Vous êtes sur la page 1sur 884

Revue thomiste : questions du

temps présent

Source rosalis.bibliotheque.toulouse.fr / Bibliothèque nationale de France


. Revue thomiste : questions du temps présent. 1896-03-01.

Conditions d'utilisation

Les documents du domaine public

Rosalis, la bibliothèque numérique de Toulouse a été réalisée à partir des outils développés par la Bibliothèque nationale de France (BnF) pour sa bibliothèque numérique Gallica. Hébergée par la BnF, elle donne accès à des documents numérisés qui, pour la plupart, sont des reproductions d’originaux appartenant au domaine public et conservés par la Bibliothèque de Toulouse ou un des établissements partenaires.

Les œuvres entrées dans le domaine public sont librement réutilisables sous réserve de mentionner l’auteur et la provenance sous la forme suivante :

« Auteur – Ville de Toulouse, Établissement de conservation-Rosalis, cote ».

Les contenus sous licences libres ODbL et CC-BY-SA

Les notices décrivant les documents sont publiées sous la licence ODbL (Open Database License). Les textes du blog et du site (Coups de projecteur, expositions virtuelles, articles...), ainsi que quelques œuvres intellectuelles (photographies, dessins, illustrations, plans, croquis, écrits littéraires, etc.) dont la ville de Toulouse est titulaire des droits patrimoniaux, sont rattachés à la licence Creative Commons CC-BY-SA 4.0.

Vous êtes libres :

•de partager : vous pouvez copier, distribuer et communiquer le matériel par tous moyens et sous tous formats;

•de créer : vous pouvez produire des œuvres originales à partir de ces contenus;

•d’adapter : vous pouvez remixer et transformer ces œuvres, textes ou notices.

Cependant, vous devez :

•mentionner la paternité : vous devez faire figurer le nom de l’auteur et la source de l’œuvre ou des données descriptives.

La forme pour indiquer la paternité des œuvres (livres imprimés, photographies, manuscrits…) sera la suivante :

« Auteur – Ville de Toulouse, Établissement de conservation-Rosalis, cote »

Pour ce qui est des notices et des textes de médiation, la forme sera :

« Ville de Toulouse, Rosalis ».

•partager aux conditions identiques : Dans le cas où vous transformez ou créez à partir du matériel composant l’œuvre originale, vous devez diffuser l’œuvre modifiée dans les mêmes conditions, c’est à dire avec la même licence avec laquelle l’œuvre originale a été publiée. La mention des licences libres ODbL et CC-BY-SA 4.0. doit être indiquée de manière visible et à proximité immédiate des informations réutilisées.

Les conditions spécifiques d’utilisation

Quelques contenus disponibles sur Rosalis sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

•des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents marqués par la mention Conditions spécifiques d’utilisation ne peuvent être réutilisés sans l’obtention préalable de l’autorisation du titulaire de droits, sauf dans le cadre de la copie privée. Pour utiliser ces documents, contactez : webmestre.bibliotheque@mairie-toulouse.fr

•des reproductions numériques provenant des collections de la Bibliothèque nationale de France. Celles-ci sont signalées par la mention "Source : Bibliothèque nationale de France". Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :

La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.

La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service (en savoir plus).

•des reproductions de documents conservés dans d’autres bibliothèques. Ceux-ci sont signalés par la mention « Source : Nom du partenaire ». L’utilisateur est invité à s’informer auprès de ces bibliothèques ou institutions de leurs conditions de réutilisation.

La Bibliothèque de Toulouse s’engage à retirer tout document en cas de réclamation de son auteur ou des ayants droit de ce dernier. Pour tout renseignement ou réclamation, contactez : webmestre.bibliotheque@mairie-toulouse.fr

En savoir plus

Pour plus de précision sur les licences adoptées sur le site Rosalis, vous pouvez consulter :

•la délibération adoptée par le conseil municipal de la ville de Toulouse le 23 juin 2017,

•la licence ODbL,

•la licence Creative Commons BY SA 4.0.


QUATRIÈME -AINKTÉE^

REVUE THOMISTE
PAEÂISSMT TOUS LES DEUX MOIS

^QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

4e Année 1896 4e Année

PARIS
BUREAUX DE IA REVUE THOMISTE'
222.^RBE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
REVUE THOMISTE
F. LEVE, IMPRIMEUR DE L ARCHEVECHE DE PARIS
17, BUE CASSETTE, 17
QUATRIÈME ANNEE

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

4e Année 1896 4e Année

PARIS
BUREAUX DE LA BEVUE THOMISTE
222, SUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
REVUE THOMISTE

DE L'HYPNOTISME
(Suite)

Peut-on vouloir, en bonne morale, hypnotiser quelqu'un,


peut-on vouloir être hypnotisé soi-même? Vouloir hypnotiser,
ou vouloir être hypnotisé, est-ce bien moralement? Est-ce mal?
Posée de la sorte, la question est insuffisamment et incom-
plètement posée. Saint Thomas va nous apprendre pourquoi.
« Si nous considérons les actes humains (1), quant à leur mora-
lité spécifique, dit-il, tout acte humain n'est pas nécessairement
bon ou mauvais, car quelqu'un peut être in différent (2). » Or, nos
lecteurs ne l'ont pas oublié, nous recherchons précisément quelle
est la moralité spécifique de l'hypnotisme, c'est-à-dire celle qui
lui convient par nature, par essence, et non en vertu de telles ou
telles circonstances particulières.
Notre question sur la moralité de l'hypnotisme, pour être
posée comme il faut doit donc l'être delà sorte :
Vouloir hypnotiser ou être hypnotisé, est-ce, au point de vue de
la morale et spécifiquement, un acte bon. un acte mauvais, ou un
acte indifférent?
Mais l'on se demande tout de suite par quoi un acte humain
est constitué spécifiquement bon, mauvais ou indifférent. D'où
est-ce que l'acte humain tire sa moralité spécifique? L'acte
humain, nous répond saint Thomas, comme les puissances et les
habitudes de l'âme, comme toute chose qui est essentiellement

(1) « J'appelle acte humain celui qui procède d'une volonté délibérée. De Malo, q. n,
»
a. S.
(2) Ibid.

REVUE THOMISTE.
— 4° ANNÉE.
— 1
REVUE THOMISTE

ordonnée à un autre, tire.sa moralité spécifique de ce à quoi il se


rapporte directement tout entier, de ce qui fait toute sa raison
d'être, de son objet. « L'acte humain, l'acte moral, est spécifié par
son objet, comme le mouvement par son terme (4). » Toutefois,
quand nous disons que l'acte humain est spécifié dans sa moralité
par son objet, il ne faut pas entendre l'objet pris isolément,
abstraction faite de tout, rapport, mais en tant que les pres-
criptions de la raison humaine (2) et de la loi divine (3) le
regardent et qu'il y est comparé comme à sa règle. Car il existe
deux règles selon lesquelles l'acte humain doit être fait et jugé :
l'une, première et souveraine, la raison ou la loi de Dieu,
Lex setema est quasi ratio Dei (i), l'autre seconde et subordonnée,
simple participation de la première, qui est la raison de l'homme.
Or si l'on aime mieux n'avoir à parler que d'une règle, disons que
l'agir humain a pour règle la raison humaine « informée par la
loi divine, qui se communique à l'homme, soit par le don de la
raison naturelle, soit par un enseignement extérieur surajouté,
soit par une grâce infuse (S) ». L'on voit d'après cela « qu'un acte
sera bon d'une bonté morale spécifique, s'il a un objet conforme à
la raison, qu'il sera spécifiquement mauvais au contraire si son
objet est en désaccord avec la raison, et qu'enfin au cas où la rai-
son n'aurait rien statué sur l'objet d'un acte, cet acte devra être
dit sans moralité définie ou indifférent (6) ».

Et alors revient notre question :


Vouloir hypnotiser ou être hypnotisé, est-ce, au point dé vue de
la morale et spécifiquement, un acte bon, un acte mauvais, ou un
acte indifférent?
Il est constant que la raison n'a rien commandé touchant l'hyp-
notisme. Ni la raison de Dieu ni celle de l'homme n'ordonnent
d'hypnotiser ou de se faire hypnotiser. L'hypnotisme n'étant
prescrit par aucune loi, le vouloir n'est pas poser un acte qui
(1) Sum. Theolog., I* II™, q. x, a. 2.
(2) I" II"0, q. xix, a. 3.
(3) Ibid., a. 4.
(i) Sam. Theolog., Ia IIac, q. LXXI, a. (i.
(5) De îfalo, q. n, a. 4.
.
(6) Sum. Theoloff., I" II«C, q. xvm, a. 8.
QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L HYPNOTISME
CE

présente une conformité avec une loi existante, condition essen-


tielle de la bonté morale. Vouloir hypnotiser ou être hypnotisé,
ce n'est donc pas, au point de vue de la moralité, un. acte qui soit
et puisse être dit spécifiquement bon. Il sera donc ou mauvais ou
indifférent. -

Vouloir hypnotiser quelqu'un ou être hypnotisé soi-même, est-


ce un acte spécifiquement mauvais? La raison, nous le voyions tout
à l'heure, ne le prescrit point, mais peut-être qu'elle le proscrit.
Une défense formelle et explicite de l'hypnotisme, soit de la part
de la raison, soit de la part de la loi divine, il faut le reconnaître,
n'existe point. Cela ne doit pas suffire toutefois à nous rassurer.
Car l'hypnotisme, s'il n'est pas réprouvé explicitement par la
raison, peut l'être implicitement. Le bien, nous dit saint Thomas,
n'existe, dans les actes comme dans les êtres, que si toutes les
causes ou les éléments requis sont réunis : pour qu'il y ait mal,
au contraire, un seul défaut suffit, malum provenit etiam ex singulis
defectibus (1). » Or l'hypnose est complexe : et il peut se faire que,
par l'un ou l'autre des états, des conditions, des rapports qu'elle
comporte, elle tombe sous l'interdiction de quelque loi. La tâche
qui dès lors s'impose à nous est celle d'analyser l'hypnose et de
la résoudre en ses éléments essentiels, afin de voir si quelqu'un
d'eux n'est pas en opposition avec la règle morale. C'est ce que
nous allons faire.

Réduit à sa formule la plus simple, l'hypnotisme représente,


de la part du sujet, un état psycho-physiologique où celui-ci est
apte à objectiver plus ou moins parfaitement les images qu'on lui
suggère, et au cas'où ces images comportent une émotion ou une
action, à ressentir cette émotion, à exécuter cette action plus
ou
moins parfaitement : de la part de l'opérateur, il
suppose la
parole articulée, et un langage verbal qui exprime et transmette
les images.

(1) De Malo, q.
iv, a. 1, ad Vè.
REVUE THOMISTE

Le fait d'adresser la parole, à un homme n'est, en soi, ni louable


ni blâmable ; la raison, ni ne l'approuve en .soi, ni ne le con-
damne. Son jugement dépendra des choses qui seront dites et des
circonstances dans lesquelles elles seront dites.
Mais que penser de l'état de suggestibilité? Voici une personne
à qui l'on dit: Vous êtes au milieu d'un parterre; vous avez
devant vous des roses très belles et d'un parfum délicieux, faites-
en un bouquet : et la personne croit voir et sentir des roses, et,
souriante de satisfaction, avance la main pour les cueillir. Quelle
idée se faire d'une telle conduite et d'un tel état?-— S'imaginer
voir une rose, en respirer le parfum, la cueillir, mais il n'est point
dé dormeur'à qui cela n'arrive, ou ne puisse arriver. Tons n'avons-
nous pas de rêves semblables? L'hypnotisé est un rêveur. Là dif-
férence qui existe entre lui et le dormeur ordinaire qui rêve est
simplement que, chez celui-ci, « le rêve est spontané et provient
d'une auto-suggestion, tandis que le rêve, chez l'hypnotisé, a pour
cause une suggestion venue du dehors, est par conséquent un
rêve artificiellement produit (1) ». Être en état de suggestibilité,
c'est être en état de rêver, rien déplus. Cet état suppose que l'i-
magination et l'émotivité sont en éveil, mais nullement qu'elles
soient surexcitées jusqu'au désordre.
Que dit la raison d'un tel état? — Rien autre chose que. ce
qu'elle dit du rêve et de l'état du rêveur. En soi, tout cela n'a pas
une moralité positive définie.
Saint Thomas se demandant si les passions, ou émotions, de
l'âme, comme la crainte, l'espérance, l'amour, la'haine, la colère,
sont bonnes ou mauvaises, moralement, répond toujours : en
elles-mêmes, les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises; mais'
elles le deviennent par la manière dont la raison en dispose et les
ordonne « Non laudamur ant vitupteramur secundum passiones ABSO-
LUTE, consideratas',; sed... p>ossunt fieri .laudabiles vel vituperabiles
secundum quod a ratione ordinantur (2). » C'est juste ce qu'il faut
dire de l'hypnose et de l'hypnotisme.
L'hypnotisme.développerait-il, dans.une certaine mesure, l'ac-
tivité des puissances, le jeu de l'imagination, l'intensité des émo-

(1) Zcitscliriftfur Jtypnotismm, 1.1, p. 117.


(2) I» lin», q. xxiv, a. 1, ad 3.
CE QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME.

tions, qu'il ne faudrait rien changer à ce jugement. « En toute


passion, dit encore saint Thomas, lé coeur perd son mouvement
naturel, soit par accélération, soitpar retard : il bat plus ou moins
vite... C'est même là ce qui caractérise la passion : mais il ne
suit pas de là que la passion soit toujours contre la raison (1). »
Les facultés de l'âme ont un champ assez vaste où elles peuvent
se mouvoir et développer leur action sans blesser en rien la
nature. L'état naturel, pour l'homme, ne consiste pas seulement
à caresser nonchalamment une idée ou à suivre avec indifférence
le -vol silencieux d'une image. Sa fantaisie peut s'exalter, ses
émotions peuvent devenir intenses, sans dépasser les bornes.
L'homme qui converse tranquillement en société est dans un état
naturel, mais l'artiste qui compose dans le feu de l'inspiration,
mais l'orateur dont la voix vibre, dont le regard s'enflamme, dont
le geste prend une vivacité et une ampleur inaccoutumées, ne le
sont pas moins. Leur état n'est pas l'état ordinaire, normal, niais
ce n'est pas un état contre nature. Ainsi, dans l'hypnose, l'ima-
gination et la sensibilité peuvent être excitées, sans franchir pour
cela les limites permises.
Sans doute l'hypnose peut être poussée jusqu'à un degré où
l'équilibre des fonctions soit entièrement rompu, comme en
dehors de l'hypnose, l'exaltation d'un homme peut arriver jusqu'à
la folie, et dans ce cas nous aurons un état contre nature : mais,
par elle-même, l'hypnose n'impose nullement cet excès, pas plus
que l'acte de boire ne comporte nécessairement qu'on boive
jusqu'à s'enivrer.
L'hypnose ou la suggestibilité, en soi, n'est donc pas un état
contre nature. Si elle n'est pas l'état ordinaire, normal, elle n'est
pas davantage un état morbide (2). C'est gratuitement, et en con-
tredisant l'expérience, que l'on a dit : « l'hypnose est un cas
pathologique, elle est une névrose artificielle ou provoquée (3).
»
Au début les apparences autorisaient à le prétendre aujourd'hui,
:
l'expérience et une étude peu approfondie obligent
a penser le
contraire.

(i) Ibid., art. 2, ad 2. '


.
(-) BKBNUEIM. Premier Congrès international de Vhjpnotisme expérimental thérapeutique,
et
p. 277. 3- Zeitschrift fur IJypnotismus, t. I, p. 115.
(3) BERNÙEIM, ibid.
6 > ' REVUE THOMISTE

Mais si l'hypnose n'est pas la suggestibilité, et si la sugges-


tibilité, même développée dans une certaine mesure, n'est qu'une
propriété ou le jeu naturel de nos puissances, l'hypnose, en- soi,
ne présente rien qui soit repréhensible. La raison, par conséquent,
ne condamnera personne, pour le seul fait, considéré en lui-même
et abstraction faite du but et des circonstances, de vouloir hypno-
tiser ou être hypnotisé.

Mais, nous devons le réconnaître, il s'en faut beaucoup, avec ce


que nous venons de dire, que l'hypnotisme soit justifié, et sa cause
gagnée. Admettons que, par cette distinction établie entre l'hyp-
nose et tout ce qui ne la constitue pas essentiellement, il soit
établi qu'elle n'est pas intrinsèquement condamnable, il reste à
prouver qu'elle ne l'est pas davantage dans les conditions et les
rapports qu'elle implique nécessairement. Or c'est là que se trouve
la difficulté principale. A quelle condition, en effet, l'hypnotisé
est-il, apte, comme nous le disions, à objectiver et à réaliser les
suggestions qu'on lui donne? C'est à la condition, de l'aveu de
tous, que sa raison n'exercé plus son contrôle habituel. Si la
personne à laquelle l'hypnotisé disait, il y a un instant : « Vous
êtes au milieu d'un parterre, voici des roses, voyez comme elles
sont belles, respirez leur parfum, faites-en un bouquet », avait
joui de sa raison, elle se serait moquée, et aurait dit peut-être
que, au lieu d'être dans un parterre au milieu des fleurs, elle
était dans une salle d'hôpital au milieu d'autres malades .comme
elle. La perte de la raison, telle est la condition obligée de l'hyp-
nose. Soutiendra-t-on encore, après cela, que l'hypnose n'est pas,
par soi et absolument parlant, condamnable? Ne faut-il pas
avouer au contraire qu'elle est condamnée manifestement par la
loi naturelle, qui prescrit à l'homme de sauvegarder l'intégrité dé
sa nature, et surtout de ne jamais se laisser enlever cette auréole
de la raison qui le fait roi de l'univers et l'image de Dieu?
Cette difficulté est grave et réclame la plus sérieuse attention :
j'ajoute que, à raison même de sa gravité, elle veut être envisagée
avec calme et étudiée suivant les procédés d'une méthode rigou-
reuse. .
Avant toutil faut marquer d'une façon précise le sens et la portée
CE QU IL ME SEMBLE QU ON DOIT PENSER DE L HYPNOTISME

de ces paroles : « L'hypnose, fait perdre la raison : la perte de la rai-


son est la condition obligée de l'hypnose. »
Saint Thomas, traitant une matière toute différente, mais qui
pourtant n'est pas sans analogie avec celle qui nous occupe, se
trouve lui aussi, en face d'un cas où il y a perte de raison, rationis
jactura.(i), et qu'il veut pourtant.justifier. « Entendons-nous bien,,
dit-il : l'homme, en cet état, perd la raison : si l'on veut parler de
l'usage de la raison, je le concède, ; si l'on veut parler de la puis-
sance même de raisonner, je ne le nie,... non incurrit Jiomo damnum
rationis quantum ad habitum, sed soluni quantum ad actum (2). ». Cette
observation est essentielle quand il s'agit de l'hypnose. Pendant
qu'elle dure, le sujet perd plus ou moins complètement l'usage de
la raison, il ne perd pas le moins du monde la puissance elle-même
de raisonner. Ce n'est pas assez dire. Il faut ajouter qu'il ne perd
pas même la puissance prochaine déraisonner, car,, on le sait, rien
n'est plus facile que de réveiller immédiatement, par suggestion,
ceux que la suggestion a endormis (3). L'hypnose a donc, sous ce
rrpport, un grand avantage sur l'ivresse et sur le chloroforme.
L'homme ivre, en effet, demeure dans son abrutissement un temps
relativement considérable, sans qu'on puisse, à volonté, l'en faire
sortir. De même on ne fait point sortir quand on le veut de son
,
sommeil l'homme qui a subi l'action du chloroforme. L'homme
ivre ne garde donc pas la puissance prochaine de raisonner, tandis
que l'hypnotisé la garde.
Voici dès lors à quels termes se trouve réduite cette question de
la perte de la raison, dans l'hypnotisé : En soi, est-ce un mal que
l'homme ne jouisse plus pendant quelques, moments, un quart
d'heure, une demi-heure, une heure, même plusieurs heures, de
l'usage de sa raison, sans que pourtant il perde la puissance pro- .

chaine d'en user? Si c'est un mal, en soi, pour l'homme, d'avoir


l'usage de sa raison momentanément suspendu, la raison elle-
même condamnera cette suspension momentanée de son exercice,
et, du même coup, il ne sera pins licite, en soi, de vouloir pu
hypnotiser ou être hypnotisé.

(1) Supplem q. 1.
, xux, a.
(2) Ibid., art. i, ad. 1. '
(3; BEHNIIEIM, De la Suggestion,
p. 2o.
REVUE THOMISTE

Une notion domine tout ici, et nous ne pouvons plus faire un pas
sans l'avoir définie : c'est la notion de ce qui est mal. Que faut-il
pour qu'il y ait mal, à proprement parler? Quand peut-on dire en
particulier, et en observant la rigueur du langage philosophique et
théologique : Ceci est un mal, pour l'homme : Écoutons saint Tho-
Ce
mas : « nom de mal, dit-il, signifie une certaine absence de bien,
qusedam absentia boni (1). » Ce n'est pas sans raison que le grand
Docteur a écrit : « une certaine absence de bien, qusedam absentia.
En effet, remarque-t-il fort justement, l'on n'appelle pas mal
l'absence quelconque d'un bien. Car l'absence d'un bien peutexister
de deux manières. Il peut y avoir absence d'un bien qui devrait
être, l'absence est alors une privation; il peut y avoir absence d'un
bien que rien ne commande, et. l'absence, dans ce cas, est une
simple négation. Or, l'absence d'un bien, simple négation, ne cons-
titue pas un mal. Autrement il s'ensuivrait que les êtres qui n'exis-
tent en aucune manière seraient autant de maux; et encore que
toute chose serait mauvaise par le seul fait qu'elle n'a pas la per-
fection des autres choses; que l'homme, par exemple, serait mau-
vais parce qu'il ne possède ni la rapidité du chevreuil ni la force du
lion. Le mal, c'est l'absence d'un bien qui devrait être : ainsi la
cécité, ou privation dé la vue, est un mal, dans l'homme (2). »
Pour le même motif « l'absence de la vue, qui serait un mal dans
le boeuf, n'est pas un mal dans la pierre, parce que la nature de la
pierre ne comporte pas qu'elle ait des yeux (3). »
Le mal, à parler proprement, est donc l'absence d'un bien ou
d'une perfection qui devrait être, defectus boni quod natum est et
débet haberi (k), « privatio debitae perfectionis (5)». Voilà une notion
essentielle à retenir, et qui nous permet maintenant de résoudre la
question que nous nous sommes posée :
En soi, est-ce un mal que l'homme ne jouisse pas, pendant quel-
ques moments, de l'usage de sa raison, gardant d'ailleurs la puis-
sance prochaine de s'en servir ?
Avoir toujours en acte l'usage de sa raison, exercer toujours

(1) Sum. Theolog., I, q. XI.VIII, a, I.


(2) Sum. Theolog., q. XLVIII, a. 3.
(3) Ibid., p. LIX, a. 1.
(4) Ibid., q. LIX, a. 1.
(5) DeMalo, q. i, a. 1, ad 1.
QU'IL ME SEMBLE. QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME
CE

actuellement sa raison, cela serait à coup sûr un grand bien, une


o-rande perfection. Mais cette perfection est-elle due à l'homme ?
Est-ce un droit, une exigence de sa nature?
Non, répondrai-je avec saint Thomas, « car la raison elle-même
prescrit que l'exercice de la raison soit suspendu quelquefois*
nam et ipsa ratio hoc habet ut quandoque rationis usus intercipiatur (1) ».
L'exercice toujours actuel de la raison est si peu une perfection due
à la nature humaine qu'il lui est impossible, comme l'expérience
nous l'atteste. Une telle perfection est le privilège des anges. « Tout
vivant, dit saint Thomas, fait toujours- actuellement acte, de vie,
suivant l'une ou l'autre de ses puissances : ainsi voyons-nous les
animaux se nourrir, quand leur sensibilité sommeille. Les anges
donc, étant intellectuels purs, font toujours, sans s'interrompre
jamais, acte d'intelligence (2) ». Mais l'homme n'est pas une intel-
ligence pure : il a des puissances, nutritives et des sens, et voilà
pourquoi il peut cesser, et cesse en fait de raisonner sans cesser
de vivre.
Telle n'est donc pas la nature de l'homme que sa raison doive
toujours être en éveil et en exercice. Tel acte, tel état n'est donc
pas, en soi, condamné et illicite, par le seul fait qu'il entraîne mo-
mentanément la suspension de notre activité rationnelle..
J'en conclus que l'hypnose ne saurait être réprouvée par ce seul
motif ; et, par suite, que vouloir hypnotiser un être hypnotisable,
n'est pas, en soi, immoralde ce seul chef que le sujetperdpour quel-
ques instants l'usage de sa raison.
Saint Thomas, à propos de la jouissance ou du plaisir sensible,
écrivait : «La jouissance, quand elle en vient jusqu'à arrêter l'usage
de la raison, n'est pas, par cela seul, moralement mauvaise, pas
plus que le sommeil, parce qu'il enchaîne la raison, n'est morale-
ment mauvais, si on se le procure raisonnablement, si sit secundum
rationem receptus (3). » Je dis de l'hypnose exactement ce que di-
sait saint Thomas de la jouissance, et ce que nous lui avons enten-
du dire, en général, des passions
ou des émotions.

(1) Sum. Theolog., I* II",


q. xxxiv, a. 2, ad 1"
(2) Sunwia contra Génies, lib. II,
c. xcvn.
(3) Sum. Theolog., I» II»»,
q. xxxiv, a. 2, ad 1.
10 REVUE THOMISTE

La racine de toute la liberté se trouvant dans la raison, une


chose est par rapport à la liberté ce qu'elle est par rapport à la
raison (1). » Par conséquent l'hypnose n'étant pas immorale en soi
parcequ'elle suspend l'exercice de la raison, elle ne le sera pas da-
vantage parce qu'elle suspend l'exercice de la liberté. On ne saurait
le contester, en effet : la nature de l'homme n'exige pas plus que sa
liberté soit toujours en exercice que sa raison. >

Toutefois, cette solution de la difficulté qui se tire de la perte


de la raison et de la liberté dans l'hypnose, n'est pas une réponse suf-
fisante à celle qui résulte du rapport que l'hypnose établit entre le
sujet et l'opérateur ; et c'est à celle-ci qu'il faut maintenant appor-
ter notre attention, ; .:

L'on se souvient de la fameuse parole : «L'hypnotisé est entre


les mains de son hypnotiseur une proie brute,-preda brutta », il est
à sa merci, il peut lui faire commettre toutes les horreurs et tous
les crimes, lui arracher tous les secrets, etc. Un pareil état est con-
traire à la dignité humaine, il expose à blesser toutes les vertus :
la raison et la morale ne peuvent que le condamner d'une façon
absolue.
.
Ici encore il nous faut considérer froidement les faits et les
principes. '
Je dois d'abord faire observer que cet esclavage de l'hypnotisé
n'est pas essentiel à l'hypnose, puisqu'il n'arrive que dans les cas
extrêmes, et dans les sujets d'une suggestibilité exceptionnelle,
Que dirait-on si, quelqu'un me demandant : Est-il immoral de
boire du Champagne? je répondais : Boire du Champagne, en soi,
est immoral, puisque, qui boit dix bouteilles de Champagne de
suite est sûr de s'enivrer, et blesse la vertu de tempérance? L'on
se récrierait aussitôt, en disant que boire du Champagne ne sup-
pose pas le moins du monde qu'on en boive dix bouteilles de suite...
Ainsi, quand on parle de l'hypnose, en général, on doit la consi-
dérer dans ce qu'elle a d'essentiel, et non pas au maximum d'inten-
sité où elle peut être portée quelquefois. Or, l'hypnose peut fort bien
exister, et très souvent existe, sans que le sujet soit de cette sorte à
,1a main de l'opérateur. Pour ma part, j'ai vu M. Bernhiem lui-
même, à l'hôpital de Nancy, ne jamais pouvoir, malgré tous ses

(1) S. THOMAS, De Verilate, q. xxiv, a. 2.


QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 11
CE

efforts, déterminer un jeune malade endormi à voler à son voisin


;e ne sais plus quel petit objet. C'était un apprenti serrurier. L'ha-
bile docteur lui suggéra d'abord qu'il était à l'atelier et qu'il fallait
travailler. Le jeune homme obéit, et si consciencieusement que,
de temps en temps, par inexpérience, il se donnait des coups de
marteau sur les doigts, ce qui visiblement lui était fort désagréable,
Mais quand M. Bernheim voulut lui suggérer le vol, il opposa une
résistance que rien ne put vaincre. Une autre fois l'opérateur, vou-
lant simplement faire causer une fillette de douze ans et lui ayant
dit, sans précaution aucune, parce qu'il ne" soupçonnait pas une
méprise de sa part, qu'il allait lui poser des questions et qu'elle
devrait lui répondre ; l'enfant témoigna aussitôt une vive contra-
diction, commença à s'agiter dans son fauteuil, appela son père,
comme dans un cauchemar... si bien que vite il fallut lui dire
qu'elle n'aurait point à parler, qu'elle ne serait point interrogée,
etc., sous peine de la voir tomber dans une crise nerveuse.
L'on pourrait citer par centaines des faits semblables, mais je ne
veux pas m'engager, pour le moment, sur ce terrain. Qu'il me suf-
fise de rappeler, ce qui est notoire, que l'hypnose admet de nom-
breux degrés, et que tel qui entre facilement en état hypnotique,
ne manifeste souvent qu'une aptitude ou docilité fort restreinte à
objectiver et à réaliser les suggestions (1). M. Bernheim a distingué
neuf degrés dans l'hypnotisme. Or voici tout ce qu'il peut obtenir
d'un sujet qui déjà est arrivé au sixième degré :
« Le sujet présente une certaine docilité ou obéissance automa-
tique plus ou moins grande. Inerte et passif, tant qu'on l'abandonne
à lui-même, il se lève par suggestion; il marche, s'arrête au com-
mandement, reste cloué sur place, quand on lui dit qu'il ne peut
plus avancer. Comme dans les degrés précédents, il n est susceptible
ni d'illusions sensorielles, ni d'hallucinations (2). »
On le voit, cette assertion, et autres semblables : l'hypnotisé,
entre les mains de l'hypnotiseur n'est plus qu'une machine », si on
la rapproche des faits, se trouve, du
coup, passablement réduite.

(1) Certains sujets ne sont pas susceptibles d'être influencés parles suggestions pendant
leur sommeil hypnotique. D'autres sujets acceptent les suggestions' dans certaines phases
du sommeil hypnotique et
ne les acceptent pas dans les autres. (PITRES, Leçons cliniques
ur l'hystérie et l'hypnotisme, t. II, p. 566.)
(2) De la Suggestion,
p. 17.
12 REVUE THOMISTE

Mais pénétrons plus avant, et voyons si la différence qui existe


entre le dormeur ordinaire et l'hypnotisé est aussi grande qu'on pour-
le croire, au point de vue de la dépendance et des influences à
subir.
« Le dormeur spontané n'est en rapport qu'aA'ec lui-même; l'idée
dernière qui persiste à son sommeil, les impressions que les nerfs
périphériques sensitifs et sensoriels continuent à transmettre au
cerveau, les invitations venant des viscères deviennent de point de
départ d'images et d'impressions incohérentes qui constituent le
rêve. Ceux qui nient les phénomènes psychiques de l'hypnotisme
ou ne les admettent que sur des tempéraments nerveux malades,

ont-ils jamais réfléchi à ce qui se passe dans le sommeil normal, où
le cerveau le plus pondéré s'en va à la dérivé, où les facultés se dis-
socient, où les idées les plus bizarres, les conceptions les plus fan-
tastiques s'imposent ? La pauvre raison humaine s'est envolée,
l'esprit le plus orgueilleux se laisse halluciner et devient, pendant
ce sommeil, le jouet des rêves que l'imagination évoque. Dans le
sommeil provoqué, l'idée de celui qui l'a endormi reste présente
dans l'esprit de l'hypnotisé, d'où la possibilité à l'endormeur de
mettre enjeu cette imagination, de suggérer lui-même des rêves,

ou absente (1). » ''>'


de diriger lui-même les actes que ne contrôle plus une volonté faible

Oui, tout dormeur — je le montrerai par des exemples décisifs,


quand j'exposerai la théorie psychologique de l'hypnose — est,
pendant qu'il dort, à la merci des objets qui l'entourent, comme il
dépend de l'état de ses organes, des positions même qu'il prend.
Suivant la manière dont fonctionnent chez lui lé coeur, les poumons,
l'estomac, les intestins, le foie et suivant qu'il s'est endormi sur le
côté gauche ou sur le côté droit, il rêvera ou ne rêvera pas, et, s'il
rêve, ses rêves seront tels ou tels, auront tel ou tel caractère, seront
gais, tristes, paisibles, agités; on l'entendra parler, rire, pousser
des gémissements, il se dressera en sursaut, se lèvera peut-être.
De même, une mouche qui se pose sur son visage, un courant
d'air froid qui lui passe sur la main, le parfum d'une fleur, un
bruit, une secousse, un objet qui vient gêner sa respiration...
détermineront chez lui toute une série d'imaginations, d'émotions,

(i) BERNHEIM. La Suggestion, p. 203.


QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 13
CE

et parfois d'actes, tout cela plus ou moins fantastique, bizarre,


incohérent. Il est donc vrai de dire que le dormeur ordinaire est
exposé à l'action, demeure sous la dépendance des agents extérieurs
comme de ses dispositions organiques.
Mais il est également exposé à l'action des personnes qui l'entou-
rent. Interrogeons toujours l'expérience :

« Récemment, je trouve dans mon service d'hôpital une pauvre


phtisique qui dormait; je ne l'avais jamais hypnotisée. Touchant
légèrement sa main, je lui dis : « Ne vous réveillez pas. Dormez.
Vous continuez à dormir. Vous ne pouvez pas.vous réveiller ».
Après deux minutes, je lui lève les deux bras ; ils restent en cata-
lepsie. Je la quitte après lui avoir dit qu'elle se réveillerait au bout
de trois minutes : quelque temps après son réveil, qui eut lieu à
peu près au moment indiqué, je retourne lui causer ; elle ne se
souvenait de rien. Voilà donc un sommeil naturel pendant lequel
j'ai pu me mettre en relation avec le sujet endormi ; et cela seul a
constitué le sommeil hypnotique (1). »
« Il m'est arrivé souvent, trouvant un malade dormant naturel-
lement dans mon service clinique, de lui dire : « Ne vous réveillez
pas, continuez à dormir. » Puis, je lève ses bras en l'air; ils y res-
tent passivement en catalepsie suggestive. Je lui donne une sug-
gestion pour le réveil. Il l'exécute sans se souvenir de rien, sans
savoir que je lui ai parlé. Le général Noizet et M.. Liébeaul ont
signalé le même fait. Le sommeil naturel est transformé en som-
meil hypnotique ; ou, pour mieux dire, j'ai mis le sujet en rapport
avec moi; car, à mon avis, rien, absolument rien, différencie le
sommeil naturel du sommeil provoqué ; on peut exploiter le som-
meil naturel comme on exploite le sommeil hypnotique (2) .»
Naturellement, M. Bernheim et M. Liéheault ne sont pas seuls à
obtenir les résultats que nous venons délire : M. Liégeois et
M. Beaunis, M. Forel, M. Ladame, etc., constatent les mêmes faits
qui. sont d'expérience journalière, mais, du reste, M. Bernheim, en
qui Vundtse plaît à reconnaître « l'un des théoriciens les plus pra-
tique, et les plus profonds de l'hypnose (3) » nous fait remarquer
justement qu'il n'est point nécessaire de remonter jusqu'aux obser-

(1) BEHNIIEIM. De la Suggestion,


p. 275.
(2) BEIINHEIM. De la Suggestion, p. 220.
(3) Hypnotisme et suggestion, étude clinique; traduction.de-Kellcr, p. 120."
14 REVUE THOMISTE

valions des savants pour établir notre conviction sur le point.


« Une mère, dit-il, trouve son enfant endormi; elle lui parle, l'en-
fant répond ; elle lui donne à boire, l'enfant boit, mais retombe
dans son inertie, et, au réveil, a .tout oublié : l'enfant a été en
réalité hypnotisé, c'est-à-dire en relation avec sa mère pendant
son;sommeil (1). » ^
'"._. ...
1
Tel est donc l'homme, telle est son humble condition qu'il est
condamné non seulement à perdre momentanément l'usage de sa
raison et de sa liberté ; mais que, durant cet état où ses plus nobles
facultés cessent d'agir, il reste soumis à l'influence des êtres et des
personnes qui l'entourent quant à l'exercice de ses puissances infé-
rieures et de toute son activité sensible. Il n'est donc point de la
nature de l'homme d'être partout et toujours le maître de son imagi-
nation, de ses émotions et de ses actes. Ce n'est donc point chose
due à sa nature quejamais il ne. subisse l'influence des êtres infé-
rieurs et n'agisse par l'inspiration de ses semblables sans que sa
raison approuve et que. son libre arbitre y consente.
Donc l'hypnose, par cela seul qu'elle constitue momentanément
dans une telle dépendance, qu'elle expose momentanément à subir
une influence pareille, n'est pas la violation d'un droit de notre
nature. Donc pas plus pour ce motif que pour celui de la perte
momentanée de la raison et de la liberté l'hypnose est en soi

condamnable.
"Mais les dangers de l'hypnose?
Nos lecteurs voudront bien s'en souvenir, je les ai exposés en
détail, et sans rien dissimuler, dans le « Procès de l'Hyp-
nose » (2); mais j'ai aussi rapporté, à la même occasion, ce que
disent les défenseurs de l'hypnotisme pour montrer que ces
dangers ne lui sontpas imputables. Il paraît bien ressortir de ce
débat, et des résultats obtenus par la pratique aujourd'hui cou-
rante de l'hypnotisation dans les cliniques, que l'hypnose est
très dangereuse, employée par des gens maladroits ou malhon-
nêtes, mais qu'elle n'offre aucun danger employée par des hommes
expérimentés et consciencieux.
« L'hypnotisation, par elle-même, est-elle dangereuse pour

(1) De la Suggestion, p. 27o.


(2) V. Revue Thomiste, n° de septembre 1894.
CE QU'IL ME SEMBLE QU'ON,DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 15

celui qui y est soumis? Je n'hésite pas à affirmer, fort de l'ex-


périence acquise, que lorsqu'elle est bien maniée, elle n'offre pas
le moindre inconvénient (!)..»• Ainsi parle M. Bernheim et il
ajoute : « Jamais, dans une, pratique déjà longue, je n'ai vu
d'inconvénient succéder un sommeil provoqué comme nous le
faisons. M. Grasset tient absolument le même: langage : « Je peux
dire en toute simplicité, écrit-il, que j'ai conscience d'avoir rendu
de vrais services à certains malades, par le moyen (l'hypno-
tisation) sans avoir jamais porté préjudice à aucun (2). » M. Fore],
l'éminent directeur de l'hospice cantonal des aliénés de Zurich,
que j'avais l'honneur d'entretenir sur ce sujet il y a quelques
semaines, m'exprimait la,même conviction, ajoutant, sur une
question que je lui avais posée, que l'emploi de l'hypnose n'offre
pas les dangers de l'emploi du chloroforme, parce que l'opérateur
règle comme il le veut, au moyen de la suggestion, la marche
de l'hypnose, tandis qu'il ne peut ainsi régler et gouverner
l'action du chloroforme.
Après de semblables témoignages, dont il est facile a chacun
aujourd'hui de contrôler la vérité, il semble bien établi que
l'hypnose n'est effectivement dangereuse que maniée par les
maladroits et les coquins. Dès lors il en faudra dire ce que nous
disons de l'électricité, de la dynamite, de la mélinite. L'usage
de toutes ces forces est interdit à quiconque n'en a pas étudié les
propriétés et n'a pas appris la manière de les employer utilement;
il n'est pas interdit, en soi, ni illicite, en soi.
L'hypnose ne serait, en soi, illicite à raison des dangers qu'elle
peut faire courir, que si elle ne pouvait être employée que par
des incapables et par des misérables, et en négligeant toutes les
précautions commandées par la prudence. Or, nous savons, grâce
à Dieu, qu'il n'en est point ainsi (3).
(1) De la Suggestion, p. !>S6.
(2) L'Hypnotisme et las Médecins catholiques,
mémoire inédit. A propos de M. le D 1' Gras-
set, je dois faire observer que c'est tout à fait par erreur que plusieurs écrivains comp-
lent réminent professeur catholique parmi les adversaires de l'hypnotisme. Nos lecteurs
ont pu déjà s'en convaincre par les paroles que j'ai citées de lui dans mon précédent
article. Mais pour ceux qui demanderaient une déclaration plus explicite encore, je
transcris les lignes suivantes : « Si je suis l'ennemi déclaré de l'hypnotisme extra-médical,
e suis au contraire grand pirlisan de. l'hypnotisme scientifique et médical appliqué par les
.1

seuls médecins aux seuls malades qui consentent et dans le seul but de les soulager et
y
de les guérir. » (Mémoire cité.)
(3) V. Revue Thomiste, n" de septembre 1895,
p. 581-83.
16 •• .•'• REVUE THOMISTE

Il n'entre point dans le plan que je me suis tracé de développer


davantage ici cet ordre de considérations et de raisonnements que
je viens de faire. Je veux au contraire me résumer.
Comme je n'ai absolument aucune raison de ménager l'hypnose,
et que le mieux qui puisse m'arriver est, si je me trompe, qu'on
me le fasse voir, pour rendre la chose, s'il y a lieu, plus- facile,
je vais réduire le principal de ce que j'ai dit à un seul argument :
voici donc, en substance, comme j'ai raisonné, en supposant
connu non seulement ce que j'ai dit dans cet article, mais
encore dans l'article précédent sur « la Défense de l'hypno-
tisme ». \
Suspendre ou permettre que l'on suspende momentanément
l'usage de s'a raison ainsi que de sa liberté, et soumettre pendant
quelques moments la direction de son activité, psychique à un
autre homme, cela n'est pas, en soi, un mal, parce que ce n'est pas
chose due à la nature humaine que toujours et yiartout la raison et
la liberté soient en exercice, et que jamais l'homme n'agisse
pendant qu'il est privé de sa raison et de sa liberté sous l'ins-
piration et la direction librement consentie auparavant de son
semblable, parce que d'autre part les dangers d'un tel état
peuvent être conjurés.
Or, de l'aveu des adversaires, l'hypnose ne saurait être un mal,,
en soi, que l'un ou de l'autre de ces chefs, par l'un ou l'autre de
de ces motifs. .

Donc, en soi, l'hypnose n'est pas un mal.

11 va de soi qu'elle le deviendrait si l'homme était hypnotisé


malgré lui, parce que c'est un droit à l'homme qu'on ne dispose
pas de lui contre sa volonté.
Pour le même motif elle deviendrait un mal, si l'on suggérait
à l'homme endormi des représentations, des émotions ou des
actes qu'il désapprouverait étant éveillé.
Elle deviendrait encore un mal si, dans le but poursuivi, les
moyens employés, les suggestions données, et par n'importé
quelle circonstance, un précepte quelconque de la loi naturelle,
delà loi divine ou ecclésiastique devait être violé.
Elle deviendrait un mal, si la personne qui hypnotise n'a pas
une connaissance spéciale suffisante de cette pratique et n'offre
CE QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 17

pas, au point de vue de l'honnêteté comme de la compétence,


toutes les garanties.
Enfin elle deviendrait un mal, si un homme se livrait et
s'abandonnait sans but défini, sans condition et sans restriction, à
un opérateur,-parce'que l'homme-n'a pas sur lui-même un droit
aussi absolu.
Je dirai donc de l'hypnose ce que dit saint Thomas des actes
indifférents (d). Elle n'a point par elle-même de moralité définie
et complète. Elle devient bonne ou mauvaise moralement, sui-
vant le but auquel on l'ordonne et les circonstances, suivant
qu'on l'emploie, ou non, « quando oportet, et ubi oportet et sicut
oportet, etc. » (2). Quelqu'un n'est pas répréhensible au point de
vue de la vertu, écrivait Aristote, du seul fait, qu'il se met en
colère, mais s'il s'indigne de telle ou telle façon (3). 11 en. va de
même de celui qui hypnotise ou de celui qui se fait hypnotiser.
Je n'ajoute plus que deux réflexions :
La première, c'est que la valeur des raisonnements que je viens
de tenir ne pourra être bien appréciée qu'après mon exposition
de la théorie psychologique de l'hypnose.
,
La seconde est que je dis volontiers de l'opinion que je viens de
proposer ce que saint Augustin disait de sa fameuse théorie ,sur
les six jours de la Genèse : « Neque ita liane confirmo, ut aliam quse
prseponenda sit, inveniri non posse contendam (4).
Qu'elle soit vraie ou fausse, je n'en soutiendrai pas moins
que l'hypnotisation est permise quelquefois ; car j'ai pour l'établir
d'autres preuves plus faciles et plus sûres, ainsi que je le mon-
trerai sans retard.
Mais il fallait d'abord rechercher quelle est la moralité spéci-
fique de l'hypnose.

(A suivre.) Fr. M.-Tu. COCONNIER, 0. P.

(1) Sum. Theolog.,


q. xvm.ja. 9, ad 1.
(2) De Mah,
q. n, a. ».
(3) Ethique, lib. II, ch. .
v.
'(*) V. Super Genesim ai littéral», ch. xvm.
REVUE THOMISTE.
— 4° ANNÉE.
— 2.
POLEMIQUE AVERROISTE.

DE SIGER DE BRABANT

Et DE SAINT THOMAS D'AQUIN

C'est aux premières années du xm" siècle qu'Aristote fit son


entrée définitive dans la société latine par la traduction de ses
traités de Physique et-de Métaphysique. Depuis plus':d'un siècle,
pourtant, son nom et son enseignement avaient rempli les grandes
écoles de l'Occident, celle de Paris surtout, dès lors la plus-
célèbre. Avec ce réveil de la philosophie, Aristote régna en maître
dans la latinité. Cependant, à raison de cette étonnante prédesti-
nation qui, de par la volonté même d'Aristote, liait, par antithèse,
sa philosophie à celle de son maître, Platon apparut en Occident
en même temps que le Stagirite. Ils s'y trouvèrent ainsi face à
face, comme aux jours de leur ancienne rivalité. Mais les Latins, à
l'exemple des néoplatoniciens, ne jugèrent pas àprojDos d'épouser
sans réserve [l'esprit d'opposition systématique d'Aristote contre
son maître. Examen fait, plusieurs pensèrent que le mieux était
encore d'ajouter à l'oeuvre du premier les éléments complémen-
taires de celle du second, et de réconcilier ainsi, malgré leurs
auteurs, malgré Aristote du moins, les deux grands systèmes de
l'âge classique de la philosophie grecque. Il importe de signaler, ce
phénomène le plus général, par suite le plus important de l'his-
toire philosophique du xu" siècle, car il se continue pendant le

?w
Y

POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRADANT ET DE S. THOMAS 19

siècle suivant et éclaire d'un jour tout particulier l'oeuvre philoso-


phique d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin.
Le xne siècle, comme on l'a. souvent répété, est l'âge par excel-
lence de la logique. On pourrait croire, en conséquence, que la
philosophie, a dû s'y maintenir dans un cercle assez étroit et pié-
tiner longtemps sur les livres de Y Organon d'Aristote qu'elle se
donnait la tâche d'enseigner et de commenter. Il n'en est pas
ainsi cependant. De bonne heure, les maîtres trouvèrent le moyen
d'étendre le champ de la dialectique [et même d'en sortir entière-
ment en soulevant le problème de l'universel. Il y eut dès lors, à
à côté et à l'occasion de la logique., une véritable métaphysique
où tous les maîtres du temps livrèrent bataille sous l'étendard
d'Aristote et de Platon, et tentèrent fréquemment d'accommoder le
second au premier.
Le premier fait à dégager, c'est que le xnc siècle philosophique
fut ou, tout au moins, se crut sincèrement aristotélicien. Le Stagi-
rite en effet fournit le texte classique dans lequel il avait incarné
avec une rare perfection la science du raisonnement et l'on s'y
tint comme à un incomparable oracle. L'Organon d'Aristote
cependant ne vint pas une seule fois dans son intégralité aux
mains des Latins.
Auxdébuts et pendant la carrière même d'Abélard, les traités des
Catégories et de. XInterprétation sont les seules parties de l'Organon
d'Aristote que l'on possède (1). La traduction de ces livres était
l'oeuvre du célèbre Boèce (f 526), consul de Rome et conseiller du
roi des "Visigoths, Théodoric. L'activité littéraire et philosophique
de Boèce aurait été fort étendue si nous devions en juger à l'éten-
due des projets qu'il avait conçus et qu'il nous a lui-même exposé
dans son commentaire de YInterprétation. Il y déclare, en effet,
qu'il se propose de faire passer dans la langue latine une grande
partie de la philosophie grecque, en particulier celle d'Aristote et
de Platon (2). Depuis Amable Jourdain (3),
on a admis sans
réserve que, de tout l'oeuvre d'Aristote, Boèce n'avait traduit
que
la seule logique. Nous croyons cette opinion erronée. Boèce, ainsi

(1) COUSIN, l. c,
p.i.in.
(2) A. .louiuiAiN, Recherches critiques
sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote,
Pans, 1813, p. Ïi3.
(3) L. c, p. 52-S8. ' "
•'
20 - REVUE THOMISTE

qu'il nous en a manifesté le dessein, a traduit au moins les princi-


paux traités d'Aristote, la logique, la Physique, YAme et la Méta-
physique (1). En tout cas, comme l'a établi Cousin (2), le xne siècle
commença avec les deux seuls premiers livres dé la Logique, et
Abélard lui-même n'eut pas d'autres ressources du côté du texte
traduit d'Aristote. Il est vrai qu'avec ce faible bagage philoso-
phique, on possédait encore Ylsagoge ou Introduction de Porphyre
aux Catégories d'Aristote traduit et commenté par Boèce, le traité
des Divisions du même ainsi que tous ses commentaires des livres
de Y Organon, moins le traité des Sophismes (3).
Ce fut au cours du xnc siècle que le texte des traités de Y Orga-
non inconnus à Abélard arrivèrent aux mains des maîtres latins.
Les écrivains qui se sont occupés de l'histoire des traductions
d'Aristote et de la philosophie du moyen âge, tout en constatant
accidentellement que quelques auteurs vers le milieu du xne siècle,
ont connu les derniers livres de la logique aristotélicienne (4),
n'ont cependant pas insisté sur ce fait important de la seconde
entrée d'Aristote dans la latinité. M. Clerval, dans sa remarquable
étude sur Les Ecoles de Chartres au moyen âge, a matériellement
établi que ces écoles possédaient, dès 1141, tout le texte de la
Logique d'Aristote, moins les Postérieurs analytiques^). Dès lofs

(1) Il est hors de doute que Boèce a traduit la De Anima; et le Métaphysique deBoocc.
Saint Thomas a certainement 'retrouvé ces traductions de son temps, car il les cite
constamment dans ses commentaires aux mêmes livres. Jourdain qui connaissait le fait
a cru que ce Boèce était un Boèce de Dacie, dominicain du commencement du xmcsiècle.
Mais il n'y a pas de dominicain de ce nom ayant eu une activité littéraire importante.
Ce personnage fictif qu'on trouve chez un bon nombre d'auteurs est un dédoublement de
Boèce de Dacie, maître parisien es arts, averroïste notoire, entraîné comme Siger do
Brabant dans la catastrophe averroïste de 1277, et mort dans les prisons inquisitoriales
en Italie avant 1284. Nous établirons ailleurs ces faits avec le développement et les
preuves qu'ils comportent. — Dès lors aussi on ne peut plus être admis avec Jourdain
à mettre en doute le fait que Boèce dans ses commentaires sur le Perihernienias renvoie
véritablement à sa traduction de la « Physique » (Recherches, p. 54).
(2) Ouvrages inédits d'Abélard, p. i.i et suiv. Abélard écrit : « Aristotelis enim duos
tanlum Pr.oedicamentorum scilicel. et Periermenias libres usus adlmc latinorum co'g-
novit » (p. I.III-LIV).
(3) Y. COUSIN, Ouvrages inédits à'Abélard, Paris 1836, p. 51 et suiv.
(4) M. Clerval résumele fait en quelques mots: « Gilbert de la Porrée serait le premier
qui les aurait cités, en 1254, et il aurait été suivi par Richard l'Evêque, Othon de Frio-
singuo et Jean de Salisbury, en 1259. » Les Ecoles de Chartres au moyen âge, Paris, 1895,
p. 244.
(5) P. 222, 244 et suiv. Les divers ouvrages de logique possédés par l'école de
Chartres étaient au nombre de quatorze. —Il y aurait lieu do se demander quelle est
la traduction qui entra alors en circulation. On pourrait croire que ce fut celle de
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE SIGER DE BRADANT ET DE S. THOMAS
21

il devient clair que vers ce temps, ou peu après,, les livres lo-
giques d'Aristote jusque-là inconnus se sont propagés dans les
écoles de l'Europe. A la lumière de ce fait, le témoignage de
Radvic, continuateur d'Otto de Frisingue, prend sa juste et no-
table valeur, quand il nous dit d'Otto qu'il est à peu près le pre-
mier qui ait introduit en Allemagne les Analytiques, les Topi-
et les Sophismes d'Aristote, c'est-à-dire ceux des livres
ques
logiques qu'on ne possédait pas encore. Or, d'après la manière de
parler de Radvic, il semblerait qu'Otto aurait introduit ces livres
pendant son épiscopat, ce qui place l'événement après la date de
1138 et avant celle de 1158, année de sa mort (1). Il est donc
certain qu'avant le milieu du xue siècle, on possédait tout YOr-r
ganon d'Aristote, et que, au moins vers ce temps, la diffusion
s'en est déjà faite à travers les écoles de l'Europe puisque nous le
voyons définitivement introduit en Allemagne.
Ces faits sont importants, car ils résolvent un problème de-
meuré obscur, celui de l'origine de la distinction classique au
xme siècle de la logique en logique ancienne et logique nou-
velle (2). On pouvait croire que logique nouvelle avait fait son
entrée dans le milieu scolaire latin en même temps que la Phy-
sique et la Métaphysique d'Aristote, c'est-à-dire dans les premières
années du xme siècle. 11 n*en est rien. Le fondement de la distinc-
tion de la logique d'Aristote en deux parts remonte au delà du
milieu du xnc siècle ; et si cette appellation ne s'est vulgarisée
qu'au siècle suivant, le fait qui lui sert de base et d'explication
est en réalité fort antérieur. De cette manière, on s'explique aisé-
ment que dès 1218, dans son règlement pour les écoles pari-

Boèce qu'on aurait retrouvée


pour la Logique, comme plus- tard au xin° siècle, la Mé-
taphysique et autres. Mais il no faut pas oublier
non plus que en 1128, ou vers cette
année, un clerc, Jacques de Venise, avait traduit du grec et commenté ces mêmes livres,
Analytiques, Topiques et Sophismes, ainsi
que nous l'apprend un contemporain, Robert
de lorigny, lequel nous fait aussi savoir qu'on
en possédait déjà une version ancienne
(Jourdain, p. -J8), sans doute celle de Boèce. Nous
voyons d'ailleurs qu'au milieu du
xiic siècle Jean de Salisbury, avait effectivement sous les yeux une version ancienne et
une version nouvelle. (Mctalogicus. lib. II, cap. xx, Pair. ïat. t. 189, col. 885.)
(I; OiiKVAUiîn, Répertoire des sources historiques du
moyen âge, au même mot.
(2) DENIKLE-CIIATELAIN, Chartuiarium Universilatis Parisiensis, I, 278-279 C.
; TIIUHOT,
De l'organisation de l'enseignement dans l'Université de
Paris au moyen âge, Paris, 1850,
P- 71, note 5; C. DOUAIS, Essai
sur l'organisation des études dans l'ordre des FrèresPré-
cheurs, Paris, 1884,
p. 62 et suiv.
22 REVUE THOMISTE

siennes, le légat Robert de Courçon puisse déjà désigner d'une


façon très ferme la logique sous les qualificatifs de logique an-
cienne et logique nouvelle (1).
C'est avec Aristote. logicien que le siècle d'Abélard a fait son
éducation philosophique; dès lors, il ne faut pas s'étonner de
l'entendre, dès le premier jour, se déclarer volontiers péripatéti-
cien. On pourrait objecter cependant que cette époque possède
aussi ses platoniciens avérés. Le- fait est exact, mais il demande
à être précisé, afin de n'être pas égaré, comme on l'est fréquem-
ment sur cette question, parles apparences. Pour saisir claire-
ment le résultat de l'ébullition intellectuelle au xn° siècle, il
importé de définir'd'abord les grands courants intellectuels qui
s'y forment et qui s'y heurtent. D'ordinaire on les marque de
façon très confuse et très molle, alors qu'ils sont de leur nature
très violents et.par conséquent bien caractérisés. Cette marche
nous conduira d'ailleurs naturellement à examiner la position
respective prise à cette époque par Platon et Aristote.
Par rapport à l'étude et à l'enseignement de la philosophie, ou,
comme on disait alors, des arts libéraux, quatre courants se par-
tagent l'activité du xue siècle.
I
Nous sommes en présence d'abord :d'un courant extrême que
nous pouvons qualifier d'ascétique. Non seulement il se tient à
l'écart de l'étude de la philosophie, mais encore il déclare une
guerre implacable aux études profanes et à ceux qui s'y livrent.
II voit surtout le côté négatif de l'oeuvre des dialecticiens, c'est-à-
dire le danger qu'ils font courir à la foi par leurs tentatives d'inter-
prétation scientifique des vérités révélées. D'ailleurs, comme les
ascètes et beaucoup de mystiques de tous les temps, ceux de cette
époque, si remarquables d'ailleurs à d'autres titres, ont une dé-
fiance et une antipathie innées à l'égard de l'ordre rationnel. Cette
direction est suivie, quoique avec une intensité diverse, par les
nouveaux établissements monastiques et leurs chefs ; elle Ara de
saint Pierre Damien par saint Bernard et saint Norbert à Joachim
de Flore. Elle a son centre d'action dans les réformes de Fonte

(1) DIÎNII'I.E-CIIATELAIN, Chart.Un. Par., I, p. 7S. Il n'est


pas impossible que ce soit
le règlement de 1215 qui ait créé cette appellation; on tout cas, il l'a confirmée et rendue
classique.
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE SIGER DE BRADANT ET DE S. THOMAS
23

Avellana et de Cîteàux, dans les fondations de la Chartreuse et


de Prémontré.
de l'ascèse, et échange de sympathies
4 côté des hommes en
eux, se développe une école de théologiens mystiques. Elle
avec
donne qu'une importance minime aux préoccupations philo-
ne
sophiques, et elle le fait à la suite de saint Augustin, Son terrain
ordinaire est l'écriture, la théologie et l'ascèse. Dès qu'elle entre
dans le domaine de la philosophie, elle est, comme toutes les
écoles mystiques, plus ou moins platonisante.. Elle a la même
antithèse historique, c'est-à-dire les mêmes adversaires que le
groupe précédent, les dialecticiens. Ses représentants les plus
célèbres sont Lanfranc et saint Anselme de l'abbaye du Bec, Guil-
laume de Châmpeaux, Hugues, Richard et Gautier à Saint-Yictor.
Elle a sa suite dans une partie du milieu théologique du siècle
suivant.
A l'opposite de ces deux directions et en lutte avec elles, se
trouve le parti serré et formidable des dialecticiens. Il se livre
à l'étude passionnée de la logique aristotélicienne et du grand
problème philosophique qu'il a soulevé, le problème de l'universel.
11 tente résolument, quoique souvent d'une façon fâcheuse, une
première application de l'ordre rationnel à l'ordre révélé. Ce
courant est constitué par des maîtres des grandes écoles épisco-
pales de Tours, de Chartres et surtout de Paris. C'est dans ce
milieu qu'il faut, à proprement parler, chercher l'histoire de la
philosophie et de la théologie scientifique au xie et au xun siècle. •

Béranger de Tours, Roscelin, Abélard, Bernard de Chartres, Gil-


bert de la Porrée, Guillaume de Conches, Jean de Salisbury,
Pierre Lombard et un grand nombre d'autres encore, forment les
grandes unités de ce groupe compact où les vues individuelles
sur le problème des universaux s'opposent sans doute quelquefois
avec fracas, mais où le culte passionné des arts libéraux et le
dessein de les faire servir à la foi forment le lien commun du
groupe et le principe le plus immédiat pour sa classification dans
le mouvement intellectuel de ce temps. Cette direction nota-
blement interrompue au commencement du xme siècle sera reprise
et conduite à un succès définitif par Albert le Grand, saint Tho-
mas d'Aquin et leur école.
Voisines des dialecticiens et à eux sympathiques, les anciennes
24 REVUE THOMISTE

réformes bénédictines de Cluny et de ïïirschau en Allemagne


s'adonnent à l'étude même des arts libéraux, et, sans se jeter
dans la mêlée philosophique, elles participent plus ou moins au
mouvement contemporain des idées. Ces réformes se trouvent
doublement rejetées du côté des dialecticiens par leur goût pour
l'étude et par l'opposition que leur fait la réforme cistercienne sur
le terrain des observances monastiques.
On peut aisément pressentir d'après cette classification quec'ést
dans le monde dialecticien des grandes écoles épiscopales qu'il
faut chercher la place occupée par Aristote au xne siècle et voir ce
qu'il y devient. Or, on peut dire en toute vérité qu'au xn? comme
au xiii0 siècle, Aristote est passé maître dans l'enseignement et la
philosophie. Sans doute Platon trouve place à côté de son intran-
sigeant disciple, mais il y paraît, seulement à sa suite et à titre
complémentaire. Il importe de constater cette situation pour ne
pas prêter gratuitement au moyen âge une intelligence des sys-
tèmes d'Aristote et de Platon.
Régulièrement la philosophie, du xnc siècle aurait dû être
purement dialectique. Elle ne possédait en effet, comme instru-
ments d'étude, que l'Organon d'Aristote ou dès commentaires qui
en dépendaient strictement. Dès lors il était impossible que la
pensée philosophique du temps ne portât pas une empreinte >

logique profonde et que ses productions ne fussent marquées au


même coin. On a donc eu'raison de dire et de répéter que le xn° siè-
cle est l'âge classique de la dialectique. Sur ce terrain Aristote est •

seul maître. On ne disposait alors d'aucun texte de Platon (1), et


eut-on possédé l'oeuvre entière de ce maître, on n'y eût rien trouvé
de semblable à la logique d'Aristote au point de vue de la puis-
sance de formation intellectuelle déposée dans ces livres si lumi-
neux et si méthodiques. En dialectique donc tout le siècle est à
l'école du péripatétisme.
Mais le xue siècle ne maintint pas concentrée son activité
intellectuelle dans les limites tracées par Y Organon. A l'occasion
de la logique, il sortit de la logique elle-même et trouva le moyen
déposer et d'agiter longtemps une des questions fondamentales de
la métaphysique, celle de l'universel. Tout le monde sait que

(1) Tout au plus possédait-on le Timée dans la traduction de Chalcidius.


^POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE S1GER DE BRABA.NT ET DE S. THOMAS 2p:

l'esprit humain a. roulé sans lassitude ce rocher de Sisyphe pen-


dant plus d'un siècle ; on ignore davantage que ce mbc n'était pas
extrait de la logique, mais des entrailles mêmes de la Métaphy-
sique; et que s'il était venu se placer jusqu'aux abords del'Organoii
c'était à titre de bloc erratique. Il est vrai de dire cependant que
le problème des universaux posé, à, Fo.ccasion de la logique garda
d'ordinaire quelque chose de ce point de vue dans la manière dont
il fut envisagé et résolu.
C'est YJ.sagoge ou Introduction aux Catégories d'Aristote composée
par Porphyre qui devint la cause occasionnelle des discussions
sur la nature de l'universel. En écrivant son traité, Porphyre
n'avait songé à autre chose qu'à un travail élémentaire destiné à
venir en aide aux commençants qui veulent s'initier à la logique
d'Aristote. Au cours de son Introduction qui roule sur les: cinq
notions prédicamentales, c'est-à-dire sur des notions universelles,
Porphyre avait dû indiquer en passant qu'il, y a un problème
ouvert touchant la nature de ces notions qu'on peut envisager
comme ayant un objet réel ou purement abstrait, à la manière
de Platon ou d'Aristote: mais il né nrena.it nas lui-même.-position
en la matière, parce que la logique se traite indépendamment de
l'une ou l'autre théorie, et, en bon pédagogue, il se gardait de
placer au seuil de la philosophie une question abstruse qui doit se
trouver à la fin (1).
Mais si Porphyre et ses contemporains grecs pouvaient
remettre à la Métaphysique.d'Aristote le débat de cette question, il
n'en était pas de même des dialecticiens du xne siècle qui, ne pos-
sédant pas cette partie de la philosophie d'Aristote, n'avaient pas
le choix de leur terrain ni l'occasion de traiter la question en
dehors de leur enseignement de la logique. Ils trouvèrent le
pro-
blème ouvert dans YIntroduction de Porphyre, et, la passion de la
dispute et le désir de briller aidant, ils l'agitèrent à satiété à cette
occasion.
Pour-eux le livre, qui depuis longtemps servait de préface à la
logique, fut transformé
en une véritable métaphysique (2). Il ne

(I) COUSIN, Ouvrages inédits d'Abélard,


p. i.x et suiv. ; K.MICIIAU», Guillaume de Cham-
peaux, Paris, 18G7, p. 68 et suiv.
(ï) Metalogicus, lib. II,
cap. xvi.
26 REVUE THOMISTE

faut pas s'étonner dès lors, si l'Isagoge devint le livre préféré des
maîtres et s'ils s'attardèrent volontiers sur son texte. Jean de
Salisbury, un contemporain appartenant au mouvement philo-
sophique et qui nous fournit sur les écoles et les doctrines de
précieux renseignements, se plaint, vivement, en se mettant au
point de Vue du rôle primitif "de l'Isagoge, que les maîtres n'en
sortent pas et qu'ils y passent littéralement leur vie (1).
Ce fut à l'occasion de ce passage dePorphyre, devenu depuis
célèbre, qu'Aristote et Platon se retrouvèrent en présence au moyen
âge, comme au temps de l'Académie et du Lycée. Les maîtres en
effet se partagèrent et demandèrent à l'un ou à l'autre des deux
grand s philosophes sa solution sur la question de l'universel.
Qu'on remarque bien que Platon et Aristote ne se rencontrent que
sur le terrain de la métaphysique, quand les penseurs du xir5 siècle
abandonnent le champ de la- logique où Aristote demeure seul
maître. Les uns donc parmi ces dialecticiens en quête de méta-
physique, avec Roscelin, Abélard, Jean de Salisbury (2) résolurent
le problème à là manière d'Aristote, et quoique avec des diver-
gences de vues personnelles, ils déclarèrent uniformément que
l'universel comme tel n'a pas de réalité objective. ;

Les autres comme Bernard de Chartres, que Jean de ' Salisbury


qualifie de Perfectissimus inter Platonicos soeculi nostri (3), se pla-
cèrent du côté de Platon en faisant, avec des formules diverses,
une réalité subsistante de l'universel. Les premiers avaient certai-
nement pour eux la lettre et l'esprit d'Aristote, les seconds avaient
une certaine logique systématique. Nous avons observé plus haut
qu'Aristote n'avait pas voulu entrer dans le domaine métaphy-
sique de Platon en admettant des réalités universelles : dès lors
sa théorie de l'universel se réduisait à un simple nominalisme ou
conceptualisme et il devenait impossible de comprendre le pro-
blème de la similitude objective existant entre les individus d'une

(1) Metalogicus, lib. II, cap. xx. Dans son premier traité de logique De prcdicabilibus
qui est une paraphrase de celui do Porphyre, Albert le Grand reconnaît la justesse du
point de vue de Porphyre et se propose de l'imiter en traitant le plus simplement pos-
sible de l'universel (Opéra, Paris, 1890, t. I, tract. II, cap. I, p. 18-19) Mais Albert subit
malgré lui l'influence de ce qui s'était fait et il développe plus que de raison cette ques-
tion.
(2) Metalogicus, lib. II, cap. xx.
-
(3) Metalogicus, lib. IV, cap. xxxv.
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE SIGER DE BHABANT ET DE S. THOMAS 27

même espèce. Les logiciens platonisants du xne siècle se rendirent


compte de la difficulté, et, pour résoudre le problème d'une façon
plus satisfaisante, ils achevèrent Aristote par Platon. En cela ils
abandonnaient la lettre d'Aristote, mais ils le rectifiaient d'une
façon logique et avantageuse.
Il n'y a donc pas de difficulté maintenant à comprendre com-
ment les dialecticiens platonisants du xne siècle peuvent déclarer
sincèrement qu'ils sont aristotéliciens. Ils admettent, en effet,
tout Aristote en logique, mais lorsque Aristote s'arrête prématu-
rément dans la question métaphysique de l'universel, ils lui super-
posent Platon sans aucune arrière-pensée de lui faire injure, mais
plutôt comme un couronnement naturel depuis longtemps attendu.
Yoilà pourquoi Jean de Salisbury, après nous avoir nommé les
platoniciens de son temps, déclare néanmoins que omnes Aristo-
telem profitentur ; et il pense aussi nous en donner la raison par ces
paroles : ut Aristoteles planior sit, Platonis sententiam docent{i).
Il est bien vrai que l'opinion de Platon appliquée à l'interpréta-
tion du problème de l'universel le rendait plus facile, mais elle lé
rendait aussi et tout d'abord plus complet et plus rationnel.
Il ne faudrait donc pas croire que les philosophes latins du
xue siècle aient confondu Platon avec Aristote. M. Hameau
l'affirme même pour ceux du an' siècle qui se trouvent dans une
condition semblable., « Le xme siècle, dit-il, est éclectique ; il se
persuade volontiers que Platon et Aristote se sont pris de querelle
sur des détails frivoles, mais que sur les grands problèmes ils
étaient d'accord (2). » Non, cela n'est pas. Le moyen âge n'ignore
pas que historiquement Platon et Aristote occupent des positions
antithétiques, mais le moyen âge, suivant en cela l'exemple des
Grecs, ne voient pas que la doctrine d'Aristote implique
une con-
tradiction aussi formelle de certaines théories métaphysiques de
Platon, qu'Aristote s'est plu à nous le dire. Simplicius n'avait-il
pas déclaré que, si au lieu de s'attacher trop aux paroles de Platon
et d'Aristote, on pénètre leurs opinions et leur pensée, on voit

(1) Metalogicus, lib. Il,


cap. xix.'
(2) Histoire de la philosophie scolastique,
Paris, 1870, II, p. 10.
28 REVUE THOMISTE

qu'on: peut le plus souvent les concilier (J)? Boèce, de son côté, en
entreprenant de faire passer Aristote et Platon du grec au latin,
faisait une déclaration semblable (2). Il n'est donc pas aussi
étrange qu'on aurait pu le croire tout d'abord, d'entendre, aux débuts
du xne siècle, Adélard de Bath s'exprimer d'une façon analogue,
voire même plus radicale. « Quoique ces deux grands hommes,
dit-il, semblent contraires dans leurs paroles, de fait, ils sont
d'accord (3). » Qu'on observe bien que tous ces témoignages cons-
tatent expressément qu'Aristote, à le prendre mot à mot, est en
opposition formelle à Platon ; mais l'opinion de ces auteurs est
aussi que l'on peut raisonnablement achever Aristote par son
maître. Certes le xue et le xnf siècle ont leurs aristotéliciens
stricts et résolus.
.

Les nominalistes de: toute nuance au xne siècle et les averroïstes


au xui° suivent strictement la lettre et l'esprit d'Aristote. En
cela ils se placent surtout au point de vue de l'étude stricte du;
texte et de la critique historique. Quant aux dialecticiens qui font
des emprunts à Platon pour résoudre la question des universaux,
ils sont surtout préoccupés de la construction et du développement
d'un système intégral de philosophie, de là leur procédé.!Mais on
ne peut; pas dire.que ce résultat soit la conséquence de la confu-
sion qui existe dans leur esprit touchant les doctrines fondamen—
taies des deux grands philosophes de l'antiquité.
Ainsi donc, dès son apparition dans la société latine, Aristote
s'y était vu suivi par Platon. A propos d'un problème de métaphy-
sique, on lui avait imposé une réconciliation avec son rival. Le
xmc siècle, en partie, jugera à propos de maintenir cette situation.

(!') «Oportet eorum quoe dicuntur. ab Aristotele contra Platonem [non solum ad
verba respicere decernenlem ac statuentem hos philosophos dissentire, sed quum
aspexerit ad sententiam et meritem eorum plerisque in locis eorum conciliationem
et concordiam convincere. » Commentarius in decem Categorias Aristotelis, Venetiis,
:

1540, f. 2.
(2) « Non equidem conteni])serim Aristotelis Platonisque sententias in unam quodani
modo revocare concordiam, et in his eos, non ut pleriquo dissentire in omnibus, sed in
plerisque quai sunt in philosophia, maxime consentire demonstrem. » Opéra omnia,
Basileos, 1570,1, p. 318; Jourdain, l. c, p. 53.
(3) HAUHÉAU, Iîist. de la Philos, scolasl., I, 350 : « Sic illi viri, licet verbo contrarii
videantur, re tamen idem senserunt. »
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 29

Le xnie siècle réservait une bien autre fortune à Aristote que le


siècle précédent. Les dialecticiens avaient pu remplir le monde
intellectuel de l'éclat de leurs disputes avec le seul Organon et un
problème de métaphysique qui s'y attachait. Le xme siècle avec
ses écoles qui se développent et se transforment, avec la possession
des oeuvres complètes du Philosophe, voit le champ de la science
prendre son développement normal et une multitude d'ouvriers
travailler à infuser à la société latine la haute culture intellectuelle
contenue dans Aristote..
C'est ce travail de prise de possession de la pensée occidentale
qui forme le fond de l'activité intellectuelle de cette époque et
c'est à lui. que se rattachent tous les problèmes philosophiques
alors débattus.
C'est de l'Espagne arabe et dès les premières années du siè-
cle (1) qu'Aristote entraune nouvelle fois chez les Latins appor-
tant ses grands traités de Physique et de Métaphysique. Il y parut
chaperonné par Averroès dont les vastes commentaires fixaient
comme à l'avance l'intelligence des doctrines du maître. Le monde
qui pensait et philosophait alors et dont le centre était les écoles
parisiennes déjà munies de deux premiers linéaments univer-
sitaires, but avec passion ce vin nouveau, altéré qu'il était d'un
savoir plus étendu par les longues disputes dialectiques de l'âge
précédent. Quelques esprits, peu sûrs d'eux-mêmes, chancelèrent.
Les erreurs de David de Dinant et d'Amaury de Bène, tout en se
reliant à des antécédents doctrinaux pris dans le monde latin
ont dû se manifester sous l'influence de la première apparition de
l'Aristote arabe et peuvent s'y rattacher au moins comme à une
cause occasionnelle. A défaut d'autres preuves, la simultanéité
de condamnation de la secte amauricienne, d'Aristote et d'Aver-
voès par le concile de Paris en 1210 et le légat Robert de Courçon,

\1) DENIFLE-CUAÏELAIN, Chartularium UniversitatisParisiensis, t. I, p. 71.


30 • REVUE THOMISTE

en 1215, en serait déjà un frappant témoignage (1). Ces deux con-


damnations consécutives manifestent les craintes de l'autorité
ecclésiastique à la vue de ce monde encore mal exploré de la
philosophie d'Aristote et d'Averroès. Elle eut l'appréhension des
Troyens et sembla dire :
...Timeo Danaos et do na ferentes.

Ces prohibitions eurent pour effet de ralentir le mouvement,


d'acceptation d'Aristote parles théologiens. Elles assurèrent le
triomphe de l'ancienne direction augustinienne du siècle précé-
dent, et elle persistera, pendant tout le xme siècle, chez les
maîtres du clergé séculier, chez les franciscains et même chez
les théologiens dominicains dont la formation intellectuelle est
antérieure au mouvement albertino-thomiste (3). ,:
Mais si les théologiens pouvaient se passer plus aisément
d'Aristote à raison de l'objet de leur enseignement et de la mé-
thode encore régnante de lire et de commenter la Bible, il n'en
était pas de même des maîtres es arts, surtout dans les écoles de
Paris. Ces derniers se trouvaient privés, par le fait de la prohi-
bition, des sources les plus propres à étendre et à fixer leur
enseignement (4).

(1) Chart. Univ. Paris. I, p. 70-79. On ne peut qualifier, croyons-nous, ni d'aristo-


téliciennes ni d'averroïstes les doctrines de David de Dinanl ni d'Amaury de Chartres,
mais la Physique d'Aristote a certainement fourni à David de Dinant la- connaissance
d'une théorie ancienne dont il fait la base de ses erreurs. Il nous renvoie en effet lui-
même au premier livre de la Plrysique d'Aristote dans ses Quaternuli, ouvrage perdu,
mais dont Albert le Grand nous a conservé d'importants extraits (Summa theolog. II"
Pars, tr. II, q. 72, membr. i, art. 2). Le seul fait d'un tel emprunt pouvait incliner l'au-
torité ecclésiastique à voir dans la Physique d'Aristote un livre dangereux. Mais nous
savons aussi par R. Bacon, que d'autres erreurs inhérentes à Aristote et à Averroès mo-
tivèrent la. prohibition, telles les doctrines sur l'éternité du monde et du temps, la divi-
nation par les songes exposée au IIIU livre du De Somniis et Vigiliis (Opéra inedita, édil.
Brewer, p. i.v; CIIARI.ES, Roger Bacon, Paris, 1861, p. 412.
(2)

(3) F. Eiim.E, Archiv. fur Literatur und Kirchengeschichte, V, 604- et suiv. — Cotte
répulsion pour Aristote est manifeste chez Guillaume d'Auvergne, un des premiers et
importants théologiens qui ont dû prendre position à l'égard d'Aristote après les condam-
nations ecclésiastiques. (Renan, Averroès et VAvesrroïsme, p. 22S, etc.)
(4) C'est à tort qu'on croit universellement que la prohibition interdisait aux profes-
seurs de posséder ces livres pour leur usage personnel. La défense faite aux maîtres de
légère publiée vel secreto signifie exclusivement qu'ils ne doivent pas enseigner ces ouvrages
dans des leçons publiques ou particulières. Le fait est si manifeste que la défense ne fut
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DE SIGER DE HRABANT ET DÉ S. THOMAS 31

Par son règlement de 1215,1e légat, tout en défendant l'usage de


la Physique et de la Métaphysique d'Aristote, déterminait l'objet
de l'enseignement philosophique dans les écoles de Paris. On
devait, entre autres choses, y lire la logique ancienne et la
logique nouvelle d'Aristote. Mais il était difficile de maintenir des
maîtres adonnés à l'étude des arts libéraux dans le cercle étroit et
si longtemps parcouru de la dialectique. D'autre part, dans l'état
intellectuel du monde latin aux premières années du xm* siècle,
l'apport scientifique d'Aristote représentait des éléments remar-
quables de progrès, et il pouvait paraître téméraire ou imprudent
de vouloir en arrêter l'assimilation. Aussi, malgré son premier
mouvement d'hésitation et dé crainte, l'autorité ecclésiastique se
rendit clairement compte de cette situation et chercha à aviser.
La dispersion de l'université de Paris en 1229 et l'appel qu'elle
adressa, à Grégoire IX dans sa détresse amena l'intervention du
pape pour son rétablissement et sa réforme. Le pontife profon-
dément organisateur profita de l'occasion pour développer et for-
tifier la constitution de l'Université naissante (1). Dans ce plan de
rénovation sa sollicitude se porta naturellement sur la question de
l'objet de l'enseignement. Le conflit résultant de la traduction
d'Aristote et des prohibitions de 1210 et 1215 demandait une solu-
tion qui permît de promouvoir l'enseignement des arts. En consé-
quence dans son règlement fondamental adressé, le 13 avril 1231,
aux maîtres et aux étudiants de Paris, Grégoire IX, tout en main-
tenant en principe l'ancienne prohibition, déclare.qu'elle sera seu-
lement provisoire, c'est-à-dire jusqu'au moment où les livres
d'Aristote auront été soumis à l'examen et. expurgés (2).

pas lovée do tout le siècle et qu'on n'enseigna jamais dans les écoles la Physique et la
Métaphysique d'Aristote, comme en font foi tous les règlements de. ' la faculté des arts
(Chart. Univ. Paris, passim). Il n'y a donc pas lieu de se demander comment Albert le
Grand et Thomas d'Aquin ont pu commenter Aristote, c'est-à-dire se servir du texte.
Rien ne défendait l'usage privé d'Aristote. On sait d'ailleurs que ces deux maîtres n'ont
jamais enseigné leurs commentaires : ce ne sont pas des productions scolaires.
Il) N. VALOIS, Guillaume d'Auvergne, Paris, 18S8, p. 47-61; DENIFI.E-CIIATEI.AIX,
Chart. Univ. Par., I, p. 118-147.
(2) Chart. Univ. Par., I, p. 138. On
a cru à tort que c'est sur cette sorte de permission
octroyée par Grégoire IX que se sont basés Albert et Thomas d'Aquin pour pouvoir
commenter Aristote. Cette lettre du pape n'accorde rien en cette matière et maintient
1 ancien état de choses.
Mais, comme nous l'avons observé plus haut, il n'avait pas été
défendu de se servir personnellement d'Aristote. Albert et Thomas n'avaient donc
besoin d'obtenir une permission pas
pour ce qui n'était pas prohibé.
32 REVUE THOMISTE

Nous savons, en effet, qu'au même momentj Grégoire IX char-


geait trois maîtres.de Paris, Guillaume d'Auxerre, Simon d'Aù-

thie et Etienne de Provins (1) de tenter cet essai de revision. Dans
'- les lettres par lesquelles il les commissionne, le pape déclare
qu'ayant appris que les livres de sciences naturelles prohibés par
le concile provincial de Paris contiennent des choses utiles et d'au-
tres inutiles, il ordonne aux dits maîtres d'examiner ces livres
avec pénétration et prudence, d'en retrancher ce qui est erroné et
pourrait être une cause de scandale ou de ruine pour les lecteurs,
afin qu'après en avoir écarté ce qui est suspect, le reste devienne
sans difficulté et sans danger l'objet de l'étude (2).
Ce projet d'introduction d'Aristote dans l'Église, carie monde
ecclésiastique et le monde savant étaient alors identifiés, témoigne
d'une véritable largeur de vues -chez Grégore IX, d'autant mieux
qu'on n'ignoraitplus alors les inconvénients et les dangers de mettre
la pensée chrétienne à l'école de philosophes formés en plein milieu
païen. Quant à la méthode de correction préconisée, par Gré-
goire IX, elle lui avait été peut être suggérée par les maîtres venus
à s'a cour pour organiser les plans de la réforme universitaire. Le
.
principal des trois correcteurs, Guillaume d'Auxerre, avait été, en
effet, le grand artisan des négociations près de Grégoire IX, et il
est possible que les deux autres maîtres adjoints fussent deux des
députés que le pape avait demandé à l'université d'envoyer à sa
cour pour traiter ses affaires. Quoiqu'il en soit, ce projet de cor-
rection d'Aristote par voie d'expurgation n'était ni aussi simple ni
aussi pratique qu'on pouvait l'imaginer tout d'abord. Sans comp-
ter qu'il aurait été difficile de faire accepter à des esprits chez les-
quels la curiosité philosophique était terriblement éveillée, un
texte mutilé, il restait la difficulté insurmontable de tailler avec
lés ciseaux de la censure à travers des traités si serrés d'Aristote.
Une opération d'expurgation s'opère aisément sur une oeuvre litté-
raire ou d'imagination.dans lesquelles le plus et le moins sont très
relatifs et les parties sans dépendance strictement rigoureuse.
Mais il n'en est plus de même dans un ouvrage de philosophie ou
de science pure. Là, en effet, les idées sont partout à la fois, et la

(1) C'est à Etienne de Provins que Michel Scot dédie sa traduction du De Coslo et
Mmido (JOUHDAIN, Recherches, p. 127-133).
(2) Chart. Univ. Par., I, p. 143-4. '
i
POLÉMIQUE AVERROÏSTE DU SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS
33'

corrélation mutuelle des parties s'oppose fortement à leur sup-


pression ou à leur modification. Cela devenait plus particulièrement
vrai pour Aristote dont l'esprit systématique et la langue si nette-
ment formulée ne laissaient place à rien de superflu. Platon, à la
rigueur, aurait pu permettre à la censure scolaire de faucher
quelque chose de la moisson littéraire et poétique qui couvre le
sol philosophique des dialogues ; Aristote ne le tolérait pas. Si
donc les maîtres de 1231 crurent à la possibilité de leur tâche,
ils se méprirent, et cela témoigne qu'ils n'avaient pas encore une
idée très claire de l'oeuvre du Stagirite. Il se peut aussi qu'ils
n'aient ajouté qu'une foi médiocre au succès de leur mission, et
qu'en persuadant à Grégoire IX qu'on pouvait expurger Aristote,
ils n'aient voulu que le soustraire aux anciennes prohibitions
en proposant des conditions que le temps et la logique des choses
laisseraient peut-être tomber d'elles-mêmes. En tout cas le projet
fut sans issue. Aristote ne fut pas corrigé, et, en conséquence, il
resta pendant tout le siècle et au delà sous le coup des anciennes
condamnations. Chose généralement ignorée, les écoles d'art libé-
raux, au xme siècle, ne lurent jamais, comme texte de leçons, ni la
physique, ni la métaphysique, et leur domaine en ce point
demeura limité, à la seule-logique, ainsi que les règlements de la
faculté des arts de l'Université de Paris en font manifeste-
ment foi (1).
Il n'est pas invraisemblable cependant que la correction d'A-
ristote ait été entreprise.Nous sommes, en effet, avec cette réforme
des études de 1231, au temps de la revision des textes de l'ensei-
gnement, au temps des Correctoria, de ceux de la Bible et des
Décrétâtes destinées à fournir, de leur côté, un texte authentique
et sûr aux facultés de théologie et de droit, comme Aristote revu
et corrigé à la faculté des arts.
Dans ce vaste projet de réorganisation scolaire entrepris et
exécuté par Grégoire IX, une place exceptionnelle est accordée à
l'ordre naissant des Frères-Prêcheurs. Il n'y a qu'une quinzaine
d'années qu'il est au monde et déjà nous le rencontrons à l'avant-
garde du mouvement intellectuel du siècle. Grégoire IX, moins
que personne, ne devait s'étonner de ce résultat ; il en avait été

(1).DENIFLE-CHATEI.AIN, Chart. Univ. Paris., I, passim.


REVUE THOMISTE. — 4» AXNKE. — 3.
3f REVUE THOMISTE

lui-même le principal artisan. L'ordre des Prêcheurs, en se cons-


tituant sur ie principe essentiel u.e société CiOCt-riiiale et scoxaire,.
avait posé le principe logique de sa suprématie intellectuelle au
XIIIe siècle. Avec ses maisons formant un réseau de plus en plus
serré à la surface de l'Europe, et dont chacune est obligatoire-
ment une école publique ; avec les degrés hiérarchisés de son
enseignement et sa centralisation administrative, l'ordre devait
inévitablement constituer, à bref délai, la première puissance
intellectuelle du temps (1).
Aussi, pour ne parler que de cette importante affaire de la réor-
ganisation du haut enseignement vers 1230, nous voyons l'ordre
y exercer une prépondérance manifeste. C'est d'abord deux
chaires qu'il acquiert dans l'Université de Paris (1229-31) (2 ). Le
premier d'entre les ordres religieux, ilest appelé à participer à la vie
universitaire parisienne, la plus brillante et la plus intense du
moyen âge, et seul il a le privilège d'y tenir deux écoles. Pareille-
ment dans le trayait de revision des textes scolaires des diverses
facultés, c'est lui qui est chargé ou tout au moins se charge de la
correction de la Bible, le texte officiel des facultés de -théo-
logie (3), et de la réorganisation du Corpus juris, le texte des
écoles de droit ecclésiastique. Le nom de Hugues de Saint-Cher
est demeuré attaché au premier de ces grands travaux (4) et celui
de Saint-Raymond de Peîiafort au second. Seule la revision
d'Aristote avait été positivement commise à d'autres mains que
les leurs, car nous ne sachons pas que rien de semblable ait été
entrepris pour les écoles de médecine.
Par une coïncidence que l'on pourrait croire étrange et qui

(1) DOUAIS, Essaisur l'organisation des études dans l'ordre des Frères Prêcheurs, p. vu et
suiv.; TIIUROT, De l'organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris, p. 115-12-5.
(2) VALOIS, Guillaume d'Auvergne, p. Ï33, etc.; IÏOHAIII), Scriptores Ord. Prad., I,
p, .10(1.
(3) Il-n'y'a'pas de preuve directe que le. travail entrepris par Hugues de Saint-Cher
l'ait été par commission pontificale; mais le fait de la simultanéité de cette entreprise
avec les deux autres positivement ordonnées par Grégoire IX pourrait incliner vers celte
opinion.
(4) ECUARIÎ, Scriptores Ord. Proed., I, 197 et suiv,; DENIFLE, Archiv., IV, 293 et suiv.
Le travail de correction de Hugues de SainfcCher devait être achevé en 1230, puisque le
chapitre général tenu à Paris cette même année demande aux religieux de l'ordre que
l'on revise les bibles d'après cette correction (MAM'ÈNE, Thésaurus Anecdotum, TV, 1067).
Quant à l'oeu-vre de Raymond do Pciîafort, elle élait achevée en 1234, puisque le H sep-
tembre- de cette année Grégoire IX envoyait un exemplaire à l'Université de Paris et de
Bologne pour servir de texte authentique et officiel. (Chart. Univ. Par.,1, 154.)
POLÉMIQUÉ AVERROÏSTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 35

n'est au fond qu'un résultat logique de l'histoire, c'était encore les


Dominicains qui allaient être les grands correcteurs d'Aristote.
Tandis que les maîtres choisis et officiellement commissionnés
pour cette oeuvre allaient ne pas entreprendre ce difficile travail,
ou le laisser en tel état qu'il était mort-né, les Prêcheurs allaient
l'accepter et le mener à terme de telle manière que leur revision
d'Aristote laisserait bien loin derrière elle pour l'influence et la
renommée leur correction de la Bible et leur compilation du
Corpusjuris.

(A suivre.) Fi\ P. MANDONNET,. 0. P.


L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE?

A cette vieille question toujours actuelle, saint Thomas fait


une réponse des plus étonnantes pour beaucoup de nos contem-
porains : « L'acte de foi procède delà raison spéculative : Fides
est in intellectu speculativo sicut in subjecto (1). »
Cette réponse.eût stupéfait le jeune philosophe qui. écrivait il y
a quelques années : « L'esprit spéculatif est le contraire de l'esprit
de foi (2). » Elle ne surprend guère moins deux groupes d'âmes
inquiètes qui n'arrivent point à se fixer en toute sérénité soit,
comme Guyau a paru le faire, dans la négation radicale du surna-
turel; soit, comme nos convertis ou nos croyants de la première
heure, dans son affirmation tranquille.
Le premier de ces groupes inquiets se compose d'incroyants qui
reconnaissent avec sincérité les attraits de la foi. Mais, lettrés et
teintés comme ils le sont tous aujourd'hui, de science et de critique,
ils professent, tout en célébrant le bonheur de croire, que la foi ne
se raisonne pas. C'est M. Faguet qui a signé ceci : « L'idéal ne se
prouve en aucune façon; on ne l'aime qu'en y croyant, sans aucune
raison d'y croire, ce qui est proprement un acte de foi. » M. Bru-
netière a également avancé que « les raisons de croire ne sont
point de l'ordre intellectuel, mais de l'ordre moral. On croit par-
ce qu'on veut croire, que l'on sent le besoin d'une règle, que ni la
nature ni l'homme n'en sauraient trouver une en eux». Et
M. Faguet achève de préciser : « L'acte de foi consiste à dire : je

(1) II» III80, quaîst. iv, art. 2, ad 3™.


(2) GUYAU, l'Irréligion de l'avenir, p. 325.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE ? 37

crois parce que j'aime» ; il n'y a «pas de synonyme plus précis au


mot amour que le mot foi (1) ». — Causez croyance avec un
homme qui entend ainsi la foi; vous le verrez s'en rapprocher sans
cesse et ne pouvoir jamais l'atteindre : comment l'irrationnel
aurait-il prise sur sa raison ? Il mêlera douloureusement dans l'en-
tretien les confidences de l'âme etlesdoutes de l'esprit; avecM. Paul
Bourget il vous dira : « La religion est une hypothèse entre vingt
autres. Elle a suffi à un Pascal et à un Malebranche. C'en est assez
pour que l'incrédule par raisonnement logique tourne les yeux
vers elle dans les minutes d'angoissante recherche et cela suffit
pour expliquer que Théodore Jouffroy et ceux qui lui ressemblent
aient donné le spectacle d'intelligences déchirées entre les néga-
tions de la raison, les besoins moraux de leur coeur et des doutes
affreux sur le dogme nié. C'était la paix cependant, ce dogme (2)... »
Néanmoins, tout un groupe de chrétiens semble aujourd'hui
partager ces déchirements. Ils n'ont pourtant pas renié leur foi, et
le signe en est qu'ils la pratiquent, même intérieurement. Mais,
on est du monde, de ce monde où paraître et jouir sont tout, de
ce monde où intelligence et scepticisme sont regardés comme là
même chose. On s'y réserve un sourire discret pour la robuste foi
des simples. « Elle est l'idéal», disent-ils, et ce mot vibre sur
•— —
leurs lèvres avec une arrière-petite note, à peine saisissable, de
lassitude, d'amertume et comme de raillerie. Ils croient pourtant,
ces gens à l'âme complexe! Chercheraient-ils donc inconsciem-
ment quelque moyen de dérober sans apostasie leur raison molle
et fuyante à l'étreinte rigide d'une trop ferme adhésion?
11 y a de ces défaillances parmi
ceux même qui devraient raffer-
mir en l'éclairant la foi troublée de leurs frères. Des lèvres qui
devraient s'ouvrir avec autorité, pour rendre aux certitudes de la
doctrine un témoignage convaincu et savant, s'échappent à sourire
devant qui ose parler tout net des justifications rationnelles delà
loi. Ces lèvres ont respiré docilement, naïvement, vaniteusement,
une certaine atmosphère de rationalisme; elles n'ont jamais bu,
m avant ni après aux sources premières de la doctrine. Elles ne
pouvaient éviter de se contaminer, et vous les entendrez vous dire

(1) M. 15M. FAGUET, La Religion de nos contemporains (Revue bleue, 11 janvier 1896).
(-) M. P. BOUHGET, Essais de psychologie
contemporaine, p. So.
38 REVUE THOMISTE

qu'il est « sage de croire par l'intime sentiment de son coeur »,


et que «le divin étant pour nous l'inconnaissable, mieux vaut
n'en point combiner des explications capables de sauter entre nos
mains. » La critique est si forte de nos jours !

Enfin, à ces sortes d'agnostiaues. cruelcrues mvstimies (niti_An.hr,


avec le mot de Pascal : « Le coeur a ses raisons que la raison ne
connoît point... C'est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà
ce que c'est que la foi : Dieu sensible au coeur, non à la raison (1). »
Et cette troisième fraction complète ce groupe de chrétiens qu'il
faut oser appeler, sur la teneur expresse de leurs dires, des demi-
sceptiques.
Chrétiens demi-sceptiques ou incrédules demi-croyants, ces
deux groupes souffrent donc de doutes analogues, que produit
une même idée de l'acte de foi : ce serait, d'après eux, un acte du
et
coeur non de la raison. En cela ils se trompent, et non moins
que la théologie, l'expérience des vrais croyants les convainc
d'erreur. L'acte de foi est immédiatement un acte de raison; c'est
un fait dont il va nous être facile de noter les signes et de for -
muler la loi.

I. — POINT DE CROYANTS SANS RAISONS DE CROIRE.

Jamais cela ne s'est vu : c'est toujours par sa raison, dans la


mesure où il en sait user, que l'homme adhère à sa foi. Prenez
un paysan, une servante, un ouvrier, un « simple » quelconque;
il n'a jamais fait de critique et cependant il sait qu'il ne croit pas
à la légère. Il s'est dit\: «Je ne suis pas un savant, mais je peux
bien m'en rapportera une Église qui a eu tant de savants ». Et,
tout en appliquant son bon sens inculte à la considération de ce
qu'il croit, il lui arrive d'en trouver, parfois sous de rudes images,
le sens profond et vrai. Les enfants eux-mêmes font de ces trou-
vailles : un petit chrétien dont la raison commence à poindre, et
dont la mémoire ne se borne pas à sonner mécaniquement la répé-
tition de son catéchisme, interrompt souvent de ses pourquoi et
de ses comment les explications que lui donne sa mère. Non

(1) Pensées, édit. Havet, XXIV, 5.


L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 39

moins que l'homme du peuple, i! vérifie dans sa petite mesure


l'observation générale de saint Thomas : « Quand l'homme a sa
volonté prompte à croire, il aime la vérité qu'il croit, il médite
sur elle, il saisit toutes les raisons qu'il en peut découvrir (1) ».
11 croit avec son coeur, en ce sens qu'il aime sa foi — et nous

verrons plus loin tout ce que cet amour comporte d'action raison-
nable de la volonté sur la croyance —mais il croit par sa raison,
en ce sens que croire c'est adhérer par l'esprit.
D'ailleurs, s'il y a de la volonté dans la foi, il s'y trouve néces-
sairement de l'intelligence. Le coeur et l'esprit, tout psychologue
sait cela, ne sont point deux entités séparables ; ce sont deux
forces qui se compénètrent : la raison cherche à connaître de tout
ce que veut le coeur ; elle le connaît parce que tout ce qui est dési-
rable, en apparence ou en réalité, c'est quelque chose, c'est du
connaissable en tant que c'est de l'être. Saint Thomas voyait donc
autrement loin que Pascal lorsqu'il disait en son style bref et
dense : « Ratio ratiocinatur de volendo et voluntas vult ratioci-
nari (2). » Si le coeur pousse à croire, la raison veut donc lire au
fond de ce désir, et la volonté de croire veut elle-même se trouver
raisonnée. Il n'y a donc jamais eu personne, savant ou ignorant,
qui ait dressé au dedans de soi cette fallacieuse « cloison étanche »,
derrière laquelle le croyant prierait dans l'obscurité, bien à l'abri
de toute lueur de raison. L'hypothèse n'est pas seulement dé-
mentie par les faits; elle est impossible.

C'est même plus qu'une erreur de la tenir pour vraie, c'est un


malheur. L'idée que la foi est irrationnelle fera toujours cruelle-
ment souffrir l'incroyant qui voudrait croire et le chrétien qui
voudrait ne point douter. Car alors une alternative s'impose :
« Ou croire sans raisonner-, ou raisonner et ne plus croire. » Dans
le premier cas la raison souffre violence; dans l'autre, le
coeur, et
avec lui tout l'homme. C'est donc l'égale impossibilité d'adhérer
soit à la foi, soit à l'incrédulité; c'est le doute à l'infini. Or, le
doute, quoi qu'en disent pour la galerie les amateurs de paradoxes
et les virtuoses du dilettantisme, c'est la pire souffrance de
(1) « Cum enim homo habeat promptam voluntatem ad credendum, diligit veritatem
creditam et super ea excogitat, et amplectitur si
quas rationes ad hoc invenire potest. »
II" Ilao, q. „, art, 10
(2) la Hae, q, xvmj art_ j
40 REVUE THOMISTE

l'esprit Autant une belle évidence ou une forte démonstration le


repose, autant l'impossibilité de se fixer nulle part lui. est odieuse :
il a manqué sa fin, perdu sa béatitude, et, par ce sophistique
dilemme de la foi sans raison ou de la raison sans la foi, perdu tout
espoir d'y arriver jamais. Il est — ceux qui ont traîné parmi ces
oscillations du doute ne le nieront point —- dans un enfer intel-
lectuel.
L'acte de foi est donc un acte de raison, puisque la seule idée
qu'il serait irrationnel est en même temps si erronée et si malheu-
reuse. Mais tous les actes de la raison ne sont pas les mêmes, par
exemple concevoir, raisonner scientifiquement ou se faire une
opinion probable. Quels sont donc les caractères de l'acte de foi?

IL — L'ESPRIT ADHÈRE ET IL CHERCHE.

Il adhère très ferme. Au sens familier, « je crois » veut dire « il


me semble », ou quelque chose d'approchant. Et le dirions-nous
au plus véridique et au mieux informé des témoins, « je vous
crois » n'exclut jamais toute crainte d'erreur : quel homme est
infaillible? Mais, dès que nous disons « je crois en Dieu », nous
ne craignons plus. « Les choses de la. foi — dit saint Thomas —
sont connues de. la manière la plus certaine en tant que la certi-
tude emporte la fermeté de l'adhésion : à rien le croyant ne tient
plus qu'à sa foi » (1). — Nous sommes loin, il est vrai, parmi les
soucis matériels de la vie ou même parmi ses devoirs les plus
relevés, d'avoir toujours pleine conscience de cette fondation-de
notre foi sur l'inébranlable. Il y a tant de sables mouvants à la
surface de notre âme et même en ses profondeurs Mais, de temps
!

en temps, le choc plus aigu d'une douleur ou l'élan plus généreux


d'un effort nous fait toucher au tréfonds de nous-mêmes, à ce
point fixe de résistance et d'appui que rien ne déplace et dont la
fixité nous émerveille. C'est en nous et c'est si peu nous : c'est la
foi! « De ce point — disait Guyau — le fidèle se déclare absolu-
ment inexpugnable; il vous soutient que vous n'avez aucune prise
sur lui : et, en effet, aucun raisonnement scientifique ou philoso-
phique ne pourra le faire démordre de sa croyance (2). »
(1)DeVeritate, q. x, art. 12, ad 6m.
(2 L'Irréligion, de l'avenir, p. 108.
L'ACTE DE roi EST-IL RAISONNABLE ? 41

Et pourtant il n'est pas immobilisé, comme Guyau l'ajoutait


avec quelque impertinence. « Le croyant, — disait-il, — doit se
répéter indéfiniment à lui-même la pensée inachevée qu'on lui
fournit, sans oser comprendre qu'elle est incomplète. Dans la rue
où je passe tous les jours, un merle siffle sans cesse la même
phrase mélodique : la phrase est inachevée, tourne court, et, de-
puis des années, j'entends l'oiseau enfler sa voix, lancer à toute
volée son bout de phrase, puis s'arrêter d'un air satisfait, sans
avoir jamais besoin de compléter d'une manière ou d'une autre
cette pensée musicale interrompue que je ne puis entendre sans
quelque impatience. Ainsi fait le croyant... (1). »
Non, il ne fait pas cela.. Nous savons le contraire par notre
expérience personnelle ; nous savons que notre foi cherche à lire
dans tout ce qu'elle admet : fides quasrens intellectum ; nous savons
que cette lecture n'épellera jamais que par lambeaux un texte
sans lin; nous savons que Dieu est plus grand que nos idées, et
puisque la vérité de la foi ne nous est accessible que sous forme
d'idées, nous n'avons pas la prétention ridicule d'emprisonner
l'infini dans une ritournelle. Guyau, qui avait lu et qui citait
quelques articles de saint Thomas empruntés au traité de la
foi (2), aurait dû lire ceci : « Le mouvement de l'intelligence ne
se repose pas dans le croyant, — nondum est quietatus ; il a encore
des pensées qui s'agitent ensemble et des recherches sur ce qu'il
croit, — sed ad/iuc habet çogitationem et inquisitionem de his quoe cré-
dit ; — et cela malgré la très grande fermeté de son assentiment,
— quamvis firmissime eis assentiat.— En ce qui est de lui-même,
son esprit n'est pas satisfait: quantum ex seip>so non est ei satis-
faction (3). » Voilà ce qu'il faudrait lire dans les livres de nos théo-
logiens et dans nos esprits de croyants, avant de parler de merles
et de phrases musicales, ou de déclarer plus noblement que « la
foi religieuse est un besoin de suspendre l'essor de l'esprit (4).
»
« Croire, dit saint Thomas en citant saint Augustin, — c'est

adhérer tout en cherchant : Credere est
cum assensione cogitare (5). »

(1) L'Irréligion de l'Avenir,


p. 109.
(2) L'Irréligion del'Avenir,
p. 114, US.
(3) De Veritale, quosst
xiv, art. 1.
(4) L'Irréligion,
p. 109.
(S; II» Illie, quoest., art. 1.
ii,
42 REVUE THOMISTE

C'est donc un acte original qui ne ressemble pleinement à


aucun autre : la science adhère et ne cherche plus, car elle jouit
de ses démonstrations; le doute cherche et n'adhère pas; l'opi-
nion incline vers une adhésion qui lui laisse encore matière à
rechercher, mais n'adhère pas irrévocablement ; la perception
des vérités évidentes de soi adhère sans avoir cherché ; la foi seule
exerce simultanément l'adhésion et la recherche. Est-ce conforme
à la raison? — Question complexe, puisque la raison, comme
toute autre faculté de connaissance, nous met en relation avec
des objets qui l'attirent et dont elle transporte en nous quelque,
similitude. Il y a donc à considérer ici et les tendances subjec-
tives et les objets naturels de la raison. De quelle tendance sub-
jective procèdent donc ses recherches dans la foi?

III. — L'INQUIÉTUDE DE LA PREUVE A FAIRE.

J'ai déjà indiqué plus haut le fait et la nécessité de cette inquié-


tude. Voici, en son entier, le texte de saint Thomas qui l'établit :
« Lorsque l'intelligence humaine n'est point fixée par une dé-
monstration dans une certitude procédant de l'évidence des prin-
cipes et menée ainsi à sa fin qui est de voir l'intelligible, son
mouvement n'est pas en repos; elle a encore des pensées qui
s'agitent ensemble, des recherches... Elle n'est point satisfaite
dans ses exigences essentielles, qui sont de la déterminer à l'unité
d'une conclusion (1). » Aussi, faute de cette détermination, le
savant se fera du moins une opinion vraisemblable, il risquera
des hypothèses approximatives en attendant l'explication adé-
quate. L'indémontré et, par suite, l'hypothétique sont ainsi, de
par les nécessités organiques de notre intelligence, le grand res-
sort du progrès dans la science.

Cette loi reste la même, si nous passons de l'indémontré de la


science à celui de la foi; car l'objet de la foi ne saurait se dé-
montrer : il est indémontrable.
Le premier objet qui nous soit présenté par l'Église comme
matière à croyance, c'est selon la très juste expression d'un vrai et
(1) Quoest. De Veritate, xiv, art. 1.
L'ACTE DE roi EST-IL RAISONNABLE ? 43

sûr thomiste, Jean de Saint-Thomas : « Dieu sous l'aspect de sa


Déité : Deus sub ratione Deitatis (1). » Quand l'Eglise nous dit son
mot à elle sur Dieu, ce n'est pas Cause Première ou Premier Etre
qu'elle le nomme : ce mot, nous le verrons tout à l'heure, appar-
tient en propre à la philosophie. Si l'Église le redit, c'est seule-
ment comme préliminaire de son mot à elle, que voici : « Ils
sont trois qui, dans le ciel, rendent témoignage, le Père, le
Verbe, l'Esprit; et ces trois,sont un (2). » A ce dogme de la Tri-
nité, tous les autres se subordonnent pour nous en manifester un
aspect spécial et une conséquence, en partie naturelle, en partie
voulue par la sagesse, la puissance ou la bonté de Dieu (3). Qu'est-
ce que le dogme de la fin dernière? C'est le dogme de la Trinité
rémunératrice qui se fait voir à ses élus. De même, que sont les
dogmes de l'Incarnation du Verbe, de sa Satisfaction pour nos
péchés offerts au Père qui l'agrée ; les dogmes de la Mission du
Saint-Esprit aux Apôtres qui fondent l'Eglise et aux Papes qui se
succèdent dans son gouvernement? Des manifestations exté-
rieures de chaque personne divine, toujours appropriées au
mode respectif de chacune d'elles : le Verbe, concept créateur,
artisan du monde et de l'homme, en est justement le réparateur;
l'Esprit, lien d'amour, lien social réciproque du Père et du Verbe
convient bien pour inspirer ou assister l'Église dans tous les âges
de sa vie (I). Ainsi, toutes les formules dogmatiques qui nous sont
matière à. croyance sont implicitement contenues dans cette sorte
de définition, — si l'on ose ainsi parler, — de l'être propre et
absolu de Dieu, proposé à notre vie comme sa fin dernière. La
Trinité rémunératrice : autour de ce point central rayonne tout le
dogme, comme une sphère dont il projette et mesure le rayon.

En bonne logique, si cette notion centrale nous est inévidente


et indémontrable, aucune des notions qui s'en infèrent ne pourra
se démontrer. Dès lors, centre et masse, toute la sphère du dogme
nous sera un objet de recherches. Elle n'apaisera point cet appétit
de la pleine lumière qui satisfait la seule démonstration ; elle nous

(1) JOANNES A S. TIIOMA. Cursus théologiens, VIII, disput. i, art. 3, n° 1.


(2) Epist. Joann., Il, v, 7.
(3) JOANNÈS A S. Tir. Cursus, VIII, disp. vi, art. 1.
(i) I" P. q. xi.ni, art. 7. — III», q. III, art. 8, etc.
44 REVUE THOMISTE

sollicitera, comme tout ce qui est indémontré, à chercher ses


vraisemblances.
SI le dogme est indémontrable : toute la question de nos ten-
dances à chercher au sein de la foi se ramène donc à vérifier cette
condition : la notion de l'être propre et absolu de Dieu nous est-
elle indémontrable ? Si oui, loin d'être contraires à l'esprit de foi,
nos recherches spéculatives seront un acte naturel et légitime de
toute raison qui croit.

IV. — L'ETRE PROPRE ET ABSOLU DE DIEU NOUS EST INDÉMONTRABLE.

En ce temps où la philosophie de l'Inconnaissable a si riche-


ment fait fortune, il serait facile d'obtenir crédit sur cette affir-
mation ; mais il faut se défier de certains crédits ruineux. Car, s'il
y a un aspect de Dieu inconnaissable par voie de découvertes
scientifiques, il en est un autre que nous connaissons ainsi : c'est
donc en délimitant aussi exactement que possible l'étendue de ce
connaissable philosophique, que nous pourrons discerner scienti-
fiquement s'il est au delà un inconnaissable, objet de foi et de
recherches dans la foi. -

Le premier principe de toute découverte scientifique, d'une idée


quelconque, c'est l'observation des faits sensibles dont cette idée
nous représente abstraclivement la nature ou la èause. Telle est la
loi naturelle de tout l'intelligible humain ; elle est essentielle à
notre espèce, car elle se fonde immédiatement sur notre com-
position essentielle d'organisme animal et d'âme. Donc, « tout
ce qui ne tombe pas de soi sous l'observation par les sens, ne
peut être conçu par l'intelligence humaine que dans la mesure
où les sens peuvent ramasser les matériaux de sa connaissance (1).
» Dieu ne tombant pas de soi sous nos sens, nous ne le con-
naîtrons que par ses effets sensibles; dans quelles mesures
ces effets peuvent-ils donc nous le faire connaître?
Sous l'aspect de la Première Cause et, partant, de l'Être parfait,

(1) « Ea quae in sensum non cadunt non possunl humano intelleclu capi, nisi quatenus
ex sensibus eorum cognitio colligitur. » Contra Génies,!, cap. m.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE ? 45

Ar.tftnur. Voici un effet nhvsiaue auelconoue, tombant de soi


sous nos sens : les couleurs elles tonalités d'un paysage impres-
sionnant à cette minute même, notre rétine. D'où vient qu'ac-
tuellement, ces couleurs sont en état d'exercer sur nous cette
impression? De ce que, actuellement les rayons solaires se diffu-
sent sur l'horizon : ce sont eux qui nous rendent présentement
sensibles cette verdure des prés et cette blancheur des routes que
confond la nuit noire. Et d'où vient cette action de la lumière sur
les corps? De la masse ignée du soleil. Et d'où vient cet état
d'ignitionde la photosphère? De telles ou telles impulsions .chimi-
ques ou mécaniques communiquées à la masse solaire. Et d'où
vient tout cela? Va-t-il falloir remonter ainsi indéfiniment de cause
en cause, sans jamais s'arrêter? On peut l'imaginer ; on ne peut le
concevoir rationnellement : toutes ces causes sont chacune actuel-
lement nécessaire dans son action même à la permanence formelle
de son effet : sans lumière pas de visibilité actuelle des couleurs ;
sans photosphère, pas de lumière. Ce sont des causes efficientes
essentiellement subordonnées : tout ce que fait n'importe laquelle
présuppose l'action présente de celle qui précède. Donc, il y en a
une toute première: « Dans toutes les causes efficientes subor-
données, — dit saint Thomas, — la première est cause de la
médiane et la médiane, de la dernière, que dans l'intervalle il y en
ait une ou plusieurs. Or, la cause cessant, l'effet cesse ; donc, sans
Cause première de toutes les efficiences, il n'y aura ni cause
médiane, ni cause ultime (1). »

Voilà, pour la philosophie naturelle, tout le sommaire du con-


naissable sur Dieu. Il s'appuie sur de telles évidences que le
Docteur moderne de l'Inconnaissable a eu pour toute ressource de
le déclarer « conception symbolique de l'ordre illégitime (2) ».
Et cela signifie pour lui, comme pour Mansel, qu'il y a contradic- ;

lion entre concevoir la Première Cause, et la concevoir comme


absolue, car la cause en tant que cause n'existe qu'en relation avec
son effet. La contradiction n'est pas réelle : toute cause, en
tant que cause, existe et en elle-même et en rapport avec son

(1) I" P. q. n, art. 3.


(2) HEIUIÈRT SPENCEII. Les Premiers Principes. Idées dernières de la Religion, p. 13,
irail. Cazelles.
46 REVUE THOMISTE

effet ; et dans ce rapport, sous lequel elle produit de l'être, ce


qu'elle est en soi est inclu. La déduction d'un système philo-
sophique suppose, pour le déduire, un esprit qui existe indé-
pendamment de lui ; elle dénote la puissance de cet esprit; l'aspect
relatif de la cause s'accorde ainsi parfaitement avec sa nature
absolue : être en soi et agir hors de soi, c'est différent, mais ce
n'est pas contradictoire. Retenons donc de Cette critique illusoire
du connaissable divin l'aveu topique dont Spencer la couronne :
« Les objets et les actions qui nous entourent, non moins que les
phénomènes de notre propre conscience nous forcent de recher-
cher une cause; une fois cette recherche commencée nous ne
pouvons nous arrêter nulle part avant d'arriver à l'hypothèse de la
Cause Première, et nous ne pouvons échapper à la nécessité de
considérer cette Cause Première comme infinie et absolue. Il n'y a
pas moyen d'échapper aux arguments qui nous imposent ces con-
séquences (1). »

L'étendue de ces conséquences, que Spencer vient de nous


marquer avec sa maîtrise de logicien, nous mesure exacte-
ment l'amplitude du connaissable divin pour notre science.
Toute cause opère selon ce qu'elle est; donc, la Cause Première,
cause de tout être sans cause de soi, possède sans l'avoir reçu la
plénitude de ce qui est : elle est infinie ou Acte Pur. Et si ce
terme, le mot suprême de la philosophie,- n'est pas contradictoire,
comme l'avance Spencer, il marque du moins la ligne frontière
du connaissable et de l'inconnaissable divin pour les décou-
vertes humaines il a une face de lumière et une face d'ombre
•,

pour notre science. Il à une face de lumière, puisque nous le ren-


controns au point de convergence ultime de toutes nos démons-
trations sur la série des causes et des formes ; il a une face d'ombre
car l'infini nous dépasse, on ne sait de quoi ni de combien. Il est
donc à la fois connaissable dans le fait nécessaire de son existence
et dans cette négation de toute limite qui est, pour notre langage,
le légitime et non illusoire symbole de sa réalité ; et il est insaisis-
sable dans un concept adéquat, il est l'incompréhensible, le mys-
tère. De l'Absolu divin nous savons donc seulement qu'il existe,

(!) Les Premiers Principes, p. 33.


L'ACTE DE FOI'EST-IL RAISONNABLE? 47

et, d'une manière indirecte et négative, nous concluons à ce qu'il


est, sachant ce qu'il n'est pas.
Ces limites du connaissable naturel ainsi posées pour nous, par
rapport à Dieu, nous montrent que nous ne pouvons pas décou-
vrir philosophiquement la notion positive de son Absolu, l'as-
pect original et propre de sa Déité. Or, cet aspect, c'est
le centre du dogme, Donc, toute la sphère en est indé-
montrable. Donc, faute de démonstrations .où notre esprit
de croyants se repose, nous cherchons naturellement des
vraisemblances. Spencer l'avoue encore, avec sa logique
toute franche : « Il est très probable qu'on sentira toujours
le besoin de donner une forme à ce sens indéfini d'une exis-
tence dernière qui fait la base de notre intelligence. Nous
serons toujours soumis à la nécessité de la considérer comme
quelque manière d'être, c'est-à-dire de nous la représenter sous
quelque forme de pensée, si vague qu'elle soit(l), » C'est plus
que probable, c'est sûr : en voici le signe et la preuve,
d'après saint Thomas.

V. '— L'ATTRAIT DE L'INTELLIGIBLE DIVIN.

Cet attrait de notre raison pour des connaissances supérieures


à sa science naturelle, n'est pas une anomalie ; c'est sa partici-
pation éminente, selon son rang de nature dans l'ordre des
espèces, à un mouvement universel dont l'univers entier est emporté.
Partout les forces d'un règne quelconque trouvent leur per-
fection suprême à exécuter, dans une nature supérieure, les
opérations qui les dépassent. On dit à tort que les sciences
physiques ont exorcisé le surnaturel : partout, depuis la
molécule inerte jusqu'à l'animal raisonnable, il y a des moteurs
surnaturels relativement aux êtres mus; partout il y a les signes
sensibles d'une gravitation universelle qui. emporte toute nature
au-dessus d'elle-même. Ces signes se ramènent à deux groupes :
ceux qui prouvent le fait pour notre espèce ; ceux qui le prou-
vent pour les autres.

(1) SPENCER. Les Premiers Principes, p. 99.


48 REVUE THOMISTE

Commençons par ceux-ci. Une simple molécule de carbone


ou d'oxygène n'est déterminée par sa nature de minéral brut
qu'à des mouvements dont elle n'est point le principe actif et
spontané : on l'échauffé, elle ne s'échauffe pas toute seule. Mais,
qu'elle se trouve en contact avec les organes respiratoires d'une
plante et absorbée par eux, elle participe aussitôt aux opérations
supérieures de la plante : elle entre dans le tissu ou dans les
sucs de cet être qui se nourrit, qui croît et qui fructifie.
Elle sort du mode d'agir qui lui est connaturel, pour parti-
ciper à des actions qui sont le propre d'une nature supé-
rieure. Relativement à ce qu'elle était en tant que corps brut,
sa vie dans la plante est du surnaturel.
Surnaturelle encore la vie sensitivô, par rapport à la simple
matière organique. L'oeil, mécaniquement, est construit comme
une chambre obscure, munie d'un objectif lenticulaire; de par
cette construction il jouit des propriétés physiques de la
chambre obscure, plus une, qui est au-dessus de la nature
pour tous ces appareils : il voit. Car la vue, c'est la forme
représentative des couleurs reçue et saisie comme telle ; c'est
la participation surnaturelle de la chambre obscure de l'oeil,
à la vie supérieure de l'être connaissant. De ' ces faits qui
sont élémentaires, saint Thomas conclut : «Dans toutes les na-
tures ordonnées, il se trouve qu'un double principe concourt
à la perfection de l'inférieure : elle est mue du mouvement
qui lui est propre, et selon le mouvement d'une nature su-
périeure (1). » Telle est la loi du carbone et de l'oxygène
qui, dans la plante, arrivent à vivre, et de la chambre obscure
qui, dans l'animal, s'élève jusqu'à voir, La loi du surnaturel
n'a donc rien à craindre du progrès des sciences naturelles :
elle est visible dans la série des règnes.

Le règne humain n'y échappe pas. Si le minéral s'élève jusqu'à


végéter, si la matière organique se rehausse jusqu'à connaître;
la raison, dont la perfection propre la plus élevée est de connaître
Dieu par abstraction, cherchera pareillement à l'atteindre d'une
manière plus relevée et plus positive. Elle veut le connaître

(1) II0 III"C, quoest. H, art. 3.


L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE?

comme seil connaît, dans l'Absolu de son essence ; car c'est lui
qui, dans l'ordre des règnes, est le supérieur immédiat du nôtre.

Nous sommes des intelligences, c'est-à-dire des connaissants qui


atteignent l'universel, à la différence des animaux purs qui s'ar-
rêtent au sensible particulier; et Dieu aussi est intelligence. Entre
Lui et nous, il est vrai que la philosophie nous indique et que
la foi nous révèle la place des purs esprits. Mais les anges ren-
trent avec nous dans le même plan général des intelligences
créées ; quelle que soit leur supériorité intellectuelle par rapport
à nous, comme nous ils ne peuvent naturellement saisir en soi,
par vision directe et adéquate l'absolu de Dieu ; comme nous, il
leur faut voir Fin créé dans un effet créé, naturellement pro-
portionné à leur faculté de connaître qui est limitée. Immé-
diatement au-dessus d'eux et de nous, il y a ainsi Dieu seul.
C'est donc à l'Intelligible divin que notre intelligence sera
haussée, en recevant communication de ce que Dieu sait de soi.
Nous passerons alors de l'ordre des créatures, objet naturel de
nos connaissances directes ;
des créatures, effets plus ou moins
lointainement copiés sur un type premier qui est le Créateur
même; des créatures, vérités dérivées, au Créateur connu en soi,
à l'Etre Premier qui est la Vérité Première, puisque la vérité c'est
l'être connu.
L'universelle attraction de toute nature par un surnaturel cor-
respondant nous mène donc à poser comme son ultime effet
l'attraction de la raison humaine par la vérité même de l'Essence
divine. A, cette loi générale se rattache cette nécessité de se repré-
senter l'Infini, dont Spencer nous avouait tout à l'heure l'éternelle
persistance.

Mais laissons là ses demi-aveux, embarrassés de réticences,


et entendons saint Thomas : « Il est dans l'homme un naturel
désir de connaître la cause quand il voit l'effet, d'où surgit com-
munément l'admiration. Si donc l'intelligence de la créature
raisonnable ne peut arriver à connaître la Première Cause des
choses, un désir naturel se trouvera frustré (1). » Et ce désir que,
dans la vie future, la pleine vision de Dieu satisfera complètement
(1) Ia Pars, XIII, 1.
IlEVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE.
— 4.
50 REVDE THOMISTE

en celle-ci, la demi-clarté de la foi, avec ses recherches, com-


mence de le satisfaire (1).
Je sais bien qu'à cette vue hardie de notre Angélique Docteur
sur le tréfonds de notre nature intellectuelle, des théologiens ti-
mides se récrient : « Le désir naturel de l'esprit est largement sa-
tisfait par la connaissance démonstrative de Dieu comme Cause
Première. Son Absolu, naturellement inconnaissable, ne nousest
pas naturellement désirable». —D'un désir exclusivement natu-
rel; soit. — Mais depuis vingt siècles bientôt, des générations hu-
maines ont entendu la révélation extérieure de l'Évangile, et res-
senti ces touches intérieures qui entraînent vers la foi. Et ce
double fait constaté, le désir naturel dont parle saint Thomas, se
trouve ••hors de conteste. « La créature raisonnable, — dit
Cajetan, — peut se considérer sous deux aspects, dans sa seule
nature ou dans l'appel de cette nature à la béatitude», qui est la
vision future de Dieu commencée dans la foi. « Sous le premier
aspect, exclusivement naturel, son désir inné ne va point au
delà de ce qu'elle peut naturellement connaître ; et j'accorde ainsi
qu'en soi, absolument, elle ne désire point naturellement voir
Dieu. Sous l'autre aspect, en tant qu'appelée à la vision de Dieu,
elle la désire naturellement, car, dans l'ordre même de sa des-
tinée surnaturelle, elle connaît tels et tels effets, la. grâce et la
gloire, dont Dieu est cause dans l'Absolu de sa nature et non pas
seulement sous la commune raison de Principe universel. Ainsi
•le désir de la vision (et, partant, des notions dogmatiques qui
en sont le germe), bien qu'il ne soit pas absolument naturel'à
l'esprit humain, le lui devient dans l'hypothèse de l'ordre sur-
naturel (2). » Cette hypothèse s'est réalisée, puisque ce désir est
un fait, et que l'Inconnaissable de la Philosophie, l'Absolu même
de l'essence divine, stimule nos recherches. Il y a donc bien
en nous une nécessité subjective, originellement surnaturelle,
mais profondément entée sur notre nature, qui nous pousse à ce
mouvement perpétuel de la pensée dans la foi. Et cette nécessité
n'est pas une tendance illusoire : des objets positifs, de l'ordre
intelligible, bien que surnaturel, lui correspondent.

(1) II»II»o, q. il, art. 3, b.


{2) In I»m Partem, q. xn, art. 1. Comment, g Ad evidentiam.
L'ACTE DE FOI-EST-IL RAISONNABLE ? 51

VI. — LES VRAISEMBLANCES DE CHAQUE DOGME.

Puisque la Trinité est au centre de tout le système, c'est elle


avant tout qui doit pouvoir s'éclairer de ces vraisemblances; car
Dieu, c'est l'Etre même, dans la totalité pleine de ce que le
mot signifie de réel et de parfait. Or, toute bornée qu'elle soit,
la création est aussi de l'être ; nous ne faisons donc pas une pure
équivoque en attribuant parallèlement ce qualificatif de l'être à
Dieu et aux créatures. Entre l'Absolu divin et le contingent créé,
des ressemblances réelles existent.
Ce ne sont point, à coup sûr, des ressemblances' d'identité.
Entre l'Etre infini et l'être fini, il n'y a pas communauté d'une
même nature générique, qui serait l'être, comme entre l'homme
et l'animal, il y a égale réalisation d'un organisme sensitif. L'In-
fini et le fini ne sont pas les espèces d'un commun genre, deux
univoques comme disaient les scolastiques d'un mot qui mérite de
revenir en usage, tant il désigne bien, par opposition à équivoque,
deux mêmes formes ou natures, signifiées par le même mot.

Ni univoque ni équivoque, quel est donc le sens de ce commun


attribut de l'être que le tour logique de notre pensée attribue à
Dieu et aux créatures ? C'est un sens d'analogie, l'expression de
l'universel rapport de similitude, diversement réalisé, qui existe
entre toute créature et le Créateur (1). Dieu n'est pas principe à la
manière d'un artiste humain, par une causalité passagère, acquise,
accidentelle, qui est son art et son faire ; il est principe dans
l'absolue simplicité de sa perfection : toute son essence y passe.
Bien qu'il lui soit radicalement contradictoire, de par sa perfec-
tion même, de communiquer le tout de son être à ses créatures, il
leur communique nécessairement, supposé qu'il les veuille créer,
quelque empreinte de cette essence par où il agit. Ce qu'il y a de
plus Absolu en lui se trouve ainsi engagé dans ses aspects relatifs
de Cause Première et diversement représenté dans la série des
êtres. La formule chrétienne de cet Absolu, si elle est vraie, devra
(1) Contra-Gentes, I, xxxiv.
52 REVUE THOMISTE

ainsi nous mener à découvrir certaines analogies spéciales des


créatures à Dieu. Ces analogies, les avons-nous ?
Oui, nous les avons, magnifiquement déduites dans ce traité
De Trinitate qui s'étend de la question xxvir3 à la XLIII0 de la Somme
(Impartie). Je n'en puis donner ici qu'un très bref raccourci; du
moins vais-je tâcher, sous l'inspiration de notre Angélique Doc-
teur, de donner toute la netteté et toute la clarté possibles à ce
profil réduit de son grandiose traité.

« Toute créature, — dit-il, — laisse voir en soi des manières


d'être qu'il est nécessaire de ramener aux personnes divines
comme à leur cause. Toute créature subsiste en effet dans son
être; elle a un principe actuel, sa forme, qui détermine son
espèce; elle a enfin des relations qui la subordonnent à d'autres
êtres (1). » Une simple molécule quelconque, oxygène ou carbone,
subsiste une et indivisible à côté de toutes ses pareilles ; elle
subsiste dans son espèce, avec l'ensemble de ses qualités spéci-
fiques : densité, couleur, température de fusion, etc. ; et cette
unité subsistante qui a sa nature est enfin, par l'adjonction de
ces deux choses, soumise à toute une série d'actions et de
réactions qui l'entraînent dans le rythme universel du mou-
vement. Elle a donc en sa réelle unité concrète son triple aspect
non moins réel de substance individualisée, de forme spéci-
fique et de subordination finale. « Donc en tant que substance
elle représente la Cause et le Principe, manifestant ainsi la per-
sonne du Père, qui est principe sans antécédent. En tant qu'elle
possède une forme et une espèce, elle représente la personne du
Verbe; caria forme de l'oeuvre faite dérive du concept de l'ar-
tiste », et le Verbe procède du Père, par manière de concept
parfait, totalement expressif de son principe. Enfin, « selon ses
relations d'ordre, toute créature représente l'Esprit saint, en tant
qu'il est amour : car l'ordre d'un effet à un autre provient de la
volonlé créatrice », et celle-ci voulant à tout ce qu'elle fait ce bien
qui est l'être, tout l'être que détient chaque chose est essentielle-
ment oeuvre d'amour.
C'est là, il est ATai, une analogie des plus rudimentaires. Elle
montre dans les règnes inférieurs de la nature l'action d'une Cause
(l)Ia Pars, quoest. XLV, art. 7.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 53

qui est Principe, Verbe et Amour; mais elle n'en reproduit pas
directement la forme : Dieu est esprit et ces choses-là sont
matière. Elles montrent qu'il a passé par là dans l'opération exté-
rieure de son essence, mais elles ne le montrent que dans la me-
sure infime de leur degré d'être. Elles le montrent, non par
image, mais par vestige, — dit saint Thomas, d'un mot qui
nuance finement ce degré infime d'analogie (1).
Mais en nous, voici l'image : « L'incréée Trinité se distingue
en personnes, selon que le Verbe sort du Père qui le prononce et
que, de tous deux, procède l'Esprit qui est amour. De même, en
la créature raisonnable, il y a procession d'un verbe selon l'acte
même de son intelligence, et procession d'amour selon l'acte de sa
volonté. La créature raisonnable peut donc s'appeler une image de
la Trinité par cette espèce de ressemblance formelle (2). » Une sorte
d'analogie progressivement appuyée à partir des plus basses-
espèces naturelles fait donc apparaître dans l'ensemble de la
création les vestiges et l'image de l'Absolu divin. Nos recherches
sur le dogme de la Trinité ne sont donc point vaines puisqu'elles
nous font reconnaître cette gradation de ressemblances qui nous
aide à éclairer le centre mystérieux de tous nos dogmes.

Il en est de même pour nos recherches sur toute la sphère de


ceux-ci. La marche rapide démon sujet m'interdit de le montrer
en détail; mais il est facile de le vérifier en se reportant aux arti-
cles de la Somme où saint Thomas expose et condense les décou-
vertes successives des théologiens dans cet ordre de questions.
Aucune n'est laissée obscure: ni la convenance de notre appel à la
vision béatifique, ni celle de l'Incarnation, de la Rédemption par
la croix, de la Résurrection du Christ et de tous les morts. Un
christianisme intelligent rayonne ainsi de toutes les pages de la
Somme : elles nous aident à croire en ouvrant les yeux sur ce que
nous croyons. Elles projettent sur « l'océan infini de la substance :
Ipsum pelagus substantioe intinitum (3) », de lumineuses et pro-
fondes traînées.
Mais ce ne sont que des traînées alternant avec l'ombre ; ce ne

(t) Pars, quoost. xcm, art. G.



(2) Ia Pars, qiuest. xcm, art. G.
(3) I°Pars, qiucst. xm, art. 11.
54

sera jamais la pure lumière


'. du plein
REVUE THOMISTE

jour : la seule philosophie


découvrirait et ne démontrerait jamais ces vestiges physiques et
ne

ces images intellectuelles de la Trinité, ni les autres convenances


des autres dogmes. Toute créature procède de la Trinité tout
entière, et n'en manifeste nécessairement, d'une manière apodic-
tique, que la commune nature : l'unité suprême. Mais la notion du
dogme une fois posée, certains aspects de l'oeuvre commune, s'at-
tribuent plus convenablement, en raison de proportions spéciales,
à l'une ou à l'autre de ces personnes divines, toutes trois enga-
gées dans l'opération créatrice. Ainsi, dans une famille, le
type général et unique de la descendance n'empêchera pas l'ob-
servateur renseigné sur chacun des ascendants communs, de
reconnaître auquel d'entre eux s'approprie sur un même visage
tel trait ou tel autre; au contraire, un simple étranger n'y verrait
rien. Telle est, dans son exacte valeur rationnelle, l'aboutissant
de nos recherches sur les énoncés particuliers de nos dogmes : la
science n'en découvre ni n'en démontre la racine; mais cette
racine posée, il en sort, dans cette immense poussée d'espèces et
d'effets, que des philosophes ont souvent appelée « l'arbre des
choses » des frondaisons qui la font reconnaître : « Inducitur ratio,
non quce sufficienterprobet radicem, sed quae radici jam positce ostendai
congru.ere conséquentes effectus (1). »
Le dogme nous devient ainsi au bout de nos recherches, un
système de propositions toutes vraisemblables, et contre aucune
desquelles ne se peut maintenir une sérieuse accusation d'impos-
sibilité. Mais ce n'est pas tout; car, sous un certain aspect que
saint Thomas n'oublie point, il se démontre ; parlons donc de cet
aspect.

VII. —-
LE FAIT DIVIN DE LA RÉVÉLATION CERTAINEMENT DÉMONTRÉ.

Si Dieu nous révèle quelque chose sur son Absolu, si, le révé-
lant, il ne nous en donne pas une évidence que notre raison natu-
relle ne pourrait saisir, du moins s'oblige-t-il selon sa sagesse, à
nous certifier rationnellement qu'en fait il nous a parlé. « Le
(1) I»,' q. xxxn, art. 1, ad 2m.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 55

croyant ne croirait point, — dit saint Thomas,— s'il ne voyait


que la révélation doit être crue (1). » Or comment le voir si-
non par des signes sensibles évidents —propter evidentiam si-
gnorum; par les miracles.
Avec notre Docteur nous maintenons ici cette démonstration
historique et psychologique du fait surnaturel, humainement
impossible, de l'établissement du christianisme. Nous ne nous
laissons point duper par les cavillations plus érudites que scienti-
fiques, des rationalistes à la Strauss ou à la Renan ; nous n'aban-
donnons pas, selon l'étrange et craintive tactique de certains
apologistes, ce vieux terrain solide, cette vieille position néces-
saire du fait divin ; nous ne nous réfugions pas dans ces motifs de
crédibilité purement moraux et subjectifs, dont l'illusion est logi-
quement suspectée, si nous n'appuyons leurs suggestions inté-
rieures sur le fait objectif de la Révélation divine. Nous mainte-
nons donc, tout en souhaitant qu'elle se rajeunisse à l'aide d'une
saine et sûre érudition, cette science des signes et des miracles,
dont saint Thomas nous a laissé la magistrale synthèse dans son
traité De Miraculis et mirabilibm, au troisième livre de la Summa
contra Gentes. Là, nos contemporains trouveront cette notion si
simple et si évidente de l'omnipotence de la Cause Première,
devant qui toute forme et toute loi. dérivée des êtres n'a qu'une
nécessité conditionnée et une existence contingente ; ils s'ex-
pliqueront à fond cette contingence des lois de la nature, dont la
philosophie actuelle, bien revenue des naïvetés positivistes de
jadis, commence, en Sorbonne même, à redécouvrir l'idée.

Quand cette nouvelle et sérieuse critique des faits divins


aura repris franchement sa place dans les lignes de défense de
notre foi, la conclusion de saint Thomas reluira dans une pleine
certitude. « Il est constaté que l'ensemble de ce que les saints ont
cru et nous ont transmis delà foi du Christ est marqué du sceau
de Dieu, dont l'empreinte est gravée sur ces oeuvres qu'aucune
créature, laissée à soi, ne peut opérer. Cette empreinte est
dans ces miracles par où le Christ a confirmé les affirmations
des Apôtres et des Saints. Me direz-vous que nul n'a vu faire de

(1) II* II*", q. i, art. 4, ad 2".


56 REVUE THOMISTE

miracles ? Je vous réponds : « Il est constaté que tout l'univers


adorait des idoles et persécutait la foi du Christ, c'est écrit clans
les histoires des païens ; et peu à peu tous ont été convertis au
Christ ; et les sages, et les patriciens, et les riches, et les
hommes d'État, et les plus grands ; et c'était sur la prédication
d'hommes simples, pauvres, peu nombreux et prêchant le Christ.
Ce fut un miracle ou ce n'en fut pas; si c'en fut un nous
sommes d'accord; si ce n'en fut pas, je dis qu'il ne s'est jamais
pu faire de plus grand miracle que cette conversion de tout un
monde sans miracles ; et c'est tout ce que nous demandons (1). »
Mais si cette démonstration par les résultats et les signes nous
donne la certitude du fait divin de la Révélation, elle ne laisse pas
moins subsister l'inévidence et la simple probabilité intrinsèque
des dogmes révélés ; la foi ne s'impose donc pas nécessairement à
notre raison comme la vérité scientifique démontrée. D'où une
difficulté nouvelle : la certitude, autrement dit la ferme adhésion
du jugement sans crainte d'erreur, nous vient naturellement
par voie d'évidence et de démonstration ; or, dans la foi, nous
n'avons ni évidence ni démonstration. Comment pouvons-nous y
jouir de cette certitude dont nous avons constaté plus haut l'ab-
solue tranquillité? — Par une influence spéciale de la volonté
sur la raison.

(1) Opuscul. VI. De Symbolo Aposlolorum, cap. i, in Une. Comment des catholiques
peuvent-ils avancer 'que le thomisme ne peut s'adapter aux « exigences rationnelles de
la pensée contemporaine en matière d'apologétique? » Il est, — disait récemment
M. Blondel (Annales de philosophie chrétienne, février 1S96, p. 478), une simple « des-
cription statique » des éléments rationnels et des convenances du dogme. Une connais-
sance sommaire, mais non, tronquée, de sa méthode apologétique suffit à démontrer le
contraire. Sur quelles preuves M. Blondel se base-l-il, pour nous déclarer le thomisme
incapable de« provoquer cotte ascension de l'esprit » qui l'amène à reconnaître la crédi-
bilité certaine du dogme et sa vraisemblance? Le thomisme en est capable, et de soi et
par rapport à l'état présent des esprits. Il en est capable do soi, par la valeur philoso-
phique de ses principes, la plupart contestés, » — dit M. Blondel, —• mais contestés de
ceux qui les jugent sans les avoir entendus ou scrutés. De plus, par cette « forme sys-
tématique, » qui ne sera jamais celle de la philosophie littéraire et par à peu près, le
thomisme s'adapte tout naturellement « aux exigences nouvelles dos esprits » sérieux. Il
est vraiment regrettable que des assertions si peu fondées, si peu exactes, viennent
déposer des études inspirées par de très chrétiennes intentions, et où se rencontrent par
ailleurs de très justes critiques. Il est souhaitable qu'un homme du talent de M. Blondel
s'initie mieux au thomisme, et, en attendant ne condamne plus en bloc sa méthode apo-
logétique. C'est notre voeu le plus sympathique elle moins conditionnel.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 57

VIII. — LES BIENS DE LA FOI NOUS DÉCIDENT A CROIRE,

SURNATURELLEMENT ET SANS CRAINTE D'ERREUR.

« Quand l'intelligence, — dit saint Thomas, — ne peut se


déterminer par elle-même à une affirmation, ni par évidence
immédiate des premiers principes, ni par la vertu delà démons-
tration qui s'en tire, elle est déterminée alors par la volonté qui
choisit l'assentiment à telle affirmation, précisément parce
qu'elle y trouve un motif suffisant pour la décider elle-même,
bien qu'insuffisant pour la seule intelligence (1). » — Perpétuelle-
ment, dans la vie, nous faisons de ces actes de foi par volonté. Un
voyageur sérieux et savant nous raconte de l'inédit sur quelque
tribu inconnue de l'Afrique centrale ; il nous décrit par le
menu ses particularités anatomiques ou morales : nous n'a-
vons pas l'évidence de ce qu'il dit, ni même la preuve, puisque
son récit ne se rattache à rien crue nous avons observé de nos
t. J
yeux. Nous ne sommes donc pas forcés de le croire; mais nous y
inclinons, nous nous y décidons sans effort, parce que c'est un
bien de se soumettre à un témoignage compétent et véridique.
C'est un bien pour la raison elle-même, un supplément heureux,
apporté par une raison mieux informée et plus sûre à l'ignorance
de la nôtre; c'est ce bien qui faisait dire au philosophe la célèbre
parole : « Tout disciple doit croire. » Il le doit, sur la légitime et
positive présomption de véracité et de science que lui apporte son
maître, en attendant que lui-même soit comme le maître apte à
savoir (2). Dans l'ordre des faits et des sciences de la nature, nul
ne se passe d'une certaine foi.

A plus forte raison la foi est-elle un bien dans l'ordre suprême


de cette connaissance de Dieu, bien suprême de notre intelli-
gence. Et ici encore, nous devons, avec saint Thomas, relever
soigneusement, jusque dans l'humanité païenne, — ce sera de

(1) De Verilate, xiv, t. x. x.


(2) « Ae\ vàp Ttio-xeOeiv xôv u.avOâvovTa. » De Sophisliois Elenchis, I, cap. n, 2 (édit.
Didot).
58 REVUE THOMISTE

l'actualité par le temps qui court —les indices de cette inclination


de la volonté humaine et de la raison vers le bien de la foi :
« L'utilité de croire, — dit notre Docteur, —ressort de ce que
raconte le philosophe au Xe livre de l'Ethique. Simonides avait
donné à quelqu'un le conseil de laisser de côté l'étude de Dieu et
de s'appliquer à celle des choses humaines. « Il faut, — disait-
il,— que l'homme goûte l'humain et le mortel ce.qui meurt.---» —
« Au contraire, — réplique Aristote, — l'homme doit s'entraîner
vers l'immortel et vers le divin, autant qu'il le peut. » Et il en
conclut dans son ouvrage sur YAnatomie des Animaux, chap. V,
que notre connaissance des substances supérieures est plus aimée
et plus désirée, que toute notre science des espèces infé-
rieures (1). — Elle l'est vraiment d'un désir plus profond à mesure
qu'une intelligence est plus liante : pour étudier la nature, le
savant se baisse; le ciel lui-même avec ses astres est au-dessous
de lui : tout cela n'est que de la matière inorganique, de la végé-
tation ou de l'animalité pure. La représentation intellectuelle que
s'en fait notre esprit, est infiniment plus relevée que n'en est la
réalité, essentiellement matérielle; dans les sciences de la nature,
l'esprit, bien qu'il se perfectionne, descend toujours. Dans la foi
il ne fait que monter au plus haut degré de l'intelligible : au lieu
d'ennoblir ses objets d'étude par son contact, ce sont eux qui
l'ennoblissent. « D'où il appert, — conclut saint Thomas, — que
la plus faible révélation de ces très nobles choses apporte à l'âme
raisonnable sa plus haute perfection (2). »
C'est donc le bien suprême de la raison que nous apporte la foi ;
et c'est pourquoi notre volonté décide si efficacement l'intelli-
gence à croire.

Mais il y a, dans cette décision, une différence capitale entre la


foi ordinaire de la vie humaine et celle de la vie chrétienne. J'en
ai déjà noté les signes sensibles en disant que toute foi humaine
s'annexe toujours quelque chance d'erreur, et par conséquent de
l'incertitude, mais que pour la foi chrétienne c'est, en fait, le con-
traire. Nous croyons sans crainte de nous tromper. Il est temps
(1) Contra Génies, I, 6. — Gf. In libros Ethic, x, lec. îx, circa finem. — De Partibus
Animalium. I, 5. —De Ctelo, II, 12.
(2) Id., loc. cit.

'.-*&!*'
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 59

d'en dire la cause. La foi humaine croit à un homme, et, fût-il le


plus savant et le plus véridique de tous, il n'est pas infaillible.
Elle peut donc, cette foi aux hommes, se tromper comme ils se
trompent. Un seul témoin ne peut absolument ni. se tromper ni
nous tromper : Dieu; donc, conclut saint Thomas, « ni le témoi-
gnage d'un homme, ni celui d'un ange ne nous apporterait infail-
liblement la vérité, si nous n'y pouvions considérer le témoignage
de Dieu même, prenant la parole (1) ». Nous sommes donc sans
crainte d'erreur dans notre foi, parce que c'est Dieu qui, mani-
festement, l'a révélée. Et ainsi l'adhésion volontaire que nous
donnons au dogme est une adhésion absolue, sans arrière-pensée
d'inquiétude et de reprise. .. . .
'

Elle l'est d'autant plus qu'elle est surnaturelle : ce n'est pas la


simple démonstration des motifs de crédibilité, ni la notion philo-
sophique de la véracité divine, engagée dans le fait de la révéla-
tion, qui nous décide à croire. A coup sûr, elle le pourrait. Dès
qu'un esprit est assez clairvoyant pour apercevoir, aidé des signes
du fait divin, que Dieu a parlé et dit telle chose, il est naturel
qu'il croie. Il le peut sans autre impulsion de sa volonté et de sa
raison que la convenance de croire à tout témoignage manifes-
tement infaillible. Il croira, — comme dit saint Thomas, — « par
volonté et jugement propres : propria voluntate et judicio (2) ».
Mais ..cette croyance, suffisante pour une foi humaine, ne l'est
pas pour la foi chrétienne, telle que la requiert la perfection
même de son objet. Ce n'est pas à du croyable humain que nous
adhérons, comme le savant qui croit, en attendant l'heure de la
science achevée, aux informations contrôlées des explorateurs
sérieux. Nous croyons à Dieu, non sous l'aspect démontrable de
sa nature de Créateur, niais sous son aspect indémontrable de
Trinité, et d'objet, pour nous, de la vision béatifique. Nous adhé-
rons à du surnaturel dans le sens le plus absolu. Il a beau s'être
proposé à notre croyance par des signes naturellement démon-
trables de sa révélation ; il reste, dans sa substance, au-dessus de
toutes les limites naturelles du croyable humain. Il est croyable
en soi ; mais pour y croire, selon que le requiert la dignité de son
essence, il faut croire en vertu d'une action spéciale de ce bien et
(1) Quoest. De Veritate, xiv, art. îi.
(-2) II* n>, q. v, art. 3, ad 1.
60 REVUE THOMISTE

de cette vérité suprêmes sur notre volonté et notre raison. Notre


foi sera divine alors, c'est-à-dire communiquée à notre esprit par
l'action même du Dieu vivant (et non d'une chose morte et pas-
sive), qui en est l'objet : « Puisque l'homme, — dit sairit Thomas,
— est élevé au-dessus de sa nature en adhérant aux dogmes de la
foi, il faut que cela vienne en lui d'un principe moteur interne
surnature], qui est Dieu : oportet quod et insit ex supernaturali
principio inùerius movente, quod est Deus {i). »
Mais sous au elle forme va se réaliser cette motion?

•IX, LE TÉMOIGNAGE EXTÉRIEUR DE LA VÉRITÉ PREMIÈRE,


ET SA PAROLE INTIME. ;•

Du côté de Dieu, rien de plus simple que d'opérer sur nous ; son
opération c'est lui, c'est toute son essence, en tant même que tel
ou tel effet en procède. Et ces quelques mots que nous pouvons en
dire sont un abîme de mystères. Il faut, pour y comprendre
quelque chose, regarder l'opération divine surtout en nous, clans
son terme créé, là où elle devient, sous la raison de sesi effets, sai-
sissable à notre expérience interne et à nos autres observations.
Dans cet effet divin de.notre adhésion volontaire à la foi deux
agents nous sont manifestés : un agent extérieur, d'abord, et en
quelque sorte de notoriété publique. L'Église parle par la bouche
de ses prédicateurs et de toutes les autorités, Papes ou Conciles,
dont les prédicateurs nous communiquent la doctrine. L'Eglise
nous parle en vertu des signes divins et manifestes de sa mission ;
nous commençons donc de recevoir la motion divine qui nous fait-
adhérer à la foi, sous forme de propositions intelligibles qui nous
présentent matière à notre assentiment. C'est donc une motion
analogue à celle du maître sur l'esprit de l'élève: on nous pro-
pose des formules intelligibles à comprendre, à considérer, à
retenir, à développer par l'application des forces de notre
esprit (2).
Mais voici où cesse l'analogie. C'est aux forces naturelles de la
raison de son élève que le maître propose, du dehors, matière

(1) II" IIa°, q. vi, art, 1.


(2) Ia Pars, q. cxvn, art. 1.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? 61

à s'exercer. Le magistère de l'Église trouve en nous autre chose


que dés forces naturelles. « De ceux qui entendent la même prédi-
cation, — dit saint Thomas, — les uns croient, les autres ne
croient pas » ; donc, en dehors des témoignages extérieurs qui
nous proposent les matières de foi, « il faut poser une autre cause
intérieure, motrice de l'assentiment (1) ». Et, comme cet assenti-
ment est à la fois raisonnable et volontaire, et que l'impulsion de
la volonté y décide la raison à tenir ce bien qui est la vérité de la
foi, il y faut, à l'origine, une motion directe de Dieu sur la volonté
et en elle. En dehors' de la grâce extérieurement proposée de la
prédication, il faut donc la grâce intérieurement communiquée de
l'adhésion consentie, par où, d'une manière efficace et libre, nous
nous fixons dans la foi. « Le croire — dit saint Thomas, en repre-
nant une parole célèbre de saint Augustin — est dans la volonté :
Fides consista in credentium voluntate ; mais il faut que la volonté
de l'homme soit préparée de Dieu par la grâce : « oportet quod
voluntas hominis prseparetur a Deoper gratiam, ad hoc quod elevetur
in ea quse sunt supra naturam (2). » L'enseignement extérieur de
l'Église nous reste ainsi comme un instrument et un auxiliaire
de la croyance par rapporta la détermination de ses objets authen-
tiques. Mais la cause principale de notre foi, c'est la motion inté-
rieure de Dieu sur notre volonté : « principalis et p>ropria causa
fidei est id quod interius movet ad assentiendum (3) ».

Cette motion c'est une parole, elle aussi : du moins, de toutes les
réalités sensibles, la parole est-elle celle qui se prête le mieux à
nous en faire concevoir la nature. Dans le langage, en effet, ce
ne sont point les choses, mais leurs signes les mots, que nous
présentons à l'intelligence de nos interlocuteurs; de même, clans
ce mouvement de volonté qui est désir et résolution de croire
chez le converti et joie de croire chez le croyant, ce n'est point
l'intime essence de sa vérité première que Dieu nous montre, il se

(1) D> II"", q. vi, art. 1.


(2) Ha Ha», quoest. vi, art. 1, ad 3.
(3) Id., adl. 11 est intéressant pour le théologien do retrouver en plein coeur de

l'acte de foi cette motion efficace de Dieu sur la volonté libre, dans la production même
de son acte libre : une prouve de plus que nier cette motion, c'est bouleverser toute la
doctrine thomiste; c'est ne plus être thomiste ou l'être équivoquement. Cf.. MASSOULIÉ,

Livus Thomas sui interpres, t. II, diss. m, q. n, art. 11, p. 54.
62 REVUE THOMISTE

borne à nous en donner un signe, et nous en prenons conscience


comme de toute autre affection qui saisit notre volonté. Le désir
d'arriver à la foi ou la joie de se reposer dans sa possession, ce
n'est point une vision de Dieu; c'est un contact de sa présence,
obscure, sans doute, mais expérimentée eïi toute certitude, c'est
donc une connaissance semblable à celle de l'ouïe qui se passe de
lumière et qui se fait par vibration et contact. C'est une audition
interne, dit saint Thomas, auditus interior, —par elle Dieu nous
inspire : qua loquitur nobisper iiïspirdtionem internant (1). L'inspi-
ration, ce mot qui dit un souffle, un temps de respiration, exprime
à peine, en tout ce qu'il signifie de pénétrant, de délicat et de vivi-
fiant, tout ce que cette touche obscure, mais vibrante, de Dieu
sur notre volonté, y remue de profond. « Heureuses, — dit
Y Imitation, —les oreilles qui perçoivent les modulations de ce
divin murmure (2) » ;— « c'est la petite parole du Christ, — dit le
Père Lacordaire; le cri inconnu, mystérieux de la parole de
Dieu à chacun de nous, une parole plus grande que la parole
publique (3) .» Et le Concile du Vatican a tout résumé en disant
que «' personne ne peut adhérer à la prédication ainsi qu'il le faut
pour le salut, sans l'illumination et l'inspiration intérieure de
l'Esprit Saint qui donne à tous la suavité du consentement et de
.la croyance (4) ».

L'acte de foi est donc raisonnable. 11 l'est dans son essence,


comme un acte de raison bien fait : nous à
croyons une Révéla-
tion dont Dieu est certainement l'auteur et dont aucun mystère,
si\ indémontrable qu'il soit, n'implique contradiction. L'acte de
foi est raisonnable dans sa cause déterminante, cet instinct sur-
naturel de la volonté mue par Dieu. Car ce Dieu qui la meut, il
est, en même temps que le suprême objet de tout désir raison-
nable, la vérité première ; c'est à la science infinie que notre foi se
subalterne : nous croyons à Celui qui voit tout (5). Nous ne deman-

(1) De Veritate, q. xvm, art. 3.


(2) De Imitatione Chrisii, III, 1.
(3) LACORDAIRE, Sermons et allocutions, II, sermon sur la Présence réelle de Dieu,
prêché' à Notre-Dame le 15 août 1850.
(4) Constitulio de Fide, cap. n.
(:i) Comment, in Episl. ad Iloebr., c. xi, lec. 1.
L'ACTE DE FOI EST-IL RAISONNABLE? .63

dons à personne de croire sans raisons de croire ; loin de là, nous


ne voudrions point parmi nous, de cette foi irrationnelle et aveu-
glément sentimentale; nous n'avons jamais souffert qu'on l'offrît,
sous prétexte d'humilier la raison, à ces incroyants dont le coeur
cherche, mais dont l'esprit demeure étranger, sinon hostile à la
foi. Avec saint Thomas et avec l'Église, nous demandons à ceux
de nos contemporains qui cherchent la croyance, de la chercher
aussi avec leur raison : nous avons de quoi les satisfaire. Et
qu'ils cherchent de même, ces chrétiens dont la raison mal
éclairée s'inquiète et dont le coeur se réfugierait dans une vague
foi de complaisance. Adhérer et chercher, les deux actes ont
part égale dans la vie de la foi ; l'un ne doit pas aller sans l'autre :
« In fide assensus et cogitatio sunt quasi ex sequo (1). » Tandis que
la fermeté de notre assentiment nous iixe comme sur le roc, l'ac-
tivité de notre recherche à partir de ce point fixe et dans le rayon-
nement lumineux qui s'en dégage, nous ouvre de profondes et
claires traînées sur l'abîme du divin. L'esprit humain soumis à la
foi, ce n'est point le Titan rivé à sa chaîne ; c'est le gardien de
ses gigantesques phares qui se dressent sur les falaises des caps
bretons : les déferlements de la tempête qui roule du large
l'ébranlent jamais la masse granitique où il veille à côté de sa
ampe, et, tranquille, il inspecte l'horizon.

Fr. M.-B. SCI-IWALM,


des Frères-Prêcheurs.

(1) De Verilate, xiv, 1.


L'ÉVOLUTIOMSME

ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS

III

CONCILIATION

« La nature s'imite. Une graine


jetée en terre produit. Un prin-
cipe, jeté dans un bon esprit, pro
duit... Tout est fait, est produit
et conduit par un même Maître
la racine, la branche, les fruits
les principes, les cohs équences.
(PASCAL. Pensées.) j

C'est l'ordinaire des esprits puissants de développer tout un


système à l'aide d'une idée, souvent d'une image, très simples.
Ils s'en servent sans cesse comme d'instrument d'orientation
et de point de repère. Le lecteur ou l'auditeur ne soupçonne
pas ces dessous parfois fragiles. Pascal seul semble avoir vu
clair dans le système de Descartes : « Il faut dire cela en gros :
cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais
de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule; car
cela est inutile, et incertain, et pénible (1). » Seul, il a dé-
mêlé du premier coup l'idée de derrière la tête, inconsciente
peut-être, mais à coup sûr fondamentale du mécanisme car-
tésien, lorsqu'il a dit : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il
aurait bien voulu dans tome sa philosophie pouvoir se passer
de Dieu, mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une

(1) Pensées.
L'ÉVOLUTIONISMÈ ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS (35

chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement : après


cela il n'a plus que faire de Dieu(l). »
Ce projet d'éconduire Dieu du système du monde est aussi
l'idée de derrière la tête de nos modernes évolutionistes : à
la différence de Descartes, ils l'avouent au besoin ; mais, d'or-
dinaire, ils la dissimulent, comme Descartes, sous un appa-
reil inoffensif, construit à l'aide d'une notion très simple
et reçue clans la science. Hoeckel par exemple copie .un mé-
canisme articulé; Spencer complique ce mécanisme des forces
internes des dynamistes; devant Hartmann, pose un organisme
qui se développe par secousses sous l'impulsion d'énergies
vivantes et inconscientes; M. Fouillée, sans rejeter ces points
de vue, prend pour modèle une organisation psychologique.
Les principes de saint Thomas en matière de causalité que
nous avions reconnus dans la première partie de cette étude
nous ont permis de. critiquer rationnellement ces systèmes.
« Des quatre on ferait un bon. » M. Fouillée le comprend.
Il n'exclut pas le mécanisme : il le complète par un orga-
nisme psychologique. Il embrasse ainsi la réalité totale alors
que les systèmes précédents négligeaient systématiquement
l'élément psychologique. Bien plus, il n'hésite pas d'expliquer le
physique par le psychique. Il va même trop loin, puisqu'il met
de la conscience dans les éléments physiques les plus infimes.
Quoi qu'il en soit, il a tracé une voie nouvelle, où l'on
ne se heurte pas de prime abord à une impossibilité ra-
tionnelle. Actuellement, en France, plusieurs esprits émi-
nents s'engagent clans des chemins parallèles. J'ai nommé,
malgré la divergence des points de vue, MM. Th. Ribot et
Boutroux (2). Il semble bien que l'on ne tardera pas à s'en-
tendre sur le terrain où devra se faire la conciliation. D'aucuns
l'indiquent déjà hardiment en annonçant que J'évolutionisme
sera psychologique ou qu'il ne sera pas.
Ce progrès de la philosophie éyolutioniste nous rapproche
d'Aristote et de saint Thomas qui n'ont jamais admis que le

(1) MARGUERITE Piîiuiîn. Lettres, opuscules, etc., cités par llavet. (Pensées).
.,(2) De l'idée de loi naturelle, c. x et xiv.
REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE.
— 5.
66 v REVUE THOMISTE
-

monde fût une simple machine, comme Spencer, ou une sorte


d'être vivant, comme Hartmann. De tout temps, nous avons
professé après ces grands esprits que le monde était de « struc-
ture psychologique » ; seulement nous le disions d?une autre
manière et avec d'autres mots. Qu'est-ce, en effet, que les
formes substantielles et accidentelles, leurs appétits, leurs
activités, etc., ces éléments de la constitution et du fonc-
tionnement de l'Univers selon les thomistes, sinon des élé-
ments mentaux, des sortes d'idées ou de vouloirs rudimen-
taires, non conscients à la vérité, mais cependant analogues à
-
ceux des xêtres qui ont une âme, en un mot «psychologiques».
Et ces éléments ont entre eux, toujours d'après les tho-
mistes, ces mêmes relations d'origine, de subordination cau-
sale, de hiérarchie idéale que nos modernes psychologues
reconnaissent aux états de conscience. En sorte que le mental
et le réel nous apparaissent comme des miroirs qui reflé-
teraient une même image.
Nous nous proposons de montrer dans cette dernière partie
de notre étude que le terrain psychologique se prête à la
-

CONCILIATION cherchée entre les principes de saint Thomas et


l'évolutionisme. -I

Ce travail contiendra deux sections : l'une psychologique,


l'autre métaphysique.
Dans la première, nous déterminerons le sens et le rôle de
l'évolution dans la psychologie de saint Thomas.
Dans la seconde, nous parlerons de l'application de l'évo-
lution psychologique, dans le sens où l'entend saint Thomas,
au problème de l'origine du monde.

PSYCHOLOGIE

I. A LA RECHERCHE D'UNE ÉVOLUTION PSYCHOLOGIQUE.

Il y a plusieurs manières de comprendre le développement


psychologique. Les idéalistes ne sauraient le concevoir comme
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 07

les positivistes et la psychologie d'Aristote a naturellement elle


aussi ses vues spéciales.
1° Pour les idéalistes, le développement psychologique semble
consister dans les différents aspects qu'oppose la « présentation »
objective soit à l'intuition réflexe du sujet pensant (Kant), soit à
l'expérience elle-même considérée de son côté,subjectif (Néo-
kantiens).
Dans le premier cas le sujet pensant échappe à l'évolution : l'évo-
lution est tout objective; mais, comme l'objet est renfermé dans
Je sujet, elle peut, à ce titre, être nommée psychologique. Dans le
second cas, la réalité psychologique elle-même, l'expérience,
évolue au gré des « présentations objectives ». Dans les deux,
pas d'évolution physique, au sens vrai, objectif du mot.
Une telle manière d'entendre la psychologie et son dévelop-
pement ne saurait nous convenir. Elle n'est pas seulement fausse
en elle-même (1); elle est inutile pour la solution du présent
problème. En subtilisant le donné, elle le supprime. Et nous
cherchons UNE CONCILIATION.
2" Les positivistes et les philosophes matérialistes en général
regardent l'évolution comme une ascension automotrice de la
matière brute jusqu'aux degrés supérieurs de l'être. A cette con-
ception se ramène celle des partisans de l'évolutionisme immanent
comme MM. de Hartmann et Fouillée. Celle-ci n'est pas maté-
rialiste, sans doute, puisqu'elle met à l'origine de l'évolution un
germe de vie ou de conscience rudimentaires. Les deux systèmes
cependant ont ce point commun d'attribuer à une cause d'ordre
infime la production de tous les degrés de l'être, le degré psycho-
logique y compris. Tissus, organes, facultés, habitudes hérédi-
taires, vertus ou vices acquis, tout est créé par je ne sais quel flot
montant, soit en vertu d'un mécanisme automatique qui rappelle
l'appareil de la statue de Locke, soit par l'efficacité d'une loi
interne de développement.
De ce système nous n'avons qu'un mot à dire. Il contient un

i,l) Cet évolutionisme, ainsi qu'on l'a remarqué à propos d'un article de M. REM-ACLK
(Jicv. de Met. et Mor., 1S93, vi, et 1894, n), ne laisse rien debout et
se détruit lui-même.
^ oir les articles de M. FOUILLÉE {R. phil., janvier 1S94), de VOUGES (Annales
de Phil.
clirét., anvier 1893). Cf. SERTILLANUES-(fl. Thom., novembre 1893).
'68 REVUE THOMISTE

élément expérimental, celui qu'étudient les Darwin, les Romanez,


les Perez, les Th. Ribot, les Preyer, lequel est infiniment précieux
pour la psychologie. Mais sa partie métaphysique est des plus
hypothétiques, je veux dire que ses théories ne répondent à aucune
nécessité intellectuelle. Ce sont de purs contes, et encore la plupart
du temps aussi déraisonnables que péniblement écrits. Aussi
préférons-nous les membres de cette école qui restent dans la
sphère de l'observation, comme les Ribot et les Preyer, à ceux qui
théorisent dans le brouillard. Seulement, leur psychologie est loin
d'être faite. Le champ est à peine défriché. D'ailleurs il est permis
de penser que l'outil rationnel leur fait quelque peu défaut. Ce
n'est donc pas à cette classe de théoriciens que nous pouvons
demander une doctrine apte à servir de base à l'évolutionismc
psychologique.
3° Chez Aristote, l'évolutionisme psychologique, si je puis lui
garder ce nom, ne saurait avoir qu'un champ d'essai peu étendu.
Comme chez les Kantiens, l'âme échappe à l'évolution : elle en
est le fond intangible. Les puissances de l'âme elles-mêmes ne
sont pas, comme pour les philosophes du groupe précédent, objet
et terme d'évolution; elles dimanent directement de l'essence de
l'âme. Resle le domaine des habitudes psychologiques dont les
effets, comme le note avec perspicacité M. Boutroux, « ont une
certaine ressemblance avec la causalité mécanique. Au point de
départ se trouve, au moins dans certains cas, l'activité de l'esprit ;
les actions sont rapportées à la pensée comme à leur cause géné-
ratrice. Peu à peu, elles se détachent de la pensée et se poussent
en quelque sorte les unes les autres (1). » A ce moment, où les
actions ne s'originent plus à la pensée actuelle, tout en persistant
à s'exercer suivant la détermination de cette pensée, l'habitude
existe. Nous avons donc dans la genèse des habitus un champ
d'observation des plus appropriés. Nous n'avons plus affaire à la
mystérieuse métempsycose, qui dans le système précédent, nous
faisait passer du polypier marin à ce « polypier d'images », qu'esl
notre cerveau au dire de Taine. Il s'agit d'un fait quotidien, étalé
au grand jour de l'observation et que nous nommons éducation,
formation du caractère, acquisition des habitudes, etc.

(1) De l'idée dé loi naturelle, p. H.


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 69

C'est sur cette plate-forme solide qu'avec les auteurs du IP des


éthiques et de la question LI de la I" IItt0, nous tablerons pour
rechercher les lois et les conditions rationnelles de l'évolution
psychologique. Sans doute, notre champ d'investigations est res-
treint : il est le seul, répondrons-nous, sur lequel l'évolutionisme
soit observable. Tout le reste est hypothétique. Seulil est capable de
nous faire saisir sur le vif comment une idée arrive à se fixer, à
s'immobiliser dans la matière, à prendre corps, à s'ajouter à l'être
déjà fixé, à agrandir d'un degré l'échelle des êtres. N'est-ce pas
là, en effet, le spectacle que nous offre la formation des habitudes?
VA ce spectacle, qu'est-il, sinon ce que l'on est convenu de nom-

mer l'Évolution?

II. — L'HABITUDE DANS LA PSYCHOLOGIE THOMISTE.

Qu'est-ce donc au juste que l'habitude? Il nous faut, pour


l'expliquer, entrer dans quelques développements étrangers à
notre sujet, mais nécessaires à ceux de nos lecteurs qui n'au-
raient pas une connaissance suffisante de la psychologie thomiste.
Nous nous efforcerons de faire converger ces brèves notions sur
les deux points indispensables pour comprendre la part d'évolu-
tion qui peut entrer dans le développement des habitudes : le
réalisme de notre psychologie et son caractère hiérarchique.
1° Caractère général de la psychologie thomiste : LE RÉALISME.
Tous les éléments de l'organisme psychologique tel que l'a
conçu Aristote se présentent comme des formes réelles ou des
entités. Ce réalisme énergique est peu fait pour des esprits
façonnés par le matérialisme inintelligent ou le spiritualisme
craintif de notre temps. Il n'y a, c'est chose entendue de nos
jours, en fait de distinction réelle que la séparation effective, quan-
titative, que nos sens constatent. Si l'esprit proteste qu'il dis-
lingue, dans le moi par exemple, des facultés qui ont bien l'air
d'être des réalités spéciales, on lui répond que ce sont des moda-
lités, sortes de fantômes vaporeux qui s'évanouissent et rentrent
70 REVUE THOMISTE

dans la bonne substance aux premières clartés de l'examen psy-


chologique (1).
Pendant que les objectivistes sont mis ainsi à la portion con-
grue, les néo-kantiens ont tous les droits. Laissez faire, laissez
passer : tel est l'ordre de la faculté à leur endroit. Eux
naturellement de profiter du privilège. Dans leurs ouvrages et
leurs cours ce ne sont que distinctions, d'aspects du sujet, cle
l'objet, de l'idée, de l'expérience, etc., tout un musée d'entités logi-
ques soigneusement épinglées, étiquetées, classées. La philoso-
phie bourgeoise peut dormir tranquille. En permettant aux
besoins logiques de l'esprit de-meubler le pays d'Utopie du subjec-
tivisme, elle a fait la part du feu, elle a sauvé l'Objet! Celui-ci
sera livré à des doctrines moyennes, ennemies des excès, de toute
analyse intellectuelle profonde. El. l'on baptisera pompeusement
cette philosophie superficielle du nom populaire de philosophie
du Bon Sens.
Nous réclamons, avec Aristote et saint Thomas, pour la philo-
sophie objectiviste notre part du privilège dont jouissent les
kantiens. Nous le réclamons du droit même de l'esprit, qui est
fait pour pousser son travail jusqu'au bout, jusqu'au tuf
intellectuel, jusqu'à ces profondeurs où résident les idées
claires, les identités évidentes. La valeur objective que nous
reconnaissons à ces idées ne saurait être un motif à priori pour
rejeter notre demande. Les kantiens n'ont jamais démontré apo-
dictiquement que l'instrument intellectuel fût de sa nature con-
damné à la subjectivité. Aristote, saint Thomas, leurs disciples
démontrent au contraire fort bien, que l'idée telle que nous la
présente l'observation interne (procédé qui nous est commun
avec les kantiens) est une expression réelle et définie de quelque
chose qui,sans contradiction, ne saurait être ni réel, ni d'une défi-
nition autre que celle qu'enveloppe l'idée (2). Et sur cette pre-

(1) Cf. les Manuels de MM. RADIER, FONSEGIUVE, etc.


(2) Cf. LEI'IDI. Crilica delta ragionc pura, etc. C'est en vain que l'on prétendra que l'exis-
tence de l'objet affirmée par la relation que renferme cette idée, à son objet n'est qu'une
existence logique, par-conséquent une forme de l'esprit analogue au temps, forme de la
sensibilité selon Kant (Cf. AVEIIEH, Rev. de Métaph. et Mor., janv. 189G, p. SI). On con-
fond entre existence logiquement affirmée et existence logique. La relation à un objet
élément essentiel de l'idée implique des causes d'existence différentes pour le sujet
connaissant ut sic et l'objet ut sic. Si l'existence de l'objet en tant que tel et l'existencedu
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 71

mière et évidente apereeption, qui vaut aussi pour l'espèce sen-


sible, nous fondons tout un système de la connaissance, très
fouillé, qui ne laisse sans explication aucun élément objectif,
avec cela, très lié, et sans contradiction intellectuelle; Nous déve-
loppons dans les mêmes conditions un système de l'action psycho-
logique. Ce fait que l'un et l'autre système ne laissent de côté
aucun élément donnant prise à l'esprit et, malgré cela, sont
exempts de contradiction intellectuelleest unique. Il est cependant
reconnu par des kantiens eux-mêmes qui ne lui reprochent que
son point de départ. Pour nous ce reproche vaut une approbation :

l'Unité rationnelle d'un système est la meilleure contre-épreuve de


la valeur de ses principes.
C'est dans ce que nous avons nommé « un système de l'action
psychologique » que se trouve naturellement définie l'habitude.
Nous savons désormais à quelle conception nous devons nous
attendre. L'habitude sera une entité psychologique au même titre
que tant d'autres : âme, facultés, actions qui sont les éléments de
la-psychologie aristotélicienne. Formes réelles, simples et, partant,
objets de la plus lumineuse apereeption pour l'esprit qui les lit,
soit en lui-même si elles sont de l'ordre intellectuel, soit dans les
images ou se peint, épuré mais toujours identique de forme, le
dessin de l'essence des choses psychologiques aussi bien que des
eboses matérielles. Formes distinctes aux yeux de l'esprit : l'âme
d'abord, unité organisatrice du corps et des facultés ; les puissances
distinctes de l'âme, car l'âme, simple acte est nécessairement tout
entière en acte : elle ne saurait être directement et immédiate-
ment le principe causateur d'opérations intermittentes comme
sont les actions psychologiques ; il faut un principe qui « som-
meille » (l'expression est d'Aristote au livre I de YAme), j'ai
nommé des puissances. Le concept de puissance opérative (et par
suite sa réalité) est une conséquence objectivement logique de
l'objective intermittence des opérations psychologiques. Leur
diversité s'impose en raison de la diversité de ces mêmes opéra-

sujet connaissante en tantque tel, étaient une seule et même existence réelle l'opposition
essentielle de l'un et de l'autre serait inexplicable. Car l'existence est un acte de l'essence,
«l ici ces deux essences sont distinctes. Il n'y a pas plus, .en effet, d'existence absolue
que de temps absolu, à moins que l'on, n'entende par existence absolue la cause des
existences objectives partielles.
REVUE THOMISTE

lions. Les puissances sont adaptées à servir d'intermédiaire entre


l'âme une et active de soi et les actions multiples et quiescentes :
elles tirent de l'âme leur réalité vitale, et par la réalité poten-
tielle qui leur est propre, elles deviennent les principes spécifiques
et intermittents d'activités formellement distinctes.
La conception de l'habitude comme entité est aussi étrangère à
la psychologie moderne qu'essentielle dans celle d'Aristote. Les
mots, ces signes des choses, en sont la preuve. Le terme d'habi-
tude dans le sens où nous l'entendons, à savoir de manière d'agir
coutumière manque selon lui de précision. Il faut, à cette
manière d'être définie, une entité définie qui soit sa cause, comme
il faut aux lois un être qui leur serve de principe. De même donc
que les lois pour Aristote doivent s'originer à une forme, l'habitude
qui semble bien une loi psychologique trouvera sa raison d'être
dans l'ègiç, l'habitus de S. Thomas. Ce mot signifie une chose pos-
sédée, eue, un avoir, si l'on veut, et cette signification mise en regard
de notre mot moderne habitudo, c'est-à-dire habitude dans le sens
de loi, de relation, coutumière, dit mieux qu'un long discours la
caractéristique des deux systèmes. Notre système moderne s'en
tient au phénomène apparent : il ne le raisonne pas, Aristote
pousse jusqu'à la il
cause : marque dans le mot qui désigne l'im-
mobilité, l'acquisition définitive, la présence d'une forme stable
enfin, le trait distinctif de l'habitude, qui est une certaine perma-
nence de forme dans la répétition d'opérations distinctes.
Les habitudes, nous le verrons tout à l'heure, naissent de la
mutuelle action et réaction des puissances de l'âme, de l'esprit par
exemple sur la volonté. Il est donc nécessaire d'entrer dans quel-
ques détails au sujet de ces puissances, de leur nature et de leur
,organisation à l'intérieur du sujet pensant.

2° Caractère spécial de la psychologie thomiste : SURORDINATION

CAUSALE DE SES ÉLÉMENTS.

Les puissances de l'âme ne doivent pas être considérées comme


isolées. Elles sont unies à l'âme qui est leur fond commun .: l'âme
opère par elles : elles ne sont avec l'âme, au moment de leurs opé-
rations qu'un seul principe d'action ; et, de même, elles n'opèrent
que pour l'âme : l'opération des puissances se termine finalement
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 73

au seul bénéfice de leur mère nourricière : entiiate simjilex,


virtualitate quasi infmita.
Les puissances de l'âme doivent être considérées comme for-
mant aussi entre elles un ensemble lié et hiérarchisé de moteurs
et de mobiles, ceux-ci moteurs à leur tour de par l'impulsion
qu'ils reçoivent. Ces moteurs n'empêchent nullement la sponta-
néité des actes propres à chacune des puissances subordonnées.
L'activité de la puissance dominante se mêle harmonieusement à
l'activité de la puissance soumise. Exemple : les actes de volonté
qui procèdent d'une intelligence élevée et qui sont comme impré-
gnés de cette élévation même, Aristote eût dit informé an lieu
d'imprégné.
Les puissances, celles du moins qui sont ordonnées à la [vie
psychologique, connaissance et appétition, se superposent en
deux étages. A l'étage inférieur la perception sensible d'abord
sensation particulière, puis sensation comparée dans le sens
commun, puis image, souvenir, expérience enfin, dans les facultés
respectives, toujours sensibles, de l'imagination, de la mémoire
(sensible) de l'estimative ou sens appréciatif des singuliers. A la
perception sensible correspond comme son réflexe l'ordre sen-
sible appétitif, dont les onze passions se coordonnent, suivant
deux lignes (de cinq et de six chacune) la ligne des passions vio-
lentes commandées par la colère, la ligne des passions douces
commandées par l'amour. D'un mot, nous désignons ces deux
groupes par les termes consacrés d'irascible et de concupis-
cible (1). De l'étage supérieur, la volonté, appétit conséquent aux
jugements rationnels, commande au monde de l'appétition 'sen-
sible. Cette intervention est de nature efficiente et' formelle à la
fois, efficiente de par la nature même de la volonté, formelle de
par la nature de l'intelligence dont la volonté est l'instrument. Le
doigt qui s'agite suivant une direction déterminée ne reçoit pas
seulement de l'influx nerveux l'impulsion motrice, mais aussi
l'idée de sa direction, qu'il faut aller puiser dans une faculté
cognoscitive.

(l)Le « Traité des Passions » de saint Thomas est l'une des parties les plus originales
de sa morale. Bossuet lui a fait de larges emprunts. M. Gardair en a relevé récemment
les traits principaux dans son ouvrage : les Passions cl la Volonté avec la distinction qui
lui est habituelle.
.
M REVUE THOMISTE

La hiérarchie complète des facultés psychologiques se déroule


dans l'ordre de dépendance suivant : intelligence, volonté, conçu--
piscible et irascible. La perception sensible n'est pas comprise
dans cet ordre : elle échappe dans ce qu'elle a de formel à l'em-
pire de la volonté. Elle est sans doute la condition préliminaire
de toute connaissance, mais elle n'en est pas la cause. Et si l'on
veut reconnaître un ordre entre elle et l'intelligence, ce sera à
l'activité intellectuelle que nous attribuerons une influence de
l'ordre efficient sur la connaissance sensible. Mais c'est là une
fonction spéciale, isolée, de l'intellect actif, fonction qui a pour
but de légitimer le passage de l'image sensible] à l'idée intellec-
tuelle. La "grande hiérarchie psychologique humaine à laquelle
appartient l'habitude ne commence qu'à l'instant précis où
l'homme est maître de ses actes, et l'homme n'est maître de ses
actes que par l'idée rationnelle et la volonté qui en procède.
L'ordre de dépendance que nous venons d'indiquer est général.
Il n'empêche pas les puissances inférieures de réagir sur les supé-
rieures à certains points de vue, mais c'est toujours en vertu d'une
motion antérieurement reçue qu'a lieu cette réaction et c'est
finalement l'ordre qui s'origine à l'intelligence, se continue par la
volonté, se consomme dans les puissances inférieures qui a le der-
nier mot. Si je veux actuellement prendre une barque, c'est qu'an-
térieurement je veux passer la rivière, c'est finalement parce que
j'ai appréhendé ce passage comme m'étant bon. Si je veux
acquérir cette nuance dans telle vertu, le calme dans les accidents
vulgaires de l'existence par exemple, c'est qu'antérieurement j'ai
appréhendé l'égalité de l'âme comme un bien pour moi; niais
d'où vient-ce jugement qui regarde une nuance de la vertu de
force sinon parce que la partie irascible de mon être était, par un
travail antérieur, déjà rectifiée pratiquement vis-à-vis de la fin
principale de la vertu de force. La subordination des puissances
s'accommode fort bien del'entre-croisement des actes de ces puis-
sances. En dernière analyse, il faut remonter jusqu'à une pre-
mière appréhension de la fin, suivie d'une première volition
entraînant un acte intellectuel vis-à-vis du moyen à prendre pour
réaliser la fin, puis la volonté de ce moyen, enfin, s'il s'agit d'un
acte des puissances inférieures, la réalisation dans ces puissances
mues par la volonté de la fin grâce au moyen. C'est ce que fait
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 75

valoir le tableau ci-contre, classique dans les écoles thomistes (1).


Il présente tous les intermédiaires nécessaires pour réaliser un
acte moral complet. Chacun des actes psychologiques doit être
considéré comme ayant une influence de Vordre causal sur le suivant.
Il faut concevoir la suite de ses actes comme se déroulant de haut
en bas et parallèlement, mais in obliquo, c'est-à-dire de telle sorte
que chaque acte d'intelligence apparaisse comme le principe déter-
minant de l'acte de volonté correspondant, chaque acte de volonté
comme Je principe déterminant de l'acte d'intelligence qui le suit.
La subordination fondamentale des puissances fait prévoir
la subordination des habitus qui seront les perfections propres
de ces puissances. La théorie de la formation des habitus
par les actions des puissances supérieures sur les puissances
qu'elles commandent va justifier cette prévision et rendre évi-
dente cette subordination. Qu'il s'agisse des puissances,
des actes de ces puissances, des habitus engendrés par ces
actes, le caractère de la psychologie thomiste est un carac-
tère de subordination causale.
RÉALISME et HIÉRARCHIE CAUSALE : tels sont, en résumé, les deux
traits distinctifs de notre psychologie.

.111. LA GENÈSE DES HABITUS.


1° LES TEXTES.

Aristote a donné dans le chapitre premier du livre II des


Ethiques toute la substance de la doctrine développée par saint
Thomas :
« C'est en agissant avec vertu que l'on acquiert la vertu,
comme dans les arts, c'est en faisant oeuvre d'art que l'on
apprend comment il faut s'y prendre, encore qu'on l'ait appris
spéculativement auparavant. L'architecte devient artiste en bâ-
tissant, le joueur de cithare en s'exerçant. De même, en fai-
sant des actions justes, modérées, viriles, on devient juste,
modéré, fort, preuve que ces vertus ne nous viennent pas de
la nature. — Voyez les législateurs. Pourquoi cet appareil

(1) GOUDIN, Ethica, c. n, a. 3.


SUITE DES ACTES D'INTELLIGENCE ET DE VOLONTÉ

QUI INTÈGRENT UN ACTE MORAL COMPLET. (I« 11% QQ. vm ad xix-'i.

ACTES D'INTELLIGENCE ACTES J)K VOLONTK

I. ACTES QUI REGARDENT LA J'IN.

(Ordo Inlentionis. I* IIae, Q. vin.)

1° On voit le bien.fQ. ix, a. 1.) 2° On l'aime. (Appelilus inefficax boni pro-


posai. Q. vm.)
3° On juge rationnellement qu'il doit
être recherché. (Judicium synderesis 4° On veut l'atteindre. (Acl.us quo voliin-
proponcns objectum ut cotvoeniens et assc- tas lendit in objectum ut assequibile.
quibile. Q. xix. a. -i-, et secj.) q. XIX, a. 7 et seq.)

II. — ACTES QUI REGARDENT LKS MOYENS.

A
(Ordo 2°° inlentionis vel electionis.)

5° On recherche les moyens de l'at- 6° On adhère aux moyens trouvés.


teindre. (Consilium. Q. xiv.) [Consensus. Q. xv.)
7° On juge quel est le plus propre à at-
teindre la fin. (Q. XIV, a. 6. — Q. xin, 8° On le choisit. (Eleclio. Q. xin.) (On
a. 3.) se décide.)
B
( Ordo execulionis. )

9P On. décide d'employer les moyens. 10° La volonté applique les puissances
(imperium. Q. xvn.) qui doivent opérer à leur acte. [Vsus
activus. Q. xvi.)

11°Exécution. (Uuuspassivus. Q. XVJ, a. 1.)


12° Jouissance de l'intelligence et de la
volonté. (Fruitio. Q. xi.)

N. B. Lire ce tableau .on obliquant, ce qui revient a suivre l'ordre des numéros.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 77

de lois, de récompenses, de peines? Pour accoutumer les


hommes aux actions vertueuses. Car ce doit être là l'inten-
tion du législateur... Aussi, n'est-il rien que l'on doive plus
surveiller que ses actions. De leurs différences naissent les diffé-
rences des habitus, Ce n'est donc pas une petite affaire, mais une
grande, de s'assurer si nos enfants prennent telles ou telles habi-
tudes. Il y va de tout le reste » (paraphrase de saint Thomas).
C'est cette doctrine que systématise saint Thomas dans l'ar-
ticle troisième de la cinquante et unième question cle la P II"
que nous allons analyser.
Parmi les agents psychologiques, saint Thomas distingue
d'abord et met de côté ceux qui sont incapables de se trans-
former. «Ce sont, dit-il, les agents qui n'ont en eux qu'un
principe actif d'opération. Exemple : le feu principe de ré-
chauffement. Un habitus, en effet, ne saurait être causé dans
un agent par l'acte propre de cet agent (cf. ad primum)^ et de là
vient que les chosesde la nature ne peuvent ni gagner ni perdre
d'habitus,comme il est dit au II des Éthiques. ».
Je suppose le lecteur assez familiarisé avec la langue de
saint Thomas pour transformer en style nouveau ces antiques
exemples (l).Si l'exemple tiré du feu qui échauffe blesse quelqu'un
je le prie d'y substituer un exemple plus moderne. L'essentiel est
de mettre en présence d'une cause active son activité propre spé-
ciale. Saint Thomas oppose cette sorte d'agents, purement actifs, à
ceux qui ne sont pas tellement actifs qu'ils ne soient, comme prin-
cipes d'opération, mais sous un autre rapport, passifs : moven-
tia mota. Il appelle plus loin cette passivité : principe passif.
C'est ainsi, je pense, que l'on pourrait considérer la capacité
calorique d'un corps mise en activité par la chaleur d'un corps
plus chaud comme le principe passif du mouvement calorique
du corps qui s'échauffe. Et comme action et passion sont op-
posées, ce principe passif existera nécessairement dans un sujet
distinct de celui d'où émane l'action. L'agent actif ne recùeil-

(I) On ne saurait prendre trop de précautions vis-à-vis de certains esprits. Dernière-


ment un écrivain de mérite ayant lu l'exemple qu'emploie toujours saint Thomas pour
expliquer la subordination actuelle des causes : mouvement du.bâton, du bras, l'idée vo-
lontaire ne s'est-il pas avisé d'objecter à l'actualité de cette transmission, la succession
temporaire telle qu'elle ressort des données physiologiques modernes.
78 REVUE THOMISTE

lera donc rien de son action. Jetez dix mille fois une pierre
en l'air, dit Aristote, elle n'en prendra jamais l'habitude. C'est
l'agent second sur lequel il agit qui recueillera tout le béné-
fice de l'action. Pour qu'un agent soit transformé par son opéra-
tion, il faut donc qu'il ait en soi non seulement un principe actif
mais encore un principe passif d'opération. Or tel est l'agent
humain, grâce à l'immanence de ses divers principes opé-
ratifs et de leur subordination.
« Or, continue saint Thomas, il se trouve un agent qui a en soi
le principe actif et passif de son opération. Considérons les actes
humains : les appétitions procèdent de la faculté appétitive en tant
que celle-ci est mue par la faculté d'appréhension qui lui pré-
sente son objet : à son tour, la faculté intellectuelle qui aboutit en
raisonnant aux conclusions, a pour principe actif la proposition
évidente par elle-même. »
Que l'on se reporte au tableau que nous avons tracé un peu plus
haut, on aura le commentaire de ce passage. Chaque acte d'appé-
tilion est motivé par un acte antécédent d'intelligence. Et de
même que dans l'ordre spéculatif, l'intellect qui s'applique aux
conclusions relève de l'intellect qui perçoit les premiers prin-
cipes, de même on voit, dans ce même tableau consacré à| l'ordre
pratique, l'intelligence ou la volonté s'appliquant aux moyens
(actes 7, 8, 9, par exemple) relever de l'intelligence et de la
volonté en tant que celles-ci. ont pour objet la fin. Le moyen à
employer se déduit, en effet, de la considération de la fin à laquelle
il est proportionné, il est vis-à-vis d'elle comme une conséquence,
une conclusion vis-à-vis du principe qui la détermine.
ll\résulte de là qu'il peut naître des habitus clans l'intelligence
et la volonté considérées aux divers moments de l'acte A'olontaire
pourvu qu'on accepte le premier acte de l'intelligence qui est
purement actif, a C'est par des actes de cette sorte, conclut saint
Thomas, que les habitus peuvent être causés dans les agents : si
l'on excepte le premier principe d'opération qui n'est qu'actif,
tous les principes qui meuvent en raison de la motion qu'ils
reçoivent sont susceptibles d'habitus : car, tout ce qui pâtit d'un
autre, tout ce qui est mû par un autre est disposé par l'action de cet
agent, et ainsi, par la. multiplication de ses actes, est engendrée une
certaine qualité nommée habitus dans la puissance passive et ' mue.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS .79

Exemples : les habitus des vertus morales dans les puissances


appétitives mues par la raison ; les habitus des sciences causés
dans l'intelligence mise en mouvement par les propositions évi-
dentes par elles-mêmes. »

2° COMMENTAIRE : CONDITIONS DE LA GENÈSE DES HABITUS.

Il est temps de distinguer et de mettre, à part les éléments essen-


tiels de cette théorie en vue d'une application ultérieure à ce que
nous avons appelé une «psychologie cosmique ». Trois conditions
nous paraissent nécessaires à l'évolution psychologique telle que
saint Thomas la comprend.

A. —Première condition : un agent purement actif.


A l'origine causale du mouvement, psychologique qui. doit
aboutir à la formation des habitus, saint Thomas place un
agent purement actif. Tout mouvement étant un passage de la
puissance à l'acte doit, en effet, s'originer en définitive à un pur
agent : actus prior potentia. Et cet agent doit être tel qu'il con-
tienne en soi et par soi un élément formel qui se retrouvera par-
ticipé dans le terme du mouvement qu'il communique. Autrement
il n'y aurait aucune raison pour que les puissances qu'il met. en
jeului fussent soumises.
L'intellect des premiers principes saLisfait à ces deux conditions.
A la vérité, il dépend lui-même, clans sa période de formation
des données sensibles que le travail de l'induction a pour but de
centraliser, de comparer, d'épurer par une première abstraction
jusqu'à ce que ces données s'arrêtent clans le sens appréciatif
(cogitativa) sous la raison d'expérience. C'est dans l'expérience,
fruit du travail des facultés sensibles, reflétée par l'imagination
que l'intellect dégage (intellect agent) et trouve (intellect pos-
sible) les termes qu'il conçoit, qu'il fait passer en les conce-
vant à l'état de pures idées, qu'il, unit ensuite ou sépare
dans les définitions et les principes premiers. Mais cette
dépendance dans l'ordre de genèse n'est pas une dépendance
dans l'ordre de causalité, à moins qu'on ne veuille parler de
80 REVUE THOMISTE

la causalité matérielle, qui fournit les conditions nécessaires


au développement d'une activité d'ailleurs autochtone. En
tout cas, l'esprit une fois en possession des premiers principes,
grâce à l'activité spontanée qui s'est déployée à la présentation
des termes de ces principes par l'induction expérimentale, est
constitué à l'état d'acte actif et d'acte déforme supérieure. Si donc
dans les actions qu'il va produire en mettant en jeu les puissances
qui lui sont subordonnées, il y a de l'intellectualité c'est-à-dire, de
la vérité, ce sera, en dernière analyse, à l'intellect des premiers
principes qu'il faudra en reporter la production. L'esprit en posses-
sion du premier principe est virtuellement en possession de toutes
les conclusions,lesquelles limitent la perfection de la vérité du prin-
cipe en la déterminant à un vrai particulier. — Il en est de même de
l'intellect des premiers principes de la morale (synderôse,conscience
morale) vis-à-vis des puissances volontaires dont il modifie l'objet
en le rendant conforme à la raison droite. La synderèse com-
mande ainsi tout l'ordre de l'action puisqu'elle décide de la
conformité avec la raison des fins qui sont le grand ressort de
l'action. L'intellect des premiers principes joue donc vis-à-vis
de tout l'ordre psychologique humain le rôle directeur et cau-
sateur, des causes supérieures, corps célestes, intelligences sépa-
rées, causes équivoques d'Aristote et de saint Thomas. Tout l'ordre
psychologique est suspendu à lui comme une chaîne à l'anneau
scellé qui la supporte. Et comme dit saint Thomas, il est dans son
ordre ce que Dieu est dans le monde (De Reg.princ. lib. I.) Ile le
nons bien toutes ces notions. Nous en aurons besoin plus loin.

D. — Seconde condition. Passivité des agents subordonnés : son


rôle.

« Tout ce qui pâtit d'un autre ou est mû par un autre est disposé
par l'action de cet autre.
)>

Saint Thomas met ici en évidence la propriété de l'agenL.mù


vis-à-vis de son moteur. C'est une passivité. A toute action en effet
doit correspondre une capacité corrélative du sujet qui reçoit cette
action. Je dis corrélative, ce qui signifie qu'il y a un rapport de
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 81
.

nature entre le principe formel suivant lequel s'opère l'action et


cette capacité, Celle-ci est en puissance ce que ce principe formel
est en acte. Car, comment le recevoir, si elle n'était pas en puis-
sance à le recevoir? Comment la volonté recevra-t-elle l'impul-
sion morale qui lui vient de la conscience morale si elle n'est pas
de sa nature capable de la recevoir ?
Et cette action, dit saint Thomas, dispose la puissance qu'elle
meut. Que signifie ce mot disposer? Il veut dire que la puissance
revêt sous l'action de l'agent la forme supérieure de cet agent. Ainsi
la volonté, puissance purement appétitive, sous l'action de la
conscience qui lui commande un acte de justice, se laisse dis-
poser par cette motion et se détermine à accomplir l'acte com-
mandé. La forme de la puissance active supérieure s'est soumise
pour un instant la forme de la puissance inférieure, elle a déter-
minée sa spontanéité native à suivre son impulsion supérieure, et
pour cela elle a produit en elle une forme transitoire qui l'élevait
au rang de la cause supérieure elle-même. Cette forme transitoire,
c'est la disposition.
Pourquoi l'appeler disposition? Parce qu'elle jn'épare le sujet
subordonné à la cause supérieure. A quoi le prépare-t-elle? A
suivre l'impulsion de cette cause et par suite à abandonner son
indétermination et même ses dispositions natives en tant que
celles-ci mettraient un obstacle à cette impulsion. Car une même
loi régit les contraires. C'est ainsi, par exemple, que la disposition
idéale des mouvements musculaires qu'exige l'exécution d'un
morceau de musique se réalise.par l'exercice dans la main du
musicien, et en même temps chasse, pour un instant au moins, les
conformations musculaires contraires. Nous trouvons dans cet
exemple la réalisation concrète de tous les éléments impliqués
dans la théorie que nous expliquons : un agent actif, l'art habitus
qui réside principalement dans l'intelligence, un instrument
adapté, passif et indéterminé, la main, une dispositions tran-
sitoire des muscles de la main qui produit ainsi sous l'action de
l'art l'effet voulu, — enfin, une prise de possession de l'indétermi-
nation native et une élimination momentanée au moins des dispo-
sitions propres, natives et surtout contraires de l'instrument.

11EVUE THOMISTE. — 4e ANNEE.


82 ' REVUE THOMISTE

C. — La Répétition altérante (1).

Tout le monde connaît le phénomène suivant. Une balle


de caoutchouc lancée à terre subit un instant une déforma-
tion-conforme à la surface plane qui agit alors sur elle. Cette
déformation est l'image de la disposition telle que nous
venons de la décrire. Elle rebondit et semble ne rien conser-
ver de cette première déformation. On recommence le jeu,
on recommence encore et... ce que ne produit aucun jet
en particulier, la répétition finit par l'accomplir. Un dernier
coup, la balle est pour toujours déformée. Elle garde l'em-
preinte de la surface plane qui a agi sur sa figure sphé-
rique.
Ce phénomène, que nous pourrions décrire sous des formes-;
moins rustiques, offre un cas particulier de la loi générale
dont un autre cas particulier est la formation des habitudes.
A force d'être disposée dans le sens de l'opération de l'agent
qui agit sur elle, la puissance mue finit par en conserver la
marque. Ce n'est pas tout d'abord une empreinte définitive.
C'est une disposition qui s'affermit aux dépens des disposi-
tions contraires. Comme la goutte d'eau finit par creuser la
pierre ainsi, la répétition des mêmes actes finit par entamer la
spontanéité de la puissance vivante. La goutte d'eau n'enlève
pas du premier coup une parcelle de granit ; elle mouille, elle
amollit, elle désagrège par des actions chimiques ou physiques,
elle altère en un mot le granit. De même une intervention de
la Conscience ne crée pas du premier coup la vertu dans les
tempéraments violents ou portés à l'intempérance : mais elle
dispose; une seconde, une troisième intervention enracineront
cette disposition, étendront son champ d'action en diminuant
dans la même mesure la tyrannie native des passions, en l'al-
térant autant que des éléments psychologiques peuvent l'être,

(1) J'emprunte ce mot au vocabulaire expressif de M. Weber (Rev. de Métaph. et de


Mor., n° B, 1893). Il n'est pas tout à fait exact, car il n'y a pas d'altérations dans les ha-
bitus, mais seulement quelque chose d'analogue à l'altération. Cf. R. Thom., II, n° 1,
p. 40.
;:;jv7

L'ÉVOLUTIONISME ET LUS PRINCIPES DE SAINT THOMAS 83

et ils le sont à leur manière. Un dernier acte achève ce que


les précédents avaient commencé. La forme simple qui cons-
titue l'habitus est éduite de la puissance préparée. Elle s'im-
prime comme une marque définitive, qui désormais semblable
à une greffe tient sous sa dépendance toutes les forces vives de
la puissance dans laquelle elle inhère et qu'elle imprègne de
sa manière d'être. Désormais l'intervention de la cause supé-
rieure se bornera à mettre en action ce substitut d'elle-même,-
transposé dans un monde inférieur; ce n'est plus- un instru-
ment qui a besoin d'être élevé à la hauteur dé son opération
toties quoties, c'est une cause seconde qui n'a plus besoin que
d'être mise en branle, comme tout ce qui n'est pas l'activité
essentielle, et l'on sait qu'une activité seconde ne saurait être
essentielle. L'évolution est finie. La vie normale commence.
C'est par suite de ce mécanisme, si l'on peut appeler mécanisme
ce qui est essentiellement d'ordre psychologique, que se forme
la hiérarchie des vertus aristotéliciennes. L'habitus des premiers
principes engendre en se portant sur l'intelligence en puissance aux
conclusions, l'habitus de science ou de philosophie (sapientia) et,
lorsque l'objet de l'intelligence est l'opération humaine ou une
oeuvre extérieure, les habitus de prudence et d'art. L'habitus des
premiers principes moraux (syndérèse, conscience morale) en
déterminant l'intelligence à réaliser les moyens d'atteindre le but
moral suivant une règle rationnelle, également éloignée des excès
et des défauts (médium virtutis, d'Aristote) déduit de la puissance
intellectuelle la vertu de prudence (actes 5, 6, 7, 8, 9 du tableau);
celle-ci en rectifiant la volonté vis-à-vis du bien d'autrui, le con-
cupiscibie vis-à-vis des plaisirs, l'irascible vis-à-vis de sa fin
propre, toujours suivant la même mesure, produit dans leurs
puissances respectives les vertus principales de justice, de tempé-
rance, de force. Et ainsi toute l'âme de l'homme qui s'est exercé
à la vertu nous apparaît, au point de vue métaphysique auquel
se réduit finalement la psychologie, comme enrichie de formes
stables, de tendances permanentes vers un bien réglé par la
raison. Il en est de même proportionnellement pour le philosophe
ou le savant. Ces formes constituent une hiérarchie qui demeure
après même qu'elles sont définitivement fixées, hiérarchie qui cor-
respond à la hiérarchie des puissances naturelles d'abord, hiérar-
84 REVUE THOMISTE

chie qui se traduit, clans le jeu ordinaire, par l'ordre sui-


vant lequel la motion principale qui vient de l'âme se répartit
dans les puissances, et, dans certains cas, par l'intervention des
habitus supérieurs dans le domaine des habitus inférieurs à l'effet
d'augmenter leur cercle d'action. De là vient l'activité vertueuse,
qui sort comme naturellement de l'homme autrefois indécis, de là
vient cette promptitude du savant à résoudre les questions les plus
ardues. L'habitude est devenue chez eux une seconde nature. Et
c'est au spectacle de l'apparition d'une nouvelle nature, nécessai-
rement fondée sur l'existence d'une nouvelle forme, que nous
convoque en réalité la genèse des habitus (1).
De ce chef, ne pourrions-nous pas la nommer une évolution?

IV. — SIMPLE GENÈSE ou ÉVOLUTION ?

Et d'abord que faut-il entendre par ces termes: genèse, évolu-


tion?
La genèse d'une chose est sa production. Sa forme la plus simple
a lieu lorsqu'un agent produit un être de son espèce. Les scolas-
tiques nomment cette production la génération univoque. Elle a
principalement pour objet l'es substances des choses. L'agent les
produit en agissant d'une manière spéciale, « par éduction » dit
Aristote, sur une matière appropriée. Les formes accidentelles
sont « éduites » d'une manière analogue. La matière est ici repré-
sentée par un être substantiellement fait, auquel il manque
quelque perfection accidentelle. Nous appelons simple genèse,

(i) Je transcris ici pour accentuer ce qu'on vient de lire et pour montrer avec quelle
profondeur saint Thomas a compris Aristote un passage de l'admirable chapitre IX. de la
Quoestio unica de Virlutibus (inler Quoest. disp. de Potenlia.) : « Ea quoe suni ad utrumlibet
non habent formant aliquam ex quâ déclinent ad unum deleinùnale; sed a proprio movente
delerminantur ad aliquid unum; et hoc ipso quod delerminanlur ad ipsmn quodammodo dis-
ponuntur in idem ; et cum mullotics inclinantur, delerminantur ad idem a proprio movente,
et firmalur in eis inclinatio determinata. in illud; ita quod isla dispositio superinducla est
quasi quoedam formaper modum naturoe tendens in unum.'Etpropler hoc dicilur quodeonsue-
tudoesl altéra nalura. » — L'article entier est à lire. Il renferme la description la plus
détaillée et la plus synthétique que nous trouvions dans saint Thomas sur l'acquisition
des vertus.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 85

cette génération des formes sous l'influence des êtres ayant des
formes semblables. C'est, en effet, le spectacle qu'offre générale-
ment la nature. C'est le cas le plus simple.
On peut entendre Yévolution dans deux sens : l'un rationnel,
l'autre irrationnel. Selon ce dernier, l'évolution est le procédé
par lequel une espèce se change en une autre sous l'action de
certaines circonstances. Pour qui comprend ce que signifie espèce
au point de vue métaphysique, cette interprétation n'a pas de
sens. Le sens rationnel Yoit dans l'évolution le procédé suivant
lequel, toutes causes étant posées, un être concret d'une espèce
déterminée se trouve au point de départ d'une transfor-
mation qui aboutit à un autre être concret, d'une espèce
différente, généralement supérieure. Ce n'est plus la forme prin-
cipe spécificateur, une, simple, indivisible qui évolue : c'est l'être
tout entier concret, sensible, qui perd peu à peu ses qualités
natives pour revêtir celles qui correspondent à un autre être,
jusqu'à ce que cet autre être soit fixé. L'évolutionisme scienti-
fique le plus exigeant, se plaçant au point de vue phénoménal,
n'en demande pas davantage.
La genèse des habitus n'est pas une simple genèse puisque l'ha-
bitus est une forme nouvelle; elle n'est pas une évolution au sens
déraisonnable du mot, puisqu'elle n'entraîne pas la métamor-
phose d'une forme en une autre; elle est une évolution au sens
rationnel du mot et ce sens se confirme et s'éclaire de tout ce que
nous avons dit. De la passivité de l'être qui sert de point de
départ à la genèse, l'habitus est tiré, èducitu, mais auparavant
se déroule, èvolvitu, la série ^des altérations qui le préparent. Il y a
donc évolution s'opérant sous l'influx d'une cause qui contient
éminemment la forme à réaliser.
Dans ce sens qui ne comporte ni métamorphose d'une forme en une
autre, ni ascension du moins au plus, ni passage spofitané de la puis-
sance à l'acte et dans ce sens seulement onp>eut et on doit parler d'évo-
lutionisme psychologique.
Remarquons qu'un tel évolutionisme n'exclut pas les transi-
lions insensibles : au contraire, sauf le cas exceptionnel où l'agent
serait très énergique et la résistance nulle (I, II, q. LI, 3), il admet
une foule de dispositions préliminaires ; il s'accommode, d'ailleurs
fort bien, une fois l'habitus formé, de certaines variations des
86 REVUE THOMISTE

actes qui sortent de ces habitus, variations d'intensité, prompti-


tude, adaptation à de nouveaux aspects de leur objet, etc., car la
puissance naturelle pour être soumise n'en reste pas moins puis-
sance vivante. Le savant peut se tromper dans une conclusion,
comme une excroissance entraver pour un instant le cours normal
de la vie. Ce sont des poussées d'en bas, de la matière, qui ne
nuisent en rien à l'existence, dans cette même matière, d'un prin-
cipe supérieur et dominant.
Malgré l'immutabilité des formes métaphysiques en elles-
mêmes, malgré l'action d'un agent efficient et directeur, tous les
caractères extérieurs que l'on attribue d'ordinaire à l'évolution et
qui font qu'un système est évolutioniste se retrouvent dans notre
théorie des habitus. '"

Nous pouvons donc clore cette première partie en affirmant


la possibilité rationnelle et l'existence dans la psychologie thomiste
d'un évolutionisme -psychologique.

(La fin au prochain numéro).

Fr. A. GARDEIL, 0. P.
L'OEIL ET LE CERVEAU

ETUDE DE PHYSIOLOGIE NERVEUSE

La lumière est un beau don du ciel.


Nous vivons baignés dans ses effluves, et nous y sommes telle-
ment accoutumés que nous en apprécions mal les incomparables
vertus. Interrogez un aveugle par accident : il vous dira les
sombres-et désespérantes tristesses de son existence présente, les
infinies jouissances que son infirmité lui a fait perdre; et, appré-
ciant mieux les avantages de vos deux yeux, vous remercierez
Dieu de vous avoir donné la vue. Etudiez plus à fond la vision, et
vous reconnaîtrez dans ce sens merveilleux la marque de l'Artiste
divin qui nous a si généreusement dotés.
h'ceil et la vue sont inséparables et dans une telle corrélation que
les deux termes sont pris l'un pour l'autre dans le langage usuel;
toutefois il ne faut pas prendre à la lettre le sentiment vulgaire. -
L'oeil est un admirable instrument, mais la vision ne se confine
pasclans l'oeil. Le sens" de la vue s'exerce par l'oeil, c'est incontes-
table; mais l'oeil à son tour, ou plus exactement la rétine qui en
est l'élément principal et essentiel, est une expansion directe de
l'organe cérébral; de sorte que le cerveau est véritablement l'or-
gane du sens visuel. Nous attribuons toujours la vue d'un objet à
l'oeil tout seul, mais il est constant qu'elle nous arrive aussi par le
cerveau. La conscience sensible dont l'encéphale est le siège nous
donne la vision qui a été reçue par la rétine et transmise au cer-
veau par le nerf optique. Il y a là un enchaînement de centres sen-
sibles qui est nécessaire pour constituer la sensation : il ne fait
doute pour personne, bien que la valeur des différents centres soit
88 REVUE THOMISTE

actuellement discutée. Bossuet l'avait très exactement indiqué il y


a plus de deux siècles.
d II se fait en toutes les sensations, dit l'illustre évoque de
Meaux, un mouvement enchaîné qui commence à l'objet et se ter-
mine au dedans du cerveau. Dans la vue le rayon doit se réfléchir
de dessus l'objet. Voilà donc un mouvement qui commence à
l'objet; mais ce n'est rien s'il ne continue dans tout le milieu qui
est entre l'objet et nous. Mais posons qu'il n'y ait rien dans le
milieu qui empêche le mouvement de se continuer jusqu'à moi;
ce n'est pas assez. Si je ferme les yeux, les rayons réfléchis vien-
dront à moi inutilement. Il faut donc que ce mouvement, qui a
commencé à l'objet et s'est étendu dans le milieu, se continue
encore dans les organes. Et on sait qu'il se pousse le long des nerfs
jusqu'au dedans du cerveau. Toute cette suite de mouvements en-
chaînés et continués est nécessaire pour la sensation, et c'est après
tout cela qu'elle s'excite dans l'âme. Mais le secret de la nature,
ou, pour mieux parler, celui de Dieu, est (Yexciter la sensation oh
Venchaînement finit, c'est-à-dire où le nerf ébranlé aboutit au cer-
veau, et de faire qu'elle soit rapp>ortèe à l'endroit où l'enchaînement
commence, c'est-à-dire à l'objet même (1). »
Cherchant à expliquer comment les sensations sont attachées
à l'ébranlement des nerfs, Bossuet résume sa doctrine dans les
propositions suivantes :
« Les nerfs sont ébranlés par les objets du dehors qui frappent
les sens.
« Cet ébranlement des nerfs frappés par les objets se continue
jusqu'au dedans de la tête et du cerveau.
« Le sentiment est attaché à cet ébranlement des nerfs.
« L'ébranlement des nerfs, auquel le sentiment est attaché, doit
être considéré dans toute son étendue, c'est-à-dire en tant qu'il
se communique d'une extrémité à l'autre des parties du nerf qui
sont frappées au dehors, jusqu'à l'endroit où il sort du cerveau.
« Quoique le sentiment soit principalement uni à l'ébranlement
du nerf au-dedans du cerveau, l'âme, qui est présente à tout le
corps, rapporte le sentiment qu'elle reçoit à l'extrémité où l'objet
frappe (2). »
(I.) Connaissance deDieu et de soi-même, ch. ai, §7.
(2) Op. cit., ch. m, § 6.
L'OEIL ET LE CERVEAU 89

Cette page est remarquable de profondeur et d'exactitude.


Bossuet y apprécie très justement les conditions de la sensation,
et la science moderne n'apporte pas à son sentiment de modifica-
tion importante. Sans: doute il n'est plus question cYébranlement des
nerfs, mais Bossuet lui-même, qui rejette la comparaison gros-
sière de l'impression sensible avec la marque d'un cachet sur la
cire, est loin de croire à Y ébranlement physique des nerfs. A défaut
d'un mot approprié, il se sert du terme ébranlement pour signifier
la modification organique et vitale qui résulte de l'impression
extérieure et assure la sensation. « Ce qui se fait dans les nerfs,
dit-il, c'est-à-dire l'ébranlement auquel le sentiment est attaché,
n'est ni. senti ni connu. Tout ce que nous en savons nous vient du
raisonnement, qui n'appartient pas à la sensation et n'y sert de
rien (1). » Aujourd'hui comme alors la vie intime des fibres et des
cellules nerveuses nous est obstinément fermée, et la nature de
Yin/lux nerveux (esprits animaux des anciens) reste un mystère.
Mais notre siècle a sur celui de Bossuet l'avantage de connaître la
constitution anatomique du cerveau, d'y trouver les différents
centres sensibles et d'y suivre les faisceaux de fibres qui unissent
ces centres aux organes de la sensibilité externe.
Le sens de la vue, qui a été plus particulièrement étudié,
s'exerce à la fois par les yeux et par les centres de l'écorce corti-
cale : quelle est la part respective de ces deux organes nerveux
dans l'acte visuel? Telle est l'importante et difficile question qui
se pose : nous allons essayer de la résoudre dans les pages qui
suivent.

Avant les admirables travaux qui ont établi la doctrine des loca-
lisations et qui datent seulement de vingt ans, la science tenait le
cerveau pour un organe à part, pour le siège de la pensée et le
sanctuaire de l'âme. Les matérialistes n'étaient pas seuls à re-
garder le cerveau et particulièrement la substance grise corticale
comme préposée à l'intelligence, les spiritualistes eux-mêmes
(1) Op. cit., ch. m, l 7.
90 REVUE THOMISTE

admettaient Y organe intellectuel. Les expériences répétées des phy-


siologistes trouvant le cerveau inexcitable et la moelle allongée
sensible, une conclusion s'imposait : on attribuait d'un commun
accord la sensibilité et le mouvement aux organes de la basé céré-
brale, aux ganglions centraux et à la protubérance. Comme ces
centres sufffisaient aux facultés inférieures de la vie animale, les
hémisphères étaient réservés aux facultés supérieures de l'esprit.
L'intelligence étant ainsi donnée comme l'apanage du cerveau,
bien des faits qui auraient dû éclairer les expérimentateurs les
confirmaient dans leur erreur. L'oeil, par exemple, a besoin du con-
cours cérébral pour s'exercer. Est-ce le
parce que cerveau est l'or-
gane sensible? Nullement, puisque les anciens physiologistes, nous
l'avons vu, ont déclaré le cerveau inexcitable, insensible. C'est
parce qu'il n'y a pas de vue sans intelligence. On ose à peine trans-
crire une pareille hérésie scientifique, professée longtemps par
d'illustres maîtres, et citer l'étrange expérience que le bon Flou-
rens avait imaginée la
pour soutenir.
« L'oeil ne voit pas, écrit-il, c'est l'intelligence qui voit par l'oeil.
« Et il ya une expérience directe qui le démontre formellement.
« Quand on enlève le cerveau proprement dit à un animal, l'a-
nimal perd toute intelligence. Mais, par rapport à l'oeil, rien n'est
changé : les objets continuent à se peindre sur la rétine, l'iris
reste contractile, le nerf optique excitable. Et cependant l'animal
ne voit plus ; il n'y a plus visionparce qu'iln'y apilus intelligence (1). »
Flourens ne se rendait pas compte de son erreur logique: il
était très fier d'avoir ainsi démontré l'intelligence, et on le regar-
dait unanimement comme l'un des piliers du spiritualisme. Dans
l'autre camp régnait la même théorie, et la même confiance : il
est vrai que cette dernière était plus justifiée. L'esprit n'avait pas
de redoutables défenseurs. Les matérialistes, toujours obstinés à
ne voir dans la pe?isée qu'une sensation supérieure, professaient que
les sensations, reçues dans les ganglions centraux, étaient défini-
tivement transformées et élaborées dans les couches corticales.
Là seulement s'opérait la sensation complète, c'est-à-dire la
pensée consciente. Un de nos confrères, réputé comme théoricien,

(1) De l'instinct et de l'intelligence des animaux, b'° éd., p. 116. Voir aussi Recherches
expérimentales sur les projyriétés et les fonctions' du système nerveux, 2" éd.
L'OEIL ET LE CERVEAU 91

le Dr Luys, a longtemps soutenu que les couches optiques étaient


le siège de la sensibilité générale et spéciale.Ces ganglions étaient,
pour lui, les grands centres de réception des impressions senso-
rielles, des sortes de relais placés sur le trajet des impressions,
centripètes dans lesquelles ces dernières subiraient une première
élaboration avant d'atteindre l'écorce cérébrale, où elles seraient
définitivement perçues. Notre confrère ne s'est pas contenté de
cette vue générale, et il a assigné dans les ganglions des .points
de passage pour les différents sens: ainsi les impressions olfac-
tives traverseraient le centre antérieur ou olfactif, les impressions
visuelles le centre moyen ou optique, etc.
Cette conception, où l'imagination a une grande part et l'ob-
servation une très petite, a été vivement combattue et est très
discutable : quelques faits l'ont appuyée, mais beaucoup d'autres
l'ont infirmée, et elle n'est pas reçue dans la science. Des expé-
riences nombreuses démontrent que la lésion des couches opti-
ques n'affaiblit pas la sensibilité générale (Vulpian, Nothnagel,
Ferrier, Lussana, Laborde). Quant à la sensibilité spéciale, dont
l'étude est encore peu avancée, il est établi qu'elle a des relations
avec les ganglions, mais qu'elle n'en dépend pas : nous en repar-
lerons plus loin.
La découverte des centres moteurs et sensitifs est venue révolu-
tionner la physiologie cérébrale. Les vieilles doctrines ont dû
céder la place à la nouvelle doctrine des localisations : les expé-
riences sur l'encéphale ont été reprises dans des conditions meil-
leures et ont révélé la nature sensible du cerveau. Cet organe ne
fait plus peur aux physiologistes : c'est un organe nerveux et
commun. Sa surface corticale, qu'on a si longtemps attribuée aux
facultés supérieures, est semée de centres moteurs et sensitifs. C'est
donc simplement un organe de sensibilité et de mouvement.
L'importance de la nouvelle doctrine est considérable non
seulement au point de vue de la physiologie, mais à celui de la
philosophie spiritualiste, ainsi que nous l'avons démontré ici
même (1). D'une part les savants, égarés depuis longtemps dans
les voies trompeuses du matérialisme, sont ramenés à la science
des faits et trouvent devant eux une mine inépuisable de mer-

(I) Voir le n" de janvier 1895.


92 REVUE THOMISTE

veilleuses découvertes. De l'autre, la philosophie est délivrée des


entraves d'une doctrine sectaire et rencontre dans les localisations
cérébrales la base d'un accord facile et complet avec la physiologie.
Tous les savants n'ont pu se résoudre à accepter un ensei-
gnement qui bouleverse les idées reçues; et parmi eux nous
regrettons de rencontrer un maître de la science spiritualiste et
chrétienne, le Dr Ferrand. Notre distingué confrère, dans le
travail qu'il a récemment soumis au Congrès scientifique inter-
national de Bruxelles, croit encore aux théories démodées de Luys
et prétend les concilier avec les dernières découvertes : c'est une
tâche impossible, comme nous allons le montrer.
Le Dr Ferrand estime ce que l'on peut reconnaître clans le sys-
tème nerveux, pour les trois grandes fonctions sensorielles-qui
dominent les aptitudes sensibles de l'individu, visuelles, audi-
tives ou motrices, trois sièges distincts : celui de l'impression
périphérique, celui de la sensation pure, à la base du cerveau, et
celui des images, actuelles ou remémorées, clans l'écorce des
circonvolutions cérébrales (1). » Mais il n'a pas pu vérifier cette
thèse pour les différents sens, et il se borne à étudier particu-
lièrement la vue.
« On pourrait, écrit-il, distinguer dans l'appareil de la vision :
1° l'oeil, avec sa surface nerveuse, profonde, la rétine sensible à
l'impression de la lumière ; 2° les ganglions nerveux de la base
du cerveau reliés à la rétine par les nerfs optiques, savoir, les
couches optiques et surtout les tubercules quadrijumeaux anté-
rieurs, organes préposés aux actes réflexes d'accommodation et
de mesure dans l'acte visuel, et par conséquent siège de la sensa-
tion, proprement dite; 3° l'écorce cérébrale des circonvolutions
occipitales, auxquelles se rendent les filets nerveux venus des
tubercules quadrijumeaux; cette région de l'écorce étant le centre
psycho-optique, en d'autres termes, le siège de collection des
images visuelles.
« En d'autres termes, l'appareil sensoriel périphérique est l'or-
gane de l'impression sensible; le centre ganglionnaire, l'organe
de la collection sensible, de la sensation crue, selon l'expression de
Vulpian, et le siège des réflexes, propres et accessoires, qui

(1) Les Localisations cérébrales et les images sensibles, 1894.


L'OEIL ET LE. CERVEAU 93

actionnent l'organe périphérique, et enfin l'écorce cérébrale est


l'organe de l'image sensible, représentation actuelle susceptible
de se réveiller par le souvenir, en un mot le centre jisychique de la
sensation. »
Sans nous arrêter à cette expression impropre de centre psy-
chique qui est à l'usage des matérialistes et ne convient guère à
une faculté sensible comme la vision, essayons de résumer l'opi-
nion de notre confrère. Pour lui, l'imagination réside à la couche
corticale, la sensibilité dans les ganglions centraux. — Et l'oeil,
direz-vous, ne compte-t-il pas dans l'acte visuel? Le Dr Ferrand
veut bien lui accorder l'impression sensible : c'est peu. Sur tous
ces points, nous sommes en désaccord avec notre confrère et
nous avons pour nous les dernières découvertes de la cérébrologie.
Le siège de l'imagination est absolument inconnu.
Les' couches optiques ne président pas à la sensibilité.
L'oeil est l'agent essentiel de la vision, autant du moins que ses
connexions fibrillaires avec le centre visuel de l'écorce cérébrale
demeurent entières.
Telles sont les propositions que l'état actuel de la science
permet de formuler et que nous allons successivement démontrer:

II

L'imagination est une faculté sensible qui a certainement le


cerveau pour organe ; mais nul ne sait la partie de cet organe qui
lui est assignée. Réside-t-elle dans la couche corticale, dans le
lobe frontal ou clans le lobe occipital, dans les ganglions centraux?
La science reste muette devant cette interrogation curieuse. Le
D Ferrand et beaucoup d'autres tiennent pour l'écorce, parce
1'

qu'elle paraît être le terme des fibres nerveuses ; mais rien ne


prouve que les fibres arrivées à l'écorce cérébrale ne se réflé-
chissent pas et ne viennent pas aboutir aux ganglions centraux.
Les innombrables fibres delà couronne rayonnante ne nous disent
pas dans quel sens elles conduisent l'influx nerveux. Pour notre
94 REVUE THOMISTE

part, nous serions porté à croire que les ganglions sont plutôt que
l'écorce un organe d'accumulation et de perfectionnement; mais
encore une fois nous n'avons de ce côté aucune donnée positive,
et le meilleur parti est d'avouer notre ignorance,
Les relations des fibres sensitives avec les ganglions centraux
et surtout avec les couches optiques ne sont pas contestables.
On s'accorde pour reconnaître que ces dernières reçoivent des
fibres nombreuses de la moelle et du bulbe par les pédoncules
cérébraux, du cervelet par les pédoncules cérébelleux supérieurs.
Mais des relations certaines avec les fibres sensibles n'indiquent
nullement que les couches optiques président à la sensibilité :
aucune expérience décisive du moins n'a confirmé l'hypothèse de
Luys. La lésion de ces ganglions entraîne parfois des troubles
sensitifs. Celle du faisceau sensitif de la capsule interne a le même
effet : qui pense à localiser la sensibilité dans la capsule interne?
La vérité est que la région ganglionnaire centrale est un lieu de
passage des fibres, qu'elles viennent de la périphérie ou des
couches corticales : tout obstacle en ce point rompt les rapports
nerveux ou y produit une perturbation grave.
N'insistons pas. M. le Dr Ferrand ne compte pas, pour appuyer
sa thèse, sur les couches optiques dont le rôle reste encore très
obscur, et il fait presque exclusivement appel aux tubercules
quadrijumeaux antérieurs. Ces petits organes seraient, d'après
lui, le siège de la sensation visuelle proprement dite : « situés
à la base du cerveau, en arrière des couches optiques, ils consti-
tuent avec les corps genouillés et peut-être le pulvinar une sorte
de relais sur le trajet de l'action nerveuse qui Ara de l'oeil à l'écorce
cérébrale. »
L'opinion de notre confrère n'est pas nouvelle clans la science,
et il y a longtemps que Flourens, et après lui Longet, Vulpian ont
regardé les tubercules quadrijumeaux comme un centre de per-
ception visuelle.
L'expérience dont s'autorisaient ces physiologistes n'a rien
de délicat ni de démonstratif : un animal privé de son cer-
veau, mais auquel on a laissé les tubercules quadrijumeaux, con-
tinue à suivre des yeux et de la tête la flamme d'une bougie qu'on
promène devant lui. La pauvre bête voit-elle? Peut-être ; mais à
coup sûr les.mouvements qu'on constate sont d'ordre réflexe, et il
L'OEIL ET LE CERVEAU 98

faut chercher ailleurs pour les tubercules quadrijumeaux une indi-


cation de leur rôle. Ce rôle est aujourd'hui reconnu par la physio-
logie : les tubercules sont un centre réflexe de coordination pour
les mouvements de l'oeil et de la pupille. Toutes les fois que ces
organes sont gravement lésés (paralysie générale, ataxie locomo-
trice) ou extirpés, les mouvements de l'iris se suppriment, la
pupille reste immobile. Les tubercules quadrijumeaux ont donc
un rôle réflexe d'accommodation qui ne peut se confondre avec
celui de la sensation visuelle, comme le veut le Dr Ferrand.
Si la sensation n'appartient ni aux couches optiques ni aux
tubercules quadrijumeaux, elle relève de l'oeil ou des couches
corticales. Mais chacun de ces organes est séparément insuffisant
et impuissant. L'écorce du cerveau a besoin de la rétine qui reçoit
l'impression visuelle et en différencie les formes. L'oeil voit, mais
il n'a point la conscience de son acte, et le cerveau, organe de la
conscience sensible, est nécessaire pour parfaire l'acte visuel.
Les couches corticales et la rétine sont reliées par un système de
fibres et s'unissent ensemble dans un même acte physiologique :
la vision naît de leur concours. C'est ce qui ressort manifeste-
ment des derniers travaux de la science.

III

Le centre cortical visuel commun à l'homme et aux animaux


siège au lobe occipital et au pli courbe (Ferrier, Luciani, Tambu-
rini, Schoefer, etc.).
On a voulu chez l'homme pousser plus loin l'analyse de la
fonction en attribuant au lobe occipital la vision simple et au pli
courbe la mémoire visuelle des mots. Ce dernier centre, auquel le
D Ferrand réserve son attention et où il place les images visuelles,
1'

est loin d'être établi. La cécité verbale résulterait toujours de sa


lésion d'après les auteurs ; mais Déjerine a montré qu'elle n'existe
jamais sans agrap>hie (1), en d'autres termes que la mémoire des

(1) Société de Biologie, 1893. -


'
96 REVUE THOMISTE

mouvements de l'écriture ne va pas sans la,mémoire visuelle des mots.


Dans ces conditions comment admettre deux centres spéciaux et
dislincts ? La question n'est pas résolue.
L'existence du centre visuel est au contraire bien confirmée. Ce
centre occupe le lobe occipital et s'étend du côté du lobe pariétal :
le centre admis au pli courbe n'en est sans doute qu'une dépen-
dance. La destruction du pli courbe chez les animaux détermine
la cécité, mais cette cécité est passagère (Ferrier, Lannegrâce).
Par contre les lésions du lobe occipital sont suivies d'effets dura-
bles. La destruction d'un côté amène constamment Yhémiopie
homonyme par paralysie des côtés correspondants des deux rétines
(Munk). L'enseignement delà clinique, si précieux pour vérifier
les données de l'expérimentation, n'est pas encore assez précis
pour nous éclairer. En effet de nombreuses observations signalent
la lésion du cunéus (Munk, Chauffard, Bouveret, Oultnont, Déje-
rine, Audry), mais les effets sont assez différents : dans les unes il
ya hémiopie latérale homonyme ou-amblyopie croisée, dans les autres
'une cécité psycho-sensible, c'est-à-dire la perte des images et du
souvenir. De nouvelles recherches s'imposent de ce côté pour
faire la lumière.
De la rétine au centre cortical visuel, Pinftux nerveux circule
par un faisceau épais et continu de fibres que l'anatomie révèle.
' On sait que les nerfs optiques s'entre-croisent sur la ligne médiane
(chiasma) et se continuent par les bandelettes optiques qui se por-
tent aux corps genouillés. Chaque bandelette optique présente
deux branches, dont une (racine externe) se rend au corps genouillé
externe et contient toutes les fibres optiques, le faisceau direct et
le.\faisceau croisé. Ces fibres pénètrent dans le corps genouillé,
mais ne s'y arrêtent pas. Les unes se rendent au pulvinar de la
couche optique, les autres vont au tubercule quadrijumeau anté-
rieur, pour aller de là directement aux couches corticales du
cerveau par la. partie postérieure de la capsule interne (carrefour
sensitif). Ce dernier trajet est le mieux établi : Gratiôlet l'avait
décrit il y a longtemps sous le nom à!irradiations optiques ou de
faisceau optique intra-cérébral. C'est une partie de la couronne
rayonnante de lleil. ' ..- . .

Les relations étroites, directes, nécessaires de l'écorce et de la


rétine ne sont pas seulement établies par l'anatomie, elles trou-
L'OEIL ET LE CERVEAU 97

vent dans la physiologie expérimentale et dans la clinique une


démonstration éclatante et sans réplique.
Toute lésion grave de l'oeil entraîne la dégénérescence et l'a-
trophie du centre cortical visuel. Des observations positives éta-
blissent l'atrophie du lobe occipital dans les cas d'absence con-
génitale du globe oculaire (anophthalmes) et des nerfs optiques
(Giovanardi). Tartuferi a observé la même atrophie chez les ani-
maux à la suite de l'extirpation des yeux. Des recherches plus
précises ont montré que l'ablation de l'oeil conduit à la dégéné-
rescence des fibres depuis la bandelette optique jusqu'à la cou-
ronne de Reil, en passant par le corps genouillé externe et le tu-
bercule quadrijumeau antérieur (Gudden, Bechterew, etc.).
Toute lésion grave de l'écorce occipitale entraîne l'atrophie des
cordons nerveux et de la rétine, la perte de la vue. Von Monakow
a signalé, après l'ablation de cette écorce, la dégénérescence des
irradiations optiques, du corps genouillé externe, du pulvinar et
de la racine antérieure de la bandelette optique (1). De nombreux
auteurs ont fait une observation analogue chez l'homme dans les
cas de foyer de ramollissement hémorrhagique ou de tumeur
ancienne du lobe occipital (Von Monakow, Moeii, Lissauer, etc.).
De récentes expériences du Dr Vitzou,de Bucharest, démontrent
bien que le lobe occipital tient la vue sous sa dépendance. Ce sa-
vant trépane un singe et opère l'ablation des lobes occipitaux.
L'animal devient aussitôt aveugle. Au bout de quatre mois la vu e
reparaît un peu ; au bout de deux ans, elle est assez bonne pour
faire éviter les obstacles. Le Dr Vitzou recommence son opération
,
et les mêmes résultats se produisent. L'animal perd complètement
la vue.: il ne la recouvre en partie qu'au bout de trois mois (2).
Ces expériences intéressantes suffisent-elles à démontrer, comme
l'affirme le D Vitzou, la régénération du tissu nerveux cérébral ?
1'

Nous n'osons l'affirmer; mais en tout cas elles prouvent à leur


manière Le rôle visuel de l'écorce occipitale.
Ce rôle nous paraît établi, mais il est subordonné à l'intégrité
des fibres optiques. Il est clair que la visi^içrièNpeut s'exercer si
la rétine n'est pas reliée aux couches^côrtic'alè», si le jeu de

\^ 'i'//! '
/
•<"' 1
(1) Arch. f. Psych., XX, fasc. 3,et Congrès de Berlin,
-
'
'
'Ï8$0]i2 - -
vK
V
(2) Académie des sciences, 16 sept. 189u. '

REVUE THOMISTE. — i" ANNÉE. — 7. '


98 REVUE THOMISTE

l'influx nerveux n'est pas libre. Toute interruption du faisceau


optique sur son parcours (centre ovale occipital, pulvinar, tu-
bercules nates, corps genouillé externe, bandelette optique) donne
nécessairement lieu à une amblyopie latérale homonyme, hémiopie ou
hémianopsie, c'est-à-dire à l'abolition de la vision dans la moitié
externe de la rétine du même côté et la moitié interne de l'autre
rétine. Loin d'enlever à la couche corticale son rôle visuel, ces
effets ne font que le confirmer.

IV
L'oeil est l'organe essentiel de la vue : c'est presque une vérité
banale. Le vulgaire est d'accord avec la science la plus récente et
la plus rigoureuse quand il dit que l'oeil voit. C'est un organe mer-
veilleusement conformé pour recevoir les mouvements si rapides
et si délicats de la lumière et en analyser les multiples qualités.
La rétine est un incomparable instrument d'appréciation avec ses
milliers de cônes et de bâtonnets microscopiques qui tous sont
appelés à répondre à une vibration déterminée de l'éther, et il
est impossible de ne pas en admirer la puissance, la beauté et la
précision qui attestent la main du Créateur.
M. le D Ferrand ne semble pas avoir été frappé de ces carac-
1'

tères, puisqu'ilrefuse à l'oeil le privilège de la sensation, puisqu'il,


ne lui concède qu'une impression purement passive. Les tuber-
cules quadrijumeaux, qu'il intercale entre cet organe et l'écorce
cérébrale comme un centre spécial, seraient seuls le siège de la
sensation; mais cette sensation même ne serait que primitive, ce
serait la sensation crue de Vulpian. Nous avons vu que les faits
s'opposent à une telle interprétation. On se demande à quoi ser-
viraient les multiples éléments de la rétine, sinon à décomposer
les rayons lumineux et à saisir les variétés des formes et des cou-
leurs.
La sensation s'opère réellement dans la rétine: c'est, si l'on
veut, une sensation brute, inconsciente, mais c'est une sensation.
Cette sensation est transmise par les fibres optiques dans le
centre visuel de l'écorce cérébrale et devient consciente. La sen-
sation est entière dans l'oeil, mais elle n'est connue, perçue d'une
façon consciente que par le cerveau. L'oeil voit, il élabore et re-
L'OEIL ET LE CERVEAU 99

cèle les images sensibles; mais ces images ne provoquent point,


en lui, l'opération vitale d'où procède la perception complète.
Seul le sens commun, localisé dans le cerveau, est capable de saisir
l'acte visuel et de nous donner la conscience de notre propre
vision.
Il y a donc, dans la sensation visuelle, deux organes, deux actes,
subordonnés l'un à l'autre, mais distincts l'un de l'autre. Ils sont
également nécessaires, également associés et inséparables. L'ana-
lyse philosophique les distingue et les sépare, mais l'acte visuel
les embrasse et les unit. Quand un des organes est entravé, dé-
truit, la vision ne peut plus s'accomplir : des exemples nombreux
rapportés plus haut en font foi. Si l'on enlève à un animal, les
hémisphères cérébraux, l'oeil semble encore accessible aux rayons
lumineux, mais la sensation qu'il reçoit est vaine, inutile :
l'animal l'ignoré, et il n'en profite pas. Inversement le centre
visuel occipital demeure impuissant si l'oeil ne reçoit plus la
lumière, si la rétine est détruite.
Le concours de 'l'oeil et de l'écorce cérébrale est donc néces-
saire pour voir ; mais, hâtons-nous de l'observer, ce concours est
simultané. Tout en distinguant les deux organes, gardons-nous
de méconnaître l'unité fondamentale de la sensation. L'acte phy-
siologique de la vision ne se scinde pas : il est un et indivis.
Quand je vois, la sensation s'opère à la fois par la rétine et par
l'écorce cérébrale. Ce qui sent en effet, ce n'est pas la rétine,.ce
n'est pas le cerveau, c'est l'âme vivante que ces puissances in-
carnent et qui préside à toutes les opérations de l'organisme.
L'imité saisissante de l'acte visuel trouve là son explication, que le
matérialisme n'arrivera jamais à fournir. L'âme, qui anime tout
l'être, prend, dans l'écorce, conscience de la sensation en même
temps qu'elle reçoit, clans l'oeil, l'impression clés objets; et la
I

vision se fait instantanément.


Comment opère le cerveau animé? Comment a lieu la commu-
nication ou plus exactement le correspondance des centres ner-
veux? Quel est le cours de l'influx nerveux dans cette merveil-
leuse évocation des formes sensibles qui constitue la vision? On
ne le sait pas encore. C'est le secret de la nature ou plutôt, comme
dit Bossuet, c'est le secret de Dieu.
Dr SURRLED.
L'IDÉE DE L'ÉTAT()

Le rôle de l'Etat, ses devoirs envers l'individu, l'étendue et lès


limites de son pouvoir sont autant de problèmes qui, de tout
temps, ont attiré l'attention des penseurs, de ceux pour lesquels
la politique est une science sérieuse, et non un ensemble de
moyens, parfois peu avouables, pour arriver à la renommée, à la
puissance, souvent à la honte. Les politiciens compromettent la
politique, mais, malgré tout, elle demeure une science digne de
méditations, et c'est faire une oeuvre saine que d'étudier, au
point de vue philosophique, les questions que soulève l'idée de
l'État.
Le livre de M. Henry Michel a atteint ce but et, en le lisant,
on sent que l'auteur, dégagé de toute préoccupation d'ordre infé-
rieur, a eu pour objet unique d'exposer fidèlement et avec impar-
tialité les doctrines philosophiques des publicistes, des écono-
mistes, de tous ceux en un mot qui ont étudié ces graves et diffi-
ciles problèmes.
Au fond il n'y a que deux solutions : ou bien l'Etat est et doit
être tout, absorber en lui l'individu et toute initiative indivi-
duelle, ou bien son rôle se borne à protéger le droit individuel, à
faciliter l'expansion de l'initiative privée et à ne pouvoir y oppo-
ser d'autre limite que l'intérêt général.
La première solution est l'idée païenne de l'État. D'après ce
système l'individu n'est rien, l'Etat est tout. L'Etat peut, à son
gré, octroyer ou supprimer la liberté, il peut, selon son bon plai-

(1 ) Par M. HENHY Miciiui,, agrégé de l'Université, docteur es lettres. Un vol. in-S,


Paris, Hachette.
L'IDÉE DE L'ÉTAT 101

sir, accorder ou retirer le droit; du côté de l'individu tous les


devoirs, du côté de l'Etat tous les droits.
L'idée chrétienne est diamétralement opposée à cette déification
de l'État. Pour les théologiens, en effet, le rôle de l'État est de
mettre la force au service du droit individuel ; l'individu existe
avant l'État, il existe avec ses droits, avec ses exigences légitimes,
avec ses libertés inaliénables, avec ses énergies natives que l'Etat
est obligé de respecter sous peine de faire prévaloir la maxime
odieuse et immorale : la force prime le droit.
L'État est toujours tenté d'exagérer sa force au détriment du
droit privé, mais, il faut le dire bien haut, toutes les fois -que le
pouvoir confisque, à son profit, un droit individuel, il commet
une usurpation et il abuse de sa force.
Saint Thomas d'Aquin a donné la formule exacte de l'idée
chrétienne de l'État quand il a dit : Hic estfinis regiminis utunum-
in
quemque suo jure conservet, la raison d'être de l'État c'est le res-
pect et la protection du droit de tous et de chacun (1).
M. Henry Michel est le partisan résolu de ce système, il l'ap-
pelle l'individualisme, mais le mot importe peu, au fond c'est de
l'idée chrétienne qu'il s'agit.
,
L'auteur a décrit les diverses fluctuations des deux systèmes
depuis le xvnG siècle jusqu'à nos jours, il l'a fait avec beaucoup
de netteté, de précision et une remarquable sûreté d'informations.
On ne pourra pas l'accuser de prêter arbitrairement aux auteurs
dont il expose les doctrines, des théories qu'ils n'ont pas pro-
fessées, car il cite toujours textuellement les paroles et, toujours
aussi,, il en indique les sources.

Lp xvn° siècle offre le contraste étrange d'une société profondé-


ment chrétienne et au sein de laquelle a prévalu cependant la
conception païenne de l'État : « Contre la raison d'État, il n'est
(i) De regimine principum, 1. III, c. xi.
102 REVUE THOMISTE

pas de droit qui vaille, dit M. Henry Michel en parlant de la po-


litique du xvn° siècle. Les particuliers ont, sans doute, des droits
les uns par rapport aux autres : ils n'en ont point au regard de
l'Etat. Comment auraient-ils des droits sur l'État ou contre l'État,
puisque ceux-là mêmes qui régissent les relations privées leur
viennent de l'Etat? La notion d'un droit antérieur, supérieur et
étranger aux arrangements politiques est totalement absente de
la théorie orthodoxe de l'Etat. »
A l'appui de ce jugement, l'auteur cite les paroles suivantes de
Bossuet: « Otez le gouvernemen t, la terre et tous ses biens sont
aussi communs entre les hommes que l'air et la lumière... Dans
un gouvernement réglé, nul n'a le droit de rien occuper... en gé-
néral tout droit doit venir de l'autorité publique (1). »
D'après ces principes, tout droit est donc une concession gra-
cieuse du pouvoir et les individus n'ont qu'à attendre avec rési-
gnation le moment où le gouvernement daignera leur accorder le
droit à la propriété, à l'action, à la liberté.
« Au prince seul, appartient le soin général du peuple, dit
encore Bossuet, c'est là le premier article et le fondement de tous
les autres: à lui les ouvrages publics; à lui les places et les armes ;
à lui les décrets et les ordonnances ; à lui les marques de dis-
tinction; nulle puissance que dépendante de la sienne; nulle
assemblée que par son autorité. C'est ainsi que, pour le bien d'un
État, on en réunit en un toute la force. Mettre la force hors de là,
c'est diviser l'Etat; c'est ruiner la paix publique (2). »
Ces doctrines n'ont pu prévaloir, en France, que par l'oubli
total des traditions nationales. Le xmc siècle était, au moins, tout
aussi chrétien que le xvn° et on eût bien étonné le moyen âge si
on lui avait enseigné cette absorption complète de tout un peuple
dans la personne du prince. Aux siècles suivants, pendant les
Etats généraux de 13,56 et de 1484 par exemple, on était loin,
fort loin de cette idée de l'Etat telle que la formule Bossuet; mais
la marche ascendante du pouvoir royal avait peu à peu envahi le
domaine du droit individuel et Louis XIV, en disant: « L'État c'est
moi », marqua le point culminant de cette révolution opérée clans
les idées et dans les faits.
(1) Politique tirée de l'Ecriture sainte, 1. I, art. 3, prop. IV.
(2) Uid., 1. IV, art. S, prop. III.
L'IDÉE DE L'ÉTAT 103

La réaction ne se fit pas attendre et tout le xvm° siècle agita des


questions qui devaient aboutir à la célèbre déclaration de 1789.
Mais il ne faut pas s'y tromper, et M. Michel le rappelle avec
beaucoup d'à-propos, « l'idée d'une constitution écrite, comme
celle d'une déclaration de droits, n'est pas, ainsi qu'on l'a long-
temps pensé et écrit, une idée française. C'est une idée américaine
ou plus exactement, car il faut aller à la vraie source, une idée
anglaise et puritaine. La première déclaration des droits, les pre-
mières constitutions américaines (1776-77) servirent certaine-
ment, sinon de modèle, du moins d'encouragement à la Consti-
tuante ».
Il suffit en effet de comparer les deux déclarations, celle de 1776
et celle de 1789, pour constater leur lien-de parenté très étroite.
La déclaration de 1776 fut rédigée par Jefferson, l'un des fon-
dateurs de la République Américaine, l'auteur de cette parole si
flatteuse pour notre pays : « Tout homme a deux patries, la sienne
d'abord, et la France ensuite. »
Voici donc comment s'exprime l'auteur de la Déclaration amé-
ricaine : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vé-
rités suivantes : Tous les hommes sont créés égaux (1); ils sont
cloués,par leur Créateur,de certains droits inaliénables; parmi ces
droits se trouvent la vie, la liberté, la recherche du bonheur. Les
gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces
droits; et leur juste pouvoir émane du consentement des gou-
vernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient
destructive de ce but, le peuple a le droit de le changer ou de
l'abolir, et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur
les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les
plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.
« La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements
établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des
causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a
montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des
maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant
les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une
longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au

(1) Il s'agit évidemment de l'égalité civile et politique.


104 REVUE THOMISTE

même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme


absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir, de rejeter un tel
gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur
sécurité future...
« En conséquence, nous, les représentants des Étals-Unis d'A-
mérique, assemblés en congrès général, prenant à témoin le juge
suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions et
déclarons solennellement, au nom et par l'autorité du bon peuple
de ces colonie s, que ces colonies unies sont et ont le droit d'être
des Etats libres et indépendants Pleins d'une ferme confiance
dans la protection de la divine Providence, nous engageons mu-
tuellement au soutien de cette Déclaration, nos vies, nos fortunes,
et notre bien le plus sacré-, l'honneur (1) ».
Ce n'est pas ici le lieu de commenter la Déclaration américaine,
je l'ai citée pour prouver seulement qu'elle a servi de modèle à la
Déclaration de 1789 ; mais si les Etats-Unis restèrent fidèles à leurs
principes de 1776, notre pays bouleversé par la Révolution, enchaî-
né, mais glorieux sous l'Empire, ne connut pas le développement
normal et régulier d'institutions libres et, même sous la Restaura-
tion, malgré la Charte, c'était toujours, au fond, l'idée anti-indi-
vidualiste qui dominait dans l'adminislration et dans les thèses des
philosophes.
« L'homme n'existe que pour la société, la société ne le forme
que pour elle-même, dit M. de Bonald; et ailleurs : «Dans la socié-
té il n'y a pas de droits, il n'y a que des devoirs » — «lé mot droit
en politique n'exprime rien de juste et a été funeste. »
M. Michel suit de très près ce mouvement de réaction en France,
en Allemagne et en Angleterre, et il l'étudié ensuite au point de
vue économique et social. Je m'arrête sur les pages qu'il consacre
au socialisme autoritaire de Louis Blanc.
« Le point de départ de Louis Blanc, dit M. Michel, est le
même que celui de la plupart des réformateurs. Il constate les ré-
sultats de la concurrencé industrielle et commerciale, et le tableau
qu'il trace de la misère des ouvriers le conduit à critiquer le prin-
cipe de toute concurrence, l'individualisme en tant qu'il s'iden-
tifie avec le laisser-faire.

(1) Voir l'Univers du 6 janvier -1896 : article de M. l'abbé Joly.


L'IDÉE DE L'ÉTAT J0£

« Il faut noter tout de suite que ce n'est pas seulement le dé-


sordre économique et matériel, mais aussi le désordre moral qui
provoque la protestation de Louis Blanc. Il s'élève contre le maté-
rialisme de la bourgeoisie, contre ce qu'il appelle «la religion de
l'industrialisme». Non content d'améliorer la condition de l'hom-
me du peuple, il veut « sauver son âme.... »
« Comme le peuple, la bourgeoisie est victime des mots. On en-
Jlamme les esprits en leur parlant de liberté, de progrès. Mais
quelle idée se fait-on du progrès? »
Pour Louis Blanc, le progrès est «la solidarité reconnue, réalisée,
de tous les intérêts » : la liberté est « la faculté de se développer
selon la loi de sa nature ».
Ces deux définitions sont plus que contestables.
D'abord Louis Blanc devrait nous dire si, par intérêt, il entend
seulement l'intérêt économique, social, industriel, matériel en un
mot, ou bien s'il fait aussi la part de l'intérêt intellectuel et moral.
Un homme a évidemment intérêt à grossir sa fortune, mais il a un
bien plus grand intérêt encore à développer son intelligence et à
vivre honnêtement. Cet oubli ou du moins ce défaut de précision est
étrange chez un homme qui a la prétention de « sauver l'âme du
peuple». La définition de la. liberté est encore plus défectueuse.
Si, en effet, la liberté consiste « à se développer selon les lois de
sa nature», on porte atteinte à la liberté d'un voleur, par exemple,
si on l'enferme quand il se développe selon les lois de sa nature
au dépens du bien d'autrui. C'est, sous le beau nom de liberté,
ouvrir la porte à toutes les défaillances de la nature corrompue et
légitimer toutes les hontes.
Louis Blanc n'a pas voulu sans doute aller jusque-là, mais sa
définition ne permet pas de s'arrêter à moitié chemin. «Prenons
la formule de Louis Blanc, dit M. Michel. Si la liberté est pour
chacun la faculté de se développer selon les lois de sa nature, elle
correspond non plus à un vague titre sur les choses, tel qu'est le
droit abstrait, mais à un pouvoir efficace, Louis Blanc n'hésite pas
à la définir ainsi : la liberté, c'est le pouvoir. »
Cette définition est radicalement immorale, car elle confond le
le droit avec le fait, l'usage légitime avec l'abus de la liberté.
Louis Blanc parle évidemment de cette liberté à laquelle tout
homme a droit : or, si cette liberté est le pouvoir, j'ai donc le droit
106 REVUE THOMISTE

défaire tout ce qui me plaît, de tuer un homme, par exemple,


puisque je puis le faire.
Non, ce n'est pas là la liberté : la liberté est la faculté de se déve-
lopper dans la sphère du devoir et dans la limite des lois justes.
Après avoir faussé la notion de la liberté, Louis Blanc nie l'idée
du droit. « Le droit séparé du pouvoir n'est pour lui qu'un flatus
vocis... Il livre l'individu à l'Etat. C'est l'Etat qui a pour tâche
d'assurer à l'individu la faculté de se développer selon sa nature.
C'est l'Etat qui a pour tâche de remplacer ce terme abstrait : le
droit, par cette réalité : le pouvoir (1). »
L'auteur dont je résume l'ouvrage traite toujours avec beaucoup
de courtoisie les adversaires de sa thèse, je n'ai pas le courage de
l'en blâmer; cependant un peu de juste indignation ne serait pas
parfois hors de propos. Hé quoi! le droit d'émettre un acte, séparé
du pouvoir de l'accomplir, ne serait qu'un vain mot! Mais alors le
premier venu peut anéantir mon droit en enchaînant mon acte !

Des milliers d'hommes s'opposeraient à l'émission d'un acte auquel


j'ai droit, que toute leur force n'intimerait en rien l'intégrité abso-
lue de mon droit. L'existence du droit ne dépend pas d'une vo-
lonté tyrannique qui s'oppose à sa manifestation extérieure, elle
-dépend de Celui qui en a fait mon bouclier contre tous les attentats
de la force; l'existence du droit dépend de Dieu.
Qu'est-ce donc que l'Etat d'après Louis Blanc? L'Etat est tout.
Sans doute il fait la différence des temps ; il ne dit pas : le Roi est
tout. Mais qu'importe le mot, si la chose est la même! Il a beau
dire que l'Etat devenant tout le monde, on ne peut plus l'appeler un
maître qu'il estj:)lutôt un serviteur ; ce sont des mots qui cachent
une doctrine d'autant plus dangereuse que l'Etat devient alors une
force anonyme irresponsable mais toujours tyrannique, puisqu'elle
méconnaît ou méprise le droit sacré des individus.
Aussi Louis Blanc est le partisan résolu d'une centralisation ef-
frénée et il ne cache pas son dédain pour la charte de 1830.
Cette peur de la liberté et du droit individuel est le caractère
propre des socialistes, voilà pourquoi ils s'allient si facilement aux
radicaux dont la grande préoccupation paraît être d'étouffer le
droit et la liberté.
(1) L'Idée de l'Etal, page 234.
L'IDÉE DE L'ÉTAT 107

Avec les Doctrinaires, la discussion s'élève et, si l'on croit devoir


combattre les opinions de Royer-Cbllard et de Guizot, du moins on
n'est pas obligé de défendre contre eux les principes fondamentaux
de la morale. M. Michel a fort,bien saisi les traits qui les caracté-
risent : « Ils cherchent à réconcilier la vieille France avec la nou-
velle. Pour y parvenir, ils sont obligés de tenir tête, à la fois, aux
partisans de l'ancien régime et aux disciples de la Révolution.
Entre les deux partis ils occupent le juste milieu, position qui les
condamne souvent à refuser les conséquences d'un principe qu'ils
admettent, ou à refuser le principe lui-même, tout en admettant
les conséquences. Ils concevront, par exemple, le pouvoir royal
d'une manière sensiblement analogue à celle des hommes de l'an-
cien régime, mais ils combattront l'intervention de la cour dans
la politique, les privilèges et les privilégiés, et ils réclameront des
droits garantis par une constitution en bonne forme. Par exemple
encore, ils prétendent foncier la monarchie conslitutionelle, mais
ils refuseront à la Chambre élue, avec le droit d'initiatiAre, celui de
dicter la politique du cabinet » (1).
Cette position, entre deux systèmes qu'ils veulent réconcilier,
exposel.es Doctrinaires à des inconséquences qui sontla partie faible
de leur système malgré leur incontestable supériorité intellectuelle.
M. Guizot surtout envisageait toujours les questions politiques par
leurcôté le plus élevé et c'était un saisissant spectacle que de le
voir dominer les orages des assemblées par la hauteur de ses vues
et la sérénité impassible de sa pensée. Comme il savait bien d'ail-
leurs rendre justice à ses adversaires politiques, quand il recon-
naissait en eux la droiture des intentions et le dévouement au bien
public. Il disait un jour à Montalembert : « Malgré, tant et de si
graves dissentiments, je n'ai jamais cessé de ressentir pour vous
l'intérêt et le goût que vous m'aviez d'abord inspirés. Au milieu
des luttes de la vie publique, et quoique souvent atteint de vos
coups et forcé de vous porter aussi les miens, j'ai toujours eu l'ins-
tinct d'une secrète sympathie qui unissait au fond, du moins dans

(1) L'Idée de l'Etat, page 292.


108 REVUE THOMISTE

leur but intime et dernier, nos voeux et nos efforts, sentiments dont
probablement vous ne vous êtes guère douté, que je n'écoutais
point quand j'avais à Arous combattre, mais que j'ai plus d'une fois
retrouvés au moment même du combat, et que je prends plaisir à
vous exprimer aujourd'hui. » Ces sentiments et ce langage font hon-
neur à la fois et à l'ancien ministre de la monarchie de Juillet et au
vaillant soldat de la cause catholique et, quand on regarde autour
de soi aujourd'hui, on regrette que de tels exemples ne soient pas
mieux suivis.
« Royer-Collard n'a jamais pu séparer des souvenirs les plus re-
doutables delà Révolution la notion de la souveraineté du peuple.
Aussi l'écarté-t-il résolument dans son principe (1). »
Ils sontnombreux encore, ceux qui, à l'exemple de Royer-Collard,
ne voient le principe de la souveraineté du peuple qu'à travers le
voile sanglant de 93. Mais remontons plus haut, allons jusqu'aux
sources mêmes de notre histoire, et là, sans être hantés par le cau-
chemar du jacobinisme, assistons à la séance des Etats généraux
qui gardaient encore intact le dépôt de nos traditions nationales.
Un orateur est à la tribune, c'est un grand seignenr ; il a été long-
temps conseiller de la cour de Bourgogne, la plus magnifique de
cette époque; écoutez-le : « S'il s'élève quelque contestation par
rapporta la succession au trône ou à la régence, à qui appartient-
il de la décider sinon au peuple qui a d'abord élu ses rois... comme
je l'ai appris de mes pères, dans l'origine, le peuple souverain créa
des rois par son suffrage... Dans beaucoup de pays encore, suivant,
l'ancienne coutume, on élit le roi (2)...
On le voit, le principe de la souveraineté du peuple n'est pas
une maxime révolutionnaire, elle est la base de notre ancien droit
public. Du reste, est-il besoin de le dire ? on entend par souverai-
neté du peuple le droit qu'a une nation de choisir son chef et la
forme de son gouvernement.
Les Doctrinaires se trompaient donc quand ils considéraient la
souveraineté du peuple, ainsi comprise, comme une nouveauté
révolutionnaire ; ils se trompaient aussi, en principe du moins,
quand ils écartaient de la vie publique une grande partie de la na-
tion.
(1) L'Idée de l'Etat, page 292.
(2) Discours de M. Philippe Pot aux Etats généraux de 1484.
L'IDÉE DE L'ÉTAT d09

En principe, en effet, l'Etat est la chose de tous ; qu'il s'agisse


d'une Monarchie ou d'une République, l'Etat est essentiellement
respublica, par conséquent tout citoyen a le devoir de s'intéresser
à la chose publique et le droit d'influer sur la marche des événe-
ments et sur les destinées de la patrie commune. Parquets moyens
et dans quelles limites l'individu peut-il ainsi prendre part à la vie
publique ? C'est là une question de mesure pratique, une question
d'application de principe, mais le principe en lui-même est incon-
testable. On dénature la notion fondamentale de l'Etat, si on en
fait l'apanage exclusif d'un homme, d'une classe ou d'un parti.
Avec leur cens électoral les Doctrinaires sont tombés dans cette
erreur; cependant il serait injuste de méconnaître leurs efforts en
faveur de quelques libertés, et on doit leur savoir gré d'avoir com-
battu la centralisation excessive de la Convention et de l'Empire.

L'école démocratique qui accepte la souveraineté du peuple a


trouvé « .dans Toequeville un analyste pénétrant, et clans Lamar-
tine, dont le souple génie s'est plié à toutes les tâches, un héraut,
sonore en même temps qu'un chef politique (1) ».
D'après Toequeville, la démocratie est menacée d'une part par
l'anarchie, de l'autre par la servitude. L'anarchie est à craindre,
parce que tous les citoyens, étant politiquement égaux, tendent às'i-
soler les uns des autres et à tirer chacun de leur côté ; la servitude
n'est pas moins à redouter, car chaque individu souffre qu'on l'at-
tache « parce qu'il voit que ce n'est pas un individu ni une classe,
mais le peuple lui-même qui tient le bout de la chaîne »
.
Que ce soit un roi, une classe de privilégiés ou le p>euple qui tient
la chaîne, on n'en demeure pas moins toujours enchaîné : il m'im-
porte assez peu que le geôlier soit un grand seigneur, un roi ou un
prolétaire; ce que je veux avant tout, c'est de n'être pas enfermé. 11
est des gens qui ont si peu le sens de la vraie liberté qu'ils sont con-
tents dans une prison pourvu que celui qui a fermé la porte soit
pauvre et mal vêtu : là est le danger de la démocratie, qui souvent
n'est pas synonyme de liberté. Les Américains ont écarté ces périls
en usant largement de la liberté et surtout en attribuant « une vie

(1) L'Idée de l'Etat, page.318.


11.0 REVUE THOMISTE

politique à chaque portiondu territoire, afin démultiplier à l'infini,


pour les citoyens, les occasions d agir ensembleet de leur faire sentir
tousles jours qu'ils dépendent les uns des autres». C'est en effet le
meilleur remède contre la servitude dont sont menacées toutes les
démocraties. Quand les citoyens sont habituées à s'occuper longtemps
des affaires publiques locales, ils acquièrent une éducation politique
à laquelle n'atteignent pas les peuples dont l'initiative est compri-
mée par le pouvoir central et qui ne se meuvent qu'avec la per-
mission de l'Etat. Dans une démocratie, la décentralisation admi-
nistrative est donc la meilleure sauvegarde de la liberté.
« Lamartine rapporte à l'Evangile les idées d'égalité, de fraternité
et de liberté. Or, la démocratie est contenue tout entière dans ces
trois idées. Organiser la démocratie, fâche que Lamartine assigne
dès -1831 à son temps, c'est « consacrer l'égalité politique et civile
de tous les hommes devant l'Etat » et pourvoir à la « charité poli-
tique et civile » sous la forme de la liberté. Je ne discute.ici ni
l'homme, ni les vicissitudes de sa vie agitée ; au contraire, sous la
surface mouvante des faits, je cherche l'idée directrice. On peut dire
qu'elle apparaît très nette, dès 1831, et. qu'elle n'a jamais varié. Ce
n'est pas seulement par le prestige de l'éloquence et le droit du
génie que Lamartine a été le chef réel et incontesté du gouverne-
ment provisoire. Nul n'avait plus activement travaillé à populari-
ser la notion de l'Etat démocratique; nul ne s'en était formé une
image plus haute, plus noble et plus juste (1). »
M. Michel a pleinement raison de dire que nul, plus que Lamar-
tine, ne s'est fait, de l'Etat démocratique, une idée plus noble et
plus juste, mais Lamartine ne s'est élevé si haut que grâce au senti-
ment chrétien dont sa grandeâme étaitpénétrée. De tousles hommes
politiques du xixc siècle, nul plus que lui n'a essayé de faire planer
sur les flots agités de la démocratie la grande' idée de Dieu et les
maximes sociales de l'Evangile.
C'est là du reste qu'est.le salut. Si. les deux grandes lumières
vers lesquelles le poète tournait si volontiers ses regards venaient
à s'éteindre au sein de la démocratie moderne, aucun phare ne gui-
1

derait sa route et les peuples, perdus dans la nuit, iraient se briser


contre les écueils dont la route est semée.

(-1) L'Idée de l'Etat, page 327.


L'IDÉE DE L'ÉTAT 111

Aussi voyez comme Lamartine explique admirablement le prin-


cipe de la souveraineté du peuple : « Peuple, dit-il, Dieu seul est
souverain, parce que seul il est créateur; parce que seul il est in-
faillible, seul juste, seul bon, seul parfait. »
Dieu est donc le seul vrai souverain au sens absolu et propre du'
mot, et le peuple n'a qu'une souveraineté déléguée qu'il exerce
quand il confie à des institutions humaines le soin de diriger ses
destinées. A cette fière démocratie qui a la prétention d'être le der-
nier mot de la civilisation, Lamartine, rappelle que « toute civili-
sation qui ne vient pas de l'idée de Dieu est fausse », que « toute
civilisation qui n'est pas pénétrée de l'idée de. Dieu est froide et
vide » que « la dernière expression d'une civilisation parfaite, c'est.
Dieu mieux vu, mieux adoré, mieux servi par les hommes ».
Hélas que nous sommes loin aujourd'hui de ces grandes, saines"
!

et fortes pensées ! Un homme d'Etat se croirait déshonoré s'il pro-


nonçait le nom de Dieu : il est vrai qu'il est permis de se deman-
der si nous avons encore des hommes d'Etat.
Pour Lamartine, « la sainte et divine pensée de la démocratie
n'est qu'une émanation de l'idée chrétienne appliquée à la poli-
tique ». Rien n'est plus juste. C'est l'Evangile qui adonné au monde
le dogme de la fraternité, c'est l'Evangile qui en enseignant l'égalité
des hommes devant Dieu, a préparé l'égalité des citoyens devant
la loi ; c'est l'Evangile qui, en annonçant la grande nouvelle de
l'émancipation, a jeté clans le sillon cette semence d'où a germé la
liberté.
Lamartine est allé jusqu'au bout de ses principes en déclarant
que « tout Français en âge viril est citoyen politique, que tout ci-
toyen est électeur ». Le poète s'est occupé aussi des questions so-
ciales dont il a prévu l'importance tous les jours grandissante; il
n'est socialiste à aucun titre, mais «il veut que l'Etat, tout en res-
pectant la liberté des transactions entre le capital elle salaire »,
lotit en évitant « de mettre sa main arbitraire entre le maître et
l'ouvrier », ne renonce pourtant pas au plus beau de ses titres : ce-
lui de Providence du peuple, que toutes les. civilisations antiques
ou modernes lui. ont affecté. Or la Providence. « ne se contente pas
de voir, elle pourvoit; de laisser faire, elle agit... »
«Il ne suffit pas à Lamartine d'attribuer au gouvernement un
rôle économique et social considérable. « Nous sommes spiri-
112 REVUE THOMISTE

tualistes en politique », répète-t-il en 1847. De même que « nous


mettons les intérêts de l'âme bien au-dessus de ceux du corps,
nous mettons l'âme des peuples bien au-dessus de leur organisa-
tion matérielle ». Et il continue : « Nous croyons que les peuples
ont une âme, que la civilisation et les gouvernements ont mission
d'éclairer, de développer, de grandir, de fortifier, de spiritualiser,
de sanctifier de siècle en siècle davantage, par l'adoption et par la
propagation continue des idées, produit intellectuel et moral, pa-
trimoine accru sans cesse, splendeur, grandeur, force, vérité, di-
gnité, sainteté de l'esprit humain. » Le gouvernement ne doit pas
être seulement «l'instrument de la bienfaisance de l'Etat envers
tous ses membres », il doit être aussi avant tout, par-dessus tout
«l'instrument de Dieu (1) ».
Ceux qui regrettent que Lamartine ait négligé la poésie pourla
politique n'ont probablement jamais lu les paroles que je viens de
citer. Elles renferment un programme splendide, elles assignent
à l'Etat un rôle superbe et elles lui montrent le but le plus élevé
auquel, il puisse atteindre. Le poète a été bien inspiré, et quand on
compare ses vues si hautes, si larges et si vraies aux idées étroites,
mesquines, exclusives, misérables de ceux qui ont parfois mission
de diriger les destinées clu pays, on doit reconnaître que, pour
faire un homme d'Etat, la poésie est une inspiratrice plus heu-
reuse que la chimie.

Il

L'école démocratique est comme le point le plus élevé de l'idée


individualiste au xixe siècle, mais elle ne tarde pas à s'affaiblir el
elle menace d'être complètement étouffée parle socialisme d'Etat.
M. Michel en décrit toutes les transformations, et il déduit enfin
les conclusions générales de son livre : c'est dans, ces conclusions
que l'auteur aborde surtout, les problèmes philosophiques que je
vais discuter avec lui.

(1) L'Idée de l'Etal, pages 331-334.


L'IDÉE DE L'ÉTAT 113

L'individualisme dont M. Michel est le défenseur n'est pas un


égoïsme âpre et étroit qui sacrifie l'intérêt général à l'intérêt privé;
il repose au contraire sur un vif sentiment de la dignité de la per-
sonne humaine qui oppose, aux empiétements toujours possibles
de l'Etat, la limite infranchissable du droit.
D'où vient donc le droit individuel ?
« La théorie qui fonde le droit sur la dignité de la personne ne
peut être remplacée que par celle qui transfère tout droit à la so-
ciété, ou encore par la notion d'un droit historique. Mais qu'est-ce
que ces droits purement historiques, dont-on parle de nouveau avec
tant de faveur, sous prétexte qu'à la différence des droits dits na-
turels ou rationnels, ils sont définis en des chartes dûment libellées
et datées, sinon des droits particuliers, analogues à ceux que l'aiir-
cienrégimea connus et sanctionnés et qui n'étaient que des privilèges
légalisés ? Veut-on y revenir ? Est-ce là un but digne de l'effort
des sociétés progressives ? Il faut poser nettement la question, et
mettre les esprits en face de la solution qu'elle recevrait, si par
l'abandon de la philosophie du droit, telle que l'individualisme la
suppose, le monde moderne revenait à une conception aussi juste-
ment discréditée au xvmG siècle.
« Qu'est-ce, d'autre part, qu'un droitindividuel qui serait un don
pur et simple de l'Etat, par conséquent un don précaire et même
perpétuellement remarquable? (1) »
Non, une charte ne crée pas le droit, elle ne fait que le recon-
naître et le consacrer ; il existe avant toute reconnaissance légale,
il vient de plus haut.
Pas plus qu'une charte, l'Etat n'est la source du droit. Nous se-
rions en vérité bien à plaindre si nous en étions réduits à attendre
nos droits du bon plaisir de l'Etat, s'il pouvait, à son gré, les oc-
troyer ou les supprimer et faire de nous ou des personnalités ou
des machines..
La source immédiate du droit réside, comme le dit M. Michel,
dans la dignité delà personnalité humaine, et l'Etat ne doit inter-
venir que pour le protéger et le défendre. Si donc on veut savoir
quels sont les droits inaliénables que l'Etat est tenu de respecter

(1) L'Idée.de.l'Elat,pagc 630.


HEVUIÎ THOMISTE. — 4° ANNÉE.

