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WILHELM ROPKE
Professeur à l'Institut Universitaire
des Hautes Études Internationales de Genève
Correspondant de l'Institut
'
AU-DELA DE L'OFFRE
ET DE LA DEMANDE
vers une économie humaine
PAYOT,~PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1961
CHAPITRE PREMIER
1. CONSIDÉRATIONS PERSONNELLES.
d'un tel syst-ème, et qui n'ont pas assez d'esprit critique à l'égard
d'eux-mêmes pour se méfier de leur libido dominaruU, guère
édifiante sur le plan moral. Ils veulent faire avancer le char de
la vertu à coups de fouet, à travers des terrains impraticables,
et ne considèrent pas qu'il est immoral d'induire les homtnM en
tentation par un ordre économique qui les contraint d'agir contre
leur besoin naturel d'affirmation de soi, et contre les commande-
ments de la raison. Un état qui s'appuie, en temps de paix, sur
le contrôle des changes, la fixation des prix et un système d'im-
pôts aboutissant à de véritables confiscations, n'agit guère plus
moralement que l'individu qui se défend contre de telles mesures
praeter legem; ou même contra legem. C'est un commandement
de la morale et de l'huma.nité, et en même temps un commande-
ment de la sagesse politique, d'adapter l'économie à l'homme et
non pas l'homme à l'économie.
Ces réflexions contiennent notre principale argumentation en
faveur de la propriété, du profit et de la concurrence. Nous
aurons encore à montrer qu'une telle argumentation exige pour•
tant une délimitation attentive et pour ce faire nous nous tour-
nerons à nouveau vers le domaine situé au-delà de l'offre et de
la demande. En d'autres termes : l'économie de marché n'est
pas tout ; il faut l'intégrer dans un ordre supérieur qui ne peut
pas reposer uniquement sur l'offre et la demande, sur la liberté
des prix et la concurrence.
Rien cependant n'est plus nuisible à un tel ordre, adapté à
l'échelle de l'homme, que deux choses : à savoir la masse et la-
concentration. Pour que responsabilité et autonomie des individus
soient en équilibre avec les exigences de la communauté et du
sens civique, il faut que les collectivités dans lesquelles nous-
vivons ne dépassent pas la mesure humaine. Cela n'est possible
que pour des groupes petits ou moyens et dans un cercle res-
treint, bref dans des conditions qui ne détruisent pas complète-
ment les formes élémentaires de l'existence humaine, telles que
nous les rencontrons encore dans la communauté rurale et dans
les petites et moyennes comn1unes.
Mais tout le monde sait aujourd'hui où nous en sommes à cet
égard, et on ne peut nier que ce qui semblait déjà il y a quinze ans-
une nostalgie stérile, prend aujourd'hui l'allure d'une vaine ges-
ticulation contre la tourmente de notre temps. Masse et concen-
tration dans- tous les domaines, tel est le visage de la sooiét&
i9
moderne, réduisant de plus en plus le champ de la: reéponsitblli~;
de la Vié et de la pensée individuelles et favorisant l'essar de
pensées et de sentiments collectifs. Les petits groupes d'aUtre-
fois (à commencer par la famille) avec leur chaleur lnnmi.hre· et
leur solidarité naturelle, cèdent la place à la masse~ à, la ctnlœri-'
tration,. à l'entassement informe d'es hommeS dans les grandeS
villes et les centres industriels, aux déracinés, aux orglimsa.tioD.Sl
massives, à la bureaucratie anonyme des entreprises gigantesq'lieEt;
et en défuiitive à l'État qui maintienlfï la cohésion de cette soc~
qui &'effrite en individus, grâce à l'appareil coercitit de- l':étit..:·
providence, de la police et· du fisc. C'était déjà le syruhome dB
la société contemporaine avant la deuxième guetre mondntlè';
ét depuis, ces signes pathologiq'ues sont devenus' enci>re· iifUi!
évidents· et plus graves. Il est devenu d'autant plus urgent d,a-p-·
pliquer le· traitement approprié·, si désespéré qu'il paraisse : tf€.:
centralisation, « enracinement », « dissolution dea riitiSSès »; èe
<e déprolétarisation ».
Un& des raisons les plus- profondes- de la crise· de la dêrréoctaiiri
moflefne réai~ justement dans-1~- fait qu'elle a dégénéré dê- pluir
en plus en mie démocratie de: masse, centraliste et jacobme,-·
&:x:igeant plus que jamais les contre-poids dont j'ar parlé dà'rlS'
mon livre Oivitas Huma/na. Ainsi s" ouvre la voie vers des coneêp;;.
tions politiques qui, dans leur respeèt profond du droit· naturél;·
de la tràdîtion, des « corps- intermédiaires », du fédéralîsinë ét1
des autres barrières dressées contre la démocratie de massé,-
niettent en lumière l'élément conservateur qui leur est· inhérent.
H ne faut pas croire que l'on puisse aujourd'hui embraSser d~lin;
beul regard: la voie qui mèrie du jacobinisme de la Révolutiott
Français& au totalitarisme moderne.
Il ne faut pas davantage se leuiTer sur les- forces de désa~·
gation morale et spirituelle qui sorit partout· à l'œuvré au' non?
du« modernisme)), avec la prétention que naïvement l'on attacltEY
à ce mot magique. J'ai caractérisé quelques-unes de ces foroès'l
dans mon livre Mass und Mitte, en une critique acerbe du·« pro'-
gressisme »,du« sinistrismo » («gauchisme»}, du rationalisme et·
de l'intellectualisme. Nous aurions· dû savoir où tout cela devait"
aboutir, même si nous ne pouvions le freiner. Il ne faut· pas· atf-'
tendre le salut des institutions, des programmes· et des projet$.-
n: dépend- des hommes qui ont le courage, rare. de nos'jours~ dér
reil~eh eux--mêmes et de-se-seuvenir,-au milieu' de 1-'atïtütlotF
20 BILAN DE QUINZE ANNÉES
Mais nous, nous vivons dans un monde caractérisé par ses convic-
tions athées, pendant que (contrairement à ce qui se passait
au x~ siècle) seule une minorité se rassemble (mais avec plus
de sérieux qu'autrefois) autour des Églises. Puisque manifeste-
ment l'homme ne peut pas mener une vie vide de toute religion,
il s'attache à toutes sortes de succédanés de la foi : passions
politiques, idéologies, rêves utopiques, quand il ne préfère pas
s'étourdir par le seul dynamisme de la production et de la
consommation, par le sport et les jeux, la sexualité, les scan-
dales, les crimes et les mille autres choses qui remplissent nos
journaux.
La pensée nous console, dans une certaine mesure, que par là
nous récoltons aujourd'hui ce que des esprits dissolvants ont semé
dans le passé. C'est, pourrait-on dire, toujours dans la même
direction que souffle l'esprit. Mais pourquoi le vent ne changerait-
il pas de direction, peut-être même très bientôt 1
Nous ne voulons pas exclure cette possibilité. Mais,- et par
là nous revenons à l'essentiel de notre sujet-, ce serait de nou-
veau nous leurrer trop facilement, si nous séparions brutalement
le domaine de l'esprit des conditions d'existence des hommes, et
si nous n'osions pas nous poser la question de Q&voir si les formes
d'existence dans notre univers citadin et industriel ne favorisent
pas puissamment l'athéisme et l'animalisme de notre époque.
Un écrivain allemand contemporain écrit:« Il y a certainement
un rapport entre le degré de civilisation et le degré de religiosité
d'un peuple. Au milieu de la nature, nous sentons le souffle de
Dieu qui se révèle en elle ; dans les villes nous sommes entourés
par les œuvres des hommes. Plus les œuvres des hommes s'ac-
cumulent et refoulent la nature, plus nous perdons la faculté
d'entendre la voix de Dieu. Plongé dans la contemplation de
son jardin, Luther affirmait un jour que l'homme n'était pas
capable de créer une seule chose. Remarque évidente et cependant
significative qui constate la différence essentielle qui subsiste
entre l'œuvre de Dieu et l'œuvre de l'homme. A la campagne,
dans une nature encore sauvage, le ciel étoilé sur nos têtes, une
terre fertile sous nos pieds, nous respirons, pas à. pas, la force
divine. Le travail du paysan marqué par le changement des
saisons, sa dépendance à l'égard des éléments, lui donnent le
sentiment d'être une créature entre les mains du Tout-Puissant,
tout comme l'herbe des champs et l'étoile qui suit l'orbite pres..
22 BIL'AN DE QUINZE ANNÉES
l. A ce sujet, cf. surtout le rapport que j'ai rédigé en été 1950 pour le compte
du gouvernement Adenauer sur la situation économique allemande : la' die
deutache Wirtschaftspolitik richtig ?, Stuttgart, 1950.
36 BILAN DE QUINZE ANNÉES
exigées par l'ordre économique. Les décisions prises dans les mé-
nages et les entreprises déforment l'ensemble du processus éco-
nomique, lorsqu'elles dépendent de l'administration des finances
plus que du marché. En même temps il en résulte un engourdis-
sement des activités à tous les échelons et dans tous les domaines.
Par un système d'impôts devenu extrêmement compliqué et
obscur, et en même temps décisif pour le destin économique de
l'individu et des entreprises, l'État a mis sur pied un dirigisme
aussi discret et sournois qu'efficace, pour troubler l'économie de
marché et la sélection des entreprises ; l'épargne est maintenue
au-dessous du niveau nécessaire au financement des investisse-
ments alimentant la croissance économique sans expansion in-
flationniste des crédits. En même temps l'intérêt perd toute son
efficacité, indispensable dans l'économie de marché, parce que,
en tant que faoteur de qépense, il est refoulé de plus en plus par
le poids des impôts. Ainsi on provoque la déroute sur le marché
des capitaux et en même temps on accentue de façon in-
quiétante les tendances inflationnistes de notre époque. La poli-
tique fiscale de type ancien se transforme en un socialisme fiscal
qui aboutit à une « socialisation » des revenus dans une propor-
tion croissante. Ainsi il apparaît, hélas, toujours plus clairement
qu'une telle hypertrophie du budget de l'État, allant de pair avec
un changement de ses objectifs dans un sens tout à fait socialiste,
non seulement devient une des sources d'une constante pression
inflationniste, mais qu'à la longue elle ne peut plus se concilier
avec le système de l'économie de marché 1 •
Sous la pression exercée par les gouvernements, aiguillonnés
par les bénéficiaires de cet état de choses, cette évolution s'ac-
centue considérablement dans la plupart des pays, même dans
un pays comme l'Allemagne, modèle de l'économie de marché :
les entreprises d'État augmentent de plus en plus. Ainsi se
créent de véritables bastions du pouvoir et du monopole d'État.
En même temps on voit subsister le ressentiment social, la méfiance
1. Socialisme fiscal: c'est surtout Colin Clark (d'abord dans son essai Public
Finance and Changes in the Value of Money, « Economie Journal »,
décembre 1945) qui a. expliqué que si la part du fisc (c'est-à-dire la part du
revenu national réclamé par le budget de l'État) dépasse à peu prèslequartdu
revenu national, cela produit nécessairement à la longue des effets inflation-
nistes. On peut discuter sur le pourcentage critique (cf. à ce sujet la discussion
dans la. .Review of Eoonomica and Statistics, août 1952), mais la tendance elle-
même semble claire. G. Schmolders a apporté une contribution importante sur
cette question: Steueraystem und Wettbewerbsordnung, « Ordo, Jahrbuch für
die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft », 1950.