114 REVUE THOMISTE

sous peine d'abuser de sa force, il faut se demander en quoi con-


siste la dignité de la personnalité humaine.
L'homme est d'abord un être intelligent : il a donc droit à la vé-
rité, soit pour larecevoir, soit pour la donner. Il est du devoir de
l'Etat de ne mettre aucun obstacle à la propagation de la vérité et
tout citoyen qui la possède a le droit de la communiquer.
En principe, cette thèse paraît indiscutable et cependant, en pra-
tique, l'Etat a bien longtemps reculé devant l'application ; qu'on
se rappelle les combats livrés pour la conquête de la liberté d'en-
seignement. Il faut que là notion des devoirs de l'Etat ait été bien
faussée, en France, pour que l'on pût soutenir sérieusement que
nul n'avait le droit d'enseigner s'il ne portait pas l'estampille offi-
cielle.
Mais la vérité scientifique n'est pas toute la vérité, il y a au-des-
sus la vérité religieuse à laquelle l'homme a droit aussi; car s'il
est intelligent, il est aussi un être religieux, ou plutôt il est reli-
gieux par cela seul qu'il est intelligent. L'Etat ne peut, pas sans
forfaiture, entraver l'expansion de la vérité religieuse.
L'homme aie droit de disposer sa vie selon les inspirations de
sa conscience, dans les limites où cette libre disposition de lui-
même ne porte pas atteinte à l'intérêt général.
L'homme est encore un être essentiellement sociable, et il suit
la pente de sa nature quand il forme des associations particulières
en vue d'un but déterminé : c'est pour lui un droit absolu. Toutes
les fois donc qu'une association privée n'est pas contraire au bien
public, l'Etat est obligé de respecter cette liberté. Il n'a pas à la
donner, elle existe sans lui; son droit se borne à constater que l'as-
sociation n'est pas nuisible au pays. Ici encore il est facile de voir
combien nous sommes éloignés delà notion vraie des choses, puis-
que nous attendons encore une loi sur la liberté d'association,
alors que cette liberté est un droit primordial.
M. Michel est conséquent avec ses principes individualistes
quand il dit : « La justice veut que tous les membres de la cité
reçoivent la culture intellectuelle et morale : telle est la fin. Le
moyen consistera-t-il nécessairement dans l'institution d'une mo-
rale d'Etat et d'un enseignement d'Etat ? Non, si des associations
libres, ou même des Eglises qui ne combattent pas les principes
de la société civile, distribuent déjà l'instruction élémentaire et la
L'IDÉE DE L'ÉTAT 115

culture morale. Rien n'empêche que ces associations et ces Eglises


accomplissent, en totalité ou en partie, la tâche imposée par la jus-
tice sociale (1). » L'auteur admet donc la liberté d'enseignement et
le droit d'association ; j'anrais désiré seulement qu'il donnât plus
de relief à la revendication de cette liberté et à l'exercice de ce
droit. Dans un temps où l'Etat menace d'étouffer la liberté et le
droit, il est bon de protester avec énergie contre ses envahisse-
ments déplorables sur un terrain dont il ne devrait jamais franchir
les limites,
Je ne poursuis pas plus loin l'énumération des droits individuels,
quoiqu'il y en ait encore d'autres, le droit de'propriété par exem-
ple ; le devoir de l'Etat est de les respecter tous.
J'ai dit plus haut que la dignité de la personnalité humaine est
la source immédiate du droit, mais il y a une source médiate et
éloignée, et c'est jusque-là qu'il faut aller si on veut remonter jus-
qu'au principe premier et auguste du droit. Le philosophe ne se
contente pas eneffet de constater la dignité de la personnalité hu-
maine, il se demande d'où lui vient cette dignité devant laquelle
doit s'incliner la force de l'Etat, il se demande quelle est la main
qui a entouré le front de l'homme de l'auréole éclatante du droit.
A cette question il n'y a qu'une réponse : c'est Dieu qui nous a
donné l'intelligence, la liberté, le droit; c'est le reflet de Dieu dans
notre âme qui fait la dignité de notre personnalité, aussi quiconque
s'attaque à l'homme en violant son droit, efface, autant qu'il est en
lui, le signe de Dieu sur le front de l'homme.
La société idéale, d'après M. Michel, serait celle où régneraient
sans partage la liberté et la justice complétée par la charité.
Qu'est-ce donc que la justice ? « La justice réside dans la vo-
lonté d'assurer et dans l'effort pour assurer aux personnes morales
la jouissance effective des droits qui leur auront été préalablement
reconnus (2). »
Cette définition se rapproche beaucoup de la définition classique:
Justifia est perpétua et constats voluntasjussuumwiicuiquetribuendum
la justice est la volonté perpétuelle et constante de respecter le
droit de tous et de-chacun (3); cependant je préfère celle-ci parce
(1) L'Idée de l'Etat, page 647.
(2) L'Idée de VElat, page 646.
(3) III» pars, q. LVIII, art. 1.
116 REVUE THOMISTE

que la première, en parlant des droits préalablement reconnus, sem-


ble indiquer que le droit n'existe qu'autant qu'il aura été procla-
mé. Or, reconnu ou non, le droit existe et l'homme juste est celui
qui le respecte partout et toujours.
Les sociétés ne vivent pas de formules métaphysiques,il ne suffit
pas de définir la justice et de souhaiter son règne ; il faut que ce
règnearrive, il faùtqueles formules reçoivent leur application dans
dans la vie des individus et des peuples. Pour cela il n'y a que deux
moyens, la force ou la conscience ; mais la force fait les esclaves,
la conscience fait les hommes libres. La conscience à son tour est
faible contre les entraînements de la passion si une puissance su-
périeure ne vient pas à son aide ; sa lumière s'obscurcit si une
clarté plus haute ne vient pas dissiper les ombres amoncelées ; en
un mot, la conscience laissée à elle-même est exposée à faiblir
devant les saintes exigences de la justice.
De quelque côté que l'on se tourne, qu'il s'agisse du droit, du
pouvoir, de la liberté ou de la loi, on trouve toujours, au terme des
méditations philosophiques sur ces graves sujets, on trouve tou-
jours un mot qui les domine, les éclaire et les explique, on trouve
Dieu source première du pouvoir, du droit, de la loi et de la li-
berté.
M. Michel n'est pas allé jusque-là, il s'est arrêté trop tôt : c'est

une grande lacune dans son livre dont j'ai essayé de faire une som-
maire analyse. Je le regrette d'autant plus que son ouvrage prouve
un travail énorme, de longues et patientes recherches, une rare
impartialité de jugemement et une sincérité à laquelle on est heu-
reux de rendre hommage. Les questions politiques et sociales sont
traitées avec la gravité que réclament de tels sujets, sans passion
ni parti pris et avec un grand respect des opinions que l'auteur a cru
devoir conibatlre. En pareille matière ces qualités sont assez rares au-
jourd'hui pour qu'il soit permis de les signaler et de féliciter l'écri-
vain qui ne fait pas dégéréner la discussion en dispute et la réfu-
tation des systèmes en personnalités injurieuses qui envenimenl
les débats et retardent la solution des problèmes.
Le problème sera résolu quand l'Etat comprenant son rôle et sa
raison d'être respectera les droits, tous les droits des individus;
quand les individus, convaincus que, si la forme des gouverne-
L'IDÉE DE L'ÉTAT 117

mentsestun fait humain (1), le pouvoir, considéré en lui-même,


est d'origine divine, ne se révolteront pas contre l'ordre établi. En
dehors de cette solution qui est l'idée chrétienne, la société oscil-
lera' perpétuellement entre le despotisme et l'anarchie.

Fn. U.-VINCENT MACJJIUS-, 0. P.

(1) a Dominium inlroduclum est de jure gcntium qitod est jus humanum. » IIa IIa 0, q. XII,
.
art. 2.
REVUE DES SCIENCES PHYSICOCHIMIQUE S

Avant les expériences toutes récentes de Roentgen, la découverte la


plus retentissante de ces dernières années, était, sans contredit, dans les
sciences physiques, la découverte de Van/on. C'est une découverte chi-
mique accomplie par des physiciens et fondée sur l'étude minutieuse de
propriétés physiques. Lord Rayieigh et M. William Ramsay ont annoncé
leurs résultats au congrès de la British Association de 1894, mais les
détails de leurs expériences n'ont été publiés que dans le courant de
1895.
11 n'est pas sans intérêt de donner quelques détails sur la méthode
expérimentale qui a permis d'obtenir ce résultat, qui a provoqué un si
puissant et si légitime étonnement. Lavoisier a établi, par des expériences
mémorables, que l'air est formé d'un mélange de deux gaz, l'oxygène, qui
entretient la combustion et la respiration, et l'azote, gaz « inerte » ou
inactif, dans lequel les corps allumés s'éteignent et dans lequel les ani-
maux ne peuvent vivre. Il ya dans l'air 23 grammes pour 100 d'oxygène ;
77 grammes pour 100 d'azote.
Il a fallu venir jusqu'à notre époque pour qu'on soupçonnât qu'il y
avait dans cet azote à peu près 1 pour 100 d'un gaz différent, absolument
nouveau, plus lourd que l'azote et que l'oxygène même, et ayant des
propriétés bien distinctes. Le premier soupçon est venu aux savants
anglais que j'ai nommés, en remarquant que la densité de l'azote extrait
de l'air, de « l'azote atmosphérique», est toujours un peu plus grande que
celle de l'azote retiré d'une de ses combinaisons. Cette différence perma-
nente ne provenait-elle pas de l'existence d'un gaz plus lourd, mélangé
à l'azote dans l'air, et n'existant: naturellement pas dans l'azote extrait
d'une de ses combinaisons?
Telle est l'hypothèse dont MM. Rayieigh et Ramsay ont vérifié la par-
faite exactitude. Le nouveau gaz a pour densité 20, non pas par rapport à
l'eau, comme l'avaient cru le premier jour certains journalistes, qui en
avaient tiré des conclusions bien intéressantes, •— mais 20 par rajoport à
l'hydrogène — ce qui n'est pas tout à fait la même chose, puisque l'hy-
REVUE DES SCIENCES PHYSICOCIIIMIQUES 119

drogène est à peu près 10,000 fois plus léger que l'eau. Tandis que l'air
formé du mélange pèse 14 fois et demie plus que l'hydrogène, l'oxygène
16 fois et l'azote 14 fois seulement, le nouveau gaz, l'argon pèse 20 fois
plus.
Pour préparer l'argon en grand, on fait passer une grande quantité d'air
sur du cuivre, qui brûle aux dépens de l'oxygène, puis sur du magnésium
chauffé au rouge : le magnésium est un des rares corps qui, à haute tempé-
rature, se combinent avec l'azote, et sont par conséquent susceptibles de
l'absorber. Si l'on a soin d'arrêter soigneusement d'autre part les traces
d'acide carbonique, de vapeur d'eau, et autres impuretés existant ordinai-
rement dans l'air, on recueille un gaz sec et pur qui est l'argon.
On peut l'obtenir autrement en répétant en grand une expérience cajDi-
tale de Cavendish. En faisant éclater longtemps les étincelles d'une bobine
d'induction de Ruhmkorff dans un mélange d'azote et d'oxygène, on les
combine partiellement, et si dans le récipient où se trouvent les gaz,
existe un alcali, comme de la potasse, de la soude, l'acide azotique produit
est absorbé au fur et à mesure, et disparaît dans la solution à l'état d'azo-
tate de potasse ou de soude. A l'air ordinaire il faudrait ajouter de l'oxy-
gène pour faire ainsi disparaître tout l'azote à l'état de combinaison, par
l'action répétée des étincelles.
Si l'on fait l'expérience avec un grand volume d'air et qu'on y ajoute de
l'oxygène en quantité suffisante, on peut se débarrasser après coup de
l'oxygène en excès; on observe qu'il reste alors un résidu gazeux irré-
ductible, qui n'est pas de l'azote. C'est encore de l'argon.
L'argon est plus soluble dans l'eau que l'azote, qui d'ailleurs est très
peu soluble. 11 faut donc s'attendre à ce que l'eau de pluie qui contient en
dissolution de l'air atmosphérique renferme, dans cet air, une propor-
tion d'argon plus grande que l'air ordinaire : c'est ce qui s'est vérifié très
exactement.
On s'est préoccupé de soumettre le nouveau gaz à l'action des très basses
températures. MM. Rayieigh et Ramsay en ont envoyé un échantillon à
M. Olszewski, le savant professeur de physique de l'Université de Cra-
covie, qui est un des savants les plus expérimentés dans l'étude des gaz
liquéfiés, avec MM. Gailletet et Raoul Pictet. M. Olszewski a reconnu que
l'argon se liquéfie à 187° au-dessous de zéro et se solidifie à 189°. L'azote
se liquéfie seulement à 194° et se solidifie à 214°.
A la séance de la Société royale de Londres où les deux savants com-
muniquaient leur mémorable découverte, un échange de vues des plus
intéressants, a eu lieu entre les savants les plus illustres du Royaume-
Uni. Parmi les remarques les plus curieuses, signalons celle de
M. Roberts-Austen sur l'acier Ressemer.
120 REVUE THOMISTE

On sait que l'on, fabrique l'acier Bessemer en faisant passer dans de


grandes cornues qu'on peut faire basculer quand elles sont pleines de
1000 kilos de métal fondu, un courant d'air très intense : cet air traver-
sant de la fonte de fer en fusion, brûle une partie du charbon combiné au
fer et réduit ainsi la fonte à l'état d'acier. Cet acier a des propriétés méca-
niques tout à fait remarquables. Or en analysant chimiquement le métal,
on y a reconnu la présence d'une certaine quantité d'air retenu entre les
particules solides. C'est de l'air qui s'est dissous dans le liquide en fusion,
et qui a été retenu au moment où il s'est solidifié. Or dans cet air on
trouve de l'azote, on ne trouve pas d'argon. L'argon, qui existait dans
l'air atmosphérique et qui a traversé la masse fondue, ne se retrouve plus :
il semble donc qu'il ait été absorbé. Peut-être est-il entré à l'état de com-
binaison avec le métal, et ne serait-ce pas la présence de cette combi-
naison qui donnerait à cet acier ses propriétés mécaniques particulières ?
II serait imprudent de se prononcer là-dessus ; mais en tout cas on peut
attendre d'une découverte qui renverse aussi brusquement les idées
reçues sur la constitution de l'air, bien des résultats aussi curieux. Jus-
qu'à présent, les savants anglais n'avaient pas réussi à faire entrer direc-
tement l'argon en combinaison; ils ont essayé les corps les plus éner-
giques, les alcalis, les acides, le phosphore au rouge, le sodium, rien n'y a
fait.
M. Moissan se propose d'essayer l'action directe du fluor. M. Bertlielot
a soumis à l'action d'une série d'étincelles un mélange d'argon et de vapeur
de benzine, et est arrivé à des résultats qui paraissent indiquer une absorp-
tion de l'argon. 11 semblerait ainsi que l'argon se combine dans des condi-
tions analogues à celles qu'il faut réaliser pour produire la combinaison
de l'azote.
L'existence même d'un nouveau corps, probablement d'un corps simple,
existant en proportion notable dans un des éléments les plus répandus, et
qu'on croyait des mieux connus, de notre globe, est en tout cas définitive-
ment établie. Ce qu'il y a de curieux à noter, c'est que ce sont des physi-
ciens — lord Rayieigh surtout est: uniquement un physicien—- qui ont été
conduits par des méthodes purement physiques, par l'étude de propriétés
physiques de l'air, et de sa densité avant tout, à une conclusion que bien
des chimistes ont accueillie au début avec scepticisme.
Mais voici qu'après Yarr/on vient YMlium. M. W. Crookes, en étudiant
le spectre de l'argon, y reconnut des raies caractéristiques. Il observa
que, suivant les conditions où l'on opère, on peut obtenir deux spectres
différents. On peut le constater sans avoir même d'appareil de mesure à
s'a disposition : si dans un tube contenant de l'argon raréfié, on fait passer
l'étincelle de la bobine d'induction, on obtient, suivant les conditions de
.
REVUE DES SCIENCES PHYSICOCUIMIQUES 121

l'expérience, une lueur rouge ou bien une lueur bleue. Le spectroscope


décèle dans le premier cas un certain nombre de raies rouges très nettes ;
on en a compté 80; dans le second cas, on a des raies bleues, également
1res nettes, au nombre de 119.
M. Crookes émit dès le début l'hypothèse d'une dualité de comjjosition.
L'argon pouvait, à son tour, être formé de deux corps ayant chacun son
spectre caractéristique.
L'argument était loin, à la vérité, d'être décisif. L'azote pur a deux
spectres distincts, et il en est de même de divers autres gaz; seulement
ces deux spectres n'ont pas le même aspect du tout ; l'un d'eux est formé
de raies très fines et nettes, l'autre de bandes estompées. Au- contraire,
l'argon donne, dans les deux cas, des séries de raies très nettement
limitées.
Cependant l'argon avait des propriétés qui semblaient bien déterminées,
qui ne rappelaient point les propriétés d'un mélange. Il se liquéfiait à 187°
au-dessous de zéro et se solidifiait à 189°. Il avait une densité égale après
de vingt: fois celle de l'hydrogène.

Quelques mois plus lard, les doutes sur la simplicité du nouveau gaz
prirent plus de consistance. Le chimiste russe Mendeleeff a classé les
déments simples en un tableau à double entrée, comme une table de
Pythagore, où chacun des divers corps simples trouve sa place. Si on lit
une colonne, on a les corps d'une même famille chimique, doués de pro-
priétés analogues; si on lit en suivant une ligne, on a une série dans
laquelle les poids atomiques se succèdent en augmentant régulièrement ;
quand on Ht tout le tableau, une ligne après l'autre, on trouve que le poids
atomique augmente constamment. En somme, ce qui est tout à fait inté-
l'essant, c'est que si on range les corps par ordre de poids atomique crois-
sant, on observe dans l'ensemble des propriétés physiques et chimiques
des variai ions périodiques. Quand recommence une période, on va à la
'igtic.
Tout est loin d'être joarfait dans cette classification ; entre tel et tel corps
«impie, il y a des rapprochements quelque peu forcés, et dans ces élé-
ments groupés en colonnes, on ne peut pas dire que tous les groupes
soient également « sympathiques ».
fout hypothétique qu'elle est et fondée sur des conceptions dans

lesquelles il entre pas mal de métaphysique cette classification mis
— a
pourtant un certain ordre dans la foule bigarrée des éléments; elle a fait
Pi'ondrc des allures plus sociables aux corps simples, personnes de natu-
122 REVUE THOMISTE

rel assez individualiste. Il arrive bien que plusieurs corps se présentent


en concurrence pour occuper le même casier du tableau ; il arrive aussi
que certains casiers restent vides...
Mais ce sont ces lacunes même qui ont fait la fécondité et le succès do
la théorie. Elles ont fait deviner l'existence cV'éléments encore inconnus,
et ont permis de fixer à l'avance leurs propriétés physiques et chimiques;
parfois il s'est trouvé que certains corps simples ont répondu un beau
jour à l'appel du nom qu'on leur avait déjà donné. M. Lecoq de Bois-
baudran a découvert ainsi dans des minerais très complexes un métal nou-
veau, le gallium, et l'on a justement rapproché cette découverte, réalisée
par l'expérience après qu'on l'avait prévue dans tous ses détails, à la
découverte de la jîlanète Uranus, dont Leverrier avait affirmé l'existence
sans l'avoir vue.
Or il n'y a pas de place dans le tableau de Mandeleeff pour un corps
qui ait les propriétés de l'argon et qui soit 20 fois plus lourd que l'hydro-
gène, il y aurait place pour un corps 19 fois plus lourd à peu près, mais
pas 20 fois. L'argon ne serait-il pas alourdi par la présence en petite
quantité d'un autre élément, destiné à combler, lui aussi, une case vide du
tableau située plus loin?
C'est ce qu'a cherché M. Ramsay. Il a d'abord songé à se rendre compte
du rôle de l'argon dans la nature. Il a voulu voir si l'azote 'que contien-
nent les animaux et les plantes ne renfermait pas d'argon, tout comme
l'azote atmosphérique. Jusqu'à présent il n'en a pas trouvé. II. a eu beau
calciner des souris ou des petits pois, en les oxydant dans un tube à
analyse : il en a extrait de l'azote; mais cet azote est très pur et n'a pas
trace d'argon. En revanche, il en a trouvé dans plusieurs minéraux.
11 existe un minéral, la clévite, qui, traité par l'acide sulfurique, laisse

dégager une petite quantité d'azote. Dans le gaz recueilli il se trouve qu'il
ya très peu de vrai azote [et ce gaz, étudié dans les tubes de Geissler,
donne un spectre qui rajjpelle celui de l'argon.
Depuis lors M. Troost a signalé la présence de l'argon dans les émana-
tions de certaines sources sulfureuses des Pyrénées. Et peut-être dans la
thérapeutique joue-t-il un rôle qu'on n'avait pas soupçonné jusqu'à ce joui.
Ce qui paraît certain, c'est,en tous les cas, qu'il entre dans la composition
des roches qui forment le sous-sol du terrain où naissent ces sources.
Si le gaz de la clévite donne le spectre de l'argon, ce n'est pas le speclin-
complet avec toutes les raies bleues et rouges ; il ne donne qu'une parti»'
des raies et jamais les autres. Il présente en outre une raie jaune brillant
que l'on n'avait pu retrouver dans le spectre de l'argon, mais qui n'élail
pas pour les physiciens quelque chose d'imprévu. Elle correspond à mu-
raie noire du spectre solaire, ce qui prouve, comme on sait, que le eorps
REVUE DES SCIENCES PHYSICOCniMIQUES 123

la donne existe dans l'atmosphère du soleil. La plupart des raies


(.ni
noires du sjjectre solaire correspondent à des éléments que nous connais-
sons
! bien, et qui, dans nos laboratoires, nous donnent des raies brillantes
aux mêmes places. Quelques-unes n'ont pu être identifiées encore avec
celles d'éléments connus ; tel était le cas, pour une certaine raie située
dans le jaune. On ne l'avait jamais obtenue avec une lumière quelconque
prise sur la terre. Oiî se demandait si' l'élément auquel elle est due se
irouverait jamais sur notre planète et ailleurs que dans le soleil lui-même ;
de là le nom d'hélium qu'on lui avait attribué. M. Ramsay a montré que
'-

le spectre du gaz extrait de la clévite donnait la raie caractéristique de


i

;
l'hélium. Cette fois, ce n'est pas un élément qu'on a inventé de toutes
; pièces ;
c'est un corps simple qu'on a fait descendre du ciel sur la terre.
i L'hélium, depuis longtemps
reconnu dans le soleil, existe donc dans cer-
' lains minéraux terrestres.
11 existe aussi, en petite proportion dans l'argon, mais probablement
»

| pas dans l'argon atmosphérique. Et, chose étrange, il est bien plus léger
i <jue l'argon. On -avait cherché dans l'argon, un peu trop lourd pour la

l théorie de Mandeleeff, un corps plus lourd que lui, mélangé à lui en


i petite quantité : on y trouve un corps plus léger. L'arrière-pensée qui a

; guidé les chercheurs est ici absolument contraire à ce que


l'expérience
Sleur a donné : cette arrière-pensée leur a pourtant rendu service, puis-
Jqu'elle les a forcés à chercher. Peut-être d'ailleurs y a-t-il en réalité dans
i l'argon atmosphérique quelque autre
corps inconnu qu'on y découvrira
\ un jour.
i Ayant l'hélium, qu'on peut préparer normalement par la clévite, ou par
j. quelqu'un des minéraux rares qui le donnent en même temps que l'argon
| ou qui le donnent à peu près pur, on a étudié ses propriétés physiques. Et
i comme s'il était écrit que ces nouveaux corps simples devaient nous
s; réserver toutes les surprises, en obtenant l'hélium, on a remis, provi-
i soirement sans doute, un échantillon dans l'armoire aux gaz permanents,
j qui semblait vidée.
? Depuis M. Cailletet et M. Pictet, il n'y avait plus de gaz résistant à la
[.; liquéfaction. L'argon lui-même, on l'a vu, se liquéfie très aisément •—tout:
est. relatif. Il suffit de 187° au-dessous de zéro pour l'avoir liquide. L'hy-
'-:
drogène est autrement dur à liquéfier. M. Cailletet et M. Pictet l'avaient
j vu sous forme de gouttelettes, ou de nuage, tout au plus sous forme de jet
.:
l'quide aussitôt évaporé. Cette année même M. Olszewski l'avait liquéfié
i-, Pour de bon; en le refroidissant par de l'oxygène liquide bouillant dans le
] Vide, on avait eu un froid
assez vif pour obtenir de l'hydrogène sous forme
i de liquide incolore bien stable l'hydrogène liquide bout à la douce teiri-
:
} Péralure de 243° au-dessous de zéro.
124 REVUE THOMISTE

L'hydrogène une fois liquéfié, quel froid ne poUrra-t-on pas atteindre


en l'évaporant brusquement par la détente? — Si déjà l'éther ordinaire
l'éther des pharmacies, 2H'oduit un froid si vif sur les doigts en s'éva-
porant à l'air, on comprend que l'acide carbonique une fois liquéfié refroi-
disse beaucoup le vase qui le contient, au point de permettre la liqué-
faction d'un gaz plus difficile à liquéfier que lui ; ce gaz plus difficile à
liquéfier, une fois obtenu liquide, produira un froid plus vif encore eu
s'évaporant, et permettra la liquéfaction d'un autre. C'est par ces cascades
.successives qu'on arriva, de proche en proche, à la liquéfaction de l'oxy-
gène, puis à celle de l'hydrogène. L'hydrogène une fois bien liquéfié, il n'y
avait plus du tout de gaz permanent.
On a soumis au froid produit par l'évaporation de l'hydrogène liquide
un tube rempli d'hélium : il n'a pas manifesté de trace de liquéfaction
passagère. On a répété l'expérience; sur les parois de verre du tube à
hélium ainsi refroidi, pas la plus légère buée. L'hélium est donc jusqu'à
présent un gaz permanent, et le seul gaz permanent.

II

E n physique, je me contenterai de signaler les expériences récentes cl


celles qui se poursuivent actuellement sur les rayons cathodiques.
L'on sait que, quand on fait traverser par une décharge électrique un
tube où l'on a fait le vide presque absolu, ce tube s'illumine. IL prend une
coloration qui dépend de la nature du gaz qui reste dans cet espace ii
peu près vide. Tout le monde a vu des tubes de Geissler. Les phéno-
'-, mènes deviennent plus variés et plus curieux quand on obtient dans ces
tubes un vide de plus enjslus parfait : certaines pompes permettent li'ès
bien aujourd'hui de raréfier l'air d'un tube jusqu'à 1 millième de milli-
mètre dépression et de dépasser même ce degré de vide. C'est avec ces
tubes à gaz très raréfiés que le physicien anglais William Crookes lit, i'
ya quelques années, ses expériences célèbres sur la matière radiante.
Peut-être, avant de relater les expériences toutes récentes de Lenai'il
sur les rayons cathodiques, n'est-il pas inutile de rappeler en quoi con-
sistent les principales expériences de Crookes et son hypothèse de l'élal
radiant.
Le tube à vide contient à son intérieur deux pointes métalliques, qm
traversent la paroi de verre; entre elles, on fait éclater des étincelles d"
REVUE DES SCIENCES PRTSICOCHIMIQUES 125

bobine d'induction. On peut toujours s'arranger pour que les décharges


]n
passent d'une électrode à l'autre, toujours dans le même sens ; l'une
d'elles joue toujours le rôle d'électrode positive ou anode, l'autre d'élec-
irode négative ou cathode.
A mesure qu'on fait un vide de plus en plus parfait, la ligne lumineuse
continue qui s'étendait de la cathode à l'anode devient plus mince et plus
.
irrôle : cette ligne qui est le trajet du courant électrique s'infléchit,
comme un conducteur flexible, si l'on approche un aimant.
Quand on augmente le vide, la décharge devient stratifiée ; au lieu

d'une ligne continue, on a une série de tranches lumineuses séparées


:

' par des intervalles obscurs : un espace obscur s'étend tout autour
d'une région lumineuse très brillante mais très réduite, qui avoisine la
i cathode.

i
Dans l'intérieur du tube avide, introduisons un écran phosphorescent:
; s'il est placé obliquement à la direction des rayons, ces rayons laissent;

<
sur l'écran une trace lumineuse bien visible et l'on a le moyen de les
\ suivre et de les étudier. On voit
par là que les rayons partent de la
î cathode. Ils se dirigent en ligne droite vers l'anode, mais la ligne qu'ils
j dessinent sur l'écran oblique s'incurve brusquement si.l'on, approchs

| un aimant.
' Une des expériences les plus intéressantes de Crookes consiste à munir
j
un tube à viole de deux électrodes négatives distinctes, de deux cathodes,
i loutes voisines. Devant les deux cathodes est placé un diaphragme de

mica : il arrêterait les rayons ; mais on y perce deux trous en regard des
,

| deux cathodes, par ces deux trous s'échappent deux faisceaux de rayons
.
qu'on rend visibles par l'écran phosphorescent. Mais, au lieu d'aller con-
3 verger sur l'anode ou de se propager parallèlement, ces deux faisceaux se
j recourbent de façon à s'écarter l'un de l'autre. Ils se repoussent. Ce ne
) sont.donc pas des fils conducteurs transportant
un courant électrique;
;' «ans cela, les lois d'Ampère
nous apprennent qu'ils devraient s'attirer.
i ^c sont, dit Crookes, des files de molécules éleetrisées, toutes chargées
| de la même électricité, et qui se repoussent.
| Le physicien Puluj, de Prague, attribuait ces phénomènes à des par-
J lic.ules métalliques détachées de l'électrode négative, et emportant l'éJec-

••j
ii'iciié négative par convection. M. Crookes a montré que celle hypothèse
ï doit être rejetée : il a établi en effet que le phénomène est complètement
| '"dépendant de la nature de la cathode : qu'elle soit en argent, en alumi-
"iura ou en platine, l'effet est le môme exactement; et il est bien certain
Ï

;
'l"e ces métaux n'ont pas la même volatilité, qu'ils ne présentent pas la
;
'"«nie facilité à émettre des particules détachées. De plus, on peut mon-,
I
'''<-T qu'il
ne s'agit pas d'un transport vers l'anode, mais bien d'un fais-
126 REVUE THOMISTE"

ceau de rayons émanés de la cathode et s'en allant en ligne droite en


toutes directions, surtout dans la direction normale à la cathode si celle-ci
est formée.d'une petite plaque plane. Si on prend un ballon de_ verre
phosphorescent, muni d'une .cathode sur l'un des côtés, et d'une anode
non pas au point diamétralement opposé, mais au point le plus haut du
ballon, on voit la paroi s'illuminer le plus brillamment non à l'anode, mais
du côté diamétralement opposé à la cathode : si on a introduit au centre
du ballon une petite croix de mica, on voit sur la paroi opposée à la
cathode se projeter, sur un fond lumineux, l'ombre, admirablement nette,
de la croix.
Si l'hypothèse de Puluj n'est pas exacte, comment rendre compte de ces
faits ? William Crookes les a interprétés avec un rare bonheur par sa
théorie de la matière radiante.
Son point de départ est clans la théorie cinétique des gaz. Cette théorie
cinétique des gaz consiste à voir dans les molécules gazeuses de petites
balles en état continuel d'agitation, elles iraient toujours tout droit si elles
rie se choquaient les unes les autres : après un choc, elles rebondissent et
arrivent ainsi à osciller d'un mouvement de va-et-vient autour d'une posi-
tion fixe. La pression du gaz résulte du choc de l'ensemble de ces molé-
cules contre la paroi du vase. La chaleur a pour effet d'accroître la vitesse
de ces mouvements intérieurs, et c'est la grandeur moyenne de ces mouve-
ments dans un gaz donné qui mesure la température. La physique des
gaz est ainsi ramenée à une question de mécanique des corps matériels
solides ; la chaleur elle-même est réduite à n'être qu'uize variété et une
espèce particulière de mouvement. La théorie cinétique des gaz a une
grande importance historique, c'est elle qui a inspiré quelques-unes des
découvertes les plus intéressantes en thermodynamique, c'est-à-dire dans
l'étude de la chaleur.
Aux pressions ordinaires, les molécules gazeuses sont si nombreuses
dans un tout petit volume, elles sont si pressées les unes contre les
autres, elles parcourent un si petit chemin libre entre deux chocs succes-
sifs, que ce que nous voyons et ce que nous mesurons, ce sont simple-
ment des effets d'ensemble; nous ne saisissons pas les molécules dans leur
marche individuelle. Qu'on vienne au contraire à raréfier déplus en plus
l'air contenu dans un tube avide, on finira par n'y laisser que quelques
molécules; et alors il y aura moyen de voir ce qu'elles y deviennent. Pour
W. Crookes, la matière à l'état de gaz très raréfié constitue ainsi un qua-
trième état de la matière, l'état ultra-gazeux ou l'état radiant. Ce qui le
caractérise, c'est qu'en isolant des groupes restreints, sinon des individus,
on peut révéler des différences et des dissymétries qui disparaissaient
dans une foule. Les rayons issus de la cathode, ou rayons cathodiques.
REVUE DES SCIENCES PHYSICOCHIMIQUES 127

seraient ainsi, pour William Crookes, des traînées de molécules maté-


rielles gazeuses chargées d'électricité négative.
Cette théorie de la matière radiante, qui semblait se prêter admira-
blement à l'explication des moindres particularités des expériences de
Crookes, ne tiendra plus longtemps, sans doute, devant les expériences de
Lenard.
M. Lenard a commencé il y a deux ans et poursuit, à l'heure actuelle,
une série de recherches sur les propriétés des rayons cathodiques ; son
idée capitale a été d'étudier les propriétés de ces rayons en dehors du
milieu où ils prennent naissance. Us ne peuvent se produire que dans des
tubes à gaz raréfiés; ils ne se produisent ni dans l'air à la pression ordi-
naire, ni dans le vide absolu. Mais ne peut-on, une fois qu'on les a
obtenus, les faire passer dans l'air ordinaire?
Le problème n'estpas très aisé. Car on a observé depuis longtemps que
le verre est absolument opaque pour ces rayons ; comme le mica, le verre
pouvait servir d'écran arrêtant les rayons dans les expériences de Crookes.
Mais si le verre est opaque, les feuilles métalliques extrêmement minces
ne le sont pas : une feuille d'aluminium de 1 ou 2 millièmes de millimètre
d'épaisseur est transparente pour les rayons cathodiques.
C'est là une paroi bien mince pour séparer un réservoir où l'on a fait:
presque complètement le vide d'un autre qui contient de l'air à la pression
ordinaire, M. Lenard a fermé le fond d'un tube de Crookes par une plaque
métallique épaisse, présentant une fente diamétrale de 1 millimètre de
large ; c'est sur cette fente qu'on colle la feuille mince d'aluminium : cette
feuille se trouve alors assez résistante pour ne pas céder sous la pression
de l'extérieur.
Et, par cette fente fermée seulement d'une lamelle métallique transpa-
rente, s'échappent et se propagent dans l'air ordinaire, les rayons
cathodiques qui ont pris naissance dans le tube de Crookes. On pourra les
suivre en se servant d'un écran phosphorescent bien plus facile à manier
ici, puisqu'on peut le déplacer à volonté; et pour déterminer la direction
de propagation, on reprendra la petite croix de mica, et l'on étudiera
l'ombre qu'elle porte sur un écran phosphorescent placé plus loin.
L'air et les gaz, à la pression ordinaire, ne sont pas pour les rayons
cathodiques des milieux parfaitement transparents. Ce sont des milieux
troubles, où les rayons cathodiques se propagent comme se propage la
lumière ordinaire dans une eau qui n'est pas limpide. Les divers gaz sont
plus ou moins troubles ; ils sont d'autant plus troubles qu'ils sont plus den-
ses ; et avec les divers gaz on a toujours le même trouble si l'on a dans un
même volume le même poids, c'est-à-dire la même quantité de matière.
Que sont donc ces rayons cathodiques?— Plusieurs physiciens, parmi
128 BEVUE THOMISTE

lesquels M. de Kowalski,de Eribourg, ont repris et contrôlé ces premières


expériences de Lenard. Quelques faits sont définitivement acquis à la
science. Mais la nature véritable de ces rayons nous échappe encore.
J.-J. Thomson a essayé de mesurei\leur vitesse de propagation. Il l'a
trouvée incomparablement inférieure à la vitesse de la lumière. II semble
dpnc qu'on a bien affaire à des rayons sans analogie et sans parenté d'ori-
gine avec des rayons lumineux ordinaires. Mais ce qui paraît aussi bien
établi par les expériences que j'ai citées, c'est l'insuffisance complète de
la théorie de l'état radiant. Car enfin, du moment que les rayons se pro-
.

pagent, en conservant toutes leurs propriétés essentielles, dans l'air à la


pression ordinaire, c'est qu'ils peuvent exister sans qu'il soit besoin
d'isoler des molécules individuelles, et c'est que M. Crookes a été un peu
loin quand il a prétendu saisir sur le vif la marche et la façon d'agir de.
ces molécules. Et la théorie cinétique des gaz, déjà quelque peu malade,
reçoit du même coup une nouvelle et sérieuse atteinte ; la théorie de la
matière radiante était pour elle à la fois un argument et une illustration ;
cette illustration et cet argument lui font défaut, à une heure où ses par-
tisans en auraient grand besoin pour la soutenir contre les physiciens, de
plus en plus nombreux, qui proclament l'insuffisance des théories pure-
ment mécaniques.
Au moment où nous terminons cette « revue », les expériences de
Lenard sur les rayons cathodiques viennent d'avoir une suite tout à fail
inattendue.
Les rayons cathodiques, comme dans certaines conditions les rayons
ultra-violets, traversent des substances opaques pour les rayons lumineux
visibles. Les rayons cathodiques peuvent impressionner une plaque pho-
tographique recouverte d'une très mince couche de métal, ou d'un papier
noir opaque. On pourrait'donc obtenir la sil/iouctle, V'ombre chinoise, d'un
objet absolument opaque, un aimant, une paire de ciseaux, etc., en le
plaçant simplement- sur une plaque photographique enveloppée dans une
feuille de papier noir, — et en faisant tomber sur la plaque un faisceau de
rayons cathodiques.
On peut obtenir le même résultat, et l'obtenir-beaucoup mieux avec un
dispositif infiniment plus simple que. le dispositif de Lenard. M. Roentgen
de Wùrzbourg, a obtenu des « photographies de l'invisible », des photo-
graphies à travers enveloppes opaques, simplement en exposant des
plaques sensibles à l'action de la lumière fluorescente émanée de la paroi
vitreuse d'un tube de Crookes.
Ainsi, plus de soin spécial pour faire sortir du tube à gaz raréfié les
rayons qui s'y sont produits. I! suffit d'une bobine d'induction et d'un
tube de Crookes pour répéter l'expérience. Au-dessous du tube lumineux.
REVUE DES SCIENCES PJ1YSICOCIIIMIQUES 129

on dispose la plaque sensible enveloppée de papier noir : si. au-dessus de


la plaque, on interpose la main, on obtient la silhouette exacte du sque-
lette de la main. Déjà la médecine et la chirurgie ont tiré de cette décou-
verte des applications importantes.
Le physicien se préoccupe surtout de chercher la nature même de ces
rayons dont M. Roentgen a découvert les propriétés spéciales. Là-dessus,
des opinions bien diverses ont été émises, sans qu'on ait pu encore en
appuyer aucune d'arguments bien décisifs.
Les nouveaux rayons, — les « rayons de Roentgen » — semblent bien
quelque chose de différent des rayons cathodiques. On peut les isoler eu
recouvrant une ampoule de Crookes de papier noir, puis mettant plus loin
un écran métallique épais, percé d'une fente. Les plaques métalliques
épaisses absorbent les rayons ; mais les plaques minces se laissent tra-
verser. Ces rayons ne semblent, pas se réfléchir, ni se réfracter. Ils ne
présentent pas davantage les phénomènes de diffraction. M. Roentgen
incline à croire qu'on est en présence de rayons transmettant des vibra-
tions longitudinales de l'éther — comparables par conséquent aux rayons
sonores qui se propagent dans un fluide matériel, — tandis que les
rayons lumineux ordinaires consistent, comme l'ont montré les célèbres
expériences de Fresnel et Ara go,- en vibrations transversales de l'éther.
Un avenir prochain nous donnera sans doute-la clef du problème.

J. FliAÏVCK.

UKVUK 'l'UOMlS'I'lS. — A" ANN1ÎK. — 0.


SOMMAIRES DES REVUES

REVUE PHILOSOPHIQUE

JANVIER 1896
A. Fouillée. — L'hégémonie de la science et de la philosophie.
V. Egger. — Le moi des mourants.
Ch. Féré. — Le langage réflexe.
Duprat.—-Expériences sur une illusion visuelle normale.
Picavet. — Les travaux sur le néo-thomisme et la scolastique.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques.
FÉVRIER 189(5

F. Le Dantec. —La vie et la mort.


J. Soury. —Le lobe occipital et la vision mentale [Suite).
.I.-J. Yan Biervliet.— Nouvelles mesures des illusions visuelles chez les
adultes et les enfants.
G. Belot.. •— La logique sociale d'après M. Tarde.
Analyses et comptes.rendus..
Revue des périodiques étrangers.

MAI! s 1896
H. Bergson. —- Mémoire et reconnaissance (Ie article).
1'

F. Le Dantec. -—La vie et la mort. II. Les Métazoaires [Fin).


J. Soury. — Le lobe occipital et la vision mentale [Fin).
Sur l'état mental des mourante, observations par MM. le D Sol lier,
1'

Moulin, A. Keller.
P. Tannery. — La philosophie scientifique d'après les travaux récents.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques étrangers.

REVUE NEO-S'COLASTIQUE
1er RÉVIUKIi 1896.
H. Hailez. — Le temps et la durée.
Comte Domet de Vorges. — L'objectivité de la connaissance intellec-
tuelle.
G. de Craene. — Nos représentations sensibles intérieures.
Ch. Senlroul. —- Le socialisme et la question agraire.
SOMMAIRES DES REVUES 1.31

MÉLANGES ET DOCUMENTS

Homans. — La philosophie au Congrès scientifique international des


.1.
catholiques.
Cyr. Van Overbergh. — Le contrat de travail.
liULLETIN DE l.'lNSTJTUT SUPÉR1IUJU DE J'J-Jll.OSOl'HlE
Programme du cours de psycho-physique prof, par M. Thiéry.
Promotions philosophiques.
COMPTES RENDUS
.1. Halleux. — Les principes du positivisme.
A. Pr'ins. — L'organisation de la liberté.
IVlax Kaulfmann. — Immanente philosophie:
A. Mignon. — Les origines de la. scolastique.
G. Lechalas.— Etude sur l'espace.
P. Deussen. — Allgemeine Geschichte der Philosophie, I Band, Ersie
Abtheilung.
(.). Willmann. — Geschichte des Idealisinus.
Lorenzelli. — Philosophioe theoretiea; institutiones.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


JANVIER 1896
E. Bataillon. —Louis Pasteur.
Louis Weber. — Idées concrètes et images sensibles.
G. Noël. — La logique de Hegel : Le dogmatisme de Hegel [Suite).

ÉTUDES CRITIQUES
të. Halévy. — Travaux, récents relatifs à Socrale.
QUESTIONS PRATIQUES
G. Bougie. — Sociologie et démocratie.
SUPPLÉMENT
Livres nouveaux. —Revues. Thèses de doctorat.

REVUE DES,?MONDES
Ier MARS 1896
liiie correspondance inédite de Prosper Mérimée (première partie).
AI. le vicomte George d'Avenel.
— Le. mécanisme de la vie moderne, —
VIII. Les grandes compagnies de navigation.
M. Paul Guiraud. —L'oeuvre historique de Fustel de Coulanges.
*'l. André Theuriet. Coeurs meurtris (quatrième partie).

'". G. Giacometli. —La queslion de l'annexion de Nice en 1860...
d 32 REVUE THOMISTE

M. Albert Gaudry, de l'Académie des sciences. —Essai de paléontologie


philosophique. — II. Progrès de l'activité, de la sensibilité et de
l'intelligence.
M. G. Valbert. — Le docteur Samuel Johnson et les femmes, d'après
une publication récente.
M. T. de Wyzewa. — Revues russes.. — Le caractère et l'oeuvre de
.

Nicolas Gogol. -
M. Francis Charmes. — Chronique de la quinzaine. Histoire politique.
_

Bulletin bibliographique.
'15 FÉVRIER 1896
M. André Theuriet.— Coeurs meurtris (troisième partie).
M. Jules Girard, de l'Académie des inscriptions. — Euripide.
M. Albert Gaudry. de l'Académie des sciences. — Essai de paléontologie;
philosophique. — I. Multiplication, différenciation et accroissement des
êtres dans les temps géologiques. ...
'

M. Pierre Leroy-Beaulieu. —Boers et Anglais dans l'Afrique'du Sud.


M. Emile Gebhart, de l'Académie des sciences morales. — Boccace.

111. Les drames du « Décainéroii ».
M. C. Colson. — Les chemins de fer et le budget. — 111. Recettes et éco-
nomies procurées par le régime des chemins de fer.
M^. André Michel.
— L'oeuvre de Corot et le paysage moderne.
M.. Robert de la Villehervé.
— Leconsenteinentd'Apia, poésie.
M. René Doumic. —Revue littéraire. — Deux moralistes « fin de siècle »,
Chain fort et Rivarol.
M. Francis Charmes. — Chronique de la quinzaine, histoire politique.
Bulletin bibliographique.

LA QUINZAINE
M^. de M.arcère. — La situation sociale actuelle et la Ligue de décentra-
lisation.
Discours de M. Ollé-Laprune sur le P. Gratry.
Le Naufragcur, roman.
François Descostes. — Un gentilhomme savoyard à l'Académie' française.
Eug. Le Mouel. — La déception de Monsieur Miche, nouvelle.
Jules Gauvière. — De Digne à Saint-M.arlin-Yésubie et à Nice.
.
Deux poésies de Georges Féliz.
Emile de Saint-Auban. — Critique dramatique.
Chronique de quinzaine.
LE GÉRANT : P. SERTLLLANGES.
l'AKIS lin'UIJUÎlillî V. J.KV1Î, KUK CASSKT'I'IÎ, i~l
REVUE THOMISTE

DE L'INCORPORATION DES DOMINICAINS

DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS


1229-1231

On nous pardonnera d'interrompre notre étude sur la Polémique


averroïste de'Siger de Brabant et de saint Thomas d'Aquin, pour
traiter plus à fond une question que nous avons simplement
effleurée dans notre dernier article. Nous voulons parler de L'in-
corporation des dominicains dans l'Université de Paris, à raison,
de l'établissement de deux chaires de théologie en leur faveur (1).
Nous croyons urgent de remettre cette question à l'examen, après
la publication de M. Maurice Perrod sur Maître Guillaume de-
Saint-Amour (2). L'auteur de cet écrit soutient, à notre avis, une
thèse erronée, contredite par les faits historiques et quelque peu
injurieuse à l'endroit de l'ordre dominicain.D'après lui, les chaires,
occupées par Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin ne l'au-
raient été que par abus, et lés maîtres qui se liguèrent sous la
direction de Guillaume de Saint-Amour pour dépouiller les domi-
nicains de leurs écoles méritent sa sympathie ouverte, parce qu'il
ne peut s'empêcher de trouver légitimes leurs revendications.
Nous ne chercherons pas noise à M. Perrod pour ses sympathies,
le poète nous ayant appris que « l'amour a bien des mystères » ;
mais nous ne pourrons en faire autant pour ses affirmations his-
toriques. On comprendra sans peine que l'ordre de Frères Prê-
cheurs ne puisse accepter sans contrôle des affirmations comme

(t) Revue Thomiste, IV, 34.


(2) Maître Guillaume de Saint-Amour. L'Université de Paris et les Ordres Mendiants
«n treizième siècle. Paris, 1895, 143 pages. Cette étude a aussi paru en articles dans.la
Science sociale, t. XIX (1895).

RKVUE THOMISTE. 4° ANNÉE. — 10



134 REVUE THOMISTE

celles de M. Perrod. Elles ne vont à rien moins qu'à jeter une


ombre suspecte sur ce que l'ordre a toujours regardé comme la
plus belle page de son histoire ; ses grands docteurs et les plus
éclairés de ses membres étant venus, pendantdelongssiècles, à ces
écoles parisiennes pour y recevoir et y dispenser tour à tour les
bienfaits d'un remarquable enseignement. Par contre nous tenons
à déclarer, dès la première page de cette étude, que nous n'enten-
dons en aucune manière mettre en cause la droiture d'intention de
M. Perrod. La conclusion de son travail suffirait à elle seule à
témoigner de sa parfaite loyauté; et nous serions même étonnés
si l'auteur ne croyait pas avoir usé de courtoisie et de bienveil-
lance à l'égard des dominicains. Quoi qu'il en soit des intentions
de l'auteur que nous plaçons volontiers in tuto, il n'en reste pas
moins des jugements que nous estimons inexacts et que nous
croyons de notre devoir de rectifier.
Le défaut fondamental de l'écrit de M. Perrod, et ce défaut est
,

en grande partie le principe des autres, c'est qu'il repose sur une
érudition insuffisante. Sans doute le travail se présente avec des
apparences d'informations sérieuses, mais ce ne sont là que des
apparences, car les sources consultées sur le sujet sont absolument
démodées depuis la publication de nombreux et importants tra-
vaux critiques récents. C'est ainsi que la base principale de l'étude
de M. Perrod est l'Histoire de l'Université de Paris de Duboulay.
Cet ouvrage, très remarquable pour son temps, ne peut plus être
pris aujourd'hui comme point de départ en ce qui regarde l'Uni-
versité de Paris, depuis que le P. Denifle et M. Châtelain ont
publié leur Chartularium Universitatis Parisiensis (1). Cette publi-
cation, avecFétôndue de sa documentation, la sûreté critique des
textes et la richesse de ses notes, est devenue un monument de
premier ordre et désormais classique pour l'histoire de l'ancienne
Université de Paris. On ne comprend donc pas qu'ayant à traiter
un point important de l'histoire universitaire, M. Perrod n'ait pas
eu recours à la source principale qui lui aurait fourni un dossier
plus sûr et plus complet que Duboulay, et aussi, l'indication des
meilleurs travaux contemporains sur les questions connexes. Et
cependant le premier volume du Chartularium, celui-là même qui

(!) Revue Thomiste, III, 661.


LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 135

contient le matériel relatif à la lutte de l'Université contre les


dominicains, est de 1888, et la brochure de M. Perrod de
1895(1).
Le point de départ de l'élude sur « Maître Guillaume de Saint-
Amour » étant défectueux, tout le travail devait s'en ressentir.
Nous ne songeons pas ici à faire une critique de détail, cela nous
mènerait trop loin; mais nous examinerons le point essentiel,
celui qui est le principe du débat et qu'il importe le plus de con-
naître, nous voulons dire le droit qu'avaient les dominicains à
posséder pacifiquement leurs deux chaires, ou écoles, dans la
faculté de théologie, à l'Université de Paris.
Après une possession indiscutée de leurs écoles pendant un
quart de siècle, alors qu'elles étaient illustrées par des maîtres
célèbres, les dominicains se trouvèrent, à cause même de leurs
succès, porter ombrage à quelques maîtres séculiers de la faculté
de théologie. Ceux-ci, profitant des difficultés que soulevait,
d'autre part, le clergé séculier contre la mission et les privilèges
accordés par les souverains pontifes aux religieux mendiants,
crurent l'heure propice pour se débarrasser, sur le terrain du haut
enseignement, de rivaux dont la supériorité les faisait souffrir (2).
Que l'assaut donné aux dominicains, dans l'Université, par Guil-
laume de Saint-Amour et ses tenants, ait été le résultat d'une

(1) Nous devons faire des observations analogues pour l'histoire delà Faculté de Théo-
logie de Paris, de M. Foret. Cet ouvrage, où beaucoup de choses sont accumulées sans
méthode a été composé sans consulter le Chartularium : aussi est-il démodé au point de
vue de l'érudition et rempli d'inexactitudes.
(2) M. Perrod s'étonne lorsqu'il voit G. de Saint-Amour abandonner de bonne heure le
terrain de la question scolaire pour attaquer les Dominicains, non plus seulement dans
leur droit d'enseigner, mais encore dans leur droit d'exister. « C'est, dit-il, par une
insensible évolution des esprits que se fit cette transformation dont les phases nous
échappent. Hier, l'Université refusait aux religieux le droit d'enseigner dans l'Univer-
sité; aujourd'hui c'est leur droit à l'existence, dans la forme qu'ils ont choisie, qu'elle
veut nier et détruire » (p. 52). Il n'y a pas, en cette affaire, de phases qui nous échap-
pent, l'ordre des événements est on ne peut plus logique. La lutte plus générale du
clergé séculier contre les Mendiants était bien antérieure à l'affaire universitaire, et loin
que cette dernière fût un principe, même partiel, de la première, elle n'en fut qu'une
conséquence et un épisode. Si G. de Saint-Amour abandonna le terrain des prétendus
griefs scolaires pour généraliser l'attaque et s'en prendre à l'institution même des
ordres religieux, c'est qu'il se rendait compte sans doute du peu de solidité de la pre-
mière position, mais aussi et surtout que le public, en dehors de Paris, ne pouvait guère
se passionner sur cette affaire. Pour gagner le clergé et fortifier son parti de tous les
mécontents, il élargit et transforma le débat en le plaçant sur la question générale des
droits et privilèges dont les mendiants étaient en possession dans l'Kglise.
136 REVUE THOMISTE

jalousie étroite, c'est ce que le souverain pontife déclare nette-


ment (1), et les circonstances de l'événement suffisent "à elles
seules à l'établir. Le maître général des Frères Prêcheurs, Hum-
bert de Romans, un esprit des plus prudents et des plus modérés,
nous dit que ce qui a suscité la jalousie des maîtres parisiens,
c'est la pluralité des docteurs dominicains enseignant dans l'Uni-
versité, la multitude de leurs étudiants et le charme de leur
doctrine (2). En tout cas, il reste à savoir si quelques esprits pas-
sionnés pouvaient être fondés à dépouiller de leurs droits des gens
qui leur déplaisaient à cause de leur supériorité intellectuelle et du
succès résultant de devoirs consciencieusement accomplis. Nous
ne parlons pas du dénoûment juridique de cette affaire; ce fut un
écrasement humiliant pour Guillaume de Saint-Amour et son
parti. Si les dominicains eussent été pamphlétaires et haineux à la
.façon de leurs adversaires, ils les eussent accablés sous la honte
et le ridicule de leur défaite. Après avoir subi des injures et des
violences de toute sorte pendant près de sept années, ils eurent
de
assez courage pour se taire et de grandeur d'âme pour ne pas
piétiner leurs ennemis vaincus, lis jugèrent sagement que le
verdict qui terminacelte affaire en leur faveur les justifiait assez et
mettait au-dessus de toute controverse la légitimité de leur droit.
M. Perrod, cependant, semble révoquer en doute la justice
d'une cause que l'autorité souveraine a favorablement et impi-
toyablement jugée. Sans doute M. Perrod reconnaît l'injustice de
la partie principale de la campagne conduite par Guillaume de
Saint-Amour contre les dominicains, mais il n'en est pas de
même pour le reste. Dans la tentative pour débouter les domini-
cains de leurs droits universitaires, M. Perrod est avec les maîtres
parisiens, dans l'entreprise de Guillaume de Saint-Amour pour
demander la destruction des dominicains, il est avec ces derniers.
Voici d'ailleurs ses déclarations : « Les « Maîtres » séculiers de
l'Université n'avaient eu jusqu'à présent qu'un seul désir : écarter
les religieux mendiants des chaires de théologie que ceux-ci
avaient occupées comme par surprise, les empêcher au moins de

(1) « Praires Pra-dicatores, quorum fclicibus profeclibus invidebant [magislri] .»


(Chart,.Univ.Paris.,L32'S).
(2) « Doctorum nostrorum pluralilatem atque multiliidinem scolarium et doctrine gra-
tiam émulantes » (Chart. Univ. Paris., I, 310)-
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 137

les posséder presque toutes et prévenir ainsi l'envahissement,


l'absorption peut-être de l'Université. Nous avons reconnu la légi-
timité de leurs revendications et, tant qu'ils ont lutté avec des
armes courtoises, nous ne leur avons point ménagé notre sym-
pathie, tout en nous réservant d'apprécier plus tard, au point de
vue social, la valeur de leurs tendances.
« Mais dorénavant tout va changer.
« Incertains sur l'issue de la lutte qu'ils ont engagée avec plu
de justice théorique que de prudence positive et de discernement
des temps, rencontrant une résistance inattendue, présentant par-
fois aux hésitations de la fortune que la victoire, malgré tout, va
leur échapper, ils convoqueront jusqu'à l'arrière-ban de leurs par-
tisans, les lanceront sur un champ de bataille dont ils étendront
les frontières, et, pour être sûrs de vaincre à jamais leurs ennemis,
ils rêveront de les anéantir jusqu'au dernier. Rêve chimérique,
qui, en les égarant, leur fit franchir les limites de l'orthodoxie et
qui, en déconcertant leurs alliés naturels et décidant les indiffé-
rents contre eux, devait enfin les perdre sans retour » (p. 52). De
ces lignes qui contiennent beaucoup d'inexactitudes historiques
et quelques paralogismes, nous ne voulons rétenir qu'une seule
chose, c'est que M. Perrod condamne Guillaume de Saint-Amour
dans la seconde et principale phase de la lutte, dans laquelle
on se servit contre les Ordres Mendiants d'
ce armes étrangères à la
justice et au droit » (p. 53). Le seul point à débattre est donc ce
que nous pouvons appeler la question scolaire, c'est-à-dire de
savoir,si oui ou non, les maîtres séculiers de la faculté de théologie
avaient le droit de dépouiller les dominicains des écoles dont ils
étaient les légitimes et pacifiques possesseurs, ou si là, comme
ailleurs, ils ne firent que tenter d'accomplir un acte arbitraire et
dénué d'équité.
Pour ne pas réduire notre article à une simple critique d'un
liavail fort incomplet lui-même, nous ferons l'historique de la
question avec le développement qu'il' comporte; et puisque
M. Perrod a cherché à envisager, quoique imparfaitement, le
côté social de la question, nous fournirons d'abord quelques
données qui établiront, dans ce qu'il a de fondamental, ce point
de vue, et nous entrerons directement par ce moyen dans l'étude
du point d'histoire qui nous occupe.
138 REVUE THOMISTE

Les deux grands ordres religieux du moyen âge, les Frères


Prêcheurs et les Frères-Mineurs, établis simultanément les pre-
mières années du xme siècle, furent, dès l'origine, dans la pensée
des pontifes romains, les instruments destinés à pourvoir aux
graves, nombreux et pressants besoins qui travaillaient' alors la
société chrétienne. D'un côté la hiérarchie ecclésiastique, alourdie
par les possessions sans nombre nées du long régime féodal,
voyait se former et s'accroître une réaction profonde, sortie de la
masse populaire, qui tentait de restaurer à sa manière l'idéal de la
pauvreté évangélique qu'elle semblait ne plus retrouver dans
l'Eglise. D'autre part, des sectes multiples, devenues arrogantes
et disputeuses, séduisaient par leurs prédications des popu-
lations peu ou point évangélisées faute, de pasteurs zélés et ins-
truits. La décadence et la disparition de beaucoup des anciennes
écoles épiscopales et monastiques amoindrissait à un degré infime
la formation intellectuelle du clergé, tandis que quelques-unes,
absorbant et monopolisant la vie intellectuelle du temps, dispu-
taient avec hardiesse, et souvent avec insuccès, les plus graves
problèmes philosophiques et tbéologiques, faisaient courir à l'or-
thodoxie un danger d'autant plus inquiétant que l'introduction de
la partie fondamentale des écrits d'Aristote accompagnés de ceux
des Arabes menaçait d'activer désastreusement cette efferves-
cence intellectuelle.. Tout cela réclamait une rapide et pro-
fonde réforme. L'ordre de Saint-François fut destiné à faire
resplendir l'idéal trop effacé de la pauvreté évangélique et à
briser le grief exploité E;vec un fâcheux succès par les Pauvres de
Lyon contre l'Eglise. La réforme doctrinale fut spécialement dé-
volue à l'ordre de Saint-Dominique. Sans doute, les fondateurs
de ces deux sociétés, par la différence de leur éducation, de leurs
qualités et de leurs vues personnelles, avaient déjà amplemeiil
fourni le principe spécificateur des instituts qu'ils fondaient. Mais,
même sous la réserve de leur action individuelle, une grand"
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 139

part revient à l'action de la papauté dans la direction générale et


le développement ultime de leurs oeuvres respectives.
Dès les premiers jours de son existence, l'ordre de Saint-Do-
minique eut une vision claire et déterminée de sa vocation : Prê-
cher pour propager et défendre la foi chrétienne, créer des écoles
et y enseigner la science sacrée ; deux ministères connexes et qui
embrassaient dans leur étendue totale les besoins doctrinaux de
l'Église. Que l'idée d'un ordre voué à la prédication et à la con-
troverse pour le soutien de la foi catholique appartienne en
propre à saint Dominique, c'est ce qu'on ne saurait mettre en
doute. Toute sa carrière antérieure à la constitution de son ordre
converge à cela, comme celle de François d'Assise à la pratique
de la pauvreté et de la simplicité évangélique ; mais il n'est pas
également manifeste qu'il associa dans sa pensée à la mission
apostolique de son ordre des fonctions scolaires aussi essentielles
et étendues qu'elles le furent effectivement dans la suite, quoique
de très bonne heure. En tout cas, il avait placé son oeuvre sur ces
confins ; elle y entra presque par le seul mouvement naturel de
son développement.
Déjà en 1215, après son établissement à Toulouse, c'est-à-dire
aussitôt que le groupe de ses disciples s'est formé et que leur
association a pris quelque stabilité, Dominique conduit ses com-
pagnons à l'école de maître Alexandre Stavensby, le futur évêque
de Convenlry, alors régent de l'école épiscopale de cette ville.
Celui-ci les aurait vus venir en songe à ses leçons sous l'appa-
rence significative de sept étoiles dont la lumière et le nombre
croissants éclairaient successivement la contrée et le monde (1).
Ce fait implique chez Dominique l'idée arrêtée de voir ses disciples.
se consacrer à l'étude et fréquenter les écoles pour se préparer
efficacement à leur tâche apostolique, mais il ne va vraisembla-
blement pas au delà. Cette même année 1215 se tenait le concile
oecuménique de Latran. Dominique en compagnie de son ami et
protecteur, Foulques, évêque de Toulouse, gagne la ville éternelle
pour obtenir l'approbation de son ordre naissant. Il put entendre
parmi les voeux les plus ardents des Pères rassemblés, ainsi

(1) Ecu.'VnD, Script. Ord. Proed., I, il; Annales Ord. Proed., 352; l'Année dominicaine.
Paris, 1S93, p. 161. '

140 REVUE THOMISTE

qu'en font foi les actes du concile, ceux de voir se relever de leur
déchéance la prédication évangélique et les écoles de théologie.
Les idées de Dominique et sa préparation antérieure durent le
montrer à Iloriorius III comme l'homme prédestiné à remplir les
voeux du concile en matière doctrinale. Aussi, quand, le 22 dé-
cembre 1216, il confirma l'ordre de Dominique, par une lettre de
trois lignés qui devait lui servir comme de passeport à travers le
_
monde, ce fut avec un seul considérant qui témoigne chez le pon-
tife un plan nettement arrêté touchant la nature et la mission de
l'institution nouvelle. « Nous, considérant que les Frères de ton
ordre seront les champions de la foi" et les vraies lumières du
monde, nous approuvons ton ordre. Nos attendentes, Fratres Or-
dinis tui, futuros Pugiles Fidei et vera, mundi lumina, eonfirmamus
Qrdinern tuum\\). » Prédiction vraiment étrange, unique, crôyons-
nous, dans les annales des fondations religieuses, surtout si l'on
considère aArec quelle prudence réservée l'Église romaine a en-
couragé les premiers pas des institutions religieuses, même de
celles qui devaient devenir les plus florissantes et les plus cé-
lèbres. Dominique ne trompa point l'attente de l'Église romaine.
Après avoir reçu à plusieurs reprises des instructions formelles,
il semble précipiter la mise à exécution de son oeuvre. Dès 1218,
à Toulouse, il disperse ses seize premiers compagnons aux quatre
coins de l'Europe, à l'étonnementde tout le monde. Ces premières
recrues cependant étaient la
pour plupart des hommes assez mé-
diocres, quant à leur culture intellectuelle. Jourdain de Saxe, le
successeur immédiat de Dominique et le contemporain de cette
génération, ne s'en cache pas : « Ils étaient, dit-il, presque tous
des hommes simples et de peu d'instruction, ut plures exiguë lii-
teratos et simplices (2). » Ils n'étaient même vraisemblablement
pas tous des héros de vertu, témoin ce Jean de Navarre qui ne
voulait point partir pour Paris sans argent. Mais, derrière ces
hommes, quels qu'ils fussent, il y avait un Maître, et chez ce
Maître une idée. Dominique savait déjà, quoique dans une for-
mule différente des nôtres, que ce sont les idées qui mènent
le monde. 11 eut une foi absolue dans la mission que l'Église lui

(1) Sullarium Ord. Proed.. i, k.


(2) ECHABD, Script. 0. P., I, 19.
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 141

confiait et les hommes que la Providence lui avait envoyés. Il né


se perdit pas dans ces attermoiements stériles que les caractères
faibles appellent les lenteurs de la prudence. Dominique envoya
donc sans retard la meilleure.partie du groupe à Paris et à Bo-
logn6, les deux grands centres intellectuels d'alors. Ces hommes
qui devaient être les prémices d'un ordre de-docteurs devaient
diriger leurs premiers pas vers les écoles et y planter leur tente.
Le cardinal Jacques de Yitry qui rencontra,à ses commencements:,
la colonie de Prêcheurs établie à Bologne,nous la décrit ainsi, pour
ce qui regarde sa vie studieuse : « Ils sont au nombre des étii-r
diants réunis à Bologne pour faire leurs études. Ils assistent
chaque jour aux leçons que leur fait l'un d'entre eux sur les
saintes Ecritures (1). » Quant à ceux qui vinrent à Paris, leur
union avec les écoles devait être encoreplus étroite. C'est un des
maîtres de l'Université qui donne aux Dominicains le lieu où ils
établissent leur couvent de Saint-Jacques, et l'Université elle-
même leur abandonne les droits qu'elle y possédait (2). Hono-
ri us III recommande, avec une affectueuse sollicitude, à la bien-
veillance des maîtres parisiens, cette plantation nouvelle, ces
frères qui sont à Paris pour étudier in Sacra pagina (3). Les
maîtres répondent avec empressement aux désirs du Souverain
Pontife qui les loue de leurs bons offices (4).et va jusqu'à désigner
le maître qui doit donner les leçons aux Frères, Guillaume de
Saint-Quentin, leur insigne bienfaiteur et leur meilleur ami (5).
C'est aussi dans cette .population scolaire de maîtres et d'étu-
diants que l'ordre, à Paris comme à Bologne et ailleurs, se recrute
fie préférence dans son rapide développement. Le successeur de
saint Dominique, Jourdain de Saxe, sorti lui-même de ces écoles
parisiennes, est l'artisan infatigable de ces riches conquêtes. Il
est la sirène des écoles. En 1224 il écrit de Paris à Diane, sa fille
spirituelle de Bologne : «Par la grâce de Dieu, mes affaires vont
bien avec les étudiants. De l'Avent jusqu'à Pâques, une quaran-

te « Ipsi autem ex numéro scolarium Bononia; causa studii commorantium inunum...


congregati,divinarum Scripturarum lectiones uno eorum docente singulis diebus audiunt »
Ulistoria Occident, apud DENIFLE, Archiv f. Litt. u. Kirchengesch., I, 111).
(2) 'DENIKI.E-CHAÏEJ.AIN, Ckart. Univ. Paris., I, p. 93, 99-101.
(3) Charl. U. P., I, 95.
(4) Chart. U. P., I, 97. '

(o) Chart. Univ. Par., I, 101.


142 REVUE THOMISTE

tame de novices sont entrés dans l'ordre (à Paris).-Plusieurs ont


été maîtres es arts; les autres sont convenablement instruits.
Nous avons bon espoir pour beaucoup d'autres (1). » Deux ans
plus tard, il écrit encore de Paris : « Après mon arrivée, dans
l'espace de quatre semaines, nous avons reçu vingt et un Frères.
Six sont déjà maîtres es arts; les autres sont lettrés, aptes et
compétents pour notre ordre (2). » Ce mouvement de recrues ne
fit que s'accélérer avec le temps. En 1235, Jourdain écrivait à la
même Diane : «J'ai séjourné à Paris tout cet hiver depuis l'A vent,
et grâce à Dieu plusieurs novices distingués par leur vertu, leur
scienoe et leur noblesse, des Maîtres même sont entrés dans notre
ordre. Le jour où je vous ai écrit, ils étaient déjà, au dire des
Frères, au nombre de soixante-douze (3). » Ce succès des Frères
parisiens ne se limitait pas d'ailleurs au monde scolaire. Les
autorités ecclésiastiques et civiles les couvraient de leur haute
sympathie.Dans la dernière lettre citée, Jourdain écrivait encore:
« Le seigneur évêque de Paris est pris d'une telle affection pour
les Frères qu'il est venu en personne assister à mon sermon et a
mangé avec nous au réfectoire. Pareillement le seigneur légat en
France est venu au réfectoire le jour de l'Annonciation de là Bien-
heureuse Vierge. La reine elle-même (Blanche de Gastille) aime
tendrement les Frères. Elle a traité de vrve voix avec moi et fami-
lièrement de ses affaires. »
L'ordre des Prêcheurs était donc poussé en plein dans le mou-
vement et la vie scolaires. Sa vocation doctrinale, les desseins
pontificaux, son recrutement prépondérant parmi les maîtres et
les étudiants, tout contribuait à faire prédominer chez lui le goût
et le tempérament scolaire. Il y eut un moment où le dernier pas
fut franchi, où l'ordre ne fut plus seulement voué à l'étude, mais
encore voué à l'enseignement. Quand nous parlons d'enseigne-
ment, nous voulons plus spécialement dire enseignement publie.
Durant les premières années l'ordre dut organiser, comme il le

(1) C. BAYONNE, Leltres du B. Jourdain de Saxe, Paris, 1SG5, p. 9G ; Chart. Univ. Pa-
ris., I, 106.
(2) C. BAYONNE, L,ellres, p. 66; Chart. U. P., I, 108. Les mêmes faits se reproduisent
dans les autres centres scolaires où travaille Jourdain, à Oxford (ibid.,\i. 12G), Padoue
(p. 11, 100), Verceil (102, 114) et ailleurs (132), d'où l'on peut voir clairement quello
part importante la population des écoles formait dans le recrutement de l'ordre.
(3) BAYONNE, p. 182.
LES DOMINICAINS DANS l'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 143

put, son enseignement intérieur en fréquentant les écoles pu-


bliques, lorsqu'il en trouvait à sa portée, comme ce fut le cas à
Paris, ou au moyen des premiers maîtres dont il disposa. En tout
cas cette première organisation scolaire dut être incomplète et
vacillante, ainsi que le comportait la multiplication rapide des
fondations. Les chapitres généraux de 1221 à 1228 touchèrent
peut-être à ces questions. Mais comme nous n'en possédons plus
Je texte et qu'il nous est impossible d'en discerner les éléments
au cas où ils auraient été incorporés dans la rédaction des consti-
tutions de 1228, c'est sur cette date que nous sommes obligés de
nous rabattre pour toucher un point Yixe et avoir des renseigne-
ments positifs.
Les constitutions de 1228 établissent en effet : 1* que l'on ne doit
pas fonder un couvent sans un Prieur et un Docteur (1), c'est-à-dire
sans l'élément essentiel du gouvernement et celui de l'enseigne-
ment. De ce fait chaque couvent de l'ordre devenait nécessaire-
mentune école,et comme l'ordre couvrait déjà le sol de l'Europe de
nombreuses maisons, on voit quelle importante conséquence il ré-
sultait au profit du développement de l'enseignement ecclésiastique.
2° Le Docteur ne doit pas faire des leçons publiques s'il
n'a étudié la théologie pendant quatre années (2). Les écoles
conventuelles devinrent do^ic des écoles publiques, dès qu'elles
purent disposer d'un maître jouissant des conditions requises,
et ce fut le cas général, comme en témoignent de nombreux
documents pendant tout le cours du siècle. Ces écoles furent
alors exclusivement des écoles de théologie, mais le développement
delà vie scolaire ne tarda pas à amener la création d'écoles de phi-
losophie ou arts libéraux, et l'organisme scolaire se trouva, à
la fin du siècle, très complet mais aussi assez compliqué.
Sous quelle influence l'ordre acheva-t-il cette évolution vers
la vie scolaire que nous voyons déjà fermement dessinée en
1228 ? Sans doute la fin doctrinale delà société agissant direc-
tement sur son organisation et son développement intérieur
devait la pousser, par une tendance toute naturelle, à une

(1) « Convenais... sine priore et doclore non midatur » (Archiv f. Liler. «. Kirchen-
gesch., I, 221).
(2) «Nullus fiât publiais doctor, nisi per iiij annos ail minus llieologiam audieril
{Ibid., 223).
144 REVUE THOMISTE

participation plus active et plus complète de la vie scolaire du


temps. Néanmoins, comme il s'agissait d'une intervention gé-
nérale de l'ordre dans un office ecclésiastique très important, il
ne nous parait pas douteux qu'il faille reconnaître, ici comme
en beaucoup d'autres points, la main de Grégoire IX. Nous
savons que celui-ci, n'étant encore que le cardinal Ugolin, avait
été le protecteur et le guide des deux nouveaux ordres mendiants.
Depuis lors, son influence ouverte ou latente se fait sentir par-
tout. Élu pape le 12 mars 1227, il put enfin mouvoir à sa guise
ces deux grandes forces et les appliquer partout à ses projets
de réformes et de gouvernement ecclésiastique. Plus mûr
pour ces offices que l'ordre, des Mineurs que le pape cherchait
d'ailleurs à pousser dans une direction analogue par l'intermé-
diaire de Frère Hélie de Cortone, l'ordre des Prêcheurs
fut mis à contribution dans une mesure extraordinaire. Quel-
que dix années après, en 1239, il en était réduit à deman-
der grâce à Grégoire IX pour tant de charges et d'occupations
que la Curie romaine lui imposait, au préjudice de sa vocation
principale. Le pape se rendit compte de la légitimité de ces
réclamations. Considérant, disait-il, «que la sagesse de Dieu
avait donné les Prêcheurs pour être la lumière des peuples »
et que les « offices à eux confiés par le Siège apostolique les
détournaient quelquefois de leurs occupations principales)), il
les relevait de nombreuses commissions (1).
Mais, avec le but primitif et fondamental de l'ordre, la prédi-
cation et les missions, il reste encore de lourdes charges im-
posées par le même Grégoire IX, par exemple les contributions
nombreuses de personnes pour l'épiscopat et les offices inqui-
sitoriaux. Celle des écoles était plus étendue et plus pesante
encore; mais ici, tout en travaillant, pour l'utilité de la société
ecclésiastique, l'ordre bénéficiait le premier de ses sacrifices.
Ce fut dans le dessein de réaliser une des réformes les plus
urgentes dans la chrétienté que les Dominicains ouvrirent par-
tout des écoles. Les voeux exprimés par le IVe concile de La-
tran, en 1215, touchant la restauration des écoles ecclésias-
tiques et épisçopales, ne furent que peu ou point exaucés. On

(1) Bull. Ord, Proed., I, 106; VII, 16.


LES DOMINICAINS DANS L ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 145

l n'est pas peu étonné, par exemple, de voir une église de l'im-
;
portance de celle de Barcelone, n'avoir pas encore établi, qua-
torze ans après l'ordonnance conciliaire, le seul maître de gram-
maire auquel étaient tenues les églises épis-jopales, le maître
en théologie n'étant strictement requis que pour les églises
métropolitaines. Le légat Jean d'Abbeville est obligé, en 1229,
de contraindre par- des peines graves l'évêque de Barcelone à
obtempérer à l'ordonnance du concile de Latran (1). Cet état
ne devait pas être exceptionnel. Au temps de la lutte de Guil-
laume de Saint-Amour, saint Thomas d'Aquin-nous fait connaître
que le clergé séculier n'avait pas encore exécuté, faute d'hommes
instruits, les ordonnances du concile de Latran, tandis que les
religieux mendiants l'avaient fait surabondamment (2). C'étaient
en effet ces derniers qui devaient pourvoir, au xi:ue siècle, aux
nécessités de l'instruction ecclésiastique, et nous voyons, les
évoques et les princes favoriser leur établissement et utiliser
leur concours. Ainsi, à peine le chapitre généralissime des Frères
Prêcheurs de 1228 a-t-il établi ou consacré le principe de
l'établissement des écoles et de leur publicité dans l'ordre que
nous voyons, par exemple, le prince-évêque de Liège ' appeler
les Dominicains pour qu'ils prêchent dans son diocèse et en-
seignent la théologie dans sa ville épiscopale (3). Pareillement
encore l'école dominicaine de Dijon a pris, en 1225, un déve-
loppement et acquis une réputation tels que la duchesse
de Bourgogne demande à Innocent IV et en obtient que tous
les clercs de la province ecclésiastique de Lyon, dont Dijon
dépendait, puissent, en y suivant les leçons, jouir de leurs bé-
néfices, comme s'ils étaient à l'Université de Paris (4).
Le fait que Grégoire IX a poussé, pendant les premières

(1) M.utTÈNU, Thes. Anecd., IV, 594-98; Marco. JJispanica, Appcnd., 1417.
(2) «Propter litleralornm inopiam net; adlmc per soeeularcs potuerit obsorvari slnlulum
I.aloranensis ooncilii, ut in singulis ocelesiis métropolitains essent aliqui, qui theologiam
'l'wcrenl, quod tamen ])er voligiosos l)ei gralia ceriiimus mullo latius impletum, quam
eliiim fucrit statuluni». Contra impugnantes ])ei cultum, cap. iv. DENIFI.K, Die Universi-

tûien der Mittelallers, 1,708, noie.
(3) Ooncessimus et ordinavinuis, quod in civilate Leodicnsi rccipialur conventus fra-
'iniii predicatoruni, qui ibi coniiiiovontiir et legant de theologia cl per totum episcopa-
''nii disséminent Verbiini Oci et coni'ossiones audiaul etc.» P. PHÉDÉWCQ, Corpus inqùi-
,
tionis Neerlandicoe, Genl, 1889, p. 74.
(4) DjiNiFUï-CiiATKL.viN, Chart, Univ.Par., I, p. 1.76.
146 REVUE THOMISTE

années de son pontificat, les Frères Prêcheurs à plusieurs


grandes fonctions générales de l'Église, nous incline à croire
avec beaucoup de probabilité que c'est aussi lui, après son élé-
vation, qui a encouragé, sinon obligé, les Dominicains à faire
de chacun de leurs couvents une école de théologie, et de cette
école une école publiqne dès que lemaître aurait une com-
pétence nécessaire. Gomme d'une part Grégoire IX. monte sur
le siège apostolique en 1227, et que de l'autre lé chapitre géné-
lissimede Paris, l'année d'après, établit fermement cette législation,
nous croyons toucher, avec ces deux années,Je moment où l'ordre
fait son grand pas dans la voie scolaire, pour devenir ordre ensei-
gnant. '
Nous n'avons pas à indiquer ici, même sommairement, la
marche et le développement de la vie scolaire dans l'ordre des Frères
Prêcheurs. U s'y produisit, durant tout le xiiie siècle, une évolution
très curieuse, tant au point de vue de l'objet de renseignement qu'à
celui de la division et de la hiérarchisation des écoles. Il en résulta
finalement l'organisme scientifique le plus complexe et le plus
fort du moyen âge. Il nous suffit d'avoir constaté que l'ordre fut
officiellement chargé d'une mission fondamentale pour la propa-
gation de la science dans la société, chrétienne. Cela nous permet
de ne pas nous étonner lorsque nous allons voir les autorités supé-
rieures des écoles de Paris vouloir faire bénéficier ces dernières de
l'enseignement et du concours d'hommes qui, à raison, d'une for-
mation et d'une vocation spéciale, étaient particulièrement aptes
à cet emploi, sans compter que leur qualité de religieux garantis-
sait le bon ordre et la stabilité de leurs écoles. A ce point de vue
plus général encore, on comprend que l'autorité de l'ordre et le
Souverain Pontife lui-même étaient intéressés à ce que les maîtres
dominicains, destinés à propager l'enseignement à travers la
chrétienté, vinssent se former aux meilleures écoles du temps pour
dispenser ailleurs les ressources de leur doctrine, et parer efficace-
ment à ce vice d'organisation scolaire dont ne cessaient de se
lamenter les papes et les conciles, la pléthore de quelques grandes
écoles et la consomption du reste du corps.
L'introduction des Dominicains dans l'Université de Paris fut
la conséquence d'un plan général conçu et mûri par l'Église
romaine à raison des besoins scolaires de l'époque, exécuté el
LES DOMINICAINS DANS L*ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 147

poursuivi avec une fermeté et une constance qui, en dépit de


quelques résistances passionnées ou intéressées, lui assurèrent un
plein et définitif succès.
Ces considérations fondamentales, malgré leur brièveté, nous
rendront facile l'intelligence du fait de l'incorporation des Domi-
nicains dans les écoles parisiennes. Quand ils occuperont, les pre-
miers de tous les religieux, une chaire, ou mieux, comme on disait
alors, une école, en 1229, et mie seconde en, 1231, à côté des cir-
constances particulières relatives à ces événements, nous n'oublie-
rons pas que ces faits se rattachent à un ordre de choses plus
général qui les commande et les explique : le plan poursuivi par
le souverain pontife, au moyen des Frères Prêcheurs, pour le
relèvement, des écoles de la chrétienté. M. Perrod, qui nous a
déclaré, dans son étude, vouloir envisager le, côté social de la
question, le trouvera formulé dans ce que nous venons de dire.

Passons maintenant à l'examen des griefs de M. Perrod. contre


les Dominicains dans l'affaire de leur incorporation aux écoles de
Paris, il nous fera entrer en plein dans l'historique de la question.
On, peut s'étonner de voir l'auteur de. « Maître Guillaume de
Saint-Amour » juger sans hésitation une cause dont il connaît
insuffisamment les antécédents et en portant des considérants
qui nulle part ne sont formulés avec précision et méthode. Nous
sommes nous-même réduit à chercher çà et là les allégués de
l'accusation pour les grouper et les faire passer au laminoir de la
critique. Quoi qu'il en soit, nous trouvons trois chefs d'accusation
<]ui servent à M. Perrod justifier
pour son jugement.
1° L'Université de Paris est une société autonome qui peut
admettre dans son sein ou en rejeter qui bon lui semble.
2° Les Dominicains n'ont pas acquis légitimement leurs chaires.
3° Les maîtres séculiers avaient le droit de ne pas laisser envahir
fit absorber l'Université par les religieux.
Nous allons examiner ce que valent ces affirmations :
1° L'autonomie universitaire. M. Perrod écrit
: « Il faut rendre à
148 REVUE THOMISTE

ceux-ci (les défenseurs des Dominicains) ce témoignage qu'ils n'ont


point cherché leurs arguments dans la constitution même de l'Uni-
versité, autrement dit la corporation scolaire, reconnaissant ainsi,
d'un aveu implicite, les droits de cette société à l'autonomie »
(p. 46). M. Perrod ne juge pas à propos de nous faire connaître
ces défenseurs. Passons. Nous lisons ailleurs : «Nous ne pouvons
nous empêcher de trouver légitimes ces revendications (contre les
Dominicains), ni nous défendre d'une sympathie ouverte pour
l'Université en ces premiers jours de ses démêlés avec les reli-
gieux. Les séculiers combattent seulement alors pro aris et foch
et veulent rester maîtres chez eux. Qui n'en eût fait tout
autant? » (p. 45). Encore : « L'Université, jalouse de sa gloire et
craignant des compétiteurs aussi redoutables, les repoussait loin
des chaires publiques, que ses privilèges lui permettaient d'ail-
leurs de distribuer à son gré (p. 40) (1). « Les Dominicains seuls
firent opposition au décret libéral après tout, qui les dépossédait
d'une chaire, mais leur garantissait la propriété de l'autre, tandis
qu'il aurait pu tout aussi bien les leur enlever toutes les deux. »
(p,46).
C'est la première erreur de M. Perrod de croire qu'au temps où
les Dominicains ont acquis leurs chaires (1229-31),- et même
après, l'Université ait. eu une autonomie en matière d'enseigne-
ment, autonomie en vertu de laquelle elle aurait pu admettre, qui
elle aurait voulu à partager son activité scolaire, ou pareillement
le repousser. Rien n'est moins exact. S'il est vrai qu'au début du
xiiie siècle les écoles parisiennes se groupent et obtiennent des
privilèges qui commencent à en faire, à plusieurs titres, un corps
constitué. l'Université naissante n'a pas, et n'aura pas de long-
temps, ni le droit d'ériger par elle-même des chaires, ni celui d'y
appeler aucun professeur, ni celui de destituer un titulaire quel-
conque. Ce droit relève exclusivement de l'autorité épiscopale qui

(1) M. Perrod ajoute i<.--i 'l'étonnant considérant que voici : « Une pointe de rancune,
il faut le dire, devait .s'ajouter à la raison de prudence qui les faisait agir ainsi. Le*
docteurs devaient se souvenir que les Mendiants avaient été les adversaires acharnés
d'Amaury de Cbartres et se flattaient peut-être de le leur faire regretter en les écartant
pour toujours de l'enseignement universitaire. » Il n'y a qu'un obstacle à cela, c'est que
les Dominicains furent fondés eiv 1216 et qu'Amaury de Chartres était mort dix
innées avant, en 1206. Il est vrai que Renan fait aussi persécuter par les Mendiants
Simon de Tournai, mort vers le même temps qu'Amaury, sinon plus tôt. (Averroès et
'Averroïsme, p. 277.)
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS, 149

s'exerce d'une façon ordinaire par le chancelier de l'église de


Paris, à moins que le Souverain Pontife n'intervienne directe-
ment lui-même pour créer des chaires nouvelles et désigner des
maîtres, comme il existe de ces faits plusieurs exemples. L'Univer-
sité, ou plutôt les écoles de Paris, car le nom d'Université n'exis-
tait pas encore, n'ont donc aucun pouvoir pour nommer ou desti-
tuer les maîtres. Tout ce qui leur a été concédé au cours du
xnic siècle se réduit au droit de proposer des candidats au chance-
lier, ou de faire des observations à leur sujet, mais ils ne dispo-
sent en aucune manière de la faculté d'admettre ou d'exclure. En
affirmant le contraire. M. Perrod témoigne qu'il n'a en la matière
que des idées très inexactes.
11 n'y a d'ailleurs dans ce fait et ce droit de la désignation des
maîtres par le chancelier de l'église de Paris rien de mystérieux,
si l'on veut bien se rendre compte de l'origine même de l'Univer-
sité. Celle-ci n'est pas autre chose que le développement des
écoles de Notre-Dame, c'est-à-dire des écoles épiscopales de
Paris (1). L'institution des écoles épiscopales était fort ancienne,
mais leur fortune à travers le haut moyen âge avait été très
diverse, et ce n'est qu'à la fin du xi" siècle, au dire de Léon Maître,
qu'eurent lieu les premières tentatives d'une organisation géné-
rale (2). En tout cas elles prirent au xne siècle, en certains endroits
comme Chartres, Tours et Paris, un développement extraordi-
naire, mais à Paris plus qu'ailleurs. Les décrets du concile de
Latran en 1179 et 121S insistèrent sur l'obligation des évoques à
avoir des écoles pour l'instruction de leurs clercs. Dès l'origine ce
fut un membre du chapitre épiscopal qui délivra la licence ou
autorisation préalable à quiconque voulait enseigner. « Dans cha-
cun des chapitres, écrit Léon Maître (3), il y eut un chanoine,
ordinairement le chancelier ou le préchantre, auquel était départie
la collation de l'office scholastique. Sa juridiction s'étendait sur
la ville épiscopale et les faubourgs : Guillaume, archevêque de
Reims, ' conférant au chapitre de Sainte-Pharaïlde, en 1179, la

(1) DENIFLIÎ, Die Universitceten der Mittelallers, I, 674 et suiv.


(2) « Les premières tentatives d'organisation générale ne remontent qu'à la fin du
xi° siècle, et encore ne concernent-elles que les écoles épiscopales ». {Les Ecoles épisco-
pales et monastiques de l'Occident, P'aris, 1866, p. 178-9.)
(3)L.c, p. 179.
HEVUE THOMISTE. 4e ANNÉE. — 11

150 REVUE THOMISTE

direction des écoles de Gand, dit : « Nous défendons (1), à qui que
ce soit, de tenir école à Gand ou dans les environs, sans votre as-
sentiment. » Un autre Guillaume, archevêque de Sens, donnant
les mêmes lettres d'investiture à Geoffroy, préchantre de sa cathé-
drale, en 1169, nous prouve que ce droit des préchantres n'était
pas nouveau dans sa province ecclésiastique (2) ».
La conséquence de ce droit des églises épiscopales sur les écoles
en général, et plus particulièrement sur les leurs, fut que lorsque
les écoles se développèrent, comme à Paris, pour devenir des uni-
versités, les évoques ou mieux leurs représentants, chanceliers ou
autres, retinrent leur droit d'accorder la licence d'enseigner, et
c'est ce qui continua à se pratiquer à Paris pendant le xme siè-
cle (3). Les maîtres parisiens n'avaient donc, contrairement à ce
qu'affirme, sans preuve d'ailleurs, M. Perrod, aucun droit à intro-
duire un autre maître dans l'Université ou à l'en faire sortir. La
prétendue autonomie de l'Université en cette matière est une
fiction.
il suit pareillement de cet état de choses qu'il est inexact de
dire que les maîtres étaient chez eux. Ils étaient en réalité chez
l'évêque, puisque celui-là seul pouvait les admettre à enseigner
dans le territoire de sa juridiction et dans son école. Il est vrai
que, dès l'origine, lés clercs qui se vouaient à la carrière de l'en-
seignement furent reçus libéralement partout. Au moyen âge, la
chrétienté était une réalité qui faisait qu'un clerc, même loin de
son église, n'était pas un étranger, mais il n'en restait pas moins
que le seul évêque du lieu pouvait lui ouvrir les portes de l'ensei-
gnement.
(1) « Inhibantes ne quis sine assensu tuo et licentia in toto Gandensi, vel oppiili
suburbio scolas regere présumât » (MIH/KUS AUIIIÎIITUS, Opéra diplomatica, t. II, p. 974).
(2) « Dignilatem scholarum quai ad jus preccnlorie pertinent... concedimus in perpc-
tuum et confirmamus, videlicet utnulli liceat nisi assensu, et licenlia precentoris, scolas
cujuscumquemodi sint regere. » (QUANTIN, Chartul. de l'Yonne, U, p. 211.)
(3) LerèglementfondamenlaldeGrégoiro IX(13av. 1231)pour l'Université de Paris esl on
ne peut plus formel : « Diligenler inquirat [cancellarius], et inquisitione sic facla qnid
deceat et quid expédiât bona lîde de.t vel neget secundum conscientiam suani petenli licen-
liam postulatam ». (Chart. Univ. Paris., I, 177.) Au plus fort de la lutte de Guillaume du
Saint-Amour, Alexandre IV, dans sa lettre du 14 avril 1253, maintient intégralement les
droits du chancelier que les maîtres dans leurs attaques contre les Dominicains avaient
violés en tentant d'accomplir un acte qui relevait du chancelier seul : « Volunnis
cancellarii poleslatem in constitutione sepefati Gregorii circa statum Parisiensis studii
declaratam nulla imminutione convelli ». (Ibid., 283.) — TiiunoT, De l'organisation de
l'enseignement dans l'Université de Paris, p. 151.
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 151

Le concours de maîtres et d'étudiants nombreux venus de tous


jes points de l'Europe donnèrent de bonne heure, aux écoles de
Paris, un caractère universaliste, nous dirions aujourd'hui inter-
nationaliste, très marqué. Ces écoles ne cessèrent pas pour cela de
demeurer entièrement cléricales ou ecclésiastiques. Tousles maîtres,
même les artistes, juriste^ et médecins étaient clercs ; les étudiants
l'étaient communément ou aspiraient à le devenir. Au commence-
ment du xme siècle les écoles de Paris embrassaient des éléments
étrangers si importants que les souverains pontifes envisagèrent
ces écoles non plus comme de simples écoles épiscopales, mais
comme des écoles communes au service de la chrétienté entière.
C'est ce qui. les amena à prendre effectivement en main la haute
direction de cette institution qu'ils considèrent comme le bien de
l'Eglise universelle et ilsp'appelèrent leur fille.
Les Papes ne supprimèrent pas pour cela les droits existants de
l'évêque de Paris ou mieux de son chancelier, mais ils se
réservaient d'intervenir quand ils le jugeaient à propos comme
suprêmes modérateurs. Avant le milieu du xuie siècle Gauthier de
Château-Thierry formule cette hiérarchisation de droits en disant
que « les clefs de la science sont remises aux maîtres par l'auto-
rité du seigneur Pape, ou par le Chancelier de Paris d'après
l'ordonnance du Pape : claves scientise a domino Papa, vel a Can-
cellario Parisiensi ex ordinatione domini Pape (1). » Quand on
parcourt les documents officiels relatifs à l'Université de Paris, on
voit que les règlements, les réformes, les privilèges, les correc-
tions et les encouragements, la solution des litiges de toute nature
sont l'oeuvre des pontifes romains qui protègent à maintes
l'éprises l'Université contre elle-même, contre le pouvoir royal et
même les évêques de Paris. Et pour nous tenir ici au seul ordre de
faits utile à connaître dans la question que nous examinons, nous
voyons que c'est Innocent III qui, le 14 novembre 1407, fixe à
lutit le nombre des chaires de théologie de Paris (2) Honorais III
;
fonde
une nouvelle chaire de théologie, le 16 novembre 1218, et
désigne le titulaire Mathieu d'Ecosse (3). Le 28 janvier 1254,
au

(1) DKNII.-LE-CIIATKLAIN, Chart. Univ. Paris., I. p. xi.


' 2) Ibid.,
p. G5.
(:)) Ibid., p. 85.
152 REVUE THOMISTE

plus fort de la lutte des maîtres parisiens contrebas dominicains


Innocent IV fonde une nouvelle chaire de théologie en faveur
des Cisterciens, pour témoigner aux maîtres séculiers qu'il
faisait litière de leurs prétentions d'écarter les religieux de
l'Université (1), et comme les choses n'allèrent pas sans diffi-
cultés, le Pape fit lui-même examiner le candidat par deux cardi-
naux et le nomma d'office (2).
Il est superflu de multiplier les citations de faits et de docu-
ments pour établir sous quel régime se faisait la nomination des
maîtres à l'Université de Paris. Celle-ci, comme on l'a vu, appar-
tient exclusivement au chancelier et au Souverain Pontife. Quant
aux maîtres eux-mêmes, ils n'y sont pour rien. Les affirmations
de M. Perrod sont donc absolument inexactes, quand il pai'le,
sans preuve d'ailleurs, d'autonomie universitaire, de droit des
maîtres à commander chez eux, à admettre ou à exclure. Tout
cela est sans une ombre de fondement historique. M. Perrod avait
cru pouvoirjse rabattre sur cette considérationquelesdéfenseurs des
dominicains ne faisant pas porter leurs revendications sur l'orga-
nisation universitaire, ils concédaient en apparence la légitimité
des prétentions des:maîtres séculiers. Il est possible qu'un défen-
seur des dominicains, peu au courant de ces faits historiques, ail
commis une pareille erreur de méthode; cela ne pouvait pas
autoriser M. Perrod à ne pas étudier la question pour son compte
personnel. On verra plus loin que les historiens même étrangers à
l'ordre et éclairés sur la matière, n'ont pas commis l'impair que
leur prête M. Perrod. En tout cas, après ce que l'on vient de lire,
l'on ne pourra plus déclarer, espérons-nous, que les dominicains
font porter la base de leur défense sur autre chose que le droit
fondamental qui régissait l'Université de Paris.
Maintenant que nous connaissons les autorités compétentes
.

pour délivrer la licence d'enseigner, nous devons examiner si les


clo;minicains; en ont obtenu les titres légitimes pour être incor-
porés aux écoles parisiennes et y donner leur enseignement.

•1) Ibid., p. 2^2.


{2) Ibid., p. 302.
LES DOMINICAINS DANS l'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS

153

Les dominicains ont successivement acquis le droit d'ouvrir


deux écoles de théologie à l'Université de Paris, en 1229 et 1231.
M. Perrod a des idées très inexactes sur le détail de ces faits.
Nous allons passer en revue l'histoire de ces deux fondations.
A propos de la première M. Perrod écrit : « Bien vus à la cour,
protégés par l'archevêque de Sens et par son suffragant de Paris,
les dominicains demandèrent au chancelier de Notre-Dame, et en
obtinrent l'autorisation d'ouvrir un cours public de théologie,
«
afin, disaient-ils, que les écoliers restés dans la capitale ne'fussent
pas privés de professeurs et ne perdissent point un temps pré-
cieux » (p. 43). Rien n'établit historiquement que les dominicains
aient demandé au chancelier d'ouvrir un cours public; et si les
considérants, apportés par M. Perrod, ont été dans l'esprit de
quelqu'un, c'a été dans celui de l'évoque de Paris, Guillaume
d'Auvergne, à qui incombait le soin de pourvoir de maîtres ses
écoles.
La première école dominicaine a été en effet ouverte à l'occa-
sion du départ des maîtres parisiens en 1229.
Déjà sous l'administration des prédécesseurs de Guillaume
d'Auvergne d'assez graves litiges avaient été soulevés entre les
maîtres et l'évèque de Paris (1). Avec le développement qu'elles
prennent, les écoles de Paris apportent à l'administration épis-
copale de nombreux et graves ennuis. Non seulement la popu-
lation écolière est on ne peut plus turbulente et amène des diffi-
cultés et des conflits incessants, mais les maîtres eux-mêmes
semblent prêcher d'exemple. Au lieu de s'employer à maintenir
l'ordre et à pacifier les esprits, ils travaillent à pousser les choses
au pire. Lorsque tout ne succède pas au gré de leurs désirs, ils en
viennent à une suspension générale de leurs leçons. La grève
professorale, si peu connue de nos jours, était le moyen ordinaire

[\\Ckart. Univ. Paris.,I, 102,117.


154 REVUE THOMISTE

par lequel les maîtres parisiens cherchaient à réduire, au xme siè-


cle, l'autorité ecclésiastique et l'autorité civile.
La nomination de Guillaume d'Auvergne comme évêque do
Paris (10 avril 1228) amenait à la haute surveillance des écoles un
homme qui ne pouvait être suspect de malveillance, puisqu'il
était lui-même le plus célèbre des maîtres parisiens du commen-
cement du siècle. Guillaume toutefois était d'une grande rigidité
de moeurs et enclin à un exercice sévère de son autorité. Mieux au
courant que personne des abus qu'amenaient dans sa ville épis-
copale tous ces clercs étudiants venus de tous les pays d'Europe,
il semble avoir voulu rétablir le bon ordre par des moyens assez
radicaux. Un de ses premiers actes avait été de mettre à la raison
les écoliers de la maison Saint-Thomas de Lupara (1). L'année
d'après, au temps du carnaval (février 1229), des rixes qui tour-
nèrent en une sorte de révolution mirent aux prises les écoliers
avec la police royale et les bourgeois. L'affahe s'envenima, les
maîtres cessèrent leurs leçons, mirent Paris en interdit scolaire,
et finalement émigrèrent ailleurs, principalement à Angers cl
Oxford. L'évêque de Paris et Blanche de Castille semblent, non
seulement avoir peu fait pour arrêter ces résultats extrêmes,
mais encore les avoir envisagés avec satisfaction. Le pouvoir
ecclésiastique et le pouvoir civil étaient manifestement résolus à
se débarrasser de cette cause permanente de troubles que les
écoles apportaient à l'Eglise et à l'Etat.
Les maîtres partis de Paris, l'évêque avait à pourvoir à la réor-
ganisation de ses écoles. C'était son droit et son devoir de donner
des maîtres aux clercs de son diocèse et aux étudiants, sans doute
nombreux, qui malgré l'appel et l'exil volontaire des maîtres
étaient restés dans Paris. La vocation spéciale des Dominicains,
les liens étroits qu'ils avaient avec le monde scolaire, à Paris
même, les désignaient à l'évêque pour ses projets. La discipline
religieuse garantissait aussi l'ordre et la stabilité de leur école.
C'est dans ces circonstances que les Dominicains reçurent dans le
courant de 1229 la licence pour un de leurs docteurs d'ouvrir une
école et d'enseigner.
Personne, que nous sachions, n'a mis en doute la légitimité du

(1) Chart, Unie. Paris.,1, 118-31; VALOIS, Guillaume d'Auvergne, 47-53.


LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 155

choix et de l'appel de l'évêque de Paris. Guillaume de Saint-


Amour et ses suivants, dans un factum retentissant contre les
dominicains, publié le 4 février 1254, et que Humbert de
Romans (1) et Thomas de Champré (2) qualifient justement, comme
nous le verrons, de mensonger, en sont réduits, malgré la ten-
dance péjorative extrême du document, à reconnaître que lés
dominicains ont occupé leur première chaire appelés par l'évêque
elle chancelier, c'est-à-dire par l'autorité compétente (3).
Quant au titulaire de cette première chaire, acquise au courant,
de 1229 (4), M. Perrod est encore dans l'erreur en croyant qu'elle
a été occupée par Jean de Saint-Gilles dans les circonstances
rapportées par Nicolas Trivet (5).
L'auteur a sans doute pour excuse d'avoir suivi l'erreur de Du-
boulay et Echard; mais M. Valois l'avait déjà judicieusement cor-
rigée depuis 1880 (6) et le P. Denifle depuis 1886 (7). Le titulaire
en effet fut Roland de Crémone, ainsi qu'en fait foi la liste de
Bernard Gui (8). Conformément aux usages scolaires, Roland dut
faire l'ouverture de ses leçons sous un maître en litre. Nous savons
que celui-ci était Jean de Saint-Gilles, encore maître séculier,
lequel, avec plusieurs autres sans doute était resté à Paris, malgré-
la désertion générale du personnel universitaire. Notons en passant
que Rolland ayant commencé sous Jean de Saint-Gilles, c'est qu'il
en était l'étudiant. Les autres étudiants dominicains de Paris
devaient être attachés au même maître. Jean de Barrastre, cha-
noine de Saint-Quentin, avait été donné par le Pape comme pre-
(1) ,« Litteras mire magniliuKnis, falsitatis el infamie » (Chart. Univ.Paris.,1, 311).
(2) « Litteras infamatorias, plenas mendaciis » (De bono Univ. Apum, éd. 1627, lib. II,
c x, n° 23, p. 173).
(3) o Desiderio suo potiti, conniventibus episcopo et cancellario Parisiensibus, qui
tune erant, in absentia magistrorum sollempne magisterium et unam magislralem catlie-
(lram sunt adepli » (Chart, Univ. Paris., I, 253).
— VALOIS, .Guillaume d'Auvergne,
]> !>3, etc. — M. Perrod, en écrivant que le titulaire de celte chaire « obtint la permis-
sion du roi » de faire ses leçons, se méprend absolument. Le roi n'avait pas à intervenir
ni n'est jamais intervenu dans des questions de cette nature qui relevaient de la seule
aulorilé ecclésiastique.
(4) Chart. Univ. Paris., I, 04.
(5) ECIIAIU). Scrip. 0. P., I, 100. M. Perrod appelle cet auteur Nicolas Triscli.
(6) Guillaume d'Auvergne, .p. 54, etc.
(7) Archiv, II, 173-74.
(8) «Frater Botlandus Lombardus Cremoncnsis, qui fuit primus licentiatus Parisius
Je ordine predicatorum. Frater .lobannes de Sancto Egidio, Anglicus, qui intravil

ordinem predicatorum magister existens. Sub eo incepit prefatus frater Rotlandus. »
{Archiv, II, 204, 173-74.)
156 REVUE THOMISTE

mier maître des Frères Prêcheurs au plus tard dès le commence-


ment de 1221 (i). Il était resté à Paris jusqu'en 1228 (2), époque
à; laquelle lés dominicains durent passer de l'école de Jean de
Saint-Quentin à celle de Jean de Saint-Gilles. Ce régime d'un
maître étranger à l'ordre cessa, naturellement l'année d'après,
avec l'érection de l'école dominicaine, dont Rolland de Crémone
fut le premier régent. ,,->,
Ce fut en 1231 (3), après le retour des maîtres à Paris, rétablis et
inorganisés par les soins de Grégoire IX, que les dominicains
entrèrent en possession de leur seconde chaire ou école. Jean de
Saint-Gilles, que nous avons déjà nommé, fut la cause, au moins
occasionnelle, de cet événement, Ce maître était lié assez étroite-
ment avec les dominicains, puisque c'était sous lui qu'avait com-
mencé, comme on disait alors, Roland de Crémone ; le fait de son
séjour à Paris, pendant l'absence de l'Université, témoigne ainsi
qu'il s'était rangé du côté de l'évêque dans la querelle dès maîtres.
Un jour qu'il prêchait dans l'église des Frères Prêcheurs, devant
les clercs rassemblés, c'est-à-dire devant l'Université, interrom-
pant tout à coup le sermon qu'il avait commencé sur la pauvreté
volontaire, il descendit de chaire, demanda l'habit de l'ordre et
.
vint achever son discours, joignant ainsi l'exemple à ses paroles.
Ses étudiants, ne pouvant se résoudre à perdre un maître qu'ils
appréciaient beaucoup, l'importunèrent jusqu'à ce qu'il eût repris
ses leçons, Ce fut à cette occasion que les dominicains obtinrent
une seconde chaire (4).
Nicolas Trivet qui nous rapporte ces détails nous indique clai-
rement que ce sont les instances de ses disciples qui ont motivé la
continuation de l'enseignement de Jean de Saint-Gilles. Celui-ci
semble, en effet, avoir été un des maîtres les plus en évidence de
l'Université. Médecin de Philippe-Auguste, professeur de son art

(1) Clarl. Univ. Paris., 1, 101.


(2) Chart. Univ. Paris.,1, 113-17.
(3) DENIFLE, Archiv, II, 174.
(4) n Joannes in domo Fratrum Prasdicatorum sermonem faciens ad cl cru m, cum sua-
sisset pauperlatem voluntariam, ut verba sua oxemplo confirmaret, descendens de am-
bone habitum Fratrum recepit; et in eodem regressus ad clerum sermonem explevil.
Occasione ejus habuerunt Fratres duas scolas infra septa sua, rcsumente eo léctiones
suas post ordinis ingressum ad importnnam inslanliam auditorum. » ECUAUD, SS. 0. P.,
p. lûo b.
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 157

à Paris et à Montpellier, il s'était finalement adonné à la théologie


où il aura remporté les mêmes succès que dans sa première
carrière (1). Nicolas Trivet ne fait allusion à aucune difficulté qui
serait survenue dans la fondation de cette chaire. II en est de
même des auteurs contemporains (2). Quant à M. Perrod, il nous
donne de l'érection de cette chaire ce court et étrange récit :
«
Les Frères Prêcheurs créèrent bientôt après (1231)'une seconde
chaire de théologie, sans que nous ayons pu* découvrir qui les y
avait autorisés. Mais cela importe peu » (p. 44). On est vraiment
stupéfait en entendant de semblables déclarations. Une page plus
loin, M. Perrod va qualifier à."abus la possession des deux chaires
de théologie des dominicains et il ne sent pas-même le besoin
d'établir qu'ils ne les détiennent pas légalement. Il ne faut pour-
tant pas être grand clerc pour savoir que, en matière de propriété
ou de possession, on ne peut attaquer la légitimité de la propriété
qu'en attaquant la valeur du titre. M. Perrod ne se sent pas ce
scrupule, il pense qu'une simple déclaration d'ignorance de sa part
sur l'existence ou la' valeur du titre lui permet de conclure à
l'abus, en passant par ce principe intermédiaire, que cela importe
peu. On croit vraiment rêver quand on songe que c'est là le point
de départ de toute la question juridique qui est au fond de la thèse
de M. Perrod et qu'il n'a pas même l'air de le soupçonner. Avec
pareils principes et une semblable logique, il ne faut plus
s'étonner d'entendre M. Perrod apprécier delà manière suivante
le droit illégal par lequel quelques maîtres, en février 1232, s'arro-
gèrent le droit de déclarer qu'à l'avenir aucun ordre religieux ne
pourrait posséder plus d'une chaire (3) « Les dominicains seuls,
écrit M. Perrod, firent opposition au décret, libéral après tout, qui
les dépossédait d'une chaire, mais leur garantissait la propriété
de l'autre, tandis qu'il aurait pu tout aussi bien les leur enlever
toutes les deux. Us protestèrent donc contre cet acte qui, après
vingt-deux ans écoulés, venait porter atteinte à ce qu'ils croyaient
des droits acquis pour jamais : ils voulaient que l'abus, même
prolongé, ne prescrit point contre le droit » (p. 46). Que les domi-

(1) Ibid., 100-101.


(21 Vitai Fratrum, éd. Reiclicrt, Louvain, 1890, p. 327; vov. aussi le texte de Ber-
nard Gui cité plus liant.
(3) Chart. Univ. Paris., I, 226.
158 REVUE THOMISTE

nicains aient seuls protesté, M. Perrod ne devrait pas s'en étonner,


ils étaient seuls atteints par la manoeuvre des maîtres ; que ce
décret fût libéral, c'était à la manière des voleurs de grands che-
mins qui ne détrousseraient qu'à moitié leurs victimes ; qu'il y eût
abus prolongé, c'est ce que M. Perrod n'a pas même cherché à
établir, puisque, d'une part, il témoigne qu'il ne sait pas même où
résidait l'autorité académique et que de l'autre il déclare ignorer
commentlesdominicains sont entrés en possession de leur seconde
chaire. Comment! des religieux sont en possession de leurs éeolespen-
dant vingt-cinq années, sans qu'aucune réclamation se fasse
entendre; ils y sont appelés par l'autorité légitime ; tous les maî-
tres qui se succèdent dans ces chaires sont tenus de recevoir indivi-
duellement l'investiture du chancelier, ce qui constitue chaque fois
un actepositif de confirmation de leurs droits par l'autorité compé-
tente; lesmaîtresséculiers.rivauxjaloux, cherchent aies dépouiller,
et dans le pseudo-décret qu'ils rédigent, n'allèguent pas même
une ombre d'illégalité dans l'origine de Ta possession de ces
chaires, et M. Perrod se croit autorise à déclarer qu'il y a abus
par cela seul qu'il ignore les éléments essentiels de toute la ques-
tion qu'il traite !

Cependant, il semble que M. PeiTod ne sente pas le terrain très


solide sous ses pieds. N'ayant pas su établir qu'il y eût un. abus
dans la possession de deux chaires par les dominicains, il cherche
à trouver un aveu indirect chez leurs défenseurs, en constatant
que ceux-ci n'ont pas fait appel pour les justifier à la constitution
même de l'Université, mais à des « considérations supra-sen-
sibles « Le procédé est douteux au point de vue de la critique his-
torique. De ce que l'un ou l'autre auteur a pu être peu ou point
renseigné sur la constitution de l'Université, on ne peut se mettre
à l'abri derrière lui, sans se mettre à son niveau historique et se
retirer à soi-même crédit et autorité. D'ailleurs, ici encore,
M. Perrod se méprend en affirmant d'unefaçon universelle, et sans
les citer, que les défenseurs quand, même des dominicains n'onl
fait appel, pour les justifier, qu'à des raisons supra-sensibles,
c'est-à-dire à leur mission générale d'enseigner dans l'Église et à
leur supériorité morale et intellectuelle. Les défenseurs des domi-
nicains, même les plus désintéressés, ne se sont pas rabattus sur
des subtilités et des raisonnements en l'air, dès qu'ilsont eu quelque
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 159

compétence. M. Perrod aurait pu lire Charles Thurot dont, l'ou-


vrage De Vorganisation de l'enseignement dans V Université de Paris
au moyen-âge est, malgré ses imperfections dans l'état actuel de la
science, depuis longtemps classique en France sur la matière, il y
aurait découvert ce qui suit : « Lors de la dispersion de l'Univer-
sité, en 1229, ils (les dominicains) obtinrent l'autorisation d'avoir
dans leur couvent une chaire de théologie, et quelque temps après
ils en eurent une seconde sans opposition de la part des maîtres...
Les Dominicains avaient donc pour eux le droit de possession.
Sur ce point, l'Université me semble avoir tort contre eux » (p. 114).
M. Perrod voudrait-il nous dire où sont les raisons supra-sensibles
invoquées par Ch. Thurot? Notre critique aurait aussi pu s'infor-
mer auprès de M. Noël Valois, l'écrivain qui, le premier, a rectifié
les anciennes confusions sur les premiers titulaires des écoles do-
minicaines. Celui-ci lui aurait dit : « Encouragés par le roi, appelés
par l'évêque, quel besoin avaient les Frères Prêcheurs de recevoir
l'approbation des maîtres, révoltés alors contre l'autorité royale et
diocésaine? » (1) Enfin, M. Perrod voudra bien se rendre compte
que, pour justifier les Dominicains, nous n'avons fait nous-mêmes
appel à rien qui ressemble à des considérations supra-sensibles.
Le droit des dominicains à l'Université de Paris repose sur cette
base|qu'ils ont été incorporés et maintenus dans l'Université par les
seules autorités légitimes, le chancelier, l'évêque de Paris elles
souverains pontifes, et quiconque voudra discuter ce droit devra
établir, ou que ce ne sont pas là les seules et véritables autorités
légitimes, ou que ces autorités n'ont pas réellement investi les do-
minicains de leur office scolaire.
Mais, puisque M. Perrod parle de gens qui invoquent des rai-
sons supra-sensibles, il aurait bien dû lire avec quelque attention
les considérants de l'acte parlequelles maîtres séculiers cherchent,
en 1252, àdébouterles dominicains de leurs droits ; il y aurait vu,
non seulement qu'ils ne mettent pas en doute le droit des domini-
cains et n'y font pas même allusion, mais qu'ils se rabattent pour
justifier leur entreprise déloyale sur des raisons tirées d'une véri-
table mystagogie et qui confinent au ridicule. « Hors de nécessité,
disent-ils, on ne doit pas multiplier les maîtres d'un même trou-

(1) Guillaume d'Auvergne, p. 56.


160 REVUE THOMISTE

peau. Non seulement la divine Écriture, mais encore les saints


canons s'y opposent. Saint Jacques, en effet, dit : Ne soyez pas plu-
sieurs maîtres, car c'est assumer une grande responsabilité; el
saint Grégoire écrit au moine Rustique : les abeilles n'ont qu'un
chef, et les-grues suivent l'une d'elles en bon ordre. C'est pour-
quoi les susdits maîtres ont dé terminé .-qu'à l'avenir lescollèges des
religieux se eontenteraient-d'avoir chacun un seul maître en exer-
cice et une seule école » (1). C'est là, mot à mot, toute l'argumen-
tation de ces savants maîtres. Si la puérilité d'un semblable rai-
sonnement avait pu signifier quelque chose, c'est qu'il ne devait
y avoir qu'un seul maître dans la faculté de thélogie, comme chez
les abeilles et les grues, ou que les maîtres séculiers eux-mêmes
ne devaient y avoir qu'un seul représentant, comme les religieux.
En se rabattant sur des raisons d'ordre et de discipline, les maîtres
-
tombaient d'ailleurs bien mal. C'était, en somme, parce que, en
1229-31, les maîtres séculiers avaient révolutionné à la légère et
détruit les écoles de Paris, que l'évêque avait fait appel aux domi-
nicains et aux franciscains pour y introduire un élément plus stable
et moins inconsidéré. Thurot qui est bien désintéressé sur la ques-
tion, ne s'est pas caché pour le dire : « Le gouvernement (des do-
minicains en matière scolaire) était bien supérieur au régime anar-
chique de l'Université » (p\ 120). Mais l'anarchie qui semble à Thu-
rot résulter de la différence des régimes procédait surtout de la dif-
férence des hommes et de leur esprit. Aussi lorsque des maîtres
parisiens voulurent recommencer en 1253, la période d'anarchie de
1229 les dominicains conscientsdes motifs qui les avaient fait incor-
porer à l'université refusèrent de se solidariser avec les maîtres. Ils
payèrent par cinq ou six anriées d'incroyables vexations leur fidé-
lité à leur mission ; mais ils en furent récompensés par la fermeté
avec laquelle le Saint-Siègedéfendit leurs personnes etleurs droits.
Les dominicains demeurèrent en possession de leurs écoles, et le
boute-feu de toute cette affaire, Guillaume de Saint-Amour, se vit
déposséder de sa chaire par le pape et banni du royaumepar le roi.
Sesacolyles et ses comparses, comme Chrétien deBeauvais, durent
faire d'humiliantes rétractations et chanter la palinodie. Était-ce

(1) Chart Uuiv. Paris., I, 226.


LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE. UNIVERSITÉ DE PARIS 161

bien la peine de troubler pendant six bu sept années l'Université,


]'Église et l'État pour aboutir à un pareil résultat?

Nous ne voulons pas expédier celte question de la fondation des


chaires dominicaines sans chercher à éclaircir un point en appa-
rence obscur et que personne n'a encore examiné. Dans leur mani-
feste du 4 février 1254 contre les dominicains, que nous avons vu
qualifié de mensonger par ces derniers, et dont nous constaterons
plus loin le manque de sincérité, les maîtres séculiers, après avoir
donné, à leur manière, le récit de la création de la ^première école:
dominicaine, tel que nous l'avons transcrit plus haut, nous four-
nissent aussi des renseigne.ments sur l'établissement delà seconde:;
« Après la réforme de nos écoles parisiennes, faite par provision-
apostolique, les Frères prêcheurs ayant multiplié successivement
leurs docteurs avec leur première chaire en érigèrent d'eux-mêmes
une seconde, sans l'assentiment du chancelier, nos ancêtres qui.
n'étaient pas encore mis à l'étroit par d'autres couvents d'étudiants
réguliers ne disant rien; et ils ont gardé quelque temps ces deux
chaires acquises à de tels titres (1) ».
Il faut avoir étudié tout ce document avec les étonnantes erreurs
qu'il renferme pour savoir avec quelle défiance on doit recevoir ses
affirmations, car il est rempli de phrases équivoques destinées à
donner le change aux lecteurs. Adressées sous forme d'en cyclique
à tous les prélats de l'Église et aux étudiants, ces longueslettresne
pouvaient être contrôlées au loin sur les-questions de régime in-
térieur de l'Université. Ainsi les rédacteurs en prirent-ils à leur
aisé en matière de véracité comme nous l'examinerons plus loin.
Poivr nous en tenir au texte très visiblement tcïidantiel qui nous
intéresse ici, nous pouvons y relever diverses inexactitudes. Il est
inexact d'affirmer que l'acquisition de la seconde chaire des domi-
nicains a été le résultat delà multiplication des docteurs fournis par
la première. Nous savons positivement qu'elle a été créée pour un
maître, Jean de Saint-Gilles, qui n'avait eu aucune attache avec
cette première chaire, puisque, déjàtitulaire d'une chaire comme
(1) Deinde studio nostro apostolica provisionê Parisius reformâto, per eandem catbe-
dram multiplicalis sibi doctoribus successive prêter voluntatem cancelarii qui tune erat,
niajoribus nostris, qui nondum aliis regularium scolasticorum conventibus arctabantur,
dissimulantibus, pér seipsos secimdairï catliedrain erexerunt, et eas ambas talibus tituli'
acquisilas aliquandiu tenuerunt (Chart, Un. Par.,\ï, 233).
162 REVUE THOMISTE

maître séculier, il l'a conservée après son admission dans l'ordre sur
la demande pressante des écoliers. Pareillement encore, les paroles
en dehors de la volonté du chancelier, sont placées dans le texte latin de
façon à donner le change et à laisser croire qu'elles impliquent un
refus du chancelier visant toute la série des docteurs dominicains.
Pour obtenir ce résultat, il suffit de supprimer la virgule avant
prêter, comme le faille texte du cartulaire. Nous savons cependant
positivement que la suite des maîtres dominicains a reçu des diffé-
rents chanceliers qui se sont succédé la licence d'enseigner. Enfin
les maîtres, n'osant pas affirmer que les dominicains n'occupent
pas légitimement leurs chaires, l'insinuent par l'expression talibus
titulis, alors cependant, que d'après eux-mêmes, c'est le chancelier
et l'évêque qui les ont autorisés à ouvrir leur première école.
Mais, laissant de côté ces inexactitudes secondaires, il importe
de savoir ce que l'affirmation des maîtres peut avoir de vrai,
lorsqu'ils disent que les dominicains ont acquis leur seconde
chaire 2^'eter voluntatem cancelarii. Dans l'édition du texte par Du-
boulay, on lisait per voluntatem, ce qui donnait un sens diamétra-
lement opposé, et ne permettait pas même de soulever de diffi-
culté. Nous no doutons pas cependant qu'il faille adopter la lec-
ture du texte publié dans le Chartularium, de beaucoup plus cor-
rect que celui de Duboulay. Dans ce cas, quel fait peut bien viser
cette affirmation que les dominicains sont entrés en possession de
leur seconde chaire, en dehors de la volonté du chancelier?
On ne peut guère imaginer qu'il y ait eu un acte formel d'oppo-
sition de la part du chancelier, car le document, avec sa tendance
excessive à tout mettre au pire, n'aurait pas manqué de dire
contra voluntatem, et, d'autre part, on ne s'expliquerait pas l'absence
de protestation de la part des maîtres, comme le constate le docu-
ment, s'il y avait eu une irrégularité flagrante. Nous croyons
qu'on peut expliquer aisément la non-intervention du chancelier
par la situation faite en 1231 à Philippe de Grève, le chancelier
d'alors.
Autoritaire et dur, Philippe avait réussi à soulever à la fois
contre lui l'Université et l'évêque de Paris. Il avait été tout
d'abord un des plus chauds partisans des nouveaux ordres reli-
gieux, et n'avait pas manqué de taxer durement les évoques qui.
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 163

leur faisaient opposition (1). Les bonnes dispositions de Philippe


de Grève à l'égard des dominicains et des franciscains duraient
encore en 1230, puisque, le 7 mars de cette même année, il obte-
nait de Grégoire IX l'autorisation de faire faire par quelque Frère
Prêcheur ou Mineur, la visite de son arehidiaconé de Noyon (2). Le
chancelier, toutefois, ne persévéra pas dans sa conduite. Déjà,
avant sa mort, arrivée à la fin de décembre 1236 (3), il était un
des plus violents détracteurs des dominicains et ne laissait passer
aucune occasion de déclamer publiquement contre eux, ainsi que
nous l'apprend Thomas de Champré (4). Quelle cause avait opéré
ce changement? Nous ne serions pas loin de la vérité, pensons-
nous, en lui assignant la question alors très vivement débattue de
la pluralité des bénéfices. L'évêque de Paris était un adversaire
acharné de ce cumul ecclésiastique (5). Par malheur, le chance-
lier de Paris était notoirement connu comme détenteur de plu-
sieurs bénéfices (6). En 1235, l'évêque de Paris convoqua une
assemblée générale des maîtres pour leur soumettre l'examen de
la question. Tous les membres se prononcèrent contre la pluralité,
à l'exception de deux, dont le chancelier Philippe de Grève (7). Le
fait que les maîtres dominicains sont du côté de l'évêque en cette
question, et la position générale qu'ils avaient prise contre les
titulaires de plusieurs bénéfices, ainsi qu'en témoignent les invec-
tives de Thomas de Champré, a dû aliéner l'esprit de Philippe aux

(!) Voici ce que Philippe écrit dans ses Expositiones evangeliorum dominicorum : «Fuit
Jouîmes in deserto baptizans et priedicans baptismum poenitentioe in remissionem pec-
'Mtorùm. Taies sunt fratres Prcdicatores et Fratres Minores, qui pivedicationibus et
wmfessionibus vigilantcr intendunt; sed a proedictis qui eis invident utrumque ofiîcium,
M"i't potius intendunt ad propriam gloriam quam ad animarum salutem, impeditur.

^onne videntur bi vere centuriones esse fidèles qui nostris temporibus bonis suis novis
'liligionibus, ut Proedicatoriun et Fratrum Minorum, asdificant domos in quibus habitent
''l ecclesias in quibus orent et Deo serviant. » (HAUHÉAU, Notices et extraits de quelques
manuscrits latins de la Bibl. Nat., t. VI, p. ù'8-59.)
2) VALOIS, Guillaume d'Auvergne, p. 33. Ce fait établit que M. Hauréau se trompe
'l"anil il affirme que Philippe a dû changer de dispositions à l'égard des Mendiants en
devenant chancelier de l'Université.
i-i) VALOIS, Guillaume <CAuvergne, p. 3-i.
('i) « Hic contra fratres ordinis Praîdieatomm in omni fere publica statione et sermone
P.'u-isiis latrabat. Et quidein cum ipso diebus quindecim ante mortem contra eos crude-
liler pioedicasset, etc. (De bono univers. Aputn, lib. II, c. x, n° 36.)
»
(5)VALOIS, l. c, p. 31.
Ibid., p. 33.
(0)
0) Tu. CHAMPRÉ, lib. I, c. xix, n° y ; Chart. Vniv. Par., I, 157; VALOIS, p. 33.
164 REVUE THOMISTE

hommes qu'il avait jusqu'alors si fort loués. Peut-être est-ce même


à l'occasion de cette visite de son archidiaconé qu'il avait voulu
intentionnellement faire commettre à un Prêcheur ou à un Mineur
pour se couvrir de leur intervention, que la difficulté a éclate
dès 1230. Les dominicains n'auront pas voulu intervenir dans une
affaire, qui semblait impliquer leur assentiment à la possession
de plusieurs bénéfices, et, dès lors, Philippe sera devenu cet
adversaire implacable que nous dépeint Thomas de Champré.
Lorsque, l'année d'après, les étudiants de maître Jean de Saint-
Gilles devenu dominicain, demandèrent le maintien de ce maître
dans sa-chaire, Philippe trouva une occasion propice pour être
désagréable aux dominicains. Il put leur refuser la licence de-
mandée, à moins, ce qui est encore plus probable, que l'évêque,
connaissant ses dispositions, n'ait pris lui-même l'initiative de la
donner en passant par-dessus l'autorité de son chancelier. On
s'expliquerait alors l'expression du factum de 1256, disant que les
dominicains ont acquis leur seconde chaire prêter voluntatem can-
cellarii et non pas contra, voluntatem. Quant au fait de, la conces-
sion de l'évêque, il est indubitable, malgré la prétention commise
volontairement par le récit de 1256. Les rédacteurs, en effet, par-
lant de la première chaire dominicaine, déclarent que les Prê-
cheurs l'ont occupée avec l'assentiment du chancelier et de
:

l'évêque de Paris. Quant à la seconde, ils se contentent de dire que


le chancelier n'est pas intervenu. Mais il est clair que si l'évêque
n'avait pas accordé la licence, les maîtres n'auraient pas manqué
de le signaler. D'ailleurs, étant donné la conjoncture des événe-
ments et l'état d'esprit de. Guillaume d'Auvergne, il est visible
que la préoccupation de l'évêque de Paris, lorsque Grégoire IX eut
rétabli, malgré lui, les écoles, fut d'y introduire un élément nou-
veau d'ordre et de stabilité par la fondation d'une seconde chaire
dominicaine et, peu après, par l'établissement d'une autre chaire
en faveur des franciscains. Cette dernière fut occupée par Alexandre
de Ha]es dans des conditions absolument identiques à celles où
Jean de Saint-Gilles obtint de conserver la sienne : l'un et l'autre
étaient des maîtres séculiers en exercice qui continuèrent leur
enseignement après leur entrée en religion.
Les conditions dans lesquelles les dominicains furent incor-
porés à l'Université de Paris sont donc clairement établies. Jusqu'à
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 165

meilleur informé, on ne saurait révoquer en doute la légitimité de


l'établissement et de la possession de leurs écoles.

Un dernier grief est présenté par M. Perrod contre l'introduction


des dominicains et des religieux, en général, à l'Université de Pa-
ris. Un tel procédé ne menaçait rien moins que de faire absorber
l'Université par les religieux (p. 52).
Observons d'abord que les religieux ne pouvaieni être admis à
enseigner que dans la seule faculté de théologie. Toutes les autres
facultés restaient donc en dehors de leur action. Quant aux chaires
de théologie, elles n'étaient, comme nous l'avons établi plus haut,
la propriété de personne. Dans une institution ecclésiastique
générale, comme l'Université de Paris, il n'y avait aucun droit de
classes ou de catégories. Il n'y avait qu'un droit personnel pour le
maître qui avait reçu la licence d'enseigner. Quiconque avait une
mission reconnue dans l'Église, à raison de sa qualité de clerc ou
de religieux, avait également droit à être maître dans l'Université
dès qu'il y était appelé par l'autorité compétente. Les maîtres y
étaient égaux, puisqu'ils y étaient incorporés en vertu d'un titre
semblable et par la même autorité. Si, pour des besoins généraux,
l'autorité épiscopale ouqDontificale jugeait à propos de substituer
(les religieux à des clercs, lefe droits de personne n'étaient lésés ;
ces droits n'existaient pas, et les modérateurs de l'Université
"'étaient liés que par le seul jugement de leur prudence et de leur
sagesse. Lors donc même que l'incorporation des dominicains
dirait réduit le nombre des chaires occupées par des clercs sécu-
'10l's, il n'y aurait
eu aucune violation de la justice, l'opportunité
''<- l'opération ne relevant en rien de l'estimation des maîtres,
'Mais de celle des supérieurs ecclésiastiques. Cependant, contrai-
''cnient à ce que croit M. Perrod, la fondation de chaires en faveur

BEVUE THOMISTE. 4° ANNÉE. — 12



166 REVUE THOMISTE

des religieux ne diminua point le nombre de celles occupées par


les professeurs séculiers. En affirmant le contraire, M. Perrod
témoigne qu'il est aussi mal informé ici qu'ailleurs. Écoutons
d'abord l'exposition de sa manière de voir.
« Les chaires publiques [de théologie] étaient en petit nombre :
Innocent III l'avait réduit à huit, afin, disait-il « qu'une multitude
sans ordre ne vienne pas en avilir la fonction ». Au temps de
Guillaume de Saint-Amour, c'est-à-dire vers le commencement
de la seconde moitié du un" siècle, les chaires de théologie
étaient au nombre de douze : le cloître Notre-Dame en avait trois,
les docteurs séculiers sept, et les jacobins deux » (p. 17).
Ailleurs, M. Perrod écrit sur le même sujet : « Bientôt les Mi-
neurs voulurent avoir aussi leurs docteurs, les Bernardins, les Pré-
monlrés les imitèrent; puis ce fut le tour des Maturins, du Val-des-
Écoliers, si bien que, des douze chaires de théologie, les séculiers
se voyaient successivement évincés; à peine en restait-il trois ou
quatre encore ; mais le chapitre de Notre-Dame avait le droit d'en
faire occuper au moins trois par ses chanoines « et mesme, dit du
Boulay, tout autant qu'il avait de personnes en état de remplir
cest office ». Si donc chaque ordre religieux réclamait deux
chaires de théologie, à l'exemple des dominicains, que fût-il
l'esté aux docteurs de Paris? » (p. 45.)
L'état des chaires magistrales de la faculté de théologie, visé
parles deux textes cités, est relatif à un même moment. L'un
nous dépeint la situation aux premières années de la seconde
moitié du siècle, au temps de Guillaume de Saint-Amour, cl
l'autre, quoique moins clairement indiqué, est tiré, dans chacun de
ses détails, du factum des maîtres contre les dominicains, du
4 février 1254, que nous avons déjà plusieurs fois mentionné (I).
Bien plus, quoique M. Perrod ne soit pas allé, semble-t-il à la
source, puisqu'il ne l'indique pas, c'est par ce même écrit que l'on
sait quela facultéavaità ce moment douze chaires ainsi queM.Per-
rod le ditdans son premier texte. Il s'ensuit donc que les deux étal?
indiqués par M. Perrod sont de la même année et du même jour,
c'est-à-dire du 4 février 1254. Or, nous le demandons, commenl
M. Perrod peut-il affirmer simultanément qu'à celte date, lcs

(I) Chart. Un. Par., I, 253.


LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 167

maîtres séculiers disposent de sept chaires et d'une seule? L'écart


est vraiment pas trop considérable sur le chiffre de douze, et, si
M. Perrod avait souci d'être conséquent avec lui-même, il aurait
cherché à résoudre une contradiction aussi flagrante.
Au fond, ce qui a induit en erreur M. Perrod et les auteurs aux-
quels il a emprunté ses renseignements, c'est encore le manifeste
des maîtres du 4 février 1254. Ce document, comme nous l'avons
dit, est rédigé avec beaucoup de perfidie et induit en erreur les
lecteurs insuffisamment défiants. Après avoir donné à sa manière
le récit de la fondation des deux chaires dominicaines tel que
nous l'avons reproduit plus haut, il constate qu'il y a à Paris cinq
collèges de religieux qui étudient, sans compter les religieux qui y
étudient sans avoir de collège, Ils ont déjà poussé quelques-uns
d'entre eux aux chaires magistrales, et ceux qui ne l'ont pas encore
fait annoncent qu'ils veulent le faire. D'autre part, les chanoines
de Notre-Dame ont la coutume de s'attribuer trois chaires et
même plus s'ils ont des sujets compétents. Comme d'autre part, il
ne peut y avoir que douze chaires de théologie, il s'ensuit que les
maîtres prévoient qu'il ne leur restera que deux ou trois chai-
res (1). Le document est rédigé de façon que l'on puisse en-
tendre ou que les choses sont déjà dans cet état, ou qu'elles mena-
cent de l'être. Que les maîtres voulussent donner le change et in-
duire en erreur les personnes qui n'étaient pas à Paris et auxquelles
s'adressait le document, c'est ce que prouve la méprise de la
plupart des historiens et de M. Perrod qui sont tombés dans le
piège tendu habilement par la rédaction des maîtres. Mais des
données positives permettent de rétablir un état précis des
chaires occupées à cette date par les maîtres séculiers et les reli-
gieux. Nous savons en effet que, en 1254, la faculté de théologie
compte douze chaires, essayons-en l'historique brièvement.
Le 14 novembre 1207, Innocent III fixe à huit le chiffre des
chaires de théologie à Paris (2). Si nous devons admettre telle
quelle l'affirmation des maîtres déclarant que les chanoines de
Notre-Dame en occupent trois, il y a à cette date cinq chaires des-
servies par des maîtres séculiers. Notons, en passant, que la pré-

(1) Chart. Un, Par., I, 65.


(2) Chart, Un. Par., I, 65;
168 REVUE THOMISTE

sence des chanoines de Notre-Dame dans trois chaires magistrales


trouve son explication et sa justification dans le fait, signalé plus
haut, que l'Université s'est formée par le développement des écoles
de Notre-Dame.
Le 16 novembre 1218, Honorius III établit une nouvelle chaire
en faveur d'un maître séculier, Mathieu d'Ecosse (l),ce qui porte
le total des chaires à neuf et.le nombre de celles occupées par les
séculiers à six.
En 1229, les dominicains possèdent une première chaire, et une
seconde en 1231, ce qui porte à onze les chaires de la faculté de
théologie.
Enfin en 1231 (2), mais plus probablement en 1232, les francis-
cains voient établir une chaire en leur faveur, ce qui nous donne
la somme des douze chaires dont parlent les maîtres en 1254.
Or, la première observation à faire, c'est que l'incorporation des
dominicains et des franciscains à la faculté de théologie ne s'est
pas faite par voie d'absorption des chaires des maîtres séculiers,
mais bien par la juxtaposition de nouvelles chaires. Il s'ensuit
donc que les maîtres font sciemment un sophisme lorsqu'ils
représentent les religieux comme les dépossédant de. leurs chaires.
11 est bien vrai que, pour répondre à cette objection, ils déclarent

que c'est déjà trop de douze chaires pour le petit nombre d'étu-
diants en théologie, propter scolarium apudnos in theologia studen-
iium raritatem. Mais s'il est vrai que l'on a donné des chiffres fabu-
leux comme évaluation de la population scolaire de Paris, Ilum-
bert de Romans, parlant des étudiants qui fréquentent les écoles
dominicaines, les qualifie de multitudinem scolarium (3), d'où il est
visible qu'au fond, ce qui chagrinait les maîtres séculiers c'était le
succès des maîtres religieux.
Ni les dominicains ni les franciscains n'avaient donc dépossédé
les séculiers de leurs chaires. Est-ce que d'autres religieux, moins
scrupuleux, auraient déjà commis ce méfait au moment où les
séculiers récriminent, en 1254? Aucunement. Toute la suite do
celte affaire témoigne que les maîtres poursuivaient les seuls

(!) Charl. Un. Par., I, 85.


(2) Charl. Un. Par., I, 1115.
(S) Chart. Un. Par., I, 310.
LES DOMINICAINS DANS L'ANCIENNE UNIVERSITÉ DE PARIS 169

;'
dominicains. Les autres religieux n'interviennent là accidentelle-
I ment que comme figurants et pour donner le change à ceux qui
j ne connaissaient pas le détail de la situation des écoles parisiennes.
| On peut d'ailleurs établir matériellement, qu'aucun ordre reli-
;
gieux à part les dominicains et les franciscains ne possédaient de
\ chaire dans la faculté de théologie en 1254.
i Les règlements de l'Université vers le milieu du xivc siècle,
! c'est-à-dire environ cent ans plus tard, nous apprennent qu'il y a
i alors cinq ordres religieux incorporés à l'université, à savoir les
\ Prêcheurs, les Mineurs, les Cisterciens, les Ermites de Saint-
Augustin et les Carmes (1). Or nous connaissons les dates aux-
quelles ces divers religieux ont été mis en possession de leurs chaires,
c'a été, à part les dominicains et les franciscains sur lesquels nous
sommes déjà renseignés, après 1254.
Les cisterciens reçurent une chaire en 1256, au plus fort delà
lutte de Guillaume de Saint-Amour contre les mendiants, Alexan-
dre IV voulant prouver, par cet acte d'autorité, le peu de cas
qu'il faisait des récriminations injustes des maîtres séculiers (2).
Les ermites de Saint-Augustin eurent leur premier maître avec
Gilles de Rome, entre 1285 et 1287 (3).
Les carmes commencèrent en 1295 (4).
U suit de ces faits que, en 1254, les maîtres séculiers possédaient
comme parle passé les six chaires traditionnelles qui leur avaient
été dévolues.
On peut encore donner une autre preuve du même fait.
Nous savons par les documents officiels que quatre maîtres
séculiers de la faculté de théologie menèrent principalement la
campagne contre les dominicains en 1256 (5). D'autre part, un
document pontifical du 24 juin 1259 nomme trois maîtres sécu-
liers en théologie favorables aux religieux (6). A cette dernière
date Guillaume de Saint-Amour avait été dépossédé de sa chaire.
En supposant qu'un des trois maîtres favorables ait occupé la
chaire de maître Guillaume, nous retrouvons un total de six,

(i) Chart Un. Par., II, C83.


(2) Chart. Un. Par., I, 252,302.
(3) Chart. Un. Par., I, II, 12,172.
[i) Archiv, V, 137; Chart. Un. Par., II, 214.
(5) Chart. Un. Par., 1, 321.
(<i) Chart. Un.Par.,1,
389.
170 REVUE -THOMISTE

ce qui représente le chiffre des chaires possédées par les maî-


tres (1).
Il demeure donc établi, contrairement à ce que M. Perrod a
ïM:i affirmé et à ce que les maîtres ont laissé entendre un usant de
subterfuge et d'équivoque, à savoir « que les séculiers se voyaient,
successivement évincés », il'reste établi que ni les dominicains,
ni les franciscains n'avaient dépouillé les séculiers d'aucune de
leurs chaires.
Si nous j etons un coup d'oeil en arrière, pour voir ce qui reste
de la thèse de M. Perrod, nous croyons être en droit de con-
clure à son encontre : 1° que l'autorité universitaire, de laquelle
relevait la nomination des maîtres, n'est en aucune façon celle
imaginée par M. Perrod; 2° que l'autorité légitime a régulière-
ment incorporé les dominicains à l'Université de Paris; 3° que
cet acte s'est accompli sans porter préjudice à aucun droit acquis
par d'autres maîtres.

Fr. P. MANDONNET, 0. P.

(1) Des trois compagnons de lutte de Guillaume de Saint-Amour,'nous n'en connais-


sons positivement que doux qui se soient rétractés, Eudes de Douai et Chrétien ilo
Beauvais (Chart. U. P., I, 368), et, comme nous ne trouvons plus de traces d'Eudes à
Paris, il se peut que, dos quatre maîtres compromis, Chrétien ait seul gardé sa chaire.
Dès lors celui-ci et les cinq maîtres nommés dans la lettre d'Alexandre IV, 2i juin 1259
(Chart. U. P., I, 389), représenteraient la totalité des six titulaires des chaires des sécu-
liers. Cola expliquerait aussi l'introduction sporadique dans ces chaires d'un religieux
de Cluny et du Val-des-Écoliers, lesquels n'avait pas de chaires en titre, Alexandre IV
les ayant seulement établis momentanément clans les chaires des séculiers pour mettre
en évidence son autorité sur l'Université et témoigner qu'il n'appartenait pas aux maî-
tres d'intervenir dans de semblables questions. Il est certain, en [effet, que ni Clun.V,
ni le Val-des-Écoliers n'euren; de chaires spéciales pendant le xnr siècle.
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES

AU COUVENT DES DOMINICAINS DE SAINT-ETIENNE


A JÉRUSALEM

Je suis à Jérusalem, et je viens du Sinaï. Telle est l'insigne


faveur dont vous avez chance d'être l'objet, [si la ^divine Provi-
dence vous traite en enfant gâté, si vous avez des supérieurs qui
prennent à coeur d'une façon particulière les études, là santé, la
piété de leurs religieux (1), et si enfin vous comptez vingt-cinq
années révolues de professorat.
Nos lecteurs savent, quelques-uns par expérience personnelle,
les émotions profondes, les jouissances d'esprit et de coeur que
procure un pareil voyage au pays des incomparables souvenirs :
Dieu apparaissant si grand à qui contemple les Pharaons des
Pyramides et du Serapeum couchés dans leurs sarcophages de
bois de cèdre, la ruine de ces antiques cités qui eurent nom Tanis,
Memphis, Heliopolis, et dont il ne reste plus que quelque débris
gigantesque pour en attester l'existence et en marquer la place,
cette mer dont le bras du Tout-Puissant divisa les eaux et qu'il
força de livrer passage aux Hébreux, les solitudes immenses du
désert qui rappellent tant de prodiges, l'auguste et terrible
majesté des monts sacrés sur lesquels Jahvé fit entendre sa voix
et ses préceptes au milieu des tonnerres et des éclairs, Dieu appa-
raissant si bon, si miséricordieux et si tendre à qui parcourt les
gracieuses vallées de Juda, les rives verdoyantes et fleuries du
Jourdain et du lac de Tibériade,Bethléhem douce et riante comme
un berceau, Nazareth et le Thabor, la Samarie où se voit le puits
de Jacob au bord duquel Jésus fatigué s'assit et s'entretint avec la
Samaritaine, Jérusalem et le Temple où il enseigna le peuple et
pardonna à la femme adultère, Béthanie,le séjour de Marthe et de
Madeleine, le jardin de Getsémani qu'il arrosa de sa sueur de sang,

(f) Notre révérendissime Père maître général, dans la lettre où il autorisait mon voyage,
déclare le permettre « studioruni, etvirium refocillandarum, necnonpietatis causa ».
172 REVUE THOMISTE

le Calvaire où il mourut pour nous, fut enseveli et ressuscita, le


sommet des Oliviers d'où il monta au ciel, afin de nous le rouvrir
et de nous y préparer une place, l'endroit du Cénacle où le sacre-
ment de l'Autel fut établi et la loi nouvelle de l'Evangile publiée.
Ces lieux sacrés, ces merveilles de la puissance, de la bonté, de
la sagesse divines, et les impressions que l'âme en ressent, on s'est
exercé à les décrire des milliers de fois, et je comprends qu'il me
serait difficile de dire aux lecteurs de la Revue Thomiste rien qui
leur fût nouveau sur. un pareil sujet. Aussi mon intention n'est-
elle point de l'entreprendre. Pourtant j'ai rencontré dans mon
pèlerinage, et j'ai'sous les yeux une chose dont nul voyageur aux
lieux saints n'a encore suffisamment parlé, une oeuvre d'une im-
portance considérable pour quiconque s'intéresse au triomphe de
la vérité révélée, une institution vraiment scientifique dont l'exis-
tence et le fonctionnement méritent d'être signalés dans une
Revue telle que.lanôtre : je veux parler de I'ECOLE PRATIQUE D'ÉTUDES
BIBLIQUES DES DOMINICAINS DU COUVENT DE SAINT-EÏIENNE A jÉRUSaLEM.
Cette École, telle que je la vois, me paraît si bien répondre, non
seulement au but essentiel et aux traditions de l'ordre de Saint-
Dominique, mais encore aux nécessités doctrinales du temps
présent, que je veux sans retard, malgré la fatigue et le manque de
loisir, écrire ce que j'en ai observé et le livrer aux réflexions des
amis de la science chrétienne, assuré qu'ils me liront avec indul-
gence et me sauront gré de ces quelques pages.

« Saint Dominique, quand il fonda son ordre, prit des règles


anciennes ce qui convenait à son but, et n'innova pas, excepté sur
un point, celui des études, exceptis studiis. » Ainsi parle notre
bienheureux Humbert de Romans (-1), le quatrième successeur du
Patriarche dans le gouvernement général de la famille Domini-
caine, et l'un des plus grands hommes du moyen âge.

Pour comprendre comment saint Dominique fut amené à ouvrir
de la sorte une Aroie nouvelle, il suffit 'de se rappeler d'idée qu'il
s'était formée de sa mission et de celle de son Institut : « Nous
sommes des frères, disait-il dans une circonstance mémorable,

(!) Chronicon B. Bumberti, apud Mamachi Annales.


L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 173

qui avons entrepris d'enseigner l'Evangile à ceux qui croient et


de le défendre contre ceux qui ne croient pas, Evangelium contra
infidèles et fidelibus proedicare \\), pensée qui se reflète dans la
bulle même de confirmation d'Honorius III : « Nous, considérant
frères de ton Ordre seront dans le monde les champions de
que les
la Foi et des docteurs de vérité', nous confirmons ton Ordre, Nos
attendentes Fratres Ordinis tuifuturos pugiles Fidei et vera mundi
lumina, confirmamus Ordinem tuum. » Une fois posé un tel prin-
cipe, cette conséquence suivait nécessairement : que l'Ordre serait
essentiellement voué aux études, et qu'il devait être organisé de
manière à favoriser la culture de la science, la plus approfondie et
la plus large.
Et, il faut le reconnaître, la conséquence fut rigoureusemen t
tirée par saint Dominique et ses premiers compagnons. Lorsque le
saint bâtit son premier couvent, nous le voyons spécialement
préoccupé de ménager aux Frères des cellules commodes pour
l'étude : « protinus sedificatum est claustrum CELLAS HABENS AD STU-
DENDUM satis aptas (2) » :. s'il veut que le prélat dans son couvent
puisse dispenser en certains cas de quelques observances, il
entend que ce soit particulièrement quand l'intérêt des études le
réclame « inhis PRJLCIPUE QuiE STUDIUM, vel proedicationem, vel anima-
rum fouctum pidebuntur impedire (3) » : dans la pensée du saint Fon-
dateur, tout couvent de Prêcheurs doit être une école, tout domi-
nicain qui n'est pas professeur, un écolier à vie; et chaque couvent
reçoit, en effet, une organisation conforme à cette idée (4).
C'est ce qui a fait dire à un écrivain français, qu'on s'attendait
bien peu voir rencontrer si juste en pareille matière, ce mot aussi
vrai qu'expressif : « Saint Dominique a été, en Europe, le premier
ministre de l'Instruction publique (o). »
Ce qu'avait fait là saint Dominique était bien une innovation,
car c'était la première fois, dit encore le bienheureux ïïumbert,
que l'on voyait un Ordre religieux, officiellement voué et consacré

(i) Bollandistes, 4 août, vie de saint Dominique, p. HO.


(~) BEIINARDUS GUIDONIS, Ampliss. Cottect.,\7I, col. 457.
(S) Constilutiones PP. FF. Prolog, text. III.
I*) V. M. le chanoine DOUAIS ; Essai
sur l'organisation des études da.ns l'ordre des
'rcre*-Prêcheurs au xm° siècle, passim, et Acta Capitulorum Provincialium FF. PP.,
Passim.
w) LAUOUSSE, Grand Dictionnaire, article S. Dominique.
174 REVDE THOMISTE

par profession (1) à l'étude, « prius habuit studium cum religions


conjunctum (2) ». Comme toutes les innovations, même les meil-
leures, celle-ci fut combattue de plusieurs côtés et par des motifs
divers. Mais rien ne put ébranler les Prêcheurs ni les faire renoncer
à cette conception de leur Père : « C'est notre gloire à l'égard des
autres Ordres, disaient-ils, est prcerogativa quoedam super alios
ordines (3).., C'est pour nous une excellente recommandation près
du monde et des esprits cultivés (4)... cela rend notre action sur les
âmes plus fructueuse et plus protonde (S)... ce nous est à nous-
mêmes un moyen de préservation et de ferveur (6)... Aussi qui-
conque, aime l'Ordre désire toujours ardemment y voir fleurir
l'étude : ideo Ordinis illius amatores soient pro studio ibidem pro-
movendo zelare non modicum (7).
L'attaque fut si vive, et, d'autre part, le droit et l'obligation à
une vie d'étude parurent si essentiels à l'Ordre dominicain que
saint Thomas crut devoir traiter expressément la question dans sa
somme théologique, en y mettant toutefois la discrétion et la
réserve qui le caractérisent : « Peut-il, doit-il exister un ordre
religieux pour étudier : Utrum sit instituenda aliqua religio ad stu-
dendum (8)? La réponse du saint Docteur est aussi catégorique que
solide. « Nous avons montré (9), dit-il, qu'on périt fonder un Ordre
ayant pour but le salut des âmes par l'enseignement, la prédica-
tion et autres moyens spirituels analogues. Or l'étude est mani-
festement indispensable, essentielle à un Ordre qui a pareille
mission. Associé au ministère de FEvêque, il doit comme lui
« s'approprier la parole de vérité telle qu'elle a été enseignée, afin
d'être capable d'exhorter selon la saine doctrine et de réfuter les
contradicteurs ». (Tit. I, 9.) Et qu'on n'oppose pas l'exemple des
apôtres qui, sans études et sans lettres, ont bien su prêcher cl
enseigner. Car, comme le dit saint Jérôme (Epist. S3 ad Paulin.))

(1) B. HuMiiEUT, Opéra de Vita Regulari, édition du R. P. Berthier. t. I, p. -427,


(2) Ibid., t. II, p. 29.
(3) Ibid.,t. I, p. 433.
(4) Ibid.
(5) P. 435.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) 2" 2«°, q. 188, a. S.
(9) Dans l'article précédent.
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 175

ce que les apôtres ont connu par la révélation de l'Esprit-Saint,


les autres ne l'apprennent que par le labeur quotidien de l'élude et
la méditation assidue de la loi de Dieu. Un ordre peut donc être
fondé dont la vie ait pour élément essentiel l'étude ». C'était le cas
de l'Ordre de Saint-Dominique. Sans doute la science est au-
dessous de la vertu, « inferior virtute (1) » : malheur sans doute au
moine qui ne serait qu'un savant et oublierait que la sanctification
est son premier devoir : malheur à la science qui ne se tournerait
pas en amour, « quam stultum quam damnosum viro religioso
propter studium negligere ex quoe sunt religionis (2) », mais la
science, si vaine, si fatale sans la ferveur, devient si précieuse,
quand elle lui est unie! La science et la charité, quand elles tra-
vaillent de concert, élèvent de si belles oeuvres! « Sinecharitate
iiiflat... sed cum charitate sedificat (3). »
Depuis la démonstration de saint Thomas, personne n'a plus
osé contester à l'Ordre dominicain la légitimité de cette consécra-
tion au travail scientifique qu'il revendiquait dès ses premiers
débuts.

Combien le champ des études y doit être large et vaste, cela


ressort assez clairement de ce que nous avons dit. Le Dominicain
est obligé avant tout et principalement à approfondir la doctrine
révélée; mais parce que.les intérêts de la Foi demandent souvent
qu'il soit initié aux autres sciences, il ne doit point se faire scru-
pule de s'y adonner, « in quantum ordinantur ad sacram doetri-
nam (4) ». A ceux de nos religieux qui peuvent y réussir et en tirer
parti pour la science sacrée, dit le bienheureux Humbert, il faut
lâcher la bride et leur laisser libre le champ des sciences pro-
fanes « laxandss sunt habenge circa studium hujusmodi (5) ». Car ces
connaissances sont utiles « pour la défense de la Foi... pour
réfuter les erreurs des savants... pour mieux comprendre les Écri-

(1) B. HuMioenT DE ROMANS. Op. cit., p. 443.


(2) Ibid., p. 441.
(3) 2*2"», q. 188, a. 5. ad 2.
(4) 2» 2a«, q. 188, a. 5, ad 3.
(>') Opéra de Vita Begulari, t. I, p. 435.
176 REVUE THOMISTE

tures... elles affermissent la croyance... affinent l'esprit... honorent


notre ministère, etc. (1) ».
Voilà pour la théorie: ce qui se faisait, en pratique, dans ces
temps pi'imitifs destinés à demeurer le type et le modèle des
autres, les 'oeuvres de Vincent de Beauvais, d'Albert le Grand, de
saint Thomas d'Aquin, sont là pour le dire et pour montrer à ceux
qui se donneront la peine de les feuilleter seulement comment ces
grands hommes,et ces saints, afin de répondre à leur vocation et
d'être les apôtres que saint Dominique avait rêvés, se livrèrent à
l'étude jusqu'au point de posséder la synthèse complète du savoir
humain à leur époque.

S'il n'est point de science que le moine-apôtre, au nom même


de sa vocation, ne puisse avoir l'occasion d'aborder, il en est une
qui s'impose à lui d'une façon absolue et en dehors de toute hypo-
thèse : c'est la science de l'Ecriture sainte, puisque l'Ecriture
sainte n'est pas seulement le livre de Dieu, mais encore la source
principale de la vérité révélée, où l'apôtre doit à chaque heure
puiser ses enseignements, ses exhortations, ses moyens de preuve
et de défense (2). Il ne lui suffit pas d'y trouver pour lui-même,
par une méditation tranquille et douce, la lumière, les consolations
et la force dont il a personnellement besoin, il doit encore, son-
geant aux âmes que le doute tourmente, que l'erreur a dévoyées,
aux esprits rebelles et inquiets toujours prêts à attaquer l'arche
"sainte, pouvoir établir le texte authentique du livre divin, savoir
en découvrir les sens divers et défendre les interprétations vraies
contre celles qui ne le sont pas. Il suit évidemment de là que
l'Ordre de Saint-Dominique, s'il veut répondre à sa mission et à
l'idéal de son fondateur, est obligé non pas simplement à une lec-
ture et à une méditation assidues, mais à une étude scientifique de
la Bible.
C'est bien ainsi qu'on l'a toujours compris dans la famille domi-
nicaine : l'histoire est là pour le dire. A peine l'Ordre a-t-il recruté et
formé les hommes nécessaires à un pareil travail, on le voit se

(1) Ibid., p. 437.


(2) SAINT PAUL, 2 Tim. m, 16.
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 177

; préoccuper de l'exactitude du texte sacré et s'appliquer à le


rétablit' dans toute sa pureté par la grande oeuvre des Correctoria
\ qui témoigne d'un sens critique qui a persévéré, puisque, en 1518,
i ]e P. Jacques Magdalius éditait encore à Cologne un nouveau
\ Correctorium Biblicum. Vers 1250, Hugues de Saint-Cher publie la
nreniière Concordance Biblique, oeuvre colossale, comme l'appelle
i
I justement Sixte de Sienne (1), qui a rendu d'inappréciables ser-
! vices, et presqu'en même temps le premier commentaire complet
\
sur
l'Écriture sainte (2). Albert le Grand, de son côté, explique plu-
sieurs des Livres sacrés, et en particulier les quatre évangiles avec
':
une perfection qui, au jugement de l'exégèse contemporaine, lui
assigne une place « parmi les meilleurs interprètes (3). » Inutile
\ de parler de la Catena Aùrea de saint Thomas d'Aquin et de ses
autres commentaires, spécialement de son commentaire sur les
Ëpîtres de saint Paul, objet de l'admiration universelle.
Dès le principe, l'on comprend la nécessité de la connaissance
des langues orientales pour une interprétation scientifique de la
Bible, et nous voyons saint Raymond de Penafort, troisième
générai de l'Ordre, créer des écoles spéciales, en particulier à
Barcelone, où des sujets choisis avec soin vont étudier ces
langues (4). La gloire de ces écoles fut sans contredit Raymond
Martin qui parlait et écrivait avec une égale facilité l'hébreu, le
elialdéen et l'arabe. Son Pugio Fidei, un chef-d'oeuvre d'apologé-
tique, a inauguré Y Orientalisme Biblique, et appris à se servir des
écrits des rabbins pour éclairer et justifier nos saints livres et
l'exégèse chrétienne.
Ces. premiers essais, essais de maîtres, se continuent digne-
ment par les travaux de Pierre de la Palud, le savant patriarche de
•léi'Msalem, Jacques de Yoragine, Thomas l'Anglais, Robert Holcoth
'admirable commentateur des livres sapientiaux, Nicolas de
t'orham, le cardinal Jean de Turrecremata.
Quand arrive le grand mouvement des études classiques,
Ordre de Saint-Dominique montre qu'il n'a [joint oublié samis-

(') Bibliolheca sancla, lib. IV, t. I. p. 395, édit de Naples, 1742,


(2) Ibid.
(>'! S. .T., Ilislorica et crilica Jntroductio in N, T. libros sanclos, p. 657.
CoiiNisi.y,
(''J V. la savante dissertation du P. HIÎNKI DE LA POHÏE, O. P., Delinguaram Orienta-
'"n ad omne doctrinal genus proeslanlia.
178 REVUE THOMISTE

sion. En 1490, Fr. Pierre Schwarz publie la première grammaire


hébraïque, en appendice à son livre « De conditionibus veri
messiae ». Bientôt après Augustin Justiniani, « par une audace
nouvelle et immense, le premier de tous, novo et ingenti ausu
primus omnium, réunit en un seul tout, qu'il nomme Octaple les
deux Testaments écrits dans les cinq langues principales, l'hébreu,
le chaldéen, le grec, le latin, l'arabe (1) », et en 1516, comme
échantillon, publie Te psautier, merveilleusement imprimé. Pen-
dant ce temps Santés Pagnin prépare sa traduction de la Bible
entière sur les textes originaux, oeuvre que personne n'avait osé
entreprendre depuis saint Jérôme, et achève de la publier à Lyon,
en 1528, après vingt-cinq ans de travaux préparatoires. En 1523
il avait déjà fait paraître son Chaldaïcum Enchiridion, en 1523
Ylsagoge ad SS. Litteras, en 1526, ses Institutiones Hebraicse; en
1529 il édite son Thésaurus Linguee sanctoe, rendant par tous ces
ouvrages à la science scripturaire les services les plus signalés.
Enfin, en 1566, paraît la Bibliotheca sancta de Sixte de Sienne,
« oeuvre qui a remporté tous les suffrages des protestants aussi
bien que des catholiques, quod summis laudibus Acatholici non
minus quant Catholici celebrarunt (2), .» et qui a valu à son auteur
ce magnifique éloge : « In eo scribendo sese exhibuit... Virum plan
doctissimum, et si quis alius in Patribus versatissimum, immenà
laboris scriptorem, diligentise stupendoe, lectionis varias et eruditionu
admirandse (3). »
Pour le temps qui nous sépare de cette glorieuse époque, je ne
citerai plus ni un nom d'auteur, ni un ouvrage, parce que je
trouve dans le livre de nos Constitutions deux textes qui démon-
trent assez clairement que la pensée de l'Ordre ne s'est pas
démentie jusqu'à nos jours sur la question de l'étude scientifique
de la Bible. Le chapitre général de 1756, rappelant les prescrip-
tions réitérées des anciens chapitres, ordonne que les cours de
langues orientales, spécialement ceux d'hébreu et de grec, soieiil
maintenus et au besoin rétablis dans nos collèges, et il ajoute :

« Si les provinciaux ne trouvent pas parmi leurs sujets des profes-

(1) SIXTE DU SIENNE, Bibliotheca Sancta, t. I, p. 325.


(2) COHNEI.Y, op., cit. p. 672.
(3) GoiiNELY, op. cil,, p, 673.
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 179

seurs capables d'enseigner ces langues, qu'ils appellent des


étrangers, extraneos accersant, et qu'ils paient leurs honoraires
aux dépens de la province. » Tel est le premier texte. Le second
est tiré du « Statut sur les Etudes » promulgué par le Rév. P.
Jandel, alors vicaire général de l'Ordre, en 1852; le voici: « On
établira au moins dans les principaux de nos collèges, inproecipuis
saltem nostris collegiis, des cours de grec et d'hébreu conformé-
ment à la recommandation qui nous en a été faite si souvent par
les chapitres généraux, toties a capitulis generalibus inculcata. »
Après ces paroles, je ne veux plus rien ajouter : nos lecteurs
peuvent se former une idée suffisante de l'esprit de l'Ordre sur le
point qui nous occupe et comprendre parfaitement aussi ce qu'est
FECOLE PRATIQUE D'ETUDES BIBLIQUES A JÉRUSALEM.

Je n'ai plus à expliquer maintenant la pensée qui en a inspiré la


fondation et qui en est l'âme.
Il me suffira de dire que c'est l'idée même de saint Do-
minique sur la mission doctrinale de son Ordre, telle que nous
venons la rappeler, qui l'a fait naître; et que c'est l'apostolat par
la science scripturaire qui est son but et lui donne son esprit. Tout
cela se comprend de soi, après ce qui a été dit, mais il reste à
faire connaître le programme et l'organisation des études.
L'Ecole a pour but d'initier de jeunes prêtres se sentant un
allrait particulier ou ayant reçu une mission spéciale de leurs
évoques, à l'interprétation scientifique des saintes Ecritures. Un
tel but commande évidemment deux choses : des cours d'exégèse,
cl l'enseignement des connaissances subsidiaires, langues,
archéologie et géographie sacrées. C'est cette considération qui a
déterminé le programme de l'Ecole. Il suppose que les jeunes
gens y demeurent deux années au moins, et pendant ce temps on
leur explique les livres ou les passages les plus difficiles et les plus
importants de l'Ancien et du Nouveau Testament, et on leur
enseigne l'hébreu, le grec, le syriaque, l'arabe, l'arménien et
l'assyrien. Ils suivent en outre des cours d'archéologie tant pour
l'Ancien que pour le Nouveau Testament, des cours sur la géogra-
phie sacrée en général, et sur la topographie de Jérusalem
en
particulier. Us ont de plus une promenade archéologique d'une
180 REVUE THOMISTE

demi-journée chaque semaine, tous les mois deux excursions


d'une journée entière chacune, enfin trois grands voyages d'explo-
ration par an.
Pour que nos lecteurs se fassent une idée plus précise de cet
arrangement des études, je prendrai la liberté de leur mettre
sous les yeux le programme de la présente année scolaire 1895-
1896 :
Exégèse. — Genèse, lundi et mardi; Epître aux Galates, ven-
dredi, à 10 h. m.
Archéologie de l'Ancien Testament. —Mercredi, à 4 h. 30 s.
Géographie de la Terre Sainte : Galilée et Pérée, mercredi ;
Topographie de Jérusalem, samedi, à 10 h. m.
Langue hébraïque. — Cours élémentaire, lundi et vendredi, à
3 h. 1/4 s.
(Le cours d'exégèse sert de cours supérieur d'hébreu.)
Langue syriaque. — Cours élémentaire,( lundi et vendredi, à
3 h. 1/4 s. — Cours supérieur, mercredi et samedi, à 9 h. m.
Langue arabe. — Cours élémentaire, lundi et vendredi, à
8 h. m. — Cours supérieur, mercredi et samedi, à 8 h. m.
Langue arménienne. — Lundi et vendredi, à 3 h. 1/4 s.
Langue assyrienne. — Inscriptions cunéiformes, samedi, à
4 h. 1/2 s. — Promenade archéologique, le mardi soir de chaque
semaine.
Excursion de la journée entière, le premier et le troisième
jeudi de chaque mois.
Yoyages :
I. Novembre. — Samarie occidentale, Gifneh (Gophna)
Tibneh, Kefr Ilaris (tombeau de Josué), Medjel Yaba, Ras el
Aïn, Jeljilieh (Gilgal des Goïm), Kh. Tafsah (Tiphsah), Jiljilia
(Gilgal d'Ephraïm), Tayebeh (Ophra), Rimmon(PetraRimmon).
(Environ 8 jours.)
II. Février. .-— Judée orientale et mériclionale,"Bethléein,
désert de Tékoa, Aïn Djedy (Engaddi), rive occidentale de la
mer Morte, Sebbeh (Moscada), Djebel Ousdoum, TellMaïn (Mao),
El Kermel (Carmel), Tell Ziph (Ziph), Béni Naïm (Caphar
Barucha), Ilébron. (Environ 6 jours.)
III. Après Pâques. — Ramleh, Lydda, Césarée de Palestine,
Caïfl'a, le Mont Carmel, Saint-Jean-d'Acre, Tyr, Sidon, Deir el
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 181

JCamar, Coelésyrie, Baalbeck, Damas, Balancé, Trachonitide.


llauran, patrie de Job, Jérasch, Amman, Hesban, Madaba, Mont
Nébo, Jourdain, Jéricho. (Environ 25 jours,)

Les cours d'exégèse, d'archéologie et de langue assyrienne sont


professés par le P. Lagrange, dont la réputation a été établie dans
Je monde scientifique dès sa traduction de l'inscription nabatéenne
de Medaba publiée dans la Zeitschrift fur Assyriologïe, en 1890, et
insérée depuis dans le Co?pus Inscriptionum Semiticarum (tome 1,
Fasc. sec). Le P. Rhétoré enseigne le syriaque et l'arménien. Ce
religieux, qui a passé vingt et quelques années à Mossoul, à Mar
Yakoub et à Van, écrit et prêche avec facilité dans ces deux lan-
gues. Il a même composé en syriaque des poésies fort appréciées
des connaisseurs. Le P. Doumeh donne les leçons d'arabe, avec la
compétence que nous garantit sa qualité de Maronite Libanais.
C'est le P. Séjourné, ami et ancien collègue del'éminent helléniste
M. Maunoury, qui. est chargé du grec, ainsi que de la géographie
sacrée et de la topographie de Jérusalem. Ce Père recevait naguère,
dans une conférence publique, un témoignage flatteur de M. Beiss
qui déclarait qu'ayant pratiqué des fouilles, au nom du comité
anglais Palestine exploration Fund, à l'effet de retrouver les
.

enceintes de la Jérusalem primitive, les conjectures publiées un an


auparavant par le P. Séjourné dans la .Revue Biblique s'étaient
trouvés exactes de touspoints, et que, en particulier, il avaitdécou-
vert la fameuse piorta Sterquilinii à l'endroit précis où le Père,
appuyé sur certaines données des livres saints, avait écrit qu'elle
devait être placée.
A ces professeurs, tous religieux dominicains, vient s'en
adjoindre un autre qui n'est ni dominicain ni religieux, ni même
chrétien : c'est un rabbin juif qui, à certains jours, est admis à
donner des leçons de conversation, en hébreu moderne : ce qui
montre qu'à l'école biblique l'on se souvient de saint Jérôme, et
'lue l'on aime à suivre ses exemples.
Chacun sait de reste que l'on peut entendre d'excellentes leçons
d'exégèse ailleurs qu'à Jérusalem, mais il faut convenir
que nulle
Part ailleurs on ne peut apprendre avec autant de facilité les
'a"gues orientales, puisque, chaque jour et quand
on veut, l'on
le
REVUE THOMISTE. — 4e ANNÉE. — 13.
182 REVUE THOMISTE

peut se mettre en rapport avec des Arabes, des Syriens, des Juifs,
des Arméniens : nulle part surtout comme à l'école pratique des
études bibliques l'on n'est aussi favorisé sous le rapport de l'ar-
chéologie et de la géographie sacrée. Ces excursions et ces voyages,
relativement peu coûteux et qui garantissent une parfaite sécu-
rité, offrent au point de vue de ces deux sciences si importantes
d'inappréciables avantages. J'ai pu en juger par moi-même dans le
voyage que j'ai eu le bonheur de faire au Sinaï avec les étu-
diants.
Le P. Lagrange/ à cause des événements et de la situation
troublée du Hauran avait dû, par prudence, renoncer au troisième
voyage marqué sur programme pour l'année 1895-96 et s'étail
le
décidé à le remplacer par le voyage du Sinaï, qui figure égalemenl
dans les programmes de l'école. Il avait voulu de plus faire ce
voyage avant Pâques, afin d'éviter les grandes chaleurs et de voir
l'Egypte et.le désert à leur plus beau moment.
L'objectif du Père était de montrer à ses élèves le chemin pro-
bable qu'avait suivi Moïse avec les Hébreux depuis là sortie de
l'Egypte jusqu'au Sinaï, et, après le Sinaï, de retrouver encore,
s'il était possible, quelques stations du peuple de Dieu.
L'on sait toutes les discussions auxquelles ont donné lieu la
détermination du parcours de l'odyssée mosaïque et l'identifica-
tion des noms qui s'y rapportent dans la Bible. Mais ce que l'on se.
représenterait difficilement, c'est l'intérêt que présente la discus-
sion de ces problèmes, sur place. A. quel endroit Moïse a-t-il passé
la mer Rouge? La première station des Hébreux a-t-elle été à
Ayun-Mousa ? Est-ce là, au bord du désert et dans ce riant oasis,
qu'Israël chanta le beau cantique de la délivrance? Faut-il voir
dans la source actuellement ensablée de Aïn Hawarah, les eaux de
Mara (Nomb. 33, 8)? dans le ruisseau du bel Ouadi Gharandel, les
12 sources d'Elim aux 70 palmiers? Faut-il placer la station de In
mer Rouge super mare llulrum (Nomb. 33, 10) à Ras Abou Zeni-
meh? Laquelle des deux routes possibles prit Moïse à son entrée
dans le désert de Sin?... C'était un vrai charme d'entendre poser
et discuter ces questions par mes compagnons, jeunes prêtres intel-
ligents, instruits, dont plusieurs déjà ont été professeurs, et qi' 1

avaient été parfaitement mis au courant des controverses, soit pu''


leurs lectures personnelles, soit parles cours préparatoires qt"'
L'ÉCOLE PRATIQUE D'ÉTUDES BIBLIQUES 183

leur avait fait le P. Lagrange. L'Ouadi Feiran surtout fut le sujet,


et le témoin, des plus ardents débats. Faut-il identifier Feiran et
Bapbidim? Le oui et le non furent soutenus avec habileté. Mais
après l'inspection des ruines du Meharret et du Tahounet qui attes-
tent la tradition des premiers siècles chrétiens, après une étude
comparative des lieux et des faits rapportés parla Bible, l'on con-
clut unanimement à l'identification de Feiran-Raphidim.
Je crus, un moment, qu'il ne serait pas si facile de s'entendre
sujet du Serbal. La thèse de Georg Ebers (1) : que le Serbal est
att
le vrai Sinaï, en avait séduit plusieurs parmi nous, et j'avoue que
moi-même, en apercevant pour la première fois, avant d'entrer
dans l'Ouadi El Beba, la superbe montagne, je l'avais trouvée
digne d'avoir fixé le choix de Dieu. Mais il n'est rien de tel que
devoir les choses de près. Quelques jours plus tard l'ascension du
Serbal était faite, le pays d'alentour consciencieusement exploré,
el finalement l'on concluait contre Ebers, encore à l'unanimité,

que le Serbal n'était point l'Horeb, n'avait pu être la montagne de


la Loi. 11 convient de dire que notre conviction devint encore bien
autrement ferme, quand, après deux journées dans le désert de
Sin, nous arrivâmes en face de la magnifique plaine d'Er Rahah,
vaste comme le campement d'Israël et dominée au sud par le
Djebel Mousa et le Ras Sassafeh, d'où Dieu et Moïse, comme
d'une tribune colossale, pouvaient si bien parler au peuple.
Ebers (2), du reste, n'a pas été heureux au Sinaï, et j'ai cons-
taté de mes yeux, en montant dans les combles de l'église du cou-
vent, que l'épithète TOO MeyàAou appliquée à Justinien et celle de
toÙMrqç au lieu de |3OC<JIASOOÇ appliquée au nom de Théodora qui
avaient fait clouter de l'antiquité de ce précieux témoignage, ne
se trouvent nullement, comme on le lui avait fait croire et comme
d l'affirme, dans l'inscription qui
se lit sur les deux poutres prin-
cipales de l'édifice et attestent son origine justinienne (3).
Sur notre chemin de retour, le point principal à éclairer était
l'identification de Gadès Barné avec Aïn Kedis. Sept jours après
notre départ du Sinaï, nous nous trouvions au milieu du groupe
montagneux qui forme à peu près le centre du désert de Tih et

(1)Durch Gosen zum Sinaï : Die Sinai-Serbal-Frage, p. 392 et s.


(2)Durch Gosen zum Sinaï, p. 293.
P) V. Revue Biblique, t. II, p. 633.
184 REVUE THOMISTE

répond au désert biblique du Pharan. Dès le lendemain, de grand


matin, nous nous dirigions sur Aïn Kedis, et en traversant, les
ouadis verdoyants où nos chameaux avaient toujours la bouche
pleine d'herbes fleuries, les plaines largement ouvertes du Sci-
thabeh et du Djaïfeh, protégées par une magnifique enceinte de
-montagnes, arrosées par plusieurs sources et qui se prêtent à la
culture, qui même, on le voit aux ruines nombreuses qu'on ren-
contre, ont été habitées et sans doute cultivées autrefois, nous acqué-
rions la certitude qu'Israël avait fort bien pu se fixer dans cette
région, et que toutes les vraisemblances justifiaient l'identification
de Aïn Kedis avec la station exceptionnellement importante de
CadèsBarné.
Par exemple, nous constations en même temps, avec une
pleine évidence, que Clay Trumbell(l), dans la description qu'il a
écrite de Aïn Kedis, avait poétisé à l'excès, au point qu'en y arri-
vant, nous nous demandâmes sérieusement si notre vieux chcik
Solyman, par crainte des Bédouins Azazimeh, qu'il ne fait pas
bon visiter à ce qu'il paraît, ne nous avait pas bernés en nous
conduisant en un lieu tout autre que l'ouadi désiré.
. . . .

Le temps ne me permet pas d'en écrire davantage. Mais si je ne


m'abuse, les quelques notes qui précèdent suffiront à faire com-
prendre et le but élevé, et l'organisation intelligente, et l'impor-
tance de l'Ecole pratique des études bibliques. A l'heure où nos
saints livres sont attaqués au nom de la linguistique, de l'archéo-
logie., de la géographie et de l'histoire, tous les catholiques clair-
voyants jugeront, sans doute, que le moyen le plus sûr de se pré-
parer à répondre victorieusement à ces attaques sans nombre,
était d'établir une sorte d'Ecole normale supérieure pour la science,
scripturaire, au centre même des pays bibliques, à Jérusalem; et
chacun formera, comme je le fais moi-même, les voeux les plus
sincères pour le plein succès de la jeune, mais déjà florissante
École de Saint-Étienne.

Fr. M.-TH. COCONKIER, 0. P.

(1) V. Zcilschrift des Palestina-Vcreins. t. VIII, p. 1S3.


DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

DAPRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

S'il est une vérité précieuse à connaître et douce à contempler,


une vérité offrant un intérêt plus qu'ordinaire et contenant en
quelque sorte là moelle du christianisme, une vérité fréquemment'
rappelée dans les livres saints et néanmoins laissée pour ainsi
dire complètement dans l'ombre par la chaire contemporaine,
même quand l'orateur s'adresse à celte élite d'âmes qui ne de-
mandent qu'à pénétrer plus avant dans le mystère du royaume
de Dieu, c'est assurément le dogme si pieux, si consolant, si
réconfortant de la présence et de l'habitation de l'Esprit-Saint
dans les âmes justes. Cette belle doctrine tant aimée des Pères,
si souvent traitée par eux, soit dans leurs exhortations aux fidèles
sous forme d'homélies, soit clans leurs controverses avec les héré-
tiques adversaires de la divinité du Verbe ou du Saint-Esprit,
fut pieusement recueillie par les théologiens du moyen âge,
notamment par le plus grand d'entre eux, le prince de la scolas-
fique, l'angélique docteur saint Thomas d'Aquin, qui se l'est pour
ainsi dire appropriée et l'a comme marquée de son sceau, en la
formulant avec toute la précision du langage théologique.
On la retrouve plus tard exposée avec amour et une émotion
lue l'on sent sous les froideurs de la lettre, par les principaux
18G REVUE THOMISTE

représentants de la science sacrée, les Gonet, les Jean de sainl


Thomas, les Suarez, les théologiens de Salamanque; elle forme,
dans leurs oeuvres, comme une oasis pleine de fraîcheur, quj
repose agréablement de l'aridité et de la sécheresse des discus-
sions théologiques. Petau et Thomassin l'ornèrent des trésors de
leur érudition, en reproduisant quelques-uns des plus beaux pas-
sages des saints Pères, qui s'y rapportent. Loin d'avoir vieilli de
nos jours, elle a été au contraire remise en honneur par quelques
célébrités contemporaines; les EE. Cardinaux Franzelin et
Mazzella dans leurs savants traités, Mgr Gay dans ses conférences
si remarquables sur la Vie et les Vertus chrétiennes, d'autres encore
l'ont abordée avec un incontestable talent et des fortunes
\XX V V^JL OVDiD.
D'où vient donc qu'elle est encore si peu connue, et partant si
peu appréciée, même par les hommes du sanctuaire? On sait
bien, sans doute, au moins vaguement, pour l'avoir entendu dire
sans autre explication, ou l'avoir lu dans le saint Evangile, que
l'Esprit Saint, ou plutôt la sainte Trinité tout entière, habite
dans les âmes qui ont le bonheur d'être en état de grâce et de
posséder la charité; mais en quoi consiste au juste cette inba-
'bitation? Comment se distingue-t-elle de l'omniprésence divine?
Qu'apporte-t-elle de spécial à celui qui en est gratifie? Quels en
sont les résultats et les effets ? Yoilà ce que l'on ignore et ce qu'il
importerait extrêmement de connaître; car sans cela, semblable
à ces astres perdus aux, confins du monde et n'envoyant à nos
yeux qu'une lumière faible et indistincte, la notion que l'on pos-
sède de ce point de la doctrine catholique, est trop vague, trop
confuse, pour saisir et impressionner fortement les âmes, en y
produisant ces fruits salutaires de joie et de consolation qu'elle
est appelée à porter. Serait-ce donc une question inabordable pour
les intelligences ordinaires? Est-ce.un livre scellé, dont quelques
rares privilégiés possèdent le secret de briser les sceaux et de
déchiffrer les caractères? Mais non; nous espérons bien, avec la
grâce de Dieu, mettre cette doctrine à la portée de tous nos lec-
teurs. Dira-t-on qu'il s'agit d'une théorie fort belle, il est vrai,
mais sans influence pratique dans la conduite de la vie? Il n'en
est rien ; cette étude, en apparence spéculative, est féconde en
enseignements pratiques, et elle offre à ceux qui ne craignent pas
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 187

de l'entreprendre, non seulement des joies vives et pures, mais


encore de puissants motifs de sanctification.
Notre dessein, en écrivant ces pages, est de mettre à la portée
des âmes de bonne volonté et des esprits même peu accoutumés
aux spéculations théologiques, mais avides de vérité et jaloux
de quitter le terre-à-terre des discussions quotidiennes, une doc-
trine contenant notre plus haut titre de gloire et de noblesse.
Nous nous efforcerons d'apporter, dans cette étude, toute la clarté
que comportent des matières si releyées, en prenant pour guide le
maître incomparable dont l'illustre Pontife Léon XIII ne cesse
de recommander les enseignements, et dont nous sommes fier de
nous dire l'humble disciple, saint Thomas d'Aquin qui a projeté
sur cette question, comme sur tant d'autres, les lumières de son
génie. Ce n'est pas qu'il l'ait traitée avec cette abondance de
détails et cette ampleur de développements que l'on souhaiterait ;
il s'est plutôt contenté de poser les principes et de condenser sa
pensée dans une de ces formules brèves,mais riches de substance,
que l'on rencontre à chaque page de sa Somme théologique. De ce
style ferme, limpide, élevé, qui le caractérise, il a exprimé en peu
de mots tout ce qu'il fallait dire pour être compris par les esprits
initiés à la terminologie scolastique, laissant à d'autres qui en
auraient le loisir, le goût et la facilité, le soin d'émietter sa
doctrine et de la mettre, au moyen de développements appropriés,
à la portée de toutes les intelligences. C'est le but que nous nous
proposons.
Notre fâche consistera donc à mettre en saillie la pensée du
saint docteur, et à traduire, dans un langage intelligible pour
fous, ces formules savantes si claires pour les initiés, mais n'of-
h'ant au commun des lecteurs qu'une énigme souvent indéchif-
frable. Nous emprunterons également à la sainte Ecriture et aux
lJères de l'Église un certain nombre de témoignages, qui auront le
double avantage d'éclairer notre enseignement en le corroborant,
,;t de montrer sur quels fondements solides il repose.
188 REVUE THOMISTE

DE LA PRÉSENCE ORDINAIRE DE DlEU EN TOUTE CRÉATURE.

Avant d'aborder le problème intéressant mais ardu de l'habi-


tation du Saint-Esprit dans les âmes justes, et de l'union mysté-
rieuse' qui en est la suite; avant d'établir le fait d'une présence à
la -fois substantielle et spéciale des personnes divines dans les
âmes sanctifiées par la grâce et transformées par elle en un tem-
ple vivant, où demeure et se complaît l'auguste et adorable
Trinité, il nous semble utile, nécessaire même, dans une certaine
mesure, d'exposer au préalable le mode ordinaire et commun isui-
varit lequel Dieu est en toutes choses. Comment en effet s'aven-
turer raisonnablement à parler d'une présence de la divinité
spéciale aux justes, si l'on ne commence par exposer clairement
en quoi consiste sa présence ordinaire en chacune des créatures?
Pour être en état d'asseoir un jugement sérieux sur ces deux-
modes de présence et de les bien discerner l'un de l'autre, il im-
porte de connaître leurs caractères respectifs, de savoir ce qu'ils
ont de commun et ce qui les différencie; et pour cela il les faul
analyser, comparer, déterminer leur nature. En procédant diffé-
remment, en dissertant d'une manière plus ou moins savante de
l'inhabitalion de Dieu par la grâce, sans avoir, avant tout, bien
établi et convenablement expliqué son inexistence dans le monde
de la nature, on s'exposerait à l'inconvénient grave de ne donner
que des notions incomplètes, et délaisser, dans l'esprit du lecteur
des obscurités regrettables. Nous ne nous attarderons cependa.nl
pas à prouver longuement le fait de l'omniprésence divine, sur
lequel tous les catholiques sont d'accord, nous réservant d'étu-
dier de plus près la manière de l'entendre, afin d'en dégager le
vrai concept de l'immensité divine, et de préparer les voies à l'in-
telligence de la présence spéciale de Dieu dans les justes.

Que Dieu soit partout, au ciel, sur la terre, en toutes choses el


en tous lieux; qu'il soit intimement présent à chacune de ses
créatures, c'est un dogme de foi, en même temps qu'une vérilé
rationnelle connue de tous, non seulement du penseur, philo-
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 189

sophe ou théologien, mais encore de l'enfant lui-même dont


.
l'intelligence commence à peine d'éclore ; c'est une des premières
leçons qu'il reçoit sur les genoux de sa mère, un des premiers
enseignements qui tombent des lèvres d'un éducateur croyant.
Cette doctrine que le plus humble chrétien possède maintenant
dès l'aurore de sa vie morale et qu'il répète sans en comprendre
la portée, ni en soupçonner la profondeur, l'apôtre saint Paul
l'enseigna jadis devant le plus illustre auditoire qui fût au monde.
En effet, ce n'était point à la foule ignorante, mais aux repré-
sentants en quelque sorte officiels de la science humaine, aux
membres de l'Aréopage, qu'il s'adressait, quand, pour notifier
l'existence de Dieu au sein des êtres créés, il disait : « Dieu n'est
pas loin de nous, car nous vivons, nous nous mouvons, nous exis-
tons en lui» : Quamvisnon longe sit ab unoquoque nostrum : in ipso
enim vivimus, et movemur et sumus (1). Le Psaîmiste avait enseigné,
lui aussi, ou plutôt chanté depuis bien des siècles cette omnipré-
sence divine : « Seigneur, avait-il dit, vous connaissez tout,
« l'avenir le plus lointain comme le passé le plus reculé; vous
« m'avez formé etvous avez posé votre main sur moi. La science
« que vous avez de moi est admirable, et je suis incapable de
« l'atteindre. Où irai-je pour échapper à votre esprit? comment
« me soustraire à votre regard? Si je monte au ciel, vous y êtes ;
« si je descends dans les enfers, je vous y trouve encore. Si
« j'ouvre mes ailes, dès le matin, pour fuir aux extrémités de la

« mer, c'est votre main qui m'y conduit, c'est votre droite qui me
« soutient. J'ai dit : peut-être que les ténèbres me cacheront et
« que la nuit enveloppera mes plaisirs. Mais Jes ténèbres ne sont

« pas obscures devant vous, et la nuit a pour vous l'éclat du


« jour (2). » Et pour bien nous convaincre de l'impossibilité où

nous sommes de nous soustraire à son regard, Dieu, empruntant


l'infirmité de notre langage afin de se mettre plus complètement à
notre portée, nous dit par la bouche du Prophète : « Celui qui se
cache, espère-t-il se dérober à mes yeux? ne remplis-je pas le
ciel et la terre? » Numquidnon ccelum et terrain ego impleo (3)?

(1) Act. xvn, 27-28.


(2) Psalm. cxxxvm, ii-12.
(3) Jerem. xxni, 24.
190 REVUE THOMISTE

Il serait superflu d'apporter d'autres témoignages pour établir


une vérité qui est universellement admise par quiconque reconnaît
l'existence d'un Être infini, auteur de toutes choses. On voudra
bien cependant nous permettre de reproduire ici, à cause de son
importance, la preuve philosophique de l'omniprésence divine,
donnée par saint Thomas. Dieu, dit-il, est en toutes choses, non
pas comme partie de leur essence ou comme un élément acci-
dentel, mais comme l'agent est présent au sujet sur lequel il
opère. Il est, en effet, de toute nécessité que laxaiise efficiente soil
unie au sujet sur, lequel elle exerce une action immédiate, et
qu'elle entre en contact avec lui sinon par sa substance, au moins
par sa vertu active et ses énergies. Deus est in omnibus rebus.sicut
agens adest ei in quod agit. Oportet enim omne agens conjungi' eiin
quod immédiate agit, et sua virtute illud contingere (1). C'est ainsi
que le soleil, quoique situé à une distance énorme de notre pla-
nète, l'atteint néanmoins par sa vertu; comment, en effet, serait-il
en état de l'éclairer et de l'échauffer, si.ses rayons ne parvenaient
jusqu'à elle? Or, Dieu opère en toute créature, non seulement par
l'Intermédiaire des causes secondes, mais encore d'une manière
directe et immédiate, y produisant par lui-même, et y conservant
pareillement, ce qu'ii y a de plus intime et de plus profond, l'être.
Car, de même que l'effet propre du feu est de brûler, ainsi l'effet
propre de Dieu, qui est l'Etre par essence, est de produire l'être
des créatures. Donc, Dieu est en toutes choses, intimement présent
en qualité de cause efficiente. Unde oportet quod Deus sit in o?nnibus
rébus et intime (2), — ut causans omnium esse (3).
Il n'en est donc pas de Dieu comme d'un ouvrier vulgaire, un
peintre, par exemple, ou un sculpteur, qui se tient en dehors de
son ouvrage ne et le touche souvent pas d'une manière immédiate,
mais par l'intermédiaire d'un instrument, et qui, présent à son
oeuvre au moment où il la produit, peut se retirer ensuite sans en
compromettre l'existence. Dieu est au plus intime de ses oeuvres,
et si, après avoir donné l'être à une créature, il retirait sa main et
cessait de la soutenir, elle retomberait immédiatement dans le
néant d'où elle était sortie.
(1) Summatheol., I, q. vm, a. 1.
(2) Ibid.
(3) Ibid., ad 1.
j DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 191

Si maintenant vous demandez à l'Angélique docteur comment


«
Dieu, substance immatérielle, inétendue et indivisible, peut se
: trouver en tous lieux, au fond de chacun des êtres qui. occupent
nos espaces matériels, il vous répondra, en empruntant aux cho-
; ses d'ici-bas une comparaison déjà employée par les Pères, qu'il y
:
est de trois manières : par puissance, par présence, et par essence.
11 est partout par sa puissance, parce que tout est soumis à son

empire souverain, de même qu'un roi de la terre, quoique confiné


au fond de son palais, est réputé présent clans toutes les parties
de ses états où se fait sentir son autorité. Il est partout par sapré-
parce qu'il connaît tout, qu'il voit tout, et que rien, pour
sence,
caché que ce soit, n'échappe à son regard ; de même que les objets
qui sont sous nos yeux, quoique légèrement distants de notre
personne, sont dits être en notre présence. Il est partout enfin
par son essence, aussi réellement et substantiellement présent à
chacune des choses créées qu'un monarque est présent par sa
substance au trône sur lequel il est assis (1). Et la raison de cette
présence substantielle, c'est qu'il n'est aucune créature qui puisse
se passer de l'action divine la conservant dans l'existence et la
mouvant à ses opérations ; et comme en Dieu la substance et
l'action ne sont pas réellement distinctes, il en résulte qu'il est
présent par sa substance partout où il opère, c'est-à-dire en toutes
choses et en tous lieux. Deus dicitur esse in omnibus ^>er essentiam...
quia substantia sua adest omnibus ut causa essendi (2).
Dans son commentaire sur le premier livre des Sentences de
Pierre Lombard, saint Thomas explique ce triple mode de pré-
sence d'une manière un peu différente, qui, sans exclure celle
que nous venons de donner, ni être en opposition avec elle, a
l'avantage de faire mieux ressortir la pensée du saint docteur
l'elativement à la présence substantielle de Dieu en qualité de
cause efficiente. Voici ses paroles : Dieu est dans les choses créées
par « sa présence, en tant qu'il y opère, car il faut que l'ouvrier
(( soit présent de quelque manière à son oeuvre; et parce que
<(
l'opération divine ne se sépare pas de la vertu active d'où elle
<( émane, il faut dire que Dieu est dans les choses par sa puis-

i'1) Summa theol., I, q. vm, a. 3.


[î)lbid., ad I.
192 REVUE THOMISTE

« sance; enfin, comme la vertu ou la puissance de Dieu est iden-


« tique à son essence, il en résulte que Dieu est dans les choses
« par son essence (1). » Ces paroles de saint Thomas sont signi-
ficatives, et méritent que nous nous y arrêtions.

II

Quand certains, théologiens, étrangers à l'école thomiste, veu-


lent expliquer l'omniprésence divine, ils disent que Dieu est par-
tout par son essence, parce que la substance divine étant infinie
remplit le ciel et la terre. Pour eux, l'immensité est une propriété
en vertu de laquelle l'essence divine est, pour ainsi dire, répandue
à l'infini dans tous les espaces existants ou possibles ; l'omnipré-
sence, c'est la diffusion actuelle de l'être divin compénétrant, sans
se mêlera eux, tous les êtres et tous les lieux réels (2). On pour-
rait donc, suivant cette opinion, comparer l'immensité divine à
une mer sans rivages et sans bornes, capable de contenir des mul-
titudes innombrables d'êtres de toute nature et de toute dimension,
et au milieu de laquelle se trouve plongée, clans le temps, une
éponge que les eaux pénètrent et débordent de toutes parts :
image de ce monde, que l'immensité de Dieu pénètre et déborde
de tous côtés; avec cette différence, toutefois, que Dieu est tout
entier dans le monde et tout entier dans chacune de ses parties,
tandis que chaque portion de l'élément liquide occupe un espace
distinct. "

(1) S. THOMAS, lib. I. Sent. dist. 37, q. i, a. 3.


(2) « Non immerito immensitas describi potest ea existendi divina? essentioe ratio, vi
cujus in qmnem dimensionem, quoe exstat vel exstare potest, ubique absque sui termine
non per partes, sed se iota difiimditur... Actualis autem divinas essentioe diffusio est
omnipraîsentia proprie dicta. » (Huirrisn, S. J. Theologioe dogmai. compend., De Deo uno,
tract. V, th. LXXXIV, n. Cl.) — Eamdem immensitatis notionem tradit Suarez. « Deus,
inquit, per immensitatem suam intelligitur esse ita dispositus et quasi diiïiisns (nosU'O
more loquendi) ad existendmn per essentiam seu substantialem proesentiam in qu<1'
"
Clinique re, ut niliil ex parte illius ad illam desit. » (De altrib. div. 1. II, cap. n, n. 't.)
« Ad immensitatem non satis est rem esse actu proesentem omnibus rébus creatis, sou
spatiis realibus, sed necessarium est, esse actu prasentem omnibus spatiis imaginariis-
(De sacram. Euch., disp. xi.vm, sect. iv, n. 10.)
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 193

Saint Augustin s'était formé, dans sa jeunesse, une conception


semblable de l'immensité divine. « 0 mon Dieu, ô la vie de mon
âme, dit-il clans ses Confessions, je vous croyais grand d'une
«
grandeur répandue dans des espaces infinis, et pénétrant la
«
entière du monde, de telle sorte que vous vous étendiez
« masse
encore de toutes parts au delà de cet univers, sans avoir ni
«

«
bornes ni limites; et que la terre, le ciel, toutes choses créées,
«
étaient remplis de vous, se terminaient en vous, qui n'aviez de
« terme nulle part. Carde même que cet air grossier qui envi-
« ronne
le monde que nous habitons, ne saurait empêcher la
«
lumière du soleil de se»frayer un passage à travers sa subs-
«
tance, non en la déchirant ou en la divisant, mais en la péné-
«
trant doucement et en la remplissant tout entière de ses clartés ;

«
ainsi je me figurais que vous passiez non seulement à travers
«
les substances de l'air et de l'eau, mais encore que, pénétrant
«
la terre dans sa masse et jusque clans ses parties les plus
«
petites, partout invisible et présent, vous gouverniez, par cette
«
union secrète et cette influence tant intérieure qu'extérieure,
« toutes les choses que vous avez créées.
« Telles étaient mes conjectures, parce qu'il m'était impossible
«
d'imaginer autre chose"; mais j'étais dans une erreur complète,
« nam falsum erat; car, s'il en était ainsi, une plus grande partie
« de la terre contiendrait une partie plus grande de votre être,
« une plus petite en contiendrait une moindre, et toutes choses
« seraient remplies de vous, de telle façon que le corps d'un

« éléphant contiendrait une plus grande partie de votre substance

« que le corps d'un passereau, parce qu'il est plus grand et


« occupe un espace plus étendu ; et de même à proportion dans

« toutes les parties du monde, les unes en auraient plus, les autres

« moins, selon leurs diverses dimensions. Or cela n'est pas ainsi ;

« mais, Seigneur, vous n'aviez point encore éclairé mes


« ténèbres (1). »

Revenant plus loin sur le même sujet, le saint Docteur ajoute :


« Mon esprit se représentait l'univers et tout ce qui est visible

« dans son étendue : la terre, la mer, l'air, les astres, les plantes,

'<
les animaux; en même temps tout ce qui s'y dérobe à nos

(!) S. AUG. Cou/.). VII, cap. i.


194 REVUE- THOMISTE

« regards: le firmament, les anges, toutes les substances spiri-


«. tu elles, que mon imagination plaçait en de certains espaces,
« comme s'ils eussent été des corps. De cette universalité des
« êtres que vous avez créés, je me faisais une grande masse.,.,
« mais finie et bornée de toutes parts. Et vous, Seigneur, je vous
« considérais comme environnant de toutes parts et pénétrai)[
« cette masse, mais infini vous-même en tout sens : comme on
« pourrait se représenter une mer infinie clans son étendue, et ren-
« fermant en elle-même une éponge d'une grosseur prodigieuse,
« mais qui, finie néanmoins dans ses dimensions, serait ainsi
« toute pénétrée des eaux de cette mer immense. C'est ainsi que
« je vous considérais dans votre essence infinie, remplissant de
« toutes parts cette masse finie, assemblage de toutes vos créa-
« tures (1). »
Plus tard, devenu évêque d'Hippone, et mieux instruit"de ces
choses, Augustin en parlait d'une tout autre manière : « Quand
« on dit que Dieu est partout, il faut éloigner de notre esprit
« toute pensée grossière, et nous dégager de l'impression des
« sens pour ne pas nous figurer Dieu répandu partout à la façon
« d'une grandeur se déployant dans Ves23ace, comme est celle de la
« terre, de l'eau, de l'air et de la lumière ; car toutes les choses
« de cette espèce sont moindres dans une de leurs parties que
« clans le tout. Il faut plutôt concevoir la grandeur de Dieu comme
« on se représente une grande sagesse clans un homme, fût-il de
« petite taille (2). »
Cette sorte de diffusion et d'expansion de l'Être divin, si fort
improuvée par saint Augustin, et signalée par lui comme une
conception grossière et charnelle qu'il faut écarter, carnali resis-
tenclum est côgitationi, ne quasi spatiosa magnitudine opinemur Demn
jjer cuncta diffundi, ressemble singulièrement à l'idée que nous
donnent de l'immensité divine ceux qui nous représentent Dieu
présent partout, parce que sa substance étant infinie et illimitée,

(1) Ibid., cap. v.


(2) « Quamquam cl in co ipso quod dicilur Deus ubiquo diffusas, carnali resislemlu» 1

est cogitalioni, et mens a corpcris sensibus avocanda, ne quasi spatiosa magnitudine


opinemur Deumper cuncta diffundi, sicut humus, aut liuinor, aut acr, aut lux isla tlilTini-
ditur (omnis enim liujuscemodi magnitudo minor est in sui parle quam in tolo) : sel
ita potius sicuti est magna sapientia, eliam in homine, cujus corpus est parviuii. »
S. AUG. lib. deProesenlia Dei, seu Episl. ad Dardanum 187 (alias 57), cap. iv, n. 11.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES' 195

? e[ occupant actuellement tous les lieux réels ou imaginaires, se


; (rouve par là même dans une relation de présence, ou plutôt d'in-
; lime pénétration, avec tout ce qui existe dans l'espace. Ils ne tom-
! bent point, ilestvrai, dans l'erreur du fils de Monique, s'imaginant
<
qu'un espace plus étendu devait contenir une partie plus grande
delà substance divine; car ils savent et ils enseignent qu'un pur
esprit, étant indivisible et exempt de parties, n'est pas localisé à
lafaçon des corps dont une partie est à droite et l'autre à gauche,
mais qu'il peut occuper un espace déterminé de manière à être
lout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie ; néan-
moins, sur le fond de la question et sur la manière de concevoir
l'ubiquité divine, ils nous semblent partager les idées de jeunesse
qu'Augustin devait réformer plus tard à la suite de méditations
plus approfondies.
Bien plus spirituelle, et partant plus conforme à la nature de
Dieu, nous apparaît la notion de l'immensité donnée par saint
Thomas. Au lieu d'admettre, aArec les tenants de l'opinion que
nous combattons ici, une sorte de diffusion de la substance divine,
à telles enseignes que Dieu serait encore substantiellement pré-
sent aux créatures semées clans l'espace, lors même que, par
impossible, il n'exercerait sur elles aucune action (1) ; le docteur
Angélique enseigne au contraire que la raison formelle de la pré-
sence de Dieu clans les choses créées n'estautre que son opération,
de même que le fondement de l'immensité, c'est la toute-puissance.
Par elle-même, la substance divine n'est déterminée à occuper
aucun lieu, ni grand, ni petit; elle ne demande, pour s'y déployer
aucun espace; elle n'emporte aucune relation de proximité ou
d'éloignement avec les êtres existants dans l'espace; si défait elle
entre en rapport et en contact avec eux, c'est par sa vertu et son
opération ; si elle est intimement présente à tout ce qui existe,
c'est parce qu'elle produit et maintient l'être de toutes choses.
Non determinatur (Deus) ad locum vel magnum vel 2ictrvum EX NKCES-
SI'|'ATE SVM ESSENTIJÎ, quasi op>orteat eum esse in aliquo loco, quum ipse
/uerit ab oeterno ante omnem locum, sed IMMENSITATE SUJE VIRTUTIS

0) «Si per impossibilc res aiiqua iiiciporct esse sine aclionc Dei, niliilominus non
l'ossui. esse distaus ab illo, ob immensitatem ejus, sed nocessario simul essent, et quasi
l'inelralivo secundum subslantiam et enlitalem suam. » BUAIUSZ. Mciaph,, dispul. xxx,
S(,,'C vin, n. 52.
19(5 REVUE THOMISTE

ATTINGIT 0MN1A QUJS SUNT IN LOCO, QUUM S1T UNIVERSAL1S CAUSA ESSEKD],
Sic igitur Ipse totus est ubicumque est, quia per simplicem suam vir-
tutem universa attingit (l). Si donc Dieu peut être en tous lieux, on
en d'autres termes, s'il est immense, c'est, au jugement de l'Ange
de l'Ecole, parce que, possédant une puissance infinie, il est
capable d'opérer, et partant de se rendre présent, dans un espace
sans bornes ni limites, même dans un espace infini, si une telle
étendue était possible. Si sit aliqua res incorporea habens virtutem
infinitam, oportet quod sit ubique. Ostensum est aute?n.[l. I, cap. XLI.U)
Deum esse infinitoe virtzitis. Ergo est ubique (2). S'il est de fait en tous
lieux et dans toute créature, c'est qu'il n'existe. aucun espace
réel, aucun être créé, sur lesquels il n'exerce une action directe el
immédiate, et avec lesquels il ne soit en contact par sa vertu, el
conséquemment par sa substance. Dei proprium est ubique esse;
quia cum sit universale agens, ejus virlus attingit omnia entia, unde est
in omnibus rébus (3).

III

Cette omniprésence de Dieu, fréquemment appelée par les


théologiens présence d'immensité, a été désignée par sain i
Thomas sous un autre vocable ; il l'a appelée présence par mode
de cause efficiente, per modum causx agentis (4) : expression carac-
téristique et profonde, qui a le double avantage d'écarter toute
idée de diffusion et d'expansion de la nature divine, et d'indiquer
en même temps que l'opération divine est le vrai fondement des
rapports existants entre Dieu et la créature. Au reste, en se ser-
vant de cette locution, saint Thomas n'a point innové, ni exprimé
une opinion purementpersonnelle, mais il s'est montré ici, comme
toujours, le fidèle écho de la tradition.
En effet, après être revenu de son erreur relative à l'immensilé
divine, saint Augustin expliquait à l'illustre correspondant auquel
il adressait, son livre sur la présence de Dieu, que Dieu est partoul,

(i) S. TnoM. lib. 111. Conlr. Gcnt., cap. i.xvm.


(2) S. Tu. lib. III. Contr. Gcnt. cap. LXVIII, n. 2.
(3) Summ. Theol. I, q. cxn, a. 1.
(î) Summ. Theol. I, q. vin, a. 3.
niî L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 197

non pas 'd ia façon d'un corps qui s'étend dans l'espace, mais
comme substance créatrice, gouvernant sans peine et conservant
sans fatigue ce monde qu'il a créé (1). Il disait encore que Dieu
es(; dans le monde comme la cause efficiente du monde, erat in
mundo, quomodo per quem munclus factus est; comme l'ouvrier est
présent à sou oeuvre pour la régir, quomodo artifex regens quod
fecit (2). S'il remplit le ciel et la terre, c'est par la présence et
l'exercice de sa puissance et non par la nécessité de sa nature :
implens cselum et terram pi'oesente p>otentia, non indigente natura (3) ;
car enfin, si Dieu est grand, ce n'est pas par la masse, mais par la
puissance : neque enim mole, sed virtutè magnus est Deus (4).
Saint Thomas paraît manifestement s'être inspiré de ces divers
passages, quand il dit : «
Une faut pas croire que Dieu soit par-
«
tout en se divisant dans l'espace, de telle sorte qu'une.partie de
« sa substance soit ici, et une autre ailleurs, mais il est tout.
«
entier partout, car étant absolument simple, il n'a point de
«
parties. Il n'est cependant pas simple à la façon d'un point qui
«
termine une ligne, et qui pour cela occupe une situation déter-
'
«
minée et ne peut être que dans un lieu indivisible, mais Dieu est
«
indivisible comme étant absolument en dehors de tout genre de
« continu : aussi n'est-il point déterminé, par la nécessité de sa
« nature, à occuper un lieu quelconque, grand ou petit, comme
« s'il devait nécessairement être localisé quelque pari, lui qui
« existait de toute éternité, lorsqu'il n'y avait encore aucun lieu;
« mais, grâce à l'infinité de sa puissance, il atteint tout ce qui est
« dans le. lieu, étant la cause universelle de l'être. Donc il est tout

(1) « Sic est Deus per euncla diffusus, ut non sit qualitas mundi, sed substantia crea-
''ix mundi, sine laboro regens, et sine onere coiitinens mundum. Non tamen per spatia
locorum, quasi mole diffusa, ita ut in dimidio mundi corpore sit dimidius, et in alio
dimidio dimidius, alque ita per totum lotus ; sed in solo caîlo totus, et in sola terra totus,
°l in coelo et in terra lolus, et nullo contentus loco, sed in seipso ubiquo totus. »

« A.UG. lib. deproesentia Oei, sen Epist. ad Dardan. 187,'cap. iv, n. 14.
(2) « In mundo erat (Deus), et mundus per eum factus est... Sed quomodo erat? Q.uo-
Hiodo artifex regens quod fecil. Non enim sic fecit, quomodo facit faberarcam; forinsc-
cus est arca quam fecit... Deus autem mundo infusus l'abricat, prrescnliaMajoslalis facit
(|uort facit, proesenlia sua gubernat quod fecit. Sic ergo erat in mundo, quomodo per
(Iu«ni mundus factus est. » S. AUG. in Evang. Joan. tract. 2.
(3) « Deus ubique totus, millis inclususlocis, nullis viiicuiis aiiigalus, in nullas parles
S(!ctilis, ex nulla parle mutabilis, implens coeluin et terram prassente potenlia, non indi-
=c'Ue natura. » S. AUG. De civit. Dei, lib.. VII, cap, xxx.
C') S. AUG. Epist.
m.
4e ANNÉE. M 4.
REVUE THOMISTE. — —
198 REVUE THOMISTE

« entier partout où il se trouve, parce qu'il atteint tout par sa


« vertu qui est très simple. Il n'est "pourtant--pas' mêlé aux
« choses... mais il est dans ses oeuvres à la façon d'une cause
« efficiente (1). »
Saint Fulgence, disciple de saint Augustin, ne parle pas autre-
ment que son maître. « Par sa substance et sa puissance, dit-il,
« Dieu est partout, tout entier partout, remplissant tout non de sa
« masse, mais de sa puissance, totus totum complens virtute, non
« mole-.(2) ». Saint Grégoire de Nysse va même jusqu'à dire que
c'est par une sorte d'abus que nous disons d'une substance spiri-
tuelle qu'elle est dans le lieu, à cause de l'opération qu'elle exerce
sur les choses localisées, prenant ainsi le lieu pour l'opération el
la relation qui en résulte. Lorsque nous devrions dire : elle opère
ici ou là, nous disons : elle est là (3).
Que la présence substantielle de Dieu dans les choses créées soit
fondée sur son opération, c'est ce qui ressort manifestement, nous
semble-t-il, de tous ces témoignages et d'une multitude d'autres
semblables qu'il serait facile d'apporter. On a cherché néanmoins
à infirmer ces autorités, et l'on a dit : Sans doute l'opération
immédiate de Dieu en toutes choses prouve qu'il est partout, de
même que la parole d'une personne que l'on entend converser
dans un appartement voisin est une preuve de sa présence, mais
elle n'en est pas la raison. Ce que l'on pourrait traduire ainsi :
cette personne est ici, puisque je l'entends, mais elle n'est pas ici

(1) Non est oestimandum Deum sic esse ubique quod per locorum spatia dividalui',
quasi una pars ejus sit hic et alia alibi, sed totus ubique est ; Deus enim, cum sit onmino
simplex, partibus caret. Neque sic simplex est sicut punctus qui est terminus continui
et qui, propter hoc, determinatum situm in continuo habet ; unde non potest unus punc-
.
tus nisi in uno loco indivisibili esse.'Deus aulem indivisibilis est, quasi omnino cxlra
genus continui existons ; unde non determinalur ad locum, vel magnum vel parvum, eï
necessitate suae essentioe, quasi oporteat eum esse in aliquo loco, cum ipse fueril a' 1

aîterno ante omnem locum ; sed immensitalo sua; virtutis attingit omiiiaquoe sunt in loco,
cum sit universalis causa essendi. Sic igitur ipse tolus est ubicumque est, quia per sim-
plicem suam virtutem univërsa attingit. — Non est tamen oestimandum quod sic sit i' 1

rébus quasi in rébus'mixtus...; sed est in operibus per modum causoc agentis.» S. Tu.
lib. III. Contr. Cent., cap. i.xvnr.
(2) « Quantum ad substantiam et potentiam suam, ubique est Trinitas, unus Deus,
totus totum complens virtute, non mole ». S. FIJI.G. .lib. II, ad Trasim, cap. xi.
(3) « Quum natura intelligibilis fuorit in habiludine ad locum, vel ad rem in l«f°
' sitam, abusive dicimus illani ibi esse, propter operationem ejus circa rem local;""!
locum pro habitudine et operatione sumentes. Cum enim dicendum esset, ibi opérai'"'
dicimus, ibi est >. S. GnEG. NYSS. lib. De Anima,
»E L'HABITATION nu SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 199

parce que je l'entends ; elle pourrait y être sans que je l'entendisse,


sj eile gardait le silence. Ainsi en est-il de Dieu, il est partout,
j puisqu'il opère en toutes choses, mais il n'y est pas parce qu'il
i opère ; lors même que par impossible il n'agirait pas dans les créa-
tures, il leur serait néanmoins intimement présent, sa substance
'.
infinie étant nécessairement indistante de tout ce qui existe dans
i J'espace.
Ce raisonnement serait concluant si Dieu était dans l'espace à
]a façon des corps. Un corps est présent dans un lieu et l'occupe,
1 non par son action, ni même directement par sa substance, mais
'
par ses dimensions, par le contact de ses parties avec les parties
[ du corps qui l'entoure et le contient; el comme ce qui donne à un
\ corps des parties et des dimensions, ce qui lui permet de se mettre
i
en contact avec un autre corps et d'occuper un espace plus ou
moins considérable, c'est la quantité, il est, à proprement parler.
dans le lieu par sa quantité : per quantitatem dimensivam, comme
\ parle l'École. Tout autre est la raison de la présence d'un esprit

dans le lieu ; substance simple et exempte de parties, il n'occupe


par lui-même aucun lieu, ni grand ni petit, il'ne demande pour se
déployer aucun espace. Cependant, s'il veut se mettre en relation
avec lé lieu ou les choses qui y sont contenues, il le peut, en y
exerçant son activité, en y appliquant son énergie; de là cette
proposition qui a pour ainsi dire la valeur d'un axiome parmi les
scolastiques : les esprits sont dans le lieu joer cpntactum virtutis. Et
j comme l'activité d'un être est proportionnée à la nature qui en est
le principe, la sphère d'action des esprits est plus
ou moins vaste
suivant qu'ils occupent un degré plus ou moins élevé dans
l'échelle des êtres. Ainsi un archange peut occuper un espace cor-
porel plus considérable qu'un ange, parce que sa vertu, sa puis-
sance active, étant plus grande, est par là même en état de
;
s'exercer sur une plus large étendue, de même qu'un foyer plus
mlense rayonne plus loin. Mais comme tout esprit créé est fini et
limité dans la perfection de son essence, et partant dans l'étendue
('p- sa puissance, il ne peut occuper qu'un lieu déterminé, fini,

borné celui-là seul est capable d'être partout, d'occuper tous les
;
espaces donnés, si étendus qu'on les suppose, dont la puissance
udinie, n'ayant ni bornes ni limites, peut s'exercer en tous lieux
°t sur tous les êtres qui les occupent, qu'elles qu'en soient la mul-
200 REVUE THOMISTE

titude et la grandeur. Divina virtus et essentia infinita est, et est


universalis causa omnium ; et ideo sua virtute omnia contingit, et non
solum in pluribus locis est, sed ubique ; virtus autem Angeli. quja
Jvnita est, non se extendit ad omnia, sed ad aliquid unum détermina
tuni... Unde cum Angélus sit in loco per apiMcationem virtutis suoe ad
locum, sequitur quod non situbique, nec in pluribus locis, sed in uno
loco tantum (1). Par conséquent, ce que la quantité est aux corps,
c'est-à-dire une propriété distincte de leur substance, l'étendant
dans l'espace, la puissance active l'est aux esprits, qu'elle met en
contact avec le lieu et les choses qui y sont localisées. De là ces
paroles de saint Thomas : Incorporalia non sunt in loco per contac-
tum quantitatis dimensivx, sicut corpora, sed per contactum vir-
tutis (2).
Si un esprit créé, non destiné par sa nature, comme l'âme
humaine, à informer un corps; incapable même, dès lors qu'il
est une substance complète, de s'unir à la matière autrement
qu'en qualité de moteur, n'est présent dans le lieu qu'autant qu'il
y opère, en sorte qu'il dépend de lui d'occuper, à son gré, dans la
sphère de son activité, un espace plus ou moins grand, ou même
de n'en occuper aucun, suivant qu'il applique son énergie sur une
étendue plus ou moins vaste, ou qu'il suspend son opération; est-
il surprenant que l'Esprit par excellence n'ait, abstraction faite de
son opération, aucune relation avec l'espace et les choses qui y
sont contenues ? Souverainement indépendant des créatures, Dieu
n'entre en rapport avec elles qu'en les constituant, par la partici-
pation qu'il leur communique de ses perfections, dans un état de
dépendance essentielle vis-à-vis de Lui; il n'existe en elles que
parce qu'il les rapproche de Lui-même et les tient unies à Lui par
son opération. Essentia ejus (Dei) cum sit absoluta ab omni creatura,
in
non est creatura nisi in quantum aijplicatur sibiper op>erationem (3).

Si Dieu n'agissait pas en nous, il ne serait pas en nous.


Aussi, quand il se demande si l'ubiquité est une propriété qui
convient à Dieu de toute éternité, utrum esse ubique conveniat Dco
ab oeterno, au lieu de répondre comme certains théologiens que

(1) S. Tu. Summ. Theol., I, q. wi, a. 2.


(2) Summ. Theol., I, q. vm, a. 2, ad 1.
(3) S. TH., lib. I. Sent., dist. xxxvn, q, i, a.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 201

Dieu n'est pas, il est vrai, présent de toute éternité aux choses qui
n'existent pas encore, mais que sa substance se trouve pourtant
tellement et éternellement dans les espaces que doivent occuper,
dans la suite des temps, tous les êtres créés, saint Thomas répond :

crue la présence de la divinité en tous lieux emporte une relation


«
de Dieu aux créatures fondée sur une opération qui est le prin-
«
cipe de son inexistence dans les choses. Or toute relation
«

«
fondée sur une opération qui. passe dans les êtres créés ne peut
a être attribuée à Dieu que temporellement, parce que ces sortes
«
de relations étant actuelles supposent l'existence des deux
« termes. De même donc qu'on ne peut pas dire que Dieu opère
«
de toute éternité dans les créatures, ainsi on ne peut pas
«
davantage affirmer son éternelle présence en elles, car cela
« suppose son opération (1). »
Et si vous interrogez les saints Pères pour leur demander où
était Dieu avant la création du monde; au lieu de répondre qu'il
était dans ces espaces incommensurables qu'occupe actuellement
l'univers et qu'auraient pu occuper des milliers de mondes plus
vastes que le nôtre, ils vous diront par l'organe de saint Bernard :
« Ce n'est pas la peine de chercher davantage où il était; rien

« n'existait hors de lui, il était donc en lui-même (2). » Ainsi, au


jugement.de saint Thomas et des Pères de l'Église, l'opération
divine formellement immanente, puisqu'elle ne sort pas et n'est
même pas distincte du principe d'où elle émane, mais produisant
au dehors des effets créés, et appelée pour cela virtuellement tran-
sitive, virtualité?' transiens, voilà la raison formelle, le fondement
vrai, le pourquoi définitif de la présence de Dieu dans les créa-
tures.

v / " ouin rlicitur, Deus est ubique, importatur quîedam relatio Dei ad creaturarn,
u'Mala super aliquam operationem,
per quam Deus in rébus dicitur esse. Omnis autem
e al'o quae fundatur
super aliquam operationem in creaturas procedentem, non dicitur
6 IJeo nisi
ex lempore, sicut Dominus et Creator et hujusmodi ; quia hujusmodi
aliènes actuales sunt, et exigunt actu esse utrumque extremorum. Sicut crgo non
r operari in rébus ab aîterno, ita nec esse in rébus, quia hoc operationem ipsius
(les'gnat.
.
» S. TH. lib. I Sent., dist. XXXVII, q. u, a. 3.
w « Ubi erat Deus, antequam mundus fieret ? Non est quod quajras ultra, ubi erat.
*lei' ipsum nihil erat;
ergo in se ipso erat. S. BEIIN., De Consider. 1. V, cap. vi.
202 REVUE THOMISTE

IV

Combien cette présence est intime, profonde, universelle, c'est


ce qu'il nous est difficile de concevoir, plus difficile encore d'ex-
primer. Nous ne connaissons directement et immédiatement que
les causes créées; et si efficace que soit leur action, jamais elle n'at-
teint l'être tout entier. La cause créée modifie, transforme le sujet
sur lequel s'exerce son activité, operatur transmutando, elle ne
crée pas ; et par suite, elle laisse toujours au-dessous d'elle, dans
les profondeurs intimes de l'être, quelque chose qu'elle ne donne
pas, qu'elle ne produit pas, et par conséquent où elle n'est pas. Le
statuaire, par exemple, peut bien tirer d'un bloc informe de bois
ou de marbre un chef-d'oeuvre qui fera l'admiration non seule-
ment des contemporains, mais encore de la postérité la plus recu-
lée ; mais si puissant, si inventif, si créateur que soit son génie,
quand il s'agit de réaliser au dehors l'idéal qu'il a conçu dans le
secret de son esprit, il lui faut une substance matérielle surlaquelle
son burin puisse s'exercer, une substance qu'il suppose et ne pro-
duit pas. Notre âme elle-même, si intimement unie à notre corps,
en qualité déforme substantielle, qu'elle lui communique l'être, la
vie, la sensation, l'action, et ne constitue avec lui qu'une seule
substance, notre âme suppose néanmoins la matière qu'elle in-
forme et qui ne vient point d'elle. La causalité divine ne connaîtpas
ces barrières ; elle est universelle et s'étend à tout; substances,
facultés, habitudes, opérations, tout ce qu'il y a de réel et de po-
sitif vient d'elle, tout est son oeuvre, tout, hormis le mal et le
péché. Sans elle, rien ne peut arrivera l'existence, rien ne s'y peul
maintenir, portans omnia verbo virtutis suoe (1) ; sans son influence
actuelle et immédiate, aucun agent créé ne saurait agir : omnia.
opéra nostra operatus es nobis, Domine (2); nos vouloirs les plus
libres ne sauraient échapper eux-mêmes à son action toute-puis-
sante : Deus est qui operatur in vobis et velle et perficere pro bon&
voluntale (3). Aussi Dieu, en sa qualité de cause première, est-il

(1) llebr. i, 13.


(2) Isai. xxvi, 12.
(3) Philip, n, 13.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LliS AMES JUSTES 203

présent partout, au centre, clans le rayon, et à la circonférence de


lout être. Quelle que soit la nature de l'effet produit et l'ordre
auquel il appartient; qu'il s'agisse d'un être inanimé ou d'un
vivant, d'une âme à créer, à conserver ou à justifier, d'un don
naturel ou surnaturel à conférer, d'une faculté à faire passer à
l'acte ; bref, dès qu'un effet quelconque de la causalité divine se
rencontre quelque part, Dieu lui-même s'y trouve en qualité
d'agent. Quia nihil operari potest ubi non est.;., necesse est, ut ubi-
cumque est aliquis effectua Dei, ibi sit et ipse Deus efféctor (1).
Ce mode de présence commun à tout être, et substantiellement
le même partout, comporte néanmoins bien des degrés, suivant le
nombre et l'excellence des effets produits. Ainsi, en qualité de
cause efficiente, Dieu est présent d'une manière plus parfaite, plus
complète, plus plénière, dans le monde des esprits que dans celui
des corps, dans les anges que dans les hommes, dans les créatures
raisonnables ou vivantes que dans les êtres inintelligents ou privés
de vie, dans les justes que dans les pécheurs. C'est ce qu'enseigne
très clairement le pape saint Grégoire le Grand : « Dieu, dit-il, est
« partout, et tout entier partout, il
car est en contact avec toutes
« choses, quoiqu'il ait pour les choses différentes des contacts
« divers. Avec les créatures insensibles, il a des contacts qui don-

« nent l'être sans la vie ; avec les animaux, il a des contacts qui

« donnent l'être, la vie et la sensation sans l'intelligence; avec la

« nature humaine ou angélique, il a des contacts par lesquels il

« donne tout à la fois, l'être, la vie, la sensation et l'intelligence ;

« et quoique toujours semblable à lui-même, il touche diverse-


« ment les choses dissemblables (2). »
Saint Fulgence disait de son côté : « Dieu n'est pas également
;< présent à toutes choses ; car s'il est partout par sa puissance, il
" n'est point partout par sa grâce (3). » Et saint Bernard : « Dieu,

(1) S. TIIOM., lib. IV, Conir. Gent., cap. xxi.


(.-) « Ubique Deus et ubique totus, quia omnia tangit, licet
non aîqualiter tangat. Qua>
•uii enim tangit ut sint, tamen ut vivant et sonliant, sicut cuncta insensibilia. Quaj
nec
>m tangit ut sint, vivant et sentiant,
non tamen ut discernant, sicut sunt brûla anima-
' ' ^uoedam tangit ut sint, vivant, sentiant et discernant, sicut est humana et angelica
1 la. l!,t cura jpge nuilqUam sibimetipsi sit dissimilis, dissimiliter tangit dissimilia. »
b- GHKG, M., InEzech.,
lib. I, homil. vin, n. 16.
laJ «Aon omnibus aiqualiter adest ubique enim adost potentiam, non ubique per
B'"iliam. » g. FUIjGENÏ<) Ad
: per
Trasim., lib. II, cap. via.
204 REVUE THOMISTE

« qui est également tout entier partout par sa simple substance


« est pourtant présent aux créatures raisonnables autrement
« qu'aux autres ; il est de même autrement dans les bons que dans
« les méchants, par son efficacité. Ainsi, il est dans les créatures
« inintelligentes de telle sorte qu'elles ne parviennent pas à le
« saisir. Les êtres raisonnables, au contraire, peuvent l'atteindre
« par la connaissance, mais les bons seuls peuvent le posséder
«même par l'amour. Ce n'est donc que clans les bons qu'il se
« trouve, de manière à être avec eux par l'accord des volontés (1).»

Comment concevoir ces divers degrés de présence ? Si la subs-


tance divine était étendue et divisible, on comprend qu'elle pour-
rait se trouver ici. ou là dans une proportion variable' comme les
choses elles-mêmes, davantage dans les êtres plus grands, et moins
dans les plus petits, de même que l'eau du fleuve est contenue en
plus ou moins grande quantité dans le vase employé pour la pui-
ser, suivant la capacité du récipient. Mais une substance simple
et indivisible est-elle vraiment susceptible de se trouver plus dans
un endroit que dans un autre ? Peut-elle ne pas être tout entière
partout où elle se trouve ? Et si elle est tout entière partout où elle
existe, comment est-il vrai de dire qu'elle est plus ici que là?
Saint Thomas nous fournil la solution de ce problème quand il
« dit : « Il y a un mode ordinaire et commun suivant lequel Dieu
« est en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence
« comme la cause est dans les effets qui participent à sa bonté. Est
« unus communis modus quo Deus est in omnibus per essentiam, poten-
« tia.m etp>raïsentiam, sicut causa in effectibus participantïbus bonil'J>-

(1) « Deus qui ubique oequalilcr lolus est per suam simplicem subslanliam, aliter Imiirn
in rationalibus crealuris quam in aliis; el ipsarum aliter in bonis quam in malis est por
oflicaciam. lia sane est in irrationalibus crealuris, ut tamen non capialur ab ipsis. A
rationalibus autem omnibus quidem capi potest per cognitionem, sed a bonis tan.lui"
eapitur etiam per amorem. In solis ergo bonis ita est, ut etiam sit cum ipsis propter cou-
cordiam voluntalis. » 8. BiîitN.um., bomil. m, super Evang. Missus est.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 20Ê

tem ipsias (1). » Pour comprendre le sens et la portée de ces


«
paroles, il faut se rappeler une belle doctrine empruntée pai
l'Ange de l'École aux Pères grecs, notamment à saint Denys, qui
l'avait lui-même puisée dans les écrits de Platon.
D'après la doctrine platonicienne, d'accord sur ce point avec les
enseignements de la foi, tout être créé est une participation de
l'être divin, toute perfection créée une participation de la perfec-
tion infinie. Ainsi notre nature est une participation de la perfec-
tion divine : Propria natura uniuscujusque consista secundum quod
per aliquem modum divinam perfectionem piarticipat (2) ; la lumière
de notre intelligence, une participation de l'intelligence incréée ;
notre vie, une participation de la vie de Dieu. Bref, tout ce qu'il y
a de bon, de parfait, de positif, d'être en un mot, dans une créa-
ture quelconque, tout cela est une participation de l'être et de la
bonté de Dieu (3).
.
Il ne faut pas concevoir cette communication que Dieu fait de
lui-même aux créatures comme une division de l'essence divine, à
la façon d'un fruit que l'on partage et dont on distribue les frag-
ments ; non, l'essence divine conserve son unité et sa plénitude. Il
ne faut pas davantage se la représenter comme une émanation
proprement dite, un écoulement, une effusion de la substance
divine, comme lorsque d'une source unique découlent plusieurs
ruisseaux, ou qu'un corps chaud rayonne autour dé lui et imprègne
de sa chaleur les choses qui l'environnent; car la bonté divine se
répand en dehors en produisant des êtres qui lui ressemblent,
niais sans qu'il sorte rien de la divine substance, nihil de substan-
tif ejus egreditur (4) ; ce n'est que sa similitude qui passe dans les
créatures. Tel le sceau laisse son empreinte dans la cire, sans lui
l'ion communiquer de sa substance.
Cette participation des créatures à la bonté divine ne consiste
donc point clans une certaine communauté de l'être et de la pér-

il) Summ. Theol., I, q. XLIII, a. 3.


(2) Summ. Theol,, I,
q. xiv, a. 6.
(3) « Ommia aclu, participant primum aclum, qui Deus est: por
quoecumquo sunt in
''"jus parlicipationem omnia sunt et bona, el entia, et viventia, ut patet per doctrinam
Hionysii, in lib. do div. Nom., cnp. v, Ject. 2. S. TH., Summ. Theol., I, q.
» i.xxv, a. u,
o!'j. 1.
(i) S. TH., Comment, in lib. de divin. Nom., cap. n, Iccl. 6.
.
206 REVUE THOMISTE

lection, ce serait du panthéisme, Les créatures ont un être propre,


une bonté propre, qui leur est intrinsèque, et qui est la cause for-
melle les constituant ce qu'elles sont : et elles ne se rapportent à
Dieu que comme à une cause extrinsèque : à l'idéal d'après lequel
elles ont été créées, à la cause efficiente qui les a produites, à la fin
qu'elles doivent atteindre (1).
Ce n'est pas sans raison que les Pères, et saint Thomas à leur
suite, appellent les créatures des êtres par participation, entia per
participationem, et leurs perfections, des perfections participées.
En se. servant de ces expressions, ils avaient un double but:
d'abord marquer nettement la différence pi'ofonde qui existe entre
le Créateur et la créature, ou plutôt l'abîme qui les sépare; puis
donner à entendre que tout être créé dépend essentiellement de
Dieu comme de sa cause exemplaire et efficiente. En effet, qui dit
être participé, dit un être fini, limité, borné ; car participer à une
chose, à un héritage par exemple, c'est en prendre sa part et ne le
posséder pas entièrement ; il dit encore un être d'emprunt, un être
contingent, reçu d'autrui, et dépendant essentiellement d'une
cause qui lui est extrinsèque ; car dès lors qu'une chose n'est pas
l'être lui-même dans toute sa plénitude, l'océan de l'être, mais
un simple ruisseau ou un filet d'être, ce qu'elle possède d'être ne
lui appartient pas en vertu même de son essence, mais lui vient du
dehors, car tout ruisseau suppose une source qui l'engendre (2).
Lors donc qu'on appelle les créatures des êtres par participation,
on veut signifier deux choses : la première, c'est que les créatures
ne possèdent pas l'être dans toute sa plénitude, qu'elles n'en ont
qu'une part, une dose plus ou moins grande, mais essentiellement
finie et limitée; la seconde, c'est que cet être limité et borné ne
leur appartient pas essentiellement, en vertu même de leur nature,
mais leur a été communiqué par une cause extrinsèque, qui n'est

(1) « A primo per suam essenliam ente et bono,' unumquodquo potest dici bonum el
eus, in quantum participât ipsum per niodum cujustlam assimilationis, licct remole cl
deficienter. Sic crgo unnmquodqiie dicitur bonum bonitalo divina, sicut primo principio
exemplari, efl'oclivo, et final i totius bonitatis. Nihilominus tamen unumquodque dicitm
1

bonum similitudine divina; bonitatis' sibi inhoerente, qnie est formalitor sua bonilas,
denominans ipsum, » S. TH., Summ. Theol., I, q. vi, a. i.
(2) « Quod alicui convertit ex sua natura et non ex aliqua causa, minoratum in. co ci
dclîciens esse non potest. » S. TH., lib. II. Contr. Gent., cap. xiv.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 207

autre que Dieu : de même qu'un fer incandescent ne possède la


chaleur et l'éclat du feu que par l'action d'un agent extérieur, et
non en vertu de sa nature, et n'est igné que par participation.
L'être divin, au contraire, n'est pas un être d'emprunt, un être
reçu d'autrui ; Dieu ne le tient de personne, il l'a en vertu même
de sa nature ; il est donc l'être qui existe par lui-même, Ens per
se, l'être par essence, Ens per essentiam, par opposition à l'être con-
tingent et dépendant d'autrui, Ens ab alio, ens per participationetn.
Aussi est-il l'être par excellence, l'être même subsistant par lui-
même, ipsum esse per se subsistons, par conséquent l'être infini, la
plénitude de l'être, ipsa plenitudo essendi. S'il est la plénitude de
l'être, rien ne peut exister hors de lui, qui ne dérive de lui comme
de sa source et ne soit en lui d'une manière suréminente; et tout
ce qui existe hors de lui, ce n'est pas l'être simplement dit, ipsum
esse simpliciter.cB sont des'êtres, des participations et des imita-
tions de l'être, entia per p>articipationem (1). Ce que nous disons de
l'être doit aussi s'appliquer à toutes les autres perfections. Tout
ce que Dieu est, il l'est par lui-même, par son essence, et consé-
quemment.sans mesure; ainsi, il est non seulement intelligent,
sage, bon, aimant, puissant, mais il est l'intelligence et la sagesse
même, la bonté, l'amour, la puissance infinie, la source de toute
intelligence et de toute bonté. La créature, au contraire, peut
bien être intelligente, sage, bonne, puissante, mais elle n'est
point l'intelligence même, ni la sagesse, ni l'amour ; ces perfec-
tions ne constituent pas son essence, mais elles sont simplement
des facultés, des propriétés ou des opérations distinctes de l'es-
sence et limitées comme elle; en un mot, ce sont des perfections
participées.

VI

Après les explications que nous venons de donner, il sera


facile de saisir la pensée de notre Angélique docteur lorsqu'il
déclare que Dieu est en toutes choses comme la cause est dans les

(i) « Quod per essentiam dicitur est causa omnium quoe per pai'licipationemdicuntur...
l'eus autem est ens per essentiam suam, quia est ipsum esse : omnc autcm aliud
ens est
eiisperparlicipationcm, quia ens quod. sit suum esse non potest esscnisi unum. » S. Tir.,
''»• II. Contr. Cent.,
cap. xv.
208 REVUE THOMISTE

effets qui jmrticipent à sa bonté. Cela revient à dire que Dieu est
présent aux créatures, en qualité de cause efficiente, d'abord par
son opération : car tout agent doit être en contact avec le sujet
sur lequel il agit d'une manière immédiate ; ensuite par ses dons
qui constituent le terme de cette opération, c'est-à-dire par les
perfections créées, finies, contingentes, qu'il communique aux
êtres de ce monde, et qui sont autant d'imitations lointaines, de
copies imparfaites, de participations analogiques de l'essence
divine. En effet, c'est le propre de la cause efficiente de commu-
niquer à ses effets, dans une mesure plus moins large, la perfec-
tion qu'elle possède, et d'être ainsi en eux non seulement par, le
contact de. sa vertu, au moment même où elle opère et tant que
dure son opération, mais encore par sa similitude; car il est delà
nature même de l'agent de produire au dehors quelque chose qui
lui ressemble, la perfection de l'effet n'étant qu'une reproduction,
une participation, une ressemblance de celle de la cause. De
natura agentis est, ut agens sibi simile agat, quum unumquodque agat
secundum quod actu est. Unde forma effectus in causa excedente inve-
nitur quidem aliqualiter, sed secundum alium modum, et aliam
rationem... Deus omnes perfectiones rébus tribuit, ac per hoc cum
omnibus similitudem kabet et dissimilitudinem simul... : quia id.
quod in Deo perfecte est, in rébus aliis p>6r quamdam deficientem
participationem invenitur (1).
Or Dieu est la cause universelle de tout ce qui existe; car tous
les êtres de ce monde sont les effets de sa puissance. Ils doivent
donc tous posséder en eux quelque chose de Dieu, non pas une
portion de sa substance, mais une similitude et une participation
de sa bonté par mode de vestige ou d'image. Deus est in omnibus,
sed in quibusdam per participationem similitudinis suai bonitatis, ut
in lapide et in aliis hujusmodi; et talia non sunt Deus, sed habent in
se aliquid Dei, non-ejus substantiam, sed similitudinem ejus boni-
tatis (2). Et comme les effets de l'activité divine sont très variés
dans les diverses créatures, comme les dons divins sont distribués
d'une manière fort inégale, tant dans l'ordre de la nature que

(!) S. TH. lib. I. Çont. Genl., cap.xxix.


(2) S. TH. In Epist. ad Colos., cap. n, lect. 2.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 209

dans celui de la grâce, il en résulte que les êtres qui participent


d'une manière plus éminente aux bienfaits du Créateur, sont par
là même plus rapprochés de Dieu, plus unis à Dieu, plus riches
de Dieu.
De son côté, Dieu, en qualité d'agent, existe d'une manière
plus parfaite dans les créatures qui reçoivent de sa munificence
de plus grandes libéralités ; car,étant présent directement et immé-
diatement par son opération, il est conséquemment plus étroi-
tement uni aux êtres en qui il opère de plus grandes choses.
Tanto alicui naturx 2?erfectius unitur (Deus), quanto in ea magis
suam virtutem exercet (1). Si sa très simple, très une, très
indivisible substance qui ne connaît ni division, ni partage, ne
peut se trouver quelque part, sans y être tout entière, il n'en va
pas de même de son opération et de sa vertu toute-puissante,
qui, libre de s'exercer au dehors dans la mesure où elle le juge
à propos, a de fait avec les diverses créatures des contacts infi-
niment variés.
Notre âme nous fournit sur ce point un terme de comparaison.
Présente tout entière par sa substance à tout le corps et à chacune
de ses parties qu'elle anime et vivifie, elle est par sa vertu plus
spécialement, plus pleinement, plus parfaitement unie à la tête,
où se trouvent tous les sens, qu'au reste de l'organisme. Et cela se
comprend. Douée, comme elle est, de facultés multiples, elle a
besoin, pour en exercer les fonctions, d'organes variés qui ne se
rencontrent point dans tout le corps et se trouvent réunis seule-
ment dans la tète. On peut donc dire en toute vérité que, présente
tout entière par sa substance dans le corps entier et dans chacune
de ses parties, elle est, par sa vertu, principalement et excellem-
ment dans le cerveau. De là ces paroles de.saint Bernard: Anima
cum in toto sit corpore, excellentius tavien et singularius est incapite,
m quo sunt omnes sensus (2).
On comprend maintenant comment, nonobstant sa parfaite
simplicité, Dieu peut être plus ici que là ; et comment sa présence,
en qualité de cause efficiente, quoique formellement et spécifi-
quement la même partout, peut, si on la considère dans son

(1) S. TH. Opusc. 2 (alias 3) ad canlorem Antioch., cap. vi.


(2) S. BIÏIIN., serm. I. in psalm. Quihabitat. . .
210 REVUE THOMISTE

extension, varier pour ainsi dire à l'infini, dans la mesure même


où s'exerce l'activité divine; en sorte que, plus complète, plus
excellente, plus parfaite, là où les termes de cette activité sont
eux-mêmes plus nombreux et plus relevés, cette présence va en
diminuant et en s'amoindrissant de plus en plus, à mesure que les
effets de la puissance divine s'éloignent davantage de la perfection
de leur cause. Voilà pourquoi il est dit de certains êtres qu'ils
sont près de Dieu, tandis que d'autres en sont éloignés, non sans
doute par un rapprochement ou un éloignement matériel et local,
mais par une similitude ou une dissemblance de nature ou de
grâce (1).
Ainsi, pendant que les Anges, ces purs miroirs de la divinité,
mundissima divinitatis spécula, comme les appelle saint Denys,
habitent en quelque sorte dans le vestibule de la sainte Trinité (2),
pai*ce que, étant les plus parfaites des créatures, ils sont pour
ainsi dire voisins de Dieu, les êtres matériels, au contraire, sont
relégués aux derniers confins de la création, et se trouvent les
plus éloignés de Dieu par la dissemblance de nature. L'homme
tient le milieu entre ces deux classes d'êtres; moins uni à Dieu
que. les purs esprits auxquels il est inférieur par sa nature, il est
incomparablement plus rapproché de Lui que les créatures inin-
telligentes, incapables de s'élever jusqu'à leur auteur par la con-
naissance et l'amour; aussi est-il dit de l'homme qu'il a été fait à
l'image et à la ressemblance de Dieu, faciamus hominem adimagi-
nem et similitudinem nostram ( 3), tandis que les animaux, le
plantes et les. êtres inorganiques n'offrent plus qu'un vestige de la
divinité.
Mais c'est encore au-dessous du monde matériel qu'il faut
.
placer le pécheur, à cause de sa dissemblance morale avec
Dieu (4) ; et c'est de lui uniquement que parle l'Ecriture, quand

(1) « Dicùnlur res dislare a Deo par dissimililudinem nalur.-c vel gralite, sicut et ipse
est super omnia per excellentiam suas natura;. » S. Tu. Summ. Theol., I, q. vni, a. i.
ad 3.
(2) « Sanclissima} et provec'tissima; virtutes,... sicul in vestibulis supersubstanliali*
Trinitatis collocatee, tab ipsa... esse habent. » S. DIONYS. De divin, nomin. cap. v.
(3) Gen. i, 26.
(4) « Ab eo (Deo) longe esse dicùnlur,qui peccando dissimillimi facli sunt. » S. Àuu.
lib. De proesentia Dei, cap. v, n» 17.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 211

elle dit que Dieu est loin des impies, longe est Dominus ab impiis (1).
Aussi saint Augustin, parlant de sa vie pécheresse, disait : J'étais
alors bien loin dans la région de la dissemblance : longe eram in
reoione dissimilitudinis ,(2). Le langage chrétien a rendu familières
ces sortes de locutions. Veut-on parler de quelqu'un qui néglige
depuis longtenips ses devoirs religieux et croupit dans le péché,
on dit qu'il vit loin de Dieu; vient-il à montrer des dispositions
meilleures, on dit qu'il se rapproche de Dieu. Et ces expressions
sont pleines de justesse; car, suivant la pensée de saint Prosper,
ce n'est pas en franchissant les distances qu'on s'approche ou
qu'on s'éloigne de Dieu, mais c'est par la ressemblance avec Lui,
ou nar la dissemblance. Non locorum intervallis acceditur ad Deum,
vel receditur ab eo; sed similitudo facit proximum, dissimilitudo
longinquum (3).
Ainsi donc, quoique Dieu soit partout, et tout entier partout, il
n'est cependant point également partout ; il y a certains lieux où
il réside d'une manière si particulière, qu'on peut les appeler la
demeure de Dieu. Et si Arous demandez quels sont ces lieux privi-
légiés, saint Jean Damascène vous répond : Ce sont ceux où l'opé-
ration divine est plus manifeste : Dicitur locus Dei, ubi ejus mani-
festafit operatio (4). C'est ainsi que le lieu où Jéhovah daigna se
manifester jadis à Jacob par des visions singulières, est appelé la
maison de Dieu et la porte du ciel (S). Aux merveilles accomplies
en sa faveur, à l'échelle mystérieuse qu'il aperçut en songe, auy
promesses magnifiques qui lui furent faites par le Dieu de ses
pères, le patriarche reconnut la présence particulière de la divi-
nité au milieu même du désert, et il s'écria dans un saint enthou-
siasme entremêlé de crainte : Le Seigneur est vraiment en ce
l'eu, et je ne le savais pas : vere- Dominus est in loco istOj et ego

(1) Prov. xv, 29.


(2) S. AUG. Conf. lib. vu, cap. x.
(3) S. PROSP. Sentent. 123.
(*) «Ipse (Deus) sui ipsius locus est, cuncta repions et super omnia eminens, et ipse
continens omnia. Dicitur autem in loco esse et dicitur locus Dei, ubi ejus manifesta fit.
"peratio. Ipse enim per omnia pure et impermextibiliter méat ; et omnibus sua? opera-
l'oms consortium tradit, secundum uniuscùjusque aptitudinem et capacitatis virtutem.
Dicitur igitur Dei locus qui plus participât operatioriis ejus et gratia;. » S.'' JOAN.
^AJIASC. Defide orthod., lib. I, cap. xvi.
(?) Gen. XXVIII, 17.
212 REVUE THOMISTE

nesciebam (1). Sous l'ancienne loi, Dieu habitait d'une manière


spéciale dans le tabernacle construit par Moyse, et plus tard dans
le temple de Jérusalem, où sa présence se manifestait - sous la
foi'me d'une nuée mystérieuse.
Comment ne pas reconnaître également une présence particu-
.

lière de la divinité, même au simple titre de cause efficiente, dans



les prophètes auxquels l'Esprit Saint dévoilait l'avenir; dans les
Apôtres et- les auteurs inspirés qu'il éclairait de sa lumière ; dans
les saints qui reçoivent plus abondamment les bienfaits de la
grâce ; dans l'Eglise qu'il assiste pour la préserver de l'erreur, la
sanctifier et la défendre contre ses ennemis ; partout, en un mol,
où son opération se fait sentir davantage, et où il répand ses dons
avec plus d'abondance, tant dans l'ordre de la nature que dans
celui de la grâce ? Et parce que c'est au ciel que l'action de Dieu
apparaît plus clairement, et s'exerce d'une façon plus splendide ;
parce que c'est là que la divine munificence ne connaît en quelque
sorte plus de bornes ; Dieu, suivant, la pensée de saint Bernard,
s'y trouve d'une manière si spéciale que, comparativement parlant,
il n'est pour ainsi dire pas ailleurs; voilà pourquoi nous disons
dans l'oraison dominicale : notre Père qui êtes aux deux. Licet
Deum ubique esse non dubitetur, sic tamen in coelo est, ut ad ejus
comparationem non esse videatur in terris. Propter quod et orantes
dicimus ; Pater noster, qui es in coelisi Sicut enim anima cum in toto
quoique sit corpore, excellentius tamen et singularius est in capite, in
quo sunt omnes sensus... unde quantum ad eum modum quo in capite
est, cetera mevibra videtur quodammodo non ta/m inhabiiare quam re-
gere ; ita si prmsentiam illam cogitemus, quo, beati Angeliperfruuntar,
videmur vix aliquam Dei protectionem et nomenhabere (2).
Que nous reste-t-il à conclure de tout ce qui précède, sinon que
Dieu est en tout être et en tout lieu, non pas comme la liqueur
est dans le vase qui la^contient, car Dieu ne saurait être contenu
parles créatures, c'est Lui plutôt qui les contient en les conser-
vant (3) ; non pas à titre d'élément constitutif> comme l'âme esl

-
' (1) Gen. xxvm, 16.
(2) S. BnnN,, in Ps. Qui habitat, serm. 1, n° 4.
.
(3) Dans sa Somme théol., saint Thomas se fait celle objeclion : « Quod osl in aliq"">
continetur ab eo. Sed Deus non continelur a rébus, sed inagis continet res. Ergo De»*
non est in rébus, sed magis res sunt iii oo. » El il répond : « Licet corporalia dicanim"
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 213

•i
dans l'homme (1), ce serait du Panthéisme; mais en qualité de
cause, comme l'agent est présent au sujet sur lequel il exerce une
; action immédiate? Il est partout, non pas directement et immé-
î diatement par sa substance, quoique celle-ci ne soit absente
':
nulle part, mais par son opération et le contact de sa vertu; car
l d'un côté la substance divine étant absolue n'emporte par elle-
!
même ni relations ni rapports avec les êtres du temps ; et d'un.
i autre côté, étant parfaitement simple et exempte de parties, elle ne
? demande point à se déployer dans l'espace. Mais comme en Dieu
l'opération, la vertu opérative et la substance ne sont pas réelle-
ment distinctes, il faut bien reconnaître que partout où se ren-
contre un effet immédiat de la causalité divine, Dieu lui-même s'y
trouve réellement et substantiellement présent (2). Et comme il
n'existe absolument aucune créature dans laquelle Dieu n'exerce
son activité pour lui conserver l'être et la mouvoir à ses opéra-
tions, il en résulte que Dieu est partout, non seulement par son
action ou. sa puissance, mais encore par son. essence.
Lors donc que l'Ecriture, parlant de la divinité, nous la repré-
sente remplissant le ciel et la terre, numquid non ccelum et terram
egoimpleo? dicit Dominus (3), il ne faut point prendre ces expres-
sions au pied de la lettre, pas plus que les autres anthropomor-
pbismes dont le texte sacré abonde, et comprendre l'immensité
divine par mode d'extension, comme un océan sans rivages conte-
nant dans son sein tout ce qui existe et débordant de toutes parts
lemonde créé; c'est aux exégètes et aux théologiens qu'il appartient
de donner, en de telles occurrences, le sens véritable caché sous
une forme de langage que l'Esprit-Saint a voulu employer pour se
mettre à la portée de tous. C'est ce qu'a fait saint Thomas pour le
texte qui nous occupe. « Dieu, dit-il, remplit tous les lieux, non à

usse in aliquo sicut in continente, tamen spirilaalia continent ea in quibus sunt, sicut
iinima continet corpus. Unde et Deus est in rébus sicut continens res; tamen per
•inaiiidam similitudinem dicùnlur omnia esse in Deo, in quantum conlinentur ab ipso. »
s"mm. Theôl., I,
q. vm, a. 1, ad 2.
(l)«I)eus est in omnibus rébus, non quidcm sicut pars essentia?..., sed sicut agens
"«est ei in quod agit. Oportet enim omiic agens conjungi ei in quod immédiate agit, et
Su'i virtute illud contingere. Summa Theol.. I, q. vm,
» a. 1.
(') « Quia effectus divini non solum divina operatione esse incipiunt, sed eliam per
eani lenontur in esse, nihil autem operari potest ubi non est...,
necesse est ni, ubicumquo
«t aliquis effectus Dei, ibi sit et ipso Deus effoclor. » 8. Tu. Conlr. Genl.. I. IV, cap. xxi.
( 3) Jet:, xxui, 24.
HEVUE THOMISTE. —• 4° ANNÉE.
— 15.
214 REVUE THOMISTE

« la façon d'un corps qui est dit remplir un espace quelconque


« en en bannissant toute autre substance matérielle, mais endon-
« nant et en conservant l'être aux choses qui remplissent l'espace
« et y sont localisées (1). »
Et comme l'être et les autres perfections sont communiquées
aux créatures à des degrés qui varient étonnamment, depuis le
grain de sable jusqu'au séraphin qui occupe le sommet des hiérar-
chies angéliques, la présence de Dieu en qualité de cause efficiente,
comporte, elle aussi, bien des degrés suivant le nombre et la qua-
lité des effets produits. Voilà ce que saint Thomas voulait donner
' à entendre par les paroles suivantes, intelligibles maintenant pour
tous : Est unus communis modus quo Deus est in omnibus rébus per
essentiam,proesentiam et p>otentiam, sicut causa in effectibus partici-
pantibus bonitatem ipsius (2).

{A. suivre.) Fr. BARTHÉLÉMY FROGET, 0. P.

(2) « Deus omncm locum replet : non sicut corpus, corpus onim dicitur replcre locum,
in quanlum non eompalitur secum aliud corpus; sed per hoc quod Deus est in aliquo
loco, non exclnditur quia alia sint ibi, imo per hoc replet omnia loca. quod dat cssc
omnibus locatis, qua; rcplent omnia loca.. » Summ. Theol., I, q. vm, i\. 2.
(1) Summ. Theol,, I, q. XLIII, a. 3.
L'ÉVOLUTIONISME

ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS

III

CONCILIATION

II. — MÉTAPHYSIQUE

M. Albert Gaudry a raconté la visite que lui fit un jour


M. de Saporla : « D'après ce que j'ai vu, lui dit l'illustre
botaniste, vos recherches sur les animaux fossiles vous ont
appris que les espèces ne sont pas des entités immuables,
mais de simples phases de transformation de types qui, sous
la direction du Divin Ouvrier, poursuivent leur évolution à
travers les âges. J'ai observé la même chose pour les plantes
fossiles. Si vous le voulez, nous travaillerons ensemble, nous
nous éclairerons mutuellement, car ce qui est, vrai dans le
monde animal, doit l'être pour le monde végétal. » (1)
Au terme de cette étude, il me semble retrouver un lan-
gage analogue dans la bouche du psychologue thomiste. Il
s'adresse aux métaphysiciens de l'Evolution cosmologique et
leur dit : « Vos recherches sur les êtres concrets de la nature
vous ont appris qu'ils ne sont pas des entités immuables.
Nous observons le même phénomène dans une partie du do-
maine psychologique : certaines espèces de ce règne intérieur

(1) Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1896.


216 ' REVUE TU0MISTE

évoluent ; ce sont les habitudes. Si vous le voulez, nous Ira-


vaillerons ensemble, nous nous éclairerons mutuellement, car
ce qui est vrai clans le monde psychologique doit être vrai dans
le monde cosmologique. »
Doit être vrai! Quelle est au juste la valeur de celte simili-
tude entre la psychologie et la métaphysique ? Telle est la
question préliminaire qu'il faut résoudre.

[I. — ANALOGIE HYPOTHÉTIQUE ou ANALOGIE FORMELLE.

Nous trouvons chez les philosophes modernes, au suje;t du


rapport qui existe entre les data de la psychologie et ceux de
la métaphysique, deux grands courants d'opinions.
Les uns, comme les panthéistes allemands, de l'école de
Hartmann et de Schopenhauer, leur attribuent une nature
absolument identique. D'un point de vue plus élevé, quoique
également panthéistique, M. Fouillée verra partout du conscient,
au moins à l'état rudimentaire. Car, dira-t-il, le monde est sû-
rement un. Son unité ne saurait être attribuée à un principe
transcendant. Il y a donc, identité de constitution formelle
entre l'être le plus infime et l'être le plus parfait. La con-
science est ce principe immanent, qui reste identique à soi-
même dans toutes les réalités qu'elle suscite par l'évolution
et dont elle est l'unité foncière (1).
D'autres, au contraire, font de cette similitude Une simple
analogie. Et il semble bien que, clans leur pensée, cette ana-
logie ne repose que sur une hypothèse plus ou moins fondée.
Tel M. Boutroux, dans son récent ouvrage sur l'Idée de loi
naturelle dans la Science et la Philosophie contemporaine. A
cette question : « En quoi peut bien consister, en réalité, l'ac-
tion des choses dans la nature? » il répond : « C'est ce que
nous ne pouvons que conjecturer par analogie, en considérant
ce qui se passe en nous. En définitive, la conscience est le seul
sentiment de l'être dont nous disposions. » Et comme il semble

(I) Cf. Rev. Tliom., III, p. «29.


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT TROMAS 217

bien que les phénomènes de conscience qui ont nom les habi-
tudes ont une certaine ressemblance avec la causalité méca-,
nique, il s'ensuit que nous pouvons trouver l'image de l'inertie
et de la force mécanique « dans la persistance de nos états de
conscience et dans leur influence réciproque ». M. Boutroux, en
concluant, a bien soin de nous dire : « Cette vue, sans doute,
ne résulte pas d'une induction fondée sur les résultats de la
science, elle n'est qu'une simple analogie. »
Tels sont les deux points de vue diamétralement opposés
qui se partagent actuellement les esprits au sujet de la réalité
des rapports entre le physique et le mental. M. Fouillée pousse
la hardiesse jusqu'à les identifier : M. Boutroux, après avoir
avancé leur ressemblance, se retranche timidement derrière
un sully-prudhommien : Que sais-je ? Car « l'on échoue, as-
sure-t-il, quand on veut déterminer la nature substantielle des
choses. »
Je me suis ailleurs librement expliqué sur le système de
M. Fouillée. Je n'y reviens pas (1). La théorie de l'analogie
conjecturale répond bien mieux que la sienne à i'état d'esprit
de nombre de nos contemporains. Aussi est-il nécessaire de
l'examiner de plus près.
Son principe est que « la conscience est le seul sentiment
de l'être dont nous disposions ». La perception externe est
hypothétique. D'où la nécessité de recourir à des analogies
tirées des perceptions immédiates de la conscience pour affir-
mer quelque chose touchant la nature des réalités extérieures.
Ce principe me paraît des plus contestables, et j'abriterai la
lin de non recevoir que je lui oppose sous l'autorité de Kant
lui-même : « Je suis aussi conscient, par l'expérience externe,
de la réalité des corps comme phénomènes extérieurs dans
l'espace, que je le suis, par le moyen de l'expérience interne,
de l'existence de mon âme dans Je temps,
que je ne con-
nais également que comme objet du sens intime, que par
des phénomènes qui constituent
un étal interne et dont l'être

(1) M. Boutroux a réfuté dès 1870 les théories do M. Fouillée d'une manière qui ne
semble guère laisser prise à la. réplique. (De la Contingence des lois de la nature, VU; De
''Homme, 2" éd.,
p. 108).
218 BEVUE THOMISTE

en soi qui sert de base à ces phénomènes m'est inconnu (1). »


Je sais bien que liant Areut détruire par là toute connais-
sance nouménale aussi bien du monde psychologique que du
monde extérieur. Et ce n'est pas cela que j'approuve. Je l'ap-
prouve de mettre sur le même rang l'une et l'autre connais-
sance. Toutes deux sont, quoiqu'en ait dit Descàrtes, des
perceptions ayant un sujet percevant distinct de l'objet perçu.
L'identité toute matérielle du sujet pensant et de l'objet pensé
qui existe dans l'introspection psychologique ne saurait être
identifiée avec l'identité formelle de l'un et de l'autre. La
conscience n'est pas plus un « sentiment de l'être » que la per-
ception externe. Aussi bien dans la connaissance de l'être psy-
chologique que dans celle de l'être extérieur, sujet et objet
restent opposés, partant distincts, et cela non seulement logi-
quement, mais physiquement, car l'opposition de sujet pensant
à objet pensé est physique. C'est donc à l'être objectif que nous
avons affaire dans l'un et l'autre cas. Si cette objectivité est un
obstacle à la connaissance de la nature des choses extérieures,
elle l'est au même titre de la nature des choses psycholo-
giques. Et c'est le postulatum de liant. Si elle n'est pas un
obstacle à la seconde, elle ne saurait en être un à la pre-
mière. Dans les deux cas, la position intermédiaire de Des-
cartes, refusant la vérité à la perception extérieure pour l'ac-
corder au témoignage de la conscience, est détruite. Il n'y a
donc qu'un moyen d'échapper au subjectivisme total, « cette
tombe de la connaissance, » c'est de recourir à l'objectivisme
total. N'est-ce pas déjà une forte présomption en sa faveur?...
Et d'ailleurs, comment prouve-t-on que l'on échoue nécessaire-
rement lorsqu'on veut déterminer la nature des choses ? Sans
cloute, en alléguant que les choses, en devenant objet de connais-
sance, sont faussées par l'apport des sens, ou tout au moins, de
l'esprit. Et ce raisonnement vaut aussi bien contre la vérité de
l'observation psychologique considérée comme « sentiment de
l'être » que contre la vérité de l'expérience. Mais est-il prouvé
que l'esprit et les sens apportent à la connaissance leur quote-part

(1) Prolégomènes. Possibilité d'une Métaphysique, \ XLIX


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 219

d'objet? qu'il y ait des formes de la sensibilité ou de l'entende-


ment se mêlant aux impressions venues du dehors? C'est une
simple supposition que les antinomies rendraient tout au plus
vraisemblable dans le monde phénoménal si les antinomies
é[aient insolubles. Quant au caractère de nécessité des principes
premiers et des notions universelles, rien n'oblige à le considérer
comme l'effet d'une subjectivité. En face de l'hypothèse kantienne
il y a la position d'Aristote. Pour lui, l'espace et le temps' sont
objectifs comme la quantité et le mouvement dont ils sont les
propriétés conséquentes. L'universel existe dans les choses indi-
viduelles, non pas à l'état d'universalité en exercice, mais fonda-
mentalement, c'est-à-dire avec tous les traits caractéristiques de
son concept, moins la faculté d'être attribué à d'autres êtres indi-
viduels qui demeure propre au concept. Car l'esprit comme le
sens n'apportent rien qui ait rang d'objet, aucune forme, aucune
catégorie. Ils sont essentiellement puissance. Nulle contradiction,
soit dit en passant, à ce qu'un être, déterminé dans son actualité
constitutive, soit indéterminé actuellement dans sa relation à
d'autres réalités. Dans un tel être, en'effet, puissance et acte ne
sont pas opposés sous le même rapport. La présentation de l'objet
h une puissance vide et d'ailleurs essentiellement ordonnée à
reproduire tout ce qu'il y a d'intelligible dans cet objet, peut
ainsi s'effectuer, purement, sans fausseté. La supposition de liant
est gratuite. Celle d'Aristote .est à tout le moins aussi vraisem-
blable. Et sa vraisemblance se fortifie de ce que, une fois la posi-
tion de Descartes ébranlée, elle reste seule pour sauver l'objectivité
de nos connaissances.

J'ai hâte de dire que l'ordre spécial de réalités dont M. Boutroux


entend combattre la valoir objective mérite bien d'être discuté à
ce point de vue. Aussi, sans me rallier au principe général de la
connaissance conjecturale, j'approuve la conclusion particulière
qu'il en lire concernant les data des théories physiques. Telle la
force mécanique conçue certainement à part nos mécaniciens à
l'instar de la force autonome que nous expérimentons en nous.
Nous concédons volontiers qu'il n'y a là rien qui dépasse la valeur
d'une analogie conjecturale. C'est, si l'on veut même, de l'anthro-
pomorphisme. Mais on se tromperait, à mon avis, en identifiant
220 REVUE THOMISTE

ces données, purement Imaginatives, avec la nature substantielle


des choses.
Lorsque l'esprit se place en face d'une des réalités de la nature,
ce n'est pas une image qu'il dégage par son intuition, mais une
unité abstraite, sui generis, qu'il conçoit comme réalisant dans la
simplicité de son être idéal, tout ce que l'être réelenvisagé a de
spécifique. Il examine ensuite à part chacun des éléments secon-
daires, déterminés par cet élément foncier et les réduit à des
traits intellectuellement distincts. Ces réalités intellectuelles qui
sont la structure du monde psychologique ou du monde physique
sont quelque chose de primitif qui ne ressemble à rien : elles ne
sont pas connues par analogie, mais en elles-mêmes par un
travail d'abstraction dans son premier moment, d'intuition dans
le second. On ne se les représente pas sensiblement comme la
force: néanmoins, une fois enregistrées par l'esprit, elles
deviennent, des termes à signification claire, qui. peuvent être
associées suivant les connexions que l'esprit décom're en eux. Par
exemple, les notions de tout et de partie, une fois bien isolées,
bien dégagées de la matière où elles se réalisent, bien assises
dans l'esprit, celui-ci formera le principe : le tout est plus grand
que la partie, d'une valeur objective à la fois générale et parti-
culière : générale parce qu'il est absolu en soi, particulière parce
qu'il s'applique certainement aux réalités individuelles desquelles
ont été extraits les termes où je le lis. Voilà, si. je ne me trompe,
plus qu'une suggestion faite à l'esprit par les choses.
Concluons : Entre le système de M. Fouillée et la pensée de
M. Boutroux, entre l'identité et l'hétérogénéité des mondes psy-
chologique et physique, une position intermédiaire est possible.
Il suffit d'admettre le pouvoir intuitif de l'esprit vis-à-vis des
essences. Par l'induction, l'impression sensible commune à de
nombreuses expériences finit par s'arrêter dans la partie supé-
rieure de notre sensibilité. C'est là que l'esprit la trouve et, la
dégageant des derniers liens de la contingence, la rend explicite-
ment universelle en la concevant comme telle. L'essence ainsi
dégagée est applicable à toutes les réalités concrètes du même type
intellectuel, qu'elles aient été expérimentées antérieurement ou
non. Supposez maintenant que les expériences qui ont fourni la
matière de ce type intellectuel appartiennent, les unes au monde
L'ÉVOLUÏTONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOSIAS 221

psychologique, les autres au monde extérieur et cosmologique ;


supposez que ces expériences se soient synthétisées dans une expé-
rience suprême; que l'esprit en ait formé un concept unique, type
commun aux deux mondes, le concept de l'habitude par exemple;
l'essence, désignée par ce mot, sera transporfable dans les êtres
des deux mondes psychologiques et physiques, en tenant compte
sans doute des conditions spéciales de chacun d'eux et en l'adap-
tant à la matière qu'ils fournissent, mais en lui gardant tout ce
qu'elle a de formel. La ressemblance entre l'être psychologique
et l'être physique entant qu'ils coïncident dans l'essence extraite
de chacun d'eux par le pouvoir intuitif de l'esprit, sera propor-
tionnelle, analogique mais aussi formelle. Car un même type
intellectuel, une même idée, une même forme présidera à la cons-
titution intime de l'un et de l'autre.
Il y aura donc dans la similitude entre le psychologique et le
physique moins qu'identité, plus que conjecture ; il y aura ana-
logie formelle et vérifiée. Et ce que nous disons de l'être psycholo-
gique et physique en eux-mêmes doit s'entendre évidemment des
lois qui découlent nécessairement de leur constitution intime.
C'est avec cette pensée maîtresse chez saint Thomas du pou-
voir intuitif de l'esprit qu'il convient de lire le texte capital que
nous allons rapporter.

H.— UN TEXTE CAPITAL DE SAINT THOMAS (III. C. Gentes, c. xxn).

Ce texte forme le pendant du texte que nous avons rapporté


dans notre partie psychologique. Le premier décrivait le dévelop-
pement psychologique; celui-ci concerne le développement cos-
mologique. Il constitue le chapitre xxu du IIP livre de la Somme
P'idosop/dque, qui a pour titres : « Manières diverses dont les choses
sont ordonnées à leurs fins. » Avant d'en tirer les conséquences,
nous l'analysons sommairement.
Dans une première partie, les êtres sont divisés en trois classes
:
lcs uns meuvent, d'autres sont
mus, les autres meuvent et sont
222 REVUE THOMISTE

mus. Les premiers sont naturellement.les causes du mouvement


des autres : être cause, telle est la perfection propre de leur état
celle, dit saint Thomas, par laquelle ils ressemblent à Dieu. Les
êtres seulement mus sont par là même destinés à recevoir leur
perfection; leur but n'est pas de perfectionner d'autres êtres
puisqu'ils ne meuvent rien, mais de devenir parfaits en eux-
mêmes ; le but est réalisé lorsqu'ils possèdent leur forme définitive
ou atteignent le lieu verslequel ils tendent. Les moteurs miu ont
les deux perfections: ils.reçoivent et ils donnent. Pour concrétiser,
disons que cette dernière classe est celle des corps célestes inter-
médiaires entre les intelligences qui sont purement motrices et les
corps inférieurs qui sont de pUrs mobiles.
Dans la seconde partie de ce chapitre, saint Thomas détermine
les caractères spéciaux que revêt la tendance de chaque groupe,
vers sa fin. Ces caractères, on va s'en rendre compte, sont ceux de
l'évolu tionisme tel que nous l'avons déterminé dans notre partie
psychologique.
En général, les agents supérieurs joignent au caractère de la
plus grande simplicité le caractère de l'universalité : les agents
inférieurs au contraire ne peuvent s'assimilet' la perfection des
êtres supérieurs qu'en se la partageant, en la morcelant. Et de là
vient qu'au lieu d'être sur un même plan comme sont les êtres
d'une même espèce ou même d'un même genre prochain, les
agents sont disposés en degrés hiérarchiques. Il y a action de
l'agent supérieur sur l'agent inférieur : ce n'est pas réciproque.La
causalité descend : elle ne remonte pas. L'agent supérieur va à sa
fin propre qui se trouve être le bien commun de l'ordre subor-
donné qu'il régit. Et c'est même par là qu'il l'atteint. Suivant
saint Thomas, le but immédiat du mouvement du ciel est de rem-
plir un lieu déterminé, mais par le fait même il cause l'alternance
des jours et des nuits, des saisons, etc., et procure ainsi le bien
commun de la substance corporelle, qui se conserve, s'accroît et

s'augmente par la génération. (Autant en dirions-nous actuelle-


ment du mouvement de la Terre autour du Soleil.)
Les agents inférieurs, avons-nous dit, tendent sous l'inllu*
des agenls supérieurs à acquérir leur perfection propre et VacM
qui est cette perfection. Or, dit saint Thomas (et ici ce n'est phlS
assez de l'analyser, il faut le traduire), il
« y a des degrés dan 5
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 223

actes ou formes (1). Car la matière première est tout d'a-


ces
bord en puissance à la forme de l'élément (corps simple) Une fois
existante sous la forme de l'élément, elle est en puissance à
ï]a forme du mixte (corps composé); et c'est pourquoi les élé-
inients sont la matière du mixte. Considérée sous la forme du
Imixte, elle est en puissance à l'âme végétale : car cette âme est
'la forme d'un corps mixte. A son tour, l'âme végétale est en
^puissance à l'âme sensitive ; l'âme sensitive à l'âme intellec-
Live, ce qui montre le progrès de la génération (morpholo-
gie embryologique). Car d'abord nous trouvons le foetus vivant
delà vie d'une plante, puis de la vie d'un animal, enfin delà
i vie de l'homme. Après cette dernière forme nous n'en, trou-
vons plus, dans ce monde de génération et de corruption, qui
soit postérieure et plus noble. Le degré suprême de la géné-
ration totale est donc l'âme humaine et c'est vers elle que
tend la matière comme vers sa forme dernière.., Si donc la
motion du ciel est ordonnée à la génération, et la génération
fout entière à l'homme comme à sa fin ultime, il appert que
la fin ultime de la motion du ciel, dans l'ordre des êtres qui
naissent et se meuvent, est l'homme... D'où il suit ultérieu-
rement (cap. 23) que le premier moteur du ciel est un prin-
cipe intellectuel ; car aucun agent ne tend par soi-même à une
forme plus élevée que la sienne puisque tout agent a pour
But un semblable à soi. Le corps céleste, par son mouvement,
tend vers la forme suprême qui estl'inlellect humain : auquel
nulle forme n'est comparable. Il n'est donc pas l'agent prin-
cipal du mouvement générateur qu'il, suscite ; il ne peut être
lue l'instrumeut d'une substance intellectuelle supérieure. Et

11)in actibus aulem formarum gradus quidam invenitur. Nam. maleria prima est in poten-
'" primum ad formant elementi : subforma vero elementi existent, est in potentia ad for-
"'«.m mixti : propter quod elementa sunt materia mixti. Sub forma autem mixti considerata
st'n potentia ad animant vegetabUem. : nam talis corporis anima actus est. Itemque anima vege-
s»'«s est in potentia ad sensitivam : sensitiva vero ad intellectivam, quodprocessus generatio-
'sosleiidit. Primo enim in generatione est foetus vivens vita plantx, postmodum vero vila
malis : demum vero vita hominis. Post hanc autem formant non invenitur in generalibus
cor>'uptibilibiis posterior forma et dignior. Ultimus igitur generationis tolius gradus est anima
Mina et in hanc tendit maleria sicut in ultimamformant... Si igitur motio ipsius coeli ordina-
a(t generationem, generatio autem Ma ordinatur ad hominem sicut in ultimum ftnem hujns
wationis :manifestmm est quod finis motionis coeli ordinatur ad hominem. sicut in ultimum
">t ni ordinegenerabilium et mobilium...
»
224 REVUE THOMISTE

comme c'est par son mouvement qu'il. contribue à la généra-


tion, il suit de là qu'il est mû par quelque substance intellec-
tuelle (1). »
II n'échappera à personne que ce document met en scène
ce qui constituait pour saint. Thomas le système du monde
et les éléments de sa genèse. Or, cette genèse apparaît de
prime abord comme fortement teintée d'évolutionisme ! Déter-
minons dans quelle mesure et selon quelles conditions.