BJLAN DE QUINZE ANNÉES
Ici une difficulté surgit déjà. Ceux-là mêmes qui croient avoir
établi dès le début le diagnostic de la «massification>> et de la
société moderne de masse et s'être émus dès le commencement
de ces phénomènes (un des premiers et des plus méritants de
ces pionniers, Ortega y Gasset, nous a quittés à un âge avancé) ;
ceux-là mêmes, plus ou moins résignés, seront aujourd'hui portés
à. remarquer qu'ici encore s'est produit ce qui a été souvent le
destin des découvertes de l'esprit. C'est ce destin qui permet
d'étudier une des lois de la société de masse: ce qui était autre-
fois vivant et plein de sens pour l'esprit devient monnaie cou-
rante qui circule de main en main en y perdant de plus en plus
son caractère propre.
Plus on parle, depuis quinze ans, de« massification>> et plus
l'idée que ce terme doit exprimer s'est, dans une certaine mesure,
estompée et diluée. D'autre part on exagère souvent en ne voyant
presque partout que« masse »et «massification». Parfois, on
n'est pas très loin de faire de ce mot, avec beaucoup de suffisance
et de fatuité (comme si« l'homme de masse», c'était toujours
l'autre) la simple expression d'un vague malaise ou même d'une
volonté franchement réactionnaire de prendre des distances à
l'égard de tout ce qui s'appelle « peuple ». C'est justement le
succès d'un nouveau mot-clé qui lui est souvent fatal en poli-
tique. En effet, à la longue, on ne peut pas l'entendre prononcer
de tous côtés, sans le sentir finalement usé ; peu à peu on
s'en fatigue, pour ensuite le critiquer et le rejeter avec dégoût.
Voilà l'explication la plus bienveillante du fait que, récemment,
certains ont affecté de prendre tout ce bruit fait autour
de la «masse» et de la «massification» pour une sorte de fausse
alerte. Ils prétendent même sérieusement n'apercevoir dans ce
processus de désagrégation de la société qu'un stade nouveau,
nullement pathologique, de l'évolution de la civilisation. A les
croire, tout serait pour le mieux, et l'avènement d'une société
paradisiaque serait même imminent ; une société qui chercherait
son bonheur et le trouverait dans les loisirs, les miracles techniques
et dans les déplacements rapides.
Certaines gens se débarrassent allègrement de ce lourd souci
qu'est la« massification» et la société de masse, en le qualifiant
de bavardage d'intellectuels. Ils parlent sans rougir d'un «nou-
veau style culturel » de notre époque, où l'on consomme une
quantité toujours croissante de ces objets qu'il est devenu hahl-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 51
de masse par l'emploi des télé-sièges. Chez nous aussi, les exca-
vateurs du monde du béton et de l'acier continuent leur travail
de rongeurs.
Au fur et à mesure que nous devenons des particules passives
de la masse, des molécules sociales, la vie perd toute poésie et
toute dignité, et par là tout son sel et tout son contenu humain.
Même les grands drames de l'existence, naissance, maladie et
mort, se jouent presque toujours dans le cadre d'une collectivité
dirigée, dans les usines médicales que sont les hôpitaùx, où les
ajusteurs de la santé et les ingénieurs du corps s'occupent de
nous en se divisant le travail. Les hommes habitent de plus en
plus des logements conçus pour les masses, verticalement su-
perposés et horizontalement juxtaposés à l'infini. Un homme
d'esprit les a appelés irrespectueusement des« anthropothèques ».
Nos contemporains travaillent dans des ateliers et des chantiers
énormes où ils sont soumis à une organisation hiérarchisée ; ils
passent leurs jours fériés et leurs vacances au milieu de la foule;
ils remplissent en masse les universités, les salles de conférence
et les laboratoires, lisent des revues et des livres tirés à des mil-
lions d'exemplaires, dont le niveau correspond ordinairement à
ce tirage massif. Ils doivent supporter partout les mêmes affiches
publicitaires et subir par milliers les mêmes programmes de
cinéma, de radio et de télévision ; ils sont pris en mains par une
quelconque organisation de masse ; spectateurs surexcités, ils se
portent par milliers vers les mêmes stades, tandis que les églises
deviennent presque des asiles de solitude. Dans les grandes villes
que nous habitons (et le nombre des citadins va toujours crois-
sant) et en voyage, nous pouvons de moins en moins fuir cette
foule qui déborde tout et nous entraîne en nous rabaissant au
rang des bêtes de troupeau. Il devient toujours plus difficile
d'échapper aux appareils qui canalisent ces marées humaines.
Nous devenons nous-mêmes des éléments de cette pâte humaine.
Qui de nous n'aperçoit pas l'importance de cette évolution pour
l'existence morale et spirituelle de notre temps et pour l'état de
santé de la société dans son ensemble 1
Et qui peut douter que cette surabondance humaine avec
toutes ses conséquences a pour cause immédiate un phénomène
d'une simplicité brutale : l'accroiBBement ininterrompu de la
population, qui brise presque toutes les digues. Avant la dernière
guerre mondiale, on avait misé sur le ralentissement et en défi-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 55
3. CULTl}'RE DE MASSlll.
1. Analphabétisme.
A ce propos il me revient à l'esprit le type d'un libéral russe (Procopovitch),
que je rencontrais autrefois dans son exil genevois et qui me vantait comme
un exploit de Staline la lutte victorieuse que son pays menait contre l'analpha-
bétisme. Je n'arrivais pas à faire comprendre à cet émigré que ce que le vieux
libéral appelait progris n'avait servi qu'à dérober plue sdrement aux RUSBel
leura libel'tH apirituenu et politiquee.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 75
à cette vérité que l'homme doit d'abord exister comme être spi-
rituel et moral, et nous ne serons plus étonnés qu'à l'heure ac-
tuelle la phtisie de notre héritage culturel soit devenue galopante.
Dans ces conditions, le fait que la conscience historique (le sen-
timent de la continuité et du lien avec l'histoire comme matière
vivante de la connaissance) soit de plus en plus ébranlée, cons-
titue un des aspects essentiels d'une vue d'ensemble de notre
culture de masse moderne.
Néanmoins, et c'est par là que nous conclurons ces considé-
rations, on apercevrait sous un faux jour le processus de «massi-
fication » de la culture si on mettait l'accent sur un conformisme
grégaire, comme s'il n'existait pas un individualisme de nature
excentrique, parfaitement détaché de toute tradition. Des idéès
superficielles sur le phénomène de << massification » pourraient
facilement induire en erreur, et c'est un point sur lequel déjà
J. S. Mill a trébuché dans son célèbre essai On Liberty (1859).
Mais il n'en est pas ainsi. Conformisme, uniformisation, bien sûr,
mais c'est précisément eux qui vont de pair avec la rupture de
la tradition culturelle et de la continuité, avec ce penchant à
toujours vouloir offrir quelque chose d'inédit, d'original, d'ex-
citant pour « épater le bourgeois» 1 • Nous avons moins affaire
au conformisme de la tradition qu'à celui de l'excentricité ef-
frénée, et par conséquent du déracinement, de la discontinuité,
du mépris du traditionnel, du modernisme à tout prix ; l'esprit
d'avant-garde, le culte du nouveau rapidement dépassé, du
«jamais vu» sont la règle. Bref, c'est le conformisme du non-
conformisme. Comme le remarque un critique américain, le
«snob» moderne croit devoir accrocher chez lui un Picasso 2.
Mais le clinquant « amer » ne vaut pas mieux que le clinquant
«sucré>> et il est tout aussi perfide.
En fait, par le mépris qu'il éprouve envers celui qu'il appelle
le « petit bourgeois », l'homme de la masse ne fait que se trahir
lui-même. Par sa rupture avec tout ce qui est tradition, continuité,
enracinement, par son anticonservatisme, par sa nature révolu-
tionnaire et romantique, il apparaît tout entier dans son confor-
misme grégaire. C'est dans cette attitude sans doute que réside
aujourd'hui la principale menace, et non dans le danger inverse
de stagnation et d'enlisement, fort inactuel dans les conditions
présentes. Ce jugement prend encore plus de poids si nous pre-
nons en considération ce qui se passe aujourd'hui dans les
pays « sous-développés ». Toutefois, il ne faut pas abandonner
complètement l'espoir que dans ce cas la nature de l'homme et
de la société subit une violence difficile à concevoir comme une
situation durable et qui tôt ou tard aboutira à une crise, qui
pourra être dénouée par une prise de conscience purificatrice.
Qu'on n'aille pas croire que ce sont là les considérations hau-
taines et grincheuses d'un réactionnaire ; le fait que des socia-
listes, comme George Orwell ou Hend.rik de Man, n'en jugent pas
autrement le prouve assez. Nous sommes même redevables à. ce
dernier d'une analyse extrêmement riche et pénétrante sur l'édu-
cation 1 •
Le témoignage de ces hommes renforce ma conviction que ce
sujet, une fois entamé, est trop important pour que je l'abandonne
sans essayer de lui prêter, par quelques exemples, plus de relief
et de couleur. Pour montrer jusqu'à quel point nous avons fait
table rase du passé, citons, pour commencer, le cas du docteur
Brock Chisholm, alors directeur de l'Organisation Mondiale de
la Santé, qui, voici quelques années, recommandait dans un jour-
nal canadien (Toronto Telegram W eekend Magazine, 1955, no 10)
un brassage complet de toutes les races, en vue d'unifier la popu-
lation du globe. The sooner we' re all interbred, the better («Plus tôt
nos sangs seront tous mêlés, mieux cela vaudra»), voilà. la devise
d'un homme que, sans crainte du ridicule, on a chargé de la santé
universelle, et qui veut supprimer toute notre tradition cultu-
relle aussi radicalement que « nos structures économiques et
sociales>> ; du moins a-t-il acquis le mérite d'avoir élevé un
progressisme imbu de « super-massification » à un sommet encore
jamais atteint jusqu'ici. Venant de la part d'un homme qui oc-
cupe une pareille position sociale, cet exemple acquiert une im-
portance toute particulière.
C'est un fait que dans le cadre d'une société de masse parti-
culièrement évoluée, la nécessité d'une échelle de civilisation (be-
sclwving = polissage, disent si justement les Hollandais) et le
1. Qltroonquè; p&r e)ttn:nple, a connu lès ~tatEI-UniB voici plus d'tin qutwfl de
siècle et oonjidère la r:Jituation actuelle, ne peut douter que le flivea.u moyen
de la nourriture spirituelle a considérablement baissé depuis lors. On en trouve
noiïa.tnment une pteuve irréfutable dan.S le fttit que la. plupart des i'evues qui;
à. l'époque, faisaient la gloire de l'Amérique, comme l' American Mercw?h le
Scribner's,le Oentury, le Harper Magazine ou l'Atlantic :M.onthly, et qui étaient
lue~ p~r une large couche de la populationJ ont, soit complètement dispàl'ti,
soit perdu tout6 portée, de sorte que des tribunes animées où l'opinion s'e1pri-
mait publiquement ont ainsi été supprimées. be nos jours, c'est le règne des
illùatrés pour la masse et des productions synthétiques comme le ReadKJr' 8 DigèM,
tandis que le& journaux sérieux ont à. livrer une rude bataille pour leur exis-
tence. Èn ce .qui concerne le livre, la nécessité même d'une production en série,
tendue plus impérieuse enM:re par la hausse des prix (une vente de 1 OOOexetn-
pl&ites semble aujourd'hui le minimum pour éviter une perte nette) a rendu de
plus en plus difficile la publication d 1ouvrages qui ne flattent pas le goftt de la
mfi.Bse, On fera.it preuve de pharisaïsme et d'illusionisme en se pel'Suada.nt que
la situation ne prend pas la même tournure dans les pays d'Europe. Walter
Muschg dans: Die Zerstorung der deutschen Literatur (Berne, 1956) a brossé un
tableau :fidèle de ce déclin de la culture littéraire allema.nde; qui lui aussi est
imputable avant tout à la culture de masse. «.Aiilsi le poète a perdu sâ plooe
dans la société, parce que celle-ci est elle-même en décomposition et parce que
1& notion bourgeoise de poésie est devenue contestable. Des forees anonymes
contre lesquelles aucun individu isolé ne pe~t pll18 se mesurer, gouvernent le
monde. Ce n'est pas la dictature politique qui est le plus grave ennemi du
poète, me.is l'état de satisfaction matérielle de la. masse qüi désire rton pa.& la
libèl'té, mais Ulle vie Oonfortable • (p. 32). Des illustrés, dont on ne peut imaginer
un niveau plus bas, dominent la scène. et des journaux sans scrupules, voués
à la l!lèule techerohe du seru~ationnel; ont de8 tira.gcs prochef§ des tiragM aillé•
ricains. Les gros titres passent aujourd'hui pour du journalisme. Pour l'Angle-
terre, Russell Kirk (Beyond the Dreams of Avarice, Chicago, 1956, p. 298-310)
exécute un portrait saisissant et peut.être même par trop pessimiste. ·
LA SOCIÉTÉ DE l\IASSE MODERNE 81
4. MASSE ET SOCIÉTÉ.
n'avons pas besoin des leçons de).a. Révolution française pour nous
convaincre que cette démocratie de masse présentera inévita-
blement des tendances socialistes, et que, inversement, le socia-
lisme est une des forces les plus déterminantes da.ns la transfor-
mation de la démocratie libérale en démocratie de masse. Qui-
conque retire leur caractère intangible à. des institutions aussi
fondamentales que la. propriété et la liberté économique, et les
soumet au vote, détruit cette condition de la. démocratie libérale
qui existe quand tous, quel que soit leur parti, reconnaissent
que les fondements éthiques, sociaux et politiques de l'État ont
un caractère inviolable·. Ainsi le socialisme fait de la démocratie,
instrument de paix intérieure, de sécurité, de stabilité et de li-
berté, l'arme de la révolution permanente.
Ce radicalisme de l'esprit qui ne laisse subsister aucun élément
stable et remet sans cesse tout en question, caractérise également
la. société de masse et l'homme de masse. Car c'est bien là une
tournure d'esprit conforme à. des hommes qui, dans leur déra-
cinement social, ont perdu le sens de la tradition, des principes
et de l'histoire ; à. des hommes qui se sont abandonnés aux ca-
priées et aux passions du moment, à la démagogie des chefs qui
transforment ces caprices et ces passions en slogans éphémères
et en discours enflammés. Cette démagogie se trouve encore
renforcée par le scepticisme, le positivisme, voire le nihilisme d'un
certain enseignement, dont les intellectuels portent la respon-
sabilité. Ainsi la démocratie de masse contient le ferment des
religions sociales et révolutionnaires de notre temps. C'est le
point de départ des croisades auxquelles les masses enthousiastes
se joignent pour conquérir un empire millénaire, une Nouvelle
Jérusalem. Ce que, à tort ou à raison, Michel Chevalier a. noté sur
le peuple américain (les Lettres de l'Amérique du Nord, 1836, sont
contemporaines de l'œuvre de Tocqueville) reste valable," sans
réserve aucune, pour cette démocratie de masse : elle possède le
«moral d'une armée en marche>>. Le pa~ cadencé, l'entrain con-
tagieux, la vie au jour le jour, le rythme nerveux de la vie, les
bannières grisantes, le nomadisme et le déracinement, le prag-
matisme, les razzias et les gaspillages, la camaraderie, - tout
est là 1 .
1. Démncratie de masse : :
On trouve des points de vue intéressants chez Erik R. v. Kuenelt-Leddihn,
Freiheit der Gleichheit ?, Salzbourg, 1953; W. Martini, Das Erul~ aller Sicherheit,
86 LA SOoDTÉ DE HASSE MODBRN.E
les aign~ d'un~ guérison qui promet d'être tout aussi extrq,..
ordinaire.
Cependant, il serait faux d'opposer ces deux manières de pen-
Ber, en affirmant que l'une est« américaine »et l'autre« euro-
péenne ». Certe8, les modes de pensée et de vie existant en Amé-
rique offrent, à bien des égards, une illustration frappante des
phénomènes qui préoccupent le critique de la société de masse
et de Ja, tecJmicisa.tion, surtout parce que ces modes de vie sont
ceux d'une société qui puise peu aux sources du passé. lls
conduisent done facilement à l'optimisme et au rationalisme
eocial l'Américain décidé à tout approuver sans réserve. Mais
il suffit de citer des noms comme George Santaya.na., Russell
Kirk ou Walter Lippmann et, dans leur sillage, la multitude des
sympathi$ant8 « néo-conservateurs » ou « décentralistes », pour
faire comprendre que, sous l'influence précisément des exagéra..
tion.s de la ·vie américaine, ce mode d'existence inquiétant, ala.r..
mant même, suscite la critique des meilleurs Américains et mo.-
bilise des réserves religieuses et morales que l'on voudrait voir
chez bien des Européens, satisfaits d'eux-mêmes ou décidés à
imiter aveuglément l'Amérique. D'autre part, il ne manque pa.s
non plws de gens en Europe pour surpasse:r si possible les apo-
logistes américains de l'américanisme et de ce qu'ils appellent
la « liberté américaine», et pour opposer un optimisme convaincu
à notre critique de la société de masse et de la teohnicis&tion à
outrance.
Fort heureusement, il ne s'agit pas ici d'une opposition entre
la mentalité « européenne » et la mentalité « américaine », et
nos super-Américains d'Europe, avec leurs hymnes à la gran-
diose~«~ société de consommation », ne font que se ridiculiser
aux yeux des Américains qui, sachant à quoi s'en tenir, consi-
dèrent l'engouement européen pour l'« américanisme » comme
une trahison envers le patrimoine commun. A la vérité, il s'agit
d'un conflit entre deux philosophies sociales, qui ne sont liées
ni à des nations, ni à. des continents, ni à. des claBses sociales, mais
qui plongent leurs racines dans des couches si profondes qu'elles
atteignent le tréfonds religieux, justifiant une fois de plus le
mot du cardinal Manning : « En dernier ressort, toutes les diver-
gences d'opinions chez les hommes sont d'ordre religieux.» Il
est clair, en tout cas, que le conflit n'est pas dépourvu d'une
puissante résonanoo politique, qui Be manifeste lorsque la cri-
92 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE
ont tiré des matières premières tout ce qui est concevable pour
rendre la. vie aussi intéressante que possible, on peut supposer
que la population du monde civilisé tout entier suivra le sort
des Mélanésiens 1 • »
Même s'il n'est pas pris au pied de la lettre, ce virulent exposé
permettra de situer les causes de l'ennui, en tant que phéno-
mène social, très subtiles dans le détail et très difficiles à isoler
parce qu'elles s'interpénètrent. Cette réserve étant faite, nous
pouvons procéder à l'analyse suivante:
Premier point: il est olair que la perte du sens communautaire,
la disparition de la spontanéité, le sentiment de vide et d'isole-
ment, phénomènes inhérents à notre société de masse, sont
propres à faire naître l'ennui, très souvent d'ailleurs soigneuse-
ment dissimulé. La désagrégation des cadres sociaux naturels,
le vide intérieur que crée un travail mécanisé, technicisé et orienté
vers le quantitatif, le déracinement de l'existence, ne font qu'in..
citer davantage l'homme à remplir les heures en se consacrant à
ce qu'il tient pour un plaisir ou une distraction. Mais là encore
il découvre qu'il s'est précipité d'un· vide dans un autre, parce
qu'il a perdu le sens et le but de la vie. Cette même civilisation
qui, grâce aux techniques modernes de production, lui jette
l'une après l'autre des possibilités de distractions et d'agréments,
lui enlève simultanément la conviction intime que le travail est
le véritable but de la vie; et lorsqu'il cherche une compensation
dans la consommation, il est encore la dupe. Les sociologues qui,
naïvement, comptent nous persuader d'accepter sans regret le
nouveau mode de travail et nous consoler en invoquant les
joies du « temps libre » et de la « consommation », font tou-
jours un faux calcul et ils ne semblent même pas comprendre
pourquoi.
«Ici))' nous dit un observateur lucide décrivant la vie d'une
cité industrielle allemande, « au milieu d'une ravissante forêt de
bouleaux est installé un groupe de soixante mille travailleurs
industriels, qui tournent le dos à la nature, et non seulement à
la nature mais manifestement aussi à la raison, à la tradition et
l. La citation est empruntée au livre de W. H. R. Rivers, Essays on the Depo-
pulation of Melanesia(d'après Kirk, op. cit., p.l04). Nos antiromantiques sont-ils
conscients de l'aversion que les peuples de couleur éprouvent pour ce qu'ils
nomment le « matérialisme » occidental, et de l'importance de cette aversion
dans leur regrettable volonté de se désolidariser de l'Occident. ? Elle est pour
le moins aussi grande que le désir qui les pousse à imiter ce matérialisme, et
que la haine qui en découle, à cause de la difficulté de cette imitation,
98 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE
qu.-tion qui fait l'objet d'une littérature abondante. Elle est de la plus haute
importance et ouvre les perspectives les plus sombres. En ce qui concerne les
enfants, nous en avons parlé précédemment.
1. Colm Brogan, The Derrwcrat at the Supper Table, London, p. 171.
2. Tocqueville, vol. II, 2• partie, chap .. 15. Of. également ses remarquee,
op. cit., chap. 17. '
lOO LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE
fonde en est que les Américains trouvent encore da.nsle Vieux Monde. une vita-
mine spirituelle dont ils sont privés dans le Nouveau. C'est dans cette optique
qu'on doit condamner l'application des Européens à. imiter l'Amérique, et il
s'en fallut de peu qu'on laissât venir à. Venise l'architecte Lloyd Wright de
Chicago. Ainsi s'active-t·il aujourd'hui à détruire les vieux quartiers de Damas.
1. En français dans 1e texte.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 103
CONDITIONS PRÉALABLES
ET LIMITES DU MARCHÉ
1. RATIONALISME SOCIAL.
qui la portent, doit être aussi loin de notre pensée que l'écono-
misme, le matérialisme et l'utilitarisme.