III.— COMMENTAIRE : CONDITIONS DE L'ÉVOLUTION PHYSIQUE.

Le parallélisme du document que nous venons d'analyser avec


celui qui nous a fourni les éléments d'un « évolutionisme psy-
chologique » selon saint Thomas ne peut manquer de frapper
tous ceux qui compareront les deux textes. Pour saint Thomas.

(1) On se demandera peut-être comment nous osons invoquer un document baséstir des
notions astronomiques si démodées dans la solution du problème moderne par excellence.
Nous répondons : 1° L'existence de causes intermédiaires, moventia mota, n'est pas atta-
chée nécessairement à l'existence des théories .astronomiques do Plolémée. Elle est une
donnée intellectuelle qui répond à la nécessité où nous sommes d'attribuer à certains
agents doués d'une activité d'ordre général, la production des conditions communes de
formation et d'existence d'êtres spéciaux qui de ce fait leur sont causalement subordonnés.
2° L'identification de ces causes rationnellement nécessaires et de certains corps est d'ail-
leurs en principe beaucoup plus philosophique que l'explication par les lois de la nalurc a
laquelle on souscrit d'ordinaire. Il faut que ces lois aient une cause : ce peut être immé-
diatement une intelligence ordonnatrice, mais il est bien plus probable que la cause pro-
chaine de certaines lois réside dans certaines parties de l'univers qui font l'unilé des
autres; exemple : les différentes positions de la Terre autour du Soleil et la vie ton-eslra.
3° Rien n'empêche de substituer à ces anciennes théories des théories nouvelles poin'i"
qu'on le fasse avec prudence et, puisque
Maintenant le hasard promène au sein des ombres
J De leurs illusions les inondes réveillés,
je ne contredirai en rien ceux qui aux corps célestes détrônés voudraient substituer 1 é'"c'
et ses .magiques propriétés. .Te leur demanderai seulement de ne jamais identifier, au p01" 1

de les rendre.inséparables, les données rationnellement nécessaires et les théories scienti-


fiques. A cet égard saint Thomas peut nous servirde modèle, lui qui a soin de dire à p1'"'
pos de la théorie de son temps sur la rotation du ciel : « etiam forte alla positione facla sal'
vari possunl.». (I. P., q. xxxn, a. 1,- ad 2m), et : asitamem hoc verum sit. » (De C<do cl
mundo, lib. 1, lect.iii, p. 8, éd. Parm.) Cf. Opu'sc. Q.resp.ad mag. J. de Vercell., art. 1-ïï-"*
Cf. 7?. Tlwm.,l, p. 205 cl. noie.
L'ÉVOLUTIONISÏIIS ET LES PRINCIPES ])E SAINT THOMAS 22o

la structure psychologique de l'homme arrivé à la plénitude


de son
développement humain par les vertus, et la structuré
i-du monde parvenu au faîte de son évolution sont exactement
similaires. De chaque côté trois pièces principales : un agent
i

supérieur et intellectuel, des agents inférieurs et hiérarchisés,


Iles uns purement passifs, les autres passifs et actifs. Un cou-
vrant intellectuel et moteur vivifie cet organisme. Sous l'influence
id'actions répétées, les puissances dans le monde psychologique,
; ]a matière clans le monde cosmique, quittent graduellement
s leur
détermination antérieure pour évoluer-vers une perfection
plus haute. À l'altération succède dans une dernière phase
-";

Ifkluction de la forme nouvelle, habitus ou forme substantielle.


\ Tout est parallèle dans ces deux systèmes : intelligence gu-
liernatrice du monde et intellect des premiers principes, —
;

i corps célestes et puissances intermédiaires (raison et volonté)


\ entre l'intellect premier et les puissances inférieures (irascible,
';
concupiscible) — passivité des corps inférieurs mus, passivité
i des puissances psychologiques vis-à-vis de l'intellect — le pro-
ï cédé enfin qui est celui de la répétition altérante pour l'évo-
\ lution psychologique et, sans doute, un procédé semblable
i pour l'évolution cosmique. Si donc la première évolution,
\ l'évolution psychologique, a été dûment reconnue rationnelle,
} on peut augurer d'avance que l'évolution cosmique de même
i structure logique sera également rationnelle.
C'est ce que nous essaierons de mettre directement en lu-
1 mière en étudiant de plus près le texte qui nous sert de base
cl particulièrement le passage que nous avons intégralement
.
i rapporté,

A. — Première condition : la Matière première.

est clans ce passage un-mot qui fait saillie sur l'ensemble


Il
^inquiète tout d'abord le penseur moderne. C'est le mot de
matière, ce qu'il faut entendre évidemment de la matière
pre-
mière aristotélicienne, nec quid, nec quale,nec quantum, nec ali-
2S6 REVUE THOMISTE

quid eorum quas per ens determinantur. {VII. Metaph., c. n.) ]rajr
partir l'évolution d'une entité si insaisissable, n'est-ce pas ul]
songe creux ? On l'eût pensé il y a quelques années, du temps
où les choses matérielles, les faits de Taine, les atomes de
Wurtz, les substances deBerthelot étaient réputées intelligibles,
A. l'heure actuelle on ne parle plus que de l'absurdité de la
matière. On n'admet plus qu'une matière épurée, spiritua-'-
lisée, —force attachée à des points mathématiques pour les
objectivistes lebnitziens, — noumène inconnaissable, construc.
tion intellectuelle pour les amateurs de subjectif. De ce fait, la
matière première d'Aristote retrouve la faveur dans la propor-
tion môme du discrédit qui frappe la matière concrète. N'est-elle.
pas, en effet, une matière intellectualisée, le produit de l'esprit
s'attachant à la matière perçue par les sens et en extrayant par
l'analyse le rudiment d'intellectualité qui la constitue. A ce
titre, elle est de la famille des concepts que s'en forgent les néo-
kantiens, avec cette différence que notre matière n'est pas cons-
truite mais découverte par l'esprit. Nous la définissons : la
puissance réelle aux formes substantielles, puissance totalement
passive, à la différence des puissances actives psychologiques
ou facultés. Nous la disons réelle, encore que cette réalité qui
lui. est propre ne possède pas une existence distincte de celle
du composé physique dont essentiellement elle fait partie et ne
saurait en aucune façon être séparée.
C'est beaucoup sans doute que les idées du jour nous per-
.
mettent de parler sans honte de la matière première. On nous
permettra d'être plus exigeant. La matière première s'impose-
t-elle avec évidence, en sorte qu'elle soit l'élément inéluctable de
toute évolution? Voilà le but de la présente recherche.
Au cours d'une étude sur le Composé humain publiée ici même,
nous avons déjà rencontré cette question. Nous l'avons résolue en
donnant la preuve traditionnelle sans y rien changer. On peut se
référer à cette démonstration (1). La preuve que je vais donner
repose sur la même base, à savoir le fait des changements dans les
natures physiques, mais considère ces changements sous un
aspect particulier, non plus en eux-mêmes mais du côté de Ici"'

(1) Rev. Thom.. II, p. lOSclsuiv.


L'ÉVOLDTIONISME ET LES PRINCIPES 1)E SAINT THOMAS 227

t
cause, ce qui la rapproche de la preuve que nous avons donnée
plus haut de la passivité des puissances humaines ou facultés.
;
Voici cette preuve :
l Tout changement s'explique par l'influence d'une cause sur
! l'être qui change. Par suite, l'être qui change est en puissance à
;
recevoir l'action de l'agent capable de le modifier. Cette puissance
se met en mouvement vers le but que l'agent lui destine. De fait,
nous voyons que le but vers lequel tendent les natures physiques
est, tantôt l'acquisition d'une perfection accidentelle, quantité,
qualité, lieu, tantôt une perfection sur laquelle nous ne nous pro-
nonçons pas encore mais qui paraît intéresser profondément la
nature même de la chose changeante, comme dans les combinai-
sons chimiques ou les phénomènes de fécondation. Les mouve-
ments par lesquels un être physique acquiert des perfections acci-
dentelles sont nommés par Aristote : augmentation, altération,
mouvement local. D'après ce que nous avons dit, ils supposent
dans l'être qui en est le sujet une puissance passive spécifique vis-
à-vis de l'action de, l'agent qui les détermine. C'est précisément
une puissance de ce genre que nous avons reconnue dans les
facultés humaines vis-à-vis de la formation des habitus psycholo-
giques. Or, il pourrait arriver que toutes les perfections acciden-
telles d'un être donné disparussent pour faire place à d'autres. II
suffirait pour cela d'un agent suffisant et d'une puissance propor-
tionnée, à cet agent. A la limite, les mêmes conditions étant posées,
il ne semble pas impossible que le principe d'unité qui est en
même temps, le substratum d'inhérence de toutes les qualités
caractéristiques d'un être fasse place à un principe de même rang
mais d'unification différente, approprié aux groupements différents
do perfections accidentelles qui ont succédé à celles qu'il soute-
nait dans l'existence. Dans ce cas limite, l'agent pour être suffi-
sant devra être capable de mouvoir la puissance proportionnée
vers sa première actualité, c'est-à-dire vers une actualité substan-
tielle et non accidentelle. La puissance en question devra donc
utre dénuée de toute actualité, puisqu'elle est le principe passif de
'agénération de la première actualité de l'être. Evidemment, une
Puissance dénuée de toute actualité n'existe pas, comme réalité
Physique, d'une existence séparable elle n'existe comme réalité,
:
cne ne peut par conséquent être atteinte par l'action de l'agent
228 REVUE THOMISTE

proportionné que dans l'être dont elle est actuellement partie


constituante. Mais c'est en raison de sa présence dans cet être que
l'agent aura prise sur lui; car la forme de cet être s'oppose plutôt
à l'action destructive d'un agent étranger qui cherche à lui subs-
tituer une autre actualité. La matière au contraire qui est essen-
tiellement une puissance impressionnable par l'agent favorise son
action. Et si l'agent est d'ordre supérieur à celui qui a. mû vers la
forme actuellement existante, s'il est plus digne dans la hiérarcbie
des formes et, ce qui va corrélativement, plus puissant dans
l'ordre des causes, pas de doute qu'il ne réalise ses fins. Et alors
ce sera l'évolution telle que la décrit saint Thomas dans le passage
que j'ai cité in-extenso tout à l'heure et que l'on peut maintenant
relire et comprendre : « In actibus formarum gradus quidam inve-
nitur. Nam materia prima est in j)Ote?itia primum ad formant ele-
menti, etc., (p. 55).
Le lecteur attentif se sera aperçu que jusqu'ici nous n'avons pas
prouvé que la matière première fût une réalité. Nous avons montré
seulement la réalité qu'elle devait être, si elle était, en la consi-
dérant comme un cas limite de la puissance physique au mouve-
ment vers les formes qui constituent la perfection propre des êtres
inférieurs. Est-elle maintenant cette réalité, au point de vue du
fait? Simple affaire de constatation expérimentale. A première
vue sans doute, les changements de la nature ne portent que sur
des accidents : de là les superficiels systèmes de l'alomisme phi-
losophiq?ae et même du dynamisme, qui érigent la catégorie de
quantité ou celle de qualité (deuxième espèce, potentia) en fond
dernier des choses et n'admettent que des modifications de figure
ou des altérations d'intensité dynamique. En scrutant les choses
plus à fond, on reconnaît que nombre de ces changements em-
portent la disparition ensemble de propriétés caractéristiques cl
du groupement des propriétés communes spéciales à l'être qu'on
examine, et leur remplacement par d'autres propriétés spécifiques
et un autre groupement des propriétés communes. Comment
expliquer ce phénomène? Sans doute la disparition du conséquent
n'entraîné pas la destruction de. l'antécédent, mais l'apparition
d'un conséquent contraire prouve cette destruction. L'immobi-
lité du cadavre n'entraîne pas par exemple et immédiatement 1»
certitude de la disparition de l'âme; tandis que l'apparition de
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 229

î symptômes opposés à cette présence, la décomposition par


exemple, l'entraîne (1). Appliquons cette donnée de logique à la
j solution du présent débat. Sans doute, dirons-nous, la disparition
l de propriétés caractéristiques et d'un groupement spécial des pro-
ï priétés communes n'entraîne pas la destruction de la cause de
1 tout cela; mais la substitution définitive, permanente d'autres
i propriétés caractéristiques et d'un groupement spécifique nouveau
propriétés communes ne peut avoir pour cause que la pré-
I des
sence, dans l'être ainsi modifié, de l'unité fondamentale, spécifica-
f trice de cet être. Car une unité change comme une réalité simple,
i c'est-à-dire tout d'une pièce. Nous pouvons donc conclure que
\ dans certains phénomènes (et les combinaisons chimiques, et les
i genèses animales et végétales semblent bien appartenir à ce type)
n
il y a disparition de la forme même qui fait l'unité foncière de
3 toute actualité de l'être, et genèse d'une forme et d'une unité
j
nouvelles.
Conformément aux principes posés, cette modification essen-
I
tielle ne peut avoir lieu que par l'intervention d'un agent capable
i de déterminer le mouvement vers la forme nouvelle, dans une

i
puissance à cette forme, dénuée par conséquent en soi-même de
toute actualité, puisqu'elle doit recevoir de cette forme sa pre-
mière actualité
— et cette puissance doit se rencontrer dans l'être
sur lequel agit l'agent. Elle en est partie composante comme elle
sera tout à l'heure partie composante du nouvel être. C'est la
notion même de matière première que réalise cette puissance.
Nous pouvons donc affirmer que la matière première, élément
loncier de notre évolutionisme, est une réalité nécessaire.

M C'est en oubliant cette règle


que le R. P. Roure m'a reproché de considérer comme
e Point de départ et le dernier mot de la doctrine de Spencer, le mouvement oscillatoire.
" Uihii-ci
en l'ait seulement un corollaire, quoique considérable, de la persistance de la
l0l'ce. » Et je l'avais dit (R. Th.,
mars 1894, page 30)! Seulement, ayant considéré le
'M'ime oscillatoire
ou la réversibilité comme une propriété de la persistance de la force,
1,u conclu de la non-réversibilité des phénomènes affirmée
par l'expérience à la non-
'"•'''sislanco. C'est là une argumentation nécessaire dans son genre et la seule applicable
™s l'espèce. N'expérimentant pas la force, nous ne pouvons savoir ce qu"elle est ou
"es' pas que par
ses effets. (Etitd. relig., mars 1S93, note.)
UEVUE THOMISTE.
— 4° ANNÉE.
— 46.
230 REVUE THOMISTE

B. — Deuxième condition : l'Intelligencce motrice.

Au point de départ de cette évolution dont la tendance fonda-


mentale aspire à rencontrer l'intelligence qui est sa perfection
.
suprême, saint Thomas place justement une intelligence motrice
qui tient ainsi dans le monde physique la place que tient dans la
psychologie cet intellect des premiers principes, dont le rôle est
pareillement de rendre rationnel, l'homme tout entier jusque
clans ses passions animales.
Cet agent premier de l'évolution a sans doute sa vie propre,
immanente, faite d'intelligence et d'amour aussi puisqu'il est
actif. Pour le moment nous ne chercherons pas à pénétrer dans le
mystère de cette vie intime. C'est comme condition première el
suprême de l'évolution « qui tend vers l'âme humaine comme vers
sa perfection dernière » que nous l'envisageons. A la vérité, la
tendance du processus de la génération totale vers une forme
intellectuelle nous dit bien qu'une intelligence est nécessaire
pour gouverner l'évolution, mais elle ne nous dit ni pourquoi
elle est intervenue ni quelle est cette intelligence.
Pour justifier la raison de cette action ad extra de la substance
intellectuelle qui gouverne l'évolution, il faut d'après les principes
constants d'Aristote et de saint Thomas que la substance intellec-
tuelle ait trouvé dans cet exercice de son activité son bien propre el
non un bien étranger, comme est de prime abord l'existence de
l'âme humaine. Et si l'évolution s'arrêtait à l'âme humaine, l'in-
tervention de l'intelligence motrice, pour évidente qu'elle appa-
raîtrait, resterait incomprise. Mais, si. l'évolution de la nature
corporelle s'arrête, en effet, à l'homme : post hanc autem formai
non invenitur in generabilibus et corrup>tibilibus posterior forma a<
dignior, avec l'âme humains commence l'évolution psychologique-
Qu'est-ce à dire? Cela veut dire que l'homme à son tour, par son
intelligence, reprend à rebours toute la chaîne de causalité qu'i
descendue jusqu'à la matière première, s'est élevée jusqu'à fin-
Il connaît la nature qui l'entoure, il la pénètre dans sa dépendance
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 231
,

essentielle, dans sa nature d'être participé, il remonte le chemin


des libéralités d'en haut, et il rend ainsi, sous une forme intelli-
gente ce qu'il a reçu sous forme d'influx causateur. L'intellectua-
]ité dépensée par l'intelligence motrice n'est pas perdue : elle
revient à elle comme à sa cause finale. Sa pensée forme ccmme
un cycle fermé, qui partie d'Elle cause efficiente revient par la
chaîne sans fin des êtres à Elle cause finale. Ce n'est pas tout : à
un certain moment de cette évolution, elle s'est trouvée reflétée
par une créature dont l'esprit imitait le sien, qui concevait le
monde comme elle-même l'avait conçue clans son Idée, et qui,
intellectualisant par des vertus rationnelles tout ce qu'il y avait
d'irrationel en elle : vie animale, vie végétative, les membres
matériels eux-mêmes, accomplissait ainsi dans ce monde abrégé,
par une évolution tout interne, ce qu'elle-même avait réalisé dans
le inonde physique par une évolution de même caractère. Ainsi
comprise, l'évolution se justifie. Elle trouve dans l'intelligence
motrice sa cause efficiente, sa cause finale, sa cause formelle
exemplaire enfin (1).
Quelle est cette intelligence motrice? On s'étonnera que nous
n'ayons pas encore prononcé le nom de Dieu. Dirons-nous donc,
avec quelques interprètes d'Aristote, que l'âme humaine n'est
ordonnée directement qu'à la substance intellectuelle motrice du
monde, laquelle se charge de la ramener à Dieu sa fin ultime par
les actes de sa propre intelligence et de sa volonté? Dirons-nous
que Dieu ne meut le monde que d'une manière objective, comme
suprême intelligible et suprême désirable et que c'est aux intelli-
gences séparées, mises en activité par cette vision et ce désir, de
mouvoir efficiemment le monde des corps, et d'illuminer les
esprits inférieurs par une action semblable à celle que décrit:
-'Angélique dans son Traité des illuminations des
anges ? Je sais
sans doute qu'il n'est pas impossible d'interpréter ainsi Aristote,
mais ce n'est pas le moment de discuter cette exégèse.
Au point de vue du dogmatisme philosophique,
nous devons
"'re avec S. Thomas, interprétant Aristo te non par un texte
«otaché mais par ses principes constants,
que Dieu, s'il est cause
l!nale du monde, estaussisa
cause efficiente. Sans cela l'ordination

(!) H Sent., dist. I, q. n, a. 3, c.


232 REVUE THOMISTE

du monde àDieune seraitpas explicable. Comment veut-on que l'in.


telligence séparée soit tout justement construite pour comprendre
un être différentd'elle, si ce n'estpas son objet qui lui a donné cette
capacité 1 Actuspriorpotentia : « La fonction crée l'organe ». Et com-
ment le créer, sinon par une causalité qui ait son principe origi-
naire dans une cause efficiente. Sans doute ces formalités de cau-
salité, efficiente, formelle, finale ne sont pas en Dieu distinguées
comme en nous. C'est nous qui distinguons dans cette simple et
éminente unité des relations différentes, comme dans l'unité d'une
circonférence le géomètre distingue les trois sommets du triangle
inscrit, encore-que ces points n'existent pas distingués dans la ligne
continue à laquelle ils appartiennent, Ainsi l'éminence de la cau-
salité divine ad extra contient les raisons de cause formelle, de
cause finale, de cause efficiente sans être restreinte à l'une d'elles.
Aristote a donc pu considérer dans certains de ses livres plus
spécialement sa finalité sans que cela nuise nécessairement à sa
qualité de première cause efficiente.
Nous devons dire de plus que cette causalité efficiente a dû
s'exercer dans trois cas directement : pour la production des intel-
ligences séparées (à supposer qu'elles existent); pour la produc-
tion de la matière première sous la forme élémentaire, au moins ;
pour la production de l'âme de l'homme (1). Et cela est déjà
prouvé en ce qui concerne les substances séparées. Mais les subs-
tances séparées ne pourraient-elles produire la matière première
et l'âme humaine ? Non, car l'âme humaine étant une substance
simple et la matière première étant l'état initial, le tout premier
rudiment de l'être, leur production ne peut être qu'une produc-
tion de toutes pièces, une création. Or, produire un être de toutes
pièces, causer tout l'être d'un être, c'est causer cet être en tant
qu'être. Mais l'être en tant qu'être qui est un effet ne reconnaît
pour sa cause propre que l'être en tant qu'être qui. n'est pas un
effet, ou inconditionné, comme l'on dit. L'être en tant qu'être
inconditionné ne saurait admettre de limite ce qui serait une con-
dition de son être. Il n'est donc pas restreint à l'une des formes
de l'être. Mais les intelligences séparées, causes inférieures e!
probablement multiples, ont des formes qui les limitent. Elles n"

(1) II. Sent. dist. I, q. i, a. -i, c.


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 233

sauraient donc créer ni la matière première ni l'âme humaine.


! CQ.F-D.(l).
Aussi saint Thomas, dans le passage que nous interprétons,
' tout en rattachant l'évolution à l'action de l'intelligence motrice
' du premier ciel, présuppose-t-ii l'existence de la matière première
sur laquelle cette intelligence doit agir. De même, il a bien soin
!
de dire que la motion du premier ciel tend à l'âme humaine et non
s pas qu'elle la produit.
.

; Nous concluons de tout cela que si l'intelligence directrice de


\ l'évolution n'est pas nécessairement et immédiatement Dieu lui-
i même, elle procède comme cause génératrice et finale de l'évolu-
\ tion sous l'influx delà cause divine : en effet, le terme même de
cette évolution échappe à son pouvoir; elle tend vers un but dont
\ elle n'a pas par elle-même l'idée, le type. Dieu, lui, a cette idée
\ puisque c'est lui qui réalise l'âme humaine en la créant L'intel-
ligence gubernatrice de ce monde en tant qu'origine première
pour nous de la tendance de toute l'évolution vers l'âme humaine
est donc nécessairement l'instrument de Dieu. C'est donc de Dieu
que procède finalement l'évolution et dans son retour, par la pen-
sée de l'homme, l'intelligence motrice n'est qu'une étape de
passage et non nécessaire, car c'est vers Dieu que se dirige direc-
tement l'intelligence directement issue de Dieu.

j
C. -—Troisième condition: les Corps célestes.

1° Le vieux système.
tout prendre, l'évolution serait possible avec un seul agent
A
équivoque, Dieu, et des agents inférieurs et passifs vis-à-vis de
lui. Cependant cet hiatus répugne (2). Dans l'ordre psycholo-
gique, entre l'intellect des premiers principes, qui régit tout
nomme, et les passions, qui n'ont droit qu'à être dirigées, il y a
1

W Cf. I. P., q. LXV, a..3. — Comment. Cajet. —Cf. De Pot. q. III, a 4, c. 5" ratio.
\~) II. Dist. I, q. i, a. 4, c. Incip. Sed hoec positio stulta est.
« »
234 REVUE THOMISTE

l'intelligence des conclusions, et la volonté, tour à tour comman.


dée et directrice. Pourquoi, entre l'intellect divin et la matière, nc
reconnaîtrions-nous pas, parallèlement à l'ordre psychologique
après l'intelligence séparée qui est comme l'intellect des conclu-
sions, des agents corporels qui, comme la volonté, transmettent
aux puissances inférieures par leurs actions motrices, l'influence
des formes intellectuelles qui les régissent.
Sans aucun doute, sous la forme qu'il revêt chez les philosophes
scolasliques, le système des corps célestes répugne à notre science
moderne. Et volontiers nous répéterions à leur sujet le mot déjà
cité de Pascal : « Il faut dire cela en gros... mais de dire quels el
de composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, et
incertain et pénible. »
Les causes équivoques existent, voilà l'important : il est plus
naturel en soi, et plus conforme à l'observation, d'attribuer la pro-
duction et la conservation de certaines intentions ou lois géné-
rales de la nature à certaines de ces causes équivoques, au soleil
par exemple ou à une influence lointaine du mouvement delà
nébuleuse primitive, que de rapporter tout cela à Dieu directe-
ment. Certaines causes équivoques, même d'ordre corporel peuvent
donc remplir des fonctions intermédiaires entre les agents d'ordre
intellectuel et les êtres matériels. L'ondulation sonore qui part do
la bouche de cet homme, animée par sa pensée, va éveiller clans
l'oreille et le cerveau de celui auquel il s'adresse tout un mouve-
ment évolutif qui tend à réaliser une pensée intellectuelle. L'esprit
de l'auditeur va à sa rencontre : l'idée jaillit, par la force de l'es-
prit sans doute, mais grâce à l'ondulation sonore. Ainsi, dans
l'Univers, Dieu pensera et sa Pensée ira frapper un être créé, cor-
porel — quelque ondulation gigantesque de l'éther, si l'on veiil
ainsi remplacer le corps céleste trop archaïque, — et cette ondu-
lation se propagera, elle éveillera, sous la poussée de la pensée
divine qui l'anime, des énergies nouvelles dans les êtres inférieurs
qui iront s'étageant de perfection en perfection sous son influx (!)
Au sommetde l'évolution Dieu lui-même posera le couronnement
la forme intellectuelle, comme au sommet de l'évolution cérébrale

(1) II. dist. ï, q. i, a. 4, ad S'™.


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 235

i intellectuel. C'est
qu'a suscitée la parole l'esprit proférait le verbe
pieu qui crée l'âme sans doute, mais pour que la nature fût pré-
parée il a fallu l'ondulation de l'éther (1). Au point de vue de l'a
priori philosophique aussi bien qu'à celui des vraisemblances a
posteriori de la science, on peut donc retenir l'âme du vieux
système et chercher à lui donner un corps. On nous permettra, à
ce propos, de donner quelques indications, de relever quelques
coïncidences qui pourront peut-être servir un jour de point
d'attache à des constructions plus certaines.

2° Coïncidence du vieux système et du nouveau.

'- Ces coïncidences, bien entendu, ne portent pas sur la si-


tuation centrale de notre planète. Suppression, cela va sans
dire, du neuvième ciel qui gouvernait tous les autres, du pri-
mum mobile des anciens, — ou mieux sa transformation en
ultimum mobile puisque le mouvement diurne qu'il servait à
expliquer trouve désormais son explication dans le fait de la
rotation de la Terre elle-même.
a. — Première coïncidence. S'il est vrai que les sphères célestes
sont à l'époque actuelle une pure imagination, cependant,
dans l'hypothèse de la nébuleuse, en ce qui concerne du moins
notre monde planétaire, elles ont existé. Il se serait formé
sousrinlïuence, dit-on, de différences de vitesse entre les différentes
couches de la nébuleuse en mouvement, des tranches sphé-
riques, comme emboîtées les unes dans les autres. Ces sphères
creuses, pour une cause analogue, par condensation, et que
sais-je!... seraient devenues des anneaux semblables à ceux de
Saturne, ces anneaux disloqués et toujours sous l'influence des
mêmes causes se seraient condensés en noyaux autour d'un
noyau central, le Soleil ! Et je n'ai rien contre cette explica-
tion que je m'excuse seulement de présenter d'une manière si
incompétente (2). — Seulement les anciens, s'ils n'ont pas

.le note pour mémoire la question de fait qui se présente ici en ce qui concerne les
(1)
corps du premier couple humain. Cette question est réservée pour le chrétien.La Genèse
cn attribue la formation à une action directe et spéciale de Dieu. lia thèse exposée ici
s applique à la génération ordinaire.
1-) FAYE. De l'origine du Monde, X. suiv.
p. 165 et
236 REVUE THOMISTE

tout vu et su, ont connu ce qu'il y a de formel dans tout


cela. Ils ont vu que le mouvement direct de la partie connue
de notre système planétaire devait être attribué à une cause
unique. Unum est causa unius. Mais comme ils ne connaissaient
pas l'histoire de la nébuleuse, ils ont conçu cette cause comme
actuelle et les sphères comme de doubles calottes tournantes
d'une matière tansparente dans lesquelles auraient été fixées
les planètes. La planète était portée par le mouvement de sa
sphère, comme un point d'une circonférence est porté par le
mouvement de cette circonférence (1), Ils ont d'ailleurs distin-
gué les sphères suivant les planètes qu'ils connaissaient et la
différence de leurs mouvements. Saturne, Jupiter et Mars
étaient (avec les sphères correspondantes) sous l'influence
directe du premier ciel ; Mercure et Vénus déservaient (avec
leurs sphères) le mouvement du Soleil. Tout cela a un fort
bon sens. L'erreur a été d'attribuer à des sphères actuellement
existantes et s'actionnant l'uniformité d'un mouvement qui vient
d'une sphère maintenant résorbée dans les noyaux planétaires.
Ils ne se sont donc pas trompés, les anciens philosophes,
en affirmant l'influence des sphères, intermédiaires d'une di-
rection supérieure, sur l'évolution. Ils se sont trompés d'époque.
L'influence des sphères fut actuelle lors de la genèse du sys-
tème solaire. N'oublions pas que la rotation de la Terre autour
du Soleil est la continuation du mouvement qui entraînait
jadis dans le même orbe sphérique, la sphère creuse puis l'an-
neau nébuleux qui est devenu la planète Terre. Quant aux
planètes, elles ressemblent, par leur apparente inertie vis-à-vis
de notre évolution, à des organes rudimentaires des animaux
aujourd'hui sans utilité, mais qui auraient servi à la formation
première du globe où l'évolution, partie d'une intelligence,
devait dans une intelligence atteindre son point culminant.
b. — Deuxième coïncidence. La suppression du neuvième ciel
fait de la sphère huitième la sphère des étoiles, le primum
mobile. Est-ce là une notion qui répugne à l'astronomie moderne ?
Le mouvement actuel de translation que l'on accorde ordinai-
rement au système solaire pris en bloc ne dérive-t-il pas

(1;I. P. q. LXX, a. 1, ad 3 (Opinion d'Aristote).


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 237

du mouvement dont était animée la nébuleuse cosmique


primitive avant que les centres stellaires fussent formés. Je
pose la question. Si elle est résolue dans le sens de l'affir-
mative, ce qui semble bien s'harmoniser avec l'hypothèse de
Laplace, la nébuleuse primitive, avec son mouvement repré-
senté aujourd'hui par les orbes stellaires, ne figure-t-elle pas,
quant à l'efficacité, le primum mobile des anciens. N'oublions
pas qu'il y a toujours dans la manière dont Aristote et saint
Thomas se sont représenté ces pièces maîtresses de la genèse
du monde un élément philosophique qui doit durer, et un appa-
reil physique qui peut périr. Qu'il y ait des moteurs intermé-
diaires, moventia mota, et parmi eux, un premier primum mobile,
cela, sans être nécessaire, est fondé en raison : que le premier
mobile ait été la nébuleuse de Laplace, que son mouvement
se survive dans les orbes stellaires, ceci semble conforme à la
cosmogonie. II. convient donc de s'y ranger sous bénéfice d'in-
ventaire,
c. — Troisième coïncidence. C'est par le mouvement local que
le primum mobile actionnait les sphères inférieures et attei-
gnait le domaine des altérations qualitatives, inorganiques et
organiques. La science moderne n'est pas loin de tenir le même
langage. Tout d'abord c'est par un mouvement local dérivé du
mouvement de la nébuleuse primitive que notre Terre se
maintient dans Yubi circulaire où le Soleil peut influer sur
son évolution d'une manière utile. Le Soleil à son tour doit,
dit-on, sa conflagration à la chute de la matière qui n'est
pas encore concentrée (t). C'est le dernier épisode en ce qui
concerne notre système planétaire de l'évolution de la nébu-
leuse. On y voit le mouvement local y engendrer le calorique.
La chaleur à son tour devient l'origine des forces électriques
si curieusement réparties sur notre .solénoïde de révolution.
Voilà trois agents : mouvement local, chaleur, électricité qui
semblent bien les instruments de l'action des causes supé-
''leures sur l'évolution terrestre. Le premier se rattache au mou-
vement initial de la nébuleuse; le dernier impressionne notre pla-
nte où il cause des phénomènes innombrables de combinaisons

(1) PAYE, ibid., p. 222, — Cf. Sisccut. Le Soleil.


238 REVUE THOMISTE

chimiques, d'actions et de réactions dans les organismes végé-


taux ou animaux. Sans doute, il est difficile de rien préciser
dans ce temps où les êtres les plus usuels, l'air que nous
respirons, la lumière que nous croyions connaître, nous livrent
chaque jour de nouveaux secrets : malgré le vague de ces
coïncidences, j'estime cependant que l'on peut regarder les
agents physiques, chaleur, électricité, etc., suscités par
le mouvement local de la nébuleuse primitive et maintenus
par une harmonie préétablie dans un état où ils sont utiles,
comme les successeurs des corps célestes dans leurs fonctions
de causes équivoques, d'intermédiaires providentiels.

IV. L'EvOLUTlONISME DES HABITUDES : SES CARACTÈRES,

Aristote avait limité l'évolution psychologique aux habitus :


il en avait exclu formellement les facultés. « Ce n'est jms en
regardant ni en écoutant, dit-il au IT livre des Ethiques (A),
que l'on acquiert la vue ou l'ouïe. Nous possédons ces sens
avant que d'en user. » Donc, conclura quelqu'un, Aristote
est opposé à l'évolution des choses naturelles. Non, répon-
drons-nous, mais seulement à l'évolution des formes en tant
que formes. Il y a, en effet, une grande différence entre dire
que les formes se transforment et dire qu'un être physique
se transforme. J'emprunte cette réponse au commentaire d'un
autre passage du chapitre des Ethiques que je viens de citer :

« Les choses naturelles, dit Aristote, ne contractent pas d'ha-


bitudes; jetez dix mille fois une pierre en l'air, vous voilà
bien avancé!» Pourquoi cela ? se demande saint Thomas. El
il répond : « C'est que même en mettant les choses naturelles
dans les circonstances les plus favorables à leur transmuta-
tion, en leur accordant d'être passives et actives (on sait que
c'est à cette propriété que les facultés doivent d'engen-
drer les habitus), l'inclination naturelle, essentiellement détci"

(1) Cap. i. — Cf. Melaph. lib. IX, leç, iv.


L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 239

i minée à un objet défini, qu'elles possèdent, restera toujours.


Il faudrait que l'action fût assez forte pour leur enlever le

principe de leur propre activité. Mais si le principe de l'incli-
nation naturelle est enlevé par cette action (ce principe est la
forme), alors nous avons une nouvelle nature. » Remarquons
:

: bien que saint Thomas ne récuse aucunement cette éventua-


lité. C'est pour lui une question d'agent. Qu'il se trouve donc
un de ces agents que nous avons nommés causes équivoques,
corps célestes, intelligences séparées, Dieu enfin, la transfor-
mation pourra avoir lieu. Sans doute, dans l'état actuel du
monde, de telles transformations n'existent pas, du moins chez
les êtres tant soit peu élevés dans la nature. « Ce n'est pas
en voyant que l'on acquiert la vue. » Mais à l'époque de la
genèse du monde, alors que les grandes forces évolutrices étaient
en activité, qui sait? Question de fait que l'observation directe
seule aurait pu trancher, que l'observation a posthume » à la-
quelle nos savants se livrent peut pronostiquer avec plus ou
moins de probabilité (1).
L'évolution terrestre, étant ainsi comprise, comme une évolu-
tion des êtres physiques et non des formes, nous pouvons mainte-
nant décrire ses principaux caractères :
l Caractère. — Elle respecte absolument les deux doctrines de la
01'

simplicité métaphysique des formes et de la proportion des causes aux


effets.
« Ce par quoi une chose obtient sa spécification doit être fixe,
stable; et comme indivisible : tout ce qui atteint cet indivisible
entre dans son espèce; tout ce qui s'en éloigne plus ou moins
appartient à une autre espèce, car, dit le Philosophe (vm°
Metaph.), les espèces sont comme les nombres; une unité suffit
pour varier leurs espèces (2). » Tous les desiderata que formule
cotte magistrale exposition de saint Thomas sont reconnus par
l'évolution telle que nous venons de l'expliquer. La génération
équivoque n'offre pas plus de difficulté que la génération uni-
voque. Ce que chaque jour effectuent sous nos yeux les êtres.

(1) G.vunny. Essai de paléontologie philosophique (Revue des Deux Mondes, lu iéw. 1896).
(2) 1II™, q. MI, a. i.
240 REVUE THOMISTE

supérieurs de la nature, les plantes, les animaux, en transfor-


mant les êtres inférieurs en leur substance, pourquoi, alors que
ces formes supérieures n'existaient pas, des causes extrinsèques
qui possédaient éminemment ces formes ne l'auraient-elles pas
effectué? Pourquoi n'auraient-elles pas poussé comme du dehors
la matière vers cette perfection, qui, une fois fixée, substan-
tialisée, devient sous nos yeux le centre d'attraction d'une ascen-
sion évolutrice de la matière? Sans doute cette transformation
des êtres, qui fait disparaître et apparaître les unités simples
dés formes, exige la réduction toties quoties à la matière première.
Cette nécessité, qu'impose la raison, que les sens ne perçoivent
pas, encore qu'ils fournissent les éléments d'où on la déduit, —
est si loin de nous déplaire que nous en faisons la base même de
notre évolûtionisme.
2e Caractère. — C'est l'absence d'intervention miraculeuse. Il
n'est pas nécessaire, dans le cours de cette évolution (sinon pour
le don des âmes rationnelles), que Dieu intervienne spécialement,
directement. II peut y avoir deux parties dans la Providence
générale : Tune qui procure l'évolution par l'action directe des
causes équivoques subordonnées, l'autre qui mette simplement
en activité les êtres déjà constitués. La première agit par des
motions instrumentales, la seconde par la prémotion physique
ordinaire. La Providence qui regarde l'évolution peut être dite
spéciale parce que la cause équivoque agit alors selon sa
forme propre et non en mettant en mouvement une cause seconde
univoque. Ainsi, dans la supposition que l'action du soleil (ainsi
l'admettait saint Thomas après Aristote), engendrerait des ani-
malcules inférieurs {verm.es et ranas »), il n'y aurait pas besoin
;<

de recourir à une intervention directe et spéciale de Dieu pour


expliquer cette apparition. A la vérité, la distinction des formes a
sa raison dernière en Dieu. C'est ce que saint Augustin recon-
naissait lorsqu'il attribuait à l'action créatrice de Dieu la -prodiie-
tion dans la matière amorphe du monde des « raisons séminales »
de toutes choses, sorte de système d'involutisme renouvelé de nos
jours par Wigandt. Mais le même saint Augustin rapportait à des
causes secondes l'éclosion, l'évolution de ces germes premiers
des choses. On peut, sans admettre l'involutisme qui est plus
que problématique, admettre que Dieu est la raison dernière de
L'ÉVOLUTIONILME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 241

la distinction des choses sans être la cause directe spéciale de leur


\ évolution. « Les formes corporelles, dit saint Thomas, ne sont
î: Das mises dans la matière par une forme immatérielle ; c'est un
î nfrent composé qui réduit la matière à son acte. Mais comme
I l'agent composé, qui est un corps, est mû par une substance
! spirituelle créée, il suit de là que les formes corporelles dérivent
A
aUssî des substances spirituelles, qui ne donnent pas les formes -
%
mais meuvent vers les formes. Ultérieurement, enfin, sont rame-
i nées à Dieu,- comme à leur première cause, les idées même

v de l'intelligence angélique, qui sont comme des raisons séminales


% des formes corporelles (1). »
I Ainsi, dans l'évolution psychologique, les habitus ne se forment
i que par l'intervention de la raison supérieure, ou d'habitus supé-
îj rieurs déjà formée. Une fois, dans l'ordre moral, par exemple, la

£ raison supérieure éduquée et perfectionnée par la prudence, l'ha-


ll bitus des premiers principes, auteur de cette éducation, n'inter-

* vient plus directement, sinon par exception. Dans l'ordre spécu-


ï latif, le géomètre ne remonte pas à chaque théorème jusqu'aux
? premiers principes de la géométrie encore que ces principes
1 soient l'origine des conclusions qu'il déduit actuellement.

3e Caractère. — C'est sa faculté d'adaptation synthétique aux


deux procédés généraux, réputés irréductibles, par lesquels les
évoiutionistes modernes expliquent l'évolution : le système des
transitions insensibles (Darwin), le système des sauts brusques
(Hartmann).
Toutes les causes de variations insensibles signalées par Darwin
— sélection naturelle, hérédité, variabilité suivant un plan,
action des circonstances extérieures sur la tendance préalable, les
nécessités de l'instinct dans leur rapport avec l'usage et le non-
usage, la sélection sexuelle en vertu d'une préférence, la loi de
corrélation de croissance et de modification dans un organisme

tout cela, dis-je, n'explique rien. Car ce sont plutôt des faits
que
(tos causes. Ou si
ce sont des causes, ce sont des causes instru-

J Wl. P., q. LXV, a, 4.


242 REVUE THOMISTE

mentales maniées par un agent supérieur et finalement intel-


ligent (1).
La variation accidentelle en tant qu'ordonnée à la production
d'un nouvel être est en réalité le pendant de la disposition qui
dans le monde psychologique prépare la génération de l'habitns.
Elle procède d'une cause supérieure. Si cette cause est d'un
ordre notablement supérieur, comme intellectualité et énergie, à
la forme de l'être qui doit évoluer, et si elle agit suivant toute son
efficacité, les dispositions qu'elle engendrera seront propor-
tionnées : nous aurons alors la génération hétérogène (2). Tel,
l'hoi-ticulteur qui subitement introduit dans la circulation vitale
d'une plante une greffe qui la fait varier du coup. A la limite,
c'est-à-dire lorsque Dieu agira faisant acte de sa force infinie,
nous aurons la création in instanti, qui est le dernier mot de
la génération hétérogène et de la doctrine du saut (3). Si au
contraire la cause dont il s'agit n'est pas notablement supérieure,
en forme et en activité, à la forme de l'être qu'il s'agit de détruire,
nous aurons une action contrariée, et qui se manifestera par une
évolution insensible. Ainsi se forme le doigté de l'artiste dans
une main naturellement rebelle. A la limite la
nous aurons géné-
ration du semblable par son semblable, la génération univoque
qui n'implique plus aucune évolution. L'évolution se trouve donc
entre ces deux extrêmes : la création d'une part et la génération
univoque d'autre part. Elle est essentiellement caractérisée par la
génération équivoque laquelle synthétise et concilie les deux
grandes théories régnantes des transitions insensibles et du
saut (4).
4e CARACTÈRE.r—Notre doctrine s'accorde avec le fait delà, varia-

(1) « Pour certaines espèces, des modifications successives les auraient progressive-
ment rapprochées les unes des autros : les preuves indéniables de ces passages s'»' 1

mises sous nos yeux dans les riches, collections du Muséum. Les causes-mises en avanl
par Darwin et ses partisans sélection naturelle et lutte pour la vie me paraissent pué-
riles pour un si prodigieux résultat : la transformation des espèces. Hypothèse p"" 1'

hypothèse, j'aimerais autant colle de Lamarck que la girafe a vu son cou s'allonger p"'
1

suite des efforts qu'elle faisait pour atteindre le feuillage des arbres. » (M. de NA-
ÏUILLAC.)
(2) Cf. I II", q. LI, a. 3.
(3) IT. Sent. dist. I, q. i, a. 3, ad 3U™ et ad Sam; q. ni de Pot., a. 4, ad lfi.
(4) I. P. q. XLV, art. 8 ad 3«"> (Oajot.); — q. LXV, a. 4; — q. cxv, a. 3, ad 2"" 1

(Cajet.).
t'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 243

l'explique. Comme le dit excellemment M. Bou-


Hlité actuelle et
troux, les espèces aristotéliciennes, en tant que réalisées (espèces
0r°-aniques et non espèces métaphysiques) ne sont pas absolument
i
fixes, « Les types idéaux, en effet, ne sont ni ne peuvent
I
être exactement réalisés par la matière ;
ils représentent des mo-
\ (jèles autour desquels la nature gravite, qu'elle tend à reproduire,
I
mais qu'elle ne réalise jamais qu'imparfaitement. Donc la fixité
I de l'espèce est
une immobilité tout "idéale, permettant, appelant
\ même
une variabilité réelle et en un sens indéfinie en même temps
;
qu'elle s'oppose à ce qu'aucun être franchisse d'une manière

durable les bornes de l'espèce à laquelle il appartient. •— Dans
| cette doctrine, les cas tératologiques eux-mêmes trouvent leur
explication dans les causes naturelles. Ce sont des dissemblances
extrêmes résultant de l'excès ou du défaut. Ils tiennent au dua-
lisme de la fin et des conditions et à la mobilité capricieuse de la
matière. Jamais celle-ci ne réalise entièrement la forme. Parfois
celle-ci s'en écarte d'une façon considérable (1) ».
Tout dans cette description est à retenir : la séparation des
espèces tant métaphysiques que physiques par des cloisons en
quelque sorte étanches ; la variabilité de l'espèce physique dans
le domaine de son compartiment spécial; les deux formes de
cette variabilité, Tune normale et de petit rayon ; l'autre de
rayon plus large, cas tératologique sans aller cependant jusqu'à
l'hétérogénéité; la matière, cause intrinsèque de cette variabilité
qui en un certain sens peut être indéfinie (sous l'influence d'a-
gents équivoques, la matière première étant en puissance à toutes
les formes); la cause extrinsèque de ces variations, à savoir le
dualisme de la fin et des conditions : ce qui revient à dire que des
lins différentes de celles que réalisé actuellement la matière,
ou
dos conditions différentes de celles qui ont présidé à cette réali-
sation peuvent agir sur la « mobilité capricieuse de la matière »
cl impuissantes qu'elles sont à remplacer la forme qui possède,
''éussir cependant à faire en quelque sorte osciller la matière
autour d'elle (2).
(1) De l'idée de loi naturelle, p. 85.
(2) Los espèces végétales, dit Wilmorin-Andrioux, sont « comme une sorte de système
•'.Vint un contre précis, quoiqu'il ne soit pas toujours représenté par une forme type
lCsl)ècc organique) et autour de
ce centre un champ de variations presque indéfinies et
,;0)>endant contenues dans des limites positives
».
244 REVUE THOMISTE

Dans le monde psychologique nous trouvons le pendant de ce


mouvement oscillatoire. L'habitus formé, fixé, garde un certain
jeu : il est plus ou moins enraciné; il est plus ou moins complet
du côté de l'objet : la science par exemple croît tous les jours, lors-
qu'on l'exerce, en vigueur et- en étendue. L'indétermination
essentielle de la faculté vis-à-vis de la perfection que l'habitus v
ajoute est ici le pendant de l'indétermination de la matière. Elle
peut aussi diminuer, si on ne l'exerce pas, sous l'influence de
causes naturelles qui tendent à faire reprendre aux puissances
leurs dispositions natives.
L'infériorité et le peu d'efficacité des causes qui agissent actuel-
lement sur les espèces constituées est la cause occasionnelle de leur
fixité (1). De là, possibilité des classifications des espèces orga-
niques par leurs caractères et leur figure extérieure. « Dans les
plantes et les animaux, le meilleur critère de la différence des
espèces est leur figuration extérieure et, cela parce que d'une part
la quantité est l'accident le plus proche de la substance et d'autre
part la figure est la qualité propre à la quantité (2). »
De là ultérieurement l'hérédité, qui se traduit dans des détails
minimes, et qui dénote soit l'intervention habituelle d'une condi-
tion qui la provoque, soit une convenance à la forme intrinsèque
de la particularité héréditaire (3). De là, enfin, cette ascension con-
tinuelle des espèces inférieures vers les espèces supérieures par la
nutrition et l'assimilation. Ces phénomènes ne sont pas autre
chose que la continuation de l'action des causes équivoques. Ce
sont celles-ci, en effet, qui, en agissant sur la matière, l'ont déter-
miné à s'élever jusqu'à ces formes qui sont devenues sa propriété
permanente. Maintenant fixées, elles continuent à leur bénéfice
l'action commencée par leurs mères nourricières. Ainsi, dans
l'ordre psychologique, les vertus une fois formées sous l'action de
la raison, deviennent elles-mêmes des centres d'action rationnelle
et suscitent tout autour d'elles des dispositions, des tendances, de
petites vertus qui agrandissent l'empire qu'elles exercent sur les
puissances informées par elles,

(1) Cf. 111 De pot., a. 4, ad 16.


(2) Phys. Vil], lec. v, § Sectindam rationem.
(3) « L'être, pourrait-on dire, tend à s'immobiliser dans la forme qu'il s'est une lois
donnée... : il s'y complaît et tend à y persévérer. C'est ce qu'en l'homme on appelle
l'habitude, » E. BOUTHOUX, Contingence des lois de la nature, 2° éd., p. 170.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 245

CONCLUSION

A l'évolutionisme des idées-forces, ce dernier mot de la phi-


losophie évolutioniste, nous opposons Yéwlutionisme des habi-
;
;: tiules.
Les espèces sont pour nous des habitudes de la matière.
ii Différentes des habitudes par leur caractère substantiel, elles leur
i ressemblent dans leur concept formel, par les principes et les
i lois de leur genèse.
! L'évolutionisme des habitudes est conforme aux deux grands
{ principes rationnels de Saint-Thomas: nécessité d'une idée direc-

| tri ce et active; impossibilité de passer par soi-même de l'état


| potentiel à l'état actuel. Ces principes aboutissent à l'existence
>
d'un premier acte, qui est aussi une Première Pensée. L'Bvolu-
•[ lionisme des habitudes adapte sans violence un cadre rationnel
ï aux faits et aux hypothèses de l'évolutionisme scientifique.
\
L'évolutionisme des habitudes trouve une contre-épreuve saisi s-
:; santé
clans les lois^qui régissent l'un des phénomènes les mieux
?: vérifiés de Tordre psychologique : l'habitude.
I L'évolutionisme des habitudes contient par là môme la plus
i: belle généralisation qu'il soit donné à l'esprit humain de conce-

f voir touchant l'ensemble de la marche du monde. Nous étendons

::
en eil'et à la genèse du monde ce que saint Thomas a magistra-
;
lement prononcé de son gouvernement. « Le petit gouvernement
l ('e l'homme est ce qui ressemble davantage au gouvernement
:
divin : c'est à cause de cette ressemblance que l'on appelle
| ''homme un petit monde {minor mundus, microcosme). De même,
i Kn effet, que toute la créature corporelle et toutes les forces spiri-
?
belles sont contenues dans le gouvernement divin, ainsi les mexn-
:;
'"'es du
corps et les autres forces de l'âme sont régies par la rai-
l so» et ainsi, d'une certaine manière, la raison est dans l'honime
(;o«ime Dieu dans le monde. » {De Reg. Princip., 1, c. xn.)
L'évolutionisme des habitudes répond à toutes les exigences du
'''vilo catholique, pourvu que dans la production des premiers

;
Jpcs on écarte l'intervention de causes intermédiaires, et que
ItEYUE THOMISTE. — i° ANNÉE.
— il.
246 REVUE THOMISTE

l'on se souvienne qu'une habitude peut-être éduite instantané-


ment par un agent infiniment puissant.
L'évolutionisme des habitudes nous ouvre enfin les horizons les
plus attrayants sur l'ordre surnaturel et bien que cette considéra-
tion ne soit entrée jusqu'ici pour rien dans les raisonnements par
lesquels nous avons cherché à établir ou nous permettra, en finis-
sant, d'indiquer cette suprême harmonie.

Pourquoi donc cette marche ascensoinnelle par laquelle la Nature


s'élance, sous l'influx de Dieu, par des degrés innombrables, vers
une perfection qui semble l'attirer à elle? C'est, avons-nous dil;
pour fournir une matière où l'âme humaine puisse exister. Ulti-
mus generationis totius gradus est anima humana et in liane tendit ma-
teriasicut inidtimamformam;.. Manifestum est quodfinis mottonis
coeli ordinatur adhominem, sicut in ultimumfinem in ordine gênera-
bilium et mobilium,
Mais pourquoi donc Dieu multiplie-t-il les âmes humaines?
Serait-ce pour qu'elles reviennent à Lui, en remontant la chaîne
des êtres qui ont abouti à elle, dans un élan de pensée et d'amour?
Sans doute ; mais combien en est-il, de ces âmes, qui opèrenl ce
retour vers Dieu ?
La nécessité d'un but et d'un moteur spécial, d'une évolution
nouvelle, apparaît alors au croyant. Le Verbe de Dieu viendra
prendre directement cette nature humaine dont il avait, du sein
du Père, provoqué [l'éclosion ; comme l'âme (1) était déjà venue
prendre le corps préparé par l'évolution.
Le Christ deviendra la cause de tout un mouvement évolution^
nouveau; les choses matérielles sous son influx deviendront les

sacrements, et, comme les formes réalisées dans la matière pre-


mière avaient abouti à l'homme, les sacrements sous l'action du
premier ciel des âmes, s'étageront du Baptême à l'Eucharistie (2;>

(1) Toutes réserves faites sur le modo d'union.


(2) III. P., q. i.xxm, a. 3.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 247

I )0Ur produire
dans l'homme la grâce. La grâce à son tour sera le
| principe de toute une évolution psychologique surnaturelle. Les
S vertus théologiques, les vertus morales infuses, surgiront
sous
I son action comme sous l'action de l'intellect des premiers prin-
I clpes surgissaient dans l'ordre naturel les vertus acquises. Voilà,
I (]u point de vue de la foi, le but dernier de l'évolution terrestre.
! foràmus enim motum coeli, dit fièrement notre saint Docteur, ad

% mplendum numerum electorum... Et ideo concedimus quod motus


%
coeli, completo numéro electorum finietur (1).
| Mais alors commence, sous Faction directe du Christ glorieux
%
elglorificateur, l'évolution psychologique suprême et qui né finira
î jamais. La grâce s'est transformée en lumière de gloire, et
>
dans cette lumière l'homme voit Dieu tel qu'il est, sicuti est {2).
; Son action rejaillit sur le corps lui-même sorti jadis de l'infime
\ matière: reformàbit corpus Jmmilitatis nostrce configuratum corp>6ri
\ claritatis suse (3). Et sous le souffle de l'Esprit, l'homme subit la
\ transformation suprême : Nos vero omnes revelala facie gloriam
[ Dmni spéculantes in eamdem ijnaginem transformamur a claritate in
i ehritate?n tanquam a Domino spiritù{ic).
Ici s'arrête l'évolution humaine. Mais l'oeil du croyant entrevoit
] plus loin, dans le sein même de la Trinité, une activité mysté-.
rieuse dont il semble bien que l'évolution surnaturelle soit J'imita-
.
lion lointaine, l'évolution psychologique l'image affaiblie, l'évolu-
:

tion de la matière, le vestige indistinct.

Fr.A. GARDEIL, O.P.

(1) V. Depot., a. 5.
(2) I. Jcân.
m.
$)Philipp. m, 21.
(') H Co\:
m, ult.
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES

Le mot que nous écrivons en tête de ce travail peut se


flatter d'une étrange fortune. Tantôt oublié, tantôt honni, tanfôl
prononcé les yeux au ciel, il est de ceux qu'il convient de mé-
diter quand on prête un philosophique.intérêt au cercle perpétuel
des choses. Il fut un temps, 'non, loin de nous, où l'on s'expo-
sait, à prononcer ce mot, où l'on se perdait, à en tenir complc.
« L'idéal, qu'est-ce que c'est que ça? » disait Courbet, et Puvis
de Chavannes, à ses débuts, n'était pour beaucoup qu'un bar-
bare. Mais voici! L'amour du «fait», du «positif», qui étail
entré dans le temple de l'art par la porte de la science, esl
en train de pâtir du discrédit de cette dernière. De larges
baies, élégantes ou non, ont été creusées aux murailles, cl
d'aériennes visions dansent dans les rais de soleil, pendain
qu'au fond, tout près des portes, on entend la démarche lourd'1

des résistants, qui mènent d'un pas attardé le convoi du ma-


térialisme.
Qu'y a-t-il de bon, de faux, d'exagéré dans ce mouvement
Il serait utile de le dire. M. Brunetière en a touché un »w'
dans sa conférence de Besançon; mais combien vague! IN"
pourrait-on préciser un peu, et n'est-ce pas ce qu'on aile11' 1

de nous, à l'occasion du Salon, bien plus qu'une sèche nomen-


clature? Essayons : les principes ont du bon, quoi qu'en pense"
parfois messieurs les peintres ; au point de vue élevé de H11'''
c'est le philosophe qui est le vrai critique, et si nos j"1')*
annuels l'étaient davantage, leurs récompenses seraient pi""
L'IDEAL DE NOS PEINTRES
.
249

I |j[eS) elles serviraient non pas seulement à encourager le ta-



lent, mais à le diriger, et toute l'habileté technique d'un Roybet
*) ferait pas couronner ses maritornes.
ne

IRemontons au déluge, il le faut ; on ignore assez générale-


3 ment que le déluge existe. En peinture, il n'y a guère qu'un

| point sur lequel tout le monde soit d'accord; c'est celui-ci :


? Jl faut être fidèle à la nature. Il y a bien quelques décadents
i pour lesquels «la nature... n'existe pas»; mais discute-t-on
1 sottises pareilles ? Admettons le principe
: suivre la nature.
I Mais comment? Et qu'entend-on ici par naturel Voilà où les
j idées s'embrouillent, et où il nous faut parler net.

\ Lorsque l'on croit en Dieu, on ne saurait abandonner au


! hasard l'ordre des choses. Dieu a tout créé par sa sagesse;
\ en elle il a trouvé l'image de tout ce qui est : c'est l'affirma-
lion de saint Jean dans son sublime Prologue. L'harmonie gé-
nérale du monde, tous ses détails, toutes les natures qui le
composent ont été vus, voulus, ordonnés et prédisposés.
Mais comment s'exécutent, en fait, les intentions divines?
Dieu n'agit point
seul, en ce monde ; tout un système d'agents,
de forces, de lois, travaillent pour lui, et le principe interne
d'après lequel tout fonctionne sous la direction de l'Agent Pre-
mier, c'est ce que nous appelons la Nature. Je ne nié pas que
le mot puisse avoir d'autres sens; c'est justement
1
ce qui fait,
malgré! l'unité d'expression, la diversité des doctrines ; mais
je retiens celui qui nous importe, le seul qui puisse nous appor-
ler quelque lumière, et qu'il nous faut un peu développer.
La nature est donc, pour nous, le principe intérieur de l'activité
e'du repos des êtres; c'est l'art de Dieu incarné dans les choses,
lli'f inconscient en elles autant qu'il est lumineux en Lui; mais

non moins réel et non moins sublime. La matière brute a sa géo-


métrie : la neige qui tombe en étoiles; la vie a d'étonnantes lois :
(lans la plante
comme dans l'animal, une poussée étrange se fait
jour vers un ordre constant et splendide. L'abeille est artiste, géo-
mètre, économiste... sans le savoir; mais Dieu lésait, et par cette
Poussée inconsciente des êtres, c'est son vouloir qui s'exécute. La
250 REVUE THOMISTE

force interne qui les meut sert d'intermédiaire entre la réalité de


leurs effets et l'idée qu'en a le Créateur.
Seulement, il faut le remarquer avec soin, l'activité de la nature.
n'est pas libre; si les êtres réels qu'elles produit sont comme un
langage par lequel elle exprime les idées de Dieu, ce langage est
nécessairement imparfait ; car il a pour organe la matière, et la
matière est défectible. L'accident s'attache à ses pas; elle déyie,
s'égare, tâtonne. D'une part son oeuvre s'accomplit au sein de
mille forces contraires, ayant la matière pour enjeu commun, el
la poussée génératrice est toujours partiellement vaincue. D'autre
part la génération d'un être, fût-elle laissée à elle-même, a tou-
jours pour agents des phénomènes extrêmement complexes. Ils
sont orientés, c'est vrai, par ce que Claude Bernard appelle
« l'idée directrice » ; mais ils gardent assez d'indépendance pour
empiéter parfois ou être en défaut ; d'où atrophie ou hypertrophie
partielle, où le caractère spécifique, Y essence, l'idée, car tout cela
signifie la même chose, se trouvent altérés, au lieu d'être mis en
relief.
C'est même là, selon Aristote et saint Thomas d'Aquin, une des
raisons de la multiplication matérielle des êtres, dans une même
espèce. Efforts sans cesse renouvelés, essais multiples, production
effrénée et pour ainsi dire, haletante, au sein de l'inépuisable
nature, ne sont à leurs yeux que l'attestation d'une impuissance
éternelle à réaliser les types divins.
Dès lors que doit signifier, pour l'artiste, celte expression : imi-
ter la nature ? Cela veut-il dire : copier, reproduire simplement ce
quelanature nous offre?—Mais si la brute avait un art, dit Lamen-
nais, ce serait celui-là Car la brute ne voit rien au delà du phé-
!

nomène sensible. Le privilège de l'homme est de pénétrer par I*


1

pensée jusqu'à Y esprit de la nature, jusqu'à cet art caché, ouvrier


de Dieu, qui tend de toutes ses forces à la réalisation de formes
parfaites, celles que l'intelligence créatrice a rêvées et dont elle
nourrit sa contemplation éternelle. S'attacher à comprendre ce
dessous permanent des choses, ses procédés, ses tendances, ses
vouloirs; unir son propre effort au sien et devenir comme lui créa-
teur, c'est le but de l'artiste. Regarder la nature ne suffit donc pas'
il faut y entrer; il faut vivre, en pensée, la vie universelle, s'oubli*1''

'rjW;ïf_.*
i L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 251

I i0jn de sa personnalité étroite, végéter avec la plante, sentir avec


;:;-j'anhnal, parcourir l'infini avec les mondes; puis, avec les élé-
Ji
que fournit la réalité : couleurs, son, lignes ou paroles,
j,icnts
i faire comme la nature, se manifester au dehors. —N'est-ce pas là
« ]e Iravail qui s'opère dans l'âme humaine à cette heure sacrée qui
l s'appelle l'inspiration ? Ne semble-t-il pas alors qu'on s'échappe à
l soi-même, et que dans une sorte de ravissement apaisé, un autre
I esprit se substitue au vôtre? C'est l'esprit de Dieu pour le saint;
1 c'est l'esprit de la Nature pour l'artiste. On ne peut être grand
| qu'à ce prix.
'"•;Et c'est même là, si l'on y songe bien, ce qui fait l'unité de l'art,
! malgré la diversité de ses domaines. Car si le peintre ne fait
I qu'imiter des formes, en quoi ressemble-t-il au poète, au musicien,
j; surtout, qui n'a rien à imiter dans l'apparence extérieure des êtres?

; —
Or l'art est un, tout le monde le proclame; c'est donc qu'il
I trouve, au-dessous de ce qui se voit, une matière commune. En
J;face du même spectacle, sous le coup de la même impression,
i chaque artiste saisit son instrument familier : violon, pinceau,

\ plume, ébauchoir, qu'importe? Il parle, il dit la nature telle qu'il


la conçoit, et c'est le même fond, si l'expression n'est pas la même.
\ Moi auditeur, je ne m'y tromperai pas ; je ne distinguerai pas entre

un tableau de Millet et la Chanson du Pâtre, entre un Claude


Lorrain et telle symphonie de Beethowen. Ici comme là l'impres-
\
sion est la même et je mets en fait qu'un homme qui serait à la
lois peintre de métier et musicien d'âme mettrait la Symphoiiie
pastorale en tableaux sans aucun effort. C'est le travail inverse
qu'indiquait Berlioz quand il prétendait que Beethowen, dans la
^ynphonie héroïque, « doit beaucoup à Homère ». L'affirmation
l'eut être risquée, mais la pensée est profonde : si Homère a fourni
iln compositeur le sentiment de son oeuvre, il lui a donnél'âme; le
•'este n'est plus que du haut métier.
Qu'on ne nous parle donc pas de réalisme, en peinture; le réa-
rme c'est le faux, c'est le bavardage au'lieu de la parole ; la calli-
oi'nphie remplaçant le style, le mannequin, creux et banal, misa
lil place du vivant. —Eh quoi! reproduire^ réalité, faire
un double
"c la nature ! Mais n'est-ce pas la trahir elle-même, en fixant à
Muais et en glorifiant des imperfections qu'elle réprouve?

est-ce pas tenter un effort ridicule, nécessairement avorté,
282 REVUE THOMISTE

puisque la vie, seul avantage du réel, échappe fatalement à nos


prises ?
Et de fait, les imitations les plus exactes du réel sont de toutes
les moins esthétiques. Les poupées dumusée Grévin, les tableaux
en trompe-l'oeil, les statues peintes, quoi de plus banal et de plus
exact? On parle de portraits dégoûtants de ressemblance ; l'expres-
sion est pittoresque, elle est juste; tout cela nous semble vulgaire
et repoussant. Bien plus, chose étrange ! cette prétendue exactitude
sonne faux; les objets ainsi représentés nous paraissent des fan-
tômes, au lieu de réalités vivantes. Au contraire, une oeuvre idéale
nous donne une impression de nature et de vérité : pourquoi?
C'est qu'alors l'artiste n'a pas seulement exploré les dehors de
l'être; il a pénétré son essence, sa vie intime; il s'est placé et il
nous place ensuite dans l'idée qui a donné naissance à cet être;
il nous fait sentir cette âme des choses, si je puis ainsi dire, qui
incarne la pensée de Dieu. Et c'est là, vraiment, la Nature. Le reste.
la forme extérieure, n'en est qu'une manifestation imparfaite, un
symbole, une ombre, disait Platon ; la vraie réalité c'est l'idée,
c'est elle qui doit faire l'objet des aspirations de l'artiste. L'art a
précisément pour but de dégager l'idée de sa cangue grossière, de
la soustraire à l'accident déformateur, de comprendre à demi-mol
le langage de la puissance créatrice et de le restituer lihrenienl.
Car il est libre, lui ; dans son domaine propre, l'expression des
formes, il n'est pas soumis aux tâtonnements, aux déviations de lu
nature ; il peut donc fixer et il fixe ce que la nature n'avait fail
qu'ébaucher. La nature bégayait, il parle ; elle était enchaînée, il
la délivre et la montre pleinement épanouie dans sa joyeuse
liberté.
Regarde, semble-t-il dire à la puissance créatrice, voilà ce que
tu voulais exprimer!... — C'est vrai! répond celle-ci dans la
conscience du spectateur.

Oh ! ce coup d'oeil du génie, ce regard spécial, prophétique on


quelque sorte, ne l'a pas qui veut, je le sais ! Mais du moins fau-
drait-il y tendre; du moins faudrait-il avouer que c'est en cela que
consiste le génie de l'art! Qu'on ne soit pas Michel-Ange, je 1e
conçois; mais qu'on fasse des apothéoses à Manet, c'est ce quoje
trouve ridicule.
I L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 2S3

5: Or, malgré le renouveau dont je parlais tout à l'heure, trop de


^
nos peintres tiennent encore de cette école-là.
Je ne parle pas du Violon de la salle XV aux Champs-Elysées ,
'.i
peint par une dame sur un vrai volet, afin de tromper le regard
;
davantage. Si cette dame pouvait nous faire croire,que c'est bien
; là en effet son violon, et non une simple image, elle serait la plus
i heureuse femme de la terre. Sans doute elle songe à Zeuxis, à ces
:
raisins qui trompaient les oiseaux, sans prendre garde que cette
! légende est parfaitement absurde. Mais les chaudrons de M. Grun
elle menuisier de M. Jeannin, que nous ap prennent-ils? Pas grand'-
chose! Voilà des cuivres et des grès étonnants; « c'en est », il n'y
à dire ! Voilà un bonhomme d'ouvrier qui frotte son parquet
a pas
avec conscience, avec delà vraie sueur au front et de vraies pièces
à sa culotte. Et puis ? -— Et puis le badaud s'exclamera, et il plain-
dra le pauvre ouvrier, pendant que le connaisseur plaindra l'ar-
tiste. Je l'ai entendu de mes oreilles ; « A-t-il chaud? » Voilà tout
ce qu'on peut dire en effet, et l'on ne saurait ici parler d'art.
Regardez de même le Pèlerinage de M, Chigot, « commandé par
l'Etat » (!), le Marché aux ferrailles de M. Loir, Sur la Tamise de
M. Gueldry, et tant d'autres, —je cite au hasard, il faudrait citer
cinq cents toiles
— qu'y trouvez-vous qui intéresse l'art? Rien, ou
peu dé chose. Tout cela est bien peint, souvent du moins, car
aujourd'hui tout le monde sait peindre; mais grand Dieu! quelle
banalité ! Et qu'il est assommant ce réalisme Qu'a-t-on à nous dire
!

et que nous veut-on avec ces toiles à tant de mètre ? Est-ce bien la
Nature, la sainte et profonde Nature dont on prétend nous mon-
trer le visage dans ces photographies polychromes, dans ces faits-
'iivsrs illustrés?
Lt si j'osais!... Avec infiniment plus de respect, cela va de soi,
mais avec non moins de conviction, je dirais son fait à ce très haut
soigneur de nos expositions : Monsieur Bouguereau, professeur de
Peinture. Professeur, je dis bien, car personne mieux que lui ne
s'dL tenir la brosse; mais qu'en fait-il le plus souvent? Que disent
ees figures, admirables de forme et de grâce? Qu'y a-t-il sous celte
Prestigieuse exécution, cette perfection de modelé, cette délicatesse
(>o touche? Rien! Cela
ne dit rien que ce qui se voit; c'est de la
Peinlure pour les yeux, non pour l'esprit, et c'est pourquoi je dis :
254 REVUE THOMISTE

Ce n'est pas du grand art. La forme qui se renferme en elle-même


est vide, c'est un mannequin couvert de soie..
Assurément il est précieux à l'art qu'on perfectionne le procédé,
qu'on se rende maître de la forme. La forme est le commencement
de tout. Mais il faut qu'on se dise ensuite que. la forme ne vaut
que par ce qui n'est pas elle; que son but est de placer sous le
regard de l'esprit le modèle idéal que les yeux du corps ne voient
point; qu'elle doit éveiller une pensée, faire naître un sentiment,
être la forme de quelquechose, sans quoi vous sortez du domaine
de l'intelligence pour entrer dans celui de la pure sensation.
Qui songe à cela, parmi nos peintres? Il en est, oui, et nous les
citerons; mais combien rares Je vois au Salon beaucoup à'études,
!

beaucoup de morceaux, et c'est tant mieux ; je voudrais en voir


davantage. Même les hommes arrivés, les maîtres, ont besoin à
certains jours-de se refaire la main; mais ensuite? Faut-il étudier
toujours et n'arriver jamais à quelque chose? L'acteur se déclare
L—il satisfait quand il sait rouler les rr et respirer selon les prin-
cipes? Le métier conquis, il faut s'en servir, et alors, je le répète, il
ne suffit pas de copier la nature, de Y arranger du dehors, en posant
ses modèles avec grâce, comme le fait si bien M. Bouguereau; il
faut pénétrer, forcer les portes du temple, aller jusqu'à Yimpression,
jusqu'à l'idée; mêler de son âme à la nature et devenir comme elle
créateur.

L'Idéal peut se comprendre de deux façons, l'une absolue,


l'autre relative aux idées humaines. L'idéal absolu d'une chose,
c'est l'idée divine qu'elle est destinée à rendre; notre idéal à nous,
c'est l'idée que nous prêtons à la nature et à Dieu. Quand les deux
se rencontrent, l'art est dans le vrai.
Mais cette vérité de l'art doit s'entendre d'une façon très large.
Une même chose peut présenter divers caractères, divers aspects
qu'il est impossible à l'oeuvre d'art de manifester tous ensemble-
C'est alors son droit d'émietter la vérité de cet. objet et de
rendre à son choix ou successivement tel ou tel caractère. A vrai
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 2S5

dire, le caractère dominant ne doit jamais être noyé, ce qui serait


aon plus diviser la vérité, mais la corrompre; toutefois il peut être
laissé dans l'ombre au profit d'un autre dont l'imagination de
l'artiste a été saisie et qu'il veut imposer à l'attention. Le travail
de l'artiste consiste alors à accentuer discrètement tout ce qui
favorise cette dominante, à lui subordonner tout le reste, à éla-
o-uer dans le réel ce qui déforme l'idéal rêvé, le
ou recouvre, ou le
supprime. Tout dans son oeuvre doit s'orienter dans ce sens, et
c'est de là qu'elle doit prendre sa signification propre, sa raison
d'être, sa valeur.
Déplus les objets divers qui composent Je domaine de l'art ne
sont pas étrangers les uns aux autres ; ils sont liés par des rap-
ports multiples de causalité, de dépendance, d'analogie, de simili-
tude. Du haut en bas de l'échelle des êtres, les mêmes rapports ou
des rapports semblables peuvent être observés, et. c'est, là une
source nouvelle de richesse et de variété pour l'artiste. La forme
extérieure d'un objet, disions-nous, procède de son essence cachée
et la manifeste ; elle peut servir en même temps à manifester une
idée plus haute ; elle peut entrer dans un ensemble, subir la dis-
cipline de l'art qui l'absorbe, sans la détruire, dans quelque parti
pris supérieur. Qui sait ce qu'on peut faire dire à un agencement
de lignes, à un jeu de couleurs, de lumière, à un arrangement
pittoresque. Tout peut parler entre des mains habiles ; l'accessoire
peut devenir le principal et l'accident transformer le sujet.
Voyez par exemple ce qu'a fait M. Ménard '-— un vrai poète —
dans sa toile intitulée Homère. Il veut rendre l'homme de l'Odyssée,
le conteur merveilleux dont les récits ont enchanté le monde. Le
voilà, vieux et solitaire, assis sur des rochers au bord de la mer.
Ce seul détail n'éveille-L—il
pas déjà vaguement le souvenir des
pays lointains, des aventureux voyages ? Il chante, en s'accom-
pagnant sur son luth, et il semble que la nature comprend. Elle
est si calme, si recueillie et comme attentive! Une douce lumière
s y joue discrètement; une impression de noblesse souriante s'en
dégage. Et pour dire le charme que verse à flots la lyre divine,
voici deux personnages bien significatifs, jeunes, beaux dans leur
nudité héroïque, quoique aussi réels qu'il se peut. L'un d'eux,
assis, est tout absorbé par l'extase ; l'autre, transporté et n'y
'Guantplus, s'est levé et appelle d'autres auditeurs. L'idée, on le
256 REVUE THOMISTE

voit, est rendue avec une véritable force, elle attire tout à elle
et illumine tout.
Demandez à M. Jules Breton s'il ne sait pas faire mieux
encore. On ne sait, souvent, où il prend l'impression de ses
tableaux ; mais elle est toujours d'une poésie intense. Pourquoi
cette tranquille paysanne, qui va de grand niatin, emportant sa
cruche et sa gerbe, nous fait-elle rêver si doucement? N'est-ce.
point parce qu'on nous la montre seule, au sein d'un paysage aux
grâces virginales, et que le ciel rempli d'aurore jette sa gerbe
de roses sur la gerbe de blé?
Et à côté, le même artifice ne suffit-il pas à poétiser la scène
la plus banale? Dans la p>laine, des travailleurs des champs se
reposent; une toute jeune fille leur apporte le repas du jour :

c'est tout le tableau. Oui ; mais la lumière! Cette fée, qui mélange
le ciel et la terre, regardez ce qu'elle fait de cette tête d'enfant en
la caressant sous son voile. Ce voile rose., imbibé de soleil, met
une auréole de printemps autour du visage en demi-teinte. C'est
la jeunesse candide que la nature chérit et protège; la simplicité
de son action devient une beauté de plus.

Il va de soi que plus hautes sont les idées ou les impressions


suggérées ainsi par l'oeuvre d'art, plus noble et plus idéale aussi
est cette oeuvre. Si vous ne manifestez que la matière, comme
dans la plupart des natures mortes, vous êtes au plus bas degré;
vous montez si vous exprimez la nature dans ses phénomènes
multiples. Vous allez plus haut avec la vie, plus haut encore avec
l'homme; avec le divin vous atteignez le sommet.
Et ceci nous amène à parler de la valeur esthétique que rpeuvcnl
offrir, au point de vue idéal, les divers sujets que traitent les
peintres.

Disons-le d'abord très haulemenl, tout peut être beau, vu d'une


certaine manière. Le fond de la nature peut être atteint et l'âme
de l'artiste manifestée à propos du plus vulgaire objet, et il suffi!
L IDÉAL DE NOS PEINTRES 2o /

(je cette condition pour rendre un sujet esthétique. Regardez les


niag°ts » hollandais, comme les appelait Louis XIV, et dites
«
' s'il n'y a pas là, souvent, plus de vraie beauté, plus d'idéal comme

; nous
l'entendions tout à l'heure que dans mainte prétentieuse allé-
1 o-orie. La vie déborde de ces petites toiles, d'une observation si

i line, si pénétrante ; tout un côté de la vie humaine y resplendit.

':Ce n'est pas le plus beau, j'en conviens; mais c'en est un, et cela
l vaut mieux que le néant habillé de belles formes. Une idée a beau

t être inférieure, c'est une idée, et elle sera toujours supérieure, en


•5 art, au décalque banal de la plus splendide réalité.
J'en conclus qu'un artiste, s'il possède un talent spécial pour tel
! ou tel genre de peinture, ne doit pas l'abandonner sous prétexte
l d'une tâche plus haute. Millet, Corot, Jules Breton auraient eu
j grand tort de faire de la peinture d'histoire^ la vie des champs,
\ loute saturée de nature, avait besoin de leur pinceau.
;
Toutefois il y aune hiérarchie et il est nécessaire qu'il y en ait
j
une. Puisque le beau consiste, selon nous, dans le resplendisse-
1 ment de l'idée sur la matière, une oeuvre d'art sera plus belle non
| seulement quand elle fera mieux resplendir une idée donnée, mais
; encore quand elle incarnera une idée plus haute. Dans le premier
cas, l'émotion esthétique consistera surtout dans le fait de la con-
Icmplation idéale; dans le second, l'objet y ajoutera sa propre
valeur. Et c'est pourquoi, lorsqu'ils ne sont pas entraînés par des
influences spéciales, les plus grands artistes s'attaquent d'ordi-
naire aux plus grands sujets.
Gravissons rapidement les principaux échelons de cette hiérar-
chie idéale et appliquons à quelques toiles de chaque genre les
principes que nous avons posés.

LE PAYSAGE

•le ne dis rien de lanaturemorte, peu de peintres s'y consacrent;


celles qu'on voit au Salon ne sont guère autre chose
que des
études. Mais il en est tout autrement du paysage : il est cultivé, et
258 REVUE THOMISTE

avec succès, par un très grand nombre d'artistes, et plusieurs


d'entre eux ont une juste idée des ressources d'expression qu'j]
présente.
Il faut avouer cependant que si le principe de l'imitation pure ol
simple de la nature était applicable quelque part, c'est bien là,
Dans le paysage, la part de l'invention est nulle, ou à peu près
nulle, et, je me. hâte de le dire, il vaut mieux qu'elle le soit. Qui
peut espérer trouver mieux que la nature? Quelle imagination est
assez riche pour inventer de plus heureuses combinaisons que
celles qu'on rencontre à chaque pas, dans le plus déshérité des
pays du globe? Albert Durer avait bien raison quand il recom-
mandait aux artistes de ne pas « s'écarter de la nature, croyant
qu'ils pourraient mieux faire ». C'est à son contact, ainsi qu'il
l'ajoutait, qu'une âme d'artiste sent s'épanouir au dedans d'elle-
même et peut espérer voir passer dans ses oeuvres « tout le trésor
mystérieux du coeur ».
Oui ! Mais c'est ce dernier point qui importe ! Si le « trésor du
coeur », c'est-à-dire une idée, une impression personnelle, ne vienl
pas élever, ennoblir, animer, transfigurer la représentation des
choses, que m'importent à moi ces quartiers de nature peinte? A
quoi servent-ils, quelle est leur place dans l'oeuvre humaine?
Viennent-ils en aide au tapissier pour décorer des surfaces? Rem-
placent-ils les fleurs artificielles et les faux panneaux?
On dit que dans le nord de la Hollande on peint ainsi des
arbres en trompe-!'oeil sur les murailles des cours intérieures. Le
procédé est ingénieux! Pas de chenilles, pas de feuilles mortes,
pas d'arrosage, et cela tient pendant l'hiver. C'est à cela que se
réduit l'intérêt du paysage réaliste. Nature d'appartement, ou
« nature de voyagé », comme dans Goethe! Nous pensons mieux
du rôle de l'art.
M. Cazin est de notre avis. Rien de plus intéressanL et de plus
vivement senti que ses paysages. On peut en voir dix au Chamj)-
de-Mars, tous dignes du maître ; mais celui qui nra le plus frappé
est celui intitulé Rue déserte. Quelle belle occasion d'être banal !•••
Mais c'est une aptitude qui manque à notre peintre, et il a brodé
sur ce thème ingrat un vrai petit poème. Elle est vraiment déserlc,
cette rue,bordée de maisons aux portes closes dont chacune semW°
renfermer un mystère. Le soleil s'y étale mollement, barraul 'c
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 259

passage, et plusieurs bornes s'étagent, appuyées auxmurs, comme


jeS sièges vides. Au ciel, seulement deux étoiles; elles clignotent
doucement : l'heure est à elles encore. Aux fenêtres des maisons.
de rares lumières disent que quelqu'un est là. C'est l'heure du
calme, avant l'heure du bruit.
Un poète aurait de longues contemplations devant cette petite
loile. Cette scène de silence et le grand calme de la nuit lui
diraient par contraste nos agitations fiévreuses et stériles. Dans le
doux regard des étoiles, il croirait voir une compatissance.
Pauvres humains ! semblent-elles dire, laissez le ciel vous verser
le repos, assez tôt viendra l'heure de vivre.
M. Ménard, qui aborde tous les genres et qui réussit dans tous,
nous présente cette année quatre très bons paysages. Le Mont
Blanc offre un effet un peu étrange, juste sans doute; mais le
ii° 888, Ciel d'orage, est d'une puissance de vision impression-
nante. Ces nuages pesants, rasant la mer grise; cette artillerie
du ciel qui s'avance, grosse de menace, et qui enveloppe lente-
ment un frêle vaisseau, c'en est assez pour faire songer au peu
qu'est l'homme dans la nature.
Très belle aussi est l'exposition de M. Chevalier, enthousiaste
admirateur des plages bretonnes. La Brume, le Menhir, Soir
breton sont des oeuvres senties et vivantes. Près de la pierre mys-
térieuse où passe un couple attardé, chuchotant quelque sombre
histoire, au-dessus des falaises, dans Soir breton, sur tout le
tableau dans la Brume, le peintre a répandu de ces beaux gris, si
lacilement poétiques. Le Plein air s'en va, dirait-on. Je ne le
regrette qu'à demi.
Admirons encore, au Champ-de-Mars, le Soir sur l'Escaut de
M. Baertsoen, d'une allure très noble et bien nature; l'Eglise de
Saint-Méry de M. Binet, à laquelle un pan de ciel lumineux fait
une gracieuse apothéose ; le Nocturne de M. Cottet, vivement senti,
peint de même; la belle série de M. Iwill, qui contraste si heu-
reusement avec les paysages pour boîtes de bonbons de M. Firmin
'ùrard; enfin les Alpes bernoises de M. Burnand, dont les pics
géants regardent, avec des airs de majesté, « par-dessus l'épaule
(les collines
». M. Burnand a. un beau talent, il en a donné la
Preuve dans le ravissant tableau Saint François d'Assise et les
doutons, qui accompagne ses paysages. Cette petite scène est
260 REVUE THOMISTE

d'une justesse d'observation et d'une poésie vraiment délicieuses,


très soigneusement dessinée du reste, et qui ne nuit pas.

Aux Champs-Elysées, la « nature de voyage » abonde —


naturellement —- et ce qu'il y a de plus triste, c'est que de nom-
breuses récompenses lui ont été octroyées. Ne nommons per-
sonne, toutefois, le lecteur s'y reconnaîtra sans peine, j'aime
mieux citer les toiles où l'on rencontre, sans préjudice du métier,
quelque peu d'idéal.
A vrai dire, M. Cornillier et M. J. Dupré ne se sont pas donné
beaucoup de peine : le premier a remarqué le contraste entre des
roches blanches et la mer bleue, près de Marseille, le second de
beaux reflets de lumière crue à travers les noirs nuages, dans la
Vallée de la Durdent, ils ont noté cela avec justesse, ils ont bien
fait. M. Jobert, lui, a entrepris une tâche plus difficile : poétiser le
port de New-York! Et, ma foi, il y a réussi. 0 lumière! —
M. Carlos Lefebvre, M. Demont, M. Chaigneau sont arrivés de
même à de poétiques effets, le premier avec un superbe I^ever de
lune; le second avec un effet d'arc-en-ciel et de pluie, une fine
lumière glissant sous les nuées épaisses; le dernier avec des
soleils couchants tout imprégnés de mystère et de paix.
Mais ce qui m'a absolument ravi, je dois le dire, ce sont les
deux superbes toiles de M. Didier-Pouget : le Pic du Midi au
soleil couchant et la Lande aux bruyères. Cette dernière, surtout,
est d'un effet véritablement rare. L'air y circule à flots, et quel
air! On le sent fait du parfum qui monte des bruyères fleuries,
sur toute l'étendue de la plaine. Une douce lumière le pénètre;
les tons violets s'y jouent, en mille nuances, à la fois délicates ol
vives, puis se perdent, dans les fonds, en des gris d'une délicieuse
saveur. Voilà qui vaut la peine d'être peint; il s'en dégage une
impression de joie et de noblesse caressante. Cela ne vaut-il pas
mieux que les photographies en couleur dont j'ai parlé?
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 26i

LE GENRE

La multitude des tableaux de cette catégorie, au Salon, et la


rareté des grandes oeuvres ne laissent pas d'être un peu inquiétante.
Tout peut être beau, ai-je dit, si l'artiste y met de son âme, et l'on
pourrait même ajouter qu'il y a quelque chose de particulièrement
attrayant, pour nous, dans la reproduction de ces scènes fami-
lières qui composent, pour la masse des-hommes, le train ordi-
naire de la vie. Un peintre d'un vrai talent peut exercer ainsi une
action profonde, puisqu'il s'attache à ce qui nous touche de près,
à ce qui fait le sujet de nos préoccupations, de nos peines, de nos
joies.
Et pourtant, on ne conçoit pas un très grand artiste se canton-
nant dans des scènes de genre; le paysage est mieux porté, bien
qu'il soit inférieur en lui-même. Tout ce qui touche à l'homme
est, de soi, plus haut, puisque l'universelle nature, qui est l'objet
commun de l'art, trouve dans l'homme, ici-bas, sa manifestation
suprême. Mais, lorsqu'on aborde la figure humaine, il semble
qu'aussitôt on soit tenu de faire grand, et qu'il y ait quelque
chose de puéril à rester dans le terre-à-terre. Or, le, genre est la
façon de peindre l'homme qui comporte le moins d'idéal; car il
lord à nous ramener au temporel, à l'accidentel, au réel dans le
sens vulgaire du mot, au lieu de nous maintenir dans la région
sereine de la contemplation pure.
Pour se faire pardonner ce choix, le peintre n'a qu'une chose à
faire : être philosophe à sa façon, poète plus encore; voir dans son
sujet non le côté purement pittoresque, encore moins l'anecdote,
le fait-divers, mais la signification profonde, la
nuance caracté-
ristique qui nous ouvrira un horizon sur la vie, nous fera péné-
trer profondément dans un de ses aspects, si minime soit-il.
M. José Frappa semble avoir voulu se placer à ce point de
vue
dans Le Grisou, grande toile qui sent bien un peu le mélodrame,
Nais dont certaines parties sont vraiment sincères et profondes.
HEVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE. — 18.
262 REVUE THOMISTE

La terreur est fortement rendue dans l'ouvrier de gauche, les


caractères sont très étudiés. On aime à voir M. Frappa aban-
donner le genre peu sérieux dont il fit naguère ses délices. Pas de
« Bonne histoire » ni de « Bas percé », cette année!
M. Friant nous offre de son côté de bonnes petites toiles, sans
prétention aucune, mais bien éludiées, et où il y a manifestement,
quelque chose.
Les Fiançailles dans un atelier sont touchantes; on sent une
âme loyale et ferme dans ce jeune ouvrier qui offre à celle qu'il
aime, d'un geste simple, sa vie de travail. La jeune fille, émue,
appuie sur l'etau sa main qui tremble et elle la tend avec une
charmante gaucherie, pendant qu'à deux pas, à travers la fenêtre
ouverte, on voit des flots de soleil inondant des monceaux de
fleurs.
Une belle imagination se montre aussi dans les tableaux de
M. Israels : Femme à la fenêtre et Maison rustique. Mais pourquoi
M. Israels peint-il si gris, si lâché, comme à coups de balai et sans
que. le dessin s'accuse?
M. Aublet me pardonnera-t-il de le citer à propos des tableaux
de genre? Il vise assurément plus haut* du moins dans ses prin-
cipales pièces, et n'était l'embarras que j'éprouve à parier de cer-
taines toiles, je ne lai marchanderais pas l'admiration, M. Aublet
est une preuve de plus de l'énorme difficulté qu'il y a à traiter le
nu de façon chaste, — je dis chaste au point de vue du spectateur,
car cela seul peut être en cause. Voilà un artiste de grand talent,
dont l'effort constant est d'abstraire Informe, en la dégageant de
tout élément inférieur : réussit-il toujours? Hélas, non! Dans le
même tableau, une figure est irréprochable, la seconde... passe, la
troisième déplaît. Je soupçonne que cela tient surtout à la façon
de peindre. M. Aublet aime le réel, c'est son droit; mais le nu ne
peut être chaste qu'à la condition d'être irréel, de sortir du do-
maine des sens pour entrer dans celui des formes pures, et voilà
l'impossibilité matérielle à laquelle se heurte et se heurtera notre
auteur.
SI. Béraud nous laisse beaucoup moins rêveur, son cas est clair :

c'est un homme d'esprit qui fait de la peinture avec sa tête, le
sentiment n'y est pour rien. Triste disposition pour aborder le
dramatique! Aussi, regardez un peu cette Poussée, où une salle de
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 263

festin — j'emploie de grands mots! — est envahie par l'anar-


chisine : Est-ce là vraiment du grand art? Non, mille fois non, et
car conséquent, c'est une méprise. Le sujet est de soi ambitieux,
il vise à une haute portée philosophique; or, il ne l'atteint en
j.

aucune manière.
Je vois bien quelques bandits armés dont l'arrivée inattendue
vient interrompre un souper fin ; mais c'est tout. La Poussée,
c'est-à-dire, je suppose, la terreur de la misère révoltée contre
la richesse jouisseuse, cela n'existe que sur le catalogue, M. Béraud
ne me fera jamais croire qu'il y a sérieusement songé. Il n'y
a pas un atome de passion dans sa toile, elle a été peinte le
sourire aux lèvres; c'est drôle, c'est amusant, c'est bien peint,
et le public défile ; mais il n'a pas peur, oh non. !

El puis cette façon de peindre, en sujet semblable Je viens !

de dire : c'est bien .peint, je ne me reprends pas;, mais je


m'explique : c'est bien peint pour un projet de supplément
illustré; mais c'est mesquin, notoirement mesquin, étant donné
la pensée de l'oeuvre. Un sujet de cette envergure ne se traite
pas dans cette note guillerette. C'est de la peinture de salon
et le peintre est un homme du monde. Qu'il laisse donc là les
grands sujets.

(A. suivre.) Fr. A.-D. SERTJLLANGES,


.

dos FF. Prêcheurs.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

La Mystique de saint Jean de la Croix par le P. AUG. POULAIN,


de la Compagnie de Jésus (Paris, Bretaux).
.

Voici un très curieux petit livre. L'auteur, savant émérite, bien connu
pour ses travaux de haute mathématique, a porté, dans, la question qui
semblait s'y prêter le moins, son besoin de précision et ses habitudes de
clarté : il s'agit de la nuit obscure de saint Jean de la Croix.
Dites si vous voulez à M. Gladstone qu'il n'entend rien à la politique :
gardez^vous de lui dire qu'il ne sait pas fendre le bois :ainsi raisonne une
malicieuse prudence. Eh bien, j'avoue que je suis assez àmon aisepour par-
ler de ce mystique essai d'un mathématicien : c'est que l'on sent, à travers les
clarl.euses allées dont il sillonne la nuit obscure, circuler la chaude haleine
d'une piété personnelle, d'un souci expérimenté des âmes.
Pour l'auteur, la théologie mystique est surtout une science expérimen-
tale. On y observe certains états d'âme tout comme un naturaliste observe
des espèces végétales ou animales. On dépeint, on catalogue, on classe
les espèces découvertes (p. 5). Le mérite de saint Jean de la Croix est d'avoir
étudié une espèce à part, négligée jusque là. Ce n'est, à vrai dire, l'auteur
le confesse ingénument, qu'une «espèce d'aridité»; mais il l'a examinée
avec l'oeil d'un savant (p.. 13). Il a deviné ses propriétés curatives et le
curieux secret de. sa structure.
Le Rév. Père résume le travail du saint en le complétant par des obser-
vations personnelles (p. 6). Les nuits de l'âme sont ses purifications. Lu
première est la nuit des sens. Ses deux éléments principaux sont : une ari-
dité habituelle, véritable impossibilité de méditer ; une orientation perma-
nente, à la fois souvenir et désir, de l'âme vers Dieu. Ces deux éléments
sont extérieurs : il en est un troisième plus intime : c'est l'oraison de quié-
tude, caractéristique de la seconde nuit,.qui cherche à se faire jour. « Quand
les chimistes veulent obtenir certains cristaux, ils les font naître dans un
bassin où l'on n'aperçoit rien qu'un liquide transparent. Mais le sel est dis-
sous dans la masse. Il n'a qu'à grouper ses atomes et voilà qu'apparaît un
bloc brillant qui semble venu d'ailleurs. « Ainsi l'oraison de quiétude se
dégage delà nuit, des sens, à entendre l'auteur.
Tout est clair et ingénieux dans cet. ouvrage. Le but en est essentielle-
ment pratique. Le R. P. Poulain voudrait que les directeurs d'âme 8

pieuses connussent les oeuvres de saint Jean de la Croix. 11 arrive souvent;


en effet, que ces âmes entrent dans la première nuit obscure ou la dépassent-
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 265
) ;
. . :

j] ne faut pas se former trop facilement la conscience en disant : Dieu


li aoit dans cette âme saura bien suppléer l'absence de direction. Ce
serait tenter Dieu. Saint Jean de la Croix nous prévient que Dieu ne sup-
plée pas et que les âmes sont souvent retardées faute d'être aidées, s
jVautres prônent outre mesure l'oraison méthodique «C'est la meilleure,
disent-ils, il faut le plus possible obliger toutes les âmes à rester à ce
degré. » Les directeurs, répond saint Jean de la Croix, doivent seconder
l'action divine et non chercher à la corriger. C'est parfait.
La seule critique que je ferai à cet ouvrage concerne son point de vue à
mon avis trop exclusivement expérimental. Sans doute, les phénomènes
mystiques sont objet d'observation et les états mystiques, sous la forme
concrète qu'ils affectent, ne sauraient être déterminés à priori. Mais la
description de ces états par les Saints qui les ont éprouvés est-elle toute
la théologie mystique ? Je n'en crois rien. Il faut rattacher ces états aux
principes de la théologie générale. Les opérations des dons, disent les théo-
logiens, sont réglées en dernier ressort p>ar les vertus. C'a été l'un des
torts des quiétistes de vouloir se passer de cette haute direction. L'obser-
vation donnera donc la matière de la théologie mystique : la théologie, cette
métaphysique surnaturelle, en donnera laforme ; c'est elle qui l'établira à
son rang de science sacrée. La IIa Pars de la Somme renferme cette syn-
thèse et c'est pourquoi les grands mystiques carmes, les Jean de Jésus-
Marie, les Antoine du Saint-Esprit, etc.. ont pu faire entrer sans effort les
phénomènes divins décrits en termes si métaphoriques par sainte Thérèse
et saint. Jean de la Croix, dans les cadres tracés par le Docteur Angélique.
C'est dans la théologie, à mon avis, que l'on trouve que les vrais principes
de classification des esrjèces mystiques. Et je doute
« » que le travail d'obser-
vation du R. P. Poulain eût été aussi fructueux, s'il n'avait; pas rencontré les
résultats de travaux de classification antérieurs conduits, au point de vue
Iheologique, par les thomistes connus et; par saint Jean de la Croix lui-
même.
Lstle réserve faite, j'ai hâte de nie rendre à la conclusion de l'auteur :
" Lu résumé, toute bibliothèque de communauté religieuse devrait conte-
mi' les Qïuvres de saint Jean de la Croix comme de sainte Thérèse, avec
'acuité de les consulter (p. 41): Cette conclusion part; certainement du
»
coeur de l'auteur et n'est rien moins qu'une réclame. Je n'en veux
pour
Preuve que le titre de l'édition qu'il recommande la première, avant celles
'"emesdes Pères Jésuites nés confrères, dont, voici l'en-téte-: Vie et OEuvres
"c saint Jean de la Croix, traduction nouvelle faite
sur l'édition de Séville de
/(12, publiée
par les soins dos Carmélites de Paris. Préface par le T.R. P.
6Wr;w, 2e édition. pariS; Oudin. 1891, h vol. in-P2. On n'est
pas plus
délicateinent désintéressé A. G. '
! •

266 REVUE THOMISTE

Das Lehrbuch der MetaphysiJc fur Kaiser Josef II


Verfasst von P. J0ut
Franlz, Herausgegeben durch fr. Thomas Zaria Wehofer 0. P. Padcr-
born, Druch n. Vei'lag von Ferdinand Schoningh, 1895. IX. lfi]
prix 3,80 mark.

Peu de savants se sont occupés jusqu'ici de l'histoire de la-'philosophie


scolastique dans les écoles catholiques. II est vrai, que la philosophie
scolastique du moyen âge a été de nos jours l'objet d'études spéciales de
la part d'érudits français et allemands très distingués. Il suffît de nommer
Hauréau, Jourdain, Renan-, Denifle, Ehrle, Baeumker, etc. Mais toutes ces
études se restreignent exclusivement à la philosophie du moyen âge. Eu
ouvrant un manuel d'histoire de philosophie et en parcourant les pages.
qui traitent de l'évolution de la philosophie moderne depuis la renais-
sance, on dirait que tous les philosophes n'ont été que des ennemis delà
philosophie scolastico-thomiste et que surtout à la suite du mouvement
Cartésien la philosophie catholique traditionnelle a disparue entièrement
des écoles. Heureusement il n'en est pas de la sorte. Le grand nombre de
manuscrits de traités et manuels de philosophie, aujourd'hui encore ense-
velis dans la poussière des bibliothèques et négligés par l'ingratitude du
siècle passé,, démontre parfaitement le contraire. Nous trouvons un (ail '
analogue dans l'histoire de la littérature Byzantine, dont l'importance
commence à être reconnue, de plus en plus depuis peu d'années dans le

monde savant, grâce aux efforts du professeur Krumbacher de Kunich.


Le P. Wehofer, actuellement professeur d'histoire de la philosophie au
-Collège de la Minerve, à Rome vient: de publier le Manuel de Métaphy-
sique destiné à l'usage de l'Archiduc Joseph, plus tard l'Empereur
Joseph II. Cette publication, la première dans ce genre, prouve claire-
ment, quel profit peut tirer la science de travaux pareils. Le jeune savant
dominicain a su donnera son livre un intérêt universel, en mettant le
traité métaphysique du Père Joseph Frantz en relation avec l'histoire d';
la culture française et allemande duxvn" et xvin siècle.
1'

On le voit clairement dans les proportions des deux parties du livre: SIM'
168 pages il en consacre 119 à exposer le mouvement Cartésien et son
influence sur la scolastique traditionnelle. Rien ne manque dans ccll<!
pai'tie de son livre. L'auteur apporte des extraits aussi décisifs que Irai''
pants de la littérature française. Des citations nombreuses de Molière, «c
la logique de Port-Royal, etc., montrent quelles études approfondies c"
philosophie et en littérature, l'auteur a su mettre à profit pour son
sujet.
NOTES RIRLIOGRAPEIQUES 267
.

Les lecteurs qui voudront se rendre compte de la valeur du travail du


p Wehofer, nous sauront gré de leur faire connaître le contenu des divers
i iiapitres, qui mettent en lumière le mérité propre du traité du P. Frantz.
ï Vorès avoir donné le texte original du traité, soigneusement rétabli et,
''iusflu'à présent entièrement inconnu, l'auteur expose dans deux chapitres
î spéciaux la doctrine du traité au point de vue de la Noètique, de la Crite-
ï riolo°'ie, de l'Antologie, de la Gosmosophie et de la Pneumatologie.
I L'auteur nous donne ensuite l'exposé philosophico-historique propre-
i ment dit avec des éclaircissements très lumineux. Dans le chapitre suivant
I l'auteur traite de la Faculté de rjhilosophie dans l'Université de Vienne
I confiée aux Jésuites. (Chap. 1, 2° partie) le deuxième chapitre nous con-
i duit en France, où nous voyons à la cour du roi « Soleil », dans les salons
\ de Mme Rambouillet et ailleurs agiter jusqu'aux problèmes les plus ardus
i delà métaphysique. Les deux chapitres suivants (3 et 4) établissent que
5 l'influence de la cour de Versailles sur la Cour Impériale de Vienne
,' s'étendait même aux idées philosophiques alors en vogue. Pour prouver

| cette thèse l'auteur a dû faire des recherches spéciales; la bienveillance


de l'administration des Archives de la cour lui en a donné la possibilité.

| Chargé de l'éducation philosophique de l'Archiduc Joseph, le P. Frantz


j S. J. se voyait dans une situation assez délicate; d'une part la compagnie

; avait défendu à ses membres dans ses congrégations générales de soutenir


i quelques-unes des thèses principales de Descartes, d'autre part la cour
': avait décrété l'enseignement du Cartésienisrne modifié d'après Wolff-
\ Leibnitz au lieu de la philosophie scolastique. C'est précisément les çha-
i [litres 4 et 6 qui
nous démontrent, avec quelle habilité le P. Frantz a su
j éviter ces deuz écueils. Dans les chapitres 5 et 7 l'auteur nous fait voir

surtout la polémique du P. Frantz contre quelques thèses fondamentales


t
"
"hi thomisme
et contre rjlusieurs principes de Leinbnitz et de Spinoza.
Le dernier chapitre nous donne une idée de l'influence, d'ailleurs rné-
s
diocre, du traité de métaphysique
s sur la formation intellectuelle et morale
j ilujeinie archiduc; un résumé et un jugement: impartial sur les matières

J "'.mecs, termine utilement le livre. Comme nous le lisons dans l'Année

| dominicaine (mois d'avril) le jeune savant dominicain a reçu le grade de


j docteur de la Faculté de philosophie à l'Université de Vienne. Par une

| ilveiu- exceptionnelle-, Sa Majesté l'Empereur François-Joseph a daigné


'i 'lccepter l'ouvrage pour sa bibliothèque privée, et a fait transmettre à

i "luieur par l'ambassade d'Autriche auprès du Saint-Siège l'expression de


î "l haute reconnaisance.
SOMMAIRES DES REVUES

DIVUS THOMAS
.•-. Volumen Y, fasc. XXXV-XXXVI.
A. ROTELLI. •— Commentaria in quasstiones I-XXVI III P. Summoe tlieo-
logioe De Incamatione in lectiones distributa.
Epistola Eminentissimi Cardinalis Gibbons ad Eminentissimum Card. ]\0.
telli.. .
M. F. — De Deo Uno.
A. TH.— Commentaria in Encyclicam De Studiis. Sacrse Scripturee.
P. M.—De Unione animaj et corporis, Fragmenta Psychologiie, Scotm.
Suarez, S. Thomas.
.

C. RAMELLINI. — Dé intelligere Dei. Ratio .ordinis argumen'loriim in


Summa Philosophica.
JAHRBUCH
FUR PHILOSOPHIE UND SPKKULAT1VK THIÏOLOGIE.
X. Band. 3. Heft (Paderborn).
Jean-Baptiste Tornatore (portrait et nécrologie).
B. DÔBHOLT. Dieu est-il cause de lui-même? Critique d'une thèse du

Prof.'Schell.
FELDNEUJO. P.—Les néo-thomistes (suite).
GLOSSNER.
— Nouveautés jfiiilosophiques. (Recension de seize ouvrages
récemment parus en Allemagne.)
ScHNEinEii. — Les principes fondamentaux de S. Thomas d'Aq. elle so-
cialisme moderne.
DÔHHOLT.
— Eclaircissement d'un passage difficile du De Veritate (q, n
a. 3. Ulr. Deus alia a se cognoscat).
Comptes rendus.
Littérature hongroise (SZAISO,0. P.).
(Editeur : Dr COMMJÏIÎ, professeur à l'Université de Breslau.)

PHILOSOPHISCHES JAHRBUCH
IX. Band. 1. Heft (Fulda).
GH.ÏBIÏHLIÎT.

L'âine est-elle activité ou substance ?
PAQUÉ. Élude de la sensibilité.

SCHÙTZ.
— L'hypnotisme.
UjiDiNGER.
— Les ouvrages mathématiques de Nicolas de Gusa.
Recensions et comptes rendus.
Revue de revues philosophiques allemandes.
(Adresse de la Rédaction : PROF. P. C. GHTUKULKT, Fulda.)
LE GÉRANT : P. SERTILLANGES.
l'AHIS — IMPRIMERIE V. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

DE L'HABITATION DÛ SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

DEUXIÈME ARTICLlî

DE LA l'RÉSENCE SPÉCIALE DE DJEl'

OU

DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES .IUSTES

« Au-dessus du mode ordinaire et général suivant lequel Dieu


« est en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence,
« comme la cause est dans les
effets qui entrent en participation
«de sa honte, il en est un autre spécial, qui convient aux seules
« créatures raisonnables, dans lesquelles Dieu se trouve comme

«
l'objet connu et aimé est dans l'être qui connaît; et qui aime. Et
<l parce que la créature raisonnable peut s'élever jusqu'à Dieu par
(<
la connaissance et l'amour, et l'atteindre en lui-même, au lieu
" de dire simplement que Dieu, suivant ce mode particulier de

" présence, est dans la créature raisonnable, on dit qu'il habite en

11
die comme dans son temple. Nul autre effet que la grâce sanc-
<( Wiante ne peut être la raison de ce nouveau mode de présence de
"I- personne divine. C'est donc uniquement par la grâce sancli-
llKV[JK THOMISTE. —4e ANNÉK. —10.
270 MÏVÙE THOMISTE

« liante que la personne divine est envoyée et qu'elle procède Im,.


«
porellement... Toutefois, avec la grâce on reçoit aussi le Saini-
« Esprit, qui est donné et envoyé lui-même, et vient habilei-
«
l'homme (1). »
Ces paroles si laconiques de saint Thomas contiennent, dans
leur brièveté, un admirable résumé de la question qui nous
occupe présentement. Nous y trouvons en effet clairement indi-
qués : — a) d'abord le fait de la présence spéciale de Dieu dans
L'âme qui a la grâce : super istum modum autem communem nsi
unus specialis, qui convenit naturse rationali; — b) puis la nature de
celte présence, qui est une présence substantielle ; Dieu est là
non pas simplement par ses dons, mais en personne : In ipsodono
qratix gratum facientis Spiritus Sanctus fiabetur, et inhabitat homi-
nem. Unde ipsemet Spiritus Sanctus datur et mittitur ; — le mode
c)
de cette présence ; ce n'est plus en qualité d'agent, ou de cause
efficiente, qu'il est dans cette âme ; c'est à titre d'hôte et d'ami,
comme objet de connaissance et d'amour : Sicut cognitum in cognos-
cente, et amatum in amante ; — d) le sujet capable de recevoir un Ici
bienfait, et ce sujet n'est autre que la créature raisonnable : Moihis
iste sp>ecialis convenit naturse rationali ; — e) enfin la condition de
celte présence, c'est-à-dire l'état de grâce : Nullus alius pjjectm
potest esse ratio quod divina persona sit novo modo in rationali créa-
titra, nisigratiagratumfaciens. — Autant de cliefs de considération
qui, pour être bien compris, demandent des éclaircissements pro-
portionnés aux difficultés qu'ils peuvent offrir, et à la mesure de
leur importance. Abordons en premier lieu le fait de la présence
spéciale de Dieu dans les âmes sanctifiées par la grâce.

(1) « Super istum modum autem communem (quo, scilicet,Deus eslin omnibus I«1I«S
per essentiam, potenliam et prresentiam, sicut causa in effectibus participanlibus boni-

(atom ipsius) est unus specia.lis, qui convenit natui-oe rationali, in qua Deus dicilui- e***
sicut cognitum in cognoscente, et amatum in amante. Et quia cognoscendo et ain:in«'"

creatura rationalis sua operatione attingit: ad ipsum Douni, secundum istum spécial01"
modum Deus non solum dicitur esse in rationali creatura, sed eliam habitare in ea si''"'
in templo suo. Sic igilur nullus alius elï'ectus potest esse ratio quod divina persona sii
novo modo in rationali creatura. nisi gratia gratum faciens. Unde secundum s'-'l-'""

nratiam gratum facientem mittitur et procedit temporaliler persona divina.


Simili 1er illud solum liabere dicimus quo libère possumus uti, vel Oui. Jl.il"'"'
autem potestatem lïuendi divina persona est solum secundum graliam gratum facîcnlcm-
Sed tamen in ipso dono gratia; gratum facientis, Spiritus Sanctus habetur, et inlial"l:l
liominem. Unde ipsemet Spii-itus Sanctus datur et mitlitur. » S. THOMAS, Summ. The<"'
I, q. XLIII, a. 3.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES
271

ht: l'Air fiE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES ÂMES JUSTES.

11 n'est peut-être pas de vérité plus fréquemment rappelée dans


le saint Evangile et dans les Epitres de saint Paul que celle de la
mission, de la donation, de l'habitation des personnes divines dans
les âmes qui ont la grâce. Sur le point de quitter la terre pour
retourne]' sonà Père, Notre-Seigneur voulant cbnsoier ses apôtres
et atténuer la tristesse que devait leur occasionner son départ,
promit de leur envoyer le.Paraclet : « Je vous dis la vérité : il vous
« est expédient que je m'en aille, car si je ne m'en vais pas, le
«Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je m'en vais, je vous
Y enverrai (1) ». « Quand sera venu le Paraclet, que je vous enver-
«

« rai du Père, l'Esprit de vérité qui procède du Père, il vous ren-


«
dra témoignage de moi, et vous aussi vous me rendrez témoi-
« gnage, car vous êtes avec moi dés le commencement (2). » Il leur
disait encore : « Si vous m'aimez, gardez mes commandements ;
« et, à ma prière, le Père vous donnera un autre Paraclet, pour
« qu'il demeure
éternellement avec vous, l'Esprit de vérité que le
« monde ne peut
recevoir, parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît
« pas, mais vous, vous le connaîtrez, parce qu'il sera en vous et y
« lixerason séjour. Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai
«à vous (3). » Ce nouveau consolateur que Jésus-Christ promet
ici, n'est, autre
que le Saint-Esprit, l'Esprit de vérité, comme il
l'appelle, c'est-à-dire l'Esprit du Fils, qui est lui-même la vérité
substantielle : Ego sum -veritas (i). Tant qu'il était au milieu d'eux,
iC divin Maître consolait lui-même ses disciples ; mais son départ

1') " l'-go ;


veritatem dico vobis : Expedit vobis ut ego vadani si enim non abiero,
araclitus non veniet ad vos ; si autem abiero, mittam eum ad vos. JôaM.'xvi, 7.
»
(-) « Cuni autem venerit Paraclitus,
quem ego mittam vobis a Pâtre, Spiritum verila-
*! 'I 111 a. Pâtre procedit
; illo testimonium perbibebit de me. Kt vos teslimonium per-
ebiiis, quia ab initio
mecum estis. » Joan. xv, 26-27.
\v " Si diligitis me, mandata mea servate. Et ego rogabo Palrem, et alium Paracli-
«labii vobis, ut maneat vobiscum in :eternum Spiritum veritatis
quem mundus non
1111
;
sl ;i<;<=ipere, quia
non videl eum, neescit eum; vos autem cognosCetiseum, quiaapud
Js manebil, et in vobis erit. ÎSTon relimiuam
vos orpbanos : veniani ad vos. » Joan. xiv,
V) -l'oan.
xiv, 6. •
272 REVUE THOMISTE

devant les laisser exposés à de nombreuses tribulations, il |CUi.


promet un autre consolateur, .l'Esprit-Saint, qu'il leur enverra du
Père.
Cette mission du Saint-Esprit, cette donation du Paraclet, que
Jésus promettait aux siens, ne devait pas être l'apanage exclusif
des apôtres, mais la dot commune de tous ceux qui, par la grâce,
deviennent enfants de Dieu. En effet, écrivant aux Galates, saint
Paul leur disait : « Parce que vous êtes ses enfants, Dieu a envoyé
« dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Père, Père, (1). —

« Non pas un esprit de crainte et de servitude, mais l'espril


« d'adoption des enfants (2). » — « La charité de Dieu a été répan-
« due dans vos coeurs par le Saint-Esprit qui vous a été donné (3). »
Et ce n'est pas seulement l'Esprit-Saint qui nous est envoyé el
donné par la grâce, et avec la grâce, mais la sainte Trinité tout
entière vient habiter notre âme et y faire sa demeure. Notre-Sei-
gneur le dit formellement dans l'Evangile de saint Jean: « Si
« quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera,
« et nous viendrons à lui, et nous établirons en lui noire
« séjour (4). » Aussi pour amener les premiers fidèles à éviter avec-
soin le péché et à garder pur et sans tâche le sanctuaire de leur
âme, le grand apôtre ne trouvait-il pas de motif plus puissant, de
raison plus pressante, d'argument plus persuasif que de leur rap-
peler qu'ils étaient le temple de Dieu. « Ne savez-vous pas, lotir
« disait-il, que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit-Sainl
« habite en vous? Si quelqu'un viole ce temple, Dieu le perdra ; car
« Le temple de Dieu est saint, et c'est vous-mêmes qui êtes ce
« temple (o). »
Je m'arrête, pour ne pas multiplier outre mesure les passages
de l'Ecriture qui établissent le fait de la mission, de la donation

(1) « Quoniam estis filii.misit Deus Spiritum l''ilii sui in corda veslra (.-.laniantcni: .\l»''n
Pater. » Gai. iv, 6.
(2) « Non enim accepistis spiritum servitutis itci-um in timoré, sed acccpistis spii-il" 1"
adoptionis iiliorum. » Rom. vm, 'la.
.
(3) « Cbaritas Dei diffusa est in cordibus veslris per Spiritiim yauclum, qui datu»1^ 1

vobis. » Rom. v, V>.


(4) « Si quis diligit me, sermonem meum servabil, el Pater meus diligcl eum, cl »'
eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus. « Joan. xiv, 23.
(5) « Nescitis quia templum Dei ostis, et Spiritus Dei liabitat in vobis ? Si quis i,,l,el"
templum Dei violaverit, disperrlet illum Deus. Templum enim Dei sauclum est, 'I1""
estis vos. » I. Cor. m, 10-17.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESI'IUT DANS LES AMES JUSTES 273

ieS personnes divines, de l'habitation, de la sainte Trinité dans les


justes. 11 importe maintenant de recueillir et de préciser les
unes
enseignements qui résultent de ces témoignages.
(le qui ressort à première vue de tous ces textes pris dans leur
sens naturel et obvie, ce qui brille avec la clarté de l'évidence,
c'est la fait d'une jjrèsence spéciale de Dieu dans les âmes qui sont
état de grâce. Et de vrai, si l'Esprit-Saint leur est envoyé, n'est-
en
ce pas pour
qu'il soit en elles autrement qu'il n'est partout ail-
leurs ? Car enfin s'il se trouve dans les justes simplement à la
manière ordinaire, comme il est en toutes choses, on ne conçoit
pas ce que peut;bien signifier et apporter cette mission. D'autre
part, si l'Esprit-Saint est donné aux âmes avec la grâce et par la
grâce, c'est apparemment pour qu'elles le possèdent et puissent
jouir de lui librement. Or seule la créature raisonnable est capable
de posséder Dieu par la connaissance et l'amour ; seule, elle peut
jouir de lui ; elle est donc susceptible d'une présence spéciale de
la divinité, qui dépasse la portée des êtres inférieurs. Nous verrons
plus loin que ce n'est même pas à toute créature raisonnable qu'ap-
partient cette possession de Dieu, cette jouissance commencée ou
consommée du souverain bien, et qu'il faut pour cela, comme
disposition préalable, ou la grâce sanctifiante ou la lumière de
gloire. Mais n'anticipons pas, et contentons-nous pour le moment
de soumettre à l'analyse théologique les concepts de mission, de
donation, d'habitation, pour voir s'ils entraînent nécessairement un
mode particulier de présence des personnes divines dans les âmes
auxquelles elles sont envoyées ou données, et qu'elles viennent
habiter.

II

î.-emot de mission, dans le langage humain, implique ordinaire-


ment l'idée de mandat donné aune personne, avec obligation pour
(! mandataire de s'éloigner de la personne qui l'envoie, pour se
V(1ridre au terme de
sa mission. Un chef d'Etat, par exemple,
ft»voic fréquemment tel ou tel de ses sujets
en mission ordinaire
274 REVUE THOMISTE

ou extraordinaire auprès d'un souverain étranger, tantôt pour le


représenter à titre d'ambassadeur, tantôt pour négocier une affaire
importante. La mission ne se donne pourtant pas toujours par voie
de commandement, comme cela a lieu quand un supérieur envoie
un de ses subordonnés; elle peut encore se donner par voie de
conseil, quand, par exemple, le premier ministre d'un roi ou d'un
empereur l'envoie guerroyer ; il peut même y avoir mission en
vertu d'une simple procession d'origine, comme lorsque le soleil
nous envoie ses rayons. Mais de quelque manière qu'elle se fasse,
la mission implique toujours un double rapport : un rapport de la
personne envoyée a celle qui l'envoie, et un rapport au terme de
la mission ; car on est envoyé par quelqu'un auprès d'une per-
sonne déterminée ou dans un lieu désigné d'avance (1).
Dans la mission créée qui a lieu par voie de commandement ou
de conseil, le premier de ces rapports consiste dans une relation
de dépendance ou d'infériorité du mandataire vis-à-vis du man-
dant, ou plus généralement de la personne envoyée vis-à-vis de
celle qui l'envoie, car pour donner une telle mission, il est néces-
saire de posséder ce genre de supériorité que donne l'autorité du
rang ou le prestige de la sagesse. Rien de semblable dans Les mis-
sions divines ; car en Dieu les trois personnes ayant une même
nature et une même dignité, l'une n'a pas autorité sur l'autre et
ne lui commande point ; d'autre part, comme elles sont parfaite-
ment égales en science et en sagesse, elles n'ont point à se conseil-
ler ou à se diriger mutuellement. La mission des personnes
divines ne se fait donc ni par commandement ni par conseil, mais
elle implique simplement l'idée d'origine ou de procession (2).
Le second rapport que dénote la mission est relatif au terme où

(1) « In ratione missionis duo importantur : quorum unum ost habitudo missi ad enni
à quo mittitur ; aliud est babitudo missi ad terminum ad quem mittitur. Per boc aiilcm
quod aliquis mittitur, oslenditur processio quoedam missi a miltente: vol secundum impz-
riam, sicut dominus mittit servum ; vel secundum consilium, ut si consiliarius inillei*
dicatur regem ad bellandum ; vel secundum originem, ut si dicatur quod flos emitlilur aa
arbore. Ostenditur etiam babitudo ad terminum ad quem mittitur, ut aliquo modo il»
esse incipiat : vel quia prius ibi ou.nino non eral; quo mittitur; vel quia incipit ibi '"'
quo modo esse quo prius non erat. » Summ. Theol. I, q. xr.in, a. 1.
(2) « Missio importât minorationem in eo qui mittitur, secundum quod'importai pi'0"
cessionom à principio miltente, aul secundum imperinm, aul secundum consilium ; f('|i;l
imperans est major, et consilians est sapientior. Sed in divinis non importât nisi pron'*
sionem originis, quai est secundum .-equalitalem. » Summ. Theol. I. q. xun, a. 1, ad 1-
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT OANS LES AMES JUSTES 275

est envoyé. 11 indique que le messager doit, s'il n'y est déjà,
l'on
rendre au lieu où on l'envoie, pour être en mesure de remplir
se
l'office qui lui a été confié. Dans les missions créées, après avoir
pris congé de son maître, l'ambassadeur d'un prince s'éloigne de
]ui et quitte son pays pour se rendre à la cour du souverain auprès
duquel il est accrédité ; il y a par conséquent changement de lieu:
il n'est pourtant pas impossible qu'un sujet, déjà présent dans
une contrée qui n'est pas son pays d'origine, reçoive de son prince
une mission particulière auprès du monarque sur les terres duquel
il se trouve ; dans ce cas, l'ambassadeur n'a point à se rendre au
ternie de sa mission puisqu'il y est déjà, mais par le fait du man-
dat qui lui est donné, il y devient présent d'une nouvelle manière,
ou plutôt à un nouveau titre, non plus comme simple particulier,
mais en qualité de représentant. La mission divine ne comporte
ni déplacement, ni séparation ; Dieu, étant partout, ne peut se
rendre quelque part où il ne soit déjà, et la personne envoyée ne
se sépare point de celle qui l'envoie, car les trois personnes de
l'adorable Trinité, n'ayant qu'une seule et même nature, sont né-
cessairement inséparables ; en vertu de la circumincession, partout
où l'une d'elles se trouve, les deux autres y sont également (1).
Mais pour qu'il y ait vraiment mission, il faut que la personne
divine commence d'être présente sous un mode nouveau là où elle
est envoyée. Ainsi, quand le Fils de Dieu fut envoyé dans le
monde pour opérer notre rédemption, il ne quitta point le sein du
Père pour venir au milieu de nous ; il était déjà dans le monde, en
qualité'de cause, pour conserver ce qu'il avait primitivement créé :
rnmundo erat, etmundusper ipsumfactus est (2), mais il y vint à
nouveau en tant qu'il apparut revêtu de notre chair. Ce que nous
disons de la mission visible du Verbe s'applique également à la
mission invisible de l'Esprit-Saint. Lors donc que ce divin Esprit
est envoyé par le Père et le Fils pour sanctifier la créature, il n'y
.
n en lui ni déplacement, ni changement; toute la mutation se tient

.',:« Illud quod sic mittitur, ul incipiat esse ubi prius nullo modo erat, sua missione.
«caliier movetur ; unde oportet quod Ioeo separctur à mittente, sed boc
non accidit in
""ssione divinai personoo ; quia persona divina missa sicut non incipit
esse ubi prius
'""i fueral, ita nec desinit esse ubi fueral. Uiide talis missio est sine scparalionc, sed
l;l!>et solam distinctionem originis.
» Summ. Thèol. I, q. xi.iu, a. !, ad 2.
{~)Joan. i, 10.
276 REVUE THOMISTE

du côté de l'être créé qui, en recevant la grâce, entre par le fait


même dans un nouveau rapport avec la divinité, dont il devient
tout à la fois l'ami et le sanctuaire. On voit par là que la mission
divine implique seulement deux choses ; une procession d'origiue
et un nouveau mode de présence; c'est-à-dire que la personne
envoyée procède de celle qui l'envoie, et devient présente d'une
manière nouvelle au terme.de sa mission (t). Et comme le Fils
procède uniquement du Père, il ne peut être envoyé que par lui;
l'Esprit-Saint au contraire est envoyé par le Père, et le Fils, par-
ce qu'il procède de l'un et de l'autre. Quant au Père, en raison de
son innascibilité, il n'est jamais envoyé ; il vient pourtant' de lui-
même dans l'âme juste et accompagne les deux autres personnes.

III

Les considérations que nous venons de faire sur la mission invi-


sible du Saint-Esprit s'appliquent pareillement à sa donation;
avec cette différence que le mot de mission n'exprime, en outre du
rapport d'origine avec le Père et le Fils qui l'envoient, qu'un mode
spécial de présence dans la créature qu'il sanctifie, sans indiquer
la nature de cette présence; tandis que la donation nous révèle
déjà, dans une sorte de demi-jour, le caractère particulier de
l'union que la créature raisonnable contracte par la grâce avec la
personne divine qui lui est donnée. En effet, pour qu'il y ait dona-
tion du Saint-Esprit, il ne suffit pas qu'une relation nouvelle
quelconque s'établisse entre l'âme qui le reçoit el ce divin Esprit,
il faut encore que cette âme possède Celui que l'Eglise appelle si
justement le don de Dieu ; car ce que Ton donne à quelqu'un
devient son bien, sa possession ; et qu'est-ce que posséder une
chose, sinon avoir la faculté d'en user librement ou d'en jouit'à
volonté ? Ilabere autem dteimur id quo libère possumus uti vel frui ut

(1) « Missio igitur divina; personoe convenire potest, secundum quod importât ex i"ia
parte processionem originis à miltente, et secundum quod importât ex aliaparle nova" 1

modum existendi in alio ; sicut Filins dicitur esse missus à Pâtre in mundum, secun-
dum quod incoepit in mundo esse per carnem assumptam ; et tamenantea in mundo cra'i
nt dicitur Joan. i. 10. » Bumm. Theol. 1. q. XLIH, a. 1.
i
é
^j)[5 L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AJIICS JUSTES

t .-olmnus (1)•
Or seule la créature raisonnable, unie à Dieu par la
,
^77
—^_

i
oràce ou la gloire, est capable de jouir de lui, ou d'une manière
1 ial.faite comme les bienheureux dans le ciel, ou d'une manière
I initiale et commencée, comme les justes et les saints d'ici:has (2).
ï rj(?s êtres privés de raison peuvent bien recevoir la motion, l'im-
S pulsion, l'action de Dieu, ils ne sauraient ni jouir de sa présence,
% pi user librement de ses dons; ilspeuvent avoir en eux une parti-

cipation lointaine et analogique de la perfection incréée, mais


! quant à posséder la substance divine et à jouir du bien souverain,
I ils en sont radicalement incapables, car on ne peut posséder Dieu
I en jouir
el que par la connaissance et l'amour, et l'être intelligent
i est seul capable de tels actes. Encore a-t-il besoin pour cela d'être
| élevé au-dessus de sa condition native et de recevoir d'en haut une
3 grâce qui le rende participant du Verbe divin et de l'Amour qui
i procède du Père et du Fils comme d'un seul principe (3). Donc la
\ donation d'une
personne divine implique une présence spéciale de
| la divinité dans la créature qui la reçoit; présence absolument
distincte de celle par laquelle Dieu est en toutes choses en qualité
de cause efficiente.
Nombreux en effet sont les caractères qui différencient ces deux
modes de présence. Ainsi la présence de Dieu par manière de
causa efficiente (4) est commune à tous les êtres sans exception ;
la présence de Dieu comme objet de connaissance et d'amour n'est
possible que pour les créatures intelligentes. La première estuni-

(I) Summ. Thèol. I, q. xxxvin, a. 1.


(.2)
« Ad dationem Spiritus Sancti, lion suffic.it quod sitnova relatio, qualiscumque est
ui-ealnra". ad Deum ; sed oportet rpiod referatur in ipsum sicut ad habitum: quia quod
*lal.ir alicui habetur aliquo modo ab illo. Persona autem divina
non potest haberi a
"obis nisi vel ad fructum perfectum, et sic habelur
per donum glorioe ; aut secundum
"'U'iiini imperfectum, et sic babetur per domini gratioe graliam facientis. » S. Tu. lib.
'• s;oi)l. dist.
xiv, q. n, a. 2, ad 2.
i-1) « Habere dicimus ici
quo libère possumus uti vel frui ut volumus. Et per hune
""iiliiin divina
persona non potest haberi nisi a rationali creatura Deo conjuncla, alia;
•m on creatura! moveri quidem possnnt
I
s a divina persona, non tamen sic quod in potes-
a'c earuin sit frui divina persona, et uti effectn ejns. A.d cpiod quandoque perlingit
Mtionalis creatura, ut puta eum sic lit particeps divini Verbi et procedentis amoris, ut
l'ossit libère Deum vere cognoscore et recte amaro. Unde sola creatura rationalis potest
'i'Iiei-e divinam
p^rsonam. Sed ad hoc quod sic eam habeat, non potest. propria virluto
l'Wvcniro : unde oportet quod boc ei de-super delur lioc enim dari nobis dicitur quod
;
•""inde babemus. Et sic divines compelil dari et esse donum. » Summ. Theol.,
persome
'' '! «xviu, i.
a.
'0 Summ. Thèol., ï,
q. vm, a. 3.
278 REVUE THOMISTE

verselle et se réalise nécessairement partout où se rencontre m


effet quelconque de la puissance divine ; elle est même inamissilji,,
tant que l'être créé est maintenu dans l'existence, car Dieu doit
être là pour le conserver. La seconde, s'il s'agit d'une présence
substantielle et non purement objective, est le privilège exclusif
des âmes justes; effet du libre vouloir de Dieu ; elle vient avec lu
grâce et se perd avec elle. L'une n'apporte, au moins "directemenl,
ni joie, ni consolation; elle est souvent inconsciente ou ignorée;
et combien parmi les êtres raisonnables capables de la connaître
ou la connaissant effectivement voudraient, dans leur malice,
pouvoir s'en défaire, enchâssant de leur coeur Celui qu'ils consi-
dèrent comme le témoin importun de leur inconduite et le ven-
geur de leurs crimes! L'autre, au contraire, est pleine de douceur el

de suavité ; c'est une union de jouissance commencée ou consom-


mée. Qui pourrait confondre deux modes de présence si différents
l'un de l'autre ? Dans l'un, Dieu est en nous à titre d'agent ; dans
l'autre, Dieu est à nous, en qualité de protecteur et d'ami.

IV

Dieu se trouve donc dans les justes d'une manière toute spéciale,
il y habite, suivant l'expression employée par nos saints livres.
Mais, chose étonnante, Dieu n'habite pas partout où il est. Com-
bien d'êtres auxquels il est réellement et substantiellementpréseiil
à titre de cause efficiente, y exerçant son activité, y produisait!
tel ou tel effet, et dans lesquels néanmoins il n'habite pas, au sens
que l'Ecriture donne à cette expression! Et cela se comprend. Le
lieu qui est l'habitacle de Dieu, a, dans toutes les langues, un nom
spécial, c'est un temple. Or, on ne saurait donner le nom »e
temple à une demeure vulgaire, destinée à des usages profanes;
le temple est un lieu consacré et dédié au culte de Dieu, qui daignC
y habiter et accueillir favorablement les prières de ses adorateur*-
« Le temple est un lieu consacré au Seigneur pour qu'il y habile »>

nous dit l'angélique docteur. Templum est locus Dei ad, inha-bil" 11'

dum sibi consecratus (-!). Dans les temples matériels, <-'c"°

(1) S. Tu., Comment, in II Cor. vi, 16.


UE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 279

1. .onsécration se fait par le ministère du Pontife, avec tout un


^ .nsenihle de prières, d'onctions, de cérémonies, capable de faire
.onlprendre au peuple chrétien que désormais ce lieu est saint, et
qu'il faut s'y présenter et s'y tenir avec tout le respect dû à la
Majesté souveraine qui. l'habite. Dans les temples spirituels, c'est-
; .\_dire dans les âmes, cette consécration se fait, par la grâce, que
nous recevons primitivement dans le saint baptême (1) ; et si nous
avons le malheur de polluer par le péché ce sanctuaire intérieur,
la divine miséricorde a daigné nous donner, dans le sacrement de
pénitence, un moyen d'opérer sa réconciliation. Mais parce que la
violation d'une cliose sainte est un sacrilège capable d'attirer la
colère divine sur la tête de celui qui le commet, l'apôtre saint Paul
voulant l'aire comprendre aux fidèles de Coriiitbe la gravité d'une
telle profanation, et les conséquences redoutables qu'elle peut
entraîner, leur disait :« Si quelqu'un viole le temple de Dieu,
Dieu le perdra» : Si quis templum Dei violaverit, disperdet illum
Deus! (2) Et la raison qu'il en donnait, c'est que le temple de Dieu
est saint; et c'est vous-mêmes, ajoutait-il, qui êtes ce temple:
templum enim Dei sanctum est, quod estis vos (3).
VA.
pour qu'on ne soit pas tenté de croire que Dieu habite,
quoique avec peine et répugnance, dans les pécheurs, l'Ecriture
nous déclare formellement qu'il n'en est point ainsi. Elle nous dit
en effet que la Sagesse (et l'on peut entendre par cette expression
la Sagesse incréée et engendrée, c'est-à-dire le Verbe) n'entrera
point dans une âme mauvaise, qu'elle n'habitera pas dans un
corps assujetti au péché : In malevolam animam non introibit
scpientia, nec habitabit in corpore subdito peccatis (4). Elle
"joute que l'Esprit-Saint, lui aussi, qui est un esprit de-science,
'uira loin de celui qui paraît peut-être bon extérieurement, mais
f|ui au dedans est plein de malice; car Dieu qui sonde les reins et
'es en.'urs, connaît
ses dispositions les plus secrètes : Spiritus enim

.'. <f tu quidem in materiali lemplo est qu.-edam sacramenlalissanclilas, prout templum
Ull"> cullui dedieatur; sed in (idelibns Christi est sanctitas gratioe,
quem conseculi sunt
I' 01' uaplismum, secundum illud, infra
vi. Il : Abluli estis, sanctijicati, estis. » S. Tu. in

<2>'
Cor-
m, 17.
Cor. m, n.
v*! Ibid.
'') %'. i, 4.
280 REVUE THOMISTE

sanctus disciplinai effugiet jictum...; quoniam renum illius tesli% ^


Deus, et cordis illius scrutator est verus (1). Et pour écarter tout sulj.
terfuge, pour prévenir toute illusion, elle va jusqu'à dire que non
seulement Dieu n'habite pas dans les pécheurs, mais encore qu'il
est loin d'eux : longe est Dominus ab impiis (2).
Il est intéressant d'entendre sur ce point le grand évêque cl'Jlin,
pone. Dans son livre sur la Présence de Dieu, adressé à Dardanus,
et où il traite ex p>rofesso la question de l'habitation divine, sain)
Augustin commence par exposer que Dieu est partout, tout entier
dans chaque être et chaque partie de l'être, puis il ajoute : « Mais
« ce qui est plus surprenant, c'est que Dieu, quoique toutenlier
« partout, n'habite cependant pas dans tous les hommes. En effel,
« ce n'est pas à tous que peuvent s'appliquer les paroles de

« l'apôtre : « Ne savez-vous p>as que tous êtes le temple de Dieu, el


«.que le Saint-Esprit habite envousl » (I. Cor. m, 16), car il dit de
« quelques-uns : « Celui qui n'a pas l'Esprit du Christ ne lui appar-
« tient23as. » (Rom. vni, 9). Or, qui oserait penser, à moins d'ignorer
« complètement l'inséparabilité des personnes divines, que le

« Père ouïe Fils puissent habiter où le Saint-Esprit n'habite pas,


« et que le Saint-Esprit habite quelque part sans le Père et le Fils?
« Il faut donc avouer que Dieu est partout par la présence de sa

« divinité, mais non par une grâce d'habitation. Unde fatendum est

« ubique esse Deum per divinitatis proesentiam, sed nonubique per kabi-

« tationis gratiam.
« Dieu donc, qui est partout, n'habite pas dans tous les hommes;
« et il n'habite pas non. plus au même degré dans ceux où il élablil
,

« sa demeure : eliam inquibus habitat, non cequaliier habitat.


JN'esl-ce
« pas en effet pour cela qu'Elysée demanda le double esprit qui

« était dans Elie? (iv. Reg. n, 9). Et d'où vient que parmi les saints,
« les uns le sont plus que les autres, sinon parce que Dieu habile
« plus pleinement en eux? Mais si Dieu est plus dans les uns qu(>

« dans les autres, que devient la vérité de ce que nous avons avance
« précédemment, savoir que Dieu est tout entier partout? Pourb'
« savoir, il faut considérer attentivement ce quenous avons dit, 1llC

« c'est en lui-même que Dieu est tout entier partout, et non dans

(1) Sap. i, ;i-6.


(2) Prov,w, 2!).
^ 1)E L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES
284

SS
ipc hommes,
qui le reçoivent les uns plus, les autres moins. On
© dit en effet qu'il est partout, parce qu'il n'est absent d'aucune
&; „ari.ie de l'univers; qu'il est tout entier partout, parce qu'il n'est
(
partiellement présenta chaque chose, en sort-s qu'une partie
ï
ft!

S^
«
, pas
plus ou moins grande
grande
de son être réponde à chaque partie
des choses; mais il est tout entier présent
plus
moins
« ou
i: non seulement à l'universalité des créatures, mais encore à chaque
«
$ «partie de l'univers. Ceux qui, par le péché, lui deviennent dissem-
Û niables, sont dits éloignés de lui; ceux-là, au contraire, s'en rap-
B
I u prochent, qui lui ressemblent par une pieuse et sainte vie. »
| «
Mais ceux à qui Dieu est présent ont beau être moins capables
i « de le recevoir, il n'en est pas pour cela moindre lui-même. Et de
I «même qu'il n'est pas absent de ceux en qui il n'habite pas, et qu'il
i « est même tout entier en eux, quoiqu'ils ne le possèdent pas; ainsi
ï
«
il est présent tout entier dans ceux en qui il habite, bien qu'ils-
« ne
le saisissent pas totalement.
« Pour habiter dans les hommes,
Dieu ne se partage pas dans
«
leurs coeurs ou dans leurs corps, en attribuant une partie de lui-
; mais tout en demeurant
« même à ceux-ci, et une autre à ceux-là...
(•éternellement immuable en lui-môme, il peut être présent tout
« entier à toutes choses, et tout entier à chacune, quoique ceux en

« qui il habite et dont il s'est, fait, par sa bonté et sa grâce, un

« lempletrôs cher, le possèdent les uns plus, les autres moins, selon

«
leur diverse capacité (1) ».
Ainsi donc, au sentiment de saint Augustin, Dieu n'habite dans
une âme qu'à la condition d'être saisi et possédé par elle, ce qui a
lieu par la connaissance et l'amour;
car posséder Dieu, c'est le
connaître : hoc est Deum habere, quodnosce (2), non pas, il est vrai,
''une connaissance quelconque, car « ils n'appartiennent, pas au
" lemple de Dieu ces philosophes superbes qui l'ont connu sans
lc glorifier et lui rendre grâces (3)»; mais d'une connaissance
accompagnée de charité; et voilà pourquoi « ils appartiennent au
" Lemple de Dieu ces enfants qui ont élé sanctifiés par le sacrement
du Christ, et régénérés
(<
par l'Esprit-Saint, et que leur âge rend

'') S. Aim. lib. de Proesentia Dei, seu Epist. ud Durdan. 181 (alias 57), cap. v et vi,
n. 10-19.
(~)Jbid.
cap. vi, n. 21.
( 3) Wd.
cap. vi, n. 21.
282 REVUE THOMISTE

« incapables de connaître Dieu. Ainsi Celui que les philosophes on|


a connu et n'ont point possédé, est possédé par les enfants avani
« même qu'ils soient en état de le connaître. Mais bienheureux
« ceux pour qui connaître Dieu, c'est le posséder; car cette commis.
« sance est laplus complète, la plus vraie, et la plus heureuse (1
»
En sorte que, chose extrêmement étonnante, Dieu habite dans
quelques uns de ceux qui ne le connaissent pas encore, tandis qu'il
n'habite point en d'autres qui le connaissent.
Pour être le temple et l'habitacle de la divinité, il faut avoir la
grâce et la charité, c'est la condition indispensable; aussi non
seulement ceux qui connaissent Dieu sans l'aimer, ne possèdenl
pas en eux l'Hôte divin, mais ceux-là mêmes qui font des miracles
sans être en état de grâce, ne le possèdent pas non plus ; car toutes
ces choses sont faites par Dieu en vertu de sa présence ordinaire,
ou par le ministère des saints Anges. Agit enim haie Deus'tanquwm
ubique prassens, vel per sanctos Angelos suos (2). Et saint Augustin
conclut enfin par ces paroles qui résument cette longue mais ins-
tructive citation : « Dieu est donc présent partout et tout entier
« partout; il n'habite cependant point partout, mais seulemenl
« dans ceux qui forment son temple et sur lesquels il répand les

'x trésors de sa grâce et de sa miséricordieuse bonté. Et ceux en


« qui il habite, le possèdent à des degrés divers, les uns plus, les
« autres moins (3) »
.

Celte doctrine de la présence spéciale, de Yliabitation de Dieu dans


les justes, que le Docteur de la grâce affirme, quant au fait, en
termes si formels, mais qu'il laisse ensuite, relativement à la ma-
nière dont il. faut l'entendre, dans une sorte de pénombre, a clé
mise en pleine lumière par son fidèle disciple et interprèle, b;

(1) S. AUG. lib. de Prosentia Dei, cap. vi, n. 2t.


(2) Ibid. c. xn, n. 36.
(3) « Deus igitur ubique preesens est, et ubique lotuspr;usens; nec ubique liabil;'ns
sed in templo suo, cui per gratiam benignus est ctpropitius. Capilur autem habit"11*
ab aliis amplius, ab aliis minus. » Ibid. c. xm, n. 38.
DE L'HABITATION nu SAINT-ESPRIT UANS LES AMES JUSTES 283

^
nncteur Angélique. Voici en effet comment celui-ci s'exprime
J commentaire sur les paroles de l'Apôtre Vous êtes le
, s son :
f ,,rnpie du Dieu vivant : « Quoique Dieu soit en toutes choses par

présence, sa puissance et son essence, il n'habite pourtant


sa
i |)0int partout, mais seulement dans les saints par la grâce. Et la
((

5 raison en est que, s'il est en toutes choses par son action, en

j
|ant qu'il s'unit aux créatures pour leur donner et leur conserver

«
l'être, il n'y a que les saints qui, parleur opératio?i, c'est-à-dire
la connaissance et l'amour, peuvent atteindre Dieu, et le
., par
contenir en quelque sorte en eux. Car celui qui connaît et qui
«
aime possède en lui-même l'objet connu et aimé (1) .»
«
Dans son commentaire sur la première épîtreaux Corinthiens, à
propos des paroles suivantes du môme apôtre : Né savez-vousp>as
t/iie vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit-Saint habite en vous?
saint Thomas fait les réflexions que l'on va lire : « Jl est de la
«
nature d'un temple d'être l'habitacle de Dieu, selon ces paroles
«
du Psalmiste : Dieu habite dans son saint temptle (Ps. x, S); par
«
conséquent tout ce qui est la demeure de Dieu peut être appelé
«temple. Or Dieu demeure principalement en lui-même, parce
«
qu'il est seul à se comprendre; il peut donc être appelé son
« propre temple... Il
habite aussi dans une maison consacrée par
« le culte spécial qu'il y reçoit... Il habite encore dans les
«
hommes par la foi que la charité rend active, suivant ces
« paroles de l'Apôtre aux Ephésiens : IJC Christ habite dans vos
" coeurs par la foi (Ephes. ni, 17). Et pour prouver que les fidèles

« sont le temple de Dieu, l'Apôtre ajoute que Dieu habile en eux :

11et V'Esprit de Dieu habite en tous... Il est donc manifeste que le


11
Saint-Esprit est Dieu, puisque, en établissant son séjour dans
" les fidèles, il en fait des temples de Dieu ; car ce n'est quel'habi-
"''alion de la divinité qui constitue un temple; sola enim inhabi-
taiio Dei, templum Deifacit.
<(

Mais il faut considérer que Dieu est dans tout être créé par
(<

vi Liect Deus in omnibus rébus dicatur esse per pnesenliam, potentiam et essen-
«
'"", non lamen dicitur in eis habilare, sed in solis sanctis per gratiam. Cujus ratio
'*'' <l"ia Deus est in omnibus rébus per suant actionem in quantum conjungil se eis, ut
'"ls esse et conservans in esse. In sanctis autem est per ipsorum operalionem qua attin-
J>'"l ad Deum, etquodammodo comprehendunl ipsum, quie est diligere et
cognoscere.
' '"" di'igens et cognoseens dicitur in se habere cognita et dilecta. » S. Tu. in II.
Cm'"
cap. vi, 16, lect. 3. ' •
284 REVUE THOMISTE
.

« son essence, sa puissance et sa présence, remplissant tout de,


« effets de sa bonté, suivant cette parole de Jérémie : Je rempli

« le ciel et la terre (.1er. xxiu, 24). Spirituellement, Dieu ha])i|0


« d'une façon toute familière, tanquam infamiliari domo, dans les
« saints, dont l'esprit est capable de le posséder par la connais.
« sance el l'amour, quorum mens capax est Dei per cognitionem et
« amorem, lors même qu'ils ne le connaissent pas et ne l'ainieni
« pas d'une manière actuelle, à condition cependant qu'ils aient,
« avec la grâce et par elle, la vertu de foi et de charité, connue
(f cela a lieu pour les enfants baptisés. Mais une connaissance, qui

« n'est pas accompagnée de charité, est insuffisante pour établir


« l'habitation de Dieu, comme l'indiquent les paroles de saint
« Jean : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu cl

« Dieu en lui (I. Joan. iv, 16). Voilà pourquoi beaucoup connais-
« sent Dieu par une connaissance naturelle ou par la foi informe,
« et n'ont pas cependant l'Esprit de Dieu à demeure-dans leurs
« coeurs (1).»
C'est donc une vérité acquise et incontestable que Dieu
existe d'une manière spéciale dans les justes ; l'Ecriture, la tradi-
tion, l'enseignement théologique s'accordent pour affirmer Je fail
d'une présence particulière de la divinité dans les âmes auxquelles
l'Esprit-Saint est envoyé ou donné, et qui deviennent par la grâce
le temple et l'habitacle de l'adorable Trinité. Ce n'est plus simple-
ment parson opération, à titre d'agent ou de cause efficiente, queDieu
est en elles; c'est en qualité à'hôte, d'ami, de Bien souverain, donl
elles peuvent déjà commencera jouir. Ce nouveau mode de pré-
sence, qui n'exclut point les autres mais s'y surajoute, n'emporte.
aucun changement en Dieu qui est immuable, mais il suppose
dans la créature une modification (2), un effet nouveau produit en
elle et devenant le principe d'une nouvelle relation, en vertu de
laquelle la créature se rapporte à Dieu non plus simplement
comme l'effet à sa cause, mais comme le possesseur à l'objet
devenu sa propriété et la matière de sa jouissance ; et de son côté.

(1) S. Tu. in I. Cor. m, 16, lect. 3.


(2) « Dicendum quod divinam personarn esse novo modo in aliquo, vel ab aliquo Indien
lemporaliter, non est propter mulationem divina; personie, sed proptor mutation0'"
creatura;, sicut et Deus lemporaliter dicitur Dominus propter mulationem créait"''1'- "
S. TH. Summ. Tlteol. .1, q, XLIII, a. 2, ad 2.
DE L"llABlTAT10.\ DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 285

; l,'eu d'une vulgaire relation de causalité qu'il avait auparavant


s ,,vCc la créature, Dieu entre avec elle dans un rapport d'apparte-
nancc et de possession, il devient son Bien, son ami, son époux,
-
; ['0]ucl de sa connaissance et de son amour.
! Cet effet nouveau qui fonde, entre l'âme juste et Dieu, des rap-
i .)orts si différents de ceux qui existent entre une créature quel-
î gonque et son Créateur, n'est autre que la grâce sanctifiante. Ni
S ics dons de la nature, si élevés et si brillants qu'on les suppose, ni
I les grâces gratuites, comme le don des miracles ou de prophétie,
i ni la foi elle-même ou l'espérance séparées de la charité, ne sufii-
'<
sent pour nouer de pareilles relations, pour établir des liens à la
; fois si doux et si étroits. Nullvs alius effectus potest esse ratio quod
t divina persona sit novo modo in creatura rationali, nisi gratiagratum
\ faciens (ï). « Nul autre effet que la grâce sanctifiante ne peut être
l la raison de ce nouveau mode de présence de la personne di-
\ vine ». Mais quelle est au juste la nature de celle présence ?
i c'est
ce qu'il nous faut examiner maintenant.

N'ATIT.K J)K CETTE ÎMIESICNCIS

VI

Quand les saintes Lettres nous disent que l'Esprit-Saint nous


est envoyé, nous est donné pour sanctifier nos âmes, que les per-
sonnes divines habitent eu nous par la grâce, comment faut-il
«nlcndre ces textes? Faut-il les prendre dans leur sens nalurei et.
°bvie, et admettre la
venue réelle de l'Esprit-Saint, la présence
vraie, physique, substantielle, de l'adorable Trinité dans l'âme jus-
tiliée; ou devons-nous expliquer ces expressions dans
un sens
Métonymique, et n'y voir qu'une de ces ligures dont abonde le
'""gage humain, attribuant à l'effet le de la cause? En
nom
•autres termes, est-ce bien la personne même du Saint-Esprit.

i^^imm. Theol. h,
q. xi.m, a. 3.
HliVUE THOMISTE, — i» ANNÉE.
— 20
286 REVUE THOMISTE

qui nous'est donnée par la grâce et avec la grâce, et qui accom


pagne ses dons en venant elle-même, dans nos coeurs; ou lle
recevons-nous en réalité que les dons créés, la grâce et les vertus
infuses qui forment son inséparable cortège?
Il pourrait sembler, h première vue, que la mission ou la dona-
.

tion d'une personne divine doit s'entendre uniquement de la pré-


sence de cette personne par ses effets et ses dons;, par la communi-
cation d'une perfection qui lui est appropriée et qui la manifeste
et non de sa venue réelle et personnelle; car enfin puisque Dieu
est partout, comment peut-il venir quelque part autrement que
par ses effets? Aussi les Ariens et les Macédoniens, ces négateurs
obstinés de la divinité du Yerbe et du Saint-Esprit au ive siècle, se
refusaient-ils à voir, dans les passages de l'Écriture où il est
question de la mission invisible du Fils et du Saint-Esprit, autre
chose que l'effusion des grâces créées, à l'exclusion des personnes
divines. Ils avaient pour cela, à leur point de vue, une excellente
raison. Comment admettre en effet que c'était bien réellement la
personne même du Saint-Esprit, que Noire-Seigneur promellail
d'envoyer et qu'il envoya effectivement à ses Apôtres, sans recon-
naître la divinité du Sauveur? Il, n'y a qu'un Dieu qui puisse
envoyer une personne divine. D'autre part, si l'Esprit de vérité
promis par Jésus-Christ, l'Esprit qui, en répandant la grâce el la
charité dans nos coeurs, fait de nous les enfants adoptifs de Dieu,
est vraiment une personne, il ne peut être, lui aussi, qu'une, per-
sonne divine ; car il n'y a qu'un Dieu qui puisse déifier en commu-
niquant sa nature.
Au XY siècle, les Grecs schismatiques voulant se soustraire à la
0

nécessité de confesser, avec les catholiques, que Je Saint-Esprit


procède du Père et du Fils, soutinrent eux aussi, au concile de
Florence, que les promesses faites par Jésus-Christ aux A poires de
eur eiwoyer le Saint-Esprit, devaient s'entendre de ses dons, et

non de sa personne. Et pour confirmer leur prélention, en l'ap-


puyant sur des lémoignages empruntés aux Livres saints, iis eu
appelaient aux passages de l'Ecriture où les dons du Saint-Esprit
sont désignés sous son nom, comme dans le texte d'Isaïe, on 1°
' prophète parlant du Messie à venir, s'exprimait ainsi : L'Esprit
«
« du Seigneur se reposera sur lui : l'esprit de sagesse et d'inloMi-
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 287

n-eiice, l'esprit de conseil et de force, l'esprit descience et de


((
piété, l'esprit de crainte du Seigneur le remplira (1). »

Par des voies différentes, et pour des motifs d'une tout autre
]Ull,ure, des théologiens catholiques, Vasquez en particulier et
\larcon S. J., sont arrivés à la même conclusion. Ne comprenant
)as comment une personne divine, qui est déjà réellement et
substantiellement présente en nous, en vertu de son immensité,
peu! y venir de nouveau autrement que par ses dons, ils ensei-
gnent que la mission du Saint-Esprit, et son habitation en nous
par la grâce, n'impliquent nullement une présence substantielle 1

île ce divin Esprit, spécifiquement distincte de celle qu'il a en


toute créature, mais simplement une extension de cette présence
commune; en sorte que là où Dieu était déjà pour conserveries
dons de la nature, il s'y trouve maintenant pour produire et con-
server ceux de la grâce.
Et si on leur dit, avec saint Thomas, que Dieu est présent dans
les justes comme objet de connaissance et d'amour, sicut cognitum
in cognoscente et amatum in cornante (2), ce qui est fort différent de
sa. présence ordinaire eri qualité .de cause efficiente, per modum
causa; agentis (3), ils répondent que cela constitue bien effecti-
vement une p>riùsence spéciale-, qui est l'apanage exclusif des êtres
raisonnables, seuls capables de connaître et d'aimer Dieu, mais
une présence qui n'est point réelle, ni physique, ni substantielle,
ni tendu que nous pouvons connaître et aimer des objets distants
cl éloignés de nous; et. si cette connaissance et cet amour nous
renflent ces objets présents d'une certaine manière, présents à
notre esprit d'une présence idéale et objective, par leur image et
Ipnr forme intelligible; présents à notre
coeur d'une présence
morale et effective ; ils ne suffisent point cependant pour les rendre
réellement et effectivement présents dans notre âme.
Sainte Thérèse se plaint, dans le récit de sa vie, d'avoir ren-
''onlré de ces théologiens; et voici comment elle en parle: « J'é-
" '-aïs, au commencement, dans une telle ignorance,
que je ne
" Vivais pas que Dieu fût dans tous les è Ires. Mai s comme, durant.

^i 's-, xi, 2-:i.


'- Summ. 'Theol., ], q. xun, a. :!.
'' Summ. Theol., 1, r\. vin, a. II.
288 REVUE THOMISTE

« cette oraison, je le trouvais si présenta mon âme, comme Ji(


« vue que j'avais de cette présence me semblait si claire, il m'élail
« absolument impossible d'en douter. Des gens qui n'étaient pils
« doctes me disaient qu'il s'y trouvait seulement par sa grâce.
« Persuadée du contraire, je ne pouvais nie rendre à leur senti-
« ment, et j'en avais de la peine. Un très savant, théologien do
« l'ordre du glorieux saint Dominique me tira de ce doute; il
« me dit que Dieu était réellement présent dans tous les êtres, el
« il m'expliqua de quelle manière il se communique à nous, ce
« qui me remplit de la plus vive consolation (L). »
Aussi, loin de se laisser arrêter parles difficultés soulevées par
Vasquez et les tenants de son opinion, l'immense majorité des
tliéologiens a reconnu et confessé que ce ne sont point seulement
les dons créés que Dieu nous communique, quand il verse en nous
la grâce sanctifiante, mais que le donateur .lui-même accompagne
ses: dons. Et saint Thomas, toujours si modéré dans ses appré-
' dations, ne craint pas de taxer d'erreur le sentiment contraire :

error dicentium Spiritum Sanctum non dari, sed e-jus dona{2); el il


enseigne comme une vérité théologiquement certaine, que, par
la grâce et avec la grâce, on reçoit en même temps le Saint-Esprit.,
qui devient ainsi l'hôte de notre âme. In ipso dono gratin'- gratum
facientis Spiritus Sanctus habetur, et inhabitai hominem (3);

Vil

Et de fait, l'Ecriture est tellement claire, tellement explicite,


tellement formelle sur ce point, dans une multitude de passages,
qu'il paraît impossible, sans faire violence au texte, de ne \>n*

(1) Vie de sainte Thcrhe écrite par elle-même, rliap. xvm; traduction du ./ï. P. il"' 1'
Bouix S. J.
(2) Summ. Theol., I, q. i'A, a. 3, ol>j. I».
i'.\) Ibid., in corp. art.
DIC L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 289

admettre la réalité de cette habitation. Ainsi quand l'apôtre saint


Paul, écrivant aux fidèles de Corinthe et de Rome, leur disait. :
«
i\e savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que
l'Esprit de Dieu habite en vous (1)? —- Ignorez-vous « que vos
«
membres sont le temple de l'Esprit-Saint, qui est en vous, que
« vous
tenez de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas (2)? —
«
Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, il n'est pas son vrai
.;<
disciple... Mais si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ
«
d'entre les morts, habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-
«
Christ rendra aussi la vie à Aros corps mortels à cause de son
«
Esprit qui habite en vous (3); » est-il possible à tout esprit non
prévenu, de ne pas reconnaître, dans les membres vivants de
Jésus-Christ, la présence réelle, effective, personnelle, de l'Esprit-
Saint, et de ne voir, dans cet Esprit qui est en nous, que nous
tenons de Dieu, et qui habite nos âmes devenues son temple,
rien autre chose que des dons créés? Mais si le grand apôtre avait
voulu réellement affirmer la présence substantielle de l'Esprit-
Saint dans les justes,'comment aurait-il pu s'exprimer d'une façon
plus nette et plus limpide? Et par contre, quel singulier langage
que le sien, si, en déclarant que nous sommes le temple de
l'EspritrSaint, qui est en nous, qui habite en nous, qui nous a été donné
par Dieu, il voulait simplement nous donner à entendre que Dieu
a déposé dans notre âme le don créé de la grâce ! Mais c'est à
Dieu qu'on élève un temple, et non à ses dons. De plus, une créa-
ture ne devient pas la maison de Dieu, parce qu'elle est ornée des
Ions divins, ou que Dieu opère en elle, mais bien
parce qu'elle
«l consacrée pour être vraiment la demeure et l'habitacle de la
divinité. Puis donc que rien ne nous oblige ici à donner aux
ternies scripturaires une signification violente et détournée, un
sens figuré que tout réprouve, ce serait aller contre les règles les
l'bis élémentaires de l'exégèse
que de ne point conserver aux

'h •( Nescilis quia templum Dei estis, el. Spiritus Dei habitat in vobis? » I. Gor.,
'", 1(i.
(-) « Nescilis quoniain membra vestra. templum sunt Spiritus Sancti, qui in vobis est,
'I110'» habelis
a Deo, et non estis vestri? » I. Cor. vi, 19,
'.^) «Si quis Spiritum Olu-isti
non habet, hic non estejus... quod si Spiritus ejus qui
MIS|itavit Jesum a morluis, babitat in vobis; qui suseitavit .Tesum Cbristum
a mortuis,
U|li<:abit et mortalia corpora voslra, propter inhabitantem Spiritum cjus in vobis.
"'"»• »
vin, g.].].
•290 REVUE THOMISTE

expressions qui indiquent la présence réelle de l'Esprit-Saint dans


les âmes justes, leur sens naturel et obvie.
De même, quand Notre-Seigneur promet à ses apôtres un
consolateur autre que lui, alium Paruclitum (1), l'Esprit de vérité
qui procède du Père, Spiritum veritatis qui a Pâtre procéda (2),
et qui doit rendre témoignage au Christ, Me testimonium perhibebit
de me (3), est-il possible de prendre ces paroles dans un sens
métonymique, et de n'y voir que la promesse du don de la grâce?
Mais la grâce n'est pas un consolateur; elle ne peut pas témoigner
en faveur de quelqu'un; elle ne procède pas du Père^ mais de
toute la sainte Trinité ; et si Ton veut en attribuer la collation à
une personne divine en vertu de là loi d'appropriation,' ce n'esl
pas au Père,mais à l'Esprit-Saint qu'il faut l'attribuer. Enfin, quand
après sa résurrection Jésus-Christ souffla sur les apôtres en leur
disant : « Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis à qui
« vous les remettrez; ils seront retenus à qui vous les retien-
« drez (4) » ; faudra-t-il ne voir là encore qu'une figure de langage?
Pour prévenir cette interprétation amoindrie des Ecritures, el
nous donner de sa mission invisible une notion plus exacte,
l'Esprit-Saint a pris la précaution de nous dire, par l'organe tle
l'apôtre, que, dans, l'oeuvre de notre justification, ce n'est point
seulement la grâce et la charité créée qu'il répand dans nos coeurs,
mais qu'il y vient lui-même en se donnant personnellement à
nous. Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanc-
tum qui datus est nobis (5). Impossible de s'y méprendre ou de ter-
giverser; le don créé est ici parfaitement distingué du donateur;
la charité est. répandue dans nos coeurs, l'Esprit-Saint nous esl
donné; l'un et l'autre nous sont communiqués. Aussi saint l'u»'
nous représente-t-il, à plusieurs reprises, l'Esprit-Saint comme
un sceau imprimé sur nos âmes, comme le gage de la gloire
céleste, ou mieux encore, comme les arrhes de notre béatitude (<);
(1) Joan. xiv, 16.
(2) Joan. xv, 26.
(3) Ibid.
.
(4) Joan. xx, 22-211.
(;3) Rom. v, b'.
(6) « In quo (Chrislo) et eredentes signati estis Spiritu promissions sanclo, <|"' °"
pignus (le grec porte appàêwv, les arrhes) bsereditatis. noslr,-o. » Eph. J, 13-11. ""
« Unxit nos Deus, qui et signavit nos, et dedit pignus Spiritus in cordibus nosli'is- "
Cor. i, 21-22.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 291

Sur quoi saint Augustin fait cette remarque : « Que sera « donc
Ja chose elle-même qui nous est promise, si le gage est si prô-

cieux? ou plutôt ce n'est pas un gage, ce sont des arrhes. Car le
((

<mge, donné en nantissement, se reprend quand la dette est


(,

payée, tandis que les arrhes, faisant partie de la chose promise


«
et. étant un commencement de paiement, ne se reprennent pas
,,
mais se complètent (1) ». C'est donc bien réellement la parole
«
même du Saint-Esprit qui vient en nous avec la grâce.

VIII

saints Pères ne sont ni moins affirmatifs, ni. moins clairs


Les
que l'Ecriture,pour enseigner que la mission proprement dite d'une
personne divine, nous parlons de la mission invisible, entraine,
en outré de la collation d'un don créé., Ja présence effective et
substantielle de cette personne. Ainsi saint Augustin, parlant de
l'effusion du Saint-Esprit qui eut lieu le jour de la Pentecôte,
s exprime delà manière suivante : L'Esprit-Saint vint donc en
«
(< ce:jour à ses fidèles, non plus par une simple opération ou une
,( grâce de visite, mais par la présence même de sa Majesté; et ce
" ueiut pas seulement l'arôme du parfum sacré, mais sa substance
" rnûnie qui s'écoula dans le vase de leurs coeurs (2) Que dire
».
(le plus formel et de plus gracieux
en même temps ?

) > Qualis res est, si pignus taie est. Nec pignus, sed arrlia dicendus est. Signus
(c

m "uando ponitur,
. quum fuerit res ipsa reddita, pignus aufertur. Arrlia autem de
"l >'e datur quas danda promittitur, ut, res quandoredditur, implealur quod dalum est,
"uileliir. » S. Auc.'de Verbis apost., serm. xm.
H « Allait ergo in bac dio fidelibus suis, non jam per gratiam visitationis et opcva-
' sct' per praisenliam Majestatis; atque in vasa non jam odor basalnii, sed ipsa
uiiia sacri defluxit unguenti. » S. AUG. serm. 18ÏJ, de Temp.
292 REVUE THOMISTE

Dans leurs controverses avec les Ariens et Les Macédoniens, les


saints Pères alléguaient, fréquemment l'habitation du Fils et du
Saint-Esprit dans les âmes comme une preuve manifeste de leur
divinité. Et la raison est assurément excellente ; car pour habiter
dans une âme, pour produire et conserver en elle Ja grâce sancti-
fiante, il est nécessaire de pénétrer dans l'essence même de celle
âme, ce qui est le propre de Ja divinité (1). Voici comment Didvmc
l'aveugle, ce docteur d'Alexandrie qui y voyait si clair dans les
choses de Dieu, proposait cet argument dans son traité jadis
fameux du Saint-Esprit, où, suivant l'expression de saint Jérôme,
les Latins ont puisé tout ce qu'ils ont dit sur cette matière : « ]\\
aurait de l'impiété à mettre le Saint-Esprit au rang des créatures.
« Un être créé n'habite pas dans un autre; les arts et les sciences,
« les vertus et les vices habitent en quelque manière en nous,
« mais comme des qualités accidentelles, et non comme des
« substances... Or c'est la propre substance du Saint-Esprit qui

«
habile dans les justes et qui les sanctifie, et il n'appartienl
« qu'aux trois personnes de La Trinité de pouvoir, par leur
« substance, pénétrer dans les âmes (2) M.
Et prévenant L'objection qu'on aurait pu lui faire, en opposant
à son sentiment Les paroles de L'Evangile où il est dit que Satan
entra dans le coeur de Judas: Post buccellam introivit in eum Sata-
nées (3), il répond que Satan y entra, non par sa substance, ce qui
n'appartient qu'à Dieu, mais par son opération, c'est-à-dire par
ses suggestions perfides et ses déceptions pleines de malice ('il

(1) « Operari aliquem clïectuni conlingil dupliciler : uno modo per modum principal1*
agentis; alio modo per" modum instrumenti. Primo quidem modo, soins Deus. opcralui'
interiorem effectum sacramenli : tuni quia solus Deus illabitur animai, in qua siicra-
nienti elïectus existil ; non autem potest aliquid immédiate operari ubi non est; luni q' 1 11,

gratia, qui» est intorior sacramenli elïectus, est a solo Deo. » S. Tu. Summ. Theot.W*
q. I.xiv, a. 1.
(2) «. Cum ergo Spiritus Sanctus, similiter ut Dater et Films, menleni el iiilori'11'0'"
bominem inbabitare doccalur, non dicam ineptum, sed impium est eum dicere crcul'i-
ram. Disciplinas quippe, virtutesdico et art os... et alTectns in animabus habitarc po**1'
bile est : non lamen ut substantivas, sed ut accidentes. Creatam vero naluram in *»"'"
babilarc impossibile esl... » DIUVMI.S, de Spirilu Sancto, n. 2ii.
(3) Joan. XIII, 27.
(4) « Introivit ergo Salamis, non secundum substanliam, sed secundum operalion01"'
quia introire in aliquem, im-.renla; liaiur.-c esl, ejus quai parlicipalur a pluribus... *°
ergo participations'nulmw, sivo subslanlue, implet quempiam diabobis, aul ejus "a"
lator elficilur, sed per l'raudulontiam et dnceptionem el malifiam liabitare in eo ci'i'"''
ipiem rcplevil. » DMIYM., de Spirilu Sanct., n. 61.
L'HABITATION nu SAINT-ESI'RIT DANS LLS ÂMES .H/STES 293
m-

/"csl Ja doctrine que devait embrasser et soutenir plus tard saint


lequel prouve, à la suite de Didyme. la divinité du Saint-
Thomas,
'psprit par le fait de son habitation dans les àmes(-t). Quant au
démon, il peut bien, il est vrai, pénétrer dans le corps, en mou-
voir les membres malgré la résistance de la volonté, agir sur les
et sur L'imagination et indirectement sur la volonté, comme
sens
voit dans les énergumènes; mais il île saurait envahir le
on le
fond de notre être, ni pénétrer, au moins directement, dans le
sanctuaire de l'intelligence et de la volonté; si donc il entre dans
le coeur de quelqu'un, ce n'est point par sa substance, mais par
les effets de sa malice : par les pensées mauvaises qu'il inspire,
les actes criminels qu'il suggère et qu'il ne réussit que trop sou-
vent à faire accomplir (2). C'est le privilège exclusif et inaliénable
de Dieu, la suite naturelle de son action créatrice et conservatrice,
la conséquence de son absolue souveraineté sur les esprits créés, de
pouvoir pénétrer, par sa substance, jusqu'au plus intime de leur
être pour le soutenir ;. et dans le sanctuaire de la volonté, pour la
faire agir à son gré, l'inclinant directement et immédiatement à
Ici ou tel acte, sans jamais lui faire violence (3),.conformément à
ces paroles de l'Ecriture :
Cor régis in manu Domini, quocumque
voluerit, inclina-bit illud (4). « Le coeur du roi est dans 1a main du
Seigneur, il l'inclinera où il voudra. »
Saint Cyrille d'Alexandrie consacre tout un dialogue à prouver
que l'Esprit-Saint habite en nous, et nous rend, par son union
I) « Si Spiritus Sanctus non est Dons, oportet quod sit ah'qua creatura. Planum est
«"l'eni quod non est creatura corporalis, nec etiam spiritualis: nulla enim creatura. spiri-
luali creatura; inlunditur, eum creatura non sit parlicipabilis, sed magis participans ;
s||n-ilus autem Sanctus inl'unditur Sanctorum nientibus, quasi ab eis participatus : le-
.-iliir enim Cliristus (eo) plenus fuisse, et eliam Apostob.Non csl ergo Spiritus Sanctus
'ivalnra, sed Deus. » S. Tn. lib.-IV. Contr. Cent. ca]i. xvn.
v-)« Sic ergo, eum ex proemissis auctoritatibusmultiplicitcr apparcat Spiritum Sanctum
:"J» osse creaturam, sed verum Deum, manifestum est quod non cogimur dicorc codeni
"!'"'° esse intelligendum quod Spiritus Sanctus mentes Sanctorum impleat et eos inlia-
'"lol, sicut. diabolus aliquos implore vel inhabilare dicitur. Ilabolur enim de Juda. ([uod
eum Satanas (Joan., xm, 27) : et clicit Pefrus,ut quidam libri
/«'*/ buccellam introivit in
'•nient : Anania, cur implevil Satanas cor tuum ? (Acl. v, 3). Cum enim diabolus creatura
"'' "en implel aliquem parlicipalione sui, neque potest menleni inbabitare sua parlici-
l'-iliimc vol per suam subslantiani, sed dicitur aliquos implore per efl'cclum sutu malilite ;
"" ° el Paulus dicit ad qucmdam : 0 plene omni dolo et omni fallacia, fili diaboli (Acl. xm,
,• Spiritus autem Sanctus, cum Deus sil, per suam subslantiani mentem inhabitat et
s'n P'U'ticipalione bonos l'acil; ipse est enim sua bonitas, cum sit Deus; quod de nulla
' 'c.iiura verum
esse possit. Net; lamen per hoc removetur quin per ell'ectum suai virlntis
^'nctoruin impleat mentes. S. Tn. lib. IV. Contr. Cent., ca]i. xvm.
»
•') S. Tn. Quosst disput., de voril:.,
q. xxu, a. S et 0.
C') Prov..
xxi, 1.
2!M REVUE THOMISTE

avec notre âme, participants de la nature divine. S'adressant à son


interlocuteur Hermias, il lui demande: « ISe dit-on pas que
« l'homme est fait à l'image de Dieu? — Sans aucun doute, ré-
« pond ïïermias.— Or, qui imprime en nous cette image, sinon
« l'Esprit-Saint? — Oui, mais ce n'est pas en tant que Dieu, c'est
« comme simple dispensateur de la grâce. — Alors, ce n'est, pas
« lui-même qui s'imprime comme un sceau sur notre âme; il se
« contente d'y graver la grâce ?
— C'est ce qu'il me semble. —-
]]

« faut alors appeler l'homme l'image de la grâce et non l'image


« de Dieu (1). »
Nous serions interminable, si nous voulions rapporter, même
sommairement, les innombrables passages où les saints Pères
établissent la réalité de l'habitation du Saint-Esprit dans nos
âmes; ils abondent sur ce point en comparaisons aussi gracieuses
que variées.
Suivant eux, l'Esprit-Saint est un parfum (l'Eglise dit: une
onction spirituelle, spiritalis unctio) dont les suaves et pénétrantes
émanations s'insinuent dans nos âmes pour les imprégner, les
transformer, les diviniser, et les rendre capables de répandre
autour d'elles Ja bonne odeur de Jésus-Christ : Christi bonus odor
sumus Deo {Il Cor. n, 15) (2).
C'est un sceau qui nous marque à l'effigie de Dieu, qui reforme
en nous l'image divine détériorée, sinon complètement effacée par
le péché, de même qu'un cachet imprime sa ressemblance sur la
cire qu'il presse (3). Ou plutôt : à l'instar de l'homme qui imprime

(1) A. Nonne ad imagineni Dei labricatum esse in terra liomincm dicimus ? — 13. Qmf
tlubitat ? — A. Quod autem iliviuam nobis imprimit imaginent et signaculi instar snpi"'-
muiidanam pulcliritudinem inscrit, nonne Spiritus est ? -— B. Al non tanquam De"*-
sed tanquam divina; gratins subminislrator. — A. Non ipse itaqtie in nobis, sed f'"'
ipsum gratia impriniitur ? — B. lia videtur. — A. Oporlct igitur imagineni gratin-, non
imagineni Dei vocari liomincm. » CYRIL. ALEX., dial. 7 de Trin.
(2) « Si aromatuni fragrantia propriam vini in vestes exprimit, cl ad se quodammu'l"
transformât ea, in quibus ines.t; quomodo non possit Spiritus Sanctus, qu'andoquidi'1"
Deo naturaliter exisl.it, divina; liai lira; participes illûs lacère per seipsuin in tpiil' 1"
ex
insil ? » CVIUL. Ai.rcx., lib. XI, in Joan. cap. n.
(3) « Signati estis Spiritupromissionis Sancto. Si Spirilu Sancto signati ad Deum vel" 1"
mamur, quomodo crit creatuni itl per.quod divina; cssentiic imago et inereala; n.'il'11'''
signa nobis inipriiiiuntur? Nequo enim Spiritus Sanctus, ])icloris instar, in nobis du' 1'
cssentiarii depingit, aliud quitlpiam ab illa existons; hoc motlo ad l'fl
nam ncqiie nos
similitudinem ducil ; sed quod ipse sit Deus et ex Deo procédai, in cordibus eoruin 'I 111

ipsum suscipiunl velut in ocra invisibiliter instar sigilli impriniitur, etnaturam suam pfl
communicalionem et siniililudineni sui ad archclvpi pulchrilutlincm depingil, D'i'l'"
imagineni homini restituit. » Cvnn.i.. Thésaurus, assertio xxxiv.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES
295

caractère de ses idées aux matières qu'iL façonne, l'Esprit-Saint,


de Dieu, s'imprime lui-même dans les âmes, avec cette
,e sceau
différence pourtant, que le caractère divin qui nous est commu-
niqué est vivant, et fait de nous les vivantes images de.la suhs-
lance divine (!) !

C'est un feu qui-nous pénètre, comme le feu naturel pénètre le


métal jusque dans ses plus intimes profondeurs et lui commu-
nique ses propriétés, son éclat, sa chaleur, son rayonnement,
sans toutefois changer sa nature (2).
C'est un or très pur qui dore pour ainsi dire les âmes, et les
rend souverainement belles aux yeux de Dieu et de ses anges (3).
C'est une lumière qui, tombant sur les âmes pures comme les
rayons du soleil sur un cristal transparent, Les rend elles-mêmes
lumineuses et capables de répandre autour d'elles la grâce et la
charité (4).
C'est un hôte plein de douceur,dulcis hospes animai, qui vient en
nous pour nous réjouir par sa présence, pour converser familière-
ment avec nous, nous incliner au bien, nous consoler dans nos
peines, nous enrichir de ses dons; niais un hôte qui, étant Dieu,

«Quod si hommes ail similitudinem informare materias ncqueunt aliter, nisi ideas
(1)
ipsoram participent: quomodo ad Dei similitudinem ascendat creatura, nisi divini cha-
i-îicloris sit particeps ? Divinus porro character non talis est, cujusmodi est liumanus,
sod vivens et verc existons imago, imaginis elïcctrix, qua oinnia qua; participant, ima-
gines Dei constituuntur. » S. BAS. lib. V, Contr. Eunom.
(2)« Sicut ferrum quod in medio igno jacet, ferri naturam non amisit, vehemenli tamen
'Jni igne conjunctione ignitum, quum universam ignis naturam acceperit,. et colore, et
C'iloro, et actione ad ignem transit; sic sanctee virtutes
ex coinmunione quam cum illt>
hïbout qui natura sanctus est:, per lotam suam subsistentiam accoptam et tpiasi innatani
S'.nctificationem habent. Diversitas vero ipsis a Spiritu Sancto hase est, quod Spiritus -
"iUura sanctitas est, illis vero participatione inest sanctiticatio. » S. BAS. lib. m,
Contr. Eu-nom.
» A.ccipe exemplum corporou'm, parvum quitlein et facile, sed utile simplicioribus. Si
'.S'iiispcr.i'erri crassitutlineni interius ponetrans, tolum illud ignem efficit, adeo ut quod
et'at frigidum, fiai: fervens, et quod nigruni erat, liât splendiduni; si igiiis, cum sit cor-
l'us, m ferri corpus subiens, obstanfe nullo agit : quid miraris, si Spiritus Sanctus in
'"Iiiiios anima; recessus ingreditur ? » S. Cvnii.. IIIEHOS. catech. 17.
\'V « Quod igitur nos, in terra, lîliorum gloria vol uti deaurat, hoc est Spiritus Sanc-
lus- » S. CYIUL. AI.IÎX., dialog. 7 de Trinit.
V>) « Spiritus
cum anima conjunclio non fil appropinquando secundum locum... Hic
018 qui ab omni sorde purgati sunt illucescens
per communioiiem cum ipso spirituales
'wldit; et quemadmodum corpora nitida ac pcllticida incidente eis radio flunl et ipsa
N'iendida, et alium fulgorem
ex sese profundunt; ila anima; qua; Spiritum in se habent
1 l'slranlurquo a Spiritu, fiunt et ipsa; sjjirilualos, el in alios gratiam emitlunt. » S. BASI
* Spiritu Sancto, cap. ix, n. 23.
296 REVUE THOMISTE

veut un temple pour demeure. Aussi consacre-t-il notre ânie »•


sa grâce, afin qu'elle devienne de la sorte un habitacle digne
lui (1).
Enfin, c'est Dieu donnant à notre âme une forme divine, ])je,
se faisant la vie de notre âme, comme l'âme elle-même est la vit
de notre chair; non pas sans doute que l'Esprit-Saint soit le prin-
cipe formel de. notre :vie surnaturelle, mais il en est la cause
efficiente et intérieure (2)..

IX

Devant une telle nuée de témoins, tantam habentes impositam


nubem testium (3), en face de témoignages si nombreux, si autori-
sés*, si explicites, est-il possible de contester encore le fait d'une
présence vraie, réelle, substantielle, de l'Esprit-Saint dans les
âmes sanctifiées par la grâce? Avec quel amour les fidèles des
premiers siècles embrassaient cette consolaute et précieuse vérité,
avec quelle foi et quelle intrépidité ils la confessaient au besoin
devant les tribunaux, l'histoire si touchante de sainte Lucie nous
le rappellerait au besoin.

(1) « Dam oh rem dii nuiicupamur, non gralia solum ad supcrnuluralcm gloriai"
ovecli, sed quod Deum juin in nobis liabitanlem atque diversantein habeamus, juxla
illud Proplielaj : Quia inhabitabo in ipsw, et inambidabo inter eos (Levil. xxvi, 12). Ali'X] 111

respondeant, quoeso, nobis. qui lanta pleni sunt inscitia, quomodo templa Dei similis,
juxla Paulum, inliabitanlem in nobis Spiritum habeiitos, nisi Spiritus sit nalura Deus. "
S. CVIUL. in Kvang. Joan, i, 9.
t<
Si templum Dei, ob illani Sancti Spiritus haliitatioiiem, vocemur, quis Spiril" 111

.
repudiare audeal, et a Dei substanlia rejicere, cum diserte hoc apostohis asseral, W"'
]ilum nos esse Dei, propter Spiritum Sanctum, qui in dignis habitat? » S. KnriiAN.
JJoeres. 74, n. 13.
(2) <( Qualenus Spiritus Sanctus vim habet perlicicndi rafionales crealuras absolvais
fastigium earuni perfectionis, forma; rationem habet. Nain qui jam non vivit secundn'1'
sed Spirilu Dei agitur, et tîlius Dei nominalur, et conformis imagini ï-^ïlii P''
carnem 1

factus est, spirilualis tlicitur. El: sicut. vis videndi in sano oculo, ila est operatio >f'
ritus in anima munda. » S. BASIL, de Spiritu Sanct. cap. xxvi, n. 61.
« Unde vivit euro tua? De anima tua. Unde vivit anima tua? De Deo Mm. ' "'''
quoique harum secundiini vitani suam vivat: caro enim sibi non est.vila, sed niiin|;l
carnis est vila: anima sibi non est.vita, sed Deus est aniniic vita. » S. Ai:is. serm. '^ <

cap. vi, n. 6.
(3) llcbr. xn, 1. '
DE L'HABITATION OU SAINT-ESPRIT 1>A.\S LES AMES JUSTES 297
,

ï/illustre vierge de Syracuse venait de faire distribuer aux pau-


,cS
la riche dot que sa mère avait mise en réserve pour son
a,.jage. Informé de cette conduite et outré de dépit, le jeune sei-
ffjieur
qui avait demandé sa main et auquel Lucie avait été fiancée
contre sa volonté, la dénonça comme chrétienne au préteur
Pasclnise. Celui-ci fit arrêter sur-le-champ la jeune vierge, et lors-
nu'elle comparut devant son tribunal, il n'épargna rien pour lui
persuader de renoncer à la religion chrétienne, qu'il appelait une
vainc superstition, et de sacrifier aux dieux. « Le vrai sacrifice

« que
nous devons offrir, lui répondit Lucie, c'est de visiter les
« veuves
et les orphelins, et d'assister les pauvres dans leurs-
besoins. Il y a trois ans que. j'offre ce sacrifice au Dieu vivant,
«

«
et il ne me reste plus qu'à me sacrifier moi-même comme une
«
victime qui est due à sa divine Majesté. — Dites cela aux chré-
«
tiens, répliqua Pasehase, et non pas à moi, qui suis obligé do.

«
garder les édits des empereurs mes maîtres. » Sainte Lucie lui
répondit avec une merveilleuse constance : « Vous gardez les lois
«
de ces princes, et moi celles de mon Dieu ; vous, craignez les
-.
« empereurs
de la terre, et moi Celui du ciel ; vous avez peur d'of-
«
fenser un homme, et moi je redoute le Roi immortel ; vous dés L

« rez plaire à vos maîtres, et moi à mon Créateur; ne pensez


« pas pouvoir me séparer de l'amour
de Jésus-Christ, —- Tous ces:
« discours finiront, dit le préteur impatienté, quand on en viendra

I « aux coups. —Les paroles, l'épartit la jeune et. iatrépide vierge,

« ne sauraient manquer à ceux à qui Jésus-Christ a dit : Lorsque

« vous serez traduit devant les rois et les présidents-, ne vous i-u-qmé-

« tezpas de ce que vous leur répondrez, ni de la manière- de le faire ,\

l!vous trouverez à l'heure même sur vos lèwes ce que vous aurez à: dire;
« car ce n est
pas vous qui varierez, mais le Saint-Espritparlera par
" votre bouche.
— Vous croyez donc que le Saint-Esprit est en
" vous?
— Ceux qui vivent pieusement et chastement sont le
" ieniple de L'Esprit-Saint. lié bien ! dit Pasehase, je vous ferai

" conduire dans lieu infâme, afin le Saint-Esprit
un que vous
" abandonne. —La violence extérieure faite
au corps n'ôte rien
" u 'a pureté de l'âme et si faites outrager, j'aurai ciel
; vous me au
"une double couronne... » On sait la fin de l'histoire et comment
le") par un miracle, sauva l'honneur de son épouse,
incluons donc, avecles théologiens elles saints, qu'une âme en
298 REVUE THOMISTE

état de grâce n'est pas seulement ornée d'un don créé et souv<;riu_
nement précieux, qui la rend parfici panle de la nature divine,niais
qu'ellepossède encore véritablement la présence du Sainl-Esprit.Lo
même instant physique la met en possession de ce double trésor-
toutefois, nous pouvons, à la suite de saint Thomas, distingue,,
entre la collation du don créé et celle du don incréé, une double
priorité de raison, suivant le genre de causalité auquel ils appar-
tiennent. Si nous-considérons la grâce comme une disposition
préalable, comme une préparation nécessaire à la venue de J'hôlc
divin, c'est elle qui nous est communiquée tout d'abord, caria
disposition précède naturellement la forme ou la perfection à
Laquelle elle prépare ; si, au contraire, nous considérons TEspril-
Saint comme l'auteur de la grâce et le terme auquel elle est or-
donnée, c'est Lui qui nous est donné Le premier. Et saint Thomas
ajoute : Et hoc est simpltciter esse prius (1). « C'est là la vraie prio-
rité. »
Enfin, c'est que ce qui met véritablement le comble aux divi-
nes libéralités, ce n'est pas seulement une fois clans la vie, à

l'heure solennelle de notre justification, que ' nous recevons le


Saint-Esprit, il y a encore mission invisible et donation de sa di-
vine personne à chaque nouveau progrès que nous faisons dans lu
vertu, à chaque accroissement de la grâce et de la charité: par
exemple,lorsque nous recevons les sacrements avec les dispositions
requises, ou que, sous l'influence de la grâce actuelle, nous pro-
duisons des actes de charité plus fervents ; lorsqu'un chrétien
renonce au siècle pour embrasser un état de perfection ou qu'il
,
affronte le martyre pour la défense de sa foi. Mais c'est surtout au
moment de son entrée dans le ciel et de sa prise de possession du
souverain bien, que l'âme reçoit une mission nouvelle de. l'Espril-
Saint, qui lui est donné alors, d'une manière inamissible, pow'

(!)« Ordo al i quorum secundum naturam potest ihiplicitcr considerari. Aut ON I1-'11'1''
rocipienlis vel materioe, et sic disposifio est prior quam id ad quod tlisponit; et sir ]"''
prius rccipinius doua Spiritus Sancti quam ipsum Spiritum, quia per ipsa doua rtn'i1!11' 1

Spirilui Sancto assimilamur. Aut ex parte agentis cl finis; et sic quod propinquin* °"
fini et agenfi dicitur esse prius : et i la per prius rccipinius Spiritum Sanctum 'I1'1""
flona ejus, quia el: Filins per ainoreni suum alia nobis donavit. Et hoc est simplicité' e-"~f
prius. » S. Tu. lib. I. Sent. disl. 14, q. II, a. 1, qna-st 1" 2, sol. 2.
DE L'HABITATION DU SAINT-ES1UUT DANS LES AMES JUSTES 299

.,|,.e
éternellement, avec le Père et le Fils, l'objet de sa béati-
tude(-l)-
; .
Comment faut-il entendre et expliquer cette présence spéciale,
^

:
.elle venue itérative de l'Esprit-Saint dans les âmes justes? C'est
qui fera l'objet d'un article ultérieur : qu'il nous suffise pour le
ce
moment d'avoir constaté le fait:
Une dernière question avant de clore le présent article. De quel
nom
faut-il appeler l'union établie par la grâce entre notre âme et
l'Esprit-Saint ? Est-ce une union substantielle, semblable à celle
qui existe entre notre corps et notre âme, où une simple union

par accident, analogue à celle qui existe entre le cavalier et sa mon-


ture, entre Je vase et la liqueur qu'il contient ? Pour écarter plus
efficacement l'erreur de ceux qui restreignent la mission d'une per-
sonne divine à la collation de dons créés, certains théologiens et
publicistes n'ont pas craint de donner au rapprochement que la
grâce établit entre le Saint-Esprit et l'âme juste le nom d'union
substantielle; mais cette locution doit être absolument mise de
côté comme inexacte et capable d'engendrer une idée fausse ; et si
le choix de vocables traduisant fidèlement la pensée doit être, en
toute circonstance, l'objet d'une sérieuse attention, c'est surtout
dans un ordre de questions si difficiles et si délicates, où tout est
de conséquence, qu'il importe d'éviter avec le plus grand soin les
expressions fausses ou incorrectes. Or, une union substantielle,
c'est, à parler rigoureusement, celle qui a pour terme une unité de
substance, soit que l'on prenne le mot de substance pour désigner
"ne nature substantielle, soit qu'on l'emploie pour signifier une-
personne ou un suppôt (2). L'homme nous fournit un exemple de
celle double unité substantielle : car de l'union du corps et de l'âme
'(''suite en lui une seule nature et une seule personne. En Jésus-
(-''linst, il
y a deux natures et une seule personne, parce que ces
deux natures n'ont qu'une subsistance, celle du Verbe qui,
en pre-
(') Secundum prolecluin virlulis aut augmciilnmgrali.-i; fit missio invisibilis...sed taiiien
«•.-luitium illud augmeiitum gratia; priooipuo missio invisibilis attenditur, quando aliquis
pfJli'Ul in aliquem novum acliim, vel novum statuin gratia-: ut puta
cum aliquis profîcil
11 H^liaiii niiraculoruni, aut prophelia:; vel in hoc tjuod ex fervore charitalis oxponit se
'lai'l.vrio, aut abrenuiitiat lus quoe possidel, aut quodeumque opus arduum aa-n-redilur.
»
'- ' "• Summ. Thi-ol. I, q. xi.m, a. G, ail 2. — « Ad beatos est facta missio in ipso principio
,Cllhl'"linis. » Ibid., ad 3.
'.-) Substantia dupliciter dicitur;
uno modo pro essentia sive natura; alio modo pro
'"Pl,|Kilo, sive hypostasi » S. Tn. Sunnn. Theol. 111, q. n, a. 6, ad 3.
300 KEVUE THOMISTE-'

nant la nature humaine, se Test unie substantiellement. Rien do


semblable entre notre âme et l'Esprit-Saint ; leur union ne sup-
prime ni la dualité des natures, ni la distinction des personne?
Gardons-nous donc de parler ici d'union -substantielle, et servons-
*
exclusivement des termes de\p>résence substantielle,d'habitation
nous
réelle et personnelle, qui ont l'avantage de traduire exactement la
doctrine de l'Ecriture et l'enseignement théoJogique ; ils disent
toute la vérité sans exposer le lecteur à des méprises dangereuses.

{A suivre.) Fr. BARTHÉLÉMY FP.OGET, 0. P.


LA MORALITE DE L'HYPNOTISME
{Suite)

Dans un de ses derniers numéros (1), la Civiltâ Cattolica annonce


que, l& Revue Thomiste ayant attaqué ses doctrines sur l'hypnose,
elle va répondre ; et de telle manière, elle l'espère du moins, que

«
tous les amateurs d'hypnotisme, qui ne sont pas peu nombreux,
se trouveront satisfaits, e con questa risposta speriamo di soddis-
fare a tutti i filoipnotici, che non sono pochi (2). » Voilà une nou-
velle qui m'a fait grand plaisir, et qui ne déplaira pas davantage à
nos lecteurs. C'est nous promettre, en effet, que la savante Revue
va reprendre la cause de l'Iiypnolisme; qu'elle nous apportera des
laits nouveaux, soumettra à une critique rigoureuse ceux qui
étaient déjà connus, revisera les arguments, précisera les notions,
déterminera la portée vraie et l'appréciation légitime des prin-
cipes, et enfin prouvera, jusqu'à l'évidence, qu'en aucun cas,
l'emploi de l'hypnotisme'* ne peut se justifier... à moins qu'il ne
1

ressorte, avec la même clarté, de toutes ces recherches, que l'hyp -


notisme, employé comme il peut et doit l'être, n'a rien de con-
damnable et rend parfois de précieux services. Dans un cas comme
dans l'autre nous serons tous satisfaits, puisque nous nous trou-
verons avoir plus de lumière et posséder une plus grande part de
'a vérité.
11n'est pas besoin de dire que je suivrai ces études qu'on nous
promet avec l'intérêt et l'attention qu'elles méritent, et que j'en
'e»'ai la critique à
mon tour, avec la liberté que commandent une
l'iicherchesincère et Les droits de la vérité, sans « libéralisme philo-
sopliique conciliateur à outrance (3) mais en même temps sans
»,
oublier jamais
ce qui est dû à une publication signalée par le
alcnL, la science, le dévouement et les services rendus à l'Eglise,
'e"e qu'est la Civiltâ Cattolica.

")
maiv.o 1896.
~>

iJ) P. 640.

" Liberalismo filosofico e concilialivo ». Civiltâ, loc. cit.


REVUE TIIOMISTE. — 4° ANNÉE. — 21
302 REVU 15 THOMISTE

En attendant, poursuivons notre thèse sur la moralité de


l'hypnotisme.
Contre ceux qui prétendent qu'il ne peut jamais être permis, jc
soutiens, on se le rappelle peut-être, que l'hypnotisme, réduit aux
seuls phénomènes produits par suggestion verbale, est permis
quelquefois, en supposant bien entendu qu'il n'est pas de prove- 1

nance diabolique, ce que nous démontrerons plus tard. Pour


justifier celte manière de voir, j'ai considéré l'hypnose en général
dans sa nature abstraite, et j'ai cru découvrir que l'hypnose ainsi
considérée, au point de vue de sa moralité spécifique, ne doit être
rangée ni dans la catégorie des actes bons ni dans Celle des actes
mauvais, mais compte parmi ces actes que les théologiens appel-
lent indifférents, el qui deviennent louables ou blâmables seule-
ment à cause du but pour lequel on les pose, ou des circonstances
diverses au milieu desquelles ils se produisent. Cette opinion, du
reste, je ne l'ai émise qu'avec la très grande réserve qui m'était
imposée par mon peu de lumières d'abord, et ensuite par la nou-
veauté et les difficultés du sujet : mais j'ai ajouté que cette théorie
fût-elle fausse, et la raison qu'elle me fournit, sans valeur, jc
n'en soutiendrais pas moins la thèse, parce qu'il reste à ma dispo-
sition une autre preuve à la fois plus sûre et plus facile.
C'est cette preuve qu'il me faut maintenant exposer.

Est-ce donc qu'un acte mauvais par nature peut jamais devenu'
permis?
Avant de répondre, je demande à nos lecteurs la permission de

leur mettre sous les yeux une page de saint Thomas, que je vais
traduire avec une scrupuleuse fidélité. Elle est empruntée à ce
précieux recueil d'opuscules que l'on appelait au moyen àg"
QEODLiiiETALEs QH/ESTIOJNES, et que nous intitulerions aujoui'd''""
MÉLANGES. La question traitée est celle de savoir : « si posséder «"

même temps, sans dispense, plusieurs prébendes qui n'ont ]'ilS

cliarge d'armes, est un péclié mortel (1) ». Après avoir Jal

remarquer qu'une telle question peut relever tout ensemble «"

droit divin positif, du droit naturel, du droit ecclésiastique, c


(1) Quodl.b. ix, art. 15.
LA MORALITÉ DÉ L'HYPNOTISME 303

1
serve que l'Ecriture sainte est muette ou pas suffisamment
]aire sur ce sujet, le saint Docteur entreprend de la discuter au
oint de vue du droit naturel, et le fait en ces termes :
En nous plaçant au point de vue du droit naturel, voici, à ce
«
flu'il semble, ce qu'on doit dire. Il existe entre les actes humains

une
grande différence. Quelques-uns, en effet, ont une difformité
oui leur est attachée inséparablement; ainsi la fornication, l'adul-
tère, et d'autres de ce genre qu'il ne p>eut jamais être bien de faire,
mmdoM enim sunt quas habent deformitatem inseparabiliter annexant,
nt fornicatio,. adulterium, et alia hujusmodi quai nullo modo berte
fieripossunt : posséder simultanément plusieurs bénéfices n'appar-
tient pas à cette catégorie; autrement l'on ne pourrait jamais
recevoir de dispense qui y autorise, ce que personne ne soutient.
U est d'autres actions qui de soi sont indifférentes au mal ou au
\ww,quai de se indifférentes sunt ad bonum vel malum, comme de
relever une paille, ou autre chose semblable : de ce nombre serait
posséder plusieurs prébendes, s'il faut en croire quelques-uns.
Mais cela est inadmissible. Car, avoir simultanément plusieurs
prébendes, cela renferme en soi plusieurs désordres, cum hoc quod
cstkd/cre plures praebendas, plurimas in se inordinationes contineat :
ainsi le prébende ne pourra desservir ces églises multiples dont il
pei'eoil les revenus, alors pourtant que ces revenus paraissent
avoir éié attachés à une église pour l'entretien de ceux qui la des-
servent effectivement; ainsi il. y aura perte pour le culte divin,
puisqn'iin seul y sera substitué à plusieurs; ainsi les fondateurs
seront frustrés dans leurs volontés, car ils ont doté les églises afin
jusli'inent d'assurer un nombre fixe d'hommes qui y servent Dieu;
ainsi encore l'inégalité est introduite, parce fait que l'un a plu-
sieurs bénéfices, et l'autre pas un seul; et beaucoup d'inconvé-
mciils do celte sorte qui. appai-aissent d'eux-mêmes, et midta alia
''uh'x'uodi quai de facilipatent. L'on ne saurait donc ranger parmi
'cstu-los indifférents celui de posséder plusieurs bénéfices beau-
:
Co,l!> moins
encore pourrait-on le compter parmi les actions qui
So"i bonnes
en soi comme de donner F aumône et autres sembla-
Jlps. "//de
non potest contineri inter indifférentes actiones : et multo
"an'/,-, /.trier
cas quai sunt secundum se bonse, ut clare eleemosynam, et
m'l"*i;<odi. Mais il y a certaines actions qui considérées d'une façon
^"'-portent en elles-mêmes une difformité et un désordre, et
304 REVUE THOMISTE

cependant sont faites bonnes par quelques circonstances suive,


nantes, sunt vero quaidam actiones quse absolute consideratoe defor-mi
tatem vel inordinationem quamdam important quce tamen aliquibus «y.
cumstantiis advenientibus bonai efficiuntur : ainsi tuer ou frapper un
homme imp>orte. en soi une certaine, difformité, in se deformitalar,
quamdam importât; mais si l'on ajoute que c'est un malfaiteur
et au nom de Injustice que l'on tue, que c'est un coupable el au
nom de la discipline que l'on frappe, il n'y aura plus de péché
mais un acte de vertu, non erit peccatum, sed virtuosum. C'est au
nombre de ces dernières actions, semble-t-il bien, qu'il faut met-
tre posséder simultanément plusieurs prébendes. Encore en elle!
qu'un tel acte renferme plusieurs désordres, cependant d'au 1res
circonstances peuvent survenir lui communiquant une; telle bonté
que ces désordres tombent à néant, tamen alise circumstantiiepossunl
supervenire ita honestantes actum, quodprajdictoe inordinationestotali-
ter evacuantur : comme si la nécessité des services d'un homme se
fait sentir dans plusieurs églises, utputa si sit nécessitas in pluribm
ecclesiis ejus obseqûio, s'il peut être plus utile à une église, même
absent, qu'un autre ne le serait, même présent, et autres motifs
semblables : et ainsi, ces conditions intervenant, l'intention d'ail-
leurs étant droite, il n'y aura pas péché, même sans dispense, si
l'on considère seulement le droit naturel, non erit peccatum, etiam
nulla disyiensatione interveniente, si consideretur tantumjus naturale. »

On le voit, saint Thomas est formel : il y a, selon lui, une dis-


tinction capitale à faire entre les actions qui sont mauvaises en soi,
in se, secundum se. Les unes sont si absolument mauvaises que
jamais elles ne peuvent devenir bonnes : le saint docteur nonnnela
fornication et l'adultère ; l'on peut ajouter le mensonge, la calom-
nie, le sacrilège, la haine de Dieu, le blasphème; d'autres, bien
que mauvaises en soi, ne le sont pas tellement que certaines cir-
constances ne puissent les rendre honnêtes et légitimes, « circimi-
stantioe honestantes actum », comme la nécessité et des avantages
compensateurs manifestes.
Il ne faudrait pas croire du reste que cette doctrine est partie""
lière à saint Thomas et à son Ecole. Duns Scot, enseignant (]uC
Dieu ne peut pas dispenser de tous les préceptes de la loi naïf
relie, mais peut dispenser raisonnablement, « rationabile est » <''
quelques-uns, « pour assurer un plus grand bien, 2iropter m«flS
LA MORALITÉ DE L'HYPNOTISME 305

! num
proveniens, ou pour prévenir un plus grand mal,proj)ter majus
,

rialum vitandum » (1), reconnaît par là même que tous les actes

défendus ne sont pas à un dQgré égal irrémédiablement mauvais :
cl
Richard de Middletown, lui aussi un maître de l'Ecole Francis-
caine (2),déclare,en se servant des mêmes paroles que saint Thomas,
qu'il est des actions telles qu'il n'est jamais bien de les faire, « in nullo
casupotestfieri bene », et d'autres qui, quoique défend ues en général,
deviennent permises en tel cas donné « potuit esse casus etfuit » (3).
j Suarez enseigne exactement la même doctrine, quand il traite de
: la loi naturelle, et affirme à son tour qu'il est telles actions défen-
! dues et condamnées en général par le droit de nature qui devien-

nenl licites par le concours de telles ou telles circonstances. Ainsi,


i pour citer ses propres exemples, la loi naturelle a beau défendre
i
au dépositaire de retenir, contre la volonté du propriétaire, le
;
dépôt qui lui a été confié, il pourra cependant et devra même le
retenir, si le dépôt rendu doit compromettre la sûreté de l'État :
de même, bien qu'elle défende de manquer à sa promesse, de
dévoiler un secret, de tuer, il se présente des cas où, de l'aveu de
lous, l'on peut et l'on doit tuer, faire des révélations, ne pas tenir
sa parole (4).
.
Là dessus les théologiens de toutes les écoles sont d'accord.
Si parfait et rassurant que soit un tel accord, la raison ne laisse
pas que de se demander comment on peut expliquer et justifier
pareil enseignement. Un acte mauvais en soi, spécifiquement, et
proscrit par la'loi naturelle, devenir bon et permis, cela, à pre-
mière vue, paraît plus qu'étrange. La moralité spécifique des actes
peut-elle changer? Va-t-il donc falloir introduire une sorte de
transformisme jusque dans la morale? La loi naturelle qui, comme
s°n nom-l'indique, est toute fondée sur l'essence des clioses, n'est-
l!'lo pas immuable, opposée à toute exception?
Qu'on se
rassure, les théologiens ont pensé à toutes ces diffi-
ni-lés, et les ont résolues. Avec leur doctrine,
nous n'aurons point
''ifhnetlre de transformisme en morale, et l'immutabilité de la
'0I naturelle
reste sauve.
^.i lisent, lib. IV. D. xxxm, q. 3. Hit; dicitur. cl; Ad argumenta.
'-) '« scolastique et les Traditions Franciscaines par le T. R. P. Prosper de Martimic,
MIS. ' '
)'vicliardus do Mediavilla in IV Sent. D. t|Ufcritiir tic 2° principali, II.
xxxm,
''
>

7Je Icgibus, lib.


II, cap. xm.
306 BEVUE THOMISTE

Suarez, que je citais tout à l'heure, est un de ceux qui le mon-


trent avec le plus d'évidence. Il remarque fort justement que foui
notre embarras, dans la question, vient de la généralité des for.
mules par lesquelles nous avons la coutume de traduire les pré.
ceptes de la loi naturelle : il ne faut point tuer, il ne faut point
livrer un secret, il ne faut point retenir un dépôt contre la volonté
du propriétaire, etc. ; puis il. ajoute, avec une subtilité de bon aloi :

« Il faut observer que la loi naturelle, qui n'est écrite ni sui-


des tablettes ni sur des parchemins, mais dans la raison,' n'est pas
toujours exprimée dans l'esprit en des termes aussi généraux et
aussi peu définis que ceux qui se trouvent sur nos lèvres ou dans
les livres. Ainsi, par exemple, la loi : qu'il faut rendre le dépôl,
n'est pas dans l'esprit d'une teneur aussi simple et aussi absolue;
elle y est proclamée, -mais avec restriction et circonspection : car
la raison prescrit de rendre le dépôt à celui qui le demande juste-
ment et raisonnablement, et à moins que la défense légitime de
l'Etat, d'un innocent, ou de sa propre personne, n'oblige à s'en
abstenir. Cette loi se formule ordinairement dans ces simples
mots : il faut rendre, le dépôt, parce que le reste est sous-entendu,
et que dans la formule d'une loi édictée de façon humaine il est
impossible de tout expliquer (1). »
Ainsi parle Suarez; et, après avoir fait observer que cette doc-
trine est celle même de saint Thomas (I" II" q. C, a. 8), il ajoute,
faisant sienne la théorie du saint Docteur que nous connaissons
déjà et qui sert de fondement à tout ce que nous venons de voir:
« c'est qu'il y aune distinction essentielle entre les préceptes (le

la loi de nature ; car les uns portent sur une matière qui ne souf-
fre ni changement ni restriction, comme est ce principe général ;

il ne faut p>as faire le mal, ou même tel précepte particulier comme


est celui-ci : « il ne faut pas mentir; d'autres s'appliquent à n"c

(1) Considerandum est legem naturalem, cum per se non sit'scripta in labn',:=> "
inembranis, sed in mentibus, non semper dictari in mente illis verbis goncrali)j||S *
indefinitis quibus a nobis ore proferlui-, vel scribitur, ut verbi gratia, lox île rciltK"
deposito, quatenus naturalis, non ita simplicitcr et absolute in mente judicatiir, *'"' '
limitatione et circumspectione : dictât enim ratio reddendum esse dcposilum ji"'c
rationabiliter petenli, vol nisi ratio defensionis justa, vel reipublicte, vel propi'1"-
innocîiitis obstet. Communiter antem solct illalex illis tantum verbis proferri, ?<?«'»''"
eit deposilum, qnia coetora subintelliguntur, nec in forma legis humano modo p"-
omnia tleclarari possunt. » 7'raclalus De Legibus, lib. II, cap. xm.
LA MORALITÉ OE L'HYPNOTISME 307

matière qui admet des changements ; et par suite ils comportent


des restrictions, et, dans un certain sens, des exceptions (1). »
:

Cette remarque faite et bien comprise, la difficulté disparaît et


lout s'explique. La moralité spécifique des actes ne change pas
tant que la matière sur laquelle ils s'exercent, leur objet, ne
change pas : si la moralité change, c'est que l'objet aura changé
[e premier. Soit l'action délibérée de tuer un homme, par
exemple : prise en soi, isolée de toute circonstance, cette action
de tuer pour tuer sera toujours et partout mauvaise; mais si le
bourreau tue un criminel condamné à mort par le juge, l'acte ne
sera plus mauvais, il sera bon ; c'est que, dans le premier cas, il
s'agissait d'enlever la vie simplement à un homme, et que,
dans le second, on l'enlève à un homme condamné el cri-
minel : les deux actes ne tombent pas sur une même matière :
en fait, si nous avons deux moralités différentes, nous avons aussi
deux objets différents : nous n'avons pas une transformation de
moralité dans un même acte se rapportant à un même objet,
comme notre doctrine le faisait craindre au premier abord.
L'on voit du même coup qu'elle respecte de tout point l'immu-
tabilité de la loi naturelle. On dit que la loi naturelle proscrivant
de retenir le bien d'autrui, elle le doit proscrire partout et tou-
jours : nous l'admettons et le proclamons nous-mêmes. Oui,
retenir le bien d'autrui, est partout et toujours défendu. Mais la
loi naturelle
ne défend point de retenir le bien d'autrui si, en le
rendant, nous faisons courir à un tiers, à l'Etat si l'on veut, un
grand danger : et voilà pourquoi, il sera permis de le retenir quel-
quefois, sans que la loi naturelle et la raison soient violées, ou doi-
vent souffrir même une exception proprement dite à leur défense.

explications données, nul de nos lecteurs ne s'étonnera plus,


Ces
je pense, de m'entendre affirmer que l'hypnotisme, fût-il mau-
vais en lui-même, dans sa nature spécifique, il ne s'ensuit
,
pas qu'il soit mauvais toujours, et toujours défendu. Je
1accorde, si l'on y tient, la loi naturelle, comme elle nous dit :

(')« Quaxlam proecepta versantur in materiâ quoe non recipil mulationem vel limita-
or>cm, ut est vel générale principium
non sunt facienda mata, vel interdum particularo
*coptum, ut non est menliendum ; alia vero sunt quce ex parte materice mutation.es reci-
''""possunl, et ideo limitationem, vel quasi.excepiionem admittunt. Ibid.
»
308 HEVUB THOMISTE

>t
lu ne tueras point » ; nous dit aussi : « tu n'hypnotiseras point
tu ne le feras point hypnotiser » ; il reste encore à savoir s'il nc
peut pas se rencontrer des circonstances où il sera permis d'hyp-
notiser, comme il s'en présente où il est permis de tuer.
Or, je soutiens que de telles circonstances se rencontrent.
Nous avons entendu saint Thomas enseigner que le môme,
personnage peut légitimement garder plusieurs prébendes à la
fois, quand la nécessité des églises le demande, quand il leur en
revient de grands avantages (1) : le saint Docteur écrit de même
qu'on peut tuer les malfaiteurs, quand le salut de la société et la
sécurité, des bons le réclament (2); en général, qu'une loi n'oblige
plus, dans le cas où son observation stricte aurait pour effet de
contrarier l'intention même du législateur qui est, avant tout, que
rien ne se fasse d'opposé à l'ordre, à la vertu et, par conséquent, à
la raison (3). Tous les théologiens et les philosophes tiennent le
même langage.
Eh bien ! je vais montrer qu'il se présente des cas où la néces-
sité impose de recourir à l'hypnotisme ; où les avantages théra-
peutiques de ce traitement surpassent à tel point les inconvé-
nients qu'il peut entraîner, que l'emploi en devient certainement
permis, et que le négliger serait déraisonnable autant que cruel.
Un jour de l'année Î892, une jeune femme du peuple se présen-
tait à M. Liégeois, l'éminent professeur de la Faculté de droit de
Nancy, pour lui demander s'il ne pourrait pas, en l'endormanl
comme elle avait entendu dire qu'il, endormait les gens, lui enlever
une vilaine idée qui la faisait bien souffrir, elle et tous les siens.
C'était le malheur qui lui avait donné cette idée, qu'elle n'aurai'
jamais eue sans cela... Et elle racontait satriste histoire :
Elle était fille d'un père-qui s'était volontairement noyé- ~~
Mariée de bonne heure, elle se voyait devant elle un bel avenir :

mais voilà que, quinze joursaprôsle mariage, son mari, viclimcd u"
affreux accidcnl, tombe dans la rivière, et meurt noyé lui aussi.
Dien grand fut son chagrin enfin elle put résister. Quel']" 0
temps plus tard elle se remariait à un mécanicien du chemin" 1'

fer : elle eut trois années d'une existence heureuse; mais bêlas-
(1) V. plus liant.
(2) Sum. theolog., II" M" q. G-5. a. 2.
(3) Ibid., I" II", q 100. a. S.
,
LA MORALITÉ DE L'JIYPNOTISME
309
.
bout de ce temps, une maladie venait lui enlever son second
nu
mari. — Pour le coup, c'était trop fort... Elle crut qu'elle ne pour-
rit plus jamais goûter aucun bonheur... elle fut envahie par la
Iristesse... perdit tout courage... devint incapable de s'occupera
rien... négligea tout, jusqu'aux soins de toilette les plus indispen-
sables, surtout se sentit prise par cette horrible idée de suicide,
qu'elle supplie M. Liégeois de lui enlever : car la pensée d'en finir
avec une vie si misérable, sans but, la poursuit partout; et elle
ne peut passer près d'une rivière sans que quelque chose de pres-
qu'irrésistible la pousse à s'y jeter... Elle a essayé de tout, mais
rien ne peut faire passer cela... ; ses parents ne vivent plus, car ils
craignent d'apprendre à chaque instant qu'elle s'est détruite... ; elle
sait que c'est mal, elle en est désolée, mais c'est plus fort
fju'ell e...
Emu d'un tel récit et voyant la médecine ordinaire impuissante,
M. Liégeois ne crut pas devoir repousser la prière de la malheu-
reuse femme. Il s'entendit avec M. le D 1' Liébault, et tous deux
convinrent de la soumettre au traitement hypnotique. Pendant
deux mois ils l'hypnotisèrent environ cinquante fois.
Le résultat du traitement fut celui qu'on va lire dans le compte-
rendu des deux opérateurs, que M. Liégeois a eu l'extrême obli-
geance de me communiquer ainsi que la lettre qui va suivre :
«Très rapidement la situation s'améliora d'une façon vraiment
remarquable. La jeune femme se sentit plus calme, son esprit
s'apaisa, son système nerveux fut moins excité ; elle reprit le goût
du travail, et eut de nouveau de sa personne les soins conve-
nables. —L'idée de mettre fin à ses jours, d'abord affaiblie et
atténuée, finit par disparaître entièrement.
— La femme X.,
.
chez laquelle, pourtant s'était peut-être manifestée une certaine
hérédité, finit par guérir complètement. En deux mois, sa santé

devint tellement meilleure qu'elle gagna, en poids, 8 kilog. 500. »
Après quatre ans passés sa. guérison se maintient; et à chaque
premier de l'an, la pauvre femme, qui a quitté Nancy pour, aller
aabiter Paris, écrit à ses deux bienfaiteurs, pour les rassurer sur
s°n état en même temps que pour leur réitéier l'expression de sa
l^'olonde reconnaissance. Mes lecteurs me sauront peut-être gré
1e 'eur mettre sous les yeux une de ces lettres, naïve et incorrecte,
lna's à laquelle je me ferais scrupule de rien changer :
310 REVUE THOMISTE

Paris, 26 décembre 1894.

Monsieur,
Je suis heureuse du jour de l'an afin de vous offrire mes voeux et: sou-
haits les plus sincères, car à vous Monsieur si bon vous ne pouvez vivi.f,
assez longtemps, pour répandre des bienfaits autour de vous, comme vous
en avez répandu dans ma famille par ma guérison.
Je ne puis assée vous remercier et vous dire combien je vous suis
reconnaissante au sujet de toujours cette vilaine maladie qui m'a fait tam
souffrire, et tous les miens aussi, depuis deux ans que je suis -guérie, je
n'ai plus rien ressentie, au contraire, je suis embellie et fraîche que toutes
les personnes qui m'entourent envient ma fraîcheur. On ne me donnerait
pas trente-huit ans et pourtant je les ai eu hier. A qui la grâce, à M. Lié-
geois et M. Liébault. A vous toute ma sympathie ettoute ma reconnaissance,
acceptez la d'un coeur qui vous aime sincèrement. Mon frère se joint à moi
pour vous exprimer ces plus tendres souhaits et vous jn'ésente ces respect
les plus humbles. Cette année, je serais plus heureuses que l'année qui
vient de s'écouler, j'aurai le bonheur de vous voir. J'irai à Nancy si rien
ne me survient et. sûrement j'irai vous revoir de grand coeur et vous
redire encore combien je suis contente d'être guérie et vous renouveler
mes remerciements les plus tendres.
Au revoir Monsieur, votre très humble et dévouée.
Vve T. Marie. V. 17 rue M. Paris.

Et l'on devrait admettre que cette femme en se faisant hypno-


tiser, dans l'affreuse situation où elle se trouvait, a posé un acte
immoral, et que MM. Liégeois et Liébault, en l'hypnotisant, oui
péché contre la loi naturelle?
Je déclare tout de suite que je n'en crois absolument rien.
Mais il faut juger le cas d'après les principes.

« Nul homme prudent ne peut consentir à une perte, s'il ne doil


trouver une compensation dans quelque bien égal ou supérieur à
celui dont il se prive (1) ». Tel est le principe que pose sain'
Thomas voulant résoudre la question : si l'homme en certaines
circonstances dont il parle, peut se permettre tel acte d'où suive h'
perte momentanée de l'usage de sa raison, « rationis jactttro
accidit ». Cela est permis, dit le saint docteur, si une comjH'""
(1) Nullus sapiens débet jacluram aliquam suslinero, nisi pro a.liqua récompensai""1"
alicujus sequalis vel melioris boni. Sum. theol. Supplem., q. 49, a. 1.
LA MORALITÉ HE L'HYPNOTISME 311

nation doit avoir lieu; autrement, non, « talis... electio non potest
esse
ordinata, nisi par recompensationem aliquorum (1) ». Puisque
nous avons un cas tout à fait analogue à résoudre, raisonnons
d'après le même principe. Cette femme obsédée par l'idée de sui-
cide, qu'a-t-elle perdu, en se faisant hypnotiser? Quel avantage
compensateur devait-il lui en revenir ?
Ce qu'elle a perdu, cela a été l'usage parfait de sa raison et de sa
liberté environ cinq heures par semaine, pendant deux mois.
C'a été encore la faculté, de rêver à sa guise pendant ce sommeil
artificiel de cinq heures. Car pendant tout ce temps, l'on n'a cessé
de représenter à son imagination cet acte de se jeter à Ja rivière
comme ce qu'il y a de plus horrible, de plus affreux, de plus
repoussant, et de lui répéter tout ce qui pouvait lui en inspirer en
effet l'horreur et créer en elle la répulsion,
En fait de dignité et de sécurité, elle n'a rien perdu. On ne perd
point de sa dignité quand on dort parce qu'on l'a voulu, et, comme
elle, avec un motif sérieux. On n'en perd pas davantage, quand,
au lieu d'abandonner son imagination à la capricieuse et humi-
liante fécondité de son délire, l'on prend avec réflexion et en toute
liberté, des mesures pour la soumettre à une règle et à une direc-
tion. En fait de sécurité, qu'avait-elle à craindre? Aujourd'hui
que l'on sait, par des expériences sans nombre, que l'hypnotisme,
employé'par des hommes habiles et opérant'dans l'unique but
d'être utiles à leur sujet, n'offre pas le moindre danger, et que,
d'autre part, MM. Liébault et Liégeois sont, dans ce domaine, deux
célébrités. Leur sphère d'action avait du reste été nettement cir-
conscrite par un engagement, un quasi-contrat, non pas seule-
ment tacite, mais explicite : « Vous m'enlèverez cette vilaine idée
(bt suicide, et
me direz ce qu'il faut pour cela, rien de plus » : et
une personne accompagnant la malade était là pour garantir l'exé-
cution fidèle de ce mandat restreint; car ces messieurs de Nancy se
'ont une loi de ne jamais hypnotiser sans témoins (2). Aucune perte
(lonc à enregistrer du côté de la sécurité, pas plus que de la dignité,
tout se réduit donc à la perte du plein usage de la raison et de
hi liberté pendant cinq heures environ
par semaine, durant deux

(') Ibid.
H V. BEAUNIS, BiinNiiEiM, •Ln'siiAUi.T, OEuvres, passim.
312 REVUE THOMISTE

mois. Il faut avouer qu'un tel dommage semble bien peu de chose
quand on songe que les gens bien portants qui, eux, n'ont pas ];i
santé à recouvrer, se permettent légitimement cinquante heures
de sommeil par semaine, c'est-à-dire perdent cinquante heures
par semaine, et cela pendant toute leur vie, l'usage de leur liberlr
et de leur raison.
Par contre, quels avantages nôtre malade n'a-t-elle pas Lrouvés
dans l'hypnose?
Elle a été délivrée de cette « vilaine idée » de suicide, de l'hor-
reur et des terreurs qu'elle lui inspirait, dû dégoût de la vie ; elle

a vu cesser l'angoisse des siens :


elle a pu reprendre le travail qui
la fait vivre; elle s'est ressaisie elle-même et a renoué ses rela-
tions avec ses connaissances et ses amis. Bien plus, elle a échappé
au danger, très sérieux, de perdre pour jamais la raison et la
liberté, parla folie, de perdre même tout ensemble la raison et la
vie, par le suicide.
On le voit, pour cette, femme, les avantages de l'hypnotisme
étaient incomparablement supérieurs aux inconvénients qu'il
pouvait présenter. Ces derniers étaient compensés bien au delà de
ce qui était nécessaire.
Donc, cette femme en se faisant hypnotiser, et MM. Liégeois el
Liébault en l'hypnotisant, ont agi raisonnablement, et posé un
acte de soi moralement bon.
.
Je pourrais m'en tenir à ce seul fait : car la thèse que j'ai entre-
pris de prouver est simplement celle-ci : Il est permis quelquefois
d'hypnotiser ; et nos lecteurs savent bien que, par le temps qui
court, ces affections nerveuses accompagnées de troubles psy-
chiques malheureusement ne soiit pas rares. Mais je crois utile
de faire ressortir au moins par quelques indications rapides, qu'il
n'y a pas qu'une seule catégorie de faits ou un seul principe pour
montrer que l'emploi de l'hypnotisme, en certains cas, est justifié.
Prenons donc cet axiome, invoqué souvent par les moralisies :

« De deux maux, il faut choisir le moindre », et rapprochons-le d 1'

quelques faits.
En voici deux tout d'abord, qui nous sont rapportés par M. .1. B^l-
boeuf, professeur à l'université de Liège, membre de la classe <!<*
sciences de l'Académie royale de Belgique :
On lui présenta un jour une jeune mère de famille alteii'' 1'
LA MORALITÉ 0E t'HYPNOTISME ' 313

depuis de longs mois d'obsessions meurtrières contre ses enfants.


Inutile d'insister sur l'horreur d'un pareil état. On l'avait éloignée
^ sa famille, fait soigner dans les asiles les plus recommandés.
hcs médecins l'avaient soumise à toutes sortes de régimes, prescrit
le bromure, etc., etc., les bains, les douches, le tout sans résul-
iat. « Médicaments, régime, éloignement, séjour dans les asiles
n'y avaient rien fait (d) », écrit M. Delboeuf. Et il ajoute : « en huit
jours de suggestion, je l'ai délivrée de cette torture indicible (2) ».
1
Le second fait concerne un jeune homme de dix-huit ans. Il
avait la manie du vol : et volait non pas seulement ses parents,
mais encore ses amis et ses condisciples, trouvant moyen de
dérober quelque chose partout où il était admis. Les humiliations,
les avanies de toutes sortes que lui attirait cette façon d'agir,
les inquiétudes que son avenir inspirait se devinent. L'on conjura
M. Delhoeuf d'essayer sur lui de l'hypnotisme. Le savant professeur

y consentit; et quelque temps après, parlant de ce jeune homme,


il pouvait écrire avec une légitime fierté : « Je l'ai guéri par
l'hypnotisme, et je l'ai sauvé d'un déshonneur qui, dans l'espèce,
aurait été immérité (3). »
Dans ces deux cas, où était le moindre mal?
Je laisserai nos lecteurs répondre, afin de venir vite à quelques
autres faits que je désire encore soumettre à leurs réflexions.
En voici un qui aura ceci au moins de piquant, d'être cité pour
la défense de l'hypnotisme, alors qu'il a été pour l'hypnotisme
un
échec. Je le raconte tel que je l'ai entendu de la bouche de M. le
Ur Ladame, le médecin liypnotistebieu connu de Genève. L'habile
opérateur avait consenti à traiter par l'hypnose un homme de bonne
'aniille adonné à la boisson. Ce malheureux, presque toujours ivre
(•'U dans un état voisin de l'ivresse, avait fini par compromettre

çiavement sa santé, son honneur, sans parler de sa fortune.


M. Eadame, beaucoup de patience et de savoir-faire, l'hypno-
avec
lisa un certain nombre de fois en lui donnant des suggestions
îlPpropriées ; et, au bout de quelques semaines, il s'était rendu
maître de la mauvaise habitude. Pendant environ deux années,
ancien buveur revenait de temps en temps se faire endormir et

'- 11'hypnotisme devant les Chambres Législatives Belges, p. 48.


(2) Ibid.
•*) Ibid.
314 REVUE THOMISTE

recevoir à nouveau la suggestion qui lui inspirait l'aversion pon.,.


l'alcool. H fut sobre et exemplaire trois années durant : niais il llc
persévéra pas davantage. Bientôt on le vil revenir peu à peu ;,
ses liabifudes d'intempérance, et tomber si bas que M. Ladanie
perdait tout espoir de le relever.
Yoilà bien un échec pour l'hypnotisme : il n'a pas procuré lu
guérison définitive. Malgré cela, j'ose encore poser la question:
Où était ici le moindre mal? Est-ce un moindre mal d'ètrehypno-
tisé cinquante heures, cent heures, si l'on veut, que de passer
trois années, une grande partie du temps, ivre? ivre, c'est-à-
dire, raison, liberté, dignité perdues, avec la désolation et la
misère dans la famille, le scandale donné à toute une population.
L'hypnotisme, ici encore, était certainement le moindre mal.
Mais où l'on ne pense même plus à poser de question, c'est
quand on entend raconter ce.que faisait le vénérable D Ozanam, 1'

le frère du grand chrétien et de l'illustre écrivain que l'on sait. Il


confiait à un ami, qui me l'a répété, que lorsqu'il lui arrivait, en
t
exerçan son art à Paris, de rencontrer des jeunes gens abiinés
dans le vice, au point d'avoir perdu toute énergie de réaction aussi
bien que tout sens moral, il les hypnotisait, et arrivait souvenl,
par ce moyen, à les ramener à une vie correcte au point de vue
des actes ; ce qui permettait ensuite de travailler avec succès à la
guérison du corps et à celle de l'âme.
Mais je ne parle que de désordres psychiques; je ne voudrais
pas laisser croire que l'hypnose n'a rien à faire dans le domaine
organique proprement dit. Entre mille guérisons (1) que l'on pour-
rai t citer, je choisis la suivante, dont j'emprunte le récit à M. Je
Dr Grossman, de Berlin :
« Le peintre KnôteL, un de nos illustrateurs les plus connus,
avant de se présenter à ma clinique (commencement de septembre
1894) souffrait, depuis trois ans, au poignet droit, d'une inllaw-
mation du périoste, occasionnée, croit-il, par ses travaux exces-
sifs de peinture. De bonne heure, il avait commencé un traitement
médical, mais sans succès. Les douleurs, dès le commenccmci''
très violentes, ne voulaient pas céder. L'enflure se produisit, cl 1"
main devint tellement contrefaite qu'elle refusa tout service, d
(I) M. le D 1' Grossman a écrit tout un livre sur les guérisons opérées par l'In-pao*
sous ce litre : « Die Bedeutung der hypnolischen suggestion als Jleilsmillel. Berlin, lSi)-4-
LA MORALITÉ DE L'HYPNOTISME 315

jinôtel dût s'essayer à peindre avec la main gauclie. Tous les


e
,eluèdes imaginables furent employés, les neuf derniers mois par
'-.

;
le professeur Sonnenburg, qui finit par lui mettre la main dans
i appareil immobilisateur, mais avec un résultai nul. —Quand il
un
jeI)t me
i trouver, son poignet est enflé et difforme. La pression,
Ï|es mouvements très limités qu'on lui imprime, provoquent de
douleurs que le patient, un homme fort et robuste, pousse
i (elles
•]cs hauts cris. Je l'endors sans peine. Je lui suggère qu'il n'a plus
j de
douleurs, que son poignet est assez libre pour peindre. La sug-
| ..-cslion réussit, et soit pendant le sommeil soit après, quelques
i mouvements de la main deviennent possibles. Bientôt elle peut

l dessiner quelques traits à la plume. L'amélioration se poursuit,


encore que l'enflure persiste. Après huit jours, le malade est con-
gédié comme guéri : je lui renouvelle seulement, pendant quelque
temps, la suggestion, pour prévenir une rechute. Jusqu'à ce jour,
(juillet 1895) la guérison se maintient, et Ivnôtel peint avec sa
main droite, aussi bien qu'il le lit jamais. (Observé en collabora-
tion avec Freudenberg, Romberg, Wegner (1) ».
Je ne sais ce qu'en penseront nos lecteurs, mais, là encore, je
ne puis arriver à comprendre que MM. Grossman et Knôtel, en
agissant comme il vient d'être rapporté, aient péché contre la loi
naturelle.
dernier trait. Il y a quelques mois, je revenais, en chemin
Un
de fer, de Zurich; et, pour utiliser mon temps, je lisais la nou-
velle éd i lion (3e) que M. Forel venait de publier de son livre Der
hjpriolismus. Dans le compartiment où j'étais, se trouvaient seule-
ment deux voyageurs. Au bout d'un certain temps, l'un d'eux
m'adressa la parole en ces termes : « Vous lisez Jà un livre, mon-
sieur, qui nous intéresse, car mon collègue et moi nous sommes
médecins et professeurs : (Ces messieurs sont en effet professeurs
dans une des facultés de médecine les plus célèbres d'Europe; celui
f|ui parlait de la sorte est professeur de chirurgie) et, à l'occasion,
nous employons volontiers l'hypnotisme. Tout récemment même,
'a semaine dernière, il m'a rendu un bon service. J'avais une opé-
ration très sérieuse à faire, sur une personne fort délicate. La fai-
blesse extrême du sujelrendait l'emploi du chloroforme périlleux
:

t 1) Zcitschrift fur hypnotismus, 1895, p. 259, fal). III.


310 REVUE THOMISTE

je résolus de tenter l'hypnotisation. Je m'assurai, au préalable


que la personne était suffisamment suggestible, et, pour l'opérer
je l'endormis, en lui suggérant qu'elle ne ressentirait pas la
moindre douleur. Tout réussit à souhait : l'opération dura vingi
minutes, et, pendant comme après, la malade s'est très bien com-
portée. »
Hypnotisalion, ou mort très probable.
Dans une telle extrémité, que dit la loi naturelle ? Que dit la
raison ?

Si je ne m'abuse, les faits que je viens de rapporter autorisent à


dire que l'hypnotisme n'est pas toujours défendu, mais qu'il est
permis quelquefois.
Si donc l'on vient à démontrer que l'hypnose, considérée en elle-
même et abstraction faite des circonstances, est mauvaise en soi
et condamnée parla raison, nous nous rappellerons cette doctrine
et ce texte de saint Thomas : « Quelquefois une simple circon-
stance introduit dans l'objet de l'acte humain, au regard de larai-
son, une différence essentielle,' et donne à cet acte une nouvelle
espèce : (1) » et nous dirons que, en certains cas, l'hypnose esl
légitimée et justifiée par les circonstances.
Mais tout ce que je viens d'établir ne nous avancera pas beau-
coup, si l'hypnotisme, comme les adversaires le soutiennent,
est de provenance diabolique.
Le moment est donc venu de prouver qu'il s'explique par des
causes naturelles : et c'est ce. que je ferai prochainement, s'il plaîl
à Dieu, en proposant latliéorie psychologique de l'hypnose.

Fr. M.-Tti. COCONNIKB, 0. P.

(1) « Quandoque circunistantia suimlur ut dilïerenlia essentialis objecti, socuiiJ'1" 1

quod ad rationem comparatur, et tum potest dare speciem actui morali ». Sum. Z'"'<"'
l« II»'-, q. 18 a, 5 ad 4.
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE

LQ, litre inscrit en tête de ces lignes en délimite l'objet et le


bul. Elles n'ont point la prétention d'apporter une solution-ou
des solutions, immédiatement pratiques aux multiples problèmes
soulevés par la question si débattue et si complexe du juste
salaire. On y chercherait vainement aussi une étude économique
sur ce difficile sujet. Notre but n'est point de définir les lois qui
î-po-issent en fait la fixation et les fluctuations du salaire, de déter-
miner quel salaire répond aux besoins du travailleur, aux néces-
sités de la classe ouvrière, intéresse le bien-être du corps social
tout entier : c'est là l'objet de la science économique. Nous nous
plaçons exclusivement au point de vue de la justice et du droit.
Celle remarque ne sera peut-être pas inutile dès le début de notre
travail, afin de prévenir tout malentendu, et pour orienter notre
marche. Autre chose ce qui est expédient pour la prospérité tem-
porelle de la société et de ses membres, autre.chose ce qui est
ordonné, permis ou défendu par la stricte justice. C'est sous ce
deuxième aspect seulement que nous envisagerons la question.
Nous nous sommes proposé dé rédiger un essai de théorie géné-
rale, ou si on le veut bien, de métaphysique, sur la justice du
salaire. Malgré le caractère abstrait des spéculations qui vont
'«ivre, nous espérons qu'ejles ne seront pas dépourvues d'utilité
-Terne pratique. Car les principes généraux fermement posés et
clairement élucidés, ne doivent-ils pas constamment guider la
recherche des solutions particulières dans le domaine de la
pratique, comme dans celui de la théorie ? On ne trouvera du
'este dans notre élude ni polémique, ni controverse, ni discussion
P'oprenient dite, mais la simple exposition brève et sobre de
principes empruntés, comme déraison, à saint Thomas, dans sa
-oinine théologique, et des conséquences prochaines qui nous
semblent découler de principes. Puissions-nous,
ces en suivant
C(i'lc méthode, éclairer certains côtés
encore obscurs de celle dif-
Cllc et laborieuse question !

IlEVUE THOMISTE.
— 4e ANNÉE.
— 22
318 REVUE THOMISTE

Le salaire est, d'après une définition de saint Thomas : recom


pensatio mercedis débitée jjro servitio impenso (1). C'est le prix qui
est dû en récompense du travail quand celui-ci est mis au service
d'autrui. Le juste salaire dont nous parlons, d'api es le cadre qne
nous nous sommes tracé, n'est point précisément celui qui, con-
ciliant dans la mesure du possible les intérêts du travailleur et
du patron, permet à l'industrie de vivre et de prospérer, et sert
au bien-être matériel de la société ; c'est, comme l'indique le mol
celui qui est conforme à la justice proprement dite ; auquel le
travailleur a un droit rigoureux ; qui doit lui-être payé, s'il
l'exige, et ne peut lui. être refusé ou soustrait sans violation de la
justice à son détriment; c'est d'autre part également celui qui
n'excède pas la dette contractée par le patron à raison du travail
effectué pour lui et dont il bénéficie. Forcer un ouvrier à se con-
tenter d'un salaire insuffisant eu égard à son travail, ou forcer un
patron à donner un salaire excessif en récompense du travail
perçu, c'est dans les deux cas une injustice pareille ; dans le pre-
mier cas, le salaire est injuste par insuffisance; dans le second cas
il l'est par excès.
.
Or d'après une très ancienne distinction déjà formulée par
Aristote, reprise par saint Thomas, adoptée par toute l'école, el
qui repose sur la nature des choses, il y a deux espèces de justice
à garder envers les particuliers, deux espèces de justice particu-
lière, comme s'exprime saint Thomas : il y a la justice que les
particuliers doivent observer entre eux dans leurs relations mu-
tuelles et qui s'appelle jwsft'ce eommutative,.el il y a la justice que
la société ou communauté est tenue de garder envers ses membres
les particuliers, et qui se nomme justice distributive (2).
Nous croyons que pour donner, même en théorie, une solulioi'
quelque peu complète et adéquate à la question du juste salaire,
il est nécessaire de l'envisager et de l'étudier au point de vue oc
cette double justice. On conçoit en effet la possibilité que, h"1'
vailleur et patron, en consentant librement et valahlenici'''
chacun pour sa part, à un certain salaire, soient en règle avec la
justice entre eux,'et que cependant ce salaire constitue une int'l1"'6
sociale. Dans ce cas, le salaire serait juste devant la justice co»1'

(1) II. II" q. LVII, a. 1, c.


(2) II. II" q. LXI, a. 1, o.
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 319

mutative et injuste devant la justice distributive, comme aussi


l'inverse pourrait se produire. Les développements qui vont suivre
achèveront de préciser le sens et la portée de cette distinction.
i\Tous nous proposons donc d'examiner la question du juste
salaire et d'essayer de la résoudre, en théorie, et dans ses grandes
lieues d'abord au point de vue de la justice commulative, puis au
point de vue de la justice distributive.

I. LA QUESTION DU JUSTE SALAIRE AU POINT UE VUE

UE LA JUSTICE COMMUTATIVE.

Gomme nous venons de l'écrire, la justice commutative est


celle qui règle les rapports mutuels des membres de la société. .

Elle est ainsi appelée parce que les actes auquels elle commande
ou préside, sont des. échanges, des commutations, ou sont soumis
à la loi des échanges.Son médium,comme disaient les scolastiques,
c'est-à-dire le juste milieu, l'exacte mesure qu'il faut atteindre
et ne point dépasser pour la réaliser, c'est l'égalité, l'égalité ma-
thématique (1). Chacune des deux parties intéressées doit recevoir
autant qu'il lui est dû, autant qu'elle a donné, cédé, ou autant
qu'il lui a-été ôté. Si contre sa volonté elle reçoit, moins, ou si elle
est forcée de donner plus qu'elle ne reçoit, elle est lésée dans son
droit, la justice commutative est violée à son préjudice. Si elle y
consent librement, d'un consentement dont rien ne vicie la
iberlé, la justice est rétablie par un acte de libéralité qui dépla-
çant les droits, restaure l'équilibre.
La question du juste salaire, de l'aveu de tout le monde, est
éminemment une question de justice commulative. Deux membres
do la société, deux particuliers (individus
ou collections d'indi-
vidus), le patron et le travailleur, sont en présence et font un
(-'cnange. Chacun d'eux donne du sien, et veut recevoir en retour,
ouvrier donne son travail et a droit à un juste salaire ; le patron
donne le salaire et droit à
a un juste travail. Ce sont bien là tous

\'l Accipitur médium in commulàtionis justifia secundum utilhmelicum proporlionem.


l"'>
ll- '.xi, 4. 2.
.320 REVUE THOMISTE

les éléments d'un contrat bilatéral et commulatif. L'action (|e


payer un salaire en échange du travail est si évidemment un acte
de justice au sens le plus rigoureux du mot, qu'elle s'est olïerlcà
saint Thomas comme exemple typique réalisant le juste, obie|
propre de la justice. » On appelle juste en notre acte, dit-il, Ce
qui répond à autrui selon une certaine égalité j^wto ?'ecompensatio
mercedis debitoe pro servitio impenso (1).

La justice commutative ne se borne pas à autoriser la percep-


tion du salaire et à en prescrire le payement, elle en règle encore
la quantité. En d'autres termes, pour être juste il ne suffit pas que
le salaire soit, il lui faut atteindre et ne point dépasser une cer-
taine mesure. Nous avons déjà remarqué.qu'il peut être injuste
par insuffisance ou par excès. De là le problème capital dans
lequel se résume toute la question du juste salaire, le problème
du critérium. A quel signe, d'après quelle norme doit-on juger
qu'une quantité de salaire n'est ni trop faible ni. trop élevée, ne
blesse ni les droits de l'ouvrier, ni ceux du patron? C'est-à-dire,
pour nous servir du terme reçu, quel est, au point de vue de la
justice commutative, le critérium propre, et dans cet ordre de
choses, le critérium suprême du juste salaire Il nous semble que
!

la réponse est déjà tout indiquée par les principes et les'défini-


tions qui précèdent. Ce critérium doit évidemment coïncider avec
le médium même de la justice commutative : c'est celte juste
mesure qu'il faut atteindre pour réaliser la justice ; c'est Yéyatit-cnn
principeabsolueet mathématique — en pratiqueseulemenlapproxi-
mative — entre le travail et le salaire, entre la valeur de l'un el
celle de l'autre. Le patron et l'ouvrier font un échange ; or, ce qui
rend tout échange juste en lui-même, c'est l'égalité, ce qui l|!
rend injuste c'est l'inégalilé. L'ouvrier a donc le droit de deman-
der un salaire équivalant à la valeur de son travail, et le patron
en soldant ce salaire satisfait de ce chef à la justice commulyl|VC
tout entière. 11 lui est sans doute loisible d'accorder au travaille" 1'

une rétribution dépassant La valeur du travail fourni par celui-ci;

mais en le faisant il ajoute au salaire proprement dit une grain''


cation, il unit un acte de libéralité à l'accomplissement de lu

(i) II. II*C, q. LVII, a 1.


THÉORIE OU JUSTE SALAIRE 321

' islice commulative. Il en va de même de l'ouvrier qui consen-


'•
| aj|; librement et sans compensation à se contenter d'un salaire
! -pférieur à la valeur de son travail ; il ferait un acte de libéralité

\ profit de son patron. De part et d'autre, il y aurait un acte


:
étranger et supérieur à la justice commutative. Celle-ci en effet ne
!
.,urait exiger du patron un salaire supérieur à la valeur du travail
!
effectué pour lui, ni obliger l'ouvrier à fournir un travail d'une
valeur certainement supérieure au salaire qui en est le prix.
Le prétendre, comme il est aisé de le voir, serait une vraie
contradiction dans les termes ; ce serait dire, contrairement à la
définition universellement admise, et rappelée ci-dessus, que la
justice commutative demande, pour être réalisée, l'inégalité dans
les échanges, qu'une pprlion de vrai salaire n'est pas récompensa-
it mercadis pro servitio impemo, n'a pas la. nature du salaire. Dans
la rigueur des termes, le salaire étant le prix du travail, toute ad-
dition faite à ce juste prix, n'est plus, à proprement parler, un
salaire, ni une portion de salaire ; elle mérite un autre nom sui-
vant la cause, variable qui en est le motif déterminant.
Une semble clone pas qu'il y ait de doute possible, pour peu
qu'on ne veuille pas perdre de vue les principes posés et le vrai
sens des mots ; le critérium propre et intrinsèque du juste salaire,
au point de vue de la justice commutative, c'est l'élément formel
cl constitutif de la justice d'un acte commulatif, en soi ; c'est dans
la mesure où il peut être connu, constaté, estimé, atteint, le
K&B même de la justice commutative, l'égalité clati et accepti,
l'égalité de valeur entre le salaire et le travail.
Nous n'affirmons pas que ce critérium soit toujours d'une ap-
plication facile mais cela n'ôte rien à la vérité absolue et théo-
;
l'ique du principe, la seule chose qui nous importe jusqu'ici.

Le juste salaire est donc celui qui égale la valeur du travail.


ais alors la question qui se pose d'elle-même est celle-ci : quelle
est la valeur du travail? Nous trouvons ainsi
sur notre route le
problème de la valeur, qui tient si grande place dans la ques-
une
'°n économique et sociale. Avant de l'aborder, nous renouvel-
'loi's la remarque inscrite au début de ce travail. Nous laissons
' lx économistes l'étude de la valeur contingente des objets, la
lerelie des lois et des faits qui légitimement ou illégitimement,
322 REVUE THOMISTE

l'établissent et la font osciller. Il ne s'agit pas pour nous de 1;|


valeur attribuée en fait au travail ou à tout autre bien appré-
ciable et échangeable, mais de celle qui découle de la nature des
choses ; non delà valeur qui est, mais de celle qui doit être. Nous
nous plaçons au point de Arue exclusif de la justice. Cette distinc-
tion entre le côté moral et le côté politique et économique de la
question sociale et de ses dépendances, nous semble essentielle
et ne peut être négligée sans confusions préjudiciables.
Que peut donc valoir en principe le travail de l'homme? Si
le travail se payait toujours en travail, il suffirait de répondre
qu'une quantité déterminée d'un travail humain vaut une quan-
tité égale d'un travail semblable. Mais c'est par exception que
le salaire du travail revêt cette forme primitive et patriarcale
d'un échange en nature. Il est communément soldé jén biens
réels, et surtout, comme les autres biens échangeables, payé
en numéraire. De là la nécessité d'établir une comparaison, une
équation entre ces deux choses en apparence si disparates,
travail humain et numéraire ou tout autre bien évaluable en
numéraire, afin de réaliser ce que dit saint Thomas : oportet
secundum quamdam proportionalem commensurationem adoeqmri
passionem actioni in commutationibus : acl quod inventa sunt numis-
mata (1). En d'autres termes il faut faire rentrer la valeur du
travail dans le système général des autres valeurs, afin que le
salaire perçu, passio, soit égal au travail donné, actio, el, que
l'un et l'autre puisse répondre à une commune mesure, ad
quod inventa sunt numismaia.
En premier lieu ne pourrait-on pas supposer que le travail
humain possède une valeur intrinsèque et absolue, lui venant
de la dignité de son origine humaine, et que cette valeur est
le principe et la mesure de celle qui est attribuée aux autres
biens? Dans cette hypothèse le travail de l'homme serait par
lui-même la vraie et seule unité de valeur, représentée par 1°
numéraire lui-môme, et. tout le prix qu'aurait une chose se-
rait la résultante du travail humain dépensé à la produire cl
l'élaborer, à l'occuper, et qui y est en quelque sorte accumulé;
emmagasiné, « cristallisé». Théorie séduisante comme toutes

(i) II. II", q. I.XI, a. 4, c.


THÉORIE nu JUSTE SALAIRE 323

neS qui placent dans l'homme le principe et la mesure de vé-


f ,•,£ oU de bonté que l'on découvre dans les choses, sorte de
| ..p,jeclivisme malheureusement aussi peu vrai, aussi peu fondé
f joutes les autres formes de subjectivisme. Le travail hu-
e
I main aassurément comme tel une valeur morale transcendante
| uj ennoblit aux yeux du philosophe, et plus encore du penseur
i chrétien, toute portion de matière où il a laissé son empreinte.
Mais ce n'est pas de cette valeur qu'il s'agit dans la question
i
s présente. Il s'agit de la valeur économique, commerciale, vé-
I ]]a]e; objet du droit de propriété, de cette valeur que saint
*t Thomas définit : « quantitas rei quaj in usum hominis venit (et)
f mensuratur secundum pretiu??i clatum : ad quod est inventum numis-
| ma (I). La quantité d'une chose qui sert à l'usage de l'homme,
| s'évaluant par le prix qu'on en donne et qu'on exprime en nu-
| méraire. Le fondement de cette valeur n'est point précisément sa
| valeur ontologique, mais son utilité pour l'homme. Saint Tho-
I
mas exprime cette vérité en des termes dont l'énergie ne serait
\
pas éloignée de choquer nos oreilles modernes : « Le prix des
' choses vénales, dit-il, ne se considère point selon le degré de
leur nature, puisque parfois un cheval se vend jilus cher qu'un
esclave ; mais on le considère suivant que la chose sert aux
besoins de l'homme (2). » Faisons abstraction de l'hypothèse
esclavagiste, dans laquelle saint Thomas se place résolument,
et. tout en restant dans le même ordre d'idées, comparons sim-
plement, ce qui reviendra au même dans la question pré-

sente, — la journée de travail du cheval et celle de l'homme :
«I nous
pourrons constater, nous aussi, que souvent le travail
dupremier est plus rémunéré, que celui du second ; on lui
attribue une valeur supérieure, et il ne vient à l'idée de per-
sonne de contester sérieusement la justice de cette appréciation.
ourquoi ? Parce que la dignité morale, la supériorité ontolo-
gique du travail humain n'est pas en cause ; elle n'en constitue
l'as la valeur vénale à laquelle répond le salaire ; celle-ci résulte
<lc futilité,
nous dirions qu'elle est fonction de cette utilité :
Wtswcratur secundum quod res in usum hominis venit.

(OW-U-, ï,c.
q. 1.XXVH, a.
JI- H:'",
'^1 q. I.XXVH, a. 2, ad 3.
324 REVUE THOMISTE

De cette manière la valeur du travail est de même nnlur0


que celle des autres choses sur lesquelles l'homme peut acqué-
rir, avoir et exercer un droit de propriété. Ou la peut ran.
porter à là même commune mesure, on la peut, également évaluer
en numéraire.

La notion de valeur entendue au sens propre et réel, si on


en fait l'analyse, se ramène à l'idée très universelle de bonté;
le langage usuel ne s'y est pas mépris lorsqu'il a désigné du
nom de biens toutes les choses auxquelles on reconnaît de lu
valeur. Ce sont des choses qui. ont en elles-mêmes une spé-
ciale bonté. Et cette bonté est cause qu'il est naturel à l'homme
de les vouloir posséder, d'une volonté, d'un désir plus ou moins
intense, suivant.la quantité de bien qu'il y découvre. Et quelle
est. là cause formelle, le constitutif intrinsèque de cette bonté spé-
ciale appelée la valeur? Nous avons entendu saint Thomas nous
le dire, dans une de ces courtes sentences tombées incidemment
de sa plume, qui pendant des siècles ont pu rester inaperçues.
mais qui, l'heure venue, projette une vive et décisive lumière
sur les nouveaux problèmes soulevés parla marche des temps:
cette cause, qui est du reste la base du droit naturel de propriété,
c'est l'utilité ou à plus forte raison la nécessité, res qui in usum ho-
minis venit. L'homme, en effet, ne tient à posséder une chose, il
ne peut même faire sur elle sérieusement l'acte de volonté qui
constitue là prise de possession, il n'y attache du prix, elle
n'a de valeur à ses yeux que pour cette cause : parce qu'elle
lui est utile ou nécessaire; parce que, disons-nous, elle répond
et donne satisfaction à l'un des nombreux et multiples besoins
de sa nature si complexe ; aux besoins de sa vie matérielle, in-
tellectuelle, morale, aux besoins que nous appellerions besoins
esthétiques. Il est en effet des choses qui sont précieuses et
recherchées uniquement parce qu'elles sont belles. Mais, en
principe et en fait, ce qui ne peut servir de rien à l'homme,
est vil, se donne pour rien, ne peut pas même être possédé :
ce qui sert, ne fût-ce qu'au plaisir, au caprice, a du prix, do

la valeur; et ce prix, cette valeur croît en raison de l'ulihl»


entendue dans le sens qu'on vient de lire.
Les autres circonstances auxquelles on attribue de ]'inflii('"c0
THÉORIE nu JUSTE SALAIRE 325

]e prix des choses se ramènent aisément à l'utilité. On cite


_.,,.
l0lamnient la rareté et la dilficullé. Il est convenu qu'une
cliose est précieuse quand elle est rare ; qu'elle n'a pas moins
(|8 prix si son acquisition ou sa production est difficile, labo-
rieuse, exige de grandes dépenses, coûte de grandes fatigues,
expose à de graves dangers. Mais si on y réfléchit, on s'aper-
çoit que tout cela se. réfère, en fin de compte, à l'utilité, ou
du moins n'influe sur la valeur que moyennant l'utilité. D'abord
il faut toujours supposer que la cliose en question est utile,
répond à quelque besoin naturel ou factice, procure à l'homme
quelque satisfaction; autrement, si rare fût-elle, le prix en se-
rait encore nul, et personne d'ailleurs ne serait assez fou, pour
s'imposer des sacrifices, des fatigues, courir des dangers, dans
le but de se la procurer. D'autre part, il y a une distinction
essentielle à faire entre la valeur spécifique et la valeur indivi-
duelle d'un bien. Si nous ne nous étions interdit toute contro-
verse, nous montrerions que l'oubli de cette distinction se
trouve à la base de plusieurs théories arbitraires ou erronées
sur la valeur, qui ont vu le jour à notre époque. La rareté
el la difficulté n'augmentent pas la valeur d'un objet consi-
déré dans son espèce et son genre. Pourquoi? Parce qu'elles
n'en augmentent pas l'utilité spécifique. En quoi, par exemple,
lit rareté d'une plante et la difficulté qu'il
y a à la trouver
en accroît-elle soit les vertus médicinales, les propriétés nutri-
tives, soit la beauté, l'élégance, le parfum? En rien, assuré-
ment. Disons même plus, la rareté et la difficulté amoin-
drissent plutôt la valeur spécifique d'un objet tandis la
: que
fécondité d'une espèce utile,
ou simplement sa grande niulti-
l'Iication, en augmente, soi, la valeur. Si le blé était une
en
plante peu
commune, d'une culture difficile, il cesserait d'être
'espèce infiniment précieuse que l'on connaît. Et cela pour
l! raison indiquée
1
: parce qu'il ne rendrait plus à l'humanité
Cs services inappréciables qu'il lui rend; il ne sérail plus
""e plante aussi utile. Par contre la rareté et la difficulté
0l'l une influence prépondérante
sur - la valeur des individus
''l'parlenant à une espèce utile et précieuse, parce qu'elles
'lll§uienlent l'utilité et la nécessité de ces individus. Le repré-
'e"h«it unique d'une espèce utile réalise et concentre en lui-
326: REVUE THOMISTE

même, par le fait qu'il est unique, toute l'utilité et toute ]a


valeur de son espèce : un petit nombre de représentants ont
chacun une large part de cette utilité et de cette valeur
Mais au contraire, si utile, si indispensable que soit une espèce
lorsque les individus qui la réalisent et la représentent soin
innombrables, chacun d'eux n'a qu'une part très infinie de
l'utilité de son espèce, et par conséquent une faible valeur, à
raison de l'extrême facilité qu'il y a de le suppléer par son
semblable, qui rend les mêmes services, satisfait aux mêmes
besoins. C'est ce qui a induit certains économistes à classer
parmi les choses sans valeur, les biens naturels de première
et universelle nécessité : l'air, l'eau, la lumière et la chaleur
du soleil, etc. En réalité la valeur spécifique de ces biens si
libéralement départis est immense, mais dans les conditions
ordinaires chaque homme en étant surabondamment pourvu,
la quantité individuelle de ces choses qui dépasse et excède
infiniment les besoins, n'a pas de valeur appréciable, parce
qu'elle n'a pas d'utilité apparente.

Ces principes, ou, pour mieux dire, ces constatations, sont


de tout point applicables au travail humain. Ce qui lui donne
sa valeur économique et commerciale, ce n'est point directe-
ment la dépense, de force qu'il exige, la difficulté qu'il offre,
c'est son utilité. Un travail aura beau être pénible, rare, pé-
rilleux, s'il ne peut être d'aucun profit pour personne, la valeur
en sera néanmoins absolument nulle ; s'il n'est que d'une faible
utilité, la valeur en sera également faible. De même aussi ce
sera en vain qu'un objet, un ouvrage, représentera une grande
somme de travail humain, employé à le produire, à l'élabo-
rer, si cet ouvrage ne peut être d'aucun usage, il sera cer-
tainement de nulle valeur, Et inversement l'abondance du tra-
vail n'en diminue pas directement ni nécessairement la valeur.
Dans un grand nombre de cas elle l'augmente, parce qu'elle
en augmente l'utilité, l'efficacité. Que d'entreprises lucratives,
d'industries rémunératrices ne deviennent absolument possibles,
prospérer nombre bras, l'addi-
ne peuvent que grâce au des à
tion des forces, à l'abondance du travail, à la multitude des
travailleurs ! Ce n'est pas l'abondance mais bien la surabon-
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 327

luice du travail qui en fait baisser la valeur individuelle :


lorsque le nombre des individus, qui s'offrent pour s'adon-
; à une espèce de travail, cesse d'ajouter à l'utilité de ce
er
i
iravail, et ne sert qu'à la surproduction, le travail de chaque
individu devient moins utile et partant diminue de valeur, si
1 ffi-ande soit d'ailleurs l'utilité et la valeur spécifique du travail
' s
en
question.
La vraie base, la vraie mesure de la valeur du travail
comme au reste de toutes les choses échangeables, c'est donc
?
ï bien l'utilité qu'on en peut retirer, les bénéfices qu'il peut pro-
l
curer soit au travailleur lui-même, soit à celui à qui il est
'- cédé.
j Nous aurions pu faire sortir à priori cette conclusion d'un
\ axiome métaphysique qui revient sans cesse, et est d'un usage
I extrêmement fécond en philosophie et en théologie, et que saint
i
Thomas formule en ces ternies : actio speciem habet ex objecto,
;
sicut et motus ex termino (1). Ce qui donne à une action, son
espèce, c'est-à-dire sa valeur de toute nature, morale ou réelle,
c'est l'objet, la fin immédiate à laquelle elle se réfère et tend,
comme le mouvement se réfère et tend à son but et à son
ternie. Or l'objet, la fin immédiate, le terme du travail, comme
de toute action productrice, c'est son. effet, son produit utile.
S'il n'a pas d'effet ou si cet effet n'est d'aucune utilité, ce
n'est tout au plus qu'une vaine gymnastique, un pur amuse-
ment, et celui qui s'y livre peut répéter la plainte historique :
«pus et impensa periit. Il a perdu son temps et sa peine. S'il.
csl. au contraire productif, fécond, cette productivité, cette fé-
condité qui se mesure sur l'effet produit, sur les bénéfices, lui
'tonne cette bonté spéciale analysée plus haut et qu'on appelle
valeur.

quelle est en fait, au point de vue de l'utilité, et d'une


Mais
'"aniôre générale, la valeur du travail humain ? Considéré géné-
"quenient et universellement, il est. évident, il est certain que
c travail humain possède
une valeur inappréciable, qu'il ne

J- H"",
' ' q. xvni, a. 2, c.
328 REVUE THOMISTE

le cède à aucune autre chose de la terre en utilité, même Cn


nécessité. Il est incontestablement l'une des principales sources
du bien-être matériel, de la richesse. C'est sans doute une
erreur de prétendre qu'il est la causé unique de la valeur
des choses, de cette aptitude qu'elles ont de servir aux besoins
de l'homme. Car avant tout travail humain il existe sur notre
terre d'innombrables biens naturels, préparés par le travail du
Créateur, diversement et inégalement adaptés à nos usages,
qui sont loin de s'équivaloir, même à quantité égale, dans
les éclianges. Le travail humain n'est pas le facteur unique,
ni même souvent le facteur principal de la valeur des choses ;

il en est cependant, on ne saurait le méconnaître, un facteur


extrêmement important et indispensable. Il a donc, à priori, et
envisagé universellement et génériquement, une très grande
valeur.
Cette utilité générale, cette valeur incontestée du travail
humain fonde une présomption en faveur de tout travail au-
quel un individu humain a coutume de se livrer; elle per-
met de lui attribuer, suivant l'estimation commune, une sorle
de valeur intrinsèque, non point indépendante de l'utilité, mais
reposant sur celle qu'il est censé avoir jusqu'à preuve du con-
traire. Lorsque surtout un travail déterminé appartient à une
espèce de travail utile, il. est considéré légitimement, à priori,
comme utile en fait, comme rémunérateur de sa nature, el, par
conséquent comme ayant une valeur certaine ; et on suppose .

que cette valeur répond à la quantité du travail, à sa durée,


à l'effort qu'il exige, en un mot à tout ce que coûte sa produc-
tion.
C'est l'application tacite d'une loi économique, se rattachant
elle-même, dans une certaine mesure, à la grande loi physique de
la conservation des forces de la nature. Quand une machine
appartient à un type dont l'utilité est reconnue, on doit supposer
que le travail utile dont elle est capable a une valeur pour le moins
équivalente aux frais de construction, d'entretien, d'alimenlal'O"
qu'elle demande pour fonctionner. Il en va de même d'une
machine vivante : la valeur du travail d'une bête de somme s'es-
time proportionnellement aux dépenses que nécessitent la repro-
duction, l'élevage, les besoins journaliers de l'animal. Or, )e
THÉORIE ])U JUSTE SALAIRE 329

travail humain ne peut êlre d'une pire condition que celui d'une
machine ou d'une bête de somme. 11 est donc de la plus stricte
justice de l'estimer à priori, au moins d'après ces bases d'ap-
préciation : d'admettre en principe que le travail d'un individu a
minimum de valeur égal aux frais de nourriture et d'entretien
un
nue doit supporter le travailleur pour être à même de l'effectuer ;
comprenant même.les frais anciens d'étude ou d'apprentis-
en y
sage, qui sont en effet une partie intégrante du coût total assi-
gnable au travail. En'un mot il faut donc supposer que le travail,
de l'homme vaut au moins autant qu'il coûte et a coûté : il doit
pouvoir indemniser Je travailleur pour sa dépense, sa consom-
mation en forces, en nourriture, en vêtements et autres objets
sans lesquels il n'y aurait pas de travail possible.
En élargissant cette conclusion on infère que tout le travail dont
l'homme est moralement capable a une valeur au moins égale au
nécessaire pour vivre, et pour vivre humainement. Cette égalité
entre l'utilité, par conséquent entre la valeur du travail et les
besoins du travailleur semble être une loi de la nature, plus uni-
verselle, plus essentielle, plus fondée que la fameuse loi delà lutte
pour la vie. Par elle la vie se conserve et se propage sur notre
globe. C'est en déployant la somme d'activité, dont la nature l'a
l'ait capable, à la recherche de sa nourriture, de sa proie, de son
gîte, etc., que l'animal se suffit, vit et se reproduit. Si cet équi-
libre ôlait rompu dans une espèce, si le travail n'y répondait plus
aux besoins, celte espèce serait fatalement vouée à une rapide
extinction. Le fait qu'une espèce animale se conserve, continue à
vivre, à se propager, se suffisant à elle-même, est donc une
preuve convaincante que, dans les circenslances où elle se trouve,
le genre de travail, si l'on peut se servir de cette expression, auto-
risée, croyons-nous, par l'analogie, c'est-à-dire que le déploie-
ment de forces, d'activité, d'industrie dont ses représentants son
naturellement capables, équivaut en efficacité, en utilité, par con-
séquent en valeur relative, à leurs besoins, pour la conservation de
' individuel de la
race. Or ce fait est pleinement réalisé dans l'hu-
manité. Depuis que l'homme a été condamné à vivre de son tra-
Va'l, il a pu subsister, il s'est multiplié, il a couvert la terre.
1 rcuve
que son travail a, en règle générale, une productivité, une
°uicacité, au moins égale aux besoins de sa vie : puisque l'espèce
330 REVUE THOMISTE

humaine, jetée sur la terre, sans autre ressource que son travail
non seulement, n'a pas péri, non seulement n'a pas végété pénible'
ment, mais a prospéré, s'est immensément accrue, malgré U
guerres meurtrières elles autres fléaux qui l'ont souvent décimée
et s'est élevée au degré du bien-être appelé civilisation. Ce fait
venant confirmer la grande loi du travail et la promesse qu'elle
inclut : In sudore vultus tui vesceris pane, fournit iim argument
solide pour la fixation d'un minimum de valeur au travail normal
de tout individu humain. Il autorise la supposition à priori, que ce
travail égale la somme de ses besoins pour jouer le rôle que la
nature lui assigne dans la conservation et la propagation de
l'espèce.
Mais il faut prendre l'individu humain tel qu'il est dans la réalité;
ne pas l'isoler de ceux auxquels des relations essentielles le lient,
ne point séparer ceux que la nature a faits pour se prêter'une mu-
tuelle assistance et dont l'action combinée a produit le résultat que
nous venons de constater, sinon, l'on s'expose à tirer une conclu-
sion débordant les prémisses. La loi du travail pèse sur tous les
membres de l'humanité, et non point seulement sur le chef de la
famille : et en fait, quoi qu'il en puisse être du droit, ce n'est pus
uniquement par le travail de celui-ci que l'espèce humaine a pu
subsister et se multiplier, c'est également grâce au concours de
celle qui lui fut donnée pour compagne et pour aide. La femme
travaille et a travaillé de tout temps, et plus encore chez les peu-
ples primitifs qu'au sein d'une civilisation plus avancée. Tel esl le
fait. Si donc on apprécie la valeur du travail humain en se basant
sur ce fait, c'est-à-dire sur l'utilité qu'il a eue, de rendre possible
la conservation et la propagation de l'humanité pendant de longs
siècles, il faut prendre le fait tout entier. Mais on n'en peut tirer
plus qu'il ne contient. Il n'est pas possible d'en conclure logique-
ment que le travail du père ou chef de la famille aune valeur égale

à la somme des besoins de la famille entière. La conclusion qui en


découle est simplement celle-ci : le travail de l'individu répond
besoins de l'individu, et Je travail de. toute la famille répond
aux
besoins de toute la famille. Le travail de l'homme et celui de
aux
la femme ont une valeur qui égale leurs besoins respectifs, fil

ceux de la famille, à condition de s'unir, de se suppléer, de se com-


pléter l'un l'autre, et même d'être renforcé en son temps pi"' '°
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 331

travail des enfants. Car c'est de cette manière que la famille est
parvenue à se suffire, que l'humanité a pu vivre et se développer à
Iravers les âges. Yoilà dans quelle limite le fait établit et fixe un
minimum de valeur au travail de Fliomme ; ce minimum, nous avons
essayé de l'exprimer dans une formule générale et complète, en
disant que le travail dont un individu humain est normalement
capable, a, en principe, une valeur égale à celle des clioses dont il
it
besoin pour vivre, et remplir les fonctions que la nature lui a
dévolues dans la conservation et la propagation de l'espèce, et qui
lui sont marquées par son sexe, son âge, sa qualité au sein de la
famille. Si l'on devait estimer en bloc tout le travail normal d'une
vie humaine, si par exemple un individu aliénait et vendait d'un
seul coup et irrévocablement tout le produit de son activité pen-
dant le cours entier de son existence sur la terre, le juste prix
minimum qu'on en devrait déterminer serait l'équivalent des
choses dont cet homme aura, besoin pour vivre d'abord honnête-
ment lui-même, puis pour fonder une famille et l'élever, défal-
cation faite du travail éventuel des autres membres de la
famille, ainsi que nous venons de l'expliquer. Car son travail,
comme le prouve une expérience plusieurs fois séculaire,
fondant une certitude morale sérieuse, a réellement celte
valeur.
Tel est le minimum de ce qu'on peut appeler la valeur intrin-
sèque du travail de l'individu, fondée sur l'utilité que la nature a
donnée au travail humain, pour la généralité des cas. Comme on
vient de le voir, nous avons indiqué deux bases principales à l'es-
timation qui en est faite. La première est la loi de l'équivalence
entre le prix d'un Lravail supposé utile à priori, et ce que coûte sa
production. Le travail d'un homme coûte autant que sa vie et les
enoses nécessaires à l'entretien d'une vie humaine, il a donc au
moins une valeur égale. La seconde est la loi du travail imposée à
'espèce humaine vivre, plus exactement le fait, dûment
pour ou
constaté, que le travail de l'homme a suffi pour nourrir l'espèce
''lunaine et lui a fourni les moyens de se propager et de se mulli-
l'ber. Donc le travail d'un homme utilité équivalente
a une aux
icsoins de l'individu et de la famille, il a, pour nous servir des
ei'mes reçus, une valeur naturelle à la fois personnelle el fami-
liue. C'est celle valeur qui doit lui êlre attribuée l'estimation
par
332 REVUE THOMISTE

commune. Car s'il appartient à l'estimation commune de fixer]


prix des choses, elle ne peut le faire souverainement ni arbitrai,.,, i

ment, mais elle doit juger de leur valeur en se fondant sur i'ulilji,;
qu'elles ont dans la généralité des cas. Or, dans la généralité dCs
cas et même dans une certaine mesure suivant la nature des
choses, le travail de l'homme a la valeur qu'on vient d'exposer
11. suffit maintenant de rappeler le principe que nous
avons
établi : que le juste salaire en soi est celui qui égale la valeur du
travail. Il en faudra conclure que le juste salaire minimum, doil
suffire à faire vivre le travailleur, et lui permettre d'apporter usa
famille la quote-part de secours qu'elle a le droit d'attendre de lui
suivant la place qu'il y occupe: que par conséquent il y a un
certain juste salaire minimum nommé avec raison salaire
familial.