Nous entendons cet économisme qui nous est déjà connu pour
être une forme du rationalisme social, une manie incurable de
faire des moyens un but et de ne penser qu'au pain, oubliant les
autres choses dont parle l'Évangile. C'est de l'économisme que
de succomber à ces fourvoiements du rationalisme social dont
il a été question, avec les distorsions de perpective qui nous sont
familières. C'est de l'économisme que de se débarrasser, avec
Joseph Schumpeter, du problème des géants de l'industrie et
des monopoles en invoquant l'argument, du reste bien contes-
table, que, par la production en série et l'encouragement à la
recherche et aux investissements, qu'on est en droit d'attendre
de leurs bénéfices, ils augmentent l'approvisionnement en mar-
chandises, sans que de tels gains dans le domaine matériel com-
pensent les contreparties immatérielles constituées par les pertes
subies dans la préservation des grands buts de la vie et de la
société. C'est de l'économisme que d'oublier les dommages qui
peuvent en résulter pour la liberté, la diversité et l'équité, et de
ne pas tenir compte du fait que les hommes ne vivent pas
seulement d'aspirateurs peu coûteux, mais, aussi d'autres choses
plus élevées, qui pourraient s'étioler à l'ombre des colosses
industriels et des monopoles. Les avantages de la production
en série ne sont nulle part aussi grands (pour donner un
exemple entre mille) que dans le journalisme. Encore que bien
peu d'entreprises de presse subsistent, elles sont pourtant en
mesure de vendre au prix minimum un maximum de papier
imprimé, tandis que la question s'impose de savoir ce qu'il y a
dans ces journaux et ce qu'une puissance ainsi agglomérée signifie
pour la liberté et la culture. C'est de l'économisme, poursuivons-
nous, que de combattre l'administration communale autonome,
le fédéralisme ou la décentralisation de la radio, en arguant que
la centralisation est moins _coûteuse. C'est encore une fois de
l'économisme que de mesurer l'existence paysanne exclusivement
en revenus, au lieu de s'informer de toutes les autres choses
qui la déterminent, au-delà de l'offre et de la demande, au-delà
des prix du porc, ou de la durée de la journée de travail ; et le
pire arrive·quand le paysan lui-même tombe dans le piège de cet
économisme. C'est enfin le même économisme qui nous entraîne
à ne voir le problème de la stabilité économique que comme un
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 127
1. La pensée exprimée dans le texte est expliquée de plus près dans mon livre :
La crise de rwtre temps, Neuchâtel, 1945, pp. 295-297.
2. L'économiste qui s'en écarte se trouve dans la bonne compagnie de Keynes,
qui s'exprime ainsi sur la tradition de Bentham: «Mais maintenant j'aperçois
là le ver qui, ayant rongé les entrailles de la civilisation moderne, a provoqué
sa déchéance morale actuelle (J. M. Keynes, Two Memoirs, Londres, 1949,
p. 96). La remarque suivante de Bentham convient au passage des essais de
M.a.caulay mentionné dans le texte : « Tandis que Xénophon écrivait son his-
toire et que Euclide enseignait la géométrie, Socrate et Platon lisaient des
128 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
est desséché. Par là une énergie a été déchaînée sans laquelle lé mort-
de d'aujourd'hui et toute notre civilisation ne seraient pas imagi-
nables.
Ce que cet esprit« bourgeois» signifie pour notre monde, nous le
voyons aussi aux difficultés que l'on rencontre à vouloir transplan-
ter notre vie économique moderne dans les pays sous-développés,
où les conditions spirituelles et morales dont il est question ici
manquent trop souvent. Tandis qu'elles atteignent à peine le
champ de la conscience des Occidentaux, parce qu'allant de soi, les
porte-parole des pays sous-développés ne voient aisément que les
succès économiques extérieurs de l'Occident, sans reconnaître les
fondements spirituels et moraux sur lesquels ils reposent. Nous
avons en quelque sorte affaire ici à un humus humain qui, pour
que la transplantation d'industries occidentales réussisse pleine-
ment, doit exister, ou dont il faut du moins souhaiter l'existence.
Les dernières conditions préalables restent la précision, la
confiance, la notion du temps, le courage, la fidélité au devoir et
cet amour de ce qu'on fait qui est caractérisé en anglais par l'ex-
pression sense of workmanskip et n'existe manifestement que dans
peu de pays au monde. On est en droit d'affirmer, en enchérissant
un peu, que l'activité économique moderne ne peut prospérer
que là où celui qui dit« demain» (quelle que soit la langue) l'en-
tend ainsi et ne nous abuse pas par de belles promesses sur un vague
futur 1 • '
Il ne fait pas de doute qu'une valeur positive a été attribuée
dans le monde occidental à l'activité «intéressée», la valeur
d'un véritable ressort mettant en mouvement la société, la cul-
ture et l'économie. Celui qui proteste au nom du christianisme
trahit par là le fait qu'il n'a pas dépassé, pour ce qui le concerne,
la phase du communisme eschatologique de l'histoire des apôtres.
En définitive, « la doctrine de la prévoyance individuelle, qui est
la condition essentielle de l'économie nationale, est exprimée
dans le Nouveau Testament de façon à peine moins évidente que
chez Adam Smith», et le célèbre historien anglais à qui nous
devons cette phrase hardie ajoute légitimementqu'ilnousfaudra
attendre les temps modernes pour que sa véracité nous appa-
raisse 2 • Et si nous voulons ajouter un instrument de mesure
1. Cf. mon étude : U nentwickelte Lander, Ordo J a.hrbuch, 1953.
2. Lord Acton, The history of Freedom and other Essaya, Londres, 1907, p. 28.
Lord Acton était catholique et aurait pu s'autoriser de la sentence de Thomas
d'Aquin : Ordinatiua rea humanae tractantur, ai Bingtdis immintGI propria oum
140 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
loyale. Il faut qu'il y ait des valeurs plus élevées, des valeurs
éthiques que nous puissions invoquer avec succès: justice,
responsabilité intégrale, bienveillance et sympathie 1 •
Ainsi, nous voyons que le monde prosaïque du commerce
puise, lui aussi, dans des réserves morales avec lesquelles il tient
ou tombe, et qui sont plus importantes que toutes les lois écono-
miques et tous les principes d'économie politique. L'intégration
extra-économique, spirituelle, morale et sociale est toujours la
condition primordiale de l'intégration économique, aussi bien
sur le plan national que sur le plan international. Pour ce qui est
de l'intégration économique internationale, ce caractère moral
doit être particulièrement souligné : le fondement spécifique et
définitif du commerce international dont nos livres de classe
parlent le moins est ce code non écrit d'une conduite morale
normale que résume la phrase : Pacta sunt servanda 2 •
Marché, concurrence et jeu de l'offre et de la demande n'en-
gendrent pas ces réserves morales. Ils les présupposent et les
utilisent. Ils doivent aller les chercher dans les domaines situés
au-delà du marché, et aucun manuel d'économie politique ne
peut les remplacer, comme J. B. Say, dans son écrit de jeunesse
« Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d'une
1. L'erreur de l'immanenti8me libéral:
u L'illusion de Bentham, selon laquelle la politique et l'économie pourraient
être dirigées d'après des considérations purement matérielles, nous a exposés
à un individualisme solitaire où chaque homme et chaque classe sociale consi-
dèrent tous les autres hommes et toutes les autres classes comme des concur-
rents dangereux, alors que, en réalité, aucun homme et aucune classe ne peuvent
conserver longtemps la sécurité et la prospérité sans le lien de la sympathie
et le règne de la justice.» Russell Kirk, Social Justice and Mas8 Culture, u Review
of Politics », octobre 1954, p. 447. Si nous voulons comprendre au fond cette
erreur de l'immanentisme libéral, qui nous apparaît dans une pureté si désar-
mante dans les écrits de jeunesse de J. B. Say, mais également chez Bentham
et dans toute l'école influencée par lui, et qui enfin flambe encore une fois
chez H. Spencer, il nous faut bien nous rappeler qu'alors la libération des liens
devenus gênants réclamait toutes les énergies, tandis que les ressources morales
étaient encore si intactes qu'on les tenait tacitement pour acquises. La situa-
tion s'est: renouvelée plus tard, après 1945, en Allemagne, d'une façon ana-
logue, lorsque la nécessité de libérer la force économique paralysée par
l'inflation dut, en vue de surmonter une misère insupportable, recevoir la prio·
rité. Parallèlement à cette étroitesse de vue de l'individualisme économique
du XIXe siècle, se déplace l'étroitesse de vue aussi choquante de l'individualisme
politique, qui peut être considéré, avec son idéal néfaste d'une démocratie uni-
taire, comme la cristallisation pluraliste de l'Ancien Régime.
Les causes de l'aveuglement moral de l'individualisme et de l'utilitarisme
remontent loin dans le XVIne siècle, à Helvetius, Holbach, La.mettrie et d'Alem-
bert, de même que leurs prolongements aboutissent à Marx et Engels.
2. Cf. mon livre: lnternatio'fULl Economie Deaintegration, 3e édition, Londres,
1950, p. 67 et suiv., et ma série de lectures Economie Order and International
Law, Académie de Droit International de La Haye, Leiden, 1955.
146 CONDITIONS PRÉALABLES ET J_,IMITES DU MARCHÉ
elle qui s'est efforcée d'acquérir à son grand profit, dans ses rela-
tions avec le monde économique extérieur, la réputation de
prompt payeur, tandis qu'elle suit pour tout le reste le code
d'une association de brigands. Ainsi; cette remarque même, dont
le but est de mettre scrupuleusement en évidence l'effet éducatif
des relations commerciales dans l'économie de marché, nous
ramène à notre thème principal : le soutien essentiel de l'économie
de marché doit être cherché dans un soutien moral en dehors du
marché lui-même. Marché et concurrence sont très loin de créer
eux-mêmes les conditions dont ils ont besoin. Voilà l'erreur de
l'immanentisme libéral. Ces conditions doivent être remplies de
l'extérieur, et c'est au contraire marché et concurrence qui cons-
tamment les soumettent à des épreuves de charge, les exigent
et les consomment.
Et ce serait sans doute encore une fois l'erreur d'un mora-
lisme dépourvu de réalisme et de sens historique, que de vouloir
appliquer à la méthode économique moderne une échelle de
valeurs morales qui aurait en tous temps suffi pour condamner
l'humanité, parce que les hommes ne peuvent s'y conformer. Il
est de même certain qu'un tel moralisme est tout à fait insoute-
nable lorsqu'il veut nous faire croire, pour se justifier, que le
moraliste est un homme meilleur du seul fait qu'il applique une
échelle des valeurs stricte. Il faut toujours y réfléchir avant de
parler des aspects moraux contestables de l'économie de marché.
La rivalité brutale n'a été naturellement à aucun moment sépa-
rable de la vie en commun. Que le jeune Torrigiani, par jalou-
sie et rivalité d'artiste, écrase le nez de Michel-Ange et le
défigure pour le restant de ses jours ou que, à notre époque,
un chef de file des syndicalistes intellectuels allemands, qui
a su sans doute toujours vilipender courageusement la« jungle
du capitalisme », cherche à se débarrasser d'un rival au moyen
de lettres falsifiées, c'est toujours la même chose et aussi peu
édifiante. Au lieu de s'étonner que la concurrence de l'économie
de marché soit loin de répandre l'esprit sportif d'un tournoi de
tennis, il serait certes plus utile de se demander si ce n'est
pas précisément un avantage appréciable de l'économie de mar-
ché de donner à la rivalité des hommes des aspects qui sou-
tiennent en général favorablement la comparaison avec les
nez écrasés, les lettres falsifiées ou, comme dans les pays commu-
nistes, les exécutions en masse.