Cette théorie juste et vraie pour la généralité des cas repose


cependant sur une sorte de postulat qui. ne se vérifie pas néces-
sairement, ni toujours (I). Le travail d'un homme peut et doil,
suivant l'estimation commune, être présumé utile et rémuné-
rateur, il est censé avoir de ce chef une valeur pour le moins
égale aux besoins de l'ouvrier et de la famille ouvrière. Mais si
dans un cas particulier et concret il conste du contraire? 11 peut
arriver, et il arrive en effet que l'opposé se réalise, que le travail
n'est d'aucune utilité, ou est d'une utilité manifestement infé-
rieure non-seulement aux besoins familiaux, mais aux besoins
personnels du travailleur.
Il est d'autres cas où tout à l'inverse le travail a une valeur
évidemment supérieure aux uns et aux autres de ces besoins.
Dans fous ces cas la présomption doit céder devant le fait, on
plu lot cette règle d'appréciation basée sur des faits contingents,
des lois peu stables, ne peut prévaloir contre un principe uni-
versel, absolu, immuable, sur lequel d'ailleurs elle s'appuie en
partie, et que nous croyons avoir mis en lumière, à savoir que 1"
raison essentielle de la valeur des choses est leur ulililé. Elle i'c
saurait faire qu'un travail efi'eclivement inutile ait de la valeur cl

(1)« Quolies opus taie sit, quod operarius po seipsum satisl'aciat proedicto suo ollit" 1

naturali consequendi finem immediatum laboris sui, viclum iiempo et vestîi'1"1-


(Réponse du Gard. Zigliara.)
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 333

l„ prix : c'est une impossibilité qui touche à l'absurde, au conlra-


lictoire. Si donc il se trouve qu'un travail est effectivement inu-
lile en vertu du principe susdit, ce travail n'a effectivement
iiicune valeur : si son utilité ne répond pas aux besoins de
l'ouvrier, il a une valeur en fait inférieure à ces besoins. Et dans
cas le juste .salaire en sol, secundum oequalitatem rei, reste au-
ce
dcssous de ce que nous avons appelé le salaire naturel, personnel
ou
familial.
Mais par contre, lorsque le travail, à raison de son utilité très
o-rande, des avantages considérables recueillis par ceux qui en
bénéficient, revendique une valeur supérieure aux besoins per-
sonnels et familiaux de l'homme, le juste salaire qui répond à ce
travail dépasse également le nécessaire. Il assure au travailleur,
s'il est perçu, l'abondance, le superflu, voire même la richesse.
Par travailleur, il est à peine besoin de le remarquer, nous
entendons tout homme qui travaille. Qu'on exerce une profession
libérale ou un métier servile, on est toujours un travailleur, et la
valeur du travail reste soumise à la grande loi de l'utilité. Et
n'est-ce pas à cause de leur utilité supérieure que certains ser-
vices on tune valeur sans proportion avec l'effort qu'ils exigent, la
peine qu'ils coûtent? Il: suffit de rappeler les exemples cités par
.
saint Thomas, lorsqu'il dit avec sa simplicité et sa concision accou-
tumée : advoçato licet vendere justum patrocinium, medico consilium
miitatis, et magistro officium doctrinal (1). Obtenir justice, recou-
vrer la santé, acquérir la science sont des avantages souvent
inappréciables, et c?est pourquoi le travail qui se réfère à ce but,
" celte utilité, possède une haute valeur, et si suréminenle est
partais cette valeur qu'elle surpasse toute compensation pécu-
"laire possible raisonnable.
ou
Ile tout
ce qui précède il nous est donc permis de conclure d'une
"lanière universelle que le juste salaire en soi. au point de vue
(e la justice commutative est celui qui égale l'utilité,
on en
''uli'es ternies les bénéfices réels ou légitimement présumés du
avati. Car les développements qu'on vient de lire peuvent
se
csuiner en ce syllogisme
en bonne et due forme :
JC juste salaire esl celui qui égale la valeur du travail
: or la

05 1]" *%<].,, a. 3, 3.
HEVUE THOMISTE. 1e ANNKK. — 21. ; ''-' '' J

334 REVUE THOMISTE

valeur du travail à son tour égale l'utilité, c'est-à-direles bénéfices


Donc le juste salaire est, en définitive, celui qui égale les av;ir,_
tages ou bénéfices que procure le travail.
Nous ne méconnaissons pas la gravité de cette conclusion quj
fait des bénéfices du travail le critérium immédiat du juste salaire
Gomme théorie pure elle nous paraît inattaquable, étant légitime-
ment déduite de deux principes dont la certitude touche à l'évi-
dence. Il y a un juste prix des choses antérieur au contrai
d'échange et auquel ce contrat doit se conformer pour être juslc
lui-même. « Si vel pretium excédât quantitatem valoris -rei, vel e
converso res excédât pretium, tolletur justifia; sequalitas (1). C'est
saint Thomas qui parle. D'autre part, il n'est pas moins hors de
doute que la valeur d'un objet se mesure d'après son utilité,
d'après les bénéfices dont il est la source. Le contrat et l'estimation
commune que l'on fait intervenir à bon droit, ne créent pas le
juste prix, la juste valeur, mais les consacrent et en fixent la par-
tie incertaine et aléatoire. L'un et l'autre, pour ne pas s'écarter de
la justice et de la vérité doivent s'inspirer du critérium que nous
venons d'établir et de s'y conformer autant qu'il est moralement
possible.
De là il résulte que, dans aucun cas, le patron n'est tenu, de
par la justice commulative, de donner ou d'offrir un salaire supé-
rieur aux bénéfices certains ou probables que. le travail de l'ou-
vrier lui pourra procurer. Nous nous plaçons hors de l'hypothèse
d'une convention antérieure ou adventice. Le patron peul égale
ment, dans la plénitude de sa liberté, s'engager par une sorte tic
contrat gratuit, à payer un travail inutile.-Si ce contrat n'est
entaché ni d'erreur ni de violence quelconque, il oblige coinnu'
tous les autres contrats gratuits. Mais le vrai contrat de louage il"
travail, par lequel le patron el l'ouvrier se lient entre eux, est, »''
sa nature, l'un de ces contrais dont parle saint Thomas, qui sont

pro communi utilitate utriusque, et dont il dit : » ce qui a été in'1'0'


duit pour la commune utilité de deux parties ne doit pas être pl"s
à la charge de l'une que de l'autre,et c'est pourquoi le.contrat dm

être conclu gardant l'égalité des choses {oequalitatem rei) (-) "'
en

(1) II" II"", q. i.xxvn, a. 1, c.


(2) II" II1"-, q. i.xxvn, a. 1, c.
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 335

le contrat entre le patron et l'ouvrier, le premier, pour son


n.,Tis
>inla°'e> d°nne Ie salaire en échange du travail, et le second,
oui'«on avantage aussi, livre son travail en échange du salaire.
(Vf échange, pour être juste en soi, doit se faire secundum xquali-
tatem rei. L'utilité doit être égale pour l'un et l'autre des deux
contraclanls. Si le patron, en donnant le salaire, reçoit en retour
travail de nulle valeur ou d'une valeur inférieure au salaire,
un
s'il donne plus qu'il ne reçoit, l'égalité est détruite à son détriment
et le contrat devient ou contraire ou étranger à la justice commu-
lative. Le vrai juste salaire ne peut donc dépasser au moins Yalea
ou
probabilité des bénéfices procurés par le travail.
Réciproquement, le travailleur a le droit de réclamer un salaire
c°'al à l'utilité de son travail, c'est-à-dire aux bénéfices dont il est
la cause propre et adéquate. Cette sorte de participation aux bé-
néfices lui revient, non point en vertu d'une espèce de contrat de
société, mais comme prix répondant à la valeur réelle du travail
fourni par lui. Puisque c'est en cette égalité entre les bénéfices du
travail et sa rétribution que se résout en dernière analyse la
justice du salaire, affirmer que le travailleur a droit à un salaire
égal aux bénéfices de son travail, cela revient à dire qu'il aie droit
de demander son juste salaire, de l'exiger par tous les moyens
licites en son pouvoir.
Mais il va de soi qu'il faut faire une distinction essentielle entre
les bénéfices du travail, comme tel, et les bénéfices de l'entreprise
totale. Ces derniers sont loin d'être intégralement le fruit du
bavai] proprement dit : ils sont également le fruit du capital, de
1 initiative, de la gestion, etc., toutes choses qui sont à l'actif du
patron, et qui, ayant aussi leur utilité, leurvaleur, ont aussi ieur
P"ix et méritent leur salaire. Nous ne nions pas la difficulté
Pratique de ce départ, des bénéfices afférents au travail de l'ouvrier,
et de ceux qui reviennent
au patron. Mais nous répétons ce que
nous avons déjà fait observer la difficulté d'application
: que ren-
'-oulre une théorie n'en infirme
pas la vérité absolue. Si elle ne
l'eut servir de règle immédiate, qu'elle soit
au moins un idéal
°'non s'efforce d'approcher autant qu'on le peut.

°ul ce que nous venons de dire concerne le j.uste salaire


en
'même, considéré dans sa justice objective. Mais il peut y avoir
336 REVUE THOMISTE

et il y a un autre juste salaire qui est tel, non point secundur


oequalitatem rei, non par suite d'une égalité réelle entre le salaire
et le travail, mais par le fait de la libre acceptation de l'intéressé
c'est-à-dire du travailleur. Ce salaire est, sans doute, matérielle-
ment parlant et de lui-même injuste, mais non point fornicllc-
ment, la distinction et les termes sont de saint Thomas, parce que
nulluspalitur injustum nisi nolens (1). Il est essentiel à l'injuslico
d'être contre la volonté de celui qui la souffre. Le travailleur, i]

est vrai, ne consent, le plus ordinairement, à se contenter d'un


salaire au-dessous de la valeur de son travail, que contraint par
les circonstances. L'acceptation qu'il en fait n'en est pas pour cela
nécessairement invalide. Elle le serait si le patron avait amené
-.celte situation par des manoeuvres frauduleuses. Nous croyons
qu'il en faudrait juger de même au cas où l'ouvrier accepterait un
salaire inférieur, par suite d'une erreur, par ignorance de la véri-
table valeur de son traArail. Deux situations peuvent se présenter,
en apparence semblables, mais au fond diamétralement opposées
et pouvant aisément donner le change. La cause la plus ordinaire
de la baisse des salaires par l'acceptation plus ou moins libre cl \

spontanée des ouvriers, c'est l'abondance du travail offert. Quand


le travail est moins rare, il est jugé moins précieux et il est; moins
rémunéré. Cependant, nous l'avons montré plus haut, il arrive
que l'abondance du travail, que la multiplication des efforts, bien
loin de diminuer l'effet utile du travail de chacun, sert à l'aug-
menter et en accroît la valeur. Dans ce cas, prétexter le nombre
des ouvriers qui offrent leur travail, pour abaisser le salaire, ne
serait pas conforme à la justice : ce sérail payer le travail au-des-
sous de sa véritable valeur, ce serait refuser le juste salaire. Ile"
va autrement lorsque l'offre du travail devient surabondante et n

pour effet de rendre le travail de chaque individu moins utile. 0"


voit alors se produire le phénomène analysé plus haut. Tel travail
utile et précieux, in specie, puisqu'il est rémunérateur pour celui
qui en bénéficie, est déprécié dans les individus qui s'y livrent;
parce que, à raison de la concurrence, chaque travailleur en p'"''
ticulier est peu nécessaire au patron ; parce que son travail c*
moins utile. Quel que soit le nombre des ouvriers, le patron n"

(i) II" II", q. LIX, a. 3, c.


THÉORIE RU JUSTE SALAIRE 337

i
u(-être tenu de leur distribuer un salaire total supérieur à la
-online d'utilité que lui rapporte leur travail. La concurrence
roduil la baisse des salaires par une autre voie, où la libre
icceptation du travailleur joue le principal rôle. C'est lorsque
celui-ci cède son travail à un prix inférieur à sa valeur réelle, afin
d'obtenir la préférence, ce qui est pour lui une compensation. Et
peut taxer le patron d'injustice quand il profite de cette
on ne
situation dont il n'est pas Fauteur, nous le supposons. Car, d'une
pari, il ne doit rien, au point de vue de la justice, à ceux qui ne
travaillent pas pour lui — sauf le cas étranger à la question d'un
engagement antérieur — d'autre part ceux qu'il emploie et qui
travaillent, lui font valablement cession partielle de leur droit à
percevoir le juste salaire de leur travail. Cette cession, cette dona-
tion intéressée ou gratuite, rétablit l'égalité delà justice commuta-
tive dans la mesure où il en serait besoin. Le salaire, matérielle-
ment injuste, devient juste formellement et en réalité, d'après le
principe : volenti non fit injuria.

Cependant on aurait tort de penser que le patron peut exploiter


cet état de choses, ou touljautre équivalent, dans lequel l'ouvrier
pour l'une ou l'autre considération accepte un salaire inférieur à
la valeur objective de son travail, on aurait tort, disons-nous, de
croire que le patron peut exploiter un tel état de choses sans limite
aucune. C'est ce que Sa Sainteté Léon XIII a rappelé avec une auto-
rilé souveraine dans sa mémorable encyclique llcrum novarum. Il
y a une limite naturelle à l'abaissement du salaire, même avec le
consentement de l'ouvrier: c'est celle que ce consentement du
travailleur ne peut franchir. Il est des cas où l'on est tenu de
revendiquer son droit à percevoir le juste salaire de son travail
secundum oeq-ualitatem rei, et où la renonciation qu'on en ferait
serait illicite et nulle. C'est lorsque la perception, du juste salaire
osl nécessaire
pour l'accomplissement d'un devoir rigoureux,
d une obligation sacrée. Personne
en effet ne peut renoncer à un
u'°il auquel une obligation indispensable est inséparablement
llmiexée. Ainsi, il n'est pas permis de faire remise d'une créance
( ont le recouvrement est absolument nécessaire pour éteindre ses
cs- Or chaque homme a le devoir rigoureux de pourvoir à sa
I °Pi'c subsistance, et il est des hommes qui ont le devoir
338 REVUE 'THOMISTE

non moins rigoureux de pourvoir à la subsistance d'autrui


Un père doit nourrir ses enfants en bas âge, un fils Ses
parents vieux, pauvres et infirmes. La nature le commande
et il n'est point permis de se mettre volontairement dans
l'impuissance d'obéir à sa loi. Si donc un ouvrier en faisant ces-
sion totale ou partielle de son juste salaire qu'il a le droit d'exiger,
.devait par là se condamner, lui et les siens, soit à une misère
dégradante, soit à la condition de subsister aux frais de la charité
publique ou privée, cette cession, sans nul doute, lui serait
interdite comme contraire au droit naturel, et au devoir qu'il a de
vivre et dé faire vivre ceux que la nature a mis à sa cliarge.
C'est l'enseignement de saint Thomas qui ne craint pas de con-
damner même l'aumône, c'est-à-dire un acte de libéralité en
faveur des nécessiteux, si elle doil entraîner ce résultat. « Si quel-
qu'un, dit-il, placé dans un cas de nécessité avait seulement, de
quoi se sustenter, lui et ses fils et ceux dont il est chargé, faire
l'aumône de ce nécessaire serait se soustraire la vie à soi el aux
siens (1) ». Ce serait donc une sorte de suicide et de parricide. Au
reste cette condamnation prononcée par le saint Docteur contre
une libéralité si mal entendue ne s'adresse pas exclusivement aux
largesses qui porteraient atteinte au nécessaire pour vivre, elle
s'étend à celles qui entameraient notablement, le nécessaire pour
mener une existence honorable ». Ce serait une chose contraire, à
l'ordre, dit-il, si quelqu'un se retranchait une telle quantité de ses
biens propres pour faire des largesses à autrui, que du demeuranl
il ne pourrait plus vivre selon son état, et les cas occurrenls. Car
personne ne doit vivre en opposition avec les convenances. »
D'après ces principes, certains travailleurs n'ayant pour tout bie"
que le juste salaire de leur travail, ils n'en peuvent rien abandon-
ner, ni laisser soustraire, si par là ils se privent du nécessaire
pour vivre et faire vivre ceux qui sont à leur charge, s'ils se
condamnent eux et leur famille à vivre inconvenienter, c'esl-à-d"'''-
dans une pauvreté indigne de l'homme, dans l'impossibilité f'c

payer leurs dettes, et de remplir les autres obligations que le"


impose leur état. En cédant de leur droit dans de telles condi-
tions, ils feraient une cession illicite et invalide. Le patron "e

(1) II» II«», q. xxxn, a. 6, c.


THÉORIE OU JUSTE SALAIRE 339

ourrait l'accepter, et il resterait débiteur du juste salaire intégral,


pcundùm sequalitatem rei. Telle est la barrière naturelle qui s'oppose
baisse illimitée du travail au-dessous de sa valeur réelle, c'est-
•, la

•i-dire au-dessous de son utilité, des bénéfices qu'il rapporte.


Sera-t-il permis alors au patron, dans le but de se soustraire
à
l'obligation de payer intégralement le juste salaire de leur tra-
vail aux ouvriers nécessiteux, d'employer de préférence des per-
sonnes pouvant valablement lui faire remise d'une partie de leur
juste salaire, parce qu'elles ont relativement peu de besoins et peu
de charges, ou parce qu'elles possèdent d'autres ressources, par
exemple des travailleurs ne cherchant dans le travail qu'un sur-
croit d'aisance à ajouter à leurs, autres moyens de subsistance,
des célibataires, des époux n'ayant pas ou ayant peu d'en-
fants, etc.?
Observons que la question est posée en ce moment au point de
vue exclusif de la justice commutative, rigoureuse et absolue. Car
c'est d'elle seulement qu'il s'agit en ce lieu. Il est certain que si
un industriel, mû par la cupidité, s'avisait d'ériger en système
cette odieuse sélection, il encourrait la.juste réprobation de toute
conscience honnête. Cependant, on ne voit pas en quoi, ni com-
ment, il blesserait la justice-commutative (sauf le cas où il vio-
lerait accidentellement cm elque droit antérieurement acquis). Car
nous pouvons reprendre le raisonnement ci-dessus : d'une part, il
ne doit rien, strictement parlant, à ceux qui ne travaillent pas en
lait pour lui, rien ne l'oblige à acheter leur travail, d'autre part,
ceux qui travaillent, dans l'hypothèse, peuvent valablement lui
faire remise de leur juste salaire, et ils le font librement, et
''s le font même volontiers pour avoir la préférence. A l'égard des
premiers la justice n'est pas en cause, à l'égard des seconds elle
esl substantiellement observée. Cette pratique, ce calcul ne cons-
ume donc pas une violation de la justice commutative.
U ne faudrait
pas sans doute s'exagérer les conséquences qu'en-
traînerait une telle ligne de conduite. Car, nous l'avons fait obser-
VC1'. dans les conditions ordinaires, la grande industrie
ne peut se
teve'opper, les grandes entreprises ne peuvent s'effectuer que
Moyennant le concours de nombreux travailleurs. Comme les
uvriers dont nous parlions ci-dessus, que nous avons supposés
<oSez peu besogneux
pour faire volontiers remise partielle de leur
340 REVUE TnOMISTE

juste salaire, ne peuvent être le grand nombre, il"n'y a pas fiei,


semble-t-il, de s'effrayer outre mesure du droit absolu laissé
an
patron de leur donner la préférence à l'exclusion des autres
Cependant cette préférence et cette exclusion, en théorie du
moins, révoltent la conscience. Si le système s'en généralisait
non seulement il deviendrait funeste au bien public et à la cause
de la morale, mais il tendrait à priver toute une classe de la
société de la jouissance des droits [irimordiaux que tout homme,
lient de la nature.
Il y a là une preuve, entre beaucoup d'autres, que la question
du juste salaire, comme du reste la question sociale tout entière,
ne relève pas delà seule justice commutative. Pour bannir l'ini-
quité de la terre il ne suffit pas que les particuliers observent k
justice entre eux, respectent leurs droits réciproques. La société a
aussi des devoirs en cette matière. Il lui faut reconnaître et res-
pecter, les droits des particuliers, n'en violer aucun, et dans k
mesure où elle s'attribue la mission de tenir la balance entre ses
différents membres, ne peser sur l'un ou l'autre plateau, que pour
assurera chacun- ce qui lui revient ; en d'autres termes, elle doil
être soucieuse d'observer la justice distributive. C'est ce que nous
nous proposons de développer ultérieurement dans une seconde
partie dû présent, travail.
Mais, avant d'aborder ce nouveau côté delà question dont nous
avons essayé l'examen, nous résumerons en quelques conclusions
la tliéorie du juste salaire au point de vue de la justice cominu-
tative, dons nous venons.de faire l'exposé.
.1. Le juste salaire en soi est celui qui, secundum sequalitdtem rei,

égale la valeur dn travail fourni par l'ouvrier.


2. La valeur du travail a pour base et exacle mesure Futilité
qu'il a, ou est censé avoir; c'est-à-dire, en dernière analyse, les
bénéfices certains ou légitimement présumés qu'il procure à qui
en perçoit les fruits.
S. Le travail d'un individu humain est censé, jusqu'à preuve
du contraire, avoir au minimum une utilité, une valeur, mérite''
un salaire, équivalant à ses; besoins personnels pour vivre honnê-
tement, et aux besoins familiaux auxquels il a, de par la nature»
la mission et la charge de pourvoir.
\ 4. Si cependant, en fait, [le travail d'un individu a une uti'1'1-'
THÉORIE 11U JUSTE SALAIRE 341

nani lestement inférieure ou manifestement supérieure aux


besoins soit personnels, soit familiaux de celui-ci, le juste salaire,
soi, sera également et dans la même proportion inférieur ou
en
supérieur à ces besoins.
?j. On peut donc poser comme une règle universelle et sans
exception que le juste salaire, en soi, secundum sequalitatem rei,
est celui qui égale les bénéfices procurés par le travail dont il
est le prix. ' '
.
6. Outre le juste salaire en soi, égal à la valeur du travail, il
neut y avoir et il y a un autre juste salaire qui reste au-dessous de
cette valeur : c'est celui que le travailleur rend juste sua voluntate,
par sa libre acceptation.
7. Ce salaire, pour être juste par la libre acceptation du travail-
leur, ne peut descendre au-dessous de ce qui est nécessaire à.
celui-ci pour vivre honorablement et faire vivre les personnes
mises par la nature à sa charge.
Ces conclusions, nous sommes heureux de le constater, et c'est
ce qui nous rassure, diffèrent peu, pour le fond, de celles qui ont
généralement cours en cette matière, parmi les catholiques et
autres hommes bien pensants. Serait-il téméraire d'espérer que la
manière dont nous les avons déduites, n'ayant d'autre souci que
celui de la vérité intégrale et delà fidélité aux principes toujours
si lumineux et si sereins de notre grand Docteur, pourront servir
a aplanir quelques difficultés, dissiper quelques ombres et con-
tribuer à produire l'unité de doctrine et l'unanimité de senti-
ments si désirable entre les catholiques. C'est du moins le souhait
que nous exprimons en terminant cette première partie de notre
modeste travail.

Fr. M. ALEXANDRE MERCIER, S. Th. L.


L'IDÉAL DE NOS PEINTRES

{Suite et fin)

Il est bien tard, sans doute, pour reparler du Salon! Tout Paris
est aux villes d'eaux ou à ses plages favorites. Nos bons artistes y
sont aussi, prenant des notes pour l'an prochain; car ainsi que les
ménagères ils doivent songer au repas suivant, pendant qu'on des-
sert la première table. Le cent treizième Salon est fini, bien fini,
et l'on serait mieux venu, à l'heure qu'il est, à parler du cent-
quatorzième.
N'importe, il faut achever notre travail, le point de vue qui est
le nôtre s'accommode d'un retard sans trop de peine, les prin-
cipes ne sont-ils pas éternels?

LE PORTRAIT

Etablissons donc quelques principes au sujet du portrait ; c'est


là en effet que nous en sommes. La chose, je crois, ne sera pas
inutile; car rien n'est plus délicat et moins bien compris, en gêne-
rai, que ce genre de tableaux. On se figure souvent que l'idéal n y
a rien à voir et que, la facture à part, tout consiste dans la ressem-
blance. Beaucoup de nos peintres en effet en sont là, et l'erreur
est des plus regrettables. Je voudrais la leur faire sentir et mon-
trer qu'un tableau ressemblant et bien peint peut, être avec cela un
médiocre portrait.
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 343

Nous avons dit plus haut — et l'on ne saurait trop le redire —


d'une façon générale, le rôle de l'art consiste, non pas à
e
^produire aveuglément, mais à comprendre, puis à refaire pour
compte l'oeuvre de la nature, en écartant tout ce qui, dans la
son
réalité matérielle, s'éloigne de l'idée mère d'où elle est sortie. La
nature est esprit, et elle est devenue matière; le rôle de Fart est
de la rendre de nouveau esprit. De sorte que, s'il est vrai que l'art
doit imiter la nature, pour juger la fidélité de cette imitation, il
faut comparer l'oeuvre d'art non aux formes extérieures de l'objet,
mais à l'activité interne qu'elles manifestent, et par là à l'Idée
divine dont cette activité est l'instrument.
Mais l'idée de Dieu, et par suite la tendance de la nature^ n'est
pas une pour chaque espèce d'êtres. Dans les espèces matérielles
du moins, la nature spécifique, l'essence, comme disent les philo-
sophes, est participée diversement par les individus et s'y exprime
de mille manières. L'unité de l'espèce est semblable à celle de la
lumière qui revêt des nuances infinies, et dont la richesse ne s'é-
puise pas. On voit de suite la conséquence: Dans toute repré-
sentation d'un être naturel, il y aura lieu de considérer deux
choses :1e trait spécifique, répondant à l'idée générale de la nature,
et le trait individuel qui en exprime un aspect particulier.
Au trait spécifique correspond la beaidé; au trait individuel, le
caractère.
Toutefois, il y a une différence capitale, à ce point de vue, entre
l'homme et les natures inférieures. Dans ces dernières, l'intérêt de
l'espèce absorbe tout, l'individu isolé n'a qu'une vaLeur infime, et
1 art dédaigne avec juste raison d'accorder une attention spéciale
au caractère individuel. Il en va tout autrement de l'homme. Ici,
chaque individu
a sa valeur propre, il fait espèce, et répond à une
1(iéo créatrice dont l'art doit se préoccuper. Comment, et dans
quelle mesure, c'est
ce qu'il est nécessaire de préciser pour savoir
ce qu'est l'idéal dans le portrait.
fans les tableaux, ordinaires, où l'art choisit librement ses types,
e rôle du trait individuel est secondaire il subordonne à la
; se
)eauté, à l'expression, à la signification générale de l'oeuvre. Mais
ne doit pas pour cela disparaître. Le caractère, qui lui corres-
l°ud, avons-nous dit, doit toujours être conservé dans
une figure
°us peine de tomber dans idéalité
une sans consistance. A peine
344 REVUE THOMISTE

le génie peut-il se permettre, après une longue pratique de la


nature, de voler de ses propres ailes et, comme Raphaël, de tra-
vailler, en l'absence de beaux modèles, d'après « une certaine
idée» qu'il porte en soi. C'est la suprême louange adressée aux
anciens, de s'être élevés ainsi, parfois, jusqu'à l'absence de carac-
tère, c'est-à-dire d'avoir créé un type idéal ne rappelant aucun
être vu, et incarnant en quelque sorte l'espèce elle-même, dans sa
puissante virtualité. Mais cette puissance de création n'est pas à
la portée, de tout le monde. C'est le chef-d'oeuvre de la nature de
se donner ainsi un rival, et ce chef-d'oeuvre est rare; en règle
générale, il faut dire ici, et à plus forte raison, ce que nous
disions à propos du paysage : ayez la nature sous les yeux.
S'agit-il maintenant du portrait, les rôles aussitôt s'interver-
tissent. Le souci delà beauté demeure; mais il se réfugie dans
l'arrangement et les accessoires. Dans la figure même, le caractère
individuel est tout. La raison saute aux yeux : c'est que la destina-
tion du portrait est précisément de figurer une individualité pour
elle-même, an lieu de n'y voir, comme tout à l'heure, qu'une
incarnation de l'Homme, ou d'une classe d'hommes.
Seulement, — et c'est là ce que peu comprennent — le carac-
tère individuel ne consiste pas le moins du monde dans la res-
semblance matérielle ; il consiste dans la. juste expression de l'idée
de la nature, au sujet de l'être qu'on représente, et il consiste
ensuite dans le rendu exact de ce qu'a pu ajouter à la nature le
travail de l'homme : les habitudes, la position, le milieu social, la
vie, en un mot, telle qu'elle lui est faite ou qu'il se la fait.
Voilà, ce me semble, l'idéalité qui convient au genre dont je
parle.
Et comment l'artiste arrive-t-il, en fait, à donner ainsi au por-
trait sa signification idéale? — D'abord en dégageant, dans les
formes, ce qu'elles ont d'essentiel, de caractéristique. Une liUe-
ralité photograpliique relève de l'industrie, non de l'art. Ce der-
nier doit comprendre, par conséquent élaguer, simplifier, redres-
contraire souligner et compléter, interpréter, en ton'
ser, ou au
cas, l'oeuvre de la nature. La réalité, nous l'avons dit, altère tou-
jours l'idée, en même temps qu'elle l'incarne; elle la manifeste e'
la cache, elle la soumet à l'accident et ne lui livre qu'à demi la
domination de la matière : il faut que l'art la délivre; c'est s»
l.'lDÉAL DE NOS PEINTRES 345

haute mission, c'est sa raison d'être, c'est ce qui assure sa supré-


matie au-dessus de tous les procédés matériels.
Il faut de plus que l'artiste recherche, pour le fixer, dans l'ex-
pression mobile et changeante, le moment où le modèle est.vrai-
ment soi, c'est-à-dire où son caractère, son tempérament moral,
ses
habitudes d'esprit et de vie se reflètent davantage dans ses
traits. Le saisir à un de ces moments neutres où la personnalité
s'efface, où l'action du dehors voile en nous l'homme intérieur, ce
serait trahir le vrai en même temps que le beau. « Quand je fais
un être, disait Carrière à un homme célèbre dont il faisait le por-
trait, j'ai la pensée, tout le temps, que je dois rendre des formes
habitées. » Le mot est joli et son sens profond n'échappera à per-
sonne. Les formes de tout être sont « habitées »; car il y a une âme
des choses, il y a une idée et un sentiment cachés au fond, de toute
créature. A plus forte raison y a-t-il une âme de l'homme, et c'est
celte âme qu'il s'agit de dégager, d'appeler au. dehors, de faire
flotter et palpiter, en quelque sorte.au sein de-ces mille impressions
indéfinissables et pourtant si profondément significatives que peut
éveiller l'oeuvre d'art.
Enfin, puisque l'action exprime l'homme, et que l'attitude
exprime ou rappelle l'action, le portraitiste devra donner au
modèle non pas une pose quelconque, mais une attitude signifi-
cative, correspondant à ce qu'il est.
Voilà en quelques mots le rôle du portraitiste. S'il le remplit,
son oeuvre ne sera plus seulement un document de famille, elle
prendra une signification plus haute, elle sera un document
humain, un morceau de nature, et celui qui l'aura créée
aura
travaillé pour les siècles, au lieu de se renfermer dans le cercle
droit d'une vie d'homme.
Serait-ce là une rêverie? N'est-ce pas un luit d'expérience?
Est-ce que les portraits de Titien, d'IIolbein, de
van Dyck ne
semblent pas faits pour l'éternité? Ces grands artistes n'ont-ils
pus su élever leurs modèles, souvent vulgaires, jusqu'à la hauteur
(lun objet de contemplation? Leurs oeuvres sont aussi intéres-
santes pour nous, qui ne connaissons plus les personnages qu'ils
l)(i|gnirent, qu'elles purent l'être dans leur milieu et à leur
°P°que. Pourquoi? C'est que si nous ne savons pas ce que furent
Ces personnages,
nous savons ce qu'est l'homme, et c'est lui
346 REVUE THOMISTE

qu'ils ont peint, au fond, en ne croyant peindre qumi homme


L'image qu'ils ont fixée, ce n'est pas celle du monsieur que]_
conque, plus ou moins intéiessant, plus ou moins vulgaire; de
l'homme qui est né, a vécu, puis est mort, fuyant avec la rapidité
.de l'éclair à travers ce monde de fantômes : c'est l'image de l'être
que leur pensée contemplait,, hors de la matière et de la condition
mortelle. Et à travers cet être, c'est la Nature qu'ils nous font voir-
or la nature est comprise par tous, aimée par tous, parce que
chacun la porte en soi-même. Quand nous approuvons un chef-
d'oeuvre, c'est la voix du sang qui parle en nous.

Hélas! nos artistes sont loin, en général, de comprendre ces


choses. Combien peu de belles oeuvres, au Salon, parmi ;la multi-
tude de portraits qui s'y étalent! Les uns se croient tenus de tout
dire, de tout peindre à la loupe, jusqu'aux rousseurs, jusqu'aux
verrues. Certaine dame en a cinq sur la figure, dont deux sur le
nez, M. Comerre ne lui fait pas grâce d'une. M. Werts et M. Mu-
raton, avec du talent, peignent en trompe-l'oeil; leurs têtes sorlent
tellement du tableau qu'elles semblent empruntées aux épaules
du modèle; le nez rouge de certain député est réussi à tel. point
qu'une mouche s'y tromperait. Serait-ce là le comble de Fart?
Et ces messieurs ne sont pas les seuls à procéder ainsi, une
.foule de confrères les imitent ou les exagèrent. Leurs portraits
suent La ressemblance ; ' ils sont vivants, parlants, trop parlants
même. Ils sont tellement, vivants qu'ils en sont morts; car ils
semblent des spectres, et l'homme de goût s'en écarte comme
d'un objet repoussant.
Evidemment celle donnée est fausse. Concentrer ainsi son
effort sur le relief et l'exactitude des formes, c'est rabaisser à
plaisir son rôle. Sous prétexte-dé serrer de près la réalité, on se
jette dans la pure matière., la vie animale absorbe tout; comme si
la vie animale était le tout de l'homme! L'homme, certes, est
autre chose, aux yeux de l'esprit; or l'artiste est esprit, le spec-
tateur est esprit, il faut que le premier donne au second la nour-
riture de l'esprit.
C'est pour avoir méconnu cette Loi que M. Gervex, M. .Frappa
M. Surand, hommes de talent, eux aussi, restent cependant dans
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 347

froide matérialité. Leurs modèles sont là, chair et os, collés


ne
]a toile. J'aimerais mieux y voir leurs portraits,
r
jl. Carolùs Duran, lui, est le prince du portrait « parisien »,
c'est entendu ; mais il fera bien de prendre garde que son parisia-
nisme n'aboutisse à, l'article Paris, la chute est imminente. Son
portrait de M. Leygues ne manque pas d'intérêt; mais son Dérou-
lècle est déjà faible, et quant à ses portraits de femmes, je voudrais
qu'on écrivît sur le cadre : Toilette de Worth.
Même compliment à. M. Carrier Relieuse, à M. delà Gandara:
ce sont d'excellents tailleurs pour dames ; mais ils ont tort de
subordonner les figures aux étoffes, et de nous présenter des por-
traits de robes, fût-ce avec, quelques dames dedans. Je fais tout
autant de cas de leurs oeuvres que des portraits décoratifs de
M. Grosso et des effets de lumière de M. Gerhardi, à qui il a plu de
contempler son modèle à travers des lunettes rouges ! Quand on
pense à la redoutable besogne qu'est un portrait, on se demande
comment un peintre sérieux peut trouver du temps pour de telles
vétilles.
Portrait décoratif lui au,ssi, le portrait de MmeX... par M. Bou-
guereau. Je conseillerais volontiers d'en faire une réduction pour la
boîte à gants de la tlame. Bien entendu, M. Rouguereau nous
donne làune très belle toile
— en a-t-il jamais donné d'autres? —
Mais que je voudrais donc la voir moins belle et y sentir vibrer un

peu d'âme ! Au lieu de peindre un être vivant, un tempérament


moral, une personne, l'artiste a peint une figure, une robe et des
accessoires.il a peint tout cela dans sa méticuleuse façon, soucieux
de taire
un tableau où rienne manque, et avec cela son tableau est
v'de. J'interroge ces yeux, je frappe sur ce front nettoyé à la
pilasse : il n'y a personne, et je passe, toujours en quête d'un être
humain.
•le le trouve enfin dans Je portrait de M.'Benjamin Constant:
"'on fils André; dans .le portrait d'homme de M. Chartran, bien
supérieur, à mon sens, à la Sarah'Bernhardt du même ; dans la
'wligieuse
en méditation de M. Win ter; dans le portrait de
'h Lucien Simon, par E. Ménard, une des belles pièces du Salon.
°'ui, dans des notes bien différentes,- de véritables et excellents
)0l'li'aifs. La peinture.en est bonne; mais on n'a pas eu le niau-
'dls goût de lui subordonner le caractère; on se sent en face de
348 REVUE THOMISTE

quelqu'un, et ce quelqu'un intéresse, comme tout morceau de


nature ou d'humanité.
Un certain nombre d'artistes font effort dans le même senc
avec plus ou moins de succès : tels MM. Louis Picard, Victor
Prouvé, G. Lehmann, Jeanniot, Humbert, Rordes, Courtois cl
quelques autres. Je leur adjoindrais M. Rellet si dans son portrait
de Pierre Loti il n'avait oublié le poète. La distraction est un pe„
forte, et rien ne montre mieux le peu d'intelligence que certains
peintres ont du portrait.
Quant à M. Ronnat, dont on ne peut se dispenser de parler dans
l'occurrence, comment faire pour en dire du mal ? Il est entendu
que ses portraits sont de haut style, et son M. Ricard ne nuira
à
pas sa réputation. Et pourtant croit-on qu'il ne gagnerait point
à s'abstraire un peu plus de la matière? Il y a là trop de peau,
trop de drap, trop de fourrure, et au-dessous de tout cela assez
peu de vie organique et beaucoup moins d'âme. Or, je le répète
une dernière fois, le grand portraitiste est avant tout un peintre
d'âmes. Le corps, à ses yeux, n'est qu'une enveloppe, la forme un
moyen d'expression; ce qu'il leur demande c'est de manifester
la vie interne du modèle, de dire ce qu'il est aux yeux de l'esprit.
Que M. Ronnat. y ait réussi quelquefois on le sait de reste;
mais dire toujours et même souvent, ne serait-ce pas excessif?

LA PEINTURE D'HISTOIRE

On risque fort de rabâcher un brin quand on entreprend d'éta-


blir, comme je le fais, .les conditions de chaque genre de pein-
ture. Les principes généraux se répètent nécessairement, cl leurs
applications ne-se distinguent que par des nuances. Mais après
tout qu'importe? On ne saurait me reproclier bien amèrement.de
répéter deux fois des choses utiles, alors que tant d'autres les
méconnaissent ou les oublient. Je dirai donc brièvement, en ces
derniers paragraphes, ce que sont, à mon avis, la peinture d'his-
toire, la peinture allégorique et la peinture religieuse, et aussi ce
qu'elles ne sont pas.
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 349

Si le but de l'art ne consiste point, ainsi que nous l'avons dit, à


reproduire uniquement des formes, pour les mêmes raisons il ne
consiste pas à relater des faits. Le fait est à l'activité des êtres
ce que la forme est à leur essence, il la manifeste, et de même que
la description pure et simple des formes relève de la morphologie,
non de l'art, ainsi la reproduction pure et simple des faits appar-
tient en propre à la science historique. Que celle-ci appelle Fart à
son secours pour
aider l'esprit et fixer un fait .dans une image,
c'est bien ; mais dans ce cas, et s'il s'en tient là, l'art joue un rôle
inférieur, il n'est point libre, il n'est pas lui-même, il prête ses
moyens à un autre but que le sien, et de même que Tite-Live mis
en vers ne
constitue pas, de, soi, une oeuvre poétique, Tite-Live
mis en tableaux peut très bien ne pas constituer une véritable
oeuvre d'art.
Que faut-il donc entendre par la peinture d'histoire? Quel est
son but, et comment ce but particulier se rattache-t-il au but
général de la peinture?
La réponse est simple. L'artiste se propose pour but, en général
d'exprimer la nature dans ses oeuvres, et par dessus tout dans son
oeuvre capitale, l'homme. Mais l'homme peut être exprimé soit eu
lui-même, dans son individualité, soit dans ses rapports exté-
rieurs. Exprimer l'homme en lui-même ou dans des rapports res-
treints, c'est le rôle du portrait et de la peinture de genre,
exprimer l'homme dans les rapports les plus généraux et les plus
plus élevés, c'est le rôle de ce qu'on appelle la grande peinture,
dont la peinture d'histoire fait partie. Ce qui caractérise plus spé-
cialement cette dernière, c'est qu'elle étudie l'homme à propos
des faits qui appartiennent
au passé. Mais elle doit bien se garder
l'C confondre l'occasion
avec le but, et de s'arrêter à la matérialité
(ui lait comme à son. terme. Le fait considéré en lui-même est
•juelcme cliose d'accidentel,
un prétexte ; ce qui importe, c'est
\'idêe.
Quand je dis idée, je n'entends pas, on le pense bien, une
'olion abstraite, telle qu'en peut poursuivre littérateur
un ou un
Philosophe de l'idée ainsi entendue la peinture fort
— se passe
Jeib voire
avec avantage — j'entends une idée concrète et
Vfinte, une fenêtre ouverte
sur quelque grand côté de la nature
Uliime, de ses sentiments, de ses aspirations, de ses passions,
«EVUE ÏUOMISTB.
— 4e ANNÉE.
— 24.
350 REVUE THOMISTE

de ses douleurs; quelque chose, en un mol, qui nous fasse toucher


et sentir l'âme des événements, comme nous avons demandé au
paysage de nous faire sentir l'âme des choses et au portrait l'ânie
d'un individu.
Tel est l'idéal qui convient au tableau d'histoire, et cet idéal est
au fond le vrai sujet, le sujet esthétique, comme l'appelle si juste-
ment Jules Rréton. « L'artiste, dit-il, conçoit d'abord une impres-
sion, c'est la vraie création; il cherche ensuite quel titre il lui
donnera. Parfois le sujet accidentel se présente d'abord à son
esprit; mais il n'existe, en tant que valeur d'art, que lorsqu'il
entraîne avec lui l'idée esthétique qui seule lui donne son prix. »
S'il y a dans ce jugement quelque exagération, il y a surtout une
grande vérité que feraient bien de méditer nos ,peintres. On ne
verrait pas alors de ces immenses toiles qui ne disent rien, hors ce
qu'on a écrit sur le cadre. Tout leur intérêt vient dt l'écriteau;
Favez-vous lu vous êtes renseigné, on n'a fait que mettre son con-
tenu en image, pour les gens privés d'imagination. Dans ces con-
ditions où est l'oeuvre d'art, je le demande. Quel rapport y a-t-il
entre une oeuvre ainsi conçue et cette chose immense qu'est la
peinture? Si en face de ces anecdotes creuses, de ces faits divers
du passé, sombres, pompeux ou drolatiques, le « bourgeois »
admire et se pâme, qu'est-ce que cela prouve? Si l'artiste y voit
une flatterie il n'est pas difficile ! Le cheval qui verse sur le trot-
toir et le caniche qui se casse la patte peuvent aspirer, au môme
de
genre succès.
Rangeons de suite dans cette catégorie presque tous les
tableaux militaires qu'on nous présente. Il en est à peine deux ou
trois qui méritent une sérieuse attention, comme ia Aigles, de
M. Rouffet, Après la bataille, de M. Charton, la Défense de Ram-
bervillers, de M. Benoît Lévy, et peut-être encore la Sortie 'les
batteries mobiles de Belfort, de M. Rixens. Les autres, parfois bien
peints, ont pour fond une anecdote sans portée, qu'aucun senti-
ment ne relève, ou une grande action rapetissée par un p 0' 1'
talent.
Certains artistes semblent croire qu'il suffit de nommer Bazedle,
Rezonville, Hanan, ou l'armée du Rhin pour faire croire à une
grande oeuvre; la prétention est un peu naïve. L'importance j" 0'
turale d'un sujet ne se mesure pas à son importance historique- "
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 351

; ]a;r par exemple que la signature d'un traité n'a pas nécessai-
| nj plus de valeur en peinture qu'une réconciliation entre
|
1

. ,UI1os du peuple; elle peut même en avoir beaucoup moins;


I elle ne- vaut, au premier coup d'oeil, qu'à titre de réunion
nr
| l'jjommes qui écrivent. Ce qu'ils écrivent, c'est l'étiquette seule
i -[g dit, et cette circonstance du traité, qui intéresse au plus
I |iau| point l'histoire, ne fait rien du tout à l'oeuvre d'art. Pour'
f ffU'clle reprenne son importance, il faut que Fartiste trouve
I moven
d'indiquer d'une façon quelconque la grandeur de l'acte
| „u'j[ peint; or c'est ce qu'oublient une multitude- de peintres.
1 En voici un qui nous représente Napoléon abord duNortlmm-
f herland, et qui n'a pas su trouver, dans cette donnée splendide,
I une goutte de drame. Les Adieux à la France du grand vaincu se
I résolvent, pour M. Guiilon, en un coup de chapeau sentimental!
1 La tâche à vrai dire était lourde; mais qui obligeait le peintre a
"i
en charger ses épaules? On l'en eût dispensé volontiers, tout
|- comme M. Schutzemberger d'affronter le souvenir du déluge.
| «... Et tout était mort, et les hommes et les animaux et tout ce
1 qui rampait sur la terre. » Ainsi parle Fauteur sur le cadre. Le
4
style est biblique, on le voit, mais la peinture ne l'est point, et
| pour rendre l'effroyable angoisse il fallait autre chose, peut-être;
x une parcelle de génie était de rigueur. L'auteur, n'en ayant point,
I a cru devoir passer outre et il a placé côte à côte, l'homme com-
; pris, un spécimen de chaque animal défunt.
Avec M. Lyonel Royer nous montons, c'est incontestable; son
%

Gennanicus devant le désastre de Varus est ce qu'on appelle


*:
une
1 oeuvre de style. Mais ce style est-il vraiment bon, et ne sent-il pas
I trop ce que les rapins nomment irrévérencieusement le
genre
| pompier? On peut le penser en voyant l'indifférence universelle qui
accueille cette immense toile. Pour nous intéresser,
'i
nous, gens du
| x>xe siècle, à
ce fait lointain, à cette classique aventure, la noblesse
| (|es lignes
ne suffj{ paSj il faudrait delà vie, il faudrait une com-
| f'enension du sujet non point classique mais humaine; car il n'y
a
(liic l'homme, fond, qui nous émeut dans un ressouvenir du
s au
l'asse. Ce qui
%
nous touche dans le fait ancien c'est ce au'il a
\

éternel, c'est le morceau d'humanité qu'il incarne. M. Lyonel
* i -*

°yer n'a point


;
vu cela, et sa très sage composition reste:
ulc) et il
\
a fait un immense effort pour rien.
352 REVUE THOMISTE

Car c'est un immense effort que la mise au point d'une pareil),,


toile ; M. Tattegrain doit le savoir, lui aussi, tout habitué qu'il soi)
à ces besognes. Son envoi de cette année, les Bouches mutiles
représente un long et patient labeur, une dépense de talent con-
sidérable. Et dans quel but? Dans le but d'illustrer.un fait choisi
au
hasard dans le passé delà guerre. — Sur des pentes couvertes de
neige, au pied delà forteresse assiégée de Château-Gaillard, des
malheureux, impitoyablement relégués, meurent de faim et se
dévorent les uns les autres après avoir vainement fouillé le sol
avecleurs ongles. Le sujet prêtait aux détails horribles, le peintre
ne nous les épargne pas ; son habileté se compromet dans des
épisodes répugnants, par conséquent inesthétiques. Je nie
demande ce qui a pu porter un homme de goût, artiste conscien-
cieeux du reste et fort habile, à faire ainsi de. la peinture pour
ogres sur une toile pour géants.
Je ne veux rien dire du Drame au moyen âge, de M. Lix, c'est une
histoire de revenants lourdement peinte, uniquement destinée à
faire peur aux enfants. Ses dimensions peuvent l'y aider, elles
s'expliquent. Mais les Mercenaires au défilé de la Hache de M. Thi-
vier n'avaient pas les mêmes raisons d'accaparer tant de surface;
une page du Journal illustré eût largement suffi. C'est de
une ces
images populaires, démesurément grossies, qui amusent le public
et laissent indifférent l'artiste. Quant à YArène de M. Laubadèrc,
où chrétiens et prisonniers de guerre s'entassent sous la menace
des lions, l'intention en était louable ; mais le résultat ne répond
pas tout à fait à l'effort : la peinture est lourde, la passion
absente. Alors' que reste-t-il de cette donnée si riche, dont
Eugène Delacroix eût fait un chef-d'oeuvre? Il reste l'intérêt anec-
dolique, c'est-à-dire rien au point de vue de Fart.

L'ALLEGORIE

L'allégorie est largement représentée au Salon, et beau-


coup, y voient un indice certain de retour à l'idéalisme. Ils n on

pas tort de tout point; mais il faut s'entendre. Nous avon*


L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 353

listingué plus haut entre l'idée esthétique et l'idée philo-


opldque, la première concrète, vivante, riche de virtualité ; la
-econde abstraite, limitée à un pur concept et complètement
expriniable par des mots : cette distinction est ici capitale,
connue on va le voir, et si l'on veut en saisir toute la portée,
il suffit de prendre un exemple. — Qu'est-ce que l'homme, pour
le philosophe ? Toute l'idée qu'il s'en fait tient en ces deux
mots : animal raisonnable. Cette définition épuise le concept,
l'exprime d'une façon adéquate. Or, il est clair qu'elle n'ouvre
aucun horizon ; car au lieu d'élargir la réalité en la rattachant
à sa source, elle la rétrécit, la raréfie en quelque sorte par le
travail de l'abstraction. De là sa stérilité complète en esthé-
tique ; c'est une formule vide et rien de plus.
Pour Fartiste, au contraire, comme pour le poète, l'idée
d'homme a une envergure immense. Elle représente tout un
monde de formes, de mouvements,, d'impressions, de senti-
ments, de passions, d'états successifs ou simultanés, réalisés
ou possibles ; c'est un fonds d'une richesse infinie dont la dé-
linition logique n'est que l'étiquette banale. Tout ce que Dieu
a vu quand il a dit : (( Faisons l'homme », voilà le domaine
de l'artiste ; essayer de fixer dans une amvre un des aspects
de cette idée créatrice, ouvrir une perspective sur un point
spécial de l'horizon humain, c'est son rôle, et il est splendide ;
tandis que rappeler simplement, par une notation figurée, la
notion abstraite de l'homme, ce serait ne rien faire du fout.
Tel est le point de vue d'où il faut partir pour juger la
peinture allégorique.
L'allégorie est la représentation d'une chose qu'on destine
ouvertement à en rappeler une autre. Par conséquent elle ne
l'eut, comme telle, exprimer qu'un concept, nullement une idée
esthétique. Cette dernière étant intuitive
ne saurait être expri-
mée par intermédiaire et doit être perçue directement. Il s'en-
Sl'il que toutes les figures conventionnelles,
avec leur attirail
1 attributs, leur bimbeloterie symbolique ne sont, comme telles,
flUe des parasites,
en peinture ; que représenter Virgile un
dui'ier à la main, c'est signifier le poète et
non l'exprimer.
' Mant vaudrait écrire sur le cadre : «Virgile, poète». L'allé-
b ric ainsi comprise n'est qu'une écriture d'un genre spécial,
354 REVUE THOMISTE

et ne requiert même pas la perfection ; car l'objet représori -,

ayant pour mission unique de reporter l'esprit vers un aU(v


objet, peu importe qu'il se présente lui-même dételle outell»
manière; qu'il soit seulement reconnaissable et le but est atlcini
Tout ce qu'on peut dire, en ce cas, pour porter l'artiste îi bien
faire, c'est qu'une bonne calligraphie a sa valeur; c'est, qu'i]
peut y développer son habileté technique etdou bler l'intérêt
de son énigme par l'intérêt d'une belle décoration. On voit
combien tout cela est loin de ce que nous appelons le véritable
grand art, c'est-à-dire l'expression directe, par le moyen des
formes, d'une pensée de la nature ou d'un aspect de la vie.
Un de nos meilleurs critiques disait récemment dans les
Débats : n La plus simple nature-morte peut contenir autant
d'esprit que les plus compliquées allégories. » C'est parfaite-
ment juste ; car si un Chardin, par exemple, nous fait sentir
dans un tableau d'apparence modeste la richesse el la beauté
de la mère-nature; s'il évoque l'ensemble par la vue du détail'
et renferme l'idée de l'univers vivant dans une grappe dorée
ou dans une branche de pommier en tleurs, il a fait une
grande oeuvre ; tandis que le peintre qui nous représente la
Fièvre à Madagascar sous la forme d'une espèce de monstre
amphibie me paraît nul, tout simplement. Que nous apprend
cette figure verte, efflanquée, dont la queue traîne dans une
mare et qui tient un soldat dans ses griffes ? Veut-elle nous
dire que la fièvre vient des marais, qu'elle fait pâlir, et puis
maigrir, et puis mourir.,.? La belle avance ! Notre cervelle
est-elle plus riche quand on lui a jeté cette poignée de con-
cepts ?
Tel est pourtant, sauf le faire, qui importe peu ici, le seul

intérêt de beaucoup de peintures allégoriques.


Est-ce à dire qu'il faille proscrire l'allégorie ? Non certes.
Comme prétexte à décoration, comme dépense d'esprit et

d'ingéniosité dans l'arrangement pittoresque, elle a déj"


son intérêt. Elle est de plus utile à l'enseignement popu-
laire ; la peinture religieuse, en particulier, Fa exploitée soi's
ce rapport à merveille. Enfin et surtout, il est rare qui"' 0

peinture symbolique, et à ce titre purement littéraire, !1°


cherche pas à éveiller dans l'esprit, en même temps qi|U"
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES - 355

concept, une intuition qui le dépasse. Quand par exemple M. Ronnat


nous
représentait naguère la poésie sous la forme d'un cheval
ailé, du Pégase classique, l'allégorie à elle seule ne nous di-
sait qu'une chose, c'est que le poète vit d'inspiration, et elle
jic nous
donnait de cette vérité qu'une formule abstraite, un
pur concept, vide et froid comme tout ce qui sort de l'officine
métaphysique. Toutefois, l'inspiration du peintre, l'élan qu'il
avait su donner à sa composition, la fougue de l'exécution
elle-même pouvaient donner un sentiment plus vivant de la
sublimité du poète. Mais combien mieux Puvis de Chavannes
|'exprime-t-il en l'incarnant dans cet Eschyle qui songe au bord
de la mer, et dont le rêve intense surgit de lui-même sur la
toile. Le rocher de Prométhée est là, fixé par le regard du
génie dans une immobilité éternelle, et toujours viendront à
l'entour voltiger les océanides, charmant sa douleur par leurs
chants.
Tout compte fait, l'allégorie est donc un genre inférieur ;
elle ne se relève que par ce qui n'est pas elle, et si elle ren-
ferme jdus d'idées, elle ne contient pas pour cela plus d'idéal.
Telle n'est pas, semble-t-il, l'opinion de nos peintres ; chez
eux, les toiles à intentions littéraires foisonnent. La religion
y- a peu de part, il faut le reconnaître ; mais l'industrie, la
science, l'histoire, la politique, voire le socialisme et la Com-
mune en font largement les frais. G'esl le droit des peintres,
assurément, d'aborder cette sorte de sujets ; mais du moins
pourrait-on leur demander d'être logiques et de tenir compte
des exigences du genre qu'ils adoptent.
Quand vous peignez une figure allégorique, il faut qu'on sente,
a la façon dont vous la traitez, qu'elle déborde la vie réelle.
Personnifier YEpée, comme a voulu le faire M. Agache, et
traiter sa figure en portrait, c'est commettre une faute. M. Gé-
rônie en avait donné l'exemple dans sa Vérité, qui n'est après
•oui qu'une jolie femme
en colère— pas très fort! — et que
son martinet ne rend pas du tout terrible. Vignettes que tout cela,
'uulaisies littéraires plus que travail d'artistes.
1^1 pourtant
que de mètres de toile dépensés ainsi, depuis
'es inconvenantes fadeurs de M. Gabriel Ferrier, qui vautre
C1> plein parc Monceau un Iroupeau de figures académiques,
356 REVUE THOMISTE

jusqu'aux splendeurs balourdes et grossières qui s'étalent dans


Heine des rois, de M. Louis Réroud ! Quoi ! C'est la Volupté
la pieuvre immonde et insatiable, aux tentacules géants, aux
embrassements horribles, que sjmibolise cette Reine de lavoir ?
Ou serait-ce la Beauté en personne, cette lourde chair, vulgaire
et bête autant qu'impudente ? L'humanité fiévreuse qu'elle
domine, ce sont ces vieux nigauds de rois, aux vêtements
bleu et or, chargés de coffrets et d'encensoirs ? En vérité, j'ai
peine à comprendre ; elle est étrange, la Reine des rois !
Je ne vois pas davantage le Chemin de la mort, je dois le dire,
dans Ja procession macabre de M. Trigoulel. Un rocher taillé en
tête de mort ne suffit pas à me faire rêver de l'inexorable fau-
cheuse. Or si l'allégorie ne vous lance pas dans le rêve, à quoi séri-
elle? Elle n'est rien moins qu'un contre-sens.
Autre défaut dans lequel tombent beaucoup d'artistes : ils nous
présentent des allégories mi-parties de réalité, mi-parties de rêve,
de sorte que l'esprit est en déroute et que le regard est choqué.
N'est-ce pas ce qui arrive à l'immense toile de M. Rocliegrosse :

Angoisse humaine? — Que font donc là, sur un rocher en plein


Paris, ces hommes et ces femmes affolés qui après avoir renversé
une barrière de bois, s'entassent et se superposent en invraisem-
blable pyramide? Toutes les classes sont représentées : ouvriers,
bourgeois, gentilshommes, poètes, banquiers, étoiles d'opéra el
pauvresses. Tous escaladent le rocher, les yeux au ciel, les bras
tendus, se foulant aux pieds ou s'agriffant les uns aux autres pour
parvenir, tandis que les premiers arrivés sont précipités dans le
vide. Que veulent-ils donc? A. quel mât de cocagne montent-ils, cl
pour quelle cause meurt ce malheureux dont, le ventre éclale
sous le talon d'un serrurier? — Regardez :
là haut, dans les nua-
ges, au-dessus des toits fumants et des cheminées d'usines, un
vol de figures irisées s'enfuit... C'est la fortune qui passe! — l'-l'
bien, j'en demande pardon à M. Rocliegrosse; mais en dépit du
talent dépensé, de l'effort accompli, la conception de son tableau
est absurde. Que voulez-vous qu'on dise de réels
ces personnages
trop réels qui se ruent jusqu'à perdre vie vers un nuage ha"1

— —
d'un kilomètre? On ne peut dire qu'une chose : sont-ils bêtes! N
l'on voulait nous représenter l'humanité à la poursuite de sa cln
mère, il fallait s'arrêter à l'un de ces deux partis : ou tout idéa-
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 357

mSme l'humanité, ou tout matérialiser, même la chimère.


,. .,
qu'a compris M. Rondoux, et sa chimère à lui est bien
f cl ce glisse fleur du sol, à reculons, fuyant toujours
'-mie. Elle à
' ru-denté poursuite. Et elle a des ailes, car il fallait faire la part du
mais elle est pourtant de chair et d'os, on peut l'atteindre,
,AVe;
I j'on comprend la course qu'elle provoque. Ici, devant le tableau
de M. Rocliegrosse, infiniment supérieur du reste comme peinture,
je ne vois qu'une escalade imbécile, et des mômes qui font
pi lié.
Même erreur commise, un peu moins criante peut-être, dans
: k Pasteur, de M. Fournier. Le grand chimiste est représenté à sa
table de travail, sous la lampe, dans un effet de lumière assez
curieux, mais hors de sa place. Ce rappel à la jréalité fait un
contraste choquant avec les tons de fresque et les allures poéti-
ques du reste de la composition, et somme toute, ce tableau, qui
pouvait être un vrai tableau, n'est qu'une jolie affiche de commerce.
Ce n'est pas assez pour un tel sujet.
Mais là où l'illogisme se complique d'inanité, et pour tout dire
de prétention burlesque, c'est dans certaine toile des Champs-
Elysées, fort regardée, fort encombrante, et qui porte ce titre
modeste : l'Humanité. L'Humanité,- messieurs, rien que cela ! Je
me demande ce qu'eussent pensé Léonard ou Michel-Ange, si on
leur eût imposé un pareil thème. Voyez-vous d'ici la stupeur!...
M. Pelez est. moins
en peine. Voici : sur une pelouse de jardin
public, agrémentée de massifs de fleurs, un groupe de person-
nages, tous en ligne, représente les habitants de la planète, el
sans doute aussi leur histoire, passé, présent et avenir; car tout
cela est compris dans
ce mot : l'Humanité. Combien sont-ils? —
bue vingtaine. Et quels sont-ils? Ah ! c'est là que la profon-
— —
eenr éclate! Des nourrices aux larges rubans, et des mères pau-
vres qui allaitent elles-mêmes; une fillette armée de sa poupée, un
s/irçonnet à, ballon rouge avec un caniche à paletot; puis des
,0i"'geoises, puis des mendiants, puis des jeunes filles comme il
<ll'l> à côté d'une
comme il ne faut pas. Enfin un faubourien sinis-
0 et un vieux bonhomme endormi. C'est tout!... Seulement

0lci> au-dessus de cette humanité,


que les esprits chagrins trou-
e"l insuffisante,
un immense Christ en croix, couleur de brouil-
cl(l, se dresse. Ce n'est qu'une apparition,
une fumée du sol,
358 REVUE THOMISTE

pourrait-on croire ; mais admirez la sublimité du symbole : cv,


l'éternel crucifié, présidant au cours des choses humaines, H1(1|S,
inerte..., inutile à l'humanité !
N'insistons pas, on voit jusqu'à quelles niaiseries invraisem
blables l'abus d'un genre peut conduire. Terminons sur
U]1
exemple plus rassurant, parlons de Puvis de Chavannes.
On a tout dit sur ce peintre ; les uns lui font des apothéoses, los
autres le déclarent « au-dessous de rien ». Il est permis, de penser
que l'exécution est un peu sommaire, et que les éloges sonl
excessifs.
Puvis de Chavannes est un décorateur, composé, à doses égales,
d'un dessinateur.et d'un harmoniste. Il a ses formules à lui, for-
mules qui ne plaisent pas à tout le monde. Il trouve bon de sim-
plifier le dessin, pensant que l'art est une évocation plutôt qu'une
restitution des choses. Il note donc le trait essentiel et supprime
le reste. Alors on dit: il n'a pas de main. Pour la couleur, même
système; deux on trois tons, traités en gammes chromatiques,
c'est tout ce qu'il admet. Et les coloristes s'écrient: il a. l'oeil atone.
Mon Dieu, je ne lui crois pas en effet l'oeil bien vif; un Delacroix
serait mal à l'aise dans ses formules ; mais après tout le parti-pris
peut se défendre, et quant à ce qui est du dessin, après avoir long-
temps laissé dire, Puvis de Chavannes a parlé, et de la bonne
manière : il a exposé ses études. La cause est jugée.
Donc, cette année, c'est pour Roston que le maître décorateur
travaille. J'ai cité déjà un de ses sujets, il y en a quatre autres:
VAstronomie, ou les bergers chaldéens observant la marche de 5

planètes; Virgile, ou la poésie bucolique; Homère couronnépt


l'Iliade et l'Odyssée, glorification de la poésie épique; enim
l'Histoire, escortée du génie portant la torche, et dévoilant le passe
que figure un temple enfoui.
On voit de suite que le principe de l'allégorie est applique ic
de façons très diverses. Dans le premier cas, on est en face de c
qu'on pourrait appeler l'allégorie réelle, c'est-à-dire que J*oJ>jc

figuré, à dessein d'en rappeler un autre, n'en est pas-simple'11011


le symbole, mais la réelle, quoique partielle incarnation. Ces «cl
gers chaldéens, extasiés en face des splendeurs astrales, 1°'
baigné dans la vaste nuit et interrogeant le mystère, c'est «'
l'Astronomie qui commence, c'est l'éveil de l'esprit bu»1'
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 359

levant l'espace, et l'on s'imprègne, aie contempler, de cette curio-


!-
j{^ sublime et sereine qui est l'esprit de la science du ciel.
4vec Virgile, nous glissons déjà dans le verbiage symbolique ;
' lieu d'une action réelle, vivante, dont l'intuition du specta-
.,u
leiir doit extraire l'âme, voici les attitudes convenues et les acces-
soires. Cette couronne de laurier, cette branche d'olivier élevée en
l'air, ces ruches posées tout exprès pour faire souvenir du « doux
parler », c'est le rébus qui montre le bout de l'oreille. Il gagne
du terrain au troisième panneau, où l'Iliade et l'Odyssée sont
des femmes, portant en forme d'étiquette une rame et une lance.
Enfui au quatrième il triomphe en plein : plus d'action réelle du
tout ; mais une dame qui s'appelle l'Histoire, un génie qui s'ap-
pelle la Lumière et... voilà, Je n'entends pas dire, encore une
fois, que tout cela ne soit acceptable, voire très noble; que les
expressions et les attitudes ne puissent suppléer en partie à ce
qui manque de vie dans la conception elle-même; mais à consi-
dérer les genres en soi, je trouve entre l'allégorie en symboles et
l'allégorie en action toute la distance des mots aux idées, de la
rhétorique à l'éloquence.
Après tout, les belles phrases ont leur charme et la rhétorique
a du bon.

LA PEINTURE RELIGIEUSE

J'achève; il y aurait ici trop à dire. S'il fallait définir l'art reli-
gieux et en fixer les règles, je ne finirais pas, et ce compte rendu
s allonge. Je me contenterai de quelques remarques et de l'ana-
'jsede quelques tableaux.
Ce qui caractérise l'art religieux
— disons l'art chrétien, c'est
le seul qui
nous occupe — c'est qu'il procède de la Révélation,
tandis que l'art profane procède de l'observation. Ce n'est
pas que
a révélation ne puisse éclairer l'art profane, et que l'observation
"csoit essentielle à Fart religieux ; mais je parle de l'esprit qui
lnge l'un et l'autre, et je dis qu'il y a entre eux cette différence :
'"'liste profane regarde, l'artiste chrétien écoute. Et qu'entend-il ?
histoire de Dieu dans ses rapports avec l'homme, et l'histoire
dOU REVUE THOMISTE .

•de l'homme dans ses rapports avec Dieu. N'est-ce pas dire qu
l'idéalisme, partout applicable et partout nécessaire, trouvera h'
sa plus haute manifestation?
Mais aussi c'est là que les difficultés deviennent immenses! La
plupart y succombent et je le comprends. Ce que je comprends
moins, c'est l'acharnement qu'apportent certains à paganiser de
parti pris la peinture chrétienne. Au temps de la Renaissance, ce
procédé avait son__excuse; des peintres païens, parfois athées
étaient condamnés à l'art chrétien par les nécessités de la com-
mande, ils en tiraient ce qu'ils pouvaient. Mais- aujourd'hui
l'artiste est libre; généralement du moins il choisit son thème,
Pourquoi chercher, sans nul prétexte, un motif à profanation?
Tout le monde a remarqué l'étrange Madeleine de M. Einel,
dont la grossière nudité s'étale en pleine toile. On ne peut pré-
tendre que cette nudité fût appelée par le sujet, elle ne lui apporte
qu'une incohérence. Dans les pierres, à côté d'un affût brisé,
sous le regard de faubouriens en émeute, quelle nécessité qu'une
femme se dénude pour secourir un prétendu Christ? M. Binef
semble se faire une spécialité de ces bravades; je doute qu'elles
le grandissent beaucoup dans l'estime publique, et plus d'une fois
déjà il a pu s'en apercevoir.
Fort heureusement les cas de cet ordre se font rares, les pro-
testations des gens de goût portent leurs fruits. Mais ce qui, par
contre, semble se multiplier, ce sont les toiles à sujet religieux
traité dans un sentiment profane. Je crois de tout mon coeur aux
bonnes intentions des peintres ; mais le métier les entraîne ou la
foi leur manque. —En voici un qui représente saint Maximin, sa
prédication et ses miracles, et qui subordonne le tout à un effet de
soleil! C'est grand dommage, la conception du tableau était
bonne. Que M. Girardot aille donc au Panthéon, et qu'il apprenne
de l'historien de sainte Geneviève comment on fait revivre les
temps anciens, en leur gardant, en même temps que leur véi'J»'->
la teinte adoucie et grave des choses lointaines. Je l'ai déjà
remarqué plus haut, c'est un contre-sens d'introduire en pareil 8

sujets des détails de réalité trop palpable. Plus les choses a


exprimer relèvent de J'âme, ou du rêve, ou du passé loin lu"1'
plus la forme qu'elles revêtent, doit se dégager de la matière oi.se
révêtir d'éternité.
L'IDÉAL DE .NOS PEINTRES 3G1

l'adresse un reproche semblable à M. Salgado qui fait se mirer


claire une Mater Dolorosa. Vrai, le prétexte est mal choisi
n eau
étude de cet ordre.
ul. une

Pour me tirer des larmes il faut que vous pleuriez,

dit lepoète; or M. Salgado ne pleure pas, il s'amuse. Ces deux ima-


ges
qui se touchent par les pieds ne sont guère faites pour
;
émouvoir.
A-t-il éprouvé, lui aussi, l'ombre d'une émotion, M. Voile t,
quand il a peint son Départ des Rois Mages? Il en a fait une étude
de nature morte ! Ce sont les joyaux épars, non la Vierge et l'En-
fant qui Font intéressé !
C'est assez de ces exemples pour justifier ma critique; les multi-
plier ne serait que trop facile, mais à quoi bon? J'aime mieux
rendre hommage à quelques intentions plus louables, qui n'abou-
tissent pourtant qu'à moitié, parce qu'elles partent d'une donnée
fausse.
be style religieux est mort, disent certains; mais il ne tient qu'à
nous de le faire renaître. N'avons-nous pas les primitifs, et ne
pouvons-nous pas leur emprunter ce qui nous manque? — Et l'on
se met à imiter les primitifs; au lieu de s'inspirer de leur senti-
ment, on singe leur manière, et sous prétexte de naïveté on verse
dans la fadeur. C'est là mal comprendre les choses. Nous aurons
beau faire, on
ne nous prendra jamais pour des âmes simples ; le
monde s'est fait vieux, comme dit Musset. Si nous voulons revenir
à l'art chrétien il n'y
a qu'une chose à faire : soyons chrétiens.
Pénétrons d'esprit et de coeur dans la pensée évangélique, et puis
disons ce
que nous avons senti; disons-le sans souci d'une manière
°u d'une recette, suivant notre nature à nous et avec les instru-
ments qui sont nôtres. Est-il rien de plus sénile au vieillard que
(l imiter l'enfance? Il n'est rien aussi de plus... naïf
que de singer
la naïveté.
M-Itouault ne l'a pas compris. Son Christ mort pleuré par les
saintes Femmes est intéressant, l'émotion n'y fait même pas défaut;
n'iis elle est gâtée l'esprit de système. On sent homme qui
par un
0 contrefait, qui essaie de
se mettre à la place d'un autre et de
beîlln' comme lui. Cet autre, ici, c'est Luini; c'est Rotticelli
pour
.'$62 REVUE TUOMISTE

M. Point, et avec un égal talent l'erreur est la même. Que sera-ce


si le procédé est appliqué par de moins habiles!
Je ne voudrais pas faire de mauvais compliment à M. Pi|ic.
mais la vérité me force à dire que son Saint Georges est burlesque
L'auteur s'est donné beaucoup de peine pour paraître n'avoir point
de talent, et pour peu on se laisserait convaincre. Qu'on se figure
un prospectus illustré de la maison X... : «
Chocolat des familles »
avec un cheval rouge -caparaçonné de jaune, un saint Georges
vert brodé d'or, plus une écharpe couleur d'arc-en-ciel. Comme
spécimen de « naïveté » primitive c'est complet. Seul un: confrère
a su combler la mesure, c'est M. Delanoy avec-sa Jeanne d'Ave
écoutant ses voix. Là, saint Michel nous apparaît sous la forme
d'un garçonnet qui joue au sabre, couvert d'une armure en papier
d'argent; quelques anges bébêtes l'accompagnent, et deux ou trois
fillettes portent leur nom écrit en latin : Sancta Gatharina,
Sancta Margarita...
Et voilà les Primitifs ressuscites !
Quelques artistes d'un goût meilleur se défient des pastiches el
ils font bien; en suivant leur propre voie ils arriveront peut-être
au vrai style. Jusqu'ici pourtant leurs essais ne satisfont guère. Le
super fluminaBabylonis, de M. Destrem, n'est que de la décoration
académique, avec les colosses de rigueur au premier plan. La
Vierge de M. Lyonel-Royer est une fillette de la première commu-
nion ; elle ne rappelle en rien la Nouvelle Eve. La Jeanne d'Arc de
Mlle Perrier fait peine avoir. Je ne lui trouve d'égal que le David
de M. Daras, encore un enfant qui joue au soldat, seulement cette
fois le sabre est jaune, et la main gauclie tient une tète, celle d'un
monsieur qui paraît enchanté de l'opération.
Montons un peu. M. Delance nous offre une série de tableaux
religieux destinés à la décoration d'une église. Le coloris est har-
monieux, vu de loin; de près, il sent un peu son pointillisiM-
Ce qui est plus grave c'est que le sentiment religieux n'y est encore
pas, du moins pas assez. Le Jardin des Oliviers, la Résurrection, 1"

Purification, saint Dominique recevant le Rosaire, sont des sujets


tellement rebattus qu'il faudrait pour les vivifier une inspirai' 0"
très haute et très personnelle. M. Delance n'a que son métier.
On a beaucoup parlé du Christ au linceul, de Henner; c'esU"'c
belle pièce, cela va de soi; le parti pris de clair-obscur et de colo*
L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 363 '

i nacrées qui caractérise l'auteur trouve ici son application


. s

' naturelle ; la belle coulée blanche de la poitrine caresse l'oeil
te
I .^iblenient. C'est égal, je trouve regrettable que le public — car
| f IPJJ ait transformé l'atelier de M. Henner en une fabrique
porcelaine. Ces pâleurs de chair dans du bleu sombre ont leur
|
^'flet; niais ie ne comprends pas qu'un effet accapare la vie d'un
j e|ntre. La nature est d'une variété infinie, d'une richesse inépui-
sable; n'y trouver que blanc surnoir et noir sur blanc avec quelques
t o-ris intermédiaires c'est singulièrement Finterprêter.De .plus, je
î dois avouer que je ne partage point les extases de certains cri-
f tiques devant ce Christ qui serait, à; les en croire, le nec plus ultra

>raud;
on a
Pour être juste, ne disons
''.''.'.
Ide l'art religieux. Je le trouve d'un sentiment faux, théâtral et
Iraide d'allure, sans l'ombre de cette « émotion poignante » dont:
I parlé.
ni bien ni mal du Christ de M. Ré-
c'est je crois l'apprécier d'une manière très exacte. Il ne
1
nous gêne en aucune façon, et le.besoin ne s'en faisait pas sentir.
j Mais que j'aurais donc de plaisir à le trouver laid !

• une véritable grande oeuvre, la seule qui mé-
Enfin j'arrive, à
rite ce nom aux deux Salons, du moins dans le genre religieux.
C'est la Cène, de M.[Dagnan Douveret. Il ne s'agit plus ici de pas-
tiche, de manière, de virtuosité » — oh ! ce mot ! •— Nous
<r<

sommes en face d'une oeuvre de sincérité et de conscience. Le


sujet était redoutable; tant et de si grands souvenirs d'art sont
évoqués par ces deux mots : La Cène ! Après Léonard pour l'action, '
.

"près Angelico pour l'impression religieuse, pouvait-on trouver


-

quelque chose encore? M. Dagnan l'a tenté, et sa belle audace


nous vaut une des plus nobles oeuvres de ce temps.
Le. sujet choisi pouvait
se présenter à l'esprit du peintre de bien
'•esmanières ; il y a plusieurs actes au drame divin, et tour à
,0"r les artistes
se sont attachés à l'un ou à l'autre. Le repas pas-
ca'> l'annonce de la trahison, le discours d'adieu, l'institution

eucliaiistiqtie, la communion des apôtres, la sortie de Judas, au-


'ii'l de moments, autant de sujets de peinture. M. Dagnan s'est
'('cidepour le plus solennel, il a peint l'institution de l'Eucha-
'ïslie.

J° Christ est au milieu des siens, à table, dans une salle nue et
111 ce, sans aucun accessoire. IL s'est levé et l'on fait silence. Un
364 REVUE TnÔMISTE

recueillement ému plane sur le groupe choisi. Que va-t-il se


n<,.
ser ? Tous les yeux levés le demandent : seuls ceux de Judas, ass:.
à la gauche du Christ, demeurent baissés obstinément.
Ce Judas pourra se vanter d'avoir fait parler bien du monde
D'abord on ne le reconnaît pas, et tel de ses voisins, au visage
un
peu rude, bénéficie de la méprise. C'est que M. Dagnan l'a menacé
parce qu'il l'a plaint. « Poenitentia ductus » dit l'Evangile : Il s'est
repenti! Pourquoi ne pas lui donner d'avance le bénéfice de
ce
repentir? Il viendra à vrai dire bien tard; mais on doit dès main-
tenant l'entrevoir comme possible... Ai-je besoin de dire que
je ne suis pas de l'avis de M. Dagnan? Je ne crois pas au repentir
de Judas, tel qu'il le comprend : car le repentir c'est le pardon
avec le Maître, et lui-même n'a-t-il pas appelé le traître le « Mis
de perdition ». C'est égal, l'erreur est sympathique; sans compter
que ce Judas est le plus beau morceau de peinture du tableau.
Ils sont donc là tous, les douze élus, attentifs à ce qui se passe,
pleins d'amour, sauf un seul, et dans des attitudes variées dont
quelques-unes paraîtraient nonchalantes, si on n'y lisait l'aban-
don. Et le Maître vêtu de blanc, calme, le regard profond, la main
.

gauche encore appuyée sur le pain de mystère, tient en sa droite


la coupe pleine du vin vermeil, figure du sang qu'il va verser.
Il y a là déjà, on le voit, la substance d'un tableau admirable;
mais ce n'est pas tout. Afin d'indiquer plus fortement le caractère
mystérieux de la scène et d'y donner plus d'importance au Chrisl,
centre de tout, l'artiste a trouvé bon de joindre au miracle qui ne
se voit pas un miracle qui se voit, une transfiguration éclatante du

Maître. Sa robe, éblouissante de clarté, illumine, à elle seule toute


la salle. C'est, bien un Dieu, celui qui est là !
On a discuté beaucoup cet éclairage qui selon les uns décon-
certe, selon les autres fait l'intérêt principal du tableau : je crois
pouvoir faire, sur ce point, quelques réflexions utiles. D'abord on
a trop peu remarqué combien l'exposition au Champ-de-Mats a

fait tort à M. Dagnan à ce point de vue. La tenture violette de 1"

salle exalte, par contraste, les jaunes du tableau, de sorte que '"

belle lumière dorée qu'a vue l'artiste se décompose ;


elle donne des

reflets verdâtres et jaune citron d'assez désagréable aspect. U -al"

lait ce contretemps pour donner lieu à des phrases comme celle-(;l •


L'IDÉAL DE NOS PEINTRES 365

Beaucoup de couleur, peu de lumière » (1) « Peu de lumière ! Il

voir, dans l'atelier du peintre ! Sous la clarté blanche d'un


fallait
vitrail placé très haut, la toile apparaissait absolument ruisse-
lante; on se sentait enveloppé dans ce rayonnement, enfermé soi-
même dans le groupe des disciples, et la note sombre du fond,
l'absence de cadre, le vide à l'entour ne vous laissaient voir qu'une
chose : ce regard du Christ, si profond et si doux.

Néanmoins, au sujet de cette lumière, il y a bien en effet quelque


chose à dire. C'est d'abord qu'elle est d'essence trop matérielle,
qu'elle se rapproche trop des lumières connues,par exemple du bec
Auer, auquel on ne devrait pas penser en telle occurrence. C'est
ensuite et surtout que ce parti pris d'éclairage surnaturel se super-
pose à la conception, au lieu de faire corps avec elle. Eclairez.la
salle autrement, supposez un lustre ou un jet de lumière exté-
rieure, rien ne sera changé; pas un apôtre n'aura lieu de modifier
son expression ou sa pose. Quoi donc? Ils ne s'aperçoivent pas du
miracle? Ou bien les laisse-t-il indifférents? Cette supposition
est inadmissible. Et c'est pourquoi le spectateur, dérouté par ce
calme étrange, cherche une explication naturelle au phénomène.
Il se demande s'il n'y aurait pas quelque part un foyer de lumière,
dont la robe du Christ ne serait que le réflecteur. Et en effet plus
(l'un l'a cru, ne prenant pas garde à la divergence des ombres,
ainsi qu'à maint autre indice. Mais s'il faut
un raisonnement pour
liser l'esprit en pareille matière, le peintre est en faute. Et tou-
jours subsiste l'anomalie singulière d'un miracle inaperçu, par
ceux-là mêmes qui en sont l'objet.

Il iaut regretter vivement ce défaut de logique; c'est lui qui


provoque cette indécision, cette résistance intérieure qu'on
(.'prouve parfois en face de l'oeuvre. On hésite à laisser prendre
se
ll son charme; le
cas n'est pas clair, on ne sait pourquoi, et après
i>vou analysé l'un [après l'autre tous les éléments de la
compo-
'Ul°nel les avoir trouvés splendides, on est tout surpris de
ne

0 toéhats du 12 mai 1896.


RBVUIS THOMISTE. —4e ANNKIÎ. — 2:>.
36() HEVUE THOMISTE

pas être saisi davantage par l'impression puissante qui devrai)


s'en dégager.

Et puis, l'avouerai-je encore ? j'aurais bien voulu un visage de


Christ un peu plus mâle. Celui-ci a l'expression du moment ; mais
elle manque de dessous, le galbe est faible. Un philosophe a dit;
u La tendresse de laforce a un charme presque divin. » Que n'a-
t-il eu sous les yeux cette sentence, le peintre de la Cène 11 nous
!

eût donné le vrai Christ, terrible et doux à la. fois, puissant cl


grave en ses tendresses. N'est-il pas Dieu ? N'est-il pas la Majesté
redoutable ? Et si l'amour l'incline vers nous, ne doit-il pas gar-
der cependant ce qui donne valeur à cet amour même : le frisson
ineffable de l'infini entrevu ?

Oui, c'est ainsi qu'il faut peindre le Christ. Michel-Ange s'csl


trompé en le faisant tellement terrible qu'on ne puisse entrevoir
sa douceur ; la plupart des autres se trompent encore en le faisant
tellement doux qu'on n'ait pas l'impression de sa grandeur. La
vérité est dans cette difficile synthèse : L'amour infini dans la
force, quelque chose comme un Jupiter attendri.

Peut-on reprocher bien fort à M. Dagnan de n'avoir pas aborde


ce délicat problème?- Ce serait une exigence outrée, et j'ose le
dire une ingratitude, Quoi qu'il puisse manquer à son oeuvre —et
à quelle oeuvre ne manque-t-il pas quelque chose — elle est de
haut vol, elle fait grand honneur à l'Ecole française. Il y a beau
temps que les Salons annuels ne nous avaient pas offert un pareil
morceau.

J'aurais à parler maintenant, pour être complet, des abus de


l'idéalisme. Il y aurait long à dire ; les Prce... et les Nêo... de ton'
ordre appelleraient maintes considérations. L'idéalisme est
malade avant que de vivre. Bornons-nous, toutefois ; le procha" 1

Salon nous offrira de nouveau, j'en ai peur, l'occasion de form"'


L'IDEAL DE NOS rEINTRES 367

critiques. Aujourd'hui je veux terminer par ce souhait :


1er nos
peintres comprennent toujours mieux leur rôle ; qu'a-
One nos
avoir donné à nos voisins l'exemple de la vaillance, de la
0,.(*s
clarté et du bon goût, qui sont des qualités françaises, ils élèvent
le,ir esprit vers les sommets de l'art, qu'on a trop désertés au
siècle, et qu'armés des merveilleuses ressources qu'ils
cours ae ce
possèdent, ils introduisent dans des oeuvres réfléchies et profondes
l'âme de tout vrai savoir : VIdéal, cette fenêtre ouverte sur J'in-
lini.

FJ'. A.-D. SERTILLANGES,

des FF. Prêcheurs.


UN PARADOXE DE RENAN
A PROPOS D'UNE REIMPRESSION DE « MA SOEUR HENRIETTE
»

J'ai dit paradoxe. N'aurais-je pas dû dire sophisme?


'Réflexion faite, je maintiens le mot. Après tout, la vérité
n'est pas chose si simple qu'on se l'imagine quelquefois; cl
non pas seulement la vérité, mais la sincérité aussi. On est
dupe parfois d'erreurs si subtiles et si spécieuses, qu'on ne
s'étonne qu'à demi, même plus tard, d'avoir été le jouet d'une
illusion. Et s'il est vrai que nous ne sommes pas toujours
bons juges de notre propre loyauté intellectuelle, — je veux
dire de la parfaite probité avec laquelle nous formons ou ac-
ceptons nos idées, — à plus forte raison le sommes-nous
moins encore quand il s'agit de la conscience d'autrui.
Voilà pourquoi je n'ose accuser Renan de sophisme, lui re-
procher d'avoir délibérément voulu altérer la vérité. Jusqu'à
quel point était-il complice ou victime de la théorie qu'il a
tant contribué à répandre et dont nous allons essayer d'éta-
blir la fausseté? C'est ce qu'aucun ne saurait dire, et probable-
ment, s'il vivait encore, lui-même moins que personne.
Pour ma part, m'étant trouvé très longtemps embarrassé par
cette objection, sans savoir comment y répondre, n'étant d'ail-
leurs pas théologien de profession, je ne crierai ni au blas-
phème ni à l'impiété, encore moins à la mauvaise foi ; et, me
souvenant de mes propres hésitations, je tâcherai de répondre
froidement à des raisons par des raisons. Il est plus facile
de s'indigner que de voir clair dans une question et de reluit"'
victorieusement un paradoxe.
llc
(1) lîrnest Renan — Hem-ielle Renan : Lettres intimes (1842-1845), préecdoc*
Ma Soeur Henriette, par Ernesl Renan. (1 vol. in-8", C. Lévy, 18!I6.)
UN PARADOXE DE RENAN 369

| I
!

Ce paradoxe, ceux qui ont lu Renan l'ont rencontré bein sou-


vent dans ses oeuvres, — exposé ou insinué avec quel art, vous
je savez. Et il a si bien passé dans les idées actuelles (1), il
s'est si subtilement mêlé à l'atmosphère intellectuelle où nous
vivons tous, qu'il reparaît à chaque instant dans les discus-
sions religieuses : le lecteur n'a qu'à faire appel à ses propres
souvenirs.
Il
me semble qu'on pourrait, pour le préciser davantage,
l'exposer sous la forme suivante :
Les chrétiens, dit-on, mènent grand bruit de leur morale,
qu'ils proclament supérieure à tous égards à tout ce que les
laïques de tous les temps et de tous les pays du monde ont
inventé pour la supplanter. Et de fait, si la valeur d'une mo-
rale se mesure à la valeur des actes qu'elle inspire, il faut
avouer qu'aucune autre religion, à plus forte raison qu'aucune
théorie philosophique ne compte à son actif autant et d'aussi
beaux exemples dé vertu, d'héroïsme et de dévouement.
Mais, ajoute-t-on, il ne faut pas oublier que le chrétien ne
consent à se sacrifier pour ses semblables que parce qu'il est
assuré d'une récompense infinie et comme d'un dédommage-
ment dans l'autre vie. S'il n'avait pas la foi, c'est-à-dire s'il
"e croyait pas aux vérités métaphysiques : Dieu, l'immortalité
de l'âme, la rémunération future, etc., il
ne serait pas actif,
eliaritable et dévoué il l'est. Il croirait faire un mar-
comme
elié de dupe, et, retournant à l'épicureisme, il aimerait mieux
jouir tranquillement des biens de ce monde.
Lest dire que la morale chrétienne (et ici l'on rappelle le
Ni'j de Pascal) fondement et principe
a pour pour un calcul

' Par exemple, l'opuscule assez récent île Pavot :


VÉducation de la Démo-
""'e-
,. .

(A. Colin, éditeur.)
370 REVUE THOMISTE

d'intérêt supérieur, qu'elle est, comme on l'a dit en termes


assez vulgaires, « un placement à gros intérêts, » et enfin
qu'elle nous apparaît comme étant au plus haut chef une
morale utilitaire.
Et, en conséquence, l'on s'étonne et l'on se gausse des
protestations dont les morales empiriste, positiviste ou évolu-
tionniste, sont l'objet dans le camp des esprits « bien pen-
sants ». On est tenté de définir la morale chrétienne : un uti-
litarisme qui ne s'avoue pas ou qui s'ignore, et l'on dccou-
ronne, pour ainsi dire, de leur haute valeur morale tous les
dévouements et tous les sacrifices que le christianisme a ins-
pirés. Il n'y a plus ni désintéressement absolu, ni devoir pur
et respecté pour lui-même (1), ni morale même, à proprcmenl
parler. Il n'y a plus que des calculs plus ou moins habiles e(
des agents de change plus ou moins adroits : c'est le cas de
revenir à l'arithmétique morale du célèbre Bentham. Et, pour
un peu, on mettrait sur le même plan tous les actes humains;
à tous on serait tenté d'attribuer la même valeur, à un contrai
de mariage comme au martyre de Jeanne d'Arc,

II

Bans ce rapide exposé, avons-nous altéré la doctrine du


maître? Ecoutez plutôt.
On vient de réimprimer un petit opuscule de Renan aupa-
ravant assez peu connu, puisque l'auteur, de son vivant, nen
avait fait tirer que cent exemplaires, qu'il avait distribués »
ses seuls amis intimes. Cet ouvrage est intitulé : Ma Sceitr

(1) C'est ce que Kant reconnaissait d'ailleurs quand il disait qu'il n'y avait ja-
mais eu un seul acte de vertu véritable sur la terre. On remarquera que c'est sa-
lement depuis Kant que les incroyants ont pris l'habitude de contester à la moia
chrétienne sa pureté et sa noblesse foncières. Les « libertins » du xvi°, du xvn° ct_
XVIII0 siècles lui reprochaient au contraire, et peut-être avec plus de raison, '- 0,
trop rigoureuse, trop dure, de faire trop violence [à la « nature ». Ils ne pouvaj
s'accommoder de ce que Vinet a si ingénieus ement appelé « un stoïcisme ' '
nisé ».
UN PARADOXE DE RENAN 371

Henriette,et raconte avec un charme exquis, avec une émotion


pénétrante et douce, presque religieuse par endroits, la vie de
]a soeur du grand écrivain. C'est certainement ce que l'auteur
de la Vie de Jésus a composé de plus touchant, de plus délicat,
de plus ému : il y a là une note personnelle et intime qu'on
voudrait trouver plus souvent dans son oeuvre. A chaque ins-
lant, Renan y côtoie de si près la religion, que quelquefois il
v tombe. Et je n'en veux pour preuve que ces quelques lignes
qui terminent l'opuscule :
«
Que le souvenir de notre Henriette nous reste comme un
a
précieux argument de ces vérités éternelles que chaque vie
«
vertueuse contribue à démontrer. Pour moi, je n'ai jamais
«
douté de la réalité de l'ordre moral; mais je vois maintenant
« avec évidence que toute la logique du système de l'univers
«
serait renversée, si de telles vies n'étaient que duperie et illu-
« sion. »
Bossuet, ou Fénelon plutôt, n'aurait pas mieux dit. Eh
bien! même dans celte oeuvre, dont nous n'avons certes 'pas
dissimulé les mérites, Renan ne renonce pas à la théorie que
nous essayions d'analyser tout à l'heure. Car, quelques lignes
plus haut, je relève les paroles suivantes :
« La récompense, à vrai dire, elle n'y pensa jamais. Cette
« vue intéressée, qui gâte souvent les dénouements inspirés par les

« religions positives, en faisant croire qu'on ne pratique la vertu


« que far l'usure qu'on en tire, n'entra jamais dans sa grande

« âme. Quand elle perdit sa foi religieuse, sa foi au devoir


« ne diminua pas, parce que cette foi était l'écho de sa no-

11
blesse intérieure. Sa vertu n'était pas, chez elle, le fruit
« d'une théorie, mais le résultat d'un pli absolu de la nature.

« Elle fit le bien pour le bien, et non pour son salut. Elle aima

(l le beau et le vrai sans rien de ce calcul qui semble dire à,


Dieu : « N'étaient^ ton enfer ou ton paradis, je
((
ne t'aimerais
V
" pas.. »
Cette insistance dans livre
un pareil nous semble si signi-
«eative, qu'elle nous dispensera de toute autre citation mais,
;
S1 le lecteur veut s'assurer que telle est restée la vraie pen-
See de Renan à l'égard de la morale religieuse, il n'aura qu'à
eudleter ses autres
oeuvres pour s'eu convaincre.
372 REVUE THOMISTE

III

Ainsi donc, aux yeux de Renan, la morale chrétienne est


condamnée par cela même qu'elle est essentiellement et irré-
médiablement une morale utilitaire; et, par conséquent, elle ne
saurait convenir à ceux qui, comme lui par exemple, ont
voué un culte chevaleresque et pieux à « la catégorie de
l'idéal ».
Que penser de cette théorie ?
Je pourrais tout d'abord répondre qu'après tout, la théorie
même fût-elle vraie, il est téméraire, il est même dangereux
de la vulgariser, comme on l'a fait, et de s'en autoriser en
quelque sorte pour développer des idées irréligieuses/La somme
de moralité est-elle donc si grande sur la terre que, de gaieté
de. coeur, on se prive de l'apport immense et reconnu du
christianisme? Laissons donc, dirais-je volontiers, les clivé-
tiens agir comme ils- l'entendront, obéir à tels ou tels mobiles
d'action qu'il leur plaira d'écouter, pourvu qu'ils continuent à
se dépenser et à se sacrifier pour leurs semblables. N'inquiétons
pas leur conscience, n'éveillons pas leurs scrupules intellec-
tuels : au contraire, faisons tout notre possible pour les en-
dormir. C'est l'intérêt social, c'est le nôtre qui nous dicte cette
prudente conduite. Il nous faudrait trop de gendarmes, s'il n'y
avait plus de chrétiens.
Mais il y a mieux à dire : car si notre objection, au point de
vue pratique et social, a une haute valeur, elle laisse subsister
entière la difficulté philosophique. Voici qui nous paraît main-
tenant aller plus au fond dès choses.
Tout chrétien, dit-on, est en réalité un utilitaire. — Mais de
ce que la doctrine dont il s'inspire pourrait être susceptible d in-
terprétations utilitaires, il ne suit nullement que tel chrétien
doive encourir le reproche d'utilitarisme. Qu'une conception aussi
.mesquine de la religion puisse agir sur certaines âmes vulgaircS'
UN RAHADOXE DE RENAN 373

; n'est malheureusement que trop vrai :


je demande seulement
i
i âmes-là se laisseront plus aisément incliner au bien par les
ces
*• lisières et abstraites maximes de la morale de Kant. Mais à qui
î fera-1-on croire qu'un saint Vincent de Paul ou un Ozanam, en
? accomplissant dans toute la simplicité de son coeur tel acte de
I
vertu déterminé, se soit dit en substance : « Je fais cela parce que
• pieu là-haut satisfera tel ou tel de mes secrets désirs ? » 11 y a
s
heureusement plus de spontanéité et moins de réflexion intéres-
sée dans la pratique de la vertu chrétienne. Si les chrétiens sont
; parfois des utilitaires, à tout le moins les meilleurs d'entre eux
l sont pour la plupart du temps des utilitaires inconscients.
': Répondra-t-on que ce calcul qu'on leur prête, ils l'ont fait une
i fois pour toutes, et qu'il est comme enveloppé dans la définition
I
même de la religion qu'ils ont embrassée ?
?
Je pourrais dire et montrer que jamais, à aucune conscience
i
vraiment chrétienne, le problème religieux ne s'est posé sous
i cette forme brutale et... bourgeoise. Bien plus que cet
intérêt
mesquin et grossier dont on nous parle, c'est l'amour, le désir
d'imiter le divin Modèle, l'espoir de plaire à Dieu, qui détermine
les conversions ou préside aux premiers balbutiements de la pensée
religieuse dans l'âme de l'enfant. « ...Et j'aime mon prochain
comme moi-même pour l'amour de Dieu.» Ce sont là les derniers
mots d'une prière que nous avons tous apprise sur les genoux de
notre mère. Est-ce donc une formule de morale utilitaire? Et a t-on
oublié le mot sublime de sainte Thérèse disant à Dieu : « Que je
S01s damnée, pourvu que je vous aime toujours ; car ainsi vous

verrez bien que je vous aime sans intérêt ? »


"ais je veux bien accepter la difficulté clans les termes où on la
pesé. On dirait vraiment, à entendre nos modernes exégètes ou
moralistes, que chacun de nous est sûr de son salut! Ont-ils donc
' Bien
S1 oublié la doctrine, commune dans l'Église du petit nombre
{es élus? JSTe savent-ils donc qu'aucun chrétien, même le
pas
Meilleur, n'est jamais certain de n'avoir
pas attiré sur sa tête la
0|ei'c divine? Dieu seul sait à quoi s'en tenir la valeur morale de
sur
uicundonous. La conscience individuelle,si affinée et scrupuleuse
} eUe soit, n'est qu'une mesure très imparfaite de la moralité
llïle; et puisqueDieu doit nous juger d'après nos oeuvres.étantseul
pa.ble (]e
comparer ce que nous avons fait à ce que noas pouvions
374 REVUE THOMISTE

faire, qui peut se vanter d'être assez pur, assez bon chrétien cnij
pour n'avoir rien à redouter de la justice de Dieu, et, par suiu
pour spéculer sur elle? Il faut avoir bien, peu l'expérience <je'

choses religieuses, des secrètes terreurs et des scrupules an»0i$.


sants de toute âme chrétienne un peu délicate, pour venir, on
pareille matière, parler d'intérêt et de calcul.
Et si l'on nous dit que, pourtant, Dieu à promis le ciel à ses
élus, c'est-à-dire aux âmes de bonne volonté, — par consécrucnl
qu'au point de vue philosophique la doctrine reste toujours enta- .

chée d'utilitarisme, nous répondrons qu'il faudrait une bonne fois


s'entendre sur les termes dont on se sert.
Car enfin, désignerons-nous du même mot l'acte du négociant
qui trouve un bon placement pour son argent et qui en profile, -
et l'élan d'espérance du chrétien qui entrevoit le ciel comme
.
récompense de ses efforts ? Et s'il est convenu que notre langue
est assez mal faite, assez pauvre et assez grossière pour exprimer
de la même façon deux idées aussi différentes, — n'ayons pas peur
des mots, et voyons une bonne fois ce qu'ils contiennent.
Oui, si l'idéal de la moralité consiste à ne croire à rien de supé-
rieur à l'homme, à suivre jusque dans leurs dernières consé-
quences les théoriciens les plus absolus du matérialisme, cl

cependant à dompter par un acte d'énergie extraordinaire les plus


terribles passions qu'un coeur d'homme puisse porter, — à souf-
frir sans se plaindre les plus affreuses misères de la vie humaine,
— à se dépenser sans compter pour les autres, à user sa vie pour >

leur procurer quelque bonheur, avec la certitude de l'ingratitude


pour récompense, et à mourir enfin dans les plus durs supplice?

en bénissant ses persécuteurs, et cela sans espérance d'au-delà cl

avec la seule perspective de l'anéantissement final, — si tel est,

dis-je, l'idéal de la moralité, les plus grands saints du christia-


nisme ne s'en sont pas approchés, — et nous sommes des util'-
faires. Mais, je le demande, quel homme privilégié parmi te5
autres hommes s'en est-il approché plus qu'eux? Et n'avons-
nous pas tracé là le plus surhumain et le plus chimérique des

(1) ? Notez d'ailleurs la


—et remarque en vaut
programmes
(1) Allons plus loin encore. Supposons un moment ce programme réalisable. "
qui le réaliserait, par cela seul qu'il l'adopterait comme sien, qu'il en ferait sa- CM
son''oeuvre, travaillerait pour lui-même, pour ses propres idées, et il ne pourraitsciiip1-
UN PARADOXE DE KENAK 37

: „„ aue sans le christianisme, sans les actes de vertu chré-


1;. dont l'histoire de l'Eglise est le vivant témoignage, nom
ne
î -nUvions jamais pu même imaginer un idéal moral aussi comple
;aUSSi élevé, puisque bien des saints — mais qui croyaient i
,

sjjieu — l'on^ réalisé.


i
Refaisons d'ailleurs aucune difficulté pour l'avouer : philoso-
ipliiquement parlant, et toutes choses étant égales d'ailleurs, celui
laid n'a aucune croyance métaphysique à l'au-delà, et qui pourtanl
ïfaitlebien, a plus de mérite naturel que le chrétien qui fait Je
iniême bien et qui est soutenu par ses croyances. Je suis tout prêl
/«reconnaître que Spinoza et Littré Avalaient mieux au regard de
Ma morale naturelle que tel croyant assez vulgaire que nous
connaissons.
;
n'est-il pas bien téméraire d'affirmer que Spinoza--^e1
Mais
Littré, pour les prendre comme exemple, n'avaient aucune
«croyance ? Pour moi, je suis persuadé du contraire ; et sans parler
*
des convictions rationnelles qu'ils avaient acquises au cours de
leurs spéculations, je crois fermement que toutes les fois qu'ils
philosophaient sur la morale, en réalité c'étaient les vieilles con-
ceptions et croyances chrétiennes, et le vieil idéal moral qui se
réveillaient au fond de leur conscience, et dans la pratique leur
>
dictaient leurs devoirs et dirigeaient leur conduite. Il serait,
j'imagine, assez aisé de le démontrer. Pour aujourd'hui, je me
contenterai d'observer que Spinoza, lui aussi, a fait son rêve
d'immortalité (1); et quant à cette fameuse religion de l'humanité
tant célébrée
par Littré, qu'était-ce autre chose que l'application
('e celle maxime du Christ
: « Aimez-vous les uns les autres ? »

satisfait, et de s'en savoir gré. C'est lui-même qu'il aimerait et qu'il admire-
" cire
tons son oeuvre. Individualisme bien épuré! dira-t-on : individualisme tout de
lle L'homme en réalité ne sort jamais complètement de lui-même; et c'est pour
011 mervei]leusement compris
que le christianisme, par la féconde variété de ses
I «s,
a prise sur l'âme délicate et exigeante d'une sainte Thérèse aussi bien que
"m a"!0 ')eu af(înée d'un simPle
paysan.
\) UKNIÏ WORMS. La morale de Spinoza (Hachette, 1891); LI'ÎON BMJNSGHWKÏ.

8°" ^ V0'* 'n~^°' -AJcanj 1894). ALEXIS BEIWIIANJ). De immortalitale panlheistica
(in
~8°> Dijon,

Darentièro, 1881).
37fi REVUE 'l'UOMISTE

IV

C'est qu'en effet l'on a beau dire : il est impossible qu'un esprit
élevé ne- croie pas à quelque chose (j'emploie ce terme vague à
dessein) qui lui fasse prendre confiance en lui-même et dans la vie,
qui légitime à ses yeux l'action et l'effort. Le scepticisme absolu
est une attitude que l'homme ne peut garder longtemps ; quoi qu'il
fasse, il reste dogmatique, et les plus hardis négateurs sont le plus
souvent des croyants retournés. En voulez-vous la preuve? Je
vais l'emprunter à Renan lui-même.
Si nous lisons ces pages étranges qu'il a intitulées lui-même:
Examen de conscience philosophique (1), qu'y voyons-nous ? L'auteur
confesse bien qu'il est athée ou matérialiste au point de vue
de notre univers fini ; mais il admet Dieu et l'immortalité (imper-
sonnelle, il est vrai) au terme de l'évolution cosmique, quand il
se place au point de vue de l'infini. — Pure hypothèse, sans
conséquences pratiques! dira-t-on. Suprêmes espérances de
l'artiste que le savant et le philosophe ne prennent pas au sérieux !

Car Renan était tout cela à la fois, et peut-être bien d'autres


choses encore... —Mais le seul fait, dirai-je à mon tour, qu'on
admet ces vérités (Dieu, l'infini, etc.) comme possibles, ne prouve-
f-il pas suffisamment qu'on n'y a pas complètement renonce', r LI •) 1ÏM

l'homme est capable d'entreprendre tant de belles et bonne»


choses sur de simples espérances ! La foi religieuse elle-même
n'est-elle pas un acte d'espérance avant tout ? Il est bien diincile»
même impossible, à mon sens, de se dire : « Ce bonheur peu

(1) Revue des Deux Mondes du 15 août 1889. L'article a été recueilli dans les Few
détachées.
UN PARADOXE DÉ RENAN 377

— e^
l'i'iver »> de ne Pas cr°ire qu'il arrivera — surtout lors-

; s'esi: fermé soi-même toutes les autres voies de salut...


,

:|
/•;., été là, je me l'imagine, qu'il s'en soit rendu compte on non,
de Renan. Ces « pensées de derrière la tête », ces hypothèses
1 cas
: onsolantes de la dernière heure, sont, j'en ai bien peur pour la
lo°ic|ue, d'anciennes croyances religieuses auxquelles, plus ou
inconsciemment, l'âme est restée attachée, qu'on a long-
'moins
temps dissimulées, et qui reparaissent enfin, invincibles, tout
Jenveloppées et timides qu'elles soient. Le philosophe craignait
I
sans doute de se contredire ; il voulait montrer qu'il n'était pas
?dupcde ses rêves ; il tenait à prévenir les objections que tant de
fois il avait opposées aux autres : il prodiguait donc les « peut-
1

i'èlro» et semblait dire :« Cette immortalité et ce Dieu que je vous


'i
accorde sont si loin de nous ils sont si différents
! de tout ce que,
\ sur la foi des prêtres, on espérait jusqu'ici! Et après tout, tout
« cela est si
hypothétique, si métaphysique, que, vraiment, vous
1 auriez bien mauvaise grâce à
me refuser cette dernière consola-
tion. Ce n'est pas du tout absurde, et je suis si peu exigeant! »...

,] qui ne voit que ce bonheur qu'il ajournait, il n'y renonçait


Mais
) pas du tout? Au contraire, il insistait sur cette dernière hypo-

thèse, et, pour qui sait lire entre les lignes, il y a bien des aveux
I dans cette insistance même. Et la
preuve que nous ne nous trom-
I pons pas en traduisant ainsi la pensée dernière de Renan,
ce sont
| ces lignes si curieuses que nous empruntons à l'un de ses ouvrages
i 'es plus connus :

i Pour moi, je ne réclame pas l'immortalité, mais je voudrais


('

| « "eux choses: d'abord n'avoir


pas offert au néant et au vide les
| '• samfiees que j'ai pu faire au bien et au vrai; je ne demande pas à
l (' ''bu payé : mais je désire que cela serve à quelque chose ; en
|; second lieu le peu que j'ai fait,/^ serais bien aise que quelqu'un le
'

j ' Je^eux l'estime de Dieu, rien de 'plus, ce n'est pas exorbitant,


'
] est-ce
t. pas ? Reproche-t-on au soldat mourant de s'intéresser
f
,l"£ain de la bataille et de désirer savoir si son chef est content
!" «fc lui ?».(!)

i ''' n>"h/i'cs philosophiques, p. 142.


378 REVUE THOMISTE.

Mais il me semble que voilà Renan lui-même revenu, sanss'n


douter, à cet utilitarisme tant abhorré. D'où je suis bien forcé,1
conclure que l'homme ne peut être vertueux sans croire p]USo
moins au triomphe définitif de la justice et à l'accord final def
vertu et du bonheur. Si c'est là être utilitaire, je suis utili|ajr,,
et je ne cesserai de l'être que lorsque, avec l'aide de Renan, j'aurai
trouvé un héros sans croyance et un martyr sans convictions.

René GITILLEMANT.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE

LES LIVRES (1)

avec lu Revue, ce qui contribue davantage au mouvement


\nvka l'; Cours,
'philosophique, c'est le Livre.

Le Cours est l'instrument de recherche sur place, l'outil de Ja tâche


îoiirnalière ; la Revue est le moyen d'échange entre centres producteurs,
dl( est aussi pour les isolés un bienfait inestimable. Le Livre résume,
|i\e. enregistre pour la postérité le travail de la Revue et du Cours.
\ ce compte, tout volume n'est pas livre. Les oeuvres philosophiques
sont comme les idées qu'elles renferment. « Le temps gratte et creuse sur
nous dit 'faine, comme un piocheur sur le sol et manifeste ainsi toute
t
S noire géologie morale; sous son effort, nos terrains superposés s'en vont
':.
lonr à tour, les uns plus vite et les autres plus lentement. Ses premiers
s coups de bêche raclent aisément un terrain meuble, une sorte d'alluvion
| molle et tout extérieure; viennent ensuite les gravois mieux collés, des
|sables plus épais, qui, pour disparaître, exigent un travail plus long. Plus
| lias s'étendent des calcaires, des schistes étages, des marbres, tous

;i résistants et compacts ; il faut des âges entiers de labeur continu, de tran-

j; iliéos profondes, d'explosions multipliées pour en venir à bout. Plus bas


| encore, s'enfonce en des lointains indéfinis le granit primitif, support, du
4 l'csie. et. si puissante que soit l'attaque des siècles, elle ne parvient pas à
I l'enlever tout entier (2). »
\ .tics livres ne peuvent donc que gagner à attendre. C'est ce que nous
'lisions en entreprenant il y a trois ans ce bulletin dans lequel
nous avons
/ réservé la première place aux cours et la seconde aux revues. Et de fail.

v) J'ai reçu de la maison FÉLIX ALCAN les ouvrages suivants, parus en niai 1S!)0:
j. «Liiu.i-K : Le Mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive. V. PILÏ.ON
• •
— :
<-'«née ])hilosophiqae, vi. 1895. Tu. RIIIOT: La psychologie des sentiments. A. Swn:
.,: •— —
>, «licect réalité (trad. PENJOU, 10 fr.). L. COUTUHAT : De platonicis mythis. A.Liivv:
— —
g
'./c««of/îc du caractère. —G GORV L'Immanence de la, liaison dans ]a connaissance
:
;; ' ' ''' A. FOUILLÉE : Le mouvement positiviste et la conception sociologique du monde
..
i'- '' MM. les auteurs et éditeurs d'ouvrages philosophiques peuvent m'adresser en
' 0ï> bulluiins et recensions leurs publications nouvelles bureaux de la Revue tho-
% "'"te,
aux
\ (')'îw. Thom.., I,
i, u, les Cours; II, : JII, 1, les Revues.
<>

-) J '"losophie de l'Art. II,


p. 283.
380 REVUE THOMISTE

après trois ans, le temps n'a pu manquer de faire une partie de son oeuv.
Les terrains d'alluvion, les sables, les gravois ont plus ou moins disiv
Les calcaires, les marbres sont à nu. A la critique maintenant de creu
les tranchées, de multiplier les explosions, de mettre à nu le roc. C'esi
que nous allons tenter, pour notre petite part, et sur le terrain spéci i
que nous avons choisi.
A ce propos et pour fixer le lecteur sur la catégorie de livres ql!e il(
allons examiner, il ne sera pas mutile de résumer les résultats de nos mi.
cédents bulletins.
Il y a trois ans, nous cherchions à définir la situation à l'aide des cours
significatifs entre tous de M. Ribot au Collège de France, de M. Rouirons
à la Sorbonne : nous montrions au point d'intersection de la Philosophie
scientifique et du néo-kantisme critique et fidéiste" représentés par ces
maîtres, l'apparition d'une doctrine thomiste, doctrine à la fois idéaliste
et réaliste, idéaliste mais d'un idéalisme qui n'est rien moins que stérile.
réaliste mais d'un réalisme très étudié et nullement préphilosophique.je
veux parler de la doctrine de l'intuition intellectuelle (1).
Les revues étant surtout, comme nous l'avons dit, un instrument d'é-
change, un moyen de transport, c'est aux revues anglo-américaines, dont
la valeur et l'influence augmentent chaque jour, que nous sommes allé
demander les idées du lendemain. Tels ces courtiers qui s'enquièrent. au
port d'embarquement ou sur les vaisseaux, devant que d'entrer dans le

port, de la nature des produits qui inonderont quelques jours plus lard

les marchés. Et nous constations chez l'Angio-Saxon, franc et bon juge,


une dépréciation considérable de l'intellectualisme empiriste et néo-

kantien. Renoncer à résoudre le problème de la nécessité ou se jeter dans


l'illusionnisme, tels nous apparaissaient les deux pôles des questions enga-
gées. Et, chez ce môme Anglo-Saxon, nous voyons poindre à nouveau un M
retour vers la doctrine plus solide du réalisme et de l'intuition intellec-

tuelle renouvelées de saint Thomas (2).


Actuellement la situation se précipite. C'est un assaut, entre les philo-

sophes de la science et les fidèles de la raison pure, à qui frappera les coup 5

les plus vigoureux sur l'idole d'hier. Tandis que M. Brunelière porie le

débat, sous une forme vague est il vrai mais la seule possible, devant le

grand.public, des points de vue les plus opposés, ces sortes de mineu"
enfermés clans leurs galeries souterraines, que l'on appelle les savante]

creusent des tranchées déplus en plus profondes et multiplient les c°u|b

de mine. Et l'édifice intellectualiste est ébranlé dans sa base même.


C'est le moment que nous choisissons orienter notre bullcli" ""
pour
(1) Rev. Thoni., I, p. 509, 629.
(2) Rev. T/wm., II, p. 802; III, p. 247.
BULLIiï'JiN PHILOSOPHIQUE 38.1

On pourrait l'intituler : En guerre contre l'intellectualisme. : pour le


..nq
nal delà volonté. Impressions d'un thomiste.-

; *

I, — TH. RIBOT : PSYCHOLOGIE DES SENTIMENTS.


'.,
....
!

| (Alcan, mai 1896.)


, :•
.
i
Si h1 réaction contre « l'Intellectualisme » a quelque chance de succès,
.

i
«lie le devra sans doute à l'argument d'expérience. Le but qu'elle poursuit
S
lui interdit, en effet, de reconnaître pour critérium suprême les données
î de la conscience et les sj)éculations intellectuelles. De là vient l'impor-
f;
tance attribuée dans ces dernières années'aux idées de M. Ribot et'l'im-
' «aliénée avec laquelle on attendait ce livre, résumé d'un cours professé
; au Collège de France pendant plusieurs années.
', 1°Nous ne nous étions pas trompés lorsque nous signalions dans notre
premier bulletin la complaisance avec laquelle M. Ribot insistait sur cette
i question du primat de la volonté. Dans sa préface, l'auteur avoue qu'elle
j est le but même de son livre : « Nous avons, en effet, danstoute étude sur
la psychologie des sentiments, à choisir entre deux positions radicalement
;

i
distinctes et ce choix impose une différence dans la méthode. Sur la nature
; essentielle et dernière des états affectifs, il y a deux opinions contraires.
D'après l'une, ils sont secondaires, dérivés, qualités, modes
ou fonctions
de la connaissance ; ils n'existent
!
que par elle ; ils sont de « l'intelligence
confuse» : c'est la thèse intellectualiste. D'après l'autre, ils-sont primitifs,
autonomes, irréductibles à l'intelligence, pouvant exister en dehors d'elle
et sans elle ; ils ont une origine totalement différente : c'est la thèse
s que.,
] sous la forme actuelle, on peut nommer physiologique (1).
»
M. Ribot présente
; comme un type d'intellectualisme la théorie de Her-
"iii'l « pour qui tout état affectif n'existe
i
que par le rapport réciproque-des
i ^présentations; tout sentiment résulte de la coexistence .dans l'esprit
'-"'«es qui se conviennent
j ou se combattent; il est la conscience immé-
u<ll(: l'c 'a dépression momentanée de l'activité psychique,
i.
etc. » Là thèse
i '"Illogique (Bain, Spencer, Maudsley, James, Lange, etc.}, rattache
«
Us les états affectifs à des conditions biologiques
'
et les considère comme
xpression directe et immédiate de la vie végétative. C'est celle qui
i
» est
'"uptee « sans restriction
aucune » dans le travail de M. Ribot (2).
°"s "evons remarquer dès à présent qu'une division aussi tranchée
;
,. aie
'Pose pas. On peut admettre qu'il n'y
j

:
'
U) ''i
PJi'.u. Vl„.

" ; ;"
''"''.
a pas de sentiment sans con-

; -:
.

IKVUij THOMISTE. 26.


— 4e ANNÉE.

382 REVUE THOMISTE

naissance et reconnaître cependant l'irréductibilité du sentiment pris


soi à l'intelligence. On peut soutenir que les états affectifs sont ins^n.
râbles de certaines conditions biologiques sans aller jusqu'à les considcr.,
comme l'expression directe et immédiate de la vie végétative. 11 suffit A

baisser d'autant de crans que l'on voudra l'étiage de la connaissance


d'admettre au-dessous de la connaissance intellectuelle une connaissance
sensible, et dans celle-ci, de distinguer au-dessous de -la connaissant
imaginative, qui emporte « la projection dans l'espace et le temps » un„
connaissance rudimentaire qui consiste dans la simple prise de possession
du senti par le sentant et dans l'assimilation conséquente du sentant au
senti. En définissant par l'assimilation cognitivel'élément commun à toute
connaissance, il devient possible et même nécessaire d'intercaler entre lés
conditions biologiques causes du sentiment et le sentiment; lui-même un
(dément sinon intellectuel, du moins appréhensif. Cette définition géné-
rique de la connaissance est précisément celle de saint Thomas. Elle com-
porte bien des degrés et par suite bien des espèces, à mesure que l'orga-
nisation sensible s'élève. Mais je demande, dès maintenant, quelle
expérience démontrera avec évidence qu'un sentiment existe « en dehors
d'elle et sans elle » ? Il faudrait qu'il puisse exister sans qu'il y eût de
contact entre le senti et le sentant, ce que tout le monde réputera impos-
sible. Nous ne voyons donc pas, quand-bien même la thèse certainement
exagérée de Herbart, serait convaincue de fausseté par M. Ribot, que les
sentiments doivent apparaître comme l'expression directe et immédiate de '
la vie végétative. Bien entendu, nous ne supposons pas un seul instanl
que M. Ribot se soit laissé éblouir par la concomitance reconnue de tous.

des états physiologiques et des états affectifs, ce qui'serait le paralogisme


-fameux du cum hoc ergo propter hoc : Cette concomitance accordée, vesie
toujours à savoir comment s'opère le passage de l'un à l'autre. Et, encore
Une fois nous ne voyons, pour l'expliquer, qu'un contact, une impression
as simulatrice, une première appréhension du senti le
par sens, en un mol

une connaissance, si imparfaite qu'on la suppose (1).

2. — M. Ribot nous avertissait tout à l'heure que le choix entre le>

deux positions radicalement distinctes que nous l'avons vu définir imp0'


sait une différence de méthode. Quelle est donc la méthode adopté0 pal
M. Ribot? C'est une méthode de constatation expérimentale conçue de

manière la plus large. Elle ne se contentera pas des expériences de la" 0


ratoire; « l'évolution des sentiments dans le temps et l'espace, à H,ilV '

(i) « Sicut ad delectationem duo requiruntur, sel. conjunctio boni et perceptio''1!


,^
modi conjunctionis, ita etiam ad dolorem duo, set conjunctio mali... et perceptif
comuncaonis. » II* IIao, q. xxxv, a. I.
BULLETIN' PHILOSOPHIQUE 383:

siècles et les races, est un laboratoire qui opère depuis des -milliers
i c
('innées sur des millions d'hommes,- et dont la valeur documentaire n'est
,nédiocre. Ce serait pour la psychologie une grande perte--de'négliger
documents. Longtemps renfermée dans l'observation intérieure, elle
cs
,'CS1isolée des sciences biologiques de propos délibéré, les jugeant étran-
gères ou
inutiles à son oeuvre. Il ne faudrait pas qu'elle tombât dans une
erreur semblable en ce qui concerne le développement concret de la vie
humaine... Une science ne gagne jamais à trop restreindre son domaine,
l'excès contraire vaut encore mieux (1). » C'est de l-'aristotélisme. puiv.Tan*-
dis que Kant établissait par déduction ses éléments psychologiques ne
reconnaissant que ceux qui lui paraissaient indispensables pour expliquer
la possibilité d'une première donnée, ' déterminée à sa fantaisie, la
science (2), M. Ribot procède sans idée préconçue, cherchant partout à
lire dans des faits. Il dédaigne la plate-forme truquée du kantisme.- A cette
«pâtée métaphysique aussi lourde, dit Taine, que la scolastique du •

xiv° siècle, horriblement indigeste et malsaine », il préfère la. simple et


substantielle nourriture de nos aïeux du xme siècle, des Albert le Grand,
des Thomas d'Aquin, l'expérience. Qu'il reçoive ici notre suffrage,.
Nous devons faire cependant une réserve sur la manière dont il use,
d'une méthode qui nous est commune, au moins dans la première partie
de son livre. Cherchant à déterminer les émotions primitives, M. Ribot
déclare qu'il procédera non par généralisation et abstraction, mais par
itmsiatation, « Pour cela, ajoute—t-il, je ne vois qu'un procédé à suivre :
une méthode d'observation qui nous apprenne l'ordre et la date d'appa-
rition des diverses émotions, qui nous donne leur liste généalogique et.
chronologique. Nous tiendrons pour primitives toutes celles qui appa-
raissent comme une manifestation nouvelle et celles-là seulement; toutes
tes autres sont secondaires et dérivées (3).
»
Sans doute, lui répondrai-je, le passé dépend du futur, le présent
a
préexisté dans le passé, et par suite le passé sous sa forme constatée est
primitif'chronologiquementvis-à-vis du présent et du futur. Mais cette forme
primitive du passé est-elle forcément cause, essence du présent et du
li'lur » Car il s'agit, si je
ne me trompe de déterminer « la nature essen-
lleuc et dernière» des états affectifs (4), et
pour M. Ribot, le .primitif
1111 'irréductible
est parla même l'essentiel. Dirons-nous donc que l'ess-
entiel de l'oeuf est ce qui apparaît primitivement en lui. Claude Bernard
-"«finissait : un devenir. Or qu'est-ce qu'un devenir sinon la formule de

WP. m.
wj BOUTKOUX. Revue des Cours
et conférences, ,189b',' p. f!)o.
•'IP-M. Cf.
f4H\v,„. p. 429 et 430. -. .
, ' "
384 REVUE ITJIOMISTE:

ce qui ne'sera constatable que plus tard (1). L'essentiel d'un être..u,,:
évolue, bien loin d'être le premier constatable, est au. contraire C<Î (,„:
n'apparaît pas tout d'abord. L'essence dont parle M. Ribot n'est que f,
cause matérielle du futur : la vraie cause, c'est le virtuel inconstaté encore
-
qu'elle renferme et nous ne demandons pas mieux que de faire à la cause
matérielle sa part, quoi qu'en puisse penser les intellectualistes irréduc-
tibles.
Les manifestations des sentiments primitivement constatées par i'expc-
rience externe, « les mouvements », « les tendances » qui apparaissent
les premières (2), etc., ne coïncident donc pas nécessairement avec la
nature essentielle et dernière des sentiments. Le penser serait. « p.
résultat d'une mauvaise méthode, d'une foi exclusive dans le témoi-
gnage » des sens; « d'une illusion commune qui consiste à croire que la
portion » constatable « d'un événement est sa portion principale », une
idée aussi radicalement fausse que celle qui consiste à prétendre que
les phénomènes corporels qui accompagnent tous les états affectifs
sont des facteurs négligeables, extérieurs, étrangers à là psychologie.
sans intérêt pour elle (3). »
3. — Nous sommes ainsi amenés à étudier, sans aveugle complaisance,
comme sans parti pris mais simplement, avec celte bienveillance à la fois
hospitalière et critique que nos anciens nommaient épykie, l'introduction
(p. 1-22), consacrée à l'évolution de la vie affective, qui au point de vue
que nous avons choisi, est la partie importante du livre.
« De ces deux groupes, les manifestations motrices d'une part, ces
plaisirs, douleurs et leurs composés d'autre £>art, lequel est fondamental...
Ma réponse à cette question sera nette : les manifestations motrices sont
l'essentiel. En d'autres termes, ce qu'on appelle états agréables ou péni-
bles ne constitue que la partie superficielle de la vie affective, dont 'élé-
ment profond consiste dans les tendances, appétits, besoins, désirs qui •*''
traduisent par des mouvements (4). »
Et M. Ribot de se mettre à la preuve en parcourant successivement'c?
étapes qu'il désigne ainsi : « la sensibilité préconsciente, l'apparition de»
émotions primitives, leur transformation ou en émotions complexes ei
abstraites, ou en cetétai: stable et chronique qui constitue les passions. "

(1)P. 2.
(2) P. 3.
<3> P' 2-
,1
(4) M. Ribot adopte le mot des physiologistes qui se plaisent à répéter que I an" •
11'

est greffé sur un végétal qui lui préexiste. Je distingue : qui préexiste comme végcl» *

je le concède — comme animal, je le nie. Et il reste par conséquent à expliquer m*01 1

tion de la greffe dont le végétal préexistant ne saurait comme feZgrcnfcrmci' 1» r'"="


d'être.
BULLETIN PLIL0S0PH1QUE -38S

; .-i jja première période est celle delà sensibilité protoplàsmique, vitale,
! sensibilité vitale est la propriété de
l'traiiique, préconsciente. Cette
.(.cevoir des excitations et de réagir en conséquence. M. Ribot en établit
!

i'existence par des faits appropriés. Il réfute, sagement à notre avis,


*

l'opinion qui meta la racine dé tous ces phénomènes un rudiment de


:

\ (.0nscience en se basant sur la nécessité d'un choix pour expliquer


l'adap-
laiîon des réactions. Le mot « choix » est en effet des plus malheureux et
i

' le mot de « conscience » ne l'est pas moins. •

.;
Donc, conclut M. Ribot, tout est réductible à des explications physieo-
\ chimiques. Sans doute il y a attraction, affinité, répulsion, mais au sens
l scientifique Et il ajoute : «L'attraction, qu'est-elleici ? Simplement, l'assi-
î milalion ; elle se confondavec la nutrition. » Quanta la répulsion, nous pou-
I
vons remarquer qu'elle se manifeste de deux manières. D'un côté elle se
\ confond avec la dèsassimilati-on : la cellule ou le tissu rejette ce qui ne lu
convient pas. D'un autre côté, à un stade un peu supérieur, elle est en
(juelque façon déjà défensive. M. Ribot a soin de nous dire qu'il ne donne
cette solution que comme probable et qu'elle n'a pour son sujet qu'un
;
intérêt secondaire.
11
y a, selon moi, dans cet exjiosé plusieurs confusions. M. Ribot iden-
lilie : phénomènes ^>hysico-chimiques ; pMnomènes moteurs ; assimilation et
(Usassimilation nutritive ; tendance physiologique. Et tout cela pour éliminer
ce malheureux « choix » que certains philosophes M. Fouillée par exemple
croient reconnaître dans les phénomènes les plus infimes de la sensibilité.
Je ne me chargerai pas de défendre ici M. Fouillée et son élément de
conscience infinitésimal. Sa thèse m'a toujours semblé forcée et peu con-
forme aux faits. Il n'y a pas de conscience dans les derniers réflexes de la
sensibilité : il n'y a que de la nature, et le caractère de cette nature est
parfaitement rendu par M. Ribot dans ce mot : « tendance physiologique »,
(| n'est, que la transcription de cet autre que j'emprunte à Arislote et à
11

Si|mt Thomas : ope£iç ipuaty.oç, appelitus naiuralis.


«luis s'il n'y a pas de choix dans la sensibilité organique, s'il y néces-
a
!,1,e) il
y a cependant nécessité déterminée. M. Ribot lui-même iixe
l!s déterminations les plus générales, l'attraction, la répulsion, celle-ci

l'iraciérisée par le rejet et la disposition offensive. Comment explique-t-il


''-s déterminations ? Il les ramène, si je ne me U'ompe, à des déterminations
"Ualognes et déclare qu'elles
se confondent avec la nutrition et la désassimi-
'"l 011. C'est forcer
sur les mots. Si M. Ribot se contentait de dire qu'il y
' ,lnalogie entre les deux espèces de phénomènes et qu'ils s'accompagnent:

" diiiairement, il serait dans le vrai. Se confondre


est de trop, car il est
' ftnl 1ue la nutrition et la desassimilation, fonctions de la vie végétative,
,npdiqneni pas la sensibilité, même organique. Exemple : les végétaux.
386 liÉVUE THOMISTE

De plus cette explication n'en est pas une : car il faudrait à nouveau «xnlj
quer le pourquoi de l'assimilation nutritive et de la désassimilation p
raison de leur détermination spéciale comme fonction des vivants. Kt
,.,,
pourquoi n'est pas, que je sache, tout entier dans les phénomènes physic».
chimiques, lesquels se passent aussi bien-dans les récipients de labora-
toire. M. Ribot ne fait que reculer la difficulté.
Mais, répondrart-il, c'est là expliquer scientifiquement. Tans pis pour
l'explication scientifique, car elle montre par là sa radicale impuissance à
expliquer la nature essentielle et dernière des sentiments. Comparer n'esi
jias expliquer. Dire que l'homme ressemble an ato iniquement au sino-e
-
-n'est pas rendre compte de-la nature de l'homme.: Je crains que les expli-
cations scientifiques de M. Ribot ne soient du type de cette dernière.
Voici comme saint Thomas expliquait l'appétit naturel : « A toute forme
suit une inclination... le feu engendre la chaleur. La forme chez les èlres
doués de ^connaissance existe d'une, manière plus parfaite .que chez les
êtres qui ne connaissent pas. En ceux-ci la forme est limitée à l'être propre
qui les détermine, à leur nature particulière. L'inclination qui suit à une
telle forme est dite appétit naturel (1) ». Et cet appétit naturel se retrouve
chez les animaux doués d'ailleurs d'un appétit, supérieur en raison de la
connaissance, car « toute puissance de l'âme est une certaine nature ou
forme et: a son inclination -naturelle déterminée ». La tendance physiolo-
gique des puissances,- ou des organes, est clone reconnue par saint Thomas
en dehors de toute connaissance. Saint Thomas a le bon sens de ne pas
prononcer le mot de choix, mais il a aussi trop de perspicacité jiour ne pas
voir que la tendance physiologique est quelque chose de plus que les phé-
nomènes physico-chimiques qui sont sa matière, qu'elle renferme une
détermination originale, qui dépasse les déterminationsphysicot-chiniiqncs.
La cause immanente de cette détermination n'étant pas la matière, n
L'appelle la forme, et il entend par là une sorte d'idée directrice immergée
dans le physique, unie plastiquement: à lui, analogue à celle que promu 1

Claude Bernard. Sans doute ce n'est pas une explication dernière, mai''
du moins évité-t-il par là une identification du physico-chimique cl ''"
physiologique démentie par les faits.
b) M. Ribot passe maintenant à l'apparition des émotions primitives, h
il se pose la question, préalable : « Y a-t-il des états affectifs purs, eest-'1-
dire vides de tout élément intellectuel de tout contenu représentatif, <|"'
ne soient liés ni à des perceptions, ni .à des images, ni à-des concept-
mais gui soient: simplement subjectifs, agréables, désagréables "

(!) I. q. LXXX, a. 1,-c, et ad 3.


BULLETIN PHILOSOPHIQUE 387

?••• Si l'on répond affirmativement, alors l'état affectif est considéré


tes
ne ayant au moins quelquefois une existence propre, indépendante,
assujetti au rôle perpétuel d'acolyte ou de parasite ». Et la thèse
intellectualiste » est ébranlée.
,
Nous avions signalé dans notre premier bulletin cette conception chère
Ribot. Quelques inexactitudes sans importance nous sont échappées
: M

dans le rapport que nous avons fait alors de ses arguments, saisis au vol
d'une parole rapide. Nos observations subsistent. Le seul argument vrai-
ment fort serait celui que M. Ribot demande aux sensations internes, si
l0Us « les intellectualistes » s'entendaient pour faire : connaissance =:
représentation, (au sens kantien d'image projetée dans le temps et dans
l'espace). Nous avons dit combien cette conception de la connaissance est
étrangère à saint Thomas, pour qui la connaissance est une assimilation
spéciale d'un objet, une représentation, non pas visuelle comme une sorte
de spectacle, niais une seconde présentation — intérieure — d'un carac-
tère original, qui suit à la première présentation ou simple présence de
l'objet à l'extérieur de l'être connaissant. Cette représentation, dans
l'homme seul, et lorsqu'elle a pour objet les catégories suprêmes, les
essences des choses, est l'intelligence, faculté spéciale ; lorsqu'elle a pour
objet les réalités concrètes elle est le sens. Saint Thomas, tout en étant
intellectualiste, admet donc des représentations d'un genre spécial, qui
sont tout simplement l'impression singulière de ce qu'il y a de forme 1
dans l'objet reproduite à l'intérieur. Il n'en demande pas plus pour une
connaissance sensible. Est-il bien sur que les sensations internes soient:
autre chose que cette main-mise du sentant sur le senti ?
oaint Thomas n'a pas seulement donné sur ce sujet des principes. Il a
donné la description la plus complète, d'après Aristote, d'un sens qui
aspire à usurper le rôle des sensations internes : le tact (1). Il décrit à tout
moment des suites de phénomènes psychologiques, analogues à ceux que
'"• Ribot déclare inconciliables à l'intellectualisme : état physiologique
«abordpuis sentiment, état intellectuel en dernier lieu. Exemples : Il est
«
"ne transmutation de l'organe qui regarde
sa disposition constitutionnelle :
ost par exemple son échauffement, son refroidissement, etc. Cette trans-
mutation n'a qu'un rapport accidentel à l'acte de la connaissance sensible ;
J 'nlcnds
par rapport accidentel la fatigue par exemple que l'oeil ressent à
' Slll,e d'un violent effort d'attention, ou l'éblouissement qui le saisit en
' e d un objet trop brillant. Mais cette transmutation est ordonnée en
lu de sa nature même à l'acte de l'appétit sensitif d'où, dans la défini-
:
1 dos
mouvements de la partie appétitive, nous posons comme matière
'"nisniutation constitutive de l'organe. Ainsi on dit que la colère est

' "'-Anima, lili. TT el III. — De Sensu et Sensa'o.


388 " REVUE THOMISTE

la congestion inflammatoire du sang autour du coeur (i). » Saint Tliom-


pose ici dans la définition même de la passion un élément physiologie,.,
Autre texte : il s'agit d'interpréter un passage de Cassien relatif aux tcn
tations d'ennui qui envahissaient vers midi les ermites du désert : ]_,'.,..
-,.-

petit sensitif ayant un organe corporel,'-dit saint Thomas, il- s'ensuit


am.
conformément à des transmutations corporelles se produisant à hem-çt
fixés, certaines tentations deviennent plus vives. Car toute diminution de
la vie corporelle dispose de soi à la tristesse ; quand donc ceux qui oui
jeûné jusqu'au milieu du jour commencent à ressentir le défaut de nourri-
ture et à être accablés par la chaleur, la tristesse les envahit (2) ».
Il est difficile d'abonder davantage dans le sens de M. Ribot. Qu'on le
remarque bien cependant, saint Thomas ne pense pas que la sensation
interne soit possible si le phénomène physiologique, ordonné de soi au
sentiment, congestion inflammatoire ou diminution de la vie "corporelle
n'est pas saisi par le sentant, appréhendé, perçu (3), sans une connaissance
rudimentaire intermédiaire. Il existe, en effet, dans le sens du toucher
trois éléments : le sens; son organe conjoint : les nerfs, le milieu par
lequel il s'exerce : « la chair ». Et, pour lui, la chair est aussi distincte du
sens du tact que le milieu sonore ou lumineux l'est du sens de l'ouïe ou de
la vue. Comme donc la vue et, l'ouïe perçoivent non seulement les objets
colorés ou sonores, mais l'état du milieu affecté par eux, ainsi le sens du
toucher percevra les états du milieu grâce auquel il s'exerce, dilatation,
ruptures d'équilibre, perturbations de toutes sortes, et il en sera affecté.
La diffusion des nerfs sensitifs et moteurs dans tout le corps corrobore
cette assertion. Naturellement, la connaissance dont nous parlons esl
locale, directe, spontanée, inconsciente dans sa première phase, mais
elle est ordonnée à irradier dans tout le système nerveux et à devenu' ,

consciente une fois rendue dans les centres et devenue objet d'intuition
pour les activités intellectuelles qui s'y exercent.
Ce point éclairci, nous ne demandons qu'à nous rendre au tableau
« chronologique » que M. Ribot donne des émotions primitives el'l" 1'

développe dans sa première partie. Il y aurait sans doute des réserves a


faire, mais elles touchent moins aux faits observés, qui s'offrent avec des
garanties satisfaisantes, qu'à leur interprétation. Ainsi, dans le cbapili''-
de la douleur, M. Ribot donne justement cette formule : La douleur esl
liée à la diminution ou à la désorganisation des fonctions vitales. S'1" 1

Thomas disait : Causa dotons « est mdlum corrvmpens conjunctum coiforn-

(1) I. 11-e q. xxn, a, 2,


ad 3um.
i, ad 2""'
<2) II. Il 00 q. xxxv, a,
(3j II De anima, leet. xxm.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 389

,-itr[{). Nous .nous rendons à cette formule parce qu'elle est observation

','."
y>

Mais ceci : la douleur est un cas particulier de l'auto-intoxication !!


,,.e-
'('..{.g
particulier, en effet, car elle est de l'auto-intoxication SENTIH. La
,'iponse systématique semble résoudre le problème et en réalité passe à

rôle.
A. Le troisième et le quatrième stade de l'évolution affective n'offrent
inièro prise à la discussion, puisque M. Ribot concède que les senti-
ments complexes suivent « à.des représentations ». Je regrette, en ce qui
concerne les passions, que M. Ribot se soit interdit ce qu'il appelle des
digressions historiques (p. 20). Il se serait évité cette étrange notion de la
gission qu'il prête généreusement aux théologiens : inclination ou penchant
poussé à l'exCès. L'excès n'est nullement de la raison de la passion. La
passion est prise dans un sens beaucoup plus large, sinon chez des théo-
logiens modernes ou protestants, du moins chez ceux qui procèdent de la
Iradilion scolastique (2).
h. — Les preuves que nous avons discutées sont physiologiques.
.M. Ribot emprunte à Schopenhauer les preuves psychologiques. II en

donne un clair et élégant résumé,- épuré de toutes les extravagances de


l'original, dans la conclusion de son livre. M. Ribot me permettra de lui
dire que nous pouvons accepter toutes ces preuves ; mais il est bien
entendu que cette volonté universelle, fondamentale, souveraine dont parle
Schopenhauer est l'appétit nahtrél, conséquent à une forme dont nous
revendiquons, nous aussi, l'existence. Gr, qu'on le remarque bien, une
forme c'est au fond quelque chose d'intelligible, c'est une idée plastique,
qui a cessé défaire partie de l'acte de connaître, pour entrer dans la cons-
iiluiion des choses. C'est de la connaissance cristallisée. C'est la pensée
'lu constructeur fixée dans
sa machine et la faisant fonctionner. La forme
esl le principe premier de l'action,principiitm quo disaient les scolas
llfjucs. Ainsi ce n'est ni au'primat exclusif de la « Volonté» que-nous
aboutissons, ni à celui de « l'Idée ». Les deux sont inséparables. Et
•". Fouillée a raison ici contre M. Ribot. Son erreur, c'est de faire l'idée-
""'I-''- consciente d'une conscience actuelle et M. Ribot a ici raison contre
"'s car une telle conscience, un tel choix n'apparaît pas. L'élément essen-
llc' et dernier des états affectifs, et
en étendant la solution à la métaphy-
sl,l'ie, la nature immanente des êtres physiques, physiologiques et
Psychologiques est une Forme, idée et tendance réunies, idée à l'exis-
01ll:e plastique
et non consciente, tendance à l'état potentiel et non actuel-
""•iil dynamique. Le résultat le plus net, des recherches conduites de

(,»H"'C,
q. xxxv, a. 7, ad. 3.
..'..'
390; : REVUE THOMISTE

points de vue excessifs en sens contraire, par MM. Ribot et Fouillé,,


n'est ni le triomphe de la volonté, ni celui de l'idée-force conscientes-
c'est le primat de la Forme des scolastiques.
Si, sortant du point de vue de l'immanence, poussés par la contradic-
tion qu'il y a à faire d'un être multiple l'être primordial, nous considérons
lès formes et les appétits des divers êtres, comme les projections d'une
première Forme existante par elle-même, Idée directrice souveraine.
Energie toute-puissante, ce ne sei'a plus seulement le primat des
formes immanentes que nous reconnaîtrons, ce eera le Primat universel,
fondamental, souverain, de la Forme infinie en qui se fondent, comme en
une unité suprême, l'intelligence et la volonté ; ce se sera le,primat de Dieu.
M. Ribot préoccupé de se renfermer dans l'aspect scientifique des ques-
tions, M. Fouillée travaillé par le démon de l'immanence, ne sauraient
nous suivre sur- ce terrain et nous ne leur demandons pas. II nous suffit
que cette suprême démarche soit une conséquence nécessaire des résultais
de leurs travaux, dûment critiqués.
5. — La thèse philosophique de M. Ribot mise hors de cause, nous
n'avons que des éloges à faire de l'érudition, de la sagacité, de l'intérêl
de son travail. Les thomistes y trouveront une foule d'éléments, qui, une
fois dégagés de l'interprétation systématique du Maître, sont parfaite-
ment assimilables par notre psychologie.
Dans la première partie, l'auteur traite des manifestations générales de la
...
vie affective : la douleur physique et morale,le plaisir, plaisirs et douleurs
morbides, états neutres, l'émotion, sa nature, ses conditions intérieures el
extérieures, la mémoire affective, l'association des idées et les sentimenls.
j'oubliais un chapitre sur les classifications des sentiments qui met surloui
en lumière le scepticisme de l'auteur en fait de classification de ce
genre. Dans la seconde partie, l'auteur passe en revue les sentiments spé-
ciaux; les émotions incomplexes d'abord : l'instinct de la conservation, ses
deux formes, offensive et défensive, la colère et la peur, la sympiallne cl
l'émotion tendre qu'il déclare irréductibles à l'instinct sexuel ; puis '"•''
émotions complexes, sentiments moraux et sociaux, sentiment religion-
sentiment esthétique, sentiment intellectuel. Jelaisse aux critiques spécial'*
le soin de rendre compte de ces chapitres. Je signalerai le chapitre sur »
sentiment: religieux comme ne tenant aucun compte du fait d'une révéla-
tion positive. Il est évident que les thèses de Tiele et autres, quelles <|''
soient leur valeur psychologique, tombent devant ce fait que Dieu «l)h
manifesté véritablement aux hommes. Elles restent applicables tout a
plus à certaines peuplades barbares qui auraient perdu toute notion u "'
semblable révélation. Dans la question que traite ici M. Ribot il }'a
aspect historique qui est capital. El: il est plus que permis de penser <\
BULLETIN PHILOSOPHIQUE -391

0]Iè<rue de M. Ribot, M. Réville, n'a pas davantage résolu par la


vilivo cette question des origines chrétiennes où feu l'ancien directeur
i
Collège de France avait déjà lamentablement échoué.
Peux études sur le caractère, un chapitre sur la dissolution de la vie
[fcclive clôturent l'ouvrage. Je reviendrai à propos du livre récent de
\[ Albert Lévy sur les deux intéressants chapitres d'Mhologie, auxquels
M Lévy me semble avoir fait plus que des emprunts. Je veux seulement
signaler l'excellent principe de méthode qui dirige M. Ribot dans cette
_

étude du caractère : « Une erreur très répandue consiste à croire que


lorsque l'on a résolu un tout complexe en ses éléments on a tout ce qui le
constitue. On oublie que la plupart des composés ressemblent plutôt à des
combinaisons chimiques qu'à desimpies mélanges, qu'ils ne se forment
pas par une
simple addition, et qu'il y a plus (le mot est souligné dans le
texte) dans la synthèse que dans l'analyse (1). »
Oh! Monsieur Ribot, que ne dirigez-vous désormais vos études dans
le sens que vous venez d'indiquer! Encore un effort et vous touchez à la

forme des scolastiques ; vous l'atteignez déjà sous son aspectindividuel,dans

sa raison de tout concret, hominem Gallium,•vous n'êtes pas loin de recon-


naître sa valeur comme entité générale, transportée dans chaque concret.
J'ai peu parlé de l'art, de l'agrément avec lesquels M. Ribot déploie sa
pensée. Rien de guindé, rien de fardé : tout est net et dit rondement. On
éprouve, en le lisant, le sentiment de Pascal lorsque cherchant un au-
leur il trouvait un homme. L'ouvrage abonde en réflexions dont on appré-
ciera la justesse en dehors de tout système. Je ne veux pas terminer sans

en citer une, sur laquelle l'auteur aime à revenir, et qui me semble avoir
atteint ici sa parfaite expression : « C'est une règle que tout sentiment
perd de sa force dans la mesure où il s'intellectualise; et c'est une source
inépuisable d'illusions, et d'erreurs, clans la pratique, que la foi aveugle
dans la puissance des idées
« ». Une idée qui n'est qu'une idée, un simple
fait de connaissance,
ne produit rien, ne peut rien : elle n'agit que si elle
••'si sentie, s'il
y a un état affectif qui l'accompagne, si elle éveille des ten-
dances, c'est-à-dire des éléments moteurs. On pourrait avoir étudié à fond
lil Raison pratique de Kant,
en avoir pénétré toutes les profondeurs, l'avoir
couverte de gloses et de commentaires lumineux, sans avoir ajouté pour
cchi
m] i0ja >{
sa moralité pratique ; elle vient d'ailleurs : et c'est un des
fus fâcheux résultats de l'influence intellectualiste dans la psychologie
les sentiments
que d'avoir induit à méconnaître une vérité si évi-
dente (2).
»
"'• Ribot se doute-t-il qu'il vient de décrire en termes excellents la
(')]>. 372.

f*)!1. 19.
392 .REVUE TU0MISTE

Raison -pratique telle que l'a conçue saint Thomas mue à l'origine par
premier appétit spontané vers un bien connaturel,,qui va se repère,,.
dans des actes tour à tour de connaissance et de volonté, de telle-ssorte,
„ ...- _,
-chacun de [ces actes tire de lui et de sa rectitude primitive sa vale
-'"uequf
(

morale (1)
Cela veut-il dire que « la Psychologie des sentiments » doive être HMV
entre toutes les mains. Non, et, par exemple, les lectrices de la 7jW
qui se seraient égarées à me lire se tromperaient en croyant y rencontrer
sous les titres de certains chapitres, une oeuvre sentimentale. C'est uni-
oeuvre de pure science et qui demande pour être lue des esprits formés
L'inspiration n'en est pas spiritualisle : elle n'est pas noii plus malcria.
liste au sens injurieux [du terme : d'un mot je dirai que M. Ribot, a tenté k
faire rentrer la cause finale des sentiments dans leur cause efficiente et de con-
sidérer celle-ci comme réalisée adéquatement dans une cause très réelle mais mi
n'est que partielle, leur cause matérielle.
L'ouvrage néanmoins sera lu utilement par tous ceux qui ont affaire à
la psychologie, théologiens et prédicateurs, directeurs et pédagogues,
artistes, sociologues, moralistes, littérateurs, à ceux enfin pour qui le moi
humain n'est pas tellement haïssable qu'ils ne soient curieux d'en connaître
une monographie piquante et consciencieuse.
« Il ajouta que,quoiqu'il vit bien, par ce qu'il venait de lui dire, que ces
lectures lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire néanmoins qu'elles
fussent avantageuses à beaucoup de gens dont .l'esprit se traînerait un peu
et: n'aurait pas assez d'élévation pour lire ces auteurs et en juger (2). »

II. •—
A. FOUILLÉE : Lu MOUVEMENT IDÉALISTE ET LA HÉACTIOX

CONTHE LA SCIENCE POSITIVE.

(Alcan, avril 1890)..

M. Fouillée ramène, comme M.. Ribot, la cause finale des sentiments'


la causalité efficiente : il diffère de lui, comme nous l'avons vu, en ce qu»
n'identifie pas la cause efficiente avec la cause matérielle. Chez, lui "
cause de toute l'évolution psychologique est vraiment psychologique : •'

vrai dire elle l'est même trop puisqu'il la déclare consciente.


Ces idées sont: connues de nos lecteurs. Dans ce nouvel ouvrai?
M. Fouillée leur fait prendre contact avec les doctrines idéalistes i'1"
gnanles. De là, le caractère, général de ce livre qui est un assez boin'l!l,cl'

(l)Ila ll"e,q. vm-xxi.


(2) Entretien de Pascal et de M. de Saci.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 39&

mouvement philosophique saisi à la minute piréserite. Cesseraitun


•.. du
<

'• iintaiié s'il lie manquait de l'exactitude absolue des reproductions jdiô-
ffraplii<lueSi ^n revanche nous y trouvons le coloris du peintre. De plus
jjées
>.
de M. A. Fouillée nous semblent avoir-gagné en-clarté. Serait-ce
bienfaisante influence des philosophes dont il discute les doctrines,
l

,[ fouillée a produit Un livre à peu près intelligible d'un bout à l'autre et


n'est pas un mince mérite aux yeux de ceux qui n'ignorent pas que
c

fauteur aspire à faire passer dans notre langue les idées de Schopéh-
liauer. Nous ne regrettons donc pas, comme M. Dauriac, qui a ses raisons.
ipour cela, que M. Fouillée ait repris ses vieilles habitudes de polé-
bnisle (1).

I l'apparition dans la Revue des Deux Mondes de l'Introduction


1° Dès
consacrée à la description du mouvement idéaliste en France, j'ai admiré
i1

i que M. Fouillée n'eût pas trouvé un mot à dire du mouvement thomiste


i contemporain. Je veux que les élèves de E. Darlu méritent l'excès d'hon-v

" neurque M. Fouillée leur décerne :


« Incroyable est l'ardeur, incroyables
;
aussi le talent, la science et la maturité d'esprit dont: toute cette jeunesse'•:
fait preuve. Elle a l'ivresse sacrée de la métaphysique avec ses dan-
.; —
i gers et son vertige ; mais elle a aussi le vif sentiment des problèmes

moraux et sociaux qui s'imposent de plus en plus à notre médita—
{
lion. » Mais les thomistes en sont-ils réduits à ce degré d'indignité :.
! « Un fait caractéristique, dans cette période, c'est la réduction à
:
zéro ou presque du mouvement théologique qui avait encore été si
s notable dans la première partie du siècle » Le catholicisme n'ins-
;; l'ire plus rien de comparable à ce qu'il avait produit au commencement
' dn siècle (p. xv). » C'est donc entendu, un catholique pour compter
.; comme philosophe doit être un Lamennais, un de Ronald, un de Maistre
! if-x'). Il suffira de collaborer à la Revue de Métaphysique et de Morale
pour-
"li'e classé Incroyable. Ce n'est
j pas ce que l'on semble penser en des mi-
| '"'ux bien informés. Lisez la Revue, philosophique, les numéros de jaii—
' M,!1', d avril, ou de mai 1890 ou encore les comptes rendus de l'Année
\ Philosophique de M. Pillon
pour 1895, et vous verrez la place que le
;
"miisine occupe, à côté de M. Fouillée, dans les préoccupations des
I "losophes voisinage porterait-il M. Fouillée ?
. au courant. Ce ombrage à
- e
plains, car il risque de le retrouver à l'Académie où décidément
«ardair a ses entrées. A moins d'être solipsiste, il devient de plus

P'us difficile de prétendre le mouvement philosophique restauré


que
Par Léon XIII n'existe
pas.

1
(V A*néephilosophique VI,
p. 77. . .
' ' ,:
394. REVUE THOMISTE :

2° Le but de M. Fouillée est de réagir contre les conséquences ,sCe,


tiques ou mystiques du travail actuel de nos philosophes touchant lav.,
leur de la science. La philosophie Kantienne, les doctrines téléologiS(0s
le criticisme, la doctrine de la contingence, représentées en France pa,'.
MM* Ravàïsson, Janet,: Lachelier, Renouvier, Boutroux sont succès,
.sivement prises à partie. Entre la science purement. représentative
inN
•aboutit, dit l'auteur, à l'Inconnaissable, et la, croyance subjective qui rCs.
sort du criticisme et esl intimement liée à; la théorie de là contingent,.
1

M. Fouillée rêve d'établir une science à la fois.objective'et subjective


Pour lui, savoir c'est faire, ce n'est pas obéir passivement à la na.
ture. Comment cela ? C'est que pour savoir, il faut d'abord poser des
questions à la nature, ce qui est d'une certaine façon agir sur elle (p. LXIV),
•Or c'est le développement subjectif de l'intelligence humaine: qui lui pcr-
met de poser de nouvelles questions au monde objectif. Bien plus, ce
même développement subjectif lui donne ' d'y répondre en le mettant à •

même de faire des hypothèses qui seront vérifiées ensuite. « Ce qu'on


nomme vérité est un concours, une collaboration efficace, non un passif enretjn-
trement d?empreintes inertes. » Une telle vérité est scientifique, car si l'acti-
vité subjective modifie le dehors, elle le fait en vertu de lois régulières cl
connues. Cette activité de l'esprit atteint son suprême degré dans la phi-
losophie où elle agit seule, la vérification objective n'étant plus possible.
Et comme, tant dans la science que dans la philosophie, cette activité esl
guidée par des idées directrices, elle concilie ce qu'il y a d'exact et dans la
théorie intellectualiste qui fait de la vérité une harmonie et dans la théorie
« volontariste » qui en fait une action ou une croyance active. « Si l'oeil,

n dit le Sage, n'était pas plein de soleil, il ne verrait pas le soleil. Le cris-

tal n'est pas meilleur miroir de l'univers que le végétal, le végétal que
l'animal, l'animal que l'homme : tout au contraire. L'homme reflète mieux'
parce-que sa pensée moins passive est moins un pur reflet. h'i('cc
n'est pas un .pur résidu de l'abstraction; elle est une manifestation ir-
réalités plus hautes. » La vérité est simultanément une harmonie dac-
tions et d'idées, dont le déterminisme est la manifestation et la volonté i' 01,

fins universelles le fond dernier.


Le but de M. Fouillée estassurément des plus louables, je dirais volon-
tiers qu'il entreprend une oeuvre de salubrité philosophique. Rift ' 11

moins sain pour l'esprit humain en général, et pour les jeunes espri's c"
particulier que ce mouvement sceptique ou mystique auquel nous assjs
tons. Il n'est qu'exact de faire remonter à l'intellectualisme, tel q" °"
pratique dans l'école kantienne en particulier, la responsabilité du si;0l
ticisme spéculatif et partant de l'amoralisme; il n'est que juste, à an '
part, de regarder la théorie de la croyance comme non fondée cl d.i'V
BULLETIN PHILOSOPHIQUE :' 396

si tant est que celle-ci prétende que nous devons marcher au vrai
çe
]a seule volonté et en aveugles, ce dont je ne suis pas convaincu en ce
• ,.0ncerne certains de ses représentants les plus hn vue et ceux
ênies qu'attaque M. Fouillée. Il est facile, pour la régularité et l'élé-
de sa démonstration, de tailler des croupières à ses voisins, pour
gance
'nnaraître dans le juste milieu bon troisième. Je crains parfois que
y] Fouillée ne cède à cette tentation lorsqu'il se prépare à faire surgir,
comme dans la page que je viens d'analyser, le deus ex machina de l'Idée-
force. Et je comprends l'accent de M. Dauriac, personnellement attaqué
dans les doctrines de M. Renouvier, lorsqu'il relève; en ces termes le
procédé de M. Fouillée : :

«
Dans les passes d'armes philosophiques, le premier attaquant a tous
les avantages. Il -choisit son terrain d'attaque. Et ce'n'est pas tout, il
choisit son adversaire..Car il le présente lui-même a la galerie. Et non
seulement il le présente, mais il l'arme et il l'arme comme il lui plaît. »—
«
Ce n'est pas quand M. Fouillée expose qu'il y a lieu de le juger inexact,
c'est au cours delà discussion alors qu'il introduit inconsciemment et
subrepticement des idées de détail soi-disant empruntées à l'adversaire et
qui lui sont indûment prêtées (I). »
Mais si le but est louable, en dépit de procédés défectueux, M. Fouillée
l'atteint-il ? Sa définition de. la vérité est-elle de nature à contenter, notre
jeunesse sceptique ou fidéiste? La vérité, c'est l'action : soit! cela plaît à
mon besoin d'activité. Le développement subjectif de l'esprit engendre un
développement objectif de la vérité, par les questions qu'il me porte à
poser à la nature, par les hypothèses qu'il m'engage à risquer : voilà qui
est bien. La vérité est un concours, une collaboration du subjectif et de
l'objectif : ici nous commençons à entrer dans la théorie du barbouillage
kantien : la seule différence entre Kant et M. Fouillée, c'est que l'apport
subjectif d'après Kant regarde la nécessité logique, l'apport: subjectif
d après notre auteur est
un apport de volonté, ce qui produit un mélange
encore plus hétérç-gène que celui de Kant, puisque la volonté est aveugle.
•'e défie qui
que ce soit de se rendre à la vérité, ainsi définie par
•". Fouillée autrement que par un acte de foi. Mais, dit-il, l'activité subjec-
'•ve no modifie le dehors qu'en vertu de lois régulières donc la vérité,

dans son
sens absolu, demeure possible. — Eh comment donc savez-voqs
'l'ic ces lois sont régulières ? La vérité de cette affirmation est-elle «absolue
"u bien est-elle un mélange d'objectif et d'activité subjective? Si vous con-
'cdez la première alternative, il y a donc une vérité pure, objet de
pure
'""lésion intellectuelle; dans la seconde, vous n'êtes pas sorti de la

: 1) Année j>hilos., VI, p. 94.


$96 (REVUE THOMISTE

/difficulté, et vatre vérité reste sans critère, ce qui, si je aie me troiin.,


a- toujours passé ..comme le signe de l'inçerliude. C'est l'incertain
• (,'W|
l'inévident, c'es* le mélange dans des proportions ignorées, d'un obJMjt-
inconnu avec un subjectif, plus ou moins aveugle. que vous offrez auv
jeunes gens pour'les tirer, dites-vous, du scepticisme et du inysti<;is,m,
C'est le bon moyen de les y pousser à tout jamais.

3° L'ouvrage est divisé en quatre livres : Dans le premier intitulé |(.s <i

Limites de la science et l'Inconnaissable », M. Fouillée montre comment


l'a philosophie contemporaine en vient par la critique de l'inconnaissable
à se cantonner dans le phénomène donné, dans le fait de conscience
déterminé. Le premier inconnaissable se tient du côté de l'objet : or, dit-if
on n'aboutit par!cette voie qu'à un inconnaissable relatif qui ne répond à
rien autre chose qu'au besoin de totaliser non satisfait (p. 7); mais la
conscience parfaite de tout est-elle possible ? l'analyse de la notion d'objet
connaissable montré le contraire : en effet, l'intelligence grâce à sa faculté
d'opposer un contraire à tout donné, peut concevoir en face du Tout con-
naissable un monde non objet de connaissance. La ratio cognoscendi n'csi
pas nécessairement adéquate à la ratio essendi (p. 11). Voilà le terme de la
doctrine de l'inconnaissable objectif : c'est « un roi fainéant de l'abstrac-
tion » (p. 13); «le silence seul l'exprime » (p. 14). De même pour le sujet
pensant. Le monde de l'intelligence n'est pas nécessairement le. inonde
subjectif .entier (p. 15). Il peut y avoir une autre réalité au delà du sujet
intelligent. Et, de fait, l'existence d'une vie affective pure (p. 18), non
réductible au mouvement comme le veut M. Ribot (p. 21), semble prouver
la présence d'un autre élément subjectif, la volonté (p. 19); enfin, Incon-
science elle-même est une autre limite, elle aussi inconnaissable dans son
fond (p. 26). Cet inconnaissable, on ne peut pas plus le "nier dogmatique-
ment (p. 29) comme Renouvier, que l'affirmer dogmatiquement comme
Spencer ou Kant (p. 34). Reste donc, comme seule possible, logiquement
l'attitude critique. Et c'est à quoi la philosophie contemporaine aboulil en
se renfermant dans le fait de conscience : d'où le mouvement idéaliste.
Nous ne ferons qu'une réflexion au sujet de cette réfutation : c'est qm'
nous plaît de voir se réfuter elle-même une notion de l'inconnaissable
toute négative, l'inconnaissable conçu comme limite du savoir, comme
condition objective de la connaissance (Spencer et Kant). L'inconnais-
sable n'est pas une limite mais une cause, il n'est pas une condition i' 1'

la science mais de l'être ; et c'est à partir de l'être essentiellement condi-


tionné avec lequel nous meten relation l'intuition intellectuelle, que m'11*
venons à savoir, positivement quoique médiatement, l'existence de lf'"'
nécessaire sans pouvoir toutefois pénétrer sa nature. M. Fouillée no"-''
BULLETIN'' PHILOSOPHIQUE 397

j
,i
je service de nous débarrasser de la tentative de réconciliation entre
j .e]io-ion et la science tentée par Spencer sur la base de l'agnoiticisme :

j. .^JI ]e noumône kantien à un X peut-être incogitable en sel. Il nous


S|,.}[
n>pétons-le avec Pascal, « de voir dans cet auteur la superbe raison
j; invinciblement froissée par ses propres armes. »
\vec le livre II nous entrons dans l'examen des systèmes iiéalisles que
j
j\[ Fouillée ramène à trois sortes : l'idéalisme de la connaissance, de

l'existence, de la contingence. A partir de ce moment il suit une tactique


tmiforine. Prenant pour accordé que le fait de conscience a seul valeur
ïnour constituer la science, il expose de quelle manière procèdent ces
différents systèmes, critique leur interprétation et leur méthode, et nie.t-
ïianl à part les éléments qu'il croit pouvoir lui servir, s'efforce de montrer
ïiu'ils n'ont toute leur valeur que si on complète les fapteurs intellec-
fualisles par un facteur emprunté à la volonté. En voyant ll'auteur opérer,
livre celte régularité persévérante et cette insistance toujours pleine
id'egards en paroles sinon en réalité (comme l'a fait voir M. Dauriac (1),
/on ne peut s'empêcher de penser à certaine offre qui revient comme un
.refrain clans la bouche d'un personnage de Scribe. M. Fouillée ne dit pas :
JPrcnez mon ours ; mais il dit et répète, à tout venant : prenez mon Idée-
force.

; retrouverons dans la suite de ce bulletin plusieurs des adver-


Nous
saires ds M. Fouillée. Pour le moment,
nous n'avons qu'à enregistrer les
'points sur lesquels l'auteur cherche à les trouver en défaut ou à les com-
qilélcr. Ce sont d'abord les néokantiens.

j
On sait que le kantisme a abouti à faire du sujet et de l'objet: deux
'ispecis du fait de conscience (2), variables en fonction l'un de l'autre
(Comme les variations de la concavité et de la convexité d'une même courbe.

j'° sujet pensant n'existe plus que par sa relation à son objet : l'objet ut
s,f n existe plus
que par sa relation au sujet. M. Fouillée se prononce
•\""' cel,:c doctrine en tant qu'elle s'applique à l'intelligence. Mais,
«
^
"") elle n'est vraie qu'au point de vue intellectuel ». En effet, le fait
;
ual H est jjas seulement représentation, il est aussi émotion, appéti-

; i
ilesir, volition. Ces faits ne sont nullement une manière de réfléchir
'lcls; ils sont aussi originaux que le son l'est vis-à-vis de la couleur.

Sîl=' 1 lle M. Boulroux que M. Fouillée avait qualifie de


Huit « savant et profond
,.•'' " ' lenu! dit M. Dauriac, à citer ces deux épitbètes; car, ou M. Boutroux
(si,
Iwic.
•'
°' a'°''s s''' va uu f°nd dus eboses, il faut croire à ce qu'il nous en rap-
''. ' csl savant il faut croire rien le plus de rien affirmer
sa„s que ne préoccupe que ne
c aul°i'isé science qui est la science... Or l'opinion de M. Fouillée est que
la (]0"., par sa
1«JIIIU.
.
" Boutroux- esl erronée dans- ses principes. Comment donc une telle doctrine

° ôlle 'inaliliée de savante et de profonde. (Année pkil., VI, 101).
(i) (•(
AW » p.
' ' Thom. : Bulletin des Revues, III, p. 247.
RliVUIS
THOMISTE. — ¥ AXNÉIi. — 27.
398 REVUE THOMISTE

Tel est le) contenu nouveau dont s'enrichit la conscience, contenu


a„...
spécial «\que le contenu lumineux de l'optique ou le contenu sonore
1

l'acoustique (p. 46) ». Or ce contenu n'existe pas seulement par son 0i'(i.,
à quelque chose d'extérieur, sujet ou objet, comme la représentai;,,,
Il existe en soi. Donc ce contenu est le fond du phénomène de
c,„
science, Or .';e contenu, fait de volition, de désir, etc..,- est actif et non DIH
passif comme,la représentation. Donc le rapport fondamental de la
C0II
science avec l.j. «diversité donnée hors de nous » (p. 47) est un nippon
d'action et de .réaction. Et ainsi, à l'intellectualisme kantien se ii-oUVr.
Substitué une sorte de dynamisme phénoménal.
,

L'activité de .'l'esprit inexpliquée' dans le néokantisme (qui se refuse à


regarder cette activité comme le fait d'un sujet pensant objectif (p. 53).
trouve par là dans le sein même du phénomène, sa cause. Cette causaliié.
n'est d'ailleurs pas la causalité, comme l'entendaient Leibnitz et. au fond.
Kant moins « réveillé de son sommeil dogmatique (p. 51)' » qu'on ne l'a
cru. Cette causalité est un simple conditionnement mutuel (p. 37), le seul
genre de rapport qui puisse exister du point de vue de .l'idéalisme, El
c'est, à l'expérience de déterminer dans quel sens se produit ce condition-
nement ; « c'est ce que se propose, l'évolutionnisme-(p. 57). » Ce n'est
donc pas à l'intelligence de déterminer ce qui est a priori comme l'a pensé
Kant : les tendances intellectuelles qui dirigent toutes nos connaissances
ont des antécédents dans la structure cérébrale par exemple, p. (i.'l. « Il
reste toujours à expliquer la véritable cause de ces tendances x
M. Fouillée pense que le cogil-o n'est pas une réponse (p. 77-78). Seul le.
point de vue biologique de l'appétition fondamentale résout In question,
(P-*8).
Ce n'est pas ici le lieu de critiquer le phénoménisme. L'idée, à noir''
_

sens, ce seul point lumineux de la conscience, est une forme détermine!'


en elle-même et comportant à la fois un rapport unà sujet d'inhérence
distinct d'elle et qui est par soi, et une tendance représentative à un i'".! 1' 1

existant au dehors. Cela est pour nous une évidence, et les mésaventure'
des idéalistes, leurs contradictions, leurs divisions ne sont pas pour noi"
engager à quitter noire vieille et solide plate-forme. Il n'en est pas m" 1"

curieux de suivre M. Fouillée, complétant, sans sortir du phénoinci,c:


l'idéalisme représentatif par un idéalisme actif. On remarquera d aille" 1'
la similitude de procédé de cette doctrine et de celle de M. Ribot. .Le]1""
de vue seul diffère, et sans.doute aussi la conception de l'expérience >

tous deux, ce serait à la science à trancher le débat, en délcr' 11" 1'

l'élément primitif.
Cette conclusion^ dails sa teneur générale, ne peut déplaire aux
tnistes, La science a pour procédé l'intuition : elle n'est pas fausse;
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 399

f|U'incomplète, non pas cju'il faille la renforcer de la volonté, comme


, .
M. Fouillée. L'aveugle portant le paralytique qui voit clair est très
•eut
comparaison, mais ce n'est qu'une comparaison. Il y a deux
|i connue
1
'••mi ères pour un paralytique d'être porté par un aveugle. La première

|.,isse à l'aveugle une part dans la direction de la marche : l'activité com-


mande à l'intuition; c'est la pire des méthodes. Or, .c'est celle de
\] Fouillée, qui ne s'aperçoit pas qu'il tombe dans le défaut reproché
partisans de la croyance. Dans la seconde, l'aveugle porte, le
.mx
paralytique voit pour tous deux. L'intuition est la seule maîtresse du
vrai' la volonté, en la supportant dynamiquement, en réalité la suit.
Le livre III est consacré à « l'Idéalisme de l'Existence », M. Fouillée
.

>
entend par là la doctrine des causes finales. L'appellation ne manque pas de
' justesse. La doctrine des causes finales aboutit en effet à introduire clans
l'immanence du mécanisme un élément directeur et partant « idéal »,
Nous ne nous arrêterons pas à la partie polémique de ce travail,
,

M. Fouillée a beau jeu en réfutant: les preuves secondaires du linalisme ou


\
celles qui regardent le linalisme externe (p. 103-114). Elle n'ont, en effet.
(ju'ime valeur dépendant, de la preuve foncière tirée de la tendance déter-
minée inhérente à tous phénomènes (p. 115) et celle-là, M. Fouillée'ne la
l'él'ule pas. Toutes les expressions dont il se sert la confirment. Il ne voit

pas que la notion môme d'activité déterminée implique la présence imma-


nente de la lin. Celle-ci donne seule le pourquoi de la détermination. Nous
demandons la permission de ne pas revenir sur une preuve donnée d'une
manière définitive par Leibnitz, M. Janet, Lachelier, Hartmann (1) et
nniîrieiu'eiricnt, par Aristote (11 Phys., cap. ult.), M. Fouillée n'a montré
'|uc l'incapacité où sont, certains esprits prévenus par les apparences du
\ '"l'canisiue à entrer dans un point de vue différent du leur.
H reconnaît cependant à l'école spiritual)ste le mérite d'avoir appelé

i ;''illeiiiion sur ce fait que le mécanisme n'a pas son explication radicale en
' '"i-mcnic : il l'a clans un élément mental. Mais cet élément n'est rien d'in-
X
•0"ectiiel : c'est
un vouloir. « La finalité n'est autre chose que le psy-
| ' ,lfiue même, sensation ou appétition, c'est-à-dire l'effort de l'être sentant
P"nr maintenir
'
ou accroître son étal fondamental de bien êIre en repous-
;
"u" toute cause de malaise et en attirant toute cause de plaisir » (p, 145).
JU- Fouillée
ne voyant en tout cela aucune intention intellectuelle.
* uvnr; volonté agissant eii vue d'une fin présentée, d'une idée de tout,
:,

tiare que cet appétit fondamental est une pure volonté. Il nous concède
' Cl°sc ; il nous refuse le mot et lui substitue un vouloir simple, qui ne
1 Posant
aucune direction antérieure, est nécessairement, indéterminée,

( '• Jlcouc ihomislC) .111, p. li-i-.


4W REVUE THOMISTE

Mais n'insistons pas. Montrons-nous bon pacha et prenons « son


ours
Aussi bien n'est-il pas aussi ours que son maître le pense.
L'examen de la philosophie de la contingence qui forme le livre IVe
nous entraînerait: loin. Nous en parlerons en analysant les ouvrages il»
M. Boutroux, Pour le moment, nous signalons l'originale concepiion
que s'en forme M. Fouillée. Il la considère comme renfermant un incon
naissable immanent. Au lieu de faire un bloc du grand X, on l'a « injs
C|]
menue-monnaie et éparpillé parmi tous les êtres et phénomènes pour in.
troduire en eux un élément d'indétermination qui, chez l'être vivant put
devenir spontanéité, chez l'homme libre-arbitre (p, 157). » Et M. Fouillée
de poursuivre à travers toutes les catégories « ce fantôme bien plus dan-
gereux lorsqu'il prétend faire partie du connaissable que lorsqu'il reste
dans la sphère transcendante, puisqu'il vient rompre l'unité de la science
en y introduisant des traces d'inconnaissable (p. 153-16.0). « Eli quoi! ;
« quand le .physicien aura mis deux kilogrammes dans un-plateau, il ne
saura jamais si le Robert. Houdin de la contingence ne va pas introduire
en cachette un troisième kilogramme qui manifestera clans l'autre plateau
sa présence inexpliquée (p. 163). »
Le malheur serait grand en effet pour M. Fouillée qui ne trouverait plus
dans un monde déterminé.,mais non absolument nécessité (1), l'arbre d'une
.
seule venue nécessaire aux évolutions de son ours. Je ne m'étonne pas qu'il
déclare la guerre à ce déloyal prestidigitateur, convaincu, chose horrible,
d'avoir dissimulé des solutions de continuité clans l'arbre aux exercices de
l'ours de M. Fouillée. Tremble, o Noumêne immanent! et écoute ta sen-
tence :
« Tant que Noumêne fait le mort, je puis bien le supposer inconiuiif
le >

sable; dès qu'il se mêle à notre vie et veut se promener sur terre, il n est
plus imprenable aux relations de la. connaissance. Si l'inconnaissable i"t!
la tête hors du trou, je le décapite (p. 160). » I
Il nous sera permis, dans un prochain bulletin, de faire entendre i'>-

défense des contingentistes.

Fr. A. GAiiniiii.. M
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

\
y PICAVKT. Les travaux récents sur le néo-thomisme et la scolastique.
(Revue Philosophique, janv. 1896, p. 48-78).

Dans cette revue générale. M. F. Picavet expose l'état du mouvement


intellectuel et l'ensemble des productions littéraires qui procèdent de l'in-
lluence thomiste pendant ces dernières années, c'est-à-dire depuis sa der-
nière revue de 1893 [Revue Philos., avril 1893 ; Revue Thomiste, 1893,
p. 387). Dans la première partie de son travail M. Picavet donne particuliè-
rement une vue d'ensemble sur les événements qui en Amérique et en
Europe lui apparaissent comme une manifestation ou une conséquence de
la reviviscence du thomisme. Nous ne pouvons pas reprocher à M. Picavet
d'avoir tenté de rapetisser et amoindrir son sujet. Malgré tout l'intérêt
que nous portons au mouvement thomiste, nous devons reconnaître que
M. Picaveta élargi outre mesurele cadre véritable où se place le thomisme;

et c'est peut-être sortir du sujet, que d'y rattacher des événements qui ne
siml pas en dépendance visible avec lui. M. Picavet nous paraît incliné à
confondre l'activité intellectuelle catholique avec cette portion considérable
n est vrai, mais pourtant bien plus limitée, qui est due à l'influence des
niées de saint Thomas d'Aquin. Quoi qu'il
en soit, nous reconnaissons
volontiers que dans un compte rendu de cette nature il vaut mieux pécher
par excès que par défaut.
Dans la seconde partie de la
revue M. Picavet désigne et critique souverai-
"einent les publications relatives au thomisme et à la scholastique. C'est
'Partie sinon la plus intéressante, du moins la plus utile pour les per-
sonnes qUj s'intéressent aux productions concernant l'histoire intellec-
(;"c du moyen âge. On comprend
sans peine que l'un ou l'autre des juge-
ants portés sur un si grand nombre d'ouvrages soit très sommaire et
par
ne un peu incomplet, voire môme
une fois ou l'autre insuffisamment
""'t. Les difficultés d'un semblable travail excusent à l'avance
ses imper-
l0,is, et l'on, doit reconnaître que M, Picavet s'est consciencieusemenj
402 REVUE THOMISTE

appliqué à étendre autant que possible le cercle de ses informations C| .


juger objectivement: les travaux qu'il a signalés.
Au cours de ses Revues, M. Picavet fait volontiers quelques observai;,,,,.
d'ordre général. C'est que, dans la pensée de leur auteur, elles iiesom.
pasde simples comptes rendus; elles sont aussi des programmes. M PicilVe,
entend prendre une part positive clans la mêlée thomiste et faire ,„,,„
d'opposant, nous n'oserions dire d'adversaire. A ce titre M. Picavolimlimie
volontiers la tactique qu'il juge utile de suivre pour résister au mouvomcni
thomiste.
Il constate d'abord loyalement la nécessité de plus amples informations
sur la matière disputée. « Qu'une étude impartiale de la. scolastique,
écrit-il, soit de plus en plus nécessaire, c'est: ce que prouvent les progrès
du thomisme, qu'il faut accepter ou combattre, en connaissance de cause,
les assertions singulières des historiens de la philosophie appartcnaiil à
des écoles fort différentes, les lacunes des histoires les plus complètes, les
affirmations incontestables de certains historiens de notre littéralnre, •,.

(p. 65). M. Picavet apporte de cela quelques exemples. Il s'étonne en par-


ticulier que « l'Histoire générale donne Une page aux philosophes arabes : >.

qu'elle se borne, à citer Guillaume d'Auvergne, Alexandre de Haies, Jcini


de la Rochelle, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure, Pierre
d'Espagne, Henri de Gand, Duns Scot ». Rien n'est plus fondé que celle
observation, et l'on peut dire de cet ouvrage qui a certainement ses niériles,
qu'il est d'une pauvreté étonnante en ce qui concerne l'histoire des idées
et des institutions du "moyen âge. Nous ne croyons pas à un parti pris r\\n
les éminents directeurs de la publication, mais ici comme ailleurs, la rou-
tine et le préjugé ont maintenu intégralement; leur toute-puissance.
Parmi les définitions prudhommesque.s de la scolastique on pourrait iiusfi
inscrire en bonne place celles de Renan. Nous les donnons pour ceux
de nos lecteurs .qui feraient collection des définitions grotesques que l'on
a données de la philosophie du moyen âge. N° 1 : « la science scolastique,
niais composé de la Bible et d'Aristole mal entendu » [Nouvelles Mitil®
d'hisl. relig. Paris, 1877, p. /<48). N° 2 : « la scolastique, c'est-à-dire «''
amalgame bizarre d'outrecuidance rationnelle et de crédulité qui fui la g'"
de l'esprit humain en sa période de décrépitude » {ihi-d. p. Ma). Si après
cela, l'on est pas éclaire sur la nature d'un des principaux facteurs de In
civilisation de l'Europe, on ne peut pas s'en prendre à M. Renan.
Nous signalerons aussi: dans cet ordre d'idées les découvertes récente!-
de M. PI. Margival. Dans un article très dégagé sur Richard Simon, "à ''
jeune maître ne manque aucune occasion de faire des excursions liisloi' 1'
ques étrangères à son sujet afin de bien marquer le mépris qu'il profos* 1

pour les opinions des vieilles gens et son bonheur d'en A1'?'? li,,<!,(';
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 403

répand à pleines mains, et sans qu'on s'y attende, de vrais


Mai'O'ival
'
,
historiques. Nous nous contenterons de cueillir la perle sc.olas-
:

„.Plle est d'ailleurs de la plus belle eau, et est tombée à l'occasion


liqiie, ei"' . i y
(liihyrambe enflammé en l'honneur des Juifs. « Sans parler de la
..
lilosophie scolastique, qui nous vient en droite ligne du Ghetto, puisque
ivislote n'a été connu des philosophes du moyen âge que par les traductions
lesmifs arabes, les plus grands savants du monde chrétien, depuis saint
lérûme jusqu'à Roger Bacon, depuis Origène jusqu'à Pic de la Mirandole,
sont-ils pas mis à l'école des rabins juifs ?... El: le plus grand natura-
n|1 se
:.

lisin
.;
du moyen âge, n'est-ce pasce MoïseMaïmonicle que Richard d'Angle-
terre fit venir comme, médecin auprès de lui, au moment même où il chas-
s

sliii tous les juifs de son royaume? » [Revue d'histoire et de littérature reli-
!

1896,' p. 164-5). Certes, nous ne faisons personnellement aucune


mmm.
' profession spéciale d'antisémitisme; néanmoins avant d'admettre que la

;
philosophie scolastique « nous vient en droite ligne du Ghetto », qu'Aris-
loleii'a été connu des philosophes du moyen âge », qu'Aristote n'a été
:

I
connu des philosophes du moyen âge que par les; traductions des juifs
arabes » et que « Maïmonicle est le plus grand naturaliste du moyen âge »,
il faudrait qu'on nous en donnât d'autres preuves que de nous renvoyer à

Richard Simon et à la huitième satire do Boileau.. Si M. Margival avait


rafraîchi son érudition en la conduisant jusqu'à Jourdain et Munk, il
luirait pu se rendre compte de ce que semblables affirmations avaient de
ridicule et de puéril.
On doit; donc s'estimer heureux de se trouver quelquefois en présence
de gens de sens rassis, qui
au lieu de déclamations de rhétorique pensent
l'oiiime M. Picavet, que le mieux serait encore d'aller directement aux
sources et de prendre un supplément d'information. M. Picavet a cru
f|ui! devait non seulement donner des conseils, mais
encore prêcher
a pris en main la direction de la publication d'une série de
'I exemple. ]].

monographies ayant pour but de déterminer exactement quelles furent les


'dees fournies à la philosophie et à la théologie du
moyen âge par d'au-
"'<'* écoles que celle d'Aristote. Il
nous annonce lui-même, comme étant:
-DUS presse,
un travail sur Abeilarcl et Alexandre de Haies, créateurs de la
iwflwde scolastique. Pour la même collection, M. L. Grandgeorge
publiera une étude
sur le Néoplatonisme de saint Augustin. M. J. Philippe
' l,,'.|a commencé une publication sur Lucrèce dans la théologie chrétienne du
ffMxin" siècle, et spécialement dans les écoles carolingiennes. (Revue de
ls|o're des religions). Si nous devions
augurer de la collection future
'' l(' dernier travail, nous ne pourrions qu'en dire le plus grand bien. Il
°" cil «t. d'une information très étendue, d'une objectivité scrupuleuse,
't

"(; rédaction précise


et claire.
404 REVUE TH0MIST1S

Nous n'ignorons pas qu'à côté de la pensée purement sciemifiqUc


guide l'entreprise de M. Picavet, il y a l'arrière pensée d'en faire .

arme pour combattre le thomisme. M. Picavet ne s'en est pas caché et t

nous le déclare encore tout au long à la fin de sa dernière Revue, Il „0|


permettra de regretter de le voir associer à une idée large, scientifique
Pi
féconde une préoccupation très secondaire et de peu d'imnortance. j\Tci,lt
pouvons lui déclarer d'ailleurs à l'avance que par ce côté son projei
aboutira non seulement a un résultat négatif, mais encore a un résultat
contraire à celui qu'il attend, la glorification de saint Thomas. Rien
en
effet, plus que l'histoire ne requiert l'usage du principe de relativité. On
connaît, quoique très imparfaitement, à notre avis, au point de vue de la
critique historique on connaît cependant Albert le Grand et saint Thomas
d'Aquin, mais on connaît plus insuffisamment leurs contemporains
el
leurs adversaires. Lorsqu'on pourra établir une comparaison, ces deux
'
maîtres paraîtront encore plus grands. Prenons par exemple les conclu-
sions de deux études remarquables récentes relatives à deux des théolo-
giens célèbres du xnic siècle ; Quelles sont-elles? Le Dr M. Baumgartncr
à la fin de son intéressante dissertation sur la théorie de la connaissance
chez Guillaume d'Auvergne (Beitrâge zur Geschichte der Philosophie des
Mittelalters, (Bd. II, 1), écrit : « Au double point de vue de la connais-
sance de la philosophie d'Aristote et de la langue scientifique, nous
pouvons voir cruelle distance sépare Guillaume du prince de la scholas-
tique, Thomas d'Aquin. Une comparaison approfondie, et même une com-
paraison superficielle entre ces deux hommes établit quel progrès énorme
la pensée du moyen âge a accompli sous l'influence d'Aristote en l'espace
de quelques décades d'années. » Pareillement, M. de Wulf dans l'impor-
tante monographie qu'il a consacrée à Henri de Gand [Histoire de la Pi»"
losophie scolastique dans les Pays-Bas), constate que le célèbre maître « n»
pas la vigueur de pensée ni la précision de termes qui font le secret de

saint Thomas d'Aquin » (p. 174). « Il n'a ni la méthode rigoureuse, ni I''


langage précis qui distinguent l'Ange de l'Ecole » (p. 267).
Nous n'avons donc aucun sentiment de défiance à l'égard de l'univre
entreprise par M. Picavet. C'est pourquoi, nous nous obstinons, jusqu"
meilleure preuve du contraire, à le considérer comme un auxiliaire cl no"
comme un ennemi.
Nous pensons ne pouvoir mieux faire, en achevant ce compte rend'h
que de citer les dernières lignes de sa Revue.
«
Les néo-thomistes font l'apologie de saint Thomas et lui demande"
leurs principes directeurs ; ils relèvent les erreurs des historiens de '
philosophie, les lacunes de nos histoires du moyen âge ; ils en éditent Kh
grands penseurs, exposent leurs doctrines et relèvent ce qu'en ont cou*
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 405

cervé les modernes. Ainsi nous serons obligés de faire une histoire plus
«martiale et plus complète des idées du moyen âge, de ce qu'il dut à
l'iiiliquitc et de ce qu'il a transmis aux temps modernes. Puis les catho-
limies. unis par le thomisme, qu'ils complètent avec une ample informa-
lion scientifique, sont devenus les maîtres de la Belgique ; on compte avec

e„x en
Amérique et en Allemagne, leur influence grandit en France,
même en Hollande et en Suisse. Les hommes d'Etat, en tous pays devront
s'en préoccuper, non seulement pour les affaires intérieures, mais encore
nourla politique étrangère.
«
Les progrès des catholiques ont été rapides, parce que leurs adver-
saires ont dédaigné de les suivre sur le nouveau terrain où ils ont porté
lalulle. Mais si l'on avait oublié saint Thomas, on avait oublié aussi ses
prédécesseurs et ses adversaires.
C'est sur le concours de ces adversaires que compte M. Picavet pour
combattre le thomisme, depuis saint Anselme jusqu'à Kant, en passant par
les Jésuites. Nous dédions cette constatation au P, Frins, pour l'aider
dans ses essais de classification sur les disciples réels et les disciples
imaginaires de saint Thomas.
M. Picavet finit par ces belles paroles qui ne nous laissent pas insen-
sibles et dont nous acceptons volontiers l'augure.

«
La lutte sera vive ; elle sera féconde, parce qu'elle portera sur des
idées. Peut-être les adversaires s'apercevront-ils enfin qu'il est nécessaire
d'user entre eux d'une tolérance réciproque; peut-être chercheront-ils
dans les sciences et dans le but qu'ils poursuivent, tes points qui les rap-
prochent, au grand profit de la science et même de la religion, de la
philosophie et de la civilisation.
»
P. MANDONNUT,

JUSTO Cuiiitvo 0. P. Biografia de Fr. Luis de Granada,


Madrid, 1896 in-8°, 280 p.

Ija préparation d'une édition critique des oeuvres du célèbre littérateur


"'.Yslique espagnol Louis de Grenade a conduit le P. Cuervo à prépa-
' Parallèlement vie du Bossuel de l'Espagne connue on l'appelle
une
' cment iras los montes. La biographie que nous signalons est le premier

"•lai des recherches du P. Cuervo ; et nous devons déclarer tout de


0 (iu'il est fort satisfaisant. L'ancienne vie de Munoz avait été jusqu'à
'Se'U la
squrce à peu près unique dans laquelle on avait puisé les
406 - REVUE THOMISTE
..

renseignements c'était peu pour connaître la carrière d'un personnage


si important dans l'histoire littéraire et religieuse cfe l'Espagne, Grâce à
ses recherches dans les archives, le P, Cuervo nous donne une biogra-
phie entièrement renouvelée. On peu désirer plus encore, et nous sommes
sûr que le R, Père n'a pas dit son dernier mot. Telle qu'elle est déjà
la vie de Grenade est: enrichie de documents nouveaux importants.
Parmi les chapitres les plus intéressants, il faut placer les deux qui soin
relatifs à la question de la succession présumée,de Philippe II au trûnn
de Portugal, et dans laquelle Grenade et les dominicains jouent un rôln
si. prépondérant: et si curieux. Cette partie rédigée d'après des documents
de chancellerie inédits forme une précieuse contribution à cette question
d'histoire, -
Nous devons signaler aussi la longue dispute littéraire soutenue par
l'auteur pour maintenir les droits de Grenade sur le célèbre traité de
l'oraison. La question est maintenant résolue. Cette discussion a eu pour
effet d'éclairer des points demeurés obscurs. Il n'y a plus de doute
aujourd'hui que saint Pierre d'Alcantara. n'a fait que résumer l'oeuvre de
Grenade. Ce dernier, sur la demande du saint, refit plus encore qu'il no
corrigea sa compilation, si bien que c'est encore l'oeuvre de Grenade qu'on
a publiée plus de cent fois le
sous nom de Pierre d'Alcantara,
P. M.

MANUEL MTOUÎÏLKZ. Jansenismo y regdlismo en Espaiia, Valladolid, Luis


N. de Gaviria, San Blas, 7 ; 1895, in-8°, vin 486 p.

Sous ce titre, le R. P. Miguélez, de l'ordre des Augustins, professeur


au collège de l'JEscorial, publie l'ouvrage le plus important et le mieux
renseigné que l'on possède sur cette question si fondamentale etpourlanl
encore si obscure du Jansénisme et du Régalisme du xvm' siècle. Tant de

passions et d'intérêts contradictoires sont si bien arrivés à fausser les


faits les plus certains et à obscurcir les idées les plus claires, que les ou-
vrages les plus sincères manquent, quelquefois inconsciemment à la jiislicc
élémentaire. Ce sont: les affirmations du célèbre littérateur et écrivain
espagnol, Menéndez y Pelayo clans son Historia de los hétérodoxes e.sp'
ilotes qui ont motivé la composition du livre du P. Miguélez. CerK-'s;
M. Menéndez ne pouvait être accusé de parti pris, et cependant îïialg'i'0
l'indépendance de jugement et la vaste érudition de cet écrivain, les hIS'
foires falsifiées avaient pu en imposer à son désintéressement scientifhj"0.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 407

:
P.
Aussi le Miguélez a-t-il entrepris de rectifier les jugements de celui
I m'il nomme son honorable ot docte ami. Le succès est aussi complet que
I ,0Ssible, et l'auteur nous laisse clairement voir qu'il aurait pu pousser
| |,lg avant s'il avait voulu abuser de la victoire, comme d'autres abusent
1
,\cs insinuations perfides, des affirmations sans preuve, et même de la
S calomnie,
; ne pouvons pas songer en si peu de place à donner une juste idée
Mous
J
du contenu de ce livre, C'est un ou plusieurs articles qu'il faudrait lui
! consacrer pour en extraire les riches données historiques qu'il renferme,
I entièrement composé
sur des correspondances inédites et originales, sur
-i des pièces de chancellerie, il offre des garanties indispensables sans les-
i nuolles la critique contemporaine refuse d'entendre et d'accepter l'histoire,
'• Indépendamment des nombreux documents incorporés clans l'ouvrage, un
appendice de près de cent pages contient en texte serré une collection de
i documents des plus intéressants et des plus significatifs.
Comme son titre l'indique, l'ouvrage traite de l'histoire du Jansénisme
j cl du Piégalisme en Espagne sous les règnes de- Philippe VI et Charles

i III. An fond c'est le point central de l'histoire ecclésiastique


au siècle der-
; nier, dans
la péninsule-comme dans le reste.-de l'Europe. Le précieux
avantage de l'ouvrage du P. Miguélez est de nous mettre en présence des
;'•

facteurs réels qui ont déterminé les événements généraux de l'histoire


ecclésiastique, si peu compréhensible .souvent lorsque l'on se contente de.
l'aborder par le côté extérieur et: matériel, mais si logique quand
, on tient
en main les fils conducteurs des événements.
Une des questions les plus importantes et les plus curieuses de
cette
histoire est la lutte entreprise
par le P. Rabago, confesseur du roi', pour
faire insérer dans le catalogue des livres prohibés
par l'Inquisition espa-
gnole les oeuvres du cardinal de Noris. Le fougueux moliniste,
: pour satis-
' faire sa passion n'hésita
pas à soulever contre les volontés les plus for-
nielles de Benoît XIV le roi et l'Inquisition,
I
et alla jusqu'à menacer le pape
| ''e faire prohiber l'index romain par l'Inquisition d'Espagne.
-0 antres épisodes
) sont encore d'un rare intérêt. Les personnes qui. sont
Sectionnées à l'histoire ecclésiastique, particulièrement
; au xvin 0 siècle,
:
lln seront
pas déçues en étudiant avec l'attention qu'elle mérite l'oeuvre de
'""I point remarquable du
savant augustin.
P. M.
408 REVUE THOMISTE

VACANT.
— La Constitution Filius. — 2 vol. in-8°.
Del
Delhomme et Briguet, 189S.
Donner un commentaire à la fois théologique, documentaire et historique
des Constitutions du concile du Vatican était une entreprise considérable
qui eût tenté au moyen âge quelqu'un de ces maîtres, à-l'ambition
patiente, au labeur de longue haleine, dont nous admirons les intimidants
in-folio. Le Maître s'est rencontré au déclin du siècle qui avait vu le con-
cile. Le modeste et savant professeur de Nancy, l'une des gloires du
clergé lorrain, ne m'en voudra pas d'avoir dit; le seul mot qui rende l'im-
pression causée sur moi par son oeuvre.
Je vois, grâce à ce livre, d'un caractère simple, beaucoup de prêtres
studieux reprendre avec l'attrait du renouveau leurs études théologiques.
Car c'est une très grande partie de la théologie que M. Vacant; a fait
entrer dans ce cadre moderne :
Sur des pensers nouveaux faisons dos vers antiques.

L'auteur a heureusement mis au point les doctrines anciennes. 7.ous ses


développements sont orientés dans le sens du texte de la Constiti .tion. Pas
un chapitre qui ne soit informé par elle comme par une ame .. au sens
' thomiste, bien entendu. Nous sommes donc en présence d'un Y uvragc ori-
ginal et. qui aie singulier mérite de soulever et de fondre \e nouveau et
l'ancien de la théologie : Nova et vetera.
Je ne puis mieux faire comprendre ce caractère qu'en donnant la suite
des articles de l'un de ses chapitres, disposés parallèlement aux chapitres
de la Constitution. Le chapitre premier est consacré à Dieu créateur de
toutes choses. L'auteur étudie : la foi de l'Eglise en l'existence de Dieu, la
révélation et les preuves surnaturelles de l'existence de Dieu, les attributs.
la distinction de Dieu et du monde, la création historique de la doctrine
catholique, la création des créatures spirituelles et du corps, la création
des hommes : nature de l'âme humaine, son origine, son rôle comme forme
du corps, nature et fin de la création, l'action providentielle de Dieu, son
omniscience.
C'est, on le voit tout un traité de Léo, mais combien modernisé ! S'agit"
il de l'infinité de Dieu, voici le sommaire de l'article : 1° cet attribut
n'avait été l'objet d'aucune définition jusqu'au concile du Vatican. 2° Pour-
quoi le concile a-t-il ajouté à l'épithète infini le mot en perfection
3° Pourquoi a-t-il ajouté qu'il est infini en intelligence et en volonir-
4° Pourquoi n'a-t-il pas dit: qu'il esl; personnel !'Amendements qui' "
repoussés, etc. S'agit-il de la création des corps (art. 43), je trouve paru"
Jes questions abordées : condamnation de l'idéalisme, condamnation cl"
-NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 409

vhéiioménisme, silence sur la pluralité des mondes. A propos de l'âme


humaine forme du corps, nous avons un rappel de la question scolas-
'
jjj.yg du concile de Vienne au P. Palmieri, etc.
: j\I. Vacant a usé largement des actes et décrets des conciles du Vatican
(lui forment le tome VII de la Collection des Conciles modernes publiée
les Pères Jésuites de Maria Laach (1). On suit le sort d'un texte
par
depuis saproposition à la commission, à travers toutes les modifications des
schémas, jusqu'à la fixation de la formule de foi. On assiste ainsi à la for-
mation du dogme, en tant qu'il dépend du travail théologique. Il est peu
de leçon de théologie qui vaille celle-là, et il fallait, toute la dextérité du
docte professeur pour y réussir.
,1e sais gré en particulier à M. Vacant d'avoir fait bonne justice de l'opi-

nion légère de M. Didiot sur le sens qu'il convient de donner à un passage


du troisième chapitre de la Constitution (p>. 202).
Si je voulais faire le recensement de tous les points où je suis avec
M. Vacant, cet article deviendrait, une concordance et en prendrait les
proportions. La critique serait bien plus courte; encore l'écourterai-je.
Que M. Vacant me permette de la contredire en un seul point. En mettant
le formel de l'inspiration scripluraire dans une impulsion sur la volonté et

en abandonnant ainsi S. Thomas est-il bien sûr de rendre le sens du


concile du Vatican ? L'un des quatre consulteurs était: le thomiste
Scha.'zler, ex-dominicain et ex-jésuite, n'ayant pu rester clans un de ces
ordres pour raison de santé, dans l'autre pour raison de doctrine. Or
Sclnczler a écrit un livre de lieux théologiques, ouvrage très considérable
ou il parle longuement de l'inspiration de l'Ecriture sainte d'après le con-
çue du Vatican et le texte môme auquel il a collaboré. Et son explication
est celle de saint Thomas, celle qui place le formel-de l'inspiration dans
I illumination, laquelle
est en realité une action de Dieu sur l'intellect
agent pour renforcer sa lumière de manière qu'il juge divinement, ad
-
fltiheandum divinilus, des matériaux présentés soit par révélation objec-
te, soit même par voie naturelle (documents historiques). Je ne déve-
loppe pas cette pensée : et
ce que j'en dis est plutôt une invitation amie à
levoir de plus près certaines sources où il se pourrait après tout que l'en-
°.Vclique Providentissimus
se fût inspirée.
vuoi qu'il en soit de cette question de détail et d'autres peut-être où il
serait permis de produire des instances, l'oeuvre de M. Vacant reste pour
uieologien un répertoire consciencieusement travaillé, une précieuse
°urce d'information que les documents annexés et la table alphabétique
'"dent plus complète encore et plus maniable. Elle est digne d'un suc-
c«s sérieux
et durable.
Fr. A. GAnnjiiL, 0. P.
., Chez
Uj Herde,..
410 REVUE THOMISTE

J.-E. ALAUX. — Théorie de l'âme humaine. — Alcan, 1896.

M. Alaux vient de publier un ouvrage dont plusieurs fragments, lus j


l'Académie des sciences morales et: politiques, ont naguère éveillé l'attei,.
tion des philosophes et spécialement des thomistes. On se rappelle peu|_
être le travail que nous avons publié clans la Revue Thomiste (înai-jujH,,,
1894) au sujet du Composé humain. M. Alaux a modifié plusieurs passaoçs
de son mémoire, d'un caractère assez agressif (p. 84-57) : nous avons
été touché du procédé et nous le prions, en retour, d'excuser nos propres
vivacités. Notre critique de fond reste tout entière.
Ce livre a pour objet la nature, l'origine et la destinée de l'âme. Coinrat
l'avoue l'auteur, c'est moins un traité qu'une suite de réflexions d'un ca-
ractère assez personnel. M, Alaux, tout en se rattachant à l'école spiri-
tualiste du milieu de ce siècle, prétend ne tenir que de son propre juge-
ment les doctrines auxquelles il s'arrête. Et nous le lui concédons
volontiers, tout en remarquant les coïncidences nombreuses de ses con-
clusions et des doctrines chères aux « Philosophes classiques ».
Dans son premier chapitre M. Alaux se prononce énergiquemcnt conlrc
le phénoménisme et: pour la doctrine qui regarde l'âme comme le sujet
des faits de conscience. C'est un point qui nous est commun et sur lequel
nous sommes d'autant plus heureux de le voir s'entendre avec nous que
cette doctrine capitale est plus attaquée de nos jours. Les autres chapitres
étudient l'intelligence, la sensibilité, la volonté, la vie humaine, la vie
éternelle.
A. G.

Le l-enseignement élémentaire en France, aux x\Ket xnQ siècles.

Sous ce titre, le R. P. C. Bernard (1) publiait, il y a deux ans, un liv"


(-1)Des prêtres do l'Immaculée Conception de Saint-Méen (Diocèse de Rennes), fi-
livre a paru chez Métaux, 82, rue Bonaparte,
du plus haut intérêt, dont les journaux ont parlé avec une faveur mcrilce,
et que nous aurions voulu signaler plus tôt à l'attention de nos lecteur».
L'enseignement primaire, au Moyen âge, n'a provoqué aucune i '''"K
approfondie, suivant la très juste remarque de l'auteur: aussi reste-l-d a
cet égard bien des préjugés qu'il s'est attaché à dissiper. Son effort,""
lieu de s'étendre à toute l'époque indiquéej s'est concentrée sur les de"x
siècles les plus intéressants à étudier parce qu'ils sdnt moins connu* '
>

par là iiièinc plus mal jugés.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 411

Après une large introduction, où l'Eglise nous apparaît sauvant les


esies de l'oeuvre de Charlemagne et prenant en mains la cause si com-
' n'omise de l'enseignement élémentaire, l'auteur étudie successivement les
écoles monastiques, épiscopales, collégiales et presbytérales, avant la
fondation des Universités. 11 y joint un coup d'oeil rapide niais suffisant:
s sur les maîtres ambulants, les écoles communales, l'éducation privée, et
l'enseignement donné par les juifs. La conclusion de cette première par-
)
|ic étonnera sans doute beaucoup de gens : c'est que la France était, de
; toutes les contrées de l'Europe, celle où les écoles étaient le plus noin-
) hreuses.
partie, qui va du chapitre IV au chapitre VII inclusive-
Une seconde
ment, étudie la licence d'enseigner et la condition des maîtres, les di-
{
verses catégories d'élèves, l'objet et la méthode de l'enseignement, l'éclu-
cation et la discipline. Nulle part nous n'avons rencontré rien de plus

;
complet, de plus clair et de plus attachant. 11 y a vraiment; plaisir à lire

| ces pages écrites d'un style simple, correct, nerveux, qui va droit au but
] cl s'arrête à point. 11 fait valoir la documentation et le raisonnement qui

.
sont de mérite égal, et donne à l'ouvrage l'intérêt des meilleurs que nous
ç ayons sur l'époque carolingienne et les commencements de la suivante.
; Le chapitre VU! semble faire à lui seul une troisième partie, où l'au-
ileur traite de l'éducation des filles : écoles monastiques et canoniales,
écoles des béguinages, écoles libres, petites écoles de Paris et des
-•

l'iandres, passent tour à tour sous nos yeux. Puis nous étudions, avec le
I'. Bernard, l'éducation privée, et l'éducation supérieure qui se donnait
j dans certaines maisons, comme les abbayes du Ronceray et d'Argenteuil,

;
les monastères de Prouilie et de Caen. Quelques notes biographiques sur
les femmes illustres de cette époque achèvent le tableau de l'éducation
>

féminine, aux xie et xnc siècles, qui préparent et-annoncent le nierveil-


j 'eux épanouissement du siècle suivant, le plus brillant et le plus fécond
dans l'histoire de l'enseignemont.

;
Pour se rendre compte du soin que l'auteur a mis à s'éclairer, il suffit
de jeter
;
un regard sur la longue liste bibliographique dont il a fait: pré-
coder son introduction. Mais pour juger de la. valeur réelle de
i
son oeuvre
'' huit aller jusqu'à la fin du livre, dont le lecteur ne se séparera, nous en
s°ninies assurés, qu'avec le regret d'en trouver sitôt le terme, Ajoutons
que le volume se présente, —' ce qui ne gâte rien, avec des caractères

de condition
et d'élégance, qui font honneur à l'imprimeur cl: à l'éditeur :
" l;st clans tous les sens agréable à lire, et nous conseillons de bon coeur à
"os lecteurs de le mettre au meilleur rayon de leur bibliothèque.

Fr. MAIUK-,TOSKI>II OLLIVIKII.


des Frères Prêcheurs.
412 BEVUE THOMISTE

LiisÉTRE. — La sainte Église au siècle des Apôtres. Paris. Lethietleux


10, rue Cassette; 1896, 1 vol. in-8°, 670 p.

Ce travail est une continuation de la Vie de Notre-Seigneur publiée,


en
1892. Le but de l'auteur est le même. 11 s'adresse non pas aux savants
aux critiques, mais aux simples chrétiens. Enseigner aux fidèles les
actions et les paroles mêmes de nos saints Livres est sans aucun doute
une pensée excellente. Pour aimer Notre-Seigneur, pour aimer l'Église
catholique, il faut les connaître. L'auteur, ayant ure connaissance pro-
fonde de nos saintes Lettres et une grande facilité d'exposition était plus
que personne à même d'entreprendre un ouvrage de ce genre. 11 expose
dans un style simple, clair et en même temps élégant comment Dieu s'est
servi de l'ignorance et de la faiblesse pour confondre la sagesse et l'or-
gueil. Cette pensée est bien propre à nous montrer la grandeur de celle
oeuvre fondée par notre divin Maître. L'auteur suit pas à pas les pages
sacrées qui traitent des origines de l'Eglise. Très souvent il ne fait que
rendre en français les pensées et les paroles de l'auteur inspiré. L'abbé
Les être est convaincu et aveo raison.qu'on ne trouve pas de paroles plus
efficaces que celles de .l'Esprit Saint lui-même.
Nous avons cependant quelques réserves à faire. A notre avis, railleur
a moins bien réussi que dans la Vie de Noire-Seigneur. Ce n'est pas que la
pensée qui l'a inspiré ne soit excellente. Il y a trop de choses dans ce livre,
trop pour les simples chrétiens et trop peu pour les savants. Peut-être
eût-il mieux fait de publier deux volumes au lieu d'un seul. De la sorte il
eût pu, dans un premier volume, s'étendre davantage sur les travaux des
Apôtres et dans le second insister plus longuement sur l'état de l'Eglise
jusqu'à la fin du premier siècle.
Malgré ces réserves, nous espérons que cet ouvrage aura le succès
du premier.
C. D.

LK GLUANT : P. SERTTLLANGES.
l'AIUS — IMPRIMERIE !•'. LEVÉ, HUE CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME

ET

LEURS DANGERS POUR LA FOI

Un jeune universitaire, philosophe et croyant, essayait ces


derniers mois, dans les Annales de Philosophie chrétienne (1), une
conciliation apologétique de sa philosophie qui procède de Kant et
de sa croyance qui est celle de l'Église catholique. Grâce à ses
titres officiels et au recueil où très libéralement son étude était
admise, M. Maurice Blonde], déjà connu par son livre sur
y Action, pouvait
se promettre pour lecteurs des membres de
l'L'mversité, anciens normaliens comme lui, et des professeurs de
séminaires ou de facultés libres, scolastiques comme nous. Et
puis l'étude s'annonçait de façon très alléchante : « Les exigences
('e la pensée contemporaine et la méthode de la philosophie dans
'duds du problème religieux. » Sans tarder, la catholique Quin-
zaine et l'idéaliste Revue de Métaphysique et de Morale se sont
'•'ouvees d'accord
pour recommander à leurs lecteurs l'essai
lin"(H du jeune apologiste néo-kantien.
Car M. Blondel est néo-kantien. La

méthode de la philo-
», pour lui, c'est la méthode kantienne poussée à ses der-
sophie
'"ei'es conséquences phénoménistes : la raison spéculative sait
'lnenous avons des idées, elle ne sait pas si ces idées correspon-
011 '<ri quoi que ce soit en dehors de nous. C'est la pratique,
acll°n, qui lui apprend la vérité objective de ce qu'elle pense.

i Annules de Philosophie chrétienne, janvier à juillet 1896.


UEVUE THOMISTE.
— 4e ANNÉE. — 28
414 REVUE THOMISTE

Mais, de soi, les choses qui existent, sont « transcendantes » et ]»


pensée est « immanente ». La «méthode de la philosophie»
c'est donc la « méthode d'immanence » qui se horne à étudier
« le système lié de nos pensées » le « phénoménisme intégral » do
la connaissance rationnelle et de l'action (1).
Donc, selon M. Blondel, point de solution philosophique au pro-,
« blême religieux » si l'on né se plie à la discipline du criticisme.
« L'heureuse hardiesse dont il semble désormais indispensable de
s'armer, c'est de recourir à la méthode d'immanence et de l'appli-
quer intégralement, avec une rigueur inflexible, à l'examen de la
destinée humaine ; elle seule, capable de définir te problème, esl
capable de le résoudre (2). »
Les esprits qu'intéresse aujourd'hui le mouvement religieux cl
philosophique, les théologiens en particulier, ne sauraient passer
outre à ces affirmations : il y a, dans ces hardiesses, si crâne-
ment prônées, autre chose que les trouvailles personnelles d'un
jeune philosophe à l'esprit inventif. Il y a une doctrine d'école que
d'autres jeunes professeurs, catholiques et néo-kantiens eux aussi
propagent activement. Disciples ou arrière-disciples de MM. Rc-
nouvier, Lachelier et Boutroux, ils professent les principes du
criticisme dans les lycées ou facultés de l'État et même en cer-
taines chaires de renseignement libre. Il passe maintenant on
France le môme vent de kantisme qui soufflait en Allemagne, il y
a vingt-cinq ans ; une partie de notre jeunesse catholique cl

lettrée, répète, déjà, disait 1874 le théologien allemand


ce que en
Schaezler : « Nous autres, fils de la société moderne, nous
exception, imbus, études littéraires
sommes tous, sans par nos
comme par nos hautes études, du principe kantien. Il s'est pour
ainsi dire infiltré dans notre sève et converti en notre sang " (3)-

Suivez cette infiltration, dans une jeune et chrétienne revue,»'


Sillon: « Nous avons vu que la raison avec ses procédés déductils

est incapable de sortir jamais d'elle-même, éternellement inipius'


santé à atteindre le mystérieux noumêne (4)... La science a" 1" 1

(4) Annales, mars, 606, 607: — mai, 143; — juin, 247.


(2) ld., mars, 600, 604, 605.
?''WM
(3) SeiiAEZLER. D. Thomas contra Liberalismnm, p. 126. — R. P. PEILLAUIIE,
,

des concej>ts, p. 7, 8. — M. FOUILLÉE, Le Mouvement idéaliste, p. xx, xxi,


(4) Le Sillon, 10 avril 1896, p. 150.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 418

beau progresser, il lui sera éternellement impossible de rendre


•lufi'B chose que ce que l'homme lui aura confié, c'est-à-dire,d'une
part, des fRits expérimentaux sans valeur par eux-mêmes, et, de
l'autre, pour féconder ces faits, les lois de son propre esprit (1). »
Cette jeunesse imbue d'idéalisme nous demandera nécessaire-
ment de lui fournir une apologétique idéaliste, l'ancienne ne valant
plus rien aux yeux de ses philosophes. M. Blondel s'est chargé de
la demande : il nous presse, nous objurgue, nous blâme;
il nous rappelle, nous autres théologiens, à notre devoir
présent. Il nous fait savoir que nous avons à « consacrer un
progrès humain de la conscience religieuse», à « perfectionner
l'intelligence même du christianisme », à promouvoir « le
renouvellement mutuel des perspectives philosophiques et
religieuses par l'action pleinement conséquente de la pen-
sée moderne. » Oh! ce sera difficile, on le sait hien : « C'est
ce qui suppose une prodigieuse intégration de pensée et tout l'ef-
fort accumulé de la réflexion philosophique et de la conscience
religieuse. » Mais c'est nécessaire et voici l'ultimatum : « Aussi
longtemps que l'on n'en passera point par là, le catholicisme sera,
ce semble, justement mis hors la loi dans le monde philosophique
et ne pourra rencontrer les hommes de pensée, ni être rencontré
par eux (2) ». Les théologiens sont avertis: s'ils veulent d'autres
croyants que des bonnes femmes, des enfants et des ignorants,
s'ils veulent convertir des philosophes, ils doivent avant tout
se
convertir au néo-kantisme.
Nous sommes donc en présence d'un mouvement
que ses pro-
moteurs catholiques veulent étendre des écoles à l'Eglise. Or
celie-c.i, depuis des siècles, possède
son école, l'Ecole, où elle,
loi'me
ses théologiens et ses philosophes. On nous avertit donc
charitablement de discerner »,sans plus tarder,«
« ce qui se cache
1 "icurable stérilité dans les tentatives de la nêo-scolastique » ; on
lûl's déclare n'exister qu'une seule philosophie
« que suscite et
(lu appelle la religion
» ; et de cette philosophie, qui se rattache à
'' CI'itique néo-kantienne,
on nous prophétise qu'il pourra surgir
Ullc École nouvelle En temps-là, de l'avenir, moins
». ce un pape

W £« Sillon, avril 1896, p. 151.


-10
'> anales, mai,
146, 147, — juillet, 344.
416 REVUE THOMISTE

embarrassé de scolastique que certains de ses prédécesseurs, nous


donnera quelque Encyclique De instauranda philosophia christiana,
per methodum immanentioe. M. Blondel espère même, pour cette n]u.
losophie chrétienne des temps futurs, le beau rôle « de préparer
ou de rendre opportune une de ces définitions dont l'avenir peut-
être enrichira le trésor toujours accru de la foi (1). » Alors, sans
doute, quelque chef-d'oeuvre philosophico-religieux de la .méthode
d'immanence, figurera, nouvelle Somme évinçant l'autre, sur ]a
table du concile de Kcenigsherg.
En attendant, nous sei'ions bien imprévoyants, bien inattentifs
au mouvement actuel des esprits, si nous nous autorisions de
l'aspect obscur et contourné des formules néo-kantiennes, ou
encore du style quasi décadent où elles s'enveloppent, pour ne
voir dans tout ce débat qu'une dispute d'initiés. Ces initiés
veulent être jinitiateurs : ce sont des hommes d'action. Leur action
qui est intellectuelle participe à l'universalité souveraine de la
raison philosophique ; ils touchent à toutes les sciences : à. la
sociologie comme à l'esthétique. Leur haute critique déclare que
« l'étude des phénomènes les plus précis relève de sa compétence
aussi bien que celle de la perception sensible (2) ». En revanche
notre compétence philosophique est niée : « Que les théologiens
et tous ceux qui ont mission et grâce pour répandre la science
sacrée, restent pleinement théologiens, sans croire qu'ils gagne-
ront quoi que ce soit à voiler ou à compliquer leur caractère; à
nous parler d'abord et uniquement de ce que nous connaissons
peut-être mieux qu'eux (3). »
Allons-nous déserter ce terrain de la philosophie qui est nôtre
et qu'on nous conteste avec tant de hauteur et si peu de séré-
nité philosophique ? Laisserons-nous plus longtemps, ces nou-
veaux venus, nous absents, déclarer que pour discuter philoso-
phiquement devant des esprits modernes le problème de la foi, ''
faut « d'autres méthodes et une autre compétence (4), et que nous
ne comptons plus ? La première réponse à ces fanfaronnades oc

jeunesse, c'est d'obliger leurs auteurs à nous parler en face. L^

(1) Annales, juillet 344, — mai, !.37.


(2) Jd., mai 146.
(3) là., juin 260, 261.
(4) Id„ 26o.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI
417

idéalistes chrétiens veulent faire dériver du mouvement néo-


kantien une nouvelle forme d'apologétique : montrons-leur que
l'étude attentive de toutes leurs doctrines sollicite notre com-
pétence et intéresse notre ministère, si du moins nous tenons à
l'honneur de la foi et à l'influence de la théologie dans les mi-
lieux intellectuels de notre pays.
Commençons donc — c'est l'ordre logique — par critiquer
philosophiquement la méthode d'immanence ; après, nous juge-
rons de son usage en apologétique. On nous la présente sans
discussion comme LA MÉTHODE DE LA PHILOSOPHIE ; je répondrai par
une question préalable.

I. — LA MÉTHODE D'IMMANENCE EST-ELLE UNE MÉTHODE?

méthode dit, selon la force même de l'expression, un


Qui dit
chemin, un procédé rationnel menant au vrai. Une méthode se
juge donc à la vérité de ses résultats; aussi demanderai-je à
M. Blondel, comment la méthode d'immanence nous conduit au
vrai.
Ce n'est pas, comme les anciennes méthodes objectivistes, en
cherchant à constater le mieux possible l'égalité de nos idées aux
choses : la pensée étant immanente, cette constatation est chimé-
rique. Le vrai, au sens de la critique néo-kantienne, réside exclu-
sivement dans le déterminisme de nos phénomènes internes de
conception ; le vrai, c'est le système nécessaire de nos idées, se
déroulant en nous (1).
Je demanderai donc à M. Blondel ce qu'il connaît de ce déter-
minisme : la réalité ou l'apparence.
Il n'en connaît pas la réalité, puisque, selon la rigueur du prin-
C1pe d'immanence, « ce qui nous est immanent, comme la pensée
"vivante et l'action, est encore transcendant à la vue réfléchie et
philosophique qu'on en a (2). Ni dans
» son essence, ni même dans
e fait brut de son existence, nous ne saisissons en soi la réalité

(!) Annales,
mars, 607, 608, 609.
( 2) ld., mai, 141, 143,
— mars, 606.
418 REVUE THOMISTE

de notre pensée. En conséquence nous avons perdu tout droit


logique d'affirmer la réalité de notre méthode : nous en connais-
sons l'apparence, nous ne savons pas ce qu'elle est en soi, ni s;
elle est, nous lui connaissons une apparence de vérité ; nous
-,ie
savons pas si cette vérité est, ni même si, en soi, aucune vérité est.

M. Blondel ne souffrira pas, je le sais bien, de se voir ainsi


acculé, par la logique de sa propre pensée, au phénoménrsme le
plus inconsistant ; car il fait un prodigieux effort dans son livre
sur l'Action pour rétablir après coup la présence réelle de l'être
dans la pensée. C'est, selon lui, l'action qui opère ce prodige.
L'action, c'est le libre choix par la volonté humaine, de tout ce
que réclame le bien complet dont elle subit nécessairement, au plus
intime d'elle-même, en tous et chacun de ses vouloirs particuliers,
l'attrait capital et nécessaire. L'action, à l'inverse de la pensée
pure, qui se concentre toute en soi sur son idée abstraite, nous
fait prendre immédiatement contact avec la réalité de toutes
choses, du sensible, de l'intelligible, de Dieu : le propre de la
volonté qui agit n'est-il pas de s'aliéner en quelque sorte dans le
bien qui manque primitivement à son être, mais qu'elle cherche?
L'action transforme ainsi la connaissance rationnelle : avanl
d'agir nous n'avons dans l'esprit que des formes immanentes,
après nous vérifions, dans le mouvement, même de notre volonté
vers l'être, la réalité de ces formes: « l'être dans la connaissance
n'est pas avant, mais après la liberté du choix (1). » L'action,
c'est le « médiateur » efficace et nécessaire entre la connais-
sance et la réalité. é
Ce rétablissement de la vérité spéculative par les nécessités de
la pratique paraît à M. Blondel d'une souveraine efficacité : c'est
mieux qu'une preuve pour lui, mieux qu'une évidence rationnelle,
c'est « l'expansion réelle de la volonté », prise sur le vif de sa
réalité vivante et concrète. « La question se tranche antérieure-
ment au jeu dialectique des idées, là où le doute le plus hyperho-
lique ne pénètre pas, au-dessous de la région de l'entendement,
avant l'intervention des idées discussives (2). » Plus de traces
(1) VAction, p. 436.
(2) Id., p. 432.
LES ILLUSIONS DE L'iOÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 419

de cette « pétition de principe », que M. Blondel a trouvée dans


je réalisme intellectualiste; mais « la vue du contenu réel de l'ac-
tion volontaire ».
II y a là, tout au contraire, une formidable pétition de principe.
Certes, le bien et l'être ne sont qu'un, c'est donc la réalité que
cherche notre action. Mais, en vertu de ses propres principes,
}I. Blondel se ferme toute espèce de voie pour arriver à recon-
naître la réalité de cette belle et simple idée. C'est par réflexion
de son entendement sur lui-même, c'est par sa pensée cons-
ciente qu'il discerne le contenu de son action volontaire. 11 sup-
pose donc sans preuve que, s'appliquant à la connaissance de la
volonté, son entendement y saisit de prime abord la réalité des
objets voulus, tandis que partout ailleurs il ne saisit que le phé-
nornénisme de sa pensée immanente. Il a le tort de préjuger qu'il
a en soi la vue du contenu réel de Faction volontaire.
Et je le mets au défi d'en faire jamais la preuve. Si l'action
s'exerce, c'est, de par son immanente nécessité, vers l'objet qui lui
est présenté par la connaissance : le bien réel l'attire, mais à l'état
de bien connu, s'il n'était pas connu, il ne l'attirerait pas; c'est au
travers de l'intelligence que la réalité sollicite et conditionne notre
action : j'invite M. Blondel à ne plus ignorer ces conséquences du
vieil adage scolastique : nil volitum nisipraecognilum. Ainsi, loin
d'avoir à exercer une médiation entre l'esprit et les choses,
l'action demande la médiation de la pensée. Si donc la pensée
est, par elle-même, exclusivement immanente, si la réalité trans-
cendante ne s'y imprime pas clairement, nous ne saurons jamais
si notre action est attirée par la réalité. Nous saurons simplement
que nous avons l'idée d'une réalité attirant notre action; et toute
affirmation de plus sera « transcendante » à ce que nous en pou-
vons vérifier. M. Blondel peut laisser sa « métaphysique à la
seconde puissance » ; elle n'est qu'illusion.
C'est donc en pure perte que le jeune néo-kantien s'efforce
Réchapper à l'idéalisme delà pensée,
par le réalisme de l'action.
u échoue, là même où a échoué Kant ; son déterminisme de
' action
est un expédient de même acabit que cet impératif caté-
gorique dont il raille si justement l'arbitraire. Il demeure, parles
égalions de sa critique et par le fond de son idéologie, un pur
suljjectiviste : Pas plus que les intuitions sensibles, les
« concep-
420 REVUE THOMISTE

tions de l'entendement ne supportent d'être érigées en réalités


par
l'entendement même (1). »

« Avec une semblable doctrine, — dit M. Fouillée, —- il n'y


a
plus moyen de franchir le cercle magique de la représentation
ni de poser un en soi quelconque (2). » La pensée, vidée de toute
réalité saisissable, devient comme un fantôme qui se volatiliserait
en voulant se palper; toute affirmation catégorique est de trop,
car elle pose de l'être. Il ne faut plus dire : « la méthode d'imma-
nence est une méthode », il faut dire : « l'apparence de la méthode
d'immanence aune apparence de méthode ». Et encore, cet « a »,
il est trop substantiel, il faudrait dire : « l'apparence de la mé-
thode d'immanence semble avoir l'apparence d'une apparence de
méthode. » Mais quoi ! il faudrait prendre encore « semble » et
« avoir » en un sens aussi peu « en soi » que possible, et, comme
feu Benan, sous-entendant des centaines de peut-être en marge de
ses pages, atténuer, atténuer, atténuer... Evanuerunt in cogitatio-
nibus suis, disait saint Paul (3). Cette fantasmagorie de méthode
ne peut, sans se contredire, s'affirmer comme réelle : à ce résultat
son principe est jugé : il est faux et il fausse les esprits qui l'ad-
mettent.

11 ya cependant une parcelle de vérité clans cette fausse méthode


et c'est elle qui prête à l'idéalisme quelque reflet de vraisem-
blance. Otons-les-lui, comme c'est justice, eh dégageant des con-
tradictions où elle l'enveloppe, la vraie notion de l'immanence.
Il suffit de distinguer avec saint Thomas les deux éléments de
nos actes de connaissance : leur procédé et leur contenu. Car dans
tout acte'de connaissance, il y a l'exercice d'une faculté, sensibi-
lité ou raison, —quod facit cognoscentem actu cognoscere; -.— P'1)S
la représentation, le connaissable fourni par cet acte ; — quod dé-
terminât cognitionem ad aliquod cognoscibile determinatum (4). ^e

(1) L'Action, p. 450. — Cf. p. 459. « Le criticisme vrai en ce qu'il nie. »


' (2) Le Mouvement idéaliste, p. 35.
(3) Hom. I, 21.
(4) De Verilate, X, iv.
T.ES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 421

nrocédé de la connaissance et le connaissable fourni sont-ils


immanents tous deux?
Le procédé l'est toujours : vision ou idée, aucune de nos per-
ceptions ne sort de notre esprit pour aller se plaquer sur les
choses : « una est actio quee manet in agente ut videre etintelligere (1). »
Jusqu'il nous sommes pleinement d'accord avec le kantisme.
Mais voici où commence notre désaccord et son erreur. Il y a,
au terme de ce procédé immanent, tantôt du connaissable imma-
nent et tantôt du connaissable transcendant.
Le connaissable immanent, c'est celui que nous formons en
nous, par le procédé même de notre pensée ; ce sont les formes
logiques de notre connaissance intellectuelles, réfractions toutes
subjectives de l'intelligible dans l'intelligence : les sujets prédi-
cats, propositions, syllogismes, méthodes. Et encore cet imma-
nent se réfère-t-il à une réalité qui est la pensée.
Le connaissable transcendant, c'est celui qui se réfère, dans
son immanence même, à quelque chose d'extérieur ; c'est le conte-
,

nu de nos sensations et des idées qui en sont abstraites. Je regarde


un peuplier : je vois sa forme fuselée, sa verdure pâle ; je me fais
l'idée de ce qui est la couleur et la figure du peuplier. Me direz-
vous que cette couleur, cette figure et l'idée que j'en ai sont de
pures formes de ma sensibilité visuelle et de ma raison, présentes
à ma perception ? Mais, précisément, ma sensibilité visuelle n'a
point de formes par elle-même : ce n'est pas à volonté, par déve-
loppement spontané d'images immanentes et latentes, que je vois
ce peuplier plutôt qu'un chêne. Je vois donc un peuplier par l'ac-
hon d'une chose extérieure
sur ma vue. Et, si, à ma volonté, je
raisonne abstraitement sur la forme et sur la couleur des peu-
pliers, c'est qu'avant j'en ai
vu ou imaginé d'après ceux qui en
°"t vu. Je pense donc par l'action de quelque chose d'extérieur
snr mon intelligence : toute sensation et toute idée qui s'en
abstrait, se réfèrent, clans leur immanence même, à
un connais-
Siible transcendant, qui agit
sur les sens et, par eux, sur la raison.
U)sque]a méthode d'immanence prétend décrire à fond Je déter-
n'nisme intégral de noire connaissance, elle devrait
ne pas fermer
s yeux
sur cette relation transcendentale, — comme disaient les

(l) la Pars, I,., LXXXV


422 REVUE THOMISTE

scolastiques, — qui constitue tout l'être représentatif de la sen-


sation et de l'idée.
Elle devrait enfin apercevoir que cette relation est une relation
d'exacte similitude : sous un rapport déterminé, Ja sensation repro-
duit en nous une forme de l'être senti, et l'idée, une forme dp.
l'être conçu. Car, de soi tout seuls, ni les sens ni la raison n'ont
en tant que connaissants, de formes propres : le signe manifeste
et immanent en est que, de soi, ils sont également aptes, chacun
dans sa sphère de connaissance, à percevoir toute la série de leurs
objets. Ma vue est également apte, si mon oeil n'est pas malade, à
percevoir la gamme des sept couleurs, et ma raison à s'en faire
l'idée abstraite. Ma vue et ma raison se 'manifestent par là comme
indifférentes de soi à recevoir l'impression ou l'idée de n'importe
quelle couleur. Elles sont donc en pure puissance à recevoir la
détermination objective qui leur vient des choses, toute leur forme
innée se ramène à une pure réceptivité des formes d'autrui. Elles
sont comme ces chambres obscures dont l'objectif, parfaitement
achromatique et bien réglé, reproduit adéquatement dans toutes
ses nuances, dans tous ses contours et sans déformation lepaysage
étalé devant lui.

Ne disons donc pas avec M. Fouillée : « La relation de sujet à


objet, constitutive de toute conscience et de toute expérience, doil
sans doute demeurer inexpliquée et inexplicable en elle-même, et

c'est là le point de départ inébranlable de l'idéalisme (i) ». Bisons,


en vertu de cette simple mais complète analyse du contenu inté-
gral de la pensée : la relation de sujet à objet, constitutive de
toute sensation et de toute idée abstraite de la sensation, s'expliqu"
l'impression formelle de la réalité les sens et sur l'inlelh-
par sur
gence. Car, de soi, les sens et l'intelligence ap>p>araissenl à l'expé-
rience immanente, à la conscience, comme de 2}ures réceptivités, (lc

pures puissances à connaître ; et c'est là le point de départ nio-


branlable de notre objecfivisme. Nous dirons ainsi avec M. !>l°n'
del, mais dans le sens obvie et vrai des idées et des mots, qu° "Ja
pensée trouve en elle ce qui la dépasse, un immanent transe-"11'

(1) Le Mouvement idéaliste, p. 57.


LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 423

hien, s'il est permis avec saint Thomas de corriger


dant » (1)- Ou
le jeune philosophe, nous dirons que nous avons conscience de
connaître les choses en soi, parce que nous portons en nous leurs
|.essemblances formelles : « La réalité connue est dite objet de
connaissance telle qu'elle subsiste en dehors du connaissant et en
s0is bien qu'elle soit elle-même uniquement connaissable par ce
qu'il y a d'elle-même dans le connaissant : rescognita dicitur esse
objectum cognitionis secundum quod est extra cognoscentem in seipsa
subsistons, quamvis de re tali non sit cognitio nisi per hoc quod est de
ipsa in cognoscente ». — Et qu'y a-t-il, en ce connaissant, pour lui
faire atteindre l'objet ? — Une forme intelligible ou sensible, exac-
lement ressemblante à l'objet qui la cause : a forma, secundum
qvam provenit actio manens in agents est similitudo objecti (2) ».

doublement de fausseté cette prétendue


Voilà donc convaincue
«méthode de la philosophie » : elle n'a, d'une vraie méthode, ni
les résultats, ni le pirincipe ; elle détruit, par une notion faussée de
l'immanence, toute possibilité d'arriver au vrai. C'est ce rêve
d'un rêve que la jeune école néo-kantienne à la confiance de nous
présenter comme destiné à consolider l'apologétique ! Merci donc
ii M. Blondel de
son excellent petit conseil ; « Ne nous infatuons
point par une fausse philosophie. Merci surtout de l'excellente
»
petite glose qu'il y ajoute : C'est là tout justement le vice que je
«
signale: rendre la vérité solidaire d'une erreur de méthode;...
Mieux vaut n'y pas toucher que de la défendre ainsi (2) ».
fit cependant M. Blonde! insiste la méthode d'immanence,
:
c est la méthode moderne, celle d'aujourd'hui et celle de l'avenir.

" n'y a qu'elle, affirme la Revue de métaphysique et de morale, pour


donner prise
sur les esprits qui ont mordu au criticisme (4). Qui-
conque ne l'admet pas est un retardataire ; ses pensées datent
11 un autre âge ; quiconque le combat lutte en vain contre le mou-
linent philosophique du temps présent : « 11 serait insensé,

"-'clare encore M. Blondel, de prétendre réseau si
— rompre ce

(') Annales, mai,


144.
(2) J* i.xxxv,
art. 2. — De Verilate, XIV. S. ad !im.
> Annales, janvier, 340.
•') Revue de
metaph., mai 1806, p. 3S3,^384.
424 REVUE THOMISTE

complexe et si fort tramé par tant de grands esprits, dont i)


faut dire que si on ne tient pas compte de leur pensée, c'est 'qu'on
ne les entend vraiment pas, ou dont peut-être il conviendrait d'a-
jouter que si on les condamne en bloc, on s'expose à méconnaître
les jeux admirables de la divine sagesse dans le gouvernement du
monde » (1). Avant de céder à ces menaces, je répondrai par irrie
nouvelle question préalable.

IL—- LA. MÉTHODE D'IMMANENCE RÉPOND-ELLE AUX EXIGENCES

DE LA PENSÉE MODERNE ?
-

Non, elle n'y répond pas ; et tout d'abord je mets n'importe


lequel de ses pratiquants, s'il lui demeure fidèle, au défi de prou-
ver qu'elle y réponde.
Yoici un philosophe qui déclare par principe sa raison spécu-
lative incompétente à connaître en soi n'importe quelle réalité ; je
lui demande donc où il a vu, comme réalité, la pensée moderne. Il
ne l'a jamais vue hors de l'idée qu'il en a, et il ne saura jamais si

cette idée correspond à une pensée réelle en soi. C'est donc se


contredire et manquer à son premier principe que de venir nous
affirmer « le grand courant des pensées qui emportent le monde
des esprits » (2) ; il n'y a pas de monde des esprits, ou s'il y en a
un et si des courants y circulent, vous, renfermé dans l'immanence
de votre pensée, vous ne le savez pas. Quant aux « jeux admirables
de la divine sagesse » et au « gouvernement du monde », vous ne
savez pas davantage s'ils existent. L'oeuvre propre de la philoso-
phie— avez-vous dit—c'est « d'étudier par exemple notre idée
de Dieu, non en tant qu'elle est Dieu, mais en tant qu'elle esl
notre pensée nécessaire et efficace de Dieu » (3). Yous ne pouvez
donc, selon votre philosophie, affirmer comme existant le gouver-
nement providentiel du monde des esprits. Vous vous êtes enclos
dans le plus absolu solipsisme ; et n'essaye» pas d'en sortir pi"
(1) Annales, mai, 139.
(2) Id., février 479.
(3) Id., mars, 606.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 423

l'échappatoire de l'action: on sait ce que cela vaut. La .pensée


moderne gouvernée ou non par une Providence, n'existe pour
vous qu'en vous ; vous devez dire : « La pensée moderne, c'est
moi. »
Comment M. Blondel n'a-t-il pas reculé devant cette conséquence,
lui si sévère à ces préjugés d'école et à ces illusions de secte qui
confondent orgueilleusement leur petit système propre, leur petit
moi philosophique avec la philosophie ? L'école phénoméniste est
d'habitude si humble ; ses professions d'humilité intellectuelle
s'entourent d'un si pur éclat : on se déclare revenu à fond de ce
naïf objectivisme qui osait faire de la pensée l'équivalent des
êtres; on remercie le père du criticisme de n'être point, comme
les autres philosophes, jaloux de dérober le secret des essences...
Eh bien oui, on est humble à ce point, dans l'école; mais, la
vérité n'étant pas perceptible en elle-même, il ne reste plus à cha-
cun qu'à en adorer au dedans de soi l'immanente apparence :
« La pensée moderne, c'est moi. »

Laissons cet argument dialectique ; nous autres qui tenons pour


la réalité objective de nos pensées, nous admettons comme réel le
mouvement idéaliste qui entraîne M. Blondel. Mais,en refusant d'y
entrer à sa suite, nous ne craignons de nous brouiller ni avec la
Providence, ni avec le courant, général des esprits. Si Dieu permet
que M. Blondel et moi, nous travaillions vingt ans encore dans le
champ de la philosophie et de l'apologétique, je lui donne rendez-
vous en septembre 1916, pour voir ce qu'il en sera dès lors advenu
de cet idéalisme dont l'avenir triomphant
ne lui fait pas l'ombre
d'un doute. Je parie
avec lui, sans jouer du tout au prophète, que
le système
aura vécu. Et voici mes raisons.
L'idéalisme ne mène pas seulement à l'absurde ; il violente, che-
min faisant, le premier et naturel mouvement de l'esprit qui s'ap-
plique à connaître. Tout l'être de chaque sensation, tout l'être de
1
Idée scientifique, c'est de se rapporter à son objet par manière
de pur décalque, de similitude adéquate
sous le rapport formelle-
ment représenté. Cette relation, c'est l'essence même de la
sensa-
"°u et de l'idée : par elle, l'esprit se porte d'un premier bond sur
cs choses dont il a sensation ou idée. Ensuite seulement il
se
Connaît soi-même et l'immanence de ses notions.
426 REVUE THOMISTE

«
L'intelligence — dit saint Thomas — réfléchit sur elle-niêm
et, du même coup, sa réflexion lui fait saisir qu'elle comprend et
l'idée par où elle comprend ; ainsi l'idée est pour l'intelligence
un
objet de seconde ligne; son objet premier c'est la chose dont l'idée
même est la ressemblance : « Quia intellectus supra seipsum, reflec-
titur, secundum eamdem reflexionem intelligit et suum intelligera ef
speciem qua intelligit ; et sic species intellecta est secundario id mied
intelligitwr. Sedid quod intelligitur primo estres,cujus species intelli-
gibilis estsimilitudo. (1). »
A ce premier mouvement naturel de la perception, correspond
cet instinct naturel d'objectivisme dont les néo-kantiens delà
trempe de M. Blondel sont eux-mêmes incapables de se défaire.
Le « dynamisme intégral » de la connaissance humaine est donc
contraire au mouvement idéaliste de la pensée. L'idéalisme sup-
pose à tort que la pensée nous est d'abord présente et connue
comme une forme immanente, un phénomène interne ; qu'ensuite
seulement, par réflexion, nous la projetons au dehors, finissant
ainsi par nous figurer comme objectif ce que nous avons primiti-
vement conçu comme subjectif (2). C'est tout le contraire qui esl
vrai,et rien n'achève de réfuter cette ordonnancefantaisiste des mou-
vements de la connaissance,comme la répulsion de tout esprit droil
et non prévenu, la première fois qu'on lui parle de kantisme. 11 y
a dans ce système une contorsion violente de l'esprit : c'est ce qui
le tuera.

Qu'il rie se targue point trop de ses succès depuis vingt-cinq à


trente ans : le passé ne lui garantit pas l'avenir. Il .s'est propage
dans les milieux universitaires français et dans le rayon de leur
influence, faute d'une philosophie sérieuse qui lui barre le passage.
Ce n'est pas, d'une part, avec les minuties expérimentales et phy-
siologiques du positivisme et des psychophysiciens, qu'on eût pu
retenir des esprits vraiment philosophiques, soucieux des su-
prêmes pourquoi. D'autre part, en fait de philosophie, l'Universilt'
n'avait à leur offrir que les pauvretés banales de l'éclectismespiri-
tualiste; la métaphysique objective et réaliste se résolvait en for-
mules, oratoires que Taine comparait à des baudruches soufflées :

(1) la Pars, i.xxxv, 2.


(2) M. LACHELIEU. — Le Fondement de VInduction, p. 127, 128, 129, 134, etc.
LES ILLUSIONS DE L'inÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 427

venait la logique dont un coup d'épingle crevait tous ces ballons.


Restait donc, à la disposition des esprits que ne satisfaisait ni cette
rhétorique, ni cette expérimentation terre à terre, un logicien
puissant, un systématique de grande allure que le père de l'éclec-
lisnie avait lui-même mis en vogue. L'insuffisance de ses concur-
rents lui valut ses disciples. Et par accident, Kant triompha.
Cela ne pouvait pas durer ; cela ne dura pas. On ne se promène
pas longtemps sur ses mains la tête en bas ; on ne plie pas indé-
finiment son esprit à la contorsion subjectiviste : on souffre
visiblement de n'arriver, par le travail de son intelligence,
qu'à des formules vides. Pressé, malgré le système, d'aller
au vrai réel, à ce qui est et non seulement à ce qui semble,
on déclare qu'il y faut aller avec toute son âme. C'est le
commencement du désenchantement : on demande au coeur,
à la croyance, ou encore à l'action ce contact de l'esprit
avec le réel qu'on se refuse en vertu de la discipline idéaliste. On
a posé en principe que la science tourne le dos à la réalité et,
sans souci de la logique, on tourne le dos à son principe.

S'il en est ainsi des maîtres, que seront les désillusions des dis-
ciples ? Sans doute, l'intrépide assurance de M. Blondel ne semble
pas les annoncer ; mais attendons que ces jeunes gens, rendus à
eux-mêmes et s'éloignant de plus en plus de la présence du maître,
aient enfin pris le temps et la liberté de faire le tour du système.
Ils critiqueront leur critique, et, comme le
sage qui examine sa
jeunesse, ils souriront : ce ne sont pas les adversaires du néo-
kanlisme qui lui porteront les plus beaux coups, mais
ses dis-
ciples.
Nous n'avons donc aucune tentation de nous faire néo-kantiens
pour moderniser la justification philosophique de notre foi. Il
seraiL bien téméraire à
nous de compromettre le dogme par cette
alliance
sans avenir. M. Blondel nous a dit « le danger que l'on
c°urt, lorsque,possédant l'immuable et l'absolu par la foi,l'on pré-
tend projeter dans le champ de la discussion philosophique et im-
poser à la raison des mots, des formules dont le
sens humain est
'"Uable et perfectible (1). Cela l'aidera
» sans doute à comprendre
^) Annales,
mars 61!i.
428 REVUE THOMISTE

quel pire danger on court à vouloir défendre l'immuable et ]'at


solu de sa foi par une philosophie erronée dont le néant corn
mence à se découvrir.
Aussi, faisons-nous peu de cas d'être traités d'arriérés, remon-
tant au xme siècle, étrangers à la pensée moderne et au ton du
jour. Quand le ton du jour sonne faux, il n'y a pas de mal à en
sortir. Quand ce ton du jour sonne à l'encontre des dires primi.
tifs et naturels de la raison, quand il nous rapporte, sur le mode
néo-kantien, de fidèles variations sur les vieux thèmes idéalistes
connus d'Aristote, quand il nous donne l'écho des Sophistes ;h$
arriérés elles réactionnaires ce n'est pas nous. C'est cette jeunesse
rêvant d'avenir pour les vieilles erreurs dont elle s'est naïvement
éprise et se permettant de faire la leçon aux apologistes, sans se
douter que c'est le millième recommencement d'une vieille his-
toire. Nous autres qu'elle voudrait ramener au ton, nous repassons
dans notre mémoire tous les vieux systèmes, jeunes à leur heure,
qui dans ce siècle seulement, ont voulu s'imposer aux théologiens
et par eux à l'Eglise. Nous entendons La Mennais, après la tempête
soulevée par son second volume de l'Essai sur l'Indifférence, déchi-
rant. ; « Si l'on rejette mes thèses, je ne vois aucun moyen de dé-
fendre solidement la religion ('!).» Nous entendons Hermèsel
Gunther avec leur rationalisme théologique, issu à la fois de
Kant et de Descartes,Bonetty et Bautain avec leur traditionalisme,
Rosmini avec son ontologisme. Nous entendons à leur suite l'école
,

néo-kantienne. Ils nous rappellent tous une parole divine : « A


qui comparerai-je les hommes de cette génération ; ci qui ressemblent-
ils ? Ils ressemblent à des enfants qui dialoguent entre eux, assis mi-
milieu d'une place; ils disent : .Nous avons joué de la flûte et vous
n'avez pas dansé ; nous avons chanté des complaintes et vous n'ave:
pas pleuré [2) ». Après ces enfants-là d'autres viendront; nous
continuerons de laisser passer leurs airs de flûte et leurs com-
plaintes: la chanson de l'immanence idéaliste finira comme h- 5
autres.
D'ailleurs elle ne peut pas s'accorder avec le credo catholique
elle est dangereuse pour la foi personnelle de ses adhérents, car

(1) Lettre à l'abbé Caron. —1er novembre 1820— Citée par FOISSET, Vie du Père l-<1'

cordaire, 1,109.
(2) Luc, vu, 31, 32.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 42'9

e]leles met dans un état d'esprit directement contraire aux dispo-


sitions naturelles qu'un acte de foi raisonnable et convaincu, exige
de la raison. Je vais donc, passant à la critique théologique de la
méthode' d'immanence, exposer ses influences rationalistes et
anticatholiques.. Commençons par celles-ci.

III. —-
LE SOLIPSISME RELIGIEUX.

La méthode d'immanence enlève d'abord toute communication


certaine et réelle de la raison spéculative du croyant avec l'Eglise
enseignante qui est la règle extérieure, visible et certaine, de sa
foi intime.
L'enseignement révélé ne procède pas de la pure activité imma-
nente de notre raison, à la manière d'une science : son objet pro-
pre,— l'essence divine et notre déification par la grâce et la
gloire, — est inaccessible à nos démonstrations comme: à nos
découvertes. L'enseignement ' révélé nous arrive donc nécessai-
rement sous forme de témoignage extérieur, connu et admis
comme tel. Ainsi l'exige le dynamisme de notre raison : là où l'in-
telligence ne peut pas lire au fond de ce qui est, ni par intuition,
ni par démonstration, elle veut croire, c'est-à-dire s'en rapporter
à ta parole reconnue véridique, à la lecture vérifiée compétente,
de celui qui voit. La première exigence immanente de la raison
en
face du surnaturel, c'est l'exigence d'un témoin extérieur qui,
du dehors, le lui certifie.
Il faut, en conséquence, que ce témoin extérieur, de l'ordre
sur-
naturel, se présente sous une forme proportionnée aux exigences
essentielles de la raison : un témoignage à recevoir n'est receva-
nte qu'à la manière de celui qui le reçoit. Quelle est donc,
en vertu
('u « dynamisme intégral
» de notre raison, la forme imposée
au témoignage du surnaturel, pour qu'il nous soit recevable?
L'est une forme sensible. Notre intelligence humaine n'est
pas
Cette fantastique raison pure, imaginée par l'idéalisme : nous ne
Pensons pas dans un monde irréel et subjectif d'idées
a priori
Gicles de toute signification extérieure.. Dans
son immanence,
lolre pensée représente
au contraire du transcendant. La vraie
REVUE THOMISTE. 4° ANNÉE. 2!) "
— —
430 REVUE THOMISTE

raison pure a pour objet propre et immédiat la réalité présente


en
forme dans nos concepts : nos idées' ne sont que les équations
générales de ce qui est un et réel dans la variété et la multiplicité
des choses ; et, ces équations mêmes se dégagent, par le procédé
ahstractif, de la réalité multiple et variée, présente dans nos sen-
sations. Ainsi, ne recevant rationnellement l'intelligible que par
le moyen du sensible, nous ne recevoris la foi comme la science
que par l'instrument de nos sensations. La science observe : elle
regarde, elle palpe, elle use de tous nos sens ; la foi a son sens
particulier: elle écoute la parole du maître. Fidesex auclitu, dit
saint Paul. Saint Thomas ajoute, heureusement inspiré d'Aristote:
Auditus est sensus disciplinai. C'est donc le dynamisme essen-
tiel de la raison qui exige le témoignage objectif et sensible des
vérités de la foi.

Il exige enfin que la raison puisse, en toute certitude, affirmer


cette existence et cette présence réelles de l'Église, témoin de
Dieu, en face de nous. Déterminée de sa nature à saisir l'être dans
sa réalité, elle ne peut pas adhérer à ce témoignage présenté
comme objectif, si elle ne l'a reconnu pour réellement tel. Un
témoignage et un témoin dont nous ne pouvons nous certifier
rationnellement l'existence en soi, nous demeurent hypothétiques
et douteux. Ce peuvent être, après [tout, des formes subjectives
de notre pensée, illusoirement projetées au dehors. Il faut à notre
raison humaine une Église visible, et une certitude à la fois sen-
sible et rationnelle de sa visibilité. '
Ce n'est pas seulement la philosophie qui l'exige, c'est la foi.
L'Église se révèle à nous, dans les Actes des Ajjôtres, comme
visible en la personne de Pierre, des douze et de Paul; les Epîtres
de celui-ci la nomment le corps du Christ, la colonne et la hase
d'appui de la vérité. En vertu de cette foi à son évidence sensible,
elle a condamné successivement les erreurs des Vaudois, des Spi-
rituels, deWiclef, de Jean Huss, des Protestants duxvi8 siècle, q" 1

la voulaient réduire à l'invisible assemblée des prédestinés ou des


justes devant Dieu. Et tout récemment, dans l'Encyclique S«tlS
cognitum, Léon XIII rappelle en termes d'une inflexible rigucl"
philosophique et théologique [la réelle visibilité de l'Eglise en
SOi : PROPTER EAM REM QUOI) CORPUS EST OCUL1S CERNITUR ECCLESIA.
I,1ÎS ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 431

il. Blondel pourrait-il nous dire comment il accorde son phé-


onlénisme rationnel avec ces exigences simultanées de la raison
t]e la foi? L'Église, selon les données de la méthode d'imma-
,

nence, n'est pas connaissable à la raison dans la réalité de son


corps. La raison, armée de la philosophie, réduit toute don-
née des sens à l'idée immanente, sans pouvoir par elle-même
vérifier la correspondance avec quoi que ce soit d'exté-
eli
rieur. Le philosophe va donc, un jour de fête, à sa paroisse.
11 entre dans la nef; ce sont ses yeux qui le lui disent, ou
encore ses idées « philosophoïdes », qui n'ont rien d'apodicti-
qnc. La raison pure lui dit et lui prouve, au contraire, qu'il ne
ait pas, si, à sa vision de la nef et de l'autel, correspond un réel
quelconque. Et, de même, quand il s'agenouille au confessionnal,
a
raison pure ne sait pas si son confesseur existe en soi; quand
1 communie, elle ignore si l'Eucharistie existe en soi. Et tout l'ap-
iireildtt culte, des sacrements, de la hiérarchie, tout le visible de
'Église lui reste ainsi inconnaissable.
M. Blondel, toujours logique, ne recule pas devant ces consé-

ucnces : « Même au sein d'une société chrétienne et même alors


u'on a sous les yeux l'organisme complet des dogmes et des
recopies, l'on doit continuer à respecter scrupuleusement les limi-
s où s'arrête la portée de la philosophie. » Et ces limites, il vient
cle dire un peu avant, ce sont « les phénomènes qui compo-
o-nt notre vie intérieure
»; c'est la connaissance de l'Église visible,
on en tant que réelle, mais en tant que pensée par nous (1).
\ Ln conséquence l'idéaliste
ne peut plus arriver à reconnaître
;Vcc certitude
par le moyen de sa raison spéculative la règle
/* loi
que lui fournit visiblement le témoignage de l'Église
ssiblc. Yoici M. Blondel qui écoute
son curé lui lisant en
l'aire une Encyclique pontificale le voici, rentré chez lui,
:
,'se met à lire lui-môme ce document. En vertu de la mé-
;°ue d'immanence, jamais il rationnellement et stric-
ne sera
:ni°iit certain, d'avoir lu
ou entendu l'Encyclique telle qu'elle
s 011 soi. Il sait, l'idée qu'il et c'est tout. Qu'il dise
en a, ne pas:
%' 'sl1 action, c'est ma vie de catholique, qui me certifie l'exis-
'de. i'Eglise, 11 heurte ici même déclinatoire d'incom-
.}
» se au
fU,»«fe,
Mars, 600, 613.
432 REVUE THOMISTE

pétence que tout à l'heure : comment peut-il savoir la réalité 1

son action ?
De même que, tout à l'heure, dans l'immanence de sa perlS(j
la pensée moderne c'était lui, maintenant, dans son impossibj]ji'
d'être rationnellement assuré que l'Église est telle qu'il la voit
cl
qu'il l'entend telle qu'elle lui parle, l'Église, c'est lui. L'idéaliste
qui est, en philosophie, la mesure de sa pensée et du vrai, devieni
en religion sa règle de foi et son pape : il n'y a plus, pour sa raison
de courant réel ni des idées scientifiques, ni de la foi catholique
Il marche à la déification de son sens propre; et auprès de celle
apothéose, le libre examen protestant, avec la Bible tenue pour
objective et réelle, n'est qu'un jeu timide.
De là un nouveau danger pour sa foi.

IV. — L'INCERTITUDE DES FAITS SURNATURELS, AU REGAKU DE U


RAISON.

La raison qui ne peut fermement adhérer à quoi que ce soil sans


démonstration ou évidence, supplée nécessairement l'évidence ou
la démonstration intrinsèque d'une doctrine, par l'évidence ou pur
]adémonstration,de l'autorité intellectuelle dans le porteur de,
cette doctrine. C'est encore une loi de notre dynamisme mental:
Credens noncrederetnisivideret ea, [quai subsuntfldei) esse credenda [!].
Il exige donc rigoureusement ce que saint Thomas nomme « évi- 1

dence des signes, « evidentiam signorum », par où l'Eglise nous


témoigne visiblement de l'autorité de sa parole. Et il les trouve-.
dans les faits historiques ou sociaux qui nous manifestent l'assis-
tance divine, prêtée à l'Église dans le cours des siècles passés o"

sous nos yeux,


La foi elle-même sanctionne exigences: le Concile du '<'"'
ces
tican admet, en preuve de la divinité de l'Eglise, les miracles pe
sonnels de Jésus-Christ et ceux des apôtres qui l'ont fondei',

encore la propagation merveilleuse de l'Église ellc-mènn-, a'


historiques. 11 admet aussi la sainteté, la catholicité, les no' 3 1'

l'Église, faits historiques et sociaux, également véritiables dau~


passé et sous nos yeux, et qui nous montrent cette insln"
unique résistant à tout ce qui divise ou corrompt natui'c'' 011

(1) II" II«C i, 4 ad 2m.


U5S ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 433

retour les sociétés humaines. Tous ces signes, — dit le


,nS
•]Cj — démontrent lumineusement la toute-puissance de
Dieu, ils manifestent la révélation divine de façon très certaine, et
foutes les intelligences peuvent les reconnaître : Quai cum Dei
oniriipotentiam luculenter commonstrent, divinoe revelationis sunt
ànna certissima et omnium intelligentioe accommodata. » Ils rendent
évidente la crédibilité de la foi chrétienne et de l'Église catho-
lique : Ad solam enim catholicam Ecclesiam ea pertinent quce ad
eviclentem fidei christianai credibilitatem tam multa et mira sunt clivi-
nitusdisposita[l).

Oue deviennent, selon la critique idéaliste, ces signes évidents


el nécessaires de la présence du surnaturel dans l'Eglise ?
Ils deviennent nuls ; car, pour l'idéalisme, les lois naturelles,
cet ordre sensible des causes et des effets dans le monde n'existe

pas, ou, s'il existe, nous n'en savons rien :


le miracle n'est qu'une
ombre de dérogation à l'ombre d'une loi : « Parlons à la rigueur
des termes, — dit M. Blondel, — comme pour la philosophie

aucun des faits contingents est impossible ; comme l'idée de lois


générales et fixes dans la nature et l'idée dénature elle même
n'est qu'une idole; comme chaque phénomène est un cas sin-
gulier et une solution unique, il n'y a sans doute, si l'on va au
fond des choses, rien de plus dans le miracle que dans le moindre
(lesfaits ordinaires. Mais aussi il n'y a rien de moins dans le plus
ordinaire des faits que dans les miracles (2).
Ainsi, pour le philosophe qui va selon M. Blondel au fond des
choses, il n'y rien de plus dans la résurrection de Lazare et de
a
lu lillc de Jaïre
que dans la guérison d'un accès de fièvre inter-
mittente avec cinquante centigrammes de sulfate de quinine rien
;
('e plus dans la propagation de l'Eglise
au milieu du monde
antique, dans
son unité au milieu des sociétés modernes, que
"ans la conquête de l'Arabie
par Mahomet, et dans le fraclion-
'leniont de l'Empire de Charlemagne
en royaumes autonomes.
Ilius aussi, il n'y rien de moins dans tous
a ces faits sociaux ou
l"ysiques que dans le plus grand des miracles: dans les
uns
COlumc dans les autres, il
y a du divin.
(') Constitutio
deFidc,
cap. 3.
' nnulas, janvier, 345. Les mêmes sont professées en termes presque iden-
,,u,*d»MlVletfon>p. 396. erreurs
434 REVUE THOMISTE

En conséquence, les miracles ne servent à rien pour converti


un incrédule : « Les miracles ne sont vraiment miraculeux qu'ai
regard de ceux qui sont déjà mûrs pour reconnaître l'action
divine dans les événements les plus habituels. » Ils servent t0U|
au plus à rendre plus attentives au dfvin les bonnes âmes qui
par excès de familiarité sans doute, le méconnaissent ; car ce
sont « de ces coups d'État qui provoquent la réflexion à des con-
clusions plus générales en rompant l'assoupissement de itl
routine (-1) ».
La philosophie qui est la science des certitudes rationnelles n'a
donc pas à s'occuper des miracles : « ils sont un témoignage écrit
dans une autre langue que celle dont elle est juge » ; elle « ne
peut, même en étudiant le surnaturel, se prononcer sur sa présence
de fait (2) ». Renfermée exclusivement dans l'étude du dynamisme
subjectif de la pensée et de l'action, elle ne peut que rechercher
si le surnaturel, abstraction faite de sa réalisation historique ei
contemporaine, rentre pour nous dans « le postulat total de
l'action ». En somme, elle se demande si le surnaturel, simple-
ment conçu sous la forme générale d'un « surcroît » de force, esl
requis nécessairement par l'impuissance de notre volonté à
réaliser en sa plénitude le bien qui est sa fin (3j. Telle est, briève-
ment résumée, l'idée maîtresse de la nouvelle apologétique
idéaliste ; et M. Blondel nous la présente comme « l'oeuvre rendue
visible, l'oeuvre permanente et personnelle de la conversion (4) ».

Quelle naïve illusion ! Il y a du vrai, certes, et de la profondeur


dans cette idée : montrer à la volonté humaine que pour atteindre
totalement sa fin, le bien moral, le bien complet, il lui faut néces-
sairement un surcroît de force, un secours surnaturel. Seulenicn'
cette idée n'est aussi le croit M. Blonde! te
pas neuve que -,

théologiens modernes la tiennent des scolasliques, qui la tiennent


de saint Augustin, qui la tient de l'Ecriture. Si le jeune apologis' 0

en doute, qu*il prenne connaissance de trois articles de la Sofflge

de saint Thomas, I" IP, question cix, articles 2, 3, 4: Utrumho*


possit velle et facere bonum absque gratia. —' Utrum homo posS'
(!) Id., 34», 346.
(2) Annales, mars, G13, — janvier, 341.
(3) Id., (HO.
(4) Id., juillet, 339.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 435

Hlic/ere JDeum super omnia ex puris naturalibus sine gratia. —


Tjtruin homo sine gratia per sua naturalia legis 2Jraice23ta imp>lere
possil-
Mais, autant cette démonstration de la nécessité immanente et
actuelle de la grâce est efficace lorsqu'elle se complète, comme
dans notre apologétique traditionnelle, par la démonstration de
l'existence et des conditions objectives de la révélation ; autant elle
est insuffisante, lorsque, sous prétexte de rigueur scientifique,
l'idéalisme veut y ramener toute la philosophie du problème
religieux. La seule idée qu'un secours supérieur nous est néces-
saire, si fortement prouvée qu'elle soit, nous mène seulement à
conclure que le surnaturel est désirable. Mais rien, absolument
rien n'est préjugé sur son existence réelle. Or, ce n'est pas à
la simple nécessité immanente d'un surnaturel abstrait de toute
forme positive que notre raison doit adhérer ; elle est tenue d'exa-
miner le surnaturel tel qu'il se présente, sous une forme sen-
sible, incarné dans le Christ et dans l'Eglise. La méthode d'im-
manence peut à la rigueur nous mettre à genoux dans l'attente
vague d'une indéfinissable révélation dont elle ne peut saisir la
réalité : ce n'est pas, comme s'en flatte l'idéalisme, une méthode
de conversion, c'est de l'apologétique tronquée et en dehors
des conditions réelles de la pensée chrétienne et de la vie surna-
turelle. Elle laisse la raison qu'elle veut préparer à croire incer-
taine de l'existence môme de la révélation ; elle n'est bonne, si
oa ne la complète, qu'à faire des sceptiques anxieux ou désespérés.

Pour échapper à ces conséquences, M. Blonde! distingue entre


les procédés philosophiques de la raison, qui
se bornent à l'étude
scientifique de pursconcepts,et procédés philosophoïdes»,
ses ses «
(Iln s'appliquent aux données sensibles, historiques, sociales. Les
arguments tirés des miracles, bien que dépourvus de toute rigueur
J'enionstrative, ont ainsi une certaine valeur probante. Seulement
"s sont étrangers à la philosophie.
^etle distinction n'est qu'une échappatoire. A. quoi
se réduit
e'le valeur probante historique, nulle
pour le philosophe qui va
1, fond des idées cette valeur apodictique, qui laisse tou-
1
; non
J iirs prise,
en vertu de ses limites mêmes, à un doute sur le fait
a révélation ? Si la philosophie cesse de pouvoir nous fournir les
436 REVUE THOMISTE

principes rationnels qui démontrent le fait de la révélation, celle-


ci n'est qu'une A'aine hypothèse.
Nous concédons, il est vrai, à M. Blondel, que dans les strictes
limites de son objet propre, la philosophie n'a rien à chercher en
dehors de l'ordre naturel des causes ; chercher, parmi les faits
naturels, des faits d'exception rattachés à la cause surnaturelle
c'est sortir de l'objet propre de la philosophie. Mais c'est emporter
dans une recherche supérieure, théologique, un principe em-
prunté à la philosophie, qui est, en ce sens, l'auxiliaire de l'apolo-
gétique. La philosophie est donc essentiellement compétente pour
fournir et pour soumettre à la théologie les principes ration-
nels par où elle démontre rigoureusement, ex signo et effectu, contre
les négations de l'incrédule, la réalité du surnaturel. « De même,
.—
écrivait récemment Léon XIII, —que dans les animaux le prin-
cipe vital est totalement invisible et que cependant il se manifeste-pur
le mouvement et Vopération des organes, de même le principe sur-
naturel de. la vie de l'Eglise appar'ait manifestement dans ses
actes.[i). »
Un dernier péril, pour la foi dés idéalistes, ressort de cette in-
capacité de leur philosophie à leur faire reconnaître la présence
objective du surnaturel: comment peuvent-ils, en effet, accorder
leur subjectivisme philosophique avec leur objectivisme chrétien?
Expliquons ce péril. '
;

Y. — L'INCOMPATIBILITÉ DE LA RAJSOK ET DE LA-FOI.

M. Blondel, qui est un ferme croyant, se défend avec vigueur de

toute tendance à la « philosophie séparée » ; mais cette défense,


qui suffit à nous assurer de la loyauté de ses intentions, M
prouve absolument rien en faveur de ses doctrines. Il a beau due:

sa philosophie ne connaît que des systèmes d'idées, tous imma-


nents, sa critique lui démontre Dieu soi est inconnaissal)' 8
que en
jusque dans le simple fait de son existence réelle; or sa loi,

docilement soumise aux définitions du Concile du Yatican, lui di

le contraire : « Si quis clixerit Deum unum et verum, Creatorem


Dominum nostrum, per ea quai facta sunt, naturali rationis hui>ia)" '

lumine certo cognosci non p>osse, anathema sit (2). »


(1) Encyclique Satis cogniium.
(2) Acla Conc. Vatic., Canones, II, 1.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 437

Eh bien ! qui est dans le vrai ici? La raison ou la foi? Laquelle


des deux sacrifiez-vous à l'autre ? Aucune, si vous voulez demeu-
rer à la fois philosophe et chrétien. Alors toutes deux sont dans le
vrai : la raison en usant de son procédé strictement immanent; la
foi avec son objectivisme absolu? — Non.; il vous est impossible
départager ainsi le jeu : philosophique ou croyante, la raison est
toujours la raison. La foi a beau s'appuyer sur le témoignage,
comme la philosophie sur la démonstration ; la foi a beau contem-
pler le surnaturel, comme la philosophie le naturel ; elles ont beau
différer spécifiquement par ces objets et par ces principes, cela ne
prouve pas, comme l'avance M. Blondel, interprétant à sa guise le
Concile du Vatican, qu'il n'y ait rien de commun entre le procédé
de la foi et le procédé de la raison. Us ne sont pas « hétérogènes »;
leurs différences spécifiques préexigent au contraire leur ressem-
blance générique. Tous deux sont nécessairement rationnels —
mtionabile obsequium, rationi consentaneum (1) ; car il faut que la
foi soit, de toute nécessité, raisonnablement reçue par la raison.
Et comme la raison est une, tout entière portée par son dyna-
misme essentiel à l'affirmation objective de ce qu'elle conçoit,
l'acte de raison et l'acte de foi ont également à procéder selon cette
loi commune : c'est rendre la foi contraire à la raison, que d'at-
tribuer à celle-ci un procédé immanent au sens idéaliste.

D'ailleurs M. Blondel, logique dans son système, ne fait pas


difficulté d'admettre cette incompossibilité des résultats de la phi-
.

losophie et des données de la foi : « A. Y objectivisme légitime de la


loi, on ne peut juxtaposer \ {materialiter), aucun réalisme intellec-
tuel (2) ». La synthèse rationnelle de la raison et de la foi n'est pas
possible : « le raccord de la philosophie d'une part avec le dogme,
d autre part
avec les formes historiques ou morales ou philoso-
phoïdes de l'apologétique implique un élément hétérogène et irré-
ductible à la critique rationnelle (3)
».
Quel est donc cet élément ? C'est l'action surnaturelle, la
grâce : « Il faut maintenir scrupuleusement que la synthèse
réelle et efficace de la nature le surnaturel
avec ne se fait que
(*) Conslil. de Fide, III.
( 2) Annales,
juin, 237.
( 3) Annales,
mars, 615.
438 REVUE THOMISTE

dans la pratique effective et par grâce (1) ». C'est ici que l'apo-
logétique idéaliste nous dit le dernier mot de ses dangers pour
la foi : la grâce arrive, comme un deus ex machina, pour su-
perposer à l'idéalisme de la raison philosophique une croyance
objective. La grâce arrive en somme, pour faire Adolence au mou-
vement scientifique de la raison pure ; car c'est bien dans la rai-
son que la foi est reçue. Il s'ensuit que le surnaturel nous ré-
pugne, en tant même que surnaturel. M. Blondel n'hésite pas à
l'avouer. Pour lui, la « raison formelle » de l'enseignement révélé,
c'est son « exigence mortifiante et cependant nécessaire pour la
nature », c'est « son caractère inaccessible, impraticable eiodieux».
Etrange apologétique, pour qui la nature répugne àla grâce, c'est-
à-dire la créature de Dieu, au don divin qui la relève de sa
déchéance et la déifie !
Non, ce qui répugne en nous au surnaturel c'est ce que M. Blon-
del lui-même appelle « le point sensible et exaspéré dans les cons-
ciences contemporaines », c'est la discipline naturaliste, exclusive
de Dieu et du divin, dont la méthode d'immanence renferme le
plus subtil venin. Mais à prendre notre nature en dehors de ces
influences naturalistes, sous la seule action de ce surnaturel qui
est en elle chez lui, la nature est née apte à obéir sans contrainte
aux sollicitations du surnaturel (2).
Il y a donc, dans l'essai d'aplogétique idéaliste que nous pré-
sente M. Blondel, le danger d'une doctrine rationaliste et anti-
catholique : il y a suppression de tout rapport certain entre le
chrétien et l'Eglise, règle visible de sa foi ; suppression de toute
preuve certaine du fait de la révélation et de son dépôt confié à
l'Eglise ; suppression de tout accord entre la raison philosophique
et la foi. Ces dangers établis, M. Blondel ne s'étonnera plus que je
lui en signale un autre, qui résulte légitimement d'eux tous, pour
cette doctrine chère à ses rêves.

VI. — LA CONDAMNATION DE LA MÉTHODE D'IMMANENCE.

Dans sa partie négative et critique, la méthode d'immanence a


été déjà condamnée deux fois par l'autorité ecclésiastique. Laprc~
(1) Annales, mars 014.
(2) II» II»», II, art. 3.
LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POUR LA FOI 439

mière fois, un décret de la congrégation de l'Index en date du


H avril 1827 a prohibé la Critique de la Raison pure. La seconde
fois, le Concile du Vatican a porté anathème sur ceux qui dénient
à la lumière naturelle de notre raison le pouvoir de démontrer avec
certitude l'existence et les attributs de Dieu, par l'étude des créa-
tures— per ea quoe facta sunt — et il a désigné sous ce terme
général le visible et l'invisible— visibilium et invisibilium creatorem
ou plus explicitement encore le monde et toutes les réalités
-- :
qu'il contient, spirituelles et matérielles, selon toute leur subs-
tance : mitndum in
resque omnes quse eo continentur et sqoirituales et
materiales, secundum totam suam substantiam. Implicitement, a le
phénoménisme est condamné », je souscris, tout à fait à cette affir-
mation d'un théologien de poids, car le phénoménisme a nie qu'il
existe aucune substance et fait consister toute la réalité du monde
dans des phénomènes (1) ».
Dans son application à l'apologétique, le phénoménisme se
heurte également aux définitions formelles de la foi. Il dit : « rien
de plus dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires »;
le Concile du Vatican dit : « divinae revelationis signa, certissima » ;
le phénoménisme poursuit : « les miracles ne sont vraiment mira-
culeux qu'au regard de ceux qui sont déjà mûrs pour reconnaître
l'action divine dans les événements les plus habituels » ; le Concile
réplique : a signa certissima et omnium intelligéntise accommodata. ».
L'idéalisme continue : « à l'objectivisme de la foi on ne peut ma-
tériellement juxtaposer aucun réalisme intellectuel » ; le Concile
déclare : «fdei nostrx obsequium rationi consentaneum » per « exter-
na revelationis argumenta, facta scilicet divina ». L'idéalisme pro-
nonce : « Les résultats delà philosophie ne sont point compo-
sables avec les enseignements de la théologie (2) ». Le Concile
définit : « Neque solumfides et ratio inter se dissidere unquam pos-
ant, sed opem quoque sibi mutuam ferunt. »
Il suffit de ces quelques antithèses. J'en pourrais, sans exagéra-
lion, relever plus de cinquante pareilles dans les articles de
.
M- Blondel,
comme dans son livre sur l'Action. Tantôt elles s'op-
Posent directement aux chapitres ou aux canons du Concile,
tantôt elles contredisent.une conclusion prochaine et rigoureuse

(1) D>' J. VACANT. Eludes théologiques sur les constitutions du Concile du Vatican, I, 223.
(2) Annales, juin 257.
440 REVUE THOMISTE

de leur doctrine. Il'm'est donc permis, en toute justice pour le


texte du jeune philosophe,— mais en toute charité pour ses
intentions, plus orthodoxes que son texte, — de constater que
son étude fourmille de propositions hérétiques, erronées ou
téméraires.
Il m'en coûte d'user de semhlables qualificatifs ; mais, encore
une fois, je n'ai à juger que de la teneur logique des affirmations
de M. Blondel. On regrette d'avoir à blâmer aussi sévèrement un
de ces « jeunes » qui entreprennent et qui se dévouent ; mais qui
aime bien châtie bien ; il faut châtier cet orgueil d'école et cette
présomption de jeunesse qui traitent avec tant de désinvolture
une tradition et une philosophie dont elles ignorent la valeur. Et
puis cette jeunesse met trop de bravoure à vouloir « affronter les
plus franches explications » et aussi trop de méfiance à « redouter
cette discrétion flatteuse dans la critique qù'Aristote nomme l'eu-
trapélie » (1), pour s'offenser d'une purenote doctrinale, tout à
fait méritée. Toute atténuation de notre pensée serait ici de la fai-
blesse et ressemblerait trop à ce libéralisme équivoque dont
M. Blondel stigmatise les accommodements.

Je souhaite que ces considérations lui fassent comprendre le


danger qu'il encourt dans sa foi et dans sa raison même, à vou-
loir s'enfermer dans la méthode d'immanence; qu'elles lui fassent
reconnaître la justesse de cette expression de M. Yves le Querdec.
dont il s'irrite quelque peu : « une maladie intellectuelle ». Je sou-
haite que pour se tirer de la mauvaise posture où la mettent ses
contradictions à la doctrine traditionnelle des théologiens et des
apologistes, il ne nous serve plus son insoutenable distinction
entre « le pseudo-philosophisme de la scolastique » qu'il faut
« combattre impitoyablement » et son « rationalisme théolo-
gique » qu'on ne « saurait trop relever ». Je souhaite qu'il
comprenne l'insuffisance de ce petit salut comme pour la forme,
adressé aux idées thomistes de Léon XIII, lorsque le Pape nous
présente la philosophie et la théologie scolastiques comme un
blocunet indivisible.M. Blondel n'a pas seulement ànous concéder

(1) Annales, mai, 432.


LES ILLUSIONS DE L'IDÉALISME ET LEURS DANGERS POOR LA FOI 441

la théologie scolastique « nous propose un objectivisme


que
rationnel dont nous n'avons plus rien à infirmer, puisqu'il repré-
sente l'organisation la plus authentique des vérités dont l'Eglise
aie dépôt» (1); il doit, si cette concession est sérieuse, recon-
naître que cette organisation n'aurait jias de valeur théologique
si les principes rationnels qu'elle assume n'avaient une valeur
strictement philosophique : l'objectivité de notre connaissance est
un premier principe de la métaphysique, supposé par la foi. Le
nier, c'est les ruiner l'une et l'autre, à moins d'échapper aux con-
séquences logiques de sa thèse par une de ces contradictions pra-
tiques, faiblesses humaines des philosophes et même des cri-
tiques, miséricordieusement permises par la grâce de Dieu. Il est
plus d'une âme droite et simple qui en bénéficie. Dieu veuille que
cela dure pour toutes jusqu'au moment où elles seront guéries de
cette aberration intellectuelle : le criticisme subjectiviste.
J'ai fait allusion plus haut à une noble maxime platonicienne
qui sert de devise et de cri d'armes à ce jeune groupe du Sillon dont
j'ai signalé, tout amicalement, certaines tendances kantiennes:
v.11faut aller au vrai avec toute son âme. » Que ces jeunes gens
y prennent garde, rien n'est plus fallacieux que cette belle
maxime interprétée au sens idéaliste. Il ne faut pas aller au vrai
philosophique par un acte de foi naturelle que le coeur ou l'action
commanderait à la raison pratique ; il faut y aller par la raison
spéculative," dont les idées, immanentes dans leur, procédé,
.transcendantes par leur contenu, gravent en nous la ressemblance
formelle de ce qui est : il faut donc se défier de ce fidéisme phi-
losophique au bout duquel se trouve le scepticisme rationnel et
religieux le plus absolu. Allons néanmoins au vrai avec toute
notre âme; mais d'abord avec toute notre raison qui, par elle-
même, le saisit en soi, puis avec notre volonté qui le désire, et se
délecte à le faire chercher par l'intelligence comme l'un des
tiens de la vie, d'autant plus parfait et d'autant plus désirable,
qu'il nous unit à une réalité plus haute.

Fr. M.-B. SCIIWALM,

dos Frères Prêcheurs.

(!) Annales, juillet, 263.


L'ÉVOLUTION EN ARCHÉOLOGIE

L'écrivain qui, de son temps, a le mieux connu les institutions


antiques, Fénelon, parle de l'architecture grecque en ces termes ;
'« Télemaque regardait avec admiration cette ville naissante,
semblable à une jeune plante qui, ayant été nourrie par la douce
rosée de la nuit, sent dès lé matin les rayons du soleil qui viennent
l'embellir ; elle croît, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses
feuilles vertes, elle épanouit ses fleurs odoriférantes, avec mille
couleurs nouvelles; à chaque moment qu'on la voit on y trouve
un nouvel éclat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville sur le rivage de
la mer ; chaque jour, chaque heure, elle croissait en magnificence
et elle montrait de loin, aux étrangers qui étaient sur la mer, de
nouveaux ornements d'architecture qui s'élevaient jusques att ciel.
Toute la côte retentissait des cris des ouvriers et des coups de
marteaux ; les pierres étaient suspendues en l'air par des grues,
avec des cordes\ Tous les chefs animaient le peuple au travail dès
que l'aurore paraissait ; et le roi Idoménée, donnant partout des
ordres lui-même, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable
diligence... »
La comparaison tirée de l'évolution naturelle d'une plante
s'applique moins, toutefois, à l'architecture ancienne qu'à cette
autre architecture, qualifiée de barbare par Fénelon, et dont le
christianisme, aujourd'hui, s'honore. Sans doute l'idée d'évolution
implique une nécessité qui n'est dans les conditions d'aucun art.
La plante est forcée de pousser et non l'artiste de produire. Il est
indépendant et même fantaisiste. L'art est de choisir entre le beau
et le laid, à la lumière de la raison esthétique, comme la discipline
morale est de choisir entre le bien et le mal, sous la direction de
la raison pratique ; mais en dépit de cette liberté, il est des époques
où des corporations entières, mieux que cela, des générations suc-
cessives sont entraînées par une grande pensée religieuse: l'art,
alors, n'est plus capricieux, ni fantaisiste, il évolue, il croît, il fleu-
rit, il fructifie en de magnifiques oeuvres de pierre, qui pour leur
édification veulent des siècles, et plus de siècles encore pour leui'
stabilité.
L'ÉVOLUTION EN ARCHÉOLOGIE 443

Biais, dira-t-on, pourquoi tant s'attacher à la métaphore tirée


de l'évolution!' En quoi cette image empruntée à l'histoire natu-
relle peut-elle avoir un intérêt pratique en archéologie ?
P,e voici: si l'art chrétien est une évolution, c'est-à-dire un
enchaînement naturel d'effets et de causes, l'archéologie peut
devenir une science.
Déjà sans doute elle a satisfait dans une large mesure la curio-
sité humaine, elle a tantôt fait respecter le passé, tantôt inspiré le
désir de s'en affranchir. Elle a prévenu les destructions, diminué
la maladresse des restaurations ; mais, si grands qu'aient été ses
services dans l'ordre intellectuel ou dans l'ordre pratique, elle ne
saurait prétendre qu'au titre d'érudition. Les patientes initiatives
de M. de Gaumont, les larges investigations de Viollet-le-Duc, les
savantes recherches de M. Anthime Saint-Paul ont colligé les ma-
tériaux ; ces matériaux ont même été soumis à l'ordre chronolo-
;
gique; mais en Arain l'ogive succéderait au plein cintre, le plein
cintre à l'ogive, en quoi ces formes éphémères pourraient-elles
.

devenir l'objet d'une science? En est-il mie de ce qui passe ? Au


contraire, nous comprenons crue l'archéologie soit un rameau du
savoir humain, si les états successifs de l'architecture sont ratta-
chés, par elle, à des causes permanentes comme les conceptions
intellectuelles de l'homme.
Si l'archéologie étudie une évolution, un enchaînement naturel
d'effets et de causes, dès lors, elle peut devenir la matière
non
) seulement d'une science, mais d'un enseignement. Il serait
j malaisé d'inculquer à des élèves l'aride nomenclature de formes
s inexpliquées ; la mémoire est un mauvais manuscrit, et toute
;
micrologie participe un peu de la caducité des molécules céré-
Maies, tandis que, si la science donne la raison des métamorphoses
:

j «e l'architecture, l'idéale simplicité de ces causes facilement


'i fetenues empêchera d'omettre les effets : si complexes, si mul-
l'pliés, si transitoires qu'on les
; suppose, ils seront rattachés à ce
'lui se rencontre de plus permanent dans la conscience, à l'idée.
;.
.

! 1

j Voici, d'unepart, la sombre Église romane des temps primitifs;


^u caractère est de n'en avoir pas, elle ne se distingue
• que par
444 REVUE THOMISTE

l'absence de tout ornement ; pas de voûtes, par d'arcs-boutams


pas de clocher, pas de meneaux, pas de balustrade, pas de seuln.
ture, rien que de négatif en cet édifice grossier. Les murs sont
quadrangulaires et recouverts d'une charpente plate, à l'intérieur
ils sont badigeonnés de jaune avec des traits à l'ocre rouge, les
fenêtres sont des meurtrières par où filtre un jour terne, ]Cs
colonnes, ou plutôt, lés pilastres sont carrés, écrasés, sans élé-
gance ni dans leur profil ni dans leur taille, leurs chapiteaux sont i
cubiques, leurs bases chargées de moulures superposées sans motif
et sans goût; parfois des têtes de monstres, sculptées sur ces hases
grimacent en ce temple sépulcral; on comprend que l'art y tâtonne
dans l'ombre, malhabile à réaliser l'utile, et plus incapable encore
de la beauté.
Considérons, d'un autre côté, l'Eglise du xm° siècle: elle esl
splendide avec ses blancs clochers qui cherchent, comme autrefois
Babel, à escalader les cieux ; ce qui n'est pas permis à l'orgueil
humain l'est à l'amour et à la prière : aussi l'Eglise, couronnée de
sa balustrade, fait-elle rayonner autour d'elle ses contreforts
pareils à des élytres brillantes, à de grandes ailes ouvertes sur les-
quelles elle va s'envoler vers la direction supérieure, indiquée par
ses flèches qui semblent vouloir entraîner avec elle dans le ciel

non seulement tout l'édifice, mais les âmes, mais les corps, mais
la cité, mais la plaine qui les entoure. Puis, si nous cherchons à
l'intérieur du temple le secret mystérieux de cette exaltation (Ici
la terre au ciel, nous sommes enchantés, éblouis ; les verrières
rayonnent comme des météores, les saints brillent en haut clans la

gloire, en bas, les évoques sont couchés sur les marbres ; les nets,
au loin, s'allongent vers un centre invisible, les colonnes prennent

un essor parallèle vers la voûte aérienne, multiforme, où s'accom-


plit leur mystique union. Quelque chose de ce que la nature a de

plus poétique, quelque chose des crépuscules et des aurores, quel-

que chose des grands bois et des grandes ténèbres émeut l'ïinic a

la fois et lui fait, sinon voir, du moins pressentir un monde q"c


l'homme n'a pas vu. Là, tout est harmonie, parce que tout est

raison. Pas un fragment d'architecture qui n'ait saraison deli'Ci

et ne tende au but général, à la fois esthétique et utilitaire du m 0'

miment; pas une pierre qui ne travaille, et.dont l'édifice, ou ph' 10

l'organisme entier, ne ressente en quelque sorte le bienfait. A 11'


L'ÉVOLUTION EN ARCUÉOLOGIE 445

tant l'être vivant est supérieur à la pierre la mieux ciselée, autant


rgo-lise au xiuc siècle l'est à l'antique Parthénon. Je sais que, par-
tiellement atteinte, elle périclite plus que lui parce que les parties
étant solidaires, si l'une d'elles vient à défaillir, toutes sont par là
niême ébranlées; mais si, au contraire, tous les membres de l'orga-
nisme accomplissent leur fonction normale, si la gargouille elle-
même accomplit son office comme tout le reste, alors la pluie
petit descendre, les fleuves déborder, les vents accourir avec furie,
les siècles, eux aussi, passer : la cathédrale reste debout, parce
qu'elle est fondée sur la fidélité laborieuse de chacune de ses
pierres ; et tout homme,"franchissant le seuil, est réjoui, le savant.
elle philosophe, parce que l'édifice parle à leur raison, la femme
et l'enfant, parce qu'il parle à leur imagination, le peuple, parce
qu'en cette demeure où Dieu le convie, où l'ordre resplendit, la
science et l'art se sont arc-boutés l'une à l'autre, pour porter
plus haut que toutes choses, les sens, l'esprit et le coeur de
l'homme.
Quand on se reporte aux froides ténèbres qui caractérisent en
l'absence de toute forme, l'Eglise romane du v° siècle, quand on
les compare à la magnificence solennelle de l'Eglise définitive, on
se demande comment une telle splendeur de raison a pu se lever
du sein de celte ombre, une telle sublimité succéder à cette masse
écrasante, le motif, enfin, de cette métamorphose en présence de
quoi Bossuet eût pu s'écrier : Quel état ! et quel état !
Essayons clé l'expliquer :
^
11 faut prendre le xms siècle
pour terme, puis montrer l'architec-
iite en tendance vers ce terme, évoluant peu à peu, inventant une-
orme, puis une autre, élaborant pendant sept siècles le temple
wiïélien jusqu'à ce que le xin° siècle, riche des éléments trouvés
ilV;inUui, redoublant d'efforts et multipliant les découvertes, la
c;ilaédrale apparaisse enfin dans la plénitude de
sa beauté
l'arfaile.

au xi° siècle, lacathédale se distingue déjà dans l'Eglise


Un. ve

punitive, mais comme l'être organique dans son embryon,


ou
nnno dans les manifestations préhistoriques de la vie, la forme
"«mairie.
siècle, des éléments plus prophétiques paraissent àla fois,
Au xi°
l0«çant le temple à venir c'est d'abord la division tripartite
:

— 4e ANNÉE. — 30.
UIÎVUE THOMISTE.
446 REVUE THOMISTE

des Églises en trois dimensions. Les grandes arcades, le Informa


le clerestory s'en partagent la hauteur ; les trois nefs, la largeur-
les nefs, le transept et le sanctuaire, laprofondeur.L'arc trilobé fer.
tonne déjà les fenêtres ; les nefs, déjà, s'allongent et conversent
vers le sanctuaire qu'elles enveloppent ; les églises, vues de haut
affectent la forme d'une croix couchée sur le sol ; enfin, les piliers
sont déjà cantonnés.de colonnettes engagées, ce qui donnera plr,s
tard à l'architecture son expression la plus saisissante, la prédo-
minance des lignes verticales. Ne voit-on pas là s'esquisser, deux
siècles à l'avance, l'Eglise chrétienne, et ne dirait-on pas que le
moyen âge, lorsqu'il procède à ses oeuvres séculaires, agisse à la
façon de ces ouvriers dont il nous a légué les statues. Ils dégrossis-
saient la pierre en de vigoureux reliefs où s'accusait la forme hu-
maine exprimée dans ses traits essentiels. Ainsi te xr° siècle a-t-il
dégrossi d'une main rude encore, mais allant droit aux saillies
principales, l'informe bloc de l'Eglise romane primitive, et l'on a
pu voir apparaître dans leur simplicité puissante, les grandes
masses du temple, chrétien dont les parties principales sont déjà
mises en place. Les voûtes s'élèvent à cette époque, et la difficulté
est moins de les construire que de lutter contre leur pesanteur.
Elles sont constituées d'abord d'une demi-circonférence continue,
puis coupées en travées par des arcs doubleaux, puis les travées
sont subdivisées à leur tour en quatre voûtains triangulaires par
des arcs diagonaux. Enfin, les arcs formerets bandés au somme!
des murs dans le sens de la longueur, soutiennent deux de ces
voûtains; déjà les murs ne portent rien, une voûte de légère'
•maçonnerie, repose sur les arcs doubleaux, diagonaux et formerets;
ces arcs, eux-mêmes, s'appuient sur des piles et .des chapiteaux
qui cessent d'orner seulement, mais qu'on orne et qu'on lient.pour
d'utiles supports.
Au commencement du xnu siècle, les architectes passant du

dedans au dehors de l'édifice ne s'appliquent plus à alléger les


voûtes, mais plutôt à leur faire équilibre ; un demi-berceau c011'
tinu contrebute les murs de la grande nef, il est remplacé par ('cS

arcs-boutants en quart de cercle ; ces arcs annulent la pousse"


des voûtes en ce qu'elle a d'oblique ; solidifiées par elle, les plJcS

prennent assez de rigidité pour résister à la poussée de la fcl)


voûte des collatéraux. Ce grand travail à l'intérieur du tenipl"- 0"
L ÉVOLUTION EN ARCHEOLOGIE 44/

r0n allège en divisant, à l'extérieur où l'on contrepèse en équili-


brant, diminuant ici la poussée, l'augmentant là, n'accuse-t-il pas
,1e plus en
plus la forme interne et la configuration externe de
i'É<dise chrétienne. Elle se modèle peu à peu, mais n'a pas encore
tout ce qui doit la spécifier plus que toute autre forme, elle n'a pas
encore le caractère ogival. A la fin du xuc siècle, le travail d'allége-
ment intérieur fut repris, les arcs-doubleaux, les arcs formerets
curent la tête relevée en pointe ; ce fut l'ogive. Au xuic siècle, Pat-
tention des architectes se reporte au dehors, ils cessent d'alléger,
ils recommencent d'équilibrer, ils rendent l'énergie de l'arc-bou-
lant plus agissante en le raccourcissant, en reculant le centre de sa
courbure du côté de la muraille, ils inventent les arcs-boutants à
double volée, reposant vers le milieu de leur étendue sur un point
d'appui intermédiaire; ils trouvent les arcs-boutants libres, dont
la tête n'est pas engagée dans le mur, mais peut glisser dans une
certaine limite le long de la paroi contrebutée, si un tassement
vient à s'opérer dans l'un des points d'appui. La tête de ces nou-
veaux arcs repose sur des colonnes, cependant qu'à leur point
d'appui, le contrefort vertical, on ajoute les grâces d'un clocheton
qui en augmente la rigidité sans en dissimuler le rôle.
Lexuf siècle, avant tout, soucieux de la durée de l'édifice, orga-
nise pour le défendre une lutte incessante contre tous les éléments;
il combat la pesanteur terrestre, nous
avons vu de quelle sorte; il
lutte avec l'eau par l'invention de tout un système protecteur
contre les pluies. Des chéneaux, qui régnent Je long des corniches,
conduisent, par des tuyaux de pierre, l'eau sur le chaperon de
larc-boutant; elle y court, traverse le contrefort et sort par la
gargouille. Plus tard, on renforce l'arc-boutant d'une rampe rigide
(|ui porte obliquement
un aqueduc descendant des corniches.
Ainsi l'industrie du xinc siècle avait
pourvu à soutenir son oeuvre
contre la pesanteur, à l'abriter contre les pluies, elle n'avait négligé
tlclc défendre
que contre les hommes ; il appartenait à l'archéo-
""^'c de le faire un jour. Quoi qu'il pût advenir, hardiment
nova-
eur> comme les siècles qui croient et qui espèrent, le
xm' siècle
ll_l°ul. marqué d'un
: caractère original, il a renouvelé Fornementa-
: aux feuillages fantastiques du xn<; siècle, il
a substitué la
1011

0l;e indigène mais idéalisant les feuillages,


; que du reste il ne
°d)guait pas, il leur donner
a su un cachet monumental. Les
448 REVUE THOMISTE

nervures, les chapiteaux, tous ces moyens de solidité, il en fait des


motifs de décoration, accusant toujours les lignes architecturales
par l'ornement et même par la polychromie. Fenêtres, rosaces
portiques, il a tout renouvelé ; il n'est pas jusqu'aux clochers dont
il n'ait eu une conception spéciale ; il imagine de placer une pyra-
mide octogone sur une tour carrée; entre l'une et l'autre, il me"--
nage la transition, à l'intérieur par la voûte domicale, à l'extérieur
par les clochetons occupant l'espace resté vide entre la périphérie
du carré et celle de l'octogone. Plus les clochers sont élevés, les
façades larges, plus aussi les roses et les portes s'ouvrent en
ébrasements profonds et plus les archivoltessontnombreuses.Mais
déjà le grand siècle de saint Louis s'est clos, et comme la tête du
Nazaréen, lorsqu'il dit : tout est consommé, le chevet du temple
fut incliné vers l'orient, et, dans son architecture, tout fut achevé, j

II

De toutes les innovations qui eurent lieu jusqu'en l'an 1300, pas
une qui n'ait sa raison d'être et que n'expliquent les exigences de
l'utilité. On croirait peut-être que le clocheton léger qui termine
le. contrefort, est placé là pour un motif d'élégance; nullement,
mais il est la change du contrefort. Si l'orage abat ce clocheton
ou si les hommes le renversent, le contrefort périclite. Affaibli
dans son point d'appui, l'arc-boutant cède à la muraille que les
voûtes tendent à renverser ; si la muraille est renversée, les voûtes
s'effondrent et c'en est fait de l'édifice, tant, en cet ensemble soli-
daire, a de raison d'être un clocheton! A quoi bon ces colonneltes
qui, de leur base, s'appuient sur la tête de l'arc-boutant, de leur
chapiteau touchent la corniche? seraient-elles destinées à soutenu'
cette corniche ? Nullement..Ces colonnettes sont des canaux de
pierre qui servent à l'écoulement des eaux. Quelques années ph|S
tard, d'où vient qu'un aqueduc aérien règne au-dessus de l'arc-
boutant ? Est-ce pour en orner le chaperon d'une frange de den-
telle? C'est avant tout pour que l'eau passe par l'aqueduc au l'e"
de couler le long de l'arc-boutant et de s'infiltrer dans les pici')'cs
d'un organe si nécessaire à l'édifice. Pourquoi la courbe du
L'ÉVOLUTION EN ARCHÉOLOGIE 449

môme arc se raccourcit-elle ? afin qu'il ne s'infléchisse pas ; et


j'où vient qu'une belle colonne soutient sa tête ? afin de la main-
tenir toujours au point précis où elle doit contrebuter. A l'inté-
rieur, pourquoi l'ogive ? parce que la poussée de cet arc aigu est

à celle du plein cintre comme 3 est à 7 (1). Pourquoi ces arceaux


qui s'tntrecroisent entre les ogives ? afin que sur leur armature
élastique, la voûte, semblable à une tente, repose plus légèrement.
Lorsque la voûte n'était encore qu'un berceau continu, pourquoi
l'a-t-on coupée en travées par des arcs doubleaux ? c'était afin de
diviser une poussée qu'on ne pouvait encore diminuer autrement.
Enfin, si l'on recule jusqu'aux innovations primordiales, pour-
quoi la voûte a-t-elle une poussée qui toujours inquiète ? c'est
parce qu'elle s'élargit et que les murs s'élèvent ; pourquoi s'élar-
git-elle ? pourquoi les murs s'élèvent-ils ? Pourquoi le transept
otivre-t-il ses deux bras, le triforium ses deux tribunes, sinon
parce que Dieu et le peuple ont besoin pour habiter ensemble de
plus de dilatation. Toutefois, si l'utilité était la seule raison des
progrès de l'architecture religieuse, s'il ne s'agissait que de
pourvoir à la nécessité d'agrandir l'Eglise, on pouvait emprunter
à Byzance le système des coupoles qui prévalut un instant dans
le Midi, et la forme exceptionnelle de l'Eglise chrétienne resterait
sans explication.
D'autres raisons d'un ordre plus étranger à la matière que les
dimensions ou la solidité de l'édifice, présidaient à l'évolution de
l'art chrétien c'étaient les croyances elles-mêmes. Pourquoi les
:
divisions tripartites ? Pourquoi l'arc trilobé ? A
cause de la trine
unité de Dieu. Pourquoi les nefs convergent-elles
vers le point
de vision qui est le tabernacle. ? Parce
que la divinité est là corpo-
rellement présente. Pourquoi le temple a-t-il la figure d'une croix?
tarée que cette forme servit à la rédemption du genre humain.
u où vient que les colonnettes prennent un essor vertical ? c'est
que
la prière est,
comme elles, perpétuellement élancée vers les sublimes
Puissances dont elle attend le secours. Que signifient
ces travaux,
Ces saisons,
ce jugement final sculpté sur les voussures et les

1 ) uuillaume Lebreton, dans son poème de Philippe-Auguste, emploie le mot ogis


C(»m«c
synonyme de soutien :
« Philippus, christianoe fidei defensor et ogis. »
t
4S0 REVUE THOMISTE

tympans, sinon qu'il faut passer par eux pour entrer en celt
patrie dont l'intérieur du temple est l'imparfaite image. Dehors
sont les gargouilles et les monstres, comme hors du ciel chrétien
les démons et les vices, tandis qu'au dedans, c'est la béatitude, c'est
la gloire, c'est la vérité dans leur expression symbolique. U
lle
paraît pas que les croyances aient agi sur l'art au xmc siècle
seulement, ce fut lorsque l'architecture était encore en formation
et pour'ainsi dire malléable encore, ce fut pendant la période
romane secondaire, que* l'action des dogmes s'exerça surtout. Ce
fut alors que la foi spécifia par son empreinte l'organisme em-
bryonnaire du temple, comme Dieu lui-mêm e avait spécifié par la
sienne le corps de l'homme, alors qu'il n'était encore qu'argile.
Les raisons tirées de l'utilité, les raisons tirées des croyances,
ne suffisent pas à motiver toutes les particularités de l'architec-
ture chrétienne. Le sentiment de la nature, le respect du
passé, la fidélité à des souvenirs chers, furent les causes occa-
sionnelles de certaines manières d'être. Oui, le sentiment chrétien
voulut rappeler les catacombes et les basiliques, et plus conserva-
teur des choses romaines que Rome ne l'avait jamais été des
formes grecques, il imprima au temple cette majesté allongée e!
haute, par où il ressemble à un navire immobile qui semble avoir
déjà jeté l'ancre en une paix immuable.
L'influence du xmc siècle se prolongea sur les siècles suivants,
qui généralisèrent les formes reçues et ne cessèrent pas de créer,
en vertu de l'impulsion donnée, des motifs nouveaux et des for-
mes nouvelles. L'un des principes appliqués généralement au
xme siècle,n'était-il pas que les voûtes reposant uniquement sur des
arcs et des piles, les murailles étaient inutiles ? Le xivc siècle les

supprima et les remplaça par un vaste fenestrage. L'allongement


de la chapelle absidale à la même époque n'est-elle point une
application du principe de la profondeur inventé par le génie des
anciens constructeurs et la multiplication des chapelles latérales
n'est-elle pas au xive siècle une extension maladroite du principe
qui faisait rayonner, comme une auréole symbolique faite «e
tombeaux et d'autels, les chapelles autour du sanctuaire ? l>&
xm0 siècle avait rendu les colonnes semblables à des arbres qui rap'
pelaient parleur chapiteau les antiques frondaisons tombées sous
les haches des moines d'Occident ; le xiv° siècle varia les feuillage
L'ÉVOLUTION EN ARCHÉOLOGIE 451

efles multiplia jusqu'à dissimuler le chapiteau; il eut la pré-


tention de perfectionner les balustrades, il leur fit contourner la
luise des clochers, mais il ne se montra jamais novateur qu'en
s'appuyant sur le passé. Le xve siècle, fécond de la même sève et
docile aux mêmes impulsions, remania les feuillages, les déchi-
queta, les contourna et sous les complexités des guirlandes fit
rampe 1' des bêtes inattendues. Après les feuilles et les fleurs, la
végétation introduite au xm° siècle devait fructifier, et l'on vit aux
clefs de voûte, sous la forme de pendentifs, des fruits étranges
prêts à se détacher. Le xnr siècle, pour accroître la grandeur appa-
3

rente de l'édifice, faisait prédominer la hautenr, il sacrifiait la


largeur, et le xie siècle avait déjà multiplié les colonnettes verti-
cales ; le xve siècle, imitateur maladroit et excessif, supprima tout
ce qui pouvait nuire au caractère vertical des lignes, il effaça le
chapiteau lui-même, et pour que la côlonnette montât plus rapide
et plus droite, il en fit la nervure anguleuse. Le xiii° siècle avait
posé le principe de la subdivision des voûtes, le xv° les subdivisa
encore par la création des arcs tiercerons ; enfin, plein de cette
fécondité que les siècles chrétiens avaient donnée à l'invention
humaine, il inventa des tours octogones et leur relia par des arcs
festonnés de jolis clochetons, il imagina pour découper les
fenêtres, des flammes et des coeurs, et pour occuper les rosaces
des lacis bizarres où l'oeil se perd à la poursuite d'une symétrie qu'à
chaque instant il va saisir, qui lui échappe toujours par un per-
pétuel et gracieux mouvement. Il imagina les crochets de chou
irisé et des arcatures nouvelles, l'arc en accolade, l'arc tudor,
l'arc déprimé, l'arc surbaissé, l'arc à contrecourbure, mais parmi
tous ces ornements, parmi toutes ces formes, se distingue et
domine toujours la grande forme de l'ogive, comme la marque
des siècles passés, à laquelle le xve siècle enrichi de leur plénitude
essaie vainement de se soustraire; le xvi" siècle ne le pourrapas,lui
non plus : il est novateur pourtant, il a l'esprit de Callimaque,
(pti découvrit, au printemps, le chapiteau corinthien, lorsque
l'acanthe enveloppait sur une sépulture la corbeille où l'on avait
nùs les objets aimés d'une jeune Grecque ; mais il retrouve plutôt
qu'il ne trouve ; ses plus grandes nouveautés viennent des
sépultures, et sont recueillies parmi les ruines ; il n'a découvert
ni ces ordres qu'il cherche à placer partout, ni ces dômes qu'il
432 REVUE THOMISTE

renouvelle du Panthéon d'Agrippa, ni ces grotesques qu'il em_


prunte aux bains de Titus ; il imite partout et toujours, ou s'i|
invente, ce n'est rien de relatif ni aux voûtes, ni au plan, ni aux
choses essentielles et générales. Il ne trouve pas même de ces
motifs d'ornementation applicables partout, comme le chou frisé
les flammes ou les nervures prismatiques du xv° siècle, ce sont
des balustres, des caissons, des bardeaux ou des pinacles en can-
délabre ; et pourtant il croit que tout va renaître sous sa main, il
regarde comme non avenu le passé ; au nom du passé, il ne pré-
tend à rien moins qu'à refaire le temple chrétien qu'il trouve trop
barbare ; il s'évertue en efforts surhumains, il entasse ordres sur
ordres, entablements sur entablements, corniches sur corniches,
il évoque, l'antiquité morte, mais quand trop tardive elle revient à
son appel faire son oeuvre parmi les vivants, elle est depuis long-
temps surpassée. La cathédrale, au xive siècle, défie toute rivalité,
la renaissance est réduite à emprunter dans sa lutte avec l'art
ogival, le plan et les moyens de l'architecture qu'elle veut sup-
planter et à relever du moyen-âge en le combattant, tant se fait
sentir au loin, dans l'histoire de. l'art et jusque sur les contemp-
teurs du passé, l'influence du xiue siècle.
Les innovations qui s'effectuèrent du vc au xive siècle avaient
leurs raisons d'être; celles qui s'accomplissent depuis le xivc siè-
cle ont-elles aussi leur but ? Elles ne l'ont pas, que je sache :

dans l'ordre de l'utile, aucune nécessité architecturale ne les


commande, elles ne sont point des moyens de solidité; les mu-


railles sont remplacées par des verrières : en quoi peut-il importer
à l'édifice qui repose tout entier sur des piles et des arcs? Les
colonnettes du xvc siècle portent sur leur face une arête sail-
.
lante,- en quoi cela peut-il être utile aux voûtes? Que leur importe
d'être, au xvc siècle, portées en apparence par des nervures au
lieu de retomber sur des colonnettes? En quoi peut-il être secou-
rable aux colonnes que plus ou moins de feuillage orne leur cha-
piteau? Que les fenêtres soient partagées par des tores aux
redents trilobés comme au xm° siècle, que des tores y soient ins-
crits dans des cercles ou des quadrilatères curvilignes comme au
xiv°, qu'on y voie des coeurs, des flammes ou des larmes coimw'
au xvc, n'est-ce pas une chose indifférente au rôle de la fenêlrc'
Ne pourrait-on pas, aussi, sans causer la ruine de l'édifice, l'a'"
L'ÉVOLUTION EN ARCHÉOLOGIE 453

ug-ev de ces applications dont le xvc siècle l'a paré comme


pour un jour de fête et qui semblent devoir le lendemain dispa-
raître? Que dire des entablements intérieurs et des corniches qui
portent rien, des pinacles sans raison d'être? je vous dirai
ne
bien pour quelle cause on les supprime dès le v° siècle, mais
je ne vois pas pour quel motif on les rétablit au temps de la Renais-
sance. Si les innovations des siècles qui suivirent le xm' ont un
caractère commun, c'est bien l'absence complète de toute raison
utilitaire.
Loin d'admettre l'utile comme but, les architectes avaient au
contraire une tendance à le dissimuler lorsqu'il leur fallait le
subir, ils en rougissaient comme d'une chose indigne de leur art et
tenaient le nécessaire comme inavouable. La première manifes-
tation de ce pharisaïsme architectural eut lieu dès le xive siècle,
lorsque le chapiteau, de support qu'il est, se fit corbeille de feuil-
lage. On en vint, à mesure que s'accentua la décadence, à dénaturer
le contrefort, puis l'arc-boutant, enfin la colonne. Le contrefort se
métamorphose en pyramide bizarre, couverte de courbes et de
carrés se pénétrant, de niches, d'arcatures aveugles, de panneaux,
de pinacles en application. Il fut comme Prolée qui

Sous mille aspects divers : arbres, flamme, fontaine,


S'efforce d'échapper à la vue incertaine
Des mortels indiscrets.
L'arc-boutant fut une guirlande, la colonne une spirale, toute
utile rigidité fut dissimulée et tout le contraire apparut de ce que
les vieux architectes montraient franchement, tant les précurseurs
de la Renaissance cherchaient à cacher l'utile au lieu de l'admet-
tre comme la cause finale de leurs innovations.
Inadmissibles au point de vue de l'utile, on dira peut-être
qu'elles ont leur raison d'être dans l'ordre du beau. On pourrait
en cflet chercher là leur explication si les proportions les plus
parfaites, dans leur rapports avec l'utile, n'étaient aussi les plus
Parfaites clans leur rapport avec le beau, si dans tout organisme,
°1 la cathédrale est organisme, les formes les plus belles
un
nctaienten même temps les plus appropriées à leur fonction.
• accorde qu'isolément considérées, les décorations du xve siècle
U0)ïl leur beauté mais elles doivent être vues à la place
propre,
1U elles occupent dans l'ensemble de l'édifice; xm" siècle, le
au
454 REVUE THOMISTE

petit ornement placé près de l'oeil est finement modelé, l'ornement


colossal est largement taillé parce qu'il doit être vu de loin. Au
lieu qu'il occupe, il joue un rôle, il n'est pas mis là pour qu'on ]c
voie, lui tout seul, et, s'il fait saillie, c'est pour mettre en relief
les grandes lignes architecturales. Aux siècles suivants, l'exécu-
tion des ornements n'est plus en rapport avec leur situation, ijs
ne sont plus, comme disent les architectes, à l'échelle, mais fort
bien ciselés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ils semblent plutôt
faits pour orner un musée qu'une cathédrale. Au lieu d'accuser
les grandes lignes, ils distraient de l'ensemhle et débauchent l'oeil
du spectateur. On ne saurait donc alléguer, pour les justifier,
leur beauté propre : si cette beauté ne se coordonne à l'édifice
dont ils font partie elle n'est qu'une beauté stérile, parce qu'elle
est déplacée. Cette observation se vérifie surtout au xvr" siècle ;
les lignes inflexibles de l'architecture grecque créèrent alors
dans l'église de véritables dissonances, parce que ces formes sont
étrangères à la nature, dont l'imitation, essentielle à l'art théolo-
gique, lui rend moins impossible d'exprimer l'auteur de la nature. -,

Quelle est la raison d'être des innovations qui suivirent le


xin" siècle, si elle n'est l'utile ni le beau? Elle fut ce que l'on :

appelle aujourd'hui, l'art pour l'art, c'est-à-dire la tendance à


réaliser le progrès de l'art dans la sphère isolée du beau. Pour
l'avoir séparé de l'utile, est-ce que les architectes l'atteignirent
mieux ? Nous venons de voir que non ; ils le cherchèrent plutôt
dans la variété que dans l'unité, dans l'imagination plutôt que
dans la raison, et dans l'imitation plus traditionnelle que logique
des formes dont ils avaient oublié les raisons d'être. Ils exagérèrent
tout d'abord, ils voulurent à la fin tout changer, ils furent trop
heureux et trop fiers de retrouver le plein cintre aboli, non sans
cause, au xne siècle, la stabilité de l'édifice en fut diminuée, d,

pour avoir cherché le seul beau, non seulement ils ne le trou-


verent pas, mais perdirent même l'utile qu'avaient, avec tan! de

persévérance et de logique, réalisé leurs ancêtres. Ainsi devait


dégénérer et dépérir l'art chrétien, après ces métamorphoses <]llC
nous avons tenté d'exposer sans en laisser ignorer toutes lc>

causes.
FLORENTIN LORIOT.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

TROISIEME ARTICLE

EN QUOI CONSISTE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU

OU

L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES- JUSTES

En versant la grâce dans nos âmes, l'Esprit-Sainl y vient lui-


même personnellement et s'y établit à demeure. Nous avons vu
cette vérité affirmée hautement par la sainte Ecriture, les Pères
et les théologiens, et l'opinion contraire condamnée par saint Tho-
mas comme'une erreur. Reste à expliquer en quoi consiste cette
vernie, cette entrée, cette présence nouvelle, cette habitation de
l'Esprit-Saint dans les âmes justes, et l'union qui en est la suite.
Comment faut-il entendre cette présence spéciale? Comment s'ac-
complit cette union ? Tel est le problème dont il s'agit maintenant
Redonner la solution.
Nous abordons la partie la plus délicate et la plus abstruse de la
question que nous nous sommes proposé de traiter; et c'est tout
particulièrement ici qu'un guide sûr et expérimenté est vraiment
Nécessaire. Grâce à Dieu, pas n'est besoin d'aller le chercher au
lom, car
nous avons la bonne fortune de le posséder dans notre
Angélique Docteur, saint Thomas, qui l'esprit le plus péné-
en
l'ant se trouvait allié à la plus haute sainteté. Il pourra donc par-
456 REVUE THOMISTE

1er d'expérience ; à nous de le suivre de très près et dene le quitte),


point, si nous ne voulons nous exposer, comme tant d'autres,
ou
bien à rester en deçà de la vérité, en n'apportant qu'une explica-
tion défectueuse et insuffisante, ou bien à dépasser le but, en tom-
bant dans l'exagération et l'erreur, et en faisant de l'habitation du
Saint-Esprit une sorte d'union hypostatique : double écueii contre
lequel nombre d'écrivains sont venus. se briser.
Nul ne sera surpris de rencontrer sur cette question de l'union
de notre âme avec Dieu, et surtout de la manière dont il faut la
concevoir, une certaine diversité de sentiments entre les théolo-
giens catholiques ; le contraire serait plutôt assez étonnant dans
une matière aussi ardue, où la révélation ne projette que de
faibles et obliques rayons. La plupart des docteurs se sont rangés,
il est vrai, à la suite de saint Thomas ; mais quelques-uns l'ont fail
en interprétant d'une façon peu correcte, pour ne pas dire complè-
tement inexacte, la pensée dit maître, qui leur paraissait manquer
de clarté, non pas qu'elle fût obscure en réalité, maisils la jugeaient
ainsi parce qu'ils ne l'avaient pas considérée sous son véritable
jour; d'autres ont cru pouvoir s'émanciper d'une tutelle qui leur
semblait gênante et qui n'était, en définitive, qu'une condition de
sécurité, et ils ont tenté; à leur détriment, de se frayer une voie
nouvelle; un petit nombre ont poussé la témérité jusqu'à condam-
ner ouvertement l'explication donnée'par l'Angélique docteur.
Chemin faisant, nous examinerons les raisons des uns et des
autres.
Mais comment discerner, parmi les diverses opinions qui on!
été soutenues et les explications variées qui ont été tentées, celle
qui offre le plus de garanties de vérité et qui doit réunir tous les
suffrages? A quels signes reconnaître le bien ou mal fondé de tel
ou tel sentiment?
Nous avons pour cela un critérium excellent, facile
une norme
et sûre, prise des entrailles mêmes du sujet. Pour être plausible,
l'explication de la présence spéciale de Dieu dans les justes doit
réaliser tout ce que promet, tout ce que contient le concept de
mission, de donation, d'habitation du Saint-Esprit; elle doiteon-
séquemmentimpliquer une présence à la fois substantielle et s])C'
ciale de la divinité. Si l'une ou l'autre de conditions fait défaut;
ces
si, par exemple, la manière d'entendre l'habitation du Saini-Es'
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 437

prit dans l'âme juste, proposée par tel ou tel théologien, suppose
effectivement une présence substantielle de cette divine personne,
niais uniquement à titre de cause efficiente, l'explication susdite
est, par le fait même, convaincue de caducité, et doit être rejetée
sans plus ample examen ; car nous n'y retrouvons pas cette pré-
sence spéciale que suppose la mission invisible de l'Esprit-Saint.
])e même, si l'explication proposée entraîne une présence spé-
ciale, il est vrai, mais purement idéale, les philosophes disent
objective, de la personne envoyée, elle est encore manifestement
insuffisante; car l'habitation de Dieu en nous suppose une pré-
sence effective et réelle de la divinité. Examinons, à la lumière
de ces principes, les différentes solutions qui ont été données à
l'intéressant problème de l'union de notre âme avec Dieu par la
çrâce.

Dans un opuscule en langue latine publié à Tournai en 1890, et


contenant par ailleurs d'excellentes choses, un docteur en théo-
logie du diocèse de Cologne, M. l'abbé Oberdoerffer, trouvant que
la doctrine de saint Thomas sur l'inexistence substantielle de
Dieu dans les justes était assez obscure, voire même incomplète,
cl contenait plutôt une indication du fruit et de l'effet de l'habita-
lion divine qu'une explication proprement dite de ce mode parti-
culier de présence, tentait de pénétrer plus avant dans l'intelli-
gence de ce mystère, et d'en donner une explication plus claire,
plus précise et plus complète (i). Voici celle qu'il proposait.

« La grâce sanctifiante est un don de Dieu ou de l'Esprit-Saint,


u un effet de l'action divine. Toute action procède d'une force

« active, et dure tant que cette force la maintient et l'applique à la

(') Eliam adjectâ hâc S. Bonavenlura; expositione, non possumus non fateri, satis
«
°liscuram permanere S. Tlioma; docti-inam; camquo adhuc mancam apparere, decla-
'"mti non dissentimus. Continent quidom S. Thomas efl'ata tolam veritatem, sed indigere
louis videntur explicationc. S. Doctor potius fructum et clïeclum inhabitationis indicasse
Vldetm-
quam explicuisse, in quonam propric consistât singulavis pi-fcsentias modus. Ut
P'ofundius ponetremus hoc mysterium, considorabimus accuratius et pressius id, quod
''ocel y. Thomas, dicendo
nos possidere Spiritum sanolum per gratiam gralum facien-
c"i ». Dr P. OIIEHDOEIII'1'EU De inhabitatione Spir. S. in animabus justorum,
: cap. n,
I'-3-1.
458 REVUE THOMISTE

« production d'un effet. On ne conçoit pas l'action autrement


« qu'unie à la force agissante. Comme c'est le Saint-Esprit qui
« sanctifie l'âme au moyen de la grâce habituelle, il ne faut pas
« croire que sa puissance opérative, nécessaire pour la production
« et l'infusion du don divin, s'éloigne de l'âme une fois justifiée •

ce
elle doit demeurer en elle pour la conservation de l'effet produit
« car la grâce sanctifiante est une chose créée et produite; et
a comme telle, elle ne saurait exister séparée de la puissance.
« divine qui la produit...
« De même donc que l'ensemble des choses créées ne persisterai!
« point dans l'existence, si Dieu, par sa vertu créatrice toute puis-
ci santé, n'était toujours là pour les conserver; ainsi la vie suma-
« turelle de l'homme, qui consiste dans la grâce sanctifiante, ne
« saurait se soutenir, si elle n'était conservée par la force qui l'a
« produite. Or la force sanctificatrice de l'Esprit-Saint et sa subs-
« tance ne sont pas choses réellement différentes, les perfections
« de Dieu ne se distinguant que rationnellement de son essence.
« Par conséquent, où se trouve la puissance opérative de Dieu,
a là se trouve également sa substance. Puis donc que Dieu ap-
« plique sa puissance à l'âme pour la sanctifier, il y applique éga-
« lement sa substance ; et de même que la vertu divine entre
« dans l'âme et la pénètre, ainsi l'Esprit-Saint y entre lui aussi, et
« y habite...
« Cet exposé nous semble réaliser un certain progrès dans Tex-
te
plication de l'habitation du Saint-Esprit. La présence spéciale
« de Dieu par la grâce, le novus modus essendi Dei in créature, don!
ce
parle saint Thomas, nous est maintenant connu dans une cer-
cc
taine mesure. Dieu est intimement présenta toutes les cb oses
ce
créées, il les remplit, il les pénètre pour les conserver; quanta
ce
la créature raisonnable, c'est-à-dire à l'âme juste, Dieu est en
ce
outre présent en elle, il la remplit, pour se l'assimiler, lui faire
ce
part de sa sainteté, et la conserver dans ce nouvel état.
ce
Et ce n'est pas seulement pour leur conserver l'être que Dieu
ce
applique aux créatures sa puissance opérative, c'est encore pour
ce
les mouvoir, leur faire produire par son concours des actes con-
ec
formes à leur nature, les soutenir et les aider dans l'action. Pa~
ce
reillement, par la grâce actuelle Dieu concourt, avec la créature
ce
raisonnable, à la production de ses actes surnaturels. NouS
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 459:

avons donc ici, à ce titre, un mode particulier, de pré-



sence, en outre du mode ordinaire. Habemus igitur etiam sub
«
hac ratione praeter modum ordinarium prsesentise particularem
«
quemdam (1) ».
«
Le docte écrivain ajoute : L'explication que nous venons de
ce

donner, ne nous semble pas s'écarter du sentiment de saint Tho-



il n'en est, croyons-nous, qu'une exposition plus exacte
« mas;
et plus claire. Nous possédons Dieu par la grâce sanctifiante,

,,
dit saint Thomas. C'est la nature de cette possession que nous
« nous sommes
proposé et efforcé d'élucider. D'après l'Angélique
«
docteur, la grâce fait que l'Esprit-Saint est en nous comme objet
«
de connaissance et d'amour et que nous jouissons de lui ; par

«
conséquent nous le possédons. Nous disons, nous, que par la
«
grâce nous possédons le Saint-Esprit, qu'il est en nous pour
(i
soutenir et conserver la grâce : est nempe in nobis, ut sustineat
«
gratiam ; c'est pourquoi nous jouissons de lui, en le connaissant
«
et en l'aimant (2) ». Et dans un long parallèle entre la présence
d'immensité et la présence spéciale de Dieu par la grâce, l'éminent
auteur poursuit le développement de cette pensée, que Dieu est
présent à toutes choses, comme auteur de la nature, pour les
conserver dans l'existence et les conduire à leur fin naturelle;
tandis qu'il est présent au juste, comme auteur surnaturel, pour
conserver en lui la vie de la grâce et le conduire à celle de la
gloire (3).

II

Est-ce que telle est bien effectivement la pensée et la doctrine de


saint Thomas? La présence de Dieu en nous pour y conserver la
grùce sanctifiante et concourir, moyennant la grâce actuelle, à la
production des actes surnaturels, s'identifie-t-elle réellement avec
cette présence nouvelle et spéciale, cette habitation de Dieu en
n°us, qui est le fruit de la grâce sanctifiante et l'apanage exclusif
^s justes? Nous avons le regret de ne pouvoir partager sur ce
(1)t>rOi!EiiDOEiu-i.-isii. De inhabit. Sjiir. S. cap. u, p. 31-33.
( 2)n<d., p. 33.
fi) lbid.,v. 34-30.
460 REVUE THOMISTE

point*l'opinion du docteur allemand. Malgré son vif et louable'


désir de marcher sur les traces de saint Thomas, et au montent
même où il croyait n'apporter que des éclaircissements à la pensée
du maître, il s'écartait en réalité de son enseignement, et suppri.
mait, sans bien s'en rendre compte, la présence spéciale de Dieu
dans les justes, pour, ne plus conserver que cette présence ordi-
naire et commune qui appartient à toute créature.
En effet, dire que Dieu est dans les justes, non plus seulement 1

pour conserver leur être et les mouvoir à leurs opérations natu-


relles, mais encore pour soutenir et conserver la grâce et les mou-
voir à des actes surnaturels, qu'est-ce autre chose qu'affirmer sa
présence en eux en qualité de cause efficiente? Or, ce n'est point
là un mode de présence spécial aux justes, un mode formellement et
spécifiquement distinct de celui qui appartient à tous les autres
êtres; ce n'est que le mode ordinaire élevé, si l'on veut, agrandi,
perfectionné, plus large, plus étendu, mais au fond le même que
dans l'ordre naturel : c'est la présence de Dieu en qualité d'agent,
per modum causai agentis [i).
Le savant auteur l'a soupçonné, sinon clairement compris, car
il se fait cette objection: Les pécheurs qui se préparent à la jus-
ce

ce
tification peuvent, avec le secours de la grâce actuelle, faire des
ce
actes surnaturels : pourquoi donc alors dit-on que Dieu n'habite
ce pas en eux, mais seulement dans les justes (2) ? »
Nous ajouterons, nous : ce ne sont pas seulement, des motions
actuelles que l'Esprit-Saint opère clans les pécheurs, des grâces
d'illumination et d'inspiration qu'il daigne leur accorder ; souvent
encore.il conserve dans leurs âmes les vertus théologales de foi et
d'espérance. Or, si la présence spéciale de Dieu dans la créature
raisonnable consiste à soutenir, à conserver les dons gratuits cl
infus, et à concourir avec elle à la production des actes surnalu-
rels, pourquoi dit-on que Dieu n'habite pas dans les pécheurs?
Et il le faut bien dire, puisque telle est la doctrine unanime des
théologiens, fondée sur les données de la révélation ; puisque tei
est l'enseignement formel du saint concile de Trente, qui déclare,
en termes d'une clarté parfaite, que toutes les bonnes oeuvres pra-

(1) S. Tu. I, q. vin, a. 3.


(2) D 1' OIIERUOEIIEFEE. De inhabit. Spir. S., loc. cit., p. 33.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 461

: par un chrétien en état de péché, tous les ^tctes de vertu


4j(juées
oti'il peut faire, sous l'influence de la grâce actuelle, pour se prépa-
j à la justification, ne sont point l'effet de la présence du Saint-
rer
i Rsprit au fond de son âme, mais la conséquence d'une simple
î impulsion de ce divin Esprit frappant à la porte d'un coeur qu'il

n'habite pas encore : Spiritus Sancti impulsum, non adhuc quidem


inhabitantis, sed tantum moventis (1). Les vertus mêmes de foi et
! d'espérance, miséricordieusement conservées par la bonté divine,
l
au milieu du cataclysme occasionné par le péché, comme une étin-
' celle cachée sous la cendre et facile à rallumer, comme un germe
' de vie surnaturelle qui ne demande qu'à se développer, ne sont

\ point le fruit de l'habitation du Saint-Esprit, puisque ce n'est que

\
par la grâce sanctifiante que l'Esprit du Père et du Fils procède
' lemporellement et vient habiter nos âmes (2). Ce n'est donc point
l une opinion personnelle que défendait saint Thomas, mais la doc-
trine de l'Eglise qu'il formulait, quand il enseignait que la grâce
i sanctifiante seule est le principe d'un nouveau mode de présence

;
divine en nous, et que nulle autre perfection surajoutée à la sub-
j stance de notre âme n'est capable de lui rendre Dieu présent
!
comme objet de connaissance et d'amour (3).
Or si, pour constituer cette présence spéciale, il suffisait que
Dieu se trouvât quelque part comme auteur de la vie surnaturelle,
à l'effet de conserver la grâce et de mouvoir la créature raison-
nable à des actes surnaturels, nous le demandons derechef : pour-
quoi prétendre que Dieu n'habite pas daus les pécheurs? Ne con-
serve-t-il pas en beaucoup d'entre eux des principes de vie surna-
turelle, la foi et l'espérance ? Ne concourt-il
:
pas avec eux, par
I influence de la
;
grâce actuelle, à la production des actes préparâ-
mes à la justification?
M. l'abbé Oberdoerffer répond Cette objection n'est dénuée
: ce pas
j " de fondement. On peut dire
que l'existence de Dieu dans les pé-
" clieurs
j par la grâce actuelle est une ombre de la présence qu'il a
" dans les justes. Mais la puissance opérative qui sanctifie la

(0 ÎViV.
] sess. XIV, cap. iv.
W «Hccmidum solam gratiam gratum facientem mittitur et procedit temporalité!-
;
(3'|dh-i,na per-
'
"
"' S' T"- Sum' ThcoL> l> t- XL1,i' a- 3-
tu,
a'ia
" ;N>u"a pcrfectio superaddita subslantiaîfacit, Deumesse inaliquo sicut objec-
'°:"UI'um et amatum, nisi gratia; et ideo solagratia facitsingularem moduni essendi
Ùeu
m "> rébus
». S. Tu. Sum. Theol., 1, q. vin, a..3, ad 4.
HEVUE THOMISTE.
— 4° ANNÉE.
— 31
462 REVUE THOMISTE

ce créature et l'élève jusqu'à la ressemblance divine, établit en elle


ce une présence de Dieu si singulière et si sublime que la raison
ce
humaine est incapable de la concevoir et de la comprendre par-
ce
faitement. C'est donc avec raison que cette présence est appelée
ce
la présence et l'habitation de Dieu par excellence (1). »
Que la présence de Dieu dans les justes, auxquels il confère
avec la grâce qui les justifie, tout ce magnifique cortège de vertus
infuses et de dons du Saint-Esprit qui accompagnent la grâce
sanctifiante, puisse légitimement être appelée l'habitation de Lieu
par excellence, du moins pendant l'état de voie, nous n'y contredi-
sons pas. Mais, si le mode spécial de présence, qui est le fruit et la
conséquence de la mission invisible ou de la donation d'une per-
sonne divine, consiste essentiellement à soutenir la grâce, à con-
server les dons gratuits qui sont en nous les principes de la vie
divine, à nous faire accomplir des actes surnaturels, nous ne con-
cevons plus pourquoi on ne peut pas dire, en rigueur de termes,
que Dieu habite véritablement dans les pécheurs qui ont conservé
la foi et l'espérance, et pourquoi cette présence n'est qu'une ombre
de celle quis possèdent les justes. Qu'elle soit moins parfaite,
d'accord; qu'elle soit d'une autre nature, non seulement rien ne le
prouve, mais tout, au contraire, nous autorise à le nier. Celle
explication n'étant pas satisfaisante, il en faut chercher une autre
plus plausible. i

III

Un savant chanoine régulier qui enseignait la théologie à Mu-


nich au commencement du siècle dernier, Gaétan Félix Veram,
pensa l'avoir trouvée. Après avoir examiné avec soin l'explication
thomiste, ne parvenant pas à comprendre comment la présent
de Dieu dans les justes, en tant qu'objet de connaissance e.
d'amour, pouvait être une présence réelle et physique, puisqu 011

peut connaître et aimer des choses absentes (2), — toujours


(1) Dr OiiEnDOEiw-FER. De inliàbit, Spir. S., loc. cit. p. 33.
(2) ce Censent plures Thomistaî, personas divinas esse in justis tanquam objoc!"1"
gnitum in cognoscente, vel amatum in amante. Sed hoc videtur captu difficile, epi" r1

sumus cognoscere, et amare res omniuo dissitas, adeo ut objecta ita cognita, et ii"w '
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 463

même objection — il se tourna d'un autre côté. Volontiers, nous


dit-il, il aurait adopté, par motif de piété, l'opinion qualifiée de
pieuse par Suarez, d'après laquelle la grâce sanctifiante et la cha-
rité réclament par elles-mêmes, en vertu d'une exigence conna-
lurelle, la présence intime, vraie, personnelle de Dieu dans l'âme
sainte, si la raison avait pu également le lui persuader; mais,
ajoute-t-il mélancoliquement, les fondements sur lesquels repose
ce
sentiment ne sont pas assez convaincants (1).
Et après s'être mis en quête d'une explication mieux fondée,
voici celle qu'il propose, ce Je pense, dit-il, que le mode nouveau

«
et spécial suivant lequel la personne divine se trouve dans la
«
créature raisonnable en raison de la grâce sanctifiante, consiste
« en ce que Dieu est présent à l'âme comme un époux à son
« épouse, un ami à son ami intime, ou mieux encore comme un
« père est dans son fils tendrement aimé et l'objet constant de ses
«
pensées, de ses affections, de sa sollicitude à lui créer une posi-
«
(ion brillante : car, en faisant de l'homme un ami et un fils adop-
te
tif de Dieu, la grâce sanctifiante exige que Dieu prenne de lui
« un
soin tout spécial, qu'il l'entoure d'une providence particu-
«
lière.
Par cette façon de parler, ajoute le docte chanoine, il est
«

«
facile de comprendre que Dieu est dans les justes d'une manière
« tout à fait distincte de celle par laquelle il se trouve en toutes

« choses par son essence, sa présence et sa puissance ; car si sa

providence est universelle et s'étend à tous les êtres, elle est plus
I

« attentive à l'égard du juste, en raison même de l'amour dont il

« est l'objet. Aussi, quand, par le don de la grâce sanctifiante, les

« personnes divines sont envoyées pour la première fois à


une
" créature raisonnable, celle-ci commence d'être aimée par Dieu
" d'un amour spécial, d'être gouvernée d'une manière particulière;

IIet l'on comprend ainsi comment les personnes divines se trou-


11Vent, en vertu même de leur mission invisible, présentes d'une

mcognoscente secundum proprium esse reale, quod habent in se, sed ad summum in
' °ne cogniti : quo pacto non recte dicerentur-personai divinoe esse in justis ex vi mis-r
"s, cum peccatores etiam cognoscunt
.
per habitum fîdei. personas divinas, adoo ut istrc
feo cognito dicanlur esse in peccaloribus
». VEHANI, Theologia speculativa universa,
Ul. de Trin., disp. XV, sect.
vu, n. 3.-
' " liane sententiam Suarez vocal piam, et ob pietatem, libenler ipsi adhoercrem, si
ra-
ciiam mihi suaderet ; etenim raliones, quibus innititur, non adeo couvincunt
., £rww> ».
«'*«., n. 4.
464 REVUE THOMISTE

ce
nouvelle manière dans les justes. En effet, si l'on peut dire, cou.
ce
formém.ent à l'adage bien connu, que l'âme se trouve plus dans
ce
l'objet qu'elle aime que dans le corps qu'elle anime, parce que
ce
toutes ses pensées, toutes ses sollicitudes se portent vers l'objet
ce
aimé, on peut affirmer également, avec non moins de vérité
« que par la grâce sanctifiante, les personnes divines se trouvent
« d'uue manière nouvelle et spéciale dans les justes, en raison de

ce
la providence particulière dont ils sont l'objet (1). »
Nous admettons sans difficulté cette providence spéciale, cette
sollicitude paternelle de Dieu à l'égard des justes ; et quand il s'agit
de ceux qui possèdent la grâce non point seulement pour un temps,
mais qui doivent la conserver jusqu'à la fin, ou du moins la recou-
vrer un jour pour ne plus la perdre, c'est-à-dire des élus, cette
providence a, en théologie, un nom particulier, elle s'appelle la
prédestination. Mais cette sollicitude de Dieupour ceux qui l'aiment
et qui en sont aimés, si attentive qu'on la suppose, ne suffit point,
par elle-même, pour leur procurer une présence à la fois substan-
tielle et spéciale de la divinité, comme le reconnaît du reste très
loyalement l'ancien professeur de Munich (2).. Son explication
n'entraîne point une véritable habitation, une présence effective
et réelle de Dieu dans l'âme en état de grâce, distincte de la pré-
sence d'immensité, mais une simple union d'affection. Mais, se
hâte-t-il d'ajouter : la grâce et l'amour d'amitié n'exigent point
une présence physique et réelle de Dieu dans l'âme juste (3).
A l'encontre de cette opinion, nous avons établi dans un précé-
dent article, et prouvé, croyons-nous, jusqu'à l'évidence, que la
mission invisible ou la donation d'une personne divine, réalisée à
chaque collation ou accroissement de la grâce sanctifiante, impliqu"
au contraire une présence nouvelle et substantielle de la divinité.
par conséquent une présence vraie, réelle, physique, et non pas

(1) VEIUNI. loc. cit.. n. H-12.-


(2) e< Licet Deus dicatur esse in justo ut amicus in amico, inde non sequitur proescnlin pli}"
sica personne misses in crealura, ad quam dicitur raissa; etonim ex eo quod amicus inl"11''
diligatur, non constituitur per hoc physice proesens amico intime diligenti; seil taiiH" 11

affective et objective, ut objectum intime amatum. Ergo, licet Dous per gratiam r;i-a!«n
facientem dicatur esse in crealura rationali, ut amicus in amico intime dilecto, non seepi»'!
prajsentia pbysicaDei in creatura amata ratione donorum gratioe ». VEIJANI,' Mil., "

(3) « Amor, quem crealura rationalis elicit in statu via; circa Dcum, non exigit toi'"110'
ad Deum ut bonum intime proesens per realem et physicam praîsentiain amati » --'"'
n. 14.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 465

seulement objective et morale. Nous verrons plus loin que l'amour


de charité exige, lui aussi, une présence effective de Dieu dans
l'âme sanctifiée et ne saurait se contenter d'une simple union
d'affection.

IV

Pour compléter rénumération des opinions plus ou moins


défectueuses relatives à la manière d'entendre et d'expliquer l'ha-
bitation du Saint-Esprit dans les justes, ce serait ici le lieu d'exa-
miner et de juger la célèbre théorie de Petau, d'après laquelle
l'inliabitation divine par la grâce est propre à la personne du Saint-
Esprit, au lieu d'être, suivant le sentiment général des théologiens,
commune à toute la Sainte Trinité et simplement appropriée à la
troisième personne; mais cette question demande une étude à
part, que nous aborderons en son temps.
Mal accueillie à son apparition et jusqu'à notre époque par les
écoles théologiques qui l'ont communément réprouvée, cette
théorie a trouvé de nos jours une certaine faveur auprès de quel-
ques individualités de France et d'Allemagne. Elle a eu notamment
pour défenseur et pour patron un religieux français, prématuré-
ment enlevé à son Ordre, qu'il honorait par ses talents et à l'Eglise
qu'il édifiait par son zèle, le R. P. Ramière de la Compagnie de
Jésus. Il s'est malheureusement donné le tort de critiquer incon-
sidérément la doctrine de saint Thomas sur l'habitation du Saint-
Esprit, plutôt sur le mode d'explication de ce consolant mys-
ou
tère; et il a aggravé son cas en accusant sans preuves, et contre
toute vérité,
un certain nombre de théologiens de l'école thomiste
•'avoir, cette même question, soutenu une erreur condamnée-
sur
Par le chef de leur école. Qu'on en juge par les paroles suivantes
'lu Révérend Père, empruntées à intitulé
un ouvrage : Les espé-
f«Mces de l'Église.
-

(! Saint Thomas déclare qu'on ne peut sans erreur soutenir


que
" le Saint-Esprit n'est donné à l'âme juste autrement que par
pas
" ses dons. Il faut bien
avouer pourtant que lorsqu'il s'agit
" d expliquer
en quo'i consiste cette union de l'âme juste avec
466 REVUE THOMISTE

ce
l'Esprit-Saint, saint Thomas semble la réduire à la possession
ce
des habitudes surnaturelles et à la production des actes oui
ce
résultent de ces habitudes. D'après lui, en effet, Dieu serait dans
ce
l'âme sainte d'une manière particulière en tant qu'il, est mieux
ce connu et mieux aimé par elle.
Mais, comme l'observe très justement Suarez (1), borner là
ce

ce
l'union du Saint-Esprit avec l'âme juste, c'est dire précisément
ce que lé Saint-Esprit n'est uni à cette âme que par ses dons. Aussi
ce
Suarez ne pense-t-il pas que ce soit là la dernière expression
ce
de la pensée du docteur angélique. Mais il faut bien avouer que,
ce
parmi les théologiens de l'école thomiste, plusieurs ont admis
ce
cette doctrine dans toute sa rigueur. Ils ont été bien plus loin
ce encore : ils se sont demandé si, en vertu de la grâce, le Saint-
ce
Esprit devrait être présent dans l'âme juste, supposé qu'il n'y
ce
fût pas présent par son immensité, et ils n'ont pas craint de
« répondre négativement; c'était tomber manifestement dans
ce
l'erreur que saint Thomas avait réprouvée ; c'était dire que le
ce
don du Saint-Esprit à l'âme juste n'était qu'une simple figure
ce
de langage; c'était par conséquent se mettre en contradiction
ce avec tous les témoignages de l'Ecriture qui prouvent la mission
« de ce divin Esprit. Aussi la partie la plus saine des théologiens,
« après Suarez, réprouve cette opinion (2). »
Et après avoir apporté quelques textes des saints Livres pour
établir que la personne même du Saint-Esprit nous est donnée
avec la grâce, le fils de saint Ignace ajoute : Cette
ce
vérité esl très

ce
clairement enseignée par les théologiens scolastiques, quoique
ce
dans leurs explications ils ne soient pas toujours aussi clairs
« qu'on pourrait le désirer, et qu'ils ne lui donnent pas tous les

ce
développements qu'elle aurait mérités.
II est vrai que ce dogme, si bien fait pour nourrir la piété,
ce

ce
appartient autant à la théologie ascétique qu'à la théologie dog-
cc
matique. Aussi Dieu semblait-il en réserver la complète main-
te
festation aune école de théologiens ascètes qui, tout en nom''
« rissant l'esprit, s'attachent à enflammer le coeur. Nous n'en cite-

ce rons que deux, par lesquels la doctrine que nous voudriez

(1) SUAREZ. De Trin.,\. XII, cap. v, n. 10.


(2) RAMIÈRE. Les espérances de l'Eglise, Appendice, note xu.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 467

inculquer à nos lecteurs semble avoir été parfaitement expo-


a
sée('i). » Ces deux théologiens ascètes sont les Pères Dupont et
«
Lessius de la Compagnie de Jésus.
Nous ne savons l'impression que produira sur nos lecteurs celte
façon de présenter et d'apprécier le sentiment de saint Thomas ;
mais nous avouerons franchement qu'elle nous paraît, à nous,
quelque peu irrévérencieuse. D'une part, en effet, on nous montre
saint Thomas taxant d'erreur l'opinion d'après laquelle le Saint-
Esprit ne serait pas personnellement présent dans l'âme juste et
n'y viendrait que par ses dons ; de l'autre, on nous le représente
exnliquant cette union de telle sorte qu'il semble la réduire à la
ce

«
possession des habitudes surnaturelles et à la production des
actes qui résultent de ces habitudes », c'est-à-dire aboutissant
<e

en définitive à dire
ce
précisément que le Saint-Esprit n'est uni à
«
cette âme que par ses dons ». Et c'est à saint Thomas, au prince
de la théologie, à celui sur les ailes duquel, au dire de Léon XIII,
ce

la raison humaine a été portée jusqu'aux sommets les plus


sublimes, à tel point qu'il semble presque impossible qu'elle puisse
monter plus haut (2) », qu'on ose prêter une pareille antinomie,
une si lourde contradiction Et !l'on charge Suarez de le redresser !

Suarez est trop souvent en désaccord avec saint Thomas pour


qu'on éprouve une bien vive surprise à voir son opinion citée une
fois déplus comme opposée à la doctrine de l'Ange de l'Ecole ;
cependant, dans le cas présent, ce reproche ou cet honneur (comme *
on voudra) serait immérité. En effet, après avoir déclaré que, en
raison de la charité qui est une amitié parfaite entre Dieu et
l'homme, l'Esprit-Saint demeure dansle juste comme dans un ami,
auquel il est intimement uni, ou plutôt comme dans un temple,
qu'il a lui-même orné de dons précieux, et où il veut être adoré,
Suarez ajoute : Ce mode de présence et d'inhabitation, indiqué
ce

l< par les saintes Lettres, n'est point en opposition avec l'explica-
<(
tion donnée par saint Thomas, il n'en est qu'un éclaircissement.
Car par la grâce et la charité Dieu demeure en nous comme
(<
un

(1) RAMIÈIIE,
loc. cit.
U) Rationem, ut
e<
par est, a fide apprime distinguens (Angelicus Doctor), utranique
lncn amice consocians, utriusque tum jura conservavit, tum dignilati consuluit, ita
P'elem ut ratio ad humanum fastigium Thomaî pennis erecta, jam 1ère nequeat subli-
m'us assurgere
». Ex. Epist. Encycl. LEONIS PAIVU XIII, Alternï Patris.
468 REVUE THOMISTE

objet connu et aimé, non pas d'une manière quelconque et pure-


ce

ment objective, mais à la façon d'un ami intimement présent et


ce

« existant réellement dans celui qui l'aime, le


pour garder et le
ce
régir tout particulièrement, et recevoir, au fond de son coeur
ceson culte et ses adorations (1) ».
Ainsi, au jugement de Suarez lui-même, quand saint Thomas
nous dit que, par la grâce et la charité, Dieu devient présent it
l'âme juste, non plus seulement par son immensité, mais d'une
présence nouvelle et spéciale, comme objet dé connaissance et
d'amour, il ne s'agit point d'une présence purement objective et
morale, comme il est, par exemple, dans un philosophe qui le
connaît et l'aime d'une connaissance et d'un amour naturels; ou
encore, comme il est dans un pécheur qui le connaît par la Met
l'aime d'un amour de concupiscence; mais il s'agit d'une présence
vraie, réelle, substantielle, en sorte que si, par impossible, Dieu
n'était pas déjà présent par son immensité dans cette créature de
prédilection, il viendrait réellement en elle par la grâce. Il est
facile de voir par là que l'exposition de la doctrine thomiste, faite
par le R. P. Ramière, n'est vraiment pas, au jugemant du Doctor
eximius lui-même, ce la dernière expression dé la pensée du Doc-
ce
teur Angélique ». !

Lorsque le maître, et quel maître! est traité avec si peu de


déférence, nul ne s'étonnera de voir les disciples rudement mal-
menés à leur tour. Écoutez plutôt : Il faut bien avouer que parmi
c<

« les théologiens de l'école thomiste, plusieurs on ne nous dit



« pas lesquels, et pour cause — ont admis cette doctrine (que
« l'Esprit-Saint n'est uni aux justes que par ses dons) dans toute
cesa rigueur. Ils ont été bien plus loin ils
encore; se sont demandé

(i) « Hune certe proesentiiE et inbabilationis modum indicant sacroe Litteroe in '0C1S
citatis. Nec est alienus ab explicatione D. Thoma;, sed quaîdam declaratio illius. ^ni
per gratiam et charitatem manet Deus in anima ut objectum cognilum et amatum, n 0"
utcumque, sed per modum amici intime dilecti, qui non utcumque objective dicitur esse
in amante, sed tanquam bonum intime prassens et intra ipsum amantem existons, u
eum peculiariter custodiat, et rogat, et ab eo in corde suo colatur, et adoretur ». FUAHEZ>
De Tri*., 1. XII, cap. v, n. 13-14.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 469

si, en vertu de la grâce, l'Esprit-Saint devrait être présent dans



pâme juste, supposé qu'il n'y fût pas présent par son immensité,

et ils n'ont pas craint de répondre négativement; c'était tomber
manifestement dans l'erreur que saint Thomas avait réprou-
(1

«
vée (1) ».
Jésuite a-t-il puisé ses informations ? Serait-ce
«<

Où donc le docte
encore dans Suarez? S'il en est ainsi, il faut avouer qu'il n'a pas
été heureux dans l'intelligence d'un auteur qui devait pourtant lui
être familier. On y lit bien effectivement, à l'endroit où nous
renvoyait tout à l'heure le Révérend Père, que certains auteurs
récents, moderni aliqui, ne font pas difficulté d'admettre que
l'inexistence de Dieu dans la créature raisonnable entant qu'objet
de connaissance et d'amour n'exige point, par elle-même, la pré-

sence réelle et substantielle de l'objet connu et aimé. Et si on leur


fait observer que, dans celte hypothèse, ce n'est pas la personne
même du Saint-Esprit, qui est communiquée, mais uniquement
ses dons, ils répondent que ce divin Esprit est donné aux justes en
ce sens que, là où il était déjà par son immensité, il y opère les
effets de la grâce (2). Ce qui, pour le dire en passant, n'entraîne
nullement la venue réelle et effective de Dieu dans une âme, ni sa
présence substantielle à un titre nouveau, et n'est qu'une simple
extension de la présence d'immensité (3). Quant aux théologiens
de l'école thomiste, il n'en est fait aucune mention. Quels sont
donc alors ces auteurs récents visés par Suarez ? Rien ne l'indique
au moins directement ; car celui-ci ne nomme personne. Toute-
lois, si l'on
compare le texte de Vasquez avec l'exposé précédent,
d ne sera
pas malaisé d'y reconnaître l'opinion de ce théologien.
An reste, la réserve quelque peu insolite de Suarez aurait dû

(0 RAMIÈRE. Les espérances de l'Église. Appendice, note xn.


(-) « Propter hcec moderni aliqui concedunt, hune modum existendi Dei in creatura
'"iionali. non esse talem, ut ex vi illius Deus sit realiter et per essentiam in illa, quia
so "n cognitione, et affectu actuali vel habituali in illa esse dicitur. Quod si inferatur
5ecundnm hune modum non dari personam Spiritus Sancti, sed doua ejus; respondent,
''"' °piritum Sanctum solum, quia ibi, ubi antea erat per immensitatem, effectus gratia3
"iwatur ,,. SuAMiz. De Trin., lib. XII, cap. v, n. 11.
I-') At profecto hoc non transcendit modum existendi Dei in creatura per potentiam,
ee

I > wodus quasi extensive augetur per novum effeclum ; et per extrinsecam denominatio-
m'!u ipS0- TJnde non fit, Deum incipere esso novo modo in anima, qui sit distinctus
' tribus. Nec videtur sufficere, ut Deus ipse veniro aut milti dicatur, cum ex vi
..
' s nioeli non constituatur ibi Dei subslantia prtcsens, nec novo titulo ibi adsit, secun-
111 sua«imet personam. » SUAREZ, ibid.
4"?0 REVUE THOMISTE

donner à penser à notre honorable adversaire. Mais sans se de-


mander si par hasard il ne s'exposait pas à frapper sur les siens
et persuadé d'instinct que les tenants d'une opinion erronée
ne
pouvaient être que des Thomistes, il fonce sur ces malencontreux
théologiens avec la furia des anciens preux chargeant le Sarrazin
et, après avoir frappé d'estoc et de taille et terrassé l'ennemi, il
revenait triomphant, en remerciant sans doute la divine Provi-
dence d'avoir, dans sa bonté, ce réservé la complète manifestation
ce
de ce dogme, si bien fait pour nourrir la piété, à une école de
ce
théologiens ascètes qui, tout en nourrissant l'esprit, s'attachent
ce
à enflammer le coeur. »
Malheureusement pour le R. Père, les théologiens de l'école
thomiste se sont toujours fait un devoir et un honneur de ne
s'écarter en rien de la doctrine de saint Thomas ; et spécialemcnl
sur la question présente, si nous en croyons un Rév. Père Jésuite,
.
qui s'est fait, depuis peu, un nom en Allemagne, ils l'ont suivi à
l'unanimité : sequuntur eum THOMISTiE OMNES (1). Chacun sait,
par ailleurs, que les représentants en quelque sorte officiels de
l'opinion condamnée par Suarez, ceux que visait très probablement
cet auteur, ne sont autres que Gabriel Vasquez et Alarcon, con-
temporains et compatriotes de Suarez, appartenant comme lui s.
une tout autre école qu'à celle de saint Thomas.
Quant aux deux théologiens ascètes cités par le Père Ramière,
comme ayant, à son avis, parfaitement exposé la doctrine de
l'habitation du Saint-Esprit, ils enseignent bien effectivement que
l'Esprit-Saint est présent dans l'âme juste non seulement par ses
dons, mais encore par sa substance ; mais en quoi consiste celle
habitation, comment faut-il concevoir ce nouveau mode de pre-

Le témoin en question, dont on ne sera pas tenté de suspecter ici l'impartial''0,


(1)
n'est autre que le R. P. Pesch de la Compagnie de Jésus. Dans ses Prselectiones <'».'/'
maticoe, actuellement en cours de publication, après avoir'prouvé par l'Ecriture et 10
Pères la proposition suivante : In missione invisibili non dona tantum creata, sei Vs"
quogue personoe divinoe substantialiter donantur, le savant Jésuite la confirme par a"
I

rite des théologiens scolastiques, notamment do saint Thomas. Ppst Petrum Lomlmr
e<

duin, inquit, doctores scholastici vix non.omnes liane doctritnamut indubitatam tradvnl.
S. Thomas in expositione illins distinctionis (I, dist. xiv). Idem in Summa (I, q. "> a' ''
Sequuntur eum Thomistoe omnes. Cf. e. g. ex veteribus Ilerveus Natalis (in I, cl. '!'> '('
a. 2),ex recentioribus Bannez adhl.. : « Certum est homini non solum dari in justilici1"
ipsa dona gratiaî et caritatis, etc., sed etiam personam ipsam Spiritus sancti se'-u 11'
substanliam. Hrec sententia est adeo certa, ut oppositum sit error. » PESCII S. •' •
^

Deo trino, sect. v, prop. LXXXIX.


DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 471

sence, c'est ce qu'ils ne disent d'aucune façon, au moins dans les


extraits donnés par le Rév. Père. Ce qui ne l'empêche pas
d'ajouter : II n'est dans cette grande question qu'un seul point
ce

sur lequel plane encore quelque obscurité. C'est la part spéciale du


Saint-Esprit, dans cette oeuvre de sanctification qui lui est partout
attribuée dans les saintes Ecritures. Deux choses sont indubita-
bles : d'abord que le Saint-Esprit ne saurait venir habiter dans l'âme
juste, sans que les autres divines personnes y habitent avec lui.
Aussi Notre-Seigneur dit-il que si quelqu'un l'aime il sera aimé de
son Père, et que les trois divines personnes viendront en lui et fe-
ront en luileur demeure (1). D'un autre côté, ce n'est certainement
pas sans motif que la mission qui a pour objet la sanctification des
âmes est attribuée au Saint-Esprit et non auFils. Sidans cette mis-
sion il n'y avait rien de propre au Sain t-Esprit, s'il ne faisait rien que
le Père et le Fils ne fissent également, il ne serait donc pas réelle-
ment envoyé par le Père et le Fils, et les assurances si positives
que Jésus-Christ nous donne dans le discours après la Cône, qu'il
nous enverra ce divin Esprit et que son Père nous l'enverra en
son nom, ne seraient que de vaines paroles. Il faut donc admettre
nécessairement (?) qu'il y a entre l'âme juste et l'Esprit-Saint une
union qui ne s'étend pas de la même manière aux autres per-
sonnes. Mais quelle est cette union? C'est ce que le Père Petau lui-
même n'ose déterminer (2) ; on nous permettra de n'être pas plus
hardi que lui (3). »
Voilà donc où devait aboutir la fière assurance d'un écrivain qui
ne craignait pas de gourmander saint Thomas lui-même sur sa
façon ee
d'expliquer en quoi consiste l'union de l'âme juste avec
l'Esprit-Saint», et de faire des théologiens de l'école thomiste je
ne sais quelsboucs émissaires que l'on chargeait libéralement des
erreurs du peuple : d'une part, à un aveu d'impuissance pour l'ex-
plication d'un dogme qu'on nous avait cependant représenté
comme inondé de lumière par Petau, Lessius, Corneille de la
t rerre et les grands auteurs ascétiques français du xvn° siècle (4)
;
(') Joan., xiv, 23,
iy PETAU. I)e Trin., 1. VIII,
cup. vi.'n. 6.
w) RAMIÈRE. Les espérances de l'Eglise. Appendice, note xu.
y') e( Ce n'est pas que ce dogme ait été ignoré par les Docteurs scolastiques à
:
'MI ne plaise! Les plus grands d'entre
eux, saint Thomas, saint' Bonavenlure,
Sandre de Halos, l'ont au contraire exprimé très distinctement. Mais le temps n'était
llls encore venu où
ce germe béni devait recevoir, son plein épanouissement. Aussi,
472 REVUE THOMISTE

de l'autre, à l'affirmation d'une union spéciale de l'Esprit-Saint


avec nos âmes, laquelle appartiendrait en propre à la troisième
personne de la sainte Trinité et ne s'étendrait pas de la même
manière aux deux autres : affirmation gratuite et dénuée de fon-
dements, réprouvée par la partie la plus saine et la plus nom-
breuse des théologiens, sans en excepter ceux de la Compagnie de
Jésus, comme nous le verrons plus loin.

YI

Après toutes ces tentatives infructueuses aboutissant invaria-


blement, en dehors de l'opinion de Petau, la plus improbable de
toutes, à l'une ou à l'autre de ces deux hypothèses : ou d'une pré-
sence substantielle de Dieu dans les justes, mais en qualité de
cause efficiente, présence commune à tous les êtres et ne différant
qu'accidentellement dans les saints de .ce qu'elle est dans les
pécheurs et même dans les êtres inanimés; ou d'une présence spé-
ciale aux êtres raisonnables doués de la grâce, mais purement
objective; il est temps d'aborder enfin une doctrine qui satisfasse
pleinement aux données de la foi, et qui puisse expliquer, autant
quand les disciples de ces grands maîtres ont cherché à expliquer la nature de celle
union que la grâce sanctifiante établit entre l'âme et le Saint-Esprit, plusieurs d'entre
eux la réduisent à une simple métaphore. »
L'auteur insère ici une note par laquelle il renvoie son lecteur à l'appendice n. XII,
où il lui apprend que ces négateurs de la présence vraie et substantielle do l'Esprit
Saint dans les justes appartiennent à l'école thomiste. Nous avons vu plus haut ce qu'il
faut penser de cette imputation. Reprenons maintenant le texte du P. Ramière; il <sl
intéressant et ne manque pas de saveur.
ce
Le grand restaurateur de la scolastique au XVII" siècle, Suarez, pense tout autre-
ment; il prouve par des arguments irréfragables la vérité de cette union ; mais ce pwnl
était alors tellement contesté dans l'école, qu'il n'ose donner son sentiment que connue
plus probable. »
iV. B. — Le R. P. Pesch affirme, au contraire, que les Docteurs scoîasliquo?, a
quelques exceptions près, tenaient tous cette doctrine pour indubitable : Doctorcs scliole*-
tici vix NON OMNES liane doctrinam ut indubitatam tradunt. Les thomistes étaient Ions 'le
cet avis, et Bannez en particulier déclare ce point tellement; certain qu'il ne craint pus "e
taxer, lui aussi d'erreur, à l'exemple de saint Thomas, l'opinion opposée : Hoec sentent"
est adeo cerla, ni opposilum sit error. Il faut avouer que le prétendu fondateur de ce épie

certains affectent d'appeler le néo-thomisme était, ici du moins, assez fidèle au v'a
thomisme. Poursuivons.
ce
L'heure est venue pourtant où toutes les ombres vont se dissiper. Petau, Lessiu-i
Corneille de la Pierre, et après eux les grands auteurs ascétiques français "
xvii" siècle inondent ce dogme de lumière; mais ils confessent avec regret qu'"
encore bien peu connu. » RAMIÈRE. Les espérances de l'Église, 3» partie, chap. iv, ai'1' '
DE L'UABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 473

du moins que la chose est possible ici-bas, la nature de cette pré-


puce de l'Esprit-Saint, à la fois substantielle et spéciale, que la
o-râce sanctifiante vaut à l'âme juste, sans sacrifier ni l'une ni
l'autre de ces deux conditions, et sans introduire cette union
propre et personnelle au Saint-Esprit, que préconisait le P. Ra-
jnière à la suite de Petau. Il nous suffira pour cela d'exposer le
vrai sentiment de saint Thomas, non pas tel qu'il a été compris par
celui-ci ou celui-là, mais tel qu'il résulte des paroles mêmes et des
textes comparés de notre Angélique Docteur.
D'après l'enseignement de saint Thomas, Dieu peut-être subs-
tmitiellement présent à une créature de trois manières diffé-
rentes (1) : d'abord à titre d'agent, ou de cause efficiente, c'est le
mode ordinaire commun à tous les êtres sans exception; en
second lieu, comme objet de connaissance et d'amour, c'est la pré-
sence spéciale aux justes de la terre et aux saints du ciel ; enfin
en vertu d'une union hypostatique, c'est ainsi que le Verbe s'est uni
à notre humanité en Notre-Seigneur (2).
.

(1) « Deus dicitùr esse in re alicjua. dupliciter : uno modo per modum causse agenlis,
cl sic est in omnibus rébus creatis ab ipso; alio modo sicut objectum operationis est in
opérante, ejuod proprium est in operationibus animas, secundum quod cognitum est in
cognescente, et desideratum in desiderante. Hoc igitur secundo modo Deus specialiter est
in rationali creatura, quoe cognoscit et diligit illum actu vel habita. Et quia hoc habet
rationalis creatura per gratiam, dicitur esse hoc modo in sanctis per gratiam. » S. Tu.;
I, c|. vin, a. 3.
Un ajoutant aux deux modes précédents celui qui est indiqué dans la réponse ad 4m
(lu même article,
nous avons bien les trois modes de présence substantielle. Le troi-
sième est ainsi formulé : e< Est autem alius singularis modus essendi Deum in homine
per unionem. » Ibid., ad im.
(2) Ne. faudrait-il pas ajouter à ces trois sortes de présence de la divinité
un quatrième
modo d'inexistence substantielle, crue nous voyons, semble-t-il, réalisé dans la sainte
Eucharistie et dans l'âme qui reçoit cet auguste sacrement, et que l'on pourrait appeler
Sii présence sacramentelle'! Nous ne le pensons pas. Sans doute, Dieu est très-réellement

prôsont dans le sacrement de nos autels, puiseme, suivant la définition du saint concile
"e l'rcnte (sess. XII, cap. i, et can. i.), l'Eucharistie contient véritablement, réellement,
subslnntiellomént, lé corps, le sang, l'âme et la divinité de Noti-c-Seigneur Jésus-Christ,
P'i" conséfjuent, le- Christ tout entier, sous les espèces du pain et du vin mais cette
;
présence de la divinité ne constitue pas un mode nouveau et distinct des autres.
^° qui est nouveau, c'est la manière d'exister que l'humanité du Verbe possède dans
esaint sacrement, et qui est fort différente de celle qu'elle a dans le ciel. Dans la sainte
loslio, le corps du Sauveur est contenu tout entier; et quoique composé de parties, il
"y occupe pas d'étendue, il y est à l'instar, d'une substance spirituelle; c'est ce qui
Wslitue son état sacramentel par opposition-à son état connaturel. Mais dans quelque
.*"• 'lies l'on considère l'humanité du Christ,.elle
conserve avec sa divinité un genre
"'lion qui ne varie pas et .qui est toujours le môme, une union hypostatique. C'est
.
ce
1" résulte clairement des paroles du concile de Trente, lorsqu'il déclare
que, aussitôt
lMes la consécration, le vrai
corps et le vrai, sang de Notre-Seigneur existent sous les
474 ' REVUE THOMISTE

Le premier mode de présence est universel; il se renconir.


partout où il existe un effet quelconque de la puissance divine
naturel ou surnaturel ; car tout être créé, étant essentiellernen'
dépendant vis-à-vis de Dieu, ne peut ni arriver à l'existence ni s'v
maintenir sans l'action immédiate, et partant sans la présence
intime de son Créateur. Nous avons suffisamment expliqué plus
haut ce mode de présence pour être dispensé d'y revenir.
La présence de Dieu comme objet de connaissance et d'amour n'ap-
partient qu'aux créatures raisonnables, seules capables de le con-
naître et de l'aimer. Mais ce second mode de présence peut s'offrir
à nous sous une double forme qu'il importe extrêmement de bien
discerner, si nous voulons éviter la méprise dans laquelle sont
tombés un certain nombre de théologiens, et prévenir l'objection
que nous avons déjà rencontrée sur notre chemin, et qui revient
sans cesse sous la plume des adversaires delà doctrine de S. Tho-
mas. O.u bien, en effet, il s'agit d'une présence purement objective et
morale, ou, au contraire, il est question d'une présence effective
et réelle. Dans la première hypothèse, tous ceux qui connaissent
et aiment Dieu, fût-ce par une connaissance et un amour pure-
ment naturels, jouissent d'une certaine présence de Dieu; car i!
est dans leur intelligence par son image, son idée, sa similitude
intellectuelle ; dans leur volonté par un attrait qui les porte vers
lui, par un lien d'affection qui les unit à lui. Mais ce n'est point
là une présence vraie et réelle ; et, lors même que, par impossible,
Dieu résiderait exclusivement clans le ciel, il serait néanmoins
présent, de cette présence idéale et affective, à quiconque fait de
la divinité l'objet de sa contemplation et de son amour. Dans la
seconde hypothèse au contraire, c'est-à-dire, s'il s'agit d'une pré-
sence physique et substantielle, non seulement la connaissance cl

espèces du pain et du vin, ainsi C[ue son âme et sa divinité; toutefois le corps se trouve
sous l'espèce du pain en vertu même des paroles de la consécration, le sang et l'unie}'
sont également, mais par concomitance, en vertu de cette connexité naturelle qu'
réclame l'union de toutes les parties du Christ, lequel, une fois ressuscité d'cnlro les
morts, ne meurt plus ; quant à la divinité du Sauveur, elle est présente à cause île-- ccllc
admirable union hypostatique qui tient le corps et l'âme du Sauveur indissoluble»10'1
enchaînés à sa divinité. (Trid., sess. XIII, cap. n.)
Le fidèle qui communie reçoit donc directement et immédiatement le corps de ^°|'
Seigneur, et par concomitance, son sang, son âme et sa divinité. Le Père et le ft» 111

Esprit accompagnent eux-mêmes la personne du Verbe; car les trois personnes '
l'adorable Trinité, n'ayant qu'une seule et môme nature individuelle, sont necessau
ment inséparables ; partout où l'une d'elles se trouve, .les deux autres y sont éga^111011 '
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 475

l'amour naturels ne sont pas capables de faire habiter Dieu clans


une âme, mais ni la connaissance surnaturelle que donne la foi, ni
l'amour de concupiscence qu'engendre l'espérance, ne peuvent
donner un tel résultat; seule la grâce sanctifiante et la charité
nous valent, un si grand honneur (1).
Quant au troisième mode de présence substantielle, il ne se
rencontre que dans le Christ, par suite de l'union hypostatique :
union ineffable et incompréhensible, qui nous autorise à attribuer
au Fils de Dieu tout ce que fait ou souffre la nature humaine par
lui assumée; union admirable, qui donne un prix infini à chacune
des actions et des souffrances de l'Homme-Dieu, et lui permet, de
satisfaire, d'une manière adéquate, à la justice de Dieu outragé
parle péché.
Ces trois modes de présence se trouvent réunis en Notre-
Seigneur. En effet, Dieu est en lui, comme en toute créature, à titre
d'agent, conservant l'Humanité sainte du Sauveur qu'il a créée et
unie au Verbe. Il y est encore, par la grâce sanctifiante, de cette pré-
sence qui est spéciale aux justes et aux saints; car depuis le pre-
mier instant de son existence, l'âme du Christ connaît et aime
Dieu d'une connaissance surnaturelle accompagnée de charité;
elle le connaît, non à travers les ombres de la foi, mais clans les
clartés de la vision béatilique ; elle le possède aussi parfaitement
qu'il peut être possédé par une créature ; elle l'aime d'un amour de
jouissance consommée, aussi est-elle vraiment bienheureuse.
Enfin, comme couronnement de cette double union, déjà jiourtant
si parfaite, vient s'ajouter Yunion hyqjostatique, par laquelle le Verbe
communique à la nature humaine, qu'il a épousée clans le sein de
lu bienheureuse Vierge, subsistance,
sa propre en sorte que, sui-
vant la parole de l'Apôtre, la plénitude de la divinité habite cor-
l'orellement dans le Christ (2), étant unie non seulement à son
'"ne, mais encore à son corps (3).

(') <e Nulla alia perfoctio superaddita substantioe facit, Dcum esse in aliquo sicut
'jcclum cognitum et amatum, nisi gratia; et ideo sola gratia facit singularem modum
cssendi Dcum in rébus.
» S. Tu. I, q. vm, a, 3, ad 4m.
H « In ipso inhabitat omnis plenitudo divinitatis corporaliler. » Col. n, 9.
W « Gratia habitualis est solum in anima; sed gratia, idest, graluitum Dei donum,
lll0|l esl uniri divinaî
personaî, perlinet ad tolam naturam hnmanam, quoe componitur ex
' ""la et corpore. Et
per hune modum dicitur plenitudo divinitatis in Christo corpora-
cr "aliitare ; quia est unita divina natura non solum animas, sed etiam corpori. Dicunt
amC|uidam quod divinitas dicitur in Christo habitare corporaliler, idest, tribus modis,
476 REVUE THOMISTE

Et qu'on ne dise pas que l'habitation de Dieu par la grâce est


parfaitement inutile, sinon impossible, à une âme qui a l'incom-
parable avantage d'être unie personnellement au Verbe. Elle esl
si peu inutile que l'union hypostatique elle-même, sans la pos-
session et la jouissance de Dieu par les actes de l'intelligence et de
la volonté, ne suffirait pas pour béatifier cette âme. Dieu lui-même
la félicité subsistante, serait incapable de bonheur, s'il ne se con-
naissait pas et ne s'aimait pas ; car il ne pourrait sans cela jouir du
,

bien infini, et trouver, dans la contemplation de sa divine essence,


cette suprême délectation qui est requise pour la béatitude. Afin
donc que l'âme du Christ soit bienheureuse, elle doit avoir, en
outre de son union personnelle avec le Verbe, cette union à Dieu
par l'opération qui consiste dans la vision de la divine essence et
dans la fruition qui l'accompagne; et pour cela il lui faut une
grâce créée qui la dispose et la rende apte à produire des actes si
fort élevés au-dessus de toute puissance naturelle, et n'étant natu-
rellement à la portée que de Dieu seul (1).

VII

Cette doctrine de saint Thomas sur le triple mode de présence


substantielle que Dieu peut aAroir dans les choses, se trouve repro-
duite eii termes presque identiques à la question dès missions
divines (2). Le saint Docteur y ajoute pourtant un trait particulier

sicut corpus habet 1res dimensiones : uno modo, per essentiam, proesentiam etpotentiam,
sicut in ceteris creaturis; alio modo per gratiam gratum facientem, sicut in sanclis;
tertio, perunionem personalem, quod est proprium ipsi Christo. » S. TH., III, (]• n, ;1>

10, ad 2.
Necesse est ponere in Christo gratiam creatam. Cujus ratio necessitalis liinc
(1) «
sumi polest quod animse ad Dcum duplex polest esse conjunctio : una secundum osse '"
una persona, ejuoo singulariler est anima) Christi ; alia secundum operationem, <|n-° csl
communis omnibus cognoscenlibus, et amantibus Deum. Prima qnidem eonjune-lio sine
secundaad boatitudinein non sufficit: quia nec ipse Deus beatus essel, si se non cosino*-
ceret, et a.maret : non enini in seipso delectaretur, quod ad beatitudinem requii-ilnr. A"
hoc ergo quod anima Christi sit beata, proeter unionem ipsius ad Verbum in persona.
requiritur unio per operationem, ut scilicel videat Deum per essentiam, et videinlo frua"
lur. Hoc aulem excedit naturalem polentiam cujuslibet creaturaj, soli autem Deo se0""'
dum naturam suam conveniens est. Oportet igilur supra naturam animaî Chi'isti nlii]'111

sibi addi, per quod ordinetur ad proedictam beatitudinem; el hoc dicimus gratiam. Lni_
in anima Christi gratiam creatam ponere. » S. Tu. Qq. disput., de vent
-necesse est
q. xxix, a. 1.
(2) S. Tu. I, q. XLIII, a. 3.
.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 4.77

e[ de grande importance, sur lequel nous aurons à revenir; il dit


que par son opération, c'est-à-dire par ses actes d'intelligence et de
volonté, la créature raisonnable atteint Dieu en lui-même : sua
operatione attinyit adipsum Deum, Nous indiquerons plus loin le
sens et la portée de ces paroles.
Mais nous ne saurions passer sous silence un article magistral
où l'Angélique Docteur donne à sa pensée des développements plus
étendus, des explications qui la rendent plus accessible à notre
intelligence, mais qu'il n'a pas jugé à propos de reproduire plus
tard clans les oeuvres de sa maturité, où il condensait davantage la
doctrine. Voici cet article. Après s'être demandé si Dieu est en
toutes choses par sa puissance, sa présence et son essence; dans
les saints par la grâce, et dans le Christ par son être, il répond de
la manière suivante :
La distinction de ces modes provient en partie de la créature,
<e

«en partie de Dieu. Elle provient de la créature, en tant que


»
celle-ci est diversement ordonnée et unie à Dieu, non par une
«
simple diversité de raison, mais bien par une diversité réelle. En
e<
effet, comme on dit de Dieu qu'il est dans les choses suivant qu'il
«
leur est uni et en quelque sorte appliqué, il en résulte que là où
«lemode d'union et d'application,diffère, le mode de présence est
«lui-même différent. Or la créature est unie à Dieu de trois
«façons: d'abord, par une simple similitude, car tout être créé
« possède en lui-même une participation et une ressemblance de la

(>
bonté divine, sans toutefois atteindre la substance même de
«Dieu; c'est le mode ordinaire d'union, d'après lequel Dieu est
en
8 toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance. En

"second lieu, ce n'est plus par une simple similitude que la créa-
<( tare est unie à Dieu, mais elle l'atteint lui-même, considéré dans
" s;i substance,
au moyen de son opération : c'est ce qui a lieu
!1 quand elle adhère par la foi à la vérité première, etpar la charité
11 a la bonté souveraine; tel est le second mode, suivant lequel
<<uicu existe d'une manière spéciale dans les saints,
en vertu de
"l;i grâce. En troisième lieu, la créature atteint Dieu
non plus
'seulement par son opération, mais par son être ce qu'il ne faut
;
l)lls entendre de l'être qui est l'acte de l'essence;
car nulle créa-
«l'cne peut se changer en Dieu, mais de l'être qui est l'acte de
'^'postase ou de la personne, à l'union de laquelle la nature
HEVUE T1I0MISTE.
— 4° ANNÉE.
— 32.
-478 REVUE THOMISTE

ce
créée a été élevée : tel est le dernier mode suivant lequel ])je,.
ce
est dans le Christ par une union hypostalique.
Considérée du côté de Dieu, la diversité des modes d''unj011
ce

ce
n'est point réelle, mais seulement rationnelle ; elle provient de ce
ce que l'on distingue en Dieu l'essence, la puissance et l'opération
ce
Or l'essence divine, étant absolue et indépendante de toute eréa-
cc
fure, ne se trouve dans les êtres créés que parce qu'elle les rap-
cc
proche d'elle-même par son opération; et en tant qu'elle opère
ce
clans les choses, elle est en elles par présence, car il faut que
ce
l'agent soit présent de quelque manière à son oeuvre; et parce
ce que l'opération divine ne. se sépare pas de la vertu active d'où
ce
elle émane, on dit que Dieu est dans les choses par sa puissance;
ce
enfin, comme la vertu ou la puissance de Dieu est identique à
ce son essence, il en résulte que Dieu est dans les choses par son
ce essence (1). »
Tels sont, d'après saint Thomas, les trois modes de présence
substantielle que Dieu peut avoir dans une créature, les trois
sortes de rapprochement et d'union qui peuvent exister entre le
Créateur et l'oeuvre de ses mains. Du côté de Dieu, union avec ht
créature, avec toute créature, à titre d'agent, pour la conserverai
la mouvoir à ses différents actes;.union avec la créature raison-
nable et sainte comme objet de sa connaissance et de son amour : enlin
union avec la nature humaine par assomption de cette nature ti-
son élévation jusqu'à la personnalité divine pour constituer ce com-
posé admirable que nous appelons l'Homme-Dieu. Du côté de la
créature, union avec Dieu^oer simple similitude, c'est-à-dire par
les dons créés qui lui ont été départis comme autant de partici-
pations et d'imitations analogiques de la divine bonté; union pur
l'opération, c'est-à-dire par les actes de l'intelligence et de lu

volonté, au moyen desquels l'être créé se porte vers Dieu, vérité


première et souverain bien, l'atteint en lui-même et le possède an
point de pouvoir en jouir d'une manière initiale pendant l'étal
de voie, en attendant la jouissance consommée qui aura lieu dan-1-
le ciel; union enlin dans l'unité de personne avec Dieu, que lai 01

nous montre réalisée en Jésus-Christ, dont l'humaine nalm' 0

subsiste par la subsistance même du Verbe qui lui a été connu 11'
niquée.
(l) S. TH., lib. 1, Sent., dis!. 37, e[. i, a. 2.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 479

Il est manifeste que ces divers modes de présence et d'union


sont absolument irréductibles, et qu'il existe entre eux non pas une
simple différence de degrés, une différence accidentelle ou de plus
(.| de moins, mais une différence formelle, essentielle, et vraiment
spécifique. Autre chose, en effet, est d'avoir Dieu présent en nous
en
qualité de cause efficiente ; autre chose de le posséder comme
notre fin dernière et l'objet de notre jouissance; à plus forte raison,
de ne former qu'une seule personne avec lui. Dans le premier cas,
la créature n'atteint pas Dieu lui-même, bien qu'il lui soit inti-
mement présent; elle ne jouit pas de lui, souvent même elle en est
incapable; si elle possède quelque chose de Dieu, ce n'est pas sa
substance, ce n'est qu'une similitude, une participation analo-
gique, une imitation lointaine de sa bonté. Conjungitur creatura
Deo tripliciter. Primo modo secundum similitudinem tantum, in
quantum invenitur in creatura aliqua similitudo divin ai bonitatis, non
(jaod attingat ipsum Deum secundum substantiam : et ista conjunctio
invenitur in omnibus creaturis per essentiam, ptraisentiam etpoten-
tiam[l). Dans le second cas, au contraire, l'être raisonnable doué
delà grâce possède réellement Dieu au fond de son coeur, il atteint
la substance divine par les actes de ses facultés intellectuelles, il
jouit de Dieu. Secundo, creatura attingit ad ipsum Deum secundum
mhstantiam suam consicleroAum, et non secundum similitudinem tan-
Imn ; et hoc est per opterationem : scilicet quando aliquis fîde adhoeret
ipsi primai veritati, et charitate ipsi summas bonitati; et sic est alius
notlus quo Deus sp>ecialiter est in sanctis per gratiam [2).
Ce serait pourtant se tromper que de considérer ces divers modes
'le présence
comme étant réellement distincts en Dieu; car, en
dehors des relations opposées d'origine, aussi réellement distinctes
i-nlre elles que les personnes divines elles-mêmes qu'elles consti-
lll«nt. tout
en Dieu est parfaitement un; la substance, les facultés,
'°s opérations, les perfections dont les concepts paraissent le plus

°i'])osés, se fondent en lui dans une unité et une simplicité par-


ole, et ne se distinguent que virtuellement.
"n nous pardonnera de nous être quelque peu attardé sur ces
"otions, elles nous ont paru nécessaires pour préparer la voie et
flairer notre marche vers le but désiré; et quiconque sait qu'une

'' *• lu., loc. at.


£ Uid.
480 REVUE THOMISTE

question clairement posée, et dont tous les termes ont été bien
élucidés, esta moitié résolue, reconnaîtra sans peine qu'elles ne
sont ni un hors-d'oeuvre, ni une superfétalion.

VIII

Avant de pousser plus loin notre marche, arrêtons-nous un


instant, jetons un regard rapide en arrière pour reconnaître Je
chemin parcouru, et prenons solidement possession du terrain
conquis.
Quand, se faisant l'interprète de l'Ecriture et de la tradition,
saint Thomas déclare que Dieu est dans les justes d'une manière
nouvelle et spéciale, qu il habite le sanctuaire de leur âme, cela
ne signifie point, comme l'entendait le Dr Oberdoerffer, qu'il esl en
eux pour soutenir et conserver la grâce sanctifiante, ut sustineai
gratiam, pour les mouvoir à leurs opérations surnaturelles; il y
est assurément de cette manière et clans ce but, mais c'est le mode
ordinaire et commun de présence.
Cela ne signifie pas davantage qu'il leur est uni par les liens
d'une affection particulière, qu'il les entoure d'une protection spé-
ciale, qu'il en fait l'objet constant de ses. pensées et de sa sollici-
tude, comme le prétend Verani..Borner à cela l'union de Dieu avec
les âmes saintes, c'est aboutir bon gré mal gré à la négation d'une
habitation véritable du Saint-Esprit en elles, et la remplacer par
une simple union morale, aussi incapable de répondre aux W"
gences d'une amitié parfaite que de satisfaire pleinement aux pro-
messes si claires du Sauveur affirmant que, si quelqu'un l'aime, il

sera aimé du Père et que les trois divines personnes viendront e»


lui et y fixeront leur séjour (1).
Pour caractériser nettement ce mode d'union avec Dieu, qui es
propre aux justes, saint Thomas déclare que Dieu est ci) e"-x

comme objet de connaissance et d'amour, en sorte qu'ils peuven ,

(•]) Joan., xiv, 23.


DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 481

par leur opération, atteindre la substance divine (1), et commen-


cer, dès cette vie, à jouir du Bien souverain (2).
Mais suffit-il, pour constituer cette présence spéciale, que Dieu
soit mieux connu et mieux aimé, comme le prête à notre Angélique
Docteur le P. Ramiôre? Nullement. Le fidèle en état de péché
mortel connaît et aime Dieu beaucoup mieux que le simple philo-
sophe ; car il le connaît non seulement par les lumières de la rai-
son, mais encore par celles de la foi ;. il l'aime pareillement, non
plus seulement d'un amour naturel, mais encore d'un amour sur-
naturel qui a son principe dans la vertu d'espérance; il peut même
avoir ce commencement de dilection que le concile de Trente énu-
mère parmi les dispositions préparatoires à la justification (3); et
pourtant Dieu n'habite pas encore en lui, il s'apprête seulement à
entrer dans son coeur, il frappe à la porte, demandant qu'on lui
ouvre. Ecce stoad ostium et pulso (4). Aussi avons-nous entendu saint
Thomas nous dire plus haut que la connaissance de Dieu, même
surnaturelle, si elle n'est accompagnée de charité, est insuffisante
pour faire habiter la sainte Trinité clans une âme (5). Voilà pour-
quoi il déclare, à plusieurs reprises, que la grâce sanctifiante
seule, à l'exclusion de toute autre perfection, produit la présence
spéciale de Dieu comme objet de connaissance et d'amour (6). Par
conséquent, ni les vertus surnaturelles de foi etd'espéranceou les
actes qu'elles inspirent, ni les grâces actuelles, ni les grâces gra-
(I) » Super istum moilum autem communem est unus specialis, qui convenit naturos
'"'tionali, in qua Deus dicitur esse sicut cognitam in c.ognoscente, et amatum in amante,
lît quia cognoscendo et amande creatura rationalis sua operatione altingilad ipsum Deum,
secumlum istum specialem modum Deus non solum dicitur esse in creatura rationali, sed
clieini liabitare in ca sicut in templo suo. » S. Tu. 1., q. XLIII, a. 3.
(2)ei Per donum gratis: gratum faciontis periieitur creatura rationalis ad lioc quod
libère non solum ipso dono creato utatur, sed ut ipsa divina
persona fruatur. » S. Tu.,
iii'I, a.! ini.
(a) Disponnntur autem ad ipsam justitiam, dum excilati divina gratia, et adjuti, lîdem
«
es nuililu concipientes, libère movontur in Deum, credentes vera esse, quai divinitus
'ovoliitii et promissa sunt, atque... in spem eriguntur, fidentos Deum sibi propter
^"i-islum propilium fore; illumque, tanquam omnis justilioe fontem, diligere incipiunt».
T"''-,
sess. VI, cap. vi.
W Apocal,
m, 20.
(:|) <eGognitio sine dilectione non sulïicit ad inhabitationen Dei secundum illud
11.
•'oan., iv, l(i : Qui manetin carilale, in Deo manet, et Deus in eo. Inde est quod mulli
'"Kiioscuni Deum vol per naturalem cognilionem, vel per lîdem infoi-mem, quos tanien
110, "iliabiuu
1 spiritus Dei. » S. Tu., in I. ad Cor., cap n, lect. III.
v>l « Nulla alia perfectio superadditâ subslanlia; facit, Deum
esse in aliquo sicut
'Joclinn cognitnm et amatum, nisi gratia; etideo sola gi-atia facit singularem modum
ess«ieli Deum in rébus'.
» S. Tu., L, q. vm, a 3, ad. i. .
482 REVUE THOMISTE

tuites, comme le don de prophétie ou le pouvoir de faire des mi-


racles, ni, à plus forte raison, les qualités naturelles ne suffise]]}
pour faire habiter Dieu dans une âme.
Si le P. Ramière avait considéré attentivement ces choses, il
11(.
se serait pas échappé à dire que lorsqu'il s'agit d'expliquer en
ce

ce
quoi consiste cette union de l'âme juste avec l'Esprit-Saint
ce
saint Thomas semble la réduire à la possession des habitudes
« surnaturelles et à la production des actes qui résultent de ces

ee
habitudes. D'après lui, en effet, Dieu serait clans l'âme sainte
ee
d'une manière particulière, entant qu'il est mieux connu et mieux
ce
aimé par elle. Mais borner là l'union du Saint-Esprit avec l'âme
ee
juste, c'est dire précisément que le Saint-Esprit n'est uni à cette
ce
âme que par ses dons (1) ». Loin de borner l'union du Saint-
Esprit avec l'âme juste à la collation de ses dons, saint Thomas
enseigne, très explicitement que, par la grâce sanctifiante et avec
elle, nous recevons en même temps la personne même du Saint-
Esprit : In ipiso dono gratioe gratum facientis Spiritus sanctus habetur,
et inhabitat hominem. Unde ipsemet Spiritus sanctus datur, et mitti-
tur (2); il va même jusqu'à taxer d'erreur l'opinion contraire : Error
dicentium spiritum sanctum non dari (3). Si, dans l'explication de
cette union, le saint docteur nous dit que Dieu est clans l'âme juste-
comme objet de connaissance et d'amour, ce n'est point assuré-
ment pour exclure, par une inconséquence et un illogisme, inex-
plicables en un tel Docteur, la réalité de l'habitation-divine, puis-
qu'il affirme, au contraire, que la créature raisonnable ornée de la
grâce atteint Dieu considéré en lui-même et commence à jouir de
lui ; mais c'est pour bien préciser le caractère spécial de cette
union, et la discerner nettement de tout autre mode de pré-
sence.
Ainsi, pour qu'il y ait vraiment habitation du Saint-Esprit dans
une âme, il faut, au jugement de saint Thomas, autre chose que
l'action de Dieu produisant ou conservant la grâce; autre chose
que la présence des habitudes surnaturelles et des actes qui en
découlent; autre chose qu'une providence spéciale, si attend^'
qu'on la suppose ; il faut la présence vraie, réelle, substantielle ("'

(1) RAMIK&K, Les espérances de l'Eglise, append. n. XII.


(2) S. TH., 1, q. xi.in, a. 3.
(3) Ibid.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 483

l'Esprit-Saint comme objet de connaissance et d'amour ; il faut la


possession et la jouissance au moins initiale du souverain bien,
atteint en lui-même par les actes de l'intelligence et de la volonté
créées ; il faut un commencement de cette union bienheureuse qui
se consommera un jour dans le ciel, et une sorte d'avant-goût de
l'éternelle félicité.
Mais c'est encore là une énigme, qui nous l'interprétera? Une
formule précieuse peut-être, mais difficile à saisir, si nous en
jugeons par les interprétations diverses qui en ont été données. Où
d'autres se sont trompés, serons-nous plus heureux? Où ils ont
failli, pouvons-nous nous flatter d'atteindre sûrement la vérité ?
Si, pour comprendre et expliquer un dogme d'un ordre si relevé,

nous en étions réduit à nos seules lumières ; si, pour pénétrer dans
les profondeurs d'un mystère fort au-dessus de notre portée, nous
ne pouvions compter que sur nos propres ressources, nous aurions
assurément lieu de craindre, en nous rappelant les paroles de
l'Esprit-Saint : Ne vise point à ce qui te dépasse, ne prétends
ce

pas sonder ce qui est au-dessus de tes forces », Altiorate non qua>,-
sieris, etfortiora tenon scrutatusfueris (1); car nous touchons ici à
ce qu'il y a de plus grand, de plus saint, de plus profond clans la
vie intérieure et mystique, nous sommes vraiment au coeur de
l'ordre surnaturel. Mais celui dont nous n'avons fait jusqu'ici que
suivre les enseignements et exposer la doctrine, saint Thomas,
voudra bien, nous l'espérons, nous assister du haut du ciel et nous
obtenir de Dieu les lumières dont nous avons besoin. Comptant.
sur son assistance fraternelle et le secours de son intercession,
nous irons humblement et courageusement de l'avant.

[A suivre.) Fr. BARTHÉLÉMY FRO<JET, 0. P.

:|) £cc?t'.,
m, 22.
SURABONDANCE DES INDICATIONS

TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN

Où se cache donc le Jardin délectable et mystérieux dont la


recherche est poursuivie depuis tant de siècles? Hélas! on nous
accusera peut-être d'un intolérable orgueil si nous prétendons
avoir enfin dissipé les ombres. Et pourtant telle est notre convic-
tion intime, conviction non point imaginaire, mais fondée sur
les preuves les plus claires, les plus nombreuses et les plus déci-
ves.
Plusieurs fois déjà nous avons exposé ces preuves (1), avec la
confiance qu'elles répondent largement, et que, pour le reconnaî-
tre, il suffit d'y apporter une attention très sérieuse, et de les bien
saisir.
Elles reposent, en premier lieu, sur le fait que les signes bibli-
ques s'adaptent excellemment au site que nous avons déterminé, et
ne peuvent s'adapter qu'à lui ; et, en second lieu, sur la
1 fortunée
circonstance que le site indiqué, le
ou pays lui-même, possède et

nous transmet des traditions et des écrits qui, sur chaque point,
sont une confirmation inouïe de la Genèse.
Dans le présent travail notre intention est de fortifier la même
thèse en multipliant encore des indications que l'on disait iaire
presque absolument défaut.
Si les efforts tentés jusqu'ici n'ont pas été heureux, c'est que,
l'Inde étant à peu près inconnue, les recherches se faisaient par-
tout ailleurs là
que où il fallait les faire, et que, par surcroît, on

négligeait des éléments précieux et gros d'informations. Cbaip!C


tentative se terminait alors par une déconvenue, de
et, guerre lasse,

(t) Voir nos Chamiles, — VAurore indienne de la Genèse (la Revue Thomiste-; i»""'
mai, juillet 1896).
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 483

déclarait introuvable ce qu'on n'avait pas trouvé. Des esprits


0n
éininents affirmaient ainsi que les poursuites étaient totalement
inutiles.
Le cardinal Meignan écrivait (1) : ce S'arrêter à ces sortes de
questions, c'est... rapetisser l'enseignement de l'auteur inspiré
aux
proportions d'une question de géographie et de topographie. »
Et F. Lenormant (2) : Superflue et dénuée de fondements
ce

solide serait la tentative de celui qui chercherait à déterminer,


d'après la Bible, le lieu précis où fut le berceau de l'espèce ainsi
que la situation du Jardin de l'Eden. La tradition sacrée ne fournit
aucune indication qorècise à cet égard. »
Nous n'acceptons pas le verdict. Le problème est loin d'être
insoluble : on s'en convaincra de nouveau,

Ce problème est, au reste, de ceux qui doivent intéresser au plus


haut point, et par sa nature propre, et par ce qui en découle.
L'Eden n'est-il pas'le premier anneau de la chaîne chrétienne,
celui d'une série qui se continue par les plus importantes étapes,
la Tentation et la Chute avec ses immenses conséquences, les tra-
ditions premières, le peuplement du globe ? La connaissance des
lieux, théâtre des faits, et dès populations qui bientôt les couvrirent
ne saurait-elle donc rien apprendre ?
L'bistoire générale réclame également. Dans l'emplacement
même de l'Eden et dans ses rayons elle découvre avec Koush et
'Havilah le nid de la famille de Cham, une famille qui n'est nulle-
ment étudiée quoique souverainement digne de l'être.
Cette;famille est celle qui eut l'initiative de la civilisation maté-
r elle, architecture, métallurgie, astronomie, navigation et le
J

''este, avec un commerce qui atteignit promptement les confins


du monde
connu. Aussi les premières et les plus fameuses colonies
'm'ont les siennes.
.
Civilisation religieuse et morale avec les Sémites, civilisation
matérielle avec les Chami tes, toutes deux ont eu leur début en
Ce site
sans égal. Il est réellement le berceau de la vie.
Cn voit si l'ignorance du site de l'Eden est à déplorer. C'est
1111 abîme creusé sous les premiers pas de l'exégèse et de l'histoire.
OU-'A'den, clans le Correspondant, 25 févr. 189b',
p. 60.
{-) 'list. de l'Orient, 9e édit., t. I, p. 7.
486 REVUE THOMISTE

Mais on dit que, sur la situation de l'Eden, la tradition sacrée ne


fournit aucune indication précise. Le titre de ce travail affirme et
bientôt en accourront les preuves, que les documents, et. mème
les documents de la plus grande portée, abondent et dans la tradi-
tion sac?'ée et en dehors d'elle. Mais, au lieu de scruter davanlae-n
les chercheurs se contentaient de données mal comprises ou
surannées qui sont fort loin de répondre à la vérité.
Nous tenons pour incontestable que le beau Jardin appartient à
l'Inde. Mais, sauf quelques exceptions qui montraient le Pamir
l'Inde était délaissée, et même repoussée Un savant justement
célèbre, M. Vigouroux, intitule l'un de ses remarquables ouvra-
ges, la Bible et les decouvertesmodern.es en Palestine, en Egypte d
mi Assyrie. L'Inde n'est pas là. Quand, vient le chapitre (liv. 1,
c. n) sur le Site du paradis terrestre, où elle aurait eu tant à
dire, elle est absente ; seule apparaît la Babylonie. — Dans le
Manuel biblique, l'Inde est encore promptement évincée (t. 1,
p. 502).
Ce pays va se montrer à.nous, et l'on sera surpris de la valeur
hors de pair de ses renseignements. Il eût fallu le bien connaître,et
savoir aussi ce qu'il révèle par les vastes et nombreux écrits qu'il
tient pour sacrés. C'est ce qui n'a pas eu lieu. La Genèse élevai!
pourtant des signaux très visibles, désignait des contrées entières
et, par conséquent des peuples par leurs noms et leur race, disail
leurs produits,végétaux et minéraux rares et recherchés par l'étran-
ger, leur reptile célèbre que l'on divinisera; elle employait pour
ces noms la langue locale propre aux choses; or, à toutes ces insi-
nuations, l'Inde seule avait pleine réponse. Chez elle les deux pays
édéniques signalés, ainsi que leurs peuples, grands peuples à puis-
sants rameaux, doués d'une histoire, et à chaque page cités par les
textes; — chez elle rien de moins rare que les raretés mises en
montre et leurs synonymes ou qualificatifs variés, qui les dénon-
çaient comme essentiellement fils des Indes. L'Inde connue, l'er-
reur sur l'Eden n'était plus possible.
Que l'on se rende, au contraire, dans les centres qui veulent I"
1

disputer l'honneur, en Arménie, au bas Euphrate, en Ethiopie, ei

au lieu de la plénitude indienne, ce sera une pauvreté que ^


efforts ne parviendront "pas à combler.
A la vérité l'on ne pouvait connaître, il y a cent, ans, ni l'I'""'
SUHABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 487

ni surtout sa littérature sanscrite ; mais ce temps est passé. Le


champ a été assez labouré par les hommes spéciaux pour que les
1,-îivailleurs aient le droit et le devoir de se présenter maintenant
que l'on n'a plus qu'à cueillir.
Nous l'avons dit : en plusieurs publications précédentes, nous
avons déterminé le site de l'Eden par une foule de preuves, dont
un
certain nombre étaient, pensons-nous, produites pour la pre-
mière fois; ce que nous entendons actuellement, c'est ajouter
encore au faisceau de ces preuves et insister sur leur exubé-
rance. Leur simple énumération nous paraît même assez convain-
cante pour faire tomber à elle seule tous les Edens fictifs.

LE TEXTE DE LA BIBLE

convient que le lecteur lise attentivement le texte de la Genèse


11

pour se rendre familiers les signes qu'elle expose, et que notre


liste va reprendre.
iNolre expérience nous a appris que trop souvent les doutes,
les négations, les difficultés viennent de ce que l'on ne connaît

pas bien le passage biblique dont on. veut mettre à profit les ren-
seignements.
Ch. n, 8. ee Orle Seigneur Dieu avait planté dès le commen-
cement un jardin délicieux dans lequel il mit l'homme qu'il avait
formé.
Le Seigneur Dieu avait aussi produit de la terre toute sorte
9.
arbres beaux à la vue, et suaves au goût; et l'arbre de vie au
•I

milieu du jardin,
avec l'arbre de la science du bien et du mal.
10. Dans
ce lieu de délices, il sortait un fleuve pour arroser le
Paradis, qui de là se divise en quatre canaux.
Il- L'un s'appelle Phisan; et c'est celui qui coule tout autour du
'pays de 'Ilavilah, où il vient de l'or.
12. Et l'or de cette terre est très bon. C'est là aussi
que se trouve
e bdelh'um et la pierre shoham.

l-J-Le second fleuve s'appelle Gehon; et c'est celui qui coule


0ul autour du
pays de Koush.
ll- Le troisième fleuve s'appelle Tigre, qui se répand vers les
Syriens. Et l'Euphrate est le quatrième de ces fleuves.
438 REVUE THOMISTE

15. Le Seigneur Dieu prit donc l'homme et le mit dans le para-


dis de délices alin qu'il le cultivât et le gardât. »
De nouvelles données se présentent dans la suite, la formation de
l'homme et de la femme, la Tentation et le serpent nahhash, l'éni-
sode de Tubal-Caïn et la métallurgie, la famille chamitiqne des
Koush et 'Ilavilah maîtresse de la terre paradisiaque, d'autres
encore.
Evoquons maintenant les signes indicateurs destinés à nous
montrer l'Eden. Ce ne sera d'abord qu'une pure énumératioii;
mais sur chacun des points une brève explication suivra.

SIGNES INDICATEURS.

On peut en faire trois catégories. Les uns tirés de la Genèse


sont indicateurs par eux-mêmes et directement. D'autres tirés des
textes indiens viennent comme confirmations. D'autres sont indi-
cateurs comme conséquences des précédents.

I. — Signes indicateurs tirés de la Bible.


Sont signalés par la Genèse,
1. Un Pays de Koush (u, 43), par conséquent,
2. Une population de Koushites,
3. Un Pays de 'Ilavilah (v. 11), et par suite
4. Une population de 'ïïavilites,
fi. Koush et 'Ilavilahen tantquepalriarches-éponymes (x, (),''>)
6. Leur parenté (ici.),
7. L'arbre de vie au centre du Jardin (n, 9),
8. Les produits du pays : or (v. 11),
9. — — son excellence (v. 12),
10. — — pierreries (v. 12),
11. bdellium et arbre l'aguru (v. I'-'
— — son
12. La signification de 'Ilavilah est ibis, lotus, » d'oùb-P1'^
ee

est
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 489

j 3. Une région d'ibis,


14. Une région de lotus,
]o. Une région d'eaux,
-1(5. Une région de montagnes,

17. avec un climat doux indiqué par les végétaux, et


18. la fertilité et beauté du Jardin (v. 8, 9).
19. Contiguïté des deux Pays de Koush et 'Ilavilah.
20. Fleuve, qui se divise en quatre rameaux (v. 10),
21. Entourage complet de chaque district par les eaux (v.ll,13).
22. Création de l'homme (v. 16).
23. Genèse de la femme par dédoublement (v. 18 et suiv.).
24. Le nakhask tentateur (Ch. m, 1 et suiv.).
25. Siège des faits vers FIlindou-Koush et le Kaboul.
26. Langue, indo-chamitique dénommant les choses [Kush,
'Ilavilah, lotus Kanwal, bdellium, aguru, nâga, Çillah, Naa-
mah).

IL — Signes indiens doubles des signes bibliques.


L'Inde intervient, et par ses propres signes confirme singulière-
ment les signes de la Bible (1). Parmi ceux delà Bible il en est
même qui ne pouvant être constatés dans les faits le sont par leur
coexistence indienne, comme l'aliment de vie, l'entourage complet
par les eaux, le nâga et la Tentation.
Les livres indiens possèdent donc toute une série admirablement
fidèle à la série biblique. En la parcourant, que le lecteur la con-
Ironte avec la série précédente :
27. Le Kuça dvîpa (Vish.-pur., II, iv), identique au pays de Kush.
28. Une population de Koçalas, identiques auxKushiles.
2i). Le Krauncha-dvîpa (11, îv), identique au Pays de 'Ilavilah.
30. Population analogue aux Kavilites ou Ivabolilce.
31. Patriarches éponymes de Kuça et Krauncha (IV, vu).
32. Leur parenté.
33. L'arbre de vie, Jambu (II, n).
3-i. Produits édéniques : l'or,
3-L
— — son excellence,

") Us sont extraits principalement du Vishnu-purâna, quelquefois du Mahâ-Bhûrala.


-'490 REVUE THOMISTE

36. Produits édéniques': pierreries,


37. — — Mellium et aguru :
38. Signification de Krauncha: « courlis. » Le pays est donc
39. Une région d'échassiers,
40. Une région de lotus,
41. Une région d'eaux,
42. Une région de montagnes, avec un
43. Climat tempéré, et
44,. la fertilité el beauté des lieux.
45. Contiguïté des deux dvîpas de Kuça et Krauncha (II, n, n\
46. Le Fleuve divisé en quatre rameaux (II, n).
47. Entourage complet par les eaux (ici.).
48. Création de l'homme (I, vu).
49. Genèse de la femme par dédoublement (I, vu).
50. Lé nâga tentateur [Makâ-Bhâr., Adi-parvd).
51. Le siège des faits (II, u).
52. Langue indo-chamitique [Kuça, Kavela,a_çuru}bdellium,nâga,
Meru, Çillah, Naamali).
Nous reviendrons clans peu sur nos deux listes, biblique e! in-
dienne ; mais, dès à présent, la simple inspection de leur parallé-
lisme si précis et si complet ne suffit-elle pas pour convaincre que
la correspondance originelle et réelle de la Bible est avec l'Inde '.'

III. — Faits indicateurs par extension de ceux de l'Eden.

Non-seulement bien des signes adhèrent à l'Eden lui-même,


mais il est des faits où les indications apparaissent comme corol-
laires des précédentes. Tels sont les suivants :
53. Famille de Cham clans son berceau (Cb. x),
54. Ci va,
55. Tentation,
56. Gisements de l'étain, du plomb et du cuivre,
57. Centre de fabrication du bronze.

Est-il donc vrai que sur la situation du Jardin de l'Eden, la t''(U"~


lion sacrée ne fournit aucune indication précise? En ne prenant <|i|('

nos listes rudiinentaires,cette tradition sacrée livre environ 2h |M'


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L*ÉDEX 491

dications, que l'on peut tenir pour précises. Si les auteurs en


jugent autrement, qu'ils né s'en prennent qu'à eux-mêmes.
En outre de la tradition sacrée, mais conduite par elle dans la
contrée qu'elle suggère, l'Inde, nous voyons les mênies indications
surgir toutes dans la littérature indigène, et de plus se vérifier
dans la vérité géographique et historique.
Eu troisième lieu, la Bible mentionne à la suite de la description
de l'Eden certains faits importants qui renvoient leur lumière sur
j'Éden lui-même, et témoignent à nouveau et de l'emplacement
et des données qui l'accompagnent. Ce sont donc comme autant
de signes à ajouter.
De telle sorte que nous avons pu noter, en définitive, près de
liOindications. Et il serait facile d'en augmenter le nombre, car il
est tel de ces faits, comme la Tentation, la langue, qui renferment
loute une gerbe de rayons.
Passons aux renseignements que demandent les nomenclatures
de ces trois groupes.

RENSEIGNEMENTS SUR LES SIGNES.

I. — Les Signes directs de la Bible.

Sur ce premier groupe qui contient les signes tirés directement


île la Genèse,
nous renverrons pour les développements à notre
aurore indienne de la Genèse, qui a longuement traité du site de
l'Eden, n'apportant ici
que des notions indispensables. Ces notions
suivront la nomenclature dressée plus haut.
'!• Pays de Koush. — La Genèse donne sur l'Eden deux indica-
']on.s de premier ordre par les deux contrées qui le composent,
koush et 'Havilah (Ch.
n, 7 et 13). La voie est tracée : là où seront
Koush et 'Havilah, là
sera l'Eden.
Le Pays de Koush, qui lieu pris à l'aurore des choses
pour un
(-01t être le Koush primitif,
sera nécessairement le Koush du Ber-
492 REVUE THOMISTE

ceau des Chamites (1), non pas ceux des colonies postérieures, le?
Koush de Chaldée, d'Arabie, d'Ethiopie. Or nous avons démontré
que ce Berceau fut aux Indes, dans la sphère où rayonna l'Hindou-
Koush. De ce point furent expédiés de forts essaims, soit dans la
Péninsule, soit au delà. C'est l'ignorance de ce Berceau quia
porté la généralité des écrivains à supposer les Koush et 'Havilah
de l'Eden en de simples fondations homonymes.
Bien d'autres traits exclusivement indiens, comme le nâga et les
produits spéciaux, fixent au reste le même Koush.
2. Population de Koushites. — Quoique inscrivant le Pays de
Koush, la Genèse ne parle pas de sa population de Koushites ; mais
il est évident qu'elle est comprise dans le pays.
L'Inde suppléera : elles montrera en action ces hommes, qui
seront pour elles des Koçalas, population féconde et amie des mi-
grations.
3. Pays de'Havilah ou Khavilak. — Le Pays de Koush étant dé-
terminé, le Pays de Khavilah du v. 7 doit être contigu, puisque l'on
n'accorde que deux districts à l'Eden, que 'Havilah aussi bien que
Koush fait partie du berceau indien, et que les autres indications
l'y montrent. .
Les signes de 'Havilah que donne la Genèse, et que nous allons
aborder, se rapportent à l'Inde du nord avec la dernière clarté ;
mais même sans eux,tout le monde comprendra que,dans la conti-
guïté de l'Hindou-Koush, rien ne saurait mieux répondre au Pays
de Khavilah que le Pays de Kaboul, dont le nom et la situation
s'ajustent exactement.
4. Population de 'IJavilites. Mentionner de 'Havilah
— un pays
c'était, ainsi que pour le pays de Koush, suggérer, même sans la
nommer, sa population de 'Havilites, ou, comme l'on dit ensuite,
de Kabolitse, aujourd'hui Kabuli. Dans leur colonie éthiopienne, ils

portaient le nom exact de Avilites. Cette population ne s'est p«s

(1) Nous parlons des Chamiles, bien que le nom Je Cham n'apparaisse que plus lal' '
qu'ensuite clic
mais la Genèse elle-même les suggère en nommant Koush et 'Havilah,
dira issus de Cham. C'est de la race qu'il s'agit, race brime, que l'on retrouvera entt» 0
livrée à la métallurgie, bien avant que le nom de Cham soit prononcé. Sinon le w°'<

du moins la race précède Cham de beaucoup. (Voir Aurore indienne de lu Oeuf'-'


liv. V, c. n.)
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE LÉDEN 493

étendue autant que celle des Koçalas, mais elle n'en eut pas moins
importance et célébrité qu'elle garde encore.
mie
11 est beau de
voir les deux cantons édéniques de Koush et 'Havi-
lah avec une ténacité sans exemple, conserver leurs noms depuis
l'époque où fut rédigée la Genèse, et même bien antérieurement,
jusqu'à nos jours.

5.Koush et'Havilah en tant que patriarches éponymes de l'Eden.


La Genèse a signalé deux pays, mais sans s'occuper en ce lieu
_-
des Datriarches éponymes. C'est plus loin, au chapitre x, qu'elle
les introduit. Koush est alors donné comme fils de Cham, et 'Havi-
toicomme fils de Koush. Sur eux toutefois aucun l'enseignement.
Et dans les Commentaires pas davantage. -

De nouveau les textes indiens viendront pour assurer l'exis-


ience de ces éponymes par des histoires et légendes développées
de dieux ou héros à leurs noms.

ii. Parenté de ces éponymes. — Nous venons de l'exprimer d'après


les v. 6 et 7 duch. x de la Genèse.
L'Inde dira plus, enluminant toujours ses héros de belles
prouesses.

7. L'Arbre de vie. — L'on n'essayera pas ici de vérifier le fait sur


le terrain. Mais, si nous ne voyons pas l'arbre de nos yeux, à notre

secours accourront bientôt les traditions locales qui, pour leur


propre compte, montreront le végétal exceptionnel porteur de
l'aliment d'immortalité. Deux fois il se présentera, une première
tomme un étendard sur les pays qui figurent l'Eden ( Vish. p., II, n);
«ne seconde fois comme nectar clans un récit de la Tentation de la
j
P'us parfaite concordance
avec le texte biblique et de la plus
'l'flle localisation indienne.
L'arbre de vie, qui certes précise l'emplacement de l'Eden, s'il
^hut dans les traditions des Sémites, paraissait donc également
l'aiis celles des Chamites-Indiens. Ils le plaçaient chez
eux en leur
l"'°pre berceau du Pamir, qui était proche de l'Eden.

G-Les Produits des contrées édéniques. L'or. La présence et la


Cunion des trois beaux produits signalés
aux versets 11 et 12, l'or
P'uue, les pierres précieuses, le bdellium, eussent apporté la
Ulière si l'on n'avait si rapidement glissé
sur eux. Leur assem-
HEVUE THOMISTE. —4° ANNÉE. —33.
494 REVUE THOMISTE

blage dans les Indes, leur profusion, et pour le très rare bdellium
un tel habitat, étaient faits pour convaincre. Que leur copieux
ensemble soit dans le monde le fait de l'Inde seule est effective,
ment un indice de premier ordre.
L'or se recueillait et se recueille toujours dans presque tous les
cours d'eau du nord-ouest indien et dans les terriers des petits
animaux.
9. Son excellence. —Mais de plus, quand la Genèse vante son
excellence, elle ne cite pas une propriété vaine: cette excellence
est réelle,- et doit être comptée comme une marque nouvelle. On
ne peut s'enfoncer si avant dans le passé qu'on ne trouve cet or en
renom. C'est celui que Hiram et Salomon venaient chercher de
loin, celui que préconisent les poèmes indiens lorsqu'ils vantent
l'or des fourmis, celui dont Darius se faisait payer tous les ans
360 talents de tribut ; et, de nos jours, abondance et qualité n'ont
pas faibli.
10. Les Pierreries. —Nul n'ignore que l'Inde est leur patrie de
choix. Elle le fut de tout temps. En pénétrant par ces vallées cou-
sues d'or, les Aryas les trouvèrent également étincelantes de

pierres précieuses.
11. Le Bdellium. —• C'est la gomme parfumée de Yamyris agal-
lochum, en sanscrit cegunt, ayant pour habitat reconnu parles bota-
nistes les régions nord-ouest indiennes. Il s'y montre en société
avec For et les pierreries, tandis que, ailleurs, on ne l'aperçoit
presque pas,ce qui devient une caractéristique hors ligne du jardin
embaumé (1). Aussi ne craindrons-nous pas de reproduire, ce que
dit autre part (2) sur un indice dont Jes auteurs parle"'
nous avons
à peine, et sur ses titres exclusivement indiens dont ils ne parle' 1'

pas du tout.

Voici quelques-uns des incontestables titres indiens ''"


bdellium :
1° L'habitat reconnu par les botanistes est la région qui s été" 1

(1) La désignation des trois produits l'ail, sentir que ces notions viennent dirccle|'
de l'Inde, et que dès les âges qui précédèrent la rédaction delà Genèse, l'Inde aval
commerce d'exportation qui les avait l'ait connaître.
(2) Aurore ind., p. (i'ô.
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE l/ÉDEN 49O

entre les 34e et 35e degrés de latitude.C'est lePetit-Tibetoulenord-


otiest delà péninsule, juste clans notre sphère éclénique.
2° Les poèmes de l'Inde mentionnent fréquemment les prodiga-
lités que, dans le pays, l'on fait del'aloès (pris pour l'amyris), soit
dans les fêtes, soit comme présents.
3" Là Chronique du Kashnire parle d'un bois entier d'aloès (1).
4" Les Tibétains faisaient aux empereurs de Chine des dons de la
substance.
o°Les rois d'Assyrie l'exigeaient de l'Inde comme tribut, et
l'employaient dans les solennités.
6° ku. dire de Pline (2), de Dioscoride (3), d'Isidore de Séville (4),
l'antiquité se pourvoyait en Bactriane, qui confine à l'Inde du
nord, et à une époque s'étendit même jusqu'à ITndus. Le parfum
en était apprécié, laudatissimum.
7° Les noms que, dans l'Inde même, portait le parfum sont au
dernier point décisif. On appelait la gomme :
a. Kançika ou tenant à Kuça. Il serait impossible d'imaginer
une dénomination plus lumineuse, puisqu'elle désigne le bdellium.
précisément par le nom de ce Kuca-dvîpa indien qui répond aux
Pays de Koush et 'Havilah dotés du bdellium par la Genèse. Ce n'est
pas seulement sur l'Inde en général que le regard est dirigé par
ce nom, c'est sur les cantons édéniques et producteurs eux-mêmes,
et certainement aussi sur les collecteurs et vendeurs.
Les Koush que l'on suppose à l'Arménie et autres lieux inventés
pour l'Eden n'étant pas le kuça-dvîpa indien sont par là même
écartés, comme ils le seront par les synonymes suivants sous des
raisons analogues.
b. Daitya-meda-ja « né de la moelle desDaityas
», peuple de la
même contrée.
o. An-Arya-ja « produit des An-Aryas », ou des indigènes.
L Çiva, le grand dieu des Chamites ; Durgâ, sa femme, et

quelques autres de leurs noms propres furent attribués au bdel-
lium. Mais Çiva, Durgâ, leur fille Pârvati, siègent clans l'Himalaya
occidental.

0 L. IV, si. 171. !

(~) I'UN. XII,


1-19.
(:l) I, 69.
W Orig,, XVIII,
S.
496 REVUE THOMISTE

e. Les Kirûtes, qui courent en montagnards dans le même nord-


ouest himalayen sont marchands de bdellium.
f. Kumbhârs ou Pùimbha-Kâras étaient des potiers de l'Inde supé-
rieure ; mais par leur nombre ils formaient une population qui
le
sous nom de Kumbhi, descendue dans le Guzerat, de même que
les Daityas précédents et d'autres, y vit encore. Or le bdellium
s'appelait Kumbhinî et Kumbham.
8° Le mot bdellium est lui-même un nom chamito-indien ; et c'est
de l'Inde qu'Use répandit dans les royaumes d'Occident, où on le
répétait. En remontant sa route, on aboutit à l'Indou-Koush.
9° De même pour le nom de l'arbre, aguru, qui n'est pas de
a-guru, « non pesant » mais d'une expression au sens de « parfumé »
et qui à Y aguru donna pour fils notre arôme.
10° Le sanscrit possède soit pour la plante, soit pour son extrait,
quantité de synonymes qui toujours retournent à l'Inde.
Voici un fait qui n'a pas une faible portée : si l'on désire des
renseignements sur le signe édénique du bdellium, où les trouve-
ra-t-on? Dans les ouvrages et les lexiques sanscrits.
Les dénominations si indicatives de Kauçika, Daitya, Çiva,
Durgâ, An-Arya, Kumbhinî, etc., appartiennent à des divinités,
personnages, peuples, objets, du nord-ouest indien ; avec elles se
lisent donc et le lieu de la croissance spontanée, et l'âge pré-aryen
de l'exploitation, et les populations qui s'y livraient. Ainsi est in-
contestablement marquée la contrée que la Genèse, d'accord avec
les autochthones, d'accord avec les Aryas, d'accord avec les mar-
chands étrangers, d'accord avec les botanistes, reconnaît pour
habitat à l'arbre du bdellium, à savoir le pays de Koush cl
'Havilah.
12. Signification de 'Havilah. — Le Paradis terrestre doit être un
lieu du plus charmant aspect et de la plus agréable température;
mais comment s'en assurer ? 'Havilah le dira. Le nom seul
nous
de 'Havilah est tout un paysage de l'Eden. Sa signification, si on
l'eût comprise, aurait puissamment contribué à faire apparaître
l'oasis désirée. Mais l'ombre l'a couverte ; Bochart et Delitzoch(w
la remplacent par cette grosse erreur, que 'Havilah dit une « Terre

1) Wo lag das Paradies ? p. 12.


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'EDEN 497

de sables. » Cette terre de sables n'est pas ce qui peindra le Jardin


de délices.
'Jlavilah est une dénomination topographique véritablement
révélatrice de l'aspect du pays. Prise des circonstances locales,
comme un grand nombre de noms de sites, elle a le sens d'ibis.
Une racine excellente qui exista sur les lieux, et que Fégypiien a
conservée, nous le dit : hab-hab, « poursuivre, chasser, pêcher »,
qui fait de l'oiseau un « pêcheur » hab ou habu (éthiopien hobe) ({)
Le gracieux et aromatique lotus qui embellit les mêmes eaux,
où l'ibis vient lui tenir compagnie en le becquetant, reçoit, en rai-
son de cette cohabitation, des noms dont plusieurs sont identiques
à celui de l'échassier.
On voit combien la signification de 'Havilah est lumineuse,
puisque par elle le paysage de l'Eden se dessine : ibis et autres vo-
latiles aquatiques, eaux et lacs abondants couverts de lotus, mon-
.

tagnes qui déversent ces eaux et ouvrent un passage aux voyageurs


de l'air.
Ces montagnes sont la chaîne de VHindou-Koush et ses filles ; et
à leurs pieds s'étale le Kaboulistam. Voilà Koush et'Havilah, limi-
trophes dans la topographie comme ils le sont dans le lexte sacré.
13, 14. Ibis, Jjotus. — « Pays des ibis et lotus », c'est bien dit
pour 'Havilah. Les ibis et leurs associés de même genre y ont
trouvé leur Jardin de plaisance. Quand arrive le printemps, les
oiseleurs en capturent des légions. De toute part dans la contrée se
trouvent des lieux à noms d'oiseaux aquatiques : Murghabi a la
poule d'eau » rivière sur le Pamir, Pushkara-dmpa « la grue
»,
Krauncha-dvîpa « le courlis », Vaka-dvlpa a la grue, le héron
»,
Kur;e-çaya la grue montagne. Sauf la chasse hélas !, si 'Havi-
« »,
li''li est le Paradis de l'homme, il est aussi le paradis des ibis
et de
leurs amis.
Les lotus dont les ibis se régalent, et qui,
en commun avec eux,
s°ut dits JCubala, Kaval,Kavela [c'est .Rhavilah même (2) ] ,émail-
'ent do nombreuses d'eau.Leur celui de l'ibis,
nappes nom,comme
eri devient prodigué. Le Padma-pur&na, Pourânedu lotus
« »,

v") Voir des développements dans Aurore indienne, p. 24 et suiv.'


l«) Le vieux nom chamitique est ainsi conservé. Pour les Aryas le lotus lut padma,
U(m moins honoré.
498 REVUE THOMISTE

raconte que le monde fut au commencement un lotus d'or. L'lude


entière est « la fleur de lotus », et le mont Mérou forme
soi)
calice. Des lacs, des villes sont des lotus. Les récits des poèmes
en
sont tout fleuris. Aussi bien que paradis des ibis, 'Havilah est donc
le paradis des lotus.
On ne peut plus vrai et mieux choisi pour l'un des districts
paradisiaques ne pouvait être le nom.de 'Havilah.
Ainsi la topographie se charge de confirmer la Genèse.
15, 16. Eaux et montagnes. — Tout les réclame. Les uneset les
autres sont des signaux sur l'Eden ; le mot de 'Havilah avec sa
faune et sa flore aquatiques les a annoncées.
17. Douceur delà température.-— Il la faut à l'Eden. Mais les
fleurs et les oiseaux ne viennent-ils pas de nous apprendre celle de
ce ciel indien du nord-ouest, qui n'a ni les chaleurs tropicales de
la Péninsule, ni les frimas des cimes himalayennes ? L'amyns du
bdellium, le Jotus, disons aussi le figuier et la Aligne que la Genèse
nommera bientôt, les hôtes ailés aiment, les doux climats.
18. Fertilité et Beauté. — Quand la Genèse dit (v.9) : « Produxil-
que Dominus Deus de humo omne lignum pulchrum visu, et ad
vescendum suave », rien n'est encore plus vrai. Guidé par des té-
moins oculaires (1), nous avons promené le lecteur à travers le?
mille jardins délicieux du Kaboulistan,et il a pu admirer ces fleur?
si belles et ces fruits si suaves que Ton exporte dans l'Inde entière,
ces fruits appartenant à la fois à l'Inde et à l'Europe, et que le Ka-
boul réunit en sa riche corbeille. Il a vu l'amour passionné que le?
fils de ces vallées ont pour leur charmante patrie. Il a pu retenir
ce cri échappé dans l'un des jardins du Kaboul à une bouche in-
dienne (2) : A la vue de tous les frais lits de fleurs, des arbres frui-
tiers de toute espèce, des nombreux canaux d'eau cristalline, et d"
ramage d'une foule d'agréables oiseaux, « je devins tout à couj 1

immobile de saisissement, me demandant, si je faisais un réu «'


'paradis, ou si j'avais été transporté dans un pays inconnu ».
19. Contiguïté des deux pays de Koush et 'Havilah. — Cette conti-
guïté n'est pas exprimée clans la Genèse, mais elle est une néces-
sité puisque l'Eden n'offre que deux divisions. Elle se relrouu
(1) Aurore ind., p. 76.
(2) MOIIAN-LAL. Travels in the Panjab, etc., p. 74-78.
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 499

dans la contiguïté de l'Hindou-Koush avec le Kaboulistan ; et


l'exactitude a de quoi satisfaire, l'Hindou-Koush et le Kaboulistan
,s(ant unis comme le mont et le pied-mont.

20. Les Fleuves (v. 10). — Nous y reviendrons au n° 46, appré-


ciant de plus en plus l'air de famille que présentent entre elles les
conceptions bibliques et indiennes. Nous remarquerons seulement
que, pour avoir des fleuves dans le cercle de Koush et 'Havilah, les
lieux où nous sommes, et qu'occupent en effet ces deux Pays,
peuvent être comptés parmi les localités du globe les plus riches
en cours d'eaux. Chacune des gorges de l'Hindou-Koush et du
massif pamirien, qui au nord forme sa tête, déversant des flots,
nous n'aurions pour trouver quatre fleuves que l'embarras du
choix.
Le Tigre et l'Euphratc qui paraissent gêner recevront à la fin du
chapitre une note faite pour rassurer.
21. Entourage complet des districts jjar les eaux,v. 11 et 13. —
Impossible de vérifier sur les lieux. La disposition est du reste diffi-
cile à concevoir. Pour l'expliquer on parle de sinuosités et d'arcs
de cercle tracés par les eaux. Mais les expressions de la Genèse
dans l'hébreu, dans la Yulgate et dans le grec sont formelles.
Nous verrons ici encore les textes indiens venir en aide. Pour
eux l'entourage est réellement complet. La terre est une île, et
chacune de ses divisions est aussi une île ou un douîpe.Il y a, selon
nous, lieu de croire que cette géographie ancienne, ainsi que bien
d'autres notions autrefois vulgaires, est entrée dans le langage de
la Bible. L'analogie qui existe
avec l'Inde sur tous les points prin-
cipaux autorise à croire qu'il faut entendre comme elle la dispo
sillon de la Genèse.

22,23. Création de l'homme. Genèse de la femme. —• Ces deux


laits capitaux ont leur place dans l'Eden (v. 14-18 etsuiv.). L'Inde
en fera tout autant par rapport à ce qui remplace son Eden ; et sur
';i iormation de la femme elle
aura comme une redite.
24. Le naMash tentateur. Dans l'Eden même se dresse le nak-

iiash qui tente la femme (ch. ni, 1 et suiv.). A. ce tentateur la Bible
"onne la figure du serpent. Nous avons donc à prendre
ses vues ;
(!l c'est s'y conformer
que d'adopter le serpeut spécial dont elle
SOO REVUE THOMISTE

donne le nom. Par l'emploi de l'article dans ha-nahhash, elle nou><


reporte à un serpent renommé qu'il suffit de désigner ainsi polu.
qu'on le reconnaisse. Le récit du Mâha-Chârate fait aussi com-
prendre qu'il s'agit bien du nâga.
Quoique, nous n'ayons jamais vu le nakhash ou nâga mis à profil
par les commentaires pour découvrir le site de J'Éden, il est, sous
ce rapport, d'une souveraine efficacité. Si les choses eussent été
plus approfondies, il eût été capable de diriger quatre et cinq fois
le regard-sur l'emplacement précis. On n'avait pas remarqué que
le nakhash est le nâga que l'Inde adore, et que le monde entier
redoute dans le cobra capello (1). Démonstratif par ses propres gîtes
indiens, il l'est de nouveau par son rôle dans la Tentation. Ici
encore nos regards ne voient pas le fait, mais la tradition in-
dienne renferme le même récit avec des détails semblables,
donnant comme tentateurs un peuple réel, les Ncigas, qui se fai-
saient un honneur de s'identifier au reptile. Le nâga. est également
indicateur par la présence de son culte, —: par l'homonymie de
l'étain et du plomb, ses enfants, nâga-ja « nés du nâga », et de
plusieurs composés métalliques. Les mines arrêtent l'investiga-
tion sur des points dont il est impossible de s'écarter.
25. Le siège des faits. — L'Eden concentre les faits les plus
divers et les richesses. C'est à Koush et ''Havilah ou Koush-Kabmd
que la Genèse fixe le berceau des choses humaines. Là, au centre
du jardin croît l'Arbre de vie, là le fleuve qui ensuite se divise,
les trois beaux produits, la création de l'homme et de la femme,
la Tentation. L'Inde concentrera de même.
26. Là langue indo-chamitique. —Encore une note essentielle
et tout à fait abandonnée. Ce qui dénomme les objets édéniques
est la langue indo-chamitique, c'est-à-dire la langue parlée par
les Chamites aux Indes, et de plus au berceau même où la famille
de Cham se trouvait réunie. C'est elle qui, d'après la Genèse,
(X, 6 et 7), émet les noms d« Koush et 'Havilah, et par consé-
quent ceux qui ne font qu'un avec ce dernier, les noms de l'ibis et

du lotus, kavela. C'est elle qui, toujours avec la Genèse, normiie


Je bdellium avec son avhve, Vagu?-u, et probablement aussi la pierre

(1) Aurore ind., p. 19 et suiv.


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'EDEN §01

sJwkam. C'est elle qui désigne Çiva dans Seba, — le nâga, d'après
la « morsure » venimeuse, — elle qui, lorsque viendra l'épisode
de Lomech et Tubal-Caïn voudra que Çillah soit « la brune » et
sa fille NaamaA « la suave ».
Cette circonstance mise à l'écart n'est-elle pas cependant capi-
tale pour conférer les faits au pays qui les a revêtus de sa
langue ?

D'après les signes indicateurs qui viennent de passer sous les


yeux, et qui sont puisés dans la Genèse, c'est donc à l'Inde qu'ap-
partient l'Eden. L'Inde du nord-ouest est en effet la région de
Koush et des premiers Koushites, du Kaboul et des Kabuli, des
patriarches éponymes de ces deux contrées, apparentés entre eux.
Nous avons constaté la contiguïté des deux districts, leurs produits
estimés, l'ibis, le lotus, la configuration locale avec ses eaux et.
montagnes, la douceur du climat, la fertilité et beauté générales,
le lieu de l'apparition de-nos premiers parents, le gîte" du nakhash
qui les tente. Enfin la langue, qui nomme tout ce que la Genèse
met sous nos yeux dans et autour de son lieu béni, est la langue
même que parlaient les Chamites des Indes.
Que si, par nous-mêmes, nous ne pouvons vérifier plusieurs
points, comme l'Arbre de vie, les quatre fleuves, l'entourage com-
plet de Koush et 'Havilah par les eaux,l'événement de la Tentation,
les Indiens par leurs Saintes Écritures affirmeront qu'il
« » en est
chez eux comme dans la Genèse.

II. — Signes indiens correspondant aux signes bibliques.

Celte seconde série sur la correspondance indienne est peut-être


plus indicative
encore que la précédente. L'application de la pre-
mière à l'Inde pouvait laisser quelque doute dans l'esprit; mais
la série présente, d'une part, est indienne par nature et, de l'autre,

avec la pre-
°Hre. sur tous les points concordance manifeste
une
mière. Entre les deux séries il n'y a pas double emploi, puisque
il première
repose uniquement sur la Bible, qui se justifie par
cllc-même, tandis
que la seconde a une origine totalement dif-
fo'ente.
502 REVUE THOMISTE

Il nous faut faire précéder ces signes indiens d'une considéra-


tion tout à fait nécessaire : c'est que l'âge où nous reportent le-,
faits est infiniment antérieur à l'arrivée des Aryas qui pourtant
nous les transmettent. Alors les Chamites formaient la population
principale des Indes, et les branches patriarcales des Y. 6 et 7 du
Ch. X détenaient tout le Cham-dvîpe. Il n'y a donc nullement ù
supposer des traditions d'origine purement aryenne, lors même
que les livres aryens contiendraient des récits sur ces temps. Oc-
cupants du Cham-dvîpe les Chamites durent les premiers posséder
les traditions de faits accomplis chez eux. Ainsi, puisque les livre?
des Aryas renferment les traditions de choses qui les avaient de
beaucoup précédés, ils n'ont pu les recevoir que des Chamites.
Facilement au reste on s'en aperçoit, parce que ces livres men-
tionnent des faits antérieurs aux Aryas, qui ne les concernent
nullement, et portent un vêtement chami'te des plus reconnais-
sablés. Et tels sont les faits qui nous occupent.
Mais les Aryas, comme le font aussi les autres peuples, modi-
fièrent à leur guise les traditions qu'on leur communiquait, et qui,
du reste, n'étaient certes pas elles-mêmes de la dernière fidélité.
Nous n'avons donc,dans un certain nombre de textes aryens,que
les Arersions orales des Chamites sous une profonde altération.
Toutefois une charpente antique subsiste encore, dont l'exactitude
relative peut être constatée par sa correspondance avec la Bible
Elle est même très suffisante pour servir de témoignage aux nar-
rations de la Genèse.

Cette question présente un autre point de vue, et pourrait être


sujette à d'autres observations.
Si nous nous fondons sur la littérature indienne, dira-f-on que
les littératures chaldéenne et égyptienne remonteraient beaucoup
plus haut? Mais, en premier lieu, notre but spécial n'est pas do
traiter du commencement des choses in se, mais bien des premier
faits tels qu'ils sont donnés par la Genèse ; et dans ce cas ni' 1'
ne saurait contredire l'application de ses propres signes '
l'Eden, ni celle des signes si conformes de l'Inde. De pl'lS '''
littérature indienne est la seule qui possède cette confon111' 0,
et la Chaldée, comme l'Egypte, seraient très loin de l'olii'H'.
En second lieu, lorsqu'on accorde sur ce point une haute an '
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'EDEN 503

i-ioritéaux notions d'Egypte et de Chaldée, on erre, oubliant tout


à fait que le berceau des Egyptiens et des autres Chamites était,
connue nous l'avons prouvé maintes fois, dans l'Inde, que les
égyptiens et autres Chamites ont émigré de là, et crue par consé-
quent l'Inde de ce berceau et de ce temps avec sa civilisation était
pré-égyptienne. Les Egyptiens n'étaient que des Chamites indiens.
A l'Inde et à son antique savoir revient l'antériorité.
Quand nous citons la littérature indienne, nous l'acceptons
parce que l'Inde n'a pas d'autres écrits; mais alors nous ne la
prenons pas en tant <\VL aryenne ; souvent nous avons insisté sur ce
point: nous la prenons parce qu'elle contient des éléments primitifs
tiicliamitiques- qu'elle s'est incorporés.
.Nous renvoyons à l'étude des Chamites, qui malheureusement-
n'ont pas encore dans la science reçu droit de cité.
Déroulons maintenant la série des données indiennes : point
pour point elles coïncident avec les données génésiaques.
27. Kuça-dvîpa. — L'Inde a une description de la terre primi-
live(Vish.-p.II, iv) dans laquelle sont comptées sept divisions; mais
parmi elles il en est deux, le Kuça-dvîpa et le Krauncha-dvîpa, qui
sont évidemment le double du Pays de Koush et du Pays de 'Ha-
zilah.
La suite va montrer que ce n'est pas une coïncidence simplement
'fortuite.

28. Population de Koçalas. Dès nos premiers pas, la popula-



tion de Koçalas le prouve. Elle
occupa le douîpe, et fort nombreuse
rayonna sur l'Inde et sur les terres étrangères. Or ces Koçalas,
« lils de Koush » ou Kuça-jas, sont les mêmes que les Koushites
'le la Genèse, fils de Koush et habitants du
pays de Koush.
29.
— Krauncha-dvîpa. — Limitrophe du Kuça-dvîpa (Vis.-p.,
'I.iv). comme le
pays de'Havilah est limitrophe du pays deKoush,
'I représente le
pays de 'Havilah, ainsi que les circonstances le font
''essorlir.
<M. Population du Krauncha. —Le Krauncha-dvîpa avait natu-
rellement sa population à nom d'oiseau, qui répond
aux Kabuli
(l(! Havilah aussi bien
à nom de volatile, agréables procédés alors
'''es communs.
504 REVUE THOMISTE

31. Patriarches-éponymes, — 1° Kuça. Si la Bible n'a pas (|0


monographie de Kush, l'Inde en a une pour Kuça, qui est di|
tantôt né de Brahmâ, tantôt prince de la dynastie lunaire. Un faj|
vient, quelques lignes plus haut, de déclarer nettement cette
éponymie, c'est que les Koçalas sont dits aussi Kuça-jas « nés de
Kuça. »
2° Krauncha. La Bible, qui n'a pas de récit sur Koush, n'en a pas
davantage sur Khavilah; mais les livres indiens en ont de beaux.
Ils font connaître par exemple Kuval-âçva, le Seigneur « Ibis à
cheval sur un ibis » prince de la dynastie lunaire, — Ksuval-âdiliya,
et Kuvalayâpîda, deux rois du Kashmire (1), etc.
Peu importe que les éponymes eux-mêmes soient réels ou légen-
daires, parce que les légendes étant propres au pays, le type des
personnages l'est également et il est certain que nombre d'hommes
s'appelèrent ainsi.
32. Parenté des deux patriarches. — Pour la Bible, 'Havilah
« l'ibis » est fils de Koush (X, 6-7). Pour le Vishnou-pourâne (IV,
vu) Kuça est fils de Balâk-âçva « le cavalier sur grue. » Les rôles
sont transposés, mais la parenté avec ses curieuses figures locales
est des deux côtés soigneusement reproduite.
Des singularités de ce goût sont très propres à dénoter les
terres montagneuses et aquatiques où on les voit animer la
scène.
33. L'arbre de vie. — En des textes différents, la littérature
indienne mentionne deuxalimentsd'immortalité, 1° : l'arbre Jamhv.
« pomme rose » (Vis-p., II, n), qui domine sur le Mérou au centre
du monde. Il porte des fruits dont le suc procure aux habitanislc
bonheur et l'immortalité.
2° Une liqueur formée par le barattement de la mer, l'amnta
«non mort», a la même vertu. Quantité de livres la décrivent.
notamment le Mahâ-Bhârata en son Adi-piarva. Ce fut une desplu5
antiques traditions indiennes.
Le premier aliment, avec son arbre, répond mieux à celui de lu
Genèse ; aussi croyons-nous qu'il fut celui de la tradition ong1"
nelle et des Chamites. Le second aurait été imaginé après coup

(1) Râjatarangini, 1. IV, si. 3oo-372.


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 505

par les Aryas, qui dénaturèrent si fort les traditions de leurs


devanciers.
Nous aurions même ici un bon exemple du passage de la pre-
niière tradition du pays, celle ^des-Chamites, à la tradition posté-
rieure et aryenne, la seule qui nous soit parvenue sous une forme
explicite.
En tous cas, pour les deux la similitude de vertu avec l'élément
édénique est entière et frappante. Elle le devient encore bien
davantage par le récit de la Tentation où'l'aliment de vie occupe
une place majeure.
à 37. Produits édéniques : l'or excellent, les pierreries, le bdel-
34
lium. — Il n'y a pas à nous appesantir sur ces indices nouveaux :
la nature des lieux, l'histoire, les poèmes indiens les font assez
connaître.
L'or est tellement propre à la contrée que, d'après la légende, les
sucs de l'arbre de vie Jambu, deviennent en séchant sur la terre
l'or Jambû-nada, dont les Siddhas (génies qui hantent les airs) for-
ment leurs ornements (V-p., II, n). A lui seul l'Olympe du Mérou
est revêtu "de toutes nos magnificences. Composé d'or et de
gemmes, il est Hemâdri «mont d'or r>,Ratna~sânu.« pic de joyaux »,
KarniMchala « montagne de lotus. »
L'ne citation résumera, et quant à la réunion des trois riches-
ses paradisiaques, et quant à leur excellence, et quant au site
nord-ouest édénique où elles sont récoltées. Elle aura pour sujets
es K.irâtes, montagnards de ces hauteurs, qui apportent pour un
grand sacrifice leurs présents au roi Youdhishthire (1).
.

«J'ai vu là, Seigneur,... les Kirâtes aux flèches inhumaines


(empoisonnées), artisans de cruauté, qui s'habillent de peaux et
se
nourrissent de fruits et de racines. Us apportaient des charges de
!)0is d'aloès, de sandal, à'agallochum (Yaguru), à& parfums, d'or, de

'pierres fines et de pelleteries,... de l'or du p>^us radieux éclat


''ecueilli au sein des montagnes. » Tout est là : l'or optime, le
«dellium de l'aguru et les pierres fines.

'^Signification de Krauncha. C'est une merveille combien



es exposés indiens reflètent les bibliques, et
par là en facilitent

)Jlahà-Bli.,
>
au Sabha-parva.
506 REVUE THOMISTE

l'explication. 'Havilah signifie « ibis », et Krauncha « courlis


héron, » oiseaux de la même famille. Assistés de tout ce qui leil|,
appartient, les deux pays sont bien faits l'un pour l'autre.
Nous avions vus 'Havilah recevoir pour traduction « terre de
sable», mais jamais celle d' « ibis » ; et nous avions cru devoir
adopter celle-ci sans songera Krauncha. Ce fut donc une très
agréable surprise lorsque le nom indien vint si exactement approu-
ver. Or cette signification est d'une importance qui s'étend loin,
puisqu'elle est comme une description des terres édéniques, et par
conséquent sert grandement à les reconnaître.
39 à 42. Kraimcharégiond'échassiers, de lotus, d'eaux, de monta-
gnes. — Ce que nous avons dit sur la physionomie de 'Havilah doit
donc être repris pour son aller ego qui en assure la vérité, con-
trée de ruisseaux, de lacs et de montagnes où foisonnent les échas-
siers et sur les eaux s'ouvrent les doux lotus.
43, 44. Climat tempéré. Fertilité. Beauté. — C'est là une consé-
quence de ce qui précède ; et en réalité les grandes vallées de
Fllindou-Koush, telles que le Koh-dâman et le Kaboul, sonl de
délicieux parterres, vergers, vignobles, jardins potagers, plantu-
reux terrains.
45. Contiguïté des deux dvîp>es de Kuça et Krauncha. — Dans la
description paradisiaque Koush et,'Havilah se touchent. Il en est
absolument de même dans la description indienne : le Kîcça-dvïps
et le Krauncha-dvîpa sont côte à côte (Vis.-p., II, n et îv).
Nouvelle notable concordance.
46. Le fleuve divisé en quatre cours. — La Genèse dit (II, 10):
«
En l'Eden il sortait un fleuve pour arroser le Paradis, et de la

il se divisait en quatre bras. » Ainsi le fleuve arrose l'Eden, et fie


là commence la ramification.
Et le Vishnou-pourane (II, n) : « Le Gange entoure la cité «c
Brahmà, puis se divise en quatre puissantes rivières (1). »
La disposition est identique : d'un côté le fleuve père courais
dans l'Eden pour se scinder au delà; de l'autre le Gange coula'1'

(1) Ces rivières, la Cita, l'Alakanandâ, la Ghakhsu et la Bhadrâ, portent des >101""

sanscrits, qui attestent que les Aryas ont modifié les noms antérieurs.
.SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDEN 507

•uilour de la cité divine, pour s'épanouir ensuite en quatre direc-


tions.
La répétition exacte d'une topographie aussi particulière n'est
pas l'effet du hasard.
Les divers écrits varient sur les détails, mais la conception géné-
rale ne varie pas.

47. Entourage complet de chaque division par les eaux. — Dans


]a Genèse, le pays de Koush et le pays de 'Havilah sont complète-
ment entourés par les eaux, et, dans les écrits indiens, les deux
mêmes contrées, les Kuça et Krauncha-dvîpas sont aussi totale-
ment entourés ou sont des îles. On pourrait donc qualifier les deux
districts de la Genèse de Kush-dvîpe et 'Havilah-dvîpe. L'assimila-
tion est parfaite et ne convient pas peu à notre sujet.
Il est tant d'échos entre le récit de la Genèse et ceux des Poèmes
etPourânes que l'on ne peut éviter d'entendre ces contours complets
de la Genèse, qui sont expressément indiqués, dans le sens aussi
littéral, que ceux de l'Inde. Géographie des temps et des lieux,

cette disposition générale était si bien clans les vues indiennes
que, outre le cercle tracé autour des contrées, on a vu le Gange en
faire autant pour le Mérou autour de Jacité de Brahmà.
Peut-être que, si les commentateurs avaient connu les disposi-
tions sanscrites, ils n'auraient pas supposé que les locutions qui
dénotaient un parfait anneau représentaient seulement des sinuo-
sités et méandres. Rejetterait-on en ce cas le sens obvie, à quel
litre alors l'imposer en d'autres ?
N'y a-t-il pas ici une allusion aux habitations lacustres si com-
munes dans les premiers temps et si nécessaires ? Les poèmes les
insinuent souvent, quand ils montrent dans les eaux (et même
au
lontl des eaux!) les Nâgas, Nishadhas, Kirâtes. Aussi le terme de
foîpa, qui exprime ces terres environnées, a-t-il aussi le
sens de
11
refuge et abri ». Si les Phéniciens ou les Kefas de l'Hindou-
Koush recherchaient
pour séjour dans leurs coloniesdu golfe Per-
due, de Phénicie, d'Espagne, des îles effleurant le rivage, ce fut
toen autant
pour échapper aux dangers venus du continent que
pour s'environner de leurs embarcations. Ces îles étaient des
(l°uîpes excellents.
508 REVUE THOMISTE

48, 49. Création de l'homme et de la femme. —Lisons : Gen. I, 27


« Dieu créa l'homme à son image. »


Vishnou-pour. (II, vu) : « Brahmâ lui-même forma Manou Swà-
yambhuva né de lui et identique avec lui (1). »
Gen. 26. « Dieu dit : qu'il commande aux poissons de la mer
aux oiseaux du ciel, aux bêtes, à toute la terre, et à tous les rep-
tiles qui se meuvent sur la terre. »
Yish. pour (II, vn) : Brahmâ produit Manou « pour qu'il protèee
les êtres créés ».
Gen. II 21 et suiv. Formation de la femme tirée de l'homme, et
donnée pour sa compagne.
Vish.-p. (id.) : « Et de sa partie féminine Brahmâ forma Cata-
rûpâ, que le divin Manou Swâyambhuva prit pour femme. »
L'unité avant le dédoublement est mise par la Genèse dans
l'homme, par le Vishnou-pourâne dans le Dieu même. — Elle est
encore plus prononcée dans les conceptions des Chamites.
Adam signifie « homme ». — Manou signifie « homme ».
Donc l'Inde offre, comme la Bible, la création de l'homme, sa
ressemblance avec son auteur, son domaine sur la nature, la for-
mation de la femme d'après une unité antérieure, son union avec
l'homme.
50. ie Nâga tentateur:— Nous en avons dit un mot au n° 24 de
la première série sous la forme biblique de son nom, nakhash. Que
le serpent nâga soit indien, il serait superflu de le redire. L'éty-
mologie chamitique de son nom « mordre » (et non « siffler »),
ainsi que les nombreuses circonstances qui accompagnent sa pré-
sence, en font si bien un indigène qu'à l'heure actuelle la bête aux
pouvoirs magiques est encore sur les autels.
51. X<? Siège des faits. Au n° 25 on a dit ce que comportait

l'Eden : les deux terres paradisiaques, l'arbre dévie, les produits
delà contrée, le fleuve et ses quatre bras, Ja création de l'homme
et de la femme.
Maintenant, licence étant donnée à la fable, que l'on compa''c
son récit.
(Vish.-p. II, n). Dans les mêmes régions montagneuses qui poS"

(i) Manou « homme », Swâyambhuva « issu de l'Elrc existant par lui-même. »


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE HE L'ÉDEN 509

sèdent le Jardin se montre, quoique légèrement plus au nord, le


berceau signalé par les livres sacrés des Indes. 11 est au mont qui

forme le joyau initial de la chaîne de l'Hindou-Koush, le Mérou,


sjeoe de Brahmâ et des dieux. Ce berceau a également son Kuça
cl clans le Krauncha son 'Havilah, qui, en réalité sont à cet empla-
cement- Il possède aussi dans le Jambu l'arbre d'immortalité, les
irois produits de valeur. Tombé des cieux, le Gange, après avoir
circulé autour du mont de Brahmâ, s'ouvre en quatre puissants
cours d'eau. Les dvîpes deKuça et Krauncha sont environnés com-
plètement par des eaux. Là Manou, l'homme, Swâyambhuva
«issu de l'Être existant par lui-même »,est formé par Brahmâ,
ainsi que Gatarûpâ « aux cent formes » que Manou prend pour
épouse.
Une à une les voix parties de la Bible et de l'Inde se répondent.
52. La ^Langue indo-chamitique. — On nous demandera peut-être
d'où nous connaissons cette langue chamitiqué, qui est la soeur
jumelle du sémitique. Nos ouvrages les Chamites et l'Aurore in-
dienne de la Genèse font la réponse. Si les fils de Cham étaient
Koush, Mitsraïm, Phuth et Chanaan, la langue des pays de Koush,
de l'Egypte, de la Libye, de la Phénicie et de Chanaan était celle
de Cham. On la parla d'abord clans les Indes, où les dialectes
en
sont encore imprégnés. On la parle également en Polynésie.
A ce Iangage.il faut restituer les expressions réellement primi-
tives de Kush ou Kuça, 'Havilah
ou Xavela « l'ibis- », Seba ou Çiva
le dieu des Chamites, si semblable à Cham, bdellium la
« gomme »,
aguru « le parfumé » son arbre, Nâga « le mordant », Meru « le
mont >, Çillah « la brune », Naamah « la suave. »
évidemment indiennes et chamitiques, ces dénominations em-
ployées
aux premières pages de la Genèse disent le rôle capital que
Hiidc joua
au principe des choses.

111.
— Signes indicateurs par extension de ceux de l'Eden.

Outre les signes que l'on tire de l'Eden lui-môme, il en est que
0llj>eul lui rapporter indirectement,
parce qu'ils sont compris en
s '«lits ou événements qui, reposant
sur les données édéniques,
Mcil»oii| les corroborer.

MSVUE THOMISTE.
— 4e ANNÉE. 34.
510 REVUE THOMISTE

53. Famille de Cham en son berceau (Gen., ch. X). — Tout le


livre IV de notre Aurore indienne a été consacré'à fixer le berceau
inconnu qui vit les premiers Chamites (1). Il importe ici grande-
ment de le connaître, puisque les deux districts de l'Eden portent
les noms de deux patriarches éponymes de la famille de Cham
Où fut le berceau, là naturellement furent eux-mêmes les
patriarches. Et ainsi ce berceau ou le domaine patriarcal envelopne
et désigne les deux parties de l'Eden.
Cette terre patrimoniale où chaque membre de la famille possé-
dait et possède un district à son nom est ce triangle que forment
l'Hindou-Koush appuyé sur le Mérou, le Kaboul et le haut Indus.
Faute d'un nom admis, nous l'avons baptisé Cham-clouîp>e.
Quand le rédacteur de la Genèse reconnaît comme famille de
Cham: I£oush, Metsraïm, Phuth, Chanaan, Seba, 'Havilah (x, 6 et
7). il en prend les noms des établissements coloniaux de l'Asie
antérieure et de l'Afrique.Par amour de la mère patrie les émigrants
en avaient emporté les noms ; mais ces noms étaient si profondé-
ment enracinés dans la première demeure qu'on les retrouvait
tous sans exception il y a peu de siècles, et que dans le nôtre ils y
sont encore sauf un seul, Nous voyons en effet Koush autour de
sa chaîne, 'Havilah dans le Kaboul, Metsraïm dans les Anous, Seh
dans Çiva. Quant à Chanaan, qui sur place s'appelait.Kefa, comme
au golfe Persique et en Phénicie, il s'étalait dans sa plus grande
splendeur au vne siècle de notre ère, lors du voyage du pèlerin
bouddhiste chinois Hiouen-Tsang.
Là donc, en ce berceau permanent, furent les deux membres
Koush et 'Havilah avec le Jardin de délices pour propriété person-
nelle.
Cette indication de l'Eden par le vivace berceau de ses peuples
nous paraît à la fois extrêmement simple et extrêmement sûre.
On l'avait dit, et la notion est de la dernière importance : le Pa"
radis perdu devint la propriété de la famille de Cham ; et les laits
subséquents s'accomplissent encore sur ce théâtre et avec le con-
cours de cette famille (2).
54. Çiva. — Dans la descendance de Cham paraît Seba (x, 7),<llU

(1) Voir aussi Revue Thomiste, .septembre 1893.


(2) Ainsi, l'Eden fut aux fils de Cham, et la Terre Sainte du Christ aux fils de Ma" 0'

met.
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'ÉDIÎN 511

dont le nom et le culte ont couru sous de légères variantes


cs|. Civa,
dans toute la sphère chamitique. Par la place éminente qu'il
occupe aux Indes et par la valeur de son indication,il mérite d'être
misà part.
Dieu suprême des Chamites dès les âges pré-égyptiens, Çiva est
encore pour toute la Péninsule Mahâ-deo, « le grand Dieu ». Or
oe-dieu si élevé non seulement est avant tout à l'Inde, mais c'est
dans les montagnes du nord-ouest, celles où s'étendent Koush et
'Havilah, qu'il paraît d'abord, et qu'éclatent sa première gloire et
celle de sa famille. Si Koush et 'Havilah sont antiques, Çiva ne
l'est pas moins. Il est Meru-dhâman « habitant du Mérou » ; il
épouse Pârvatî, fille de l'Himalaya, et son fils Kârtlikeya, de ses
(lèches, pourfend et ouvre, dans ces massifs alpestres, le mont
Krauncha, — Krauncha nom, on se le rappelle, synonyme de 'Ha-
vilah.
De ces légendes, où des circonstances locales et le culte sont
très réels, il résulte que le siège de Çiva attire vers le Koush et
'Havilah de l'Eden.

5o. La Tentation. —La Tentation s'est accomplie clans l'Eden ;


or le nakhash ou nâga, son instrument, eut ses premiers repaires
célèbres dans les sols mouvementés de l'Hindou-Koush, et y
reçut des hommages aussi primitifs et aussi persistants que ceux
île Çiva. Par lui-même il fait donc présumer le site de l'Eden
;
mais, comme il hante également le reste des Indes, il signale le
Jardin aussi bien et mieux peut-être par l'habitat du peuple qui a
pris son
nom et qui l'adore, les Nâgas. Avant d'émigrer.les Nâgas
'«rent en effet dans ces vallées des confins du nord-ouest.
En sa version très étendue de la Tentation, le Mâha-Bhârate,qui
il'ait) parallèlement nakhash biblique, des tentateurs des Nâgas
au
'"tonnes-serpents, leur associe dans cette oeuvre deux autres tri-
l)lls, les Dânavas et les Daityas.Ceux-ci,peuples véritables
comme
°s Nâgas, résidaient alors dans les vallées adjacentes.
Quoique la fable ait
sa large part dans le récit, elle n'enlève ni
e "'eplile nâga, ni les hommes Nâgas et leurs
compagnons des
lerres
attenantes à l'Eden.
'-* lait de la métallurgie allons [traiter, et qui tient
que nous aux
l'toeslieux, arrêtera juste sur le point mathématique.
512 REVUE THOMISTE

Mais avant cela une réflexion.


Qu'une contrée possède le récit de la Tentation dans les condi-
tions tout à fait exceptionnelles qu'il revêt dans les Indes, c'est-à-
dire reproduit en tous les ouvrages anciens, amplement; qu'elle le
possède avec des détails singulièrement similaires à ceux delà Bible
un serpent nâga, des indigènes Nâgas, en lutte contre les dieux pour
l'aliment de vie, jaloux de le donner à une femme ; qu'il dise le»,,
défaite, leur condamnation, la promesse d'un Sauveur, la s;ardc
de l'aliment dévie, toute cette narration complexe, faite à pari
indépendante, témoigne fortement en faveur de celle delà Genèse,
et de la réalité des lieux édéniques dans lesquels le drame s'est
accompli.
Dans un autre pays que l'Inde on chercherait en vain narration
pareille, développée, précise et employant les mêmes noms
propres.Ce n'est pas la Chaldée qui la donnerait.Le cylindre qu'elle
exhibe, et où l'acte paraît être effectivement gravé, est trop isolé,
trop muet, d'une origine trop incertaine pour que, sur lui,on aille
droit de construire tout un système. Combien de cylindres et de
représentations pareilles l'Inde n'aurait-elle pas si elle s'était mise
à en tracer !
Quant à cette autre figure chaldéenne très commune, d'un arbre
pyramidal souvent assisté par des génies, dont les fruits sont quel-
quefois présentés sous les narines d'un monarque, tandis cpie le
bois s'infuse clans un vase d'eau, nous avons montré, contraire-
ment à une opinion très répandue (d),que ce n'était nullement
l'Arbre dévie, mais le cèdre, dont en effet il porte le nom, cl dont
le culte est descendu du nord-ouest himalayen, où aujourd'hui
même il est encore en pleine vigueur. La fréquence de ses repré-
sentations en Chaldée prouve seulement la profonde influence-
exercée sur cet empire par les races émigrées de THindou-lVousli.
L'élection que l'Inde fait du Jambu pour arbre de vie éloigne
absolument le cèdre, si-dâr, deo-dâr, qui était aussi vénéré, nian>
à un tout autre titre, comme fécondateur et purificateur. Les noms,
la nature des deux végétaux sont totalement différents, le.lain» 11

n'ayant rien du cèdre, ni la fleur, ni le fruit, ni le port, car an


lieu d'être pyramidal, ainsi que doit être l'arbre de Çiva, il I"'"
sente la forme des arbres les plus communs.
(I) L'Aurore ind., p. S8 et s.
SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LIS SITE Dlï LEDEN 513

56. Gisements de Vètain, du plo?nb e^ du cuivre. — Nos lecteurs


savent que l'étain et le plomb voisins de gisement se trouvaient
,,n
contact avec le serpent, et que, regardés comme sa progéniture,
Us en
avaient recule nom nâga ou nâga-ja « né du nâga ». Le
plomb est encore maintenant exploité sur une grande échelle;
l'étain doit être fort réduit ; cependant le voyageur Burnes le
si<male. Les deux jumeaux sont aux pieds orientaux ou indiens du
mont Bâmian, non loin des sources de l'Hilmend, où l'antiquité les
voyait déjà.
Pour le cuivre, capitale partie du bronze, très abondant, il peut
ajouter sa propre déposition sur le site, et par sa proximité, et par
son nom de Kansa. Parement chamitique, et non sanscrit, ce nom
dit par lui-même que le métal était extrait des mêmes territoires

que l'étain et le plomb, et par les mêmes hommes. C'est de lui que
l'étain reçut la seconde dénomination de Kas-tîra « alliage du
Kansa ».
Lestrois métaux ne sauraient être plus à portée de l'Eden, et
mieux renseigner sur son emplacement.

37. Centre de fabrication du bronze. — Ce sujet ne peut aban-


donner le précédent. De riches gisements avaient donné le '
cuivre- à profusion; mais
ses instruments n'étaient pas solides.
Heureusement l'étain était près de lui, et les essais de combinaison
obtinrent un jour le bronze qui satisfaisait à toutes les exigences.
l'Vomptement le métal composé acquit l'empire universel,
car ses
mventeurs, Nâgas, Kefas-Phéniciens étaient aussi marchands et
navigateurs qu'ils étaient industriels.
Alors arrive Je Tubal-Caïn de la Bible. Le grand centre de fabri-
,:;i'ion était effectivement ce même foyer où tous les événements
"biiqucs antérieurs s'étaient accomplis. Les acquéreurs des
'«ches et des épées de bronze
ne se doutaient pas qu'elles leur
'-'laicnt expédiées du Paradis Terrestre;
(Jii saisit notre dernière indication
: Tubal est au milieu des
"Vas de tout genre, et
ces nâgas sont avec l'Eden.
S1-4 REVUE THOMISTE

RESUME

Les signes bibliques et indiens en présence.


Qu'un tableau synoptique mette en résumé les deux séries d'in-
dications, bibliques et indiennes, face à face, et le lecteur portera
son jugement sur leur unité.

LA BIBLE. LES TEXTES INDIENS.

Pays de Kush. Kuça-dvîpa.


Ses peuples Kushites. Ses peuples Koçalas.
Pays de 'Havilah. Krauncha-dvîpa (synon. de 'Havi
lah).
Ses peuples. Ses peuples.
Patriarches éponymes de Kush et Id., avec leurs monographies.
'Havilah.
Leur parenté. Id.
L'Arbre de vie. Id., ieJambu.
Produits abondants et recherchés, Id.
l'or, Id.
son excellence, Id.
pierreries, Ici. :

bdellium. Id.
Signification de 'Havilah « ibis, Signification de Krauncha « cour-
lotus ». lis ».
Le pays est en conséquence,
région d'échassiers, Id.
de lotus, Id.
d'eaux, Id.
de montagnes, Id.
à climat tempéré, Id.
fertile et beau. Id.
Contiguïté de Kush et 'Havilah. Ici. de Kuça et Krauncha.
Fleuve qui coule, Id.
puis se divise en 4 rameaux. Id.
Entourage complet de chaque
district par les eaux. Id. •

Création de l'homme, Formation de Manou,


à l'image de Dieu, à l'image de Brahmâ,
pour qu'il règne sur les êtres, pour qu'il protège les êtres.
SURABONDANCE. DES INDICATIONS'TOUCHANT LE SITE DE L ED.EN 515

LA BIBLE. LES TEXTES INDIENS.

Formation de la femme par Id., par dédoublement.


dédoublement.
Le serpent tentateur nakhash. Ici., nâga.
Siècedes faits vers l'Hindou-Koush Siège voisin pour les faits
et le Kaboul. correspondants, au Mérou.
Langue indo-chamitique. Ici.
Berceau des Chamites. Id.
Seba patriarche. Civa, divinité suprême.
Tentation. Id., avec une foule de détails
conformes.
Tubal le métallurgiste. Gisements de l'étain, du plomb et
du cuivre.
Centre de fabrication du bronze. Id.
Cene sont pas des raisonnements, se sont des faits.
Ils sont reproduits avec exactitude. N'y a-il pas unité entre les
deux séries, et par conséquent TÉden n'est-il donc pas indien?
La Chaldée ni aucune autre région sur la terre n'offrirait dans
ses livres ou traditions une chaîne pareille d'identités, qui ne sont
aucunement per accidens, mais réelles et exprimées avec intention
et comme ex professo.
En ce qui concerne la Genèse, elle est clans une telle correspon-
dance avec l'Inde (fables mises à part), que la tradition sémitique
a dû puiser sur les lieux mêmes.

L'EDPHRATE ET LE TIGRE

On
nous reprocherait de ne point parler de PEuphrate et du
Jigre généralement gratifiés d'un rôle qui dépasse le leur. Si nous
avons été bref à ce sujet c'est que nous avons cru devoir l'être.
^°us en donnerons les motifs.
Notre travail sur le Site de l'Eden (1) procède d'après les indi-
cations bibliques que nous venons de reprendre en abrégé. Notre
^lébroniable conviction est que, par ces indices, soutenus deiceux
!

(') Voir Aurore ind. de la Genèse.


-
516 ' REVUE THOMISTE

des Indes, l'Inde est. désignée. Ce fait n'a pas encore été expres_
sèment reconnu parce que, autant l'Inde et ses écrits étaient
ignorés,autant l'étaient, à plusieurs points de vue, les éléments quP
la Bible présentait, comme signes. Une fois hors du vrai terrain
on ne pouvait qu'errer à l'aventure.
Lit-on les Commentaires sur le Jardin de délices, on s'aperçoit
avec peine qu'ils se méprennent sur presque tous les points, ou
-

n'en possèdent qu'Une trop légère notion. — Koush est ignoré


puisqu'au lieu de le prendre au berceau de sa famille et là où
toutes les autres indications s'associent à lui, on va le chercher
en des colonies relativement modernes. — 'Havilah, qui le touche
à la frontière, Test par suite tout autant. —La signification de
'Havilah, qui trace une vraie peinture de la contrée, échappe fout
.
à fait. — Sur les éponymes des deux pays jamais nous n'avons
rien lu. -— Fort peu de lignes suffisent aux trois produits, qui sont
pourtant prodigués, rassemblés et grandement estimés dans les
Indes. Presque rien sur le bdellium, qui serait le meilleur des >

renseignements. — Point de nakhash, bien qu'il ouvre nombre


d'importants points de vue. —La langue qui nomme les choses
est totalement oubliée.
Si l'on consulte, dans notre Aurore indienne, le chapitre intitulé
L'Eden ne fut pas en Arménie, on verra par cet exemple combien
superficiels et erronés étaient les systèmes malheureusement les
plus communs.
Car, dans le but d'avoir le Tigre et l'Euphrate, on place l'Eden
en Arménie. Alors on suppose pour Pays de Koush celui des

Cosséens de Susiane, qui ne sont nullement Koushites, ou à b'


rigueur les Koushites de la même Susiane, fixés à ISO ou 2011

lieues au sud en dehors de l'Arménie. — Pour Pays de 'Havdal'


on imagine la Colchide, qui n'y répond à aucun titre, et n est

certes pas contiguë comme elle doit l'être à la Susiane éloignée de

200 lieues. — Le Géhon devient l'Araxe; mais cet Araxe, au hc"


d'entourer complètement la Susiane, ainsi que fait, le Géhon
édénique pour le pays de Koush, coule rectiligne à la grande dis-

tance que nous avons dite, tandis que de tout autres rivière
baignent la Susiane. Absence des éponymes de Koush et '"'''

vilah. — Absence des trois' notables produits, du bel or q" 1
J|t

brille que dans la légende de la Toison d'or, des pierres pi


SURABONDANCE DES INDICATIONS TOUCHANT LE SITE DE L'EDEN 517

rieuses, du bdellium. — Absence du serpent nâga, etc. — La


langue arménienne ne fut jamais cette langue indo-chamitique
qui nomme chaque chose en l'Eden. Et la littérature locale est

muette sur les faits, au lieu d'avoir les beaux récits des poèmes
de l'Inde.

notre exposé une objection. Nous plaçons,


Mais on va faire à
d'après les renseignements bibliques et indiens, l'Eden dans les
Indes, or les Indes ne possèdent pas le Tigre et l'Euphrate men-
lionnés par la Genèse. Il est vrai ; mais croire que ces fleuves
attireraient l'Eden dans leur sphère, par exemple en Arménie ou
au bas Euphrate, serait une illusion. L'hypothèse n'entamerait en
rien les raisons tout à fait décisives qui ont montré l'Eden dans la
Péninsule. Elle n'empêcherait certainement pas Kush et 'Havilah
d'être au berceau indien de leur famille. Ainsi pour leurs
éponymes. Elle n'y supprimerait pas l'abondance remarquable de
l'or, des gemmes et.du rare bdellium, ni le serpent Nâga, avec les
peuples homonymes et la métallurgie qu'il évoque. Et, ce qui
n'est pas minime, — elles n'effaceraient pas toutes ces oeuvres
indo-sanscrites qui font les mêmes récits. Sans aucun doute
possible, les indications de la Bible visent les Indes; et si ces
deux fleuves n'y paraissent pas, c'est qu'ils ne sont pas enfermés
dans l'Éclen.
Les données certaines et que l'on ne conteste pas excluent le
figre et l'Euphrate du corps de l'Éclen.
Remarquons, en premier lieu, que les deux grands fleuves ne
sont nullement traités par la Genèse comme les deux autres. Le
1 hisan et le Géhon sont dits compris entièrement dans l'Eden ; le
premier enveloppe 'Havilah, le second enveloppe Kush. Le Tigre
fit l'Euphrate, nullement rattachés ainsi, fuient au contraire très

au loin et vont en droite ligne s'engloutir dans la mer.


tën second lieu, l'Eden ne comporte que deux districts, Kush' et
havilah, chacun avec son fleuve propre, et aussi avec tout ce qui
es'exclusivement attaché à l'Eden, éponymes, produits divers ou
"°io et faune du Jardin. Le Tigre et l'Euphrate ne sont pas là,

111 leur long territoire, car on ne voudra pas sans doute annexer à
Uden l'Assyrie et l'immense
espace qu'arrosent ces fleuves. Ils
518 REVUE THOMISTE

transportent sous d'autres cieux, où Ton ne retrouve plus rien de


ce qui ornait et caractérisait le Jardin, ni or, ni pierres précieuses
ni parfum de" l'aguru, ni nâga, ni peuple Nâga, ni métaux, ni
marteleurs, ni langue indo-chamitique spéciale, ni littérature
marchant toujours unie à la Genèse pour tout confirmer.
En troisième lieu, la circonstance que les eaux entourent com-
plètement les lieux édéniques paraît être établie d'après un système
bien arrêté. Expressément consignée dans l'hébreu, dans le grec
et dans la Vulgate, elle s'applique exactement aux deux districts
paradisiaques de Kush et 'Havilah. Il y a plus, les livres indiens,
qui reproduisent tant de données bibliques, ont tout à fait la
même disposition. Elle est consignée pour les deux cantons du
Kuça et du Krauncha répondant à ceux de l'Eden ; elle l'est pour
tous les autres, car on en compte sept. De là l'expression consacrée
de dvîpe, qui indique le but de l'entourage complet, « asile,
protection ». Le Tigre et l'Euphrate n'obéissent aucunement à
cette loi d'analogie. Elle leur manque comme leur manquent tous
les autres signes. Aussi, lorsqu'on prétend leur accorder l'Eden, on
est contraint,pour y retrouver chacun des signes, de se livrer à des
intentions malheureuses dont aucune n'aboutit.
Assez généralement on admet (1) que la notion de ces fleuves
n'a été insérée qu'après le départ d'Abraham de la Chaldée; nous
pouvons donc sans audace émettre la supposition, appuyée par
bien d'autres cas semblables, que les noms ne faisaient poinl
partie de la rédaction primitive.
Nous n'avons cependant nul besoin de cette hypothèse, car la
Genèse, par ses nombreuses indications, et les livres indiens, par
leurs sympathiques correspondances, confèrent le Jardin déli-
cieux à la riche Péninsule.

Fr. ETIENNE BROSSE, 0. P.

(i) Ainsi Ilummelauer in Gen. II, 14. j


BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE

Notre bulletin devra commencer, hélas! cette fois encore, par l'annonce
•d'une grande perte que l'archéologie chrétienne vient de faire par la mort
de M. Mariano Armellini, l'un des principaux disciples romains de M. J.-
B. de Rossi. Enlevé à ses études scientifiques à l'âge de quarante-quatre
ans seulement, il a suivi son maître dans l'éternité le 24 février de cette
année. Plus qu'aucun autre, Armellini contribua à vulgariser à Rome
même les résultats des recherches archéologiques. Professeur d'archéolo-
gie chrétienne aux deux collèges de Saint-Apollinaire et de la Propagande.,
il vit réuni autour de sa chaire un nombreux auditoire déjeunes clercs de
ces instituts théologiques. La plupart de ses publications nombreuses
eurent également comme but principal de faire connaître au grand public
lettré les découvertes faites dans les catacombes de.Rome et d'Italie, les
progrès réalisés sur le terrain de l'étude des monuments chrétiens de l'an-
tiquité (1). Animé d'une foi inébranlable, d'une piété profonde, il sut don-
ner à ses 'cours le charme de cet enthousiasme qui- révèle une âme rem-
plie d'amour et de vénération pour notre sainte Eglise catholique. Vivas
inDeo!

*
* *•

Gomme nous l'avons annoncé dans notre dernier bulletin (2), la publica-
tion périodique rédigée par M. J.-B. de Rossi a été remplacée parleNuovo
Bidlettinodi archeologia cristiana (3), Les quatre premiers fascicules, for-
mant le premier volume, ont paru dans le courant de l'année 1895. Ajirès
mie courte préface, dans laquelle sont développés les principes qui dirigè-
rent la rédaction du nouveau périodique, nous y trouvons une série d'ar-
ticles, dont les auteurs eux-mêmes sont la meilleure garantie de l'esprit

(1) Voici les litres de ses principaux ouvrages sur l'archéologie chrétienne : Scoperta
*' ungrqffito storico nel cimitero di Prefestalo sulla via Appia. Roma, 1874. Scoperta délia

*' 'pta di Sant' Emerenziana e di una memoria relativa alla cattedra di San Pietro nel cimi—

— Il cimitero di Sont' Agnese sidla via Nomentana descritto ed illustralo,


e'° Odriano, 1877.
°™. — Le Catacombe Romane, 1881. Lezioni popolari di archeologia cristiana, 1883.
— —
csc>'izionepopolare degli antichi cimileri cristiani di Roma, 1884.-— Le Chiese di Itoma dalla
'"origine sino al secoto xvi, 2° éd., 1892. Gli antichi cimileri cristiani di Roma e d'Ila-
"«.1893. —
I

(2) lievue Thomiste,


III (1895), p. 401.
(:j) Roma, libreria
Spithoever,
anno I, 189j.
520 REVUE THOMISTE

scientifique sérieux de la revue. M. Michèle Slef. de- Rossi. le frère du o-raiu]


archéologue défunt, nommé secrétaire de la Ponlificia commissïone di sucri
archeologia, laquelle dirige les fouilles clans les catacombes romaines
annonce qu'il publiera régulièrement le journal des travaux exécutés el dos
découvertes faites dans la « Rome souterraine» (1).
On trouve très rarement à Rome des monuments funèbres chrétiens
ayant la forme du cippus, d'un pilier bas rectangulaire élevé cornnn.
pierre tumulaire sur la place où le mort était enterré: c'est que les
cippi étaient élevés sur les tombeaux et les lieux de sépulture à fleur
du sol, tandis qu'à Rome, les chrétiens étaient presque toujours en-
sevelis dans les cimetières souterrains. Ces monuments n'en soin
que plus précieux, parce qu'ils nous révèlent ides usages nouveaux
des chrétiens romains quant à la-'disposition de leurs lieux de sépul-
ture. M. Arméllini (2), le regretté défunt dont nous avons rappelr
la mémoire, publie un cippus chrétien orné de la figure du Bon Pas-
teur portant la brebis sur les épaules et entouré de deux autres bre-
bis. Le monument, sur, lequel nous lisons réinscription : T.O'AIA AGKAH-
IIIAKH, nom très rare, fut trouvé dans la catacombe de Saint-Ermès. el
prouve l'existence d'un cimetière chrétien en plein air à cet endroit avani
l'époque constantinienne. Par analogie avec ce cippus, le même archéologue
publie une hefmula, petit pilier carré placé à l'angle de l'enceinte d'un
monument funéraire chrétien du ive siècle. Le-buste du Bon Pasteur ter-
mine le petit pilastre, lequel se trouve maintenant muré dans les ruines
du mausolée de sainte Hélène à Tor Pig?iaftara,près de Rome. Enfin Armél-
lini donne le fac-similé de l'inscription qui mentionne les travaux du
prêtre Théodore à Saint-Ermès dont M. de Rossi avait parlé, dans le der-
nier fascicule de son Bidlettino (3), de même que la reproduction d'un frag-
ment d'inscription avec date consulaire : celle-ci est, malheureuseinenl.
incomplète, de sorte que le monument flotte entre les années 298, 'M'i "'
330. Cette incertitude est très regrettable ; car si l'épitaphe était de la pre-
mière date, nous y aurions un exemple certain du monogramme du Clirisl
employé comme symbole avant l'époque de Constantin (•!•). — M. Orasio
Marucchi (S) traite de la célèbre inscription d'Abercius, dont le fragmeui
donné par Àbdul-Hamid à S...S. Léon XIII, en 1892, est reproduit eu
grandeur naturelle. Nous reviendrons plus tard sur ce mémoire dans

(1) Giornale degli Scavicseguiti dalla pont. Commissïone di sacra archeologia nelle Cata-
combe romane, p. 8-10.
(2) Scopertenel cimitero diSan ErmeU, p. 11-16.
(3) V. Revue Thomiste, vol. III, p. 3S7.
(4) V. DE Rossi, Inscr. christianae urbis Romae, I, p. 23, N. 26.
(5) Nuove Usservazioni sulla iscrizione di Abercio, p, 17-41.
BULLETIN A11C1IÉ0L0GIQUI5 521

d'ensemble sur les publications dont ce monument été le


ni aperçu a
^njct dans les derniers temps. — Le R. P. Grisar. S. .1., a eu l'occasion
d'étudier les ornements de style classique que présentent les portes et
los fenêtres de plusieurs églises à Spolète el: dans l'Oinbrie (1). Plusieurs
de ces sculptures contiennent des détails particuliers, comme le mo-
noo-ranime du Christ, et montrent une exécution technique si délicate,
fiu'on n'a pas hésité à les attribuer à l'antiquité chrétienne, surtout les
décorations de deux temples païens changés en églises chrétiennes : du
lenrple de Glitumnus, consacré au Dieu des Anges, entre Spolète et
Imligno, et de l'église de San Salvatore (appelée aujourd'hui del Grocefisso)
devant Spolète. Le savant auteur montre que ces sculptures en style clas-
sique sont l'oeuvre d'une école de sculpteurs qui fleurissait dans la se-
conde moitié du xn 0 et dans le courant du xiu" siècle. H la désigne sous
le nom d'Ecole de Mélionmsio, l'un de ses principaux représentants. Un.
oraud nombre d'édifices religieux de cette contrée a conservé les orne-
ments dus à l'activité de ces' marmorarii pendant l'époque indiquée; el:
c'est précisément l'étude comparative détaillée de ces monuments quia
fourni les preuves nécessaires pour résoudre le problème, qui déjà avait
oroupé un grand, nombre, de savants.
.\|8'' P. Groslarosa, au cours de ses éludes sur les édifices religieux
îles premiers siècles de l'Eglise, a examiné sous le rapport de l'archi-
tecture le fond de la célèbre mosaïque de Santa Pudenziana à Rome (2).
Ce chef-d'oeuvre de la peinture en mosaïque chrétienne antique, date do
la iin du iv° siècle. Devant un portique en forme d'hémicycle, derrière

lequel on remarque plusieurs édifices de forme différente, nous voyons le


Christ nimbé assis sur un trône et tenant de la main gauche un livre
ouvert-où nous lisons: Dominus conscrvdtor eccleski; Putlentianu:. A droile
el à gauche du trône sont assis les apôtres, à leur tête Pierre el. Paul.
Deux femmes, se tenant debout derrière les apôtres, présentent
au Christ
les couronnes, symboles de la gloire céleste. M. Crostarosa voit dans les '

édifices de l'arrière-fond une image du palais de Pudens (domtt.s Piiden-


IMIIK'.. qui
se serait composé de plusieurs édifices séparés, comme nous le
'oyons pour un certain nombre d'autres maisons de la noblesse romaine.
l'esl une hypothèse qui peut être fondée sans qu'on puisse la prouver
'luiiii manière quelconque; M. de Rossi s'était contenté de dire
que le
lond représente
une vue de Rome antique à la lin du iv" siècle. ÏYI. Cros-
,ll'"s:i pense qu'à celte époque,tout le palais était la propriété de. l'Eglise

l1.' '»aicuola classica di marmorarii medioevali, p. <i2-ii7.— Il temnio del Glilunno e la


''"«< spolelina di San Salvatore, 12M4G. '
p.
\~i 'tservazioni sul musaico di Santa Pudenziana, p.- 58-67. :Voir plus bas' l'opinion
'irisai' au sujet de ce monument.
522: REVUE THOMISTE

romaine, et qu'il avait été donné déjà à la communauté chrétienne par les
filles de Pudens, contemporain des apôtres, Pudentienne et Praxède:
n
croit même que le palais aurait servi de résidence à l'évoque'de Rome
qu'il aurait été le Patriarchium de l'Eglise romaine jusqu'à l'époque du
pape Miltiade. Ceci est encore une hypothèse, pour laquelle, en tout cas
l'auteur aurait dû donner des preuves autres que quelques allusions à des
légendes de -basse époque. — Parmi les nombreux écrits sur papyrus
trouvés à Fayoûm en Egypte dans le courant des dernières années on a
reconnu deux petits documents fort intéressants : ce sont deux certificats
délivrés à des chrétiens pendant la persécution de Dèce, par lesquels les
magistrats confirment que ces chrétiens ont obéi aux édits de l'empereur
et ont offert les sacrifices aux dieux. L'un de ces lïbèïti se trouve au musée
de Berlin et fut publié d'abord par M.Krebs (Sitzungsberichte der Je.preitss.
Académie der Wissenschqften, 1893, p. 1007) ; l'autre fait partie de là collec-
tion des papyrus de l'archiduc Rainer, et nous en devons la connaissance
à M. Wessely [Sitzungsber. dm- k. Académie der Wissensch. de Vienne, 1891.
p. 3). M. Franchi Se' Gavalieri fait une étude comparative de ces deux
documents (1). Il relève les particularités sur la persécution de Dèce qui
en résultent et compare le texte avec certaines expressions employées par
saint Cyprien quand il parle de ces libelli et êtes libellalici, des apostats qui;
les avaient, obtenus. — M. Enrico Stevenson publie un mémoire important
sur la topographie des sanctuaires qui existaient autrefois dans la cata-
combe de Saints-Cyriaque et autour de la basilique de saint Laurent,
enterré clans cette nécixqjole (2). Malheureuseihent cette catacombe a été
plus exposée à des dévastations qu'aucune autre. Le grand cimetière
moderne de Rome est établi sur la colline, dans laquelle furent ouvertes
les galeries de la catacombe. Par les travaux continuels dans le cimetière,
des parties entières de celle-ci ont été détruites et rendues inaccessibles.
Parmi ces monuments perdus pour toujours il y a une crypte souterraine
creusée dans le rocher, qui se trouvait à une certaine distance derrière ht
basilique de Saint-Laurent près du portique central du cimetière. Une
partie en était déjà détruite lorsque M. Stevenson survint et put prendre
encore quelques notes sur ce monument. Il découvrit sur les parois des
graffiti, inscriptions tracées à la pointe sur les parois des sanctuaires pnr
les pieux pèlerins. Les textes « vivas in Christo, vivat in Bao », mais sur-.
tout la formule chrétienne classique « (Ar) senium in mente (h) ak'l('):
adressée directement aux martyrs vénérés pour implorer leur suffrage en
faveur d'Arsénius prouvaient d'une manière certaine que, dans la cryp'c

(1) Due libelli originali di libellatici, p. 68-73.


(2) Cubicolo con graffiti storici nel cimitero di Ciriacà, p. 74-105.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE S23

même ou dans le voisinage se trouvaient autrefois les sépultures de mar-


tvrs
qu'on était en présence d'une « crypte historique ». L'auteur
examine les indications fournies par les anciens documents topogra-
phiques et hagiographiques et par les explorations faites par Bosio, Bol-
detti et Marangoni dans les derniers siècles pour reconstituer la liste
des sanctuaires, dans lesquels on vénérait les tombeaux des martyrs
ensevelis dans la catacombe et honorés d'un culte particulier. Il y avait
en
dehors de Saint-Laurent, dont lés deux basiliques existent encore, les
chapelles clu soldat Romain, d'Irène et d'Abundius, du' prêtre Justin, de
lu matrone Cyriaque, propriétaire du fundus Veranus dans lequel la cata-

combe fut creusée, et puis du diacre Agapit. M. Stevenson établit, avec


une certaine vraisemblance, que des fouilles systématiques seules pour-
raient changer en certitude, l'emplacement occupé par chacun de ces dif-
férents sanctuaires, et en conclut que la crypte détruite ne peut être
identifiée avec aucun d'eux, et que celle-ci était peut-être le lieu de sépiul-
lure d'un ou de plusieurs parmi les « nombreux martyrs » mentionnés par
le Liber Pontificalis et par d'autres documents dans la catacombe de Saint-

Laurent. — En 1894, pendant les journées du 20 au 22 août, le premier


Congrès international d'archéologie chrétienne s'était réuni à Salona-
Spalato en Dalmatie. M. Luca Jelic, professeur au grand séminaire de
Zara. publie un compte rendu de cette réunion si importante pour les
éludes archéologiques (1). Nous y reviendrons dans ce bulletin. —
Quelques communications plus brèves sont faites par M. Eug. 31untz « sur
les peintures murales de l'ancienne basilique .de Saint-Paul-hors-les-

» (p. 112-113), dont le savant archéologue fait remonter une partie à


iVIurs

une époque antérieure (et probablement de plusieurs siècles) à l'an mille;


pur Mgr J. Wilperfsuv un médaillon en argent conservé dans la collection
'-les médailles
au Vatican, représentant Daniel parmi les lions, seion la
manière ordinaire en usage dans l'antiquité à partir du nie siècle (2) ; par
'c H. P. Delattre
au sujet d'une chapelle souterraine trouvée dans le flanc
sud-est de la colline de Saint-Louis à Cartilage et conservant des restes
™ fresques dans le style des catacombes (3).
en dernier mémoire esteonsacré par M. le baron R.od. Kanzler à
lil restauration de la
crypte des saints martyrs Felicissimus et Agapit
:tns la catacombe de Prétextât (&). Ces deux diacres de l'Eglise ro-

v) Primo congresso internazionale di archeologia cristiana a Spalalo e Salona


i-°-22
«jjrosfo 1894), p. 106-111, U7-1G2.
\"l Diun'dischelto argenleo rappresentante Daniele fra i leoni, p. 114-115.
I") Ipogeo
con affreschi sacri scoperto a Cartagine (Africa), p. 116-117. —M. Stevenson
'""lonco, la découverte d'après
une lettre du R. P. Delattre.
\v Reslituzione architettonica délia cripta dei SS. Felicissimo ed Agapito nel cimi-
tr°H Pretestato, 172-180.
p.
324 REVUE THOMISTE

maine avaient été martyrisés en 258 pendant la persécution de Valérien


Leur tombeau, qui se trouvait dans une galerie du cimetière de Pré,
textat, fut décoré plus tard de. la manière la plus riche et, pour rendre la
visite du sanctuaire plus facile à la foule des pèlerins pieux qui y vemiieni
faire leur dévotion, on ouvrit une chapelle en forme d'hémicycle dans. l;i
paroi vis-à-vis de la sépulture. Dans le courant des fouilles faites en
cet endroit en 1872, on découvrit un grand nombre de fragments prove-
nant d'une incrustation de marbre, de colonnes, de balustrades, etc. qui
avaient fait partie de la décoration somptueuse du tombeau. Les différents
éléments, réunis et examinés avec le plus grand soin par l'auteur lui
fournirent le moyen de reproduire dans tous ses détails la forme ancienne
de ce monument insigne, qu'une planche magnifique, expliquée par de
nombreux dessins dans le texte, place sous nos yeux dans sa splendeur
primitive. — Le Nuovo Bulletiino continue de donner les comptes rendus
des réunions mensuelles de la Società dei cultori di archeologia cristiana.
présidée maintenant par le R. P. Gozza-Luzi, le savant sous-bibliothécaire
de l'église romaine. La plupart des communications présentées furent '

développées dans des mémoires publiés dans plusieurs revues, de


manière que nous avons l'occasion d'en entretenir les lecteurs de la Bsviw
Thomiste en parlant de ces revues. Parmi les autres communications nous
relevons la découverte', annoncée par M. Gamurrini (p. 120), d'un tom-
beau chrétien antique, près de l'église des Saints-Apôtres à Florence.
L'épitaphe d'un style très ancien dit simplement : CAESAR. VIVAS. IN
DEO. (César, que tu vives en Dieu). LeR. P. Bonavenia (p. 1.21) parla des
fouilles qui se continuaient l'année dernière dans la catacombe de Sainl-
Ermès et qui montrent la grande importance de la basilique souterraine
située au centre d'un réseau très considérable de galeries. Ce sanctuaire
contenait certainement le tombeau d'un martyr illustre', peut-être de saint
Ermès lui-même. Dans le voisinage de l'édifice on déblaya une eryple
ornée d'une peinture sur laquelle il reconnaît une femme qui jjrésente un
vase en forme de. calice, (p. Ki8). Plusieurs petits objets d'art (lampes,
médailles), présentées à ces réunions,viennent compléter les collections de
ces objets de l'antiquité chrétienne.

La publication la plus importante sur les monuments des cimetières i:l»'e'


liens de l'antiquité que nous avons à signaler est l'ouvrage de J. WilPei
sur une chapelle souterraine de la catacombe de Priscille à Rome d l" 5
m.XLETIN ARCHÉOLOGIQUE 525

...(.gques dont elle est décorée (1). La crypte fait partie de tout un hypogée
...(.s
ancien de cette nécropole illustre et doit être rangée maintenant parmi'
|,,s monuments classiques de l'antiquité chrétienne. Une vaste salle voûtée
d'une longueur de 13m7i et d'une largeur de 3m72,dans laquelle on descen-
iail îjar un escalier large et commode, est entourée de six cryptes, aux-
quelles elle sert de vestibule. L'une des chambres souterraines n'est autre
chose.qu'un ancien réservoir d'eau [piscina), changé en chapelle sépul-
crale: celle qui est située vis-à-vis fut ajoutée plus tard, dans le courant
du ni" siècle. Les autres sont toutes de la même époque que le vestibule,
(.(sl-à-dire du commencement du 11e siècle. Tout l'hypogée était des-
liiié à la sépulture des fidèles; mais les plus grandes parmi les cha-
pelles servaient, en outre, aux réunions liturgiques au moment de l'enter-
rniitmt et aux jours de l'anniversaire. Dans ces occasions, le/peuple occu-
pait, le vestibule, assez grand pour contenir une assemblée relativement
nombreuse, le clergé se trouvait clans une des chapelles latérales. Tout le
souterrain avait été richement décoré de peintures,el d'ornements en stuc;
mais, à l'exception d'une seule, chapelle, on ne voit plus que quelques
restes de cette décoration primitive, parmi lesquels l'auteur a reconnu une
ligure du Bon Pasteur. Par bonheur, la plus grande des chapelles'est dans

un élat de conservation presque intact : c'est la « Chapelle grecque »,

nom qui lui fut.donné par les fossoyeurs modernes à cause de deux épi- -

laplies. grecques peintes en rouge sur l'une des parois. Elle forme un

espace oblong un peu irrégulier, d'une longueur de 6m98 sur 2m24 de lar-
geur. Un arc, allant d'un mur à l'autre, la divise en deux parties presque
égales en longueur. Le côté situé, vers la porte d'entrée est recouvert
il
une voûte en plein cintre; un banc en maçonnerie est adossé au bas du
• mur à gauche. Dans la partie postérieure, qui constitue le choeur, on voit,
MUS le fond et des deux côtés, trois nichés, dont l'une également, couverte
''une voûte en plein cintre, tandis
que les deux autres ont la forme
''"lisicl-Ds. La voûte de
ce côté de la chapelle est: percée d'un luminaire en
'ei'ine de fer à cheval.
t.e dessous de trois
arcs est. décoré de rinceaux en stuc de forme clas-
'Sll|ue. Toute la charnelle, à l'exception de la niche à gauche dans le fond,

''réouverte de peintures magnifiques. Celles de la nef étaient toujours


ulules et sont bien
connues aux archéologues à cause de la beauté des
i>"i'es dans les trois scènes qui représentent l'histoire de la chaste
z'innc. Nous y voyons, en outre, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher,

'act'l0l"ln^s-T)ie oellesleDarslellung des eucharistichen Op/crsin der « Cappellagreca


OUI », .
C,vt W1d erlceutert
ttil von .l'os. WILI>KI\T. Fribourg-cn-B., Herder, 1895. Une édition
"llsc va paraître chez Firmin-Didot à Paris. V. Revue Thomiste, III,
p. Ïi30-K31.
11EVU15 4e ANNÉE. 3b'.
THOMISTE. — —
526 REVUE THOMISTE

les trois Hébreux dans la fournaise et un prophète sur la paroi d'enirér..


le paralytique, seule figure conservée sur la voûte, dont la plus °rand,
partie du stuc est tombée ; l'adoration des rois Mages sur le devant J(.
l'arc au centre de l'espace. Dans le choeur, la seule figure visible était AV.
dans l'arche ; tout le reste était recouvert d'une couche de stalactite et d'im.
mondices. Mgr Wilpert, étant persuadé que celte partie de la crypte 11(,
pouvait pas être laissée sans décoration, se mit à l'oeuvre pour enlever ];l
couche dont les parois étaient recouvertes. Il y réussit après beaucoup de
fatigues, et son entreprise fut couronnée d'un plein succès. Sur la paroi
au-dessus de la niche à droite, il dégagea l'image de Daniel, vêtu delà
tunique, placé entre deux lions; un grand bâtiment Occupe le fond du
tableau. Vis-à-vis, il reconnut le sacrifice d'Isaac, tandis que l'arc qui fait
face au fond- est orné de la scène de la résurrection de Lazare en deux
tableaux : sur l'un on voit le cadavre encore placé dans le tombeau, l'autre
fait voir Lazare ressuscité avec une de ses soeurs. La voûte du choeur a
perdu une partie de ses peintures ; elle était décorée de rinceaux de vigne
et de quatre figures d'hommes, dont deux représentés dans l'attitude de la
prière. Toutes ces peintures sont très effacées. Heureusement il n'en esl
pas ainsi du tableau principal au-dessus de l'abside du fond. Nous y
voyons sept personnes assises à la table, sur laquelle sont placés deux
plats : celui du centre contient deux poissons, celui de droite cinq pains
de forme ronde; à gauche se trouve un vase à deux anses. Parmi les con-
vives il y a une femme. La place d'honneur, à gauche, est occupée par un
personnage âgé, qui seul porte la barbe. Il tient dans les deux mains un
pain pour le rompre. C'est sans doute la. « fractio panis », le repas eucha-
ristique au moment de la communion, qui y est représentée. La compa-
raison avec d'autres compositions semblables, le symbolisme du poisson,
image de Jésus-Christ dans l'eucharistie, la présence de sept paniers rem-
plis de pain, rangés sur notre tableau à droite et à gauche de la scùiw
principale pour rappeler la multiplication prodigieuse des pains el cl»'
poissons dans le désert: tout cela ne laisse pas subsister le moiiulw
doute. Ce qui donne à notre image la première place dans la série clo

compositions semblables, c'est la représentation de l'acte même de |J


fractio panis, la présence du calice sur la table, et puis la haute anl.'l 1" 1' 5

du tableau, qui remonte, ainsi la chapelle, .commenceuienlll"


que toute au
ii° siècle. Les preuves données par l'auteur, qui explique en cléiail M"

le sanctuaire et les peintures qu'il a été si heureux de découvrir, nu ''"'


sent pas subsister le moindre doute sur l'âge du monument et sur *" '
tination. Nous nous trouvons en présence d'une des plus ancien)".* c '
pelles souterraines ayant servi à la célébration de la liturgie cuw|al
"
tique, et dont la disposition
. . .
-1
même fait reconnaître celle destination. h ';iir
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 527

leur profite de l'occasion qui se présente pour publier quelques autres mo-
numents qui se rapportent à la sainte eucharistie et les inscriptions les plus
importantes qui sont conservées dans tout l'hypogée. La dernière partie
de son ouvrage est dédiée à l'inscription d'Abercius, sur laquelle nous
reviendrons (1).
M. Or. Marucchi avoué depuis plusieurs années un intérêt particulierau
cimetière romain « ad Gatacimibas » plus connu sous le nom qu'il reçut plus
tard de Saint Sebastien, près de la basilique du même nom sur la voie
Appienne. Dans un petit volume il décrit l'ensemble des monuments chré-
tiens qui sont conservés dans les différentes parties du souterrain (2). Dans
cet ouvrage, M. Marucchi se prononce également dans la grande contro-
verse qui fut soulevée parmi les archéologues par les découvertes de Mgr
de Waal, dont nous avons parlé dans notre dernier bulletin (3). Il s'agit de
savoir si la grande chambre voûtée souterraine près de Saint-Sébastien,
connue sous le nom de Platonia, avait servi de tombeau temporaire aux
corps des Apôtres saint Pierre et saint Paul, ou bien si l'endroit où les
dépouilles mortelles des princes des Apôtres furent déposées pendant un
certain temps devait être cherché vers le milieu de la basilique elle-
même (4). La question est d'une importance fondamentale pour l'histoire
d'un des monuments les plus intéressants de la Rome chrétienne antique.
M. Marucchi soutient l'opinion ancienne et cherche à démontrer que
l'hypogée qui se trouve au centre de la Platonia avait servi d'abord
comme tombeau des Apôtres et que plus tard le corps de saint Quirinus,
transporté de la Pannonie à Rome lors de l'invasion des barbares dans
cette province, fut déposé dans le même caveau (5). L'opinion de Mgr de
Waal, qui reconnaît dans la Platonia le mausolée de saint Quirinus et
cherche l'emplacement du tombeau apostolique dans l'enceinte delà basi-
lique elle-même, est partagée par plusieurs savants, parmi lesquels nous
citons M. l'abbé Buchesne (6) et M. Bedos(l). Le P. H. Grisar, S. J., dans

(1) Signalons ici l'étude de M. II. Siooboda, prof, à l'Université de Vienne, sur les
cl."iuiiis liturgiques fournis par la peinture nouvellement découverte
: « Ueber den litur-
gischen Ertrag von Wilperts nouen Katakombenfunden » dans Jakrbuch der Leo-
Gesdlschafl fur das laJir 189b', Vienne en Autriche, 1893, p. 7G-S2.
(2) Descrizione délie catacombe di San Sebastiano, Roma, tip. délia « Vera
Roma », 1895.
(3) llevue Thomiste, III,
p. 402, s.
(4) Mgr de Waal, pour répondre à quelques objections, a relevé de nouveau plusieurs
détails exposés dans son volume sur le tombeau apostolique : Die Platonia ad Catacumbas,
cli"»s la lïoemische Qnarlalschrifl, IX (1895),
p. 111-117.
(5) V. aussi le compte rendu des séances des
« Cultori di archeologia cristiana » dans
'« Kuovo Bulleitino, I (180:5),
p. 169-170.
(!>) Bulletin critique,
1894, p. 13 ss.
v) Revue des Questions historiques, lS9o, I, p. (loti.
528 REVUE THOMISTE

un de ses savants articles de la Giviltà cattolica (1), expose très bien l'état de
la question et énumère les difficultés qui s'opposent encore à l'acceptation
complète des conclusions de Mgr de Waal. Le même savant a publié un
document important sur la question : c'est un acte de. 1521, dans lequel on
énumère les reliques et autres objets sacrés et: les indulgences de la basi-
lique de Saint-Sébastien (2). Dans ce document nous trouvons.les deux
traditions mentionnées Tune à côté de l'autre.
Il est naturellement impossible de les concilier ensemble, et l'auteur
prouve par des arguments décisifs que la tradition qui place le tombeau
apostolique au centre de l'église de Saint-Sébastien mérite plus de crédit
que l'autre; qu'elle repose sur des souvenirs locaux plus anciens que la
tradition opposée qui milite en faveur de la Platonia. Nous espérons que
la participation d'un si grand nombre de savants à la controverse et.sur-
tout, la continuation des fouilles finiront par résoudre définitivement la
question.
A Syracuse, M. P. Orsi a continué les fouilles dans les -nécropoles'chré-
tiennes et il a donné plusieurs comptes rendus de ses découvertes. 11 a
reconnu deux groupes de catacombes situées au pied sud des collines au-
dessus du faubourg Santa-Lucia : un groupe oriental, composé de petits
hypogées indépendants l'un .de l'autre, et un autre groupé à l'ouest, qui
comprend les trois grandes catacombes de San Giovanni, Cassia e Santa
Lucia. Entre ces deux groupes, M.. Orsi a découvert une petite catacombe
à peu près intacte dans la .propriété Aclorno' Avolio. Cette catacombe du
plus haut intérêt est décrite avec toutes ses particularités, par l'auteur (.'!)
qui a donné à l'hypogée le nom d'un professeur de Munich, M. Fùhrer.
' lequel s'occupe également d'études .topographiques sur les cimetières de
Syracuse. L'entrée de l'hypogée se trouve dans le bas d'un rocher sur
une espèce de carrefour, duquel on pénétrait élans d'autres petits cime-
tières encore. La catacombe se compose d'une seule galerie, longue de
13 m. 80, tandis que la largeur varie entre 0 m. 90 et 1 in. 35; le niveau
du sol s'incline assez sensiblement vers le bas. Il y a, en tout, 93 tombeaux
qui contenaient 113 -squelettes. Les tombes sont de trois espèces diffé-
rentes : dans la partie près de la porte, il ya cinq arcosolia très profonds,
qui contiennent à eux seuls 18 sépultures ; la seconde partie montre l»
.

simple forme de niches oblongues (locuti) placées l'une au-dessus de


l'autre; enfin il y a trois fosses dans le sol même de la galerie. Les loin-

(t) Civiltà cattolica, 189:5, 11, p. 460-471.


t'2) « Die roemische Sebaslianuskirche und ibre Apostelgrui'l im Mittelaller. YcM'/.eioi")1--
der Heiligtliûmer und Abl.-rsse der Basilica von 1321 », clans la Rwmische Quarlidsctn/ 1

fur christl: Alt.u. fur Kirchengesch., i895, p. 409-461.


(3,: « La catacomba di Fïilirer nel predio Adorno-Avolio in Siraeusa ». dan* ia
Ricmischc Quartalschrift IX (1S95), p. 463-488.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 529

beaux sont tous fermés avec de grandes briques ; pour empêcher les
miasmes produits parla décomposition des cadavres de remplir la galerie,
on avait placé sur les couvercles des sarcophages creusés dans le fond des
arcosolia une couche de chaux vive : exemple unique de ce procédé. Quel-
ques inscriptions seulement ont été recueillies; elles se trouvaient atta-
chées contre la paroi de l'arc au-dessus des briques qui recouvrent les
sarcophages. L'une d'elles mentionne un npsï[/.cç or/,ôvop.oç sans autre indi-
cation de quoi ce Primus était administrateur. Par contre, on a trouvé plu-
sieurs lampes placées sur les tombeaux et un grand nombre d'objets,
parmi lesquels des amulettes, qu'on avait enterrés avec les corps. Une
monnaie de l'empereur Constance (mort en 361) et une autre de son père
Constantin le Grand trouvées dans l'intérieur de tombeaux permettent de
fixer la date approximative de l'hypogée entre les années 330 et 370. Il n'y
a dans la catacombe. aucun signe certain cle la foi chrétienne ni non plus
de paganisme. Une lampe en terre cuite qu'on y a trouvée montre une
image obscène. La catacombe peut avoir appartenu, pense M. Orsi, à une
secte chrétienne, encore fortement engagée dans des superstitions païen-
nes. Les fouilles exécutées dans la grande catacombe de Saint-Jean (San
Giovanni) pendant les mois de janvier et de juin 189-i ont fourni un très
grand nombre d'épitaphes, dont plusieurs de valeur (1). M. Orsi fait pré-
céder la publication des textes épigraphiques de quelques notices histo-
riques sur le cimetière. Celui-ci servit de lieu de sépulture régulière à
1

partir de l'époque post-constantinienne jusqu'à la fin du v° siècle. On y


enterra encore des morts au vi° et au va 0 siècle, malgré les dévastations
faites parles incursions des Vandales en Sicile..De sépultures d'une époque
postérieure, il n'y a plus de traces. C'est en 669, en effet, que commen-
cèrent les invasions des Sarrasins en Sicile; Syracuse fut assiégée et prise
par les Arabes. En 705 et en 710, les campagnes autour de la ville furent
de nouveau ravagées par les musulmans.. Si l'on ajoute à ces dévastations,
qui furent la cause principale de la ruine îles catacombes, la querelle des
iconoclastes contre les images sacrées et le zèle souvent indiscret avec
lequel on recherchait les reliques de martyrs au ix° siècle, il n'est pas
surprenant que la catacombe soit dans un état de dévastation presque
complète; il n'en reste, d'après l'expression de l'auteur, que le squelette.
Les épitaphes portent les numéros d'ordre de 151 à 269, et forment la
suite de la série publiée dans les Notizie degliscavi en 1893 (2). Dans les
lestes nous trouvons mentionné à différentes reprises l'achat de tombes
V'M' des personnages chrétiens, sans que l'intervention d'un membre

(1) OHSI, P.,Nuove esplorazioni nelle catacombe di S. Giovanni nel 1894 in Siracusa,
(Notizie degli Scavi, décembre 189a). Roma, tip. dei Lincei.
(2) Revue Thomiste, III,
p. 403.
530 REVUE THOMISTE

du clergé soit indiquée. Relevons aussi l'épitaphe d'une femme noble


du nom de Marina, épouse d'un patricius Théodule (n° 173) ; elle est
de la fin du v" ou du commencement du vi° siècle. Sur une inscription qui
mentionne l'achat d'une tombe par Hermione, on indicpie l'emplacement
exact de celle-ci : elle se trouve auprès du tombeau de l'évêque Cépérion,
inconnu jusqu'ici et à ajouter à la liste des évêcpies de Syracuse.
Voici le texte de ce monument du plus haut intérêt :
'AXe^ocvSpou y.è 'POOÔTCTJÇ p.vvjp.t'wv krfis èmmàicoy 6 (?) Xeireptcovoç o
.
èîiwXYJaev 'Eppycôvï] OuYât/jp Kgaapïou.

(Tombeau d'Alexandre et de Rhodope auprès tle l'évêque Cépérion, acheté


par Hermione fille de Césaire.) 1

L'épitaphe la plus importante trouvée pendant les fouilles à San Giovanni


a été j>ubliée à part avec un savant commentaire (1). Ce texte mérite'assu-
rément d'être cité intéaralement. Le voici :
EtW.îa Y)
à[).ivKxoq Çïjo-a (ua) xpv)C7Tco<; xai Gsp.và ïvq TCÀÉO eXaxtov %&', àvs-
TïaùasTO TÏ] koprf\ v?jç y.upîaç y.ou Aouy.îaç, e.lç ''fy) ou-/, io-uv evx(î)p:.Eiov eJiteïv,.
^p'rjcjTstav'/i.'jriffX'/), TÔXIOÇ oûaa, eù/aptcïouoa TU) etoio) àvSpl 7co?J^àç eû^aptOTtaç...

Après le dernier mot se trouve le monogramme du Christ accompagné


des lettres A et (n, et puis viennent encore quelques lettres à moitié dé-
truites qui ne donnent pas de -sens.L'inscription dit donc : « (Ci-gît) Euslcia,
intègre, qui a vécu bonne et pure pendant environ vingt-cinq ans, elle
mourut le jour de la fête de sainte Lucie, pour laquelle il n'y a pas d'éloge
digne d'elle; elle fut chrétienne fidèle, parfaite, agréable à son mari, douée
de bien des grâces... » Monument précieux qui montre la haute antiquité
du culte particulier rendu à sainte Lucie par la ville de Syracuse. H
prouve d'une façon absolue le fait historique de l'existence et du martyre
de la sainte, et montre qu'à l'époque où l'épitaphe fut composée, les fidèles
de Syracuse l'honoraient déjà comme leur patronne spéciale ; l'auteur de
l'épitaphe, certainement le mari de la défunte, la nomme « ma sainte
Lucie; » le titre y.ûpia, en latin domna (domina), fut donné dans l'anti-
quité aux martyrs, et correspond à notre « sainte ». M. Orsi relève encore
Tétymologie du nom de Euscia (su-oryaoç, bien ombragé), nom qui se
trouve ici pour la première fois, opposition à Lucia (lux, lumière).
par » ce

(1) Onsi, P., Insigne epigrafe del cimitero di San Giovanniin Siracusa ; danslacx ROmiscno
Quarlalschrift, IX (1895), p. 299-30S.
,
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE .531

Dans l'étude de l'architecture religieuse de l'antiquité chrétienne, les


basiliques romaines occuperont toujours un rang éminent. Nous pouvons
citer plusieurs études remarquables à ce sujet publiées dans le courant
de l'année dernière. Depuis quelque temps on a entrepris la restauration
je ]a basilique de Sainte-Marie in Cosmedin, et, pour déblayer le terrain,
on a
enlevé tout ce qui avait été ajouté à l'édifice depuis le moyen âge. Ce
travail, fait sous la direction de l'Association des architectes de Rome, à
la tête de laquelle se trouve M. G. B. Giovenale, a fourni tous les éléments

pour rétablir l'histoire complète de cet édifice curieux (1). M. Giovenale


résume de la manière suivante le développement hisloricjue de la basi-
lique : Il y avait sur le forum Boarium, à droite du temple d'Hercule, un
autre temple dédié à Cérès. Au iv° siècle, on éleva, en l'appuyant contre
les constructions de ce sanctuaire païen, un édifice servant à l'admi-
nistration des blés pour l'approvisionnement de la capitale. Au vi° siècle,
une grande salle en forme d'un carré oblong fut bâtie dans cet édifice
comme église d'une diaconie romaine établie en cet endroit. Le pape
Adrien Ier l'agrandit et la prolongea du côté de l'abside actuelle et lui
donna la forme de basilique ; enfin Calliste II y fit faire des restaurations
qui modifiaient essentiellement l'intérieur du sanctuaire. M. Giovenale
a
préparé un ouvrage plus développé et des dessins magnifiques pour
illustrer l'histoire de ce monument important ; espérons que ce volume
sera bientôt livré au public.
Une autre basilique romaine, où l'on travaille actuellement dans le but
d une restauration,
; est celle de Sainte-Sabine sur le mont Aventin. Quelques
notices sur les objets qu'on y a trouvés sont données
par la Roemische Quar-
kkctiriftfâ). Dans la môme revue, le R. P. Berthier, 0. P., publie quelques
"oies sur d'anciennes fouilles faites dans l'église et aux environs du cou-
ve'il des PP. Dominicains (3). Nous nous associons complètement au
voeu
'spiiiué par le P. Berthier, qu'un jour se puissent exécuter pour Sainte-
Sabine des restaurations semblables à celles qui
se font pour Sainte-
Mavia in Cosmedin.
'jv R. P. Grisar, S. J., publie deux anciennes vues de la basilique de
' '"ut-Pierre : l'une qui montre la façade avec ses décorations au XIe siècle,

"'ce d'un manuscrit de l'Eton Collège près de Windsor


en Angleterre ;
^

\/ La basilica di Santa-Maria in Cosmedin. Estratto dall' Annuario delV associazione


"ticafra i cultori di architettura. Anno V. 1895..
y) " lu Santa Sabina auf dem Avenlin. » [liûm. Quartalschrift,lS95, p. 102-103.)
w Les anciennes fouilles archéologiques à Sainte-Sabine de Rome. » (Rom. Quar-
ce
"*'"!«, 189;i,
p.106-111.)
832 REVUE THOMISTE

l'autre exécutée par Domenico Tasselli peu de temps avant la destruction


de la façade au commencement du XVII0 siècle (1). L'auteur fait, à eeu,.
occasion, une étude complète de toutes les anciennes vues de la façade il,.
la basilique primitive de Saint-Pierre.
Il analyse les détails fournis par ces reproductions à l'aide des noii<:(.s
contenues dans les sources écrites et parvient ainsi à donner la descrip-
tion la plus complète et la plus exacte .que nous avons de l'architecture n
de la décoration de la façade, dont la mosaïcpie, exécutée sous saint Léon ltr
eut à subir des restaurations et des changements importants sous Gré-
goire IX dans la première moitié du- xme siècle.
Dans ses mémoires de la Civiltà cattolica sur l'archéologie chrétienne
le même P. Grisar a développé un argument tout nouveau sur le ca-
ractère des plus anciennes églises bâties à Rome après l'avènenn'iil
de Constantin le Grand (2). On fut guidé par l'idée de reproduire dans
la capitale les sanctuaires de Jérusalem et de Bethléhem et de célébrer
ainsi a Rome les grandes fêtes d'une manière semblable à celle, qui se
pratiquait en Terre Sainte, manière que nous connaissons en détail
.par la précieuse Peregrinatio publiée d'abord par M. Gamurrini. La

basilique de la Sainte-Croix (Santa Groce) portail: le nom officiel de


Hierusalem ; elle fut bâtie à l'époque de Constantin le Grand à la mé-
moire de la Croix et du lieu du supplice de Notre-Seigneur : un
grand morceau de la vraie Croix y fut déposé : nous y trouvons dont'.
peut-être même dans la disposition de l'édifice, le pendant de l'église de lu
Croix sur le Golgotha à Jérusalem. Sous le pape Hilaire (-161-1.68),un ora-
toire de la Sainte-Croix fut élevé près de la basilique du Latran. On v dé-
posa la relique conservée à SantaCroce,mais le vendredi saint, la procession
avec la relique se rendait toujours du Latran à cette église, et c'est là nue

se faisait l'adoration de la Croix. L'église de la Nativité à Bethléhem élail

représentée à Rome par Sainte-Marie-Majeure,- appelée ad .Pni'S/ijw il''"


l'antiquité, peut-être déjà-depuis l'époque du pape Sixte 111 (132-110). '"'
station solennelle le jour de la Nativité du Sauveur avait, lieu dans celle
église tout comme les habitants de Jérusalem se rendaient en procession
à Bethléhem le jour de l'Epiphanie, auquel en Orient on célébrait J.'i ^a"" ;

vite. Enfin la célèbre basilique de la résurrection (Anastasis) au-dessus <l"

Saint-Sépulcre de Jérusalem eut-elle également sa ...reproduction ''


Rome ? C'est ce que l'auteur veut examiner dans Un article postériein'-
A l'occasion de ces études sur les églises antiques de Honift,

(1) « Die alte Pelorskircbe zu Boni und.ibre friibesten Ansicbten dans la '""'.
»
Quartalschrift, 1895, p. 237-298, — Voir.aussi du même auteur « La basilica valic:"18 '_
:

Costantino e la.sua phi antica rappresentazione del secolo xi » dans la Civil'' m


lica, 189S, t. I, p. 202. sqq.
(2 Civillà cattolica, 1S9.Ï, I. III, p. 719-730: t. IV, p. 467-47:;.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 533

p. Grisai* se prononce contre l'explication donnée par Mgr Crostarosa de


la mosaïque de Sainte-Pudentienne dans l'article du Nuovo Bullettino
mentionné plus haut. Dans la colline représentée au centre du fond et
surmontée d'une grande croix il voit le Golgotha qui porte la Croix du
Sei°neur; les édifices à droite et à gauche de la colline sont les villes de
Jérusalem et de Bethléhem, que nous voyons si souvent figurer sur les
mosaïques des basiliques romaines séparées l'une de l'autre et placées à
droite et à gauche de la composition.
Puisque nous parlons de la topographie sacrée de la Ville éternelle,
nous ne pouvons passer sous silence le nouveau plan historique de Rome
antique publié par M.. R. Lanciani à l'échelle de 1 : 1000. Cette publica-
tion spleiidide qui paraît en fascicules (1) est un résumé complet de tous
les résultats donnés par les fouilles, les découvertes et les recherches
scientifiques jusqu'à ce jour. Archéologue et architecte, chargé de la sur-
veillance des fouilles et s'occupant depuis bien des années d'études topo-
graphiques, M. Lanciani est sous tous les rapports l'homme qu'il fallait
pour ce travail immense. Nous trouvons indiqués,en couleurs différentes,
ions les monuments jusqu'au vie siècle de notre ère ; les anciennes basi-
liques chrétiennes y figurent donc aussi, et le dessin seul du plan est déjà
une hase certaine pour les recherches sur l'architecture primitive décès
sanctuaires.
Les recherches du P. Grisai*, dont nous venons de parler, se basent
principalement sur la topographie religieuse de Jérusalem au ivc siècle
telle que nous l'a décrite la Peregrinatio Sanctoe Silvix. Or, ce document si
intéressant a fourni la matière d'une étude sur les édifices religieux de la
ville sainte et des environs au R. P. Dorn Fernand Cabrol, prieur de So-
lesmes (2). Dans le premier chapitre de son ouvrage, l'auteur décrit les
sanctuaires du Calvaire, les églises du Mont-Sion ou du Cénacle, de
l'Ascension, in Eleona, enfin celles de Béthanie et de Bethléhem, en se
liasant sur les indications de la Peregrinatio ; les autres chapitres sont con-
férés à la liturgie de l'église de Jérusalem au ive siècle.
Un autre ouvrage sur un des plus antiques sanctuaires de la ville sainte
"°us a été donné par le R. P. Lagrange, 0. P., le savant directeur de
licole biblique à Jérusalem (3). Il a pour objet la basilique de Saint-
''•liciine, bâtie sous l'évêque Juvénal (128-1S8) pour y déposer les reliques

..''.-
\ij Forma urbis Bomm. Oonsilio el: auctoritate r. academia; LyncEcorum i'ormam
''"iicnsus est et ad modum 1 1000 delineavit Runowiius LANCIANI Romanus. Medio-
:
lim'. 1-loepli,
depuis 1893.
) ÏÏtude la « Peregrinatio Silviai ». Les églhes de Jérusalem. La discipline et la lilur-
sur
î'c. n.,, iv» «èc'e. Paris, Oudin, 189:i.
'v') Saint-Etienneet son sanctuaire à Jérusalem, par le P. MARIE-JOSEPH LAGHANGE, des
0I'es Prêcheurs. Avec uno.introduction du P. M.-Jos. Oi.uviEn. Paris, Picard, 1.894.
534 REVUE THOMISTE

du proto-martyre, dont l'invention avait peu auparavant rempli d'une sainic


joie le monde chrétien. Les ruines de la basilique ont été retrouvées avec
de nombreux monuments appartenant à l'ancienne église ; elles sont aujour-
d'hui la propriété des RR. PP. Dominicains qui ont commencé déjà la
reconstruction du sanctuaire. Le savant auteur résume l'histoire de l'édi-
fice et décrit en détail toutes les découvertes qui ont été faites par le dé-
blayement du terrain où il s'élevait autrefois et où, espérons-le, il sera
bientôt rebâti autant que possible dans sa forme primitive.
En Afrique, M. Stéphane Gsell a continué ses recherches, archéologiques
dans l'ancienne Mauritanie Sitifienne (1). Il donne un aperçu général sur
les monuments antiques conservés dans les deux localités de Périgotville
et de Tocqueville dont la première occupe la place de la ville romaine
de Satafis, tandis cjue l'autre s'appelait, comme l'auteur, a pu le constater
par un texte épigraphique, Thamalla. Nous trouvons dans son rapport
le plan de la basilique chrétienne de Satafis et un certain nombre d'ins-
criptions chrétiennes, parmi lesquelles il faut signaler deux épitaphes de
religieuses (n. 9 et n. 10) du ive siècle. Celle de Dativa est le monument,
le plus ancien connu jusqu'ici, contenant la désignation de ce sanctimonialis »•

pour une religieuse.


L'église de Sainte-Sophie à Constantinople, ce grand chef-d'oeuvre de
l'architecture religieuse chrétienne connue sous le nom de style byzantin,
a été l'objet d'une nouvelle monographie (2). Les auteurs considèrent la
Hagià Sophia comme le type de la construction byzantine et montreni,
.
sur la base d'une description analytique du chef-d'oeuvre, les procédés
artistiques du style.
Enfin, pour terminer notre revue en.pays latin, relevons le mémoire de
M. J.-A. Endres sur la crypte récemment découverte de l'église de Sainl-
Emrneram à Ratisbonne en Bavière (3). L'auteur donne un résumé histo-
rique sur l'église abbatiale elle-même dont l'origine remonte auvin 0 siècle,
et décrit ensuite la découverte de la crypte près de l'autel cle Saint-Jean
avec le tombeau de l'apôtre de la Bavière et du-patron du diocèse de
Ratisbonne.

(A. suivre.) J.-P. KIRSCH

(1) Satafis(Périgotville) et Thamalla (Tocqueville); dans les Mélanges d'arcfo'ologi'


et d'histoire, XV (1893), p. 33-70.
(2) The ckurch of Sancta Sophia, Constantinople. A sludy of byzantine building. ")'
W. P>. LETIIAKY and HAIIOLD. London, Macmillan, 1894.
(3) Die neuentdeclcte Confessio des lil. Emmeram zu Regensburg », von l'r0
ce

Dr Jos. ANÏ. IDNDIUÎS, dans la Roemischc Quartalscltri/l, 189a, p. l-b'5.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

IJJIIIEHT BISSCHOP.— Réplique à la « Courte Réponse » du R. P. Frins,


J,. au livre du R.
S. P. DUMMERMUTH, 0. P., Defensw Boctrinx S. Tho-
W Aquinatis.

Quelques personnes ont été émues par deux articles jjubliés récemment
lins les Eludes religieuses au sujet du livre du R. P. Dummermuth. .Les
licologiens au courant de cette controverse avaient distingé du premier

ciip
la tactique des adversaires. Laisser de côté la question de fond sur la-
jiielle le R. P. Dummermuth se montrait inattaquable sans doute, et cher-

lior à déconsidérer l'auteur au point de vue critique et documentaire. Dans

(premier de ces articles, ce l'examen d'un petit nombre de pages prises à


ouverture du volume » devait « suffire amplement à faire connaître les
irocédés d'argumentation et de discussion » du P. Dummermuth, ainsi
«
[ne
la valeur de ses arguments ». Cela s'appelait : une Courte Réponse
nlivre du R. P. A.-M. Bummermiirth. Très courte, en effet, puisqu'elle

c contenait que la critique des 10 premières pages sur 430 que contient

: volume.
Et il
se trouve-que cette critique est encore plus courte de fond que de
'une. C'est ce (jue démontre le R. P. Bisschop en une brochure de
S
pages parue aux bureaux de la Revue. Thomiste. Le R. P. Dummer-
ll!ili
a cru de sa dignité de ne pas répondre à clés attaques malveillantes
cslun de ses élèves devenu son collègue qui s'est chargé de relever le '
d"i. Le R. P. Bisschop suit
pas à pas l'article des Etudes et oppose à
«cime des allégations du P. Frins les faits, les documents, les argu-
ais qui les démentent. Nous convions les théologiens sérieux et capa-
K île recourir
aux sources à comparer avec celles-ci et entre elles les
1K versions. Voici l'on
un cas où peut se rendre compte de quel côté est
"siou sinon le parti pris. Le débat est concentré
sur 10 pages de texte.
611 ue plus facile que de faire la comparaison.
,elte comparaison,
nous l'avons faite pour plusieurs textes et nous ne.
5Slo»s pas
au plaisir d'indiquer une vérification facile. L'auteur de
tle des Etudes avait réservé
t
pour le bouquet final un passage du
•tt'iiza crue le P. Dummermuth avait, disait-il, tronqué. Et l'on voyait,
el s étaler
en deux colonnes le texte original et le texte cité par le
' """nermuth. Le P. Frins s'écriait: Et voilà
comment un éloge de
,l Peut être transformé
en un panégyrique de ses adversaires ?
536 REVUE THOMISTE

L'infidélité était, en effet, flagrante et j'avoue avoir éprouvé moi-r,,,'..


en lisant ces deux textes un instant d'ennui. Lisons le P. Bisschop m ;•••
Il montre dans le texte incriminé que le P. Dummermuth a oublié d'aï''
peler Molina de son prénom : Louis, et d'ajouter qu'il était un théologie
très brillant. Quant aux lignes supprimées, elles étaient tout sirriplem,.,.
inutiles pour le but que se proposait en citant ce texte le P. Dummeritnii|,
sans aller d'ailleurs à l'encontre. L'auteur n'a donc pas cherché à doui
le change sur l'admiration du P. Baenzapour Molina, mais simplement
à
faire valoir, par le témoignage d'un jésuite, les motifs qui guidaient li.s
Frères Prêcheurs dans leurs controverses, à savoir : maintenir l'iniéoi'ii,',
de la foi. Il a, en conséquence, rapporté les seules paroles qui eussent
trait au point de la discussion.
Que reste-t-il de ce bouquet tapageur de la fin de la Courte réponse•? (.Y
qui reste du bouquet d'un feu d'artifice : des flammèches épuisées et bonnes
tout au plus, en retombant sur le pavé, à faire peur aux passants non pré-
venus (1).
A. G.

Le Cardinal Manning, par FRANCIS J>K PRIÏSSKNSIÏ. Un vol. iu-12.


316 p. — Librairie académique Perrin et Cie.

Ce livre est la reproduction dés deux articles, si remarqués, qui uni


paru sous le titre : MANNING. — I. Les années protestantes. — 11. Les amm
catholiques, dans la Revue des Peux Monies, numéros des lor N'
15 mai 1896.
M. Francis de Pressensé écrivait: à propos de la grosse biographie d''
Manning publiée, en deux volumes, par M. Purcell : « Ce livre n'esl |**
seulement un mauvais livre, c'est une mauvaise action » (p. IL5))- Jes,,,s
heureux de pouvoir dire juste le contraire du petit volume que je sigw" 1'

à nos lecteurs : c'est un beau livre et une bonne action. C'est un »"^
livre, parce qu'il a été écrit avec une. connaissance parfaite du sujet, nu11-
âme, avec le talent et l'art d'un écrivain de marque. C'est un bon In"'
parce qu'en montrant nettement l'erreur et disant ce qu'il faut pour q"'
s'en détourne, il n'inspire point la haine de ceux qui ont le malheur ci'' '
partager, mais au contraire fait clairement comprendre que par"11 cl
s'en trouve qui méritent, non pas seulement la commisération, niais Je '
pect, l'estime et une religieuse sympathie. L'on demande souvent : «''
(1) On remarquera, a. la fin de ce travail, une courte mais substanlielle r'':P'"'"0,'. ,,!„.•
tiele du R. P. Brucker, dans les Eludes, au sujet de la lettre de saint Ignace « ;
de Furno. Le caractère étrangement bypotbélique de cet écrit est bien mis en
par l'autour, malgré la brièveté de la réponse, il est inutile qu'on y revienne
N. D. 1" K'
XOTES JHBLIOGRAPHIQUES 337

i xister des protestants, surtout des ministres, qui soient de bonne foi »?
Hn'on lise Ie l'écit, tout ensemble si doctrinal et si dramatique, que nous
unie M. de Pressensé de la conversion de Newman et de Manning, et
I

l'un verra comment: deux hommes de grand savoir, deux théologiens, dont
lun même était une intelligence de premier ordre, ont pendant de nom-
in.riises années adhéré à l'erreur et en furent les apôtres convaincus, jus-
iii!"au joui* où justement les études plus approfondies auxquelles ils se

livrèrent pour la soutenir leur en découvrirent le vice irrémédiable ; et


Ion verra aussi avec quelle loyauté et quelle générosité ces deux illustres
nrants. la vérité catholique une fois reconnue, l'embrassèrent et souffri-
iinit cette longue agonie intime » dont parlait Newman, cette « mort»
«

idimne disait plus énergiquement encore Manning, qui devait être la con-
ililion et le prix de leur retour à la véritable Eglise.
M. Francis de Pressensé fait précéder son livre d'une longue préface
102 p.) qui, comme intérêt, ne le cède en rien au livre lui-même. Ajjrès

avoir justifié son appréciation sévère de la lourde et perfide biographie de


il. Purcell, par des. citations décisives et, de telle manière, comme il le dit
finement, que cet auteur « n'aura point contracté une dette de reconnais-
sance envers ses champions » qui avaient crié à l'injustice et demandé
raison maladroitement, M., de Pressensé entreprend de réjyondre à une
i|iieslion toute personnelle, particulièrement délicate, et, il faut le dire,
peu discrète,, que plusieurs n'ont pas craint de lui poser. On a voulu
«ivnir quelles étaient ses convictions religieuses intimes:
« On m'a mis
en demeure d'exposer nettement où j'en étais sur le chapitre du catholi-
cisme »• et plusieurs écrivains protestants ont osé lui demander à quel «état
ilàiiic «précis répondait
son Etude sur Manning. M. de Pressensé, qui
l'iuiiviiit se dispenser de répondre, le fait cependant, avec
une franchise,
""'logique, un tact auxquels devront rendre hommage les esprits les plus
prévenus.
D'abord, remarque-t-il, on ne reconnaîtra à aucun.protestant, fidèle aux
l"'m''.]pes « du libéralisme religieux », le droit de blâmer un écrivain qui
a
''"du « non seulement peindre
un grand chrétien, mais rendre hommage
'"'"grand catholique... » et « retracer librement, mais avec amour, le
N'Irait d'un homme comme Manning
». — S'il est vrai que l'auteur,
uvant devoir s'identifier le plus possible avec son héros,
ce partager ses
U|lnnenis, s'aprjroprier ses affections
», a fait avec lui le procès de
'S'nse anglicane et montré qu'elle n'est pas la religion de l'autorité
«
'"-'inique, légitime et réelle
», mais « la religion de l'autorité fac-
°l illusoire
», ce n'est pasce
le protestantisme en soi » qui a été
•clément visé, mais
« cette institution très spéciale : l'Eglise d'Àngle-
0 "•
— Toutefois, l'auteur doit le reconnaître, les arguments qu'ila
538 REVUE THOMISTE

employés a ne laissent pas d'atteindre en quelque mesure leproi„.


tisine », et, puisqu'on l'y a forcé, il exposera « en toute loyauté
>

griefs, ou ses difficultés contre ce système religieux :


En premier lieu^ on ne saurait le méconnaître, à la suite des grands
vaux de critique et de spéculation accomplis par la science. théolo<>j(|,
, •
notre époque, l'une dès idées sur lesquelles la Réforme « avait cru dev '
asseoir l'édifice de sa foi, l'idée de la théopiieustie ou de l'inspiration ni:
nière de l'Écriture Sainte, s'est trouvée singulièrement ébranlée » dan•
l'esprit même des docteurs du protestantisme, et par conséquent le scr
bientôt dans les simples croyants.' Combien d'orthodoxes déclaras
oseraient aujourd'hui la confesser hautement? Mais alors qui dira aux
simples, c'est-à-dire à la multitude, ce qui est parole de Dieu, dans la
Bible, et ce qui ne l'est pas. Aujourd'hui, tout fidèle, « quand il ouvre le
livre sacré, doit commencer par se demander : cette partie est-elle bien
authentique ? Ce mot l'est-il? » Qui donnera la réponse? L'on fera, sans
doute, appel au sens intime, à l'expérience du chrétien qui lui suffit pour
discerner le son de la voix du maître : mais si l'on admet une pareille
méthode, où est le principe qui nous empêchera de tomber dans le subjec-
tivisme absolu? — L'autorité de laBible ainsi ébranlée, que peut-il advenir
de la doctrine? Il est évident que le dogme s'en va en fumée, L'on nousce

démontre qu'il n'y a pas de dogme dans l'Evangile... que la religion, en


dernière analyse, se réduit, suivant le mot spirituel et profond de
Matthew Arnold, à la. moralelér/erement trempée démotion. » Et nous sommes
arrivés au moment où ce c'est, après Hegel, Kant et Hume, avec Darwin
en croupe, qui doivent -servir de maîtres à l'interprétation enfin authen-
tique de la révélation chrétienne ». — L'auguste personnalité du Rédemp-
teur va-t-elle au moins rester sauve de toute atteinte au milieu de toutes ras'
ruines? Mais, d'après le principe de la Réforme, la connaissance objcclivc
du Christ et de son oeuvre ne nous est assurée que par l'Ecriture : par suite.
l'autorité de l'Écriture étant mise en question, la foi à la personne cl"
Christ et à son oeuvre se trouvent du même coup et au même degré com-
promise. Et, de la sorte, voilà les deux bases sur lesquelles portail l"" 1

le protestantisme, l'autorité des Saintes Écritures et la justification l» " 1'

foi, qui s'effondrent.


Telles sont les difficultés que la doctrine protestante soulève dans <*V]I 1

de l'auteur. Ne sont-elles pas graves et dignes de considération ? Q"11""


réfléchir sérieusement au problème religieux, et ne pas se les p"fcl
« Qui ne s'est demandé parfois avec angoisse si, après tout, ce ri cl'"' I"
l'emploi légitime des procédés mis en honneur par la Réforme q"i '""
tissait à frapper en plein cceur les dogmes ou plutôt les faits fondai"'1'1'
de la religion qui sauve ? N'y a-t-il pas des heures où le plus opti"" 61
_

!
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 339

plus convaincu que le schisme du xvie siècle a été voulu de Dieu et a res-
tauré des vérités oubliées ou effacées par le catholicisme, s'interroge sur
la solidité d'une Église qui repose sur la justification par la foi et sur l'ins-
piration et l'autorité des Écritures, et qui voit ces deux fondements battus
en
brèche avec les armes mêmes dont elle pensait se servir pour leur
défense?» 11 esc bien naturel aussi que, dans un tel état d'âme, l'on regarde
autour de soi pour faire des comparaisons, et que l'on se demande « si le
surnaturel chrétien n'est pas autrement en sûreté dans une Église qui
professe être en possession de la plénitude des moyens de grâce, dans une
société religieuse sur laquelle les siècles ont passé et qui revendique ou
qui offre dans la succession apostolique, dans la primauté du siège de
Pierre, dans toute son organisation hiérarchique, dans toutes les réalités
objectives de son culte, la triple garantie de l'unité, de l'autorité et de la
perpétuité. »
Est-ce orgueil, que de raisonner de la sorte ? Non, car « c'est avouer
que, sans les appuis et les secours de la tradition et de l'autorité, on sent
fléchir sa foi, que le dogme ne saurait s'obscurcir à vos yreux, sans que la
grâce n'en soit atteinte, que les résultats de la théologie moderne ou 'de
l'exercice sans restriction de la faculté critique et du libre examen, s'ils ne
Irouvent un correctif et un contrepoids nécessaires, ébranlent clans votre
âme jusqu'aux fondements de l'oeuvre de la rédemption ». — Est-ce que,
en portant de pareils jugements, un croyant outrepasse ses droits ?'. Ce ne
serait pas, en tout cas, aux partisans du libre examen à en faire le
reproche ? Si la Réforme a pu légitimement remonter le cours des âges
ce

et biffer les'douze ou. treize siècles de l'évolution catholique, à cause des


conséquences, funestes à ses yeux, du principe d'autorité, on ne saurait
invoquer de fin de non-recevoir contre ceux que préoccupent les consé-
quences du principe individualiste, et qui cherchent à remonter le courant
cl à ressaisir l'unité vivante de la chrétienté. »
Telle est l'objection fondamentale qui se dresse dans l'esprit de M. de
Pressensé contre le protestantisme. Mais il lui trouve
encore d'autres
défauts. « Dans cette grande évolution sociale
que tous pressentent, dont
certains symptômes s'accusent déjà, qui devra à tout prix s'accomplir si
"os sociétés veulent s'épargner une révolution et si la justice est vraiment
leur raison d'être, est-ce bien le christianisme de la réforme qui
pourra
Jouer le rôle de levain et de ferment spirituel ? » Il paraît bien que non :
01 il y
a sur ce terrain ce tout un ordre de questions où le principe même
'-" l'individualisme semble mis d'avance hors de combat
». — Et puis,
"leine dans notre société envahie la passion des jouissances et du dilet-
par
'"iiisme, il y a, comme à toutes les époques de décadence et de dissolu-
l 011, quand elles
ont encore en elles un germe de résurrection et de: vie,
S40 ' REVUE THOMISTE

comme au ive et au ve siècle de notre ère, des âmes éprises de renonce


ment, d'ascétisme, de discipline, d'obéissance, d'activité et de conteinn]u.
tion réglées et cloîtrées, Le monachisme a sa place dans le sysiè!m.
ce

catholique : je ne sais si le système protestant, même en le modifiant


sur
des points essentiels, lui en trouverait une. » Enfin, la liturgie du proies-
tantisine, froide, qui n'a que des dehors, toute faite de commémorations
est bien pauvre comparée à la liturgie de l'Église romaine, avec sa répéti-
tion quotidienne du grand drame de l'expiation, ses rites et ses prières quj
nous reportent en pleine chrétienté primitive, avec sa constante attesta-
ce

tion de la communion dés Saints et de l'indéfectible unité de l'Eglise du


Christ ».
Telles sont les idées principales que développe M. de Pressensé dans
sa très remarquable préface. Si imparfait que soit le résumé qui précède il
suffira, je l'espère, à faire sentir à nos lecteurs que a,Le Cardinal Manning
n
est un de ces livres qui ne doiventpointpasser inaperçus. Il est un signe des
temps ; c'est la révélation de tout un mouvement intellectuel et religieux
de première importance le théologien, l'historien, le psychologue y trou-
*

veront un égal intérêt et un égal profit... Que fera l'auteur de ces forles
et nobles pages ? Suivra-t-il jusqu'au bout ces deux grands hommes,
Newman et Manning, dont il a si bien compris l'âme et raconté le
triomphe? Cela demeure le secret de sa conscience, et Je secret de Dieu.
Mais s'il vient à nous, personne du moins ne pourra l'accuser d'agir en
aA'eugle, et à la légère. L'on ne'pourra pas même lui reprocher d'avoir
oublié ou méconnu un nom, des traditions et des souvenirs qui doivent: êlre
sacrés à son coeur de fils, car il n'aurait, pour se justifier, qu'à répondre
par cette seule phrase, aussi profonde que délicate, que je lis encore dans
son livre : Ne se peut-il faire parfois que ce soit pour être fidèle à l'es-
ce

prit, aux leçons, aux principes de ceux à qui l'on doit la connaissance du
salut que l'on se sente tenté de se montrer infidèle à leur doctrine ? »
Pr. M.-TJI. COCONNIEH.

Le code civil commenté à l'usage du clergé dans ses rapports avec ho i/téolof/it
morale el les questions sociales, pur le chanoine AI.LKI'HK, ancien avocat,
docteur en théologie et en droit canon. Cinquième édition, 2 vol. in-l-:
1er, p. xxin-700 ; II0,. p. (MO-xxxiu.

Nous n'avons point à faire connaître, et il serait superllu de recoi'1"11'"'


der ce livre de M. le chanoine Allègre, puisqu'il est: arrivé à sa ciii<|"|('""
édition. Nous ferons seulement remarquer deux choses : :l° C'est q<ic'"cl"'
nouvelle édition a été mise au courant des lois récentes, et en parli''")|f
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 541

,|(;s lois
sur les fabriques et le droit d'accroissement ; 2° que ce commen-
uiire. bien que s'adressant principalement au clergé, a sa place marquée
dans la bibliothèque des hommes de loi catholiques. Il n'est pas en effet la
simple explication du Code, mais une sorte d'étude comparée de notre
législation avec le droit canonique et la théologie morale. Or, tout homme
de loi catholique doit connaître les règles essentielles du Droit de l'Eglise
dans les matières où elles sont en relations avec le Droit civil, ainsi que
les solutions données par la théologie morale aux questions de conscience
que soulèvent nombre de ses articles. — Une seule remarque, qui ne vise
du reste nullement à rabaisser le mérite de l'ouvrage : on eût été heureux
de voir M. le chanoine Allègre citer plus souvent saint Thomas, et il l'eût
cité parfois avec avantage, comme par exemple à propos du salaire, t. II.
p. 579 et suivantes.

Les Merveilles de l'instinct chez les Abeilles, par Mgr CHAUDON,


vicaire général. — L. Bellet, éditeur, Clermont-Ferrand.

Les abeilles ont de tout temps attiré l'attention des observateurs et ta


plume des écrivains. Avant même que Virgile les eût si divinement chan-
ges, les Anciens,, qui voyaient; en elles les glorieuses nourrices de
Jupiter, leur avaient consacré plus d'une belle page. Parmi les modernes,
Réaumur, Huber, Michelet, d'autres esprits éminents ont approfondi cette
science ravissante avec beaucoup de patience et de sagacité.
A leurs observations Mgr Chardon vient d'en ajouter d'autres, nouvelles
pour la plupart et inédites, dans l'intéressante étude que nous recomman-
dons à nos lecteurs.
Tour à tour naturaliste, poète, historien, philosophe, il examine l'ana-
lonue de ces merveilleux insectes, décrit dans le langage le plus harmo-
nieux leurs moeurs étonnantes, raconte les phases de leur histoire dans la
'"ytlologie et dans le blason, fait ressortir les leçons qui se dégagent pour
nous de l'étude de ces petits êtres, si remarquablement doués par la Pro-
^ceiiee, et les admirables conditions du contrat social qu'ils observent
'"-puis la création dans leur Etat, modèle achevé de toutes les constitutions
''' "cloutes les sociétés humaines.
'-"- style de
cet écrit n'est pas différent de celui des autres ouvrages
l'iililiés antérieurement par l'auteur, et qui, traduits en diverses langues,
"'" '" un succès étendu et durable. C'est la même variété, le même éclat,
!..
' ""-me originalité attachante et de bon goût. Ces rares qualités du style
5 3

'"'ani que le fond même du récit donnent à cette lecture un charme qui
''oui à l'autre ne se dément pas.
1111

REVUK THOMISTE. —4" ANNÉE. — 36.


SOMMAIRES DES REVUES

REVUE NÉO-SCOLASTIQUE

AOÛT 1896

D. Mercier.— La Psychologie de Descartes et l'anthropologie scolastiquc.


— II. Le mécanisme appliqué à l'étude de l'homme ou à l'anthropo-
logie. i

P. Mansion. •— Principes de métagéométrie ou de géométrie générale.


A. Thiéry. — Aristote et la psychologie physiologique du rêve.
Cyr. Van Overbergh. — Le socialisme scientificpie d'après le manifesle
communiste.
Mélanges et documents: C.Legrand. — La philosophie socialiste au Par-
lement belge.
Bulletin de l'Institut supérieur de philosophie.
Comptes rendus.

REVUE PHILOSOPHIQUE

JUILIJÏT 1896

L. Dauriac. — Études sur la psychologie du musicien. — VI. Le plaisir


et l'émotion musicale.
G. Dumas. — Recherches expérimentales sur la joie et la tristesse. — "•
La tristesse.
B. Mûnz. — La logique de l'enfant.
Revue générale :
V, Henri. — Travaux de psychophysique (Philosophische Studien. —
Zeitschrift fur Psychologie. — Psychologische Arbeiten. — Beili'àS 1'

zur Psychologie, etc.).


Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques étrangers.

AOÛT 1896
G. Dumas. •—
Recherches expérimentales sur la joie et la tristesse. ~"~

III. Conclusions.
SOMMAIRES BES REVUES 343

Martin (abbé Jules). — La métaphysique et la science.


]j, Dauriac. — Etudes sur la psychologie du musicien. —L'émotion mu-
sicale (fin).
Revue critique :
H. Lachelier. — La psychologie générale d'après Rehmke.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques étrangers.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

THOISIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE «ESCÀlîTES.

La Méthode.
15.Gibson. — La ce géométrie » de Descartes au point de vue de sa
Méthode.
J. Berthet. — La Méthode de Descartes avant le Discours.

La Métaphysique.
P. i\atorp. — Le développement de la pensée de Descartes depuis les
ce
Régulas » jusqu'aux ce Méditations. »
A. Mannequin. — La preuve ontologique cartésienne défendue contre'
Leibniz.
11. Schwarz.
— Les recherches de Descartes sur la connaissance du
inonde extérieur.
La Physique.
P. Tannery. Descartes physicien.
—•
IX J. Korteweg. Descartes Snellius, d'après quelques documents
— et
nouveaux.
La Morale.
Boutroux.
'".. Du rapport de la morale à la science dans la philosophie

de Descartes.
'• 'irochard.. •— Le traité des Passions de Descartes et l'Éthique de Spi-

Cl-
noza.
Variétés.
Uinson. —L'influence de la philosophie cartésienne sur la littérature
française.
J'Jondel. Le christianisme de Descartes.
• —
Jocco. Descartes jugé par Yico.