148 CONDITIONS PR~ALABLES ET LDIITES DU MARCHÉ
3. N OBILITAS NATURALIS.
1 . No bilitas naturalis :
La pensée est naturellement si ancienne qu'on ne peut guère dresser un
arbre généalogique spirituel. Le fait mérite bien une mention qu'elle ait été fami-
lière même à un démocrate tel que Jefferson, qui est au-dessus de tout soupçon
de sentiment réactionnaire. C'est ainsi qu'il écrit le 28 octobre 1813 au conser-
vateur John Adams: t< Je pense comme vous qu'il y a une aristocratie naturelle
parmi les hommes, fondée sur la vertu et les talents.... Je la considère comme
le don le plus précieux de la nature pour instruire, représenter et gouverner
la société. En effet, il eût été illogique que l'homme fût créé pour la vie sociale
s'il n'avait pas reçu la vertu et la. sagesse suffisantes pour conduire les affaires
de la société. >> Cité d'après W. H. Chamberlin, The Morality of Oapitalism,
Freema.n, janvier 1957. Je l'ai utilisé pour le cas particulier de l'économie de
marché dans mon livré: La Grise de notre temps, pp. 177-178. Cf. récemment
dans le même sens, David McCord Wright, Demoeracy and Progress, New York,
1950, p. 25 et suivantes.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 153
mission. Elle doit croître et mûrir, et elle peut être détruite aussi
vite qu'elle est lente à se former. Fortunes naissant et disparais-
sant du jour au lendemain, c'est là un terrain rocailleux sur
lequel elle ne peut prendre: il en jaillit le nouveau riche et
la ploutocratie qui sont exactement l'inverse de ce qu'il faut
obtenir. Mais sans fortune et sans droit d'héritage, qui transmet en
même temps que ]a tradition spirituelle et morale ses fondements
matériels, une aristocratie naturelle ne peut guère s'épanouir.
C'est précisément parce que souvent, pour ne pas dire toujours,
une seule génération n'arrive pas à porter l'esprit civique aristo-
cratique et la mentalité de meneur d'hommes à maturité, que
la limitation du droit d'héritage allant jusqu'à la confiscation,
telle qu'elle est appliquée couramment aujourd'hui dans des
pays importants de l'Ouest, est l'une des mesures les plus néfastes
qui se puisse concevoir et contraires à l'esprit qui veut mener
une politique saine.
Mais bien sûr : richesse oblige. Tout privilège, qu'il soit de la
naissance, de l'esprit, de l'honneur et du respect ou de la richesse,
a un droit dans la mesure exacte où il oblige. Chacun doit labou-
rer son champ et garder à l'esprit la responsabilité que lui impose
sa situation privilégiée. Si le mot galvaudé d'« équité sociale»
a un sens, c'est certes ici.
A ces devoirs de la fortune, qui n'ont plus besoin d'être énu-
mérés, appartient aussi celui de combler les lacunes du marché.
Il s'agit en effet de biens qui s'excluent du domaine de l'offre
et de la demande, et nous ne pouvons laisser à l'État le soin de
combler ces lacunes si nous tenons à une société libre. Tout ce
qui a trait au mécénat s'entend ici: la subvention libérale des
théâtres et opéras, de la musique, des arts plastiques et de la
science, en bref de tout ce dont l'existence serait menacée si ça
devait« se faire payer». Il serait difficile de trouver, dans quel-
que période de l'humanité que ce soit, une seule œuvre d'art
éminente qui ne dût sa naissance à un tel mécénat. Et il
serait vraisemblablement encore plus difficile de trouver un
théâtre, un opéra ou un orchestre qui, à un moment quelconque,
se soit plié à la loi de l'offre et de la demande sans abdiquer son
rang, et par conséquent ait pu garder son rang sans ce mécénat.
Les tragédies grecques d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide sont
aussi peu pensables sans les fondations publiques des riches
d'Athènes (les Liturges), que les drames de Shakespeare sans ses
154 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
1. Pour laisser parler ici encore une fois un auteur absolument non suspect :
<<Il (le législateur) n'a point accompli sa tâche si, pour assurer -des jouissances
égales à tous, il rend impossible le développement complet de quelques indi-
vidus distingués, s'il ne permet à aucun de s'élever au-dessus de ses semblables,
s'il n'en présente aucun comme modèle à l'espèce humaine, et comme guide
dans les découvertes qui tourneront à l'avantage de tous ... n (J. C. L. Simonde
de Sismondi, Nouveaux principes d'économie politique, 2e édition, Paris, 1827,
II, p. 2). A. de Tocqueville a exprimé avec énergie la même pensée dans son
livre: De la démocratie en Amérique. Cf. aussi L. Baudin, Die Theorie der Eliten,
dans la collection« Masse und Demokratie ))' éditée par A. Hunold, Erlenbach-
Zürich, 1957, pp. 39 à 54.
2. H. K. Rôthel, Die Hansestiidte, Munich, 1955, p. 91.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 155
j
156 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
4. AsYMÉTRIE Du MARCHÉ.
doit reconnaître, s'il ne veut pas se leurrer, son ennemi mortel (et
qui ne manque aucune occasion de le lui déclarer avec une fran-
chise brutale ou de le lui faire clairement comprendre par son
comportement). Pourtant, on ne peut réaliser des gains que par
l'extension de ce commerce, non par sa réduction. A ceci s'ajoute
paradoxalement que Moscou, dans son désir de compenser les
insuffisances du système économique communiste par l'acqui-
sition des biens les plus convoités en provenance du monde de
l'économie de marché, peut compter avant tout sur la confédé-
ration des commerçants occidentaux qui représentent le système
économique inverse de celui du communisme et qui, en cas de
victoire de ce dernier, seraient les premiers anéantis.
L'idéal de culture et d'organisation de l'État pour lequel
lutte l'Occident (et dont la défense est le but), est l'idéal de liberté,
dans le sens précis où la politique n'est qu'un domaine partiel et
où les autres domaines de la vie et de la société conservent leur
indépendance. L'Occident oppose, en d'autres termes, au système
monolithique du communisme son propre système pluraliste.
C'est sa fierté et sa force, et l'une des conditions essentielles du
maintien de notre monde libre, le seul dans lequel nous pouvons
vivre. A ces domaines restant autonomes d'une économie plura-
liste (dont la liberté réside dans le pluralisme et est définie
par lui) appartient naturellement avant tout l'économie. Par
contre, il est essentiel pour l'empire communiste de soumettre
l'économie(et avecelle lesrelationséconomiques avec l'Occident,
tout aussi bien que les relations culturelles ou autres) à la poli-
tique, qui est le but suprême.
Nous avons affaire ici à une puissance mondiale totalitaire
qui politise tous les domaines, au premier rang l'économie. Il
s'ensuit que toute transaction économique avec l'empire commu-
niste est un acte absolu de politique internationale, du fait même
que le partenaire le veut ainsi. Chaque appel fait en conséquence
pour dépolitiser les questions ayant trait au commerce avec les
pays de l'Est, trahit ou bien un manque de clairvoyance peu
commun, ou bien l'intention d'encourager les visées commu-
nistes, car une telle naïveté est précisément ce que Moscou doit
souhaiter. Mais, et c'est là la faiblesse de l'Occident, il est facile
de masquer le caractère nettement politique du commerce avec
l'Est, et ceci en faisant appel au principe de la liberté pluraliste.
Si c'est au premier chef, pour le communisme monolithique, un
162 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
Mais alors qoo se passe~t-il, dans ce cas comme dans toltt autre
cas, si ces gouvernements ne sont pas les instances qui prennent
leut décision en tou:te indépendance, en considérant objective-
ment toutes les circonstances et en gardant en vue l'intérêt
général 1 Que se passe-t-il s'ils sont soumis à des pressions qui
veulent les contraindre à d'autres décisions 1
Nous touchons ici à l'un des points les plus sensibles, auquel
nous ne pouvons accorder trop d'attention. dans ce domain~
ali-delà de l'offre et de la demande. Il s'agit en un mO't du
problèine gigantesque de savoir si•, dans la démocratie de masse
moderne, avec ses dépravations diverses, une politique au servioo
de l'intérêt général est encore pOssible. En fait elle doit s'imposer
non seulement face à des groupements très puissants d'intérêts,
mais encore f-ace aux opinions, sentiments et pressions de masse,
qtti sont conduits, allumés et exploités aussi bien par les groupes
d'intérêts que par les démagogues et par la machine des partis.
Toutes ces influences sont d'autant plus à redouter qu'il s'agit
dàvantage de décisions qui, pour être prises de façon raisonna;ble,
exigent une objectivité et un examen judicieux de toutes les
circonstances et de tous les intérêts. Ceci n'est nulle part plus
valable que dans le domaine de la politique économique 1 •
Parmi ceS" influences les groupements d'intérêts méritent un
examen plus détaillé, qui doit nous préserver de rejeter le bon et
le mauvais. I}État démocratique moderne ne les a, à l'origine,
pas prévus. Il est plutôt parti de la notion qu'il ne devait pas y
avoir, à côté de ce que l'on nomme l'intérêt général~ d'intérêts
particuliers légitimes. Cela signifie que l'État doit faire valoir
cet intérêt général, qui doit être garanti par le jeu d'un exécutif
J.IJ. fl9~iété ijbre sont plus qu,e j~mais menac~ p~r les for~ ® ~
~é;m90l"a.tje de m.~e. Il ep est l;le~~01,1p pottr p:rét~n.Q.rl;) q-q~ ~
fop.ction principale de l'économie politique consiste à prép~r
}ft domination de la société par des économiste~, des ~ta.tistici~us
et <les spécialistes de la planification économique, c! est-à,,..dire
un état pour lequel je propose {à chose affreuse IQ.ot affreux)
l'expression t< économocratie ». Nous som:mes déjà, et de façop
mquiétante, bien avancés dans cette voie, bien qu'il ne soit pa.s
moin~ dangereux de livrer État et société à des éconoQl~tes
ainsi endoctrinés, que de vouloir en confier la responsabilité /J,
des généraux 1.
La véritable tâche des spéeialistes de l'économie politique est
en effet tout autre, surtout dans la démocratie moderne de
w~se. EUe a ipi l'obscure mais d'auta:nt plus nécessaire mission
~;q pillieu des passions et des intérêts de la vie politiqtW, de fq,ire
parler la logique des choses, de rendre clairs les fait~ et :rap-ws
ports fâcheux, 4e tout mettre à sa place avec une équité pesée
avec soin, de crever les bu.lles de savon, de démasquer 1~& illq.-
sions et les confusions, d'opposer à l'enthousiasme politique et à
ses fourvoiements possibles l'entendement économique, et à la
démagogie la vérité incorruptible. L'économie politique devra.jt
être lft. scie11ce anti-idéologique, anthutopique, ~nti..chimérique
et p~ là repdre à la société l'inestimable serviee de tempérer
les passions politiques, de combattre les mythes de masses et de
rendre la vie dure à tous les démagogues, magiciens de la finance et
enchanteurs de l'économie. Ce faisant, elle doit se garder de se
faire elle-même la servante complaisante des émotions sociales,
dont Dante décrit l'effet abêtissant dans le 13e chant du<< Para-
dis » : E poi l' affetto l' intelletto lega.
On comprend encore mieux cette mission quand on se souvient
1. L'archétype de l'économocrate moderne doit être cherché dans les physio-
crates français du XVIIIe siècle. Ils [les « économistes », Quesnay en tête] sont
manifestement les ancêtres spirituels de tous les organisateurs et faiseurs de
plans assoiffés de puissance, imbus de la justesse absolue de leurs théories et
arrogants. Qu'on lise à. cet égard le portrait vivant qu'en a donné Walter
Bagehot (Biographical Studies, Londres, 1881, p. 269 et suiv.). Selon Bagehot,
un contemporain écrit que Quesnay est persuadé d'avoir réduit la théorie écono-
mique à un simple calcul et à des axiomes d'une évidence irréfutable. Tocqueville
(L'Ancien Régime et la Révolution, 3e chapitre} dit des physiocrates : « lls n'ont
pas seulement la haine de certains privilèges, la diversité même leur est odieuse !
ils adoreraient l'égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs
desseins n'est bon qu'à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect; les
droits privés, nuls égards ; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, à bien
parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique. »
172 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ
Les « petit pois pour tous » sont aujourd'hui réalité, mais grâce
à une socialisation de la vie devant laquelle Henri Heine, malgré
son flirt théorique avec le socialisme, se serait récrié. ll est de
plus en plus douteux qu'ils tiennent lieu aux hommes de ce qu'il
appelle le «ciel».
Cette situation, où sont déjà parvenus les principaux pays
de l'État-Providence et à laquelle les autres aspirent, correspond
de façon ahurissante à la vision célèbre que Tocqueville, contem-
porain de Heine, a eu devant les yeux dans son ouvrage classique
De la démocratie en .Amérique, lorsqu'il écrit du nouvel État qui
en sortirait : « Après a voir pris ainsi tour à tour dans ses puis-
santes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le
souverain étend ses bras sur la société toute entière ; il en couvre
la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses
et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et
les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour
dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit,
les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose
sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit pas, il empêche de
naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il
éteint, il hébète et il réduit enfin chaque nation à n'être plus
qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le
gouvernement est le berger» (II. 4e partie, Chap. VI).
Un socia.liste allemand de valeur (dans un article de la Deutsche
Rundschau) a osé émettre la remarque que, vu l'évolution de
l'État-Providence, l'« humanisation de l'État>), le noble but de
revenus élevés, il doit aussi être mis à la charge des masses pour
le bénéfice desquelles il a été élaboré. Mais cela ne signifie pas
autre chose qu'escamoter aux masses en grande partie l'argent
de la poche gauche pour le glisser dans la poche droite, en le
faisant passer par l'État, avec les pertes en rendement de ce
détour. Cela ne montre pas seulement que l'on avait aussi, sous le
charme de cette illusion de la poverty amidst plenty, surestimé la
richesse potentielle. Il faut bien davantage reconnaître que l'effet
doit être payé par les dépenses d'une machine étatique toujours
plus puissante, par l'atténuation de la joie dans l'action et de la
responsabilité personnelle, et par le morne ennui d'une société
dans laquelle la colère, en haut, et l'envie, en bas, étouffent
toujours davantage l'esprit civique, les réalisations libres de
caractère social, le loisir créateur, la fraternité, la générosité
et la vraie communauté. Ce qui reste, c'est la pompe de Lévia-
than de l'État moderne insatiable.
L'extrême limite (déjà atteinte aujourd'hui dans plusieurs
pays) de l'État-Providence est donc située là où sa pompe à
argent devient une duperie pour tous, ce qui incite à se demander
s'il ne serait pas plus profitable pour tous que l'État-Providence
soit restreint à un minimum indispensable et que l'argent ainsi
épargné soit laissé aux formes non étatiques de la prévoyance.
Cette question est d'autant plus urgente qu'il y a lieu de douter
toujours davantage que la charge fiscale totale, à laquelle les
exigences de l'État-Providence participent d'une façon déter-
minante, soit conciliable à la longue avec un ordre économique
libre et qu'elle soit possible sans une pression inflationniste
constante.
Cette évolution a encore un autre aspect des plus sérieux,
auquel on n'accorde en général que peu d'attention. La phraséo-
logie sociale de notre temps recouvre facilement le fait que
l'État-Providence développe, par la contrainte directe ou indi-
recte qui s'en dégage, une politisation de la prévoyance avec
toutes ses conséquences, qui sont évidentes : l'assurance contre
les risques de la vie est livrée à la bureaucratie d'État et aux
forces de la vie politique. Mais cela signifie que ce qui, dans notre
temps riche en paradoxes, est prisé comme un progrès, augmente
en vérité le pouvoir de l'État national. Plus on en appelle à la
solidarité des hommes de même nationalité ou de même domicile
national et plus on les contraint à une « communauté nationale »
192 ETAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE
1. C'est à cela que reviennent les proposition de Colin Clark. TI faut y ajouter
ce qui récemment a été rapporté sur la Belgique (Neue Zürcher Zeitung, n° 1209
du 27 avril 1957). Lorsque le ministre du Travail socialiste de ce pays voulut
étendre les limites des revenus de l'assurance autoritaire d'État. de la façon
devenue habituelle partout, et centraliser les différents fonds privés de pensions
dans un fond d'État, il déchaîna précisément dans les cercles des travailleurs
et des syndicats une véritable tempête. Lorsque les charges sociales de l'indus-
trie belge passèrent en l'espace de douze ans de 25 à 41 %, les ouvriers
et employés belges trouvèrent que c'était assez et plus qu'assez. lls posèrent
la question de savoir si en vérité les contributions étaient encore dans un rapport
raisonnable avec la production, et si l'on ne pouvait pas s'assurer pour la
vieillesse d'une façon moins coûteuse.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 193
dignité. Au. bout du compte, il est manifeste que celui qui est
prêt à payer ce prix n'a ni liberté ni dignité, ni d'ailleurs la. sécu-
rité, parce qu'il n'y a de sécurité que dans la liberté et dans la.
protection contre l'arbitraire. S'il se cqnfirme que même à ce
prix terriblement élevé, comme nous aurons encore à le montrer,
il faut s'attendre aussi à un émiettement continuel de la valeur
monétaire, il doit devenir clair à celui qui est prêt à ce sacrifice
que la sécurité fait aussi partie des choses qui s'éloignent d'autant
plus que nous les désirons plus démesurément. ·
Nous ne pouvons détourner ces dangers que si nous ne nous
laissons pas entraîner par le courant. ll s'agit avant tout de se
garder des grands mots qui troublent notre pensée, et aux plus
dangereux de ces mots d'ordre séduisants appartient le mot
«affranchissement de la misère>>, qui a été lancé dans le monde
par un maître insoucieux des formules vagues, l'ancien président
américain Roosevelt, comme partie d'une charte des libertés,
bien connue de tous
Qu'il s'agisse ici essentiellemet d'un abus démagogique du
mot « liberté », cela devrait nous sembler évident si nous y
réfléchissons un peu. Car « affranchissement de la misère » ne
veut rien dire d'autre que l'absence de quelque chose d'insup~
portable, semblable à l' « affranchissement de la douleur »
par exemple. Comment peut-on mettre cela au rang de la
« vraie liberté » (en tant que l'une des plus hautes notions
morales, qui caractérisent le contraire de la contrainte exercée
sur nous), au rang de la « liberté des personnes », de la
«liberté d'opinion» ou des autres droits de la liberté sans lesquels
l'action morale réelle, obéissant à l'appel du devoir, ne serait
pas possible. Le prisonnier dans sa cellule est «affranchi de la
misère » d'une façon totale, mais il sentirait qu'on se moque de
lui si on lui vantait cet affranchissement comme une vraie
liberté pour laquelle il serait à envier. Et ne devrions-nous pas
plutôt nous garder de nous laisser séduire par cet «affranchis-
sement de Îa misère » au point de nous trouver, sans nous en
apercevoir, dans un état où, en son nom, nous serions précisé-
ment frustrés des vraies libertés et où nous ne serions plus guère
différents de ce prisonnier, à moins que notre prison, l'État tota-
litaire ou subtotalitaire, ne soit devenu inévitable ~ Si nous
approfondissons nous découvrons quelque chose de vraiment
remarquable. En vérité, les choses sont telles que ce qui est
1!)8 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE
moins les faire avec répugnance, dans la conscience que nous nous
décidons pour un mal nécessaire, et dans la certitude que les
dangers sur cette rout~ augmentent à chaque pas. Nous ne
devrions pas le faire sans avoir une idée très claire de ce qui est
la règle et de ce qui est l'exception, de ce qui est une norme saine
et de ce qui est une déviation toujours croissante. Notre idéal
doit être, si nous tenons sérieusement aux ultimes fondements de
notre culture, la responsabilité laissée à chacun de subvenir à ses
besoins, l'image de la« maison bien organisée» que nous ne pou-
vons pas abandonner sans ébranler les fondements mêmes d'une
société libre et sans ne nous différencier du communisme que par
une question de degré.
Nous n'avons en aucun cas le droit de nous laisser tromper
par le prétexte qu'il n'est plus possible aujourd'hui d'accorder
la primauté à la prévoyance individuelle et mutuelle organisée
et de :réduire la prévoyance par l'État à un minimum subsidiaire.
C'est un défaitisme qui n'agit pas de façon plus convaincante du
fait qu'en règle générale on le rencontre là où l'on peut à peine
cacher son aversion pour ce chemin. Il fait partie de cette espèce
de fausse résignation qui, tout en capitulant devant des faits soi-
disant impossibles à changer, contribue à donner une propre
justification. Si l'on part du principe qu'une solution du problème
de la prévoyance des grandes masses n'est possible aujourd'hui
que par une prévoyance collective autoritaire, et que l'extension
de la zone de prévoyance individuelle est une illusion, on
surchargera la prévoyance règlementaire de telle sorte que les
masses accablées par les contributions et les impôts, et rassurées
en ce qui concerne la prévoyance, n'auront ni la pQssibilité ni la
force de recourir à la forme personnelle de cette prévoyance.
Ainsi suffit-il d'organiser la prévoyance autoritaire ·de façon
suffisamment radicale et universelle pour pouvoir déclarer triom-
phalement que la prévoyance individuelle est tout au plus un
beau rêve. Mais ce que l'on prouve ainsi est malheureusement le
fait, qui nous est déjà familier, que l'État-Providence possède
une tendance fâcheuse à entrer dans un cercle vicieux que nous
devons fuir.