•—
''•Adam. Correspondance de Descartes (autographes et copies ma-

nuscrites.)
544 REVUE THOMISTE

REVUE DES DEUX MONDES

15 AOÛT 1890

Comte d'Haussonville, de l'Académie française. •— La Duchesse de Roui-.


gogne et l'Alliance savoyarde sous Louis XIV. — III. Le vovage d,-
Turin à Fontainebleau.
Emile Pouvillon. L'Image (deuxième partie).

G. Dubufe. — Art et métier. — L'idéal et l'avenir de l'art.
G. Goyau. -— L'Allemagne religieuse. — L'évolution du protestantisme
contemporain. 1. Les doctrines.
O.-G. de Heidenstam. — Le roman suédois. — III. Mme Leffler. — (;(.i-
jerstam. —• Levertin. —Verner de Heidenstam.
Raphaël-George Lévy. — A la veille d'une élection présidentielle.
G. Bonet-Maury. — Les précurseurs français du cardinal Lavigerie dans
l'Afrique musulmane.
René Doumic. — Revue littéraire : M. Edmond de Goncourt.
Francis Charmes. — Chronique de la quinzaine. Histoire politique.
Bulletin bibliographique.
lor SEPTEMBRE 1896

Gaston Boissier, de l'Académie française. —Promenades archéologiques.


A de Dougga et d'El-Djem.
— propos
Gabriel d'Annunzio. —Les Vierges aux Rochers (première partie).
Charles Loiseau. — Le conflit serbo-croate.
Emile Pouvillon. —L'Image (troisième partie).
Francis de Pressensé. — Le congrès socialiste international de Londres.
Pierre d'Espagnat. — La Côte d'Ivoire, ce qu'elle est, ce qu'elle doii
devenir.
Maurice Talmeyrr. — L'âge de l'affiche.
G. Valbert. — Un livre nouveau sur l'islamisme.
Francis Charmes. — Chronique de la quinzaine, Histoire politique.
Bulletin bibliographique.

LE GIUIANT : P. SERTILLANGES.
L'AIUS IMI'IUMEIUE I". LEVÉ, RUE CASSETTE, 17

REVUE THOMISTE

THÉORIE DU JUSTE SALAIRE

II. Llï JUSTE SALAIRE AU POINT DE VUE DE LA JUSTICE mSTRlRUTlVE.

Dans un premier article (1) nous avons essayé de construire la


théorie générale du juste salaire au point de vue de la justice
comniulative. Nous avons spécialement cherché à en déterminer
et ù en formuler le critérium suprême et objectif, celuiauquel tous
les autres se réfèrent et se ramènent, auquel ils empruntent leur
légitimité et leur force, qui doit servir de règle et de mesure der-
nière même aux critériums subjectifs, tels que l'estimation com-
mune ou privée, le contrat passé entre le travailleur et le patron.
•\ous avons montré que ce entendra suprême se résout en fin de
compte dans l'égalité entre le salaire et la valeur du travail, esti-
mée d''après l'utilité qu'il procure. Lorsqu'un contrat, un échange
'le travail et de salaire, réalise cette égalité, il est juste
en soi,
0').jcctivement, de par la nature des choses : c'est là l'idéal qu'il
lîlul viser à atteindre, et dont la justice
ne permet de s'écarter
(lue dans la où il est impossible d'en approcher de plus
mesure
l"'fcs, ou
encore, au cas où intervient le consentement vraiment
'me et valable des deux contractants, par lequel l'un, faisant re-
10llt'ii>.tion partielle de
son droit, rend formellement juste un
matériellement entaché d'injustice.
,(;luiiigc
-'¥> nous l'avons rappelé
en commençant, il y a deux sortes de
lj /ic»««
Thomiste, juillet.
WïVUE THOMISTE.
— 4e ANNÉE. 37.
546 REVUE THOMISTE

justice particulière. — Saint Thomas nomme ainsi la justice cmj


a pour objet les droits des particuliers, individus ou collections
particulières d'individus. — Tout acte donc qui louche aux hilé-
rôts et aux droits des particuliers peut être cité à la barre de celle
double justice : la question se pose, il y a lieu de se demander si
cet acte est en tout conforme, s'il n'est nullement contraire, soit \
la justice commutalive, soit à la justice distributive.
Les particuliers en effet ne sont pas de pures unités, absohimenl
complètes, isolées, indépendantes les unes des autres chacune
dans sa sphère, jusqu'à ce qu'il leur plaise de se lier par quelque
engagement librement consenti. Ils sont de plus essentiel lemenl
parties d'un tout, membres d'un corps moral, qui est la société
humaine. De ce chef, s'ils ont des devoirs à remplir, ils ont aussi
des droits à revendiquer : ils ont un droit général à percevoir la
part qui leur revient des biens et avantages communs mis parla
nature au service de l'humanité. Dans la distribution qui en esl
faite et à laquelle préside la société une fois constituée et organi-
sée, personne ne doit être frustré de sa juste part: celle qui échoit
à l'un ne doit pas être insuffisante, pendant que celle des autres
est excessive, sinon l'équilibre de la justice distributive est rompu;
il l'est surtout quand c'est une classe entière de la société dont les
droits sont méconnus.
Il s'ensuit que même dans les relations sociales des particuliers
les uns avec les autres, dans tous les actes où leurs intérêts sont en
jeu, dans leurs échanges, leurs transactions, comme on ne pou'
faire abstraction de leur qualité de membres de la société, il y <T

une certaine part de biens, d'avantages, d'aide, de protection,«


laquelle chacun a le droit de prétendre en cette qualité, et dont la
société doit lui garantir la jouissance.
Tel est l'aspect sous lequel nous envisageons la question <•"

juste salaire dans cette deuxième partie de notre élude. Le ''"'


vailleur et le patron y sont considérés, non plus simple 111011

comme parties contractantes, mais comme membres d'un m


1' 1111

corps social, et ayant ce


à titre leurs droits respectifs sur lesJ)i 01'

dont la société est d'une certaine manière dépositaire, dont el


règle et surveille la répartition. De ces biens ils doivent. (,i"!
leurs relations mutuelles mêmes, dans l'échange qu'ils ion 1'

travail contre le salaire et du salaire contre le travail, pci'cCV


THÉORIE DU JUSTE SALAIRE S47

chacun leur part légitime. La quantité de salaire touché par l'ou-


vrier et payé par le patron doit répondre à cette juste part, ne
point l'amoindrir ni l'accroître indûment au profit de l'un et au
détriment de l'autre, mais la réaliser autant qu'il est possible.
C'est là ce que réclame la justice distributive.

Avant d'entrer dans les développements qui préciseront et com-


pléteront notre pensée, il est nécessaire, croyons-nous, de rappe-
ler en peu de mots, la doctrine de saint Thomas et des théologiens
qui se sont inspirés de lui, sur la justice distributive.
C'est l'espèce de justice qu'il incombe à la société d'observer vis-
à-vis de ses membres, les particuliers ; qui, suivant la comparai-
son de saint Thomas, oblige le tout à l'égard de ses parties (1). Les
actes qui sont la matière de son contrôle, auxquels elle applique
sa règle et sa mesure, sont compris sous le nom de distributions.
Elle en écarte la partialité, l'acception des personnes. Le médium
qu'elle vise à atteindre, la juste mesure dans laquelle elle trouve
sa réalisation, n'est point, l'égalité mathématique, àla différence de
la justice commutative ; c'est une proportionnalité : est distributiva
commtmiùm secundum proportionalitatem. Elle n'exige pas l'égalité
rigoureuse, réelle, rei ad rem, des parts dévolues aux personnes
entre lesquelles s'opère la distribution, mais leur exacte propor-
tion aux mérites de ces personnes, de sorte que l'égalité ou l'iné-
galité des personnes soit la raison de l'égalité ou de l'inégalité des
parts qui leur sont attribuées (2).
La justice distributive, comme nous venons de le dire, est une
vertu du corps social tout entier. Cependant, quoique les actes
auxquels elle commande ou préside, actus distributionis commu-
nium, soient réservés aux représentants delà société, à ceux qui y
EX''i'cent le pouvoir, est etiam in subdilis, nous dit saint Thomas.
Les sujets, les simples particuliers la pratiquent à leur manière, in
;

P-untum sunt contenu'justa distributione (3). Celui qui, content de la


l)lll'l de biens et autres avantages sociaux à laquelle il droit, n'as-
a
lUl'epas à déposséder les autres, observe la justice distributive,
que
vwtent au contraire l'ambitieux et le cupide, lorsque
pour s'élever
' j1? "'U" q-LH, art. 1.
2) lb'd-, art. 2.
( 3) ma., art. 1, ad 3.
548 REVUE THOMISTE

ou s'enrichir outre mesure, ils s'efforcent de supplanter, d'asser-


vir, d'opprimer leurs semblables, et sont prêts, s'il le faut, pour en
venir à leurs fins, à les réduire à l'indigence et à l'esclavage. Au
reste, tous les individus, tous les particuliers, qui ont une pav|
d'action, d'influence effective, directe ou indirecte, sur la marche
des affaires publiques, sur la ligne de conduite tenue par la société
à l'égard de ses membres — et. dans une société démocratique le
nombre en peut être considérable — se trouvent par là dans le cas
de pratiquer ou de violer activement la justice distributive. Ils
assument leur part de responsabilité dans les iniquités sociales
qui se commettent, ou participent au mérite des mesures équi-
tables et bienfaisantes qu'ils ont contribué à provoquer.

Disons plus: le devoir de la justice distributive—d'une certaine


justice distributive — est antérieur à la naissance de la société, du
moins à son organisation complète. Ce devoir alors oblige les
particuliers, non point comme tels, mais comme éléments de la
société virtuellement contenue en eux. Car antérieurement à la
constitution de la société, lorsqu'il n'existe encore que des indivi-
dus ou des familles, il y a des biens à répartir — ce sont tous les
biens de la terre — et dans la distribution qui s'en fait, une cer-
taine justice; une certaine égalité de proportion doit être gardée.
Pour le montrer, plaçons-nous dans l'hypothèse où il n'y aurai!
encore que deux hommes sur la terre. Serait-il permis à l'un des
deux, à supposer même qu'il le pût par des moyens "d'ailleurs
entièrement licites, de s'en approprier tous les biens utiles et ne
n'en laisser aucune part à son semblable? Non, nous semble-l-il.
la justice s'y opposerait, et ce serait tout d'abord la justice distri-
butive.
La raison en est que tous les biens do la terre sont d'une cer-
taine manière primitivement communs entre les hommes :
cela

veut dire que tout homme possède, en vertu de la nature, unt.o-


inaine essentiel sur les biens qui l'entourent : « L'homme, <" i
* i

saint Thomas, aie domaine naturel des choses extérieures, \r>im

raison la choses extérieure^


que par la et volonté il peut user des
les faire servir à son utilité, comme étant faites pour lui ('!)• "

(1) 11" 11"°, q, I.XVI, art. 1, c.


THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 549

droit, ce domaine est un apanage de la nature humaine ; il découle


à la fois de sa dignité et de son infirmité. Parce que l'homme est
raisonnable, il peut légitimement se rendre maître des créatures
inférieures qui ne le sont pas ; parce qu'il a des besoins, il le doit
dans une certaine mesure, il a l'obligation de s'emparer et d'user
des choses faites pour satisfaire à ces besoins. Le droit de posses-
sion qui suit de la sorte, et de la nature humaine, et de la nature
des choses appelées biens de la terre, appartient donc nécessaire-
ment à tout homme dans lequel se retrouve la. nature humaine
dans son intégrité, avec l'usage de ses facultés et avec ses besoins,
et il s'étend à tous les biens de la terre.
A ce titre tous les biens sont primitivement communs, non
point, il est vrai, comme l'entendent les communistes doctrinaires
pour qui la propriété c'est le vol, d'une communauté positive, im-
péralive, obligatoire, mais d'une communauté négative, provisoire,
de cette communauté qui précède la division. 'Et, en vertu de
celte communauté primitive, et de la loi naturelle, chaque
homme a, dans la distribution subséquente, le droit de percevoir
une certaine portion de biens communs disposés par le Créateur
pour servir aux besoins de l'humanité. Ce droit lie d'abord les
autres copartageants; puis,quand la société est régulièrement cons-
iiluée, c'est à elle qu'il incombe de le faire respecter, et d'en assu-
rer, autant qu'il est nécessaire, à tous et à chacun la paisible
jouissance.

Cette théorie de la communauté primitive des biens, qui pour-


rit paraître à quelqu'un trop hardie, dans un temps où le socia-
lisme est
un époovantail pour les uns, pendant qu'il exerce une
sorte de fascination sur d'autres, se lit, croyons-nous, en termes
011 ne peut plus explicites dans saint Thomas. La communauté
»
{'es biens, écrit-il (1), est attribuée au droit naturel,
non parce que
Je droit naturel dicte
que tout doit être possédé en commun, et
(lucrienne doit être possédé en propre; mais parce que ce n'est
l)ils d'après le droit naturel qu'il distinction de possessions,
y a
ulus c'est plutôt d'après une convention humaine appartenant
au
01' positif,comme il
l
a été dit ci-dessus q. 57 art. 2 et 3. Dès lors la

(i) Ji»n.™
q IXVI] avt 2) ad d>
550 REVUE THOMISTE

propriété des possessions n'est pas contraire au droit naturel, niais


elle se surajoute au droit naturel comme une conséquence q<lc
découvre la raison humaine. » Les. paroles du saint Docteur
auraient plutôt besoin d'être adoucies et expliquées, pour qu'on ne
fasse pas de lui un tenant de l'origine exclusivement humaine et
conventionnelle du droit de propriété individuelle. Le contexte
prouve qu'il distingue deux degrés dans le droit naturel. Il ne nie
pas que ce qu'il appelle jus gentium (ï) n'en fasse partie : il l'affirme
au contraire en termes exprès : « Le droit ou juste naturel, dit-il,
est ce qui de sa nature est adéquatement à la mesure d'un autre,
Or cela se réalise de deux manières... La seconde manière dont
une chose est adéquatement à la mesure d'une autre, c'est lors-
qu'elle l'est non en elle-même, mais par voie de conséquence : par
exemple, la propriété des possessions. Un champ déterminé, con-
sidéré absolument en lui-même, n'a rien qui le fasse être plutôt à
celui-ci qu'à celui-là ; mais si on le considère relativement à l'op-
portunité de la culture, à l'usage pacifique, à ce point de vue il a
Lin rapport à être à l'un et non à l'autre. Considérer quelque
chose en le. comparant à ce qui s'ensuit est le propre de la raison,
dès lors un tel considérant est naturel à l'homme suivant la raison
naturelle qui le dicte. » La pensée de saint Thomas ne semble pas
douteuse, ce qu'il appelle jus gentium est un droit naturel, mais un
droit naturel postérieur, déduit. Tel est à ses yeux le droit de
propriété individuelle. II se surajoute au droit naturel primordial,
commun à tous les hommes, sur l'ensemble des biens terrestres
faits pour eux, et dont ils'ont besoin pour accomplir leurs destinées
en ce monde. Il le détermine, le limite, l'individualise. En un mol
la communauté primitive des biens dont nous parlons est à Ja
propriété particulière comme l'espèce naturelle est à l'individu qui
la réalise. D'elle il faut dire ce que saint Thomas affirme univer-
sellement — c'est un axiome : — Quod est communius est naturoMW'
ptrius. En effet l'appropriation suit la division, étonne peut divi-
ser que des choses antérieurement communes.
Nous disons donc qu'il y a une certaine communauté des l»e,lS
primitive et antérieure à leur division, antérieure à l'établissemc' 1

du droit, de propriété particulière. Mais l'antériorité don! BO»S

(1) II" 11°°, q. LVII, art. 3.


THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 551

parlons, il importe beaucoup de le remarquer, n'est point néces-


sairement une antériorité de temps : c'est avant tout une antério-
rité de nature, la seule qui joue un rôle décisif dans la genèse et la
subordination des droits. De même aussi, cette communauté pri-
mitive, fondée sur la nature des choses, est indépendante des
temps et des lieux. Pas n'est besoin, pour la retrouver, de remon-
ter aux origines de l'humanité, et de reconstituer hypothétique-
nieni l'histoire du partage des biens, possédés d'abord en commun
pendant un.temps plus ou moins long, puis distribués entre les
membres de la société humaine, par la constitution de la propriété
individuelle et particulière. Elle subsiste au moins virtuellement à
travers les âges, servant de substratum au droit de propriété, à
peu près comme la matière première subsiste sous la multiplicité
des formes qui se la partagent, se la disputent, s'y succèdent. Elle
est à la base du fait permanent el toujours actuel de la distribu-
tion des possessions terrestres entre les hommes. Car la circula-
tion ininterrompue de la richesse, qui passe de main en main et
change si fréquemment de possesseurs, est-ce autre chose qu'une
distribution sans cesse renouvelée du patrimoine commun de la
famille humaine ? Aussi quelle que soit la nature des actes par où
s'opère cette circulation, par lesquels, disons-nous, s'effectuent la
transmission et la fixation temporaire de la propriété, alors même
qu'ils sont par ailleurs des actes commutatifs, ils peuvent et
doivent, à notre avis, être considérés en même temps comme des
actes distributifs, puisque par eux se fait à nouveau la répartition
des biens de la terre entre les membres de la société.
De là il suit encore une fois que tous ces actes sont soumis au
contrôle de cette partie de la justice qui est distributiva communium.
Les particuliers, qui les posent,
ne sont pas totalement affranchis
de l'obligation de s'inspirer de cette vertu,
nous l'avons vu. Mais
d appartient surtout à la société, qui les réglemente
par ses lois
positives, les sanctionne ou les frappe de nullité, en détermine le
"iode, la forme, les conditions, les effets, qui remplit par là
"lême la fonclion de distributrice des biens antérieurement com-
muns (d'une antériorité de nature), de faire converger sa législa-
tion vers
une répartition équitable de la richesse, de veiller à ce
(lue personnt de
ses membres ne soit frustré de la part qui lui en
'evient. C'est pour elle un devoir de justice distributive.
552 REVUE THOMISTE

Quand nous investissons ainsi la société d'un certain pouvoir


de distribuer les biens de la terre, nous sommes loin de lui recon-
naître un droit primordial de propriété, en ce sens que la société
considérée comme corps moral, distinct des individus dont elle
se compose, serait primitivement l'unique ou le principal proprié-
taire, que toute appropriation subséquente, tout droit de propriété
dériverait de son investiture. Cette manière d'entendre la commu-
nauté primitive des biens et leur distribution serait du socialisme
de la pire espèce. Elle est loin de notre pensée. L'homme, l'indi-
vidu et même la famille sont antérieurs à la société; avant la
naissance de celle-ci, ils ont un droit naturelsur une portion des
choses utilisables, qui, remarque saint Thomas, secundum natura-
lem ordinem ex divina Providentia institutum... sunt ordinatk'culhoc
quod ex his subveniatur hominum necessitati. Avant l'organisation de
la société, les biens de la terre ont relativement à l'individu cette
naturalem commensurationem dont parle encore saint Thomas, qui
fonde le droit de les posséder soit en propre, soit en commun. Si
donc la société préside à la distribution qui en est faite, ce n'est
point à la manière d'un père de famille répartissant entre les siens
des biens communs dont il est cependant le premier et principal
propriétaire, mais c'est en sa qualité de gardienne de l'ordre, de
protectrice des droits : c'est parce que,armée de la puissance légis-
lative, elle en doit user pour établir et faire régner la justice sous
toutes ses formes, en vue du bien commun.

Ces préliminaires, qu'on sera tenté peut-être de trouver un peu


longs, étaient nécessaires, à notre avis, pour mettre au jour les
fondements et l'étendue des droits que peut avoir la société, c'csl-
à-dire les pouvoirs publics, à intervenir dans la fixation du
salaire. Il ne suffit pas, croyons-nous, de montrer que le bien
commun y est intéressé. Car, pour être juste, la loi humaine doil
remplir d'autres conditions que celle de se référer au bien commun.
Spécialement, quand elle a la prétention de régler les relations des
particuliers entre eux, il lui est nécessaire d'avoir un point d'app 1"
dans la justice, dans les droits des uns et les devoirs des an(ros.
Elle doit être une dérivation des préceptes de la justice naturelle!
soit commutalive, soit distributive, par voie de conséquence ou de
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 553

détermination (1). De plus, il ne s'agit pas seulement d'un droit


allribué à l'Etat, d'intervenir, mais d'une obligation qui lui en
incombe, qui lui est imposée par celte espèce de justice dont il est
j(. premier gardien responsable. C'est ce qui ressort de l'existence
de ce que nous appellerons le juste salaire de la-justice distri-
])ti tive.
Ce juste salaire de la justice distributive est celui auquel le
Iravailleur a droit, non plus seulement comme partie contractante,
méritant une rémunération égale à la valeur de son travail, mais
comme partie intégrante de la grande famille humaine et comme
membre utile du corps social : c'est celui qui ne détruit pas à son
détriment l'égalité de proportion réclamée par la justice distribu-
tive; que la société, protectrice des droits et pourvoyeuse du bien
général, est tenue de lui assurer, si elle le peut, en faisant usage
des pouvoirs légitimes dont elJ^p est armée. D'un autre côté, c'est
aussi celui qui n'est pas excessif au préjudice du palron, ou des
autres membres de la communauté, ne les place pas vis-à-vis de
l'ouvrier dans une situation d'infériorité relative, eu égard à
leurs droits d'hommes, et au rang occupé par eux dans l'organisa-
tion sociale. En un mot, pour être juste à ce second point de vue,
le. salaire
ne doit être ni insuffisant, ni excessif : il a pour règle
celte égalité de proportion qui rend à chacun selon ses droits et
ses mérites personnels.
Or, nous croyons que c'est à ce point de vue de la justice distri-
lnilive surtout, qu'il peut être question d'un minimum à fixer au
juste salaire, en prenant pour base, non plus la valeur objective
des choses, mais les besoins du Iravailleur. Il
nous paraît tout à
fait significatif
que Sa Sainteté Léon XIII, clans son immortelle
encyclique Rerum novarum, ait précisément écrit, en traitant de
1 intervention de l'Etat, cette phrase mémorable depuis lors si
comvnentée : Alendo opijici,frugi quiclem et bene morato, haud
n>iparem esse mercedem oportere : « 11 faut que le salaire ne soit
Point insuffisant à nourrir l'ouvrier sobre et rangé. Nous ne pré-
»
ludons pas que la. justice commutative soit absolument muette
sur ce. sujet nous nous en sommes expliqué dans la première
:
punie de notre élude. Mais,
ce salaire naturel et familial dont

(Il J"]'." ai,t 2,


fl_ X0V) c.
554 REVUE THOMISTE

nous n'avons reconnu alors l'obligation qu'avec des réserves, sous


bénéfice d'inventaire, à la condition que le travail l'égalera en
valeur, en utilité, nous estimons qu'il est dû de par la justice dis-
tributive.
Nous disons que tout homme valide, sobre, régulier dans ses
moeurs (pêne moratus),& le droit de percevoir, moyennant son travail,
une part des biens de la terre suffisant à le nourrir' honorablement
lui, sa femme et ses enfants : c'est là un droit véritable, un droit
de justice distributive-.; Si, par suite de l'organisation sociale, il est
une classe d'hommes, appelés prolétaires, auxquels il reste pour
toute part des biens de la terre, seulement leur travail et le salaire
de leur travail, la justice distributive veut que, pour ceux-ci au
moins, ce salaire soit l'équivalent delà part à laquelle ils ont
droit, comme hommes placés sur la terre pour en vivre, se nuilli-
plier, et comme membres utiles du^corps social.
Tel est, à notre humble avis, le minimum du salaire au point de
vue de la justice distributive : c'est celui qui permet de vivre
honnêtement à l'ouvrier et à sa famille. Nous n'affirmons pas,
qu'on veuille bien le remarquer, que tout salaire doive suffire par
lui seul à cette fin. Le Iravailleur n'est pas nécessairement un
prolétaire, c'est-à-dire un homme qui ne possède rien, ni en
ni
propre en commun, dont l'unique richesse est le salaire de son
travail. Dans la mesure où il possède, le juste salaire minimum de
la justice distributive tend à se confondre pour lui avec celui de la
justice commutalive. Nous voulons dire que la justice distribu-
tive demande, une seule chose en faveur de l'ouvrier déjà suffisam-
ment pourvu : c'est que la société ne le prive pas des moyens
d'exiger son juste salaire secundum oequalitatem rei. Quant aux
autres, qui doivent vivre en tout ou en partie de leur salaire,
la même justice distributive veut que le salaire suffise au moins,
suivant l'occurrence, à leur fournir soit la totalité, soit le com-
plément indispensable de leur nécessaire pour vivre et laii'e
vivre leur famille. L'Etai a le devoir de mettre en oeuvre tous les

moyens dont il dispose, et dont la prudence lui permet de Jan'c

usage, pour assurer ce minimum à toutes les classes de travail-


leurs utiles.
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 555

Cette conclusion découle du fait que cette quantité de salaire


répond au minimum des droits naturels et primordiaux qu'apporte
avec lui, relativement à la vie terrestre, tout homme qui vient
ce monde et contre lesquels aucun droit humain ne saurait
en
prévaloir, ni prescrire. « Ce qui est de droit humain, nous dit
saint Thomas, ne peut déroger au droit naturel ou au droit divin.
Or, suivant l'ordre naturel institué d'après la divine Providence,
les choses inférieures sont faites pour subvenir à la nécessité des
hommes. Et c'est pourquoi la division et l'appropriation des
choses, qui procèdent du droit humain, ne peuvent empêcher qu'il
faille subvenir à la nécessité de l'homme à l'aide de ces sortes de
choses (1). » Le droit naturel et divin au nécessaire pour vivre,
auquel doit céder, s'il le faut, le droit de propriété particulière, ne
saurait être affirmé en termes plus clairs et plus explicites. Ailleurs
voulant montrer qu'il est des droits naturels, absolus, primordiaux,
qui n'ont pas besoin d'être déduits par voie de conséquence, mais
découlent immédiatement de la nature intrinsèque des choses, il
donne comme exemple : sicut masculus ex sui ratione habet commen-
walionem ad feminam ut ex cas generet, et parens ad filium ut
mm nutriat (2). » Dans ces quelques mots, dont la concision et
l'énergie défient la traduction, le saint Docteur affirme comme
droit primordial, antérieur à tout droit humain, le droit au
mariage, à la procréation des enfants, et le droit de nourrir ces
enfants quand ils sont nés. Ces droits, avec celui de vivre, priment
tous les autres. De ce chef tous les hommes sont égaux, hors Je
cas d'indignité ou d'impuissance personnelle, et la société a le
devoir d'en offrir, autant qu'il est en elle, la jouissance à tous ceux
'[ui n'ont pas démérité, et qui sont capables de les exercer, dût-
cllc, à celte fin, faire fléchir d'autres droits postérieurs et moins
sacrés, par exemple le droit de propriété.
Saint Thomas, en effet, comme on peut le remarquer, met une
certaine insistance à caractériser ce dernier droit, par des mots
comnie ceux-ci : rerum divisionem et appropriatio7iem exjure huma.no
P'ocedentem (3). C'est que le droit de propriété a beau être en
Principe un droit naturel, les formes concrètes qu'il revêt dans

(2)11»]]>, q.i.vn. art. 3, e. !

l'Ut" II"", q. LXVI, art. 7.


556 REVUE THOMISTE

la réalité delà vie sont l'effet d'une infinité de lois positives, de


déterminations contingentes émanant des pouvoirs humains. l)e
la sorte, le droit de propriété, tel qu'il existe en fait, réalisé au
sein de la société, renferme un alliage considérable de droit
humain positif. Par là il peut légitimement être modifié par les
lois humaines, quand il se trouve en concurrence avec un autre
droit d'ordre supérieur,

C'est donc en premier lieu au nom des droits de l'homme,


pour nous servir de l'expression devenue célèbre, qu'il y a un
juste salaire de la justice distributive, et que ce juste salaire
minimum est tel quenous venons de le définir. Car de tous les droits
de l'homme, le plus fondamental, quoiqu'il ait été oublié dans
la fameuse déclaration, c'est, au point de vue de la vie terrestre, le
droit au nécessaire pour vivre et accomplir la destinée que la
nature assigne à chaque individu sur la terre, et dont elle a posé
en lui les premièrestassises. La société a le droit et le devoir d'in-
tervenir dans la fixation du salaire à l'effet de procurer la jouis-
sance de ce droit à la classe des travailleurs, et moralement par-
lant à tous les individus qui, à leur qualité d'hommes, de membres
du corps social, unissent l'accomplissement de la condition
imposée à l'humanité pour voir passer à l'acte son droit naturel et
radical à user, au moins dans la mesure de sa nécessité, des biens
de la terre créés pour elle : — cette condition est celle du tra-
vail.
En second lieu, si l'on envisage non plus seulement les droits
de l'homme, mais ceux de l'ouvrier comme tel, à raison du rôle
social qu'il joue dans la famille humaine, la conclusion précédente
acquiert un degré nouveau de force. La justice distributive en ellel,
tient compte du mérite des personnes, des services rendus à la chose
publique. Or, de ce chef, l'ouvrier est digne d'intérêt : il ménie
que l'État prenne en main sa cause et soit soucieux de lui procurer
une situation honorable. Le travail a beau n'être à l'égard du pa-
tron qu'une sorte de marchandise, payable au prix du juste salaire,
secundum eequalitatem, par rapport à la communauté, il revel Je
caractère d'une espèce de fonction sociale. Rien de plus avanla-
geux assurément au bien public que l'existence des ouvriers, de ce*
hommes qui mettent leurs bras, leurs forces musculaires, kuii"'
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 557

facultés, au service du capital et de l'industrie. 11 ne serait pas


équitable, il serait odieux de réduire ou de laisser descendre ces
hommes à La condition d'ilotes, de leur dénier pratiquement Je
droit de mener une existence Jionorable, conforme aux instincts
naturels, d'avoir un foyer, une famille, ou de subordonner la
jouissance de ces droits aux subventions insuffisantes, incer-
taines, précaires et humiliantes de l'aumône. Ce serait une injus-
tice sociale, une violation de la justice distributive.

Tel est donc en principe le minimum de salaire que fixe la justice


distributive : il correspond à ce que nous avons, dans notre
première partie, nommé le salaire naturel et familial. Nous esti-
mons que la société, c'est-à-dire l'Etat, doit s'efforcer par tous les
moyens légitimes en son pouvoir, d'en assurer au travailleur la
perception.
La question qui se pose maintenant et à laquelle nous ne sau-
rions nous dérober complètement, c'est de savoir quels sont ces
moyens dont l'Etat peut légitimement user.
On nous permettra cependant de renouveler l'observation sur
laquelle nous avons insisté dès le début. Nous ne nous plaçons
aucunement sur le terrain économique et politique, mais unique-
ment sur celui de la justice. Notre objet ne peut être de déterminer
si l'emploi de l'un ou l'autre moyen, dont nous aurons à parler, est
d'une bonne politique ou d'une sage économie, s'il conduit ou ne
conduit pas. au but, mais s'il est juste ou injuste en lui-même.
C'est une question de morale spéculative, que nous nous sommes
proposé d'élucider.
L'instrument que l'Etat a entre les mains pour travailler à la
réalisation de ce programme général de justice distributive que
nous venons de formuler — assurer à tout travailleur-le nécessaire
individuel et familial c'est la législation; c'est l'arsenal

immense des lois, qui directement ou indirectement se rapportent
au droit de propriété, régissent les actes par lesquels il se trans-
met, se répartit; à ces lois la société a le pouvoir incontesté d'ap-.
Porter d'incessantes modifications, défaire de nouvelles retouches.
kl personne n'ignore qu'elle en use largement. L'emploi de cette
'"'me, nous en convenons, exige une grande circonspection. 11 est
;"sé de blesser la justice en voulant maladroitement la rétablir.
558 REVUE THOMISTE

Cela toutefois n'infirme pas le droit théorique et le devoir hypo-


thétique de l'Etat, dans la fixation du juste salaire, pour le rendre
conforme à la justice distributive.

Mais avant, de dire ce que l'Etat peut fait en cet ordre de choses
disons ce qu'il ne peut pas faire. Ce qui dépasse son pouvoir, c'est
de décréter ou de faire décréter par voie d'autorité, arbitrairement
et souverainement, quel salaire est dû par le patron en échange d'un
travail déterminé. Le'patron, en effet, comme tel, n'est lié envers
son ouvrier que par la justice commutative; or, le salaire de la
justice commutative a pour constitutif, pour mesure intrinsèque,
l'égalité rei ad rem, l'égalité de valeur entre le travail et sa rému-
nération. Cette égalité aucune puissance au monde ne la .saurait
créer directement. Elle est ou elle n'est pas : les pouvoirs publics
peuvent tout au plus en constater l'existence, en fixer les incer-
titudes, la sanctionner, lui donner force de loi; mais le seul
moyen de la faire être, c'est d'agir sur les deux termes de la rela-
tion; le seul moyen, disons-nous, de faire qu'un salaire fixé égale
la valeur du travail, c'est, en même temps qu'on fixe le salaire, de
donner au travail une valeur, une utilité correspondante. Et il est
clair que cette utilité du travail d'où lui vient sa valeur, ne se
commande pas directement, elle découle de la nature des choses.
Quant au droit conféré par la justice distributive, et dont nous
nous occupons à formuler la théorie, il est relatif, non au patron,
comme tel, ni à tout autre particulier, mais il se réfère à la com-
munauté entière ; et si, secondairement, il regarde les individus,
c'est comme membres de la société. Par conséquent, lorsque le
patron a soldé le juste salaire basé sur la valeur du travail exécuté
à son profit, ou sur le contrat validement intervenu entre lui et
-,
l'ouvrier, il ne doit plus rien à celui-ci au nom de la justice,
hormis ce que lui doivent les autres membres de la société, ses
égaux et ses pairs. Si l'Etat s'avisait de le contraindre de faire
plus, par exemple de lui imposer le payement d'un salaire supé-
rieur à la valeur du travail, il violerait à son détriment pour Ie
moins la. justice distributive.
Donc le patron, comme tel, n'a pas à se préoccuperde ce que nous
appelons le juste salaire de la justice distributive; du moins il n"
à s'en préoccuper qu'autant qu'il coïncide avec le juste salaire de
THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 559

]a justice commutative. D'autre part l'État ne peut influer directe-


ment, par voie législative, sur le juste salaire de la justice com-
mutative.
L'Etat cependant, nous venons de le reconnaître, a un moyen
indirect et efficace de faire monter ou descendre le juste salaire
dû par le patron : c'est de faire monter ou descendre la valeur du
travail, par l'accroissement ou la diminution de l'utilité qu'il a,
des bénéfices qu'il procure. L'État le peut par des lois et des
mesures économiques, dont rénumération, même la plus som-
maire, sortirait absolument de notre cadre. Il nous suffira de dire
que dans sa législation économique, il a le devoir de ne point
borner sa sollicitude à promouvoir l'accroissement delà richjesse
publique, de l'opulence des capitalistes, mais d'avoir en vue l'aug-
mentation de la valeur inhérente au travail des prolétaires et
autres travailleurs, et le maintien de leur juste salaire au niveau
répondant à leur nécessaire personnel et. familial. C'est pour
l'Etat un devoir de justice distributive.

Après avoir usé de son influence, pour amener par une sage
économie le juste salaire de la justice commutative à la mesure
que réclame la justice distributive, l'Etat a, absolument parlant,
le droit d'intervenir pour rechercher quel est ce juste salaire, et
protéger soit le travailleur contre ce qu'on, est convenu d'appeler
l'exploitation, soit le patron contre des exigences injustes et rui-
neuses. Nous n'avons pas à discuter l'opportunité de cette inter-
vention, ni à rechercher sous quelle forme elle doit se produire de
préférence, directement ou indirectement, par des fonctionnaires
ou par des arbitres compétents, etc. Ce sont des questions subsi-
diaires, dont nous sommes loin de méconnaître l'importance en
'conomie et en politique, mais qui ne touchent pas au droit
absolu de l'État en cette matière. Il peut, nous n'en douions pas,
fournir au travailleur les moyens de connaître et d'exiger le
salaire intégral qui répond à l'utilité et à la valeur vraie de son
h'avail, et au patron les moyens de ne payer que ce juste salaire.
Quels sont pratique moyens? De quelles précautions l'inter-
en ces
vention de l'Etat doit-elle s'entourer pour n'être ni tyrannique ni
hacassiêre, pour ne pas nuire aux intérêts qu'elle prétend clé-
560 REVUE THOMISTE

fendre ? C'est à la science politique d'en faire l'objet de son étude


Nous nous bornons, quant à nous, à poser les principes de la ùls.
tice, à affirmer le droit qu'ont les pouvoirs publics d'intervenir
pour la faire respecter dans la détermination du salaire, et de
prêter, le cas échéant, aux deux parties en présence, au patron et
à l'ouvrier, l'appui et la protection dont ils ont besoin pour la
sauvegarde de leurs droits respectifs. Nous pensons même que
celte intervention de l'État pourrait devenir obligatoire ; par
exemple, au cas où, sans elle, le travailleur serait dans l'impuis-
sance dé revendiquer son juste salaire, jusqu'à la réalisation du
minimum réclamé par la justice distributive. En d'autres termes,
si le Iravailleur ne pouvait vivre honorablement, lui et sa famille,
parce que son travail n'est pas rémunéré à sa juste valeur, l'Etal
aurait le devoir d'intervenir, à supposer que son intervention pût,
et pût seule, mettre fin à cette injustice.

Il est, sur ce terrain, un mode d'intervention de l'État, dont


personne, croyons-nous, ne contestera la légitimité. C'est ce que
nous appellerions l'intervention négative. Elle consiste à s'abste-
nir : à ne poser aucun acte qui soit de nature à porter directement
ou indirectement atteinte à la justice distributive à
; ne point pri-
ver l'une ou l'autre classe de la société de l'exercice de certains
droits naturels,reconnus nécessaires ; et comme corollaire, au cas
où de tels actes auraient été antérieurement posés, à les rapporter
et à en réparer les conséquences nuisibles. Un exemple tout actuel
éclairera notre pensée. S'il était prouvé que l'Etat, en supprimant
ou limitant outre mesure les droits naturels d'association et de
propriété collective, en refusant l'exercice de ces droits spéciale-
ment aux. travailleurs, a créé la classe des prolétaires, de ces
hommes qui, d'après la définition déjà donnée, ne possèdent rien,
ni en propre, ni en commun, qui pour toute ressource ont leur
salaire quotidien, et qui de plus n'ont aucun moyen de reven-
diquer leur juste salaire, le premier devoir de la communauté ne
serait-il pas, dans l'hypothèse, de rendre à ses membres la jouis-
des droits dont ils furent indûment privés, d'abolir les lois
sance
lesquelles ils furent dépouillés d'une liberté nécessaire, el
par
même de réparer les dommages que de telles lois, leur ont causes,
favorisant désormais la formation des associations nouvelles,
en
THÉORIE BU JUSTE SALAIRE 561

la propriété collective, en leur accordant des encouragements,


des privilèges, des subsides ? Ces. mesures de réparation se rap-
portent à l'intervention négative, comme le devoir de la restitu-
tion, se réfère au précepte qui interdit le vol. Libre à une école
d'économistes de soutenir que le rôle de l'Etat ne doit pas sortir
des limites de l'intervention négative, c'est-à-dire qu'il doit se
borner à laisser faire, à ne poser aucune restriction à l'exercice
des droits naturels, à ne mettre aucune entrave à la liberté, tout
au plus à encourager l'initiative privée ; que ce mode d'interven-
tion serait suffisant pour procurer à tous la plus grande somme
de bien-être possible, tandis qu'une ingérence poussée plus loin
serait nuisible, à tout le moins périlleuse. C'est une question de
fait plutôt que de principe, relevant d'une science en grande
partie contingente et expérimentale, de l'économie politique, et
vis-à-vis de laquelle il ne nous appartient pas, dans la présente
élude, de prendre position.
En nous plaçant, en ce qui nous concerne, au point de vue
de la justice et du droit, nous" n'hésitons pas à concéder à
l'Etat un droit au moins théorique d'intervention positive, droit
qui se changerait en devoir, dans l'hypothèse où cette interven-
tion positive serait jugée nécessaire, où il constaterait que l'in-
tervention négative, dont nous venons de parler, est impuissante
à maintenir l'équilibre de la justice commutative et distributive.
Nous avons déjà montré que l'Etat est autorisé à intervenir po-
sitivement à l'effet de rechercher quel est le juste salaire secundum
xqiwJ-Uatem rei, de diriger la question dans ce qu'elle peut avoir
de douteux, et de donner-force de loi à
ce qui est fixé à ce sujet
par des juges compétents : qu'il y serait même tenu, au cas où la
justice distributive le demanderait.

t'our embrasser toute l'étendue de ce droit que possède l'Etat à


intervenir positivement dans Ja fixation du salaire, au nom de la
Justice distributive, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de
*eli]iir quel est dans cette matière
son summum jus. Tout ce qui
(!sl en deçà lui
sera permis afortiori.
ko but à atteindre, l'oublions
ne pas, c'est de procurer à tous
Nombres de la société, moyennant leur travail, le nécessaire
l°ur vivre, fonder une famille, nourrir, élever leur progéniture.
«EVUE THOMISTE.
- 4e ANNÉE. — 3S.
562 REVUE THOMISTE

Nous avons dit que c'est le minimum des droits inhérents à tout
individu humain au regard de la justice distributive, de celte
espèce de justice dont le devoir incombe spécialement à l'État.
Or, deux voies peuvent conduire à la réalisation de ce but. en
faveur du travailleur : l'une consiste à lui assurer un salaire suffi.
sant par lui seul, indépendamment de toute ressource étrangère
l'autre, à lui ménager d'autres moyens de subsistance, à le rendre
propriétaire soit à titre individuel, soit à titre collectif. L'État
dans le premier cas, porte sa sollicitude sur le salaire même, et
veille à ce qu'il ne reste pas au-dessous des besoins de l'ouvrier;
dans le second cas, il ne fait que le rendre moins nécessaire, en
pourvoyant l'ouvrier par ailleurs, en lui préparant un fond de
réserve pour les nécessités éventuelles, chômage forcé, baisse des
salaires, maladie, vieillesse, augmentation anormale de la
famille, etc. Par ce moyen le juste salaire de la justice distri-
butive dont le minimum a pour mesure la nécessiteuse trouve plus
facilement atteint. Il est loisible à l'Etat de prendre l'une ou
l'autre de ces deux voies, et même toutes deux ensemble : tra-
vailler à maintenir les salaires que touche la classe ouvrière, au
niveau suffisant, et en môme temps supprimer, autant que faire se ,

peut, le prolétariat, en constituant au profit des classes laborieuses


un patrimoine collectif ou corporatif, pour suppléer à l'insuffisance
éventuelle des salaires. A cette double fin il encouragera, nous le
supposons, toutes les initiatives privées, favorisera les associa-
tions, leur accordera des exemptions, des privilèges. Mais il n'esi
pas impossible que, soit par suite des injustices anciennes, soil

pour d'autres causes actuelles, cette intervention de l'Etat, loulc


morale, reste impuissante, et que la classe des travailleurs con-
tinue à croupir dans un état de misère imméritée. Ne sera-t-il pas
permis alors à l'Etat de lui venir en aide par des subsides qui ser-
viront ou à compléter les salaires, ou à constituer la propriclc
ouvrière sous les différentes formes qu'elle peut avoir? Comme
l'Etat ne possède guère pour cela que des deniers publics alimentés
par l'impôt, fruit d'une certaine expropriation, cela revient n

demander s'il a le droit d'employer l'expropriation à l'effet de

rétablir l'équilibre de la justice distributive au profit des travail-


leurs indigents; si c'est là un cas où le droit de propriélédoi
céder devant un intérêt majeur, où la communauté peut, i'i&011'
THEORIE BU JUSTE SALAIRE 563

reusement parlant, prélever quelque partie de la richesse com-


mune sur ceux de ses membres qui possèdent, pour fournir le
nécessaire à ceux qui ne possèdent pas.
L'affirmative nous semble être une conséquence nécessaire des
principes précédemment posés. Ce droit extrême, ce summum jus
comme nous l'avons nommé, concédé à l'Etat, d'en venir même à
une certaine expropriation, sous forme de contributions leArées à
à celte fin, pour procurer au travailleur nécessiteux ce dont il a
besoin pour vivre honorablement, lui permettre de fonder et
d'entretenir une famille, nous en voyons la base dans le principe
formulé ainsi, par saint Thomas : Ln necessitate sunt omnia com-
munia. La nécessité rend toutes choses communes, et dans ces
autres paroles déjà citées plus haut : « Ce qui est de droit humain
ne peut déroger au droit naturel et au droit divin. Or, suivant
l'ordre naturel institué d'après la divine Providence, les choses
inférieures sont faites afin que par elles il soit subvenu à la néces-
sité des hommes. Et c'est pourquoi la division et l'appropriation
des choses procédant du droit humain ne sauraient empêcher qu'il
faille subvenir à la nécessité des hommes avec ces sortes de
cboses. » On pourrait nous objecter que saint Thomas, en disant
que la nécessité rend toutes choses communes, parle de l'extrême
nécessité. Nous n'en disconvenons pas. Mais son principe, qu'il
expose dans le corps de l'article, respondeo dicendum, etc., et dont
nous venons de donner la traduction, embrasse la nécessité à tous-
les degrés, comme il est facile de le voir. Ce principe, nous l'em-
prunIons pour y ôtayer un raisonnement similaire à son raison-
nement et une conclusion parallèle à sa conclusion. Nous disons
que si la nécessité actuelle, urgente, extrême de l'individu, rend
actuellement commune entre lui et les autres membres de la
société la pari des biens qui répond à son extrême besoin, et lui
acnne le droit de se faire justice à lui-même, d'exproprier la chose
"autrui, de son autorité privée, la nécessité commune surtout
<|uaiul elle pèse sur toute une classe d'hommes doit peut-être

^fortiori rendre communes les choses destinées à satisfaire,
— y
Moyennant l'intervention de l'autorité publique, et fournir
un fon-
,le'nent suffisamment solide
au droit d'expropriation légale,
frétée et exécutée par le pouvoir souverain, dans l'intérêt de la
•1Usl'ice distributive.
'i

564 REVUE THOMISTE

Nous ne méconnaissons pas le danger que l'on court à s'engager


sur celte pente, plus glissante de nos jours qu'à aucune autre
époque de l'histoire, et au bout de laquelle on peut craindre
de rencontrer le socialisme. Pour cela il importe de bien marquer
la ligne de démarcation qui sépare du socialisme la solution dont
nous croyons pouvoir admettre la justice absolue.
Le socialisme a été défini par la plus haute autorité doctrinale
qui soit au monde. C'est l'erreur qui érige en dogme la suppression
de la propriété privée, la communauté universelle des biens, leur
distribution parla commune ou l'Etat (I). C'est-à-dire que le socia-
lisme étend à l'universalité des biens de la terre, ce qui n'est vrai
que du nécessaire.
Les biens nécessaires à la manière que nous avons exposée,
peuvent être considérés comme un patrimoine virtuellement com-
mun entre fous les hommes, hormis les indignes,.et la,société aie
summum jus de réaliser ce patrimoine dans. la.mesure où la justice
distributive l'exige impérieusement et ne peut être sauvegardée
par un autre moyen. De là à nier la légitimité de la propriélc
privée, et même à investir l'Etat du pouvoir d'exproprier toute la
richesse et de s'en attribuer la distribution, il y a un abîmé infran- ,

chissable. Lorsque le socialisme aura prouvé que notre terre esl


par rapport aux choses utilisables, dans la situation d'une ville
assiégée et étroitement bloquée, dont les habitants sous peine de
mourir tous également de faim, sont tenus de livrer aux repré-
sentants de l'autorité la totalité des vivres qu'ils possèdent, pour
être mis à la ration commune, il lui sera permis, en partant de nos
principes, ou plutôt des principes de saint Thomas, de conclure
que l'État a Je droit de décréter l'expropriation universelle el la

suppression de la propriété privée. Mais cette preuve ne pourra


jamais se faire, et il est bien à. croire que toujours notre terre
fournira à ses habitants plus que le nécessaire, qu'elle y ajoulcra
encore le superflu, et qu'il n'y aura jamais nécessité de suspendre
universellement, même à titre de mesure provisoire, le droil de

propriété individuelle.
Si l'Etat a le droit absolu d'assurer aux travailleurs nécessilcus
ce que nous avons appelé le minimum de la justice dislribul,ve'

(t) Encyclique Rerum novarum.


THEORIE DU JUSTE SALAIRE 565

même en recourant, s'il le faut, à une certaine expropriation, il a


l'obligation de donner à ses subsides le caractère d'un salaire, ou
d'un supplément de salaire. La raison en est que le droit naturel,
dont nous avons parlé, inhérent à tout homme, sur la part des
biens delà terre dont il a besoin pour remplir la destinée com-
mune, est subordonné à une condition essentielle : c'est celle du
travail. Nous ne préfendons pas qu'il faille laisser mourir de
besoin l'homme qui ne travaille pas. Nous disons qu'un tel
homme, qui volontairement ou par impuissance, n'est pas un
Iravailleur utile au sein de la famille humaine, ne réalise pas la
condition indispensable pour posséder actuellement — in actu
secundo, ce droit primordial que tout individu humain tient de la
nature, sur une portion des biens de la terre créés pour ses.
besoins. A moins de posséder des droits antérieurement acquis, il
est un client de la charité et non de la justice.
11 y a de cela une double raison.

La première est que les choses extérieures, pouvant servir aux


besoins de l'homme, ont beau être faites à la mesure de ses néces-
sités, avoir reçu de la nature cette commensurationem vis-à-vis de
lui, qui fonde le droit naturel de les posséder; comme elles ne
nous servent pas ad nutum, comme, pour être efficacement
occupées et pliées à nos usages, elles demandent un certain effort,
un certain déploiement d'activité, il s'ensuit que tout droit de
propriété, in actu secundo, a pour base le travail ; le travail, disons-
nous, ou de celui qui possède, ou de ceux qui médiatement ou
immédiatement lui ont transmis leurs droits. Impossible donc
qu'un prolétaire, s'il ne travaille pas, puisse acquérir un droit
actuel, un droit de justice, sur une portion des biens de la
lerre.
La seconde raison se tire de l'état présent de ces biens virtuel-
lement communs, que la société doit réaliser,
nous avons dit
exproprier, pour subvenir aux besoins de ses membres nécessiteux.
kes biens
ne sont point des biens vacants, pouvant appartenir au
premier occupant ; ils ne sont point non plus uniquement le pro-
duit du travail de la nature. Ce sont
au contraire des biens déjà
Possédés, élaborés, représentant une somme variable de travail
'"Jinain. Or, si l'homme, placé
sur la terre pour en vivre, a un droit
"alurel sur les êtres inférieurs qui peuvent lui être utiles, il n'a
566 REVUE THOMISTE

pas l'ombre d'un droit pareil sur le travail, sur le produit de


l'activité des autres hommes. Un tel droit est nécessairement
un
droit acquis par voie d'échange; un droit qui se paye'soit par |P
travail, soit par d'autres biens d'égale valeur, et que la nécessité
ne confère pas.
Saint Thomas dit sans doute (i ) : Debitum autem est alicui ali-
quid...propter necessitatem quoe facit omnia communia... mais un
peu plus loin il impose au nécessiteux, dont il parle en cet en-
droit, l'obligation de se rendre utile par quelque genre de travail
et lui rappelle à la suite de saint Augustin la sentence aposto-
lique : si quis non vultoperari, nec manducet."'"Celte sentence est,
croyons-nous, applicable non seulement à celui qui non vult
operari, mais aussi, proportion gardée et sans intention de: blâme,
à celui qui, pour une cause ou l'autre, ne peut pas travailler. Ce-
lui-ci également, à moins d'être déjà propriétaire, de posséder des
droits acquis, fruit de son travail passé, ou de celui d'autres
hommes dont il est moralement la continuation, ne peut avoir de
droit actuel, au sens propre du mot -— de ces droits qui sont l'ob-
jet de la justice — sur les biens de la terre, parce qu'il n'a aucun
droit sur le travail de ses semblables. Il ne peut se réclamer que
de la charité. Cette dernière vertu, qui continue d'élever la voix
quand se tait la justice, qui impose des devoirs même en l'absence
de tout droit corrélatif, commande seule de lui venir en aide, de
le pourvoir du nécessaire, -du strict nécessaire au moins.
Si donc l'État fait usage de ce que nous avons appelé son sum-
mum jus en cet ordre de choses, de son droit d'expropriation, pour
procurer à la classe des déshérités le nécessaire individuel et fami-
lial, il a l'obligation de mettre à son assistance la condition du tra-
vail, de donnerait secours qu'il leur alloue le caractère d'un salaire
ou'd'un complément de salaire. Car n'étant pas propriétaire de ces
biens que la nécessité a rendus virtuellement communs et lui a
conféré le droit de prélever, il n'en peut disposer selon son bo"
plaisir, il les doit départir à ceux qui y ont un droit actue.,
c'est-à-dire à ceux qui, en plus de leur nécessité, réalisent encore
la condition indispensable, pour que le droit d'appropriation sur lcs

choses de la terre passe à l'acte second, devienne effectif, ctsiu-

(1) II" II«e, q. Qi.xxxiv, art. 4.


THÉORIE DU JUSTE SALAIRE 567

tout s'étende aux choses déjà possédées, à des actes humains.


Celte condition, nous l'avons prouvé, est celle du travail. Si l'Etat
tenait une autre ligne de conduite, s'il donnait à ses secours le
caractère d'une libéralité, son droit d'expropriation manquerait
de base certaine, et de plus la justice distributive réclamerait en
faveur des membres de la société, dont les biens, fruit d'un travail
antérieur, seraient ainsi expropriés au profit des oisifs ou des
inutiles.
Quant aux mesures à prendre pour réaliser ce programme d'as-
sistance sous forme de salaire, comme rémunération complémen-
taire du travail, il ne saurait entrer dans notre cadre d'en essayer
l'examen. C'est un problème complexe qui relève surtout de l'é-
conomie politique et sociale, quoique la morale ne puisse s'en dé-
sintéresser complètement.
Mais, à ce point de vue aussi, nous nous sommes proposé seule-
ment d'établir et d'élucider, dans la faible mesure de nos forces,
les principes généraux de justice qui nous semblent régir cette
matière.
Finalement nous voulons clore cette discussion des droits et
devoirs de 1 '.Etat, relativement à la fixation du salaire, en confes-
sant de nouveau que les solutions qu'on vient de lire sont toutes
théoriques. L'on peut, en fait et en pratique, perdre l'usage de
certains droits, être dispensé de l'accomplissement de certains
devoirs, pour cause d'impuissance, d'incapacité. Or, l'état moderne
n'est-il pas impuissant à remplir utilement ce rôle de distributeur
qui lui a été assigné, son intervention n'est-elle pas d'avance frap-
pée de stérilité et, qui plus est, condamnée à n'être que nuisible?
La parole est aux économistes
pour nous le dire. II est clair que
dans l'hypothèse le devoir de l'Etat
se résumerait dans l'absten-
hon, et aurait son expression dans la doctrine du laisser faire,
laisser passer.
U ne
nous appartient pas de nous prononcer sur ces questions de
ordre économique, qui sont, comme chacun sait, vivement dis-
cutées. Peut-être aurons-nous aidé indirectement à les résoudre,
011 essayant de déblayer à part le terrain exclusif de la justice. Il

11 est
pas permis sans doute à l'économie de s'affranchir de la jus-
lce. Mais ce que la justice autorise n'est pas pour cela opportun
e|'expédient au regard de l'économie, science
ou art essentielle-
568 REVUE THOMISTE

ment utilitaire. Il y a, dès lors, croyons-nous, grand avantagea


distinguer nettement ces deux ordres de considérations. C'esi ce
que nous nous sommes efforcé de faire.
Nous avions promis en commençant un essai de théorie générale
sur le juste salaire, nous nous étions proposé d'interroger succes-
sivement sur ce sujet la justice commutative et la justice distribu-
tive, avec l'espérance de mieux embrasser, à l'aide, de cette syn-
thèse, la. question sous toutes ses faces, de réunir en un faisceau
unique et cohérent, avec leur part de vérité certaine, les opinions
en apparence divergentes des diverses écoles, puisque écoles il \-
a, sur cette question comme sur tant d'autres. Puissions-nous
n'être pas resté trop au-dessous de la tâche que nous avions
entreprise, en tout amour de la paix et de la vérité !

Fr. ALEXANDRE MERCIER, S. Th. L.


LA PROVIDENCE

«
La providence, dit Némésius, est le soin que Dieu prend de ce
qui existe. D'autres la définissent : le bon vouloir de Dieu en tant
qu'il procure aux événements une issue favorable » (1). Ces défi-
nitions s'expliquent l'une par l'autre. Les soins que Dieu prend des
êtres ne peuvent que tourner à leur avantage, et ce qu'il fait pour
eux, il le fait librement, personne ne peut le contraindre.
Les soins dont on nous entoure n'ont qu'un objet, procurer notre
bien ; mais cela n'est possible qu'à la condition, de connaître ce
bien et de le vouloir efficacement. Telle est la nature de toute pro-
vidence,qu'elle vienne de l'homme ou qu'elle appartienne à Dieu ;
la seule différence est qu'en Dieu elle revêt un caractère excellent.
Dieu aime les créatures plus qu'elles ne s'aiment elles-mêmes, il
connaît leur bien sans obscurité, il est tout-puissant pour le pro-
curer. « Les pensées des mortels sont timides, dit le Livre de la
Sagesse, c'est pourquoi nos providences sont incertaines » (2).
Quelle sera en effet l'issue de nos desseins les mieux concertés ?
ftous ne pouvons que le conjecturer sans en avoir l'évidence; notre
prudence a donc un côté défectueux, la certitude lui fait défaut.

I') Jlpôvoia TOi'vuv ëa-Tiv êx Osoû iiç -/.ai oûtw;


TK civxa yt-vo^ÉT/) È7uu.s).sia • ôpiÇov-cai ok
^-V ' Ttpovoia £<7T! poû/.-/]<7!ç ÛeoO 5'.'v,v Trav-à xâ ôvra tv)v npôcçopav Sisçayo-yr.v ),aj,.6âv£!.
X,iM'«., lilj. de Nat.
hoin., c. 42. ' i

(-) « Cogitationes enim morlalium timides, et incertoe providentioe nostroe. » Sup. ix, 14.
570 REVUE THOMISTE

Il n'en est pas ainsi de la prudence divine. « Dieu, dit saint Augus-
tin, ne voit pas comme nous de loin ce qui est à venir, de près ce
qui est présent, en perspective ce qui est passé. Sa manière de
connaître s'éloigne grandement de la nôtre et la dépasse de beau-
coup. Sa pensée ne va pas d'un objet à un autre, elle porle sur
tout sans se déplacer. Les événements qui se produisent dans le
temps : les futurs qui ne sont pas encore, les présents qui sont ac-
tuellement, les passés qui ne sont plus, Dieu les voit d'un même
regard, toujours actuel, immuable, éternel. 11 ne voit pas autre-
ment avec les yeux du corps, et autrement avec ceux de l'esprit;
car il n'est pas composé d'esprit et de corps. Il ne voit pas autre-
ment ce qui est présent, autrement ce qui a été, autrement ce qui
sera : car sa science n'est pas comme la nôtre soumise aux trois
parties du temps : au présent, au passé, à l'avenir, pour en subir
les variations. Il n'y a chez lui ni changement, ni l'ombre d'un
mouvement » (1).
Dieu, contemplant le décret qui préside à l'existence des choses,
voit tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce qui sera, d'un regard
immuable, éternel. Sa connaissance est au-dessus du temps et du
changement. ToutTui est présent dans la mesure de son être,
d'une présence que le temps n'a pas amenée et que le temps n'em-
portera pas. Rien de ce qui constitue le bien des créatures ne peut
donc échapper à Dieu. Il sait infailliblement ce qui convient à
chaque être ; de sorte que les soins dont il est à mèmre d'entourer
ses créatures, ne seront jamais défectueux par manque de con-
naissance.
La faiblesse de notre volonté s'ajoute encore aux incertitudes de
notre intelligence. Que de fois la raison nous montre le bien véri-
table et que de fois la volonté refuse de s'y porter Rien de seni- !

(1) « Non cnim more noslro ille vel quod fiilurum est prospicit, vol quod proesi'ii* e.-l
aspicit, vel quod proetei'ilum est respicit ; secl alio modo quodam a noslraruin ro;.*''
tionum consuetudiue longe aiteque diverso. Ille quippe non ex hoc in illud cogil.' 110"1
mu'tàta, secl omnino incommuta.bililer videt ; ita ut illa quidem quoe temporaliler liuiil. (
lu lu ra nundum sint, et piwsenlia jam sint, et pra;lerila jam non sint, ipse vero '|;W
omnia stabili ac sompiterna prsjscntia compreliondat : née alilcr oculis, aliloi' nicn"-'
non cnim ex animo oonslilo et corporc : nec aliter nune, aliter antea, et aliter poslc'i
quoniam non sicul nostra ila ejus quoquc scicntia Irium tcinporum, proescnlis vnl<;'lC
et prselerili vel fuluri, varietatc mutatur; apud est inimulatio, née moi»
qtiem non 1111

obumbratio. » S.A.UK. Civil, lib. XI, c. 21.


LA PROVIDENCE 571

blable ne peut se rencontrer en Dieu.Il est non seulement inacces-


sible aux passions qui entraînent et supérieur aux faiblesses qui
Jépriment, il est de plus la source d'où émanent tous les biens ;
aucun n'existerait, si Dieu ne l'aimait pas. « Ce principe, dit
saint Augustin (1), suffit à trancher toutes les controverses que
soulève l'explication des choses » ; il montre surtout qu'aucune
créature ne peut aimer son bien, ni le bien des autres, aussi par-
faitement que Dieu l'aime lui-môme, car toute créature, dans ce
qu'elle possède et dans ce qu'elle peut acquérir, n'est qu'un dérivé
toujours inférieur à sa source.
Enfin nous ne commandons pas aux événements, sauf à ceux
qui relèvent de nous-mêmes ; quand donc les maux que nous
craignons, et les biens que nous espérons, sont au pouvoir d'au-
trui, notre providence reste impuissante. Il n'en est jamais ainsi
de la providence divine. Il suffit de se rappeler que Dieu est tout-
puissant, pour comprendre aussitôt, que rien ne s'opposera à l'ac-
complissement de sa volonté. Ses résolutions aboutiront toujours
au terme que sa sagesse a déterminé.
Rien ne manque à Dieu pour le rendre le plus parfait des provi-
seurs, mais de fait l'est-il à l'égard de ses créatures ? Plusieurs en
ont douté. Sans parler des alliées qui rejettent Dieu, ni des maté-
rialistes qui refusent de le chercher, il s'est trouvé des hommes
qui admettent l'origine créée du monde, et ne veulent pas que ses
lois permettent à son Auteur d'intervenir. On les appelle Déistes.
Le monde, disent-ils, une fois créé, n'a pas besoin d'être retouché.
La dignité de l'Auteur s'y oppose. Pourquoi reviendrait-il sur son
oeuvre, sinon pour en refaire le plan ou porter remède aux défauts
de l'exécution ? Mais Dieu trompe clans conceptions,
ne se pas ses
il n'hésite dans volontés, et toute-puissance lui garantit
pas ses sa
la parfaite exécution de
ses desseins ; il n'a donc pas à revenir sur
son oeuvre. L'honneur de ses créatures n'y est pas moins intéressé.
1 ourquoi
ne pas donner à celles-ci, et d'un seul coup, tout ce dont
°llcs ont besoin,
au lieu de les tenir dans une perpétuelle sujétion ?

'*') « liane tamen causam, id est ad bona crcanda bonitatem Dei; liane, inquam,
'"sain tam justam atque idoneam, qu;e diligenter eonside.rata et pie cognita omnes
"Ivoversias quasrentium muudi originem terminal, quidam heritiei non vidorunt. »
'-' Auu. Civit. lib. XI,
_

e. 22.
572 REVUE "THOMISTE

Elles n'en seraient que plus parfaites et ressembleraient davantage


à leur Père. Dieu serait-il jaloux de ses dons ? « L'envie, dit, £>]a.
ton, n'entre pas dans le coeur de celui qui est bon » (I). Ce qui se
passe dans l'univers indique plus de libéralité de la part de Dieu.
Nous voyons les vivants descendre les uns des autres et apporter
en naissant ce qui leur est nécessaire et utile pour leur existence.
Dans le monde inorganique les lois sont plus constantes encore
et tout se passe selon ces lois. Il suffit donc de comprendre que
Dieu, dans Je principe, a créé les premiers êtres et réglé leur suc-
cession, pour voir que tout se fait sans qu'il ait besoin d'inter-
venir. Nulle part du reste, nous ne saisissons cette intervention.
A mesure que nous avançons dans la connaissance des causes se-
condes, la cause première recule devant le regard et se: dérobe
constamment à nos investigations. j

Il J'aut distinguer deux sortes de beautés et de perfections dans


l'univers : l'une qui résulte du nombre et de la valeur intrinsèque
des êtres ; l'autre, de l'ordre qui règne parmi ces èlres. Les perles
reçoivent un nouvel éclat quand elles sont bien assorties. Les êtres
ne font pas un monde, s'ils ne sont ordonnés entre eux. Cet ordre
est visible dans l'univers par les rapports d'utilité et de convenance
qui relient toutes les parties. Ces rapports, qui les a déterminés,
qui les a voulus, qui les maintient ?
Personne, répond l'école évoluiionnisle. Pourquoi chercher des
causes quand on peut s'en passer ? Le classement des êtres se l'ail
d'après leur activité ; c'est d'après elle qu'ils occupent la place qui
leur convient : la lutte pour l'existence suffit à rendre compte de
tout.
Cette explication n'en est pas une. Car si les agents, remarque
saint Thomas, sont cause des effets qu'ils produisent, ils ne sonl
pas oause de l'utilité de ces effets (2). La combustion du carbone,
par exemple, donne du feu, mais le feu par lui-même n'est ni util"
ni nuisible ; il ne devient l'un ou l'autre que par son emploi : uli'c

''
(1) 'Ayc.Oôç -ijv (Ûso;), oeyaOra Se où8et; Kzçii OÙSEVÔC oùôÉTtoTioxe èyYÏyvExai çOôvoç. ''
p. 20B, 1. 13 (Didot).
(2) « Causa* enini materialis .et agcns, inquanlum hujusmodi, sunt cfTccliu iM '
essendi ; non autem Bufficiunt ad causandum bonitatem in elTectu sccunduni qua»1
conveniens et in se ipso, ut permanere possil ; ef in aliis, ut opiluletur. » Vent.,1]-
LA PROVIDENCE S73

quand il nous réchauffe ; nuisible,quand il brûle nos appartements.


n'est
Ce pas le travail, dit Philon, qui est fructueux, mais le tra-

vail ordonné » (1). Tant que la vapeur n'a pas été appliquée par
les machines que l'homme a dû. inventer, elle n'a donné aucun des
résultats que nous admirons aujourd'hui. Il faut donc aux effets,
pour être utiles, une direction qui les saisisse et les applique au
sortir même de leur formation. Laissés à eux-mêmes,ils ne peuvent
avoir qu'une utilité de hasard, exceptionnelle, incertaine. Telle
n'est point la nature,où tout concourt à la perfection de l'ensemble
ci au bien des parties.
Produire est le propre de la force, ordonner ne lui appartient
pas ; l'intelligence seule est à même d'ordonner, parce qu'elle seule
connaît la convenance des rapports et peut les édicter. L'ordre ne
procède donc pas de la force, encore moins du hasard, comme une
résultante de ses composantes, par la raison qu'il n'y est pas con-
tenu. Les agents naturels produisent leurs effets en vertu de leur
force, mais la direction ne leur appartient pas. Pour que ces agents
devinssent directeurs de leurs actes, il faudrait qu'ils fussent,
comme l'homme, doués d'intelligence et de liberté, maîtres par
conséquent de leur activité. Us pourraient alors se proposer une
fin et prendre les moyens de l'obtenir ; et encore ne le pourraient-
ils que sous la dépendance de la cause première, de sorte qu'ils ne
sont jamais que des ordonnateurs subordonnés. Leur sphère d'ac-
livité est nécessairement concentrique à la sphère d'activité de la
cause première, qui domine et embrasse tout.
La raison demande quel est l'auteur de l'ordre ; ce ne sont pas
les agents naturels, car ils sont maîtres de leurs actions ; la
ne pas
diversité de leurs natures, de leurs opérations et des rapports qui
peuvent en résulter, ne suffit pas non plus à rendre compte de
l'ordre : car il reste à connaître qui a présidé au choix de ces
Bavures, parmi tant d'autres.
11 faut donc voir Dieu
se déterminant à créer, pour quel motif?
•Nous l'ignorons, mais
se déterminant librement et en pleine con-
naissance. Il sait ce qu'il fait, et il ne fait que ce qu'il veut, sans

îtX ' °""/ ' ''' tôvo; xoeû ' CCJXÔV, à}'/. ' ô uexà T£-/VY|Î ài'otOô:. Pnn.o in tract, quod deler.
>"* 'usid., p.'ISS.'
574 REVUE THOMISTE

que rien puisse le contrarier. Agissant aA'ec connaissance, il a-~\[


pour une fin, car la connaissance montre le but auquel se termine
l'action ; agissant avec liberté, il choisit lui-même Je but qu'il veut
obtenir. Cette fin, raison de tout ce qui émane de Dieu, nous ht
connaissons, du moins en partie. « Il a voulu, dit Platon, que (oui
fût, autant que possible, semblable à lui-même. Celui qui, sur ht
foi d'hommes instruits, admettra que c'est là la raison primitive
et principale de toute production et de l'existence du monde, ]e
fera avec le plus grand fondement » (1). Rien ne peut sortirde Dieu
qni-ne porte son empreinte et n'ait pour mission de refléter sa
gloire. Dieu est plein de gloire avant toute création ; d'une gloire
qu'il ne tient que de lui-même, incommunicable comme son être,
qui n'augmente pas quand d'autres êtres existent et ne diminue
pas quand ils disparaissent/Telle soleil de ce monde, brillant de
ses propres feux. Son incandescence ne lui vient pas du dehors et
il la communique à tous les corps qui tombent sous son action.
L'être qui est par soi existe indépendant de tous les autres, mais
les autres ne peuvent exister sans procéder de lui et porter son
reflet.
Si Dieu n'avait créé qu'un seul être, le dernier de tous, cet être
redirait à sa manière la gloire de son Créateur. S'il en produit
plusieurs, ces êtres reflètent la même gloire ; séparément, s'ils sont
séparés ; de concert, s'ils sont unis. Mais pourquoi Dieu les met-
trait-il en société ? Uniquement pour les rendre plus parfaits ei
leur communiquer davantage de son être.
Il y a donc une double perfection dans l'univers : l'une prise des
êtres considérés en eux-mêmes, l'autre résultant de l'ordre qui
les unit. Dieu est l'auteur de cette double perfection. Cela est
incontestable quant à la production des êtres, puisqu'ils n'existent
pas sans lui, et cela ne l'est pas moins quant à la place qu'ils
occupent, car l'ordre entre les parties ne peut venir que de Celui
qui a voulu le tout. Il faut même que Dieu maintienne cet ordre,
s'il veut obtenir la perfection de l'ensemble, comme il mainlicnl

(1) Platon ne parle pas autrement. Ilàvxa oxi \i.âl<.aza Ysvlcrxai ê6ouM)0r| naoarJ-'fi'^
èauxô). TauTïjV Sri feviGE-Mi -/.al y.ôcru.ou yAXiar' âv xt; apCTv v.vpiwc&x^v îiap àvof»""'
9povi|,.wv araiSE'/ôu.Evo; èpOôxaxa awoSéyotx' av. Tim.,.\\. 205, 1. 15. (Trad. d'Aï'"1"
MAIITIN.)
LA PROVIDENCE 575

l'être communiqué à chaque partie. « La puissance qui soutient le


monde, dit saint Jean Chrysostome, n'est pas moindre que celle
qui l'a créé. Elle est même supérieure ; créer, en effet, c'est tirer
(]u néant, et soutenir, c'est empêcher que les êtres ne retournent
au néant et ne se séparent grâce à leurs dissensions (1). »
Dieu, de qui tout procède, n'a pu s'inspirer que de lui-même.
Seul il crée le monde, bien qu'il se serve de causes modificatrices,
et seul il l'ordonne, bien qu'il dispose de certaines choses par
d'autres. Il n'est point comme l'artiste créé qui ne peut rien sans
le concours de la cause première, ni sans un objet sur lequel il tra-
vaille. Avant de rien produire, Dieu adonc tout prévu, tout ordonné,
avec une science à laquelle rien n'échappe et une sagesse
qui ne peut pas se tromper. Même les défauts de ses créatures sont
prévus, ordonnés et contenus.
L'arrangement voulu de Dieu pour conduire les êtres à leur per-
fection est ce qu'on appelle sa providence. Il comprend en effet les
soins que l'Auteur de toutes choses prend de.ses créatures. « Pro-
duire les êtres, ditNémésius, est le propre de la création, les bien
gouverner, appartient à la providence (2). » « Faire acte de provi-
dence, ajoute Zacharie de Mitylène, c'est prendre quelque souci
de ce qui est et de ce qui doit être (3). » Saint Thomas précise
.
davantage. La providence emporte un acte d'intelligence, puisqu'il
faut connaître les moyens propres à la fin; elle demande, en
second, lieu, un acte de volonté, pour employer ces moyens, et le
pouvoir d'en assurer l'application. La providence en Dieu est donc
un acte d'intelligence, commandé par l'intérêt qu'il porte à ses
créatures, et secondé par sa toute-puissance.
s'appuie sur les faits. L'ordre qui règne dans l'univers
La preuve
en est la base. Cet ordre une fois constaté, il est facile de voir

(1' 'lo\i yàp loirja-ai xôv -/.6<r[J.ov où/ r,xov Èo-xt xo o-'jy/.paxEïv " à).). * E! 8EÎ v.où xi Oau,u.a<rxbv
C-ÏÏC'.V, -/.ai ['.EiÇov xo |j.sv yàp, et oôx ôvxwv EO"xi xo Trapàye'v xo 8E xà YEyEvôxa sic xo u.rj
'"'« iiéXXovxa àva-/<i>pEïv, OUVÉ/EIV xs y.ai cuvaTtxEiv itpoç a).).7|Xa Siaoxoo-iàÇovxa. liom. 2 ad
"c("'.,
p. 438.
l-i yàp xb y.a).w; 7toi7|0-oa xà yivôfnsva " ftpâvoia 8s xb y.aÀâ; Èitqj.E),Etaxai
KXIG-EMÇ IAÈV
tûv Y'voijivwv. Nal. hom.,
c. 42.
w HpovosÎCTÛai 8È, xà xoïç oûai XE v.a\ yzyevt\y»oiz «ppovxîôa xivà VÈU.EIV. De Opif. mundi,
!'• WJ, éclit. in-4». I
576 REVUE THOMISTE

que Dieu en est l'auteur. D'abord parce qu'il est cause première
de tout ce qu'il y a d'être, de vrai, de bien en dehors de lui ; en-
suite et spécialement, parce que lui seul peut prendre un arrange-
ment qui embrasse tout l'ensemble et assigne à chaque partie la
place qu'elle doit occuper.
On peut dire encore que la providence, se rencontrant dans les
dérivés, doit, à plus forte raison, se retrouver dans la source. La
providence en effet n'implique aucune imperfection, et elle se ma-
nifeste plus ou moins dans les créatures. Il est d'expérience que
les êtres, par choix s'ils en sont capables, instinctivement, s'ils ne
sont pas libres, sauvegardent par tous les moyens en leur pouvoir
le bien qu'ils possèdent et s'efforcent d'acquérir celui qui leur l'ail
défaut. Cette sollicitude, ils l'étendent à tous ceux qui les touchent.
Dieu n'a pas à se procurer son bien, puisqu'il le possède et ne peut
le perdre, mais personne ne veut aussi parlai tement que lui le bien
de ses créatures et ne travaille aussi efficacement à la conservation
et à l'augmentation de ce bien ; parce que Dieu est la source pre-
mière d'où tout bien découle, et son amour s'y attache plus excel-
lemment que tout autre amour. L'instinct, la volonté qui portent
les créatures à vouloir leur bien, ne sont donc que des dérivés de
l'amour qui est en Dieu,
Ne suffit-il pas du reste que Dieu soit l'auteur du monde pour
qu'il s'intéresse à sa conservation et à sa perfection ? « Tout agent,
dit Philon, s'intéresse par la force des choses à ce qu'il a produit;
il le sauvegarde, il veut qu'il dure toujours et l'entoure de soins
incessants (1). » Le mot de Tertullien « nemo tam pater » nous
exprime la sollicitude de Dieu pour ses créatures.
Ce que nous connaissons de la nature du premier principe, nous
fournit un nouveau genre de preuves. « Dieu seul, dit J. Damas-
cène, est par nature bon et sage. En tant que bon, il a soin cle ses
créatures. S'il les négligeait, il ne serait pas bon; car même les
hommes et les animaux sont pleins de sollicitude pour leurs en-
fants ; si un père abandonnait les siens, il serait répréhensible. Il"

tant que sage, Dieu prend les soins les plus intcl-
de ses créatures

(I) KïjSexai yàp àôtoày.TM xîj (fùau xb TUEOTÛIÏIXÔÇ àet xoO YEVOU-ÉVOU, -/.ai o-<oTVjp!»î a'J'" '
y.ai SiapLovviçTviç Eto-ârcav wpôvoiav E-/EI. De Ebriet., p. 188, édit. Turn.
LA PROVIDENCE 577

Jigents (1). » C'est ainsi que les attributs divins connus d'ailleurs,
établissent la providence.
Il suffit à saint Thomas de savoir que Dieu est la source de tout
bien, pour induire que les êtres ne peuvent recevoir que de lui ce
qu'ils acquièrent après leur naissance (2). « S'il est Dieu, dit Lac-
tance, il est provident, car la divinité ne peut lui être attribuée s'il
n'a la mémoire du passé, la science du présent, la prévision de
l'avenir (3). » Tout a été dans l'avenir pour Dieu, tout par con-
séquent relève de sa providence.

Ily a donc une providence ; les preuves qui l'établissent


répondent aux objections qu'elle suscite, car les principes sur les-
quels repose une vérité, la protègent contre les attaques qui
s'élèvent contre elle.
Les objections naissent : soit de la prescience divine dont la
providence a besoin, soit de la providence elle-même, soit enfin
delà manière dont elle est appliquée aux choses.
« La prescience de Dieu, dit Leibniz, rend tout l'avenir certain.
et déterminé (4). » Cela est incontestable, car Dieu connaît tout
sans erreur, et il connaît les futurs, non seulement dans leurs
causes, où ils sont plus ou moins déterminés, mais encore en eux-
mêmes, tels qu'ils se produiront. Or il semble, c'est du moins l'im-
pression que l'on subit d'abord, qu'un événement déterminé à
l'avance et qui ne peut pas ne pas arriver, cesse d'être facultatif.
S'il est impossible que vous ne fassiez pas demain le voyage de
Paris à Marseille, comment restez-vous libre de le faire ?
H faut distinguer la nécessité de fait et la nécessité de droit. La
première se tient à l'extérieur des objets et n'a point d'action sur
Cu-X ; elle dépend d'une supposition, La seconde, au contraire,

(') Môvoç !) GE6Çêori çûdEt àyaOôç, -/.ai coaôç ' d>; oôv àyaGô;, irpovoEÏ • 6 yàp \>.)\
"pGvoôw, oùy. àY'aOoç ' %c/X yàp v.c/X oc àvûpwTrot, y.a't xà aXoya xtov oty.sccûv xéy.vwv Trpovoetxat
VJ5iy.c5ç • -/.c« à (j,->| Ttpovowv il/éyExai • &ç SI aoohç,' apiaxa xwv ôvxwv Ë?u[,.E),Etxai. Lib. de
''''*-,
e. 29.
(-) 1,
q. xxu, a. 1, c.
\v « Si est Deus utique providens est, ut Deus ; ne ; aliter ei potest divinitas attribui,
ls,"'-l prooterita teneat, et pivesentia sciai, et futura prospicial.
» Contra Ejiicw.
('') tissais, I>'c partie, \ 2,
p. 111.
M5VUE THOMISTE. 4e ANNÉE. — 39.
578 REVUE THOMISTE

naît de l'essence même des choses. Vous êtes assis, vous ne pou-
vez pas en même temps être debout, parce que ces deux positions
s'excluent : tout être, tout mode dans son individualité est exclu-
sif de toute autre. Il est donc nécessaire, d'une nécessité de fait et
de supposition, que vous soyez assis tout le temps que vous êtes
assis. Mais cette nécessité ne touche pas à la nature de votre acte;
elle le laisse en lui-même tel qu'il relève de ses causes ; libre, s'il
est libre ; violenté, s'il est violenté. La nécessité de droit, au con-
traire, est inhérente à la nature des choses : un homme ne peut
pas ne pas être un animal raisonnable, puisque telle est sa nature.
Or la prescience divine n'apporte aux choses qu'une nécessité
de fait, qui ne touche pas à leur nature. Elle est une connaissance
et comme telle ne modifie pas son objet; elle le rencontre et ne
le fait pas. Vous prévoyez, même avec certitude, qu'un cheval
emporté va se précipiter contre un mur, en quoi votre prévision
modifie-t-elle l'événemen l ? ,

Si l'on insiste parce qu'en Dieu la prescience est fondée sur ht


causalité, Dieu en effet ne connaît pas les choses, parce qu'elles
sont ; au contraire, les choses sont parce que Dieu les connaît;
il faut'distinguer, comme nous l'avons fait, en traitant des attri-
buts intellectuels, deux sortes de sciences en Dieu : la science de
simple connaissance, qui porte sur tout ce qu'il y a d'intelligible
et de possible, et la science de vision qui n'embrasse parmi les
possibles que les êtres appelés à exister. La première ne peut qu'être
conforme aux choses, puisqu'elles les voit telles qu'elles sont en
elles-mêmes et dans leurs rapports : la seconde également, bien
qu'elle soit créatrice. Dieu, pour préparer le décret et donner
l'être, n'a pu que respecter la nature et les rapports conformes à la
nature des choses qu'il appelle à l'existence.
« Corrompre la nature, dit saint Denis, n'est pas le fait de la
providence (t). » Loin donc de rendre nécessaires les futurs con-
tingents, la prescience divine est une garantie qu'ils se produiront
conformément à leur nature. Il est nécessaire que les événement
prévus se produisent, puisque Dieu ne peut pas se tromper ; mais
il est également nécessaire qu'ils se produisent selon leur nature
respective. Les deux nécessités se rencontrent et ne se détruiseiu

fd) Tb yàp çOeîpai (pOw, ui/. ïaxi naovoioz. Div. Nom,, c. îv, § 33.
LA PROVIDENCE 579

pas, parce qu'elles sont d'ordre différent. Celle qui vient du décret
n'est pas la première, car le décret ne s'est formé qu'en respectant
la nature des êtres, de sorte que pour ceux-ci la nécessité d'exister
est subordonnée à la nécessité, d'exister tels qu'ils sont en eux-
mêmes.
Pas plus que leur prévision, la détermination des futurs n'influe
sur leur nature. Il faut qu'ils soient déterminés, puisque rien
n'existe dans l'indétermination, mais ils sont déterminés confor-
mément à leur nature: nécessairement s'ils sont nécessaires,
d'une manière contingente, s'ils sont contingents. Toutes les
essences sont nécessairement déterminées, puisqu'un être ne peut
pas être autre chose que ce qu'il est ; quant aux existences, il n'y
en a qu'une de nécessaire, celle de l'être qui est par soi ; les autres
sont contingentes. Cependant une fois que Dieu s'est décidé à
créer, il est contradictoire de dire qu'il ne crée pas. La détermina-
tion s'impose donc aux choses, mais du dehors, d'une nécessité de
fait, qui ne modifie pas leur nature.
La même détermination s'impose à Dieu sans nuire à sa liberté.
Rien ne nécessite l'exercice de sa puissance et rien ne l'épuisé
pendant qu'elle est en acte. C'est le caractère des agents libres, à
la différence de ceux qui ne le sont pas, que leur activité soit tou-
jours supérieure à l'effet produit. L'homme nécessité à vouloir
son bien, parce que tout être veut son bien, ne l'est plus quand il
s'agit des moyens de l'acquérir. Les moyens en effet ne s'imposent
pas, le choix est possible, et même quand l'homme s'est décidé et
prend ceux-ci, il sent qu'il pourrait en prendre d'autres. Il n'en
est plus de même des êtres privés de liberté. Ils n'ont pas le
pou-
voir d;e se déterminer eux-mêmes, ils le sont par nature. Leurs
actions restent contingentes, parce que leur existence est contin-
gente, sans s'élever à la dignité des actions propres à l'homme.
Mais si à la prescience s'ajoute la causalité, car on
ne peut pas
gnorer que Dieu est le premier principe de tout ce qui se produit,
la contingence des événements sera-t-elle
encore sauvegaraée ?
assurément, et pour les mêmes raisons. Dieu
ne peut pas être
e<iuse sans respecter la nature de
ce qu'il produit. Il est par créa-
l°n auteur des êtres dont se compose l'univers s'ensuit-il
; que
Ces êtres soient nécessaires? Nullement. Ils gardent
à l'égard des
Ulïs et des autres les
rapports de nécessité ou de contingence qui
880 REVUE THOMISTE'

conviennent à leur nature ; et ils sont, tous contingents à l'égard de


la cause première ; car s'il est certain qu'ils viennent de l'être
nécessaire, ne pouvant pas venir d'ailleurs, il est également cer-
tain qu'ils en procèdent librement ; ce qui les rend contingents.
La providence succède à la création pour établir les rapports entre
les êtres ; s'ensuit-il que ces rapports seront nécessaires ? Pas
davantage. Ils sont conformes aux natures des êtres qu'ils
unissent.. « Puisque la volonté divine est des plus efficaces, dit
saint Thomas, il suit de là que non seulement les choses que Dieu
veut, se produisent, mais encore qu'elles se produisent de la ma-
nière dont il les veut. Or Dieu veut, pour obtenir de l'ordre entre
les parties et procurer la"perfection du tout, que certaines choses
soient nécessaires, d'autres contingentés, d'autres libres. C'est
jiourquoi il prépose à certains effets des causes nécessaires, c'est-
à-dire qui ne peuvent pas défaillir et agissent nécessairement, el
à la production d'autres effets, des causes contingentes et défec-
tibles, dont les effets sont également contingents (1).
S'attaquant à la providence elle-même, les déistes ont pensé
qu'il est plus digne de Dieu et de ses créatures de donner aux
êtres par l'acte créateur tout ce dont ils ont besoin pour atteindre
à la perfection. Ce procédé leur paraît préférable à celui qui les
maintient dans une perpétuelle dépendance et n'écarte jamais la
main divine de son oeuvre.'
Ce monde n'est pas le meilleur des mondes, sa contingence
montre qu'il a été choisi entre une infinité d'autres meilleurs ou
pires ; mais nous n'admettons pas que Dieu en le décrétant ne
l'ait pas ordonné et d'une manière digne de son infinie sagesse;
c'est-à-dire, de la meilleure manière ; toute autre n'est pas admis-
sible. Si donc l'ordre imprimé aux représentants du monde est le
meilleur, ceux-ci en. reçoivent toute la perfection possible. 11 faut
donc s'entendre sur ce qu'on appelle l'honneur des créatures. H

exiger qu'un dérivé procède d'aulrui serai'


ne peut pas ne pas ; ce
contradictoire ; ni qu'i; subsiste indépendamment de sa cause,

(1) « Cum igitur vohnitas divina sit eflîcacissima, non solmn soquitur quod fi;i"i ca
quEC Deus vult fi.eri, sed et quod eomodo fiant quo Deus ea lieri vult. Yult autein <|U.'''"a'" -

Deus neeessario, quoedam contingenter, ut sit ordo in rébus ad complemenluni univi»-


Et ideo quilmsdam effectibus aptavit causas necessarias, quoo deficere non possimt,e-
quibus effectus de necessilate preveniunt : quibusdam effectibus aplavit causas ro" 11"
gentes dofeelibiles, ex quibus effectus contingenter proveniunt. » I, q. xix, a. S, c.
LA PROVIDENCE §81

aucun effet ne subsiste delà sorte. Demande-t-il que le monde


reçoive d'un seul coup et conserve en germe, pour le produire à
son heure, tout ce qui lui est dévolu ? Les évolutionnistes le pré-
tendent et ce sentiment ne leur est pas personnel. « Quelques-uns
ont cru, dit Leibniz, avec le célèbre Durand de Saint-Portièn et le
cardinal Aureolus..., que le concours de Dieu avec la créature
n'est que général et médiat, et crue Dieu crée les substances et
leur donne la force dont elles ont besoin, et qu'après cela il les
laisse faire (1). Mais une telle manière de voir relève de l'imagi-
nation, bien jdus que de la raison. Il est facile de s'en rendre
compte.
Le. monde en effet est quelque chose, puisque nous l'expéri-
mentons et le connaissons ; tout ce que nous y rencontrons
témoigne en faveur de sa réalité ; mais l'être du monde est un être
contingent ; il n'a pas la plénitude et la pureté de l'être premier;
cpielque chose de passif se mêle à ce qu'il possède d'actif. Le
monde n'a rien qu'il ne l'ait reçu ; tout son être est dérivé, les
évolutionnistes ne peuvent le méconnaître. La controverse ne
porte pas sur la dérivation, mais sur la manière dont elle s'accom-
plit. Un acte est nécessaire de la part de Dieu pour tirer le monde
(lu néant, cet acte est-il le même que celui qui conserve le mondé,
que celui qui lui donne sa perfection dernière ? Du côté de Dieu,
il est le même, puisqu'en Dieu les opérations ne se distinguent

pas de la substance; mais pour nous, nous sommes obligés de


distinguer les objets, nos moyens de connaître ne nous permettent
pas d'embrasser les opérations divines en tant qu'elles s'identifient-
enlre elles et avec la substance de Dieu. Il faudrait pour cela
comprendre Dieu, ce qui n'est pas donné à une créature. Nous
distinguons, appelant création la production de l'être du monde
;
conservation, la durée de cet être, et providence son arrangement
pour la perfection des parties et de l'ensemble. Ce n'est qu'après
avoir distingué que nous faisons effort pour réunir, afin d'entre-
v°ir quelque chose à la plénitude et à la simplicité de Dieu.
« Si quelqu'un disait, remarque Némésius, que les êtres une
'°is produits, poursuivent d'eux-mêmes le
cours de leur dévelop-
pement, il s'exprimerait de manière à confondre la providence

l') Essais, ]> part., g 27, p. 127. On écrit Samt-Pourçain ou Porciens.


582 REVUE THOMISTE

avec la création (1). » Il s'exprimerait mal et méconnaîtrait une


partie de la vérité, puisque l'homme ne peut comprendre ni la
conservation, ni la providence qu'en les distinguant de la création.
Encore une fois, nous accordons qu'en Dieu ces actes se confondent
« Dieu, dit saint Thomas, ne conserve pas les choses par un acte
distinct de l'acte qui les crée ; car l'être des choses qui durent
n'est divisible que parce qu'il est soumis à quelque mouvement;
de soi, il ne se divise pas. L'action divine, cause de sa production,
n'est donc pas autre, soit que l'être dérivé commence son exis-
tence, soit qu'il la continue (2). » Et ailleurs : « L'acte de prédes-
tination (et il en est de même de tous les actes divins) étant
mesuré par l'éternité ne s'étend ni sur le passé, ni sur l'avenir:
nous devons le considérer comme sortant constamment' de la
volonté libre de Dieu (3). »
Voir en Dieu la synthèse et l'unité de toutes choses est inévi-
table quand on a reconnu qu'il est le principe de tout ce qui
existe ; niais ce n'est pas en Dieu, c'est dans un terme créé que les
évolutionnistes placent leur synthèse, et en cela ils se trompent.
Reprenons leur raisonnement. L'ordre, disent-ils, qui règne dans
l'univers, résulte, du concours des activités qui s'y produisent : les
différentes activités sont dues aux différentes natures d'où elles
émanent; les natures se diversifient par de légères modifications
que la suite des générations accentue et rend spécifiques, foui
vient donc d'un premier terme qui se développe. Mais l'être que
les activités dépensent, que les natures tiennent en réserve, que
les circonstances du dehors ont modifié, d'où vient-il ? Aucun
terme créé ne le contient en propre et ne peut le donner ; il faut
donc le demander à la cause première, et comme cette cause agi'
avec intelligence, elle sait tout ce qui se produira en dehors d'elle,
elle le veut et le,garantit jusque dans ses moindres détails.

(1) El yàp Xéyot xiç, oxi v.atà xv\v â? àp-/ï]ç yévôcriv, eip|Mj> TtpofiaivEi xô 7tp5y|'.a, T0'J'
âv E'IYI XE'YMV, oxi xfl y.x(o-£i avwizâpyzi îrâv-tcoç r\ Ttpovota. NKMES. de Nat. hom., c. 'i°-
(2) « Deus non alia opération e producit res in esse et eas in esse conservai. i]K"-l\
cnim esse rerum permanentium non est divisibile nisi per accidens, prout alicui mo l
subjacet: secundum se autem est in instanti. Unde operatio Dei, quai est per se «i"""
quod res sit, non est alia secundum quod facit principium 'essendi, et essendi cou!'»''
tionem. » Pot. q. v, a. 1, ad 2.
(3) « Actus proedestinationis, cura mensuretur oelernilale, nunquam cedit m !"' 1

ritum, sicut nunquam est futurum ; unde semper consideratur ut egrediens a vcli" ' 1

per nio'dum libcrtatis. » Verit. q. vi, a. 3, ad 10.


LA PROVIDENCE 583

L'imagination ne peut pas faire abstraction de l'étendue, du


mouvement, ni du temps ; elle n'aurait plus d'objet. L'esprit le
peut puisque son objet, l'être, n'est pas de soi étendu, ni en mou-
vement, ni dans le temps. Il doit faire abstraction, s'il veut se
rendre compte de la vérité des choses, car les sens ne voient que
ce qui apparaît, tandis que l'intelligence conçoit ce qui est. Les
évolutionnistes disent que tout se passe comme s'il n'y avait qu'une
source d'activité, un seul acte à l'origine : qu'ils ajoutent que cet.
acte est au-dessus du temps, de l'étendue et du mouvement, bien
qu'il aboutisse à tout ce qui est dans le temps et le mouvement;
qu'il n'appartient pas à un être dérivé, puisque de lui émanent la
création, le gouvernement et la consei*vation de toutes choses,
nous serons complètement avec eux.

OBJET DE LA PROVIDENCE. — Nous savons déjà que la providence


a un objet sinon elle n'existerait pas ; il nous reste à déterminer
l'étendue de cet objet. Dieu prend-il soin de toutes choses? Connaît-
il la nature dans ses infiniment grands et dans ses infiniment
petits? Connaît-il individuellement chaque molécule et chaque
atome; produit-il la cellule vivante et l'idée directrice propre à
chacune, pénctre-t-il toutes les pensées humaines, sa providence
dirige-t-elle tous les désirs? La raison essaye de répondre à ces
questions. Parmi les philosophes, beaucoup ont déchargé Dieu de
tant de soins, La providence, à leur gré, ne porterait que sur ce
qui demeure et non sur ce qui passe. Ce qu'il y a d'impérissable
dans le monde de la matière, de stable dans les espèces vivantes,
ferait seull'objet des préoccupations divines. Les phénomènes qui
passent, les individus qui se succèdent, tous les êtres qui naissent
etpérissent ne seraient qu'indirectement ordonnés etprévus parles
agents que la cause première prépose à leur production. L'homme
cependant fait encore partie de l'objet propre de la providence, car
derrière ce qui passe, l'homme voit ce qui demeure; il porte en
lui quelque chose de supérieur au mouvement et au changement;
('c digne, par conséquent, des soins providentiels au même titre
tnie les éléments incorruptibles de l'univers.
Cette restriction mise à l'étendue de la providence a sa raison
c' être lorsqu'il s'agit de l'exécution des décrets, la
cause première
)' emploie les causes secondes et il faut tenir compte de leur acti-
584 REVUE THOMISTE

vite ; mais elle n'est pas admissible lorsqu'il s'agit de la constitu-


tion, même des décrets. Distinguons entre l'ordonnance des événe-
ments et leur production. Ordonner, prévoir est le propre de la
prudence. Plus elle veille au soin des moindres choses, plus elle
s'honore ; le détail, sans l'abaisser, montre son étendue. L'his-
toire est pleine d'éloges pour les chefs d'entreprises, qui ont laissé
le moins possible au hasard. La cause seconde, l'homme en parti-
culier, ne peut tout prévoir, tout ordonner, encore moins tout
mènera bien. Il n'en est pas de même de la cause première.
Dieu connaît tout et peut tout, son intelligence se porte sur tout
ce qui est vrai; sa volonté, sur tout ce qui est bien; sa puissance,
sur tout ce qui est possible. Personne n'entre dans son conseil
pour l'aider à former ses décrets, il n'a besoin de personne pour les
exécuter. Seul il dispose son oeuvre, seul il pourrait l'exécuter. Il
se sert des causes secondes, mais dans la mesure prévue par lui, et
selon la force qu'il leur communique. Saint Augustin a pu! dire en
toute vérité : « La providence, comme cause première, ordonne
ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. C'est elle qui
fait luire le soleil et les étoiles, qui règle les alternatives du
jour et de la nuit, qui tire la terre du sein des eaux, l'en arrose et
l'en entoure; qui suspend l'air dans l'atmosphère; par elle les
plantes et les animaux sont conçus et naissent, grandissent et
vieillissent, périssent enfin. C'est elle en un mot qui est l'auteur
de tout ce que la nature produit par sa force cachée » (1).
Saint Thomas, dans la Somme théologique, donne deux preuves
de l'universalité de la providence : l'une tirée de ce que Dieu est
la source de tout l'être dérivé ; la seconde, de ce qu'il en est la lin.
Nous avons vu en effet que Dieu est, non la cause particulière de
tel être ou de telle série d'êtres, ceci est dévolu aux causes secon-
des ; mais la cause universelle de tout l'être répandu dans le
monde. Or, si Dieu est auteur de l'être, il en est aussi la providence,
car il appartient à l'agent de procurer le bien de son oeuvre.
Cette vérité est plus évidente encore quand on considère que

(1) « Secundum illam primam coeleslia superius ordinari, infcriusque icn'csln.i,


luminaria sideraque fulgere, dici noctisque vices agitari, aquis terrain fundatani intcrli
atque circumiui, aerem altius superfundi, arbusta et animalia concipi et nasci, crcscci
et senescere, occidere, et quidqnid aliud in rébus intoriore naturalique motu gei'it"1-
De Gènes, ad Litte, lib. VIII, c. 17.
LA PROVIDENCE 585

])ieu est la fin de toutes choses, mais une fin qui perfectionne et
béatifie ce qui est sorti de lui. Dieu en créant ne peut que commu-
niquer sa bonté; déjà les êtres en possèdent quelque chose, parle
fait qu'ils sont : ce qui leur manque, ce qu'ils cherchent avec
toute l'activité dont ils sont capables, ils le trouveront dans la
même bonté. C'est donc elle qui attire, meut et perfectionne tout
ce qui existe; rien ne peut se soustraire à sa bénigne influence.
De sorte que saint Thomas ne craint pas d'appeler insensée l'opi-
nion de ceux qui restreignent la providence en lui refusant de
s'étendre aux êtres périssables, à l'enchaînement des espèces et
à la suite des événements humains (1).
La providence porte surtout ce qui existe; son réseau, Dieu l'a
déterminé dans tout son'détail et dans tout son ensemble. C'est
encore lui qui en est le principal, exécuteur, car il n'emploie que
les intermédiaires créés par lui. La providence se sert des causes
secondes, nous ne pouvons pas en douter. Certaines créatures ont
le pouvoir de se reproduire, toutes s'efforcent de conserver leur
être et de le perfectionner; elles répondent à l'idée providentielle
efprocurent sa réalisation. Si Dieu faisait tout par lui-même,
comme certains auteurs l'ont soutenu, il n'y aurait plus de rap-
ports véritables entre les êtres. L'univers ne serait pas un ensem-
ble de parties reliées entre elles, mais une collection d'individua-
lités directement issues de leur principe et directement ordonnées
à lui. Chaque être aurait une certaine activité, car aucun n'est
possible sans être actif; mais une activité qui ne se dépenserait
que devant Dieu, sans se mêler à celle de ses semblables. Léucippe
e' ses partisans se sont crus obligés d'armer leurs atomes de cro-
chets, pour qu'ils puissent s'unir et constituer les corps; ce ne
sont pas seulement des atomes, mais tous les êtres qui ont besoin
''échanger leurs activités pour former le monde qui se déroule à
nos yeux.
Ce concours n'est pas opposé à la providence. Quand il s'agit,
«
'lit saint Thomas, d'imprimer
aux êtres l'ordre prémédité, la pro-
vidence de celui qui les gouverne est d'autant plus digne et plus
parfaite, qu'elle s'étend à plus de choses et emploie un plus grand
"ombre d'intermédiaires; car l'ordonnance des moyens est une

(') I, q. cm, a. 5, c.
586 REVUE THOMISTE

bonne part de l'arrangement prémédité » (t). Ce concours montre


qu'il y a un ordre dans la providence. « Une chose, continue
saint Thomas, peut être de deux manières objet de proA'idence :
pour elle-même ou en tant que rapportée à autrui. C'est ainsi que
dans la famille les soins du père portent directement sur ce oui
constitue la famille : sur les enfants, le patrimoine et choses
semblables ; tandis qu'ils ne s'étendent qu'en second lieu et à
cause de ces premiers objets, au mobilier, aux animaux et à tout
l'utile. Semblablement, dans l'univers, ce qui est essentiel à sa
perfection, ce qui dure autant que lui, fait l'objet propre de la
providence, tandis que les êtres qui passent ne sont voulus que
subordonnémentà ceux qui demeurent » (2).
Quels sont les êtres qui passent et quels sont ceux qui demeurent?
L'expérience et la raison s'unissent pour le dire. Le inonde de la
matière demeure quant à la substance puisque la science constate
que rien ne se perd. Il y a donc dans les choses un fond perma-
nent où puise ce que lesTeprésentanls de la nature possèdent d'être
et d'activité. Du temps de saint Thomas, on croyait de plus à la
persistance des espèces; Linnée les fait encore remonter juqu'au
premier être ; les études géologiques ont modifié les idées sur ce
point, en nous apprenant que les espèces actuelles ont été précé-
dées d'autres qui ne sont plus • leur durée n'est donc pas égale
à la durée de l'univers.
La raison va plus loin que l'expérience et la science. Nous
avons vu que l'acte créateur aboutit nécessairement à tout ce qu'il
y a d'êtres dans l'univers, parce que l'être dérivé ne peut émaner
que de l'être qui est par soi ; mais l'acte créateur n'a pas besoin
d'aboutir par lui-même aux êtres particuliers, ni aux groupes
divers qu'ils forment; Dieu se sert de ceux qui existent déjà pour

(1) « Secl in hoc quod ordo prasmeditatus rébus imponitur, tanto est dignior et por-
fectior providentia gubernantis, quanlo universalior et per plura ministeria si'"-'"]
explicat pra3ineditationem; quia et ipsa ministeriorum disposilio magnam partem proM»
ordinis habet. » C. G. lib. III, c. 94, 5.
(2) « Sciendum... quod aliquid providere dicitur duplicité)' : uno modo proplci'se,
alio modo propter alia; sicut in domo propter se providentur ea in quibus essentuii'
consistit bonum doinus, sicut lllii, possessiones et hujusmodi : alia vero providenliu
horum utilitatem, ut vasa, animalia et hujusmodi. Kt similiter in universo illa prop
se providentur in quibus essentialiter consistit perfectio universi; et base perpol'"
1 1'

liabent, sicut et universum perpeluur.i est. Quoe vero perpétua non sunt, non jjrovi'len
nisi propter alium. » Vcrit., q. v, a. 3, c.
LA PROVIDENCE 587

produire ceux qui ne sont pas encore. Dieu est par lui-même auteur
de tout l'être, et par les causes secondes, auteur de tel être ou de
telle manière d'être. Il n'y a d'exception que pour les primordiali-
tés du monde et pour les substances qui n'admettent pas de
matière : ces êtres particuliers ne relèvent que de la toute-puis-
sance. Or l'ordre selon lequel les êtres procèdent de leur principe
est le même que celui selon lequel ils sont ramenés à leur principe.
La fin, en effet, correspond au principe et les moyens se conforment
à la nature des extrêmes qu'ils unissent; d'où l'axiome que les
causes qui président à la naissance des êtres sont les mêmes que
celles qui président à leur perfection. Tout est gouverné par Dieu,
parce que tout vient de lui ; mais il y a ordre dans le gouverne-
ment, parce qu'il y a ordre dans la causalité. Ce qui demeure est
directement produit et directement gouverné, tandis que ce qui
passe, procède de ce qui demeure et s'y rattache; ce qui sort de
Dieu par intermédiaire y est ramené par intermédiaire. « Dieu,
dit saint Grégoire, gouverne ce monde par lui-même, parce qu'il
l'a. créé par lui-même »; d'où l'on infère qu'il gouverne par
autrui ce qu'il produit également par autrui (1).
À ce qui demeure dans le monde matériel et fait l'objet direct
de la providence, la raison voit qu'il faut ajouter tous les êtres pu-
rement spirituels, s'il en existe au-dessus de l'homme ; car ces
êtres sont impérissables comme la substance du monde, comme
l'âme intellectuelle de l'homme. Dieu les a directement créés, et
immédiatement ordonnés, ils appartiennent donc à l'objet premier
et principal de sa. providence.

PROVIDENCE A L'ÉGARD DE L'HOMME.


— La providence qui nous gou-
verne est multiple, comme l'être qui nous a été donné. Il faut bien
qu'elle se conforme à cet être dans sa mission de le conserver et
ùe le perfectionner. L'homme est périssable par son corps et im-
mortel dans son âme, il ne dure pas toujours sur la terre et ne dis-
paraît pas tout entier dans la tombe. Après avoir vécu plus ou
moins longtemps, il quitte cette vie pour entrer dans une autre.
Ainsi que lui disparaît la famille, le groupe, la race, le genre hu-
main. Tout ce qui se rattache à la vie de la terre a commencé et
doit finir. En attendant, la mort enlève toutes les générations.

(1) « Mimdumper seipsum régit, quom per se ipsum condidil, » Moral.Aib. xxiv, c. 26.
588 REVUE THOMISTE

Cependant quelque chose de l'homme ne périt pas, son âme est


immortelle, et il y a autant d'âmes immortelles que de représen-
tants de l'humanité.
Sans embrasser dans son ensemble la providence qui a pour
objet la partie impérissable de notre être, la raison est obligée de
tenir compte de cette partie, pour comprendre ce qui se passe ici-
bas ; car il y a entre la providence qui s'applique aux choses tem-
porelles et celle qui ordonne des éternelles, le même rapport
qu'entre ce qui passe et ce qui demeure : l'un est la raison de
l'autre. Comment, par exemple, la raison comprendra-t-elle que
la vertu n'a pas sa récompense en ce monde, ni le vice son châti-
ment, si elle croit que tout pour l'homme se borne à cette vie ? Si
au contraire elle sait que le temps n'est que l'avant-coureur de
l'éternité, et que le Juge Souverain demandera à chacun au sortir
de cette vie, à la race humaine quand elle aura fini son cours, le
compte rigoureux de ce qui s'est passé, tout s'explique ; la vertu
a sa récompense assurée, et le vice son châtiment.
Déjà nous entrevoyons que la providence qui nous concerne
diffère de celle qui. gouverne les êtres complètement périssables.
Parmi ces derniers, les individus sont nécessairement subordonnés
aux espèces qu'ils perpétuent, et lès espèces à ce qu'il y a de per-
manent dans l'univers. En est-il de même pour l'homme ? Oui, si
l'on ne considère de l'homme que la partie soumise à la génération,
c'est-à-dire, son corps; non, si l'on considère aussi son âme venue
immédiatement de Dieu. Dans là vie qui passe, les individus sont
pour les familles, les familles pour la société, les sociétés pour le
genre humain, comme les parties pour le tout. Cet ordre est néces-
saire à la propagation et au développement de la vie terrestre ; la
.providence ne l'ignore pas ; c'est elle qui le veut, le procure el le
maintient par les moyens qui lui sont propres.
Le matérialiste ne voit pas autre chose ; pour lui tout se passe
dans l'animal ; mais la raison n'est pas matérialiste, elle sait que
l'âme humaine est immortelle, cela suffit pour lui enseigner que
la vie de ce monde, est ordonnée à une autre vie ; ce qui passe se
rattache nécessairement-à ce qui demeure. La vie du corps dans
l'homme dépend donc de la vie de l'âme, et la vie de l'âme dans le
temps, dépend de la vie de l'âme par delà le temps. Toute l'exis-.
tence de la terre, quelle qu'elle soit, son organisation en famil!e>
LA PROVIDENCE 589

société, genre humain, reste subordonnée à une existence plus


haute. Les modes qu'elle revêt ne peuvent changer sa. destination.
Les âmes, dans, leur partie immortelle, sont donc l'objet principal
delà providence qui est propre à l'homme.
Ce n'est pas assez dire, il faut ajouter que les âmes sont l'objet
direct de la divine providence.La manière dont elles sont produites
le prouve surabondamment. Tout vient de Dieu, au moins comme
de sa cause première, puisque rien n'existe sans lui. Il faut ajouter,
comme nous l'avons montré, que les êtres où n'entre pas la ma-
tière, sont l'objet direct de sa puissance. Mais les âmes intellec-
tuelles n'ont rien de matériel: elles procèdent donc immédiatement
du premier principe. Créées directement par lui, elles sont direc-
tement ordonnées à lui. Pour les âmes comme pour la substance
de ce monde et pour tout ce qui dérive sans-intermédiaire de l'être
qui est par soi, Dieu ne peut pas associer quelqu'un au gouverne-
ment parce qu'il n'y a personne entre lui et ces premières produc-
tions de sa toute-puissance.
Déjà par sa durée qui est sans limites,l'âme humaine se rapproche
de la divinité; mais sa nature intellectuelle la rend plus semblable
encore. La substance du monde infra-humain peut durer toujours,
elle ne-portera jamais la ressemblance avec Dieu. « Tous les autres
biens, dit Plutarque, Dieu les donne aux hommes qui lui en font
la demande ; mais il partage avec eux la raison et la prudence,
comme étant des biens propres et réservés à son usage » (1). On
ne pouvait pas mieux exprimer la supériorité de l'homme sur le
reste de la création. Il est intellectuel, ce caractère vanous révéler
le secret de la providence qui le gouverne.
L'homme ressemble à Dieu, non par les sens qui n'ont pour
objet que le particulier et le contingent ; mais par l'intelligence et
la volonté, toutes deux ouvertes sur le vrai et
sur le bien infinis.
Ij'liomme ressemble à Dieu et ne l'égale pas ; aucune créature
n'est l'égale du Créateur. En Dieu se rencontre sans avoir été ac-
quise, sans pouvoir augmenter ni décroître, toute la plénitude de
la connaissance. Il connaît
son être, infini sous tout rapport ; et,
avec son être, tout ce qui en découle et peut en découler.
L'homme ne sait rien en naissant, mais sa première notion in-
i
,„„,
C) la
t,t>,(?:v,
a),)a
„ ,
u.àv fàp avOpoiïioi; ......
o OEÔ; WV SEOVTOCI

oiy.Eia y.Ey.TïjU.évoç y-aï ypoiy.hoç. De Js. el Os., § 1.


SiSwcriv VÛ'J SE -/aï çpovôaEtoç px-raSi-
590 REVUE THOMISTE

tellectuelle est celle de l'être, dont toutes les autres seront des
applications. Connaissant l'être, l'homme ressemble à Dieu ; ]e
connaissant sans limites assignables, sa science se rapproche de
l'infinie science ; mais là s'arrête la ressemblance. La connaissance
que l'homme prend de l'être n'est qu'une connaissance abstraite
et générale : positive dans ce que les sens lui apportent de concret
négative au delà, vague par conséquent et toujours incomplète.
Tels les feux allumés sur la terre : ils ont le même mode d'incan-
descence que le soleil ; ils peuvent plus ou moins grandir, sans
atteindre à l'éclat de l'astre-qui nous éclaire.
Il en est de la volonté comme de l'intelligence. En Dieu, la
volonté possède tout le bien, sans l'avoir désiré, sans pouvoir le
perdre. Elle est unie au souverain bien, qui est lui-même, et à
tous les biens qui en procèdent ou peuvent en procéder. Chez
l'homme, la volonté tend au bien infini que lui montre l'intelli-
gence; elle ne peut que l'aimer ; telle est la ressemblance. Mais
l'homme ne connaît et n'aime ici-bas le bien infini que par les
biens finis qui en émanent ; il ne le possède pas à la manière de
Dieu et n'en jouit pas pleinement. Ajoutons que Dieu est doué
d'une puissance qui lui permet de produire au dehors tout ce qu'il
juge à propos de produire. La création du monde, son gouverne-
ment, sont l'exercice de cette puissance.
Tout être est doué d'un pouvoir conforme à sa nature. L'homme
a reçu la liberté, c'est-à-dire le pouvoir de se porter lui-même vers
son bien. L'activité libre n'existe que dans une nature intellec-
tuelle ; c'est parce qu'il ressemble à Dieu que l'homme est doué de
liberté. Il est permis de le dire : la liberté est le comble des bien-
faits du Créateur à l'égard de sa créature. On peut la définir avec
les auteurs : un pouvoir relevant de l'intelligence et de la volonté ;
car elle suppose ces deux facultés. En Dieu, la liberté est sans li-
mite comme l'être qui la soutient, dans l'homme elle se propor-
tionne nécessairement à l'être reçu.
Notre liberté est attestée par un fait de conscience contre lequel
se brisent tous les raisonnements tendant à l'ébranler : elle nous
est connue et nous la possédons avant tout raisonnement. Ces
principes sont à rappeler pour ce qui va suivre. Douter de notre
liberté est plus impossible que de douter de notre existence. C'est
par notre activité que nous savons que nous sommes, par et noire
LA PROVIDENCE 591

être et celui des créatures, que nous remontons à Dieu. Comment


quitter les premiers chaînons de notre savoir pour atteindre aux
autres? Cela ne peut se faire, car les autres ne sont connus que par
les premier s.
C'est à la liberté que l'homme doit sa part d'activité qui lui. ac-
quiert la perfection : l'autre part lui vient de Dieu et des agents
qui le secondent. Il faut exister pour agir, et comme nous ne nous
sommes pas faits nous-mêmes, une part de notre perfection est en
nous sans nous, avant que nous puissions y ajouter celle qui
l'achève. L'homme sera parfait, s'il use bien de sa liberté ; il sera
défectueux s'il en use mal. Dieu a voulu, non seulement que nous
soyons heureux, mais encore que notre bonheur dépendît de notre
choix afin qu'il fût plus parfait. Sa providence en cela se conforme
à notre nature. Elle gouverne les corps par les énergies physiques;
la plante, par les aptitudes végétatives ; l'animal, par l'instinct ;
arrivée à l'homme, elle lui demande d'être raisonnable pour ne
pas se tromper dans le choix de son bien. « Tandis que les autres
animaux, dit Aristote, dirigent leur vie par la mémoire et l'ima-
gination, l'homme ordonne la sienne par l'art et la raison » (1).
C'est-à-dire que l'homme se conduit lui- même, au lieu d'être con-
duit; il n'est plus passif sous la providence, comme les êtres sans
raison ; il devient actif, se faisant lui-même sa providence. Il le
peut ; car il connaît le rapport des moyens à la fin pour prendre
les bons et éviter les mauvais. L'animal suit les tendances de
l'instinct,non au hasard,mais sous la direction d'une sagesse dont
il porte l'empreinte sans en être l'auteur ; l'homme, au contraire,

se forme une véritable sagesse à l'exemple de la grande sagesse


qui gouverne tout : il en. doit faire sa ligne de conduite, étant le
premier intéressé à sa perfection. Si loin cependant que s'étendent
la sagesse et le pouvoir de l'homme, il n'agit que sous le contrôle
de la.
cause première. « Rien, dit saint Augustin, ne se fait sinon
par Dieu, ou parce que Dieu le permet » (2), car rien n'existe
qu'en vertu de la cause première.

FR. A. VILLARD.

(') Ta u.Èv O"JV <x).).a [tiâa.) IOXC tpavrautaiç Kj jraïç u.vr|U.aLç, EjjwtEpîaç 8è U.ETE'XEI
-/.ai
TÉV_VÏJ -/.ai ).o-i'tcr(j.cjtç. Met., lib. I, c. i, lin. 16.
TMV àvOpcôraov yivoç, y.al
V'v.fôv • TÔ 3E

« Nibil enim fit, nisi quod autipse l'acit, aut iîeri ipse perraittit. » De Dono Perse,
(2)
% volum. X.
'<•
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN

« Je ne saurais à quoi la comparer


Rose Jjlanclie, rose de Marie, — fl0U|.
de lis entre les fleurs — ouverte aujour.
d'hui et qui se fermera demain. »
Vieux citant celtique.)
I

Louvain n'est pas seulement la ville savante, qui a renouvelé,


en notre siècle, l'activité féconde des anciennes universités, —Ja
ville pittoresque aux aspects variés et aux monuments incompa-
rables (1), —elle est aussi la ville des grands souvenirs, sacrés et
profanes, entre lesquels le plus gracieux peut-être est celui de
cette enfant martyre qu'elle appelle la fière Marguerite. Les hautes
et séduisantes figures ne manquent pas en son histoire : — comtes
et ducs aux allures héroïques, princesses de royal lignage et de
douces vertus, moines austères, docteurs profonds, littérateurs
raffinés, artistes délicats, tribuns ardents et vierges candides :

toutes me paraissent le céder à l'image de cette Margrietje pâlie


par la mort, et recueillie au bord des eaux par les mains des
prélats et des princes. Je regrette du fond de l'âme qu'elle ait tra-
versé la vie quelques années trop tôt pour que les premiers Frères-
prêcheurs l'aient vue assise au pied de leur chaire, et je l'envie aux
enfants de saint Bernard qui se glorifient de l'avoir eue pour
affiliée.
.
Je la présente néanmoins avec confiance à mes frères en saint
.
Dominique, comme une cliente de notre ordre, puisqu'il a plu à
Dieu de jeter s'a dépouille mortelle sur le rivage où devait s'élever,
trois ans plus tard, le couvent dominicain de Notre-Dame; — el
que, cinq siècles après, les Soeurs-Prêcheresses devaient abri 1er

sous son nom leur établissement à Louvain. D'autres ont pense


comme moi et se sont crus autorisés à la saluer au nom de la

famille dominicaine (2) : j'ai fait, à leur suite, mon pèlerinage au

(1.)L'Hôtel de Ville, la Collégiale de Saint-Pierre, Sainte-Gertrude, etc.


(2) Le R. P. Pweins a écrit un charmant opuscule, sous ce titre : la R. Marguerite <«•

Louvain.
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 593
.

tombeau de la vierge martyre, et je veux essayer de la faire con-


naître à ceux qui aiment les récils des vieux âges. *=--

Je n'hésite pas davantage à la présenter aux lettrés et aux éru-


,]jls, comme une patronne de la vie studieuse et savante, en des
temps où l'étude et la science se réclamaient volontiers de Dieu.
Au Moyen-âge, rien de plus ordinaire que de voir les grandes
écoles se mettre sous la protection d'un des Bienheureux du Ciel
et plus spécialement d'une de ces illustres vierges, dont le sang
avait rendu témoignage à .Jésus-Christ. L'université de Louvain
nous en offre un exemple, et son histoire réunit, dès Je xvc siècle,
aux noms éclatants d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin,
celui de la vierge, dont j'évoque le souvenir.
Par une fortune assez rare, la bienheureuse Marguerite a eu pour
premiers historiens des hommes graves, attentifs et discrets, qui
l'avaient connue dans la vie intime (l), et dont le/témoignage com-
plétait et rectifiait admirablement les souvenirs populaires : de
telle sorte que l'histoire et la légende se donnent ici la main clans
une parfaite concordance.
D'autre part la physionomie des lieux n'a presque pas changé.
La rue Hollstraet, devenue la rue de Tirlemont, suit toujours le
même parcours : la Dyle dessine toujours les mêmes méandres :
la place de Sint-Michiels-poorte et ses fossés sont toujours recon-
naissables : la petite chapelle, où repose, depuis sept siècles, la
dépouille de Marguerite, n'a pas subi de dégradations et contient
toujours la buirc de bois avec la balle de cuir, dont le souvenir se
relie si intimement aux derniers moments de l'héroïne.
Enfin, des monuments de plusieurs sortes achèvent de garantir
lalidélité des récits primitifs. Dans les archives de la ville et dans
les travaux des savants qui les ont exploitées,, à diverses époques,

ojipeut retrouver tout ce qui est nécessaire à la reconstitution du


tableau que les contemporains eurent sous les yeux.
Le travail,
que je confie à l'indulgence du lecteur, m'a donc été
liicile de plus il m'a été agréable
: au delà de toute expression, et
Iedésire qu'il n'ait pas trop perdu de son cliarme, en prenant sous'
,1Ul plume
sa forme définitive. Je le mets d'ailleurs sous la garde
1
'Cécile même, dont il essaie de glorifier la mémoire. I

»
^«sairedTIeisterbach, qui avait pu la voir, pouvait contrôler ses souvenirs par ceux
I
Meux frères (Jodofroid el llaynier, tous deux lovanistes et religieux de Villers.
.

HEVUE THOMISTE. 4e ANNÉE. 40.


594 REVUE THOMISTE

II

En l'an de grâce 1225, régnait, à Louvain, sur la Lorraine elle


Brabant, Henri Ier surnommé le Batailleur (1), à cause de l'humeur
guerrière, qui lui avait valu pi us de mésaventures que de gloire sur
les champs de bataille de l'Europe et de la Terre-Sainte. D'une
bravoure à toute épreuve et d'une force d'âme peu ordinaire, il
s'était montré, pendant plus de vingt ans, chevalier sans reproche
et politique sans habileté, presque toujours malheureux dans ses
entreprises, obstiné à reprendre même les plus hasardeuses, jus-
qu'au jour où il comprit la nécessité de réparer ses fautes par une
sage administration qui révéla en lui des qualités de premier
ordre. Depuis deux ans, il vivait retiré dans son nouveau palais du
Neder-Hof, en Y Ile Ducale (2), avec sa seconde femme, Marie de
France, fille de Philippe Auguste, qu'il avait récemment épousée,
après la mort de Mathilde de Flandre. Il y partageait son temps
entre les exercices de piété* l'éducation de ses enfants et les soins
que réclamaient les intérêts de son peuple. Il n'entre pas clans
notre dessein de raconter ce qu'il fit, clans les dernières années de ,

sa vie, pour le bien public : il nous suffit de dire que le Brabant j

oublia les fautes du Batailleur et ses propres souffrances, pour se j


souvenir seulement des jours heureux et pleins d'avenir que lui j
donna le séjour de Henri dans le palais de l'Ile Ducale. Rien de i
touchant comme l'inscription gravée sur la tombe où il repose, k
dans la collégiale de Saint-Pierre. On y sent bien le langage de la |
reconnaissance, et c'est un rafraîchissement pour l'âme de cons- |
tater, devant cette tombe, que les hommes ne sont pas toujours |
ingrats. |
Or, au moment où Henri Ier s'établissait au palais du Neder- |
Hof, — la roule de Tirlemont à Louvain était fréquentée par de -

nombreux passants, — commerçants et industriels venant des ^


bords de la Meuse et du Rhin, pèlerins en route vers Tours, R°nic p

(1) « Bellicosus, » — le Guerroyeur ou le Belliqueux. j\j:


(2) S'Bcrlogen Eiland, entre le g:.'and ljras de la Dyle et celui qu'on appelai' a
,
', |i
-—
Le Neder-Hof avait remplace une antique résidence située sur l'autre rive ne >'

j';
Le Mont-César n'était pas encore la demeure haliituelle des ducs de Brabant. ;Ê ?

ï ' :'
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 595

et Compostelle, solliciteurs ou plaideurs amenés par leurs affaires


à la cour du prince, gentiihommes et nobles dames conviés aux
fêles ducales, clercs ou moines des abbayes et des églises environ-
nantes, auxquels succédaient trop souvent des groupes de routiers
etderibaudes, restes des bandes jadis à la solde du Batailleur ou
de ses adversaires. Le guetteur de la porte Saint-Michel voyait
ainsi défiler une foule bizarre, qui s'engouffrait sous la longue et
sombre voûte, au-dessus de laquelle on avait construit,en 1165 (1),
la chapelle dédiée au vainqueur de Satan. Etrange construction,
dont la disposition faisait dire au populaire que « les vivants y
passaient sous les morts » (2),— parce que l'usage d'enterrer dans
les églises faisait du cimetière de Saint-Michel le plafond du cou-
loir par où l'on accédait à la ville. On eût pu dire aussi que l'Ar-
change y avait les pieds sur la tête du diable, puisque la double
grille de fer qui bordait ce passage laissait voir, d'un côté, les
énergumènes, et de l'autre les femmes de mauvaise vie, que le
magistrat y tenait en garde ou en prison (3).
La rue qui continuait la route, à l'intérieur de la ville, portait le
nom de Hollstraetou Voie creuse(k), — donné également àla partie
du chemin voisine de la barrière extérieure et de la place où les
voyageurs en retard attendaient l'ouverture de la porte (S). Après
quelques pas à l'intérieur de la ville, l'étranger rencontrait, à
gauche, en allant vers Saint-Pierre, une hôtellerie placée sous
le patronage de saint Georges, comme l'indiquait l'image qui en
protégeait l'entrée (6). La gilde ou serment de la Petite Arbalète
avait choisi ce bienheureux pour patron, et ses réunions se fai-
saient probablement en celte hôtellerie, à proximité du lieu de ses
exercices (7).
(1) A la place qu'avait occupée, suivant une tradition douteuse, le temple de Vesta, —.
cl- où fut bâtie plus tard l'église paroissiale du même nom.

(2) « De levenden gaen onder de dooden. »


(3) C'était une coutume de l'époque, et saint Dominique visitait souvent les mallieu-
feux enfermés dans ces antres..— « Feré singulis diobus, » dit Etienne de Bourbon.
(Oe visitalione
et misericordia incarceralorum), « muros Ui'bis circuibat et alia loca ubi
ifant inmurati, et eis monita salutis dabat. »
(4) Via Cava
ou rue du Ravin.
(5) Cliartrier du S. Esprit, 1304. Cf. Chartr. de Saint Pierre, et Molanus : Natal. SS.

Hdff.
(fi) Hospitium sanoti Georgii. » — ORS. II'HEISTISUBACII, ap. Boll. 2 Sept.
«
(') Les compagnons de saint Georges ont donné leur nom
au jardin voisin, qui occupe
a place des anciens fossés, à gauebe de la porte,
en entrant. (S. Jooris Ilof.) — Leur
"'Me était la plus ancienne et la plus noble, à Louvain.
§96 RIÎVUE THOMISTE

L'hospice Saint-Georges n'avait presque rien de commun avec


ce que nous appelons un hôtel ou une auberge. Ce n'était p;is
seulement une halte banale pour les voyageurs capables dépaver
leur écot ; niais, suivant son nom d7tospice, un asile ouvert aux
pèlerins et aux pauvres, où s'arrêtaient même volontiers les reli-
gieux de divers ordres,' au cours de leurs visites à Louvain, comme
en témoigne Césaire d'Heisterbach pour les cisterciens de Vil-
lers (1).'Il n'y avait donc là ni le stabulum de l'Evangile (2), bien
qu'il y eut des écuries pour les bêtes de somme, — ni la caupona
vulgaire des Bomains, — ni surtout la 2?opina ou débit de vins, que
Louvain connaissait aussi bien que nos villes modernes (3).
Ces détails ne sont pas inutiles, puisqu'ils ont pour but de fixer
la condition sociale du tenancier de cet hospice et celle de son en-
tourage. M appartenait à la famille des Absoloens (Absolonii), dont
l'illustration ultérieure semble d'abord peu en rapport avec l'hu-
milité apparente de ses origines. La vérité est que Àmand Abso-
loens appartenait, à cette bourgeoisie de Louvain qui n'avait rien à
envier à la noblesse pour l'influence et la fortune, —dont les privi-
lèges balançaient souvent ceux de l'aristocratie, — et qui trouvait
son industrie ou son métier, comme on voudra dire, aussi néces-
saire à l'Etat, partant aussi honorable, que la pratique de la guerre
ou l'exercice des charges delà cité. D'autant que l'accès de plu-
sieurs de ces charges était ouvert aux gens des corporations et pré-
parait leur anoblissement, comme il arriva précisément pour les
Absoloens, que nous retrouvons plus tard, dans l'histoire locale,
admis aux honneurs et inscrits dans l'ordre nobiliaire, Il y avait
loin, très loin, du maître de l'Image Saint-Georges au logeur ou au
tavernier, dont pourtant il acceptait le compagnonnage dans sa
gilde : c'était un personnage également recommandable par sa
position sociale et par ses qualités personnelles,
Il y a mieux à dire. Les Absoloens appartenaient à ce que le
Louvain du xue siècle ap pelait déjà la libre famille de Saint-Pierre^)-
A la suite d'un service signalé rendu par les clients de l'anliq 110

(1) VitaB. Margaritae, loc. cit.


(2) Luc. X, 34-35.
(3) La Taberna des chroniqueurs du Moyen-âge. — L'Image saint Georges était ce <l"c :
Etienne de Bourljon appelle bonum hospitium, une maison de premier ordre. (.-1««™" '
hist. 152.)
(4) « Homines ligii de libéra familia Sancti Pétri Lovaniensis. »
LA 11. MARGUERITE DE LOUVAIN 897

collégiale à leur duc, — arraché, dit-on, par eux des mains de


l'ennemi, — le prince les avait dotés de tels privilèges que la no-
blesse pouvait en être jalouse. A condition de n'exercer aucun
métier manuel, mechanicum opificium, les hommes âgés de vingt-
cinq ans ou mariés relevaient directement et exclusivement de la
juridiction de Saint-Pierre, — eux, leurs femmes, leurs enfants,
leurs hôtes habituels, leurs serviteurs et leurs ouvriers (1). Ils
étaient tenus pour patriciens (2), prétendaient être jugés par un des
leurs constitué en consul, et finirent par recevoir du prince le titre
de libre famille du seigneur duc (3). Une remarque à faire, c'est que
le titre d'homme de Saint-Pierre appartenait aussi aux femmes de
la corporation (4),et le collège,collegium,était composé des hommes
des deux sexes, homines utriusque sexus. Il devint plus tard habituel
de choisir un des deux bourguemestres dans la famille de Saint-
Pierre, et c'est ainsi que nous retrouvons, dans la liste de ces ma-
gistrats et des échevins, aux xive,xve et xvi° siècles, — Henri, Josse,
Gaspard, Michaël et Antoine Absoloens, — les deux derniers titrés
chevaliers et seigneurs d'Elsbech (S).On voitque la condition d'Amand
n'avait rien d'inférieur, et que l'auteur de la Vita Flandrica a pu
qualifier sa famille de noble race, « nobili stirpe d'Absalons » (6).
-
Aussi voyons-nous dans le patron de l'Lmage Saint-Georges un
membre notable de sa Gilde et du Serment de l'Arbalète. Mais, si
nous procédons ici par induction, l'histoire nous permet d'affirmer
qu'il était homme de bien et chrétien de grande vertu. Le prieur
de Villers, qui l'avait connu et qui a écrit la vie de sa nièce Mar-
guerite, nous en rend témoignage, d'après lui-même et d'après les
contemporains.
Sa maison était accueillante aux pèlerins et aux pauvres, tout
j

aussi bien qu'aux autres voyageurs : ils y trouvaient bon visage


d'hôte, accueil fraternel de la part de tous, avec la traditionnelle
aumône d'un pain, d'un hareng et d'une mesure de bière (7). Les

(1) MOI.ANUS, Ant. Civ. Lovan., Jiv. IV, c. 11.


{-) GIIAMAYE. Lovanium, XII, 10. MOI.ANUS, loc. cit., liv. IV, 12.

(3) « Libéra familia Domini Ducis.
» MOI.ANUS, loc. cil.
('0 Acte de 1378, faveur d'IIelewye de Thubelce.
en
ib) MoLANUS, Op. Cit.
(«) Vita flandrica R. Margaritae.
— L'orthographe Absalons, bien, que fautive, a été
'"'Wplée par les Bollandistes. Act. SS. ad 2 Sept. '
y) K. VAN EVEN, Louvain monumental. — V. dans ETIENNE DE BOUIUION (Anecdot. Jtist,
°-) une charmante description de cette hospitalité.
598 REVUE THOMISTE

ecclésiastiques et les religieux y étaient accueillis avec des égards


particuliers, au dire des convers cisterciens qui s'y logeaient (J),
quand ils venaient travailler ou vendanger les vignes possédées
par leur abbaye, entre le château du Mont-César et la collégiale
de. Saint-Pierre (2). On aurait pu prendre cette hôtellerie pour
l'un de ces pieux refuges que fondaient au bénéfice des pauvres
itinérants les évoques, les abbés ou les princes de cette époque,
Toute la famille s'y réglait d'après le maître : sa femme, qui riva-
lisait avec lui de piété et de charité, sa nièce Marguerite, et les do-
mestiques employés aux divers services de l'hospitalité. Retenus
dans le monde par des nécessités dont ils n'avaient pu encore se
déprendre, les deux époux aspiraient à la vie claustrale, et en
attendant, faisaient une large part de leurs aumônes aux'moines
de Villers, dont ils étaient les amis (3) : ce qui ne diminuait rien
de leur générosité à l'endroit des autres églises ou des oeuvres pies
de leur cité.

III

La perle de la famille était cependant cette jeune fille dont nous


venons d'écrire le nom. A peine sortie de l'enfance (4), mais grande
et bien constituée,belle à miracle(o),pieuse comme un ange du ciel,
la douce Margrietje (6) était la joie et l'orgueil des siens. Orpheline,
à en juger par le silence des chroniqueurs à l'endroit de son père
et de sa mère, elle avait été recueillie par l'hôtelier de l'Imugo
Saint-Georges et gagnait noblement son pain en s'employant au

(1) Plusieurs de ces convers sont restés célèbres par leur sainteté, comme Arnu'l""1'
Herman,.Nicolas, Evrard, etc., dont Cesaire (Hist. ms. mon. Villar., lib. III) nous a 'C'1"
serve le souvenir.
(2) Id ibid. — V. les plans du vieux Louvain.
(3) Ce qui ressort de la Vie écrite parCésaire (1230), et de Jean Gielemans, Us. /'*<"!
Vallis(U80).
(i) On la suppose née à Louvain en 1207 : elle aurait donc eu 11 ou 1S ans, en '—
(5) « Mirae pulchritudinis. » •—Petite chronique de Brabant (1311.)
(G) « Margaretula, » disent les chroniqueurs : « la petite Marguerite, Margrieti^"-
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 599

service de son parent (1). Elle n'avait rien de cette vanité qui
répugne aux occupations du ménage, et d'ailleurs les moeurs de
l'époque l'en eussent préservée : les filles et les femmes des plus
grandes races ne dédaignaient pas de mettre la main aux humbles
besognes, surtout quand il s'agissait de bien traiter leurs hôtes, ou
les pauvres qui sont des hôtes envoyés par le bon Dieu (2). Gracieuse
et vive par nature, elle joignait à ces qualités un empressement et
une charité dont le souvenir restait vivant, longtemps après, dans
l'âme de ceux qu'elle avait servis, même des plus graves, comme
le rappelle le prieur des cisterciens. Aussi venait-on, de la ville et
des environs, à l'hôtellerie des Absoloens, pour y réjouir ses yeux
et son esprit au spectacle de cette aimable vertu.
L'auteur de la Vie anonyme emprunte ici au Cantique ses traits
les plus vifs pour peindre ce charme et cette beauté, qu'un poète
contemporain, "Wallher von der Vogelweide, semble avoir chantés
dans les strophes suivantes :

« L'âme d'une vierge pure est une brise pleine de doux par-
fums, un soufle embaumé de fleurs. Jamais on n'a vu rien d'aussi
délicieux dans le ciel où flottent les nuages, sur la terre où s'éten-
dent les ombrages verts. Auprès de cette beauté des vierges, auprès
de la joie qu'on éprouve à la contempler, les roses et les lis épa-
nouis dans la rosée d'une matinée de mai semblent sans couleur
et le chant des oiseaux est sans harmonie. Rien qu'à les voir, les
sombres pensées se dissipent; la douleur s'apaise, dès que le sourire
entrouve leurs lèvres Arermeilles et qu'un de leurs regards envoie
ses rayons dans les coeurs. »

Tous les yeux n'étaient pas purs,et des esprits frivoles ou pervers
rêvaient de troubler la paix de ce coeur virginal. Autour de Mar-
guerite s'agitaient bien des empressements et des hommages dont
elle eût pu redouter l'influence, si Dieu ne l'avait gardée avec un
soin jaloux. Jeunes élégants de la cour ducale, minnesingers au
•'toux langage, chevaliers de l'Arc aux allures guerrières, riches

(I) « Cognatam suam,quae loco aneillae... salis simpliciter et diligenter ministrabat.i>

"~ « Consanguincam suam », ajoute le Ms. Rubeae Vallis. — Elle tenait dans la maison
'l'Aiisoloens, la place d'une tille adoptive, suivant la très juste remarque d'un chroni-
queur contemporain. Comme sainte Agathe, elle eut pu dire : « Ingenua sum et spec-
labilis
génère, ut omnis parontela mea testatur: ancilla Christi sum et ideo me ostendo
s°i'vilom personam.
»
V-) Les servantes des bonnes maisons étaient traitées
avec beaucoup d'égards. Etienne
'lo Bourbon
nous les montre s'asseyant, aux côtés du maître, à la table de l'hôte qu'elles
'''cnncut de servir. De hospitalitate, 152.

600 REVUE THOMISTE

marchands de laine, maîtres ou simples compagnons des diver-


ses gildes, — pourvu qu'ils se crussent capables d'attirer les
regards de la belle enfant.. — se disputaient le plaisir de recevoir
de sa main le hanap où brillait le vin de Moselle ou la pinte mous-
seuse de bière lovaniste.
Dans les récits du Moyen âge (1), nous pouvons retrouver le
tableau fidèle de ces réunions pittoresques autour des tables d'une
hôtellerie à la mode, — des bruyantes conversations échangées
d'un bout à l'autre de la salle, — des rires sonores, des chants
variés, —-des jeux prêts à dégénérer en insultes et en querelles,
-—
d'une vie surabondante et presque grossière, en dépit des efforts
où l'on sent un désir de politesse et même de raffinement, du
moins chez les plus cultivés. Sur le tout cependant plane, en ce
pays, comme un esprit de famille, d'où résulte une bonne entente
générale, pour peu que le maître de la maison soit un homme de
sens et un bon chrétien, comme Amand Absoloens.
Mais il n'avait pas besoin d'intervenir pour défendre sa nièce
contre les importunités de ses clients : elle s'en acquittait à mer-
veille, sans rien perdre de sa grâce ni de son calme. De son regard
limpide et de sa parole harmonieuse, elle imposait la réserve ù
toutes les insolences et se faisait libre des obsessions plus ou moins
discrètes. Ceux-là même qui ne pouvaient se résigner à ne plus
l'aborder, le faisaient avec une sorte de crainte religieuse, et dans
toute la ville on ne la connaissait plus que sous le nom de la Ficr'e
Marquerite (2), à cause de sa haute mine et de sa noble gravité.
Bien autrement douce à voir que l'héroïne de Goethe était noire
Margrietje, quand elle se rendait à l'église, le front caché sous
l'étamine de ses coiffes d'où s'échappaient ses blondes tresses, J;i
taille serrée dans la laine claire de sa robe à longs plis; et bien
plus encore, lorsque agenouillée devant l'autel, ses grands yeux
oublieux de la, terre et des hommes paraissaient contempler les
splendeurs du paradis. Mais elle sortait peu : depuis longtemps
elle avait voué à Dieu sa virginité, et tout son plaisir était de se

(1) Cf. MATTHIEU PAMS, — RUTEIIOEUF, — etc. Etienne de Bourbon (op. 'cit. J1'' 1'
1.

oppose la décence teuloniqxie (ou flamande) à la licence générale, en décriviiiil la-


arrêts des pèlerins dans les hospices, qu'il distingue cependant dos tavernes, lieux in.'"
famés à tout point de vue. — (Ibid. 482.)
(2) « T' Fier Margritken, » nom que lui donne encore le populaire.
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 601

retirer dans sa chambrette (1), pour y prier la Très Sainte Vierge,


dont elle avait fait sa mère adoptive. Sous la protection de
l'Archange, dont les ailes semblaient couvrir l'hospice Saint-
Georges, elle menait une vie tout angélique, aspirant de toute
son âme au jour où elle échangerait le tumulte du monde contre
la paix des monastères.
Amand Absoloens, nous l'avons déjà vu, caressait l'idée de se
consacrer à Dieu, comme oblat de l'abbaye de Villers, une des
plus célèbres de l'histoire monastique de Brabant. et l'une des
plus ferventes de cette époque de ferveur. En 1146, saint Bernard
prêchant dans le pays de Namur, les nobles brabançons le prièrent
de fonder parmi eux un monastère de son ordre,et l'année suivante,
il y envoya douze religieux de Clairvaux, avec cinq frères lais, qui
s'établirent à Villers (2). Cette fondation devint, en très peu de
temps, une des plus florissantes de la contrée, tant par le nombre
et la régularité de ses religieux que par les biens dont elle fut dotée.
Au temps qui nous occupe, elle possédait, à Louvain, nous l'avons
dit plus haut, une vigne, dont, les convers venaient faire la ven-
dange, mais où il n'y avait pas encore de refuge, de sorte qu'ils pre-
naient logement à l'hospice Saint-Georges. C'est ainsi que se
nouèrent entre Amand Absoloens et le prieur de Villers, Césaire
d'Heisterbach, des relations, dont la conséquence fut la demande
adressée par le bourgeois lovaniste à l'abbé Guillaume II (3), à
l'effet d'obtenir son oblation au monastère.
Avant de donner suite à son dessein, il en avait conféré avec
son épouse, qui l'y avait confirmé en lui proposant d'entrer elle-
même dans une maison de Cisterciennes : à quoi il avait joyeuse-
ment; consenti. Il s'occupa dès lors de régler ses affaires et de
réaliser son bien, avec la pensée de quitter Louvain, dans les pre-
miers jours de septembre 1225, peut-être pour célébrer, à Villers,

(1) ïïhi. abrégée


de la B. Marguerite (1726). — Au temps de Molanus on montrait
encore celte chambre : « In qui (domo) cubiculum parvum ab eâ nomen retinet.
»
y) « Villarium, » — à six milles belges, 40 kilomètres de Louvain, dans le diocèse de
^'amnr.
v*) Guillaume était le onzième alibé de Villers. Il mourut abbé de Clairvaux, en 1236.
est resté célèbre pour sa sainteté et ses oeuvres. lîist. mon. Villar. lib. I.
— c. G, ap.
" ÎIAIU'ÈNE, Thés. nov. anecd., t. III.
IlEVUE THOMISTE. -ic ANNÉE. —: 41

602 REVUE THOMISTE

la fête de la Nativité de la Très Sainte Vierge, patronne de l'Ordre


deCîteaux (1).
Il n'avait pu cacher ce projet à Marguerite, et sa joie fut à son
comble quand il entendit la jeune fille demander la faveur de les
suivre. A cette époque,Louvain n'avait aucun couvent de femmes,
et le Béguinage fondé, en 1230, aux bords de laDyle, sous le
patronage de l'abbé de Villers, n'avait pas encore ouvert ses
portes (2). Il était donc naturel que la nièce pensât à prendre le
même parti que sa tante, puisqu'elle se croyait la même vocation
à la vie claustrale. Rien ne la retenait dans le monde, dont son
voeu la séparait depuis longtemps : le silence des chroniqueurs
nous autorise à la croire orpheline et par conséquent libre de sa
personne et de sa destinée, sous la sauvegarde d'Amand et de sa
femme, qui remerciaient Dieu de la grâce faite à leur fille adop-
tive.
Tout était donc réglé en vue d'un prochain départ ; mais ils ne
se doutaient guère du but où la Providence les menait, et par quelle
route ils auraient à l'atteindre.

IV

« Les habitants du Brabant, dit Mgr Namèche, conservèrenl


longtemps dans leurs moeurs quelque chose de violent et de
cruel. On les vit, auxxn" et xnie siècles, se former en bandes guer-
rières et mettre leur courage au service des princes voisins. l's
précèdent les cotraults en France et les condottieri en Italie. Lcit1'
nom devint synonyme de la valeur la plus indomptable mêlée aux
plus horribles violences (3). »

(1) « Mater Jesupatrona Cisterciensium. » — Ilisl. monast. Villar., lib. III, c. S.


(2) Cependant quelques uns prétendent que le Oud Begginhof était plus ancien.
(3) NAMÈCHE. Précis d'histoirenationale, p. 119.
LA 11. MARGUERITE DE LOUVAIN 693

Henri le Guerroyeur les avait tour à tour utilisés et combattus,


suivant les circonstances, en particulier dans ses démêlés avec le
prince-évêque de Liège. Il avait eu bien de la peine à les arrêter
aux portes de Louvain, et la paix, qui régnait déjà depuis plusieurs
années, n'avait pas réussi à en purger les routes, en particulier
celle de Liège par Tirlemont, Les ribauds (1), comme on les
appelait, restaient la terreur des voyageurs surpris par la nuit sur
les chemins du Brabant, et leur audace n'attendait pas toujours
l'ombre ou la distance pour accomplir quelque exploit digne de la
potence.
Dans la soirée du 2 septembre 1225, des étrangers frappaient
à la porte de l'hospice Saint Georges. Il était environ huit heures
du soir (2), etl'obscurité était assez profonde pour qu'il fût difficile
de se rendre un compte exact de la physionomie des arrivants. A ce
moment, du reste, il y avait à Louvain tant d'étrangers de toute
provenance et de toute mine qu'il était impossible de reconnaître
à qui l'on avait à faire. La première semaine de septembre, consa-

crée d'abord à la piété par la grande sup>plication (ou procession)


que l'empereur Arnould avait ordonnée à la suite de sa victoire
sur les Normands, en 895 (3), était devenue l'occasion d'une ker-
messe fameuse par l'afflùence des visiteurs et l'entrain des réjouis-
sances. La piété satisfaite, on se livrait au plaisir avec une fougue
indicible. La police y était débordée ou plutôt impuissante à rien
empêcher : les ruffians de toute sorte avaient libre carrière, et
Absoloens n'était guère en droit de se montrer trop attentif à l'état
civil des clients qui frappaient à sa porte, à pareil jour et à pareille
heure. Ceux-ci étaient garçons bouchers, prétend une légende (4).
Us se donnaient pour pèlerins ; Amand les accepta pour tels, avec sa
charité ordinaire. Comme il avait résolu de partir le lendemain
matin, la maison se trouvait probablement en désarroi, et sa
crainte fut surtout de ne pouvoir assez bien traiter les hôtes
(jue la Providence lui adressait à la dernière heure. Il fit dresser

C) " Ribaldi », queMolanus traduit par « Scurri >.


!-)« Circiter octo
» — « Sub vesperam, » dit Molanus.
W Molanus
: Natales S. S Bdgii ad 2 septembris. — Cette fête était « solemnitas re-
c°lleciionnis festorum beatas
« Virginis. »
(') Oud Kronitje Wleeschauweers.
: « »
604 REVUE THOMISTE

la table et, comme les voyageurs avaient exprimé le désir d'avoir


du vin, il pria Marguerite d'aller en acheter chez les débitants (il
dont le quartier avoisinait la porte Saint-Michel.
La jeune fille prit aussitôt un broc de bois, cerclé de cuivre et
clos d'un couvercle ciselé, de la contenance de deux litres envi-
ron, le même que l'on peut voir encore suspendu dans la chapelle
où elle repose.
A peine avait-elle disparu, que les prétendus pèleiùnsseruèrent
sur Absoloens et sa-femme, les égorgèrent ainsi que leurs domesti-
ques (2),~'et firent main basse sur tout ce qu'ils purent découvrir. Us
avaient appris le prochain départ de l'hôtelier et la précaution
prise par lui de réaliser son avoir : quelque mauvais serviteur
les avait peut-être avisés, sinon conduits et aidés dans leur
crime. -..,'
''
Quoi qu'il en soit, tout était consommé quand Marguerite repa-
rut, portant gracieusement appuyé à sa hanche le vase qui conte-
nait le vin réclamé par les bandits. Aussitôt celui d'entre eux, qui
faisait le guet, signala son approche, et tous se précipitèrent à sa
rencontre. La première surprise l'empêcha de crier ; mais, dès
qu'elle eut repris possession d'elle-même, elle appela, ne se dou-
tant pas de ce qui venait d'arriver. L'un des ribauds prit alors dans
son escarcelle une balle de cuir, qu'il avait sans doute coutume
de porter avec lui, suivant les habitudes du pays (3), et l'enfonça
dans la bouche de la vierge pour étouffer ses cris. Puis ils l'en-
traînèrent loin du théâtre du crime, en contournant la ville, dans
la direction du nord-ouest, pour rejoindre, sur le territoire de
Hérent, la région mal famée, désignée sous le nom générique de
Bruele ou marécage boisé, à cause de sa situation dans les prairies
baignées par la rivière, à sa sortie de la ville. C'est aujourd'hui

(1) o Tabernarius qui vinum ad broham vendiderit, etc., » dit la charte de Landrecics
(1200). L'hospice Saint-Georges n'avait probablement pas de vin en réserve. —E. v-,x
EVEN [La B. Marguerite, p. 16) dit qu'elle alla chercher le vin au pressoir du vigû0'""
domanial, S. Hertogen Wyngaerd, qui longeait la rue des Chevaliers; mais c'est pc"
probable, en raison de la distance. (V, le plan de Louvain.)
(2) « Totamque familiam, ibidem repertam. »
(3) La. pila ou balle, dont nous parlons, a été conservée : elle est en peau blancheÇ

de petite dimension. — Le jeu de balle était fort en faveur à Louvain, comme en tén*°|
gnent les arrêtés qui en réglaient la pratique (Magistrat., lib. IV. fol. 38). — 0«j°11'"
à la balle jusque sur les tombes des cimetières.
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN' 605

la partie de banlieue comprise entre le village de Wilsele et Lou-


vain : elle a toujours la même physionomie de marais boisé, à
peine altérée par le canal qui la traverse.
Dans cette espèce de forêt ou de maquis, se cachaient des lieux
de débauche (1), refuge naturel des voleurs et des assassins. C'est
dans une de ces maisons que Marguerite fut déposée, à demi morte,
et tenant toujours dans sa main crispée le broc qu'elle avait fait
remplir de vin. En vain les malfaiteurs essayèrent de donner le
changea la tenancière du lieu par les plaisanteries dont ils pou-
suivaient leur victime : la tristesse de Marguerite ne laissait aucun
doute sur la violence qu'elle subissait et contre laquelle sa bouche
était impuissante à protester (2).
Cependant les bandits buvaient, en discutant le sort de lajeune
fille. Ils ne l'avaient pas mise à mort, comme le reste des siens,
peut-être parce qu'ils avaient peur d'être surpris, — peut-être
aussi dans l'abominable pensée d'abuser d'elle, — peut-être enfin
par une certaine pitié pour sa jeunesse, sa beauté et surtout pour
sa vertu qu'ils ne pouvaient ignorer. Maintenant elle les embarras-
sait, d'autant plus que les regards de l'hôtesse, allant de la vic-
time aux ravisseurs, semblaient chercher, l'explication de leur
présence en sa maison. Si peu scrupuleuse que pût être une
pareille femme, il ne devait pas lui sembler désirable que cette
enfant fut violentée sous ses yeux, et la justice du seigneur duc
lui faisait craindre à bon droit de payer cher une pareille complai-
sance. Encore qu'elle ne paraisse pas avoir rien dit, les ribauds
comprenaient ses répugnances et, d'un commun accord, ils sorti-
l'cnt, entraînant Marguerite dans l'épaisseur des bois, vers les
bords de la Dyle.
En les voyant partir avec cette précipitation, l'hôtesse soup-
çonna leur dessein, et les suivit, en se glissant dans l'ombre
jusqu'au lieu où ils s'arrêtèrent, pour délibérer encore une fois (3).
Après quelques hésitations, ils en vinrent, paraît-il, à d'odieuses
tentatives, dont la vierge se défendit avec une indomptable éner-

U) Une des voies de ce quartier s'appelait le Chemin des femmes publiques (E. VAN ÉVEN,
''• c'l-), peut-être aujourd'hui la
nie des Pénitentes, par opposition.
(~) Acta SS., ad 2 sept. '

( 3) ,
Acta SS., loc. cit.
606 REVUE THOMISTE

gie (1). L'un d'eux alors s'interposa, et pour la sauver de la mort


à laquelle la fureur de ses compagnons la vouait immédiatement,
proposa de la prendre pour femme, suivant une coutume que les
légendes de Bohême rappellent assez souvent. La même horreur
accueillit sa proposition, quelque persuasive qu'il essayât de la
faire, sous l'influence d'une pitié mêlée d'admiration et de sympa-
thie pour l'âge, la grâce et la candeur delà victime. Rebuté, le
bandit n'osa proposer de rendre Marguerite à la liberté : comme
ses compagnons, il craignait d'être dénoncé par elle, et se soumit
à l'avis général, qui était de l'égorger sans retard.
Mais alors il se produisit un fait invraisemblable à force d'être
merveilleux : aucun de ces misérables ne voulut porter la main
sur elle. La douce enfant gisait palpitante, râlant sur la grève,
les yeux tournés vers le ciel, d'où elle attendait la seule délivrance
qui lui convint désormais. Autour d'elle, les scélérats s'excitaient
l'un l'autre à lui porter le coup mortel, sans parvenir à rompre
le charme qui leur liait Jes mains. Tout à coup la pensée leur
vint de donner à celui qui aurait le courage de consommer le
crime dix marcs d'argent (2) en sus de sa part dans le butin fait à
1''hospiceSaint- Georges. S'il y avait euparmi eux une âme généreuse,
il s'y trouva également une âme vénale : un meurtrier se présenta.
D'un coup de poignard il traversa la gorge de l'enfant, comme
pour empêcher toute plainte ; puis il lui enfonça l'arme dans le

coeur. Les yeux se fermèrent: un gémissement sortit des lèvres,


et ce fut tout. Pour effacer la trace de leur crime, les bandits
jetèrent au fleuve leur victime encore vivante, (3) sans s'arrêtera,
retirer de la bouche la balle qui l'obstruait. Détail touchant:
la petite main de la vierge tenait toujours serré le col du broc
d'où le vin s'était écoulé (4).
(1) Quelques auteurs relativement modernes, d'après YOud Kronilje, ont prêleiidu
qu'elle avait été violée, « vim perpessa; vercracht »; mais le contraire ressort évi'ile»1'
ment des récits contemporains et de la tradition populaire qui n'a jamais liésitésur ce poii'l-
Claude Clialemot (Séries SS. ord. Cister.) dit simplement qu'elle fut sollicitée. La ' "
abrégée rejette avec indignation toute autre hypothèse : MOI.ANUS, SAUSSAYH, HENH'OI"1*
etc., sont du.même avis.
(2) Le marc valait huit livres, et la livre plus de dix francs de notre monnaie.
(3) Acla SS., ad 2 Sept.
(4) MOLANUS (op. cit.), en fixant au 2 septembre la mort de Marguerite, « die sec"1"1'''
siplacel, septembris, » dit n'avoir trouvé nulle trace de Vobil d'Arnaud Absoloens, ?"
dans les Obituaires de S. Pierre, soit dans ceux de Villers, bien que l'on conservai)c'
souvenirs de ses donations, en ces deux endroits.
LA 15. MARGUERITE DE LOUVAIN 607

Quelques instants après, la rive était déserte. Les ribauds


avaient cherché refuge dans un autre bouge des environs, et la
femme était rentrée tremblante dans sa maison, où elle attendait
le jour avec une impatience pleine d'angoisse.
Or pendant que ces choses se passaient à Louvain, un religieux
de Villers avait un songe : il lui semblait voir Amand Absoloens
et sa femme, venus pour lui annoncer leur sortie de la vie
présente. Comme il leur demandait s'ils étaient déjà dans la joie
éternelle et qu'ils lui disaient l'attendre encore, il se souvint de la
chère petite servante des cisterciens, et il s'informa de son sort. —
Oh ! pour elle, répondit Amand, c'est bien différent; elle jouit
«
déjà de la vision béatifique et sa gloire est telle que nos regards
n'en peuvent soutenir l'éclat (1). »

Dès l'aurore du jour suivant, le bruit des crimes de la veille se


répandit dans la ville et la mit en rumeur. Sur la place du
Marché aux Poissons, la foule s'agitait, houleuse, autour d'une
femme, qui racontait le drame sanglant dont elle avait été témoin
aux bords de la Dyle. C'était l'hôtesse du Bruele qui se hâtait de
dégager sa responsabilité dans le drame de la nuit et qui établis-
sait sans le savoir un rapport étroit entre le martyre de Marguerite
et l'assassinat des Absoloens. A mesure que parlait cette femme
et que la colère du peuple montait, un homme de mauvaise figure
cl d'apparence sordide pâlissait et donnait des signes d'une agita-
tion singulière : si bien que son entourage finit par le remarquer
et l'interpeller avec une insistance croissante. Le malheureux
perdit contenance, et se croyant reconnu par la narratrice
avoua sa participation au double forfait. Il fut aussitôt livré
aux magistrats, devant lesquels il renouvela ses aveux et dénonça

(1) « Nec audemus respicere ad gloriam in quâ illa est. » — G. D'HEISTERBACII/ZOC. cit.
608 REVUE THOMISTE

ses complices, dont l'arrestation ne tarda guère, à en juger par la


brièveté des récits contemporains. La cause était entendue et
la sentence rendue d'avance. Le bourreau mit aussitôt la main
sur les coupables, et les conduisit au gibet, au milieu des cla-
meurs de la foule, tempérées cependant par les marques d'un
sincère repentir, dont l'honneur revenait, suivant les chroniqueurs,
aux mérites et à l'intercession delà douce victime (1).
Il restait à retrouver les restes de Marguerite que l'on cher-
chait tout naturellement au fil de l'eau, en aval du lieu où le
meurtre avait été commis. Deux ou trois jours se passèrent en
efforts inutiles : on sondait vainement le fond et les rives ;de la
Dyle, dans la pensée que le corps pouvait être engravé dans le
sable ou arrêté dans les racines des arbres qui bordaient le
fleuve. Déjà l'on commençait à se décourager, quand se répandit
la nouvelle de la découverte miraculeuse des reliques, à la. pointe
supérieure de l'île Ducale, aux portes mêmes du Nede^-Hof.
Dans la nuit du 2 au 3 septembre, des pêcheurs jetaient leurs
filets sous les murs du palais, probablement pour le compte du
prince, puisque le droit de pêche ne fut concédé aux bourgeois
de Louvain qu'en 1332, par le duc Jean III, plus de cent ans
après l'époque dont nous parlons. Quoi qu'il en soit, ces braves
gens étaient à leur travail, quand une clarté subite illumina
les eaux, et leur. montra un corps de jeune fille remontant le
cours de la rivière, « comme s'il eût été porté par les poissons (2) »

•— pour
employer la naïve expression dont ils se servirent
eux-mêmes. Des chants tout célestes semblaient accompagner la
dépouille de celle qu'ils ne tardèrent pas à reconnaître pour la
fière Marguerite. Le flot la déposa doucement sur le sable, à
leurs pieds, et la terreur succéda vite à l'admiration, quand ils
virent la gorge sanglante et la bouche tuméfiée de la martyre.
Affolés par la crainte d'être pris pour auteurs ou complices de
l'attentat, ils creusèrent à la hâte une fosse dans l'étroite plage
el y déposèrent leur sinistre trouvaille, dont ils se gardèrent bien

(1) Vie abrégée de la Bienheureuse Marguerite. — Cf. MOI.ANUS, op. cit.


(2) Vie anonyme, — ap. BolL ad 2 sept. L'auteur affirme que le peuple croyait à J*
1

réalité de cette prodigieuse translation, et il ajoute naïvement : <c Periculum enim vere
aa nie non suspicio. »
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 609

de parler à personne, — surtout après l'arrestation du premier


c0upable, au Marché des Poissons (1).
Biais le duc et la duchesse avaient aperçu la clarté et entendu
]es chants, sans y prendre garde au premier moment. Le soir
revenu, la clarté reparut et les voix reprirent leurs cantiques :
le lendemain il en fut de même, et force fut aux princes de
s'étonner. Sur leur ordre, on explora la rive, et bientôt la terre
rendit le trésor qu'on lui avait confié. Les trails délicats de la
vierge avaient gardé leur beauté rendue plus saisissante par la
pâleur de la mort. Sa main gauche retenait toujours le broc vide,
témoin muet de son dernier acte de charité, pendant que la droite
semblait voiler la plaie béante à son flanc. On l'eût dit seulement
évanouie, et le premier mouvement des assistants fut d'arracher
la halle qui paraissait entraver la respiration. Puis, quand la
triste conviction fut bien établie de l'irréparable malheur, les
larmes jaillirent de tous les yeux, et les prières commencèrent
de monter vers la nouvelle bienheureuse.

A l'appel du prince, les chanoines de Saint-Pierre étaient


accourus. Après une assez longue' période de relâchement, ils
commençaient à reprendre la voie de la régularité et leurs mains
pouvaient paraître dignes de recueillir le dépôt qui leur était
proposé. D'un commun effort, le duc, le doyen, les seigneurs
et les clercs enlevèrent doucement le frêle cadavre et le
déposèrent dans un cercueil de chêne à garnitures de fer
iouvragé, qu'ils portèrent sur leurs épaules jusqu'au choeur de la
Collégiale, au milieu des pleurs et des chants de tout le peuple.
fie toutes parts
on s'empressait pour voir et toucher la bière où
fermait;cette chère petite Margrietken (2),
que tous avaient aimée
'Iqu'ilsiinvoquaient déjà comme la patronne de la cité.
H
ne fallait pas songer à cacher dans la terre les restes que
'e Christ avait si manifestement désignés
au culte de ses fidèles,
"ii leur chercha donc une place convenable, et par une char-
toanle inspiration,
on les déposa dans une maisonnette de bois (3),

!•) Notre récit est appuyé sur des documents contemporains de diverses
provenances,
J|U nous croyons avoir établi convenablement ainsi la concordance. Le lecteur curieux
'''monter aux sources jugera de notre effort et de ses résultats.
H « Margaretula.
» — MOI.ANUS, lib. XI, c. 3.
« Uomuncula lignea. » Capellula. Bile fut reconstruite en 1436.
l*
1)
— « »
610 REVUE TnOMISTE

adossée au chevet de la Collégiale (1) et qui abritait l'image de sainte


Marguerite, la vierge martyre du me siècle. Nulle place en effet
ne pouvait mieux convenir. Plus d'une fois sans doute Margrielje
avait prié à cette place, appelant à son aide la bienheureuse
dont elle portait le nom et voulait imiter la pureté. Peu à peu la
chapelle changea de titulaire, par un accord tacite du peuple et
du clergé, pour devenir la chapelle de la Fière Marguerite,
comme on continuait à la nommer. Les Absoloens avaient soi-
gneusement recueilli la buire de bois et la balle de cuir, qu'i]s
gardèrent en leur oratoire comme le plus précieux de leurs
trésors. De la demeure d'Amand, (s'il nous a été donné de bien
comprendre les documents mis sous nos yeux), ils firent une
maison de charité, où se trouvait toujours dressée la table des
pauvres serviteurs (2), — ce qui paraît devoir s'entendre de vieil-
lards pauvres que l'on y abritait pour le reste de leur vie (3), en
souvenir peut-être des serviteurs égorgés dans la! demeure
d'Amand Absoloens. La pensée était digne des héritiers d'un
pareil nom, — digne aussi d'un lieu consacré par une pareille
gloire.

VI

A. peine la cérémonie des funérailles fut-elle achevée, que le

culte de Marguerite commença pour ne plus s'interrompre. DÈS


le xme siècle, Césaire et l'auteur du manuscrit Vallis Jiubcv en
sont témoins, les hommages des fidèles se multipliaient autour d»

saint tombeau, en même temps que les miracles dont ils s au-
torisaient. Loin de s'y opposer, le clergé de la collégiale «'
l'évêque de Liège les favorisaient au contraire de toutes leurs
forces : ce qui fit bientôt du cimetière de Saint-Pierre un des

(1) « Super murum Bcclesioe S. Pétri declinatum. » — Ms. Rub. Vallis.


(2) MOLANUS, op. cit. — « Mcosa domesticorum pauperum sancli Michaelis. »
ali<I"
,
(3) GIIAMAYE, op. cil. XIX : « Ab altero sancli Georgii contubernio ubi senum
refugium. » — Cet établissement existait déjà en 1260.
LA B. MARGUERITE HE LOUVAIN 611

lieux de pèlerinage les plus fréquentés du Brabant et des contrées


environnantes.
Plusieurs fois la chapelle delà Fière Marguerite fut détruite
les incendies qui dévastèrent la Collégiale, et relevée sur le
par
plan primitif, c'est-à-dire en bois, malgré les leçons du passé (1).
En 1534, le chapitre résolut de reconstruire son église, et la
réalisation de ce projet eut pour effet une nouvelle glorification
de la jeune martyre. Le doyen était alors maître Ruard Tapper,
jadis l'un des professeurs les plus estimés de l'Université de
Louvain, un saint prêtre et un puissant orateur, Il fit transporter
à l'intérieur de Saint-Pierre le corps de Marguerite pour toute
la durée des travaux, en ayant soin d'assurer la continuité du
culte déjà trois fois séculaire. Grâce aux libéralités de Martin
de Bock, riche poissonnier d'Anvers et citoyen, de Louvain,
il fit élever, à la place consacrée par la tradition, une élégante
chapelle de pierre, du plus pur style ogival, destinée à remplacer
la maisonnette primitive. Puis, la veille du jour où devait être
dédiée la nouvelle collégiale, il fit solennellement la translation
des reliques dans leur nouveau sanctuaire, où Martin de Bock
vint bientôt dormir son dernier sommeil, aux pieds de sa gracieuse
protectrice (2).
Cette fois le cercueil reposait sur un autel, autour duquel '
s'entassaient les ex-voto. En 1722, le chapitre fit dorer ce cercueil,
et pour le mettre à l'abri des irrévérences, changea la disposition
de l'édicule, dont la porte extérieure fut murée et remplacée
par une autre, ouverte dans l'intérieur de la chapelle dite de
Sainte-Marie in parvo choro. La conséquence de cette modification
fut que la chapelle ainsi désignée perdit bientôt son nom pour
prendre celui de la Bienheureuse Marguerite, qu'elle a conservé
jusqu'à nos jours. Le corps toutefois fut laissé à sa place ordinaire,
par un sentiment de respect bien concevable, et qui malheureu-
sement n'a pas toujours aussi bien inspiré ses gardiens.
En 1585, il était encore intact et respirait une suave odeur,

(1) « Qurc solet esse lignea, » dit MOI.ANUS, loc. cit.


(-) 11 mourut en 1585, comme nous l'apprend l'inscription gravée au-dessous de
"nage de la Bionlioureuse, sur la façade de la chapelle. — Il avait chargé son ami
inullauinc Wels, qui lui survécut, de mener^son projet à bonne fin. La chapelle fut
«uvci'te le 9 septembre 1S40.
612 REVUE THOMISTE

au dire des contemporains les plus dignes de foi (1). Les pro-
diges dont il était le principe,— en étendant au loin sa renommée,
— amenèrent le désir d'en posséder des parcelles, et dans les pre-
mières années du xvme siècle, on en commença la distribution
à des églises étrangères. Le chanoine baron de Rhoe, chantre de
Saint-Servais à Maestricht, obtint pour sa patrie une relique
insigne, qu'il emporta cachée dans sa poitrine. Il souffrait
depuis longtemps d'un mal qui semblait incurable. Au contact
du reliquaire, le mal céda tout d'un coup ; ce dont le chanoine
rendit témoignage par un acte authentique, déposé dans les
archives de Saint-Pierre, et connu de tout le public (2).
Tous les sept ans, un éclat particulier était donné à la fête de
Marguerite, qui se célébrait au deuxième jour de septembre. Ou
faisait alors une exposition solennelle des reliques, — auxquelles
on joignait le broc conservé par les Dielbeke, héritiers des
Absoloens, dans leur hôtel de Bruxelles. Ces gentilshommes se
faisaient une joie de contribuer à la glorification de leur sainte
parente, en envoyant cette buire aux chanoines de Louvain, avec
obligation toutefois de la leur rendre, à. la fin des solennités.
Il en fut ainsi jusqu'en 1726, époque à laquelle ils la cédèrent
au chapitre (3) qui la lit déposer près du cercueil.
Cette générosité avait été déterminée par l'incomparable mani-
festation de la piété lovaniste, l'année précédente, qui marquait
le cinquième centenaire du martyre. Une procession, telle qu'on
n'en peut donner l'idée à ceux qui ne connaissent pas la piété
ingénieuse des catholiques belges, se déroula suivant un immense
parcours, avec ses chars allégoriques, ses géants, ses animaux
sauvages, ses groupes historiques, entourés des diverses cor-
porations avec leurs bannières, suivis par les magistrats, les
professeurs et les étudiants de l'Université, les nobles, le clergé,
tous en grand costume, — marchant au son des instruments,
véritable fleuve d'or, de soie et de velours, roulant ses flots
harmonieux entre deux haies de gardes aux corselets d'aci-r,

(1) Voir les nombreux documents relatifs aux différentes reconnaissances de ce:-
reliques, conservés dans les archives de Saint-Pierre.
(2) Il est cité tout au long dans les Bollandistes et dans la Vie abrégée.
(3) La cession fut faite par une dame de Macliet ou Massiet, alliée aux Dielbeke d l,J'
eux aux Absoloens.
LA 11. MARGUERITE DE LOUVAIN 613

au sein d'une foule qui éclatait en cantiques et en acclamations.


C'est d'ordinaire aux étudiants de l'Université qu'appartenait
l'idée première de ces grands cortèges, et dans celui-ci, nous
retrouvons, sous une forme charmante, la preuve du lien qui
rattachait les écoles au souvenir de la vierge martyre. Les deux
plus illustres chambres de rhétorique avaient pour emblèmes la
rose et la pâquerette (1), et pour patronnes les vierges Dorothée et
Marguerite. Le jeu de mots qui rapproche la petite fleur des
prés, margriet, et la sainte enfant du Hoelstraet, Margrietje,
nous apprend à quelle Marguerite s'adressait l'hommage des
étudiants (2). La devise de cette dernière chambre qui datait
de 1476, était : Spyer, pure ou pureté (3), qui convenait admira-
blement à sa patronne.
Les compagnons de la marguerite se réunissaient, pour leurs
exercices religieux, dans une chapelle dont ils partageaient
l'usage, depuis 1654, avec les dominicaines hollandaises. L'his-
toire de cet oratoire appartient à un ensemble de souvenirs
dominicains, qu'il nous convient de rappeler avec plus de
détails.

VII

Les Frères prêcheurs s'établirent à Louvain dès l'an 1228,


sous le règne de Henri II. L'affection que leur témoignait
Guillaume VII, cet abbé de Villers entre les mains duquel
Amand Absoloens avait eu dessein de se remettre, fut pour

(1) « Kersomve », mot de vieux flamand, — comme le mot Spyer, devise de Ja même
clia;nbre de rhétorique.
(2) Il est difficile en effet de
ne pas rattacher au patronage de la Fière Marguerite
sur la chambre de la Kersouwe,\e. culte qui distingua les docteurs lovanistes Ruard Tap-
Pc, .Tean Molanus, Pierre Marcelis, Ilerman Damen, et plus près de nous, Marien
Vei'hoeven et Jules de Becker. Sur les chars allégoriques de 172S, Margrietl;en por-

t!"l. les mêmes attributs
que sa patronne, avec laquelle on affectait de la confondre. —
W- E. VAN IÎVEN, la B. Marguerite,
p. 33.
(!) La chambre de la Rose avait pour devise : Minne, amour, comme on peut Je

v°ir par le triptyque de sainte Dorotliôe, dans la collégiale de Saint-Pierre, où celte
«evise alterne
avec des roses rouges, dans la bordure du tableau.
614 " REVUE THOMISTE

beaucoup dans la faveur qui les accueillit. Il était en elle!


l'ami particulier du prince, auquel il recommanda vivement ses
nouveaux amis et dont il leur assura la protection. Henri l]j
suivit fidèlement les traces de son père. Il fut imité par sa
femme Adélaïde de Bourgogne, et tous deux s'entendirent pour
céder aux Dominicains, établis dans l'île Ducale, le château de
Neder-Hof, qu'ils abandonnèrent en 1256. Sans doute la vieille
demeure n'était plus digne de la haute fortune où les événements
avaient porté les petits fils du Guerroyeur. Mais il semble pré-
férable de croire qu'ils voulaient consacrer à Dieu la place, où il
avait fait retrouver la dépouille mortelle de sa servante, et les
murs qui avaient un instant abrité ses restes jirécieux (1). Adé-
laïde de Bourgogne devait avoir entendu de la bouche de Guil-
laume le récit de ces faits et partagé avec lui la vénération dont
Marguerite était l'objet. Puisque la Providence avait amené en
ce même lieu, — du moins tout proche, — les fils de Dominique,
il n'y avait pas grand effort à faire pour les regarder comme
les gardiens naturels de ces grands souvenirs. La duchesse per-
suada donc à son mari d'agrandir leur enclos, de toute l'étendue
de l'île, afin qu'ils y pussent bâtir un couvent et une église
convenables.
A sa mort, Henri III fut enterré dans le choeur des religieux
dotés par lui, et saAreuve vint habiter un petit logis, dont elle
s'était réservé la jouissance, à la pointe sujjérieure de l'île, sur le
lieu même de la première sépulture de la martyre. Par un senti-
ment de délicatesse charmante, la noble veuve payait aux Prê-
cheurs un loyer d'un denier par an. Bien qu'elle eût un oratoire
dans sa demeure, elle avait obtenu, dans l'église même, une tribune
d'où elle pouvait apercevoir la tombe de son mari. Elle ne tarda
pas à le rejoindre, sous un monument de grand style, qu'une
maladroite restauration de l'église fit disparaître en 1762. L'ins-
cription funéraire échappa seule à ce vandalisme et se lit encore a
la place du tombeau, en. face de la tribune où priait Adélaïde. 1211°

pendant, de l'autre côté du choeur, la prétentieuse épih'p'


a pour 10

(1) Tout en face, de l'autre côté de la Dyle, à Ten-Hovc, les béguines s'élal'I"'011 ,

en 1230, et obtinrent, deux ans plus lard, la permission de bâtir une chapelle, uoiil
desservant était nommé par l'abbé de Villers. On le voit, la même pensée dirigeai! • •

fondateurs.
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 615

je l'auteur de cette profanation, le prieur Van de Putte, qui ne


craint pas de s'y qualifier de restaurateur de l'église dévastée par
jui, « Ecclesiae restaurator. »
Bien que déshonorée par les embellissements de Van de Putte et
]es dégradations révolutionnaires, Notre-Dame des Dominicains
est encore une des plus belles églises de Louvain, et la. plus
curieuse à coup sûr aux yeux de l'archéologue. La nef appartient
en
grande partie au gothique primitif, le choeur au gothique fleuri.
A l'extérieur elle est d'une grande élégance, à l'intérieur d'une
majesté simple et douce, qui résiste aux restaurations du
xvnie siècle. Albert le Grand, dit la légende, y célébra la messe,
avec l'Ange de l'Ecole pour diacre, et l'on y montrait jadis le pupitre
sur lequel Thomas avait chanté l'évangile. Dans la sacristie, on
retrouve les amorces du cloître et l'escalier conduisant à la tribune
de la duchesse. Des constructions modernes enclavent ce qui reste
aujourd'hui de l'ancien couvent, dont quelques parties sont
encore reconnaissables, ainsi que la forme générale de l'enclos
déterminé par la porte monumentale de l'entrée et par le cours de
laDyle qui coule toujours dans le même lit. Les noms mêmes des
lieux n'ont pas changé et L'on peut, sans trop de peine, sur le pont
de l'Aa, se croire encore entre les terres des Prêcheurs et celles
des Mineurs, séparées seulement par le petit bras du fleuve.
Près de l'endroit où la vierge du Hoelstraet avait été mise à
mort, dans le quartier de Bruele (1), s'élevait une chapelle que la
béguine Marguerite Untembruele ht relever, en 1308, et qui était
dédiée à la Bienheureuse Marguerite (2). Ici, comme à Saint-Pierre,
le culte de la nouvelle martyre paraît avoir absorbé celui de la
première. Tout près, à l'angle de laVoer et de la rue de ïerbank,
une autre chapelle dédiée à la Croix datait de la même époque et
devint, en 1420, la propriété des arbalétriers de Saint-Georges,
désireux, semble t-il, d'être voisins de leur protectrice, à cet
endroit delà ville, comme ils l'étaient à la porte Saint-Michel.
Quoi qu'il en soit, nous voyons l'oratoire de la Bienheureuse
n»s, par contrat du 24 octobre 1637, à la disposition des Domini-

(1) Jadis rue Kosten-Bruel, près de la porto do Malines.


(L)
« Oapella in honore beatae Margarilae in Brud iundata de novo. » (Lettre échevi-
ni|lo du 13 juin 1309 Archives de S.-Jacques, fol. 21.)
;
616 REVUE THOMISTE

cains irlandais, qui le gardèrent jusqu'au 29 janvier 1643. \{


avait été agrandi, presque reconstxuit, en 1520, par Daniel Mer-
tens, et consacré, deux ans plus tard, par l'évêque de Ghalcédoine
auxiliaire de Liège. Abandonné par les Prêcheurs irlandais, pour
une église plus vaste, il resta sans emploi pendant près de dix
ans.
En 1652, deux filles pieuses, Agathe Bennebrock et Cécile
Berenstein, vinrent de Hollande à Louvain, avec l'intention d'y
fonder un monastère de Dominicaines. A cet eiTet, elles firent venir
d'Anvers deux religieuses, soeurs germaines, Marie et Anne Yan
Espelghem, qui s'établirent avec elles dans une maison attenante à
la chapelle de la Bienheureuse, le jour delà fête de saint Raymond,
l'an 1654. Cinq ans après, le 10 octobre 1659, le conseil communal
leur céda la jouissance de la chapelle, sur l'avis favorable du cha-
pitre auquel appartenait la collation de ce bénéfice. C'était une
faveur équivoque et d'où résulta plus d'un conflit avec les cha-
noines fort jaloux de leurs droits et peu respectueux des exemp-
tions régulières (1).Comme àla chapelle du cimetière Saint-Pierre,
une maisonnette, domuncula, était attenante à cet oratoire, qu'il
fallut bientôt remanier pour lui donner des proportions plus en
rapport avec sa nouvelle destination.
La chambre de rhétorique, la Kersouioe ou la Margriet, y tenait
ses réunions les jours de grande solennité. C'était bien le lieu qui.
convenait aux fêtes de cette jeunesse turbulente, mais enthou-
siaste et généreuse, dans les rangs de laquelle la Fière Marguerite
avait trouvé tour à tour des poursuivants indiscrets et des dévols
passionnés. La « pure » était vraiment la patronne qu'il fallait à
la culture des belles-lettres, en un temps où la poésie se plaisait à
célébrer la Vierge-Mère, dans les tournois où se conquéraient les
palmes universitaires. Sans médire de « l'amour » et de la Rose,
dont il était la devise, il est permis de préférer la pâquerette cueil-
lie aux bords de la Dyle et la pureté dont elle était le sj'mbole.
En 1674, la chapelle de la Predikkeerinnen-straet tombait en
ruines. Il fallut se résigner à la démolir et à supprimer ainsi l'un
des monuments commémoratifs du 2 septembre 1225.A ce moment)
du reste, la ville avait pris une extension considérable, et la pi))'"
/
(1) DE JONGE : Belgium Dominicanum, p. 159.
LA B. MARGUERITE DE LOUVAIN 617

sionomie du Bruele avait tellement changé qu'il était impossible


de reconnaître, au milieu de ces rues bruyantes, la sauvage soli-
tude d'autrefois. L'aspect des lieux, en se modifiant, entraîne la
modification des pensées. La chapelle du chevet de Saint-Pierre
restée intacte (1) était un meilleur point de repère pour le souvenir
et la piété : c'est là que se portaient désormais les hommages et
les prières. Il m'a fallu, je l'avoue, beaucoup de patience pour
reconstituer cette partie delà tradition, et encore dois-je craindre
de n'y avoir pas réussi. En ce cas, je me recommande à l'indul-
gence du critique, et je demande à bénéficier de la paix promise
à la bonne volonté.
Aujourd'hui le culte de Marguerite refleurit, après une période,
sinon d'oubli, au moins de ralentissement. Pour répondre aux
instructions du Saint-Siège,les chanoines de Saint-Pierre avaient,
au siècle dernier, envoyé à Rome les documents nécessaires à la
poursuite de la canonisation. Les malheurs, dont souffrirent la
Belgique et l'Eglise, à la fin de ce siècle et au commencement du
suivant, rendirent ces démarches inutiles, et jetèrent un voile sur
l'éclat dont avait resplendi le visage de la vierge martyre. Mais de
nouveaux efforts ont été récemment tentés et semblent devoir
bientôt atteindre leur but, grâce au zèle éclairé de Mgr Aerts et de
M. le chanoine de Becker, chargés des enquêtes et négociations
relatives à cette cause.
En attendant, la chapelle de Sainte-Marie in parvo. ehoro (2)
redevient un but de pèlerinage,et je m'y suis rencontré avec deux
jeunes filles, qui venaient implorer la protection de leur glo-
rieuse soeur. Que lui demandaient-elles ? Je ne l'ai point cherché ;
nuis j'ai prié de bon coeur avec elles et pour elles, dans l'espérance
qu'elles ont fait de même pour moi, la charité étant le lien natu-
rel de tous les coeurs chrétiens, surtout
au pied de l'autel.
l'e bon coeur aussi je joignis mon humble offrande à celles que
'on recueille pour la restauration de la chapelle extérieure, où les
cliques sont laissées à l'abandon. Dans une pauvre caisse de verre
a monture de bois doré, la tête couronnée d'un diadème en clin-

vl Ou plutôt restaurée : car c'est seulement en 1878 que la façade extérieure a repris
•''' lormo primitive,
que les modifications dn 172! avaient singulièrement altérée.
*-) « Du petit choeur, » ainsi nommé à cause du service spécial qui s'y faisait.

REVUE THOMISTE. — 4e ANNÉE. — i2.


618 REVUE THOMISTE

quant repose au milieu des principaux ossements, en un pêle-mêle


qui fait peine à voir (1). Les murs, noircis par l'incendie, sont
encore à demi recouverts par des lambeaux de tapisserie et des
restes de peinture. A droite, au fond, est suspendu le broc histo-
rique, à portée de la main et par conséquent en grand péril, s'il
n'est défendu par une vénération sur laquelle il ne faudrait pas
trop compter. Il est grand temps, pour l'honneur de Saint-Pierre
et de Louvain, de porter remède à cette misère.
Pendant qu'on y sera, Dieu veuille .qu'on substitue à la décoration
actuelle du petit-choeur, quelque chose de plus en rapport avec le
style de l'édifice et de plus digne de la titulaire. L'espèce de sarco-
phage en bois doré, qui a remplacé, sous l'autel, le cercueil de
chêne aux ferrures ouvragées du xm" siècle, n'a rien d'artistique, et,
quoi qu'on en dise, les peintures de Verhaghen (2) sont loin d'être
des chefs-d'oeuvre. Outre que la vérité historique y est absolument
sacrifiée, il est impossible de reconnaître laFière Marguerite, la gra-
cieuse et spirituelle fille des Absoloens, dans cette servante fla-
mande, aux traits lourds et à la cotte rouge, bonne plutôt à figurer
dans une Kermesse de Van Ostacle ou de Téniers (3). Ce n'est pas
;

là, vraiment, de l'art religieux ; Saint-Pierre possède assez d'autres


spécimens, de cet art pour qu'on ne s'y trompé pas. La sainte
Dorothée, dont nous avons parlé plus haut, fait regretter que la
Pâquerette n'ait pas été jalouse de la Rose. Nous y aurions gagné
une meilleure illustration du récit de Césaire, et un plus vif encou-
ragement pour notre dévotion.
Louvain, 4 août 1896.
FR. MARIE-JOSEPH OLLIVIER, 1

des Frères Prêcheurs. i

(1) La tête est celle d'une toute jeune fille, avee des dents d'une, blancheur éclatante.
A en juger par les grands ossements, Marguerite était d'une taille élancée, élégant" cl
vigoureuse. La couleur des os prouve qu'ils n'ont pas séjourné dans la terre.
(2) Pierre-Joseph Verhaghen, né à Aerschot en 1728, mort à Louvain en 1811
.
(3) La statuette qui figure au fronton delà chapelle extérieure, — oeuvre de M. Pol'J''
est de bien meilleur goût. Mais elle ne répond pas à
encore ce que je désirerais;] 1

voudrais voir là quelqu'une des naïves et nobles images qui décorent les portait ''
Chartres, de Reims ou d'Amiens, et d'après lesquelles j'ai esquissé plus haut le p01'"' 1

de Marguerite.
L'HYPNOTISME FRANC

N'EST. PAS, DE SOI, DIABOLIQUE

THEORIE DE L HYPNOSE

Je l'ai démontré dans mes deux articles précédents (1), l'em-


ploi de l'hypnotisme n'est pas toujours proscrit par la conscience;
il est permis quelquefois, ne serait-ce qu'à titre de moyen théra-
peutique... à condition pourtant, je n'ai pas manqué de le dire,
qu'il ne soit pas de provenance préternatureile et diabolique. Mais
l'hypnotisme n'est-il pas diabolique essentiellement? Peut-on, de
bonne foi, expliquer les phénomènes étranges qui le caractérisent
par les seules énergies connues de notre nature, sans blesser les
principes et sans contredire les notions certaines de quelque
science, divine ou humaine ?
C'est la question qu'il me faut résoudre aujourd'hui, et à laquelle,
pour ne pas laisser l'esprit de mes lecteurs en suspens, je réponds
tout de suite : L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE.
Si je ne l'avais dit tant de fois déjà, dans le cours de cette étude,
je me ferais un devoir de les avertir que, par hypnotisme franc,
j'entends l'hypnotisme réduit aux procédés et aux phénomènes
l'econnus par tous les hypnotistes comme appartenant à l'hypnose,
et que, par conséquent, je ne parle point et neveux point parier
ici du magnétisme, ni du spiritisme, ni de la télépathie, ni de

(1) Revue Thomiste, nos de mars et de juillet.


620 REVUE THOMISTE-

l'occultisme. Mais tout cela est chose convenue depuis longtemps


entre nous ; et mieux vaut, laissant les commentaires, aborder
immédiatement la démonstration de ma thèse. Voici cette
démonstration, réduite à sa formule la plus simple :
Un fait, ou un ensemble de phénomènes, qui a dans la nature
de l'homme sa raison d'être et sa cause suffisantes, n'est pas, de
soi, préternaturel et diabolique.
Or, l'hypnotisme est un fait, ou un ensemble de phénomènes,
qui a dans la nature de L'homme sa raison d'être et sa cause suffi-
santes.
Donc l'hypnotisme n'est pas, de soi, diabolique.
Evidemment, des deux propositions qui constituent lés pré-
misses de cet argument, c'est la seconde seule qui a besoin 'd'être
prouvée ; et on ne peut la prouver qu'en rappelant ce qui, dans les
propriétés et les énergies de la nature de l'homme, paraît avoir
rapport et proportion avec les phénomènes hypnotiques. .Nous
voilà par là même contraints de nous engager assez à fond dans
F anthropologie et de faire repasser sous nos yeux les notions
principales de la dynamilogie humaine. Il n'y a pas une autre
manière de traiter sérieusement notre sujet; c'est pourquoi nous
ne reculerons pas devant ce travail : j'aurai seulement soin de le
restreindre à l'indispensable. Pour beaucoup il sera intéressant
comme une exploration en pays nouveau, s'il est vrai, selon que
nous l'affirment si souvent les philosophes, que l'homme est à
lui-même, non ce qu'il y a de plus étranger, mais de moins connu ;
et pour.tous il y aura, je l'espère, quelque charme à poursuivre
la solution d'un des problèmes les plus attachants de l'heure pré-
sente en faisant appel simultanément à la psychologie de saint
Thomas et à la physiologie moderne.

L'homme possède les facultés et les propriétés les plus diverses :

il le doit à sa nature singulière et à la place qu'il occupe entre Je'


êtres. Gomme il n'est point seulement un corps, ni seulement un
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE soi, DIABOLIQUE 6:21

esprit, mais un esprit incarné, une nature mixte, un composé


substantiel formé d'une portion de matière et d'une âme spiri-
tuelle, il nous montre réunies dans sa nature les puissances et les
énergies que nous voyons séparées dans les deux mondes qui for-
ment la grande division de l'univers, le monde des corps et le
monde des esprits. L'homme est tout ensemble minéral, plante,
animal, et en a les propriétés; pour le connaître tel qu'il est, la
physique, la chimie, la botanique, la zoologie, sont plus qu'utiles,
indispensables (1). Mais il est esprit aussi réellement qu'il est
corps, et ses facultés intellectuelles sont indéniables, comme lés
nobles fonctions qui en procèdent et les démontrent.
L'on devine bien que, parmi cette pléiade de facultés, toutes
n'ont pas un rôle de même ordre ni une importance égale dans la
production ou les phénomènes de l'hypnose. Or, parmi celles qui
manifestement y tiennent la plus grande place, il faut compter ces
puissances que saint Thomas appelle les « sens internes, sensus
interiores ». Le saint Docteur a sur ce sujet une théorie d'une
portée considérable et qu'il est d'autant plus nécessaire d'exposer
clairement, que, depuis deux siècles, elle est plus ignorée. La
voici,:
L'homme' perçoit deux catégories d'objets qui, comme tels,
diffèrent totalement. Il perçoit des êtres matériels individuels et
concrets, tel cheval attelé à telle voiture, tel arbre sur telle haie, ce
brin d'herbe sur cette motte de terre; mais il perçoit en même
temps l'universel et l'immatériel pur ; car il possède les idées
générales de cheval, d'arbre, de brin d'herbe, et raisonne sur la
vérité, la sagesse, le droit, les relations des choses (2). A ces deux
catégories d'objets répondent deux catégories de facultés de per-
ception : les sens, facultés organiques, l'intelligence ou la raison,
faculté qui est en dehors et au-dessus de tout organe, puisque
autrement elle ne saurait atteindre jusqu'à l'immatériel. Mais les
sens eux-mêmes sont de deux sortes : les uns sont extérieurs, au
moins par leurs appareils périphériques : ce sont la vue, l'ouïe,
1 odorat, le goût et le toucher; les autres sont totalement cachés

U) Y. Nouvelle Bibliothèque de l'étudiant en médecine, publiée sous la direction de


L. Testut, professeur à la Faculté de médecine de Lyon.
(2) Summa Contra Genliles, lib. II,
c. 6G : « Contra ponentes intollectum et sensum
<-sse idem. »
622 REVUE THOMISTE

dans la niasse de l'encéphale et ne se révèlent que par leurs opéra-


tions, d'où leur nom de sens internes.
Il faut voir comment saint Thomas en établit du même coup
l'existence et le nombre, en s'appuyant sur le rôle spécifique de
chacun, tel que l'observation nous le révèle.
Il n'est pas un de nous qui ne remarque à toute heure que non
seulement il voit, entend, palpe, savoure, mais encore qu'il com-
pare entre elles ces diverses sensations, et les unit de manière à se
former la représentation à la fois intégrale et une des objets.
Ainsi je vois une source de montagne couler sous les mousses,
limpide comme un cristal, j'entends son murmure, je savoure ses
eaux et admire sa fraîcheur en y plongeant la main. Chacune de
ces sensations particulières m'est donnée par un sens particulier ;
mais d'où me vient, où se forme en moi la sensation totale de la
source? Je vois couler et j'entends chanter l'onde, et je constate
lequel des deux, par exemple, m'est le plus agréable. Mais qui
fait ce discernement en moi? Ce doit être une faculté sensitive,
puisqu'il s'agit de coordonner des sensations et de percevoir leurs
différences : « cognoscere sensibilia, in quantum sunt sensibilia, est
sensus (1). » Et par ailleurs ce sens doit être ou l'un de nos cinq
sens extérieurs, ou quelque sens interne. Or, ce n'est évidem-
ment ni l'oeil, ni l'oreilJe, ni aucun autre de mes cinq sens qui
unit et compare de la sorte ; car l'oeil ne perçoit que la couleur,
l'oreille, que le son ; bref, chacun de mes cinq sens n'atteint que
son objet propre.
Reste donc qu'il existe au-dedahs de nous-mêmes Un sens qui
perçoit à lui seul ce que perçoivent isolément tous les autres, où
par conséquent tous les autres aboutissent, qui concentre en lui-
même les pouvoirs et les perceptions des sens particuliers, et qui,
pour ce motif, est appelé fort justement Le sens intérieur central
« sensorium commune, sensus communis » (2).
On le voit, le sens intérieur central ne connaît les êtres maté-
riels et leurs propriétés que par les sensations qu'ils produisent
dans les sens particuliers. Ils ne sont en conséquence que son
objet indirect; son objet direct, ce sont les sensations. Mais s il

(1) S. THOMAS, Comment, in III. De Anima, lect. 3.


(2) S. THOMAS, Comment, in III. de Anima, lect. 3.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 623

connaît ainsi ce qui se passe dans chacun de nos cinq sens exté-
rieurs, en particulier dans le sens si étendu du toucher, l'analogie
nous autorise à penser qu'il peut aussi bien connaître les affec-
tions et les divers états du reste de l'organisme. Comme donc il
ne faut point multiplier sans raison les facultés, nous lui attri-
buerons encore ce rôle; et nous verrons dans le sens intérieur
central le siège de cette conscience d'ordre inférieur, ou cons-
cience sensible (1), qui non seulement nous renseigne sur notre
activité de surface, mais encore nous avertit de la disposition
intime de nos membres et, dans une certaine mesure, de nos
viscères, ainsi que du jeu de nos muscles.
Enfin, la dépendance où nous voyons les sens particuliers à
l'égard du sensorkim commune, nous induit à regarder les pre-
miers comme les prolongements diversifiés du second : et, d'après
cette vue, le sensorium serait comme le réservoir — saint Thomas
dit le principe et la racine commune — (2) de notre sensibilité
externe. "
-
Tel est, en substance, l'enseignement thomiste sur le sens inté-
rieur central. La science moderne est loin d'y contredire. Aujour-
d'hui lp.s nlrvcinlnoficl AC rl/StArmin AS liai' TIAC rnigonS pnî TIR- sont-
point indiscutables, n'admettent pas, il est vrai, que la perception
ait lieu dans le sens extérieur. Pour eux l'oeil, l'oreille, etc., ne sont
que des appareils périphériques récepteurs » (3), et. la perception
ne se produit que dans les éléments nerveux du cerveau. Mais en
même temps qu'ils soutiennent, au moins pour la plupart, cette
théorie, ils admettent tous « le grand principe des énergies spéci-
fiques des organes des sens formulé par Jean Millier » (4), c'est-à-
dire reconnaissent qu'une même espèce de sensation, visuelle,
auditive, etc. ne peut se produire que dans un seul et même
organe cérébral. Dès lors le raisonnement de saint Thomas garde
toujours sa valeur : L'organe de la vue — intro-cérébral ou non
— ou mieux nul organe sensoriel ne peut percevoir ni sa propre
opération — l'oeil ne peut voir sa vision — (S) ni les qualités des

(1) Sum. Theol. I, q. 57, a. 2.


(a) Sum. Theol. I,
q. 78, a. i, ad !..
lrf) HI'SJJON, Précis de Physiologie, 467. \
p.
('0 FniîDEHicQ et NUIÎL, Eléments de Physiologie humaine, p. o94.
( 5) Sum. cont.Gent., lib. II,
e. 66.
624 REVUE THOMISTE

objets perçues par les autres organes spéciaux. Donc, puisque nous
connaissons les actes de chacun de nos sens et unissons dans une

tral ou commun. ......


représentation intégrale les qualités différentes perçues dans les
objets par chacun d'eux, il existe en nous un sens.intérieur cen-

Cette existence du sensorium commune dont ils ne se font pas une


idée très nette, parce qu'il leur a manqué l'analyse si pénétrante et
si précise de saint Thomas, nos physiologistes l'affirment cepen-
dant ; et ils nous parlent, à l'occasion, de cette «conscience» in-
férieure, de ce « témoin » de notre activité et de nos états intimes,
c'est-à-dire le sens intérieur par lequel l'individu observe ses opé-
rations » (1). C'est lui qu'ils désignent; sans pourtant s'en rendre
bien compte et en ne considérant que l'une de ses fonctions, sous
le nom de « sens musculaire — ou conscience musculaire (2) -—, au-
quel nous devons la notion des mouvements exécutés » (3), et qui
« nous permet de juger de la force et de l'étendue de nos mouve-
ments » (4).
Le sensorium commune est le premier des sens internes, l'imagi-
nation est le second. Saint Thomas la définit : « Celle de nos puis-
sances qui perçoit les images des choses corporelles, même en
l'absence de ces dernières, apiprehensiva siviilitudinum corporalhtm,
etiàm rébus absentibus quarum sunt similitudines » (5).
Contrairement à la thèse du spiritualisme exagéré, en particu-
lier de Malebraiiche ^— qui surfait l'imagination jusqu'à la con-
fondre avec l'intelligence, et d'autre part en aurait écrit tout le
mal qu'on peut en dire s'il n'avait omis de constater qu'il en
était lui-même une des p>lus illustres victimes (6) — notre grand
Docteur affirme que l'imagination est une faculté de l'ordre sen-
sible, « imaginatioestpotentia sensitivsepartis », et cela avec raison,
puisqu'une puissance qui a pour objet les êtres matériels concrets
et déterminés par l'étendue, et qui de plus nous est commune
avec l'animal, comme c'est le cas de l'imagination, ne saurait être

(i) Cli. DIÏIIIKRKE, La moelle épiniàre et l'encéphale, p. SOI.


(2) DuciiiiXKis, cité par PITIIES. Leçons cliniques sur l'hystérie, I, p. 118.
(3) MAÏIUAS-DUVAI,, Cours de physiologie, p. 536.
(4) Ibid.
(5) Sum. Theolog. I, II, q. xv, ;, 1.
(6) Recherche de la vérité, II.
L'UYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE soi, DIABOLIQUE 62b

qu'une faculté organique (1). Il affirme en outre que l'imagination


conserve les impressions recueillies par les sens extérieurs, et
peut être regardée « comme le trésor des représentations qui nous
viennent par eux, « imaginatio quasi thésaurus quidam formarum
pe.r sensum acceptarum» (2). Et, de fait, en l'absence de tout objet,
l'homme peut revivre, dans une certaine mesure, toutes ses sen-
sations passées : le voyageur revoit les "pays qu'il, a parcourus,
après de longues années ; le musicien entend la mélodie qui
l'avait charmé autrefois ; le sensuel, dans ses rêveries, aspire le
parfum des fleurs, savoure les mets délicats, palpe les tissus fins
et moelleux.
De ce que l'imagination garde ainsi les images des objets que
les sens ont perçus, plusieurs philosophes ont pensé que, dans le
fond, l'imagination n'est pas autre chose que la mémoire. C'est
une erreur, qui provient de ce que l'on confond deux actes et deux
oJ)jets fort distincts. «Nous disons nous souvenir, écrivait Albert
le Grand, alors seulement que nous reconnaissons, au moyen des
impressions que nous ont laissées les objets, ce que nous avons
déjà une fois vu, entendu, ou appris... quando... distincte recog-
noscimus id quod prius vidimus, audivimus, et didicimus » (3). On
ne saurait mieux dire. L'imagination conserve et.regarde, la mé-
moire reconnaît. « Pour qu'il y ait mémoire, ajoute saint Thomas
développant la même pensée, il faut que l'acte du souvenir ait été
précédé par un acte de perception et qu'entre les deux il se soit
écoulé un certain temps » (4). Le passé appartient essentiellement
à l'objet de la mémoire, « memoria estprsetèriti » (b). L'imagination
et la mémoire n'ont donc ni le même acte ni le même objet. Il y a
donc lieu de les regarder comme deux facultés distinctes. Toute-
fois elles sont de même ordre, en ce sens que l'une et l'autre appar-
tiennent à la sensibilité. Cette mémoire, en effet, qui, en nous,
fixe et regarde les choses à un point précis de la durée concrète, ne
saurait être identifiée avec aucune des puissances intellectuelles
dont l'objet propre est l'être abstrait qui, comme tel, n'est situé

(i) Qusest. un. de Anima, art. 13.


(2) Sum. Theolog. I. q. 78, a. 4.
(3) De Memoria et Reminiscentia, tract. II, c. 2.
(') De Mem. et Rem. lect. I.
(5) Ibid.
626 REVUE THOMISTE

ni dans le temps ni dans l'espace. Saint Thomas a même, à ce


sujet, une façon de parler qui n'est pas pour déplaire à nos physio-
logistes du jour : Expliquant le mécanisme delà mémoire d'après
Aristote, il dit : « L'objet matériel ébranle le sens, et ce mouve-
ment est imprimé dans l'imagination comme une certaine ima»e
sensible, qui demeure quand l'objet disparaît, à peu près comme
le dessin du sceau reste dans la cire, quand l'anneau n'y est plus,
« motus qui fit a sensibili in sensum imprimit in ]jhantasiâ quasi
quamdam figurant sensibilem » (1). Après de telles paroles, les
mouvements vibratoires persistants de ïïartley et les phosphorescences
cérébrales de Lûys et de Moleschott ne semblent pas condamnés a
priori. Un psychologue thomiste les admettrait sans peine comme
base anatoniique et physiologique de la mémoire. Il aurait soin
seulement de ne pas laisser dans l'ombre, comme le font ces
savants, l'élément psychologique du phénomène (2). Mais lie dis-
sertons pas davantage, et disons tout court que la mémoire des
faits passés est le troisième de nos sens internes de perception.
Le quatrième est l'estimative, ou faculté d'appréciation. JN7ous
l'observons déjà chez les animaux, dans ces jugements rudimcn-
taires qui déterminent et dirigent leur activité. C'est grâce à l'es-
timative "que la brebis, qui voit le loup venir, fuit; que l'oiseau
choisit la brindille qu'il lui faut pour construire son nid, que le
chien voit dans le regard et l'attitude de son maître s'il doit s'ap-
procher ou s'éloigner. A plus forte raison existe-t-elle dans
l'homme, et plus parfaite encore, puisqu'il possède une âme et
un cerveau plus parfaits. Elle se révèle dans tous ces cas où nous
percevons des rapports de convenance ou d'opposition entre les
objets et nous, quand nous les estimons, d'une appréciation
toute pratique, ou nuisibles ou utiles. Et toujours il est aisé de
distinguer son jugement de celui delà raison; car celui delà raison
est universel et abstrait, celui de l'estimative concret et particu-
lier : alors que la raison peut donner la définition scientifique de
ce qu'est un rapport ou une convenance en général, l'estimative
ne perçoit et n'apprécie que ce rapport, cette convenance, avec
tel objet donné. Elle n'est rien de plus que la faculté des juge-
ments empiriques.
(1) Comment. De memoria et reminiscentià. lect. III.
(2) M. Ai.ioen'r FAHGIÎS. Le cerveau et la pensée, p. 277.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE (527

j\Tous pouvons maintenant comprendre et embrasser dans son


ensemble la conception que s'est formée saint Thomas des moyens
de connaissance que l'homme possède en sa nature. Il a d'abord
ses cinq sens extérieurs, qui lui font percevoir l'existence et les
diverses propriétés des êtres matériels placés autour de lui, et
aussi les qualités apparentes du corps qui constitue la moitié de
sa
substance. Il a ensuite un sens interne central ou commun, qui
unit et coordonne les perceptions spéciales des sens, nous instruit
de leurs opérations, du fonctionnement et de l'état de nos organes.
Les sens extérieurs et le sensorium commun exercent leurs opé-
rations seulement quand les objets ou les phénomènes sont pré-
sents : l'imagination en conserve les images ou les impressions,
el nous les montre encore après qu'ils ont disparu. La mémoire
les reconnaît et détermine leur place sur la ligne du passé. Enfin
l'estimative porte ses jugements empiriques sur le convenable,
l'utile, le nuisible des choses. Et au-dessus de toutes ces facultés
cl de leurs organes, contemplant l'idéal et l'immatériel pur, res-
plendit la raison.
Si abrégées que soient ces notions sur l'existence et la nature
des facultés humaines de connaissance, elles suffisent à notre but.
Mais je ne saurais me dispenser d'ajouter quelques mots sur nos
facultés de tendance.

II

Saint Thomas n'a pas le moins du monde préludé à Hartmann


l'inventeur, plus fou que philosophe, de la « Philosophie de l'In-
conscient » et de la « Volonté vide, das leere Wollen », d'où il
disait sortir tout l'univers ; mais il a cependant accordé à la ten-
dance et à l'effort
un grand rôle dans le monde. D'après lui, si
toute chose n'est pas l'évolution d'un vouloir, il y a un vouloir en
toute chose. Mais il faut l'entendre lui-même expliquer sa pensée
SUl'ce sujet, dans une magnifique page que je veux traduire :

« Tous les êtres tendent vers quelque bien, et ceux qui sont
''oués de connaissance, et ceux-là mêmes qui en sont dépourvus...
''aïs l'on peut tendre vers quelque chose de deux manières : en se
625 REVUE THOMISTE

dirigeant soi-même, comme fait l'homme qui se rend à l'endroit


qu'il s'est fixé; ou en étant dirigé par un'autre, comme la flèche
par l'archer. Ces êtres seuls se dirigent eux-mêmes vers le but, qu|
le connaissent; car nul ne peut diriger s'il ne sait où il veut faire
parvenir. Quant à ceux qui ne connaissent pas le but, ils peuvent
y être conduits par un autre. Et, en réalité, cela arrive, de deux
façons. Quelquefois ce qui est dirigé vers le but reçoit de l'être
qui le dirige une simple impulsion sans nulle forme d'où suivent la
tendance et l'inclination comme propriétés : une telle direction
est violente; ainsi la flèche est lancée vers le but. D'autres fois ce
qui est dirigé vers une fin reçoit de ce qui le dirige une forme
d'où résulte l'inclination elle-même ; et alors cette inclination est
naturelle, comme ayant son principe dans la nature ; telle l'incli-
nation de la pierre à tomber quand elle est libre... C'est de cette
sorte que tous les êtres de la nature sont inclinés vers ce qui leur
convient; car ils ont en eux-mêmes le principe de cette tendance,
si bien qu'elle leur est naturelle, et qu'ils semblent marcher, plu-
tôt qu'être dirigés, vers ce qui est leur perfection... Mais ce qui
tend vers quelque chose sous la direction d'un autre, tend vers
le même but que celui qui dirige; ainsi la flèche tend vers le
même but que vise l'archer. Comme donc tous les êtres ont été
inclinés vers leurs fins propres, d'une inclination suivant de leur
nature, par Dieu premier moteur, tous aspirent naturellement
vers ce qu'il veut lui-même. Et, parce que l'objet dernier de sa
volonté ne peut être que lui, et' qu'il est la bonté par essence, il
s'ensuit, par nécessité, que tous les êtres tendent naturellement
vers le bien, et, en conséquence, le désirent et le veulent, puisque
tendre vers un bien c'est, en quelque façon, le désirer et le vou-
loir (1).

Tout être tend, par la pente même de sa nature, à ce qui est sa
perfection. En le disant, saint Thomas n'invente pas, il constate-
Depuis le plus bas degré jusqu'au sommet de l'échelle des êtres,
tout s'efforce, tout travaille et lutte pour s'assurer l'existence cl
l'action. Toute chose veut son bien, par volonté de nature. C'est
d'après cette loi universelle que l'oeil veut voir, l'oreille entendre,
la mémoire se souvenir, l'intelligence comprendre. De soi, chaqllC

(1) Qq. Dispul. De Veritate, q. xxn, a. 1.


L'HYPNOTISME FRANC N*EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 629

nature ne demande qu'à agir : elle n'attend qu'un objet, des cir-
constances propices, et l'impulsion dont elle peut avoir besoin.
,1e ne m'étends pas davantage sur cette belle théorie thomiste de
]a volonté, ou appétit naturel, « appetitus naturalis », qui nous dé-
couvre Un des ressorts profonds de l'activité des êtres. Tout au
plus ferai-je observer qu'il ne faut pas confondre cette volonté
naturelle avec l'habitude, par cette raison que, si l'habitude elle
aussi incline à agir, elle n'y incline pas comme 1' « appetitus
naturalis ». L' « appetitus naturalis » crée simplement le besoin
d'action : l'habitude sollicite à agir de telle ou telle façon parti-
culière, à poser telle ou telle espèce d'acte pour lequel elle vous
donne delà facilité et de l'attrait, «faciliter ac delectabiliter » (1).
Elle détermine et spécifie (2) le désir naturel d'activité qu'elle rend
en même temps plus intense.
Mais j'ai hâte d'ajouter que saint Thomas reconnaît deux autres
facultés de tendance qui nous sont révélées par deux vouloirs
nettement caractérisés et différenciés.
.

Ne nous disait-il pas, en effet, il n'y a qu'un instant, appuyé sur


une observation de toute évidence, qu'il y a deux manières de
poursuivre une fin : en la connaissant, et sans la connaître.
Comme donc il y a une. faculté de tendance qui n'est qu'un instinct
aveugle et déterminé par la nature, ainsi il doit en exister une,
ou plusieurs autres, qui correspondent à la puissance de connaître
et soient modelées sur elle. Mais, nous l'avons vu, dans l'homme,
il y Une double connaissance, la connaissance sensible émanant
a
île facultés à la fois psychiques et organiques, la. connaissance-

intellectuelle, qui procède de l'esprit seul. Il en doit être de même


dans l'ordre du vouloir; et il y faut compter deux facultés, l'une
lui est le principe de nos vouloirs sensibles, l'autre, de nos vou-
loirs intellectuels. Celle-ci,
comme l'expose saint Thomas, aime
ci poursuit la bonté, l'utilité, la jouissance en elles-mêmes, dans
leur raison essentielle, et les choses
en tant seulement que cette
''aison de bonté qui les fait désirables s'y montre rayonnante et les
eilveloppe : celle-là aime directement les choses bonnes, utiles,
"Stables; son objet est, non pas la bonté idéale, mais la bonté
c°»crète, incorporée : « non appétit ipseem bonitatem vel utilitatem
(') Disputai. De Veritate, q. xx, a. 2.
Q//. (
( 2) Sum. Theolog., I, II, q. uv, a. 1.
630 REVUE THOMISTE

autdelectationem, sed hoc utile, vel hoc delectabile (1). » Nous possé-
dons cette dernière de commun avec les animaux, mais la pre.
mière est le glorieux apanage de notre nature d'homme.
Ainsi tout se tient et se répond à merveille dans la doctrine de
saint Thomas : ainsi, dans la question de la volonté comme dans
celle de la connaissance, marche-t-il toujours, d'accord avec la
raison et les faits, également éloigné des deux erreurs extrêmes
le matérialisme qui explique toute notre activité vitale par la
matière, le spiritualisme exagéré qui la rapporte tout entière à
l'esprit seul.

III

La première condition pour comprendre quelque chose à l'hyp-


notisme et avoir le droit d'en parler, est deconnaître atout le moins
ce qui vient d'être dit sur l'existence et la nature des puissances
de l'âme humaine. Mais cela même ne saurait suffire. Il est néces-
saire d'y joindre quelques notions sur leur fonctionnement. Le jeu
de cet admirable mécanisme qu'est notre nature, une fois connu
dans ses principaux détails, les phénomènes hypnotiques s'expli-
queront d'eux-mêmes.
Tout d'abord, l'observation la plus superficielle nous fait recon-
naître entre les facultés un certain ordre, déterminé par leur na-
ture respective et de mutuelles influences. Par nature, les facultés
intellectuelles sont supérieures aux facultés sensitives; elles les.
contrôlent, et, dans une certaine mesure (2), les dirigent et leur
commandent. Si nos yeux nous rapportent qu'un bâton plongé
dans l'eau se brise, que le soleil n'a pas plus de deux empauincs
de diamètre, que des personnes sont assises ou se promènent dans
une glace desalon, notreraison redresseleurtémoignage. De même
si elle le juge convenable, notre volonté, par une détermination
libre, applique nos yeux à regarder un paysage, notre imagination
à créer une scène fantastique, lance notre mémoire à la reclicrcJi"
d'un fait oublié, lâche la bride à notre indignation ou la retiem.
Telle est même pour nous la façon d'agir normale. Notre activité
n'est proprement humaine, nos actes vraiment humains que si,|(

(1) Qq. Disput. De Veritate, (j. xxv, a. 1.


(2) Sum. Tlieolog.î, q. LXXXI, a. 3.
L'nyPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIADOLIQUE 631

raison contrôlant et dirigeant, la liberté meut nos puissances (1).


Biais les choses sont loin de se passer toujours ainsi ; et, à défaut
de l'expérience, l'étude seule de nos facultés nous l'aurait fait de-
viner. C'est qu'en effet, si elles sont disposées suivant un ordre
hiérarchique constant, et de manière à agir de concert, il n'est pas
moins vrai que chacune, possédantune constitution etuneénergie
parfaitement distinctes, a par là même une opération nettement
distincte aussi, lui assurant une certaine autonomie, une certaine
indépendance. Le sens de la vue, par exemple, étant si nettement
différencié du sens de l'ouïe, l'on conçoit tout de suite que nous
puissions voir sans entendre. La distinction de nos facultés rend
possible et fait prévoir la dissociation de leurs activités. Dès lors,
à nous en tenir simplement à cette conception théorique qui a été
exposée plus haut, nous comprenons sans peine qu'il peut arriver
'
ceci que non seulement nous voyions sans entendre, mais encore
que l'imagination montre ses tableaux, la mémoire lesfaits passés,
sans que notre volonté sensible s'en émeuve; ou encore que nos
sens' extérieurs, notreimagination, notre mémoire, notreémotivite,
notre sensibilité tout entière soient en pleine action, sansquenotre
raison et par conséquent notre libre arbitre interviennent, sans
que nous ayons la connaissance réfléchie ou la parfaite conscience
de ce que nous faisons ou de ce qui se passe en nous, de telle sorte
que nous entrions dans un véritable automatisme psycholo-
gique (2), comme parlent les modernes.
La distinction de nos puissances n'est pas du reste la raison adé-
quate delà dissociation de leurs activités. Saint Thomas va nous
le montrer et nous révéler en même temps une nouvelle loi
psy-
cliologique, dans le passage suivant d'une importance extrême :
« Gommettoutes nos puissances, dit-il —- celles qui résident dans

un organe et celles qui n'y résident pas — ont leur racine dans la
seule essence de l'âme, in unâ essentiel animas radicentur, (3) il est iné-
vitable que sil'unes'applique àsonacte avec une intensité excessive

il) Ibid., I, II, q.I. a. 1.


'-) M. le D 1' Grasset a publié une leçon extrêmement intéressante sur « l'Automatisme
Psychologique » dans un ouvrage qu'il vient de faire paraître, et qui mérite -l'attention
<'°s psychologues
au moins autant que celle des médecins. En voici le titre : Leçons de
clinique médicale,
par le 1> Grasset, recueillies et publiées par le Dr V. Vedel, in-8°,
!'• 1-176. Montpellier, Charles Boehm.
\i) Sum. Theolog. I. II, q. LXXVII, a. i.
632 REVUE THOMISTE

les autres n'agissent que faiblement ou même cessent tout à. l'ait


d'agir, tant parce qu'une force divisée est toujours moindre et
ne s'accumule sur un point qu'au détriment des autres, que parce que
toute opération vitale requérant une application de la faculté, si
l'application est par trop énergique dans une direction elle ne saurait
plus être enmême temps énergique dansuneautre ». Saint Thomas
énonce ici une pensée, qu'il rappelle souvent dans ses ouvrages,
et qu'il nous faut bien comprendre; elle est d'ailleurs toute fondée
sur l'expérience : c'est que nulle faculté ne peut agir sans la dis-
position qu'il désigne de ce nom latin d'intentio. Nous n'avons
point malheureusement en français de mot dont la signification
soit assez large pour s'appliquer avec justesse à cette disposition
iommune à foutes nos facultés. Mais l'analogie vanous la faire con-
cevoir. Dans un endroit delà Somme contre les. Gentils (1)', saint
Thomas s'exprime en ces termes : « Nulle faculté de connaissance
- -

ne connaît quelque chose d'une connaissance actuelle, sans l'atten-


tion, vis cognoscitiva non cognoscit aliquid actu, ni'si adsit intentio.
C'est pourquoi il arrive parfois qnç,, faute d'attention, les images
sont conservées dans l'organe (de l'imagination) sans qu'elles y
soient perçues actuellement, unde et pha?itasmatain orgmio cônser-
tata interdumnon actuimaginamur, quia intentio non refertur ad ea{2).
Ce qu'est l'attention pour les facultés de connaissance, « Vinien-
tio » est cela même pour les autres facultés. Toute faculté pour pro-
duire son acte et se mettre efficacement en rapport avec son objet
doit être à sa façon attentive, c'est-à-dire recevoir une disposition
qui la fasse sortir de son état potentiel qui la constitue appliquée
et partie prenante. Mais cela suppose une force qui appli-
que ; et, comme raisonne fort bien saint Thomas, cette force ve-
nant de l'âme et l'âme n'étant pas infinie, si une faculté est appli-
quée hors démesure, les autres le seront moins et n'auront qu'une
action languissante ou nulle.
D'après le saint Docteur, il y a dans notre âme, outre la ten-
dance à l'opération spécifique dont nous avons parlé plus haut
{appetitus naturalis) et qui est propre à chaque faculté, une sorte
de fonds commun d'énergie vive, qu'il appelle « intentio animas «
laquelle à l'état ordinaire se répartit d'une manière sensiblement
(1) Lib. I, cap. T.V.
(2) lbid.
L'nYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 633

égale entre les différentes facultés, mais (1), en certains cas afflue
vers quelques-unes, ou même vers une seule, de préférence; de
telle sorte que notre activité s'exalte sur un point, et s'abaisse
ou même devient inappréciable sur tous les autres. C'est cette loi
que Dante Alighieri constate et formule en poète, quand il s'écrie:
«
0 imagination, qui parfois transporte l'homme tellement hors
de lui-même, qu'il n'aperçoit plus rien de ce qui J'entoure, et
n'entendrait pas mille trompettes sonnant à ses oreilles. »
0 immaginativa, che ne rube
Tal vol ta si defuor, ch' nom non s'accorge,
Perche d'intorno suonin mille tube (2).
C'est cette loi que je n'ai pas été peu surpris de voir rappelée par
lebonDonat lui-même dans ses notes suri''Andrienne, quand expli-
quant ce mot « Ilabet » il écrit : « Habet signifie : il est atteint. Il
se dit proprement des gladiateurs, que les autres voient blessés
alors qu'ils ne se sentent pas encore blessés eux-mêmes, quia
prius alii vident quam ipsi sentiantp/ercussos (3)». Tout entier à Ja
pensée de combattre et de vaincre, le gladiateur ne s'aperçoit pas
de sa blessure. Et cela me fait souvenir de cette histoire que
raconte M. Taine et qu'il tenait d'un témoin oculaire : « Au bom-
bardement de Saint-Jean-d'Ulloa, une volée de boulets mexicains
arrive dans la batterie d'un navire français; un matelot crie:
«Rien, tout va bien». Une seconde après, il s'affaisse évanoui*.
un boulet lui avait fracassé le bras ; dans le premier moment, il
n'avait rien senti (4) ». Les faits de ce genre ne se comptent plus,
La nature de notre âme et de ses facultés telle que l'observa-
tion la révèle nous fait donc comprendre que les unes peuvent
agir, les autres n'agissant pas, et que l'activité des unes pourra
être| d'autant plus intense que celle des autres le sera moins, et
réciproquement.
Que si l'on demande par quelles causes peut être déterminée
celte concentration de l'activité psychique, je répondrai, avec
saint Thomas, que la cause peut en être ou hors de nous, ou en
nous-mêmes. Un chimiste, faisant une expérience mal combinée,
provoque l'explosion d'un mortier dont un fragment lui brise trois
(1) Sum. Theolog. I. II, q. xxxvn, a. 1, q. xxxvni, a. 2, et passim.
(2) Diviiia Commedia, Purgat., caut. xvn, v. 13-18.
P) In Andriam (TEKENTII), act. I, SCIÏN. I.
('0 De l'intelligence, lom. I, p. 100.

REVUE THOMISTE. 4e ANNÉE. 43


634 REVUE THOMISTE

doigts de la main. La douleur peut être si vive que la force psy-


chique s'y porte en quelque sorte toute entière, « dolor sensibilis
maxime trahit ad se intentionem animse (1) », et que, pendant plu-
sieurs heures, notre malheureux savant ne puisse plus appliquer
son esprit à l'objet ordinaire de ses études, « imp>editur homo ne
tune aliquidaddiscere p>ossit ; et tantumpotest intendi (dolor) quodnec
etiam instante dolore. potest homo aliquid considerare quod prius
scivit (2) ». Mais, à la rigueur, le contraire pourrait arriver aussi,
et l'amour de la science « amor ad addiscendum vél conside-
randum (3) » avoir tellement absorbé son âme, qu'il lui fît
presque oublier la douleur. Dans ce cas la concentration de
l'énergie serait produite par une cause interne: cet amour
extraordinaire du savoir. Saint Thomas avait le droit de faire celte
seconde hypothèse, lui dont on raconte qu'expliquant un jour le
dogme de la Trinité, le flambeau presque consumé qu'il tenait à la
main lui brûlait les chairs sans qu'il y prît garde. Il enseigne du
reste que, dans le cours ordinaire et normal des choses, c'est la
volonté qui dirige et fait porter cette « intention de l'âme » sur Jes
objets en y appliquant les puissances; que ce soit la volonté intel-
lectuelle à laquelle toutes sont soumises excepté celles qui prési-
dent aux fonctions de la vie végétative, ou la volonté sensible qui
n'a directement d'action que sur celles de son ordre (4).
Mais le but que nous poursuivons dans cette étude exige que
nous ne nous bornions pas à ces généralités sur Faction de nos
facultés, et que nous entrions dans quelques détails sur la façon
d'agir propre à certaines d'entre elles.
Parlons d'abord de l'imagination.
L'imagination, avons-nous dit, nous fait percevoir les objets,
même quand ils ne sont plus présents. Mais qui. la met en mouve-
ment et la détermine à éclairer les tableaux qu'elle tient en réserve
dans son organe «phantasmataservatain organo »? — Sans doute,
il faut d'abord citer la volonté (5). Je pense à Rome, et veux m'en
rappeler les principaux monuments. Aussitôt voici le dôme de
Saint-Pierre, les ruines du Palatin, le Colisée, l'arc de Titus qui
(1) Sum. Theolog. I. II, q. XXXVII, a. 1.
(2) ma.
(3) Ibid.
(4) Sum.cont. Gent., lib. I, c. ivi. Sum. Theolog. I. q.
— J.XXXH, a, 4,
(5) Sum. Theolog. I, 9. LXXXI, a. 3, ad 3.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 635

m'apparaissent. Il m'a suffi de vouloir pour que mon imagination


se mît à l'oeuvre. Mais pour s'y mettre elle nJa pas besoin de l'im-
pulsion de la volonté. Survienne quoi que ce soit, de grave ou
d'insignifiant, dans l'esprit ou dans le corps, et la voilà en mouve-
ment. Le moindre de nos événements intérieurs l'excite et provoque
de sa part une réponse. « Un simple déplacement d'humeurs ou
une agitation du sang, observe saint Thomas, peut déterminer
l'imagination à former ses images, que la raison soit libre ou
enchaînée, commotio spirituum et sanguinis... ligata aut non ligata
rations (1) ».
Du reste elle est aussi impressionnable aux événements du
deJiors qu'à ceux du dedans. Qu'on prononce seulement le nom de
Paris en votre présence, et elle vous montrera aussitôt Notre-
Dame ou la Tour Eiffel : qu'on nomme Platon, Aristote, Cicéron,
César, et en même temps elle vous fera voir leurs statues en tel et
tel musée, ou leur image au frontispice de telle édition de leurs
oeuvres. Plutôt que de rester inactive ou à court, elle fera des rap-
prochements imprévus et étranges. Tout à l'heure, me promenant
à travers la campagne avec un collègue : a Ah! s'est-il écrié, me
montrant un puits peu profond, entre un bois et une prairie, je
m'imagine, là-dedans, « capitaine renard avec son ami boxic »;
cela devait être drôle ! » Un autre de mes amis, quelque peu
moqueur, prétendait ne jamais voir certain clocher sans se repré-
senter le nez d'un digne notaire de sa connaissance.
L'on ne doit pas craindre de prédire après cela que si une faculté
peut absorber quelquefois « l'intention de l'âme » à son profit et
au détriment des autres, l'imagination se rendra souvent coupable
de cet abus.
Ce dévergondage d'activité qui caractérise l'imagination pourrai t
faire croire qu'elle né subit aucune règle dans la formation de ses
images. Mais il n'en est pas absolument ainsi : les lois de l'asso-
ciation des souvenirs que saint Thomas a formulées à propos de
la mémoire lui conviennent également, et elle y est généralement
soumise. Comme nous l'observons à chaque instant, nos souvenirs
s'appellent les uns les autres; nos images font de même. Elles
s'enchaînent et s'attirent suivant une triple loi : «loi de similitude :

(1) De malo, q. m, a. 4.
636 REVUE THOMISTE

le souvenir et l'image de Socrate amènent le souvenir et l'image de


Platon qui lui fut semblable en sagesse ; loi de contrariété : Si Hec-
tor nous est montré, aussitôt nous songeons à Achille; loi d'affi-
nité : l'image du père appelle l'image du fils (1) ». Les images nous
reviennent par compagnies. Le désordre n'est donc pas encore
aussi grand qu'on pourrait le penser ; et l'on entrevoit qu'en lui
présentant les objets avec habileté, il doit encore être possible
d'imprimer une certaine direction à cette capricieuse fantaisie.
Je parle d'une direction ; elle, serait bien nécessaire pour nous
préserver d'un fort mauvais tour que l'imagination nous joue
parfois, et que saint Thomas nous signale en ces ternies : « L'ima-
gination nous trompe, en ce que, dans certaines circonstances, elle
nous fait prendre les images des choses pour les choses elles-
mêmes, deceptio in nobis fit secundum phantasiam,p>er quam interdum
sindlitudinibus rerum inhasremus, sicut rébus ipsis (2) ». Le fait est
trop constant : et il n'est personne qui, ne fût-ce qu'en rêve, ne se
soit trouvé le jouet d'illusions ou d'hallucinations plus ou moins
étranges venant de cette source. Mais ce qu'il nous faudrait savoir,
ce sont les circonstances où l'on nous trompe de la sorte. Saint
Thomas va nous l'apprendre dans un texte qui causera de l'éton-
nement à plus d'un lecteur, et que je vais traduire : « Ce qui fait
que nous ne distinguons pas les images des choses elles-mêmes,
c'est que la faculté supérieure, qui a pouvoir de juger et de discer-
ner, se trouve liée, hoc quod rerum species vel simililudines non dis-
cemantur a rébus ipsis, contingit ex hoc quod vis altior quse judicare
et discemare potest, ligatur : ainsi nos. doigts étant disposés d'une
certaine façon, un même objet nous paraît-il double au toucher,
si une autre puissance n'y contredit, par exemple la vue, nisi alia
potentia contradicat puiavisus (3). Lors donc que des représenta-
(1) Commenlar. De memoria et reminisc., lect. V.
(2) Sum. Theolog., I, q. LIV, a. 5.
(3) Saint Thomas parle de cett.î illusion du toucher connue sous le nom d'expérience
d'Aristote Si l'on touche une petite boule avec les' extrémités de deux doigts croisés
: «
l'un sur l'autre, l'index et le médius par exemple, on éprouve la sensation de deux boules.
C'est qu'en effet, par expérience, nous avons associé les sensations éprouvées normale-
ment par les côtés contigus de deux doigts dans la notion d'un seul objet, et celles qui
naissent de l'excitation des côtés opposés des doigts (bord radial de l'index et cubital du
médius par exemple), dans la notion de doux objets distincts. L'illusion tactile tient donc
à ce que l'excitation porte sur des points de la peau qui n'ont pas coutume d'être excités
simultanément par le même objet, et cette illusion est si forte que notre erreur de juge-
ment ne peut être rectifiée que par la vue. » (HÉUON, Précis de physiologie, p. 472.)
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 637

tions imaginaires surgissent, nous les prenons pour les choses


elles-mêmes, à moins que quelque faculté ne s'y oppose, soit un
sens, soit la raison, sic ergo cum qfferuntur imaginarias similitudines,
inhasretur eis quasi rébus ip>sis, nisi sit aliqua alia vis quse contradicat,
pula sensus aut ratio. Mais si la raison est liée et le sens endormi,
les images sont prises pour les objets eux-mêmes, si autem sit
ligata ratio et sensus sopitus, inheeretur similitudinibus sicut ipsis
rébus (ï). »
N'est-il pas curieux d'entendre saint Thomas formuler, six siè-
cles avant M. Taine, la fameuse théorie des sensations antagonistes
et réductrices de l'image, dans ce qu'elle a d'essentiel et de vrai?
Et avais-jetort de dire que plus d'un de nos lecteurs éprouverait
quelque surprise en lisant ces paroles de saint Thomas : cum
oferuntur imaginarioe similitudines, inheeretur eis quasi rébus ipsis,
NISI CONTRADICAT SENSUS AUT RATIO, et en les rapprochant de cette
assertion, de cette thèse, du célèbre penseur moderne : « Pour que
l'image soit reconnue comme intérieure, il faut qu'elle subisse le
contre-poids d'une sensation ; ce contre-poids manquant, elle
paraîtra extérieure (2)».
Cette loi, du reste,vest rigoureusement vérifiée paries faits, et
je pourrais apporter en preuve ceux-là mêmes que raconte
M. Taine. Mais j'aime mieux citer une expérience personnelle où
on la verra pour ainsi dire en action :
C'était le 7 janvier 1892 — l'observation m'avait tellement
intéressé au point de vue psychologique que je la notai le soir
même avec sa date—je m'étais rendu longtemps d'avance àla gare
des Brottaux, à Lyon, pour prendre le train de Genève qui passe à
sept heures. En attendant, je fis ce que font probablement beau-
coup de mes lecteurs en pareil cas et qui a tant de charme, j'ob-
servai les voyageurs, essayant de deviner le tempérament de
chacun, son caractère, sa profession, ses préoccupations et ses
projets. L'un d'eux attira plus particulièrement mon attention.
C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, petit mais
bien proportionné, ayant un visage régulier et avenant, la peau
fine et rosée, les yeux bleus, la barbe et les cheveux un peu roux,
la démarche légèrement embarrassée. Après quelques instants,
(d) Qq. Disput. q. De malo, III, a. 3, ad 9; et Comment, in lib. de Somniis, lect. IV.
(2) De l'Intelligence, 7e édit., p. 108.
638 REVUE THOMISTE

mon jugement était porté : tempérament nervo-sanguin, carac-


tère sensible et doux, doit être honnête et rangé ; profession,
probablement ébéniste... A ce moment arrive le train de Per-
rache : je m'installe dans un vagon de troisième classe, à la place
du milieu. A peine étais-je assis que mon jeune homme arrive et
se met à ma gauche. Décidément, j'avais bien deviné que c'était
un brave garçon. En face de lui dormait profondément un gros
personnage que je reconnus tout de suite, aux signes que l'on sait,
pour un cocher de bonne maison. C'était toute notre compagnie.
Le train se met en marche. A peine quelques instants s'étaient-ils
écoulés, que mon jeune voisin commence à s'agiter d'une façon
singulière : par instant il tressaille, sursaute, et passe convulsive-
ment la main sur ses genoux, sa poitrine et son dos. Puis, voilà
qu'il arrête fixement le regard sur un point de la couverture
dont le cocher, toujours endormi, était enveloppé, avance les deux
mains comme pour saisir quelque chose, les retire, les-avance de
nouveau... J'essaie d'éveiller le dormeur. Le jeune homme s'en
aperçoit, et se fait immobile. Visiblement il est hanté par une
idée importune et essaie de faire diversion, en regardant par la
portière, ce qui, visiblement aussi, le calme. Mais une buée épaisse
est sur les vitres, qui empêche devoir. De nouveau, il est repris
par son idée, et la scène de tout à l'heure recommence de plus
belle. Je presse vigoureusement le pied du cocher, qui enfin se
réveille, et tous deux, le cocher avec des yeux flambants de colère,
nons regardons le pauvre jeune homme. Il demeure coi. Mais
bientôt l'idée revient, et sentant qu'il ne peut plus se contenir et
que nous l'observons :
«Ah! dit-il, c'est qu'il m'arrive là, dans
le dos, une foule de petits sauvages qui me dévorent » Sur ce, le
!

cocher fait de la tête un geste de pitié et se rendort. Moi qui avais


compris que je me trouvais en face d'un monomaniaque, je me
mis à l'observer avec grande attention ; et de temps en temps,
quand il était le plus agité, je me retournais vivement, lui lançant
un regard sévère. L'effet était toujours quelques instants de calme,
où il reprenait possession de lui-même. Ce regard brusque et
presque menaçant d'un inconnu, au costume pour lui étrange,
produisait chez ce malheureux une sensation vive qui, pour quel-
ques moments, avait la prépondérance sur son idée fixe et le déli-
vrait de son hallucination. Mais la sensation s'évanouissant*
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 639

l'image redevenait pour lui la réalité, et de nouveau il voyait les


petits sauvages sortir de la couverture du cocher, lui sauter sur
les genoux et la poitrine, pour venir mordre à même son dos. Il
m'eût été difficile de rencontrer un plus beau cas de l'application
de cette loi de la nécessité des sensations antagonistes et rectifica-
tives dont parlait déjà saint Thomas, et je me proposais bien de
continuer mes expériences, mais nous arrivâmes à la première
station, et le jeune homme descendit pour ne plus reparaître.
Donc les objets que nous représente notre imagination seront
pris pour autant d'objets réels, si notre raison, par son contrôle,
ou quelqu'un de nos sens, ne dissipe l'illusion.
Admettons que l'hypothèse se réalise et que, dans un moment
de distraction profonde et d'absence totale occasionnées par telle
cause qu'il vous plaira de supposer, les sens extérieurs et la raison
ne veillent plus : qu'arrivera-t-il ? Nous ressentirons alors ce que
nous ressentirions à la vue des objets eux-mêmes, et nous tien-
drons à l'égard des images exactement la même conduite que
nous tenons à l'égard des objets réels quand nous les avons
en présence. Si donc ces objets, quand ils nous sont
réellement présents, nous laissent indifférents, nons resterons
indifférents de même alors qu'ils ne nous sont présents que
par l'illusion : mais si au contraire leur présence réelle
nous cause de la sympathie, de l'attrait ou de l'aversion, du
plaisir ou de l'effroi, leur présence illusoire produira en nous tous
les mêmes sentiments. Que nos lecteurs veulent bien se souvenir de
quelques-uns de leurs songes, et analyser avec un peu de soin ces
événements tout personnels, ils y trouveront la meilleure confir-
mation de ce que j'avance. Pour les y encourager, et, en attendant
qu'ils aient fait ce travail, justifier ma doctrine, je demande la
permission de conter un rêve, celui-là à tout le moins bien authen-
tique et d'une valeur démonstrative suffisante.
Le 22 février dernier, la caravane d'exploration de notre Ecole
Jliblique de Jérusalem dont je faisais partie était campée dans
l'oasis de Feiran, le plus beau, comme l'on sait, de la péninsule
Sinaïtique. Nos tentes étaient plantées au bord du superbe
cours
d'eau qui le traverse, sur une épaisse couche de sable fin et
pur.
Quand, le soir arrivé, il fallut songer
au repos, une idée me vint :
ayant eu la maladresse les nuits précédentes de ne pas m'accom-
640 REVUE THOMISTE

moder en perfection du lit de camp qui était à mon service, je


résolus de coucher par terre, enveloppé dans ma couverture...
L'objection se présenta bien à mon esprit qu'un serpent, une
vipère, un scorpion pourrait venir me surprendre... « Mais,bah!.,,
la saison n'est pas assez avancée, les nuits sont trop fraîches... » Je
m'étends sur le sable. Deux heures s'étaient à peine écoulées quand,
pendant mon sommeil, je sens un corps froid me passer sur le
cou et s'enrouler autour... Un serpent!... Le frisson me court dans
les membres, je me redresse d'un bond, et vivement, delà main
droite, je saisis l'horrible objet... En même temps je me réveille,
et trouve que je serre entre les doigts... ma chaîne de montre, qui
s'était détachée de la boutonnière, et, par suite de la position
horizontale que j'occupais, avait doucement glissé sur la
poitrine.
On le voit, l'image avait exactement produit ce qu'eût produit
la réalité : j'avais eu peur, je m'étais redressé brusquement, j'a-
vais saisi vivement ce que je croyais être un serpent véritable.
Mais il nous faut donner la théorie psychologique thomiste qui
explique tous ces phénomènes. La voici :
L'objet de notre volonté, sensible ou intellectuelle, qui aime ou
qui déteste, qui recherche ou qui évite, c'est l'être conçu comme
réel, et en même temps capable de nous procurer ou un avantage
ou une nuisance (1). En conséquence, aussi longtemps que l'ima-
gination nous présente ses fantômes sans que nous jugions que les
objets qu'elle nous montre sont réels et de nature à nous avanta-
ger ou à nous nuire, aucune émotion, aucun sentiment ne se pro-
duit en nous -.imaginatioformas, sine cestimatione convenientis et nocivi
non movet appetitum sensitivum (2). Mais, dès l'instant qu'un tel
jugement est porté, notre volonté s'émeut dans un sens ou dans
un autre, et parfois si profondément, qu'elle détermine la contrac-
tion de quelques muscles, ou même le déplacement du corps
entier. Par exemple, songez à un incendie. Tant que vous le con-
sidérerez dans votre imagination, simplement comme dans un
tableau, vous ne ressentirez pas la moindre émotion ; mais qu'il
vienne un moment, où dans l'illusion du rêve, vous estimiez qu'il
est réel et qu'il vous menace, que votre maison flambe, que Je Jeu

(d) Sum. theolog., I, q. 82, a. 3. Qq. Disputât. De veritalc, q. xxn, a. 11.


(2) Sum. theolog. I. II, q. 9, a. i, ad 2.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 641

envahit votre chambre, l'inquiétude, le malaise, la frayeur,


vous prendront, et vous pourrez tenter de fuir. C'est ce qui
arrive dans les cauchemars. Et saint Thomas va nous dire
pourquoi, en nous dévoilant une de ces belles synthèses où il
se complaît, et sur lesquelles il aime à revenir : « De même, dit-il,
que les êtres, en vertu de la forme qui constitue leur nature, ont
une inclinaison vers une fin déterminée, et un mouvement et une
action tendant à les mettre en possession de ce vers quoi ils
aspirent, ainsi, dès qu'une forme se trouve dans nos sens ou dans
notre esprit, une inclination vers l'objet représenté dans le sens
ou dans l'esprit naît spontanément. Cette inclination est dans la
volonté ; mais elle détermine ensuite dans la faculté des mouve-
ments l'action et les déplacements nécessaires pour atteindre la
chose désirée... Et le mouvement et l'action suivront toujours le
désir, si rien n'y met obstacle, appetitum, sinon sit aliquid prohibens,
sequitur motus vel operatio (1)'.
Ainsi parlait saint Thomas. Nos physiologistes d'aujourd'hui
disent : « Toute cellule cérébrale actionnée par une idée tend à réa-
liser cette idée, en mettant en activité les fibres nerveuses corres-
pondantes à sa réalisation. L'idée tend à se faire acte (2). » Ou
encore : « La représentation d'un objet est, au fond, intimement
liée à une innervation motrice. L'enfant qui voit un objet cherche
à s'en saisir (3). »
Les formules sont différentes, la doctrine estllamême; et nous
verrons, dans un instant, quelle est son utilité pour l'interpréta-
tion des phénomènes de l'hypnose.

Fr. M.-Tn. COCONNIEH, 0. P.

(La fin au numéro suivant)

(') Qq.Disputât. De anima, art. d3. — Conf. Sum. Theolog. , I, q, 80, a. 1.


['-) Premier Congrès international de l'hypnotisme, p. 97.
W) HÉDON. Précis de Physiologie, p. 445.
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMIMSME

RÉPONSE AUX ÉTUDES

Les Études (Partie Bibliographique) ont annoncé, dans leur


numéro du 31 août 1896, l'ouvrage « Saint Thomas et le Prédé-
terminisme » publié, il y a dix-huit mois, par M. l'abbé Gayraud ;
et, à cette occasion, elles ont bien voulu s'occuper, et même prin-
cipalement, de la réfutation que j'en, ai faite, l'année dernière,
dans la Revue Thomiste.
Elles signalent « d'autant plus volontiers » mes articles que,
« laissant à d'autres les insinuations malveillantes, appuyées sur
« des textes tronqués, je m'y suis maintenu sur le terrain d'une
« discussion sérieuse, courtoise et d'allure vraiment scientifique»,
et « ce n'est que justice, ajoutent-elles, de reconnaître tous mes
« avantages quand j'attaque l'exégèse flottante et indécise de

« M. l'abbé Gayraud ».
Évidemment, le R. P. Portalié, S. J., qui
a tenu la plume en cette circonstance, a voulu se montrer
envers moi critique obligeant. Mais le Révérend Père s'est sou-
venu qu'il était aussi un moliniste de race, et. en habile tacticien
qui cherche à tirer avantage de tout, il informe ses lecteurs que
s'il laisse à l'arrière-plan l'ouvrage soumis à son examen, pour
s'occuper à peu près exclusivement de mes articles, c'est que,
« pour lui, la victoire du molinisme dans cette affaire, c'est encore
« moins la brochure de M. Gayraud que la défense du tJiomisme
« qu'elle a provoquée ».
On voudra bien me permettre, au risque de calmer ou d'exnltei
peut-être — qui sait ? — l'enthousiasme du R. Père, d'introduire
quelques légères rectifications dans son bulletin de « victoire».
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 643

J'aurais, paraît-il, fourni matière au triomphe du molinisme


surtout en deux points.
Voici le premier : M. l'abbé Gayraud avait opposé à la théorie
thomiste de la prédétermination physique le texte fameux de la
i\2!°, q. IX, a. 6, ad 3. A ce propos le R. P. Portalié se pose cette
question : « Le R. P. Guillermin n'a-t-il pas vu l'opposition abso-
«
lue entre sa théorie et celle de S. Thomas? Il l'a vue, et c'est '
«précisément son explication qui est la pire des défaites. » En
c(l'et,afin d'expliquer pourquoi S. Thomas, parlant, à cet endroit,
de la motion divine sur la volonté, ne signale pas la prédétermi-

nalion à tous les actes libres, j'avais dit : « La réponse est bien
simple, non erat hic locus. »
—« Et quand donc, s'écrie le R. P.
«Portalié, quand donc sera-ce le lieu d'en parler, si ce n'est dans
« une discussion où saint Thomas examine ex professo la motion
nie Dieu sur la volonté ? Comment! Dans le passage allégué, ni
11
l'o])jection soulevée par le grand Docteur, ni la réponse qui la
«résout, n'offrent aucun sens à l'esprit s'il ne s'agit pas d'une
"Motion déterminante rejetée par saint Thomas, et on croira se
l! tirer d'affaire en disant que ce n'était pas le lieu d'en parler !
" Décidément la légende du prédéterminisme de saint Thomas
"aura bientôt vécu si elle doit recourir à de pareils échappatoires.»
tout doux, je vous prie, mon Révérend Père ! A vous entendre,
011 Pourrait supposer que mon non erat hic locus était une fin de
''on-rccevoir toute gratuite, une sorte de question préalable op-
l'°Sfie
sans aucun fondement. Je l'avais cependant justifié par une
<llson, et il eût été loyal de la reproduire et de
vous attaquer à
'a- Et la preuve que cette raison vaut bien quelque chose, c'est
i'e voilà trois longs siècles qu'elle a été donnée, en propres
,1Ues,
par nos théologiens et notamment par Lémos; et pourtant
644 REVUE THOMISTE

« la légende du prédéterminisme de saint Thomas » se porte


encore assez bien. Ce qui, au contraire, a plus que l'apparence
d'une échappatoire et n'est qu'une affirmation toute gratuite,
c'est de prétendre qu'en cet endroit de la Somme (LU. q. IX, a. 6\
saint. Thomas « examine ex prqfesso la motion de Dieu sur ]a
volonté, >: C'est encore d'ajouter que, « dans le passage allégué, ni
« l'objection soulevée par le grand Docteur, ni la réponse qui la
« résout n'offrent aucun sens à l'esprit s'il ne s'agit pas d'une
« motion déterminante rejetée par saint Thomas ».
Assurément, le R. P. Portalié est un maître, et il y aurait, de
ma part, outrecuidance à vouloir lui donner une leçon en saint
Thomas. Je puis bien, toutefois, me permettre de lui rappeler une
observation qu'il aura souvent, je suppose, faite lui-même à ses
élèves. La volonté humaine, comme toutes les activités créées,
peut être considérée sous un double aspect : 1° On peut la considé-
rer en elle-même, en tant qu'elle est une activité réelle, d'une na-
ture spéciale, ayant son organisme et son mode d'agir particuliers:
c'est ce que l'on peut appeler l'aspectpsgchologique de l'activité vo-
lontaire. 2° On peut, en outre, considérer l'activité créée, volon-
taire ou non, par le côté où elle est rattachée à Dieu, dépendante
de'ce premier moteur de toutes les causes secondes, et soumise à
la direction de son gouvernement souverain : c'est l'aspect tMo-
logique. Or, parmi ceux qui sont tant soit peu versés dans la con-
naissance de la Somme de saint Thomas, nul n'ignore que le saint
Docteur étudie chacun deces deux aspects séparément et dans des
traités distincts ; et, ainsi, tandis qu'il examine spécialement,t:c
prqfesso, l'aspect théologique, par exemple, il ne parle qu'acciden-
tellement, en passant, de l'aspect psychologique, et vice versa-
Le traité que j'appellerai théologique de l'activité volonl;ui'c>
c'est par excellence celui du gouvernement divin : De gubernutiom
rerum in communi(l*. P., q. 103) (1)... De 2° effeclugubernations, >'»

sp>eciali, qui estmutatio (motio) creaturàrum... a Deo (Ibid., q- 'J"aJ'


C'est encore le traité de la Grâce (I. II. q. 109 et seq.) où l'Ange do

l'École s'occupe en détail de exteriori principio humanorum adffl"">

'
(1) Res executive ordinare.., dirigere... perducere in finem hoc est gubernare (II»'1- '
._
Gubernalioest quoedam mutaliogubernatorum agubernante. Omnis autemmotus est ectus
lis amovente (Ibid. a. !3. ad 2).
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 64S

gçilicet de Deo prout ab ipso j?er gratiam adjuvamur ad rectè agendum


(g. 109. Prolog.). Voilà, mon Révérend Père, où « saint Thomas
examine ex 2'>rofesso (et dans sa plénitude) la question de la mo-
tion divine sur la volonté ». C'est là qu'il faut aller pour con-
naître à fond sa pensée sur la nécessité de cette motion pour tous
nos actes, sur sa nature, son mode d'être, son étendue et ses di-
vers effets ; et c'est en combinant les conclusions de ces traités
avec la doctrine exposée dans les questions de la science et de la
volonté de Dieu, de la providence et de la prédestination, que l'on
peut faire la synthèse du sentiment del'angélique Maître touchant
les rapports de Dieu avec notre libre arbitre, et déterminer exac-
tement la part qui revient à l'action divine dans l'exercice de notre
activité volontaire.
En dehors de ces traitésplus spécialement théologiques, il en est
d'autres où le saint Docteur étudie notre volonté en elle-même,
dans sa nature, clans ses rapports avec nos autres facultés, dans
ses actes multiples et les conditions diverses qui mettent en jeu et
règlent son activité. Ce sont alors les traités à proprement parler
psychologiques. Tels sont entre autres, dans lai 10 P. de la Somme,
le traité de l'Homme, et, dans la I, II, le traité des Actes humains.

Saint Thomas lui-même a pris soin de nous en avertir dans les


prologues de ces traités. Voici en quels termes s'ouvre la I. II :
Postquamprasdictum est de exemjylari, scilicet de Deo, et de his quee
processerunt ex divina j>otestate secundum ejus voluntatem, restât ut
msideremus de ejus imagine, id est de homine SECUNDUM QUOD ET IPSE EST
SUOUUM OPERUM l'RiNciriUM quasi liberuni habens arbitrium et suorum

operum 2^otestatem. Ces réflexions renouvelées à chaque pas du


l'ailé des Actes humains (I. IL q. 6 et seq.) nous montrent à
quel point de vue s'est placé l'auteur de la Somme dans l'étude
Qu'il fait,
en cet endroit, de notre activité volontaire.
ferles, il ne saurait me venir en idée — ni à personne, je pense

lue saint Thomas ait enseigné des propositions contradictoires
vivant qu'il se place sur le terrain psychologique ou sur le terrain
uiéologique. Mais pas davantage on ne pourrait prétendre que le
S;il'il Docteur, ici et là, examine identiquement le même sujet.
Iintre les
uns et les autres de ces traités, il n'y a pas opposition,
''Uns il n'y
a pas non plus identification ; il y a superposition et
subordination. Les sujets ou les aspects d'un même sujet restent
646 REVUE THOMISTE

distincts; et les conclusions qui s'y rapportent sont toutes vraies


justes, parfaites, mais chacune à son plan respectif et à son ran»
— Ces considérations sont indiscutables pour quiconque est unpeil
familiarisé avec le procédé de la Somme Théologique, et je me p]ajs
à croire que le R. P. Portalié ne s'inscrira pas en faux contre
elles.
Dans les traités psychologiques il ne s'agit donc plus de savoir
ce que Dieu peut faire ni ce qu'il fait réellement dans Ta volonté
créée, de quelle manière il la meut et la dirige pour réaliser en
elle et par elle ses plans divins et obtenir les résultats qu'il a
préconçus et voulus. Il y est principalement et directement ques-
tion de ce que, dans sa sphère propre, in ordine suo, scilicet siatt
agens p>roximum'(1) la volonté humaine peut ou ne peut pas faire,
La motion divine n'y sera appelée qu'incidemment et par occasion.
A quelle occasion, pour quel motif particulier, saint Thomas a-
t-il donc introduit, en plein traité psychologique des actes
humains, un article d'apparence théologique comme est l'article 6
de la question IX : Utrum voluntas moveatur g Deo solo sicut à
exteriori p>rincip>io ? — Voilà ce qu'un disciple formé à l'école du
Maître, ce qu'un commentateur réfléchi ne manquera pas, avant
tout, de se demander. Et cette seule interrogation, je devrais dire:
seule, cette interrogation, l'amènera promptement et sûrement à
là véritable intelligence du texte de l'article, des objections et des
réponses qui l'accompagnent.

Nos adversaires abusent vraiment trop à leur aise de cet arti-


cle 6 et de la réponse ad 3m. On me pardonnera donc de revenu»
avec quelque étendue, sur les réflexions que j'avais déjà émises<
sujet, l'année dernière, et qui n'ont pas paru au R. P. Portab
ce
dignes de son attention. — Qu'on veuille bien me suivre, >l

Somme de saint Thomas à la main.

(1) I, II, q. ix, a. 4, ad 3, dans cette question même où se trouve le fameux lox|c
jecté par le R. P. Portalié.
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 647

Dans cette question IX,saint Thomas s'occupe des moteurs de la


volonté. De motivo voluntatis (1). — Partant de l'analyse de l'acti-
vité psychique, il remarque que nos facultés sont actuées ou mues
de deux façons : ex parte objecti, par l'objet qui spécifie leur acte;
ex parte, subjecti par l'agent qui met leur activité en exercice. De
]à il conclut (art. i) que l'intelligence à qui il appartient de per-
cevoir et de proposer le bien, meut la volonté objectivement. De
même (art. 2) l'appétit sensitif, dont les passions modifient souvent
l'appréciation de la raison. — Ensuite, à l'article 3, le saint Docteur
établit que relativement à la motion subjective qui pousse à l'exercice
de l'activité et à la production effective de l'acte, la volonté, lors-
qu'elle est actuée par rapport à la volition de la fin, est capable
de se mouvoir, de s'actuer elle-même à la volition des moyens.
Mais là ne s'arrête pas l'analyse du Maître. La volonté en mou-
vement vers une fin, vers la santé par exemple, peut bien s'actuer
elle-même à la volition des moyens, des remèdes. Mais la volonté
est-elle, d'elle-même et toujours, en mouvement actu vers cette
fin ? — Evidemment non. Manifestum est quod voluntas INCIPIT velle
aliquid cum hoc priùs non vellet, necesse est ergo quod ab aliquo
moveatur ad volendum... Quia non semper sanitatem actu voluit,
nectsse est quod ab aliquo movente INCEPERIT velle sanari (art. 4). Or,
de deux choses l'une. Ou cette volition de la fin, de la santé par
exemple, a surgi dans la volonté sans aucune dépendance d'une
volition précédente qui la contînt virtuellement; et alors la vo-
lonté n'a pu se la donner à elle-même, et elle a dû la recevoir d'un
agent extérieur et distinct. Ou bien, au contraire, la volonté s'est
mue, s'est actuée elle-même à cette volition de la santé, et cela à
la suite d'une délibération et en vertu d'une volition précédente;
et celle-ci, à son tour, est dérivée d'une volition antérieure, et
ainsi de suite. Mais on ne peut remonter ainsi jusqu'à l'infini, et il
ïaut toujours arm^er à un acte premier initial, d'où parte la série
des délibérations et des déterminations que la volonté
se donne à
elle-même, et qui ait. été mis en elle par un moteur extérieur et
d'elle distinct. Non autem est procedere in infinitum unde
necesse est

(!) Il suffirait, je le répète, de placer ce titre dans le cadre tracé au début delà I, II,
pour éclairer toutes les conclusions de cette question et dissiper toutes les obscurités :
I)e motivo voluntatis
"
— in quantum homo et ipse est suorum operum principium. »
648 REVUE THOMISTE

ponere quod in PRIMUM motum voluntatis voluntas prod,eat ex instinctu


alicujus exterioris moventis. Il est donc nécessaire, pour ce pre-
mier acte initial, de faire intervenir l'impulsion d'un moteur exté-
rieur. — Voilà le sens exact, l'objet propre,la conclusion rigou-
reuse de cet article 4.
Une chose est digne de remarque. Dans ces quatre premiers
articles, saint Thomas ne dit pas un mot de l'intervention de
Dieu, soit dans la motion objective de la raison et de l'appétit
sensitif, soit dans la motion subjective que la volonté, initia-
lement actuée, se donne ensuite à elle-même. Est-ce donc qu'il
entende nier que Dieu, providence et gouverneur du monde,
intervienne dans nos délibérations et dans nos déterminations
particulières dérivées de cet acte initial ? •— Nullement, et la
preuve évidente c'est que de cette intervention divine il n'en
est pas dit un seul mot, ni pour ni contre. Et pourquoi n'en
est-il pas parlé ? « La réponse est bien simple : Non erat hic
locus. » Le lieu d'en parler est ailleurs ; et quand ce lieu op-
portun se présente, saint Thomas ne se fait pas faute d'expri-
mer son sentiment. Que Dieu puisse intervenir et intervienne,
en fait, dans la perception et la présentation de l'objet à la
volonté par l'intelligence : saint Thomas le dit expressément
dans le traité du Gouvernement divin (1. P. q. 105 art. 3)
et dans le traité de la Grâce (1. 2. q. 109, a. 1). De même
pour l'intervention de-Dieu dans les déterminations particulières
que la Volonté se donne à elle-même, il en est question
dans les traités de la Providence et de la Prédestination .
(1. P. q. 22, a. 2, prtesertim ad 4— q. 23, a. S); du Gouver- h

nement divin (q. 103, a. 5. 7. 8. — q. 105. a. 4 et %.)', t


et de la Grâce (1. 2. q. 109. a. 2. et suiv. — q. 111. a- 2 *j

et 3 — q. 112. a. 2. etc.). Prétendre que le silence de saint §


Thomas ici efface ou infirme ce que le saint Docteur a dit |
ailleurs de la motion divine, serait énormité pareille ff
ce une
à celle qui consisterait à prétendre que saint Thomas nie |
l'action conservative de Dieu parce qu'il n'en dit rien quand (
il examine en elles mêmes, dans leur nature et dans leur être, |
les créatures spirituelles ou corporelles. Du reste, les par~ i
tisans les plus déclarés du concours simultané ne sauraient ^
recourir à cette prétention sans contredire, par. le fait même- |
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 649

leur propre doctrine. Quoi qu'il en soit, en effet, delà manière


dont ils expliquent l'origine du premier mouvement initial de
la volonté, ils acceptent, pour toutes et pour chacune de nos
déterminations particulières, une intervention, de Dieu con-
courant simultanément avec notre volonté libre ; et cette
intervention, ils ne songent même pas à la déclarer compro-
mise ni à la discuter en cet endroit.

Mais, dira le R. P. Portalié, il ne s'agit pas entre nous


de l'article 4, mais de l'article 6. — Sans doute. Toutefois
l'article 6 n'est que la suite et le prolongement de l'article
4, et les questions agitées dans ces deux articles sont abso-
lument connexes et même, relativement à l'acte de la vo-
lonté, identiques. Et le grand tort, la cause de tout le conflit sur
l'article 6, est précisément de l'isoler de l'article précédent.
Après avoir démontré, à l'article 4, la nécessité spéciale de
supposer en dehors de la volonté un moteur qui lui donne
le premier mouvement initial, il restait, en effet, à chercher
quel pouvait être ce moteur. Et tel est bien l'objet et tout
l'objet des deux articles suivants 5 et 6. — Ce moteur peut-
il être un corps céleste comme le supposaient certains philo-
sophes matérialistes (a. 5) ? Non, un corps, même céleste, ne
peut mouvoir subjectivement une faculté purement spirituelle
comme est la volonté: — Ce moteur peut-il être un esprit supé-
rieur créé, ou seulement Dieu (a. 6) ? Utrum voluntas movealur
« solo Deo, ut ab exteriori principio ? Un ange peut bien influer
sur la volonté objectivement ; il ne le peut pas suJjjective-
ittenf. Seul Dieu le peut, parce que seul il est la cause de la
Yiùonté. Voilà exactement le sens de la question agitée à l'ar-
ticle 6. Il s'agit bien d'une motion divine, spéciale à ce premier
.
acte qui estj en cause. Il ne s'agit pas de la motion divine
déterminante commune à tous nos actes, considérée en elle-
même et dans toute son étendue. Le titre même de l'article
sufiit à le démontrer. Il n'y est pas dit : Utrum voluntas
m
OMNI
ACTU moveatur a Deo. Il y est dit Utrum voluntas moveatur a
S°LO Deo sicut ab exteriori principio.

REVUE THOMISTE. — 4e ANNKE. — H


650 REVUE THOMISTE

Arrivons enfin à l'objection 3e : — Elle est tirée du péché.


La voici. Il est manifeste que la volonté humaine veut non


seulement le bien, mais le mal ; saint Augustin l'a dit : Voluntas
est quâ peccatur et rectè vivitur. Mais si elle était mue par Dieu
seul, comme agent extérieur, (et non aussi par quelque esprit
mauvais par exemple), jamais la volonté ne serait mue au mal,
car Dieu ne meut qu'au bien. —Où le R. P. Portalié a-t-il vu
qu'il s'agissait ici d'une motion déterminante, de la motion
déterminante des thomistes commune à tous les actes libres
et les dirigeant en conformité avec le plan divin ? Dire que, sans
cela, « l'objection soulevée ici par le grand Docteur n'offre
aucun sens à l'esprit », c'est une supposition tout simplement
erronée. — Le sens véritable de l'objection est celui-ci : Il
s'agit d'expliquer comment le mouvement au mal surgit dans
la volonté. Or, il ne peut y venir de Dieu, car Dieu ne meut qu'au
bien ; il doit donc y venir, (contrairement à la doctrine de
l'article) d'un autre moteur spirituel extérieur, — à moins qu'il ne
vienne de la volonté elle-même, et c'est ce que devra montrer
la réponse.

Passons maintenant à cette réponse. Quelle pourra-t-elle bien


être en restant dans l'objet de l'article qui parle du moteur à l'acte
premier et initial de -la volonté? —Elle sera celle-ci que donne
saint Thomas. Il faut distinguer une double motion initiale. JJ
y a une motion initiale générale, qui meut la volonté au bien
universel, à la suite et en vertu de laquelle la volonté se meut et
se détermine elle-même par la délibération de la raison à ceci

ou à cela, comme a il été dit à l'article 3 et 4. Or, c'est précisé- 7

le
ment par côté où la volonté se meut elle-même, que s'introduit ,
le péché. Ad 3m dicendum qiood Deus movet (initialiter) volun- ,j

totem hominis sicut universalis motor ad universale objectum volun- |


tatis quod est bonum et sine hâc universali motione homo non pote» §
aliquid velle (neque bonum neque malum), sed homo per rationew 1
déterminât se ad volendum hoc vel illud quod est verè bonum ve- >,

apparens bonum (et indè quod potest peccare). Il y a, en outre. u]lC |


motion initiale spéciale vers un objet particulier ; mais celle-ci | 11 $
peut pas mouvoir à l'acte mauvais, car alors Dieu serait imnic- |
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME' 6S1

dialement la cause du péché. Elle ne peut mouvoir qu'à l'acte bon ;


et cette motion initiale à l'acte bon particulier, Dieu la donne seu-
lement quelquefois et à quelques-uns, comme à ceux qu'il meut
par la grâce. Sed tamen interdum sp>ecialiter Deus movet aliquos ad
aliquid determinatè, volendum quod est bonum, sicut in his quos movet
per gratiam, ut infrà dicetur (1). — Et de quelle grâce s'agit-il ici ?
Évidemment, de cette grâce spéciale qui cause le premier acte
bon initial, et tout le monde sait que telle n'est pas la grâce coopé-
rative et subséquente, mais seulement la grâce opérante et préve-
nante, de laquelle saint Thomas dit plus loin 1, 2, q. 111, a. 2.
Operatio alicujus effectus non attribuitur mobili sed moventi. In Mo
ergo effectu in quo mens nostra est mota et non movens, solus autem
deus movens— c'est toujours le cas quand il s'agit de l'acte ini-
tial— operatio Deo attribuitur et secundum hoc dicitur GBATIA OPE—
RANS.., Est autem in nobis duplex actus. Primus quideminterior volun-
iatis. Et quantum ad istum actum voluntas se habet ut mota, Deus
imtem ut movens, et prsesertim cum voluntas INCIPIT bonum velle quas
prms malum volebat. Et ideo secundum quod Deus movet humanam
mntem AD HUNC ACTUM — et cet acte n'est pas produit en tous ni
toujours, mais seulement en certains cas, en quelques-uns, intér-
im. aliquos— dicitur gratia operans.
..
Donc, la réponse ad 3"', comme le corps de l'article 6, se rap-
porte, tout entière et uniquement, à une motion divine d'un ordre
particulier et spéciale à l'acte bon jwmx'ôr et initial. Mais cette
réponse ad 3m ne contient pas trace —que le R. P. Portalié s'en
consolé comme il voudra—de cette autre question : Dans les déter-
.

minations que la volonté créée se donne à elle-même


sous la
notion divine initiale au bien universel, Dieu, Providence et gou-
vcrneur suprême dirigeant tous les agents créés à la fin qu'il
Sest proposée, n"intervient-il pas de quelque manière, soit
par
ai'c intervention positive s'il s'agit de l'acte bon et du côté bon

* nos actes, soit par une intervention permissive s'il s'agit du


ll(l'-ué considéré formellement? Et de cette question il
n'y a
'') Saint Tliomas avait déjà fait remarquer (1, P. q. 63, art. 5) que le premier acte
; 'Ul 1
par la motion divine dans la volonté des anges prévaricateurs, pouvait bien
"' Ole- ull acte jJon e(; méritoire; mais
non pas un acte mauvais, car alors Dieu eût
1 auteur du péché. Le péché n'a pu être dans les anges qu'un acte postérieur à l'acte
''"i et dans lequel leur volonté était,
^ non pas seulement mota, comme il en est dans
l'cmier acte initial, mais mota et
movens seipsam.
652 REVUE THOMISTE

pas trace ici, parce que Non erat hic locus. En ce qui concerne
le bien, nous avons déjà indiqué plusieurs fois où est le lieu d'en
,
parler. En ce qui regarde spécialement le péché, il enesttraité dans
les questions de la science et de la volonté de Dieu (1 P. q. XIY,
a. 10, q. XIX, a. 9), de la providence et de la réprobation (q. XXII,
a. 2. ad 4, q. XXIII, a. 3), et dans le traité du péché (1, 2, qq. 70]
79 et 80, )-. Introduire ici la question de la motion déterminante
commune à tous nos actes libres, c'est confondre les questions les
plus distinctes, et faire très véritablement que «ni l'objection
soulevée par le grand Docteur, ni la réponse qui la résout », ni
l'article 6, ni la question IX tout entière, « n'offrent aucun sens
à l'esprit».
On pensera ce que l'on voudra de mon interprétation (1') détail-
lée de la question IX et de l'article 6. M. l'abbé Gayraud dira pro-
bablement encore qu'il « ne sait pas si l'on parviendra jamais à
définir exactement quelle était, lorsqu'il rédigeait ce texte, la pen-
sée de saint Thomas ». Le R. P. Portalié trouvera peut-être que je
prends les choses de bien loin, et que cette manière d'interpréter
ainsi, à la suite et minutieusement, le texte du Docteur angélique
n'est plus aujourd'hui communément usitée dans la Compagnie de
Jésus, et qu'elle répond à un état d'esprit tout particulier chez-
A aise ! Quoi qu'il soit, et finir les équi-
nous. son en pour en avec

(1) Cette interprétation n'est mienne que dans la pensée du R. P. Portalié. En réalité,
elle est très explicitement et très exactement celle que donnait Thomas Lémos dans la
46e congrégation de Auxiliis, en réponse au P. Bastida qui lui avait opposé celte même
réponse ad 3m de l'article 6.
Ad quod respondeo. veram inteliigentiam hujus loci pendere ex his quoe docet S. Thomas
in art. 3 et iejusdem queestionis et ex his quoe docuit 1, 2,'q. 111,-a. 2... Et ista est iiiteUi-
gentid sancti Thonioe in isto loco : quod, videlicet, ad volitionemfinis voluntas non se more! il
îantuni movelur a Deo; at yero ad volitionem cujuscumqueboni particularis et môvetur et dtiW'ï
minaiur a Deo sicùt, a primo agente, et eliam ipsa in suo ordine sicut agens provint» >'*{
déterminai et movet'per rationem et deliberationem ; quod S. Thomas claritis proemise?àalcirt-*t
ejusdem quoestionis ad 3... Snbdit proeterea S. Thomas quod in his quos Deus movet2>er Sr"~î
tiam illos movet ad aliquid dtterminaiè volendum, ila quod ad illuddeterminate volendun '1" j
ut explicavit »""'f|
non se moveant, q. 111, a. 2 docejis quod per gratiam operantem Deus
hominem ad aliquid determinate volendum, ad quod volendum non se homo movet. Und& c:o '-' |
loco nullo modo colligitur quod licet homo se determinet per rationem ad hoc vel illud parti 0' |
lare bonum non determinatur ad id volendum a Deo. (Thomas Lémos.. Historia Coiig'lCr,|
de Auxiliis, col. 1298-1300.) Je profite de l'occasion pour restituer à Lémos un lei |
qu'une erreur typographique m'a fait faussement attribuer à saint Thomas (llev«eJ ' jj
misle 1895, page 574, ligne 4). Au lieu de « S. Thomas », il faut lire « Thomas JJO«IO|
a donné il y a
Unicuique suum.
longtemps la vraie formule ILfectus nec a sola prima causa,, cio- » ||
SAINT THOMAS ET LE PREDETERMINISME 653

yoques et les « échappatoires », j'invite le Révérend Père à vouloir


bien apporter quelque raison sérieuse, s'il en a, en faveur de son
assertion (Etudes, partie bibliographique, août 1896, page 572) :
que dans cette question IX a. 6, il s'agit « d'une discussion où
«
saint Thomas examine ex p>rofesso la motion de Dieu (commune)
« sur la volonté «et que « dans le passage allégué, ni l'objection(3e)
«
soulevée par le grand Docteur,ni la réponse qui la résout n'offrent
« aucun sens à l'esprits il ne s'agit pas d'une motion déterminante
«
rejetée par saint Thomas », c'est-à-dire de la motion détermi-.
nante commune à tous nos actes, telle qu'est la prédétermination
physique des thomistes attaquée par le Révérend Père. Jusqu'à
ce que le R. Père ait fourni cette raison sérieuse en preuve de
son assertion, son bulletin de victoire, je me permets de le dire,
manquera d'autorité et paraîtra d'une sincérité suspecte.