Il serait étonnant qu'on n'aille pas jusqu'à vouloir représenter
la prévoyance individuelle des· grandes masses non seulement
comme désespérée, mais encore comme catastrophique sur le
plan économique. Le système économique moderne ne pourrait,
204 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE
1. J'ai discuté, dans IllOn livre La communauté internatiof'UJ~f (op. cit., pp. 107•
122), cette forme aujourd'hui à. peu près oubliée de la revendication de l'égalité
internationale, et je l'ai critiquée avec la vigueur nécessaire.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 209
des prix. N'est-ce pas déjà de l'inflation quand ils ne font que
rester stables 1 D'autres abandonnent absolument la recherche
des causes et des responsabilités et rejettent la faute sur la fata-
lité historique, qui a bon dos (ils parlent alors de l'« ère de l'infla-
tion))), ou bien vaguement sur des institutions et des circons-
tances de croissance insuffisante, en laissant entendre clairement
que cela n'est pas un malheur tellement grand (institutional
inflation, cost inflation, ou quelles que soient les sentences des
oracles). Ou bien on s'en rend responsable les uns les autres,
les ouvriers les chefs d'entreprise, les chefs d'entreprise les
ouvriers et les gouvernements entre eux.
En réalité, c'est un problème inquiétant qu'il n'est pas facile
de résoudre. Une chose pourtant devrait dans ce cas être claire
et mise en exorde à ces considérations pour leur servir d'orien-
tation provisoire. Quelle que soit en effet la nature de ce
phénomène d'inflation, il faut pourtant bien qu'il s'agisse d'un
excédent de la demande totale à l'égard de l'offre totale, et il
faut que cette surpression de la demande ait ouvertement son
origine, puisque l'équilibre entre l'offre et la demande ne peut
pas, en présence d'une augmentation continuelle de l'offre en
marchandises, être occasionné par une chute soudaine de l'offre,
dans un excédent en argent, qui se produit sur les marchés. Si
nous faisons abstraction de l'éventualité selon laquelle cet excé-
dent viendrait du fait que des disponibilités monétaires, jus-
qu'alors inemployées, sont mises en circulation ou, après les
périodes de repos, converties plus rapidement en marchandises
(augmentation de ce qu'on appelle la «vitesse de rotation de
l'argent))), cet excédent ne peut alors venir que de là où l'argent
est émis. Mais cela signifie qu'il a son origine définitive dans la
banque d'émission, qui non seulement émet l'argent comptant,
mais encore dispose dans la plupart des pays des instruments
permettant, par le détour de l'extension ou de la réduction de la
liquidité des banques, de favoriser ou de gêner l'obtention
d'argent bancaire. Ici, dans la banque centrale, se trouve le robinet
qui n'a besoin que d'être tourné fortement pour ne pas goutter
plus longtemps. Il est difficile de le secouer, et la responsabilité
définitive de la banque centrale est hors de doute. C'est ici
que les fils embrouillés se croisent.
Il est de ce fait théoriquement indiscutable que la banque cen-
trale pourrait, par l'instrument de la restriction au crédit, rendre
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 225
1. J'ai tenté 'Une analyse plus exacte dans mes articles D(Ul Dilemna der irwpor-
tierten Inflation et Nochmal8: Daa Dilemna der importierten Inflation, « Neue
Zürcher Zeitung•, n° 2128 et 2798 des28 juillet et 7 octobre 1956 (le premier
a été reproduit dans mon livre: Gegen die .Bronclung, 2 8 éd., Erlenba.ch-Zürich,
1959, pp. 291-306). L'inflation importée ne pose pas de problème théorique
paree qu'elle apparaît visiblement à la. surface. Par contre, l'expérience la.
plus récent' nous apprend combien il est difficile de l'arrêter, du fait que des
difficultés extraordinaires s'opposent aux deux moyens d'en venir à. bout, qui
sont la. dévaluation dans le pays à. plus forte pression inflationniste, et la
revalorisation dans le pa.y1 où cette pression est la. plus faible. Le gouvernement
s'oppose à la dévaluation, parce qu'elle met en jeu son prestige politique, tandis
que tous les intérêts économiques qui se sentent visés s'opposent à la revalo-
risàtion, liJ&IlS le moindre égard pour les arguments les plus précieux qui plaident
en sa. faveur, même au prix de l'inflation qui devient de ce fait inévitable, ou
de l'exportation des capitaux qui, dans un pays aussi pauvre en capitaux qu'est
l'Allemagne, eiJt le comble de l'absunlité! D~ ana.lyses pénétrantes ont été
fa.i~ à ce sujet: L. Albert Hahn, AutorwmeKonjunkturpolitik und Wechselkurs-
stabiUtldt, Franefort, 1957; H. J. Rüstow, Stone Wechselkurse oder stabiler
Ge/,d,wert ?, « Alûionsgemoin.aoh&ft Soziale Marktwirtecbaft ',ragungsprotokoll»,
Ludwigsburg, 1958; Hans Ila.u, Kapitalexporl als kapitaler If'Ttum, "Zeitschrift
f. d. g. Kreditwesen », 1958, I.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 227
les domaines et avec le plus grand zèle, sans nous rendre compte
que nous entamons la racine de notre société et de notre économie
libres~ C'est en somme le super-État actuel qui, avec son super-
budget, sa super-fiscalité et son super-programme d'État-Provi-
dence, s'est fait l'instrument du renoncement à l'épargne, tout
en se développant ainsi en un instrument de l'inflation et de la
contrainte croissante. Et pour parachever le cercle diabolique,
c'est cette même inflation qui, activée par l'insuffisance de
l'épargne, met celle-ci en grand danger, en ôtant de plus en plus
à l'épargnant sa confiance en la stabilité de la valeur de ses
économies.
Ce vieux mineur dont me parlait récemment le directeur d'une
mine de la Ruhr est symbolique de ce développement. Après
avoir économisé pour lui et sa femme une somme importante
pour le soir de leur existence, cet homme décida soudain de
pulvériser sa richesse en transformant ses économies en un appa-
reil de télévision luxueux et en d'autres objets. A la question
étonnée du directeur qui s'enquérait des motifs de ce brusque
changement de son esprit d'épargne en prodigalité, il répondit
qu'il était de toutes façons pourvu par l'État-Providence, et
qu'en conséquence aucun motif ne s'opposait plus à ce qu'il
renonçât à la jouissance immédiate de la réserve qu'il avait
faite en vue de sa vieillesse.
Nous comprenons maintenant deux choses. Premièrement, il
nous apparaît clairement que poussée inflationniste et épargne
se comportent comme une force et une contre-force. Les phéno-
mènes qui affaiblissent la contre-force sont en même temps des
forces d'impulsion, les causes de l'inflation, et ces causes sont
aujourd'hui éminemment efficaces. Mais nous saisissons d'autre
part que ces ralentissements de l'épargne, causes de l'inflation
actuelle, ont été rares, qu'ils n'ont jamais agi autrefois avec
une telle ampleur, ou ont même été totalement inconnus. Et
nous avons ainsi trouvé sans doute ce que nous avons cherché:
une cause qui est historiquement une nouveauté, comme l'infla-
tion chronique actuelle. Les causes de la désagrégation de l'épar-
gne sont effectivement quelque chose de nouveau, n'ayant jamais
existé auparavant, de« moderne», comme les avocats du super-
État, de la super-fiscalité, du super-État-Providence et autres
poisons de l'épargne le font ressortir eux-mêmes avec fierté. Mais
il est aussi à retenir que la nouveauté, qui est propre à éclairer la.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION OHBONIQU'D 231
6. IN:tl'LATION -sALAmEs.
Ce qui s'entend ici devrait être clair dans ses grands traits.
Ce sont les secousses inflationnistes qui se dégagent aujourd'hui
continuellement du marché du travail, et ceci du fait que les
salaires atteignent un plafond tel que l'équilibre entre la monnaie
et les biens est rompu. C'est le cas lorsqu'à l'accroissement de la
demande, du fait de l'augmentation des salaires, ne s'oppose pas
un accroissement correspondant de l'offre, en d'autres termes
lorsque ces augmentations des salaires ne sont pa.s justifiées par
un accroissement correspondant de la productivité. La consé-
quence en est une surpression inflationniste de la demande.
1. Celui qui observe attentivement la vie politique actuelle peut constater
à peu près quotidiennement les forces qui y sont à l'œuvre. L'exemple le plus
récent a été fourni par la réforme allemande des rentes ainsi que la façon dont
cette réforme a été votée par le parlement, façon disproportionnée par rapport à
la responsabilité que le gouvernement et les représentants du pays ont prise sur
eux en procédant à cette réforme. La loi ne tient pas compte des recomman-
dations pressantes faites en vue de revenir enfin aux voies traditionnelles et de
stimuler la prévoyance et la responsabilité personnelle. n faut donc craindre
sérieusement qu'elle mette l'épargne en danger, non seulement du fait de la
prévoyance étatique autoritaire, mais encore parce que cette épargne est
transposée en un financement où la répartition prédomine. Ceux qui portent
la responsabilité de ce coup de massue contre l'épargne n'ont ni l'excuse
de n'avoir pas connu à temps les arguments que certains prêchaient contre ces
mesures, ni l'excuse de les avoir sérieusement contredits. La question de savoir
si la véritable augmentation de la productivité de l'économie ne devait pas
profiter aux rentiers par une augmentation de leurs revenUs réels, c'est-à-dire
sous la forme d'une diminution des marchandises favorisées par cette produc-
tivité croissante, n'a, de façon impardonnable, joué aucun rôle, bien qu'elle
tO.t sérieuse et justifiée.
~32 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE
Review »,mai 1950. Que Lord Beveridge (Full Employmem in a Fru Society
Londres, 1944) ait pu préconiser le suremploi, doit être mentionné ici à
titre de curiosité.
240 ÉTAT-PRO\TlDENCE kT INFLATlON CHRONlQUE
qu'on dcit être prêt à payer pour une durée illimitée de la. haut&
conjoncture accompagnée du « suremploi >>, pour les augmenta-
tions incessantes des salaires et la «croissance économique».
Mais la thèse de l'inflation permanente entretenue à petit feu
est non seulement condamnable sur le plan moral, mais aussi
insoutenable sur le plan de la logique. L'inflation est précisément
ce qui ne peut se concevoir comme quelque chose de durable,
du fait qu'aussitôt qu'elle est reconnue comme telle, il lui faut
perdre le rythme lent qui conditionne une inflation constante et
« contrôlée ». Alors que, l'idée s'en répand déjà partout, notre
époque serait l'« époque de l'inflation >> (et cela est tôt ou tard
inévitable), les hommes se comporteront de plus en plus de tell&
façon que, pour employer la terminologie de la physique ato-
mique, une réaction explosive en chaîne se produira, du fait du
« ralentissement de la réaction ». On ne peut déjà plus arrêter le
cours de l'indexation progressive, qui devient même le plus sftr
moyen d'accélérer l'inflation. De plus, si le suremploi, et déjà
même le plein emploi, doit être maintenu, il aura finalement
besoin d'injections toujours plus fortes du poison de l'inflation,
pour compenser l'effet défavorable des augmentations de salaires.
sur l'emploi. Comme en même temps l'inflation progressive
amenuise toujours davantage le volume de l'épargne, et fait
monter le taux d'intérêt, le besoin se fera sentir d'une inflation
toujours plus forte pour maintenir les investissements à ce·
niveau qui est nécessaire pour préserver la haute conjoncture de
l'écroulement. Finalement on ne pourra différer la crise qu'au
prix de la ruine de la monnaie et pour un court délai 1.