II

Le R. P. Portalié passe au second triomphe dont j'ai fourni l'oc-


casion au molinisme.
Je cite en respectant les soulignements : « Une autre victoire
« éclatante dumolinismec'estl'abandon du système bannézienparle
«R. P. Guillermin au moment même où il s'évertue à le défendre.
«Effrayé sans doute par l'horreur invincible qu'inspirerait à bon
« droit la prédétermination irrésistible à l'acte matériel d,up>éché,
«thèse traditionnelle desBanez,Lemos, Alvarez, etc., sans laquelle
« tout le système croule, le R. P. Guillerminjetteprestement à l'eau

«ce bagage encombrant : « La motion de Dieu, dit-iJ, vHap>porteque


« l'acte bon et parfait, la créature sous cette motion divinej^roduit

« CTELLE-MÊME l'acte imp>arfait et mauvais. Il est en effet au pouvoir


«du libre arbitre créé, par suite de sa naturelle défectibilité, d'oppo-
<(SEH DES OBSTACLES àla motion que Dieu fui donne vers le vrai bien,

((et défait il en oppose souvent. » [Revue Thomiste, page 566.) Le


"• Père accumule tant de choses en ces quelques lignes qu'il me
654 REVUE THOMISTE

faudrait presque un volume pour tout réfuter ou exposer. Comme


il ne s'agit plus de la pensée de saint Thomas, mais seulement de
la mienne, je mécontenterai de quelques brèves explications, suf-
fisantes toutefois, je l'espère.
Tout d'abord je ne saisis pas bien ce que l'on entend par « sys-
tème bannézien » que je me serais « évertué à défendre ». Je n'ai
entendu défendre ni Banez ni aucun autre thomiste en particulier,
Je me suis borné à réfuter les allégations de M. l'abbé Gayraud
prétendant que « la causalité en Dieu n'est pas la raison formelle
« antécédente inratione medii cogniti, de la science de Dieu », et que
« tout ce que le saint Docteur enseigne concernant la motion di-
« vine dans nos actes libres doit s'entendre de la motion au velle
«jîne?n». J'ai soutenu et cherché à démontrer que, suivant saint
Thomas, Dieu connaît toutes choses, et nos actes libres eux-
mêmes, dans sa causalité préalablement connue et en tant qu'il
est cause. Je me suis attaché à prouver encore, toujours suivant
saint Thomas, que, outre la motion au vellefinem, Dieu par la mo-
tion directive de son gouvernement agissant physiquement sur
.

notre volonté, atteignait déterminément et nous faisait produire


efficacement, sans nuire à notre liberté, tels ou tels actes particu-
liers que, de toute éternité et indépendamment de toute science
moyenne, a il préconçus et voulus. Si c'est, là le système bannézien
j'en suis, non parce qu'il est de Banez, mais parce que c'est la
pensée de saint Thomas et que seule cette théorie satisfait ma
raison.
A l'occasion de ces questions fondamentales et qui constituent
la substance du thomisme, j'ai touché à d'autres questions secon-
daires sur lesquelles-j'ai franchement reconnu qu'il y avait diver-
gence entre les théologiens de notre école; et j'ai laissé entrevoir
quel était sur quelques-uns de ces points mon sentiment particu-
lier. Je ne suis donc ni ému, ni étonné que le R. Père ait remarqué
ces divergences. Depuis longtemps, nos plus illustres théologiens
nous ont appris que leur seul but est « d'exposer clairement les
points principaux de la doctrine de saint Augustin et de saint Tho-
mas » (ALVAREZ), que « dans l'école thomiste, après la parole de
Dieu, les conciles et les Pères, il n'y a qu'un seul maître docile-
ment écouté, le Docteur angélique, et que les autres n'ont d'auto-
rité qu'autant qu'ils lui sont fidèles. » (ECHARB, traduction du !>•
SAINT TOOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 655

p. Gayraud). Lémos, pour son propre compte, répète plus de vingt-


fois des déclarations comme celle-ci : Nec enim nos defendimus
ovines ex nostrafamilia. Ego enim sententiam sancti Augustini et sancti
Thomas defendo... Meum non est, dit-il encore en visant précisément
Banez, defendere quidquid ab uno vel altero disciptulo sancti Thomse
dictumfuerit. Nec enimlaudatur excessus ille quo dixit. » (Histor.
Congreg. de Auxil., page 574, 980, 1149, etc.)
Maisce qui m'étonne unpeu c'est que ces divergences nous soient
reprocliées par un moliniste qui, personnellement, semble admet-
tre, non la prédétermination (horreur!), mais la prémotion physi-
que que les chefs de son école, Molina et Suarez, se sont pourtant
obstinés à rejeter ; par un disciple de cette école moliniste où les
variations... Mais laissons ce chapitre ; ce serait entrer, à la suite
du R, Père, sur un terrain qu'il m'a félicité d'avoir su éviter. Ce
que je veux seulement relever, — car cela m'a véritablement
surpris et même ne laisse pas de m'émouvoir quelque peu,

c'est que le R. Père ait choisi, pour accuser mon dissentiment
d'avec Banez et Lémos, la phrase qu'il a extraite de la page 566 de
h Revue Thomiste.
Le Révérend Père y a-t-il pris garde ? J'avais fait précéder cette
phrase de cette affirmation : « Bien qu'il y ait entre les thomistes
certaines divergences sur quelques points de détail, cependant ils
s'accordent tous sur les trois propositions suivantes, dont voici la pre-
mière : Dieu n'est pas la cause du péché considéré formellement,
et sa motion active ne l'apporte point avec elle. Tout au contraire,
alors que de soi la motion de Dieu n'apporte que l'acte bon et par-
fait, la créature, sous cette motion divine, produit d'elle-même
l'acte imparfait et mauvais » ; et le reste cité plus haut.
— De sorte que j'aurais commis cette bévue ou cette fausseté d'af-
iii'mèr l'accord de tous les thomistes en un point où précisément
« j'abandonne leur système... effrayé sans doute par l'horreur

invincible... » Voulez-vous, mon Révérend Père, me permettre de


révéler, tout de suite, la coupure passablement perfide que vous
avez faite dans mon texte, et grâce à laquelle j'ai l'air, devant vos
acteurs, ou de jouer la comédie ou de commettre un escamotage?
»ous avez tout uniment supprimé ces mots qui commandent toute
lil proposition
: « Dieu n'est pas la cause du péché considéré for-
mellement, et sa motion ne l'apporte pas avec elle (le péché consi-
656 REVUE THOMISTE

déré formellement). Et, en conséquence de cette suppression,, il se


trouve que ce que je dis de la motion divine et de la volonté
humaine par rapport au formel du péché, peut être entendu et, de
fait, est proposé par vous comme devant être entendu de l'acte ma-
tériel du péché... — Je laisse à mes lecteurs le soin de m'indiquer
par quelle expression je pourrais, sans cesser d'être « courtois »,
qualifier votre procédé. S'ils sont théologiens, s'ils ont mesuré
l'abîme qui sépare le formel'du péché de l'acte matériel, ils n'auront
à me souffler, je le crains, qu'une qualification sévère.
J'ai donc dit, et je répète que tous les thomistes, y compris Ba-
nez et Lémos, sont d'accord sur cette proposition : «Dieu n'est pas
la cause productrice du péché considéré formellement, et sa motion
ne l'apporte pas avec elle. Tout au contraire, alors que de soi la
motion de Dieu n'apporte que l'acte bon et parfait, la créature,
sous cette motion divine, produit d'elle-même l'acte imparfait et
mauvais considéré évidemment en tant queformellement imparfaite!
mauvais). Il est, en effet, au pouvoir du libre arbitre créé, par suite de
sa naturelle défectibilité, d'opposer des obstacles à la motion que
Dieu lui donne vers le vrai bien, et, de fait, il en oppose souvent. »
Le R. P. Portalié a signalé par un double soulignement l'expression
D'ELLE-MÊME, comme m'étant personnelle et contraire aux anciens
thomistes. Et pourtant, appliquée au péché considéré formellement,
tous les thomistes l'acceptent comme moi: J'en suis certain a2^'iori,
car cette expression est employée explicitement par saint Tliomas
en cent endroits, et je sais les thomistes trop respectueux du texte
de leur Docteur pour rejeter une expression qui est de lui. Je leprouve
a posteriori par les textes de ces auteurs eux-mêmes. En voici un
qui suffira, car ma phrase ne semble en être que la traduction ad
verbum. Il est de Lémos (Histor. congreg. de Auxiliis. Disput, 45,
col. 1257) : Sicut homo, adjutus efficaciter a Deo libéré facit vias
.

suas bonas, ita alius libéré facit vias suas malas EX SEIPSO ET NON SK-
ctiNDUM QUOD MOVETCii A DEO, quia ad malufn et peccatum SOLIIM A SU
MOVETUR et ip>se est in hoc génère prima causa peccati.
Pour prouver mon dissentiment d'avec les thomistes. 1"
Rév. Père signale encore ces expressions : « Il est au pouvoir du
libre arbitre créé D'OPPOSER DES ORSTACLES cl la motion que Dieu lw
donne vers le vrai bien, et de fait il en oppose souvent. » — Cepen-
dant le concile de Trente dit que l'homme peut, s'il veut, résister
SAINT THOMAS ET LE PREDETERMINISME 657

à la grâce : cui dissentire possit, si velit; et il est dit des Juifs (Aet.
Apost. vn, 51) : Dura cervice et incircumcisis cordibus et auribus vos
semper Spiritui Sancto resistitis. Pour le plaisir de me trouver en
désaccord avec les anciens thomistes, le Rév. Père voudrait-il, par
hasard, les mettre eux-mêmes en opposition avec le concile de
Trente et la sainte Écriture? La prétention, il est vrai, rie serait
pas nouvelle ; mais l'on sait le succès qu'elle a eu dans les con-
grégations de Auxiliis. — Ou bien faut-il rappeler au R. P.
que la résistance ou l'obstacle n'est, en fait opposé qu'à
la motion suffisante ; et que sous la motion efficace reste, il est
vrai, dans la volonté créée la puissance à la résistance, mais sans
que jamais la volonté actu e cette puissance et résiste'effective-
ment, car à la volonté conséquente et efficace de Dieu nul, en fait,
ne résiste? V°luntati ejus quis résistif ? (Ad Rom. ix, 19). Vrai-
ment, le Rév. Père n'a pas eu la main heureuse pour établir mon
dissentiment d'avec les thomistes.

Dans un précédent article (1) le Rév. Père Portalié a. écrit ces


lignes qui m'ont fait un sensible plaisir et auxquelles volontiers
je souscris : « Non, certes, l'heure n'est pas aux polémiques
« bruyantes où le ton discourtois d'un autre âge et les récrimina-
« lions personnelles tiendraient lieu de discussion scientifique...
« Quant à.reculer devant la difficulté de ces questions, un théolo-
« gien sérieux ne saurait le faire sans abdiquer. C'est, d'ailleurs,
«une illusion de croire que ces questions n'avancent plus : le grand
« public, il est vrai, ne s'en doute guère, mais les savants consta-

te tent une marche sûre vers une plus grande clarté. Les points
« communs aux deux écoles se délimitent, les questions secondaires

><sé dégagent... «Fort bien. Mais, sincèrement, le Rév. Père croit-il


que ces discussions bruyantes seront écartées, que cette marche
sûre vers une plus grande clarté sera favorisée par la manière
&velte dont il a traité dans son dernier compte rendu (?) bibliogra-
phique les opinions opposées à la sienne ? Et au lieu de délimiter
'es points communs aux deux écoles et de dégager les questions

(1) Eludes (15 mars 1894).


658 REVUE THOMISTE

secondaires, ne travaille-t-on pas à perpétuer ei à aggraver les


malentendus, en découpant de-ci de-là, dans l'exposé de ses ad-
versaires, des formules et des membres de phrase et en les sépa-
rant de leur contexte et sans considérations qui les éclairent (1).
Je sais bien que dans un article bibliographique on peut se dis-
penser d'entrer dans le fond d'un débat scientifique; mais est-on,
pour cela, autorisé à faire entendre, contre la réalité, qu'un auteur
a avancé sans preuves l'opinion qu'on lui reproche? — Il est vrai
encore que dans un rapide compte rendu l'on n'est pas tenu aux
longues citations. Mais peut-on, sous ce prétexte, se permettre de
défigurer par des coupures le sentiment d'un auteur ? — Le R. P,
Portalié a su trouver le temps et le lieu de placer, dans son compte
rendu de mes articles, des historiettes de journaliste. N'ai-je pas
eu quelque droit de m'étonner et de me plaindre qu'il n'en ait point
trouvé pour deux ou trois lignes dont la suppression me met en
opposition avec ma propre pensée?

Fr. H.-F. G-UILLERMIN, 0. P.,


Professeur de dogme à l'Institut catholique de Toulouse.

(1) Le Rév. Père a cité encore do moi cette définition de la prédétermiuation physique
des thomistes (les soulignements sont de lui) : « L'action de Dieu n'est pas... un concours
général qui donne à la volonté le mouvement au bien universel en lui laissant le pouvoir
indépendant d'opter pour tel objet ou pour tel autre... Elle est une motion prédétermi-
nante, qui cause l'acte particulier déterminé. » (Revue Thomiste 1895, p. 564.) Bien que ma
définition soit très acceptable, je présenterai sur la citation qu'en fait le Rév. Père
quelques observations. Je ferai remarquer : — 1° qu'il l'a extraite d'une objection pro-
posée, à l'occasion du péché, au nom des molinistes, et où, par conséquent, la prédé-
termination thomiste était présentée plutôt sous un aspect un peu forcé; 2° Que celle

définition recevait dans la réponse à l'objection son légitime correctif quant au péché,
et que je m'étais longuement étendu, tout le cours de mes articles, à expliquer comment
cette motion divine dans les actes bons, tout en causant effectivement l'acte particulier
déterminé, ne le causait pas immédiatement, mais le faisait produire librement, quoique
efficacement, par la volonté créée. — 3° Enfin, et surtout, je prie mes lecteurs de
remarquer que cette prétendue définition, telle que je l'avais donnée, était ainsi for-
mulée : L'action de Dieu... n'est pas seulement un concours général qui donne à la
volonté le mouvement au bien universel, etc. » Le terme' seulement a éié supprimé et
remplacé par des points de suspension... ce qui me donne l'air de nier la motion
générale au bien universel, sans laquelle cependant, je l'ai dit maintes fois, loule
motion particulière n'aurait plus aucun rapport avec la volition du bien universel:
racine de toute liberté. — O art des citations !!
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE
(Suite).

Avant de parler des études sur les monuments iconographiques d'origine


chrétienne, nos lecteurs nous sauront gré de leur signaler quelques
mémoires publiés récemment sur le bas-relief de la colonne de Marc-
Àui'èle, piazza Colonna à Rome, représentant le « miracle de la pluie ».
Pendant la campagne de Marc-Aurèle contre les Quacles, l'armée romaine,
harcelée par les ennemis dans un endroit désavantageux et qui manquait
d'eau, se vit dans le danger de périr par la soif. Tout à coup des nuages
couvrent le ciel et versent sur les Romains des torrents de pluie. Ce bien-
fait fut attribué à l'intervention de la Divinité tant par l'auteur païen Dion
Cassius que par des écrivains chrétiens. La représentation de l'événe-
ment sur la colonne montre une figure ailée de vieillard, dont les bras
étendus et le corps laissent échapper des torrents de pluie. On a cru voir
jusqu'ici dans cette figure le « Jupiter Pluvius », Jupiter qui fait pleuvoir.
Mais le P. Grisar prouve qu'il n'en est rien, qu'on doit y voir simplement
une personnification de la pluie (1), opinion déjà soutenue par le Dr Pe-
tersen (1). Celui-ci défend du reste l'opinion, que les notices sur le
miracle proviennent toutes du bas-relief et n'auraient aucune valeur histo-
rique. Le prof. Ramaclr, de l'université de Berlin s'est prononcé contre
celle hypothèse, et a cherché de son côté à établir la lettre de l'empereur
un sénat romain, dont parle Tertullien dans son Apologeticum (c. 2), comme
source'des récits historiques sur l'événement (3). Il prouve que ce témoi-
gnage, confirmé par Dion Cassius, doit être retenu comme authentique, et
que réellement la lettre fut écrite. M. Mommsen se range également de ce
C(JH- (4), et réfute l'assertion de M. Domaszewslti, lequel veut faire passer

'^lettre pour apocryphe (5). Pourtant Mommsen prétend que, clans la


'dire, Marc-Aurèle'parlait seulement d'une intervention divine et ne disait

(1) Civiltà cattolica, 189o, 1.1, p. 716 ss.


(2) Das Wunder an der Columna M. Aurelii, dans les « Mittheilungen des archoeol.
'"slituts. Iioemische Abthcilung, IX, 1894,
» p. 78-89.
(3) Dans les Sitzungsberichlc der Akademie
von Berlin, 1894, p. S3o-8S2.
0) Dans le Hermès, t. XXX (189Ï.), p. 90-117.
(«) Rheinisches Muséum, XL1X (1894),
p. 614-619.
660 REVUE THOMISTE

rien des chrétiens, de sorte que Tertullien aurait ajouté de son chef que la
pluie avait été obtenue peut-être par les prières de soldats chrétiens. Quoi
qu'il en soit, le fait et l'authenticité de la lettre de l'empereur doivent être
coonsidérés. comme historiques, sans qu'on puisse considérer le bas-relief
comme preuve de la croyance d'une intervention surnaturelle. Le P. Gri-
sar donne une description détaillée, accompagnée d'une planche, de la
représentation.
Puisque nous en sommes aux sculptures, mentionnons ici la monogra-
phie de M. Jules Mommèja sur les sarcophages chrétiens du Quercy (1).
Nous y trouvons la description archéologique détaillée de 16 monuments
de ce genre, provenant de Cahors, Mondoumerc, Perges et Moissac.
Trois étaient connus et avaient été publiés antérieurement, l'auteur en a
trouvé plusieurs autres, et beaucoup ne sont connus que par d'anciennes
descriptions bien vagues parfois. Les scènes et les décorations des sarco-
phages sont celles que nous connaissons par les publications de M. Le
Blant.
La bibliothèque impériale de Vienne en Autriche possède un manuscrit
précieux de la Genèse orné de miniatures. Dans l'étude de cette branche si
importante pour l'iconographie, il faut placer, sans le moindre doute, la
Genèse de Vienne en tête, tant à raison de sa haute antiquité que pour
l'exécution artistique des peintures. Publié déjà à plusieurs reprises, mais
sans l'exactitude désirable dans la reproduction, le précieux manuscrit
vient d'être livré à la connaissance du public par deux savants des plus
compétents dans la matière, MM. WicMioff et von Earlel (2). Sur 24 feuilles
en parchemin nous trouvons 48 miniatures qui illustrent le texte du pre-
mier livre de l'Ecriture sainte. La paléographie du manuscrit fait attribuer
son origine par M. Hartel au v° siècle ; il laisse même subsister la possi-
bilité de monter un peu plus haut, jusqu'au iv° siècle. M.. KondaJcojf,- l'un
des meilleurs connaisseurs de l'art byzantin, avait: cru devoir placer les
miniatures à la fin du v° ou au commencement: du vi°siècle (3). Nous pour-
rons donc, en toute confiance, retenir le v° siècle comme l'époque àlaquel'e
il faut assigner l'origine du manuscrit. Les miniatures ont été étudiéespar-
ticulièrenient par M. Wickhoff. Dans une introduction très importante,
l'auteur cherche à prouver l'originalité de l'art romain, qui n'aurait nulle-
ment subi l'influence de l'art gréco-alexandrin dans une mesure aussi con-
sidérable qu'on l'a admis jusqu'ici. Quant à nos miniatures, M. Wickhofl

(1) .T. MOM.MK.IA. Les Sarcophages chrétiens antiques du Quercy. Cahors, Girma, 18!l.'j.
(2) AV. von MARTEL und Fr. WICKHOFF, Die Wiener Genesis. Wien, 189o (Sépara!»''"
druck aus dem Jahrbuch der kunsthistor. Sammlungen des allerh. Kaiserhauses, 15- }il

u. xvi).
(3) KONDAKOFF, Histoire de Vart byzantin, I, p. 78.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 661

croit pouvoir distinguer, en se basant sur les particularités du coloris, cinq


artistes différents qui les auraient exécutées. Dans l'ensemble des pein-
tures, il faut reconnaître certainement l'influence du réalisme de l'érjoque
classique de même que les détails du dessin, de la composition, des cos-
tumes, de la technique, révèlent l'origine antique des figures. L'étude de
M. Wickhoff est certainement de la plus haute importance pour l'histoire
de l'art de la miniature chrétienne dans l'antiquité.
Une thèse de doctorat présentée à l'université d'Iéna par M. Koeppen a
pour sujet la représentation du diable et de l'enfer dans l'art chrétien
depuis les origines jusqu'à Giotto (1).
Le sujet est bien choisi, mais il a été mal traité. Le chapitre concernant
les monuments de l'antiquité chrétienne contient de nombreuses inexacti-
tudes et des interprétations complètement fausses. Inutile d'entrer dans
les détails : si le reste du travail est de la même valeur, ce que l'on a
toutes les raisons de craindre, il partagera le sort des autres thèses qui
lui ressemblent : celui d'être enseveli dans un oubli bien mérité.
Dans la « Roemische Quarlalschrift » nous trouvons la description de
quelques productions intéressantes des arts industriels, entre autres de
lampes en bronze ("2) et d'une lampe en terre cuite (3). Celle-ci provient
de la célèbre fabrique à'Annius Serrapiodorus à Ostie, de laquelle sont sor-
ties les lampes avec la représentation vraiment classique du Bon Pasteur.
Sur le dos de tous les exemplaires connus jusqu'ici on lisait la marque de
fabrique ANNISER ; le nouveau spécimen, qui se trouve dans la collec-
tion du Oampo santo teutonwo à Rome, a l'inscription : FIDEL1S, qui a
probablement un caractère chrétien.
Sur un cul-de-lampe, dans le cloître de l'ancienne abbaye cistercienne
d'Iiauterive près de Fribourg en Suisse il y a comme sujet de décoration
la tète du Christ entre l'agneau et le poisson. Le symbolisme de l'agneau
dans l'iconographie du moyen âge montre que le poisson ici également
paraît être représenté comme symbole : exemple très curieux de l'emploi
de cette image particulière à l'art chrétien antique sur un monument du
moyen âge. C'est le P. J. Berthier, O. P., qui a attiré l'attention sur cette
représentation digne de remarque (4).
Déjà dans notre dernier Bulletin nous avons pu signaler une étude du
P. Grisar sur une collection très riche de plaques, de couvertures de
livres, de vases liturgiques, etc., en or et en argent connue sous le nom

(1) Alfr. KOEM'KS. Der Teufel und die Hcelle in der clarstellcnden Ivunst von den Anfoen-
gen bis zum Zeitalter Dante's und Giotto's, Berlin, lS9a.-
(2) Altchristliche Bronze-Lampen. Dans la l\oem. Quarlalschrift, 189b', p. 309-311.
(3) Fidelis statt Anniser. Ibid, p. 313-318.
(4) Un cul-do-lampe de l'ancienne abbaye d'Iiauterive. Dans la Revue de l'Art chrétien,
a" série, t. VI (1895) p. 66-67.
662 REVUE THOMISTE

de « Tesoro sacro Rossi (1) ». L'auteur a prouvé que toute la collection ne


contenait que des falsifications, en se basant: sur Je mystère qui planait sur
la provenance des objets, sur le sjnnbolisme impossible à l'époque à
laquelle devrait appartenir le trésor d'après l'exécution iconographique et
technique et sur une expertise faite sur le métal par un homme de profes-
sion. Le propriétaire de la collection, M. Giancarlo Rossi, a publié une
réponse à cette étude pour défendre l'authenticité des objets (2). Ayant eu
connaissance de ce projet, le P. Grisar lui écrivit une longue lettre, pour
lui soumettre de nouvelles observations et la longue série des jugements
des archéologues les plus distingués, lesquels avaient accepté entièrement
ses conclusions. Cette lettre, suivie d'extraits d'une correspondance entre
le P. Grisar et M. J. Meïbig et d'une déclaration de M. Or. M'aruccM, vient
d'être publiée comme réponse à la défense de M. Rossi (3). Il faut esrjérer
que maintenant le prétendu trésor sacré sera définitivement écarté comme
collection de monuments des premiers siècles chrétiens.

Le titre glorieux de reine des inscriptions chrétiennes fut donné par


M. de Rossi à un texte éjngraphique dont on s'est beaucoup occupé ces
derniers temps : l'épitaphe d'Abercius. Nous possédons une biographie d'un
évêque Abercius, auquel on attribue comme siège épiscopal la ville de
Hiérapolis en Phrygie. Elle est conservée dans un texte plus étendu par
Métaphraste, et dans un autre plus court d'un auteur anonyme (4). D'après
cette notice, Abercius aurait vécu vers la fin du n° siècle, serait venu à
Rome à l'époque des empereurs Marc-Aurèle et Lucius Verus et, de
retour dans sa patrie, il aurait compose, à l'âge de 72 ans, l'épitaphe en
vers qui devait être placée sur son tombeau. Les hagiographes donnent
le texte de 22 vers de l'épitaphe qu'ils disent avoir copié sur la pierre
quelque peu consumée par le temps. Lorsque le cardinal Pitra eut remis
en honneur ce texte d'une importance fondamentale pour le symbolisme
de l'art chrétien primitif '(o), M. de Rossi et après lui, tous les archéolo-
gues se servaient de l'épitaphe d'Abercius comme d'une des sources prin-

(1) Un prétendu trésor sacré des premiers siècles (le « Tesoro sacro » duchev. Giancarlo
Rossi à Rome). Étude archéol., par H. GMSA.II, S. J. Rome, 1895.
(2) G. ROSSI, Risposta a cerlopadre Grisar D. C. d. G. sefittore nclla « Civiltà catlolica »..
attacca di falso il sacro tesoro... Roma, 1896.
(3) H. GIUSAK, S. J., Ancora delpreteso tesoro cristiano. Roma, 1896. —V. aussi J»:
WAAI., Der longobardische Pontificalschatz, dans la lloemischa Quartalschrift, 1S95,
p. 319-321.
(4) Acta Sanclorum, Octobris, t. IX, p. 489 ss.
(fi) PITRA, Spiailegium Solesmense, I, p. 554 ss.
BULLETIN ARCHEOLOGIQUE 663

cipales pour l'étude de l'iconographie du nc et du mc siècle (1). Pour que


nos lecteurs en puissent juger, nous insérons ici une traduction du texte
d'après les dernières éditions qui en furent: faites :
«
Citoyen d'une ville illustre, j'ai préparé ce monument de mon vivant
afin d'avoir, quand le temps sera venu, un lieu de repos pour mon corps.
Mon nom est Abercius. Je suis un disciple du saint Pasteur, qui conduit
ses brebis dans les pâturages des montagnes et des plaines, qui a de
grands yeux et dont le regard pénètre partout. C'est lui qui m'a enseigné
la science certaine de la vie. Il m'a envoyé à Rome pour voir la cité
royale et contempler la reine vêtue d'habits d'or et portant des chaussures
d'or. J'y ai vu également un peuple muni d'un sceau resplendissant. J'ai
vu encore la plaine de la Syrie et toutes les villes, Nisibe, après avoir tra-
versé l'Euphrate. Partout j'ai eu des compagnons, Paul... (il y a ici une
lacune dans le texte). La foi m'a guidé partout et me donnait en tous les '
endroits comme nourriture le Poisson provenant de la source, grand, pur,
que la Vierge immaculée a pris et qu'elle a donné pour toujours comme
nourriture aux amis; elle a aussi un vin délicieux mélangé d'eau, qu'elle
offre avec du pain. \
«Moi, Abercius, j'ai fait graver ceci à cette place en ma présence, quand
j'avais atteint la soixante-douzième année de ma vie. Que tous ceux qui
croient la même chose et qui comprennent ces phrases prient pour Aber-
cius.
« Que jamais on ne place un autre dans mon tombeau ; quiconque le
ferait devra payer au fisc romain 2,000 écus d'or et à ma chère patrie Hié-
rapolis 1,000 écus d'or. »
Nous n'avons qu'à rappeler que le Bon Pasteur était l'image du Rédem-
teur la plus fréquente sur les monuments des premiers siècles et que le
Poisson était le symbole de Jésus-Christ, surtout de Jésus eucharistique,
pour faire comprendre l'importance de ce texte. En 1882, l'explorateur
anglais W. Ramsay découvrit, près de Hiéropolis dans la Phrygia salu-
taris une pierre tuinulaire en forme de pilier (cippus) avec une érjitaphe de
l'année 216 de notre ère, dans laquelle on avait copié les trois premiers et
les trois derniers vers de l'épigramme d'Abercius en y insérant, à la
place d'Abercius, le nom d'Alexandre fils d'Antoine, en gâtant, naturelle-
ment, la prosodie du vers (2). M. Ramsay publia, à la suite, une nouvelle
élude sur l'inscription d'Abercius (3), et M. de Rossi ne manqua pas de

(1) V. nu Rossi, Inscr. christianise urbis liotnte, t. II, p. i, pag. xn et suiv., avec la-lit-
lèi-ature citée par lui.
(2) Bulletin de correspondance hellénique, 1882, p. 518.
(3) Journal of hellenic studies, Octobre 1882.
664 REVUE THOMISTE

relever l'importance de cette découverte (1). A cette occasion, M. l'abbé


Ducliesne, avec sa sagacité ordinaire, prouva que Abercius n'avait pas été
évêque de Hiérapolis dans la Phrygia Pctcaiiana, mais de Hiéropolis, près
de Synnada dans la Phrygia sdhdaris, et qu'il était identique avec Abercius
Marcéllus, mentionné par Eusèbe (Ilist. ecel., v, 16) (2). Cette conclusion
fut confirmée pleinement par la découverte faite, en 1883, par M. Ramsay
à Hiéropolis même de deux grands fragments du monument original (3).
Ces fragments, dont S. M. le sultan de Constantinople fit cadeau à S. S. le
Pape Léon XIII à l'occasion du jubilé épiscopal de celui-ci, se trouvent
aujourd'hui d'ans la riche collection épigraphique du palais du Latran à
Rome (4).
La forme du monument était celle d'une colonne carrée (stèle), dont
trois côtés contenaient l'inscription, tandis que le quatrième était décoré
d'une couronne en bas-relief. Le texte était réparti de façon adonner
deux lignes pour un hexamètre. C'est cette forme de la stèle que nous trou-
vons employée pour les monuments funéraires chrétiens sur les cimetières
à fleur du sol.
Le caractère chrétien de l'inscription n'avait pas été révoqué en doute
jusque dans les derniers temps. Un jeune archéologue allemand, M. G.
Ficher, fut le premier à vouloir prouver, dans un mémoire que M. A. Har-
nack présenta à l'Académie de Berlin, que l'Abercius de l'épitaphe était
un adorateur de Cybèle et d'Attis. Il en fut repris sévèrement parles
archéologues les plus distingués (5). Cela engagea M. A. Hamaclc à
reprendre la question soulevée et il publia une étude sur l'inscription
d'Abercius, dans laquelle il arrive au résultat suivant : Abercius était ou
bien païen purement et simplement, ou bien, ce qui est plus probable,
membre d'une association gnostique païenne, dans laquelle un mystère
chrétien était combiné avec des mystères païens (6).
L'autorité de M. Harnack en fait d'histoire de la littérature [chrétienne
engagea plusieurs archéologues distingués à examiner de près les argu-
ments des adversaires. Tous ces savants arrivèrent à la conclusion, que
le caractère chrétien de l'inscription ne saurait être révoqué en doute et
que, au contraire, une étude comparative faite, avec d'autres monuments
semblables de la plus haute antiquité ne fait que confirmer l'aulhenticilé
de notre texte épigraphique, oeuvre de l'évêque Abercius.

(1) Bullettino di archeologia cristiana, 1882, p. 77-82.


(2) Revue des questions historiques, 1883, p. 7-33.
(3) Journal of hellemc sludies, 1883, p. 474 ss.
(4) V. ni! Rossi, Bullettino di archeol. cristiana, 1S94, p. 65 ss.
(5) V. Revue Thomiste, III (1895), p. 533.
(G)Ad. HAUNACK, Zur Abercius-Dischrift, dans les Texte und Untersuchungen, Xll,
Leipzig 1895.
'
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE .665

Dans un mémoire qui accompagne la reproduction en grandeur natu-


,.clle du fragment conservé au musée du Latran, M. KaruccM, étudie les
objections de M. Ficker, tirées de la forme du monument, de quelques
expressions qui lui paraissent étranges sur un monument chrétien, du
langage mystique provenant, selon lui, du culte de Cybèle et d'Alargatis,
divinités auxquelles le poisson était consacré. M. Marucchi montre que la
même forme et les expressions auxquelles s'est heurté M. Ficker se trou-
vent sur des monuments, dont le caractère chrétien ne peut pas soulever
le moindre doute. Quant aux explications du texte données par Ficker,
elles reposent sur des hypothèses qui ne prouvent rien et qui laissent
subsister des difficultés beaucoup plus grandes que celles soulevées contre
le caractère chrétien du monument (1).
Une étude plus complète due à la plume autorisée de Mgr Wilpert se
trouve à la fin du volume sur la « Fractio panis », mentionné plus haut (2).
Elle est dirigée principalement contre M. Harnack et les arguments qu'il
donne pour soutenir la thèse que nous avons indiquée. L'examen de la
forme du monument, du passage sur le Pasteur, des expressions
employées dans les vers où il est question du voyage à Rome, du lan-
gage mystique concernant le poisson, de la demande adressée à ses amis
dans la foi par Abercius de prier pour lui, expression qui ne se trouve
jamais sur une épitapke païenne et d'autres particularités du texte con-
firme d'une manière certaine le caractère chrétien. Les données histo-
riques au sujet d'Abercius viennent encore corroborer ces conclusions.
L'auteur donne, dans le texte et sur les planches, la reproduction la
plus exacte et une reconstruction du côté de la pierre où se trouvent les
lignes conservées sur le fragment de l'original.
En troisième lieu, M. l'abbé Ducliesne a développé sa pensée au sujet de
la célèbre inscription dans
un article des Mélanges, (3). 11 examine avec la
profondeur et la clarté dont il a le secret toute la controverse, sur laquelle
ses observations répandent la lumière la plus complète. Pour lui aussi, le
caractère chrétien, établi d'après toutes les règles d'une critique sérieuse
""partiale, est hors de doute. Notons, sous le rapport archéologique, les
'«scriptions grecques chrétiennes, dans lesquelles il relève la mention du
ISc public que nous trouvons également dans la dernière partie de l'épi—

«tplie d'Abercius. Cette particularité avait été invoquée également


par
''• Harnack contre la qualité de chrétien d'Abercius.

\ ) Or. MAHUCCIII, Nuove osservazioni sulla iscrizione di Abercio, dans le Nuovo


ull'Hin0
diarcheol. crist., 1895, p. 17-41.
2) DJÛ Abercius-Inschrift, dass Fractio
panis ; Fribourg-en-B., 1895, p. 103-127.
M BUCHESNE, L'épitaphe d'Abercius. Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. XV (1895).
dirait.)
REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE. — 45.
666 REVUE THOMISTE

En fait de publications de textes épigraphiques, nous signalons, avec la,


plus grande satisfaction, deux volumes de la « Bibliothèque d'auteurs grecs
et romains de Teidmer ». M. Fr. Bueelieler a commencé la publication lono-.
temps désirée des épitaphes en vers, dont le premier volume a paru (1).
Les épitaphes chrétiennes y ont trouvé leur place, accompagnées, comme
les autres, dénotes bibliographiques et critiques. Un autre volume de la
même collection ne contient que des textes chrétiens : les épigraphes com-
posées par le pape S. Damase et gravées sur le marbre par Furius Diony-
sius Filocalus dans les lettres magnifiques appelées damasiennes (2). Dans
l'introduction, M. Ihm étudie les manuscrits qui ont conservé le texte des
inscriptions damasiennes et réunit tous les témoignages des auteurs
anciens sur saint Damase. Le texte de chaque --épigraphe est suivi de
notes très étendues, indiquant la bibliographie complète, l'endroit où le
monument se trouvait, les variantes et les parties de vers qui se rencon-
trent dans d'autres auteurs anciens. Sur l'une ou l'autre des pièces rejetées
parmi les « Pseudodamasiana », on rjourrait discuter s'il ne fallait pas les
insérer parmi les textes authentiques. En tout cas, nous saluons avec la
plus grande joie cette édition classique des inscriptions du grand pape.
Les épitaphes chrétiennes des catacombes de Syracuse ont fourni la
matière aune monographie importante, par laquelle M. l'abbé D Slraz- 1'

zuïla a mérité de prendre place au rang des archéologues (3). L'auteur


examine les particularités linguistiques des textes épigraphiques chré-
tiens, les formes et la signification des noms, les acclamations pour les
défunts, la condition des esclaves dans les familles chrétiennes, les sym-
boles gravés sur les épitaphes et termine par un aperçu général sur les
catacombes de Syracuse. Tous les chapitres sont accompagnés de notes
bibliographiques très complètes. Nous apprenons avec plaisir, par une
la
annonce sur couverture, que M. Strazzulla prépare un Corpus complet
des inscriptions chrétiennes de Syracuse.
Dans un mémoire sur une épitaphe trouvée à Pavie en 1875 et mention-
nant l'évêque saint Syr : SVRVS EPC, M. de Rossi avait montré, que ce

(1) Bibliotheca scriptorum groecorum et romanorum Teubneriana. — Anthologie lali»a>


sive poesis latinoe supplementum. Pars posterior : Carmina epigraphica conlegit l'ran-
ciscus Bueelieler. Fasc. I. Lipsioe 1895. — V. l'étude de M. CH. WEYMAN, Studien zu ('en
Carmina latina epigraphica, dans les Blaelter fiir das Gymnasialschdwesen, fasc. bv
1895, vol. XXXI,
(2) Anthologioe latina: supplementum. Vol. I, Daniasi epigrammala. Accedunt pseudo"'1'
masiana aliaque ad Damasiana illuslranda idonea. Recensuit Max. IHM. Lipsiai, 18!).')."
Cf. Cn. WEYMAN, De carminibus damasianis et pseudo-damasianis, dans la Revue d'his-
toire et de littérature religieuses, 1, 1896, p. 58-73.
(3) Prof. V. STIUZZULLA, Studio critico suite iscrizioni cristiane di Siracusa. Riccrclic "
fllologia e di archeologia cristiana. Siracusa, 1895.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 667

texte laconique était une preuve delà haute antiquité du monument (1). On
soulevé des difficultés contre cette conclusion. M. Lugari revient sur la
a
miestion et s'efforce d'écarter les difficultés et de montrer que le monu-
ment ne peut pas Être invoqué contre la tradition qui place l'épiscopat de
saint Syr au premier siècle (2).
Signalons enfin quelques notes sur des épitaphes chrétiennes publiées
dans la
« Roemische Quarlalschrift », parmi lesquelles nous relevons une
réplique de Mgr Wilpert contre les observations faites par M. H. Maionica,
directeur du musée d'Aquilée, au sujet de la publication d'inscriptions
conservées dans ce musée (3).
*

Parmi les publications archéologiques d'une portée plus générale nous


citons en premier lieu l'important ouvrage sur l'archéologie de l'art chré-
tien que nous offre M. Vict. Schultze, professeur de théologie protestante
à l'université de Greifswald (-4).
C'est un manuel très méthodique, par lequel l'auteur se propose d'in-
Iroduire ses lecteurs dans la connaissance des idées religieuses et artisti-
ques, desquelles sont sortis les monuments chrétiens des sept jiremiers
siècles. C'est ce qu'il entend sous le nom d'archéologie de l'art chrétien,
par opposition à l'histoire de l'art, laquelle examine le côté esthétique et
le développement historique des monuments. Après l'introduction, dans
laquelle il résume l'histoire littéraire de l'archéologie, et étudie quelques
questions générales, comme la position prise par l'Eglise à l'égard de
l'art, l'auteur traite dans cinq parties les sujets suivants : 1° l'architecture
religieuse (basiliques, dômes, monastères, monuments sépulcraux); 2° la
peinture (catacombes, miniatures, mosaïques) ; 3° la sculpture (sarco-
phages, diptyques, sculptures sur bois); 4° les arts industriels (lampes,
ampoules, anneaux, verreries) ; S0 l'iconographie (les personnes divines,
les anges, les démons, les apôtres et les saints, la vie humaine, les
personnifications).
Ce qui distingue l'ouvrage, c'est la méthode rigoureusement scientifique
suivie par l'auteur, l'exactitude dans la description des monuments, dont il
avu lui-même les plus importants, le choix excellent fait pour l'indica-
,10n de la bibliographie
sur les différents sujets, les illustrations bien choi-
es et bien exécutées. Quelques publications importantes ont néanmoins
(1) Bullettino di archeol. crist., 1876, p. 77.
W G. B. LUGAIU, San Siro, il primo vescovo diPavia. Roma, 1895.
t3) WiLrunï, Aus Aquileja, dans Roem. Quarlalschrift, 1895,
p. 512-519. — L'ar-
icle de M. MAIONICA
a paru dans VArcheografo Trieslino, vol. XX.
(') VICTOR SCIIULÏZE, Archoeologie der christlichen Kunst. Avec 120 illustrations*
Jlimich,
1895.
668 REVUE THOMISTE

échappé aux recherches de l'auteur ; par exemple Gsell « Recherches


archéologiques en Algérie » ; Wïlpert, « Sulla tecnica délie pitture cimiie.
riali e sullo stato délia loro conservazione ».
Quant au détail des résultats exposés par M. Schultze, il y a des poinis
nombreux, sur lesquels je ne puis pas partager son avis. Je n'entre point
ici dans des particularités, puisque j'espère avoir bientôt l'occasion d'ex-
poser ma manière de voir dans un travail d'ensemble. Je ne relève qu'un
point capital : la base du symbolisme de l'art chrétien primitif. M. Schultze
veut restreindre le contenu des images symboliques aux idées et aux
croyances sur la résurrection, la vie éternelle (p. 180 s.); à côté des
scènes qui présentent ce symbolisme, il n'admet dans la peinture des
catacombes que quelques images purement: historiques (p. 183-185). Or
s'il est certain que l'idée prédominante clans les peintures qui décoraient
-des chambres sépulcrales était celle que l'auteur indique, il n'en est pas
moins certain, qu'elle n'est pas l'idée unique et exclusive. Un symbole
peut exprimer, dans le but directement visé par celui qui l'a tracé, la
croyance de la résurrection future ; cela n'empêche pas que ce symbole ne
contienne également une idée religieuse autre que celle-là. Je m'explique.
Nous pouvons très bien admettre, et je suis complètement de cet avis, que
le symbole eucharistique du poisson ait été représenté sur les peintures
des catacombes, parce que la sainte eucharistie est la nourriture spiri-
tuelle qui donne au fidèle l'immortalité, parce qu'elle est le contre-poison
de la niort. Or ceci, certes, n'exclut pas l'autre signification première et
principale du poisson mystique, d'être un symbole de Notre-Seigneur,
Fils de Dieu et Sauveur, considéré principalement dans sa présence sous
les espèces du pain et du vin dans le rej>as sacré. M. Schultze a donc
complètement tort, en reprochant aux archéologues catholiques « de
mélanger dans les peintures religieuses les dogmes et l'espoir chrétien »
(p. 185). Ce sont les anciens chrétiens eux-mêmes qui ont combiné ces
idées, ou plutôt, les dogmes exprimés d'une manière mystique par les
symboles furent précisément, dans un grand nombre de cas, la raison pour
laquelle on représentait ces symboles sur les parois des chambres sépul-
crales, en y voyant une expression de l'espérance dans la vie future.
Les monuments chrétiens de la Bosnie et de Y Herzégovine ont été décria
dans un mémoire spécial par M. le D Ciro Tridielha, custode au musée Je
1'

Sarajevo (1). Après avoir rappelé en peu de mots l'histoire du chrisu»-


nis'medans ces contrées, qui appartenaient à la province romaine de la
Dalmatie. et où, en 530, il y avait trois évêchés, Bistua, Narenta, Mai'" 1'
rita, l'auteur décrit les ruines des églises chrétiennes découvertes j»*"
.

(1) Die christlichen Denkmaler Bosniens und der Herzegovina, von Dr Ciro TiUJiifii-K; i ;
dans la lioemische Quarlalschrift, 1895, p. 197-232 ; avec de nombreuses illustrations. ;.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 669

qu'ici. 11 relève plusieurs particularités dans le plan de ces édifices, qui se


composent presque régulièrement de deux parties : une nef principale, et
une autre nef latérale divisée parfois en plusieurs compartiments. Plu-
sieurs fragments de sculpture furent découverts à l'occasion des fouilles
faites clans ces ruines; ils sont antérieurs aux 0 siècle. Un monument tout
particulier, une espèce d'église creusée dans le rocher, située près de
Jajce, doit sa forme actuelle à un duc de Spalato du nom de Hrvoja, qui
vécut au commencement du xve siècle. L'auteur pense que ce duc ne fît
qu'agrandir une chapelle souterraine déjà existante.
Nous terminons ce Bulletin par les résolutions principales prises au pre-
mier congrès d'archéologie chrétienne de Spalàto, sur lequel nous avons
maintenant le rapport officiel rédigé par M, G. A. Neumann, professeur à
l'université de Vienne (1). La jsremière section, qui s'occupa des monu-
ments artistiques et épigraphiques, émit le voeu que les inscriptions chré-
tiennes de tout le territoire de l'Autriche-Hongrie soient publiées dans un
Corpus spécial. En second lieu, elle désire la publication, d'après des
photographies, de tous les monuments de la peinture et de la sculpture de
l'antiquité chrétienne, avec une description exacte et détaillée de chaque
monument. Trois membres du congrès furent chargés de préparer cette
publication. La seconde section, qui traitait des études archéologiques,
reconnut la nécessité de propager l'archéologie chrétienne et émit le voeu
que dans toutes les facultés de théologie de même que dans les grands
séminaires on instituât des chaires de cette branche. On devrait, en outre,
se servir, dans l'instruction religieuse, d'illustrations représentant des
sujets religieux et publier, pour les classes supérieures des gymnases, des
monuments archéologiques dans ce même but. Comme un moyen très
important de rendre utiles et pratiques ces leçons d'archéologie chrétienne,
la troisième section propose la formation de musées archéologiques dan s les
universités et les grands séminaires. Un autre moyen de développer l'in -
lérêt pour l'histoire des premiers siècles de l'Eglise c'est l'étude de la
patrologie. La quatrième section s'occupait de cette branche ; elle désire
vivement de voir cultiver davantage, dans tous les instituts théologiques,
1 étude de la littérature de l'antiquité chrétienne. Enfin la cinquième section
eut à s'occuper d'une manière spéciale des monuments de la Dalmatie.
Espérons que le mouvement scientifique, auquel le congrès a donné une
impulsion nouvelle, produira bientôt ses fruits pour la gloire de notre
sainte foi catholique et de la vraie science.
J.-P. KIRSCH,
professeur à Fribourg (Suisse).

Relazione del 1° Congresso intemazionale degli archeologi cristiani tenulo a Spa


(1)
•alo-Salona nei giorni 20-22 agoslo 1894. Spalato, 1895.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

De axiomate « EXTRA ECCLESIAM NULLA SALUS ». — Dissertatio théologien


quam, adDoctoris graduai in sacra Theologia apudUniversitatem cathoticam
Ameriesa consequendum, publiée propug?iavitEv>Mvm>us DUULANCHÏ, Socie-
tatis Marisa. — Un volume, 435 pages. Darri-Ducis, Constant-

Laguerre, editores, 1895.

Une-thèse de théologie soutenue en Amérique, et dans une; Faculté


catholique, et sur la question la plus brûlante là-bas, savoir: si hors de
l'Eglise il n'y a point de salut, — voilà certes qui n'est pas d'un médiocre
intérêt et ce que beaucoup d'esprits désireront connaître par eux-mêmes si
seulement cette oeuvre fort belle, qui est en même temps une bonne oeuvre,
leur est signalée. C'a été, pour le R. P. Dublanchy, un véritable acte de
courage que d'aborder, en plein Washington, un pareil sujet. Il l'a fait;
et avec une sûreté, avec une orthodoxie, disons le mot, avec une rigueur
de doctrine qu'on chercherait vainement plus précises, même dans un sco-
lastique du moyen âge. Le mot — et je le prends dans son sens le plus
relevé, le plus glorieux — n'est pas trop fort ; on avouera sans peine qu'il
ne constitue pas, ici, un mince éloge.
S'opposer à cet étrange esprit, si en vogue aujourd'hui sous le nom de
« tolérance religieuse», et qui proposerait comme suprême idéal délaisser
complètement de côté les questions de foi, sources de luttes continuelles
et d'amères divisions, pour s'embrasser tous dans l'étreinte d'une charité
qui ne distinguerait plus entre croyants et incroyants ; — et venger aussi
contre toute fausse interprétation l'adage catholique : « Hors de l'Eglise
point de salut », telle a été la double fin poursuivie par l'auteur.
Il a divisé sa thèse en trois parties : — Qu'est-ce que le salut, et, dans
les desseins de Dieu, tous les hommes y sont-ils appelés ? —Y a-t-il, pour
obtenir le salut, des moyens ou des conditions précises et déterminées
sans lesquelles nul n'y saurait prétendre ? — Enfin, ces conditions ou ces
moyens sont-ils à ce point la propriété exclusive d'une société spéciale
qu'on ne les puisse pas trouver ailleurs?

Le salut » dont il s'agit n'est autre que la vie éternelle constituée ]W


<(

la « vision de Dieu » dans le ciel. Dieu a-t-il voulu, d'une volonté vrai<;)
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 671

réelle, efficace, entraînant de sa part la collation de tous les moyens


nécessaires à cette fin, — le salut de-tous les hommes ? Les prèdestinatiens
n'ont pas hésité à répondre que non. En faisant ses plans, de toute éternité
et antérieurement à toute prévision de chute du côté de l'homme, Dieu
aurait positivement voulu la damnation des réprouvés : sa volonté répro-
bative n'aurait pas eu une moindre efficace relativement à l'acte pecca-
mineux que sa volonté salvifique relativement aux actes méritoires. Le
plus farouche partisan de cette erreur monstrueuse a été Calvin. Pour lui,
Dieu n'a pas seulement refusé aux damnés les secours nécessaires pour
ne pas pécher ; c'est Lui-même qui les a fait pêcher, pour les pouvoir
damner ensuite. —D'autres, — ce sont les Jansénistes, •— tout en n'ac-
ceptant pas que Dieu eût fait pécher l'homme, ont admis qu'une fois
l'homme déchu et privé par sa faute de ses droits à l'héritage du ciel, Dieu
n'avait plus voulu le salut de tous mais seulement d'un petit nombre; à ces
derniers seuls il donne les 'moyens nécessaires et véritablement efficaces
pour obtenir le ciel, et il abandonne les autres — la masse — à leur sort
réprouvé, sans même leur accorder ce que nous appelons les moyens
suffisants. Qui n'a présenta son souvenir le fameux aj>ologue, si malicieu-
sement imaginé par Pascal dans sa seconde Lettre provinciale, et où il
nous montre ce pauvre malade, qui représente l'humanité déchue, aux
mains de trois médecins dont l'un symbolise les jésuites, l'autre les
dominicains et l'autre enfin les jansénistes ? Or ce n'est pas au médecin
janséniste qu'est dévolu le plus mauvais rôle dans l'apologue de
Pascal.
Pourtant, quoi qu'en ait pu dire l'auteur des Provinciales, la vérité est
que, même après la chute, Dieu veut le salut de tous les hommes. C'est pour
tous qu'il a donné son Fils ; et de même que sa volonté salvifique s'étend à
lous, ainsi en est-il de sa volonté rèdemptive. Dans un exposé méthodique,
clair, serré et admirablement exact, le R. P. Dublanclry nous prouve, par
l'Ecriture soit dans l'Ancien soit dans le Nouveau Testament, et par le
témoignage unanime de la tradition, que Dieu a vraiment voulu le salut et
'a rédemption de tous les hommes; non sans doute d'une volonté
conséquente, puisqu'il en est qui se perdront malgré cette rédemption, —
mais pourtant d'une volonté vraie qui emporte, du côté de Dieu, la colla-
tion de tout ce qui est nécessaire pour crue les hommes puissent vraiment
bénéficier de la rédemjntion, de telle sorte que, s'il en est parmi eux qui
n en profitent pas, ce sera uniquement leur faute ou la faute des hommes.

Mais quels sont bien, d'une façon précise; ces moyens ou ces secours
672 REVUE THOMISTE

nécessaires et indispensables pour obtenir le ciel? Ils se résument en un


seul : la grâce. Quiconque meurt en état de grâce ne peut pas ne pas ètre
sauvé; comme aussi quiconque est privé de la grâce au moment de sa
mort est irrémédiablement perdu. Ceci n'est pas à dire que, du coup, il
soit voué aux supplices de l'enfer; non, car les enfants morts avant l'âoe
de raison et qui par suite n'ont pas de faute personnelle à expier, n'auront
pas l'enfer pour partage ; ils jouiront d'un certain bonheur naturel. Mais
en ce qui est du ciel, la règle est absolue : nul ne le saurait avoir s'il n'est
trouvé en état de grâce au moment de sa mort.
Comment donc obtenir et conserver cette grâce sans laquelle nul ne
peut avoir le ciel? C'est ici.que viennent les secours positifs d'un corps de
doctrine révélé par Dieu et de sacrements institués par Lui. L'accep-
tation par la foi de ce corps de doctrine et la mise en pratique de ces
sacrements sont-elles nécessaires pour que l'homme puisse vivre'ide la vie
de la grâce? Que cette double condition soit nécessaire en ce sens que, si
l'on refusait sciemment de s'y soumettre, Tonne pourrait absolument pas
être en grâce avec Dieu, nul n'en saurait douter. Mais qu'elle 'soit aussi
nécessaire en cet autre sens qu'il soit rigoureusement impossible d'avoir
la vie surnaturelle de la grâce sans adhérer de fait et par un acte de foi
explicite aux vérités.révélées et sans recevoir réellement des rites sacra-
mentels,—voilà où l'esprit de l'homme n'est plus si sûr et où même la
raison des sages n'est pas toujours d'accord.
Le R. P. Dublanchy cite en note un passage très remarquable de
Mgr Freppel, où l'illustre apologiste serait pour la simple disposition à croire
et ne requerrait pas nécessairement l'acte de' foi explicite. 11 le réfute
ensuite à l'aide de l'Écriture, de la tradition patristique, du témoignage de
saint Thomas ; il apporte aussi le témoignage du concile de Trente et du
concile du Vatican. Le dirai-je ?- mais cette argumentation de l'auteur ne
me paraît pas démonstrative contre Mgr Freppel. 11 ne ressort pas des
textes précités qu'il ne s'y agisse pas uniquement de ceux qui se trouvent
en présence des vérités de la foi actuellement proposées à leur adhésion.
Que s'il s'agit de pauvres païens (et c'était l'hypothèse de Mgr Freppel),
qui n'auraient jamais entendu parler des choses de la foi ni directenicnl.
ni indirectement, est-il bien sûr qu'ils soient visés par les textes en ques-
tion et que, même pour eux,, la foi positive portant détermineraient si"
telles et telles vérités révélées soit nécessaire de nécessité de moyen :

Encore une fois, cela ne ressort pas manifestement de l'argumentation i|c


l'auteur.
Mais, si le R. P. Dublanchy pourra paraître à certains un peu trop ,
sévère sur ce point, n'en sera-t-il pas à qui peut-être il ne le paraîtra p-1-
^

assez relativement à la nécessité du baptême ? -•


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 673

Sous la loi de nature, il n'y avait pas de rite déterminément fixé par
Dieu pour faire bénéficier lès enfants de là rédemption du Christ; il suffi-
sait d'un acte extérieur quelconque témoignant de la foi des parents. Sous
la loi écrite, ou même depuis Abraham, il y eut pour les enfants mâles, un
rite, déterminément fmé, qui, du reste, en vertu de la foi dont il était
le signe, entraînait après lui la collation de la grâce : c'était la circon-
cision. Sous la loi nouvelle nous avons le baptême. — Mais, comme
toute loi pour obliger demande d'être connue, on s'est posé-la ques-
tion de savoir s'il était possible de fixer un moment déterminé, et
lequel, où la loi du baptême devrait être tenue comme suffisamment pro-
mulguée pour obliger tous les hommes sans exception. LeR. P. Dublanchy
inclinerait à retarder beaucoup l'efficace de cette promulgation. Il irait
même jusqu'à ne pas réputer impossible que, de nos jours encore, il ne se
trouve certaines peuplades sauvages qui en seraient, comme obligations
rituelles, aux simples conditions de la loi de nature. Sur ce point, -nous
avons peine aie suivre et, sans Ivouloir fixer-de date mathématique, nous
n'oserions pas, pour notre part, reculer au delà du premier siècle, le
double effet de la promulgation exigée, savoir : l'obligation stricte du
baptême et l'abrogation totale de toute autre pratique. Et cette conclusion
n'est pas en contradiction avec la pensée de Mgr Freppel relativement à la
simple disposition à croire ou à l'acte de foi implicite, car, même en admet-
tant l'obligation stricte de la loi du baptême, elle n'oblige pas à ce point
que le simple désir, même implicite, ne puisse suffire, lorsque, pour raison
d'ignorance invincible ou d'impossibilité physique, la réception actuelle du
sacrement n'a pas lieu. Il est vrai que les petits enfants ne peuvent pas
bénéficier de cette restriction. Mais ici nous rentrons dans la grande loi
de la Providence qui, le R. P. Dublanchy l'explique admirablement bien,
mène les choses humaines suavement et permet beaucoup de defecius pour
ne pas briser toutes les lois humaines et physiques.

1- 1- -

Nul ne peut: avoir le ciel s'il ne vit pas ici-bas de la vie de la grâce, et,
pour vivre de cette vie de la grâce, il faut, régulièrement, conserver dans
une foi intègre l'ensemble des vérités révélées et participer aux sacre-
ments de cette foi. Mais ces vérités et ces sacrements où se trouvent-ils ?
Dieu, après les avoir livrés au inonde, les a-t-il laissés à l'arbitraire d'un
chacun ? ou bien les a-t-il confiés à un groupe d'hommes, à un corps cons-
titué, à une société spéciale qui en doive scrupuleusement conserver le
dépôt et y faire participer tous les hommes'? Si cette société existe, quelle
674 REVUE THOMISTE

est-elle ? et faut-il, sous peine d'être en dehors de la vraie foi et des vrais
sacrements, aller puiser en elle ?
Sous la loi de nature, il n'y avait pas une Eglise formant un corps spé-
cial et distinct de la famille ou delà société. C'est à l'aide des traditions
religieuses corroborées par la lumière intérieure de la grâce que les
hommes arrivaient à connaître la vérité et à pratiquer la vertu. — Sous la
loi mosaïque, il y eut déjà une véritable organisation extérieure, un magis-
tère, un sacerdoce, un culte spécialement déterminés. Seulement, ainsi que
l'auteur l'observe après saint Thomas, cette organisation, cette Eglise,
cette synagogue n'était pas directement pour tous les hommes, elle n'était
que pour le peuple juif prédestiné à préparer le Messie. — L'Eglise uni-
verselle destinée à tous sans exception ne devait exister que sous le Tes-
tament Nouveau. Elle devait être, jiar excellence, la marque, le signe et en
même temps le fruit de la venue du Christ. Or cette Eglise existe et tout
homme doit se soumettre à son magistère sous peine d'être en dehors de la
vraie foi et de la vraie voie. L'auteur le prouve aisément par l'autorité
même de l'Évangile : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des
siècles... celui qui vous écoute m'écoute... ce que vous délierez sera
délié... etc. » : ces passages sont innombrables et décisifs. — L'Eglise, au
magistère de laquelle il faut nécessairement se soumettre, est l'Eglise
catholique, puisqu'en elle seulement se trouve l'unité et en elle seulement
Y aposlolieitè sans lesquelles la véritable Église ne saurait être. » De fait,
écrivait dernièrement M. de Pressensé (1), il n'y a que deux conceptions
possibles : celle de l'Église visible, une, infaillible, qui exige la soumis-
sion,— c'est celle du catholicisme; celle de l'Église invisible, ne réali-
sant jamais au dehors son unité, se contentant de la communion mystique
des âmes, — c'est celle du protestantisme. » C'est dire que pour qui-
conque admet la nécessité d'une église visible, l'Eglise catholique seule
est la véritable Eglise.
Mais ici vient une question délicate, une question capitale et qui forme
le noeud de la thèse étudiée par l'auteur : — peut-on, sans faire actuelle-
ment partie de la véritable Église, de l'Eglise catholique, participer à la
vraie foi et aux moyens indispensables pour obtenir le salut. — A la vraie
foi d'abord. Il ne s'agit évidemment pas de ceux qui refuseraient d'adhérer
à l'Église catholique, sachant qu'elle est la véritable Église. Il s'agit de
ceux qui, étant dans l'ignorance invincible et de bonne foi, vivent, en fait,
hors de l'Eglise catholique. De tels hommes peuvent participer à la vraie
foi formellement ; ils ne le peuvent pas matériellement. Ils le peuvent for-
mellement, puisqu'ils peuvent être dans la disposition de croire tout ce

(1) Revue des Deux Mondes, n° du 15 mai 189G.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 675

que Dieu a révélé ; mais, matériellement, non; puisqu'ils n'admettent pas


le magistère infaillible et souverain de l'Eglise romaine.
Pour ce qui est des autres moyens nécessaires au salut qui se peuvent
ramener à la réception des sacrements, il est évident qu'on ne les saurait
trouver dans les sectes infidèles ou dans les sectes chrétiennes mais dissi-
dentes avec Rome sur les rites essentiels. Dans ces sectes où l'on aurait
conservé les conditions requises, rien n'empêche que le baptême soit
validement administré et confère la grâce s'il s'agit des enfants ou d'adultes
de bonne foi ; mais, pour la pénitence, il n'en va plus de même. Son admi-
nistration est nulle, à cause du manque de juridiction.. Seul, le danger de
mort, ou une extrême nécessité, la rendraient valide.
L'auteur conclut et résume en ces termes : quiconque résiste sciemment
à l'Eglise catholique en la sachant la véritable Eglise, ne peut pas, cet état
durant, être sauvé. —C'est la conclusion de tout l'ouvrage ou plutôt dé
toute la thèse; et l'auteur aurait pu en rester là. Il a ajouté, par mode de
corollaire, un dernier chapitre où il explique brièvement, au triple point de
vue historique, théologique et apologétique, l'axiome en question : hors
de l'Eglise, point de salut. •— Un mot seulement sur la question du nom-
bre des élus. L'auteur semble pencher rjour la théorie du grand nombre.
J'avoue, cependant, en toute simplicité, qu'il est deux choses qui m'embar-
rassent fort : — la parole de Notre-Seigneur dans l'Evangile, « Multi sunt
qui intrant per earn (la porte de perdition)... pauci. sunt qui inveniunt eam
(la voie qui conduit à la vie) »,— et le formidable commentaire qu'en
donne saint Thomas (1).
Il eût été difficile de clore une discussion comme celle qu'avait abordée
l'auteur sans se trouver eu présence du fameux reproche d'intolérance qu'on
ne se fait point faute de nos jours d'adresser à la doctrine catholique.
Admettre qu'en dehors de l'Eglise romaine il n'y a point de salut n'est-ce
pas du même coup et fatalement se vouer à toutes les horreurs de l'inqui-
sition? Mais donc, était-elle quelque chose de si mauvais, cette inquisi-

tion tant reprochée ? Une sinrple distinction suffit pour en montrer au
contraire la parfaite sagesse et pour réduire à néant toutes les calomnies.
Si, par inquisition, vous entendez qu'on oblige et qu'on pousse: violem-
ment à croire, des hommes qui sout de bonne foi et qui ne peuvent pas
intérieurement arriver à dissiper leurs doutes ; vous avez raison, et ce
serait une monstruosité. •— Si, par inquisition et intolérance, vous entendez
qu'on empêche de nuire ces êtres malfaisants qui, sciemment et mécharn-
nient, travaillent à corrompre la foi et les moeurs, —je demande quel est
de tous les biens de l'homme le plus précieux, si ce n'est pas le bien de

(1) S. Tu., I* P., q. 23, art. 7, ad 3.


676 REVUE THOMISTE

son intelligence et de sa volonté, la vérité et la vertu. Et dès lors pour-


quoi n'y aurait-il pas des lois pour sauvegarder ces biens comme il y
en a pour sauvegarder les biens du corps : et si ces lois sont justes,
pourquoi n'auraient-elles pas une sanction ?
Nous remercions le R. P. Dublanchy du plaisir qu'il nous a fait trouver
à la lecture de son beau livré. De tels ouvrages ne sont que trop rares. Le
courant des esprits ne semble plus, être de nos jours aux grandes ques-
tions théologiques. C'est une raison de plus, peut-être, pour apprécier et
pour aimer ceux qui se sentent assez d'envergure pour les pouvoir
embrasser, surtout quand on traite ces questions avec la clarté, avec l'éru-
dition et avec l'attachement sincère, profond et si scrupuleusement fidèle à
l'Angélique Maître, dont a su faire preuve le R. P. Dublanchy.

Fr. THOMAS-M. PÈGUKS, 0. P.j


Lecteur en Théologie.

Dr ROLFIÎO. — La Forme substantielle et le Concept de Vâme chez ArisioU.


Ferd. Schôningh, éditeur, Paderborn.

Depuis environ une trentaine d'années, nous dit le Dr Piolfeo, grâce à


l'impulsion donnée par Trendelemburg, on s'est livré en Allemagne à
des recherches étendues sur la philosophie d'Aristote : on est loin cepen
dant d'une unité de conception et d'exposition complète ; beaucoup reste
encore à faire.
C'est cjue « nous avons laissé échapper le fil de la tradition scientifique :
on méconnaît l'importance des secours que peuvent nous fournir les

sources scolastiques et spécialement les commentaires de saint Thomas-


d'Aquin, et en conséquence on ne sait pas les apprécier à leur juste
valeur ».
Ces paroles, si nous ne nous méprenons, sont à la fois une revendi-
cation et un programme : Aristote comme texte, saint Thomas comme
guide, voilà la marche qu'il fallait suivre et qu'on a eu tort de néglige :
c est celle qu'adoptera le D 1' Rolfeo.

Son étude se divise logiquement en deux parties dont l'une est le com-
plément naturel de l'autre : Etude de la théorie de la Forme substantielle;
Exposé du Concept de l'âme.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 677

' I. — Étude de la théorie de la Forme substantielle.

Elle se subdivise en quatre sections :


1° Exposé de la doctrine aristotélicienne de la forme substantielle ;
2° Données qui fondent cette théorie ; leur insuffisance dans le domaine
des êtres inorganiques ;
3° Justification de la conception aristotélicienne vis-à-vis des êtres orga-
niques;
4° Conséquence résultant pour le règne inorganique, du fait de la cons-
tatation de l'existence des formes substantielles dans le règne orga-
nique.
I. — Dans le premier livre des Physiques et au début du second,
Àristote recherche la solution du grand problème qui préoccupait la phi-
losophie de l'antiquité : Quels sont les premiers principes constitutifs des
êtres naturels ? C'est là que nous trouvons les sources authentiques où est
exprimée la pensée du Maître au sujet de la Forme substantielle.
Les premiers principes doivent non seulement être premiers, mais
encore contraires, car s'ils dérivaient l'un de l'autre, ils ne seraient
plus premiers mais seconds, et ne pourraient rendre compte de la diversité
des êtres.
Aux deux premiers contraires il faut évidemment ajouter un troisième
principe, qu'ils informent, à raison duquel ils agissent l'un sur l'autre qui
est le substratum de leurs actions et réactions mutuelles.
Il faut donc supposer au moins trois principes des choses, mais rien ne
nous oblige à en supposer davantage, car tout s'ex2)lique suffisamment à
l'aide de ces données : toute transformation nous montre en effet expéri-
mentalement un substratum unique passant.d'un état à un autre, d'une
forme à son contraire: c'est le même homme qui, d'ignorant, devient
savant.
11 y
a donc en réalité trois principes dans les choses naturelles : le
substratum (07tox.eijJ.evov) la forme qu'il revêt (EÏSoç) et le contraire de la
.'orme, ou la privation '(<7Tép-/)<jiç) : il est clair, toutefois, que la privation
n'est pas principe effectif du devenir, elle n'entre pour rien dans la com-
position de l'être nouveau, elle disparaît à l'apparition de la forme, elle
n'est donc principe que d'une façon accidentelle ou impropre.
Il ne reste donc, à proprement parler, que deux principes constitutifs
des êtres, la forme et le substratum
ou la matière.
La matière est vis-à-vis de la forme ce qu'est l'airain vis-à-vis de la
statue qu'on en tirera ; avec cette différence que sous la forme de statue
1 airain
peut exister, sans une forme au contraire la matière n'a pas raison
678 REVUE THOMISTE

d'être substantiel : si la matière avait par elle-même raison d'être subs-


tantiel, la forme ne pourrait lui apporter qu'une détermination acciden-
telle.
C'est de l'être existant en puissance que se fait un être nouveau en acte,
par l'adjonction de la forme. Il en résulte que, pour Aristote,la forme est
a un élément spécial constitutif de la substance corporelle qui élève l'autre
« élément, la matière, à la dignité de corps réel et d'être naturel existant. »
(D. R.).'
Elle est la source de toute l'efficacité que revêtira la matière.
Cette forme n'est cependant point par elle-même un élément qui tombe
sous les sens, elle n'est appréhendée que par la raison.
II. — Le traité « de GenercUione et corrupiione » va nous formuler,main-
tenant les données sur lesquelles repose cette conception.
La génération substantielle (féveo-iç) ne saurait être une simple altéra-
tion (àXÀouoaiç), elle doit consister dans le passage de la matière d'une
forme à une autre.
Mais un tel changement peut-il se rencontrer? Ce qui n'est pas encore
substance semble ne pouvoir être que néant pur et simple : « Ex nihilo
nihil fit ! »
Mais il ne faut pas oublier qu'il y a pour substratum du Devenir un être,
la matière, qui quoique n'existant pas encore en acte de la forme qu'il va
recevoir, existe cependant réellement sous une autre forme, et est en puis-
sance réelle à la nouvelle : le Devenir a toujours pour point de départ un
être réel, comme le veut l'axiome : « Generatio unius corruptio alterius. »
L'altération a lieu lorsqu'il n'y a que modification de quelques pro-
priétés ; la génération substantielle, c'est la transformation du tout.
Suit l'analyse du mouvement de croissance (a'j^ïjcriç).
Voulant ensuite aborder la question de l'origine des éléments et des
corps composés, Aristote la fait précéder de l'analyse de quelques notions
préliminaires ? l'action (Ttotetv) qui relève de la forme, la passion (Ttcw^etv)
qui est le fait de la matière, la mixtion (|J.î£tçj : trois faits qui ont trait à la
génération substantielle.
Ces notions données et établies, le philosophe argumente de la
sorte :
Les quatre éléments, eau, feu, terre, air (corps simples et entitativemcnt
distincts), sont la matière fondamentale de tous les êtres physiques, car
tous les êtres non élémentaires sont faits des quatre éléments. Or l'expé-
rience nous montre que les éléments eux-mêmes peuvent se change)' l'un
dans l'autre.
Donc nous sommes en droit de conclure qu'il y a dans toute réalité cor-
porelle un double élément de composition, l'un permanent et support de la
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 679

génération substantielle, la matière, l'autre sujet à la corruption, la forme.


Malheureusement, dans l'état actuel de la science, ces données so?it erro-
nées pour ce qui regarde les êtres inorganiques ; car les éléments ne sont
pas des corps simples, mais des composés de corps simples spécifique-
ment différents et irréductibles.
De plus. « il est à tout le moins incertain » que l'être nouveau sorti du
précédent soit substantiellement différent de lui. Ne voyons-nous pas les.
éléments d'un composé redevenir identiques à eux-mêmes, une fois rendu
à la liberté? Qu'est-ce qui nous prouve qu'il ne l'étaient pas même dans la
composition ? Nous n'avons pas encore trouvé dans le domaine inor-
ganique un principe d'ordre supérieur qui s'assujettisse les éléments, les
surélève, et qui, en se retirant, les laisse retomber à eux-mêmes, seul fait
qui puisse légitimer une pareille conclusion.
Est-il si indiscutable que les nouvelles propriétés des composés soient
différentes de celles des composants, pour nous autoriser à conclure à une
transformation substantielle ?
Nous savons par la chimie qu'il y a dans la nature soixante et quelques
corps simples spécifiquement irréductibles, dont sont formés tous les
autres.
Or la science ne nous présente-t-elle pas des cas nombreux à'allotropie,
ou nous constatons un principe substantiellement identique, se révélant
par des apparences tout à fait dissemblables : le même corps peut apparaître
comme charbon, graphite ou diamant, et ces faits singuliers s'expliquent
en dehors de toute transformation substantielle par la simple loi de polyméri-
sation : or de telles apparences se produisent en dehors de toute mixtion ;
A fortiori des composés, de mixtes, pourront-ils, sans aucune transforma-
lion substantielle, présenter des phénomènes plus singuliers encore.
Si l'on objecte que des corps indubitablement composés (l'eau par
exemple) présentent une nature typique avec la tendance manifeste à s'y
conserver, nous répondons que cette tendance peut s'expliquer très suffi-
samment par la loi d'affinité chimique qui maintient la composition des
molécules.
On peut se demander si la science moderne, n'offrirait pas par hasard
elle-même des faits, signes manifestes d'un changement substantiel, et n'ap-
porterait pas ainsi inopinément un « confîrmatur » inattendu à la vieille
théorie qu'elle semble battre en brèche.
Pesch et Kleutgen croient qu'il en est ainsi, mais le docteur Rolfeo ne
croit pas devoir partager leur avis.
Il n'existe que chez les êtres organiques un principe supérieur qui
Pénètre, informe, transforme les éléments constitutifs du tout dans l'unité
spécifique d'un même être : c'est le principe vital.
680 REVUE THOMISTE

Les corps inorganiques n'ont en partage que l'unité de grandeur et


d'extension : ce sont des agrégats de molécules, réalités d'ailleurs diffici-
lement perceptibles.
En conclusion, si l'on s'en tient aux êtres inorganiques, il semble qu'au-
cune preuve de quelque sécurité ue puisse être apportée en faveur de la
-théorie de la forme substantielle (Kein Beweis von einiger Sicherheit fur die
substantielle Form, scheint gefuhrt werclen su Ronnen).
III. —Par contre, dans le domaine des êtres organiques, l'apparition et
la disparition successive de nouveaux êtres substantiels, de nouveaux
vivants, est un fait de bon sens et d'expérience.
Il n'y a plus guère que les matérialistes extrêmes à prétendre que la vie
peut être l'effet des forces physico-chimiques de la matière purement
inorganique.
Nul n'osera également prétendre que le principe vital soit étranger
à la nature du vivant, que la vie ne soit qu'un accident de la matière.
Il faut donc reconnaître, chez les vivants, l'existence d'un principe supé-
rieur, d'un élément substantiel qui régit, gouverne, assimile les éléments
matériels à travers le flux et le reflux du tourbillon vital.
Voici donc la théorie de la forme substantielle, qui, indécise parmi les
êtres inorganiques se trouve pleinement justifiée chez les vivants.
IV. — Mais ce fait, une fois constaté chez les corps organisés, a son
contre-coup dans le domaine inorganique.
Dans la nutrition, les éléments matériels sont assimilés par le vivant ; ~
ils revêtent une forme et par conséquent ils en perdent .une, car la matière
« ut sic » n'est pas sujette au changement : il y a donc dans l'être, même
purement matériel, une forme substantielle qui s'évanouit pour faire place
à celle du vivant assimilateur.
Objecter que l'être assimilé n'a pas besoin de perdre sa forme, qu'il
lui suffit d'en revêtir une, c'est nier l'assimilation, pour la remplacer pa.r
une simple apposition de molécules, et de la sorte la génération elle-même
deviendrait impossible.
Concluons donc d'une façon générale que « l'hypothèse d'une forme
substantielle dans toutes les substances corporelles repose sur des fonde-
ments, qui, même à l'heure présente, sont dignes de toute considération »
(Die auch in der Gegeirwart noch aile Beachtung verdienen).
Remarquons toutefois que prouver de la sorte l'existence d'une forme
substantielle dans l'être inorganique n'est pas établir pour cela l'existence
de transformations substantielles dans ce même règne : il n'est pas prouve
que la faculté de dépouiller un élément de sa forme primitive ne soit une
propriété exclusive du vivant.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 681

II. •—Le Concept de!âme.


.

Cette seconde partie se divise en trois sections :


1° Exposé du Concept de l'âme ;
2° Données fondamentales qui établissent ce Concept;
3° Difficultés et solutions.
I. — L'âme selon Aristote est une réalité substantielle, et non un acci-
dent ; elle n'est ni matière ni composé, mais la forme qui en union avec la
matière constitue le composé; elle est entèlècMe (èvreXé^eia) ou acte, c'est-à-
dire principe déterminant et perfection de cet être, sans elle purement
potentiel et indéterminé qui s'appelle la matière.
Les vivants sont éminemment substances, puisqu'ils- sont des corps
physiques d'ordre supérieur, et que-les corps physiques sont substances :
ce sont des substances composées, clans lesquels l'âme joue le rôle de
forme.
L'âme est donc « comme la forme d'un coips physique qui a la
vie en puissance » (a>ç eîSoç «optâ-roç çixrtjcou 8uvâu,si ^COÏJV I^OVTOÇ).
L'âme, dans le vivant, est l'entéléchie première, par opposition aux
entéléchi'es secondes, qui sont les opérations et les activités : celles-ci en
effet s'arrêtent et sommeillent, celle-là doit demeurer.
Dire donc que l'âme est entéléchie première du corps, c'est dire qu'elle
en est la forme substantielle », celle qui donne au corrjs la vie et même
l'être, car dans toute réalité la matière tient l'être de la forme.
L'âme et le corps par leur union intime constituent donc une seule et
unique nature.
Le terme « qui a la vie en puissance » peut se rendre par l'équivalent de
« organique », l'âme ne pouvant informer qu'un être organique,celui qui

est déjà en puissance prochaine à la forme.


Il y a d'abord dans le foetus une première organisation préparatoire, elle
est l'oeuvre de ce qu'on peut appeler la puissance plastique de la semence
et des formes animales inférieures, qui précèdent l'infusion de l'âme :
ôrsque le germe ainsi organisé et préparé se trouve en puissance à l'or-
ganisation seconde, à la détermination spécifique, l'âme vient en dernier
"ÛU la lui conférer.
L'âme se définira par conséquent : « L'entéléchie première d'un
corps
Physique organique » ('EvieXé^eia Y) rcpwTï) Gii>[).amç <pu<jty,ou opYaviy.ou).
L'âme et le corps constituent donc par leur union une parfaite
unité. '
il suit de cette doctrine que l'âme est inséparable du
corps et doit:
""Hii'ir avec lui, quant à ses parties qui sont l'acte d'un organe corporel;

11EVUK THOMISTE. — 46 ANNEE. —46.


682 REVUE THOMISTE

dans l'âme intellective, toutefois, les puissances inférieures, même sépa-


rées, peuvent subsister dans et par le principe intellectif : « Il ne répugne
pas, nous dit Aristote que certains principes subsistent séparés du corps
puisqu'ils ne sont l'acte d'aucun organe corporel (oià xo |«)Gsvcç eîvat
awu.aTSç èyxeXé^etaç).
On aurait tort toutefois de dire avec Platon que l'âme est dans le corps
comme le pilote dans le navire, le principe intellectif étant substantiel-
lement un avec le principe sensitif, lequel est forme du corps.
II. •— Les données fondamentales sur lesquelles repose ce concept
nous sont fournies par les manifestations extérieures selon lesquelles
l'âme nous révèle son être : ces manifestations sont les opérations végé-
tatives, sensitives, intellectives, car l'âme est en nous « le 'premier prin-
cipe de la vie, de la sensation et de la pensée » (A.).
Cependant quoique principe d'opérations d'ordre différent, végétatives
ou sensitives, l'âme animale est une : coupez certains insectes en deux,
dit Aristote, la vie sensitive persiste avec toutes ses opérations dans les
deux parties : l'âme serait donc entitativement une et indivisible, virtuel-
lement double, c'est-à-dire à la fois sensitive et végétative.
Quant à l'âme humaine, qui a en elle l'esprit, elle semble devoir être
divisible, car une de ses parties, l'esprit, appartient à un genre supérieur;
la conscience toutefois nous atteste irrésistiblement notre unité : c'est bien
le même Moi qui éprouve et qui pense.
Il y a donc union intime entre l'âme et le corps dont elle est l'acte ou
l'entéléchie; bien plus, il y a une exigence de chaque âme pour son corps,
et non seulement pour un corps en général, car c'est elle qui fait le Moi
individuel; l'âme, même intellective, appartient au corps, est forme
substantielle du corps.
III. •— Restent à résoudre deux difficultés : 1° Comment l'âme, l'esprit,
peut-elle donner son être au corps?
L'esprit ne donne pas au corps son être matériel, sa matérialité, mais à
la matière cette détermination sans laquelle elle n'est rien de réel cl
d'actuel, la corporéité : il le peut, parce que les formes supérieures
contiennent toujours éminemment dans leur virtualité ce que peuvent les
formes inférieures : ce que peut la forme sensitive, la forme intellective
doit le procurer éminemment ;
2° Comment la séparabilité de l'âme intellective affirmée par Aristol"
peut-elle s'accorder avec son caractère de forme substantielle ?
Pour éclaircir cette difficulté, examinons d'abord la concejîtion aristoté-
licienne sur l'origine et la survivance de l'âme intellective.
L'esprit ne peut être le fruit d'une évolution purement organique, il &"'
qu'il survienne du dehors (Oûpa Oev) : les formes exclusivement sensitn'cs>
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 683

au contraire, ne peuvent être à aucun instant sans la matière. Nous voyons


donc dans le foetus apparaître successivement trois formes : la forme végé-
tative, à laquelle succède plus tard la forme sensitive, pour faire place
en dernier lieu à la forme intellective, à l'âme rationnelle qui est créée,
car « seule elle est quelque chose de divin » (A.).
Mais du fait qu'il survient « ab extrinseco » le 2\Tous ne doit pas pour
cela préexister nécessairement à son corps, il doit toutefois lui survivre.
A la mort les forces sensitives inférieures s'éteignent avec les organes
matériels auxquels elles sont liées, le Nous seul demeure, car « seul il
est immortel et éternel » (A.).
Saint Thomas d'Aquin va faire maintenant la conciliation de ces prin-
cipes, avec celui de l'âme forme du corps.
Avant que l'âme rationnelle ne fasse son apparition, il y a dans l'embryon
.
un principe sensitif qui tient lieu de forme : il disparaît dans la suite pour
faire place à la forme définitive, à la fois sensitive et rationnelle. Lorsque
l'homme meurt, les facultés sensitives perdent leur.être actuel, lié à l'exis-
tence des organes, mais subsistent à l'état virtuel clans l'essence de
l'âme.
Cette doctrine n'est pas exrjressément contenue dans le texte d'Aristote,
mais elle répond fidèlement à sa conception.
On pourrait expliquer cette succession de formes dans l'embryon, nous
dit le Dr Rolfeo « sous toutes réserves » (mit allem Vorbehalt), en conce-
vant non une suppression de la forme précédente, mais une fusion de
celle-ci dans la forme plus parfaite qui surgit d'elle, et dans laquelle elle
se survivrait : l'âme sensitive antécédente se fondrait dans l'unité de
l'être de la forme intellective.
Mais pourquoi ne pas dire tout simplement, pour trancher du même
coup toute difficulté, que l'âme est créée au moment même de la con-
ception ?
C'est crue l'âme est entéléchie ou acte d'une puissance ; or le germe pri-
mitif n'est pas encore cette puissance, il n'est donc pas encore susceptible
de cette entéléchie. En outre, l'âme ayant à donner l'être spécifique, il n'y
«nul besoin de la faire intervenir avant que l'évolution foetale n'ait amené
le germe à la disposition qui aboutit
aux propriétés spécifiques. Ajoutons
enfin que, comme tant de foetus meurent dès les premières périodes du
développement embryonnaire, il y aurait inconvénient à suj)poser tant
« âmes ainsi gasjrillées sans pouvoir parvenir à leur fin naturelle qui est la
Y'e intellective.
Comme on.a pu s'en convaincre parla seule lecture de ce simple exposé.
'ouvrage du D 1' Rolfeo est remarquable et digne d'éloges à tous points de
vue.
REVUIS THOMISTE

Sa méthode est rigoureuse et indiscutable; il prend pour base le texte


même-du philosophe, qu'il expose et commente pas à pas : la doctrine
qu'il nous donne est donc véritablement « de l'Aristote» ; elle dénote un
esprit lucide et profondément versé dans la connaissance des théories
péripatéticiennes et scolastiques.
Plusieurs n'admettraient pas sans réserves toutes ses conclusions; lors-
qu'il affirme en particulier que « nul argument de quelque sécurité ne peut
être apporté en faveur de la-théorie de la forme substantielle, .si l'on se
borne au seul règne inorganique ».
Lorsqu'il veut démontrer que l'existence de la forme substantielle chez
les vivants prouve indirectement l'existence d'un même principe chez les
non-vivants, il n'insiste pas assez,-ànotre avis, sur le développement delà
preuve.
C'est cette vue qui fait l'originalité de son étude : ors l'exposé qu'il en
présente nous semble trop écourté et trop bref pour s'imposer à l'esprit
avec.une clarté et une certitude suffisantes.
Dire que l'assimilation, par ce seul fait qu'elle est Vassomption d'un
élément inférieur par une forme supérieure, suppose la destruction, chez
cet élément, d'une forme inférieure antécédente, peut-souffrir quelques
difficultés : il eût été utile, à notre avis, de nous montrer de quelle nature
était, et sous quel mode, entre tous les autres, il faut concevoir cette assi-
milation ; car tout dépend de cette conception: l'auteur glisse trop rapide-
ment sans insister sur ce point.
Ces réserves faites, nous croyons que le travail dont nous venons de
faire l'analyse constitue une contribution importante à l'étude de ces pro-
blèmes, tant controversés et si intéressants, de l'âme et de la forme subs-
tantielle. L'ouvrage du Dr Rolfeo reste donc un excellent: recueil de
sources et d'arguments fidèlement et savamment exposés, on ne peut que
gagner à l'étudier et à le consulter.
Aristote s'explique véritablement dans.le livre et par le; livre, du !
Dr Rolfeo, c'est le meilleur éloge cpie nous croyions pouvoir en faire, j

Fr. L. VAN BECELAEHE,


des Frères Prêcheurs.

R. P. J. BEKTHIER. 0. P., Maître Thomas et saint Ignace, réplique «"


R. P. Bruclcer S. J. Louvain, 10, rue la Monnaie,4896, in-8°, 4-6 V-

Les lecteurs de la Revue Thomiste se rappellent la curieuse lettre de sai

Ignace qui nous initie aux premiers dissentiments de la Compagw 6 ' j


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 685

Jésus touchant l'attitude qu'elle devait prendre à l'égard de saint Thomas


d'Aquin. L'éditeur de la lettre, le R. P. Berthier, en avait montré le sens
et la portée sans se livrer toutefois à une étude minutieuse et détaillée du
document, ce qui serait allé hors du but de ses articles. Après trente-deux
mois de réflexion, leR. P. Brucker a bien voulu nous faire connaître son
opinion. Le cas étant clair et embarrassant, il fallait s'attendre à voir le
R. P. se donner beaucoup de mal pour transformer le sens littéral de la
lettre et lui créer un cadre historique' imaginaire. C'est ce qu'il a fait de
son mieux. S'il a mal réussi, on ne peut pas raisonnablement lui en vou-
loir, le cas était par trop désespéré.
Le R. P. Berthier a cru toutefois de son devoir de remettre en ordre les
principes de grammaire' et les faits historiques bouleversés par la philo-
.
logie et la critique du R. P. Brucker. Il a péremptoirement établi que la
traduction littérale de ce dernier est inadmissible, crue le Magister Thomas
ne peut pas s'entendre de Cajétan mais de saint .Thomas, que la réunion à
laquelle assista saint Ignace n'est pas .une consultation de théologiens, mais
un conseil privé clés membres de la Compagnie de Jésus. Le R. P. Brucker
ayant ^vis de longs et obscurs détours pour arriver à éviter la signification
obvie du document, le P. Berthier a dû le suivre sur souterrain et toucher
à un certain nombre de questions pour lesquelles le R. P. Brucker ne lui
vouera probablement pas beaucoup de reconnaissance. Que le R.. P.
Brucker ne s'en prenne qu'à lui-même. Il y a fort longtemps déjà crue le
querelleur écrivain cherche l'occasion d'être désagréable aux dominicains,
comme le P. Berthier le lui rappelle. Il ne doit pas s'étonner qu'on ait
fini par lui rendre la monnaie de sa pièce. C'est la logique des choses.
La brochure que nous signalons porte un « Post-Scriptum à l'adresse
du R. P. Frins ». Le P. Berthier ne répond qu'un mot à ce dernier (un
mot il est vrai de dix pages serrées), concernant son' agression dans les
Etudes religieuses. Le R. P. Frins avait modestement prétendu que l'a part
des théologiens delà Compagnie de Jésus avait été d'éclairer et d'or-
donner la doctrine de saint Thomas. Le Père Berthier fournil un supplé-
ment d'informations historiques pour désillusionner le R. P. Frins. L'ar-
gument de la fin ne sera pas le moins remarqué. C'est celui du bref Gravis-
sime Nos, du 30 décembre 1892, adressé par Sa Sainteté Léon XIII à la
Compagnie de Jésus sur l'obligation qu'ont ses membres de suivre la doc-
trine de saint Thomas d'Aquin et sur la manière de l'étudier. Le souverain
Pontife n'a pas l'air de partager l'opinion du R. P. Frins et semble même
très loin de son optimisme. Le silence un peu morne de quatre années
gardé sur cette pièce importante parles nombreuses Revues et les livres
de. la Société, malgré l'autorité de celui qui l'a fulminée et l'importance de

son objet, semble nous faire croire que l'on ne s'est pas mépris sur son
686 REVUE THOMISTE

sens et son contenu. Nous n'oserions cependant pas affirmer que, dans
quelques années, le R. P. Brucker ne nous en offrira pas une exégèse
savante, destinée à nous faire comprendre que le bref Gravissime Nos n'est
qu'une corroboration très éclatante des opinions.du R. P. Frins, et que
l'on s'est tu si longtemps par un sentiment de modestie bien compré-
hensible en présence d'un éloge si autorisé et si étendu. (Quinze pages
dans l'édition officielle des Acla Leonis XIII.)
En somme, bonne brochure un peu vive, mais claire et concluante. Elle
fera son chemin sans réclame.
P. M.

P, LUOTTO. Dello studio délia Scritura Sacra secondo Girolamo Savonarola


e Leone XIII. Torino, tipografia S. Giuseppe degli Artigianelli, 1896,
8°, xx-234 p.

L'auteur de cette étude, un converti, depuis vingt ans, à Savonarole, a


consacré un long labeur à recueillir dans les nombreux écrits du célèbre
réformateur les textes destinés à mieux faire connaître ses idées. Il lésa
groupés selon la diversité des objets ou des questions envisagés j:>ar son
héros. Le présent ouvrage réunit les principaux passages des oeuvres de
Savonarole sur l'Ecriture Sainte. L'auteur dans la préface nous fait, d'un
ton ému-, l'historique de son culte pour le grand orateur florentin, et
expose l'objet de son travail. Il dispose les éléments de son étude en sui-
vant la marche de l'encyclique Providenlissimus de Léon XIII sur la Sainte
Écriture, et traite en deux parties, la première de quinze chapitres et la
seconde de dix-huit, des principales questions d'ordre général touchant la
Bible.
Il ne faudrait pas chercher dans cette intéressante mosaïque des rensei-
gnements exégétiques tels que la science scripturaire les exige aujour-
d'hui. Empruntés pour la plupart à des oeuvres oratoires, ces extraits ne
visent pas au côté critique des textes, ni à leur interprétation littérale.
Par contre, ils nous donnent abondamment les vues de l'auteur sur les
questions générales traitées dans l'herméneutique, comme la nécessité cl
l'utilité de l'élude de l'Ecriture, la nature de l'inspiration, la composition
du canon. La vérité historique que le livre de M. P. Luotto met en pleine
évidence, c'est l'amour passionné de Savonarole pour l'Ecriture, et l'effort
qu'il a fait pour renouveler par elle la prédication et la vie spirituelle de
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 687

son temps. Ce n'est là


pas un résultat sans portée, lorsque l'on songe aux
accusations injustes dirigées contre l'Eglise depuis la Réforme, comme si
l'Écriture eût été un livre oublié et méconnu jusqu'à Luther. •— Nous ne
pouvons que faire des voeux pour le succès de l'oeuvre entreprise par le
savant professeur du Lycée Royal de Faenza.
P. M.

R. P. Fit. VALENTIN MAIUN Y MOHALES. Principws de Literaturagênerai


[Teoria estétimy teoria Uteraria). Manila, 1896, 8°, vm-468 p.

Nous signalons le présent ouvrage comme un essai fort remarquable


d'introduction de la philosophie dans l'enseignement de la littérature. Il
ne s'agit pas ici de confusion entre deux études, fort distinctes sans
doute, mais capables de se vivifier par leur contrat, il s'agit d'une tentative
de renouvellement de renseignement littéraire par une théorie philoso-
phique de l'esthétique, par la substitution de l'idée au mécanisme routi-
nier du vieil humanisme. Ceux d'entre nous qui, voués jadis par les dieux
infernaux à l'élude de la rhétorique, n'avaient pas attendu dix-huit ou
vingt ans pour avoir quelque idée ou quelque sentiment personnel, ceux-là
ont senti celte espèce de recul intellectuel que leur imposent et l'étude
banale des formules de la rhétorique, et cet effort dénué de sens et d'objet
destiné à revêtir le vide d'une forme littéraire, en pensant à Cicéron ou à
Cornélius Nepos. Le présent ouvrage avisé à vivifier l'enseignement litté-
raire en y faisant pénétrer l'idée, et c'est là son mérite.
688 REVUE THOMISTE

NÉCROLOGIE

ALBERT BARBERIS
Le Père Barberis' est mort le 2 juillet 1896 au collège Alberoni à
Plaisance.
Né à Montferrat le 14 janvier 1847, Albert Barberis joignait à l'illus-
tration de la naissance des qualités d'esprit et de coeur peu communes.
Après de fortes études accomplies à Gênes, il entrait le 27 juillet 1863
dans la Congrégation de Saint-Vincent-de-Paul. Sa carrière entière s'é-
coula dans l'enceinte du Collège Alberoni. Disciple de maîtres illustres
J.-B. Tornatore et J.-B.- Manzi, il se fit remarquer par une avidité de
;savoir extraordinaire. Hautes mathématiques, physique, physiologie,
psycho-physique, géologie, minéralogie, étude des langues orientales, des
langues anciennes classiques, de plusieurs langues modernes, mais sur-
tout philosophie et théologie, il aborda tout et en tout il sut se créer une
compétence. Professeur de théologie morale et depuis 1877 de philo-
sophie, c'est à saint Thomas qu'il demandait ses idées directrices. Il excel-
lait à les faire rayonner sur les questions modernes desquelles il était:
admirablement au courant.
Le 7 mars 1880, fête de saint Thomas, il éditait le premier fascicule de
l'excellente revue thomiste latine : Divus Thomas. Il y publia de nombreux
articles de psychologie et de métaphysique. En psychologie, il nous a
donné : un commentaire sur deux articles de la 77° question de la 1. P. de
Pot. animai, une réfutation des idées du Père Siciliani sur les services que
la psychologie moderne est appelée à rendre aux études biologiques, his-
toriques et sociales, des ,étucles de psychologie expérimentale, spéciale-
ment : JEstliesimetria ac doei/rma S. Thomoe, — des fragments sur l'union
de l'âme et du corps, dans.lesquels il réfute les vues de Leibnitz, Rosmini,
Scot et Suarez. En métaphysique,nous avons de lui les : Qusestiones de esse
formali. — Esseformale estne intrinsecum crectluris ? où il vise spécialement:
Rosmini,mais touche en passant nombre de questions du plus haut intérêt.
Barberis fut l'un des grands promoteurs des Congrès scientifiques inter-
nationaux des catholiques. On l'attendait à Fribourg l'année prochaine. Jl
s'employait avec activité,malgré la maladie et des souffrances croissantes:
à assurer au Congrès de 1897 une participation éclatante de l'Italie.
« Barberis était par lui-même une force pour la science catholique »
ainsi prononce, sur la tombe de ce regretté savant, l'éminent Dr Gommer,
de Breslau. Il meurt deux ans à peine tprès le vénérable Tornatore. 11
repose aux côtés de ce maître très aimé. La Revue Thomiste envoie une
seconde fois au Divus Thomas l'expression de son fraternel regret (1).

(I) M. l'archiprètre Tononi, de Plaisance, vient de publier la biographie d'Alberto


Barberis. C'est un éloquent hommage rendu au talent, à la vertu, aux oeuvres du vonero
défunt.

LE GÉRANT : P. SERTILLANGE S.
l'ARIS — IMI'lUMlîlUE F. LEVÉ, RUK CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

POLÉMIQUE AVERROISTE

DE SIGER DE BRABANT

ET DE SAINT THOMAS D'AQUIN (1)

En se constituant, le premier dans la série historique des ordres


religieux, d'après le double principe essentiel de la vie doctrinale
comme but et de l'organisation scolaire comme moyen, l'ordre
des Frères-Prêcheurs préparait le milieu spécial où devaient se
former les meilleures intelligences du siècle et s'élaborer les tra-
vaux scientifiques les plus importants de l'époque.
On aurait pu croire cependant que l'ordre, voué spécialement,
au point de vue scolaire, à l'étude et à l'enseignement des sciences
ecclésiastiques, se serait maintenu plus ou moins longtemps dans
ce domaine spécial, sans chercher à exceller dans les sciences sé-
culières ou profanes.
il est vrai que l'ordre, pendant ses premières années, se montra
assez défiant vis-à-vis d'Aristote en particulier (2) et des sciences

il) Revue thomiste, III, p. 704, IV, 1S.


(2) Le premier titulaire do la seconde chaire dominicaine à l'université de Paris, dil,
dans un
sermon do 1230 : Quando talcs veniunt ad thcologiam, vix possiml sepa.rari a
scicnlia sua, sicut patot in quibusdam qui ab Aristotelo non possunt in llieologia scna-
I'iu'>, ponontes ibi auricalcum pro
auro, scilicet philosophicas quoestiones et opiniones.
"- H.-UJiiÉAu, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la bibliothèque nationale,

Vli p. 234. Dans un sermon de la même année, un autre dominicain expose encore la
Mémo idée Sunt aliqui qui bene linguam spiritualem didicerunt, id est thcologiam, sed
:
'aiiioii in
ea barbarizant, eam per philosophiam corrumpentes; qui enim molaphysicam
RliVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE. — 47
690 REVUE TEOMISTE

purement profanes en général (1). Pareillement son système pri-


mitif d'organisation scolaire embrasse exclusivement l'enseigne-
ment théologique. En cela l'ordre ne faisait que se conformer aux
idées courantes du monde ecclésiastique d'alors (2) et auxvolontés
exprimées par Grégoire IX (3).
Mais les choses ne devaient pas en demeurer là. L'attitude de
l'Église et de l'ordre allait se modifier rapidement. L'action litté-
raire et scientifique d'Albert le Grand lut le facteur le plus impor-
tant de cette évolution.
' Depuis que Pierre Abélard avait ouvert une nouvelle voie à
l'enseignement de la théologie dans les écoles de Paris et avait
envisagé la science sacrée comme une science mixte, dans laquelle
la raison humaine cherchait à éclairer et à féconder les vérités de
la foi, cette conception de la théologie, malgré les incertitudes de
la première heure, avait triomphé, en s'épurant, avec les disciples

didicit semper vult in sacra scriptura metaphysice procedere. Similiter qui geometriam
didicit semper loquitur de punctis et lineis in llieologia. Taies induunt regem vcslibus
sordidis et laceratis; item spargunt pulverem 'un lucem et inde nascuntur cyniphes.
Exod, VIII. A propos do ces paroles, Hauréau fait cette remarque : « Mais ces Domini-
cains de Paris, qui. traitent si mal la philosophie,-n'ont pas encore entendu saint Thomas.
Ceux qui l'auront eu pour maître en.parleront avec plus de respect, et la gloire de la
maison de Saint-Jacques sera d'avoir particulièrement honoré l'étude qu'elle méprise au-
jourd'hui. »(Ibid., p. 231.) Seulement cette conversion vers la philosophie, que Hauréau
croit être l'oeuvre de saint Thomas, est en réalité celle d'Albert le Grand.
(1) Les constitutions de 1228 portent ces paroles : In libris gentilium etphilosoplioi-um
non studeant [fralres], etsi ad horam inspiciant. Seculares scientias non addiscant, nec
etiam artes quas libérales vocant, nisi aliquando circa aliquos magister ordinis vel capi-
tulum générale voluerit aliter dispensais. (DENIFLE, Archiv., I, 222.) Cette constitution
semble avoir été appliquée jusque vers 1241-43. Mais déjà, à partir de 1244, son appli-
cation est profondément modifiée. L'ordre établit lui-même des écoles d'arts libéraux
dans son sein et met beaucoup de zèle à les promouvoir. Les affirmations émises par un
anonyme sur ce sujet dans les Analecta 0. P. t. II, p. 507, n'ont aucune valeur histori-
que. Elles sont contredites par les faits, aussi bien que parla législation des chapitres
généraux et provinciaux du xine siècle. Les écrivains, qui empruntent fréquemment ce
texte des constitutions primitives pour déterminer la position do l'ordre à l'égard <J°

l'étude des sciences profanes, ont tort de vouloir déterminer par un seul point une ira-
jectoire très étendue et qui a plus que notablement varié.
(2) HAUHÉAI:, Notices et extraits, t. vi, 215-16; PITIIA, Analecta Novissima, Tuscuh'111-
-1888, t. il. p 365. Tout le Sermo XVI ad scholares, est très instructif sur ce poml.
« Quum igitur libri theologici christiano possunt sulïicere, non expedit in libris natura-
libus nimis occupari (p. SCS). Illas scho.lasticas scientias secure possumus audirc qua'
pra;parant auditum ad scientias pietatis, sicut grammaticam dialecticam et rheloncain-
Sed de quadrivialibus, licet contineant veritatem, non tamen ducunt ad pielatem (ibi'l-;-
Taloslibros gentilium possumus audirc, ex quibus aliquem fructum valeamus eli^tsro...
aiioquin illa penitus respuere debemus (370). »
(3) DENII'LE-CIIATISLAIN, Cltart. Univers. Parisiens. I, 114, etc.
POLÉMIQUE AVEKHOISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 691

d'Abélard et tout particulièrement avec Pierre Lombard (1). Dès


lors la science rationnelle ou profane était devenue comme la
condition sine qua non pour aborder l'étude de la révélation chré-
tienne. Les condamnations d'Aristote en 1210 et 121S eurent pour
effet, il est vrai, d'amoindrir, peut-être môme d'interrompre, ce
courant doctrinal au début du xmc siècle, et de faire prévaloir la
direction des écoles du Bec et de Saint-Victor. Mais il fut rétabli et
développé avec une véritable puissance créatrice par Albert le
Grand; et c'est ainsi qu'à deux reprises, le renouveau philosophi-
que marque le début des deux grandes étapes dans la formation de
la théologie : au temps d'Abélard avec l'étude de la dialectique, et
au temps d'Albert le Grand avec la vulgarisation des livres les
plus importants d'Aristote (2).
L'oeuvre scientifique d'Albert le Grand se rattache directement
au fait de l'introduction des principaux traités d'Aristote dans le
milieu latin et à celui de leur prohibition. D'une part l'encyclopé-

(1) DENIFLE, Archiv. I, 612, etc. ; A. GIETL, Die Sentenzen Rolands, Freiburgi. B. 1891
p. xxi, etc.
{>-) Nous mentionnerons ici pour mémoire l'étude de F. PICAVET, Abélard et, Alexandre
de Haies créateurs de la méthode scolastique (Bibl. de l'École des Hautes Etudes, sciences
religieuses, septième volume, 24 pp.), en tant qu'elle parait contredire ce que nous affir-
mons dans le présent article. L'auteur est très loin d'avoir justifié le titre de son écrit,
spécialement en ce qui concerne Alexande de Haies. Il résume ainsi sa pensée sur cette
question : « Alexandre de Haies, s'inspirant d'Aristote comme des théologiens et des
philosophes antérieurs, a été le véritable créateur dé la méthode, employée par saint
Thomas et ses successeurs jusqu'au xixc siècle, utilisée en partie encore par des philo-
sophes contemporains, qui ne se réclament pas du thomisme » (p. 24). La thèse de M. Pi-
cavet pèche par la base. Son point de départ est une équivoque sur ce qu'il appelle la
méthode scolastique envisagée en bloc comme une notion unique. La vérité c'est qu'il y
a au moyen âge, comme aujourd'hui, une méthode philosophique et une méthode théo-
logique irréductibles l'une à l'autre. En parler d'une manière uniforme, c'est se vouer à
l'avance à toutes sortes de confusions et se fermer le chemin à des conclusions autori-
sées. Or,surla propagation delà méthode philosophique et de la philosophie, Alexandre
de Haies n'a pas à intervenir. Quant à la méthode et à la science théologiques, on ne
peut pas présentement, dans l'état de la critique, faire appel à Alexandre de Haies.
L'oeuvre attribuée à ce dernier et acceptée sans une ombre de doute par M. Picavet, est
«ne compilation de la seconde moitié du xni° siècle dans laquelle on a fait entrer comme
éléments fondamentaux les travaux d'Albert le Grand, de saint Thomas d'Aquin et de
saint Bonaventure. Nous sommes à même de démontrer que la méthode de la Somme
théologiquo, dite d'Alexandre de Haies, ne lui est pas propre et que la plus grande partie
de la matière qui la constitue n'est pas de lui. L'ouvrage ne peut en aucune manière
être apporté en témoignage pour établir l'état de la science théologique dans la première
moitié du xm° siècle. Quant à l'analyse sommaire du début de la Somme théologique
d'Alexandre, faite par M. Picavet pour justifier sa thèse, elle porte justement sur une
partie qui s'est fortement inspirée de la partie correspondante de la Somme théologique
d'Albert le Grand.
692 REVUE THOMISTE

die scientifique d'Aristote offrait à qui voulait la moissonner un


champ d'une fécondité et d'une richesse près desquelles le savoir
philosophique du siècle précédent était bien maigre et bien incom-
plet; d'autre part, les prohibitions ecclésiastiques avaient jeté sur
les écrits du Stagirite une défaveur qui devait ralentir, sinon com-
promettre l'exploitation de cet énorme capital intellectuel dans le
monde lettré d'alors. Grégoire IX avait sans doute ouvert la voie
à une solution du problème en songeant à une correction d'Aris-
tote; mais, le procédé n'étant pas praticable, il n'eut pas de suite,
ainsi que nous l'avons déjà dit. Un esprit cependant se trouva qui,
cloué d'une vaste compréhension et d'un savoir positif étonnant
pour son temps, entrevit la véritable solution à donner au pro-
blème de l'introduction et de la vulgarisation d'Aristote dans la
société chrétienne. Albert le Grand conçut et exécuta le projet de
refaire Aristote à l'usage des latins, Bien plus, car son entreprise
fut plus vaste encore, il songea à incorporer, dans le travail scien-
tifique dont Aristote fournissait la principale mise de fonds, tout
ce que l'antiquité, les maîtres arabes et son expérience personnelle
pouvaient lui offrir d'éléments utiles à son dessein. Il arriva ainsi à
la conception d'un travail qui mettrait à la portée des hommes
d'étude la totalité des résultats scientifiques, tels que l'esprit
humain les avait élaborés jusqu'à lui.
De nos jours, beaucoup de bons esprits, ceux surtout qui s'effor-
cent de faire progresser la science, ne professent qu'une admira-
tion médiocre pour les grandes compilations et les travaux ency-
clopédiques. Ils savent, en effet, ce qu'ont de décevant ces amas de
matériaux, lorsqu'on leur demande quelque chose de précis el
d'original sur un point déterminé. Cette défiance, d'ordinaire trop
justifiée, a vraiment sa raison d'être dans notre temps, où les
sciences ont leur objet et leur méthode bien spécifiés, où un
acquis assuré et définitif ne leur permet de progresser que par un
travail consciencieux de détail et d'analyse. Mais tout autre étaii
la situation de la société intellectuelle du moyen âge, et c'est
parce que souvent on l'oublie, qu'on juge mal le rôle joué par les
travaux encyclopédiques, dont les esprits d'alors avaient non seu-
lement une haute estime, mais encore une passion que nous
feignons de ne pas comprendre, faute de connaître les conditions
cependant essentielles de ce milieu.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGEH DE BRABANT ET DE S. THOMAS 693

La civilisation de l'Europe, en effet, depuis les premiers essais


de formations sociales par les barbares jusqu'au sortir de laRenais-
sance, n'est qu'un travail de restauration et d'absorption de la
civilisation gréco-romaine. Pendant dix siècles, l'Europe est à
l'école de l'antiquité et lui emprunte la presque totalité des élé-
ments d'une culture qu'elle s'adapte lentement. Comme tous les
milieux sociaux qui débutent dans leur formation par les plus
humbles degrés, elle emprunte à un milieu extérieur les éléments
de son éducation et de ses progrès. En trois moments successifs et
bien caractérisés, elle s'assimile les résultats généraux de la cul-
ture helléno-latine. A ses débuts, dans le haut moyen âge, elle
reçoit de l'antiquité ses notions politico-sociales, à peine transi-
toirement modifiées par les coutumes des Germains. Après un
premier effort, au neuvième siècle, suivi d'ailleurs de peu de succès,
elle s'assimile définitivement au douzième et au treizième siècles,
la science et la philosophie grecques. Enfin, aux quinzième et sei-
zième siècles, elle achève le cycle de son développement sous
l'action du monde antique en lui empruntant sa littérature et ses
arts. Dans ces trois phases, sociale, scientifique et esthétique, qui
expriment les grands éléments permanents de toute civilisation,
l'Europe est entièrement sous la dépendance de la Grèce et de
Rome; elle vit de réminiscences et d'emprunts ; et cette longue
évolution n'est autre chose que le travail gigantesque qu'elle a
opéré pour passer de l'état quasi-amorphe à l'état spécifique des
anciens et remarquables milieux qui l'avaient précédée.
A la lumière de ces faits généraux, il est aisé de comprendre
comment se posait le problème de la formation intellectuelle de
l'Europe auxu°etau xin" siècles. Par un phénomène spécial résul-
tant des conditions géographiques dans la succession des civilisa-
tions, la société lettrée du moyen âge était étrangère à la langue
du milieu dans lequel s'étaient spécialement élaborées la science et
la philosophie antiques. La civilisation de l'Europe, développée
694 REVUE THOMISTE

tout d'abord sur tes anciens territoires de l'empire romain avait


retenu la langue latine et l'avait propagée bien au delà de ses
anciennes frontières. Malheureusement la culture latine, qui avait
fourni la grande part des éléments féconds pendant la période
d'organisation sociale et politique de l'Europe, ne contenait pres-
que rien au point de vue delà science. La littérature des Grecs, au
contraire, était un merveilleux potentiel intellectuel. Nul peuple,
dans le passé, n'avait remué tant d'idées, construit tant de sys-
tèmes,ni poussé aussi avantle travail de la raison.humaine. C'était
donc dans une culture dont elle ignorait la langue, que l'Europe
devait chercher la puissance éducatrice de sa pensée. Cette situa-
tion posait un premier problème, qui commandait, au moinscomme
condition préalable, tout le mouvement intellectuel du moyen âge,
nous voulons dire la question de la traduction des travaux scienti-
fiques des Grecs. Il est manifeste que cette préoccupation d'attein-
dre la source de la sagesse antique se fait constamment sentir sur
toute l'étendue du xneet du au*siècles. Soit en effet que le monde
latin cherche à puiser directement sa vie doctrinale dans l'hellé-
nisme même; soit qu'il y vise indirectement par l'intermédiaire de
la culture arabe, déjà enrichie d'un semblable emprunt, cette
question de la traduction des oeuvres savantes grecques et musul-
manes constitue le point de départ de l'activité intellectuelle de
l'Europe et doit occuper une place notable, qui est loin de
lui avoir été encore suffisamment assignée dans l'histoire générale
de la civilisation. C'est l'importance de ce fait qui explique pour-
quoi les deux hommes qui, au xm° siècle, ont le plus travaillé à la
diffusion des idées, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, lais-
sent sans cesse percer leur souci d'atteindre le plus exactement
possible la pensée des grands maîtres dont ils se sont constitués
les intermédiaires et les interprètes, en comparant le résultat des
traductions déjà existantes et en en provoquant de nouvelles.
Après ce premier problème d'endosmosescientifique, se posaitle
problème de l'adaptation, de l'assimilation parlasociété chrétienne,
des l'ichesses intellectuelles venues du dehors. C'est dans ce tra-
vail d'absorption de la science grecque, qu'Albert le Grand a joué
un rôle de premier ordre, on doit dire unique, chez les Latins.
Albert a été le grand pédagogue du xmG siècle. Avant lui -et au tour
de lui il n'existe rien non seulement de semblable, mais même
rien d'analogue à l'encyclopédie scientifique qu'il a élaborée.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRADANT ET DE S. THOMAS 695

Le grand problème scientifique ou intellectuel au début du


xme siècle consistait, disons-nous, à rendre possible et pratique
l'absorption de la science grecque et arabe dans la société chré-
tienne de l'Europe. Ce résultat, on ne pouvait l'obtenir que par un
vaste inventaire du butin scientifique enlevé à d'autres milieux.
Avant de discuter, d'analyser, de contrôler dans le détail cet éton-
nant déballage intellectuel qui se continue et va jsrogressant pen-
dant le xne et le xui° siècles, par le fait des traductions simultanées
de l'arabe et du grec, il fallait prendre une connaissance d'en-
semble, se rendre compte au moins approximativement de ce que
l'on avait entre les mains. C'est cette nécessité et le sentiment
clair de cette situation qui créèrent, chez les hommes du xm° siècle
venus vers le terme de ce mouvement d'importation, le goût et la
passion des ouvrages encyclopédiques. Il fallait chercher à se
reconnaître, et les esprits qui eurent alors une grande puissance
d'assimilation et les moyens d'information favorables devinrent
les maîtres intellectuels du siècle.
Cette condition générale du moyen âge ne lui fait pas seulement
créer de grandes encyclopédies, elle lui fait aussi produire la plu-
part de ses travaux scientifiquessous forme de compilations. Même
les auteurs qui se placent sur un terrain limité et spécial dans le
savoir humain, ceux-là encore composent à leur manière de petites
encyclopédies. Il est un mot qui. revient sans cesse dans rémunéra-
tion des titres littéraires des auteurs de ces temps, c'est celui de
compilation : compilavit. G'est ce fait d'ailleurs facile à remarquer
qui a motivé les jugements comme ceux-ci ou d'autres analogues.
Le moyen âge, a-t-on dit, a une science livresque. Cela est vrai,
quoique partiellement. Mais on a tort de ne pas sembler comprendre
pourquoi, et de paraître croire qu'il était au pouvoir de la plupart
des;esprits d'alors d'avoir une autre science. Les hommes du moyen
âge sont dans la même situation que l'écolier de nos jours qui
cherche dans lés livres d'école un résidu scientifique dû à une
élaboration intellectuelle de plus de vingt-cinq siècles de durée et
fournie par des civilisations diverses. Avant de vérifier par lui-
même ses connaissances et de tenter de les faire progresser, il n'a
qu'une science livresque, c'est-à-dire toute faite, parce que, avant
d'essayer mieux, il doit apprendre ce qui a été dit et acquis avant
lui. Sans doute l'état des sciences et des méthodes permet de fran-
696 REVUE THOMISTE
,

chir plus rapidement, de nos jours, cette phase intellectuelle,


abrégée grâce aux ressources multiples qui sont à notre service ;
mais ce serait gravement se méprendre de croire qu'une multitude
d'esprits, même ceux qui s'estiment les plus indépendants,
vivent et se meuvent sous un régime autre que celui des juge-
ments tout faits, transmis et propagés par les livres. Les per-
sonnes qui s'occupent d'histoire analytique doivent particulière-
ment être convaincues de cette vérité, et il n'est peut-être pas de
terrain où la démonstration soit plus facile et plus évidente que
celui de l'histoire intellectuelle du moyen âge. N'est-ce pas
une science livresque que celle qui répète en écolier médiocre les
jugements superficiels, erronés, souvent ineptes, que l'Humanisme,
la Réforme et le xvme siècle ont porté sur la culture du moyen
âge, et cela avec la même sérénité d'âme que les contemporains
d'Albert le Grand mettaient à réciter les théories des Grecs siir les
cieux de cristal, l'influence des astres et les quatre éléments?
Bref, par le moment spécial de sa civilisation, l'Europe du
moyen âge était réduite à se reconnaître au plus vite et de son
mieux, au milieu de l'importation d'une littérature scientifique
vraiment énorme. Cela créa, avons-nous dit, la nécessité des ency-
clopédies et des compilations.
Il ne faut pas non plus se faire illusion sur la facilité de compo-
sition de semblables travaux, au moyen âge. Peu de jiersonnes se
rendent compte de la difficulté où l'on était alors de réunir des
livres. Le régime des manuscrits rendait très difficile et dispen-
dieuse la propagation littéraire. En un temps où l'activité intellec-
tuelle paraît étonnante, les plus grandes bibliothèques ne comptent
que quelques centaines de manuscrits. Si l'on veut bien considérer
que ce sont les bibliothèques d'églises et de monastères et qu'en
conséquence le fonds principal, et quelquefois la totalité, est consti-
tuée par des livres essentiellement ecclésiastiques, livres choraux,
bibles, psautiers, gloses, les mêmes traités des pères et des théolo-
giens, on comprendra ce qu'il devait en coûter de recherches
tenaces et patientes, pour construire des monuments littéraires
comme ceux d'Albert le Grand et de Vincent de Beauvais, pour-
quoi Albert nous dit qu'il a recueilli les livres d'Aristote per
diversas mundip>artes, pourquoi saint Thomas se lamente jusqu'à
la fin de sa vie de ne pouvoir trouver les Homélies de Chrysostome
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 697

sur saint Matthieu, déclarant qu'il donnerait Paris pour les avoir.
Cette pénurie de livres originaux qui rendait difficile là confec-
tion des grandes compilations, contribuait par contre à les rendre
d'autant plus précieuses que,par leur science condensée, elles sup-
pléaient à de véritables bibliothèques spéciales dont la constitu-
tion eût été alors impossible. La masse des esprits studieux qui ne
pouvaient, pour des obstacles multiples, aller aux sources elles-
mêmes, se désaltéraient à ces citernes scientifiques dont l'étendue
nous paraît aujourd'hui démesurée, mais qui plaisaient aux con-
temporains à cause même de l'abondance de leurs eaux.
Les grandes encyclopédies scientifiques sont d'ailleurs beaucoup
plus rares qu'on ne serait, porté à le croire tout d'abord. Le
xm° siècle n'en compte à proprement parler que deux, celles de
Vincent de Beauvais et d'Albert le Grand. On trouve d'autres tra-
vaux importants exécutés par des procédés analogues, mais aucun
n'a un pareil développement, quant à son objet, ni n'a exercé une
influence aussi universelle de son temps.
Les travaux de Vincent et d'Albert sont à leur tour fort dissem-
blables entre eux.
Vincent embrasse tout le domaine rationnel. Il vise à constituer
matériellement une bibliothèque avec son Spéculum Majus (1). La
partie historique qui y occupe une place importante demeure en
dehors des préoccupations d'Albert.
Mais c'est surtout au point de vue du procédé et de la méthode
que les deux oeuvres diffèrent. Vincent est un compilateur. L'effort
de recherches, de travail et de patience nécessité par la confection
de son Spéculum a dû être énorme (2); mais il n'est pas ou presque
pas sorti de son rôle de compilateur comme il le déclare lui-
même (3). Ce qui lui appartient en propre, après le labeur des

(1) « Mihi omnium fratrum mmimo plurimorum libres assidue revolventi ac longo tem-
père studiose legenti, visum est tandem, accedente etiam majorum consilio, quosdam
flores pro modo ingenii mei electos, ex omnibus fere, quos légère potui, sive nostrorum,
ul est, calholicorum Doctorum, sive gentilium, scilicet philosophorum et poetarum, et
ex utrisque historicorum in unum Corpus voluminis quodam compendio et ordine rédi-
gera. » Prolog., c. i.
(2) « Hoc opus ad tantaî magnitudinis immensiiatem excreverat, ut in triplo Biblio-
tliecoe sacroe mensuram excederet.
» [Prolog., c. xvi.) Un contemporain, peut-être Henri
de Gand, a ainsi jugé l'oeuvre de Vincent «Est opus magni ingenii et laboris. Liber de
: »
Scripl. écoles., cap. XI.II, éd. Fabricius, Bibl. eccl., Hamburgi, 1718, p. 12b.
(3) « Se non per modum auctoris, sed excerptoris ubique procedere. » Prol., c. vu.
698 REVUE THOMISTE

recherches, c'est l'ordonnance de l'oeuvre, les divisions et, en cer-


tains endroits, l'abréviation et l'éclaircissement de textes que lui
avaient fourni des confrères bienveillants (1).
Il en est tout autrement avec Albert le Grand. Les travaux de
celui-ci ne sont plus une compilation, mais une oeuvre person-
nelle. L'auteur s'est assimilé toute la science possible de son
temps. 11 y a ajouté ses propres observations et a produit une
oeuvre vive. Il a écrit, selon les expressions du temps, authentice,
pter modum auctoris, mots employés pour désigner une production
originale, une création. C'est pourquoi les travaux d'Albert le
Grand se distinguent foncièrement de ceux^ qui se réduisent, si
importants soient-ils, à de simples compilations.

(1) « Antiquum (opus) esse aucloritale et materia, novum vero partium compilalione et
aggregatione » Prol., c. iv. — « Ego autem in hoc opère vereor quorunidam legentium
animos refragari, quod nonnullos Aristotelis flosculos, precipueque ex libris ejusdem
physicis et metaphysicis, quos nequaquam ego excerpseram, sed a quibusdam fralribtis
excerpla susceperam, non eodem verborum scemate, scilicet quo in originalibus suis
•jacent, sed ordine plerumque transposito, nonnunquam etiam mutata paululum ipsorum
verborum forma, manente tamen auctoris sententia, prout, vel prolixitatis abbreviande,
vel multitudinis in unum colligenda;, vel etiam obscuritatis explanandoe nécessitas
exigebat, per diversa capitula inseriii. » BOUTAMC, p. 28.
Nous profitons de l'occasion pour donner la liste des principales études sur Vincent
de Beauvais, car elle n'existe nulle part d'une façon un peu complète :
QuÉïiF-EciiAun, Script. Oral. Proed.,ï, 212-240.
Ilist. lill. de la France, XVIII, 449-519, XIX, 702-3.
DENIKI.E, Documents relatifs à la fondation et aux premiers temps de l'Université de
Paris (Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile-de-France), t. X (1S8»),
p. 245, 253.
Bull. Ord. Proed.,t I, p. 259-263.
VOGEL A. Notizen ûber den millelallerlichen Gelekrlen Vincenz von Beauvais, Frei-
burg, 1843.
BOUHGEAÏ J', B. Éludes sur Vincent de Beauvais, théologien, philosophe, encyclopé-
diste, Paris, 1S56.
BOUTAMC E. Vincent de Beauvais et la science de l'antiquité classique au xme siècle
{Bévue des Questions historiques, 1875).
GAI-Z W. Vincenz vo?i Beauvais und das Spéculum morale (Zeilschrifl fur Kii'-
ch.engeschich.le, t. II).
GUTTMANN J. Die Bezieliungcn des Vincenz von Beauvais zum Judenlhum {Monals-
chrifl zur Geschic/ile des Judenlhums, N. F. III, 5).
RIEUNIEII A. Quelques mots sur la médecine au moyen âge d'après le Spéculum majus
de Vincent de Beauvais, Paris, 1S92.
FniEnnicii R. Vincenlius von Beauvais als Poedagog, und seine Schrifl « De erudi-
tione fûiorum regalium », Leipzig, 1883.
Scm.ossiïii G. F. Vincenz von Beauvais ûber die Erzieliung der Prinzen. Francfort,
5819,2 vol.
Wn.i.Auiîn A. Vincenz von Beauvais iiber die lirziehung. Ellwangen, 1887.
C HEVAi.iEii U. Répertoire des sources historiques (lu moyen âge, col. 2303.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 699

Nous ne pouvons songer à traiter ici, même d'une façon som-


maire, les questions fondamentales relatives à la nature, l'étendue
et l'influence des écrits scientifiques d'Albert ; ce serait nous con-
damner à de trop longs arrêts. Nous devons cependant effleurer
ces questions, peu ou mal connues d'ailleurs, à raison du lien très
étroit qui les unit à l'histoire de l'averroïsme au xni" siècle.

Les éditions des oeuvres, dites complètes, d'Albert le Grand,


celle de Jammy (1) et celle de M. Brognet en cours de publica-
tion (2) sont loin de nous présenter dans son état normal et son
intégrité, l'encyclopédie scientifique du grand docteur médiéval.
.Nous ne parlerons pas de l'incorrection du texte qui demanderait
une revision attentive d'après les manuscrits ; on peut l'utiliser
faute de mieux, quoique dans le détail on se heurte à de fréquentes
difficultés. Ce qui laisse surtout à désirer dans la publication de
l'oeuvre scientifique d'Albert le Grand, telle que nous les pré-
sentent les deux grandes éditions, c'est qu'elle est notablement
incomplète et que les parties en sont distribuées sans un suffisant
discernement (3). Aucun principe de critique n'a présidé à la clas-
sification des nombreux traités d'Albert sur les sciences de la phi-
losophie bien que, dans la pensée de leur auteur, ils constituent un
tout organique, homogène et méthodiquement agencé. Il était
nécessaire d'adopter un point de vue. Les deux seuls justifiables,
quoique inégalement pratiques, auraient été celui de l'ordre chro-
nologique de la composition des traités ou celui de leur ordre sys-
tématique. On pouvait ne pas s'arrêter au premier, à cause des
difficultés qu'il présentent qu'il est, en apparence, moins rationnel
que le second. Il est vrai qu'une étude un peu approfondie aurait
montré la coïncidence générale des deux points de vue, l'ordre
chronologique correspondant dans ses grandes lignes avec Tordre
méthodique. En tout cas, on aurait dû, au moins, se conformer
(1) Lyon, 1651, 21 vol. in-fol.
(2) Paris, Vives, 1890, in-4», 32 vol. parus.
(3) Nous n'entendons pas rejeter sur le nouvel éditeur une responsabilité qui incombe
s|n-Lout à Jammy. Nous croyons que M. Brognet a témoigné trop do confiance à son pré-
'rècsseur et a craint de paraître trop innover. La réforme était cependant nécessaire.
Quoi qu'il
en soit, la nouvelle édition sera d'un grand secours pour étudier Albert le
'u'iind, l'ancienne étant inabordable à beaucoup de travailleurs.
700 REVUE THOMISTE

aux indications formelles fournies par Albert lui-même. Le maî-


tre, a eu soin, en effet, à différentes reprises, de nous donner ses
principes et ses idées sur la classification des sciences ; il nous in-
dique ordinairement le lien de dépendance qui unit ses traités entre
eux, et les groupes généraux qu'ils constituent; il fournit donc
lui-même le principe de leur ordonnance naturelle et méthodique.
Au lieu de se conformer à ces indications, les éditions ont non
seulement laissé de grandes lacunes dans l'oeuvre encyclopédique
d'Albert en n'éditant pas des groupes entiers de traités, mais elles
nous ont présenté des parties publiées sous une forme désagrégée,
mêlées les unes aux autres, sans rime ni raison. C'est ainsi que les
deux éditions placent au hasard, au milieu des traités de sciences
physiques et naturelles des Métaphysiques, les Éthiques et les Poli-
tiques. C'est ainsi que des traités supplémentaires, écrits postérieu-
rement par l'auteur pour servir d'auctuarict à. d'autres traités, n'onl
pas été joints aux ouvrages dont ils sont la suite et le complément,
et qu'enfin, d'autres écrits qui n'ont jamais été destinés par Albert
à être incorporés dans son encyclopédie systématique, y ont été
cependant intercalés sans aucun titre légitime.
Pour être utile aux studieux qui voudraient se reconnaître au
travers de cette partie fondamentale des oeuvres d'Albert le Grand,
nous croyons devoir tracer ici, sommairement, les lignes princi-
pales de sa classification des sciences, classification qu'il a non
seulement énoncée, mais réalisée intégralement en écrivant des
traités complets sur chacune de ses parties, même des moindres.
Cela nous met d'ailleurs en plein dans notre sujet en nous permet-
tant de constater la nature et l'étendue de l'entreprise philosophico-
scientifique d'Albert.
Notre auteur n'a pas dressé une classification ou, comme on
disait alors, une division des sciences originale et personnelle. Sa
manière de distribuer la philosophie, (car au moyen âge comme
chez les Grecs, la philosophie n'est autre chose que la totalité
du savoir rationnel), sa manière est empruntée aux anciens
comme au siècle précédent. Albert classifie les sciences comme les
Grecs, saint Augustin, Boèce, Hugues de Saint-Victor. Nous ne
discutons pas la valeur absolue de celte classification qui a ses
bons et ses mauvais côtés, nous l'examinons au simple titre de
rapporteur.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 701

Pour Albert, comme pour la plupart de ses prédécesseurs,


l'ensemble de l'ordre rationnel se divise en quatre grandes sections
fondamentales : 4° la Philosophie réelle ou spéculative; 2° la Phi-
losophie pratique ou morale; 3° les Arts mécaniques; 4° la
Logique.
La Philosophie réelle ou théorique est considérée par Albert
et les anciens comme la partie principale de la science. C'est
celle qui mérite spécifiquement le nom de philosophie et de
science à raison de l'excellence de son objet et de la certitude de
ses conclusions. Elle embrasse : les Sciences physiques ou natu-
relles, les Mathématiques, et la Métaphysique ou Philosophie
première (1).
Albert a écrit sur toute cette partie de la philosophie et dans
l'ordre marqué par sa classification : Physique, Mathématiques,
Métaphysique (2).
Ce sont ses travaux sur les sciences physiques ou naturelles qui
lui ont spécialement valu l'admiration de ses contemporains. La
raison en est que cette partie importante et intéressante de la
science était entièrement inconnue du siècle précédent. Les traités
nombreux et quelquefois très étendus d'Albert furent une véritable
révélation par la masse de faits positifs, d'idées et de théories
qu'il mit sous les yeux de ses contemporains. Les grandes éditions
des oeuvres renferment, quoique mal ordonnée, cette partie prin-
cipale de ses travaux (3). C'est aussi celle qui a été la mieux étu-

(1) « AUGUSTINUS in lib.II. De Civilale Dei, cap. xxv, dicit quod Philosopbi tripartite
diviserunt Pliilosopbiam in Pliysicam, Logicam et Etbicam. » ALBERÏUS MA&NUS, Summ.
Theolog. Pars I, q. xm, mem.br. m, S. •— Pbilosopbia dividitur in très partes, scilicet
Logicam, Pliysicam et Ethicam (début de la Summa Philosophie ou Isagoge). Albert ne
mentionne pas dans ces divisions les arts mécaniques ou pratiques qui sont moins inté-
gralement une partie de la philosophie, mais, comme il les a traités, il leur a certainement
assigné la place que leur attribue Hugues de Saint-Victor, dont il suit de tout point la
classification (HUGO a S. VICTOBE. Didascal. lib. II, cap. n et xxi).
(2) « Partes essentiales pbilosophiaî realis :... naturalis sive physica, metapbysica et
Hialhematica » (De Physico Audilu, ad initium). « Scientiam triplicem esse dixerunt
Platonici, pliysicam scilicet... mathematicani... metaphysicam D (Elhic. lib. VI, tr. II,
cap. xix, t. VIII, p. 435, éd. Paris.)
( 3) Nous n'examinerons pas ici le nombre et la classification des ouvrages compris
sous le titre de_ Physica ou Naluralia. Albert a donné lui-même au commencement de
ce groupe de traités (De Audilu Physico, lib. I, tr. i, cap. iv) le titre et l'ordre des dix-
l'uit traités d'étendue fort inégale d'ailleurs, qu'il se proposait d'écrire. Albert toutefois
n'a pas rigoureusement suivi clans le détail l'ordre qu'il s'était lui-même proposé. Con-
li"iint par des nécessités pédagogiques, il a quelque peu sacrifié les exigences de la clas-
sification rationnelle ainsi qu'il nous en avertit lui-même : Attendimus sicut soepe proies-
702 REVUE THOMISTE

et la plus louée dans ce siècle, en particulier les traités des


cliée
minéraux, des végétaux et des animaux (1).
Ses ouvrages mathématiques font suite à ceux sur les sciences
physiques ou naturelles. Albert a certainement écrit sur ces
matières des traités qui embrassent l'ensemble de ce que l'on envi-
sageait alors comme les mathématiques, c'est-à-dire les sciences
du quadrivium : Arithmétique, Géométrie, Musique et Astronomie.
Les anciens catalogues des oeuvres d'Albert nous donnent tous un
ensemble d'écrits sur ces matières (2). La partie mathématique

tati sumus, principaliter facilitatem doctrina;, propter quod magis sequimur in traditione
librorum naturalium ordinem quo facilius docetur auditor, quam ordinem rerum nalura-
lium. Et haïe de causa non tenuimus in exequendo libros ordinem quem preelibavimus in
prooemiis nostris, ubi divisionem librorum naturalium posuimus (De inlelleclu et Intel-
ligibili, ad initium). Voy. G. VON HERTLING, Albertus Magnus, Beitràge zu semer Wiir-
digung, Kceln, 1881, p. 44, etc. ; JOUBDAIN, Recherches sur les anciennes traductions
latines d'Aristote, Paris, 1843, p. 310, etc.
(1) H. DE BLAINVII.LE, Histoire des sciences de l'organisation et de leurs, progrès,
Paris, 1845, t. Il, p. 1-95; F. A. POUCHET, Histoire des sciences naturelles au moyen
âge, ou Albert le Grand et son époque considérés comme point de départ de l'école
expérimentale, Paris, 1853 ; L. CIIOULANÏ, Albertus Magnus in seiner Bedeulung fur
die Nalurwissenchaften, hislorisch und bibliographisch dargestelll (Jauus, Zeilschrift
ftir Geschichle und Literatur der Medicin, 1846, 1,191-160, 687-90); BOHMANS, Mémoire
sur les livres d'histoire naturelle d'Albert le Grand (Bulletin de l'Académie royale de
Belgique, XIX (1852) ; P. X. PFEII'IÏII, Ilarmonische Beziehungen zwischen Scholaslik
und modevner Naturwissenchaft mil spezieller Bilcksicht auf Albertus Magnus,
St.Thomas von Aquino, Augsburg, 1881; E. ME'YEH, Albertus Magnus, ein Beilrag zur
Geschichle der Bolanih in XIII Jahrhunderl (Linnàa, X (1836), 641-741, XI (1837), 545:
Alberti Magni de Vegelabilibus libri seplem, editionem criticam ab E. Meyero coeptam
absolvit C. Jessen, Berolini, 1867; S. FIÎLLNEK, Albertus Magnus als Bolaiiiker, Wien.
1881 ; 'BuiiLE, De fonlibus mule Albertus Magnus libris XXVI animalium maleriam
hauserit (Commenlaliones Socielalis regise scienliarum. Gollingensis, vol. XII (1793—1).
94-40) ; Rectifications de JOURDAIN, l. c.
(2) Les meilleurs catalogues des oeuvres d'Albert le Grand sont ceux de Bernard Gui-
donis (DENIFLE, Archiv f. Lileratur u. Kircliengeschichle, t. II, 236), de HENRI DE HI-:B-
FORI) (Liber de rébus memorabilibus, éd. Pottbast, Gottingas, 1859, p. 202), de la vie

anonyme écrite au xiv° siècle et publiée par les Bollandistes (Catalogus codicum hagio-
graphicorum bibl. Bruxelleiisis, Pars I, Bruxellis, t. II, p. lOi); le texte publié es! lié*
incorrect, soit que la responsabilité en revienne aux éditeurs ou au manuscrit. Voyez
aussi le catalogue d'ïïcbard (Script. Ord. Proed., I, p. 169, etc.), confectionné d'après
Laurent Pignon et Louis de Valladolid. Nous savons par Albert lui-même qu'il a écrit
sur les mathématiques et cela après la composition des livres physiques, comme on 1°

verra plus loin. Voici la liste des écrits mathématiques d'après l'auteur anonyme q' 11

témoigne avoir de véritables préoccupations bibliographiques : « Omnes scientias matl'C-


malicas copiosissime pertractavit. Nam ipse fe.cit summam de scienlia Arismetrica. I' 01"
aliam de scientia perspectiva. Item aliam copiosissimam de astronomia; et quainli"01
istarum scienliarum in multos libros distinxit. Item commentavit Arismetricam BOCCH.
Musicam ejusriem, geonietricam, Euciidem [lisez : geometriam Euclidis], Almagesim"
Tholomei Spéculum astrolahicum [1. : astronomicumj, Perspectivam Alacenis. Fecit libru" 1

de spera [sphera] mundi, Librum astronoinorum, etc. » (p. 104).


POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 703

doit avoir une étendue considérable, quoique inférieure à celle des


sciences physiques. Les éditions complètes ne contiennent mal-
heureusement rien de ces nombreux traités de mathématiques,
sauf un petit traité de caractère surtout bibliographique, le Spé-
culum Astronomicum.
La Métaphysique ou Philosophie première qui achève le cycle de
la philosophie théorique, est parmi les oeuvres éditées d'Albert le
Grand. C'est la partie fondamentale au point de vue de la philoso-
phie proprement dite, et c'est là surtout qu il faut chercher les
opinions personnelles d'Albert sur les hauts problèmes de la spé-
culation, ainsi qu'il nous en avertit lui-même. Le traité « de Causis
et. processu universitatis a causa prima », placé par les éditeurs
parmi les livres physiques est un supplément au onzième livre de
la Métaphysique (ï).
Après cette division principale de la philosophie, dite philosophie
théorique ou réelle, venait d'ordinaire la philosophie pratique,
qualifiée aussi du nom général d'Ethique. L'Ethique ou Morale
générale comprenait, pour Albert comme pour Aristote : 1° la
Morale ou Éthique proprement dite, appelée aussi Monastique
parce qu'elle traitait des actes humains au point de vue de l'indi-
vidu; 2° l'Economique, science du groupe familial ou domestique;
3° la Politique ou Science civile relative au groupe social (2). Albert

a écrit sur toute cette matière. Les Ethiques proprement dites se


trouvent dans les éditions de ses oeuvres; l'Economique est inédite,
et le texte édité de la Politique n'est pas celui de l'ouvrage primitif
faisant partie intégrante de son encyclopédie. Cet ouvrage en
effet n'est plus une paraphrase, mais un commentaire littéral
d'Aristote à la façon des commentaires de saint Thomas. Nous
savons en effet qu'Albert a écrit deux fois sur quelques-uns des
livres d'Aristote, per modum scripti eï p>er moditm commenti (3). Les

(1) « hase quidem quando adjuncta fuerint undecimo [libro] Primse Philosophia?,
Et
opus perfectum eril » (De Causis, lib. III, tr. V, c. xxiv, t. X, p. 619 éd. Paris). L'auteur
de la vie anonyme écrit donc avec raison : « Item ad complementum metaphysicas scripsit
universalia et de prima causa; de intelligentiis ac substantiis separatis libros-duos »
(p. 105). Tout le texte est relatif au seul traité « de Causis » qui contient deux livres, mais
le texte est ici très corrompu.
(2) « Ethica large dicta comprehend.it monasticam, oeconomicam et civilem ». Topic.
bb. I, tr. iv, c. ii, t. II, p. 278, éd. Paris.
,
(3) D'après Bernard Guidonis, Albert a écrit deux fois sur les Postérieurs Analytiques
elles Éthiques; d'après Henri de Herford, deux fois sur les Topiques et les Politiques,
704 REVUE THOMISTE

compositions de la seconde manière sont postérieures aux autres,


et ce sont les derniers commentaires de la Politique qui ont été
introduits dans l'encyclopédie composée en entier selon la pre-
mière méthode, où ils rompent à leur manière l'unité générale de
l'ouvrage.
Les arts mécaniques ou pratiques font suite à l'Éthique, et
souvent ne figurent pas dans- la division de la philosophie
générale. Ils sont au nombre de sept : les arts du tissage, de
l'agriculture, de la chasse, de la navigation, de la guerre, de la
médecine et du théâtre. Les catalogues de Bernard Gui et de
Henri de Herford ne donnent pas ces ouvrages, mais ces
auteurs nous disent aussi, le dernier du moins, que leur
nomenclature est incomplète, par exemple quand Henri de
Herford déclare que [feeit] alios libellas plurimos. En revanche, le
biographe anonyme du xive siècle lui attribue formellement des
traités sur les sept arts pratiques (1). Il n'y a d'ailleurs pas trace
de ces productions dans les éditions dites complètes d'Albert
le Grand.
Enfin la quatrième grande section du savoir humain com-
prend les sciences logiques. Celles-ci se divisent en sciences
verbales, qui contiennent la Grammaire, la Rhétorique et la Poé-
tique, et en sciences du raisonnement constituées parles traités
méthodiques d'Aristote sur la Logique, plus quelques adjonctions
qui s'y étaient ajoutées au cours des siècles et étaient devenues
classiques : YIntroduction aux catégories de Porphyre, et le
De Sex princi2nis de Gilbert de la Porrée. Seul, le second groupe
des livres logiques a été édité ; il occupe les deux premiers
volumes de l'édition de Paris.
Ainsi, l'encyclopédie scientifique d'Albert, telle que nous
l'avons dans les grandes éditions de ses oeuvres, présente Je
principal de l'oeuvre primitive du maître, mais non son intégrité
totale. Les critiques qui ont admiré l'étendue des travaux
d'après l'auteur anonyme, il a commenté littéralement toutes les parties des Éthiques:
a Exposuit ad litteram omnes libros morales philosophise Aristotelis, scilicet libros dcccm
Ethicorum, libros octo Politicorum, libros duos Yconomicorum, libros duos Magnorum
moralium « (p. 104).
(1) a Fecit librum de medicina, librum de lanificio, librum de armatura, librum île
agricultura, librum de venatione, librum de navigatione, librum de arte ihealrica »
(p. 105). Voy. aussi, ECHARD, Script. Ord. Proed., I, 181 ; SIGIIART, Albert le Grand, su
vie et sa science, Paris, 1862, p. 461.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRAISANT ET DE S. THOMAS 705

purement scientifico-philosophiques d'Albert, n'auraient pu


qu'être confirmés dans leur sentiment s'ils s'étaient claire-
ment rendu compte que l'érudition et les investigations
d'Albert étaient allées bien au delà de ce qu'ils avaient sous les
yeux. En somme Albert le Grand a mis en oeuvre, dans tous
les domaines, la science possible de son temps et l"a codifiée
dans une encyclopédie gigantesque.
Ce simple canevas destiné à nous montrer comment Albert
comprenait la distribution des connaissances humaines et
l'étendue ...des productions littéraires dont il a recouvert ce
domaine, nous était aussi nécessaire pour résoudre une
question subséquente : dans quel ordre Albert a-t-il exécuté
les diverses parties de son oeuvre ? Cette question est elle-
même la clef de cette autre : à quelles dates se rattachent le
commencement et la fin des travaux que nous avons signalés ?
peut-on arriver à des déterminations chronologiques plus
précises pour les diverses parties ? Si l'on veut bien considérer
l'action profonde exercée sur la pensée et l'érudition scien-
tifique du xiiie siècle par Albert le Grand, on se rendra aisé-
ment compte de l'importance de ces questions. Le xme siècle
marque un moment où le progrès intellectuel est très rapide,
et il importe de savoir à quel point donné s'exercent les
influences prépondérantes dans l'évolution des connaissances.
F. von Hertling, dans une excellente étude sur Albert le
Grand (t), a le premier posé catégoriquement les questions
ci-dessus mentionnées et a essayé de les résoudre. « On ne
peut déterminer par des témoignages externes, dit-il, quand,
où et clans quel ordre les ouvrages d'Aristote sont arrivés à
la connaissance d'Albert. On obtient aussi peu de résultat
avec les renseignements accidentels qu'il fournit lui-même
et lés points de repère de ses traités. Toutefois il s'exprime
souvent sur la manière et la marche qu'il a adoptées dans la
reproduction des travaux d'Aristote. Mais là encore règne
l'incertitude pour savoir quand il a commencé. Qu'il fût un
homme mûr et un maître considéré, lorsqu'il s'est chargé
de paraphraser les écrits de philosophie et de sciences na-
turelles d'Aristote, c'est ce qui ressort clairement des paroles
(1) Albertus Magnus, Beilrage zu seiner Wiirdigung, Koeln, 1880.
IIEVUI3 THOMISTE. — 4e ANNÉE. —48.
706 REVUE THOMISTE

significatives du commencement de la physique (1). » Hertling


fait de louables efforts pour essayer de résoudre ces questions
demeurées obscures, mais sans aboutir pourtant à des résultats
bien positifs.
Nous croyons cependant qu'on peut dirimer dans une bonne
mesure la plupart de ces questions en partant d'autres données,
et d'une intelligence plus exacte de quelques-unes de celles
que l'on a.déjà utilisées.

Pour ce qui est de l'ordre dans lequel Albert a composé l'en-


semble de ses écrits sur la philosophie et les sciences, on peut
dégager des points certains et d'autres probables.
Il est absolument certain qu'Albert a composé dans leur
ordre de classification naturelle les traités qui constituent la
philosophie réelle ou spéculative, c'est-à-dire la partie la
plus connue et la plus importante de son oeuvre. Albert a
d'abord rédigé ses livrés sur les sciences physiques ou natu-
relles, puis les mathématiques, et enfin la métaphysique. Lui-
même, au début de son premier ouvrage de physique, nous
déclare expressément son dessein : a La philosophie réelle
comprenant trois parties essentielles, la science naturelle ou
physique, la métaphysique et les mathématiques, notre des-
sein est de rendre accessibles à l'intelligence des Latins ces
diverses sciences... C'est pourquoi en traitant des parties de
la philosophie, nous traiterons avec le secours de Dieu, d'abord
de la science naturelle, nous parlerons ensuite sur toutes les
mathématiques et nous achèverons notre dessein avec la
science divine » (2).
,

Albert nous donne, dès le commencement de sa Physique (3),


la classification des livres qui constituent les sciences îui-

(1) L. c, p. 44. '


.._
(2) « Cum autem très sint partes essentiales Philosophia; realis... qua; partes sunl
Naturalis, sive Physica et Metaphysica, et Mathematica, nostra intentio est omnes dictus
partes facere Latinis intelligibiles... Et ideo etiam nos tractando de partibus Pliiloso-
phioe, primo complebimus, Deo juvante, scientiam naturalem, et deinde loquemur de
Malhematicis omnibus, et intentionem nostram finiemus in seientia divina. » Vives, t. M>
pp. 2-4.
(3) De Physico Audilu, lib. I, tr. I, cap. iv.
rODÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 707

turelles ou physiques. Ils sont au nombre de dix-huit. Dans


l'exécution de son programme l'auteur a quelque peu inter-
verti, pour des besoins pédagogiques ou d'exposition, Tordre
d'abord annoncé, ainsi que nous l'avons fait observer plus
haut. Mais il n'y a pas de difficulté sérieuse sur cette question.
C'est la partie de son oeuvre dans laquelle il est le plus facile
de suivre l'ordre des traités à raison des points d'attache qu'il
a laissés dans la plupart d'entre eux.
La question peut sembler plus obscure lorsqu'il s'agit de
savoir si Albert a effectivement écrit sur toutes les mathé-
matiques, après avoir achevé les livres de sciences naturelles,
ainsi qu'il nous l'avait promis. Comme ces ouvrages sont
restés inédits, nous sommes privés des indications qui doivent
probablement y exister et déterminer leur place après les
sciences naturelles. Nous avons heureusement de par ailleurs
un renseignement précis qui nous certifie qu'Albert a effec-
tivement exécuté son plan dans l'ordre projeté, Il écrit en
effet aux débuts de sa Métaphysique : « Maintenant que nous
avons exposé- autant qu'il nous a été possible les sciences
naturelles et doctrinales, nous arrivons à la vraie sagesse
philosophique (la métaphysique) (i). » Le parallélisme de ce
texte et de l'autre cité plus haut et emprunté au commence-
ment de la Physique est visible. L'expression de « sciences
doctrinales », doctrinalibus scientiis, a cependant arrêté Hertling
qui n'a pas cru pouvoir y reconnaître la désignation des
sciences mathématiques. Mais cette appréhension n'est pas
justifiée. Aux xne et xur9 siècles, les scientise doctrinales sont
spécifiquement les sciences mathématiques- (2). Nous avons

(1) « Naturalibus et doctrinalibus jam quantum licuit scientiis elucidatis, jam ad veram
pliilosophioe sapientiain accedamus ». (Melaphysica, ad initium.)
(2) Hugues de S. Victor qui nous a fourni une classification détaillée des sciences,
conforme à celle que nous avons donnée plus' haut, nous dit : « Mathematica doctrinalis
scientia dicitur (Didascal. Patr. Lat, t. CI.XXVI, col. 753). Eadem [scientia est) mathe-
matica, intelligibilis et. doctrinalis » (759). L'expression d'Albert le Grand qui a arrêté
Hertling, sermo pht/sicus de Coelo et Mundo, signifie les mathématiques) telles qu'elles
sont appliquées dans l'ouvrage de Physique De Coelo cl Mundo. Par un vice résultant
'le la classification d'Albert, la cosmographie est à la fois
une partie de la Physique et
des Mathématiques. Albert emploie lui-même ailleurs le mot équivalent do diseiplina-
liilis pour qualifier les Mathématiques : Matheniaticam [scientiam]
« quoe disciplinahilis
est. Mathesis enim grasce, latine sonat disciplinam » (Elhic, lib. VI. tr. II, c. xix, t. VII,
P- 435, éd. Paris.). S. Thomas écrit à son tour : « Procedere disciplinabiliter attribuitur
708 REVUE THOMISTE
.

donc ici l'affirmation positive d'Albert, qui résout à: la fois la


question relative au fait de la composition d'ouvrages ma-
thématiques de sa part, et celle de la place qu'il leur a
assignée, après les sciences physiques.
Il resterait encore à savoir dans quel rapport de composition
avec la philosophie réelle se trouvent les trois autres grandes sec-
tions de la philosophie, c'est-à-dire l'Éthique, les Arts mécaniques
et la Logique, quel est même le rapport de ces sections entre elles
dans leur ordre de confection. Ici nous n'avons plus une base aussi
sûre, étant donné l'état incertain du texte des traités édités et les
graves lacunes des éditions qui ne contiennent pas une partie
notable de ces matières. Voici cependant notre opinion avec les
principaux arguments qui la motivent.
Nous pensons que la composition des trois sections désignées
est postérieure à celle de la philosophie réelle ou théorique. F. v.
Hertling estime que la logique a dû être, composée la première de
toutes les sections de l'oeuvre,parce que d'après Aristote, dont l'au-
torité était souveraine, cette science est l'introduction et la prépa-
ration nécessaire au reste de la philosophie (1). Mais cette obser-
vation, qui est vraie au point de vue de l'ordre pédagogique, c'est-
à-dire de la méthode d'enseignement, ne l'est pas sur le terrain de
la classification absolue ou rigoureusement scientifique. Pour
Albert et ses prédécesseurs la logique est l'instrument de la
science, bien plus qu"ùne partie de la science elle-même. Comme
telle, elle forme un groupe extravagant. Placée en tête dans l'usage
pédagogique, la logique ne peut venir, dans l'ordre scientifique
d'une classification, qu'après le groupe de sciences qui constitue le
noyau véritable,essentiel de la philosophie, c'est-à-dire après la phi-

mathômatica;, non quia ipsa sola disciplinabiliter procédât, sed quia ei proecipue com-
pelit » (In Boelium, de Trinit. quoest. vi, art. 1, t. XXVIII, p. 542, éd. Vives). Le fait
de la substitution du mot de disciplinabilis à celui de doctrinalis chez Albert est un
témoignage qu'il a écrit ses Éthiques après sa Philosophie réelle. Il s'était servi d'abord
de l'ancienne expression empruntée vraisemblablement à Hugues de Saint-Victor; puisi
quand il commenta les Éthiques, il y trouva l'expression beaucoup plus littérale de disci-
plinabilis et l'adopta. La traduction des Elliiques porte en effet : « Geometrici juvenes el
disciplinati fiunt. » (Elh., lib. X, lect. vu, S. Thomse Optera, éd. Vives, t. XXV, p. 501.)
Albert a soin d'ailleurs de faire lui-même une sorte de concordance entre les deux
expressions similaires dont il s'est successivement servi. Dans sa Logique qui parait
être la dernière partie écrite de sa Philosophie, il dit : in scientiis disciplinabilibus sire
doctrinalibus (Topic. lib. I, tr. I, c, u, t. II, p. 241, éd. Pans.
(1) Albertus Magnus, p. 44.
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 709

losophie réelle (Physique, Mathématiques, Métaphysique) à laquelle


elle se rattache par voie de réduction, à cause de son rôle instru-
mental (1).
Qu'Albert ait d'abord composé la philosophie réelle avant le
reste de son encyclopédie, nous croyons en voir lés indices et
même les preuves dans les données suivantes.
1° Pour Albert comme pour les anciens, c'est cette partie qui
constitue véritablement la philosophie, les autres en sont le com-
plément ou l'accessoire.
2° Les ouvrages d'Albert qui constituent sa philosophie réelle
sont munis d'un prologue très spécial et significatif qui témoigne
que nous sommes au début d'une importante entreprise tandis
que la Logique et les Éthiques n'ont rien de semblable.
3° Le domaine de la logique était le plus connu et même le seul
vraiment fréquenté depuis le xne siècle, tandis que le domaine de
la philosophie réelle était profondément ignoré. Il était donc
urgent d'initier les contemporains à cette partie fondamentale de
la science. C'est pourquoi. Albert nous apprend au début de ses
Physiques qu'il cède à la pression de ses frères qui l'ont sollicité
depuis un certain nombre d'années de leur composer un livre de
Physique qui leur fournisse un traité parfait de science naturelle
et leur donne le moyen de comprendre judicieusement les ouvrages
d'Aristote (2).
4° La méthode de rédaction des Éthiques et des Logiques semble
marquer une étape intermédiaire entre celle employée dans la
philosophie réelle et celle adoptée plus tard dans les commentaires
littéraux d'Aristote. Dans les Physiques, en effet, Albert renvoie
fréquemment aux ouvrages qu'il a précédemment composés, ou à
ceux qu'il doit composer d'après son plan annoncé. Dans les
Ethiques et les Logiques, il se contente de renvoyer au texte
même des livres d'Aristote, et très rarement à quelque autre dé ses
traités. Pareillement, mais plus rigoureusement encore, dans ses
commentaires littéraux incontestablement écrits les derniers, il
ne fait pas allusion à ses travaux antérieurs et n'y renvoie jamais.
(.1) De Prsedicabilibus, tr. I, cap. n.
(2) Intentio nostra in scientia naturali est satisfaçere pro nostra possibilitale fratribus
oi'dinis nostri, nos rogantibus ex pluribus. jam proecedentibus annis ut talem librum de
Pliysicis eis componeremus, in quo et scientiam natùralem perfectam baberent et ex quo.
libros Aristotelis competenter intelligere possint. » De Physico Audilu, lib. I, tr. I, c. i.
710 REVUE THOMISTE

5° Enfin la substitution dans ses Éthiques et Logiques d'un mol


significatif, àlaplace de celui qui avait été adopté dans sa Philoso-
phie réelle comme équivalent, témoigne que ces parties ont été
écrites plus tard (1).
Quant à déterminer l'ordre respectif des trois dernières sections
entre elles, nous croyons qu'il est difficile de le faire dans l'état
peu sûr du texte d'Albert au point de vue de la correction littérale.
Il existerait en effet un moyen très simple pour déterminerTordre
de succession des travaux d'Albert, et nous sommes étonnés que
l'onn'ait pas tenté de s'en servir plus tôt,ce serait d'examiner atten-
tivement pour chacun de ses écrits quelles citations il y fait de ses
ouvrages indiqués comme déjà exécutés ou simplement en projet.
Sans doute les Éthiques et les Logiques renvoient rarement à des
écrits antérieurs, tandis que la Philosophie réelle en donne de
fréquents exemples ; néanmoins il y a des exceptions suffisantes
pour aboutir à des résultats pratiques qui permettraient de résoudre
le problème. Malheureusement l'application du procédé donne des
résultats contradictoires parce que le texte est frelaté (2).
Quoi qu'il en soit, il demeure certain qu'Albert a composé suc-
cessivement, c'est-à-dire sans interruption, les traités de Physique
ou sciences naturelles, les Mathématiques et la Métaphysique
dont l'ensemble constitue la Philosophie réelle ou proprement
dite. Il est en outre très probable que les autres sections de son
encyclopédie ont été écrites après la partie fondamentale de la
Philosophie réelle.
Reste à savoir à quelles dates doivent être rattachés l'ensemble
et les parties principales de l'oeuvre d'Albert.

(A suivre)

P. MANDONNET. 0. P.

(1) Il s'agit de la substitution de l'expression


scientia disciplinabilis à celle de scienlia
doctrinalis pour désigner les mathématiques, ainsi que nous l'avons indiqué plus haut. La
Logique comme l'Éthique porte, elle aussi, l'expression disciplinabilis : « mathemalicam
sive diseiplinabilem » (De Prsedicabilibus, tr. I, c. n, ad initium).
(2) On comprend en effet que l'on puisse lire aisément dans l'écriture abrégée des
manuscrits dicendum est-pour diclum est, diximus pour dicemus, etc. On pourrait cepen-
dant obtenir quelque résultat en n'utilisant que celles des formules qui sont rebelles à de
semblables confusions. Mais ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans de semblables détails,
LA PROVIDENCE

(Suite)

IMMUTABILITÉ DE LA PROVIDENCE.
— A ce seul mot, l'objection se
dresse et trouble l'esprit. Nous ne pouvons pas nous empêcher de
penser que, si les événements sont réglés d'avance, au point que
rien ne peut en changer le cours, toute liberté et toute contin-
gence disparaissent. Notre activité ne modifiera pas les décrets
éternels; il n'arrivera que ce que Dieu a voulu. L'objection
devient plus pressante, quand on considère que Dieu est cause de
tout, de sorte que, non seulement les futurs sont déterminés et
prévus, mais ils sont encore produits par Dieu. Gomment res-
teront-ils libres et contingents sous.une cause toute-puissante?
La réponse n'est pas douteuse. Dieu connaît les choses, chacune
selon sa nature, et il ne change pas cette nature en les appelant à
l'existence. Quant aux rapports établis par Dieu entre les êtres
pour ajouter au bien qu'ils ont par eux-mêmes, le bien qui résulte
de leur société, ils sont toujours en conformité avec les natures.
Si des rapports contraires résultent de l'imperfection et du mau-
vais vouloir des créatures, Dieu les connaît et les tolère, sans
permettre qu'ils nuisent au bien de l'ensemble.
Si donc Dieu ne faisait qu'ordonner les êtres, son action ne leur
imprimerait aucune violence. Il les prendrait tels qu'ils sont, pour
leur donner l'arrangement. Il en est de même quand Dieu est
auteur, car il produit les êtres tels qu'ils les a conçus et il les
conçoit tels qu'ils sont en eux-mêmes. Si c'est par lui-même qu'il
produit, son action ne va pas contre ses décrets ; s'il emploie des
causes secondes, celles-ci ne peuvent rien contre sa volonté. La
toute-puissance garantit l'efficacité de la sagesse et de la bonté
712 REVUE THOMISTE

divine. Deux choses sont certaines : l'une que tout arrive selon la
prévision divine, l'autre que tout arrive selon la nature propre à
chaque être. Si donc il est nécessaire, d'une nécessité de supposi-
tion, que tout ce qui a été décrété se réalise ; il est également
nécessaire, d'une nécessité qui prime celle-ci, que tout arrive selon
la nature qui lui est propre.
Les obscurités, les incompréhensibilités même que l'esprit
humain rencontre dans la providence, sans pouvoir les dissiper,
tiennent à ce qu'il ne voit pas les choses comme Dieu les voit, et
à ce qu'il ne connaît pas suffisamment le mode d'action propre à
la cause première. Il faudrait être Dieu même pour comprendre
toute l'activité divine. Le soldat à son rang ne connaît pas les
mouvements de l'armée de la même manière que le général qui
les commande ; il ne voit que ceux qu'il exécute, tandis que le
général les connaît dans tout leur ensemble. La connaissance des
êtres juxtaposés et successifs est sujette, pour nous qui sommes
l'un de ces êtres, aux conditions du temps et de l'espace. Nous ne
voyons intuitivement que ceux qui sont présents. Il n'en est pas
de même de la connaissance divine : pour Dieu il n'y a ni passé,
ni futur tout est présent d'une présence éternelle, incompara-
:,

blement supérieure à celle que donne le temps. Dieu n'attend pas


la production des événements, il les voit avant qu'ils ne sortent
de leurs causes, comme l'artiste contemple son oeuvre avant de la
mettre à exécution. ' -

« Dieu, dit saint Thomas, résidant dans l'éternité comme dans


une tour, est complètement en dehors de la série des temps. Or
l'éternité embrasse dans son ensemble et contemple d'un simple
et unique regard tout ce qui Se déroule dans le temps qui lui est
subordonné. Dieu voit donc d'un seulregard tout ce que le temps
renferme, atteignant chaque chose en elle-même sans attendre
qu'elle se produise, car il voit comme absolument présent à l'éter-
nité, tout ce qui doit se passer dans le temps ; il le voit aussi
intuitivement que l'oeil du corps voit Socrate assis, quand il est
assis, et non dans la cause qui le fait asseoir. »
L'éternité, en effet, domine et voit tout ce qui se passe dans le
temps, comme l'être qui est par soi domine et connaît tout ce qui
n'est que par lui. Cette connaissance propre à Dieu ne change pas
la nature des choses.
LA PROVIDENCE 713

« De ce que votre regard, continue saint Thomas, se porte sur


Socrate assis, il ne change pas la contingence' de cette action,
contingence due aux causes qui la produisent : votre regard
cependant voit certainement et infailliblement Socrate assis, tant
qu'il est assis ; car chaque chose prise en elle-même est néces-
sairement déterminée. Dieu voit donc certainement et infaillible-
ment tout ce qui se passe dans le temps ; bien que ce qui se passe
dans le temps ne se produise pas nécessairement, mais d'une
manière contingente (1). »
Il faut comprendre de la même manière, faisant abstraction du
temps et de l'espace, l'action par laquelle Dieu répand l'être sur
tout ce qui existe. Tout l'être créé relève du même principe, puis-
qu'il est de même condition ; il lui est indifférent, en tant qu'être,
d'exister ici ou là, à tel moment de la durée ou à tel autre ;
comme il est indifférent à -une nature particulière, à la rose, par
exemple, d'être concrétée à tel moment ou dans tel lieu. Dieu est
de plus la cause première de toutes les modifications qui accom-
pagnent les êtres, puisque rien ne se fait sans son ordre ou sans
sa permission. Dieu sait ce qu'il fait quand il agit lui-même, il
sait aussi ce que font les agents qu'il emploie ou tolère ; de sorte
que le monde est présent à sa pensée avant d'être concrète. Les
types éternels lui ont servi de matériaux, sa sagesse a trouvé l'ar-
rangement convenable, le monde clans son ensemble et dans ses
détails, existe donc en Dieu avant d'exister en lui-même. Rien
n'échappe à la connaissance et à la volonté divine ; substances ou
modes, rapporls de convenance ou d'opposition, place clans le

(1) « Sed Deus est omnino extra ordinem temporis, quasi in in arce aîternitalis cons-
titulus, quoe est tota simuï, cui subjacet totus temporis decursus secundum unum et
simplicem ejus intuitum ; et ideo uno intuitu videt omnia quae aguntur secundum tem-
poris decursum, et unumquodque secundum quod est in seijiso existens, non quasi
sibi futurum quantum ad ejus intuitum prout est in solo ordini suarum causarum
(quamvis et ipsam ordinem causarum videat), sed omnino oeternaliter sic videt unum-
quodque eorum quoe sunt in quocumque tempore, sicut oculus humaiius videt Socratem
sedore in seipso, non in causa.
« Ex hoc autem quod homo videt Socratem sedere, non tollitur qui contingenta quoe
respicit ordinem causoe ad effectum; lamen certissimi et infallibiliter videt oculus
liominis Socratem sedere dum sedet, quia unumquodque prout est in semetipsa jam
delerminatum est. Sic igitur rel'ïnqnitur, quod Deus certissime et infallibiliter cognoscat
eninia quoe fiunt in tempore ; et tamen ea quoe in tempore eveniunt non sunt vel fiunt ex
necessitate, sed contingenter. » Péri Herm., lib. I, lec. xiv, g 20.
714 REVUE THOMISTE

temps ou dans l'espace, tout est vu et déterminé dans l'éternel


décret.
Ce n'est qu'en second lieu que Dieu s'occupe de l'exécution. Il
le fait avec son infaillible sagesse, adaptant aux effets voulus, les
causes capables de les produire. Il exécute par lui-même ce qu'il
ne peut confier aux autres, et dans la part dévolue aux créatures,
il prépare aux effets qu'il veut nécessaires des causes qui agissent
nécessairement, et aux effets qu'il veut contingents et libres des
causes de même condition. Ni Dieu, ni les causes créées, ne
changent la nature des effets à produire.
« Il faut considérer la volonté divine, dit saint Thomas, comme
une cause transcendante, déversant dans le monde tout l'être et
tous les modes d'être. Le contingent et le nécessaire sont des
modes d'être. La nécessité et la contingence des événements
relèvent donc de la volonté divine ; car c'est Dieu qui a établi les
causes qui les procurent. Aux effets qu'il a voulu nécessaires, il a
adapté des causes nécessitantes, et aux effets qu'il a voulu con-
tingents, il a préposé des causes faillibles. C'est grâce aux causes
secondes que les effets revêtent la qualité de nécessaires ou de
contingents ; ce caractère n'apparaît pas dans la cause première,
dont ils relèvent comme d'un principe éminent par rapport à la
nécessité et à la contingence. »
« On ne peut pas en dire autant de la volonté humaine, ni d'au-
cune cause créée ; car toute cause en deçà de la cause première
est forcément nécessaire ou contingente ; elle peut ne pas pro-
duire ses effets, ou elle les produit nécessairement. Quant à la
volonté divine, elle est toujours efficace, et cependant ses effets
ne sont pas tous nécessaires, elle en a de contingents (1). »

(1) « Similiter ex parte voluntatis divinoe differentia est atlendenda. Nam voluntas
divina est intelligenda ùt extra ordinem entium existens, velut causa quoedani profun-
dens totum ens et omnes ejus differentias. Sunt autem differentioe entis possibilc cl
necessarium; et ideo ex ipsa voluntate divina originantur nécessitas et contingentia in
rébus et distinctio utriusque secundum rationem proximarum causarum : ad elï'octus
enim, quos voluit necessarios esse, disposuit causas necessarias ; ad effectus autem,
quos voluit esse contingentes, ordinavit causas contingenter agentes, id est potentcs
deficere. Et secundum harUm conditiûnem causarum, effectus dieuntur vel necessaru
vel contingentes, quamvis omnes dependoant a voluntate divina, sicut a prima causa,
quoe transcendit ordinem necessitatis et contingentioe.
« Hoc autem non potesl dici de voluntate humana, nec de aliqua alia causa : <p,ia
onniis alia causa cadit jam sub ordine necessitatis vel contingentioe ; et ideo oportel
LA PROVIDENCE 71S

En soi, il n'y a que Dieu de nécessaire ; mais, quand les êtres


seconds apparaissent, ils donnent lieu à beaucoup de nécessités
relatives. Il est nécessaire, par exemple, que l'âme humaine soit
spirituelle, si elle veut connaître la vérité. Il est nécessaire que
tout être aime son bien, en jouisse s'il le possède, le cherche
quand il ne l'a pas. L'homme ne fait pas exception ; il veut néces-
sairement son bonheur et n'est libre que dans le choix des
moyens. Si le monde doit durer toujours, il est nécessaire qu'il
possède quelque activité; car on ne le conçoit pas sans activité.
Les êtres au-dessous de l'homme, incapables de liberté, puisqu'ils
sont incapables de raison, ne se conduisent plus eux-mêmes; on
dit qu'ils agissent nécessairement. Le nécessaire, le contingent, le
libre, se disputent donc l'empire du monde. Dieu a voulu ces dif-
férents modes d'activités pour la perfection du tout. Après le bien
absolu qui est Dieu lui-même, le plus grand bien est l'ensemble
des êtres créés ; mais ce bien n'est pas simple comme Dieu, il
n'est obtenu que par le concours d'activités différentes, propres à
des êtres également différents.
Si tout était nécessaire dans le monde, la raison éprouverait
moins de difficulté à comprendre la providence, La volonté déter-
minée de Dieu, l'enchaînement immuable des causes, lui en ren-
draient suffisamment compte. Mais, quand elle voit les agents
libres ou contingents intervenir, elle se demande comment un
ordre providentielpeut encore subsister. Si en effet les causes ne
produisent pas nécessairement leurs effets ; si le hasard et le
fortuit ont une part dans les événements de ce monde, comment
ceux-ci sont-ils encore ordonnés et conduits ?
jNous avons vu que ni la connaissance que Dieu prend dès
choses, ni la part qui lui revient clans leur production ne changent
leur nature ; elles restent ce qu'elles sont en elles-mêmes : contin-
gentes si elles sont contingentes ; nécessaires ou libres si elles
sont nécessaires ou libres. Nous parlerons tout à l'heure de l'ac-
cord de la liberté avec la connaissance et la causalité divine ;
disons seulement ici, avec saint Thomas, qu'il n'y a de hasard et

quod vel ipsa causa possit deficere, vel effectus ejus non sit contingens sed necessarius.
Voluntas autem divina indeficiens est; tamen non omnes effectus ejus sunt necessarii,
sed quidam contingentes. » (Péri Ilerm., lib. I, lec. 14, 22.)
716 REVUE THOMISTE

d'imprévu que pour les causes secondes, jamais pour la cause


première. Si on considère une sphère particulière d'activité, l'im-
prévu, l'accidentel, se présentent chaque fois qu'elle subit une
influence étrangère à ses principes d'action. C'est par hasard que
deux amis se rencontrent, alors qu'ils, ne se cherchaient pas.
"

Mais, si l'on prend l'ensemble des activités secondes, telles qu'elles


se: groupent sous l'activité première, le hasard ni l'imprévu ne
peuvent s'y introduire. D'où viendraient-ils ? Il n'y a rien au
delà des activités créées que l'activité divine, et celle-ci connaît
tous les événements. ~
Gomment de l'activité première dérivent-toutes les activités
secondes, est un problème semblable à celui de voir comment du
premier être dérivent tous les autres êtres. Ils sont nombreux,
variés, successifs, et leur principe est un, simple, éternel. L'acte
qui donne aux choses le pouvoir d'agir, est également simple,
unique, éternel, et il s'étend à toute la multitude des causes
secondes. C'est grâce à lui que la pierre tombe, que la plante
pousse, que l'animal sent, que l'homme raisonne et cherche son
bonheur. Si la difficulté est la même, l'effort pour la surmonter
doit être dirigé dans le même sens. Comment le premier être con-
tient-il tous les autres? Ce ne peut être qu'en vertu de son excel-
lence. L'activité première contient également toutes les autres
activités, non dans le. détail, selon leurs modes et leurs espèces,
mais parce qu'elle est éminente. Le premier moteur meut tous les
autres et il reste immobile possédant éminemment tous les mou-
vements qu'il communique et n'en possédant aucun dans son
espèce. La fin que Dieu poursuit comprend également toutes les
autres fins, car elle termine l'universalité de son mouvement.
Horace l'avait compris. « De la divinité, dit-il, procède tout ce
qui commence, et c'est à elle qu'il faut rapporter tout ce qui se
termine (1). »
La raison sait qu'il est ainsi; mais elle n'en a pas l'évidence.
Elle se figure Dieu comme un homme qui prend des résolutions
qu'il exécutera plus tard, ou comme un souverain qui commu-
nique son pouvoir et envoie ses ordres aux ministres de son era-

(1) « Hinc omne principium, hue refer exitum. »


Ode VI, lib. III.
LA PROVIDENCE 717

pire. Cène sont là que des comparaisons incapables d'exprimer la


vérité, les conseils de. Dieu n'ont jamais commencé, et son action
est éternelle. Rien de ce que nous connaissons des créatures ne
peut la représenter. Cajetan, cité par Leibniz, en fait la judicieuse
remarque. « Notre esprit, dit-il, se repose, non sur l'évidence de la,
vérité connue, mais sur la profondeur inaccessible de la vérité
cachée. Et, comme dit saint Grégoire, celui qui ne croit, touchant
la divinité que ce qu'il peut mesurer avec son esprit, rapetisse
l'idée de Dieu. Cependant je ne soupçonne pas qu'il faille nier quel-
qu'une des choses que nous savons ou que nous voyons appartenir
à l'immutabilité, à l'actualité, à la certitude, à l'universalité, etc.,
de Dieu : mais je pense qu'il y a ici quelque secret, ou à l'égard de
la relation qui est entre Dieu et l'événement, ou par rapport à,ce
qui lie l'événement même avec sa prévision. Ainsi, considérant la
faiblesse de notre intellect, je ne trouve son repos que dans l'igno-
rance. Car il vaut mieux, et pour la foi catholique et pour la foi
philosophique, avouer son aveuglement que d'assurer comme des
choses évidentes ce qui ne tranquillise pas notre esprit, puisque
c'est l'évidence qui le met en tranquillité. Je n'accuse pas de pré-
somption pour cela tous les docteurs qui, en bégayant, ont tâché
d'insinuer comme ils ont pu l'immobilité et l'efficacité souveraine
et éternelle de l'entendem ent, de la volonté et de la puissance de
Dieu par l'infaillibilité de l'élection et de la relation divine à tous
les événements. Rien de tout cela ne nuit au soupçon que j'ai qu'il
y a quelque profondeur qui nous est cachée (4). »
Ne soyons pas surpris de rencontrer des incompréhensibilités en

(il) Quiescit intellectus non evidentia veritatis inspecta sed altitudine inaccessibili
ver.italis ocultie... quoniam, ut ait Gregorius, minus de-Deo sentit, qui hoc lantum de
illo,crédit, quod suo ingenio metiri potest. Nec propterea negandum aliquid eorum, quoe
ad divinam immutabilitalem, actualitatem, certitudinem, atqueuniversalitatem, et similia
spectare scimus, aut ex fide tenemus suspicor, sed aliquod occultum latere, vel ex parte
ordinis qui est inter deum et exentum provisum vel ex glutino inter ipsum eventum et
esse provisum arbitror, et sic intellectum animoe nostroe oculum noctuoe esse consi-
derans, in ignorantia sola quietem illius invenio. Melius est enim tam fidei catholicoe,
t|uam philosophioe, fa ter i coecitatem nostram, quam asserere tanquam evidcntioe, quoe
intellectum non quietant, evidcntioe namque quietiva est. Nec propterea omnes Doc-
lores proesumptionis accuso, quoniam balbutiendo, ut potuerunt, immobilitatem et
edicaciam summam et oeternam divini intellectus, voluntatis, potestatisque insinuare
intenderunt omnes per infallibilitatem ordinis divinoe electioiiis ad eventus omnes,
ouorum nihil proefatoe suspicioni obstal quoe altius quid in eis latere crédit. » Theo-
dicoe, Discours de la Conformité,., g 48 (in I, q. xxn, a. 4).
718 REVUE THOMISTE

Dieu, quand la nature nous offre tant de mystères. A peine connais-


sons-nous le monde de la création, l'homme sait quelque chose du
milieu où il s'agite, au-delà il ne voit plus que par analogie. Mais
l'univers fût-il pour nous sans obscurité, il nous resterait à com-
prendre comment il émane de Dieu. Cette tâche est au-dessus de
.
notre portée car il faut pour la remplir voir le créateur lui-même,
ce qui n'est donné à aucune intelligence dérivée. Nous n'avons
qu'une choseàfaire : retenir fortement ce qui est certain et lais-
ser les opinions jeter quelque lueur sur ce qui est douteux.
L'activité des créatures est incontestable, nousl'expérimentons;
celle du Créateur ne l'est pas moins, nous là concluons : « Qui-
conque, dit Bossuet, connaît Dieu, ne peut douter que sa provi-
dence, aussi bien que sa prescience, ne s'étende à tout, et qui-
conque fera un peu de réflexion sur lui-même, connaîtra sa liberté
avec telle évidence, que rien ne pourra obscurcir l'idée et le sen-
timent qu'il en a : et on verra clairement que deux choses qui
sont établies sur des raisons si nécessaires, ne peuvent, se détruire
l'une l'autre. Car la vérité ne détruit point la vérité ; et quoique il
se pût bien faire que nous ne sussions pas trouver les moyens
d'accorder ces choses, ce que nous ne connaîtrions pas dans une
matière si haute, ne devrait point affaiblir en nous ce'quenous en
connaissons si certainement... Tenons donc ces deux vérités (l'ac-
tion de Dieu et la liberté de l'homme) pour indispensables sans en
pouvoir jamais être détournés par la peine que nous aurons à les
concilier ensemble. Car deux choses sont données à notre esprit :
de juger et de suspendre son jugement. Il doit pratiquer la pre-
mière où il voit clair, sans préjudice de la suspension, dont il doit
commencer d'user seulementoù la lumière lui manque... La pre-
mière règle de notre logique, c'est qu'il ne faut jamais abandonner
les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne,
quand on. veut les concilier, mais qu'il faut au contraire, pour ainsi
parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la
chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où l'enchaî-
nement se continue (1). »
Une troisième vérité, non moins certaine, c'est qu'il n'y a pas de
cause seconde qui ne dérive de la cause première, comme il n'y ;)

(1) Traité du Libre Arb., c. îv.


LA PROVIDENCE 719

pas d'être créé qui ne procède de l'être qui est par soi. Une créa-
ture, par cela même qu'elle est active, est principe d'action ; elle
peut même devenir premier principe dans un ordre donné, comme
le soleil attire toutes les planètes, comme les corps lumineux
éclairent ceux qui ne le sont pas ; mais jamais une créature, si
puissante qu'elle soit, n'est premier principe sous tout rapport.
Comment le pourrait-elle, puisqu'elle n'a rien qu'elle n'ait reçu,
ce qui lui ôt'e toute possibilité d'une action complètement indé-
pendante ? Le soutenir implique contradiction. Les auteurs en
conviennent : aussi leurs controverses ne portent pas sur le fait
de la dérivation, mais sur la manière dont les causes secondes
procèdent de la cause première.
Trois opinions sont en présence : celle de Durandus, renouvelée
par les évolutionnistes ; elle met dans le premier terme, comme
dans un ressort, tout le mouvement futur du monde. C'est, nous
l'avons vu, confondre l'acte de gouvernement avec l'acte de créa-
tion. Le second sentiment est pour un concours simultané de
Dieu et de la créature. Ils se rencontrent dans l'effet produit, sans
s'unir auparavant, comme deux forces qui s'appliquent au même
objet et ne se combinent pas. Dieu sait par avance ce que fera sa
créature et il dispose en conséquence sa coopération et sa provi-
dence. N'est-ce pas mettre la cause seconde sur le même pied
la
que cause première et lui donner une indépendance qu'elle n'a
pas? 11 reste le sentiment de saint Thomas, d'après lequel Dieu
meut la cause seconde elle-même, l'applique à son objet, lui
donne d'accomplir son acte. Il n'y a pas à se préoccuper de la
manière dont l'acte sera accompli puisque la cause première
respecte toujours la nature des effets produits. « Dieu, dit le grand
Docteur, est la cause première, mouvant les causes et naturelles
et libres. Et de même qu'en mouvant les causes naturelles, il
n'empêche pas leurs effets d'être naturels, de même en mouvant
les causes volontaires, il n'empêche pas leurs actions d'être volon-
taires, il fait au contraire qu'elles sont volontaires, car il agit
dans chaque être selon la nature de cet être (1). »

(I) Deus est prima causa movens et naturales causas et voluntarias. Et sicut nalura-
l'bus causis, movendo cas, non aufert quin actus earum sint naturales, ita movendo
causas voluntarias, non aufert quin actiones earum sint voluntarioe, sed potius hoc in
ois facit; operatur enim in unoquoque secundum ejus proprietatem, I, q. LXXXIII, a. 1,
ad. 3m.
720 REVUE THOMISTE

Pour être certaine et efficace, la providence n'a pas besoin de


devenir nécessitante. Elle est nécessitante quand les agents
qu'elle emploie le sont, elle ne l'est plus quand ils sont contin-
gents ou libres. Son mode à elle est au-dessus de tous les modes
propres aux créatures, il contient tous ces derniers et n'est aucun
d'eux. Même dans le cas d'événements contingents, la providence
ne perd pas sa certitude, ni son efficacité. Elle ne perd pas sa
certitude, il faudrait pour cela qu'il n'y eût de Arrai que ce qui est
nécessaire. On ne peut pas le soutenir. Un fait est vrai par lui-
même, proportionnellement à son être. Il est nécessaire si ses
causes le produisent nécessairement ; contingent, dans le cas
contraire : la nécessité et la contingence sont des modes qui
accompagnent le fait et ne le constituent pas. Celui-ci a son être,
de quelque manière qu'il se produise, et son être suffit à le rendre
objet de certitude. Tout ce que Dieu a prévu doit arriver, c'est
certain, il est même impossible que cela n'arrive pas, mais d'une
certitude qui suit la nature des événements et ne la modifie pas,
car il est également certain que rien n'arrive sinon de la manière
que Dieu a prévue.
C'est ainsi que saint Augustin réfute le fatalisme des stoïciens.
« Quant à nous, dit-il, nous disons contre ces audaces sacrilèges et
impies : Dieu connaît par avance tout ce qui doit arriver, et c'est
librement que nous faisons tout ce que nous comprenons et cons-
tatons ne faire que parce que nous le voulons bien. Nous ne
disons pas que tout.arrive fatalement, nous disons même que rien
ne relève dé la fatalité. Nous démontrons à ceux qui se servcnl
de ce mot pour signifier que tout dépend de la conjonction des
astres au moment de notre conception ou de notre naissance,
qu'ils emploient un mot vide de sens, puisque la chose qu'ils lui
font désigner est vaine. Nous ne nions pas l'enchaînement des
causes secondes, où la volonté de Dieu a une grande part, mais
nous ne l'appelons pas du nom de fatalité (1). »

(1) Nos adversus istos sacrilegos ausus atque impios, et Deum dicimus omnia sciro
antequam fiant, et voluntate nos facere, quidquid à nobis nonnisi volentibus fieri senli-
mus et novimus. Omnia vero fato fieri non dicimus quoniam fati nomen ubi sole! a
loquentibus poni, id est in constitutione siderum cum quisque conceptus aut natus est
(quoniam res ipsa inaniter asseritur), nihil valere monstramus. Ordinem autem causa-
ubi voluntas Dci plurimum potest, neque negamus, neque fati vocabulo nuncupamus.
rum,
Civ. lib. V, c. ix, § 3.
,
LA PROVIDENCE 721

La part très grande que Dieu prend à la production des événe-


ments ne change pas davantage leur nature. L'action divine
s'applique aux effets tels qu'ils sont prévus: aux contingents,
comme contingents"; aux nécessaires, comme nécessaires. Dieu a
voulu, et sagement, qu'il y eût ici des effets nécessaires, là des
effets contingents; il respecte clans l'exécution ce qu'il a établi
dans la prévision. Aux causes secondes de donner aux événe-
ments leur caractère de contingence ou de nécessité, comme elles
donnent aux êtres soumis à la génération leur nature particulière;
mais les causes secondes n'existent et ne produisent que sous la
cause.première qui les a établies, les soutient et les applique à ses
fins. Comment cette cause éminente, féconde et meut tous les
principes secondaires d'action, nous ne pouvons l'entrevoir qu'en
écartant de son mode d'action, tous les modes particuliers aux
créatures; comme on ne peut prendre quelque idée de l'être qui
est par soi, qu'en faisant abstraction de tous ceux qui ne sont que
par autrui. Abaisser l'action divine au niveau d'une activité créée,
c'est la détruire, comme on détruit l'être infini, si on s'obstine à le
regarder sous les dimensions des êtres finis. Il faut donc élever
l'activité divine à la toute-puissance, si l'on veut juger sainement
les rapports qu'elle soutient avec les activités créées.
Tout dans la nature nous y invite. La nature a ses degrés
d'activité, comme elle a ses degrés d'être, et, partout où l'on
monte des degrés, on s'achemine vers l'absolu. Seule la concep-
tion matérialiste renferme tout sous l'empire de la nécessité, elle
ne voit pas qu'il y a clans le monde des productions d'ordre diffé-
rent. Les énergies purement physiques sont aveugles et brutales :
c'est la loi de la matière. Mais il. y a aussi les phénomènes de la
.vie organique, régis par des lois qui leur sont propres. Il y a enfin
la vie intellectuelle de l'homme, supérieure à toute vie
orga-
nique. La science reconnaît qu'elle n'est plus en face de lois
purement mécaniques. Ces faits, la raison ne peut pas les mécon-
naître pour en trouver la cause ; toute explication qui les blesse
est une explication fausse. Si la raison les contemple tels qu'ils
sont et en cherche l'origine première, elle s'élève nécessairement
à la connaissance du pouvoir souverain qui meut et régit tout
dans l'univers.
Si l'on voulait nous persuader de ne rien faire
sous le prétexte
11EVUE THOMISTE. —4» ANNÉE.
— 4Sb
722 REVUE THOMISTE

que tout est prévu dans la providence et arrive infailliblement,


nous répondrions avec saint Augustin : « De ce que Dieu connaît
certainement l'enchaînement des causes, il ne s'ensuit pas que
rien n'est laissé à la décision de notre libre arbitre. Nos volontés,
en effet, sont contenues dans l'enchaînement que Dieu voit avec
certitude et contemple dans sa prescience; car les volontés hu-
maines sont causes des actions humaines »(!). L'activité de
l'homme, comme celle de toute créature, occupe, dans l'ensemble
des causalités, la place que Dieu lui assigne. Il est aussi impos-
sible qu'elle n'ait pas son cours et conformément à son mode
d'action, qu'il est impossible qu'elle ne soit point prévue. Loin
d'être étrangère à la providence, elle fait l'objet de ses soins ; car-
ia providence a pour mission d'assurer les événements par l'effi-
cacité des causes préposées à leur production.
Les événements sont fixés par la providence; mais l'homme
ignore ce qu'ils seront. La cause première connaît seule tout
l'avenir parce que. seule, elle y correspond intégralement; les
causes secondes le préparent; mais ne le contiennent pas tou-
jours; de sorte que l'homme qui n'est en contact qu'avec des
causes secondes, conjecture l'avenir mais ne le connaît pas avec
certitude, il ignore à chaque instant ce que lui prépare l'ins-
tant qui va suivre, il ignore surtout son sort éternel. Ce doute
est pénible, et quand l'homme fait réflexion que son sort est fixé
d'avance, au point que rien ne le changera, son tourment ne fait
qu'augmenter. La providence ne nous laisse pas sans moyen de
sortir d'une pareille inquiétude. L'homme peut s'assurer de son
avenir et rendre cet avenir favorable en employant ses soins
à le préparer : « Empressez-vous, disait saint Pierre, de rendre
par vos bonnes oeuvres, votre avenir certain » (2). Puisque noire
activité est cause de notre avenir, il est incontestable que cette
activilé une fois posée, l'effet suit inévitablement, et dans le sens
où elle est posée, c'est-à-dire bon, si l'activité est bonne ; mauvais

(l)Non est autem consequens, ut, si Deo certus est omnium ordo causarum, ideo
nihil sit in nostroe voluntatis arbitrio. El ipsoe quippe nostroe voluntalcs in causai'"" 1

ordine sunt, qui certus est Deo ejusque proescientia conlinelur, quoniam et hiunan.'e
voluntates humanorum operum causoe sunt. Civ., lib. V, c. ix, § 3.
(2) Satagite, utperbona opéra certam vestram vocationcm et electionemfacialis. 2. P'-l''-
I, 10.
LA PROVIDENCE 723

dans le cas contraire. Loin donc d'être hostile à notre activité,


l'incertitude de l'avenir a pour conséquence de la rendre bonne et
de la provoquer. -
L'objection contre l'efficacité de la prière n'a pas plus de fon-
dement. Du moment que l'activité de l'homme est comprise
dans la providence, le rôle de la prière ne peut être méconnu,
car la prière fait partie de l'activité propre à l'homme. Ce que
l'homme, en effet, ne peut pas par lui-même, il l'obtient d'autrui,
soit par le commandement, soit par la prière, par le commande-
ment, quand il s'adresse aux êtres soumis à son empire; parla
prière, quand il a besoin de ceux qui ne relèvent pas de lui.
Certes, la puissance de son commandement est grande, puisqu'il
peut dompter la nature et régner sur ses semblables; mais,
quand l'homme s'adresse à ses égaux, surtout à ses supérieurs, ce
n'est plus par le commandement qu'il peut les amener à le se-
courir; il ne lui reste qu'un moyen, la prière. La persuasion doit
remplacer l'acte d'autorité.
L'homme a besoin non seulement de ce qui vient de Dieu,
mais encore de Dieu lui-même, car, en sa qualité d'être intellec-
tuel, pouvant connaître toute vérité, il est immédiatement or-
donné à la vérité elle-même. Quelle sera l'attitude de l'homme à
l'égard de Dieu? Elle est dictée par la nature des rapports. A
moins de supposer l'homme dépourvu d'activité, ce qui est dé-
menti par les faits, l'homme, quand il s'adresse à Dieu, ne peut
que le remercier des bienfaits reçus et lui demander ce dont il a
encore besoin. Telles sont les deux faces de la prière. La provi-
dence qui sauvegarde les activités créées, met donc la prière au
coeur de l'homme, l'y fortifie et la rend efficace.
Les lois de la nature, dit-on, sont constantes et la prière est
inutile. Mais c'est Dieu qui a établi ces lois et en règle le cours;
il en est le maître, non le serviteur; il peut y déroger sans se
contredire, puisqu'il a prévu qu'il y dérogerait. La prière ne va
pas à l'encontre des décrets divins, elle les accomplit. S'il plaît à
Dieu de ne conférer à l'homme certains bienfaits que sur la de-
mande qui lui en est faite, la prière devient cause de ces bien-
faits et entre dans le réseau providentiel. La dérogation n'existe
que pour le cours ordinaire d'un ordre particulier, jamais pour
le cours général des choses. Pourquoi l'homme ne chercherait-il
724 BEVUE THOMISTE

pas l'appui de la cause première? Il faut bien qu'il le cherche,


si Dieu seul peut le contenter. Et quand l'homme a besoin de
Dieu, ce n'est que par la prière qu'il peut entrer en contact avec
lui. Dieu, de son côté, peut toujours intervenir quand les causes
secondes font défaut; il le peut même dans le domaine réservé
à celles-ci, puisque c'est Dieu qui les a établies. N'est-il pas
chez lui partout où il se trouve? Sa présence, loin de nuire à
ses créatures les honore, les perfectionne. La dérogation aux
lois particulières tourne donc au bien général ; ce qui paraît une
exception au cours providentiel, en devient la confirmation.

(A suivre.)
_

R, P. VlLLARD, 0. P.
LES ANESTHÉSIQUES

ET LA QUESTION DE LA TRANSCENDANCE

DU PRINCIPE VITAL

L'étude sur les anestliésiques, que je présente aux lecteurs de la


Revue Thomiste, n'est pas une étude de philosophie : n'étant point
philosophe, je ne saurais m'aventurer sur le domaine philoso-
phique sans risquer de faire fausse route. C'est une étude de phy-
siologie pure, un exposé de faits d'observation et d'expérimenta-
tion, complété par l'énoncé des conséquences immédiates d'ordre
scientifique qu'ils comportent.
Malgré ce caractère très spécial, que je tiens à lui conserver, il
me semble que. cette étude peut présenter quelque intérêt pour le
philosophe; les anestliésiques sont, en effet, de précieux-agents
d'analyse physiologique : ils vont nous permettre de séparer ce
que la nature vivante a d'essentiel d'avec ce qu'elle emprunte à
la nature physique ; ils vont nous permettre, en outre, d'éta-
blir parmi les phénomènes essentiellement vitaux une dissociation
et un classement physiologiques. Ce sont là, si je ne me trompe,
des notions fort importantes pour le philosophe comme pour le
physiologiste.
Il importe d'autant plus de mettre en lumière ces notions
qu'elles sont moins connues : pour le grand public, les anestlié-
siques ne sont que les auxiliaires du chirurgien, auquel ils per-
mettent d'accomplir les opérations les plus délicates sans éveiller
la sensibilité de leur malade; pour le physiologiste,les anestlié-

siques présentent un intérêt de premier ordre, car ils sont, comme
je me propose de l'établir, les réactifs de la vie.
On appelle anestliésiques certaines substances qui possèdent la
remarquable propriété de communiquer à l'homme ou aux ani-
maux un sommeil profond, absolu, pendant la durée duquel la
sensibilité à la douleur est complètement abolie. Parmi ces subs-
726 REVUE THOMISTE

tances, dont le nombre est très grand, je me contenterai de signa-


ler les plus communément employées : le chloroforme, l'éther, le
protoxyde d'azote, l'hydrate de chloral, la cocaïne.
Il convient de séparer nettement les anestliésiques de certaines
autres préparations, telles que l'opium et ses dérivés, lesquelles
ne sont que des narcotiques. — « y Il a loin, dit M. le professeur
Dastre (1), des drogues somnifères ou stupéfiantes vaguement
connues des anciens à nos anestliésiques actuels. En effet, les
substances narcotiques ou stupéfiantes plongent ceux qui en font
usage dans un engourdissement léthargique plus profond que le
sommeil ordinaire. Mais, bien que cette obtùsion des sens puisse
faciliter la besogne du chirurgien, elle n'est jamais assez complète
pour permettre les opérations graves. Sous le tranchant du cou-
teau, le sentiment de la douleur se réveille, des mouvements
éclatent avec un caractère convulsif et désordonné. Les effets de
l'ivresse narcotique se dissipent lentement, après avoir imprimé à
l'organisme- une modification d'autant plus fâcheuse qu'elle est
.plus-durable. Tout autre est l'action de l'éther, du chloroforme et
des véritables anestliésiques. C'est un sommeil profond, absolu,
où aucune excitation douloureuse ne peut faire brèche; les mem-
bres parfaitement dociles ne se révoltent sous aucune violence ;
l'inertie, la résolution musculaire, sont poussées au plus haut
point. Et pourtant le-retour à l'état de veille se fait rapidement, à
la volonté de l'opérateur; la sensibilité reparaît, avec toutes les
autres fonctions de la santé, dans sa plénitude, dès que 1"adminis-
trai] on du toxique.a été suspendue, et sans qu'il reste de traces
de lointaine répercussion ou d'ébranlement permanent de l'orga-
nisme (2).
L'animal qui est soumis à l'action des anestliésiques a perdu
toute sensibilité et toute motilité volontaire : c'est un animal

(1) A.DASTHE,£CS Anestliésiques : physiologie et applications chirurgicales, Chez Masson.


Paris, 1890.
(2) Cette description est parfaitement exacte dans le cas de l'aneslhésie par le pro-
toxyde d'azote, anesthésique idéal, mais difficilement utilisable pour les opérations (1°
longue durée, car il exige l'emploi d'appareils compliqués et coûteux. Dans le cas de5
anestliésiques usuels, ether et chloroforme, le réveil se fait, il est vrai, rapidement, la
sensibilité, la motilité, reparaissent en quelques minutes, mais dans la grande majorité des
cas, le patient éprouve, pendant un jour et souvent plus, un malaise plus ou moins grave
et présente soit un état d'excitation, soit un état de dépression nerveuse plus ou moi" 5
accentués.
LES ANESTHÉSIQUES 727

déchu, vivant d'une vie purement végétative comme la plante. Le


système nerveux, organe de la sensibilité et de la motilité, a été,
chez cet animal, atteint par l'anesthésique. En doit-on conclure,
comme le faisait Flourens, que les anestliésiques ont une action
élective sur les éléments nerveux, et qu'ils respectent tous les
autres éléments anatomiques ? — comme le curare a une action
élective sur les terminaisons des nerfs moteurs, comme l'atropine
a une action élective sur les cellules glandulaires. En aucune
façon; ainsi que l'a démontré Cl. Bernard (1), les anestliésiques
agissent sur tous les éléments anatomiques, sur toutes les cellules
vivantes ; ils agissent sur tous les modes d'activité vitale des êtres
organisés.

Pour établir cette grande loi de l'universalité d'action des anes-


tliésiques, il faut chercher des démonstrations dans le monde des
êtres inférieurs, chez les protozoaires, chez les plantes, chez les
levures et les microbes, dont l'organisme, moins compliqué, moins
parfait que celui des animaux supérieurs, est aussi moins grave-
ment et moins profondément altérable que le leur par les agents
toxiques en général et par les anesthésiques en particulier.
On connaît cette curieuse plante qu'est la sensitive : lorsqu'on
vient à toucher très légèrement une partie déterminée d'une
feuille de cette plante, on voit aussitôt se produire des mouve-
ments vifs et rapides de la feuille entière. Eh bien ! qu'on place
sous une cloche de verre une de ces plantes, qu'on y introduise,
pendant quelques instants, une éponge imbibée de chloroforme
ou d'éther, et qu'on touche de nouveau la feuille : celle-ci restera
parfaitement inerte : elle sera anesthésiée, comme l'aurait été un
oiseau placé dans les mêmes conditions. Si l'on ramène la sensi-
tive à l'air pur et si on l'y abandonne pendant un temps suffisant
à l'élimination du chloroforme ou de l'éther qui avait pénétré
dans la profondeur de ses tissus, on pourra de nouveau provoquer
des mouvements des feuilles par de très légers attouchements.

(1) Cl. BEBNAnn, Phénomènes de la vie commune aux animaux et aux végétaux.
728 REVUE TnOMISTE

Dans les eaux douces d'Europe, on trouve des êtres dont la


structure nous apparaît comme très simple, les amibes. Ce sont
des organismes monocellulaires, constitués par une très petite
masse gélatineuse, granuleuse, à contours irréguliers, sans mem-
brane d'enveloppe, dans laquelle on distingue seulement une
portion intérieure plus sombre, moins mobile (c'est le noyau), et
une portion périphérique englobant de toutes parts le noyau. Ce
petit être rampe à la surface des corps solides, avec lesquels il
est mis en contact, ou, pour parler plus exactement, il coule sur
ces corps solides comme le ferait une matière quelconque semi-
liquide et visqueuse. On voit partir d'un point quelconque de la
zone périphérique un ou plusieurs prolongements sans forme
définie, qui s'allong-ent à la surface des corps étrangers ; puis le
reste delà masse de l'amibe, entraînant avec elle le noyau et les
divers prolongements qu'elle avait étalés, s'écoule peu à peu dans
l'un de ces prolongements. C'est le mouvement dans la forme la
plus simple, la plus rudimentaire, la moins animale, si je puis
ainsi parler. Dissolvons du chloroforme,dans ce milieu liquide, où
se meut notre amibe, et nous ne tarderons pas à voir tous ces
prolongements irrégulièrement étalés- se replier vers le noyau, et
l'être tout entier prendre une forme sphérique qui ne se modifiera
plus tant que le milieu ambiant contiendra l'agent anesthésique.
Il suffirait de changer le milieu, de remplacer l'eau chloroformée
par de l'eau pure pour voir de nouveau l'amibe s'étaler et se
mouvoir.
On sait que l'oeuf fécondé, cette cellule qui, placée dans des con-
ditions convenables, peut se développer et donner naissance à un
nouvel être, résulte de la fusion de deux éléments histologiques,
l'oeuf et le spermatozoïde. Le spermatozoïde est un élément
'mobile : il doit pouvoir aller à la découverte de l'oeuf qu'il lui faut
féconder. Il possède un organe de mouvement, d'ailleurs très
simple, un cil vibratile. Qu'on imagine notre amibe de tout à
l'heure dont toute la masse périphérique se serait étirée en un long
filament grêle, dont le noyau de l'amibe constituerait une extré-
mité, et nous aurons l'image d'un spermatozoïde : le noyau de
l'amibe sera la tête du spermatozoïde; la masse périphérique de
l'amibe, effilée, en sera la queue ou le cil vibratile. Ce petit être
présente une remarquable activité, et c'est un curieux spectacle de
LES ANESTHÉSIQUES 729

le voir, dans le champ du microscope, progresser avec rapidité,


grâce aux mouvements ondulatoires de sa queue. Tous ces mou-
vements, toute cette activité vont faire place à l'immobilité la plus
complète dès que le milieu aura été saturé de vapeurs anesthé-
siantes pour réapparaître dès que ces vapeurs en auront été
chassées.
Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples :. les anestlié-
siques suspendent la motilité du protoplasma chez les végétaux et
chez les animaux, et tous les modes de motilité : l'écoulement pro-
toplasmique de l'amibe, comme les mouvements des cils vibratiles,
comme les contractions.des muscles des animaux supérieurs.
Tous les êtres vivants empruntent au milieu ambiant des maté-
riaux aux dépens desquels ils forment leurs propres tissus : ils se
nourrissent et ils assimilent. Ces phénomènes de nutrition sont,
comme les phénomènes de motilité, suspendus par l'action des
agents anestliésiques, étirer, chloroforme, etc. En voici deux
exemples empruntés, le premier au monde des levures, le second
au monde végétal,
On sait que, lorsque les raisins ont été écrasés, le jus sucré
qu'ils ont laissé couler ne tarde pas à subir une transformation
profonde; le sucre qu'il contenait diminue peu à peu, en même
temps qu'apparaît de l'alcool et que se fait un abondant dégage-
ment gazeux. Nous savons aujourd'hui, grâce aux mémorables
recherches de Pasteur, que cette transformation du sucre, contenu
dans le jus du raisin, est produite par l'activité de petits êtres
unicellulaires, les globules de levure alcoolique, et que cette
décomposition du sucre en alcool et acide carbonique est en rela-
tion intime avec les phénomènes de nutrition de cette levure.
Supposons une active fermentation alcoolique, et ajoutons à la
liqueur dans laquelle elle se produit de l'éther, nous verrons immé-
diatement cesser le dégagement gazeux qui était le signe visible
des modifications de la liqueur, et, si nous sommes chimiste
habile, nous pourrons vérifier que, dans la liqueur, le sucre ne
diminue plus et l'alcool n'augmente plus. Chassons l'éther dissous
par un procédé quelconque, par exemple en faisant traverser la
liqueur par un courant d'air, nous verrons la fermentation se
nianifesler de nouveau par le bouillonnement du liquide.
On sait — c'est là une notion élémentaire de physiologie bota-
730 REVUE THOMISTE

nique — que les plantes vertes possèdent la propriété, lorsqu'elles


sont exposées à la lumière solaire, de décomposer, grâce à leur
matière colorante verte, la chlorophylle, l'acide carbonique con-
tenu dans le milieu ambiant en oxygène qui se dégage et carbone
qui se fixe dans les tissus de la plante, à l'état de combinaisons
diverses. La vérification de ce fait peut se faire d'une manière très
simple : il suffît de placer clans un vase de verre blanc rempli d'eau
un paquet de plantes aquatiques, et d'exposer le vase à la lumière
solaire par un beau jour d'été. On ne tarde pas à voir apparaître,
sur les parties des plantes qui reçoivent l'impression des rayons
solaires, de fines bulles gazeuses qui, se détachant ensuite du
végétal, montent dans le liquide pour venir crever à la surface. Ce
même phénomène ne s'observe plus lorsque la plante aquatique est
immergée dans de l'eau chloroformée ou dans de l'eau étherée :
Tanesthésique suspend ce phénomène de nutrition végétale.
Les phénomènes de développement sont arrêtés par l'action des
anestliésiques chez les plantes comme chez les animaux. L'étude
des premiers stades du développement de Poeuf fécondé se fait très
commodément au moyen d'oeufs de certains animaux marins du
groupe des Echinodermes, par exemple des étoiles de mer ou des
oursins. On peut, sur ces oeufs, maintenus dans une goutte d'eau
de mer, suivre au microscope les différentes phases de la division
de l'oeuf en deux, quatre, huit, etc., cellules juxtaposées mais dis-
tinctes, et observer avec la plus grande netteté les détails de celte
segmentation, qui se produit avec une régularité mathématique.
Les frères Hertwig ont démontré que l'addition dé deux à cinq
millièmes de chloral à l'eau de mer dans laquelle sont maintenus
les oeufs en observation arrête immédiatement tout phénomène de
segmentation, l'oeuf se trouvant fixé dans la forme qu'il avait au
moment où l'on a ajouté l'agent anesthésique : la segmentation ne
continue à se produire que si l'on prend soin de débarrasser l'oeuf
du chloral qu'il a absorbé, par des lavages répétés avec de l'eau de
mer.
Tout le monde sait avec quelle facilité se développent dans une
atmosphère humide les graines de certaines plantes, celles du
cresson ai en ois, par exemple. Supposons qu'on ait préparé deux
petites cloches de verre reposant chacune sur une assiette couverte
d'un peu d'eau. Plaçons sur chaque assiette une petite éponge
LES ANESTHÉSIQUES 731

dans les anfractuosités de laquelle on a introduit quelques graines


de cresson alénois; enfin, introduisons encore sous l'une des deux
cloches une petite éponge imbibée de chloroforme pour saturer
l'atmosphère de cette cloche des vapeurs de cet anesthésique. Nous
constaterons que les graines germent et que les plantules se
développent régulièrement dans l'enceinte non chloroformée,
mais que les graines qui sont maintenues en présence des vapeurs
de chloroforme ne présentent aucun phénomène de développe-
ment. Ramenées à l'air, elles ne tardent' pas à se débarrasser des
vapeurs anesthésiantes qu'elles avaient fixées et le développement
commence.
La germination des plantes, la segmentation de l'oeuf des ani-
maux sont donc suspendues par les anestliésiques, comme la sen-
sibilité, la motilité et l'assimilation. Enfin, pour terminer cette
rapide revue, je signalerai une dernière action inhibitoire des
anesthésiques. Certains êtres vivants ont la propriété d'émettre de
la lumière. Il me suffira de citer le ver luisant dont tout le monde
a aperçu la lueur sur les talus de nos routes pendant les chaudes
nuits d'été; les mouches luisantes qu'on voit voltiger en si grande
abondance, à la tombée de la nuit dans le feuillage des arbres, en
certaines parties de la vallée du Rhin ; les noctiluques, ces petits
êtres marins qui, réunis parfois par millions et par milliards à la
surface de l'océan, produisent le remarquable phénomène de la
phosphorescence de la mer ; enfin et surtout ces gros insectes de
l'Amérique du Sud, le Cucujos des Espagnols, « petits astres ani-
més, suivant les termes employés par le P. Dutertre,de l'ordre des
Frères Prêcheurs (1667) qui, dans les nuits les plus obscures, rem-
plissent l'air d'une infinité de belles lumières, qui éclairent et
brillent avec plus d'éclat que les astres qui sont attachés au firma-
ment. » Tous ces êtres lumineux pâlissent et s'éteignent lorsqu'ils
sont soumis à l'action des vapeurs éthérées et chloroformiques,
ainsi que l'on démontré Massart pour les noctiluques et R. Dubois
pour les Cucujos,
Toutefois, tous les phénomènes qui ont pour siège les tissus des
êtres vivants,ne sont pas suspendus par l'action des anesthésiques :
il en est qui subsistent sans modification ; tels sont les phénomènes
de digestion et de respiration.
L'amibe et les êtres voisins, dont nous avons vu les mouvements
732 REVUE THOMISTE

arrêtés par le chloroforme,' continuent, en présence de cet agent,à


désagréger et à dissoudre les particules alimentaires qu'ils ont
englobées dans leur niasse ; ils ne les assimilent pas, ils n'en font
pas du protoplasma vivant, mais ils les digèrent. La graine de
cresson alénois que nous avons vue incapable de se développer
dans une atmosphère saturée d'éther, peut cependant y digérer
l'amidon accumulé dans ses cotylédons et le transformer en sucre.
La levure alcoolique, qui a cessé de décomposer le sucre en alcool
et en acide carbonique dans les milieux chloroformés, peut cepen-
dant y transformer le sucre de canne en sucre interverti.La plante
verte, que les anesthésiques ont privée de sa fonction chlorophyl-
lienne d'assimilation, n'en continue pas moins à respirer, c'est-à-
dire à produire par la combustion lente de ses tissus de l'eau et de
l'acide carbonique.
.
Remarquons immédiatement que ces phénomènes respectés par
les anesthésiques ne sont pas des phénomènes de vitalité propre-
ment dite ; ils ne sont pas, comme la sensibilité, comme la moti-
lité, comme l'assimilation, des attributs propres aux êtres vivants.
Si l'amibe et les infusoires digèrent les particules alimentaires, les
sucs gastriques et pancréatiques dës~ animaux supérieurs le font
également ; or il ne viendra à l'idée de personne de conférer la vie
à ces sucs digestifs: nous sommes en présence de pures réactions
chimiques. La levure -alcoolique décompose le sucre de canne en
présence des anesthésiques, sans doute; mais cette décomposition
n'est nullement en rapport immédiat avec les. phénomènes de vita-
lité de la levure, car l'eau dans laquelle a été mise en suspension
cette levure acquiert la même propriété. La plante verte respire,
c'est-à-dire s'oxyde en présence d'éther et de chloroforme; mais
il s'agit là d'une combinaison de nature purement chimique entre
les matériaux qui constituent les tissus de la plante et de l'oxygène
de Pair, comme.la rouille résulte de la combinaison du fer et de
l'oxygène atmosphérique.
Aussi conclurons-nous avec Claude Bernard : « Ces substances
(il s'agit des anesthésiques) jouissent de la faculté de suspendre
l'activité du protoplasma, de quelque nature qu'elle soit et de
quelque manière qu'elle se manifeste. Tous les phénomènes qui
sont vraiment sous la dépendance de l'irritabilité vitale sont sus-
pendus ou supprimés définitivement; les autres phénomènes de
LES ANESTHÉSIQUES 733

nature purement chimique qui s'accomplissent dans l'être vivant


le
sans concours de l'irritabilité sont au contraire respectés. De là
un moyen extrêmement précieux de discerner dans les manifesta-
tions de l'être vivant, ce qui est vital de ce qui ne l'est pas. »

II

Les anesthésiques agissent sur tous les éléments vivants sans


exception et suspendent toutes les manifestations de leur activité
vitale. C'est là une loi absolue; mais on n'en doit pas conclure que
les anesthésiques agissent en même temps sur tous les éléments
vivants et suspendent en même temps toutes les manifestations
vitales. Une quantité d'anesthésique suffisante pour agir sur un
certain tissu de l'économie peut parfaitement bien respecter
d'autres tissus chez les animaux supérieurs,et,chez les êtres moins
parfaits, une dose d'anesthésique capable de supprimer certaines
des manifestations vilales peut très bien en laisser subsister cer-
taines autres. L'action des anesthésiquss est universelle : nous
l'avons suffisamment démontré ; mais cette action est successive et
classée. On ne saurait trop insister sur ce fait: tous les êtres
vivants ne présentent pas la même sensibilité à l'égard des anes-
thésiques"; toutes les parties d'un organisme compliqué ne sont
pas touchées simultanément par eux.
« Que dans une même enceinte, dit M. Dastre (1), l'on expose
aux vapeurs d'éther des êtres placés à différents échelons de la
hiérarchie naturelle, un oiseau, une souris, une grenouille et une
sensitive: au bout de quatre minutes, l'oiseau.dont l'organisation
est plus délicate et la vitalité plus grande, chancelle et tombe
insensible. C'est ensuite le tour de la souris: après dix minutes,
elle ne donne'plus signe de sensibilité. La grenouille est paralysée
plus tard. Enfin la sensitive est atteinte en dernier lieu: c'est
après vingt-cinq minutes que, dans cette épreuve, elle devient
indifférente aux excitations extérieures et s'endort à son tour. »

(1) A. DASTKE. Les Anesthésiques. J


734 REVUE THOMISTE

Chez l'homme et chez les animaux supérieurs, les divers élé-


ments anatomiques sont frappés successivement par les anesthé-
siques, chacun à son rang hiérarchique pour ainsi dire : les élé-
ments du système nerveux sont atteints les premiers, longtemps
avant tousles autres éléments anatomiques.Mais parmi ces éléments
nerveux même, il y a une succession très nette de l'action anes-
thésique ; certains de ces éléments sont plus facilement influencés
que les autres, et l'anesthésie des éléments nerveux se fait par
une série d'étapes qu'il est facile de mettre en évidence. Ce sont
les cellules des hémisphères cérébraux (sièges des réactions orga-
niques qui précèdent ou suivent les phénomènes psychiques), qui
sont prises les premières ; les neurones de la moelle, organes des
actes réflexes, se prennent ensuite ; enfin, les neurones bulbaires
qui constituent le mécanisme nerveux présidant aux mouvements
du coeur et des parois thoraciques sont les derniers atteints.
L'anesthésie chirurgicale est possible, grâce à cette action suc-
cessive et graduée des anesthésiques sur les différents éléments
du tissu nerveux. Elle est possible, parce qu'avec une dose conve-
nable d'anesthésique, on abolit l'activité des éléments hémisphé-
riques et médullaires, tout en respectant l'activité du bulbe dont
l'anesthésie déterminerait la mort à très brève échéance par
arrêt des grandes fonctions de circulation et de respiration néces-
saires à la vie d'ensemble. Le chirurgien doit précisément savoir
se maintenir dans cette, zone maniable dans laquelle le sujet-lui
est livré sans sensibilité et sans motilité, mais en évitant avec
soin d'approcher de ces doses qui, en menaçant le bulbe, mena-
ceraient la vie de l'opéré.
On ne comprendrait pas encore nettement les phénomènes suc-
cessifs de l'anesthésie si l'on n'avait bien présente à l'esprit cette
loi de physiologie générale : tout agent toxique qui doit sus-
pendre une propriété vitale des êtres organisés commence par
exalter cette propriété. Cette loi est surtout manifeste dans le
domaine du système nerveux : la paralysie toxique est toujours
précédée d'une phase d'excitation. « Il en est des nerfs, selon
l'heureuse comparaison de M. Dastre, comme de ces brasiers de
houille dont la flamme est attisée par les premières gouttes de Peau
qui finira par les éteindre. »
Nous sommes maintenant préparés pour comprendre les phéno-
LES ANESTHÉSIQUES 733

mènes que présente l'homme soumis à l'action d'inhalations éthé-


rées ou chloroforiniques.
« On a approché des narines du sujet la compresse imbibée de
chloroforme. Il a fait cinq ou six inspirations : il n'est pas encore
endormi. Les oreilles lui tintent : il entend le bruit d'une cloche,
le sifflement du chemin de fer... Il se met à divaguer, répète une
des dernières phrases qu'il a entendues..Il exprime des craintes
relatives à l'opération ; il fait aux témoins de la scène des confi-
dences inattendues, il prononce un nom ; mais les idées se perdent
bien vite clans un verbiage sans suite et dans un flot de paroles
mal articulées. Cette ivresse, de courte durée clans le cas du chlo-
roforme, plus longue avec l'éther, fait bientôt place à l'abolition
des fonctions cérébrales, à un sommeil plus profond que le som-
meil naturel, sommeil sans perception, s-ans conscience et sans
rêves, dont le réveil sera sans souvenirs.
« Telle est la première période. Après les hémisphères céré-
braux, la moelle épinière se prend à son tour. Les territoires de
la moelle où aboutissent les nerfs sensitifs perdent leurs fonc-
tions. Ils cessent de diriger vers le cerveau des impressions que
celui-ci d'ailleurs ne serait pas en état de percevoir. L'investisse-
ment des centres encéphaliques est alors complet... La dispari-
tion des diverses formes de la sensibilité a lieu successivement.
C'est la sensibilité à la douleur qui disparaît d'abord ; en sorte
que l'opéré peut encore sentir confusément l'incision sans en
souffrir. Puis la sensibilité tactile s'éteint à son tour : la peau des
membres et du tronc n'est plus impressionnée par le contact des
corps étrangers ; le tiraillement, le pincement sont sans effets ;
la peau du visage devient insensible un moment après, et, en
djemier lieu, les téguments de l'oeil...
; « Tandis que l'empoisonnement fait taire les instruments de
là sensibilité, il atteint déjà les instruments de la motilité : les
territoires de la moelle, d'où émanent les nerfs moteurs, sont
altérés à leur tour. La troisième période de l'anesthésie s'ouvre
alors. La loi physiologique veut qu'avant d'être paralysés, ces
centres moteurs soient surexcités. L'éther surtout occasionne
une excitation extrême. Une agitation convulsive s'empare de
tous les muscles, et cette émeute musculaire est particulière-
ment violente dans les muscles de la respiration,.. Le patient se
736 REVUE THOMISTE

débat, s'agite, se livre à des mouvements désordonnés que le


secours des aides a toutes les peines du monde à contenir.
« A cette scène bruyante succèdent enfin le calme et la détente.
C'est la dernière période de l'anesthésie chirurgicale. Les parties
nerveuses, tout à l'heure surexcitées, sont frappées de paralysie.
Les mouvements cessent, aussi bien les mouvements volontaires
que les mouvements provoqués ou réflexes. Les membres, flasques
et inertes, retombent lourdement lorsqu'on les soulève. L'impré-
gnation profonde de la moelle a éteint les fonctions du _mouve-
ment comme elle avait supprimé tout à l'heure celles de la sensi-
bilité. C'est le temps de la résolution musculaire... (1) »

Les faits qui ont été exposés dans cet article me permettront de
présenter les quelques considérations suivaiites dont l'importance
me paraît très grande.
Grâce aux anesthésiques, nous avons pu séparer en deux grands
groupes bien distincts les phénomènes qui ont pour siège les
tissus des êtres organisés : les uns qui sont suspendus par l'action
des anesthésiques, les autres qui sont respectés par eux. Ces der-
niers sont des phénomènes nettement physico-chimiques; ils
ont leurs analogues, leurs équivalents en dehors des êtres vivants;
les premiers sont au contraire des phénomènes caractéristiques de
la vie. Certains biologistes cherchent aujourd'hui à ramener ces
derniers phénomènes à de simples manifestations d'ordre pure-
ment mécanique, purement physique, ou purement chimique, si
bien que, pour eux, dans l'être organisé vivant, n'intervient au-
cune force autre que les forces dont nous pouvons constater les
effets dans le monde inorganisé. Je ne veux point examiner ici la
valeur de ces théories antivifalistes; je tiens seulement à faire
remarquer que les biologistes dont il s'agit devront nous explique!'
pourquoi et comment les anesthésiques ne touchent pas à certains

(1) À. DASTHE, Les Anesthésiques.


LES ANESTHÉSIQUES 737

phénomènes toujours les mêmes ; pourquoi et comment ils en


suspendent d'autres, toujours les mêmes pour tous les anesthé-
siques ; — faits d'autant plus surprenants que ces anesthésiques
peuvent appartenir à des groupes chimiques absolument distincts,
ainsi qu'on s'en convaincra sans peine si l'on songe que le pro-
toxyde d'azote, le chloroforme et la cocaïne, corps qu'aucun
chimiste ne cherchera à rapprocher, sont également des anesthé-
siques. Ces biologistes devront encore nous expliquer pourquoi
et comment les anesthésiques, tous les anesthésiques, commencent
par surexciter la manifestation vitale dont ils ne tarderont pas
à provoquer la suspension.
L'action successive des anesthésiques sur les différents tissus,
et, clans un même tissu, sur les différents groupes cellulaires qui
le constituent, me paraît présenter également un certain intérêt.
Si j'étais philosophe —car il faudrait posséder l'esprit de délicate
analyse des philosophes pour aborder de telles études — si j'étais
philosophe, je me laisserais peut-être tenter, et voici ce que je
chercherais à réaliser. En graduant la quantité d'anesthésique
que je fournirais à mon sujet, je m'efforcerais de dissocier chez
lui les différentes sortes de sensibilité, soit en les exaltant, soit en
les supprimant, •— et j'ai dit que les anesthésiques en fournissent
le moyen ; •— j'étudierais l'état psychologique d'un homme soumis
à l'action de très faibles doses d'anesthésiques, de ces doses qui
exaltent les fonctions cérébrales ; j'étudierais l'état psychologique'
d'un homme en état d'analgésie, d'un homme dont toutes les
formes de la sensibilité sont conservées, mais qui ne ressent plus
la douleur, etc. J'ai la conviction qu'une telle étude conduite mé-
thodiquement fournirait une ample moisson de résultats curieux
et sans aucun doute importants. Les hommes de science, qui sont
quelquefois des psychologues, ont fait d'intéressantes observa-
lions clans le cours de l'anesthésie; mais ils n'ont point fait
d'études systématiques, et ces études mériteraient d'être faites.
Si j'étais philosophe..., mais je ne suis pas philosophe !

Dr Maurice Aimius,
Professeur de physiologie à l'Université de Fribourg (Suisse).

REVCE THOMISTE. — 4e ANNÉE. — 50.


DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

QUATRIÈME ARTICLE

EN QUOI CONSISTE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU

OU

L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES JUSTES

(Suite)

En énumérant les différents modes de présence substantielle que


Dieu peut avoir dans les êtres créés, saint Thomas, comme on a
pu le remarquer, n'en compte que trois : à titre d'agent, comme
objet de connaissance et d'amour, et par union hyp>ostatique. N'en
aurait-il pas, par hasard, omis ou oublié un quatrième : celui qui
convient aux élus du ciel? Car, si Dieu doit être uni d'une façon
effective et intime à certaines créatures, c'est assurément aux
esprits bienheureux admis à le contempler face à face, et trouvant
dans sa possession, leur suprême félicité. Eh bien ! non ; le saint
Docteur n'a rien oublié ou omis,et l'énumération qu'il nous donne
est complète, attendu quel'union de la divinité avec les saints jouis-
sant de la béatitude n'est pas d'une nature absolument différente
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 739

de celle qui est l'apanage des justes ici- bas ; elle en diffère simple-
ment comme la consommation ou le couronnement d'une oeuvre
se distingue de ses commencements, comme un fruit arrivé à
maturité se distingue, de la semence qui l'a produit, comme
un homme adulte se discerne d'un embryon. La grâce, en effet,
est la semence de la gloire ; elle inaugure ici-bas, quoique
d'une manière imparfaite, la vie qui nous est réservée dans le
ciel.
Or la vie éternelle consiste dans la connaissance du seul Dieu
véritable et de son envoyé Jésus-Christ : Hsec. est vita seterna, ut
coqnoscant te, solum Deum verum, et quem misisti, Jesum Chris-
tum (1) ; non pas clans cette connaissance médiate, abstraite, obs-
cure, qui est notre partage en cette vie, et que nous puisons dans
les oeuvres de Dieu (2), et dans la vérité révélée; mais dans la Vue
directe, et immédiate, dans la contemplation claire, faciale, intui-
tive de la divine essence; dans la possession et la jouissance du
souverain bien; c'est dire, en d'autres termes, qu'elle consiste clans
la présence réelle et substantielle de Dieu' dans l'esprit et le coeur
des bienheureux en tant qu'object direct de leur connaissance et de
leur amour : ut cognitum in cognoscente et amatum in amante.
Si donc nous voulons nous faire une idée nette et précise de ce
genre de présence, il faut la considérer non pas telle qu'elle s'offre
à nous dans la personne des justes de la terre, où elle n'est en-
core qu'à l'état rudimentaire, sous forme de germe ; mais telle
qu'elle existe dans les saints du paradis, en qui elle est parvenue à
son complet épanouissement; de même que, pour se bien rendre
compte de ce qu'est l'homme, de sa nature, de ses facultés, de ses
opérations, il faut l'étudier non pas à l'état d'embryon ou de foetus,
pendant les premiers mois de son existence dans le sein maternel,
mais à l'état d'être parfait, durant cette période de la vie où il est
arrivé à son plein développement, à sa perfection régulière et nor-
male. Cherchons donc comment Dieu est uni aux bienheureux déjà
parvenus au ternie de leur pèlerinage.
C'est une vérité de notre foi que les élus dans le ciel voient Dieu

(1) Joan., xvn, 3.


(2) « Quod notum est Dei, nianifestum est in illis. Deus enim illis manifeslavit. Invisi-
Inlia enim ipsius, creatura niundi, >

a per ca qiue faeta sunt, inlellocta conspiciuntur. »


ll<"n., I, 19-20.
740 REVUE THOMISTE

face à face, ouvertement, clairement, intuitivement, sans inter-


médiaire, tel qu'il est dans Funilé de son essence et la trinité de
ses personnes (4). C'est dans cette claire vue et dans la jouissance
qui l'accompagne, que consiste la couronne de justice promise,
comme récompense, à nos oeuvres méritoires (2). Mais comment
une telle vision qui n'appartient et ne peut appartenir naturelle-
ment qu'à Dieu, devient-elle possible à la créature ? Comment
s'accompli'ra-t-elle en fait?
D'après l'enseignement des philosophes scolastiques, notre in-
telligence, ou plutôt toute intelligence créée quelle qu'elle soit,
n'est pas et ne peut pas être la cause efficiente totale et exclusive
de son acte de connaître. Faculté passive autant qu'active, indigente
de recevoir tout autant qu'elle est capable de produire, apte à con-
naître toutes choses, mais indéterminée par elle-même et indiffé-
rente à saisir ceci ou cela, l'intelligence créée demeure inerte (3),
tant qu'elle n'est pas complétée, actuée, fécondée par une qualité
accidentelle, une forme qui lui vient du dehors, s'unit à elle d'une
union très étroite, la perfectionne, la détermine, la rend capable
de produire son acte, et devient avec elle co-principe du verbe
mental en qui et par qui elle connaît. Cette forme, cette détermi-
nation, cette actuation de l'intelligence, n'est autre que l'image ou
la représentation intellectuelle de l'objet qu'il s'agit de connaître,
celui-ci étant presque toujours hors d'état de pouvoir s'unir direc-
tement et par lui-même à la faculté cognitive. D'où cet axiome

(1) « Auctoritate apostolica definimus quod omnes beali, etiam ante resumptionem suo
mm corporum..., viderunt et vident divinam essentiam visione intuitiva et etiam faciali-
nulla mediante creatura in ratione objecti visi se habente, sed divina essentia immédiate
se uude, clare et aperte eis ostendonte, quodque sic videntes eadem divina essentia per-
fruuntur, neenon quod ex tali visione et fruilione, eoi'um animaî, qui jam decesserunl,
sunt vere beata;, et habent vitam et requiem oeternam ». Ex Const. Benedictus Sens,
Bened. xn, an. 1336.
Item conc. Florent, (an. 1439) in decreto unionis àeRnivh : animas sanctorum post mor-
tem « in coelum mox recipi et intueri clare ipsum Deum trinum et unum, sicuti est, pro
meritorum tamen diversitate aiium alio perfectius ».
(2) « In reliquo reposita est mihi corona juslitiaî, quam reddet mihi Dominus in il'a
die justus judex : non solum autem mihi, sed et iis qui diligunt adventum ejus. »H-
Tim., îv, 8.
(3) Il n'y a d'exception que pour l'intelligence de l'ange dans la connaissance de lui-
même. Pour se connaître, l'ange n'a pas besoin d'une espèce intelligible distincte de sa
propre substance; car celle-ci citant immatérielle et intelligible en acte, et intimemcnl
unie à l'entendement, joue par elle-même le rôle de forme intelligible, en sorte qi'c
l'ange se connaît par lui-même, par sa substance. Cf. S. Th., I, q. LVI, a. i.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 741

emprunté à saintAugustin, que la connaissance est le produit d'un


double facteur, l'objet et la faculté (1).
Dans l'ange, nature parfaite qui ne connaît pas d'enfance, ce
complément nécessaire à l'intelligence lui vient directement de
Dieu, de qui, au moment même de sa création, il reçut, aArec
l'être, les idées infuses de toutes choses. Pour l'homme, au con-
traire, qui n'arrive que lentement et par degrés, en passant par les
différentes étapes de l'enfance, de l'adolescence et de la jeunesse,
à cet âge parfait où il a son plein développement physique et intel-
lectuel, ce complément indispensable lui vient originairement des
sens. C'est l'espèce impresse, la forme intelligible des scolastiques.
Et remarquons en passant que, nonobstant l'origine extrinsèque
de cet élément, notre acte de connaissance intellectuelle, notre
intelligere^ ne cesse pas pour cela d'être appelé et d'être réelle-
ment un acte vital, un mouvement immanent, un motus ab intrin-
seco; car l'espèce intelligible ou l'image de l'objet s'unit à notre
faculté par mode de forme pour l'actuer, la perfectionner, la spé-
cifier, en la déterminant à connaître tel objet plutôt que tel autre.
Ces principes posés, demandons-nous quelle sera, dans la vision
béatifique, la forme intelligible qui, en s'unissant à notre esprit,
lui permettra de voir Dieu tel qu'il est en lui-même.

Il

Toutes les fois que saint Thomas aborde cette question, et


il le fait dans une multitude de passages, il enseigne qu'au-
cune image, aucune forme intelligible créée n'est capable de
représenter adéquatement l'essence divine, attendu que cette
essence est infinie, tandis que tout être créé, quel qu'il soit, sub-
stance ou accident, ne reçoit jamais de l'acte créateur qu'une
nature terminée, finie, limitée à un genre et à une espèce, et se
trouve dès lors radicalement incapable de représenter quidditative-
ment celui qui est la plénitude de l'être. Il est donc de toute néces-
sité que l'essence divine elle-même s'unisse à l'intelligence des
(1).« Liquido tenendum est, quod oinnis res quamcumque cognoscimus, congenerat in
nobis notitiam sui, ab utroque enim notifia paritur, à cognoscente et cognito
». S. AUG.,
<?c Triii,, lib. IX,
cap. xn., n. 18.
742 REVUE THOMISTE

bienheureux et joue le rôle de forme intelligible (1). Aussi, d'après


l'Angélique Docteur, prétendre que Dieu est vu au moyen d'une
idée, d'une espèce intelligible, d'une représentation créée, c'est nier
équivalemment la vision intuitive.. Unde dicere Deum per similitu-
dinein videri, est dicere divinam essentiam non videri; quod est erro-
neum (2).
Mais cette union de l'essence divine avec l'intelligence créée est-
elle possible? Oui, car Dieu'est la vérité subsistante, commeiiest
l'être même, et la vérité est la perfection de l'intelligence. Ipseenim
sieut est suum esse, ita> est sua veritas, quse estforma intellectus. (3)
Il'y a pourtant une condition préalablement, requise, c'est que
l'intellect créé soit préparé et disposé à cette union par une force,
une perfection surnaturelle, qui l'élève au-dessus de sa condition
native; de même que, avant d'enseigner à quelqu'un une science
supérieure, la théologie par exemple, ouïe calcul infinitésimal, il
faut, par une préparation convenable, le rendre capable de recevoir
cet enseignement. Cette force, cette qualité surnaturelle, qui élève,
corrobore et prépare notre âme à cette bienheureuse union, n'est
autre que la lumière de gloire (4).
Ainsi, d'après saint Thomas, pour voir Dieu intuitivement, deux
choses sont nécessaires : Tune qui se tient du côté de la faculté
créée et qui a pour but de fortifier, d'agrandir, d'élever sa puis-
sance, c'est le rôle de la lumière de gloire; l'autre qui se tient du

(1) « Manifestum est quod cum intellectus noster nihil cognoscat nisi per aliquam spe-
ciem ejus, impossibile est quod per speciem rei unius cognoscat essentiam alterius ; et
quanto magis speci.es per quam cognoscit intellectus, plus distat a re cognita, taiïto
intellectus noster imperfectiôr.em cognitiomem liabet: de essentia rei illius... Manifestum
est autem ex superioribus, quod nullum creatum communicat cum Deo in génère. Per
quamcumque igitur spéciem creatam non solum sensibilem sed intelligibilem, Pjeus uo-
gnosci per essentiam nonpotest. Ad hoc igitur quod ipse Deus per essentiam cognoscatur,
oportet quod ipse Deus fiât forma intellectus ipsum cognoscentis, et conjungatur ci non
ad unam naturam conslituendam, sed sicut species intelligibilis intelligenti. Ipse enim
sicut est suuin esse, ita est sua veritas, quoe est forma intellectus ». S. Th., Comp. Theol.
(Opusc. III), .cap. cv.
(2) Summ. Theol... I, q. xn, a 2.
(3) S. Th. Comp. Theol., cap. cv.
(4) « Necesse est autem quod omne quod consequitur aliquam formam, consequatur dis-
position em aliquam ad formam illam. Intellectus autem noster non est ex ipsa sua natiira
inultima dispositione existons respecta formoe illius quas est veritas, quia sic a principe
eam assequeretur. Oportet igitur quod eum eam consequitur, aliqua dispositione denovo
addita elevetur, quam dicimus gloria; lumen ». lbid.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 743

côté de l'objet, c'est l'union directe et immédiate de l'essence


divine avec l'intelligence créée appelée à la contempler (1).
Inutile de rechercher si cette divine essence remplit rigoureuse-
ment, vis-à-vis de notre intelligence, les fonctions d'espèce
impresse, ou si elle ne le fait que d'une manière impropre, et dans
un sens purement analogique; chacun sait, en effet, que, si la nature
divine est la forme exemplaire, le prototype de toutes choses, elle
ne saurait être le principe formel intrinsèque d'aucune créature (2),
et que, si certaines perfections sont communes au créateur et à la
créature, il y a, dans la manière de les posséder, une telle dispa-
rité, que l'on ne peut rien attribuer à l'un et à l'autre clans une
acception identique (3). Au reste, pour prévenir toute méprise,
saint Thomas déclare explicitement que, dans la vision béatifique,
l'essence divine joue le rôle d'espèce intelligible, sans être, à pro-
prement parler, la forme de l'intelligence créée (4).
Nous pouvons donc considérer comme une chose indubitable
que l'essence divine s'unit directement à l'intelligence des bien-
heureux dans le ciel, pour être, avec elle, co-principe de la vision
béatifique; et puisque c'est cette même essence qu'il s'agit de voir,
elle est en même temps le terme et l'objet de cette vision; en
sorte que cette divine essence est à la fois l'alpha et l'oméga, le
principe et le terme de cette opération vitale qui constitue la béati-
tude formelle des saints. Comment dés lors ne pas reconnaître,
entre la divinité et les élus du ciel, une union vraie et réelle, puisque
Dieu ne peut être vu et possédé qu'à la condition d'être présent à
leur esprit par lui-même, et non par son image, per suam essentiam,
et non per speeiem essentise reproesentativam; une union spéciale et
formellement distincte de celle qu'il peut avoir et qu'il a effective-
ment avec les autres créatures, puisque ce n'est plus seulement à

(1) Cf. I, q. xn, a. 2.


(2) « Non est possibile Deum aliquo modo in compositionem alicujus vcnire, nec sicut
principium formale, nec sicut principium materiale ». S. Th., I, q. m, a. 8.
(3) « Impossibileest aliquid proedicaride Deo et creaturisunivoce. S. Th. I, q. xnr, a. 5.
(4) Restât ergo ut illud quo intellectus creatus Deum per essentiam videt, sit divina
essentia. Non autem oportet quod ipsa divina essentia fiât forma intellectus ipsiusi
sed quod se habeat ad ipsum ut forma ». S. Th. Qq. disp., de verit., q. vm, a. 1.
Et iterum : « In visione qua Deus per essentiam videbitur, ipsa divina essentia
erit quasi forma intellectus, qua intelliget ». Simm. Theol., suppl. q. xcii, a. 1, ad 8.
744 REVUE THOMISTE

titre d'agent qu'il est dans les bienheureux, mais encore et surtout
comme objet de connaissance et d'amour, de connaissance intui-
tive, d'amour béatifique; une union enfin qui, sans aboutir à l'u-
nité de substance, et, tout en respectant la double personnalité de
Dieu et de Y être créé, les met dans de tels rapports d'intimité que
l'un devient la béatitude et la suprême perfection de l'autre.
Ce que sera cette vision de Dieu, cette contemplation de la
beauté infinie, ce qu'elle apportera de joie, de douceur, de délices,
nul ne le sait hormis celui qui la donne et celui qui en jouit, nemo
scit, nisi qui accipit (1). Les auteurs inspirés, auxquels l'Esprit-
Saint a daigné en révéler quelque chose, nous disent que ce sera le
plein rassasiement de tous nos désirs (2), un vrai torrent de délices
capables non seulement de remplir notre coeur, mais de l'inonder
véritablement (3); ce sera sûrement une connaissance non pas
sèche et froide comme un pâle rayon d'hiver, mais ardente, savou-
reuse, souverainement délectable, qui engendrera clans la volonté
un amour immense, irrésistible, ininterrompu, et une jouissance
aussi grande que le comportera la capacité de notre coeur.

III

Pré sent par sa substance à l'intelligence des bienheureux, Dieu


pourrait-il être absent' de leur volonté? Ce qui se passe dans la
première de ces facultés ne se répercute-t-il pas dans la seconde?
Ce quia lieu clans l'ordre de la connaissance n'a-t-il pas son reten-
tissement nécessaire dans l'ordre de l'amour? N'est-ce pas une
vérité universellement admise par les philosophes, que toute
forme est suivie d'une inclination proportionnée (4)? L'amour, en
effet, suit naturellement la connaissance, et l'union est la fin régu-
lière de l'amour. Voyant Dieu face à face, les saints du ciel sont
dans l'heureuse nécessité de- l'aimer. Et de vrai, comment leur
volonté pourrait-elle ne pas se porter, avec un élan irrésistible,

(1) Apoc, il, 17.


(2) « Qui replet in bonis desidorium tuum». Psalm., en, H. Satiabor cum appa-
— «
ruerit gloria tua ». Psalm., xi, lîi.
(3)« Inebriabuntur ab ubertate domus tuoe; et torrente voluptatis tua; potabis eos. »
Psalm., xxxv, q.
(4) « Quamlibet formam sequitur aliqua inclinatio ». S. Th q. I LXXX, q.
,
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 745

vers celui que leur intelligence connaît clairement et lui propose


ouvertement comme le souverain bien? Et puisqu'ils le possèdent,
sans crainte de le perdre, comment ne pas trouver en lui la
suprême délectation? Mais la jouissance ne va pas sans la pré-
sence effective de l'objet aimé. Si donc Dieu est réellement uni à
leur intelligence en tant qu'objet de connaissance, il doit égale-
ment, disons mieux, il doit à plus forte raison être vraiment et
effectivement uni à leur volonté comme objet d'amour, car « l'a-
mour est plus unitif que la connaissance » : Ainor est magis uni-
tivus quam cognitio[i). Au reste, une simple union d'affection se-
rait absolument insuffisante pour la jouissance parfaite et con-
sommée que suppose la béatitude.
L'union d'affection existe assurément, puisque les 'bienheureux
aiment Dieu et en sont aimés, et que l'amour consiste formelle-
ment dans ce lien moral qui rapproche et enchaîne les coeurs; mais
l'amour tend et aspire à l'union réelle, et il la produit dans la
mesure du possible; et suivant que l'union est réelle ou seule-
ment affective, il y a deux manières d'aimer, l'une de jouissance,
l'autre de désir. Or, c'est l'union de jouissance qui règne dans
le*ciel, puisque tout désir légitime y est satisfait. Nous verrons
ce que nous avons cru, nous posséderons ce que nous avons
espéré et recherché clans la voie, nous jouirons enfin pleinement,
sûrement, éternellement, du bien suprême. C'est alors crue
l'oeuvre de notre déification sera complète et achevée, et que
nous serons parfaitement semblables à .Dieu, tout pénétrés-, tout
imbibés de Dieu, tout divins.
Déjà, sans cloute, nous lui ressemblons, ayant en nous un don
;

créé souverainement précieux, qui est une participation formelle


de sa nature (2); déjà nous sommes ses fils par adoption, avec
droit à l'héritage paternel; mais le dernier mot de notre destinée
n'est pas dit; ce que nous serons un jour ne paraît pas encore :
CJiarissimi, nunc Jilii Dei sumus, et nondum apparuit quid
erinius (3). C'est quand il se montrera à nous sans ombres et sans
voiles, quand nous le verrons face à face et à découvert, quand

S. Th., Ia-D>, q. XXVIII, a. 1, ad. 3.


(1)
,
« Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per ha2c efllciamini divinas con-
(2)
sortes naturoe. » II. Pelr., i 4.
/
(3) Joann., m, 2.
746 REVUE THOMISTE

il nous apparaîtra tel qu'il est, que nous lui serons pleinement
semblables. Scimus quoniam, cum apymruerit, similes ei erimus
quoniam videbimus eum sicuti est (1). C'est alors que nous vivrons de
sa vie, le connaissant et l'aimant, quoique d'une manière finie
et limitée, comme il se connaît et s'aime lui-même: Tune cognos-
eam sicut et cognitus sum (2) ; car la vie intime de Dieu consiste
dans la connaissance et l'amour qu'il a de son être et de ses
divines perfections.
Cette fin obtenue, notre désir de savoir sera pleinement satis-
fait, notre soif de bonheur complètement apaisée, car l'essence
divine, unie à notre intelligence, sera un principe suffisant pour
nous faire connaître toute vérité: et, d'autre part, possédant la
source de tout bien et de toute bonté, que pourrions-nous
désirer encore (3)? Alors sera définitivement accomplie la prière
que le Sauveur formulait la veille de sa mort pour ses disciples
et ceux qui devaient croire en lui dans la suite des siècles :
« Père saint, gardez en votre nom ceux que vous m'avez donnés,
« afin qu'ils soient un comme nous... Qu'ils soient tous un, ô

« Père, comme Arous êtes en moi, et moi en vous. Qu'eux aussi


« soient un en nous, afin que le monde voie que vous m'avez
« envoyé. Et je leur ai communiqué la gloire que vous m'avez
« donnée, afin qu'ils soient un comme nous. Moi en eux, vous en
« moi ; qu'ils soient consommés dans l'unité. » Et ego claritatem
quam dedisti mihi, dedi eis,ut sint unum, sicut et nos unum sumus.
Ego in eis, et tu in me, ut sint consummati in unum (4). Ainsi
l'union, l'union de tous avec Dieu, l'union de tous en Dieu,
l'union consommée, tel est le voeu suprême du coeur de Jésus,
pleinement réalisé dans la gloire, et recevant clos cette vie, par
la grâce et la charité, un premier accomplissement.

(i) ibid.
(2) / Cor., xni, 12.
(3) « Hoc autem fine adepto, necesse est naturale desiderium quietari : quia essentia
divina, quos modo prsndicto conjungelur intellectui Deum videntis, est sufficiens princi-
pium omnia cognoscendi, etfons totius bonitatis, ut nihil reslare possit ad desiderandum.
Et hic etiam est perfectissimus modus divinam similitudinem consequendi, ut scilicet
ipsum cognoscamus eo modo quo se ipso cognoscit, scilicet per essentiam suam ; licet
non comprehendamus ipsum, sicu'; ipse se comprehendit, non quod aliquam ejus partem
ignoremus, cum partem non habeat, sed quia non ita perfecte ipsum cognoscemus sicul
cognoscibilis est. » S. TH. Comp. Theol. cap. cvi.
(4) Joann., xvn, 11-23.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 747

Demandera-t-on encore maintenant, si l'inexistence de Dieu


dans les saints, en tant qu'objet de connaissance et d'amour,
est une présence vraiment substantielle? Ceux qui ne parve-
naient pas à comprendre que cette sorte de présence pût être
effective et réelle, et ne se bornât pas à une simple union
objective et morale, seront-ils plus heureux actuellement? Nous
osons croire que les difficultés, si souvent proposées sur ce point,
auront disparu comme par enchantement, et que'les lecteurs,
qui auront bien voulu nous suivre jusqu'ici, comprendront sans
peine maintenant le sens et la portée des paroles suivantes de
saint Thomas : « Par son opération, c'est-à-dire par la connais-
« sance et l'amour, la créature raisonnable atteint la substance
« même de Dieu ; voilà pourquoi, au lieu de dire que, suivant
« ce mode spécial de présence, Dieu est dans l'âme juste, on dit
qu'il habite en elle comme dans son temple ». Et quia cognoscendo
et amando creatura, rationalis sua operatione attingit ad ipsum
Deum, secundum istum specialeni modum Deus non solum dicitur
esse in creatura rationali, sed etiam habitare in ea sicut in templo
suo (1).
Ils comprendront également la raison de l'insistance que semble
mettre le saint Docteur à répéter que la grâce sanctifiante peut
seule procurer ce mode particulier de présence. Sola gratia fa'cit
'singularem modum essendi Deum in rébus (2). C'est que la connais-
sance, que nous avons de Dieu dans l'ordre naturel, étant une
connaissance indirecte et abstractive, ne le rend pas véritable-
ment présent à notre âme; il n'est dans notre intelligence que
par le concept qui le représente, et par conséquent d'une manière
purement idéale et objective, et non point effective et réelle. La
foi nous le fait connaître, il est vrai, plus parfaitement que la
raison, car elle nous initie, quoique d'une manière obscure et
énigmatique, aux secrets de sa vie intime; mais la foi toute seule,
séparée de la charité, ne suffit pas à rendre Dieu véritablement
présent à l'entendement du fidèle, à le faire habiter'en lui; ce.
que possède le pécheur qui a la foi, ce n'est pas Dieu lui-même,
mais l'idée de Dieu, c'est-à-dire un concept surnaturel qui le
représente. Seule la grâce sanctifiante, au moins lorsqu'elle est
(1) S. Tir., I, q. XLIII a. 3.
(2) I, q. vin, a. 3, ad 4.
748 REVUE THOMISTE

parvenue à son apogée et à son plein développement, comme


dans les saints du ciel, demande, requiert, amène la présence
vraie, réelle, substantielle de Dieu dans l'âme bienheureuse en
tant qu'objet de connaissance et d'amour: la présence de l'essence
divine dans son intelligence pour la rendre capable de voir Dieu
tel qu'il est ; la présence du bien souverain dans sa volonté pour
qu'elle puisse jouir de lui et se délecter dans sa possession.

IV

Mais pouvons-nous en dire autant des sainls d'ici-bas ? Pouvons-


nous légitimement appliquer aux justes, encore dans la voie,
ce qui convient aux élus déjà arrivés au terme, et affirmer que
la grâce produit en eux une présence, à la fois réelle et spéciale, de
Dieu comme objet de connaissance et d'amour? N'y a-t-il pas
entre ces deux états une différence capitale ? N'est-il pas mani-
feste, tout d'abord, que l'essence divine n'est point unie directe-
ment et immédiatement à l'intelligence des voyageurs, comme
nous l'avons dit des compréhenseurs, pour être le principe et
le terme d'une connaissance intuitive? Sans aucun doute, autre-
ment nous verrions Dieu face à face, et la foi aurait fait place au
plein jour de la vision. Mais, tout en confessant avec l'Apôtre
que notre connaissance présente de la divinité est essentielle-
ment obscure et énigmatique, imparfaite et spéculaire (1), nous
n'allons pas cependant jusqu'à en conclure que Dieu ne nous
honore pas véritablement, dès cette vie, de cette présence substan-
tielle et spéciale que l'Ecriture et la tradition nous donnent
comme l'apanage de quiconque est en état de grâce: ce serait
méconnaître les richesses de notre vocation et les trésors sans
prix que Dieu daigne conférer à ses enfants adoptifs en leur
envoyant son Esprit-Saint. Mais alors, en quoi consiste cette
union de Dieu avec nos âmes? C'est ce qu'il nous faut expliquer.
D'après une doctrine empruntée aux saintes Lettres par l'Angé-
lique Docteur, la grâce n'est pas autre chose qu'une inchoation en
nous de la gloire future : gratia nihil aliud est quam inchoatio glorisi
(1) « Videmus nunc per spéculum in amigmate: lune autem facie ad facicm. Nuno
cognosco ex parte: tune autem coguoscam sicut et cognitus sum ». I. Cor., XIII, 12
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 749

in nobis (1). En conséquence, nous possédons déjà, en germe et


d'une façon initiale, ce qui constituera un jour notre béatitude. Et
puisque la béatitude formelle consiste dans l'acte par lequel la
créature raisonnable prend possession du souverain bien et jouit
de lui, il faut que, dès cette vie, le juste atteigne, lui aussi, par
son opération, la substance divine, qu'il entre en contact avec elle
par la connaissance et l'amour, et commence à jouir de Dieu.
C'est ce qui a lieu effectivement par la connaissance expérimen-
tale et savoureuse qui est le fruit du don de sagesse, et surtout
par l'amour de charité: connaissance et amour qui supposent,
la
non pas vue, non pas la pleine possession et l'entière jouissance,
mais la présence réelle et sentie de l'objet connu et aimé.
Ce n'est encore, il est vrai, qu'un point lumineux, bien faible et
à peine perceptible pour le commun des chrétiens; mais, je le
demande, si le laboureur qui sème un gland, ne savait pas que ce
fruit provient d'un grand arbre et qu'il contient un principe de
reproduction, comment, à le considérer avec des yeux de chair,
pourrait-il conjecturer ce qui en sortira un jour? Or, la grâce est,
suivant l'expression du prince des apôtres, une semence : Renati,
non ex semine corrupitibili sed incorrwptibili per. verbum Dei (2),
.

semence précieuse et incorruptible, destinée à s'épanouir au soleil


de l'éternité, mais ne possédant encore que d'une façon rudimen-
taire la riche frondaison qu'elle offrira plus tard. L'habitation du
Saint-Esprit en nous, qui en est la conséquence et l'accompagne-
ment nécessaire, n'est, elle aussi, qu'un germe : nondum apparuit
quid erimus (3) ; voilà pourquoi l'Apôtre, parlant de la gloire future,
se sert presque toujours du mot de révélation : adfuturam gloriam
qua} revelabitur in nobis (4). Un jour les ténèbres qui nous envi-
ronnent se dissiperont, le voile qui recouvre les mystères de la
vie surnaturelle sera enlevé, et nous connaîtrons alors, avec un sen-
timent d'admiration profonde et d'ineffable gratitude, le trésor que
nous portons actuellement caché au fond de nos coeurs.
En attendant, pour nous guider au milieu de la nuit du temps

(1) II»"-IIo., q. xxiv, a. 3, ad 2.


(2) /. Pelr., i, 23.
(3) /.
Joan , m, 2.
(4) Rom. vin, 18.
750 REVUE THOMISTE

présent, nous avons le flambeau de la foi et la lumière de la vérité


révélée, qu'il importe de ne point perdre de vue, suivant la recom-
mandation de saint Pierre : Habemus firmiorem jjropheticum sermo-
nem, cui bene facitis attendeutes quasi lucernse lucenti in caliginoso
loeo, donec dies elucescat, et lucifer oriaturïn cordibus vestris (1). Or,
c'est la parole même de Dieu qui nous apprend et nous certifie
que, parla grâce et avec la grâce, le Saint-Esprit nous est envoyé,
nous est donné, qu'il habite la
en nous, avec ferme volonté d'y
demeurer toujours, en sorte qu'il nous est loisible de commencer
dès maintenant à jouir de sa divine personne (2). Mais la jouissance
suppose la présence effective de l'objet aimé, suivant l'observation
très juste-de saint Bonaventure : « Pour jouir d'une chose, il faut,
outre la présence de cet objet, la disposition convenable du sujet
appelé à jouir;: par conséquent, pour jouir de l'Esprit-Saint, sa
présence est nécessaire, ainsi que le don créé, ou l'amour, qui nous
unit à lui ». Adjruendum eo quofruendum est, requiriturprsesentia
fruibilis et etiam dispositio débitafruentis; unde requiritur prcesentia
Spiritus Sancti et ejus donunv, scilicet amor quo inhoereatur ei (3)!. On
voit par là que, au moment de notre justification, nous recevons
une double charité, l'une créée, l'autre in créée, l'une par laquelle
nous aimons Dieu, l'autre par laquelle nous en sommes aimés: (4).
Dieu est donc réellement, physiquement, substantiellement pré-
sent au chrétien qui a la grâce ; et ce n'est pas une simple présence
matérielle, c'est une vraie possession accompagnée d'un commen-
cement de jouissance (S); c'est, une union incomparablement supé-
rieure à celle qui relie les autres êtres à leur Créateur, et qui n'est
surpassée que par l'union des deux natures, divine et humaine,
dans la personne du Verbe incarné; une union qui, parvenue à un
certain degré,, est vraiment un avant-goût des joies célestes, une

(1) IV. Pèlr., I, 19.


(2) « Per donum gratis) gratum facientis perficitur creatura rationalis ad hoc quod
libère non solum ipso dono creato utatur, sed ut ipsa divina persona fruatur. » S. Tu.,
I, q. XLIII, a. 3, ad. i.
(3) S. BONAVENT., Comp. Theol. verit., lib. I, cap. IX.
(4) « Ex janr dictis patet, quod in justificatione duplex cbaritas nobis datur, scilicet
creata et increata, illa qua diligimus et illa qua diligimur ». S. BONAV., loc.cit.
(a) « Gratia gratum faciens disponit animam ad habendam divinam personam »
S. Tu. I, q. XLIII, a. 3, ad 2. — « Jlabere autem dicimur id quo libère possumus uli
vel frui ut volumus. Et per hune modum divina persona non potest haberi nisi a ratio-
.nali creatura Deo conjuncta ». I. q. xxxvin, a. 1.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 751

sorte d'inchoation et de prélude de la béatitude. Aussi saint Tho-


mas ne craint-il pas d'affirmer qu'il y a, dès cette vie, dans les
saints, un commencement imparfait du bonheur futur qu'il com-
pare aux bourgeons, espoir et prémices de la récolte prochaine (1).
En parlant de la sorte, il exprimait sans doute ce qu'il avait expé-
rimenté lui-même, et les grands serviteurs de Dieu ne tiennent
pas un autre langage. Qu'on parcoure les oeuvres de sainte Thérèse,
surtout le Château intérieur, et l'on se convaincra facilement que
cette illustre maîtresse de la science mystique partageait entière-
ment le sentiment de notre Angélique Docteur. Tel est le mystère
de vie que chaque fidèle justifié porte en soi, et qui est le fond de
l'état chrétien. Essayons de pénétrer plus avant clans l'intelligence
de cette consolante vérité.

Au jugement de saint Thomas, suivi en cela par le plus grand


nombre des docteurs, à quelque école qu'ils appartiennent, la
grâce sanctifiante établit entre Dieu et l'âme juste, par l'intermé-
diaire delà charité, une vraie et parfaite amitié. Trois choses, en
effet, sont requises pour qu'il y ait amitié entre deux êtres ; il faut,
tout d'abord, que l'affection qui les unit, soit une véritable dilec-
tiôn, c'est-à-dire un amour de bienveillance les portant l'un et
l'autre à se vouloir, à se souhaiter, à se faire du bien, à rechercher
non leur utilité propre ou leur avantage personnel, mais l'avan-
tage de la personne aimée; il faut, en second lieu, que leur amour
s'pil mutuel; et enfin qu'il soit fondé sur une certaine commu-
nauté de biens, par exemple, sur une ressemblance de carastère ou
sur une similitude de condition et de vie; car on n'unit bien que
ce qui se ressemble, la ressemblance jouant dans l'ordre moral le

(1) « Spes futura; beatitudinis potest esse in nobis propter duo primo quidem, prop-
:
ter aliquam proeparationem, vel dispositionem ad futuram beatiludinem, quod est per
modum mcriti : alio modo, per quamdam inehoalionem imperfeclam futurse beatitudinis in
viris sanctis etiam in hae v'ua. Aliter enim habétur spes fructificationis arboris, cum
virescit frondibus; et aliter, cum jam primordia fructuum incipiunt apparere ». I"-lIa<!)
q. LXIX, a. 2.
752 REVUE THOMISTE

rôle de l'affinité dans le monde des corps (i). D'où cet adage que
l'amitié suppose ou produit une certaine parité entre ceux qu'elle
unit : Amicitia pares invenit aut facit. Et suivant la nature des diffé-
rents biens qui nous sont communs avec d'autres, proviennent les
différentes sortes d'amour : l'amour fraternel fondé sur la commu-
nauté de sang, l'amour conjugal basé sur la communauté de vie
et de droits, l'amour entre citoyens qui repose sur la communauté
de patrie.
Or, quiconque possède, avec la grâce, la charité qui en est l'insé-
parable compagne, aime Dieu polir lui-même d'un amour souve-
rain et il eu est aimé à son tour. Ego diligentes me diligo (2). C'est
une chose bien surprenante que celte mutuelle dilection du
Créateur et de la créature. Que nous aimions Dieu, la beauté
infinie, la bonté inépuisable, l'océan de toutes les perfections, quoi
de plus naturel, de plus conforme tout à la fois à la loi divine et
aux inclinations de notre coeur? Mais que l'Être infini attache
quelque prix à notre amour; que non seulement il nous permette
de l'aimer, mais qu'il nous y invite en termes d'une tendresse fort
touchante, comme lorsqu'il nous dit : Mon fils, donne-moi ton
coeur : Prsebe, fili mi, cor.tuum mihi (3) ; mes délices sont d'être avec
les enfants des hommes : Delicioe mese esse cumfiliis hominum(i);
qu'il nous en fasse même un commandement, le premier de tous
et celui qui résume tous les autres (5), en s'engageant à nous payer
de retour; voilà ce qui est de nature à nous jeter dans la stupeur.
Job n'en peut revenir et il s'écrie ; « Mon Dieu, qu'est-ce donc que

(1) Non quilibet amor habet rationem amicitia?, sed amor qui est cum benevolentia,
quando scilicet sic amamus aliquem ut ei bonum velimus..; sed nec benevolentia sufiîcit
ad rationem amicitiaî, sed requiritur quaîdam mutua amatio, quia amicus est amico
amicus. Talis autem mutua benevolentia fundatur super aliqua communicatione. Cum
ergo sit aliqua communicatio hominis ad Deum, secundum quod nobis suam beatiludi-
nem communicat, super banc communicationem oportet aliquam amicitiam fundari....
Amor autem super banc communicationem fundatus, est charitas. Unde manifestum est
quod charitas amicitia quaîdam est hominis ad Deum ». S. Tu., II"-II110, q. xxm, a. 1.
(2) Prov. vin, 17.
(3) Prov.. xxm, 26.
(4) Prov., vin, 31.
(5) Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde-tuo, et in iota anima tua, et in tota
mente tua. Hoc est maximum et primum màndatum ». Matth., xxn, 37-38. —« Plénitude
legis estdilectio ». Iiom., xn, 10.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 753

l'homme pour que votre coeur se repose ainsi sur lui (1)? ». Et le
grand évoque d'Bippone disait de son côté i « Seigneur, que suis-
« je donc à vos yeux pour que vous m'ordonniez de vous aimer,
« que votre colère s'allume contre moi, et que vous me menaciez
«
d'effroyables maux si je vous refuse mon amour, comme si ce
u
n'était pas une assez grande misère que de ne pas vous ai-
« mer (2) ? »
On comprend sans peine que Dieu réclame nos adorations et
nos hommages ; c'est dans l'ordre, puisqu'il est l'Etre souverai-
nement parfait. Qu'il daigne également nous admettre à l'honneur
de le servir, c'est une chose qu'expliquent suffisamment, d'une
part, sa condescendance infinie, de l'autre, la qualité de serviteurs
qui nous revient en tant que créatures. Mais croire qu'il puisse
s'établir entre lui et nous des rapports de familiarité, des liens
d'étroite union, bref, une véritable amitié, n'est-ce pas une ambi-
tion démesurée, un rêve, une chimère? Si, parmi les hommes,
l'amitié n'est pas de mise entre un serviteur et son maître, comment
serait-elle séante, comment serait-elle possible entre le Maître des
maîtres et ses chétifs serviteurs? N'est-ce pas une vérité, passée
à l'état de proverbe, que la majesté et l'amour ne vont point
ensemble et ne sauraient s'asseoir sur un même trône? En effet,
pendant que la majesté éloigne et lient à distance, l'amour rap-
proche et unit; la majesté inspire le respect et la crainte, l'amour
chasse la crainte et provoque la familiarité et l'abandon. Comment
concilier dès choses tellement dissemblables qu'elles en paraissent
incompatibles ?
Et puis, qu'est-ce que Dieu peut bien trouver en nous qui
attire son amour et lui fasse désirer le nôtre? Qu'a-t-il besoin de
nous? Quel intérêt a-t-il à nous aimer? La créature lui serait-elle,
par hasard, nécessaire pour satisfaire ce besoin du coeur, pour
goûter cette joie intime, si douce et si convoitée, d'aimer et de se
sentir aimé? A qui le prétendrait le psalmiste répond : « J'ai dit au
Seigneur : vous êtes mon Dieu, et vous n'avez nul besoin de mes

(1) Quid est homo, quia magnificas eum? aut quid apponis ergâ eum cor tuum? »
Job. vu, 17.
(2) « Quid tibi sum ipse, ut amari te jubeas a me, et nisi faciam, irascàris mihi, et
mineris ingénies miserias? Parvane ipsa est, si non amem te?» S. AUG.. Conf. 1, I.,
cap, v.
IVEVUE THOMISTE. — 4° .Y\NÉE. — 51 .
754 REVUE THOMISTE

biens (t). » Dieu se suffit pleinement à lui-même; en lui se trouve


tout bien, toute beauté, toute joie, toute félicité. Le Père aime le
Fils, qu'il engendre, d'un amour infini; le Fils aime le Père d'un
amour égal ; et le terme de cette mutuelledilection est la personne
même du Saint-Esprit, l'Amour-subsistant.
Avant que le monde fût, avant que les anges, ces aînés de la
création, eussent entonné, en l'honneur du Très-Haut, leur can-
tique de louange (2), alors que Dieu seul était, il se voyait, il se
contemplait, il se disait dans son Verbe, qu'il engendrait en lui
communiquant sa nature ; et, ravi de la beauté ineffable qui leur
est commune, il se reposait en ce Verbe avec une complaisance
infinie, l'étreignant dans un embrassement paisible, ardent,
vivant, qui se nomme le Saint-Esprit ; il était en lui-même, et par
lui-même, souverainement, ineffablement, infiniment heureux (3).
Ce n'est donc point par indigence que Dieu exige de la créature
le tribut de son coeur; ce n'est point pour accroître, encore moins
pour acquérir sa propre félicité, que Dieu nous aime et réclame
notre amour; c'est uniquement par bonté, pour manifester ses
perfections en les communiquant, pour trouver sa gloire dans le
bonheur des créatures (4). Comme le soleil répand sa lumière et la
fleur son parfum, sans aucun profit pour qui les concède, mais au
grand avantage de qui les reçoit; ainsi Dieu, dont la nature est
éminemment libérale et communicative, ne demande qu'à
répandre ses dons et à faire des heureux (S). S'il exige notre amour,
ce n'est pas qu'il en retire aucun fruit pour lui-même; mais c'est

(1) « Dixi Domino : Deus meus es tu, quoniam bonorum meorum non eges ». Psalm,
xv, 2.
(2) « Ubi eras... cum me laudarent simul astra malulina, et jubilarent omnes filii Déi ? »
Job., xxxvni, 7.
(3) « Lise et ex se beatissimus ». Conc. Valic. Const. I)ei Filius, cap. I. •

(4) « Hic solus verus Deus, bonitate sua et omnipotenli virtute, non ad augendam suam
beatudinem, nec ad acquirendam, sed ad manifestandam perfectionem suam per bona,
qua?. creaturis impertitur, liberrimo consilio, simul ab initio temporis, utramque de
nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem, angelicam videlicet et mundanam,
ac deinde humanam quasi communem ex spirilu et corpore constitutam ». Conc. Vatic,
Const. Dei Filins, cap. i.
Saint Hilaire avait depuis longtemps formulé la même pensée, quand il disait : « Homi-
nem, non quod officio ejus in aliquo eguerit, instiluit; sed quia bonus est, participera
beatitudinis sua; condidit, et rationale animal in usum largiendoe sua; oeternilalis vila
sensuque perfecit » S. Ilil., in Ps. il, n. là.
(5) « Ipse solus est maxime libe:*alis, quia non agit prppter suam utilitatem, sed solum
propler suam bonitatem ». S. Th., Summ Theol., I, q. XLIV, a. 4, ad 1.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 755

qu'en accomplissant ce que réclament l'ordre et la nature des


choses, nous devons y trouver un immense profit. Ce qu'il veut, en
conséquence, c'est qu'en le servant et en l'aimant, nous nous enri-
chissions de précieux mérites, et nous rendions dignes de parti-
ciper un jour à sa béatitude (1).
-
Mais, si Dieu nous aime et. veut que nous l'aimions ; si la dilection
mutuelle non seulement est possible, mais réellement existante
entre l'âme qui a la grâce et la divinité ; où trouver le troisième
élément de l'amitié, cette communauté de biens, cette similitude
de condition et de vie, cette sorte de parité qu'elle suppose et
réclame? Y a-t-il rien de commun entre le Créateur et la créature?
Ne sont-ils pas infiniment distants l'un de l'autre, séparés par un
abîme infranchissable, et que rien ne peut combler? Sans doute,
car Dieu est grand, immense, infini, et l'être créé est si petit, si
de chose, si voisin du néant ! Et pourtant, ô merveille, la
peu
sagesse divine a trouvé le secret de rapprocher des termes si
éloignés l'un de l'autre; et ce que la sagesse a conçu, l'amour l'a
réalisé.
Pour nous faire ses amis, Dieu s'est abaissé. l'Apôtre dit,
anéanti, en descendant jusqu'à nous pour nous élever jusqu'à lui;
il s'est fait, pour ainsi dire, notre égal en prenant notre nature (2);
il nous a emprunté notre indigence et, nos misères pour nous
enrichir par son dénuement (3) ; il nous a amoureusement départi
des biens immenses et souverainement précieux en nous commu-
niquant sa nature (4), en nous donnant le titre et la qualité, d'en-
fants adoptifs (5), avec droit à l'héritage paternel (6). Aussi
(1) « Amari se a nobis exigit, non utique amoris in se nostri fructum aliquem sui
causa ipse percipiens, sed amore ipso nobis potius, qui eum amabimus, profuturo. Nam
amari se, sibique nos obsequi, idcirco ut nobis bene sit, expetit, ut digni beatudinis sua?
ac, bonitatis suse munere per meritum amoris sui etobsequii judicemur. Bonitatis autem
usus, ut splendor solis, ut lumen ignis, ut odor succi, non prsebenti proficit, sed utenti. »
S. Ilil. in Ps. il, n. 1K.
(2) « Qui, cum in forma Dei esset, non rapinam arbitralus est esse se aiqualem Deo ;
sed semetipsum exinanivit, formam servi accipiens, in.simililudinem liominum factus, et.
habilu inventas est ut homo ». Philip., 11, 6-7.
(3) « Scitis gratiam Domini nostri Jesu Christi, quoniam propler vos egenùs factus
est, cum esset dives, ut illius inopia vos divites essetis ». II. Cor., vin, 9.
(4) « Maximaet pretiosa nobis promissa donavit, ut per lioec efficiamini divina?. consortes
naturoe ». 77. Petr., i, 4.
(5) « Videte qualem charitatem dédit nobis Pater, ut filii Dei nominemur et simus. »
I. Joan., ni, 1.
(C) « Si autem filii, et hajredcs : lia?.redes quidem Dei, cohoeredes autem. Christi. »
Rom., vm, 17.
756. REVUE THOMISTE

l'Église, ne pouvant contenir ses sentiments d'admiration en pré-


sence d'une bonté si merveilleusement condescendante, s'écrie-
t^êlle avec les accents d'un saint enthousiasme : « 0 l'admirable
échange ! Le Créateur du genre humain a daigné prendre un corps
et une âme, naître d'une Vierge, et devenu homme, sans le
concours de l'homme, nous faire part de sa divinité. « 0 admi-
rabile commercium! Creator generis humani animatum co?yms
sumens, de Virgine nasci dignalus est : et procedens homo__.sine
semine, Ùargitus est nobis suam deitatem (1). »
A l'exemple du roi Alexandre qui, voulant jadis honorer de son
:

amitié le fils de Mathatias, commença par l'élever à la dignité de


Grand-Prêtre, lui envoya la pourpre et une couronne d'or, avec ces
mots : « Vous êtes apte à devenir notre ami : Aptus es ut sis amicus
noster (2) ; Dieu peut, lui aussi, sans déroger à sa propre dignité,
s'unir à nous par les liens de l'amitié, depuis que, par un prodige
de condescendance absolument inespéré, il a daigné nous admettre
à faire partie de sa maison (3), et nous introduire authentiquenient
dans sa race : Ipsius enim et genus sumus (4).

VI

La charilé réalise donc toutes les conditions d'une vraie et par-


faite amitié entre Dieu et l'homme : elle est un amour de bien-
veillance, un amour mutuel, un amour fondé sur une commu-
nauté'de nature, en attendant la communauté de bonheur dont
elle est le gage. Étant une amitié véritable, elle doit en avoir les
prérogatives et en combler les exigences. Or, que demande l'ami-
tié? Quel genre d'union réclame-t-elle entre ceux qu'elle rappro-
che? Semontre-t-elle satisfaite d'un simple accord de pensées et de
vouloirs, d'une communauté de biens extérieurs, et d'un lien d'af-

(1) Ex offic. Circumcisionis.


(2) IMachab., x, 19.
(3) « Jam estis hospites et advena;, sed estis cives sanctorum et domestici Dei ».
non
Ephcs., ii, 19.
(4) Act. xvn, 28.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 757

fection ? Est-ce là le but final de toutes ses visées, le terme de ses


aspirations? Non; ce qu'elle veut, ce qu'elle désire, ce qu'elle ré-
clame, ce à quoi elle tend de toutes ses forces, ce qu'elle effectue
dans la mesure du possible, c'est l'union réelle et intime, c'est la
Arie en commun, c'est la jouissance réciproque des deux êtres qui
s'aiment. En effet, comme l'observe judicieusement saint Thomas,
l'amour étant, suivant l'expression de saint Denys, une force uni-
tive, amor quilibetest vis unitiva, il est de l'essence de l'amour de
tendre à l'union; et, plus l'amour est parfait, plus parfaite aussi est
l'union qu'il convoite. Or, deux sortes d'union peuvent exister
entre amis : l'une purement affective et morale, consistant dans une
inclination habituelle, un attrait, un penchant qui nous porte vers
la personne aimée, nous rappelle son souvenir, nous fait trouver
joie et plaisir à penser à elle; l'autre effective et réelle, lorsque ceux
qui s'aiment sont présents l'un à l'autre, qu'ils peuvent vivre et
converser ensemble. De ces deux espèces d'union, l'une constitue
l'amour lui-même, l'autre est l'effet de l'amour (1).
Dans les amitiés humaines, l'union réelle, la vie en commun
peut bien être désirée, convoitée, poursuivie, il n'est pas toujours
possible de la réaliser; les devoirs d'état, les exigences des
affaires ou de la santé, les mille nécessités de la vie imposent sou-
vent une séparation douloureuse et plus ou moins longue à ceux-là
mêmes dont les coeurs sont le plus unis, et ils s'estiment heureux
de pouvoir se retrouver de temps en temps. Mais à Dieu rien n'est
impossible; pour lui, ni le temps, ni la distance ne sont des obs-
tacles. Puis donc que son amour souverainement efficace peut
réaliser sans difficulté ce qu'il désire, ne pouvons-nous pas légi-
jtimement conclure que la dilection, qu'il porte à l'âme juste, lui
impose une sorte de nécessité de venir personnellement en elle, de
demeurer avec elle, et de ne la point priver de la consolation de sa
présence? N'est-ce pas ce que l'apôtre bien-aimé voulait donner à
(1) « Duplex est unio amantis ad amatum : una, quidem secundum rem, puta cum ama-
tum prassentialiter adestamanti; alia vero secundum affectum... Primam unionem amor
facit effective, quia movet ad desiderandum et qua?rendum praîsentiam amati quasi sibi
oonvenientis et ad se pertinents. Secundam autem unionem facit formaliter, quia ipse
amor est talis unio vel nexus ». &. 2V». Summ. Theol. Ia-IIno, q., xxviu, a, 1.
o Unio tripliciter se habet ad amorem- : Quaîdam enim unio est causa amoris ; et hoec
est... unio similitudinis. Quaîdam vero unio est essentialiter ipse amor; et hoec est unio
secundum coaptationem affectas... Quaîdam vero unio est effectus amoris : et haie est unio
realis, quam amans quaîrit de re amata ». S. Th., ibid., ad 2.
758 REVUE THOMISTE

entendre par les paroles suivantes : « Celui qui demeure dans la


-charité demeure en Dieu, et Dieu en lui? » Qui manet in charitate
in Deo manet, et Deus in eo (i). N'est-ce pas ce que le Sauveur lui-
même a promis quand il a dit : « Si quelqu'un m'aime, il gardera
mes commandements, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à
lui, et nous ferons en lui notre séjour (2)? »
On dira peut-être : cette présence effective du Bien-Aimé n'ap-
partient point à l'exil, elle est réservée pour la patrie ; en atten-
dant, une simple présence morale, une union de coeur et d'affection
répond suffisamment, pendant l'état de voie, aux exigences de
l'amitié. Comme une mère très aimante et tendrement aimée, qui,
séparée physiquement de son fils, lui est néanmoins toujours
présente 'Comme objet de connaissance et d'amour : présente à sa
mémoire par son image très chère, présente à son coeur par je ne
sais quelle douce complaisance qui le ravit, et quel invincible
attrait qui l'emporte vers elle; ainsi Dieu ne se sépare point de
quiconque a la charité, il est l'objet constant de ses pensées, le
centre de ses affections. L'âme sainte n'a pas de plus doux plaisir
que de l'aimer, de lui dire son amour, de s'entretenir familière-
ment avec lui (3) ; car, «loin d'être pénible ou de provoquer l'ennui,
sa conversation est une source de joie et d'allégresse » : Non enim
habet amaritudinem conversatio illius, nec tasdium convictus illius, sed
lastitiam et gaudium (4). Ne pouvant rien donner à Celui qu'elle
aime, parce qu'il est là plénitude de l'être et de la perfection, l'âme
se dédommage de son impuissance,en se complaisant dans sa béa-
titude, en se réjouissant à la pensée qu'il possède toutes choses,
qu'il est le souverain bien, qu'il est Dieu. Et s'identifiant en quelque
sorte à son Bien-Aimé, elle épouse ses intérêts avec plus d'ardeur
que s'il s'agissait d'elle-même, elle travaille de toutes ses forces à
étendre et à promouvoir son règne, à amener l'accomplissement
de sa volonté très sainte, à procurer sa gloire : heureuse, quand

(1) I. Joan. iv, 16.


(2) Joan. xiv, 23.
(3) « Hoc videtur esse amicitia; maxime proprium simul conversari ad amicum. Con-
versatio autem hominis ad Deum est per contemplationem ipsius, sicut et Apostolus
dicebat : Kostra conversatio in coelis est (Philip, nr, 20). Quia igitur Spiritus sanctus nos
amatores Dei facit, consequens est quod per Spiritum sanclum Dei contemplatores cons-
tituamur ». S. TH., IV. Contr. Gent., cap. xxn.
(4) Sap., vin, 16.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LliS AMES JUSTES 759

elle le voit honoré, servi, aimé; triste, au spectacle des offenses


commises contre sa divine Majesté ; sensible, en un mot, à tout ce
qui le touche.
De son côté, avec quel zèle," quel empressement, quelle délica-
tesse, Dieu remplit à son égard l'office d'un véritable ami (1) :
l'éclairant dans ses obscurités et ses doutes, la soutenant dans ses
moments de faiblesse, l'encourageant dans ses efforts, la défendant
contre ses ennemis, la consolant dans ses peines et l'introduisant
parfois dans ces celliers mystérieux où l'on boit à longs traits le
vin généreux delà sainte charité! Aussi l'âme ravie s'écrie-t- elle
avec l'Épouse des cantiques : « J'ai trouvé celui que mon coeur
aime, je le tiens et ne le quitterai plus » : Inveni quem diligit
anima mea; tenui eum, nec dimittam (2). '
Que peut-on désirer de plus en ce monde? Aussi l'apôtre saint
Paul nous invite-t-il à nous réjouir, non pas dans la possession
effective du bien suprême, mais « dans l'espérance » de l'obtenir
un jour, Spe gaudentes (3).
Assurément, cette vie d'union morale avec Dieu, par la contem-
plation et l'amour, est chose infiniment précieuse, et nous n'au-
rions jamais osé élever plus haut nos désirs. Et pourtant, là ne
s'est point arrêtée la libéralité divine, et les lois de l'amour
réclament davantage.

VII

1 S'il en était de la charité comme de la foi et de l'espérance qui


supposent, en vertu même de leur nature, l'absence et l'éloigne-
nlent de leur objet — puisque la foi a pour objet ce qu'on ne voit
pas, et l'espérance ce qu'on ne possède pas — nous serions bien
obligés de nous résigner et d'attendre, jusqu'à notre entrée dans
le ciel, laréelle possession de Dieu. Mais, loin de supposer l'éloigne-

Voir, dans la Somme contre les Gentils, les deux magnifiques chapitres xxi et xxn
(1)
du 4° livre, où saint Thomas expose, les effets produits par l'Esprit-Saint dans les
âmes où il habite.
(2) Cant., m, 4.
(3) Rom., xn, 12.
760 REVUE THOMISTE

ment de son objet principal, la charité en implique, au contraire,


la présence et la possession; car « elle se rapporte à ce que Ton
possède déjà » : Amor charitatis est de eoquodjam habetur (1). Aussi
est-elle la plus grande des vertus théologales (2), non pas qu'elle
ait unobjet plus digne et plus relevé que les autres, puisque.toutes
les trois regardent Dieu immédiatement, mais parce qu'elle s'en
rapproche davantage (3).
Sans doute, comparativement à la pleine possession de Dieu qui
nous attend dans la patrie, et à la fruition consommée qui doit y
être notre partage, notre richesse spirituelle d'ici-bas peut passer
pour pauvreté, et notre union à.Dieu, si étroite qu'on la suppose,
peut; paraître un éloignement et un exil. C'est ce qui arrachait à
l'Apôtre ce gémissement : « Tant que nous sommes dans ce corps,
nous nous trouvons comme en exil loin du Seigneur »: Dum
in
sumus corpore, peregrinamur a Domino (4) ; c'est ce qui lui faisait
souhaiter la dissolution de son être, pour se voir plus tôt réuni à
son Dieu : Desiderium habens dissolvi, et esse cum Christo (5). Il
n'en est pas moins vrai cependant que, même durant le temps de
l'épreuve, la charité nous unit directement et immédiatement à
Dieu; car, dès cette vie, Dieu « est véritablement présent à ceux
qui l'aiment par l'inhabitation de la grâce » : Est proesens se aman-
tibus etiam, in hac vita per gratioe inhabitationem (6).
Et quoi d'étonnant à cela? La charité de la voie n'est-elle pas la
même que celle de la piatrie? La foi doit disparaître un jour de-
vant les clartés de la vision, comme les ténèbres s'enfuient à l'ap-
proche de la lumière; l'espérance doit faire place à la possession
de la fin dernière, car on n'espère plus ce que l'on tient, et dont

(1) S. TH., Summ. Theol, I" II ", q. I.XVI, a.-6.


(2) « Nunc autem manent fides, spes, charitas : tria hoec ; major autem horum est
charitas ». I. Cor., xm, 13.
(3) « Cum très virtutes theologicas respiciant Deum sicut proprium objectum, non
potest una'earum dici major altéra ex hoc, quod sit circamajus objectum, sed ex eo quod
una se habeat propinquius ad objectum quam alia. Et hoc modo charitas est major
aliis; nam aliaî important in sua ratione quamdam distantiam ab objecta ; est enim fides
de non visis, spes autem de non habitis; sed amor charitatis est deeo quod jam habetur;
est euim amatum quodammodo in amante ». S. Tu., I" II»., q. LXVI, a. 6,.
(4) II. Cor., v, 6.
(5) Philip. I, 23 — « Audemus autem, et bonam voluntatem babemus magis peregri-
nari a corpore, et praîsenles esse ad Dominum ». II. Cor., v, 8.
(6) S. TH. Summ. Theol.. II" II», q. xxvn, a. 1, adl.
,
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 761

on a la jouissance; la science elle-même sera détruite, scientiades-


truetur (1), nous voulons parler de la science de Dieu, telle que
nous pouvons l'acquérir en ce monde : science essentiellement
imparfaite, parce qu'elle n'atteint pas son objet directement, mais
seulement par reflet, au moyen des créatures (2), et que les êtres
créés sont incapables de nous faire connaître leur auteur, tel qu'il
est en lui-même. Tout ce que nous savons de Dieu à l'heure pré-
sente, tout ce que nous pouvons en apprendre, est immensément
au-dessous de la réalité; « ce que nous avons actuellement de
science et de prophétie est très imparfait », nous dit l'Apôtre :
ex parte cognoscimus, et ex parte prophetamus (3). Aussi, quand
viendra le moment de la grande révélation, quand le voile qui dé-
robe la divinité à nos regards sera levé, quand l'état parfait sera
arrivé, toute Cette science partielle et incomplète disparaîtra sou-
dain, comme disparaissent, aux approches de la virilité, les fai-
blesses et les imperfection s de l'enfance. Cum autemvenerit qnodjoer-
fectvmest,evacuabitur quod ex parle est (4); Mais « la charité ne passe
pas » : Charitasnumqicamexciditfô). Sa flamme s'avivera en présence
du bien'suprême, ses ardeurs redoubleront d'intensité, sanature ne
changera pas. Or, dans le ciel, la charité réclame l'union réelle, l'u-
nion parfaite, l'union consommée de la volonté créée avec le souve-
rain bien. Ne semble-t-il pas naturel qu'elle exige également, dès
cette vie, la présence vraie et substantielle de l'Esprit-Saint, pour
que nous puissions commencer àjouir de lui,puisque c'estdans ce
but qu'il nous est donné? (6)
Cette conclusion s'impose à quiconque réfléchit que, si la con-
naissance de la voie diffère essentiellement de celle de la patrie, il
n'y a, par contre, entre la charité du ciel et celle de la terre, qu'une
simple différence de degrés, de plus et de moins ; aussi tout en

' (1)1 Cor., XIII, 8.


"
' (2)
« Quod notum est Dei, manifestum est in illis. Deus enim illis manifestavit. Invi-
sibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea qua3 facta sunt, intellecta conspiciuntur. »
Rom. I, 19-20.
(3) I. Cor XIII, 9.
,
(4) Ibid., 10.
(5) Ibid., 8. •

datur alicui habetur aliquo modo ab illo. Persona autem divina non potest
(6) « Quod
haberi à nobis nisi vel ad fructnm perfectum, et sic habetur per donum gloria? ; aut
secundum fractura imperfeclum, et sic habetur per donum gralia? gratum façientis ».
S. TH., I Seat., dist. xiv, q. n, a. 2, ad 2.
762 REVUE THOMISTE

étant incapables actuellement de connaître Dieu par essence, de le


voir tel qu'il est, nous pouvons cependant l'aimer en lui-même,
directement et immédiatement (1). Il n'est pas impossible de trou-
ver sur la terre, au milieu des ombres et des ténèbres de la foi, des
âmes qui ont une charité habituelle plus grande que celle de beau-
coup d'anges dans le ciel; ille faut bien puisque, après leur départ
de ce monde, ces âmes saintes sont élevées au-dessus d'un grand
nombre de choeurs angéliques ; quelques-unes même méritent de
prendre place parmi les séraphins. Toutefois, si parfaite que soit
leur charité habituelle, elle a moins d'ardeur que celle du dernier
bienheureux admis à voir Dieu face à face (2).
Les choses étant ainsi, qui s'étonnera d'entendre saint Thomas
affirmer, « qu'il y a dès cette vie, dans les saints, un commence-
ment imparfait de la béatitude future ? » Quamdam inchoationem
imperfectam futurae beatitudinis in viris sanctis etiam in hac vita (3).
Mais il faut pour cela que l'Esprit-Saint leur soit uni en qualité
d'hôte, d'ami, d'époux plein de tendresse, qu'il habite réellement
dans leur coeur comme dans un temple vivant, où il reçoit leurs
adorations et leurs hommages, et se livre à eux pour être, dès
maintenant, ali moins dans une certaine mesure, l'objet de leur
jouissance. Ainsi se trouve partiellement vérifiée l'exactitude de la
formule.employée par l'Angélique Docteur, quand, pour bien ca-
ractériser la présence spéciale de Dieu dans les justes, il dit que
FEsprit-Saint habite en eux « comme objet de leur amour » sicut
amatum in amante (4).

(1) « In via charitas perfectior est cognitione. Possumus enim in via Deum per essen-
tiam amare, non cognoscere ; unde in patria amor estejusdem rationis ac nunc, sed dif-
ferens tantum secundum plus et minus; cognitio vero diversa? rationis ». S. TH., III,
Sent., dist. xxvn, q. i, a. 1, ad. 3.
(2) u Aliqui homines etiam in statu viaîsuntmajorosaliquibus Angelis, non quidem actu,
sed virtute, in quantum scilicet habenl charilatein tanloe virtutis, ut possint mereri ma-
jorera beatitudinis gradum quam quidam Angeli habeant; sicut si dicamus, semen ali-
cujus magnas arboris esse majus vinute quam aliquam parvam arborera, cum lamen
multo minus sit in actu ». S. TH., I, q. cxvn, a. 2, ad 3.
(3) S. Tu.,. I" II»0, q. i.xix, a. 2.
(4)S. Tu., I,q. XLHI, a. 3.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 763

VIII

Mais l'autre partie de la formule est-elle également vraie ? Dieu


est-il réellement et substantiellement présent aux justes de la
terre « comme' objet de leur connaissance », sicut cognitum in
cognoscente? En d'autres termes, si l'amour de charité réclame la
présence effective de l'Esprit-Saint dans ceux qui ont la grâce,
peut-on en dire autant de leur connaissance ?
La réponse de saint Thomas est affirmative. Mais pour prévenir
toute méprise le saint Docteur a soin d'avertir que toute connais-
sance, même surnaturelle, n'a pas cet effet; ainsi, la connaissance
de Dieu que nous donne la foi, ne suffit pas pour le faire habiter
dans notre âme. Pour qu'il y ait mission, donation, et conséquem-
ment habitation des personnes divines dans une âme, il ne suffit
pas d'une connaissance quelconque et toute théorique, il faut une
connaissance provenant d'un don approprié à la personne qui nous
est envoyée, nous unissant et nous rendant semblables à elle ; une
connaissance en quelque sorte expérimentale, qui ne s'acquiert que
par une union intime avec Dieu, et qui est le fruit du don de sa-
gesse (1). En effet, de même qu'on peut connaître théoriquement
ou par ouï-dire la saveur d'un fruit, sans l'avoir jamais porté à
ses lèvres, sans même l'avoir jamais eu sous les yeux ou à sa dis-
position, mais qu'il n'est pas possible de la connaître expérimen-
talement, tant qu'on n'a pas goûté ou mangé ce fruit; ainsi, tant
qu il s'agit de connaître Dieu d'une science spéculative, sa pré-
sence réelle et physique n'est point nécessaire, son image suffit;
mais quand il est question de le connaître expérimentalement, de
goûter, de sentir, de savourer ses divines suavités, la présence

(1) «Non qualiscumque cognitio sufficit ad rationem missionis, sed solum illa quoe
accipilur ex aliquo. dono appropriato persona?., per quod efficitur in nobis conjunctio
ad Deum, secundum modum proprium illius personaî, scilicet peramorem, quando Spiri-
tussanctus datur. Unde cognitio ista est quasiexperimehtalis. ». S. Tu., I. Sent., dist. xiv,
q. II, a. 2, ad 3.
764 REVUE THOMISTE

purement idéale de ce divin objet ne suffit plus, et sa présence


vraie, réelle, substantielle, devient une nécessité qui s'impose. Or,
c'est précisément pour que nous puissions jouir de leurs divines
personnes que le Fils et l'Esprit-Saint nous sont envoyés et "don-
nés, et que le Père les accompagne. « Nous ne pouvons avoir en
les
nous personnes divines, dit saint Thomas, que pour "en jouir :

ou d'une manière parfaite,, comme cela se réalise dans la gloire,


ou d'une manière imparfaite, et tel est le fruit de la grâce sancti-
fiante » : Persona divina. non potest haberia nobis, nisivel adfructum
perfectum, et sic habetur per donum glorise-, aut secundumfructum im-
perfectum, et sic habetur per donum gratioe gratum facientis{ï).
En se donnant à nous, en s'imprimant clans nos âmes, les per-
sonnes divines y laissent certains dons qui sont les principes for-
mels de cette jouissance ; nous avons nommé la charité et le don de
sagesse (2) : la charité, qui nous assimile à l'Esprit-Saint, l'amour
incréé ; le don de sagesse, par lequel nous devenons semblables
au Acerbe divin, connaissant Dieu d'une connaissance analogue à
celle par laquelle Dieu se connaît lui-même, c'est-à-dire d'une
connaissance qui s'épanouit en amour; car le Verbe divin, ce
terme de la connaissance paternelle, n'est pas un verbe quelconque
mais un verbe qui spire et produit l'amour (3).
Une analogie empruntée à la manière dont notre âme se connaît,
nous aidera à comprendre ce qu'est cette connaissance expérimen-
tale de Dieu, fruit et conséquence de la grâce. Dans l'état présent
d'union avec le corps, notre âme ne se connaît pas directement et
par intuition, elle ne voit pas sa propre substance ; mais elle en in-

: (i) Ibid., ad 2.
(2) « Vel potius sicut id per quod fruibili conjungimur, in quantum ipsa?. personoe di-
vina?. quadam sui sigillatione in animabus nostris relinquunt quoedam dona quibus for-
maliter fruimur, scilicet amore et sapientia ; propter quod Spiritus sanctus dicitur esse
pignus lisereditatis nostraî. » Ibid. ad 2.
(3) « Ad hoc quod aliqua persona divina mittatnr ad aliquem per gratiam, oportet
quod fiât assimilatio illius ad divinam personam qua», mittitur, per aliquod gratioe do-
num. Et quia Spiritus sanctus est amor, per donum charitatis anima Spiritui sancto assi-
milatur. Unde secundum donum charitatis attenditur raissio Spiritus sancti; Filius autem
est verbum, non qualecumque sed spirans amorem... Non igitur secundum .quamlibet
perfectionem intellectus mittitur Filius, sed secundum talem instructionem intellectus,
quaprorumpat in affectum amoris... Et ideo signanter dicit Augustinus, quod Filius mit-
titur, cum a quoquam cognoscilur alque percijntur. Perceptio autem experimentalem quam-
'dani notitiam signilicat'; et hsoc proprie dicitur sapientia, quasi sapida scientia ». S. Tu.,
1, q. XLIII, a. 5, ad 2.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 765

fore l'existence des actes dont elle est le principe et la source. Il


y a pourtant une différence notable entre la manière dont elle se
connaît elle-même, et la façon dont elle arrive à connaître les
autres âmes. S'agit-il de connaître l'âme du prochain? Nous rai-
sonnons sur les actes extérieurs dont nous sommes témoins,
mouvements de vie, actes d'intelligence et de volonté, et nous
concluons à l'existence d'un, principe substantiel, vivant, intel-
lectuel et libre, qui est la racine et la source de ces opérations.
Est-il question de connaître l'existence de notre propre âme?
Ne pouvant pas l'atteindre directement, nous sommes bien encore
obligés de recourir au procédé déductif; mais alors, au lieu de
prendre pour base unique du raisonnement les manifestations
extérieures de la vie, nons pouvons nous appuyer sur des don-
nées de conscience et des faits de l'ordre interne; car ici nous
ne constatons pas simplement la vie, nous la sentons en nous,
nous avons conscience de nos pensées, de nos vouloirs et de
tous ces mouvements dont nous sommes à la fois les témoins et
les acteurs. Nous obtenons ainsi une sorte de connaissance ex-
périmentale du principe de ces actes, connaissance indirecte, et
obscure, connaissance déductive, tant qu'on voudra, mais différant
singulièrement de cette science toute théorique que nous pouvons
acquérir de l'existence del'âme d'autrui. De là cette parolede saint
Thomas, « quenotre âme se connaît par sa présence » :Etideo dicitur
se cognoscereper suamproesentiam (1).
Ainsi en est-il, proportion gardée, de la manière dont nous pou-
vons connaître la présence de Dieu au fond de nos coeurs. Non
seulement nous savons théoriquement que Dieu habite dans les
justes, mais parle don desagesse nous goûtons sa divine présence.
Et bien que personne ne puisse, sansune révélation spéciale, avoir
la certitude absolue quele Saint-Esprit esten lui, « nul ne sachant
d'une certitude de foi, incompatible avec toute erreur, s'il est en
état de grâce » comme l'a déclaré le concile de Trente, cum nullus
scirevaleat certitudine fidei, cui non potest subesse falsum, se gratiam
Dei esse conseeutum (2) ; nous ne sommes pourtant pas réduits
sur ce point à une complète ignorance ; car, suivant la parole
de l'Apôtre, « l'Esprit-Saint lui-même rend à notre âme le témoi-

(1) S. TH., Summ. Theol, I, q, LXXXVII, a I.


(2) Trid., sess. VI, cap. ix.
766 REVUE THOMISTE

gnage que nous sommes enfants de Dieu » ; Ipse enim Spiritus tes-
timonium reddit spiritui nostro quodsumus filii Dei (1) :non pas sans
doute par une voix extérieure s'adressantà l'oreille du corps, mais,
comme l'explique saint Thomas « par l'effet de l'amour filial qu'il
produit en nous » \per effectum amorisfilialis,quem in nobis facit (2).
Nous ne voyons pas cet hôte intérieur, un voile impénétrable nous
dérobe l'éclat de sa présence, la cloison de la chair nous sépare du
Bien-Aimé; aussi « gémissons-nous dans l'attente de notre pleine
adoption ». Et ipsi intra nos gemimus, adoptionemfiliorum expec-
tantes (3). Mais, que dis-je ! ce n'est même pas une cloison, c'est un
simple treillis à travers lequel le Bien-Aimé nous contemple. En
ipse statpostpainetevi nostrum, respiciens per fenestras;, prospiciens
per cancellos (4) ; et quand, dans sa bonté, il daigne passer la main
et faire sentir davantage sa présence, notre coeur en est tout ému.
Pour faire comprendre cette vérité, sainte Thérèse se sert d'une
comparaison ingénieuse. Elle «dit qu'il en est en quelque sorte de
« l'âme comme d'une personne qui, se trouvant avec d'autres clans
«""'un appartement très clair, cesserait tout à coup de les voir si l'on
« fermait les fenêtres sans néanmoins cesser d'être certaine de leur
« présence... Pourvu que cette âme soit fidèle à Dieu, jamais, à
« mon avis, Dieu ne manquera de lui donner cette vue intime et
« manifeste de sa présence» (5).
Si vous demandez à quels signes on peut reconnaîtrela présence
du Saint-Espritdansuneâme, saint Bernard, parlant de lui-même
répond qu'il la connaissait au mouvement de son coeur : Ex motu
cordis intellexi prsesentiam ejus ; c'est-à-dire par la fuite des vices
et des affections charnelles, par les reproches intérieurs qui. lui
étaient adressés au sujet de ses fautes les plus secrètes, par l'a-
mendement de sa vie et le renouvellement de l'homme intérieur.
« Vous me demandez, dit-il, comment je peux connaîtrela présence
« de Celui dont les voies sont impénétrables. Sitôtqu'ilest présent,
« il réveille mon âme endormie; il meut, il amollit, il blesse mon

(1) Rom., vin, 16.


.(2) S. TH., in Episl. ad Rom. vin. lect. 3
(3) Rom., vin, 23.

.
(4) Cant. v, 9.

Marcel Bouix S. J. .••


(5) SAINTE THÉRÈSE : Le château intérieur,- 7° demeure, chap. I.
— Traduction du P.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 767

« coeur dur comme la pierre et malade; il se met à arracher et à


« détruire, à édifier et planter, à arroser ce qui est sec et aride, à
«
éclairer ce qui est dans les ténèbres, à ouvrir ce qui est fermé, à
« réchauffer ce qui est froid, à redresser ce qui est tortueux, à aplanir
« ce qui est raboteux. Et ainsi, quand l'époux entre dansmonâme,
«je reconnais sa présence, comme je l'ai dit, au mouvement de
« mon coeur (1). »
Saint-Thomas déclare de son côté que, en dehors d'une révéla-
tion particulière, qui n'est accordée que par un privilège tout gra-
tuit, chacun peut avoir de la présence de Dieu au fond deson coeur
un triple signe conjectural : d'abord, le témoignage desaconscience,
lorsque, par exemple, on a conscience d'aimer Dieu et d'être prêt,
moyennant sa sainte grâce, à tout souffrir et à toutsacrifier plutôt
que de l'offenser ; ensuite, l'empressement à écouter, et surtout à
mettre en pratique la parole de Dieu, conformément à cette obser-
vation du divin Maître : « Celui qui est de Dieu écoute volontiers
la parole de Dieu » : Qui ex Deo est, verba Dei audit ; enfin ce sa-
vourement intérieur de la divine sagesse, qui est comme un avant-
goût de la félicité future (2).
.
11 avait bien goûté les suavités divines celuiqui s'écriait
: « Oh !
qu'il est bon, qu'il est doux Arotre esprit, ô Seigneur! a 0 quam
bonus etsuavis est, Domine, spiritus tuus (3). SaintAugustin, qui sa-
vait apprécier ces douceurs spirituelles, laissait, lui aussi, échapper
de ses lèvres cette exclamation brûlante : » Qui me donnera, ô mon
«Dieu, cette grâce, que vous daigniez venir daas mon coeur,
«
l'enivrerdedélices, et que j'oubliemesmauxpourvousembrasser,
« vous
qui êtes mon unique bien > Quis mihi dabit ut varias in cor
!

meum, et inebries illud, ut obliviscar mala, et unum bonum am-


plecterte (4)/

(1) S. BEHN, serm. 74 in Cant.


(2) « Sunt autem tria signa hujus conjecturationis, scilicet. gratia? Dei. Primum est
testimonium conscientia?. Gloria nostra hoec est, testimonium conscientioe nosiroe. (II. Cor.
II. Cor. I, 12)... Secundum est verbi Dei audilus non solum ad andiendum, sed etiam ad'
faciendum; unde (Joan. vin. 47) : Qui ex Deo est, verba Dei audit... Tertium signum est

!..
intérims gustus divina? sapientia?, qua? est quasi quaîdam prajlibalio fulura? beatitudinis;
unde in Ps. xxxm, 9 : Gustàle et videle. quoniam suavis est Dominus, scilicet per'graliam
suam in nobis «S. TH., Opusc. LX, de Humanitate Christi, cap. xxiv.
•(3) Sap., xn,
(4) S. AUG., Conf., lib. I, cap. V. '
768 REVUE THOMISTE

IX

Dieu est donc réellement et substantiellementprésenten qualité


d'hôte, d'ami, d'époux, de bien souverain, à toute âme qui a la
grâce et la charité ; il lui est uni d'une façon toute spéciale qui est
le privilège exclusif dés justes, car seule la grâce sanctifiante les
met en état d'atteindre Dieu, par leur opération, comme fin der-
nière et objet de béatitude (1).
Mais il y a union et union. Toujours aetoeWe dans les bienheureux
qui, ne cessant etne devantjamais cesser de voir et d'aimer Dieu,
vivent dans un acte continuel et ininterrompu de contemplation et
de jouissance, qui constitue leur béatitude; purement habituelle
dans les enfants qui ont reçu la grâce du saint baptême, mais dont
l'intelligence n'est point encore éveillée ; l'union à Dieu qui est le
fait des adultes encore dans la voie, tient le milieu entre la per-
fection de celle des premiers et l'imperfection de celle des seconds :
habituelle seulement pendant le sommeil et les mille occupations de
la journée qui absorbent l'activité de notre esprit, elle devient ap-
tuelle, quandnousnous tournons vers Dieu d'une manière réfléchie,
nous appliquant à le connaître et à l'aimer, à marcher en sa pré-
sence, à vivre dans son intimité. Ce n'estqu'au ciel que nous pour-
rons être pleinement, parfaitement, totalement, inséparablement
unis à Dieu, comme à notre fin dernière ; mais .en attendant, nous
devons dès ici-bas tendre à cette bienheureuse union, la désirer, la
demander, travailler de toutes nos forces àla rendre actuelle dans
la mesure du possible, écarter tout ce qui y fait obstacle : le péché
d'abord qui pourrait ou la détruire en nous faisant perdre l'amitié
de Dieu, ou l'affaiblir en diminuant les ardeurs de la sainte charité;
puis l'attache aux créatures, aux biens et aux plaisirs de la terre,

(1) « Novus modus secundum quem Deus est in creatura rationali, est. sicut cognitum
in cognoscente et amatum in amante. Cognoscere autem Deum, et amareDeum in quantum
est objectum beatitudinis, est per g:?atiam gratum facientem » S. TH., opusc. LX, de Su-
manit. Christi, cap. xxiv
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LUS AMES JUSTES 769

véritables chaînes qui retiennent notre âme captive et l'empêchent


de prendre son essor vers le souverain bien ; enfin la dissipation
d'esprit qui emporte nos pensées et nos affections loin de celui qui
doit en être le centre.
Et puisque la béatitude — nous entendons la béatitude for-
melle — est une opération (1), l'acte de nos facultésintellectuelles
s'unissant par la contemplation et l'amour à la vérité première
et au bien souverain, c'est-à-dire au seul objet capable de nous
rendre heureux, il est clair que, si nous comprenons bien nos vé-:
ritabl.es intérêts, si nous voulons faire des progrès sérieux dans
la perfection et avoir, dès cette vie, comme un avant-goût de la
félicité future, il nous faut travailler à resserrer de plus en plus
les liens qui nous unissent à Dieu, vaquer à l'étude des perfec-
tions et des bienfaits divins, et surtout multiplier les actes de cha-
rité, car « c'est le privilège de l'amour de nous unir immédiate-
ment à Dieu » : charitas est quoi diligendo animam immédiate Deo
conjungit spiritualis vinculo unionis (2). S'élevant au-dessus de la
science, il entre confidemment pendant que la science reste de-
hors. Aussi est-ce une maxime donnée par les maîtres que la per-
fection de la vie chrétienne consiste.en l'amour de Dieu, et que
nos progrès dans la sainteté doivent se mesurer, non par l'accrois-
sement de la science, mais par l'augmentation de la charité.
C'est ce qui faisait dire à l'apôtre saint Paul écrivant aux fidèles
de Colosse : « Par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien
de la perfection » : Super omnia autem hsec, charita.tem habete, quod
est vincùlump>erfectionis (3),
Au reste, pour beaucoup aimer, pas n'est besoin de beaucoup
savoir; car, si la connaissance est le principe de l'amour, elle
n'en est point la mesure. « Nous voyons, dit saint Thomas, des
personnes simples qui sont ferventes dans l'amour de Dieu, et
qui ont l'esprit assez peu ouvert quand il s'agit de le connaître » (4).
On peut donc aimer Dieu avec beaucoup d'ardeur, sans avoir

(1) S TH., Summ. Theol., la Ha? q. m, a. 2.


(2) S. TH., I" II"», q. xxvii, a. 4, ad 3.
(3) Col., m, 14.
(i) « Videmus sensibiliter quosdam simplices ferventes esse in amore divino, qui
lamen sunt valde hobetes in cognitione divina? sapientia? », S. Tu. I. Sent, dist. xv, q.
iv, a 2, obj. 4.
REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE.
— 52.
770 REVUE THOMISTE

d!es ^connaissances très étendues sur sa nature et ses attributs,


de même, qu'on peut avoir approfondi tous les secretsde la théolo-
gie et n'éprouver que froideur pour les choses divines. Cependant,
quand la science est inspirée et perfectionnée par la' charité, elle
donne un nouvel aliment à sa flamme.
Scrutons donc, à l'exemple de l'Epouse des Cantiques, scrutons
avec une sagacité affinée par l'amour, toutes les beautés, toutes
les amabilités,.toutesles perfections du Bien-Aimé (1). Attachons-
nous à lui de toutes nos forces, disons comme le Psalmiste : « Pour
moi, mon bonheur c'est d'être uni à Dieu » : Mihi autem adhai-
r.ere Deo bonum est (2); vivons dans son amour, vivons de son
amour, jouissons de sa divine présence et de son intimité, et que
notre conversation, comme celle de l'Apôtre, soit clans le ciel (3).
En agissant, de la sorte, nous réaliserons tout à la fois la parole
du disciple bien-aimé et le voeu de l'amitié : « Dieu sera en nous,
et nous en lui » : Qui manet in chariiate,in Deo manet, et Deus
in eo (4). L'union à Dieu, l'union actuelle, tel doit être l'objet de
nos voeux les plus ardents, le but de nos efforts, le terme vers
lequel nous devons orienter toute notre Aie spirituelle: car c'est
dans cette bienheureuse union que consiste la perfection de la
voie comme elle constituera un jour la perfection et le bonheur
de là patrie. .

Fr. BARTHÉLÉMY FROGET, O. P.


(A suivre').

(1) Canl. v, q. 17.


' (2) Psalm. I.XXII, 27.
(3) « Nostra aulem conversatio in coelis est ». Philip, m, 20.
(4) I. Joan., iv, 16.
L'HYPNOTISME FRANC

N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE

THÉORIE DE L'HYPNOSE {Suite)

Avec les notions d'anthropologie et de dynamilogie humaine que


j'ai exposées dans mon article précédent (1), nous poumons dès
maintenant aborder l'interprétation des phénomènes hypnotiques.
Mais, parce que ces phénomènes s'expliqueront encore plus faci-
lement et plus à fond si nous avons présentes à l'esprit certaines
données sur le sommeil naturel, je vais rappeler quelques points
essentiels de l'hypnologie. Ce ne sera pas nous détourner du but,
mais au contraire nous en approcher plus sûrement.

Une chose surprenante, c'est le peu de progrès qu'a fait la


science depuis Aristote, relativement à la connaissance de la
nature du sommeil. Voici un résumé de ce qu'en pensait le grand
philosophe:
Quand les sens de l'homme exercent leur activité, nous disons

(1) V. le n° de novembre.
772 REVUE TUOMISTIC

qu'il veille; quand leur activité, est suspendue, nous disons qu'il
dort. Le sommeil est donc une affection de la sensibilité : ce n'est
donc pas un état qui appartienne seulement à l'âme ou seulement
au corps, c'est une manière d'être du composé (l).Mais le composé
et la sensibilité elle-même sont choses fort complexes; où est le
siège du sommeil ? — Puisque le sommeil arrête l'activité non pas
d'un sens en particulier mais de tous à la fois, il doit avoir propre-
ment sa place clans cette puissance qui est la source ou le réser-
voir de la sensibilité. Or cette puissance est le sensorium commune :
elle liée et réduite à l'inaction, l'on comprend que, par le fait
même, toute activité s'arrête en chacun des sens. C'est donc en
elle qu'il faut placer le siège vrai du sommeil (2): et le sommeil,
d'après cela, pourra se définir : une immobilisation, ou mieux —
les juristes me pardonneront, et ne se tromperont point sur la
signification peu usitée que je vais donner au mot — une saisie-
arrêt au sensorium commun. « Tco Trpwtou abOr^piou y-axoTAr/kç^poi;
TO \j:tt SûvasÔat èvspystv » (3),« immobilitas sensus et quasi vinculum » (4).
Diverses causes peuvent le produire : la fatigue, la' maladie,
l'âge ; mais la cause propre, normale, du sommeil, ce sont les
vapeurs auxquelles donnent naissance les aliments reçus et élabo-
rés par l'estomac et le foie : ces vapeurs montant au cerveau s'y
condensent, redescendent en provoquant de l'obstruction dans les
veines, refoulent ainsi la chaleur et les esprits animaux (5) néces-
saires au fonctionnement des organes, et du même coup immobi-
lisent le sensorium commun (6).
Quant au but assigné au sommeil par l'a nature, c'est, en répa-
rant les forces de l'organisme,de rendre la veille plus active: « car
la veille n'est pas moyen, mais fin. A qui est doué, en effet, de
sensibilité ou de raison, sentir ou penser est ce qui est meilleur:
el ce qui est meilleur est fin,[3sXTio"va yzo Ta3-a xb Se -riXoç [3ÏXTIOTOV » (7).
Ainsi pensait et raisonnait Aristote sur la nature du sommeil et
sur ses causes.
(1) IIEPI ÏTLNOT. â.
(2) S. Commentai: de Somno et Vigilia. lect. 3.
THOMAS,
(3) IIEPI TIINOY, y.
(4) S. THOMAS, Commentai-, de Somno et Vigilia, lect. 2.
(5) V. ALUEKT LE GHANH, De Somno et Vigilia, lib. I, tract. I, cap. vu.
(G) IIEPI YIINOT, y-
(7) IbUl.,$.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 773

Que la fin qu'il lui assigne soit bien celle que veut la nature, les
physiologistes modernes n'y contrediront point (1). Il n'en sera pas
de même en ce qui concerne sa cause productrice. Sans doute, l'on
admet encore une influence de la nourriture sur le sommeil, mais
on l'explique d'une façon qui paraît inconciliable avec l'interpré-
tation aristotélicienne. Il semble bien, en effet, qu'Aristote,
par sa théorie, doive être compté parmi ces physiologistes qui,
comme Bouchard, Pflùger, Ilerzen, Sergueyeff, etc., expliquent
l'origine du sommeil par une stase ou congestion cérébrale: or
cette explication n'est plus.en faveur h l'heure qu'il est (2). L'on
se souvient de la curieuse expérience de Durham -qui, ayant tré-
pané le crâne d'un chien et mis un verre de montre à la place de
la couronne d'os qu'il lui avait enlevée,observait ainsi directement
le cerveau, et le voyait pâlir et s'affaisser toutes les fois que le
chien s'endormait, iandis qu'il reprenait son volume et sa colpfa-
tion dès le moment du réveil. Cette expérience a été refaite, avec
beaucoup plus de soin, par Claude Bernard, Tarchanoff, etc. ; et
toujours elle a donné le même résultat. D'où il paraîtrait que le
sommeil a bien plutôt pour cause l'anémie que la congestion (3).
Et c'est ainsi que s'expliquerait justement le fait que prendre une
certaine quantité de nourriture aide à dormir. Les expériences
directes des physiologistes ayant établi, en effet, que toute intro-
duction d'aliments provoque, un afflux du sang à la muqueuse de
l'estomac, l'on croit pouvoir en inférer qu'il se produit simultané-
ment une anémie du cerveau, et que, par suite, la nourriture
cause le sommeil, ou à tout le moins y dispose. Quant à soutenir
qu'il consiste essentiellement dans ce que je me suis permis
d'appeler une saisie-arrêt du sensorium commun, c'est une thèse
ingénieuse et l'on peut même dire rationnelle, mais qui n'est
point démontrée.
11 est vrai que nos modernes n'ont pas, que je sache, rien de
mieux à y substituer. Le dernier ouvrage un peu complet sur le

(1) A. MAUHY, le Sommeil et les Rêves, p. 6, 4° édition.


(2) Mathias DUVAL, Cours de physiologie, p. 119.
(3) Ces deux théories, anémie cérébrale et congestion cérébrale, ne sont pas incon-
;c
ciliables : le sang pourrait être inégalement réparti ; accumulé au centre.de l'encéphale,
il y produit de la congestion; raréfié à la périphérie, il y cause de l'anémie ». SCHNEIDEH,
'Hypnotisme, p. 112.
774 REVUE THOMISTE

sommeil a été écrit par une femme (1). Comme cette qualité de
l'auteur ne saurait dispenser d'être juste, je dois reconnaître que
l'étude est sérieuse, riche d'observations, bien conduite et parfai-
tement à jour pour tout ce qui concerne la littérature du sujet.
Mais le voile qui nous cache la nature du sommeil n'a pas été
entièrement levé. Mme de Manacéine réfute aisément et par de
bonnes raisons la plupart des théories du sommeil que l'on a pré-
sentées : théories localisantes, théories chimiques, théorie vaso-
motrice; puis elle s'applique à prouver que le sommeil, dans son
essence, est « le repos de là conscience » (2). Mais tout en admettant
comme établi que l'homme, pendant le sommeil, ne jouit pas lade
conscience et de la parfaite possession de soi-même, je ne, vois pas
et l'auteur ne fait pas voir, comme il le faudrait pour que sa défini-
tion fût irréprochable, que la réciproque soit vraie. Aristole
disait : « Le sommeil est une suspension de l'activité des sens;
mais toute suspension de l'activité des sens n'est pas le sommeil;
car une telle insensibilité se remarque aussi dans le délire, dans
l'asphyxie, dans la syncope » (3). Je dirais de même : Le sommeil
se caractérise par la perte le
ou repos de la conscience :
mais toute
perte ou repos de la conscience n'est pas le sommeil; et cette défi-
nition n'en exprime pas la nature propre et spécifique.
La vérité est que personne jusqu'ici n'a pu encore nous en
donner la notion adéquate et précise. Heureusement que nous
sommes mieux renseignés sur l'existence de plusieurs phéno-
mènes, propriétés ou conditions, dont il s'accompagne, et dont
quelques-uns, pour la solution de notre problème, ont une impor-
tance spéciale.
Avant tout, il nous faut observer que si le sommeil restreint
notre activité il ne la supprime pas tout entière, a Pendant que
nous dormons, dit saint Thomas, nos sens demeurent inacf ifs, mais
le travail de nos facultés de nutrition n'en est que plus intense, est
tamen magis labor virtutum naturalium : et sunt virtutes naturales qux-
operantur digestiones » (4). Serait-il même exact d'affirmer que le

(1) MARIE DE MANACÉINE, le Sommeil, tiers de notre vie; physiologie, pathologie, hygiène,
psychologie, traduit du russe par Ernest JAUHERT, in-12, p. 3uS. Masson, Paris.
(2) p. 68-69.
(3) IIEPI Y1INOT, y-
(4) Comment, de Somno et Vigilia, lect. 4.
L'nYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 775

sommeil enchaîne les sens extérieurs au point de les rendre tota-


lement inactifs? Non, et Arislote est le premier à nous dire que
« parfois les dormeurs entendent le bruit, — le chant du coq ou
l'aboiement des chiens, par exemple, — voient une lumière,
goûtent une liqueur, sentent un contact, mais faiblement et
comme de loin, ào-Qsvi/.ûv \>,vnoi -/.ai olov •roppwOEv» (1). Il arrive même
qu'ils entendent les questions qu'on leur pose et y répondent,
« Ivioi oà -/.al àTzov.pbionx 1.
êpwT(ô|j.£voi » (2). Cette observation est vraie
aujourd'hui comme au temps d'Aristote, et la physiologie la con-
firme à sa manière, puisque les expériences de Claude Bernard,
Mosso et Tarchanoff nous montrent que le cerveau de l'homme
endormi se colore et croît en volume à chaque excitation produite
dans les organes périphériques : ce qui suppose que les sens exté-r
rieurs gardent assez d'activité pour recueillir les diverses impres?
sions sensorielles, lumineuses, tactiles, etc., elles transmettre aux
appareils centraux de l'encéphale.
Mais un fait-qu'il nous importe de remarquer à propos de cette
activité des sens chez les endormis, c'est que leurs perceptions,
comme on l'a dit, sont souvent « électives », c'est-à-dire restreintes,
à certaines catégories d'objets à l'exclusion de tous les autres (3).;
« Un abbé, pendant son sommeil, relisait ses sermons, les corrigeait
ou les annotait. Il voyait les objets dont il avait besoin, comme son;
encrier, mais .il ne voyait point les personnes p>résentes. Si l'on subs-,
tituait une feuille blanche de même dimension à celle sur laquelle
il avait écrit, il ne s'en doutait pas, et faisait sur celte nouvelle
feuille des corrections et des annotations comme il l'eût fait sur,
l'autre » (4). Yoilà un cas de « vision élective ». Un phénomène
analogue se produit souvent clans les perceptions de l'ouïe. Il est
d'expérience quotidienne qu'une infirmière qui s'est endormie
entend sonner l'heure marquée pour servir la potion au malade, et
dé.meure insensible au tapage et aux cris de la rue, — « une mère
se réveille au plus léger mouvement de son petit, tandis que des
bruits bien plus forts ne la tirent point de son sommeil » (5).

(1) IIEPI ENYIINIQN, y.


(2) nid.
(3) GHASSET, Leçons de Clinique médicale, p. SI.
(4) Ibid.
('ô) M. de MANACÉINE, le Sommeil, p. 36.
776 REVUE THOMISTE

Inutile d'insister davantage, les faits sont trop nombreux et


connus de tous : le phénomène delà « perception élective », « très
curieux et capital dans le somnambulisme » (1), se retrouve dans le
sommeil ordinaire; et il est absolument avéré que certains dor-
meurs, non seulement voient et entendent, mais ne voient et n'en-
tendent que certaines choses et certaines personnes (2).
Je n'ai pas besoin de dire que l'imagination*, la mémoire sensi-
tive, l'imotivité ne restent pas davantage inactives pendant le
sommeil : 'nos rêves, nos cauchemars et les terreurs qu'ils nous
causent en certains cas,nous en ont assez instruits. Mais le point sur
lequel je dois attirer l'attention, c'est l'intensité qui marque fré-
quemment l'action- des sens internes chez le dormeur. « Les
impressions qui s'y produisent pendant le jour, si elles né, sont
exceptionnellement profondes et fortes, sont effacées par celles, plus
grandes que la veille y fait naître ; mais le contraire alieu pendant
le sommeil : alors, en effet, des excitations minimes paraissent fort
grandes. Ainsi, comme l'expérience nous l'apprend, qu'un bruit à
peine perceptible vienne frapper l'oreille du dormeur, et il pensera
à la foudre et au tonnerre ; un petit écoulement, de pituite lui sem-
blera du miel ou quelque liqueur savoureuse ; un développement de
chaleur en telle ou telle partie de son corps lui fera imaginer qu'il
traverse unbrâsier et qu'ilbrûle. » Ainsi parlait Aristote (3) : je lis
dans un de nos physiologistes les plus distingués : « Les impres-
sions produites (pendant le sommeil) ne sont plus, comme à l'état
de veille, précises et en rapport avec l'intensité de l'excitant : une
excitation énergique pourra, en effet, ne produire aucun effet,
tandis que, par contre, une excitation faible réveillera clans cer-
tains sens des images terribles, et par le fait de la contiguïté des
centres et de l'irradiation de l'un à l'autre, fera naître toute une
série de représentations plus ou moins incohérentes : on approche
une bougie des paupières d'un sujet endormi, et celui-ci rêve d'in-
cendie ou d'éclairs, de tonnerre, d'orage ; on débouche près de ses
narines un flacon de parfums, et à son réveil il raconte avoir rêvé
soit d'asphyxie, d'empoisonnement, d'odeur méphitique, ou bien
inversement d'odeur délicieuse, d'encens, de parfums et de scènes

(1) GRASSET, loc. citât.


(2) A. MAURY, le Sommeil et les ri'ves, p. 205 et suiv.
(3) Tlzpi Tri; xaO' Ù7tvov tiavxixï|{. a'.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIAB0LIQUI5 777

orientales (1). » Ce phénomène de grandissement tendra parlicu-.


fièrement à se produire si l'homme qui dort est sous l'influence de
quelque passion, comme la crainte ou l'amour. « Le plus léger
trait de ressemblance, dit Aristote, donne au peureux l'illusion
qu'il a l'ennemi en face, et à l'amant qu'il voit l'objet aimé. La
colère et les autres passions trompent de même ; plus ou moins,
selon qu'elles sont plus ou moins intenses (2). » Mais où l'exagéra-
tion de l'activité sensorielle s'accuse parfois d'une façon surpre-
nante, c'est dans la rapidité avec laquelle les scènes se déroulent
devant l'imagination du rêveur. En moins de deux minutes, on l'a
constaté, il peut voir, mais avec une netteté et une abondance de
détails étranges, des événements qui ont demandé ou demande-
raient plusieurs heures pour se réaliser (3). Il est donc bien avéré
que les sens intérieurs comme les sens extérieurs peuvent agir, et
avec surexcitation, pendant le sommeil.
Les nerfs moteurs et les muscles volontaires n'y sont pas davan-
tage liés et enchaînés. Qui n'a vu un dormeur, sans s'éveiller le
moins du monde, changer une position gênante contre une posi-
tion plus commode, écarter de la main la couverture qui l'empê-
chait de respirer, une mouche qui lui courait sur le visage ? Bien
plus, l'on exécute quelquefois en dormant des actes, où l'on garde
des attitudes, qui supposent Un jeu de muscles énergique autant
que bien concerté.Un jour, pendant que noustraversions le désert de
Sin, la chaleur étant accablante, je m'endormis sur mon chameau.
Tout à coup, j'entendis la voix de notre vieux Scheick Solyman
qui me criait : «. Abouna Daoud » Je me réveillai. Pendant mon
!

sommeil, qui avait pu durer cinq minutes, j'étais resté bien en


iselle, et n'avais pas laissé tomber un livre que je tenais à la main.
iQuelques instants plus tard, Solyman lui-même s'endormait sous
mes yeux, et, sur sa monture, gardait imperturbablement l'équi-
libre. Voici un fait plus étrange, que j'ai entendu raconter à un
vénérable chanoine de cathédrale : Etant encore jeune prêtre, cet
ecclésiastique voulut un jour se rendre à mie paroisse voisine pour
y assister à quelque cérémonie religieuse. La dislance à parcourir

(1) MAÏIIIAS DUVAL, Cours de physiologie, p. 120.


(2) Ilepi Évuuvtwv.
(3; TAINE, De l'Intelligence,!, noteIII.
778 REVUE THOMISTE

n'étant que de six kilomètres, il partit à pied. Mais, chemin fai-


sant, il s'endormit ; et, par suite d'une circonstance qu'il n'a
jamais pu s'expliquer, tourna sur lui-même et revint à son point
de départ, où il fut bien étonné, comme l'on pense, de se retrou-
ver, quand il se réveilla. Je pourrais encore apporter l'exemple
des soldats qui, cédant à la fatigue après une marche forcée, s'en-
dorment en faction, et cependantcontinuent à tenir leur'fusil, et
à marcher d'un pas normal dans l'espace réglementaire, comme
s'ils étaient éveillés (1). Et que n'aurais-je pas à dire si je.voulais
parler des prodiges qu'opèrent, en fait de mouvemënfs, les vrais
somnambules ? Je ne veux citer à ce sujet qu'un passage curieux
d'Albert le' Grand. Dans un chapitre de ses ouvrages intitulé : « De
ceux qui en dormant font actes de veille », nous lisons : « Il faut
savoir que, oportet scire, bien que le sommeil enchaîne les sens et
la faculté de se mouvoir, il est toutefois des hommes qui en dor-
mant se meuvent et accomplissent beaucoup d'actes propres à
l'état de veille ; par exemple se promènent, montent à cheval,'
recherchent et poursuivent les ennemis, les tuent à l'occasion, et
reviennent à leur lit sans avoir cessé de dormir. Et moi-même j'ai
vu et entendu quelqu'un qui faisait cela, et vidi'ego et audivi
quemdamhoçfacientem. Interrogé un jour, pendant qu'il dormait,
il se leva, répondit aux questions qu'on voulut lui adresser,
responditad interrogata, puis sans se mettre en peine de ceux qui le
questionnaient, se recoucha, et reposuit se, illis dimissis. Pendant
tout le temps, il avait dormi sans s'interrompre, et continue dormi-
vit, dum li,ocfaceret (2). » Je n'en dirai pas davantage (3) et ne
raconterai point non plus les pérégrinations si extraordinaires de
ces sujets atteints du mal qu'on a appelé : « Y automatisme ambula-
toire (4) » ? Il me suffit d'avoir constaté que, même dans le som-
meil ordinaire, il s'en faut que les nerfs moteurs et les muscles
perdent tout pouvoir d'agir.
Et cpu'aclvient-il, pendant ce temps-là, de notre raison et de

(1) D 1' OSKAH VOGT, Zeitschrift fur Hypnotismus, Band IV, Heft I, p. 45.
(2) De Somno et vigilia, lib. I, tract. II, cap. v : « De bis qui faciunt in somno opéra
vigilantium. »
(3.1 V. GRASSET, Leçons de Clinique médicale, p. 4' et suiv. D ENGEI.DEUT LOUENZ
: — 1'

FISCHER, Der Sogenannte Lebensmagnetismus oder Uypnotismus, p. 19 et suiv.


t
(1) PITHES, Leçons cliniques sur l'hystérie et hypnotisme, t. II, p. 2G8-282.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 779

notre liberté ? « L'usage delà raison, dit saint Thomas, dépend


d'une certaine manière de l'activité des puissances sensitives :
c'est pourquoi, le sensorium commun se trouvant lié et les divers
sens empêchés d'agir, l'homme n'a point l'usage parfait de sa
raison, unde ligato sensu et impeditis inferioribus viribus sensitivis,
homoperfectum usumrationis non habet (l) », Et c'est aussi pour-
quoi, dit encore le saint Docteur, «ce qui arrive à l'homme durant
le sommeil ne lui est pas imputé; car il n'a pas l'usage de la rai-
son, lequel est nécessaire pour qu'un acte soit vraiment humain :
id quod accidit in somno non imputatur homini, quia non habet usum
rationis, qui est proprius hominis actus » (2). Est-ce à dire que la
raison, chez ceux qui dorment, demeure toujours totalement
inerte? Non. Si la raison n'agit point, ce n'est pas qu'elle soit en
elle-même frappée d'impuissance, c'est parce que les sens, dont-la.
raison dépend en une certaine manière, comme nous le disait tout
à l'heure saint Thomas, n'exercent plus leurs fonctions. Mais les
sens ne sont pas toujours influencés par le sommeil à un égal
degré ; et dans la mesure où ils s'en affranchissent, la raison peut,
elle-même reprendre son travail. Ecoutons encore saint Thomas.
Le passage que je vais traduire, si la théorie physiologique d'Aris-
tote qui s'y trouve exprimée n'a qu'une valeur relative, apparaîtra
d'une exactitude parfaite au point de vue de l'observation psycho-
logique : « Les sens, durant le sommeil, ne sont pas chez tous
également enchaînés. Quand les vapeurs affluent abondamment
au cerveau, non seulement le sensorium commun, mais l'imagi-
nation elle-même est liée, si bien que nul fantasme ne se montre ;
c'est ce qui arrive surtout quand quelqu'un commence de dormir,
après un repas abondant et des libations copieuses. Si l'aflluence
des vapeurs est un peu moindre, quelques images apparaissent,
mais incohérentes et sans suite, comme dans la fièvre, apparent
pjiantasmata, sed distorta et inordinata. Si l'affluence est moindre,
encore, les images apparaissent ordonnées ; comme cela s'observe
particulièrement à la fin du sommeil, et chez les hommes qui ont
à la fois une grande sobriété et une forte imaginafion. Mais si le
mouvement de vapeurs est faible, alors ce n'est plus seulement

(1) Summ. theolog. I, q. 101, a. ?.


(2) Summ. theolog. I, q. 94, a. 4 ad 4.
780 REVUE THOMISTE

l'imagination qui est libre, le sensorium commun lui-même se


trouve en partie dégagé, ipse sens'us communie ex parte solvitur; de
telle sorte que l'homme parfois, en dormant, juge que ce qu'il
voit n'est que songes, et paraît discerner entre les choses et les
apparences des choses, quasi dijudicans-inter res et rerum similitu-
dinps. Toutefois le sensorium commun demeure partiellement lié;
et c'est pourquoi, encore qu'il distingue entre certaines apparences
et les objets réels, il se trompe toujours cependant pour quelques-
unes, et ideo, licet aliquas similitudines discernât a rébus-, tamensemper
in aliquibus decipitur.- 11 suit de là —puisque là raison' est libre
pour l'action dans la mesure où les sens le sont eux-mêmes —que
dans le sommeil,'le jugement de l'intelligence est libre à propor-
tion que le sensorium et l'imagination se trouvent dégagés, c'est-
à-dire partiellement non totalement, non tamen ex toto. C'est pour-
quoi, ceux qui raisonnent en dormant, reconnaissent toujours,
après être éveillés, qu'ils ont failli en quelque point, unde illi qui
dormiendo syllogizdnt, cum excitantur, semper recognoscunt se in
aliquo defecisse (1) ».
De ce passage, et de plusieurs autres que je pourrais citer, il
résulte que la raison n'est pas incapable de toute action pendant
le sommeil. Il faut même ajouter, si vous voulez avoir Ta pensée
complète de saint Thomas, que la raison, quand la sensibilité tout
entière- sommeille, « n'en est que plus apte, par elle-même, aux
concepts les plus élevés', tdnto inteUigibilium abstractorum fit capa-
cior. Et voilà pourquoi, dit-il, c'est dans le sommeil et -dans
l'extase que les révélations divines sont perçues avec le plus
de clarté, unde in somniis et in alienationibus à sensibus corporis
magis divinse revelationes percipiuniur (2). »
Je n'ajouterai plus qu'une observation sur le sommeil; et elle
concerne la curieuse faculté que quelques-uns possèdent d'en
sortir tout spontanément à l'heure qu'ils se sont fixée avant de
dormir. « Plusieurs d'entre nous, dit M°" de Manacéine, ont eu
l'occasion de reconnaître qu'on peut en s'endormant se donner,
pour ainsi dire, l'ordre de se réveiller à telle ou telle heure, et
que cet ordre s'accomplit (3). » Le fait s'observe fréquemment, en

(1) Summ. Theolog. I, q. 84, a. 8, ad 2.


(2) Sum. Theolog. I, q. xn, a. 11.
(3j Le Sommeil, p. 35.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 781

particulier, chez les personnes qui gardent les malades, chez les
mères qui élèvent leurs enfants, les militaires, les employés de
chemins de fer. L'on dirait que, sous l'action de la raison et de.la-
volonté fixant la durée du sommeil, la sensibilité de ces sujets se
monte comme un système d'horlogerie,et qu'à l'heure déterminée,
une sorte de déclanehement vital se produit, qui amène le réveil.
Chez certains même, il se passe une chose plus remarquable
encore; c'est que, tout en dormant, ils suivent et ^remarquent les
heures. « Broussais rapporte qu'un M. Chevalier possédait cette
faculté à un degré très développé : on pouvait le réveiller à n'im-
porte quel moment de la nuit et lui demander quelle heure il
était : il répondait à la question sans même jeter un regard sur sa
montre, et ne se trompait jamais (1).--» Un autre de ces dormeurs
privilégiés, sachant que sa pendule avancé d'une demi-heure,
décide qu'il s'éveillera non au son de huit" heures, mais quand
l'aiguille marquera huit heures et demie. Il s'endort à minuit. Le
matin il se réveille en sursaut, avec la crainte d'être en retard,
mais non; il avait continué de dormir quand la pendule avait
sonné fortement huit heures, et il s'était, bien exactement réveillé
au moment où l'aiguille arrivait silencieusement sur la demie (2).
En résumé :
Le sommeil, quelle qu'en soit la nature spécifique et la vraie
cause, a certainement pour effet ou pour condition un état de
perturbation dans la sensibilité. Quand il se produit, ou bien les
sens, tant externes qu'internes, cessent totalement d'agir, ou bien
les uns agissent et les autres ne le peuvent pas; et parmi ceux
qui agissent, les uns le font très faiblement sous le coup d'exci-
i
tations violentes, les autres répondent par une explosion d'activité
'intense à des excitations faibles.; quelques-uns manifestent même
aine activité « élective » et en quelque sorte partiale. En ce sens,
;M. Mathiàs Duval a dit très justement : «Ce qui est essentiel-
lement aboli pendant le sommeil, c'est la fonction régulière qui
lie les impressions extérieures aveu le travail cérébral et celui-ci
avec les réactions volontaires, c'est la coordination normale des
fonctions de relation (3). » Cette saisie des sens, qui arrête leur

(1) DE MANACÉINE, le Sommeil, p. S6.


(2) Id., ibid., p. ,37. .'/
-..
(3) Cours de p/nsiologie, p. 118.
782 ' REVUE THOMISTE-

fonctionnement ou le trouble a pour résultat d'immobiliser la


raison ou de jeter le désordre dans ses opérations : l'acte libre
n'est plus possible, la pleine conscience, la possession et la maî-
trise de soi disparaissent.
Voilà ce qui m'a semblé utile de dire sur le sommeil. Nous
pouvons passer maintenant à l'interprétation des phénomènes
hypnotiques.

11

Puisque l'imagination est, comme nous l'avons vu, une faculté


si complaisante ou du moins toujours si empressée, demandez à la
vôtre un petit effort; et qu'elle vous représente M. .Bernheim à
Nancy, dans une salle de l'hôpital Saint-Pierre, où l'éminent pro-
fesseur veut montrer à un groupe d'étudiants comment on hypno-
tise et ce que l'on obtient de l'hypnose. Là se trouvent une qua-
rantaine de malades atteints d'affections diverses, et qui presque
tous ont été soumis déjà au traitement hypnotique, A peine entré,
les yeux du professeur se sont dirigés vers le troisième lit à droite.
Ledit est vide ; mais l'on voit tout près celui qui l'occupe habituel-
lement ; c'est un jeune phtisique qui peut avoir vingt ans; il a
passé une nuit'mauvaise; et, en attendant la consultation du
malin, il a cédé à la fatigue et s'est endormi dans son fau-
teuil profondément. Le docteur s'approche en silence, et en-
touré des étudiants qui se sont avancés sans bruit, il commence
à parler au malade d'une voix très douce, un peu traînante, et
coupée de petites poses : « Dormez... ne vous éveillez pas...
dormez... le sommeil vous fait du bien... il faut dormir... vous
dormez bien... d'un très bon sommeil... vous n'allez pas vous
réveiller... » Prenant alors avec précaution la main droite du
jeune homme, il ajoute : « Je lève votre main droite, vous n'allez
pas l'abaisser... votre gauche aussi... ne l'abaissez pas non plus ».
Les deux mains restent effectivement en l'air. Après quelques
instants, M. Bernheim les rabaisse jusque sur les genoux du
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 783

malade; et, se tournant vers ses élèves : « Vous le voyez, dit il, je
n'ai pas eu la peine de l'endormir : j'ai simplement transformé
son sommeil. Ce n'est pas bien difficile : cependant je dois vous
prévenir qu'on ne réussit pas avec tous les sujets : il faut ou un
entraînement préalable, ou une prédisposition particulière, et
toujours, bien entendu, procéder très doucement. Maintenant
vous allez voir comme il va être obéissant. »
S'adressant alors de nouveau à son malade, sur le ton ordinaire
de la conversation : « Tiens, dit-il, vous avez là dans votre main
droite un joli bouquet de roses... il faut en respirer le parfum...
il sent très bon. » Sur les lèvres du jeune homme se dessine un
sourire de satisfaction ; il lève sa main pour odorer à son aise le
bouquet imaginaire et aspire avidement la senteur. M. Bernheim
poursuit: « Il n'y a plus de bouquet, le bouquet a disparu: mais
voici sur l'index de votre main gauche un bel oiseau... c'est un
pinson. ..caressez-le. » Le jeune homme dirigé ses yeux vers sa
main gauche: les paupières sont légèrement entr'ouvertes; la
physionomie exprime un contentement mêlé d'une certaine sur-
prise : il fait le geste de caresser un oiseau qui serait posé sur sa
main gauche. Cela dure quelques instants ; puis les mains se
détendent et retombent : la vision a sans doute disparu. « Ecoutez,
reprend M. Bernheim, écoutez... le tambour... Voici maintenant
les clairons... un régiment qui défile... Allez voir-à la fenêtre d'en'
face. » Le malade ne se le fait pas dire deux fois ; il se lève vive-
ment, va à la fenêtre : il ne l'ouvre pas, mais il regarde avec un
vif intérêt, et, frappant des deux pieds le parquet, marque éner-
giquement le pas en prêtant l'oreille pour mieux entendre les tam-
ibours. La figure prend un peu de couleur et s'anime : il prononce
imême quelques mots imparfaitement articulés et qui nous échap-
ipent. « Tiens, lui dit alors M. Bernheim, vous êtes soldat... mais
oui, vous êtes soldat... Je vois même aux chevrons que vous
portez sur le bras que vous êtes sergent... sergent... oui, vous êtes
sergent. » A. ce moment, il se déroule une petite scène curieuse :
le jeune malade est tout transformé : il se dresse ; il se met à aller
et venir d'un pas ferme, avec une démarche fière, en étirant et
roulant une moustache qui à en juger par le geste, doit être d'une
belle longueur. Le voici qui s'arrête, les yeux grands ouverts et
fixés sur le mur :« Garde à vous !... alignement!... Voyez-moi cette
784 REVUE THOMISTE
.

espèce de chou-fleur !
» Il fait un pas en avant avec Un air de me-
nace. « Chargez!... joue!... feu! » A l'entrain que montre le
sergent, l'exercice pourrait bien ne pas finir tout de suite :
mais M. Bernheim lui fait entendre que les soldats sont ren-
trés à la caserne et que lui doit retourner à son fauteuil,
où il se réinstalle en effet tranquillement comme si rien
n'était arrivé. Lui présentant alors une tasse de la tisane qu'il a
l'habitude de prendre, l'habile opérateur lui dit : «Vous vous
êtes un peu échauffé en commandant : voici un petit verre d'eau-
de-vie qui vous fera grand bien... buvez '.. — Il boit. — Allez
doucement, car c'est un peu fort. » — Il fait la grimace et tous-
sotte.— «Maintenant vous allez encore dormir deux heures...
bien tranquillement... d'un bon sommeil... Quand vous vous
réveillerez, dans deux heures, vous vous sentirez très bien... vous
serez de belle humeur... et vous trouverez très bonne la viande
qu'on vous servira. »

Voyons si nous aurons beaucoup de peine à expliquer tout cela.


Avant tout, souvenons-nous que le jeune homme dort. Il'dort :
donc, d'après les lois psychologiques du sommeil que nous avons
constatées, ou ses sens n'agiront pas, ou leur actionne sera pas
normale et ordonnée;, donc, en second lieu, sa raison, plus ou
moins empêchée, n'exercera plus, son contrôle ni sa direction
ordinaires. Cette première observation générale supposée, repre-
nons lés faits dans l'ordre où nous les avons vus se dérouler, tout
à l'heure. .
,
M. Bernheim parle : le jeune homme ne se réveille pas, et
entend. 11 ne se réveille pas, parce que M, Bernheim a parlé très
doucement et de manière à ne pas provoquer un ébranlement, une
surprise des nerfs qui aurait eu pour conséquence de rompre le
sommeil; il entend, comme nous avons vu que beaucoup d'autres
dormeurs entendent. Mais voici qu'au moment où M. Bernheim
lui affirme qu'il a dans la main un bouquet de roses, ou sur le
doigt, un oiseau, il odore le bouquet et caresse l'oiseau. Cela va de
soi. En entendant ces deux mots « bouquet de roses » et « pinson »,
l'imagination du jeune homme s'est représenté ces deux objets,
tout comme votre imagination se les représente plus ou moins
nettement, en lisant sur cette page ces deux mots « bouquet de
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 785

roses..., pinson ». Seulement, parce que vous êtes éveillé; parce


que votre raison en pleine activité s'assure par le témoignage de
la vue et du toucher et par diverses réflexions, qu'au bouquet et à
l'oiseau de votre imagination ne répond, dans le cas présent, aucun
objet réel, rien ne vous sollicite à odorer ou à caresser. Au con-
traire, la raison de notre malade ne pouvant, à cause du
sommeil, faire ces réflexions et soumettre au contrôle des sens les
images qui lui sont présentées, rien ne contredit en lui ces images ;
et suivant la loi « des images non contredites » il les prend pour
des réalités, « cum offeruntur imaginarise similitudines, inhxretur
eis quasi rébus ipsis, nisi- contradicat sensus aut ratio (1). » Cela
étant, il n'est pas difficile de deviner ce qui arrivera. Dès lors que
l'imagination est éveillée, il y a tout lieu A& penser que sa voisine,
Fémotivité, n'est pas endormie. Or, nous l'avons vu (2), quand
notre émolivité, ou volonté sensible, se trouve en face d'un objet
perçu comme réel et en même temps comme gracieux, charmant,
désirable à un titre quelconque, la sympathie, l'attrait, la ten-
dance à posséder effectivement l'objet et à en jouir naissent spon-
tanément; et la faculté n'a point de repos et n'en laisse point aux
autres, jusqu'à ce que ses désirs soient satisfaits ; c'est-à-dire jus-
qu'à ce que les nerfs moteurs et les muscles qui sont sous sa
dépendance, guidés par l'imagination,. exécutent les mouvements
nécessaires pour atteindre ce qui la charme et donner cours à ses
démonstrations de plaisir. Aussi, regardez ce qui se passe dans
notre jeune homme : il se voit dans la main un vrai bouquet, sur
le doigt un véritable oiseau : comme il aime les roses et les
oiseaux, et qu'il a l'habitude de jouir des fleurs en aspirant leur
,parfum, et des oiseaux en les caressant, vous le voyez élever le
bouquet pour l'odorer, et passer la main sur l'oiseau, en souriant,
pour le caresser.
i. Ainsi tout s'explique sans peine, l'existence et le fonctionne-
ment de nos diverses facultés étant connus : et, que l'on
veuille bien le remarquer, tout s'explique, sans qu'il soit besoin
le moins du monde de recourir à une action directe quelconque de
la volonté de M. Bernheim sur celle du jeune homme. M. Bernheim
n'a pas agi sur la volonté. 11 ne le pouvait pas : car nulle créature,

(1) V. notre numéro de novembre, p. 636 et suiv.


(2) Numéro de novembre, p. 640. '

REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE. 53.


786 REVUE THOMISTE

si élevée qu'elle soit, « ne peut influencer directement la volonté


humaine, pas même lui imprimer la plus légère inclination :
Dieu seul le peut, parce que seul, comme créateur de la volonté
il a sur elle une action assez profonde pour y produire, ou y
changer, telle inclination qu'il lui plaît, non potest ulla creatura
DIRECTE agere in voluntatem ut eam immulet necessario, vel QUALITER-
CUBIQUE inclinet, quod Deus potest (1). » Nulle volonté créée, angé-
lique, diabolique ou humaine, ne peut agir sur une volonté étran-
gère, sur ma volonté ou sur la vôtre, par un autre moyen qu'en,
lui proposant un objet, qui la sollicitera avec plus ou moins de
succès, c'est-à-dire par voie de persuasion : «— potest extrinsecus
aliquid proponendo voluntati, eam ALIQCALITER INDUCERE, non tamen
immutare (2). » L'hypnotiseur agit sur la volonté de son sujet seu-
lement à la façon de l'intelligence qui, comme le dit si bien saint
Thomas, « ne dirige pas la volonté en l'inclinant vers le but,- mais
en lui montrant où elle doit tendre, non quasi inclinans eam in- ici
ad quod tendit, sed SICUT OSTÊNDENS ei quo tendere debeat (3). » Ainsi a
fait M. Bernheim. En articulant nettement et en répétant à dessein
plusieurs fois ces mots : « un bouquet de roses dans votre main —
un oiseau sur votre doigt » il s'est attaché à donner du relief et de
la couleur aux images : de fait, il a réussi à impressionner l'imagi-
nation ; et le reste a suivi, et devait suivre.
La seconde scène à laquelle nous avons assisté n'a plus besoin
d'être expliquée après ce que j'ai dit sur la première. — « Voici, le
tambour... le clairon... un régiment qui passe... Allez voira la
fenêtre. » Le tambour, le clairon, le régiment, sont devenus des
réalités, comme tout à l'heure le bouquet et l'oiseau, et pour la
même raison. Seulement la sympathie éveillée dans le jeune
homme par ces images a été autrement vive, Pensez donc, un régi-
ment!... ces beaux officiers aux épaulettes d'or, à l'épée qui
flamboie... ces beaux soldais qu'il a vus tant de fois, toujours si
bien entraînés à la mine si vaillante... ceux-là qui gardent
..
Nancy et les portes de la France!... Entendre qu'un régimentpasse
et courir le voir passer, sont deux actes, chez lui, dont l'un
appelle naturellement l'autre et que l'habitude a encore plus étroi-

(1) SAINT THOMAS. Quant. Disput. De Verilate, q. xxn, a. 9.


(2) Ibid.
(3) Ibid., art. H.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE soi, DIABOLIQUE 787

tement associés. Aussi ne s'est-il pas fait prier pour aller à la


fenêtre.
Mais voici bien autre chose : maintenant il se .croit soldat, ser-
gent, — et commande l'exercice ! — La scène est un peu plus com-
pliquée que les précédentes; mais elle a les mêmes causes et s'ex-
plique absolument de même. « Vous êtes soldat, vous êtes sergent, •

vous portez les chevrons. » Ces mots font saillir sa propre image
dans le cerveau du sujet ; il se voit en costume de soldat, sergent
bien chevronné. Sa raison ne lui disant point que c'est absurde, il
se croit tel qu'il se voit, comme, en rêve, un vieillard se croit
petit enfant (1), un forçat, président de tribunal, un marmiton,
grand seigneur. Mais cette image de sergent évoque en lui toute
une nuée d'autres images et de souvenirs. Ah les sergents, il les
!

a vus, lorsque simple gamin allant à l'école et plus tard jeune


apprenti se rendant à l'atelier, il faisait un détour pour passer par
le Champ-de-Mars. Il les a vus alors commander à leurs pelotons,
fiers, hautains, grondeurs, tout leur cédant, tout leur obéissant à
l'oeil ; les fusils se levant, s'ahaissant, se chargeant, s'épaulant,
parlant, à une seule de leurs paroles. Les sergents, ah! quels
hommes!... Il s'est bien promis qu'une fois au service, coûte que
coûte il arriverait au grade... Ce sont toutes ces images, tous ces
souvenirs, toutes ces aspirations depuis longtemps accumulées
dans cette âme naïve, qui ont surgi dans la sensibilité de notre
jeune homme, quand M. Bernheim lui a dit: « Vous êtes ser-
gent. » Il se trouve par rapport à cette image, non pas dans un
état d'indifférence, mais clans un état passionnel d'une intensité
profonde... Aussi l'imagination vivement actionnée éclaire à
pleine lumière toutes celles de ses images qui ont coutume d'ac-
compagner celle de sergent, les images du geste, de la démarche,
de la physionomie, du langage, celle du peloton de soldats etc., :
et comme rien ne les contredit, elles sont prises pour autant de
réalités; et notre homme ne doutant pas d'être vrai sergent, se
démène, parle et commande en vrai sergent.
Inutile de répéter toutes ces explications pour faire voir com-
ment M. Bernheim lui suggérant l'image du retour à son fauteuil,
ce mouvement, que l'habitude lui a rendu si facile, s'exécute sans

(1) A. MAUHY, le Sommeil et les Rêves, p. 92.


788 REVUE THOMISTE

résistance, ou comment le docteur lui affirmant ensuite que la


tisane qu'il lui présente est un petit verre d'eau-de-vie très forte, il
boit en toussotant. Tout au plus serait-il opportun de rappeler au
lecteur que, suivant l'observation rapportée dans la première
partie de cet article, l'homme dans le somnambulisme naturel ou
artificiel est insensible aux objets étrangers à ses préoccupations.
Sergent et tisane sont deux images qui ne forment pas couple,
dans le cerveau de notre homme; par exemple, sergent et petit
verre d'eau-de-vie, c'est autre chose : et voilà comment il croit à
l'eau-de-vie et ne reconnaît point la tisane.

Mais ne nous arrêtons pas davantage à ces phénomènes d'inter-


prétation trop aisée; d'autant plus que M. Bernheim nous en
réserve de plus curieux. Pendant que nous dissertions, il a hypno-
tisé un autre malade, un employé de chemin de fer d'une quaran-
taine d'années qui a failli s'empoisonner en buvant du lait de
chaux, et dont le système nerveux, après cet accident, est plus
endommagé encore peut-être que l'estomac. « Non, non, lui dit-il,
vous ne pouvez plus marcher..., vous ne pouvez plus faire un seul
pas... vous ne pouvez pas davantage prononcer mon nom... vous
le
ne pouvez plus....cela vous est impossible... essayez, vous ne le
ferez pas... vous ne pouvez pas le faire ». Et, en effet, le pauvre,
homme, malgré le désir qu'il a de se mouvoir et de nommer
M. Bernheim, reste cloué sur place et ne réussit pas à prononcer
le nom du Docteur, qui poursuit : « Ce sera bien mieux tout à
l'heure : je vais sortir deux minutes, et, quand je rentrerai, N... ne
me verra plus, il lui sera absolument impossible de me voir ».
Il nous faudra peut-être, à nous, bien plus de deux minutes pour
expliquer cette immobilité et ce mutisme que nous venons de voir-
produits d'une si étrange façon. Et qui sait même si nous pourrons
y réussir? Essayons toujours.
.J'ai dit que le sujet a été mis en sommeil hypnotique. Nous
devons donc nous attendre, suivant ce qui a été déjà établi : 1° à ce
que ses sens ne manifestent pas une activité ordonnée, mais plus
ou moins incohérente ; 2° à ce que sa raison n'exerce plus son
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 789

contrôle régulier. Mais cette remarque, si vraie et si importante


qu'elle soit, nous avance peu. Ce qu'il nous faudrait, ce serait
connaître les conditions psychologiques nécessaires pour qu'un
homme puisse prononcer un mot, ou exécuter un mouvement
volontaire. Ces conditions connues, nous trouverions peut-être
qu'il manque l'une ou l'autre à N., et nous comprendrions dès lors
pourquoi il demeure immobile et partiellement muet.
Aristote, Albert le Grand et saint Thomas, avec leur analyse
d'une finesse et d'une exactitude merveilleuses, vont nous per-
mettre d'établir ces conditions.
« Dans les mouvements volontaires que nous exécutons, dit
saint Thomas, ce qui donne l'impulsion initiale, c'est le bien actuel
désiré, tel que l'intelligence ou l'imagination le montre, « In motu
animalis mooens quod non movetur, est bonum actuale appetitum prout
est intellectum vel imaginatum » (1). D'après ce texte, qui résume
toute la théorie, trois conditions sont requises pour qu'un mou-
vement volontaire s'effectue : La première, c'est que le mouvement
à exécuter soit représenté par l'imagination : il est évident, en
effet, que nous ne saurions vouloir un mouvement que nous ne
nous figurons d'aucune manière. La seconde est que l'imagination
nous montre ce mouvement comme un bien, comme avantageux
ou agréable : l'objet de la volonté étant le bien, nous ne pouvons
vouloir que ce qui est bon, ou paraît être tel et nous convenir de
sorte ou d'autre. Cela revient à dire que l'image n'est vraiment
motrice que sous le bénéfice du jugement, de la raison ou de l'esti-
mative appréciant comme désirable le mouvement qu'elle repré-
sente (2). La troisième condition est celle qui nous importe le plus :
elle exige que l'image représenté un bien actuel « bonum ACTUALE »,
c'est-à-dire un bien réalisé ou réalisable. Nous l'avons vu, en
effet (3), ce qui sollicite la volonté, ce n'est pas un bien qui n'existe
qu'à l'état d'abstraction ou purement chimérique, mais un bien
actuellement réel ou qui du moins peut le devenir. Si donc l'imagi-
nation ne montrait à la volonté qu'un mouvement irréalisable, si
désirable qu'il fût par ailleurs, la volonté ne ferait pas le moindre

(1) Commentai-, De Anima, lib. III, lect. XV.


(2) ALBERT I.B GHAND, De molibus animalinm, lib. II, tractât. II, cap. v,;
(3) N° de novembre, p. 640.
790 REVUE THOMISTE

effort pour actionner les membres etles déterminer au mouvement.


Il va de soi que ces trois conditions, qu'on applique tout d'abord
aux mouvements de translation et de préhension, doivent pareil-
lement être entendues des mouvements que l'expérience nous a
enseigné être nécessaires pour l'émission de la voix et l'articu-
lation des mois. Aussi saint Thomas, dans un passage qu'admi-
reront bien sûr nos physiologistes qui traitent'de la parole et de
l'aphasie, dit-il expressément : « Le verbe, ou la parole, quand
il s'agit de l'homme, peut signifier (1) proprement trois choses,
verbum triplicitur in nobis proprie dicitur : en premier lieu, verbe
signifie la voix articulée, le mot prononcé par la bouche, verbum
quod ore profiertur; verbe signifie, en second lieu, la pensée que
l'esprit conçoit, intellectus conceptum; enfin, en troisième lieu, il
signifie l'image qui représente le mot à prononcer et d'où il
procède, ipsa imaginatio vocis... a quâ procedit (2). » Concluons
donc de la prononciation du mot ce que nous avons dit des
mouvements en général : la volonté ne fera, effort pour le faire
prononcer par les organes qu'autant que l'imagination en mon-
trera l'image, et que la faculté du jugement aura statué que l'acte
de prononcer le mot est opportun et possible.
Revenons maintenant à notre hypnotisé, et voyons s'il remplit
les trois conditions indiquées. Pour la première, l'on n'en saurait
douter : les paroles de M. Bernheim ont bien fait naître dans son
cerveau l'image du mouvement à exécuter, du mot à prononcer.
De même, il faut admettre qu'il lui paraît désirable et bon d'ac-
complir ces actes. Les deux premières conditions sont donc rem-
plies. Mais la troisième ne l'est pas. Notre homme ne voit pas
ces actes comme « bien réalisables, bonum actuale » : au contraire,
il les estime impossibles. M. Bernheim ne lui a-t-ii pas dit et
répété avec insistance : « vous ne pouvez plus bouger de votre
place... vous ne pouvez plus prononcer mon nom... vous ne pou-
vez plus... cela vous est impossible. » Il le croit, comme il l'en-
tend. Si sa raison était libre, il redresserait ce jugement; il se
moquerait des affirmations du docteur : mais c'est que justement
sa raison est liée et a perdu son pouvoir de contrôle, puisqu'il

(1) GRASSET, Leçons de clinique médicale, leçon i. :


Des diverses variétés cliniques
d'aphasie. •
.
(2) Summa Theolog., I, q. 34, a. 1.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 791

est en sommeil hypnotique. Sa volonté ne posera donc pas l'acte


requis pour que les organes se mettent à l'oeuvre ; tout se bornera
donc, chez lui, à de vains et impuissants désirs; il ne bougera
donc point de place et ne prononcera point le nom de M. Bern-
heim. Le fait se passe exactement comme le demandait la
théorie.
M. Bernheim étant sorti de la salle quelques instants, comme
ilTavait annoncé, rentre et trouve N... précisément à l'endroit où
il l'avait laissé. — « Eh bien, vous n'avez pas bougé, je l'avais
bien dit. Essayez tant qu'il vous plaira: vous ne pourrez pas, y
réussir. » Pendant que M. Bernheim lui parle ainsi, N... regarde
autour de lui d'un air distrait et indifférent. — « Mais regardez-
moi donc, je suis devant vous... je vous parle... Vous voyez,
Messieurs, que je n'existe plus pour lui : je puis lui faire ce que
je voudrai, tout sera non-avenu. » En disant cela, M. Bernheim
saisit N... par les épaules et le secoue vivement; ensuite, il prend
une épingle, et lui pique le dessus des mains, le bout des doigts,
les narines; il approche la pointe des yeux grands ouverts; pin-
çant la paupière de l'oeil gauche entre l'index et le pouce, il la
retourne et appuie dessus légèrement l'épingle. Pendant tout ce
temps N... a montré la même, indifférence : il n'a point retiré les
mains, point détourné le visage, point fermé les yeux, ni donné
un signe d'étonnement ou de douleur. Manifestement, tout ce
que nous venons de voir n'est point arrivé pour lui.
Je ne m'attarderai point à montrer que N... a pu très naturel-
lement, dans son état, ne point apercevoir M. Bernheim, et ne
point sentir ses piqûres; puisque, d'une part, il est notoire et
scientifiquement prouvé que, « chez les somnambules la rétine
devient insensible même souvent à la plus vive lumière » (1), et que,
d'autre part, un homme peut, sans qu'il faille invoquer le miracle,
être insensible à des coups d'épingle, quand tant d'autres ont été
insensibles à des coups d'épée, et que l'on a entendu, par exem-
ple, un soldat crier, après une décharge de l'ennemi : « rien, tout
va bien », alors qu'il venait d'avoir le bras fracassé par un bou-
let » (2). Ce qu'il serait intéressant de savoir, et ce que je voudrais

(1) MAURY. Le Sommeil et les Rêves, p. 207.


(2) V. N° de novembre, p. G33.
792 REVUE THOMISTE

pouvoir dire, ce serait l'état ou les états psychologiques auxquels


répond cette insensibilité.'Malheureusement, les sujets, quand ils
ne sont plus en expérience, oublient ce qui leur est arrivé : puis,
s'il est si rare de trouver, même chez les hommes instruits, l'art
et l'habitude d'analyser sa propre vie psychique et d'en rendre
compte, qu'espérer d'esprits le plus souvent incultes et incapables
de toute réflexion tant soit peu subtile et approfondie? Puisque
nous ne pouvons attendre de notre malade qu'il nous rapporte ce
qui s'est passé en lui, essayons de nous l'expliquer un peu, en
recourant aux notions générales de psychologie que nous
avons exposées (ï).
Le principe qui paraît dominer tout, dans le cas présent et les
autres cas analogues, est celui que saint Thomas a formulé ainsi
dans un passage bien court, mais d'une bien grande portée :
« Nulle faculté de connaissance ne perçoit quelque chose actuel-
lement, sans l'attention, vis cognoscitiva non cognoscil aliquid actu,
nisi adsit intentio. De.là vient que parfois l'imagination ne perçoit
pas certaines images que pourtant elle conserve dans son organe :
c'est que l'attention ne se porte pas de leur côté, quia intentio non
refertur ad ea. Dans les êtres doués de volonté, en effet, il appar-
tient à la volonté d'appliquer les autres puissances à l'action, et
elle ne les y applique pas toujours, apipetitus enim alias potentias
in actum movet (2). » Un objet peut donc agir sur l'un de nos sens
et y imprimer son image, bien que l'image soit dans l'organe, in
organo conservata, la perception ne s'ensuivra pas pour cela inévi-
tablement. Ainsi, de ce que l'image de M. Bernheim est reçue
dans l'oeil de son patient, de ce que son épingle lui perce la peau,
il n'en résulte pas nécessairement crue le patient voie effectivement
M. Bernheim, ou sente les piqûres. Il n'aura cette double sensa-
tion de la vue et du tact que si la vue et le tact sont attentifs et
app>liqués. Or ils ne le sont pas. C'est qu'en effet la volonté n'a
pas dû, n'a pas pu les appliquer et les rendre attentifs. La volonté,
nous le voyions il n'y à qu'un instant, ne tend pas et ne fait pas
effort vers ce que la raison ou l'estimative juge impossible. Mais
N... est fermement convaincu qu'il lui est impossible d'apercevoir

(1) V. N° de novembre.
(5.*) Summa Cont. Gentil., lib. I, cap. 55.
L'HYPNOTISME FRANC N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE 793

M. Bernheim. Celui-ci l'en a trop bien assuré. Sa volonté ne se


donnera donc pas la moindre peine pour atteindre ce résultat, et
par conséquent n'appliquera ni la vue ni un autre sens à saisir
quoi que ce soit qui se rapporte à M. Bernheim présent.
Mais, dira-t-on peut-être, puisqu'il l'entend, pourquoi ne le
voit-il pas ? La réponse est facile. Il ne le voit pas, pour la raison
je
que viens de dire. Il l'entend, parce que depuis que M. Bernheim
a commencé de l'hypnotiser, il se trouve en étroit rapport avec
lui, parce que son attention est concentrée sur M. Bernheim par-
lant. M. Bernheim parlant a capté l'attention de N..., intentionem
animée. Et voilà justement ce qui nous explique pourquoi il est si
impuissant à s'appliquer, c'est-à-dire à appliquer ses facultés à
autre chose qu'à ce que lui suggèreTéminent opérateur.
— Mais il est absurde et illogique que quelqu'un entende un
homme parler et ne le perçoive pas comme présent. C'est vrai.
•—
Mais vous oubliez que vous êtes en présence d'un homme qui
est plongé dans le sommeil hypnotique, et que la marque propre
de l'activité humaine pendant le sommeil, c'est l'incohérence, la
contradiction, l'illogisme. Bappelez-vous vos rêves.
On le voit, l'insensibilité que présente N... est simplement un
cas de cette « sensibilité élective » qui est assez fréquente clans
le sommeil ordinaire, et très ordinaire dans le somnambulisme,
De merveilleux, il n'y en a point ici. La raison arrive même à
s'expliquer dans une assez large mesure comment le phénomène a
pu se produire,

Fr. M.-TH. COCONNIER, O.P.

(Z/'abondance des matières et la, longueur de l'article nous obligent


de renvoyer lafin de cette étude au numéro p>rochain.)
BULLETIN PHILO SOPHIQUE

LES LIVRES
[Suite]
-

III. — L'ANNJÏE PHILOSOPHIQUE 1898 (1)


(ALCAN, 1896)
RENOUVIER : Doute et croyance.

L'article de M. Renouvier ne traite pas directement la question de


la Contingence. Celle-ci est cependant le nerf de sa thèse.
M. Renouvier se propose de trouver dans la loi morale le guide le plus
sûr pour l'affirmation d'une Vérité première (p. 76).
C'est dire qu'il exclut, lui aussi, l'intellectualisme. Et, en effet, tout son
effort se tourne à démontrer que le dogmatisme, aussi bien matérialiste
que spiritualiste, manque de base.
Il en donne deux raisons. La première est le relativisme de notre con-
naissance rationnelle. Le contre-examen victorieux delà critique kantienne
n'a pas été fait (p. 7). La seconde est la contradiction inteltectuelfe
impliquée dans fes deux thèses fondamentales de j;out dogmatisme : l'-infî-
nitisme et le déterminisme (pp. 9-ol). C'est ici qu'une première fois nous
rencontrons la thèse de la contingence.
Le dogmatisme déclaré impuissant comme doctrine doit-il céder le pas
au scepticisme ? Renouvier soutient le contraire. Ce n'est pas le Doute
qui recueillera l'héritage du dogmatisme, mais la Croyance (p. 8). Pour-
quoi ?
.

Parce qu'if nous reste, pour adhérer à la vérité, la loi morale présente à
la conscience et lui commandant. La loi morale postule clé notre côté la
liberté d'agir, « car elle nous oblige de regarder comme possible ce qu'elle
nous commande dans la supposition implicite que nous pourrions ne le
pas faire » (p. 73). Elle postule du côté de l'objet de celte liberté, un
monde donné, au moins comme champ d'exercice de l'activité morale. Nous
avons ainsi tourné, sans sortir de l'immanence, les conséquences scej>-
tiques du principe de la relativité. Si nous ne connaissons pas le monde
extérieur par l'évidence, nous pouvons, nous devons y croire.
(1) Voir Rev. thom., juillet 1S96.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 795,

Maintenant, il est permis aux dogmatistes de l'un et de l'autre camp


d'ordonner ce monde à l'aide des principes du déterminisme et de l'inii-
nitisme. Suivant leurs habitudes d'esprit et la morale qu'ils auront
embrassée (p. 53), les uns attaqueront, les autres défendront l'ancienne
foi théolôgique, chacun abandonnant l'illusion d'être en état de forcer la
conviction d'autrui. Mais ils devront renoncer à être la Science : ils ne sont
qu'un ordre de croyances (p. 53*75). L'autre croyance (le criticisme)
admettant la liberté du jugement peut rejeter le dogmatisme et, par la li-
berté, échapper aux doute.
M. Renouvier espère mettre ainsi hors des atteintes des spéculations
scientifiques, les grandes vérités premières : la liberté humaine, la person-
nalité divine et là création (p. 72); rendre à la philosophie qui n'impose plus
à personne (p. 9) la fonction directrice des idées générales qu'elle avait
assumée au siècle dernier (p. 6). On parerait ainsi au danger social résul-
tant des progrès de l'Eglise « qui donne ce que ni la philosophie ni la
science ne donnent au peuple », de la décadence du parti anticlérical, « en
très grande majorité composé d'esprits étroits et bornés » (p. 3), des
succès dès révolutionnaires fort éloignés « d'arriver à un état d'esprit et à
la possession de doctrines formulées qui permettent de compter sur eux »
(p. 2). Entrepi'ise des plus opportunes, car nous touchons à un noeud de
l'histoire et des destinées sociaies (p. 6)

Nous ne discuterons pas tes espérances crue M. Renouvier fonde sur le


succès de sa méthode. Si habilement construite qu'elle apjuaraisse en vue
de justifier certaines idées courantes, il est fort probable qu'elle influera
peu sur les esprits cultivés, à plus forte raison sur les masses. Il semble
que M. Renouvier ait voulu accaparer au profit du criticisme un certain
état d'esprit, assez commun, dont M. Brunetière s'est fait le porte-parole.
Nombre de nos contemporains, impuissants à se tenir à des dogmes fixes,
sentant d'ailleurs la nécessité de doctrines morales, passeraient volontiers
sur le côté spéculatif des dogmes jDour ne considérer que leur côté de haute
utilité (1). Mais c'est là une disposition toute pratique et comme forcée.
Elle n'est pas adoptée de ga'îlé de coeur et par système : elle est tout sim-
plement une suite de la difficulté qu'il y a à se reconnaître et à se former
une opinion au milieu de l'émiettement et des contradictions doctrinales
contemporaines ; un état d'esjjrit transitoire occasionné par le discrédit
dans lequel est tombée une science dont on avait trop attendu. Dans
ces esprits, incapables de se résoudre, règne et demeure l'idée et

(t) Revue des Deux Mondes, 1« mai 1895, la oct. 1896. Articles de M. BRUNETIISHE.
796 REVUE THOMISTE

l'estime d'une vérité objective absolue, à laquelle ils se soumettraient sans


tarder, s'ils la reconnaissaient quelque part. « Qui pourrait dire, dé-
clare M. Boutroux, que nous avons renoncé à l'idée d'une science absolue,
d'une morale capable d'autorité (1)? » Or, l'essence du criticisme est:
précisément de fermer la porte à cette espérance, de systématiser le
doute, de lui donner une sanction définitive en ouvrant au besoin de
vérité qui nous tourmente une issue vers une vérité imparfaite, la
croyance. Lé..système de M. Renouvier ne répond donc pas. à l'état
d'esprit qu'il a en vue,: lequel n'abdique nullement, même en morale,
l'espoir de rencontrer l'absolu.
D'ailleurs, la solidité de ce système, dans sa partie positive (celle qui
prend son appui dans la loi morale), est contestée depuis liant et est des
plus contestables. Que l'idée de loi morale étant donnée implique- l'idée de
liberté et crue celle-ci postule une certaine réalité pratique du monde
extérieur, personne ne le conteste. Mais ce sont là des rapports objectifs,
au sens kantien du mot, c'est-àrdire idéaux; ce sont des énonciations
nécessaires. en elles-mêmes, comme conséquences. Existe-t-il quelque
chose qui y corresponde ? Il faudrait pour pouvoir l'affirmer que la loi
morale fût donnée comme existante. Mais qui donc, ayant admis la méthode
de la première critique, pourra voir dans l'idée du Devoir autre chose
qu'une forme de la pensée, analogue aux catégories ou aux idées de la
raison pure, une disposition subjective, une habitude innée ? Il reste donc
que le système de Renouvier est applicable à une race possible à laquelle
la loi morale serait donnée comme existante : l'est-elle à la nôtre ? nous
n'en savons rien..

Pour échapper au doute, le meilleur est de revenir au dogmatisme pour


le considérer plus attentivement. Le prisonnier finit par découvrir toute
une échelle de saillies propres à son évasion dans la muraille abrupte qui
semblait, à son premier regard, un obstacle infranchissable.

Et d'abord, la théorie de la relativité de la connaissance ne tire-t-elle


pas sa force, toute négative, des objections .qu'elle élève contre l'objecti-
visme. Or ces objections peuvent bien susciter le doute sur la doctrine
contestée; elles ne démontrent pas positivement sa fausseté. La plus forte
de ces objections est tirée de l'immanence des opérations de la sensibilité
et de l'intelligence. Mais il n'est pas nécessaire -qu'une opération soit
troublée et faussée par la nature du sujet qui la produit. liant fait inter-
venir le sujet avec ses formes à priori, ses catégories, ses idées ; mais

(1) Cours de 1894-95. Leçon d'ouverture.


BULLETIN PHILOSOPHIQUE 797

Aristote le regarde comme une capacité vide, ayant pour tout acte et tout
apport la pure forme de la puissance, sensible ou intellectuelle. L'un n'est
pas plus impossible que l'autre. Et la nécessité de nos jugements intellec-
tuels s'explique aussi bien, si l'universel existe fondamentalement dans
les choses où l'a déposé, en le produisant, l'Intelligence suprême qui
constitue son unité originelle, que clans l'hypothèse des jugements syn-
thétiques à priori.
Il n'est pas davantage démontré que les principes fondamentaux du
dogmatisme, le principe de causalité en particulier, soient des jugements
synthétiques. Dans l'idée d'effet est impliquée analytiquement l'idée de
cause. Un effet n'est pas « ce qui arrive à l'existence ». Un effet est un effet,
c'est-à-dire une réalité que l'esprit perçoit par intuition comme étant le
fond, l'essence des choses'qui arrivent, hanovitas essendi n'est que-l'enve-
loppe de l'effet : elle contient des éléments hétérogènes, dont l'intuition
abstrait l'élément formel et commun, l'ordre à la cause. Voilà ce qui a
trompé liant. Il a pris pour l'effet le bloc dont il fait partie; il a reconnu
l'hétérogénéité d'un tel être avec l'être qui le cause (et justement, car ces
deux êtres ont chacun son existence) et il a fait ainsi du principe de causa-
lité un principe synthétique. Il n'a pas démêlé l'essence propre d'effet,
laquelle ne vit crue dé son rapport à sa cause propre qu'elle implique
comme son terme, identique en essence, ne différant que par la relation
d'agent et de patient.
Si l'on peut dire que le contre-examen victorieux de la critique kan-
tienne n'a pas été fait, on peut dire tout aussi bien que la critique kan-
tienne n'est nullement victorieuse. D'ailleurs, que-M. Renouvier se ras-
sure. La renaissance du thomisme date de dix-huit ans. Elle n'a pas dit
son dernier mot (1).

; Les contradictions intellectuelles des dogmatistes, tel est le second


argument de M. Renouvier. A l'entendre, tous les dogmatistes sont déter-
ministes et inlinitistes. Or, le déterminisme et l'infinilisine sont contra-
dictoires. Le thomisme est pris à parti d'une manière toute spéciale. Il est
l'un des ancêtres du déterminisme matérialiste (p. 10) aussi: bien que kan-
tien. Le «monde nouménal est l'héritage assez reconnaissable de celui
des théologiens thomistes dans lequel Dieu voit et fait, dans- un présent
immuable, toutes les choses que les créatures, dans le temps, voient et
croient comme leur oeuvre successive » (p. 13). L'infinitisine « pos-
sède la propriété singulière de réunir .en un genre commun la théo-

(1) M. Renouvier cite environ vingt, fois saint 'Thomas ou les thomistes dans son opus-
cule do 100 pages, mais c'est à propos de telles généralités qu'il ne nous a pas été pos-
sible de reconnaître s'il avait une connaissance sérieuse de leurs oeuvres.
798 REVUE THOMISTE

logie et le spinosisme avec pour intermédiaire, les doctrines carté-


sienne et leibnizienne, et à l'aile droite le thomisme, à l'aile gauche
l'évolutionnisme franchement matérialiste » (p. 32). Le tout forme une
véritable théologie des contradictoires dissimulés.
M. Renouvier fait bon marché des divergences de ces philosophies. Ce
sont, dit-il, des variations accidentelles qui se contrarient mutuellement et
se neutralisent (p. 32). Je crains que dans cette affirmation l'auteur
n'oublie le précepte qu'il trace si complaisamment aux autres de
renoncer à l'illusion d'être en état de forcer la conviction -d'autrui s'il est
de bonne foi.
Jamais les dogmatistes, à quelque parti qu'ils appartiennent, ne concé-
deront que l'infini actuel immanent et l'infini actuel transcendant aient un
élément commun. Le second, quoi qu'en ait M. R., est en dehors des caté-
gories et par conséquent échappe dans son essence même aux prises du
principe de contradiction entant qu'il s'applique à l'être-fini. Le premier,
au contraire, est dûment critiqué par lui et nous partageons l'avis de M. R.
à son endroit. Dans le inonde des catégories (au sens aristotélicien ou
kantien ou néo-criticiste, peu importe), il ne saurait y avoir d'infini actuel,
ni dans le temps ni dans l'espace. L'infinité que nous sommes tentés de
poser n'est qu'une infinité potentielle.
Pareillement le déterminisme immanent .des panthéistes et des maté-
rialistes, et le déterminisme hypothétique (qui fut celui d'Aristote II. Phys.
et de saint Thomas avant d'être celui de Leibnitz. Cf. Dauriac, p. 105 et
109) ne sont pas assimilables. Le premier, s'il est, ne jjeut être qu'absolu.
Un monde qui porte sa condition en lui-même ne saurait qu'être néces-
saire. Au contraire, une nécessité hypothétique [necessarium ex supjiosi-
tione) s'accorde avec un mode d'agir contingent. La condition'transcen-
dante intervient pour déterminer i'indifférence de la cause seconde ; mais
si celle-ci est essentiellement contingente, elle ne saurait opérer néces-
sairement. Le résultat sans doute est nécessaire, comme fait; il n'est pas
produit d'une manière nécessaire. Déterminer n'est donc pas nécessiter.
Et de là suit cette conséquence que le déterminisme matérialiste et pan-
théiste évince nécessairement la liberté : le déterminisme hypothétique,
absolu, quant au fait, du côté de la cause première (qui sans cela ne serait
pas cause première étant conditionnée par un effet contingent), est relatif
quant au mode suivant lequel le fait est produit. Il laisse place à la liberté.
L'infini et le déterminisme de ceux qui admettent un élément transcen-
dantal n'a donc rien de commun avec l'infini matériel et le déterminisme
immanents. Restent deux questions : Pouvons-nous nous élever au trans-
cendant? Le transcendant grâce auquel le monde échappe à la contradic-
tion n'est-il pas contradictoire en lui-même ?
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 799

M. Renouvier qui en est encore à croire que le principe de causalité est


un principe synthétique, au sens kantien du mot, soutient en conséquence
qu'il ne saurait nous faire sortir du monde de l'expérience et des caté-
gories, « milieu nécessaire de l'esprit » (p. 72). Car, pour synthétiser, il
faut deux termes connus d'avance. Mais nous savons par les lucides ana-
lyses d'Aristote que le principe de causalité est analytique, c'est-à-dire
que l'analyse découvre dans l'effet l'ordre qu'il a de par soi z.aO' aùxo,
per se quarto modo à une cause (I Post. Anal., leç. X). Oui, « il faut à toute
relation deux termes » (p. 73). dirons-nous avec M. Renouvier, mais ces
deux termes peuvent être, impliqués clans un seul d'entre eux. Dès lors que
mon esjjrit a reconnu dans un objet de son intuition un ordre réel à un
corrélatif quelconque, il ne vous appartient pas d'entraver la portée de
mon analyse intellectuelle évidente et de venir me dire à priori : ce corré-
latif ne saurait appartenir qu'au inonde de l'expérience. C'est l'objet de
mon intuition évidente que cela regarde. Et cet objet médit que l'être
par un autre, comme est tout être produit,est par soi (4° modo dicendi per se)
relatif à l'être existant par soi (1° modo perseitatis). Or l'être premier exis-
tant par soi n'est jxis de ce monde contingent et conditionné. Il est donc
transcendant.
Que M. Renouvier te remarque bien, il ne s'agit pas ici d'un salto mor-
tale (p. 73), violant le principe de contradiction, et qui ouvre la porte aux
plus arbitraires assembleurs de chimères, Athanase, Thomas d'Aquin et
Spinoza [ibid.]. (Et, soit dit en passant, que je hais cette mauvaise
tactique qui consiste à déverser sur de grands noms une moquerie où
l'on voudrait ne pas être obligé de reconnaître le venin huguenot!) 11
s'agit d'un raisonnement rigoureux, dont Aristote a posé le premier la
formule dans ses Analytiques, et qui consiste à considérer la cause propre
comme le corrélatif exigé de l'effet propre dûment reconnu.
Le transcendant n'est donc pas seulement une borne pour l'esprit. Il est
11'antécédent nécessaire du conséquent que nous constatons. Nous ne le
connaissons primitivement, nous aussi, que par son rapport avec son
conséquent, comme ens primum ou causa prima. Mais nous ne voyons pas
jDourquoi nous serions obligés de le considérer « exclusivement.» (p. 73)
dans ses rapports avec les conséquents.

M. Renouvier semble croire que toute connaissance de l'Absolu trans-


cendant est une requête adressée à l'esprit pour qu'il ait à comprendre
quelque chose d'incompréhensible en soi (p. 72). Mais n'y a-t-il pas
entre la connaissance toute négative qu'il professe et la compréhension de
l'incompréhensible qui est contradictoire, une connaissance intermédiaire,
une connaissance positive, quoique relative dans son premier moment.
800 REVUE THOMISTE
.

C'est celle qui nous permet de nous élever au transcendant comme être
premier. Et pourquoi ne pourrions-nous pas déduire de la qualité de pre-
mier être celles d'être inconditionné, d'être par soi, d'acte pur, d'être
absolu et infini, toutes propriétés que rien ne saurait démentir puisqu'elles
font partie d'un monde extraprédicamental.

Rassurons-nous donc : entre le doute et la croyance il y a encore un


milieu. M. Renouvier n'a pas plus établi le primat subjectif de la volonté
que M. Fouillée son primat objectif. -L'intelligence spéculative reste à la
tête de tout l'ordre de là-pensée humaine comme la première pensée à la
tête de l'ordre des choses.

DAURIAC : Pour la philosophie de la Contingence.

M. Dauriac défend M. Renouvier contre les attaques dont il a été


l'objet de la part de M. Fouillée dans un article de la Revue philosophique,
devenu l'un des chapitres du second des ouvrages que nous avons analysés
plus haut (1). Il nous est impossible de suivre M. Dauriac dans toutes ses
passes dialectiques dont la souplesse égale les détours de son ondoyant
adversaire. -Signalons dans cette j>artie critique de l'article le redressement
de la confusion que .fait sans cesse M. Fouillée entre déterminé dans le
sens de donné et dans le sens de nécessaire. Du premier M. Fouillée con-
clut au second. D'où il suit que tout phénomène donné est nécessairement
=
donné. Donc pas de contingence (contingence miracle) (p. 98). Le phé-
noménisme est fatalement un « necessitarianisme ». 11 suffit d'exposer les
termes de la distinction ci-dessus pour que l'on comprenne la fragilité de
l'argumentation de M. Fouillée. L'ordre (p. 103) du monde est un donné,
c'est-à-dire un fait, nullement un nécessairement donné.
Ce qui nous intéresse davantage dans le travail de M. Dauriac, c'est le
parallélisme qu'il établit entre les idées de M. Renouvier et celle de
M. Boutroux (p. 100-111).
M. Renouvier, nous l'avons vu, émancipe le monde du principe de
raison suffisante. M. Boutroux secoue le joug du principe' même de con-
tradiction. M. Renouvier admet la contingence des actes humains et des
phénomènes biologiques, M. Boutroux multiplie les hiatus. En effet, pour
lui à l'encontre d'Aristote, le principe de contradiction formel A = A
=
n'est pas une loi des choses. A A ne s'oppose pas à l'identité objective

(1) Rev. thom. Juillet 1895.


BULLETIN PHILOSOPHIQUE 801

des contradictoires. Par suite, l'usage que M. Renouvier fait du principe


d'identité et des catégories pour limiter la contingence n'est pas légitime
(p. 102), suivant M. Boutroux (1).
Et M. Dauriac d'esquisser un essai de conciliation entre les deux doc-
trines. Cet essai qui tendrait à rapprocher de nous les deux philosophes
nous a particulièrement intéressé. M.D. remarque d'abord que M. Renou-
vier fait comme Aristote un usage objectif des axiomes logiques. « Renou-
vierestphénoméniste,c'est ainsi qu'il s'intitule.Toutefois,si on l'appelaitun
chosiste, on n'aurait tort qu'à demi » (p. 103). (Mais on aurait tort à demi.
Le vrai « chosiste », c'est Aristote avec sa doctrine de l'appréhension des
catégories dans les choses sensibles extérieures et leur formation à l'état
de concept vrai par le verbe mental.) M. Renouvier n'admet pas ce pou-
voir « réfringent » de l'esprit qu'il faut bien que l'on conteste, attendu que
si la connaissance pouvait être comparée à une réfraction, la restauration
des noumènes s'imposerait à titre nécessaire » (p. 103). Quel charmant
aveu — «
! Il reste que l'objet se réfléchisse en lui, ou si l'on préfère,qu'en
imposant à l'objet ses propres formes, il n'en altère point la nature... Il
va les déformer, direz-vous : ce n'est point sûr. Supposez, en effet, que la
chose façonnée par l'esprit conformément aux lois de l'esprit soit déjà
gouvernée joar des lois identiques à celles de l'esprit lui-même, tout se
passerait comme si l'esprit était le miroir des choses et comparable à un
miroir plan ». M. Renouvier adopte la seconde position. Mais tandis que
chez Aristote le pouvoir « réfringent de l'esprit » affirme dogmatiquement
l'objet, l'application de l'axiome logique aux « choses » est faite librement
par Renouvier. Et c'est ainsi qu'il obtiendra l'affirmation d'un premier
commencement des choses (p. 103-104). On voit par là que le vrai, chez
Renouvier, sous entend toujours une condition. Il n'est jamais qu'une
croyance volontaire à laquelle rien ne se soustrait, car l'inconnaissable
n'est que virtuellement inconnaissable. M. Renouvier n'a donc pas abusé
de l'inconnaissable, comme l'en accuse M. Fouillée. Au contraire. Et ce
n'est pas au nom de l'inconnaissable qu'il affirme la contingence, mais
parce que l'application libre de l'axiome d'identité a abouti à l'irréduc-
tibilité des actes humains et de la vie au déterminisme mathématique.
C'est ce déterminisme mathématique lui-même que M. Boutroux entre-
prend de ruiner. « Les vérités mathématiques auraient pu être autres
qu'elles ne sont, et cela saris que l'axiome logique eût rien à y perdre. La
proposition A = A n'implique ni la vérité ni la fausseté du jjostulat
euclidien. Tel est, si j'ai bien compris, dit M. Dauriac, le. sens de la
théorie de M. Boutroux. » C'est bien là en effet le sens du chapitre IV de

(1) On lira avec intérêt les critiques que M. Pillon fait à M. Boutroux, du point de
Vue de M. Eenouvier, dans la Revue philos, du l»'janvier 1897.
REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE. — 54.
'802 REVUE THOMISTE

la Contingence des lois de la nature et du chapitre III de Vidée de loi natu-


relle.
M. Fouillée prend le change et s'imagine que la question est posée de
Ta nécessité des « conséquences » mathématiques. Ce n'est pas cela, dit
M. Dauriac, mais il agit de la manière dont nous en prenons connais-
sance. « Et si l'expérience nous y aide c'est que monde des mathéma-
le
tiques n'est décidément plus le- monde de la nécessité. Ici, je ne discute
plus, j'interprète et j'insiste sur la conséquence, à tout le moins curieuse,
tirée par M. Boutroux, de ce qu'un philosophe des vieilles écoles appelle-
rait là part de l'expérience dans l'acquisition des notions premières, ou
plutôt, car il serait hétérodoxe de les prétendre acquises, dans leur élabo-
ration. C'estj:à notre connaissance, la première fois"qu'un penseur éloigné
par ses tendances et par sa méthode'de toute doctrine empirique constate
ce que, pour notre propre compte, il nous est arrivé de constater dans le
cours de notre enseignement, à savoir que les concepts ne sont pas seule-
ment imposés par l'esprit aux choses mais qu'il y a réaction de la matière
sur la forme, bref qu'une véritable élaboration en résulte (1). Or que
savons-nous de l'expérience, je veux dire du monde sensible ? Nous en
savons simplement ceci, à savoir qu'il est tel qu'il est » (p. 105-106).
Nous concluons de ce précieux document deux choses :

1° La différence qui sépare M. Renouvier de M. Boutroux n'est pas


fondamentale. Pour tous deux, la connaissance spéculative échoue. Reste
la connaissance pratique qui procède de la croyance et emploie sous con-
dition les principes de raison. M. Renouvier garde décès principes les
catégories et le principe d'identité. Chez M. Boutroux, il semble, dit
M. Dauriac, qu'il ne reste plus que la catégorie de nécessité (p. 106) et
M. Dauriac d'entrevoir la possibilité d'une conciliation dont la devise
serait '..Penser, c'est nécessiter. D'où la contingence de la nature et de ses
lois ; d'où, encore, la nécessité synthétique réduite à l'état d'ombre portée
par l'esprit sur les choses (p. 107).
2° M. Dauriac avoue qu'une autre position est possible. A côté du
miroir plan ily a place pour le miroir réfringent. « Il faut bien que l'on
conteste » ce pouvoir réfringent de l'esprit, dit M. Dauriac. Notez cet
il faut; il vaut de l'or. M. Dauriac s'est déjà bien aventuré, semble-t-il,en
avançant que l'esprit est comme un miroir plan, qui reflète l'objet sans en
altérer la nature, sans le déformer. Il est vrai que c'est librement qu'il
conçoit ainsi l'esprit. Et le voilà qui va plus loin en entrevoyant comme

(1) Voir le développement de ces vues dans la Revue critique de M. Pillon : les Lois
naturelles, (Rev. phi.l., 1er janv. 1897.)
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 803

possible un esprit de caractère réfringent, c'est-à-dire qui, au lieu d'avoir


en lui-même l'image de l'objet, la concevrait comme réalisée extérieurement.
Et contre cette manière de concevoir l'esprit, qui est, si je ne me trompe
la manière aristotélicienne, caractérisée par la species expresse objective,
M. Dauriac ne soulève que cette timide objection. Il faut bien qu'on la
conteste de peur de restaurer les noumènes. Eh quoi M. Dauriac !

enchaînera-t-il notre liberté ?... Quoi qu'il en soit nous retenons l'aveu ou la
concession, profitant de la liberté qu'on nous laisse pour formuler notre
manière de voir, laquelle d'ailleurs ne repose pas sur ce fondement
aveugle et arbitraire, mais sur l'évidence objective.

Penser, c'est nécessiter. Voilà donc où aboutirait la pensée kantienne


débarrassée de ses entraves. Renfermés dans le cercle fatidique,
M. Renouvier et M. Boutroux se sont cru la liberté d'en modifier l'orga-
nisation intérieure. Mais, tandis que M. Renouvier respecte encore
nombre de saints fétiches, M. Boutroux bousculé le mobilier des caté-
gories, les livre toutes à l'expérience hormis celle de nécessité. Et
M. Dauriac, un fidèle de M. Renouvier, assure qu'ils ne sont pas éloignés
de s'entendre.
Tant mieux! car cette formule : penser, c'est nécessiter, me rappelle cer-
taine grande et antique doctrine qui distinguait précisément l'objet dans
les choses de l'objet dans l'esprit en ce que ce dernier avait l'intention
d'universalité. La question débarrassée des encombrantes données kan-
tistes, ramenée à son point par M. Renouvier et M. Boutroux, ne pour-
rions-nous pas entrevoir une nouvelle réconciliation (1) ?

TV. — BOUTROUX : De la Contingence des lois de la nature. — De l'Idée de


\ loi naturelle dans la Science et la Philosophie contemporaines. (Alcan et
' Oudin, 1S95.)

Débuter en 1874 par une thèse en faveur de la contingence des lois de


la nature dut sembler bien malhabile. C'était l'époque où la campagne

(i)Li'Année philosopihiqae contient en outre : Pillon : l'Idéalisme de Lannion et le scep-


ticisme de Ray le, et : la Bibliographie philosophique française pour 1895.
Celte bibliographie recense plus de cent ouvrages. Les analyses sont généralement
objectives, et les appréciations impartiales autant qu'on peut l'attendre d'un critique
voué au criticisme. Le choix des ouvrages est judicieux. La bibliographie des ouvrages
d'origine protestante est toutefois amplifiée au delà de l'importance qu'elle semble avoir
-eue pondant l'année philosophique 1895.
804 REVUE THOMISTE

-
antireligieuse battait son plein et, non contente de nier le miracle, faisait
briller aux yeux de la foule le nom de l'entité divine qu'elle entendait subs-
tituer au Dieu des autels chrétiens : la Science. Les jeunes gens de cette
génération se rappellent les échos douloureux qu'éveillait dans leurs coeurs
l'antinomie partout prônée des deux objets de leur culte : Dieu, dont ils
sentaient le besoin, qui seul leur semblait répondre au lourd problème de
la destinée s'éveillant pour eux; la Science, qu'ils chérissaient à l'égal
de la liberté. Cependant, personne ne se levait pour résoudre l'antimonie.
Ils le croyaient du moins.
Vingt ans après, nous trouvons l'élite de la jeunesse pensante
groupée autour d'un maître écouté, dont les leçons suscitent dans leur
pensée de véritables drames. La science, l'idole d'hier, n'a pas répondu
aux espérances qu'avaient conçues les ennemis.de la religion. C'est de
cela qu'on s'entretient dans cette salle de Sorbonne. Mais on laisse à
d'autres le souci d'enfler leurs voix et de faire retentir avec l'éclat de la
trompette la nouvelle de la «banqueroute de la science ». Ici, le maître
avec modestie, avec précision, avec une simplicité qui n'est pas exempte
de cette éloquence que Pascal a définie une peinture de la pensée, se con-
tente de redire ce que, candidat, il soutenait il y a vingt ans dans cette
même enceinte de Sorbonne. Car l'Idée de loi naturelle, qu'est-ce autre
chose qu'une transposition de la Contingence des lois? Et il se trouve que
ces paroles-d'il ya vingt ans sont les paroles mêmes du temps présent.
Elles ont prophétisé, — maintenant elles expliquent, — la crise que
traverse une science qui, pour avoir trop longtemps promis, subit une
défaveur sans doute excessive et dont il importe peut-être de limiter les
excès.
Rétablir les choses au point, et, de la même et libre pensée qui prêchait
la modestie aux temps prospères, réhabiliter la science en précisant la
« nature » des lois qu'elle découvre, en déterminant leur degré « d'objec-
vité », en démêlant leur « signification » (1) : telle est la tâche qu'assume
,M. Boutroux. Ainsi, d'une part, à la science de reprendre une juste con-
fiance dans son oeuvre ! mais d'autre part, limitant ses excessives ambi-
tions, elle laissera place aux vérités de l'ordre moral et religieux qu'elle
avait rêvé de proscrire. Tel est, si je ne me trompe, le double but qu'as-
pire à réaliser ce titre, qui nous apparaît maintenant comme un pro-
gramme : De la contingence des lois naturelles.
L'entreprise est trop importante pour que nous, philosophes thomistes,
nous ne nous sentions invités à comparer la méthode et les conclusions

(1) Idée de loi nat., p. 10.


BULLETIN PHILOSOPHIQUE 805 -

qu'elle met enjeu avec nos propres conclusions et notre propre méthode.
Ce serait pour nous du plus sérieux augure si nous pouvions noter de
-
nombreuses coïncidences, et sur les légères divergences, jalonner les
points de repère d'une conciliation éventuelle.

Notre étude se divisera en deux sections : 1° Exposition des idées de


M. Boutroux; leur comparaison avec les idées thomistes sur le même
sujet. 2° Discussion du point fondamental des deux ouvrages.

1° Exposé et comparaison.

La conception scientifique, la plus synthétique, la plus harmonieuse du


monde est, selon M. Boutroux, celle qui fait concourir les sens et l'en-
tendement. Les sens observeront les faits, l'entendement érigera les lois.
C'est, au fond, la conception antique d'Aristote, reprisepar Bacon, consa-
crée par Newton. C'est la conception de la science'moderne.
Est-elle définitive? On peut en douter, à entendre M. Boutroux. En
effet, elle réduit le réel qui est multiple, à la loi, qui, faisant ajDpel à la caté^
gorie de liaison nécessaire, est simple.
Il s'agit donc de savoir, si cette catégorie de liaison nécessaire se
-

retrouve dans les choses, si elle n'est pas un effortde l'esprit, si les causes
(principes réels des liaisons réelles) se confondent avec les lois (considé-
rées comme liaisons intellectuelles) (1).
Si cette coïncidence est vérifiée, si la nécessité de l'entendement cons-
titue intrinsèquement la réalité, alors, pas de sjDontanéité particulière, de
contingence; la finalité se réduit à l'ordre nécessaire des causes efficientes,
le libre arbitre se ramène à l'ignorance des causes nécessaires, seules
véritables causes de nos actions. C'est le fatalisme en psychologie, en his-
toire, en sociologie. Enfin, on ne comprend plus la raison d'être de l'ob-
servation et de l'expérimentation dans la formation de la science.
Si, au contraire, les lois qui régissent les phénomènes manifestent un
degré de contingence, il y'aura lieu de penser que les lois de la nature ne
se suffisent pas, qu'elles ont leur raison d'être dans des causes qui les
dominent.
Voilà le problème tel que le pose M. B. Des scolastiques auront peut-
être quelque peine à se placer à ce point de vue. Habitués à regarder l'es-
prit comme le miroir des essences, miroir vivant à la vérité ou plutôt
jugeant, mais jugeant des réalités et non des apparences, ils trouveront
tout simple le parallélisme des deux nécessités. Pour comprendre M. B. il

(1) De la Contingence. Introduction. • '-. .•


806 REVUE THOMISTE

faut se placer au point de vue des catégories kantiennes, et supposer que


l'esprit est primitivement et exclusivement en jiossession de l'une au
moins de ces catégories, celle de nécessité (1). Dès lors, si l'on parvient à
noter de la contingence dans le réel, ou tout au moins l'impossibilité pour
l'esprit d'imposer sa catégorie en dehors de lui, les lois de la nature ne
sauraient être l'objet d'une connaissance adéquate, résultant d'une main-
mise parfaite du connaissant sur le connu. Elles seront un mélange dans
des proportions indéterminées de subjectif et d'objectif. La science ne
sera plus la connaissance typique. Bien plus, si l'on veut encore goûter
aux joies de la certitude complète même spéculative, ce n'est pas à la
science, c'est à la croyance qui met enjeu non pas l'esprit seulement mais
l'activité de l'être entier, qu'il faudra recourir.' La connaissance n'est plus
comme l'ont CTU, Newton et les savants et demi-savants de 1874, le point
de vue total. La puissante orchestration, pleine de ressources émotives,
n'est pas rendue tout entière dans la phrase que découpe- sur ce riche
fond la voix du chanteur.
La science est cette parole articulée du chanteur; la croyance est l'or-
gane total de la vérité (2).
Mettons en regard de cette position de la question la position aristoté-
licienne et thomiste.
Et d'abord, constatons une coïncidence remarquable en ce qui regarde
la conclusion principale : la contingence des lois de la nature; A
part l'être premier, nécessaire d'une nécessité absolue, tous les êtres de la
nature sont contingents, et dans les relations de ces êtres, entre eux et
avec l'être premier, il n'y a qu'une nécessité hypothétique (necessarium ex
suppositione). C'est que, la nécessité de fait qui résulte de la position de
l'être dans une détermination actuelle [necesse est Socratem seder'e dum sedet)
n'est pas là nécessité de droit qui affecte le caractère de la liaison de cet
être avec ses antécédents. Le conséquent est-il nécessaire, la consé-
quence peut être contingente, voire même libre. C'est bien là, si je ne me
trompe, des idées qui se rapprochent fort de celles de M. B., qui n'a rien
de plus à cceur que de distinguer déterminisme et nécessité.
D'ailleurs la simple mise en regard du texte de' saint Thomas et des
dires de M. B. suffit à nous édifier sur ce point.
Saint Thomas : Ex prxscieniia Dei non potest concludi quod actus nostri
sint necessarii necessitale dbsolulâ quoe dicitur nécessitas consequentis sed
>

(1) Cf. Revue des Cours et cohf. (i juillet 1895). M. Boutroux : « De la' notion de loi
physique selon la critique kantienne ».
(2) Cours du 29 avril 1896.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 807.

necessilaie conditionata quas dicitur nécessitas consequentioe ut patet per Boe-


tium in fine de consolatione Philosophise. (Q.xxiv, de Verit. a. I. ad 13.)
M. Boutroux :' « Il faut se garder, en effet, de confondre déterminisme et
nécessité : la nécessité exprime l'impossibilité qu'une chose soit autre-
ment qu'elle n'est [nécessitas consequentix), le déterminisme exprime l'en-
semble des conditions qui font que le phénomène doit être posé tel qu'il
est avec toutes ses manières d'être » [nécessitas consequentis). [De. l'idée de
loi naturelle, p. 58.)
« C'est l'erreur de la philosophie contemporaine d'avoir confondu néces-
sité et déterminisme. » [Ibid. p. 102.)
« Les mathématiques ne sont nécessaires que par rapport à des postu-
Tats dont la nécessité est indémontrable et ainsi leur nécessité n'est, en
définitive, qu'hypothétique » (p. 141).
Chose curieuse : c'est'dans la distinction que nous contestent le plus
amèrement certains théologiens catholiques, que nous trouvons un
terrain de conciliation avec l'un des esprits les plus pierspicaces et des
moins prévenus de ce temps. La distinction de la nécessité de la consé-
quence et du conséquent coïncide, en effet, avec celle du sens divisé et du
sens composé qui est le noeud même de la question de Auxiliis. Nous
livrons le fait aux réflexions dès-philosophes et des théologiens.

La conclusion de M. Boutroux, dans sa teneur générale du moins, a


donc une saveur péripatéticienne que nous nous plaisons à constater. Il
n'en est pas de même de sa méthode. II semble que M. Boutroux ait voulu
faire pour le vieux dogme péripatéticien de la contingence ce qu'un jeune
universitaire catholique dont la Revue entretenait naguère ses lecteurs a
tenté pour les vieux dogmes chrétiens. La méthode de l'immanence est
jl'eau de Jouvence merveilleuse qui doit rendre aux uns et aux autres une
jeunesse que l'on n'osait plus espérer.
La méthode d'immanence peut être définie : l'opposé de la méthode
transcendante ou péripatéticienne. Celle-ci prend pour accordé l'objecti-
Adsme absolu (1) de l'intuition sensible et intellectuelle ; —• celle-là fait mar-

(1) Pour prévenir d'avance tout malentendu, nous avertissons qu'en prononçant ce
mot : absolu, nous ne prétendons pas que notre objectivisme s'étende à la matière indi-
viduelle, pour nous inintelligible. Individum ineffabïle ! Cet axiome scolastique quo rappe-
lait récemment M. Fonsegrive est capital dans notre doctrine (Cf. Quinzaine, l" jan-
vier 1897). Ce serait mal entendre les formules de l'objectivisme thomiste : veritas est
adssqualio rei et intellectus, ou encore : intellectus in actu est intelleclum in actu, que d'y
voir une prétention à « égaler l'être à l'intelligence », à « épuiser la plénitude de l'être»
(Sillon, décembre 1S9C. p. 538). Nous prétendons seulement à l'égalité entre certaines
aflirmations que nous faisons et la part d'être formellement représentée dans ces affir-
mations. Le reste, qu'il nous échappe par son inintelligibilité, ou nous dépasse par
808 REVUE THOMISTE

cher, des formes, des catégories subjectives à la rencontre du nou-


mène. L'intuition abstractive dégage, d'après la première, la forme même
des réalités ; --— d'après la seconde, l'esprit construit son objet. L'édifice
intellectuel n'étant, d'après les uns, que l'édifice réel transféré, l'esprit
peut découvrir, par l'analyse des essences contenues dans ses concepts,
des lois nécessaires des choses, lois rationnelles à la vérité, mais enser-
rant la réalité, lois non seulement métaphysiques, mais aussi mathéma-
tiques et physiques ; — dans la nouvelle méthode, aucune nécessité n'est
dans les choses où du moins nous ne pouvons le connaître : si un prin-
cipe, une loi est affirmée nécessaire, cette nécessité ne saurait lui venir
que de l'esprit; et comme l'esprit ne saurait lier ensemble que ce qu'il
connaît, en tant qu'il le connaît, il suit que les lois de la nature ne repré-
sentent que de pures liaisons subjectives.
M. Boutroux a sans doute avoué, avec une simplicité qui n'est pas sans
'Charme, que la méthode kantienne n'allait pas sans inconvénient : « Evi-
demment, a-t-il dit, il serait bien plus simple d'admettre que les liaisons
de la nature sont, au fond, purement analytiques » (1).
Mais il s'est repris aussitôt, pensant peut-être en avoir trop dit, et il a
ajouté : « L'objection de Kant est restée, semble-t-il, très puissante. Sans
doute, dit-il, laliaison purement analytique, supposée dans les choses,
répondrait parfaitement aux conditions de la science; mais, à ne pour-
suivre que de telles liaisons atteindrait-on bien la science du réel et ne se
confinerait-on pas dans la science du possible ? Les efforts des mathéma-
ticiens tendent à rendre leur science aussi analytique que possible ; mais
eux-mêmes ne conviennent-ils pas que, plus l'analyse triomphe, plus la
connaissance s'éloigne de la vérité concrète et prend un caractère arbi-
traire et symbolique ? La mêlée des systèmes de mathématiques purement
analytiques est aussi confuse que celle des systèmes métaphysiques. Ainsi,
une science purement analytique serait bien la science que nous cher-
chons, la connaissance de l'objet comme nécessaire. Mais ce serait la con-
naissance d'un objet purement idéal, non la connaissance des objets réels
donnés, comme nécessaire n (2).

son incompréhensibilité, notre connaissance n'y prétend pas. Notre « intellectualisme »,


comme l'on dit, n'a donc rien de commun avec « cet intellectualisme français, fondé, dit
M. Fouillée, sur la persuasion que. dans la réalité des choses, tout est intelligible, sinon
pour notre science imparfaite, du moins pour une science achevée». (Revue des Deux
Mondes, 1er novembre 1896. La psychologie de l'Esprit français). C'est peut-être là
l'intellectualisme de Descartes : ce n'2St pas le nôtre.
On retrouvera ces idées développées à la fin de cet article.
(1) Celte parole nous semble le pendant de l'aveu de M. Dauriac rapporté plus haut au
sujet du pouvoir « réfringent » de l'esprit « qu'il faut bien que l'on conteste » de peur
d'être contraint de « restaurer les noumènes ».
(2) R. des Cours et conf. 4 juillet 1895, p. 526,
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 809

Au fond, les deux ouvrages que nous recensons ne sont que le dévelop-
pement du passage que l'on vient de lire. On y voit par quelle méthode,
précisément, M. Boutroux aboutit à la contingence des lois. C'est par un
procédé plutôt négatif. Le réel n'est pas enserré par la nécessité analy-
tique laquelle n'est pas transposable hors de l'esprit. Il n'est donc pas
nécessité, de par les lois de la nature du moins; donc il est contingent au
regard de notre science et laisse ainsi la place à la liberté et à ses postu-
lats,si la liberté peut être affirmée d'ailleurs. On sait qu'elle le sera comme
Croyance.
Discussion.
IL0

Afin de circonscrire le débat, nous en emprunterons les éléments au


.

chapitre premier de la Contingence qui traite de la nécessité et à la seconde


section de l'Idée de loi naturelle qui traite des lois logiques. C'est là, nous
a-t-il semblé, que la doctrine propre à M. B. est exposée sous sa teneur
.
la plus formelle. Il semble garantir lui-même ce que nous avançons lors-
qu'il dit : « les lois qui dominent toute recherche scientifique sont des lois
logiques » [Idée, p. 12), et encore : « le type le plus parfait de l'enchaîne-
ment nécessaire est le syllogisme » [Goniing., p. 7).
Selon M. B., les lois logiques n'échappent pas à la contingence dès lors
qu'on les applique aux choses. Elles cessent, en effet, d'être analytiques,
partant absolument nécessaires.
' « La seule proposition entièrement nécessaire en soi, dit-il, est celle

=
quia pour formule A A. » Or, cette proposition, si on la sort de la
pure pensée pour l'appliquer aux objets devient aussitôt synthétique. La
proposition « Tous les hommes sont mortels signifie » que l'espèce homme
est une partie du genre « mortel » et laisse indéterminé le rapport du
nombre des hommes au nombre des mortels. Si l'on connaissait ce rapport,
1
i
,on
'
pourrait
. dire
.
'

: « Tous les hommes =n—


mortels. » Le progrès de la
science, peut-on ajouter, consiste à déterminer plus exactement et plus
complètement les espèces contenues dans les genres, en sorte que, dans la
science achevée, le signe =
aurait partout remplacé la copule est. La for-
mule de cette science serait A =
B -f- C -|- D +... ; B =
a -j- b -f-
c..., etc. En remplaçant B, C, D, etc., par leur valeur, on aurait, en défi-
nitive : A =
a -f- b A- c -f-... Or, est-ce là une formule purement analy-
tique?-— Sans doute, le rapjiort entre A et ses parties est analytique,
mais le rapport réciproque entre les parties et le tout est synthétique.
Car la multiplicité ne contient pas la raison de l'unité » (1).
Donc, toujours d'après M. B., dans les syllogismes scientifiques nous

(I) Contingence, p. 8-9.


810 REVUE THOMISTE

n'arriverons jamais à rattacher les conclusions à une majeure nécessaire


en soi. L'enchaînement de ces sj'llogismes est purement formel. Il n'a-
boutit pas à déterminer des lois réelles.
On remarquera le chef de preuve de M. B. : « Caria multiplicité ne
contient pas la raison de l'unité. » Fondamentale dans sa critique de la
logique aristotélicienne, cette proposition-est le nerf même de ces deux
ouvrages. Dans l'Idée de loi naturelle il en détaille les applications au con-
cept d'abord, puis à la proposition, enfin au syllogisme. Si les éléments
logiques, pris à l'état natif,renferment déjà une matière surajoutée aux lois
de la logique pure (p. 13-14), on conçoit ce qu'il adviendra lorsque;
nous les retrouverons dans les sciences diverses mathématiques, phy-
siques, biologiques, psychologiques, sociologiques, alourdies par un con-
tenu, de moins'en moins formel.
Nous nous attachons dès ce moment à l'examen de ce réduit central de
la défense de la Contingence et de l'Idée de loi naturelle. Laissons d'abord la.'
parole à M..B.

« ...Il y a dans la logique syllogistique quelque chose, non seulement


de nouveau, mais d'étrange, au regard de la logique pure. — En effet, le
concept doit' exprimer une unité enveloppant une multiplicité. Mais quelle
idée doit-on se faire de cet assemblage ? Si l'on dit que la multiplicité est
en puissance dans le concept, on introduit visiblement un élément obscur.
Si l'on dit que le concept contient ses parties comme un vase contient ce
qu'on y enferme, on est dupe d'une image physique, on suppose l'obscure
notion d'espace. On croit souvent s'en faire une idée claire, parce qu'on n'y
voit qu'une collection d'éléments. Mais, où l'unité a disparu, il n'y a
plus de concept, et ce serait supprimer tout à fait la logique que de faire
porter le raisonnement sur les faits eux-mêmes, comme matière immédiate.
— De même, le jugement renferme quelque chose d'obscur. En quoi con-
siste le lien qu'il établit entre le sujet et l'attribut? Est-ce une relation de
détermination? Ainsi le jugement Paul est homme signifie-t-il que l'huma-
nité est une matière dont Paul est une spécification ? Entendre ainsi le
jugement, c'est retomber dans les notions métaphysiques et obscures de
puissance et acte, de forme et de matière. Dira-t-on -que l'attribut est
extrait analytiquement du sujet? Mais ce n'est là qu'une image sensible,
obscure pour l'entendement. Enfin, le syllogisme se prête lui aussi à des
objections qui n'ont jamais été réfutées : tautologie ou cercle vicieux, tels
sont les deux écueils où il se heurte... D'une manière générale, la logique
syllogistique suppose la distinction de l'implicite et de l'explicite, laquelle
ne peut être tirée au clair » (1).
(1) L'Idée de loi naturelle, p. 14.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 811

Nous ne poursuivrons pas la pensée de M. Boutroux dans les nombreux


points d'interrogation qu'elle fait surgir à l'horizon. On pourrait les mul-
tiplier à l'infini.Et alors...infinitum non est per transire. La réponse se trouve
d'une certaine façon dans l'une des solutions suggérées par M. Boutroux,'
mais cette solution demande à être comprise autrement qu'il ne la com-
prend. Cette solution, c'est la distinction du virtuel et de l'actuel, que
nous regardons comme applicable aussi bien au concept qu'aux principes
et aux syllogismes. M. Boutroux prétend qu'elle ne peut être tirée au.
clair. C'est ici le lieu de montrer le vice fondamental et patent de son
argumentation. -
. ..

Examinons .sa théorie du concept. Le concept « exprime une unité


enveloppant une multiplicité ». Quelle est la formule de cette expression?
M. Boutroux nous l'a donnée dans la Contingence : A =
B -f- C -f-
...
=
B==a-{-b -\-c... A «-f-5-f-c... — La formule : a -f- b -f-c..., voilà
la multiplicité, A voilà l'unité du concept.
Je demande pardon à M. Boutroux, mais je ne vois dans tout cela ni
concept, ni parties de concept. Je vois des lettres ou si l'on veut des sym-
boles algébriques couchés sur le papier, reliés par des signes arithmé-
tiques. Il n'y a rien d'analogue à ce qui est dans mon esprit et que j'ap-
pelle un concept. Vous manquiez mes idées comme des jetons, sans tenir
compte du rapport qu'ils ont avec l'esprit dont ils sont des greffes vi-
vantes. On était d'accord jusqu'à présent pour chercher les parties d'un
concept à l'aide d'une opération suigeneris, la définition. Au lieu de la dé-
finition vous faites une addition, ce qui est une opération empruntée aune
science particulière, voire même' tributaire de la logique. Est-il possible
de critiquer les premières opérations de la raison, formes des autres, par
des opérations dérivées, qui mettent en jeu une matière impliquée dans
les premières. J'en appelle de M. Boutroux à M. Boutroux lui-même (1).
Le reproche que je ferai à M. Boutroux,' c'est l'introduction -abusive
dans l'examen intellectuel, qui est l'instrument de toute recherche phi-
losophique, de procédés exotériques. Et je soutiens que c'est à cet
emploi dans la philosophie de méthodes étrangères qu'il faut attribuer la
difficulté, que trouve. M. Boutroux, à « tirer au clair » la distinction de
l'implicite et de l'explicite, du virtuel et de l'actuel. Sans cloute ces
termes, à les prendre dans leur sens formel, sont opposés et s'excluent.
Si vous les détachez pour les mettre sur le papier, ils apparaissent dans

(1) Dans Vidée de loi naturelle, M. Boutroux abandonne A


principe d'identité, car, dit-il, le signe =,
=À comme formule du
signe mathématique, limite le rapport qu'il'
s'agit d'établir. -
..
812 REVUE THOMISTE
.

' toute leur opposition. La multiplicité ne sera jamais l'unité, ni l'unité la


multiplicité. Mais que d'un concept un à certain point de vue, l'esprit lie
puisse tirer aucune .multiplicité, et que cette multiplicité ne puisse à aucun
titre reconstituer l'unité primitive, c'est ce que vous ne pouvez démontrer
à. priori. Quand on cesse d'opérer sur des substituts algébriques pour
opérer sur les réalités conceptuelles, l'esprit seul est juge des équiva-
lences qu'il pose. Il n'est nullement tributaire de l'algèbre. Il ne relève
que de lui-même, et si ayant décomposé un concept en ses parties, il juge
possible et vraie l'opération inverse, ab actu ad, posse valet consecutio, le
principe de l'exclusion de l'unité par la multiplicité ne saurait avoir son
cours dans la matière. -
J'ai donc tout simplement à ju'ouver qu'il est une certaine multipli-
cité qui n'offense pas l'unité et que telle est la multiplicité du con-i
cept. Cette question est, au fond, la question même de la possibilité
pour les sciences de se rattachera des majeures en soi, à des principes
analytiques. Car s'il est des multiplicités qui d'elles-mêmes se ramènent
nécessairement à l'unité du concept dont elles ont été extraites, si
l'analyse et la synthèse ne diffèrent, suivant l'antique proverbe, que
comme le chemin de Mégare à Athènes et d'Athènes àMégare, c'en est fait
dès principes synthétiques àpriori, la conception aristotélicienne de la
Science est véritable.
La multiplicité du concept, manifestée par l'analyse, se formufant dans
une définition, et la définition étant une sorte d'énonciatiôn, ou, comme l'on
dit aujourd'hui, de proposition, nous nous demanderons, reprenant le
débat d'un peu plus haut : Qu'est-ce qu'une proposition ? Qu'est-ce qu'une
proposition analytique? Y a-t-il des propositions analytiques applicables
aux sciences ?

a) Qu'est-ce qu'une proposition ? Est-ce la synthèse fo)~melle d'un sujet et


d'un prédicat reliés par la copute idéaie est? Non! l'esprit lorsqu'il for-
mule une proposition entend autre chose, il entend énoncer une vérité,
objet de son jugement ? De quelle vérité s'agit-il ? Et, puisque l'esprit ne
compose pas seulement le prédicat et le sujet, qu'entend-il composer
ensemble ? Il entend composer, c'est lui qui l'atteste, sa propire composition
avec la réalité qu'il n'est pas, et affirmer qu'il en est de la réalité de la chose
comme de la composition qui est en lui. En lui sans doute la composition
est logique, tandis que la composition extérieure est réelle. Mais il y a
adéquation formelle entre la chose et l'intelligence, disons mieux : l'état
intellectuel. C'est ce que l'esprit appelle la vérité. La proposition ren-
ferme donc, au sens de l'esprit, une doublé composition : l'une idéale et
subjective, l'autre objective.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 813

Qu'objecter à ce témoignage de l'esprit? Il répondra toujours par


l'évidence du jugement qu'il émet, il mettra au défi l'adversaire de criti-
quer cette évidence sans la mettre en oeuvre: double preuve ostensive sinon
démonstrative; contre laquelle se heurtera toujours le scepticisme nomi-
naliste des empiristes, conceptualiste des idéalistes. Car, s'ils ne compo-
sent pas l'énoncé qu'ils profèrent avec un énoncé ou une réalité, indépen-
dante de leur esprit, ou si cette composition qu'ils font n'est pas légitime,
pourquoi fatiguent-ils ainsi nos oreilles ? Qu'ils rentrent clans leur subjec-
tivité dont ils ne-sauraient sortir et qu'ils se contentent de répéter clans
leur pensée pour leur satisfaction -que A est A.
On a trop oublié, de notre temps, que les formules de la science ne sont
pas la science. On dit : les sciences ! et l'on entend par là les raisonnements
entassés dans les livres, accumulés dans les traités et les mémoires. C'est
une équivoque. La science comme toute connaissance est une perfection de
l'esprit: c'est clans l'esprit qu'elle a son vrai sens : or dans l'esprit, elle
n'est plus une ënonciation couchée sur le papier, elle a un caractère sui
generis, elle est et apparaît invinciblement transcendante. Invincible-
ment, qu'est-ce à dire ? Un instinct fatal, illusoire peut-être, nous pous-
serait-il à objectiviser ? Non, l'impossibilité dont il s'agit est l'impossi-
bilité de résister à l'évidence. A posteriori, l'esprit pourra critiquer' cette
tendance— à priori il ne le saurait, car elle est pour lui l'évidence même.
L'acte par lequel il tenterait de la critiquer s'apjjuierait sur cette même
évidence. L'esprit à ce sommet dit comme autrefois Médée : « Moi seul, et
c'est assez ! » —• Et quelle répugnance y a-t-il donc à ce qu'il existe
pour manifester l'objectivité essentielle des choses, un réactif sjnécial, un
procédé spécifique, incommunicable, et que l'on ne puisse pas juger
parce qu'il est le juge né de tous lés autres: Y Evidence.

lre Conclusion. —Les compositions et les divisions de l'esprit, les analyses


et les synthèses doivent être considérées comme des analyses et des syn-
thèses de réalités. Elles sont donc applicables aux choses et peuvent servir
de majeures aux sciences réelles. Mais ces majeures sont-elles néces-
saires en soi ? — Sont-ce des principes analytiques ?

b) Qu'est-ce qu'un principe analytique ?


A priori, ce ne saurait être, nous l'avons vu, un énoncé brutal, couché
tel quel sur le papier. Je ne fais pas dé l'analyse lorsque je dis : « Tous les
1
hommes = —mortels
n
» ou encore :\c A ==B -j- C -f- D... B = -\-b-\- c...
oe
r
Donc A = a -j- b ~j- c. Gela s'appelle équilibrer (tant bien— que mal, peut-
>8M. BEVUE THOMISTE

être) des quantités. Et qui sait si l'analyse intellectuelle ne serait pas une
analyse qualitative?
En quoi diffèrent ces deux analyses ? Je détermine le poids des compo-
sants de l'eau, je divise un mètre en 10 parties. Voilà, dit-on, de l'analyse
quantitative. Encore n'est-ce-pas sûr, en ce qui regarde le premier
exemple, car le poids n'est rien moins que de la quantité pure. Quel est le
caractère de l'analyse quantitative ? C'est d'être une division absolue, c'est
de former des parties discrètes, sans lien entre elles. Peu importe que je
transporté le morceau qui figure le premier décimètre du mètre que je
viens de divisera la cinquième place ou réciproquement. J'en serai pour
une nouvelle graduation. De parties devenues indifférentes, je recompo-
serai par synthèse un nouveau mètre. — Il n'en va pas ainsi dans l'analyse
qualitative. Voici un spectre solaire. Le prisme décompose le rayon de lu-
mière blanche en sept couleurs qui se suivent invariablement dans l'ordre :
violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge. Dans le prisme tout se
fond, par le prisme tout est décomposé. Si je change l'angle d'incidence
,

du rayon sur le.prisme, je vois les rayons sans perdre leur rang ordinal,
s'éloigner ou se rapprocher. Je puis même les fondre ensemble de telle
sorte que les voilà de nouveau à l'état de lumière blanche. Leur multiplicité
n'a pas compromis un instant leur unité. En vérité, il n'y a jamais eu de
multiplicité étrangère ou contraire à l'unité, car, séparées qu'elles étaient,
des sept couleurs du spectre n'ont pas cessé -de garder, grâce à l'influence
du prisme, un ordre déterminé à la reconstitution du rayon primitif.
Voilà un exemple de l'analyse qualitative. La multiplicité loin de s'opposer
à l'unité, l'exige et la nécessite. '
L'analyse intellectuelle, ai--je dit, ne serait-elle pas du genre des ana-
lyses qualitatives,? C'est le moment de l'examiner. A est A, tel est selon
M. Boutroux le type des principes analytiques. Soit ! Le prédicat peut se
décomposer en parties par définition. M. Boutroux les désigne par les
lettres B, C, D, etc. soit encore Mais l'esprit, qui en s'attachant à A, en
!

a détaché les concepts B, C, D etc, ne les perd pas de vue. Ils ne seraient
plus des concepts. Il les garde sous son regard et leur conserve par rap-
port à A la note qualitative .qu'il leur a reconnue au moment même qu'il
..les distinguait. Dans la logique aristotélicienne ces notes qualitatives s'ap-
peffent les prédicables ; il y en a cinq : le genre, la différence, l'espèce,
le propre et l'accident. Il n'y aurait' clone rien de plus contraire à la vérité
.'de l'analyse intellectuelle que d'introduire, grâce à l'égalitarisme clu signe
mathématique -f-, je ne sais quelle égalité dans les rapports des parties
du prédicat B, C, D, au prédicat total A, lequel est par hyjjothèse iden-
tique lui-même au sujet A. Les cinq prédicables ordonnent les concepts,
entre eux et par rapport au concept essentiel qu'ils se partagent, suivant
BULLETIN PLIL0S0PH1QUE 815

un ordre invariable, analogue à celui qui maintenait invariables en leur


rang les couleurs du spectre solaire. Cette multiplicité, loin d'être opposée
à l'unité de laquelle elle dérive, n'a sa signification que par elle. Il n'y a
donc pas lieu, comme le suggère M. Boutroux, de multiplier les moyens
termes entre les extraits du concept A pour rejoindre, grâce à des transi-
tions insensibles, l'unité originelle. Il suffit que l'esprit clans lequel
sont actuellement tous les concepts, garde à ceux-ci leur valeur spéci-
fique vis-à-vis de la reconstitution de l'unité primitive. Il n'y a donc
-pas, comme contre-partie de tout rapport analytique, un rapport syn-
thétique, au sens kantien du mot,i c'est-à-dire un rapport qui exige une
contribution nouvelle de l'esprit.-La liaison nécessaire existait, au sein
de l'analyse même, entre les- concepts distingués par elle'.

2° Conclusion. — Il est possible d'obtenir par l'analyse- intellectuelle,


•opérée-qualitativement grâce à l'intuition, des principes analytiques maté-
riels, c'est-à-dire clans lesquels la synthèse du sujet et de ses jjarties
s'opère en vertu d'une nécessité intrinsèque et immanente aux parties,
sans qu'il soit fait appel à-un apport extrinsèque de nécessité par l'esprit.
L'esprit manifeste l'universalité du concept et l'a nécessité 'du rapport qui
s'ensuit : il ne crée ni l'universalité ni la nécessité.

c) Y a-t-il des principes'analytiques ?


La question ne se pose,-selon M. Boutroux, que pour ces quatre rap-
ports : de- cause à effet, de moyen à fin, de substance à attribut, de tout à
partie. M. Boutroux ne conserve que le rapport de cause à effet qu'il
appelle « la synthèse causale a priori » (p. 13); Il-le regarde comme le type
' parfait mais unique de la nécessité primordiale. Et c'est de ce principe
unique qu'il conteste, d'un bout à l'autre, de ses deux ouvrages, l'applica-
tion légitime aux choses.-D'où la contingence des lois de la nature, '

laquelle n'exclut pas « d'ailleurs une certaine sorte de nécessité » (p. 13).
Parallèlement aux quatre espèces de rapports pour lesquels, selon
M. Boutroux, se pose la question, nous trouvons dans Aristote trois rela-
tions nécessaires, la relation de la définition au sujet défini, de la propriété
à l'essence, de l'effet à la cause. Il n'est sans cloute pas improbable que
ces relations ne coïncident avec celles que M. Boutroux énumère. Le rap-
port de cause à effet, de moyen à fin est reproduit en propre termes ; le
rapport de substance à attribut semble bien avoir son équivalent dans
celui d'essence à propriété ; le rapport de défini à définition j>ourrait être
représenté clans celui de tout à partie, bien que M. Boutroux y voie juste-
ment, à un autre point de vue, une forme/de finalisme.
Quoi qu'il en soit de la valeur du travail d'élimination qui permet à
816 REVUE THOMISTE

M. Boutroux de n'accorder provisoirement une valeur analytique qu'au


principe de causalité efficiente, nous soutenons que les trois rapports que
nous venons d'indiquer sont nécessaires analytiquement, ou, comme
s'exprime saint Thomas, « per se », c'est-à-dire en vertu d'une apparte-
nance naturelle de l'attribut au sujet.
Cela est déjà prouvé en ce qui concerne le premier de ces rapports,
puisque nous l'avons pris comme thème des raisonnements qui nous ont
permis d'établir notre 2e conclusion. Mais il est moins évident que le rap-
port de propriété à essence, d'effet à cause soient nécessaires d'une néces-
sité analytique. L'essence est. une .individualité distincte de la propriété,
la cause a un être distinct de celui de l'effet. Il n'y a plus ici opposition
d'unité à multiplicité; il semble qu'il y ait hétérogénéité de deux êtres. .
C'est cette difficulté très réelle que saint Thomas cherche à résoudre
dans son commentaire de la leçon xe du Ier livre des Analytiques. Il
remarque tout d'abord qu'il y a un signe manifeste de la nécessaire appar-
tenance de la propriété d'une essence à cette essence (et par conséquent
de l'effet propre d'une cause à cette cause). Si lion veut, en effet, définir la
propriété, qui est au premier regard un attribut de son sujet d'inhérence
entre beaucoup d'autres, on remarque cette singularité que le sujet entre
nécessairement dans la définition de sa propriété. Ainsi, pour prendre là
comparaison d'Aristote, le sourire ne saurait se définir sans que l'on fasse
a^pel à la nature intellectuelle. L'homme seul sourit. Ce n'est sans doute
là qu'un signe de la nécessité de ce rapport, non de la nécessité analytique,
mais sa constatation nous met sur le chemin d'une' nouvelle découverte.
Pourquoi nous semble-t-il qu'il y a hétérogénéité entre la propriété et
son sujet, entre l'effet et la cause ? Ne serait-ce pas que nous les considé-
rons trop en gros, dans leur être matériel, et que nous prenons par suite
pour essence ou cause par exemple ce qui ne l'est pas en effet? Il tonne
pendant que cet homme se promène : « sed non propter kl quod ambulat
coruscavit », remarque ingénuement saint Thomas. Que de fois cependant,
la formule que nous voyons donnée au principe de causalité est du type : hoc
ambulante coruscat, celle-ci par exemple que je trouve dans Kant : tout ce
qui arrive a une cause. Il faut serrer de plus près les termes et dire, avec
Aristote « ut si quis jugulatus mortuus est, elper jugulationem, —persejugu-
laiio mortis causa dicitur, quoniam propter jugulationem pieriit » (1), ce que
saint Thomas résume d'un mot nerveux : il faut dire : interfectum interiit.
Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire (qu'il ne faut reconnaître comme cause
d'un effet que la pure formalité qui est exigée par l'analyse intellectuelle
de cet effet. Un médecin bâtit une maison; ce n'estpas en tant que médecin
c'est en tant qu'architecte [et ut oedificans actu), précisera saint Thomas.

(1) Ibid. versio recens.


BULLETIN PHILOSOPHIQUE 817,

La vraie cause de fa maison, c'est l'idée architecturale qu'il porte en lui et


cette idée est exigée comme la contre-partie active de la construction de la
maison, dûment analysée. Cette maison est bâtie par un médecin, ce qui
arrive a une cause, cela s'équivaut comme expression du principe de cau-
salité. Et c'est sur de pareilles pauvretés intellectuelles que l'on établira
l'existence des principes synthétiques à priori !
Reste un dernier éclaircissement. Quelle est la garantie de cette
analyse? Je réponds : l'intuition, toujours l'intuition. Par l'intuition je fixe
et j'abstrais de ce tout complexe qui est l'être arrivant à l'existence, la
simple formalité d'effet, c'est-à-dire de dépendance essentielle vis-à-vis:
d'un autre être. Dès lors, je tiens cet autre être, dans sa pure formalité de,
cause propre de mon effet, au bout de mon intuition. Peu importe que je
le vérifie ou non comme être'distinct. C'est dans l'effet que je l'ai trouvé,
et c'est dans l'effet que j'ai trouvé la preuve de sa distinction d'avec l'effet.
Qui dit effet dit passivité; la passivité exige une activité corrélative et lui
est cependant-opposée de concept et par suite d'être. La cause étant cette
activité est affirmée comme distincte entitativement de l'effet et extraite
par analyse de l'effet.

3° Conclusion. — j
Il a. des principes analytiques dont les points de
départ sont les concepts donnés par l'intuition. Les trois principes analy-
tiques des plus généraux sont les principes d'identité entre la définition
et le défini, de rapport nécessaire delà propriété d'une essence à cette
essence, de l'effet propre d'une cause à cette cause en tant que telle. On
en trouverait d'autres, tout aussi légitimes, en analysant les notions qui
servent de points d'attache aux différentes sciences.

CONCLUSION GENERALE

Par le caractère qualitatif de ses analyses, l'esprit peut reconstituer


avec les seuls éléments qu'il a reconnus dans le concept en le décomjio-
sant, le concept lui-même. La synthèse se fait donc d'elle-même sans
apport objectif de l'esprit.
De plus, l'esprit faisant la synthèse de sa propre synthèse avec la réa-
lité, les principes analytiques de l'esprit sont des liaisons réalisées dans
les choses.
M5VUE TIIOMISTE. — 4e ANNÉE.
— 55.
818 REVUE THOMISTE

Tels sont les définitions, les rapports de propriétés à essences, d'effet à


cause.
Il y a donc des majeures nécessaires en soi pour servir de point- d attache aux
sciences.
Mais alors d'où vient la contingence?
Concédons d'abord que d'après nos principes l'édifice de notre science
devrait être dominé par une proposition unique, nécessaire en soi.
Cette conséquence, nous ne la déclinons pas. Nous constatons seulement
que cette majeure sous sa forme positive, si elle est l'objet de la science
de la Première Intelligence, à laquelle notre propre science est sans
doute subalternée, ne nous est pas donnée. Nous la possédons cependant
sous sa forme négative le principe de contradiction. Mais le principe de
contradiction d'ailleurs objectif aux yeux de l'intuition, n'est pas une ma-
jeure ostensive; c'est un principe de réduction à l'absurde.Cela suffit pour
qu'en l'appliquant aux nécessités objectives présentes dans l'intuition,nous
puissions défendre, mais non former, les premiers principes des sciences.
\Jintuition,nous venons de prononcer le mot qui explique la contingence
des sciences même de l'esprit. Pour former des principes nécessaires,
nous devons d'abord mendier les essences par l'intuition. Les essences
nous sont données : nous ne les faisons pas : grâce à l'analyse cependant
nous formons à partir d'elles des principes nécessaires : en tête, les trois
principes que nous avons reconnus.
Nous concevons alors ces nécessités comme dominées par une cause
supérieure. Aucune des essences qui nous sont données n'étant tout le
possible, c'est la nécessité hypothétique qui règne. C'est dans Torbite de
cette nécessité, qui comporte le déterminisme mais exclut le fatalisme,
que nos sciences se meuvent.

La science moderne, « newtonienne » comme parle M. B.,participe-t-elle


de cette nécessité? Sans doute, mais nous ne pouvons savoir clans quelle
mesure. Les lois de la gravitation universelle sont certaines comme fait?
Sont-elles nécessaires à partir d'une essence première? Qui-en doute? —
Quelle est cette essence? Aucune hypothèse ne force l'assentiment. Aucune
n'est, de fait, analytique. Les lois naturelles en tant qu'elles ramènent les
faits à des hypothèses déterminées ne sont pas nécessaires. Telles par
exemple les théories atomiques ou tourbillonnaires en chimie, de l'évolu-
tion en biologie générale, etc.. Comme liaisons intellectuelles elles ressor-
tissent au cinquième prédicable, l'accident. C'est ce qui explique les inces-
santes mutations qui les bouleversent et qui font par exemple que ceux qui
ont étudié la chimie il y a vingt ans sont incapables de se reconnaître
dans les notations actuelles. Vraisemblablement il en sera de même dans
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 819

dix ou vingt ans,et cela pour toutes les sciences. Et que dire des systèmes
qui émergent à chaque instant dans les Revues ou dans les Mémoires des
Académies et n'arrivent pas à l'honneur du cours ou du manuel ?
Si la théorie de la gravitation universelle a survécu, elle le doit sans
doute à l'indétermination de ses causes concrètes et par suite à sa flexi-
bilité. La force attractive ne dupe personne et l'on sait que les choses
se passent comme si...
Disons néanmoins pour la consolation de la science que ses efforts ne
sont pas tout à fait infructueux. Elle n'est pas une simple « collection de
timbres-poste » (1). Elle découpe dans, la trame instable des faits des
séries invariables, des liaisons fixes. En considérant certaines associa-
tions comme des lois, elle arrive à en découvrir d'autres. La chimie per-
fectionne chaque jour ses familles atomiques par exemple. Cela semble
bien indiquer l'existence d'un nécessaire en soi sous les choses. Mais par
sa méthode même la science s'interdit de l'atteindre. Elle regarde les
faits en eux-mêmes, dans leur être concret; elle ne cherche pas à lire
leurs essences par un travail d'intuition abstractive. Elle est condamnée à
rôder autour des vraies et nécessaires lois, multipliant ses efforts pour
les enserrer et n'étreignant jamais qu'une sorte de gangue plus ou moins
modelée sur elles.

C'est à la philosophie que revient la fonction d'établir les lois néces-


saires qui sont le fond des choses. On a dit, et M. Boutroux s'est fait
l'écho de cette accusation, qu'elle n'atteignait qu'une réalité idéale, que le
réel en fin de compte lui échappait. M. Thouverez, dans un livre récent,
semble en prendre son parti et se contenter clu réalisme métaphysique (2).
Et si l'on entend par là que clans les lois de la nature telles que les trace
notre philosophie, il n'y a rien que d'intellectuel; c'est fort juste. Mais les
essences mathématiques et physiques seraient-elles dépouillées de réa-
lité ? Nous ne le 2)ensôns pas. Si la matière individualisée est inintelli-
gible, la matière commune peut être pensée : la physique philosophique
abstraira de la première, non de la seconde. La mathématique abstraira à
son tour de la matière commune,mais non delà matière intelligible,lignes,
nombres, etc. La métaphysique seule abstraira de toute matière même
intelligible,pour ne considérer que les formes. La philosophie atteint donc
bien le fond des choses : pour le nier il faudrait avoir établi que la ma-
tière particulière est ce fond. Nous ne devons donc pas craindre de la

(1) BiîUNETiiinE, la Croyance (Rev. des Deux Mondes, 15 oct. 1896).


(2) Le Réalisme métaphysique. Alcan, 1894.
820 REVUE THOMISTE

regarder comme un réalisme mathématique et 2>hysique aussi bien que


métaphysique.
La contingence des « lois de la nature » ne vient donc pas de l'im-
p'ossibî-lité de faire sortir de l'esprit,- sans altérer leur caractère analy-
tique, les principes nécessaires. Si par « lois de la nature » on entend les
lois que renferment les sciences naturelles, loi de la gravitation univer-
selle, etc., leur contingence vient de ce que ces lois unissent des éléments
hétérogènes, que l'analyse ne fait pas sortir l'un de l'autre. Ce sont—des
liaisons expérimentales. "Mais si l'on entend les énoncés qui'résultent' de
l'analyse des essences, -..métaphysiques, physiques, mathématiques,
livrées par l'intuition; ces 23rincrpes sont en eux-mêmes d'un caractère
analytique, et de 2>lus tra-nsj)Osables dans la réalité par l'es2)rit qui, non
seulement. comj)ose entre elles ses conce23tions, mais encore et surtout.
ses conceptions avec la réalité objective. Ils --portent "cependant la
marque dé la contingence des réalités dont ils sont extraits. Ce sont à la
fois des 2>rémisses orignales comme le jsens.eM. Boutroux et des majeures
nécessaires capables d'engendrer la science.

Penser n'est donc pas absolument nécessiter. PENSER


C'EST DÉVELOPPER LA
NÉCESSITÉ CONTENUE DANS DES CHOSES D'AILLEURS CONTINGENTES, ET
REVERSER SUR CES MÊMES CHOSES LA NÉCESSITÉ, QU'ON EN AVAIT TOUT
D'ABORD EXTRAITE (1).

Maintenant, que le coeur ait ses raisons que la raison ne conrprend 23as;
que le coeur, guidé 2)ar l'action de Dieu surtout, mène au vrai, nous
le reconnaissons volontiers. Aussi a2>rjlaudirons-nous cette année
M. Boutroux nous interprétant le grand 2>orte-2>arole des raisons du
coeur. Pascal ! voilà donc le dénoûment de cette trilogie mouvementée,
grande aux yeux des esj)rks, qui se déroule en Sorbonne dej>uis quatre
ans et dont les deux premières journées furent les études sur les lois de
l'a. nature et sur Kant.
Nous es23érons que M. Boutroux ne transformera 2>as la croyance, ins-

(1) Les scolastiques disaient tout cela d'un mot lorsqu'ils regardaient comme l'objet
propre de l'esprit ce qu'ils appelaient intentio universalitalis. L'universel n'existe
dans les choses que fondamentalement. Les formes et les lois dégagées par l'induction
et l'abstraction viennent marquer leur similitude dans l'intellect passif., L'intellect
s'empare de cette similitude et revient vers les choses (in tendit), leur attribuant d'une
manière explicitement universelle ce qui ne l'était qu'implicitement on elles. La garantie
de la bonté de ce travail est dans l'évidence qui s'attache aux opérations de l'esprit,
induction, abstraction, formation du concept, durant toute son élaboration.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 821

trument merveilleux j>our la connaissance des vérités morales'ou qui


dépendent du témoignage, en outil de recherche du vrai S2}éculatif. C'est
là une erreur qui s'accrédite de rdus en jilus, grâce à des patronages
puissants, et qui ne laissera pas d'être dangereuse 2>our les vérités les
2>lus nobles et les jilus consolantes, aux jours de retour des influences
matérialistes. Nous sommés à l'un des tournants de l'histoire de la philo-
sophie. C'est 2>eut-êlre M. Boutroux qui donnera cette année le coup
d'aviron d'où dépend le sort de nombreuses intefligences. Ah ! si seule-
ment, cet esprit, si imrjrégné d'arislotélisme, revenait aux jiures et rassu-
rantes lumières de l'intuition!
Mais du moins, s'il marche à la suite de Pascal, qui lassé lui aussi de la
recherche sjséculativ'e de la vérité, s'est adressé à la foi 2)our y trouver la
garantie de la vérité sjiéculative même, qu'il se souvienne de deux
choses, c'est que la foi de Pascal.ce n'est 2^as la foi naturelle, la croyance
livrée aux seules ressources du coeur .de l'homme: quelle que soit sa
forme subjective, serait-ce celle du vjari d'un homme embarqué, elle s'ap-
puie sur le témoignage intime d'une vérité première objective, d'un Dieu qui se
révèle et crée en nous les certitudes; et elle s'écrie : Inclina cormeum Deus[ï) :
la seconde, c'est que le discours 23ar lequel Pascal conclut à la foi, demande
à ne 2>as être sorti clu cadre où l'a2>lacé son auteur lui-même : « Si ce dis-
cours vous 2>laît et vous semble fort, sachez qu'il est fait pav un homme
qui s'est mis à genoux auj>aravant et ajn'ès- 2>our jirier cet Être infini et
sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre
2>our votre j>roj)re bien et pour sa gloire ; et'qu'ainsi la force s'accorde
avec cette bassesse (2). »

Fr. A. GARDEIL, O. P.

(1) Pensées.
(2) Ibid.
LA VIE SCIENTIFIQUE

I. —-Le 3e Bulletin du IVe CONGRÈS SCIENTIFIQUE INTERNATIONAL DES


CATHOLIQUES, qui doit se tenir à Fribourg (Suisse), dans le courant de
cette année 1897, va 23araître incessamment. Pour réj)ondre au désir ma-
nifesté 2>ar un grand nombre de 2>rofesseurs d'universités et de sémi-
naires, en Belgique, en Allemagne et en Amérique, le Comité d'organisa-
tion a décidé, dans sa dernière séance, de reculer de quelques jours
la date du Congrès, dont l'ouverture avait été fixée d'abord au lundi
9 août. La 23articipation d'un nombre considérable de savants est désor-
mais assurée. Au.congrès de Bruxelles, dont le succès fut si grand, il
avait été j>résenté 130 travaux; cent quatre-vingt-dix sont déjà 2>romis
23our celui de Fribourg, 150 avec indication du titre, 40 sans indication.
La section de l'orientalisme compte à cette heure 16 mémoires, celle d'an-
thro23ologie 10. L'on espère que les libéralités des catholiques intelli-
gents, soucieux des 2>rogrès de la vraie science, suffiront à couvrir les
frais énormes qu'entraînera la 2>ublication de toutes ces importantes
études.

II. •— La mort du comte de Paris avait empêché Mgr d'Hulst d'assister


au congrès de Bruxelles : l'on se réjouissait d'autant 2>lus de le voir et de
l'entendre à celui de Fribourg. Chacun sait comment la divine Provi-
dence en a dis2>osé autrement... Mgr d'Hulst aura été l'un des hommes
qui ont le.j)lus travaillé de notre temps à l'union de la Science et de la
Foi. Il avait consacré à cette noble cause son éloquence de grand Style, la
facilité et la souplesse merveilleuses de son talent, l'on dirait toutes ses
forces, si l'on ne savait qu'il était homme d'oeuvres au moins autant
qu'homme d'études, et que, chez lui, la piété et la charité allaient de pair
avec la science... Quand l'éminent j>rélat a succombé, la Revue Thomiste
s'est associée de coeur à la 2>eine et aux alarmes de l'Institut Catholique de
Paris : aujourd'hui elle j)artage jileinement sa joie et ses espérances, en
aj>prenant la nomination de son nouveau Recteur, Mgr Péchenard, qui
saura parfaire l'oeuvre fondée par Mgr d'Hulst, et dont les dernières sta-
tistiques officielles nous montraient naguère les constants 2>rogrès.
'LA VIE SCIENTIFIQUE 823

III. — Le 16 novembre, lendemain de la fête du B. Albert le Grand,


2>atron de l'Université, avec le B. Pierre Ganisius, avait lieu à Fribourg
(Suisse) l'inauguration officielle des cours universitaires 2>our l'année
1896-97. Par une attention dont l'Université s'est montrée aussi fière que
reconnaissante, Léon XIII avait daigné se faire re2>résenter à cette solen-
nité isar Mgr Lorenzelli, nonce à Munich. Devant un auditoire choisi, où
l'on remarquait Mgr de Lausanne et Genève et Mgr l'Evêque adminis-
trateur du Tessin, le Conseil d'État, les députés du Grand Conseil, la
foule des 2>rofesseurs, des élèves et des amis de l'Université, Son Excel-
lence le Nonce a 23rononcé à cette occasion un discours où le difdomate,
sans doute., 23ouvait se reconnaître, mais où l'on admirait surtout le
maître dans la doctrine. — L'orateur.se jiose trois questions : La science
existe-t-elle ?x)ù se trouve-t-elle ? Que reste^t-il à faire aux savants d'au-
jourd'hui et de l'avenir ? Il ..répond: « Pour les printiçes suprêmes ou les
lois générales et de nombreuses conclusions, oui, la science existe ». —
Elle se trouve « d'une manière jilus pure, 23lus étendue et 23lus élevée dans
l'oeuvre cle deux génies frères : Aristote. et Thomas d'Aquin. »— Les sa-
vants doivent « d'abord garder le 2>atrimoine sûr que nos grands ancêtres
nous ont transmis ; ensuite, l'augmenter de toutes les nouvelles conquêtes
vraiment scientifiques, qu'ils devront coordonner avec les principes d'A-
ristote et cle Thomas d'Aquin ». Le seul éloge, et aussi le jdus beau qu'on
puisse faire du discours qui a été le dévelo2323ement de ces trois 23ensées,
c'est-qu'il a'été véritablement tel qu'on se 2>laisait à l'attendre d'un repré-.
sentant de Léon XIII.
L'Université de Fribourg commence son année avec un personnel de
60 professeurs (ordinaires, extraordinaires, agrégés), 263 étudiants
immatriculés, 112 auditeurs. — La jeune Faculté des sciences a ouvert ses
cours, et 2>romet cle justifier les sympathies et les espérances qui entourent
ses débuts.

IV. — La décentralisation universitaire, en France, est commencée.


Le 19 novembre dernier, M. Félix Faure ju'ésidait l'inauguration solen-
nelle de I'UNIVERSITÉ DE PARIS. Série de discours. Remarqué, dans celui
de M. Gréard, jn'ésident clu conseil de l'Université de Paris : « Il n'est
...
2>as d'intérêt 2>lus pressant 2>our une démocratie, que de se créer des
élites... ». « ... C'est aux applications de l'ingénieur qu'aboutissent les
calculs du savant ; l'atelier est soudé à l'école ». — Remarqué dans le dis-
cours de M. Rambaud, ministre de l'instruction 2>ublique : « ... aux jours
où la montagne Sainte-Geneviève rayonnait comme un Sinaï... ». « Tout
colleté fait le nom (de nos vieilles universités) reste glorieux; il est lié à
tout notre 23assé national ; il est bien français; nous n'avons fait que le
8 24 REVUE THOMISTE

prêter aux autres; et nous gardons le droit de le relever comme un litre


authentique de très vieille noblesse ». « La concentration des études les
plus diverses dans l'Université a précisément 23our objet de jjermettre à
tous d'acquérir en même temps les connaissances précises qui font l'excel-
lent technicien et les connaissances générales qui font l'homme vraiment
cultivé. Le meilleur S2)écialiste sera encore celui qui mettra au service de
sa s2>écialité des notions sérieuses sur tous les domaines voisins ».

V. — A l'Université de.Sarago.sse, qui se distingue 2>ar son activité doc-


trinale, 1'ACADÉMIE JURIDICO-LITTÉRAIRE ARAGONAISE a eu l'idée très heu-
reuse d'organiser un concours entre étudiants, en l'honneur de son 2>atron
saint Thomas d'Aquin. Des 23i'ix seront accordés aux meilleurs travaux
qui-auront ete
, , 2>resentes
, , sur les
, sujets
. suivants
. :
*.-

I. Prix cle Son Altesse Royale Sérénissime l'Infante Isabelle : Théories


cosmologiques de saint Thomas d'Aquin..
II. Prix cle Sa Grandeur l'archevêque de Saragosse, Mgr Vincent Aida :
Fondement rationnel des doctrines juridiques contenues dans le « Syllaius ».
III. Prix de Sa Magnificence le Recteur de l'Université D. Antonio
Hernandez Fajarnès : la démonstration du principe de causalité par leprincipe
de contradiction.
IV. Prix du déjraté aux Cortès D. Sigismond Moret : légende Arago-
naise : sujet et mètre libres.
V. Prix du défraie cle Saragosse, D. Joachim Gil Berges : Les Servitudes

.
communes dans le droit aragonais : origine, histoire, état actuel, législation
comparée et critique.
VI. Prix cle l'Académie Royale juridico-pratique aragonaise : Le Délit
collectif.
VII. Prix du collège des avocats de Saragosse : Etude sur l'école thèolo-
gico-juridique espagnole du Droit international.
VIII. Prix de Son Excellence le Gouverneur civil de la Province D.Clé-
ment Martinez dei Çamjjo ila Région et la province comme organes naturels
de l'Etat.
IX. Prix de l'alcade de la Ville D. Ladislas Goizueta : Étude historique
sur les troubles d'Aragon et de Navarre, à l'occasion des démêlés entre D. Juan
II et le prince de Viana.
X. Prix du 23résident honoraire de l'Académie, M. le marquis de Valle-
Ameno : La Peine et sa fin d'après saint Thomas d'Aquin.
Tous les travaux devront être remis, avec le nom de leurs auteurs, sous
envelop23e cachetée, avant le 1S février 1897.
Les 2>rix seront distribués en séance solennelle et pmblique, le 7 mars,
fête de saint Thomas d'Aquin.
LA VIE SCIENTIFIQUE 825

VI. —Au commencement de l'année 1896, l'Académie des Sciences de


Berlin prenait la résolution cle jiréparer une édition nationale des OEuvres
de liant.
Afin d'assurer que cette édition fût la 2>lus conqilète piossible et d'ac-
quitterdignement.ee que l'Académie nomme « la dette d'honneur que la
nation a contractée, envers son grand 23hilosophe », un a2>2>el [Aufruf)
fut lancé, où l'on jn'iait tous ceux qui jiossécleraient quelque manuscrit
pouvant servir à établir dans son intégrité et dans sa pureté le texte kan-
'
tien, de le faire connaître à la savante assemblée. Cet a232>el eut de l'écho
en Allemagne, dans le inonde scientifique. UArchiv fur geschichte der Phi-
losophia, en fiarticulier, le re23roduit et le recommande à ses lecteurs, clans
son dernier numéro, en l'acconrpagnant de réflexions très 23i*atiques, où il
montre que quatre sortes de manuscrits peuvent être utiles à l'oeuvre pvo-
jetée : les lettres envoyées par liant ou à lui adressées, ses rédactions
jjroprement scientifiques écrites de sa main, les notes dont il avait coutume
de couvrir certains livres à son usage, les cahiers de ses élèves. — A lire,
clans le même fascicule de YArchiv, un article remarquable de M. Maurice
de Wulf professeur à la Faculté de 2)hiloso2>hie de l'Université de Louvain,
sur le Problème des universaux dans son évolution historique clu ix° au
XIIIC siècle.

VII. —- On a fort remarqué à la dernière séance annuelle'de l'Institut cle


France, le mémoire cle M. Jansen, chargé de 23arler au nom de l'Académie
des Sciences. La ré2>onse à la vieille question de l'habitation des astres
tend de jfius en plus, vers l'affirmative. Les analogies et ressemblances
entre notre globe et ceux qui l'avoisinent, jn'ogressivement constatées et
confirmées, autoriseraient cette tendance. Les voici : — Des lois géné-
rales, d'abord, assurent un même dévekpjiement cosmique. La Terre,
dejrais Cofjernic et licier, n'est 2>lus un monde isolé, c'est un membre cle
la famille solaire. — Les lunettes, defmis Galilée, ont fait découvrir dans
les astres, des disques semblables au-disque terrestre, des montagnes, des
mers 23eut-être. — L'analyse sfiectrale, surtout, a fait conclure à l'unité de
composition chimique de l'univers. — Par le même moyen s'est révélée la
A^tpeur d'eau clans les 23lanètes et les étoiles. L'atmos23hère, l'air et l'eau,
conditions de la vie ne permettent-ils 2>as, si l'on tient couple des autres
analogies, de penser qu'il y a dans les astres une matière organique et des
êtres vivants ? Sans doute, cela n'a 2>as été constaté directement : mais les
progrès de la science, et ses confirmations successives, résultat d'une
méthode 2>lus sévère que celle des entretiens cle Fontenelle avec la mar-
quise, élèvent à la dignité de quasi-certitude une hypothèse longtemps
caressée, jamais résolue.
826 REVUE THOMISTE

VIII. —-M. le Dr Isidore Mans publie une brochure (Extrait de l'excel-


lente Revue Nèo-scolastique) où il donne un eonrpte rendu intéressant du
IVe congrès d'anthro23ologie Criminelle (Genève, août dernier), auquel il
a 23ris 23art d'une façon aussi active que brillante. Deux choses 2>rinci-
23ales à noter dans ce compte rendu : 1° A 2>ro2)Os d'une communication
de M. Lombroso, M. le D* Dallemagne posa nettement la question : a Oui
ou non, l'école italienne 2>rétend-elle qu'un ensemble de caractères ana-
tomiques suffit pour faire reconnaître un criminel, et que, d'autre 2>art, il
n'y a 23as de criminalité qui ne soit marquée de cette empreinte ? »
M. Ferri, le véritable chef de l'école italienne, répondit loyalement :
« L'école italienne, essartant du criminel-né, n'entend pas en faire un type
exclusivement anaiomique : l'homme criminel est- une personnalité complexe
à la fois historique, 23sychologique et sociale. La criminalité est la résul-
tante d'un ordre triple de facteurs... Un homme 23eût naître avec les stig-
mates de la criminalité et cej>enclant mourir sans avoir jamais commis de
crime, s'il a trouvé dans son milieu une forme de résistance suffisante »;
2° Conclusion de l'auteur : « Comment faut-il ajqsrécier le congrès de
Genève au 23oint de vue de la 23hiloso23hie sfjiritualiste ? » —.« Il ne faut
23as oublier,qu'à l'origine l'anthropologie criminelle était une affirmation clu
déterminisme et du matérialisme... » A Genève, il a été démontré que
les constatations de l'anthrojiologie criminelle n'ont nullement cette
2)ortée ; qu'elles s'harmonisent 2>arfaitenient avec la doctrine S23iritualiste
Sur le libre arbitre et la resfjonsabilité ; qu'elles en sont même le conqslé-
ment nécessaire... On continuera-à étudier « les 23rédis230sitions de
.
l'homme à la délinquence, que ces fn'édisfjositions résultent des tenrpé-
raments ou des influences du dehors. Mais on n'entend plu s affirmer par
là l'irrésistible poussée au mal. Celui qui porte les stigmates delà dégéné-
rescence n'est 2>lus fatalement voué au crime. »

IX. — Dans une des dernières séances de l'Académie de Berlin, M. le


2>rofesseur Ad. Harnach communiquait une découverte très importante
faite 2>ar M. Ch. Schmidt. Il s'agit. d'un manuscrit sur j^syrus acheté
récemment au Caire 230ur le musée égjptien de Berlin. M. Schmidt aurait
reconnu, dans ce j^yrus, les trois écrits suivants :
l'Évangile selon Marie
ou Évangile a2)ocry23he de Jean (EôavYéXtov xaxà Maptà[A ou 'A^ôxpospou
'Iwâvvou) ; la Sagesse cle Jésus-Christ (2b<pta 'Irço-ou ^ptctou), peut-être l'ou-
vrage du gnostique Valentin 23ortant ce titre ; des actes de Pierre (^pâifesç
îréipov). Ce sont trois écrits gnostiques du second siècle, connus par saint
Irénée. On attend avec curiosité la jmblication de ces textes de la littéra-
ture chrétienne 2>rimitive.
LA VIE SCIENTIFIQUE 827

X.— Aux jmblications, toutes favorablement accueillies par le monde


savant, qui forment la série déjà longue des COLLECTANEA FRIBURGENSIA,
M. Michaut, 2>rofesseur à l'Université de Fribourg (Suisse), vient
d'ajouter un nouveau travail : les Pensées de Pascal, in-4°, p. I-LXXXIX, 469,
avec deux superbes photographies du masque cle Pascal, et un fac-similé
de sa signature. — L'auteur a « voulu publier les Pensées comme on
publie les auteurs grecs et latins, en donner en un mot une .édition cri-
tique... Il n'entend 23as publier l'Apologie de la religion que méditait Pascal,
mais bien l'ensemble des notes qu'il avait prises... » Gela pour deux rai-
sons : « La première, c'est qu'il n'est point possible de distinguer avec
une netteté suffisante les pensées qui auraient définitivement pris place
dans l'Apologie de celles qui en auraient été exclues... La seconde raison,
c'est que bien des pensées qui n'auraient point fait partie de l'ouvrage
sont cependant- fort utiles à qui veut le comprendre' ». Port-Royal et
Bossut avaient essayé de classer les Pensées; Faugère, Molinier, etc.,
d'en reconstituer le plan, c'est-à-dire le 2>lan de l'Apologie; le nouvel
éditeur renonce au classement, parce qu'il altère la physionomie des Pen-
sées, et que le déjsart, quel qu'il soil fait, en sera toujours arbitraire. Il
renonce jm'eillement à reconstituer le plan : sans j>arler d'autres motifs
sérieux qu'il indique, les contradictions où sont tombés ceux qui ont fait
la tentative montrent qu'elle n'a aucune chance cle succès. Il rejiroduira
donc lés Pensées dans l'ordre, p.q.ur' mieux dire, « clans le désordre où
Pascal les a laissées, et où les a trouvées Port-Royal ». Mais il ne suffit
pas d'avoir la re23roduction complète clés fragments qui subsistent; il
importe encore souverainement cle savoir en quelle mesure chacun d'eux
est authentique. L'éditeur s'est jn'éoccupé de nous en instruire. Les Pen-
sées, quant aux sources d'où elles nous viennent, se divisent en trois caté-
gories : I. Pensées du manuscrit autogrà23he écrites 23ar Pascal lui-même,
quelques-unes rayées par lui II. Pensées écrites clans le manuscrit, mais
•;

d'une main étrangère, dont quelques-unes ont reçu des corrections ou


des additions cle Pascal, d'autres non; d'autres ont été rayées l'on ne sait
par qui; III. Pensées qui se trouvent seulement dans les textes imprimés,
ou clans le recueil des conversations de Pascal. En tout, sejit sortes de
fragments dont la valeur d'authenticité n'est pas la même. Pour chaque
sorte, l'éditeur emploiera des caractères 2>articuliers ; et ainsi, clu 23remier
COU23 d'oeil, le lecteur pourra reconnaître l'origine et dans une certaine

mesure l'authenticité de chaque fragment. De plus, il mettra les variantes


au bas des juges, et jjarfois, quand l'importance d.e la jiensée le deman-
dera, il 2>lacera en deux colonnes parallèles le j>assage supjorimé (lettres
italiques) et le passage définitif. Enfin, parce que les deux anciennes cojnes
conservées à la Bibliothèque Nationale, ont une grande autorité, il en
828 REVUE THOMISTE

signalera au moins les jn'incijwles leçons : de même, pour les divergences


des 23rinci2)ales éditions.
Ce que l'éditeur s'était prp23osé et a jn'omis dans « l'avertissement »
dont on vient cle lire le troj) court résumé, il l'a fait dans son livre. Il a
même fait davantage, car il donne encore à la fin de son volume huit
tables 2>our établir la concordance de son édition avec l'autographe, les
deux copies, l'édition de Port-Royal, celles de Bossut, Faugère, Havet et
Molinier.
Désormais l'on peut dire que l'édition définitive des Pensées de Pascal
existe : et elle restera comme un modèle de travail bien conçu, exécuté
avec un soin et une jiatience rares en toutjjays. Il faut ajouter que la per-
fection typogra23hique est grande aussi, et que la préface (IX-LV) OÙ
M. Michaut nous retrace les éjusodes jirincijjaux de la vie de Pascal, est
une: introduction cligne cle cette oeuvre unique qui, n'étant que de jrièces.
et cle fragments, comptera toujours quand même jjarmi les 2>lus beaux
monuments de la langue française.

XI. — M. le chanoine Gouin, docteur en théologie, ancien supérieur du


séminaire du Mans, a jmblié récemment un livre qui donne satisfaction à
un désir bien souvent exprimé :
Éléments de philosophie chrétienne [IL vol.
in-8°. Rome, Befani; Paris, Lethielleux). Dans un langage clair, concis,
vivant, sans nulle visée 23rétentieuse, sans étalage d'érudition, sé2>arant
l'essentiel de l'accessoire clans les questions avec cette sûreté de couj)
d'oeil que donne seule une longue exjiérience de l'enseignement, l'auteur
expose tout l'ensemble cle la 23hilosp23hie chrétienne. Sur tous les grands
jjroblèmes qui concernent l'homme et l'âme humaine, le monde, ses ori-
gines et ses lois, Dieu et la Providence, les bases de la morale, jn'ivée et
23ublique,if vous fait connaître la pensée vraie de saint Thomas. M. Gouin
s'était jirofiosé modestement j)Our but « d'emjirunter, comme il le dit lui-
même, aux ouvrages de philosojjhie scolastique la moelle de leurs doc-
trines et d'en donner un résumé clair et jn'écis ». Le but a été jjarfai-
tement atteint. Ne sera-ce jias au jsrofit et à la satisfaction d'une catégorie
d'esprits fort nombreux?
Il convient d'ajouter que l'auteur est le même ecclésiastique distingué
qui, par une activité et un dévouement intelligents de 2>lus de trente
années, a fait arriver le séminaire du Mans à la 23lace d'honneur qu'il
occu2)e aujourd'hui dans la doctrine, et que justifient, en 2>articulier, les
travaux cle M. Legendre sur l'Ecriture sainte, ceux de M. Mignon sur
l'histoire cle la 2>hiloso23hie au moyen âge, et ce « Mémento Juris Eccle-
siaslici » (Berche, Paris) où M. Deshayes a si habilement uni, avec l'éru-
dition, l'ordre et la clarté.
LA VIE SCIENTIFIQUE 829

XII. — Une 23ublication d'importance ca2>itale 2>our l'histoire de la


liturgie est celle de M. Ebner : Quellen uncl Forschungen zur Geschichte und
Kunstgeschichte des Missale Romanum im Mittelalter lier Italicum. Fribourg-
en-B. Herder, 1896). Nous y trouvons examinés des manuscrits liturgiques
de 74 bibliothèques différentes : les sacramentaires et les missels con-
servés dans les bibliothèques d'Italie y sont à jieu 2>rès au comjilet. Se
basant sur ces recherches, M. Ebner établit 230ur la première fois une
classification scientifique des sacramentaires du moyen-âge, qui devra
servir de 23oint cle déjiart j>our les recherches futures clans ce charcp si peu
ex2>loré jusqu'ici.

XIII. —Très intéressante, la controverse engagée entre M. le 2>rofes-


seur Iiaulen de Bonn et M. Schoe2>fer, sur la question fondamentale :
Quels doivent être les fn'incrpes d'une exégèse vraiment scientifique,
M. Iiaulen avait exjiosé sa manière de voir dans le LilerarischeHandiveiser,
1895, Nn. 4 et 5; M. Schoe2>fer vient d'en faire autant dans un volume
assez considérable [Bibel und Wissenschaft. Grundsatze uncl deren Anven-
dung auf die Problema cler biblischen, Urgeschichte. Brixen 1896). Noté:
M. Schoepfer soutient, contre M. Iiaulen, que le déluge ne fut universel
ni au 2)oint de vue géograjihique, ni au point de vue anthrojiologïque.

XIV. — Karl Iirumbacher, jn'ofesseur à l'Université de Munich, vient de


faire paraître la deuxième édition de sa Geschichte der Byzantinischen Lile-
ratur von Justinian bis zum Ende des Oslromischen Reiches, 527-1483.
Cette deuxième édition a été 23ré23arée en collaboration avec M. E.
Ehrhard, 2>rofesseur à l'Université de Wùrzburg, et M. H. Gelzer, 2>ro-
fesseur à l'Université d'Iéna. L'ouvrage traite cle la Théologie depuis la
2>age 37 jusqu'à la 2>age 219. Le volume in-8° contient en tout p. xx-1193
et coûte 30 fr. (Mùnchen, Oskar Beck). —A la fin d'une étude intéres-
sante sur Y Enseignement à Saint-Maurice du y" au xrxe siècle (Valais), le
savant et modeste chanoine, M. Pierre Bourban, annonce qu'il écrira un
travail à part sur l'enseignement de la théologie dans la célèbre abbaye de
ce nom. Nous 23renons acte, avec joie, de cet engagement. — M. von
Harkelbarg-Landau, docteur en théologie, chanoine cle la métrojiole cle
Vienne, 23ublie en brochure les articles qu'il avait fait jiaraître clans le
Liierar. Anzeigerfur das ICatholische Ocsterreich, contre la jjrétendue validité
des Ordinations Anglicanes. Nous savons que M. le chanoine von Harkel-
berg a un travail d'ensemble tout jsréparé sur le sacrement de l'Ordre;
2>ourquoi ne le 2>ublierait-il pas, ses articles ayant si bien réussi, et le
traité cle l'Ordre renfermant encore tant de questions qui attendent des
éclaircissements ?
830 REVUE THOMISTE

XV. — Le P. Lagrange,- de notre École Biblique de Jérusalem, a


réussi, le mois de novembre dernier, à pénétrer, avec un certain nombre
de ses étudiants, dans la célèbre ville des anciens nabathéens, l'inacces-
sible Petra. Il a pu visiter les ruines si curieuses, vérifier les inscriptions
connues, et 23eut-être en relever quelques nouvelles. De retour à Jéru-
salem, il a fait de son voyage l'objet de deux conférences publiques. L'on1

esjsère que le 2>rochain numéro cle la Revue Biblique, qui va juraître dans
quelques jours, contiendra le récit de cette 23érilleuse mais très intéres-
sante excursion,

XVI. — Le 25 novembre dernier est mort à Iiessel-Loo (Belgique)


M. le DT Pierre Prosper. Pendant de nombreuses années, il enseigna les
traités de. la religion et de l'Église, et, 23enclant ce temps, il recommandait
23articulièrement et faisait lire à ses élèves les plus- intelligents le Pugio
Fidei de Raymond Martin et la Summa de Ecclesia de Turrecremata. Il fut,
il y a trente ans, un des promoteurs du mouvement néo-scolastique et
néo-thomiste. Entre autres écrits qu'il a publiés, l'on remarque. : un livre
sur l'Antéchrist, qui a_ reçu plusieurs éditions, un excellent ojrascule sur
la « Prédétermination 23hysique », un volume de Commentaires en fran-
çais sur la jremière partie cle la Somme .Théologique, où il se montre tho-
miste solide. Il y a une quinzaine d'années, des épreuves terribles l'obli-
gèrent à quitter l'enseignement et la France et à se réfugier en Belgique,
où les Dominicains l'accueillirent avec une charité dont ses amis leur
demeurent toujours reconnaissants. Consolé par le dévouement-des reli-
gieux et soutenu par leurs prières, il s'est endormi pieusement dans la
2>aix du Seigneur.

Fr. M. TH. COCONNIER.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

S. Thomoz Aquinatis de Satisfactione et Indulgentia doctrina 2>roposita et


ex2>Iicata a Dr. CAROLO WEISS. — Groecii, apud U. Moser bibliopolam,
,1896 (JL56 23p.)

Un double intérêt, historique et pratique, détermine l'auteur à écrire


cette thèse de la Satisfaction et de l'Indulgence. L'intérêt historique con-
siste à rajpeler à ceux qui l'ignorent, « sunt enim haucl 23aûci », que cette
doctrine si hy230critement calomniée 2>ar les hérésiarques du xvie siècle, a
été traitée avec soin 2>ar les scolastiques et S23écialement par leur maître,
saint Thomas d'Aquin. Ajouterai-je que l'on est tenté à notre éjioque
d'étudier la question des indulgences clans les manuels cle piété, sans
songer que les théologiens du moyen âge l'ont scrutée à fond ? Revenons
aux sources, et à la 2>lus pure cle toutes, celle de l'Ange de l'École, qui
sur cette matière difficile, dit l'auteur, atout résolu : ut nihil indefinitireli-
querit. L'intérêt fn'atique est évident : qui n'aime à savoir, en ce temps de
nombreuses indulgences, ce qu'elles sont, quel est leur fondement doc-
trinal, et comment nous pouvons satisfaire pour nous et pour les autres ?
Ex2>liquer les deux termes : Satisfaction et Indulgence, voilà toute la
thèse. Le titre annonce la division.
C'est juste. Les deux traités s'unissent et s'ap23ellent. Parler de la
Satisfaction et taire le grand moyen de satisfaction qu'est l'Indulgence, ce
serait être incomplet, et l'auteur le fait'entendre, en j)résentant l'Indul-
gence comme le supplementum satisfactionis. D'autre -part, une étude sur
l'Indulgence ne tiendrait 2>as debout, si elle n'avait pour base la théorie de
la Satisfaction. Disons donc pour résumer rapidement les pensées qui
dirigent ce travail : Toute faute mérite une peine, et toute faute mortelle,
cle soi irréparable, mérite une 23eine éternelle. La faute remise parla 23éni-
t'ence et la 23eine éternelle écartée, il reste quelquefois une peine temporelle
à subir, selon cette décision dogmatique clu Concile cle Trente : « Si quis
dixerit totam poenam simul cum -culpa remitti semper a Deo, anathema
sit » (Sess. xiv, can. 12). De là, nécessité de la Satisfaction et de la 2>éni-
tence sacramentelle. Celle-ci suffit-elle toujours ? Non. Le confesseur
médecin prudent-, n'a2>23lique 2>as le remède clans toute sa force et n'exige
23as toute la peine que mérite la faute. Et alors l'Indulgence apparaît
comme la rémission extrasacramentelle de la 23eine temporelle due au
832 REVUE THOMISTE

Christ et de ses
23éché, grâce à l'a2323lication des mérites satisfactoires du
Saints [p. 122). La définition est exacte, et si l'on ajoute les conditions
dans lesquelles les Indulgences 2>euvent être distribuées, gagnées et trans-
mises, on aura un a2>erçu de cette thèse, qui se recommande 2>ar sa doc-
trine et sa clarté.
Fr. H. HAGE.

Dis Lehre des h. Thomas von Aquino uéber die Moeglichkeit einer anfangslosen
Schoepfung (Doctrine cle saint Thomas d'Aquin sur la possibilité d'une
création sans commencement), von Fr. THOMAS ESSEH, Orcl. Praed. In-8°
176 23. Munster, 1895, Aschendorff'sche Buchhandlung.

La monogra23hie dont nous allons rendre conrpte a 2>aru en articles


dans la Revue de Philosophie et de Théologie spéculative Au Dr Gommer. L'in-
térêt qui s'attache à cette question a fait saluer avec bonheur, en Autriche
et en Allemagne, l^jjarition de cet ouvrage. Le nom de l'auteur, connu
déjà dans le monde des savants 2>ar d'autres travaux intéressants et
consciencieux, est à lui seul une recommandation.
La jjossibilité d'une création ab oeterno n'est 23as une question 23ro2>re à
la doctrine thomiste. Elle n'ajoute qu'une 23ierre à l'édifice du grand Doc-
teur; Ge2)endant un grand nombre de 23hiloso2>hes et cle théologiens ont
mal colibris ce 23oint S23écial cle son enseignement. Quelques-uns ont
même contesté sa vérité. Le Rév. Père, en même temps qu'il ex2>ose la
véritable 2>ensée du Maître, réfute d'une manière courtoise l'opiinion des
adversaires.
Dans les remarques 231'éliininaires, l'auteur résume brièvement la 2>ensée
thomiste sur l'incompatibilité de l'acte cle foi et de l'acte de science 23ar
ra232)ort au même objet envisagé simultanément sous le même point de
vue. Deux causes 2>euvent nous faire adhérer à une vérité quelconque :
l'intuition 2>ersonnelle et l'autorité. Ces deux causes engendrent la certi-
tude mais différemment : la 23remière comme cause efficiente et la
seconde comme cause motrice.
Parmi les vérités révélées, il s'en rencontre quelques-unes qui ne
dé23assent i3as l'a force de la raison ; elles sont la base des vérités de l'ordre
surnaturel et elles doivent être crues 2>ar tous ceux qui ne 23euvent pas les
atteindre 2>arleur force naturelle. Ces vérités sont a2>pelées 2>ar les théolo-
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 833

giens « les 2>réliminaires delà foi » [proeambula fidei), pour les distinguer
des vérités 23urement surnaturelles, qui sont « les articles de foi »[articuli
fidei).
Cela étant, le Révérend Père se demande à la suite de saint Tho-
mas : La création du monde clans le temps est-elle un article de foi
ou simjilement un 23i'éliminaire ? La ré2>onse à cette question se trouve
dans la Somme théologïque clans laquelle le saint Docteur affirme, que
la création clu monde clans le temps est connue seulement 23ar la révéla-
tion et que 2>ar conséquent cette vérité constitue un article de foi.
La question de foi tranchée, l'auteur entame celle de la 230ssibilité d'une
création sans commencement. Pour éviter toute confusion il détermine et
2>récise soigneusement la thèse. Il nous prie de ne jias confondre les deux
questions : « Le monde a-t-il été créé? »— «Aquel moment le monde a-t-
il été créé ? » La création du monde jieut être démontrée 2>ar des 2>reuves
apoclictiques. Mais à quel moment le monde a-t-il été créé ? la réjionse à
cette question nous est connue, suivant saint Thomas, jiar révélation seu-
lement. Poursuivant toujours sa marche avec l'Ange de l'École, il
demande : Peut-on démontrer 2>ar la force naturelle de la raison l'impossi-
bilité intrinsèque d'une création sans commencement? C'est ici que nous
voyons admirablement le 23oint cle vue, auquel s'est 2>lacé le saint Docteur.
Le Rév. Père exfiose en ce sens, à notre avis, la 2>ensée du Maître : saint
Thomas ne 2>ose 2>as une thèse 2>ositive. Il lui suffit de montrer que les rai-
sons qu'on a232>orte 2>our 2>rouver l'inqsossibilité d'une création sans com-
mencement ne sont 2>as 23robantes ; mais celles qu'on allègue 2>our son
éternité ne firouvent pas davantage. Le Maître se 2>lace par conséquent à
un point de vue 23urement critique. Pour n'avoir 2>as conpris ce 23oint de
vue, les 2>hiloso2)hes et les théologiens se sont divisés sur la véritable
23ensée de saint Thomas. Le Rév. Père réduit à quatre les 023inions. La
divergence vient uniquement de ce que ces auteurs se sont2>lacés au point
de vue 2>ositif, au lieu d'examiner la question simplement au-point de vue
négatif. La conclusion de saint Thomas 23eut se formuler ainsi ? On ne 2>eut
démontrer 2>ar le raisonnement l'impossibilité d'une création éternelle,
mais on ne 23eut 2>rouver davantage sa possibilité. Toute l'argumentation
de Thomas d'Aquin consiste à montrer l'insuffisance des raisons ajijior-
tées dans l'une et l'autre opinion.
S'il y a impossibilité qu'une création soit éternelle, elle ne peut pas
venir clu côté de Dieu; car Dieu, ayant toujours existé, a pu toujours
opérer. Ici il n'y a 2>as cle distinction à a23]3orter entre les 02>érations de Dieu
ad inlra et ad extra. La liberté avec laquelle Dieu crée le monde ne 2>eut
avoir aucune influence sur sa Toute-Puissance, qui est toujours la même.
Et 2>uis, quand j'affirme qu'un être a été créé, j'exprime seulement cette
REVUE THOMISTE. — 4° ANNÉE.
— !>6
834 REVUE THOMISTE

pensée, que cet être a reçu l'être d'un autre, jiar 023230sition à celui qui l'a
de soi-même.
Par conséquent, quand je dis que le monde a été créé, je n'ex23i'ime en
aucune manière l'idée de commencement. Être créé et commencer ne sont
2>as deux idées équivalentes, ou dont l'une inclut l'autre.
Il n'y a jias davantage contradiction entre « j'actum esse » et « nunquam
nonfuisse ». Un exensple montrera cette vérité. Si nous jjartons de cette
idée que le soleil a toujours illuminé l'air, il faudrait affirmer que l'air est
illuminé 2>ar le soleil. Suit-il de là que l'air ait jamais été non illuminé?
Non, sans doute; mais il faut en conclure que sans le soleil l'air serait non
illuminé. '
Si le inonde est sans commencement, il est éternel. Oui, il serait éternel
mais à sa manière, c'est-à-dire négativement, Dieu seul est éternel 2>ositi-
vement: L'Eternité, suivant Boèce, «est interminabilis vilce lola simul et
perfectapossessio ». Or, dans toute créature, il y a succession, changement,
dévelo232>ement, mouvement, toutes choses inconciliables avec la notion cle
l'éternité.
Un monde sans commencement exigerait une série infinie d'actes. A cette
objection saint Thomas réjiond dans l'ojrascule De JEtemitale mundi .-
« Adhuc non est demonslralum quod Deus non possitfacere ut sint infinita
actu. » De cette 2>ro230sition ilne suit d'aucune manière « possibilem igitur
censet esse numerum actu infinitum ». Saint Thomas affirme du reste la pos-
sibilité d'une série infinie de causes non subordonnées, 2>ourvu qu'on 2>ré-
su23pose une cause su2>érieure, 23rémière.
Nous n'avons fait que glaner çà et là quelques idées dans l'ouvrage du
P. Esser. On 2>eut juger de la 23rofondeur et du sérieux cle sa monogra-
pîiie. Ce n'est pus un livre comme on en rencontre tant cle nos jours, qui
font les délices des intelligences su2>erficielles ; cet ouvrage est cajiable de
satisfaire les es2>rils les 23lus subtils.
L'auteur met au service dé cette interprétation une raison jmissante et
une grande sou23lesse de dialectique.
Fr. CESLAS DIER, O. P.

JOANNIS CAPREOLI O. P., THOMISTARUM PRINCIPIS, COMJIENTARIA in IV


libros Senlentiarum. — Nova editio, curante PAULO BONNET, S. Theol.
Prof. — Chez Alfred Cattier. éditeur à Tours.

Voici une bonne nouvelle 2>our les amateurs cle grande et forte théo-
logie. Les 2>récieux commentaires de Jean Capreolus sur les quatre livres
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 83S

des « Sentences », qu'il était très difficile et très coûteux de'se 23rocurer
d'occasion, sont au moment d'être réédités. Ce travail a élé enlre23ris 2>ar
le R. P. Paul Bonnet, des Oblats cle Marie, professeur de théologie; et le
S2>écimcn qui acconpagne le 23ros23ectus en donne une idée favorable.
L'édition aura le format grand in-4°, à deux colonnes, avec manchettes
indiquant le sujet du texte en regard ; les conclusions 23lacées en tête cle
chaque article se détachent en caractères gras qui fixent immédiatement
l'attention, elles caractères ordinaires, quoique'assez fins et 23eut-être un
j)eu fatigués, sont ce23endant suffisamment nets.
Mais ce qui surtout attirera des souscri23teurs à la nouvelle jrablication,
c'est l'importance même cle l'ouvrage et l'autorité exce23lionnel)e de son
auteur. Suivant l'usage encore en vigueur au xve siècle, l'ouvrage est
conqsosé sous forme cle Commentaires du livre de Pierre Lombard, mais
il est, avant tout, un ex230sé fidèle et abondant de la doctrine de saint
Thomas, ce qui lui a valu le titre aussi de Defensiones doctrinx Divi Thomoe.
Tout le xive siècle avait été jrenqsli des discussions soulevées autour
de la doctrine de l'Ange de l'École 2>ar les Scotistes et les Noininalisles.
Dans le nombre, il y en eut sans doute d'oiseuses qui contribuèrent à la
décadence de la scolastique ; mais il y en eut aussi de subtiles et d'ingé-
nieuses qui aidèrent à mieux 2>énétrer et 23réciser la 23ensée clu Maître, et
à en manifester la su2>ériorité etla solidité. Ca23réolus arrivant au début du
xve siècle, revisa toutes les 2>ièces de ce long débat, écartant les conclu-
sions inutiles ou hasardées, recueillant et enregistrant celles qui 2>ou-
vaient favoriser le 2>rogrès de la science sacrée et de la 23hiloso23hie, réfu-
tant les fausses inteiprétations ou les attaques des adversaires, mettant en
2>leine lumière le sentiment de saint Thomas 2>ar le ra2>23roehement des
divers textes disséminés dans ses OEuvres. Ca2>réolus est donc un témoin
et, on 2>eut.le dire, cle tous le 2>lus fidèle, le 2)lus éruditet le 23lus judicieux,
de la tradition théologique durant-les cent cinquante années qui sé2>arent
Ile Docteur Angélique clu concile de Constance; il est incontestablement
avant l'a2parition de Cajetan, le 23lus 2>réeieux anneau cle cette chaîne
ïninterromjme de disci2)les et d'inteiprètes qui nous ont transmis, avec leur
admiration 23our le génie de saint Thomas, le culte et l'intelligence cle sa
merveilleuse doctrine. Notre é2>oque qui a la noble 23assion cle remonter
aux sources des traditions, de remuer tous les matériaux qui ont servi à
l'édifice cle la science, de suivre à travers les âges l'enchaînement et l'évo-
lution des êtres et des idées, accordera une attention particulière à l'ou-
vrage d'un homme qui tient une si grande 2>lace dans l'histoire, cle la théo-
logie.
Nous désirerions que cette nouvelle édition de Capréolus méritât, au
23oint de vue typographique, les éloges que fait Echarcl de la 23remière édi-
836 REVUE THOMISTE

tion gothique 2>arue à Venise en 1483 : « quai est élegantissimct, seu chctr-
tamnitidissimam, seucharacteresoeneospurissimos, seuatrameniumnigerrimum
spectes. » Mais surtoutnous souhaitons vivement que l'éditeur surveille avec
un soin jaloux la correction du texte. Dans ces derniers tereqps, il est
sorti des 2>resses catholiques des rééditions de nombreux ouvrages théo-
logiques anciens, que le 2>ublic a accueillies avec emjiressement. Malheu-
reusement — il faut bien le dire — jjlusieurs étaient entaillées de tant cle
fautes, cle tant d'incorrections, et quelquefois de contre-sens, que non seu-
lement les acheteurs ont eu le droit de se croire frustrés clans leur attente
et lésés dans leurs intérêts, mais que, au lieu de 2>ousserle clergé à l'étude
de la grande théologie, comme les éditeurs en avaient la louable intention,
on l'en aurait 23lutôt détourné, tant la lecture était laborieuse et hérissée de
suiprises. La science du R. P. Bonnet et l'amour qu'il a 23our son entre-
2>rise nous sont un garant qu'il en sera tout autrement cle son édition.
S'il nous était 23ermis d'exjn'imer encore un voeu, ce serait que le
Rév. Père res23ectât,. soit pour les citations cle la sainte Écriture et des
Pères, soit surtout jiour celles cle saint Thomas, la version donnée 2>ar
Ca2>réolus, quitte à mettre en note les variantes adoptées 2>ar la version
officielle et par l'édition Léonine de saint Thomas. Le texte jn'imitif 2>eut,
en effet, donner des indications jirécieuses, et même, en certains cas, être
tout à fait nécessaire à l'intelligence dû raisonnement de l'auteur.
L'édition nouvelle comprendra six volumes. Le 2>rix pour les Souscrip^
leurs est de 20 francs le volume.
Fr. H. F. G.

LA LEGENDE DE 'SAINT. CHRISTOPHE

Il y a déjà 2)lusieurs mois que M. l'abbé Billard, 23rernier vicaire de


Saint-Germain-cles-Prés, a 23ublié sa « Ballade cle saint Christoj)he », et
c'est cle la troisième édition que nous devrions rendre compte, si les deux
jn'emières n'avaient droit à un coup d'oeil rétros23ectif.
S'ins23irant de notre Jacques cle Voragine, en sa Légende dorée, et de
Georges Ott (un hagiogra23he d'outre-Rhin qui rimait en jjarlie ses no-
tices renouvelées cle Walcler), l'auteur nous raconte en vers les aventures
du géant martyr à la recherche du 2>lus grand des maîtres. Sous le nom
du Maudit [Reprobus], il s'abandonne à tous les excès, se fait détester de
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 837

tous, se devient à charge à lui-même, et finit j>ar se donner à Satan,


c omme au maître le jilus 23uissant et le 2>lus ca23able de satisfaire ses
désirs.
La rencontre d'une croix, qui met le diable en fuite, ouvre les yeux cle
Reprobus et le décide à suivre les leçons d'un vieux solitaire auprès
duquel il se fixe, sur les bords d'un torrent. En ré2>aration de ses brigan-
dages, désormais il servira les voyageurs au 2>assage d'un gué dangereux,
que sa haute taille lui permet de traverser en toute occasion, a23j)uyé sur
le tronc d'arbre dont il s'est fait un bâton. Des mois et des années se
23assent dans l'exercice cle la charité et cle la 2>énitence. Une nuit que la
tenrpête fait rage, un J3etit enfant invoque l'aide clu géant 2>our 2>asser
l'eau j)lus 23rofonde encore et tourbillonnant à travers les roches avec un
bruit de tonnerre. L'asseyant sur son é23aule, Reju'obus entre clans le
courant; mais à mesure qu'il avance, l'enfant l'écrase de son j)oids, et
le fait craindre de succomber à la tâche. « Enfant, s'écrie-t-il, tu 2>èses
2>lus que le monde. »
— « Tu jjortes, réjroncl l'enfant, celui qui i3orte le
monde. Dorénavant, tu t'ai323elleras Christ023he ou Porte-Christ. » Puis il
dis2)araît, laissant au converti la soif du martyre qui doit l'unir à son
divin Maître clans la souffrance et dans la gloire.
Peu cle bienheureux furent en jjareille vogue auprès de nos ancêtres. On
l'invoquait contre la mort subite, la maie mort, et, clans certains }3ays, les
jeunes filles lui recommandaient leur avenir, auquel le bon saint devait
,

s'intéresser clans le cours cle la même année. Il n'est pas encore tout à
fait oublié cle nos contenporains ; à Paris même, il a toujours son église.
Nous .devons toutefois remercier M. l'abbé Billard d'avoir ravivé son
souvenir, en emju'untant aux vieux conteurs leur formepsoétiquë, la 23lus
convenable 2>eut-âtre à ce genre cle récits. Le 23ublic 2>araît en avoir ainsi
jugé, puisque l'auteur a dû donner 2>lus d'étendue à sa deuxième édition,
,
du même format que la première, et faire un troisième tirage d'un format
2>lus maniable et 23lus élégant (1). Nous souhaitons 23lein succès à cette
oeuvre charmante, d'autant plus volontiers qu'elle est 2>ubliée au 2>rofit des
écoles chrétiennes, « qui 2>èsent, dit très bien l'auteur, aux é23aules cle
leurs 2>atrons aussi lourdement que l'enfant Jésus à celles clu bon 23as-
seur ».
Fr. MARIE-JOSEPH OLLIVIER,

des Fi'ères Prêcheurs.

(1) Chez Petithenry, rue François !<"•, 8.


SOMMAIRES DES REVUES

DIVUS THOMAS
INDEX VOLUMINIS V. 1894-1896.
COMMENTARIA.
A. ROTELLI. — In quoestiones I-XXVl 3 p. Summse Thëologioe, lect.
120-151.
G. RAMELLINI.
— De intelligere Dei. Ratio ordinis 'arguriientorum in
Summa 23hiloso23hica, ca2>. 54-61.
Commentaria in Encyclicam : De Studiis S. Scriptura?.
OPUSCULA.
De Deo uno. —M. F.
De Authentia Evangeliorum. — VINATI.
De humanâ 23ersonalitate. — P. M. A. F.
De unione anima? et coiporis. — P. M.
Testimonium D. Thoma? Aq. pro dogmate Infallibilitatis R. Pon-
tificis. — P. A. GORNISIEWICZ.
DlSSERTATIONES.
' De vi nutritiva accidentium eucharistîcorum juxta D. Th. verio-
rem sententiam. — M. F.
De bono et malo. —Eug. KADERAVEIC.
De naturis individualibus quoad qua3stioneni socialem. —r- Prof.
J. MARTANI.
.
.''' '
In doctrinam S. Th. Aq. De Bono. — D. VALENSISE.
An aliquam vim habeant ad corroborandam existentiam legis
naturaî in liomine conscientiae aculasi quibus exagitari videntur
ejusdem legis refractarii. — P. U. FALIJÀ.
De religione. — Fr. EVANGELISTA.
Potentia obedientialis creaturarum. — VINATI.
Pro23a3deutica acl 23hiloso23hiam scholast.
— D. P. A.
De gratia sancti secundum quod est cajmt Ecclesiaî. — ROSPINI.
De incom2)onibilitate actus fidei et scientias. — FUEGLISTELLER.
De naturâ principii causalitatis juxta DD. de Màrgerfe et Fuzier.
VINATI.

BIBLIOGRAPHIE.
— Gontinet 36 recensiones novissim. operum theol. et
philos.
VARIA.
— Continent necrologias, congressum, descri23tiones de Schoke
et Academise thomislicse.
SOMMAIRES DES REVUES 839

Describuntur studia thomisti casum scholarum quai a2>ud GaBsaraugustam,


Lucernam, Tolosam, Viennam, Ragusium, Eistaclt, exstant.
(Adresse de la Piédaction : M. Ramellini, Collège Alberoni. Plaisance.
Italie.)

JAHRBUCH
.

FUR PHILOSOPHIE UND SPECULATIVE THEOLOGIE


Commer. IX, 2.
I. Les jirétendues lacunes de la théologie d'Aristote. — Dr ROLFES.
II. La Physique du cardinal Pazmany. —Dr GLOSSNER.
III. Les néo-thomistes (suite). — P. FELDUER, O. P.
IV. L'Immaculée Conce23tion et saint Thomas. —P. JosEPiius.a L., min.
ca23.
V. Pour la détermination de la question du Probabilisme. — JANSEN
G. SS. R.
VI. Les limites du pouvoir de l'Etat, S2>écialement en matière de droit
pénal 2>ositif. — P. ZASTERIA, O. P.
VII. Les ju'incipies fondamentaux cle saint Thomas cl'Aq. et le socialisme
moderne.— Dr SCHNEIDER.
Conqptes rendus. •—• Livres nouveaux.
(Adresse de la Rédaction : D 1' Commer, professeur à, l'Université de
Breslau (Sifésie).

PHILOSOPHISGHES JAHRBUCH (Gutberlet).


IX. 4.
1. SCHUTZ.—L'hy23notisme.
2. UEISINGER. — Les ouvrages mathématiques de Nicolas de Cusa.
3. J. BACH. — Pour l'histoire cle l'évaluation cle la force vitaie.
4. GEYSER. — Les concepts 2>hiloso23hiques clu mouvement et du re2>os
dans le monde corporel, dans leurs rapports avec les ex23ériences de la
machine à'Atwood.
Recensions. — Revue des Revues. —• Mélanges et renseignements.
(Adresse de la Rédaction : Dr Gutberlet, 23rofesseur à Fiilda. Westphalie. )

REVUE NEO-SGOLASTIQUE
Novembre. 1896
XIII. J. HALLEUX. — L'objet de la science sociale. Introduction générale

à la sociologie.
XIV. S. DEPLOIGE. — Saint Thomas et la question juive.
840 REVUE THOMISTE

XV. I. MAUS. — Le IVe congrès d'anthro2>ologie criminelle.


XVI. C. VAN OVERBERGH. — Le Socialisme scientifique d'après le Mani-
feste communiste.
Mélanges et documents : VI. A. THIÉRY. — Le Congrès international cle
23sychologie à Munich.
VII. M. D. W. — Chronique 23hiloso2)hique.
Bulletin de l'Institut su23érieur cle 2>hiloso23hie : V. Nominations 23rofes-
sorales.
Conrptes rendus.

REVUE DES DEUX MONDES


.

1er Janvier 1897


Vicomte EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ, cle l'Académie française. ^—• Jean
cl'Agrive, troisième 23artie.
Comte BENEDETTI. — La question d'Orient.
ALFRED DE VIGNY.
-—
Lettres inédites.
PIERRE LEHOY-BEAULIEU. — Les colonies anglaises et. les 23.rojets d'orga-
nisation de l'Enrpire britannique.
SULLY-PRUDHOMME.
•—
Descartes, poésie.
GEORGES GOYAU.
— L'Allemagne religieuse. Le 23rotestantisme et le mou-
vement social.
M. G. VALBERT. •— Le voyage cle M. Félix Dubois à Tombouctou.
JULES LEMAITRE. cle l'Académie française. — Revue dramatique,
FR. CHARMES. — Chronique de la quinzaine.
Bulletin bibliograjihique.

REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE


Novembre 1896
B.GIBSON. — La 23hiloso2)hie comme attitude.
E. LE ROY et G. VINCENT. •— Sur l'idée de nombre.
E. HALÉVY. —Quelques remarques sur l'irréversibilité des 23hénomènes
23sychologïques.
Eludes critiques
L. COUTURAT.
— Essai critique sur l'hypothèse des atomes dans la science
conteni23oraine, par A. Hannequin.
D. PAHODI. — L'idéalisme de Th. Hill. Green,
Supplément : Livres nouveaux. — Râv,.ûesi-£*' Prix Welby. — La Jshiloso-
son dévelop23ement jsârcîriafibns, Vrè\La 23hiloso23hie dans les
2>hie clans
Universités. \ f. '•'. /'.;--/
. .
<J^LE DES MATIERES

PREMIER NUMÉRO. — MARS 1896


Ce qu'il me semble qu'on doit penser de l'hypnotisme. R. P. Gocon-
nier, P., jirofesseur à l'Université de Fribourg.
O. 1
Polémique averroïste. R. P. Mandonnet, 0. P., professeur à l'Université
de Fribourg.,. 18
L'Actede Foi est-il raisonnable ? R. P. M.-B. Schwalm, 0. P 36.
L'Evolulionnisme ellesprincipes cle saint Thomas.R.P. A. Gardeil, 0. P. 64
L'oeil et le cerveau. Dv Surbled. 87
L'Idée de l'État. R. P. Maumus, 0. P 100
Revue des sciences physico-chimiques. J. Franck 118
Sommaires de revues 130

DEUXIÈME NUMÉRO. MAI 1896


De l'Incorporation des Dominicains clans l'ancienne Université de Paris


(1229-1231). R. P. Mandonnet, O.P.... 133
L'Ecole pratique des Hautes-Etudes au couvent dominicain de Saint-
Etienne, à Jérusalem. R. P. Coconnier, O. P 171
De l'habitation du Saint-Esprit clans les âmes justes, d'après la doctrine de
saint Thomas d'Aquin. R. P. Froget, 0. P 18S
L'Evolulionnisme et les principes de saint Thomas (suite et fin). R. P. Gar-
deil, 0. P 213
L'Idéal de nos peintres. R. P. Sertillanges, 0. P 248
,
Notes bibliographiques 26 4

TROISIÈME NUMÉRO. JUILLET 1896


De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite), R. P. Froget,


0. P 270
842 REVUE THOMISTE

La moralité de l'hypnotisme. R. P. Goconnier, O. P 301


Théorie dit juste salaire. R. P. Mercier, O. P 317
L'Idéal de nos peintres (suite et fin). R- P. Sertillanges, O. P 342
Un Paradoxe de Renan. René Guillemant 368
Bulletin philosophique. R. P. Gardeil, O. P.....
Notes bibliographiques .".
....................... 379
401
,

QUATRIÈME NUMÉRO'. SEPTEMBRE 1896


Les Illusions de l'Idéalisme et leurs dangers pour la foi. R.P. Schwalni,0. P. 413
L'Evolution.en archéologie. Florentin Loriot 442
,.. „
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite). R. P. Froget.. 455
Surabondance des indications touchant le site del'Eden. R. P Etienne
.
.." Brosse,' 0. P
.
,.', 484
...
;
Bulletin archéologique, Mgr Kirsch,
......
:
.... 519
Notes bibliographiques 535
Sommaires de revues 542
,. ......

CINQUIÈME NUMÉRO. NOVEMBRE 1896


Théorie du juste salaire (suite). R. P. Mercier, 0. P.. 545


La Providence. R, P. Villard, O. P. 569
La B. Marguerite de Louvain. R. P. Ollivier, O. P.". 592
L'Hypnotisme franc n'est'pas, de soi, diabolique, R. P. Cotonnier, 0. P... 619
Saint Thomas et le Prédéterminisme. R. P. Guillermin, O. P ,
642
Bulletin archéologique (suite).' Mgr Kirsch. 659
Bibliographie 671
,
NÉCROLOGIE
...... '....'..". 688

SIXIÈME NUMÉRO. JANVIER 1897


Polémique averroïste de Siger de Brabant et de S. Thomas d'Aquin (suite),


R. P. Mandonnet, O. P 689
La Providence (suite). R.. P. Villard, O. P '...... 711
TABLE DES MATIÈRES 843

Les Anesthésiques, et la question de la transcendance du principe vital.


D 1' M. Arthus, professeur de physiologie à l'Université de Fribourg.. 725
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite). R. P. Froget,
0. P 738
L'Hypnotisme franc n'est pas, de soi, diabolique (suite). R. P. Cocon-
nier, 0. P ,
738
Bulletin philosophique. R. P. Gardeil, 0. P 794

LE GÉRANT : P. SERTILLANGES.
PARIS — IMPRIMERIE P. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17
QUATIÈME ANNÉE, N°r MARS 1896.

REVEE THOMISTE
-PARAISSAIfT TOUS LES BEUX MOIS _./•-—
^ —
X^SMOMS DU ^EJ\e>S ^RÉSKNÏ

Directeur ; :':"-. Administrateur r


II. P. COÇONNIER, OLP. R. P. SERTILLANGÈSy O.P.: .

"""";.<-"-^professeur " f". Lecteur


. _-.
à rUiiivcrsité (ieTFriboiu'fj.' (Suisse •' en" Sacrée' Théologie. .'--,

.-
V"y~i ._•/' ". -".;: ^S-ôjrKlRfr -': /y "f y ^
Ce qu'ilsme semble qû-ô^h>doit penser de"I'Hy-pnotisme.-—R. P. Côoonnier.
.Polémique Averfoïstè. — R. ;P.: Maiidonîïet.' __-'_ c :

'•''..- ..'1-/' L"Acté(.de Foi est-il,raisonnable? —- R.x P. S^cliwalmv


L'Évolutionisme et-le$; Principesde saint Thomas. —R. P.jGardeil.
: r
L'OEil et le Cerveau. —-Br Surbled.r

.;
I

.
.">-.~ - / '
Revue des Sciences physicochimiques. — J. Franck,
Sommaire des Revues. ,-- <
;

..
-
^

BUREAUX DE LA, REVUE .-.""' '-:-''


{

222, . _
FAUBOURG
...SAINT - IlONORÈ,
..- t..-.
PARIS . ..
-

BRUXEi/J-'ES (Société belge (le librairie, 10, rue Treurenberg), — LONDRES (Burns et Oates, 28, Oi'chanl
Uiçot),— FRIBOURG (Suisse) (Librairie ,do l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché deBaflo) (II. Mer-
der).'— VIENNE (Mayor et C", 7,. Singerstrasso). — MADRID (Grcgorio "dei Amo, G, oallo de la Paz). —
LEIPSIG' (In A. Kittler, et F. A. Brockhaus, Quorstrasso). ±- MUNICH (LeutncrrKauapgorstrasse, 20). —
UATISBONNE ^Fr. Pustet). — ROME (Sarraceni, 13, via délia Univorsita). —NEW-YORK & CINCINNATI
(Fr. Pustot). --:ST-,UO.P.IS:(U.S...of. A.) (B. Herder). '
Gobothnner et'Wolff). V|:
-
-..".'"',.'
ST-PÉTERSBOURG (Rickor). VARSG'VïE- -
. .
La Revue Thomiste est rédigée, par des Pères Dominicains, avec
l'a collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger. Elle pâraîl
tous les deux mois, par livraisons d'au moins 128 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars cle
chaque année. - -

.
/ x -
AVIS "/
L'acceptation du premier numéro d'une nouvelle année est considérée
1....
.
comme Un réabonnement payable dans le courant du mois, à moins
que l'on ne préfère payer à ^domicile, par voie postale, dans le cou-
jïaut du, mois- suivant; ^ "r
2. Les fascicules parus dans le courant des^années 1893^ 1894 et 1893 oui
été réunis en volumeet sont en vente aux bureaux de la Revue, 222,
-
-' faubourg Saint-Honoré, au prix de 12 fr. "_ "
"

3. Lés ouvrages^déposés aux bureaux de la Revue seront annoncés par


elle et, s'il y a lieu/ appréciés et analysés dans les Bulletins.

ABONNEMENTS
PARIS ET DÉPARTEMENTS 12 Fa. | ÉTRANGER (UNIONPOSTALE)
...... 14 FR.
-LE ' NUMÉRO » FR.-

REVUE
ANGLO - ROMAINE
La Revue Anglo-Ronutineparsxtàepmsle 7 décembre dernier ; elle est hebdo-
madaire et renferme cinquante pa'ges environ.
Elle contient : " !

,
1° Dès études d'histoire et de théologie sur tes sujets qui intéressent le plus les
deux Eglises; - y
2° La chronique de la semaine et des articles d'actualité, soit en forme d'études,
v

soit en forme de correspondances, sur l'état actuel des différentes communions;


3° Des documents publiés in extenso, tels que Bulles des Papes, actes officiels,
pièces justificatives, etc., etc.
La politique, en tant qu'elle ne se ratlache pas à des questions religieuses,
est absolument bannie.
ABONNEMENTS :

\. FRANGE Un an, 20 fr.


— Six.mois, 11 fr. — Trois mois, 6 fr.
:
ETRANGER : ». 25 fr. — »' l'.\ fr. — » 7 fr.
;

SOMMAIRE DU.NUMÉRO DU 14 MARS-1896


J.-B. COULDEAUX. : Abouna-Salama. — Y.. ERMONI : L'Église Romaine en face de l'Église
grecque schismalique.— Une réponse. — Chronique.— DOCUMENTS : Considerationes modestie
et pacifie» de Bucharistia.

BUREAUX DE LA REVUE .
17, RUE CASSETTE
REVUE BIBLIQUE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DES RR. PP. DOMINICAINS
DU COUVENT DE SAINT-ETIENNE DE JÉRUSALEM

NUMÉRO DE JANVIER 1896

R. P. LAGRANGE. — Les Sources du 3e évangile (Conclusion).


R. P. ROSE. — Étude sur Job (XIX,! 25-27).
XXX.— tëtude littérale du psaume XLV.
R. P. SCHEIL. —'-Psaume de pénitence chaldéen; inédit.
MÉLANGES. ^— Le jour de la mort de Jésus selon les Synoptiques et selon
Si Jean T.R.P. Semeria. — Origène, la critique textuelle et la tradition tôpo-'
graphique [fin). R. P.Lagrange. — Une nouvelle théorie scientifique du déluge
cle Noé. M. de Kirvan.
— A propos des fouilles de Naplouse. M. Enlart, —
L'auteur de l'épître à Zenas et à Screnos, note d'ancienne littérature chré-
tienne. M, Batiffol. "-!.- ;
CHRONIQUE DE JÉRUSALEM. — R. P. Séjourné. [

RECENSIONS. — BULLETIN.

FRANGE-ALBUM
A. KARL
PARIS — SI, Cité des Fleurs, 81 — PARIS
La série de cette intéressante Collection vient de s'augmenter d'un Album de
l'arrondissement du Havre.
Cet Album contient 70 dessins représentant les vues du Havre, d'Harfleur,
Graville,- Monlivilliers, ïancarville, Saint-Maurice d'Elelan, Lillebonne, etc..
cl celles des-stations balnéaires si fréquentées de Fécamp, Etre lai, Yporl,
Vaucottes, Saint-Juin, Sainte-Adresse.
La notice est due à la plume de. M» Albert Naiff, membre correspondant de la
Société nationale Havraise d'êtres diverses, associé correspondant des Anti-
quaires de France.
L'album du Havre contient 40 pages,. C'est le 3-4° de la Collection
FRANCE-ALBUM
([U6 l'on peut se procurer exceptionnellement pour 13 francs franco.

S'ADRESSER A LA DIRECTION
:JBN VENTE AUX BUREAUX DE LA " REVUE THOMISTE"
PBjfeiPAyr oBïïioeEH#isÊs:':^"' LES e; p. IIINICAINE
;
"-','"'" ,- DU COUVENT DU ,,FAUBOURG SAINT-HONORÉ, ; 222 '"-.'"
,
--"•-., S'adresser à M. l'Administrateur de la, ce Revue Thomiste »
"." \ -
"'" — — Il » H - ."
_,-—-
""-'^. '" ' -\ j''...-. BOURGEOIS (T, R.-P.)
''
.. —
LACROIÏ DÉ JÉSUS, PAR-LE R. P. CHAUDON^DE MORDRE DE SAINT-- .--.^ . .

-"DuHNIQITÈ. Nouvelle édition.' f, vol.^in-18. .;-;, : Q fr.


lÉMliTIONS m& LA PASSION, PAR LE-.E,, P.. CHARDON,:! vol.
. . .
T-"-;:r"- ;>(' ' "-. •' _-— v,;-;"--r '-."_.; -50 -y^y y-y&fr.
:;:': ET.iALïBERTÉ-
--' re/vû^. -CONSTANT^R, P.);
1 vol. in-8V:.:
."'^.Vv
v -
,.7 .-
2:fr.
=
LE PAPE
LATlÉVOLOTiON ET LA JfRÉRTj^l Jol. in-18.:. :
. .
. .t:
.2
f
.
:
fiv 50
'.'-. ./;: '--.. ÏHOCARNE^l^R;; P.> ..,.._. : .;-- " V,
VIE DULP;^AGORDAffiEi^voL.Hi-d:i.v, ;
,,,.
:;
.Y.. v-'.;-.= 5 fr.
HPENSÉES ÇPKIES^U^
, , .. in-3?:,
3 fr.
,
_: ;. ;.. ~"- ;" "' " '
^AUCÏLLON; (Î..R; P>)- C";/ -..
...

;„|-'; "

S^MADELEINEETLA^'^ .

fr. 50
";: ";-. ":J ;:_;
CONFÉRENCES SUR SAINT-THOMAS- 3^ vol.
'

iri-12 Z
..
' 7;.-T.' "l
LAVY (t. R.""!?".) '/.,'"'' :;
.
\ slèCfr.
'
.
'-T-'.
50
LE^AI(îESlEXïRAÎT.DE.S:GO:NEÉRENGES).,1 yol. in_ig, y.*.
. .
3 fr.
;<
-

•;; ..V" r MAUMUSJR.-E. VINCÉNT).


'
..
voi;>in-l£~-. ,.
lr::
::

DOCTRINE SPIRITUELLE DE.SAINT-THOMAScL 3 50


SAINT THOMAS D'AQUIN^ET LA PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE- 2,vol.
iii-i/6.
. . .' • . ,,-. . . . • . . .
-r
i . .-.—. ...
LA RÉPUBLIQUE Eï LA POLITIQUE DEL'ÉGLISE^ 1 vol. in-12. 2 fr.
. -
o U. > ...
LES PHILOSOPHES-CONTEMPORAÏNSv 1 vol. in-f2, , 3-fr. 50
L'ÉGLISE ET LA DÉMOCRATIE 1 vol. in-12.
LA PACIFICATIONPOLITIQUE ET RELIGIÊUSE- Br.
. .
3 fr. 50 • . . .... 0 fr. 50
'
LA PASSION, ÉTUDE HISTORIQUE- 1
'•- "
[0LLIVIER (T. R. P.).'
vol. in-8.
r-.--
.
yY.•;''..'.'"-8
. .

fr.
LE MÊME OUVRAGE, ÉDITION POPULAIRE.... In-12..'.-'.
.
~.
, . ,
4 fr.
'
. . . ... .
QUINGENEÏ (R. P.) ' :...-.,
LE EOSAIRE PRATIQUE-
BULLETIN DU ROSAIRE
v - .
.,_v
1 vol. in-18,
(1891-1895).
-,
1
. .....
vol. in-18. .
.--,.. 1 fr.
2 fr. 50
..:

SERTILLANGES (R. P.)


. r> .
vol..!.
UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE- 1 m-18, 2 fr.
.
' -
'
VILLARD (T. R. P.)/
DIEU D'APRÈS LA RAISON ET LA: FOL i vol. in-8, 4
.

:
v; fr.
• - •. • • J. • !. -'-"- ' -..-• . .
.. .,
__
—'' PARIS. — F. I.BVÉ, IMPIIIMEUH DE I.'ARCHEVÊCHK, 17, liUK CASSETTE.
QUATIÈME ANNÉE.

PARAISSANT TOUS LES DEUX MOIS

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Directeur : ' Administrateur f '


R. P. COCONNIÉR," O. P, R. P. SERTILLANGES," O.P.
X Professeur Lecteur —
,
\\ l'Universilé de Fribourg (Suisse en Sacrée Théologie

vSOMMAIRE
. .

De l'incorporation des Dominicains dans l'ancienne Université de Paris (1229-1131).


— R. Pi Mandonnet. !

L'École pratique des hautes études au couvent dominicain de Saint-Étienne


à Jérusalem. — R. P. Coconnier.
,

De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes saintes, d'après la doctrine


de saint Thomas d'Aquin. — R. P. Froget.
L'Évolutionnisme et la Doctrine de saint Thomas. [Suite et fin.) — R. P. Gardeil.
L'idéal de nos Peintres. — R. P. Sertillaiiges.
'" Notes bibliographiques.

RUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOURG SAINT-HONORIS, PARIS

BRUXELLES (Société bolgo do librairie, i(i, rue Trcuronbcrg). — LONDRES (Btiras ot Oates, 28, Orchard
stroot), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie de l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché do Bado) (H. Hor-
dor). VIENNE (Mayer et C", 7, Singerstrasse). — MADRID (Gregorio dei Amo, G, callo do la Paz).—
LEIPSIG (L. A. Kittlor, et F. A. Brockhaus, Qucrstrasse).— MUNICH (Loutacr, KatUfingerstrasse, 20). —
RATISBONNE (Ft. Pustet). — RfflME (Sirraaeni, 13 via dolla UniversiSa). —NEAV-YORK &CINCINNATI
(Fr. Pustet). — ST-LOUIS (U. S. of. A.) (B. Herdor). '— ST-PÉTERSBOURG' (Riokor).
Sobethnnur et Wo'.'ff). i
-
VARSOVIE
La Revue Thomiste
est rédigée par des Pères Dominicains, avec
la"collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger.-Elle parai!
tous les deux mois,, par livraisons d'au moins 128 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars de
chaque année.
""' Ayiè;:
1. L'acceptation du premier numéro d'une nouvelle année est considérée
'comme un réabonnement payable dans le courant du-mois, à moins
! que l'on ne préfère payer à domicile, par voie postale, dans Je cou-
' rant du mois suivant.-, ' v
' ,-,
2'.Les fascicules parus dans le courant des aimées 1893, 1894 et 1895 ont
...

été réunis en volume et sont en vente aux bureaux de la Revue, 222,


faubourg Saint-Honoré, au prix de-12 fr.
3. Les ouvrages déposés aux bureaux de la Revue seront annoncés par
elle et, s'il y a lieu, appréciés/et analysés dans les Bulletins.
-'"•'"' : ABONNEMENTS ' :

PARIS ET DÉPARTEMENTS FR. | ETRANGER. (UNION POSTAI-E)'.. 14 Pu.


.... '12
LE NUMÉRO S* FR.
,

LE CLERGÉ FRANÇAIS:
:::
ANNUAIRE ECCLÉSIASTIQUE POUR 1896
Cette édition, refonduexsûr un plan entièrement neuf; considérablement
'augmentée et condenséeen-; un volume compact in-8°,de ,1200 pages, est
devenue, par la variété et l'exactitude des renseignements puisés aux sources
officielles et revus par MM. les secrétaires d'évêché, le guide indispensable de
tous ceux que leurs études ou leurs affaires mettent en rapport avec le clergé,
les congrégations ouïes établissements d'instruction ecclésiastique...'
; Elle contient :
1° Le Sacré Collège, la France à Rome (ambassade, églises, etc.), le Ministère
(direction des cultes), la Nonciature, le Haut Clergé, la.Statistique des diocèses,
.lès OEuvres militaires paroissiales, les Missions, etc.
2° B.ans chaque diocèse (Algérie, colonies et Alsace-Lorraine comprises), un
court historique • le costume canonial, MM. les Vicaires généraux, le Secrétariat
de l'évêché, l'Ofllcialité, le Chapitre (chant, lit., préb., lion, résid. et non rési-
dants; le CLERGÉ PAROISSIAL", curés, vicaires, aumôniers, etc., avec les dates do
r. naissance et de promotion et l'indication des bureaux de poste et des gares; les
Congrégations religieuses;'les Facultés catholiques,,Séminaires, etc.; les Pèle-
rinages, les Journaux catholiques.
!3° Les tables, notamment celle des localités possédant des maisons mères et
la Table générale des Congrégations avec indication de leur but respectif et renvoi
aux pages de l'annuaire où leurs établissements sont mentionnés.
Tous ces renseignements, classés avec le plus grand soin, constituent un
ouvrage unique que nous recommandons particulièrement à nos lecteurs.
Prix de l'Annuaire, cartonné: 12 fr.
Chaque diocèse séparément (tirage restreint, à titre de spécimen) : 0 \'v. 50:
franco, O Jr. 60.
.;. <
>
EN VENTE:
A Paris, au siège de la Société de l'Annuaire, 19, rue Cassette.
A Tours, chez MM. A. Maine et fils, éditeurs.
REVUE BIBLIQUE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DES RR. PP. DOMINICAINS
m.! ÇOUVJïNT DK SAIXT-ÉÏIENNK DE JÉRUSALEM
'
/.
, .

NUMÉRO D'AVRIL 1896


.

Ms- DE HARLEZ — La Bible etl.'Avesta,


M. LOISY. — L'apocalypse synoptique.
R. P. LAGRANGE. — L'inspiration des Livres saints.
Baron CARRA DE VAUX. — L'épîlre aux Laodicéens en arabe.
M. VIGQUROUX. \— Les prêtres de Baal (III Reg. xviu).
MÉLANGES:
— Les fouilles de Jérusalem, d'après M.Bliss, H. V. —. Ponce-
Pilate et les Pohtii'. R. P. OUivier.--^- L'épîfre aux Romains, d'après un
commentaire"nouveau. M. Lévesque. — Inscription en mosaïque de la basi-
lique de Med-éba. M. Michou. —• Les prétendues Odae in, Scripturas de saint
Hippolyte, note d'ancienne littérature chrétienne. M. Ball/l'ol. ,

CHRONIQUE DE JÉRUSALEM. — R. P. Séjourné.


RECENSIONS. — BULLETIN.
' \

LIBRAIRIE H, FALQUE. Éditeur, GRENOBLE (Isère) '


'

FRANCE SCO ,'. CïUSPI


.
- ,

,' SON -COUVRE NÉFASTE '...:"'

PAR LK
Docteur DOMENICO MARGIOTI'A
Volume in-42, avec portrait de Crispi.
... . 3 fr. 50
Franco, par la poste .-.'
.... 4 l'r. .»
REVUE
:
ANGfcO - ROMAINE
ABONNEMENTS :

FIIANCK : Un ;in. "20 l'r. — Six mois, Il J'r.


— Trois mois, 6 fr.
ETHANOKH : » 2;i fr. — » PJ fr. — » 7 J'r.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DU 16 MAI 1896


'•-N. : Jacques de Saroq et. le S ai ni, Sacrifice offert pour les Moi'ts. .
AUSTIN RICJIARDSON :
Ee Sacrifice de là Croix et le Sacrifice de l'Autel. —
— R. P. DUIIMERMUTII : Exposé d'un texte
attribué au bienheureux Albert Je Grand. — Chronique. — Livres et revues. DOCUMENTS ;
Concordance des diverses éditions du Prayei: liook: —

BUREAUX DE LA REVUE .
17, RUE CASSETTE
LIBRAIRIE DELAGRAVE, 15, RUE SOUFELOT, PARIS

COLONEL NIOX
A NGI KN !• fi O F E S S K U li A L ' É C 0 \, 1! I) J! G U K li li V,
.

RÉSUMÉ
.

DE
GÉOGRAPHIE PHYSIQUE ET HISTOMQUE
"' "\
1 - -
"- ' '

EN DEUX VOLUMES ET TROIS PARTIES

Le V volume, i1'"et â3 parties, traite de la France et de l'Europe ; le


second;volume, 3e partie, traite de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique el
dé FO'céanie. —C'est donc un ensemble complet de la Géographie du
Globe, à la fois classique et littéraire, d'une lecture facile et agréable.
Des ATLAS du même auteur sont le complément de ce Résumé de
Géographie ; ils sont de deux sortes :
1° Atlas de Géographie générale, 35 cartes, grand in-folio,' avec
notices, ouvrage de cartographie des plus remarquables ;
%" Atlas manuel de Géographie physique, -politique el. historique,

80 cartes, grand in—4°, d'une grande clarté et d'un beau coloris.


Antérieurement, le colonel Niox a publié, sur les grands États de
l'Europe, divers ouvrages très appréciés du publie instruit auquel ils
s'adressent : France, Algérie, Grandes Alpes et Italie, Allemagne,
Autriche-Hongrie, Péninsule,'des Balkans, Levant et Méditerranée, etc.
Le volume de la France vient d'être entièrement remanié (4e édition).

Ces ouvrages ont été complétés par une étude des plus intéressantes
suri''Expansion européenne, où sont mises en relief, avec des vues toutes
nouvelles sur ces questions, les aptitudes colonisatrices et les progrès
des grands États qui se partagent actuellement les terres de l'Asie, de
l'Afrique et de l'Océanie.
Les événements actuels donnent un grand intérêt à une carte du
même auteur. — Afrique centrale et australe, à l'échelle de 1 S.000.000,
constamment tenue au courant, et donnant, les dates de traités et des
conventions les plus récentes.

l'AllIS. — I1-. l.IiVÉ, ÎMPIUIIKUII 1)K I.'AUCIIEVKOU!':, 17, nui! GASSKTTli.


QUATJOKMIS ANNÉE. N" 3 JUILLET 1890.

REVUE THOMISTE
PARAISSANT TOUS LES DEUX MOIS

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Directeur : Administrateur
IV P. CÔCONNIER, O. P. II. P. SERTILLA-NGIiiS, O.P.
Professeur Lecteur
:t l'Uiiivvnitô de pribourg ($UMS« ' en Sacrôe Tfiéoïoi{ic,

SOMMAIRE
De l'habitation du-Saint-Esprit dans les âmes justes. —- R. P. Frogol.
La moralité dei l'Hypnotisme. — R. P. Coconnier.
Théorie du juste salaire. — R. P. Alexandre Mercier.

L'idéal de nos Peintres [suite et fin). — K. P. Serlillanges.


Un paradoxe de Renan, -r- René Guilleniaul.
Bulletin philosophique. — R. P. Gardeil.
Notes bibliographiques.

BUREAUX DE LA REVUE
222. FÀUMOUUG SAINT-MONOME, l'A HIS

lîllUXEIjIiES (Sooielo belge do librairie, 10, rue Treuronborg). — LONDRES (Bui-ng et Oatos, 2S, Orchard
Shoot), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie do l'Université). — FRIBOURG (GraiHl-Ducliô do Bailo) (II. Hor-
•!(!!>.
_ VIENNE (Maycr.ct C;', 7, Siiigorstrasso). — MADRID (Grcgorio dol Anio, 0, ealle do la Paz). —
''MI'SIG (L. A. Kittlor, et F. A. BracUkaus, Qucrstresso). — MUNICH (LoutHer, Kaufiugorstrasso, 20).

't'VTl'SBONNB (Kr. Pustet). KOME (Sirrasoni, U via délia Universita). —NEW-YORK & CINCINNATI

"''i. Pustot).
Sc:.-oth!inor
— ST-I/OUIS
et
(U. S.
vî'c-LIQ.
cf. A.) (3. Uerdor). -
ST-PÉTERSIJOURG ( Uioker). -
VARSOVIE
REVUE BIBLIQUE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DES RP. PP. DOMINICAINS
DU COUVENT OK SAINT-ÉTIISNNK D]2 JÉRUSALEM

NUMÉRO D'AVRIL 1896

R. P. GERMER-DURAND. — La basilique du Saint-Sépulcre.


M. LOISY. — L'apocalypse synoptique [Suite et'fin).
M. BATTIFFOL.— L'église naissante : l'idée de l'Église.
R. P. LAGRANGE.— Uexaméron.
MÉLANGES. Le canon juil'vers le commencement de notre ère, Il P. van

Kasteren. — Psaumes de la captivité, R. P. dom Parisot. — Elude sur les
versions coptes de. la Bible, M. Hyvernal. — Nouvelle inscription samari-
taine d'Amwas, marquis de Vogué. — Dix-huit homélies inédiles attribuées
à Origène, note d'ancienne-litléralure chrétienne, M. BattilTol.
CHRONIQUE DE JERUSALEM, R. P. Lagrange.
RECENCIONS.
BULLETIN.

LA REVUE ^
ECCLÉSIASTIQUES .

DES SCIENCES
Fondée en -i800, par M. l'abbé Houix, publiée par un groupe de professseurs de
l'Université Catholique de Lille, cultive toutes le,s branches de la science sacrée, et
l'orme par sa collection une véritable encyclopédie ecclésiastique.
Elle parait le 23 de chaque mois en un lascicule d'environ 100 pages et l'orme par
année deux beaux volumes in-8° de 000 pages chacun.
Le prix de l'abonnement courant cle janvier à janvier est de 12 fr. l'an.
Exceptionnellement, pour l'année 1890, il a été créé des abonnements semestriels
courant de Janvier à Juin et de Juillet à Décembre inclus, au prix de 7 francs.
S'adresser à Amiens, à Mme Vve Rousseau-Leroy ou à. M. P. Jourdain, rue des
Jacobins, -lu.
-A Paris, chez MM. Roger et Chérnoviz, libraires-éditeurs. 7. rue des Grands-
Augustins.

"VIE;JNTT r>E PARAÎTRE :


LA GAZETTE DES CONSEILLERS MUNICIPAUX

Recueil bi-mensuel, purement juridique et administratif, paraissant le Ie'' et le 10


de chaque mois.
Réponse gratuite dans le Journal à toute question posée par MM. les Abonnés.
Rédacteur en Chef: JULES POUUDINIKR, Avocat, ancien Conseiller de Préfecture,
ancien Rédacteur au Ministère de l'Intérieur.
HSS^îST ABOMMîS par foule la France dè.5 le premier numéro.
Abonnement : UN AN, 6 francs.
S'adressera M. Jourdain-Rousseau, imprimeur-éditeur, 40, rue des Jacobins, Amiens.
OUVRAGES DU D1 SURBLED

Une Révolution dans la science le Cerveau et la Pensée (Correspondant,


:
,10 avril -1881).
Hygiène pour tous, vol. in-18, RETAUX. 1

Le Cerveau, deuxième mille, 1 vol. in-18, RETAUX.


"Le Médecin devant la conscieiice, précédé d'une lellre de S. Km. le cardinal
PERRAUD, évêque d'Aûlun. membre de l'Académie française, i vol. in-:f2, RETAUX
;
traduction italienne par le D- MUBINO. "
..

Là Morale dans ses rapports avec la médecine et l'hygiène, 4" édition.


précédée d'une lettre de S. Em. le cardinal BOUHHET, évêque de Rodez. 3 vol. in-18.
,
RETAUX.
Le Problème cérébral, vol. ii.i-16, MASSON.. 1
'
...
Le Sommeil,-in-S", ROGEII et CHÉRNOVIZ-:.
Éléments de psychologie physiologique et rationnelle, 2" édition. 1 vol.
in-16, MASSON. '
,
Les Explications physiques de la mémoire
Bruxelles, avril 189». ; N
''*-.-
(Revue des quesl. scient, du

La Volonté, in-8°, SUEUR-CIIARRÛEV.


Les Stigmates selon la science (Science catholique, novembre et décembre 1804).
Somnolence et Sommeil (Revue des quesl. scient, cle Bruxelles-, janvier 189a).
La Doctrine des localisations cérébrales (lievue thomiste, janvier 189b').
L'a Folie, in-S", LETWELLEUX.
-
' '

•'
L'Intelligence et les lobes frontaux du cerveau" (llevite des tjucsi. scient.
': de Bruxelles, juillet 1895).
Le'Rêve, in-8°, SUEUK-CHAIÎRUEY (épuisé)". '-' ,' '
,

La Lutte contre l'alcoolisme (Quinzaine, i''v-doùl J89a).


La Localisation de l'esprit (Annales du philosophie chrétienne, novembre l'S93i.
La Volition animale, in-8", SUEUR-CHARRUEY. ' .

L'Imagination, in-8°, SUEUII-CIIARRUEY.


L'OEil et le Cerveau (Revue thomiste, mars 18901.
La Culture des. sujets en hypnose (Société des sciences psychiques, mars 1800).
Le Sens d'orientation des oiseaux voyageurs (Science catholique, avril IS'.ifii.
Guerre aux cabarets (Quinzaine, la avril 1890).
La Vie à deux, hygigùne du mariage. vol. in-1 (5. MAI.OI.NR.. 1

La Mémoire (sous presse).,


Raison et Folie (sous jiresse).
La Double vue (Extraits de, lit Quinzaine).

l'A IHS. — I'. LEVÉ, J.MI'Ill.Mia.'ll ])lî I.'AIICIIKVÈCIII':, H, RUE CASSETTE.


QUATRIÈME ANNÉE.

REVUE THOMISTE
PARAISSANT TOUS LES DEUX MOIS

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Directeur : Administrateur
R. P. COCONNIER, O. P. R. P. SERTILLANGES, O.P.
I'roFesscur Lecteur
*i rUniversilé tic Fribourg (Suisse en Sacrée Théologie

SOMMAIRE
Les illusions de l'Idéalisme et leurs dangers pour la foi. — R. P. M.-B. Schwalm.
L'Évolution en Archéologie. Florentin Loriot.

De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite).— R. P. Froget.
Surabondance des indications touchant le site de l'Eden. — R. P. Etienne Brosse.
Bulletin Archéologique. •— ll.-P.-J.-P. Kirsch.
Notes bibliographiques.
Sommaires des Revues.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUliOURG SAINT-HONORÉ, PARIS

BK.UX.EIJ LES (Société belge do librairie 10, rue Trourenborg).


— LONDRES (Bunis et Oatcs, 2S, Orchard
stroot), — FRIBOURG (Suisse) (Librairio de l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché de Bade) (II. Her-
<lor).
— VIENNE (Mayor et C-', 7, Singorstrasso). — MADRID (Grogorio dei A.no, 0, cailo de la Paz). —
IdilPSIG (L. A. Kittler, et F. A. lîtockhaus, Querstrasse). — MUNICH (Leutacr, Kaufingerstrasse, 20). —
KA/riSBONNE (Fr. Pustet). ROME (Sirraseni, U via délia Univorsita|. — NEW-YORK &CINCINNATI
(l'r. Pustot).
— ST-LOUIS
''«•betlmnor et Wol.T).

(U. S. cf. A.) (3. Herdcr). -
ST-PÉTERSBOURG (lïicker). — VARSOVIE
REVUE BIBLIQUE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DES RR. PP. DOMINICAINS
DU COUVENT DE SAINT-ETIENNE DE JÉRUSALEM

NUMÉRO DE JUILLET 1896

R. P. GERMER-DURAND. — .La basilique du Saint-Sépulcre.


M.- LOISY. — L'apocalypse synoptique [Suite et fin).
M. BATTIFFOL. — L'église naissante : l'idée de l'Église.
-.,''.
R. P. LAGRANGE. — lïexaméron.
MÉLANGES.
— Le canon juif vers le commencement de notre ère, Il P. van
Kasteren.,— Psaumes de la captivité, 11. P. dom Parisot. — Etude sur les
versions coptes de la/Bible, M. Hyveraat.— Nouvelle inscription samari-
taine d'Aimvas, marquis de Vogué. — Dix-huit homélies inédites attribuées
à Origène, note d'ancienne littérature chrétienne, M. BattiffoL
CHRONIQUE,DE JERUSALEM, 11. P. Lâgrange.
REGENCIONS.
BULLETIN.

RÉVÉREND PERE DIDON

DEUX PROBLÈMES RELIGIEUX


CONFERENCES DDE NANCY
1868-1869
v -
'
, .

lïïn volume iii-16, broché. Prix 3 fr. 50


En vente, aux bureaux de la REVUE THOMISTE

LA REVUE MAME
paraissant tous les dimanches; le numéro : 15 centimes; abonnements :
France et Algérie. 8 francs!par an ; Étranger, 11 fr. 50. Bureaux 78, rue
les Saints-Pères, Paris. — :

Lire dans la Revue Maine (n° 10J, du 6 septembre) :


Les combats de chameaux en Asie Mineure, 11. A.VICI.OT. — Noies de musique
''l d'art, Arthur COQUAR». — M. Ollé-Laprune, Edouard TKOGAN. — Chronique,
Henry FiiiciiET. Le cirque de lord George Sanger, par un membre de la

l-J'oupe (suite et Jin), HAROL».
— Secrets de ménage, SAPIENTIA. —/Le legs,
Georges de LYS. Les chasseurs d'épaves (suite/, Georges PRICIÏ. Le soir au

village, Antony VALAURÈGUE. — Çà et là. — Sléphanetlo (fin), René BAZIN.—

Illustrations d'après 11. Avelot. Townsend, Muclia. Simon, Vuillemin, etc.


LA VIE
I)K

N.-S. JÉSUS-CHRIST

PAR

J.-JAMES TISSOT

L'ouvrage se composera de deux volumes, comprenant environ 600 pages, illustrées


de 365 aquarelles de Tissot, et d'environ 150 croquis et dessins explicatifs (têtes
de Caractère, costumes, paysages d'après nature), frises, lettres ornées et culs-de-
lampe, composés par l'artiste lui-même. '.
.
Parmi les 365 aquarelles, toutes reproduites,en couleur d'après des procédés
nouveaux donnant les fac-similés absolus des originaux, par les imprimeries Lemer-
cier, 329 sont tirées dans le texte,. 36 hors texte* dont 16 tire'es en taille-douce,
encrées à la poupée.
Le texte, composé eiï caractères elzéviriens fondus spécialement par la maison
Turlot, dé Paris, avec les dessins explicatifs et ornements tous gravés sur bois, est
tiré typographiquement sur les presses de l'Imprimerie Marne.
Chaque exemplaire sera numéroté, timbré par le. Cercle de la librairie, et portera le
nom du souscripteur. Le premier volume de cette publication est en vente.
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Nos 1 à 20, sur papier des manufactures impériales du Japon, contenant : Une
aquarelle originale de Tissot, dessinée spécialement pour l'ouvrage; un
-
état en
taille-douce camaïeu de tous les hors texte, avant la lettre, un état en poupée
de tous les hors texte, avant la lettre, le tout sur Japon. Un état avec lettre terminé
de tous les hors texte, sur papier à la cuve et vélin du Marais. Une épreuve en
héliogravure de toutes les compositions en couleur du texte, tirée spécialement en
différentes feintes, suivant le sujet, sur papier à la cuve du Marais.
Prix (Souscrits)
,
5000 fr.
N"s 21 à 1000, sur grand vélin des papeteries du Marais, contenant un étal, avant-
la lettre de tous les sujets hors texte, en héliogravure camaïeu. Toutes les épreuves en
héliogravures (état camaïeu et poupée) sont tirées sur grand vélin à la cuve du Marais,
avec filigrane spécial (grappe de raisin).
Prix 1500 fr.

l'AHIS. — !'. I.UV1Ï, I.Ml'Hl.MliUH DU L'AHCIIKVKCIII':, il, HUJ! CASSI'XTK.


REVUE THOMISTE
PARAISSANT TOUS LES DEUX MOIS

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Directeur : Administrateur ;
R. P,. COCONNIER,- O. P. R. P. SERTILLANGES, O.P.
FrofeiBCur -Lecteur
à l'Université de Fribourg (Suisse en Sacrée Théologie

SOMMAIRE
Théorie du juste salaire. — R. P. Mercier.
La Providence. — R. P. A. Villard.
La B. Marguerite de Lôuvain. — R. P. Ollivier.
L'hypnotisme franc n'est pas, de soi, diabolique. — R. P. Coconnier.
Saint Thomas et le Prédéterminisme. — R. P. Guillermin.
Bulletin Archéologique. — Mgr Kirsch.
Bibliographie.
Nécrologie.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société belge do librairie, 10, rue Treurenberg). — LONDRES (Burnis et Oates, ','28, Orchard
Street), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie' de l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché do Bade) (II. Hor-
der). — VIENNE (Major et C;t, 7, Singorstrasse). — MADRID (Gregorio dol Amo, 0, oalle de la Paz). —
LEIPS1G (L. A. Kittler, ot F. A. Brockhaus, Quorstrasse). — MUNICH [Leutncr,. Ivaufingerstrasse, 20). —
UATISBONNE (Fr. Fustot). — ROME -(Sii-raoem, 13 via dolla UniversitaJ. — NEW-YORK & CINCINNATI
(Fr. Pustet). -
ST-LOUIS (U. S. of. A.) (B. Herdor). — ST-PÉTERSBQURG (Riokor).
Gebctlmncr ot Wolff).
-
VARSOVIE
QUATRIÈME ANNÉE. '; JANVIER 1897.

REVUE THOMISTE
PARAISSANT TOUS LES DEUX MQIS^

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Directeur
BLP. COGONNIBR, Ô.'P. t Adyiùiistratew*
Rr. P. SERTILDANGES," O.P..
? Trofetseur - Lecteur -
à l'DniVersitÂ"de Fâbourg (Suisse en Sacrée Théologie -
.

SOMMAIRE
Polémique averroïste de Siger de Brabaht
;
et de saint Thomas d'Aquin (suite). — R. P. Mandonnet.
La Providence (suite). — R. P. A. Villard.
Les Anestésiques -
"7
_.
et la question de transcendance du principe vital. — Dr M. Arthus.
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite). — R. P. Frogôt.
L'hypnotisme franc n'est pas, de soi, diabolique (suite). —R. P. Cbconhier^..-.
; Bulletin philosophique. — R. P. Gardeil.
La vie scientifique.-— R. P. Côconniër.
Notes bibliographiques. — Sommaires. — Tables

BUREAUX DE LA REVUE
.222, FAUBOURG SAINT - HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société bèlgo do librairie, 16, ruo Trourenborg). — LONDRES (Burns ot Oatos, 28, Orohard
Btreot), — FRIBOURG (Suisso) (Librairie do l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché de Bade) (H. Her-
der). — VIENNE (Mayer et C'*,7» Singorstrasso). — MADRID (Gregorio-del Amo, 6, oallo do la Paz).—
LEIPSIG.(L. A. Kitflpr, et F. A. Brockhaus, Querstrasso). — MUNICH (Leutnor, Kaufingerstrasso, 26). —
RATISBONNE (Fi. Fustot). — ROME (S«ra«eni, 13 via dolla Universita». —NEW-YORK & CINCINNATI
(Fr.Pustet). -
ST-L'OUIS (U. S. cf. A,) (B. Herdor).
Gobelhnnor ot Wolff).
-
ST-PÊTERSBOURG (Rickor). VARSOVIE -

Vous aimerez peut-être aussi