Mais s'il est déjà grave que ce cynisme monétaire soit insensé, it
est pourtant bien plus grave encore qu'il soit moralement condam-
nable; et c'est le propre de ce cynisme de ne faire que sourire de
cette accusation. Si nous voulons saisir l'inflation chronique d&
notre époque dans ses racines profondes, nous devons reconnaître·
dans l'état d'esprit qui l'engendre, la permet ou y pare molle-
ment (quand il ne va pas jusqu'à la défendre cyniquement)
l'aspect monétaire de la friabilité générale de l'équité et du res-
pect de l'équité.
La démocratie, nous l'avons vu plus haut, dégénère en arbi-
l. Aucune tentative d'examen approfondi d'une c infiation permanent&
entretenue à petit feu • ne m'est connue. L'essentiel a été souligné par
F. A. Lutz, Inflatt,omgefalw ·utul KonfunlcturfJOlitik, « Schweizerische Zeitacbrift.
f6r Volkawirtechaft und Statistik •, juin 195'7•
250 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE
CENTRISME ET DÉCENTRIS:~IE
commencer par une opposition qui n'est sans doute pas la plus
importante, mais qui pourtant est en rapport étroit avec les
autres oppositions plus profondes. Nous pourrions en vérité dire
qu'ici un homme, que nous pouvons appeler d'après sa tendance
un inflationniste, se tient face à un autre homme, qui peut d'après
sa tendance être nommé déflationniste. Jusqu'ici ce n'est pas
faux, car manifestement chacun de nous est ainsi fait qu'il
s'accommode plutôt de l'inflation que de la déflation, ou inver-
sement ; ou, si nous voulons nous exprimer différemment, qu'il
craint plutôt l'inflation que la déflation ou inversement ; ou bien,
pour le dire encore d'une autre façon, qu'il reconnaît plus vite le
danger d'une inflation ou au contraire celui d'une déflation.
Quelle tendance domine de l'auteur de ce livre 1 ce n'est plus un
secret pour le lecteur. Elle s'exprime déjà dans le fait qu'il conteste
le droit de nommer quelqu'un déflationniste comme on nomme un
autre inflationniste, et ceci parce qu'il y a entre inflation et
déflation une asymétrie qui nous est connue. Précisément du fait
que l'inflation est un poison agissant d'abord agréablement, qui
ne dévoile ses ravages que plus tard, la déflation est par contre
un phénomène lié dès le début à des désavantages ; il est possible
de souhaiter l'inflation, tandis qu'on ne peut tout au plus s'ac-
commoder de la déflation que comme d'un moindre mal. Il y a
donc un inflationnisme, dans le sens d'un état d'esprit non
seulement défendant l'inflation, mais même y tendant, et c'est
l'un des courants les plus anciens et les plus puissants de l'his-
toire. Mais il n'y a guère de déflationnisme dont on pourrait dire
quelque chose de correspondant.
Considérer en détail un tel inflationnisme et un tel déflation-
nisme, rechercher leurs motifs, est une tâche fructueuse et qui
n'a pas été menée à bout jusqu'à présent. Si nous voulons nom-
mer quelques-uns seulement des éléments les plus importants,
nous nous heurtons, dans le cas de l'inflationnisme d'abord, à une
prédilection exagérée pour une croissance continuelle, pour des
chiffres ascendants, y compris les chiffres de la population, et pour
un progrès quantitatif, bref à la tendance à favoriser indéfini-
ment l'expansion. Un tel expansionnisme qui, telle vieux Faust,
voudrait voir « un fourmillement immense >> et ouvrir des
« espaces à des millions de gens >> et qui se réjouit des courbes
montant en flèche et accepte à. ce prix la courbe descendante de
la valeur monétaire, ou du moins est prêt à s'en acoomoder long-
254 CENTRISME ET DÉCENTRISME
se révèle dans les actions des Américains, et de cette inconstance dont ils donnent
journellement l'exemple ... Si au goût du bien-être vient se joindre un état social
dans lequel la loi ni la coutume ne retiennent plus personne à sa place, ceci est
une grande excitation de plus pour cet état d'esprit: on verra alors les hommes
changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin
qui doit les conduire au bonheur... Quand toutes les prérogatives de naissance
et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous,
et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d'elles, une carrière
immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes, et ils se figurent
volontiers qu'ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c'est là une vue
erronée que l'expérience corrige tous les jours... lls ont détruit les privilèges
gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence
de tous... Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait
naître l'égalité et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire, tourmente et
fatigue les âmes. >> (A. de Tocqueville, op. cit., II; 2, chap. 13). TI y a plus de
30 ans j'ai trouvé, dans un district typiquement agricole des États-Unis, que
sur 69 colons, 23 seulement avaient une expérience de l'agriculture et que
parmi ceux qui restaient, il y avait : 2 musiciens de cirque, 3 forgerons, 2 plon-
geurs, 2 charpentiers, 2 bouchers, 3 vachers, 1 mécanicien de navire, 3 tenan-
ciers de cabarets et 3 vieilles :filles. (W. Ropke, Das Agrarproblem der Vereinigten
Staaten, « Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik », 1958, p. 492).
CENTRISME ET DÉCENTRISME· 263
1. Pour donner du moins une idée des conséquences des « closed shops " en
Angleterre, prenons le cas de M. Bonsor, qui a. récemment provoqué une certaine
sensation. Cet homme infortuné était un musicien qui, parce qu'il n'avait pas
d'emploi, était en retard sur ses cotisations syndicales, mais n'avait pas le
droit d'accepter un emploi avant d'avoir réglé l'arriéré de ses cotisations. Da
fini ses jours comme journalier ( « Time and Tide » du 20 juillet 1957).
CENTRISME ET DÉOENTRISME 271
3. CENTRISME INTERNATIONAL.
tiques, ils n'étaient pas plus avancés qu'avant. Ils avaien~ indi-
qué comment les acheteurs s'étaient jusqu'à présent comportés,
mais l'incertitude subsistait sur leur comportement futur; et la
seule consolation était que la disproportion flagrante entre la
dépense occasionnée par ces recherches et le résultat atteint était
honnêtement reconnue. On avait seulement (et cela n'était plus
nécessaire) prouvé une fois de plus qu'aussi intéressant qu'il
puisse être, aussi précieux même sur le plan pratique, ·de con-
naître, pour une marchandise déterminée, les coefficients d'élas-
ticité de la demande, .de tels chiffres n'ont jamais, sur le plan
économique, qu'un caractère historique. C'est une certaine façon
de faire de l'histoire économique, une façon riche en conclusions,
et facilitant l'estimation des chances à venir, mais il faut toujours
revenir;, dans la vie économique, à l'in~ertitude de l'avenir. Toute
extrapolation des faits passés est ·un abus et une méprise ; toutes
les forces imprévisibles, qui mettent en mouvement l'histoire
humaine dans sa totalité, peuvent à tout instant changer l'offre
et la demande, d'une façon qui se rit de toute conception
économétrique, et faire apparaître à tout moment des constella-
tions nouvelles et inattendues.
L'un des caractères essentiels d'une telle conception, qui réduit
le processus économique à un rapport de fonctions, saisissables à
l'aide de ·notions mécaniques et calculables.· par des méthodes
mathématiques, et élimine ainsi l'homme et sa nature indé-
chiffrable, est de conduire immanquablement à la prétention de
pouvoir, par ces mêmes méthodes, faire des prédictions excé-
dant la .simple estimation des choses possibles. Il devrait être
maintenant manifeste que cette prétention est injustifiée. La
chaîne des défaites· humiliantes subies depuis des lustres par
une telle prophétie « économétrique » ne peut surprendre ; ce qui
par contre peut nous surprendre, c'est le refus des vaincus
d'avouer ouvertement ces défaites ~t d'en tirer la plus grande
leçon de modestie.
Doit-on rappeler que, quelques mois avant le déclenchement de
la plus grande crise économique de ·l'histoire, au printemps de
1929, les personnalités américaines les plus éminentes en matière
_d'économie politiqueparlaie:r:ttde l'équi~bre heureusement assuré
d'une économie e~ pleine prospérité. 1 Que sont devenus: les
· théorici~s d~ P<c~troplùe-déniograp~què->> qui stippu~ient,.:il
·n;y 8. p&S lon~nips, ·en ptën~ilt polir bue (partiouliètemerit.sûre
282 CENTRISME BT DÉCBNTRISM:E
autres pa.ys, y compris les plus riches. A quoi sert cet étalage
imposant de spéculations mathématiques sur l'« élasticité » des
importations et des exportations, sur les « terms of trade », et
tout ce qui a pu être invoqué à l'appui de ces théories, alors que
ces pays ont l'impertinence de prouver par l'expérience la théorie
classique de la balance des paiements 1 1
Il va de soi, après cette évocation des faux prophètes, qu'il
n'y à rien à redire sur la tâche légitime qui consiste à évaluer à
chaque instant les forces en action qui se projettent sur l'avenir,
et à confronter, dans un examen attentif, les probabilités
existantes ; rien n'est plus naturel, ni plus nécessaire. Mais
nous devrions avoir appris à le faire avec une extrême méfiance
à l'égard des opérations statistico-mathématiques fallacieuses et
des supposées« constantes>> (y compris celles de variété psycho-
logique, avec lesquelles Keynes opérait). Nous devrions avoir
appris à compter avec l'homme, non pas avec un homme fictif
convenant à nos équations, mais avec l'homme tel qu'il est dans
la réalité, avec ses hésitations entre la crainte et l'espoir, ses
humeurs et ses passions, sa sensibilité aux opinions et aux senti-
ments des masses, ses passages d'un comportement paisible à la
soif de changement, sa dépendance vis-à-vis des autres et vis-à-
vis des événements, et l'imperfection de son savoir sur ces« don-
nées». Celui qui veut, dans l'examen des phénomènes écono-
miqùes, et plus encore dans la supputation du futur, se garder des
erreurs et des désillusions, doit précisément se souvenir que la
science de l'économie politique, qui s'occupe de ces phénomènes,
eet une science du comportement humain dans un domaine
déterminé et dans des circonstances déterminées. Et la sagesse
d'Épictète est plus actuelle que jamais-, selon laquelle ce ne sont
pas les faits qui sont déterminants dans la vie sociale, mais les
opinions qu'ont les hommes sur ces faits, ou mieux encore les
opinions qu'ils ont sur les opinions, dans la mesure, bien entendu,
où elles· sont liées à des faits.
1. Ely Devons, Statistic8 as a Basis for Po licy, << Lloyd.s Bank Review », juillet
1954, rend compte dans le détail et sans illusion des expériences effarantes faites
à, ce sujet en Angleterre. D. H. Robertson, d'un esprit pourtant conciliant, dit
des spécialistes de l'économie planifiée: « L'extrême imprécision de leurs pré-
cisions... aurait même des conséquences plus désastreuses {que celles de leurs
collègues suédois), si par un hasard providentiel les erreurs ne s'étaient pas
mutuellement compensées en plU$ieurs occasions. » { T"M BU&ineu Cycle :in the
Po&twar... Worlà, édité parE. Lundbe~, Londres, 1955). Cf. aussi: L •. vo'n Misëe,
TltM;y tJnd·HÙit:Wy, NfiW Haven, 1Ski7. · · · ~ · . · ·· · ·. · ·
284 CENTRISME ET DÊCENTRISME
PRÉFACE 7
AVANT-PROPOS ••••. . •. •••••••••••••. ••••••••••••••• 11