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A LA M~ME LIBRAIRIE

Jean ALB.t:RT-SOREL, ancien président de la Société des études historiques :


Le destin de l'Europe. De l'Europe de Rome à l'Europe contemporaine.
L. L. B. ANGAS : Placements rationnels et spéculation raisonnée (Investment
for appreciation). Prévision des mouvements de cours des valeurs.
Technique de valorisation des portefeuilles.
Colonel Gabriel BONNET, ancien professeur au Centre de préparation à
l'École supérieure de guerre : Les guerres insurrectionnelles et réçolu-
tionnaires, de l'antiquité à nos jours.
Gaston BouTHOUL, vice-président de l'Institut international de sociologie :
Traité de sociologie. Première partie : Sociologie statique.
- Traité de sociologie. Deuxième partie : Sociologie dynamique.
- Les guerres. Éléments de polémologie.
- La surpopulation dans le monde.
Bertrand GILLE : Histoire économique et sociale de la Russie, du moyen dge
au xxe siècle.
Pierre J ACCARD, professeur à l'Université de Lausanne :Politique de l'emploi
et cle l'éducation.
- Histoire sociale du travail, de l'antiquité à nos jours.
J.-M. KEYNES, professeur à l'Université de Cambridge : Théorie générale
de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.
Adolphe LANDRY, président de l'Union internationale pour l'étude scienti-
fique de la population : Traité de démographie.
R. LEKACHMAN, professeur à la Columbia University: Histoire des doctrines
économiques, de l'antiquité à nos jours.
J. MAILLET, professeur à la Faculté de Droit de Grenoble :Histoire générale
des faits économiques, des origines au xxe siècle.
G. MoscA, ancien professeur à l'Université de Rome : Histoire àes doctrines
politiques, depuis l'antiquité. Nouvelle édition complétée par G. Bou-
THOUL, vice-président de l'Institut international de sociologie : Les
doctrines politiques depuis 1914.
nr H. SCHMITTHENNER, professeur à l'Université Philippe (Marbourg) :
Les espaces vitaux et le conflit des ciPilisations.
Joseph ScHUMPETER, professeur d'économie politique à l'Université
Harvard : Capitalisme, socialisme et démocratie.
T. A. SINCLAIR, professeur à la Queen's University de Belfast : Histoire
àe la pensée politique grecque.
W. J. J:I. SPROTT, professeur à l'Université de Nottingham : Psychologie
socw.le.
G. M. TREVELYAN, professeur à l'Université de Cambridge: Histoire sociale
àe l'Angleterre, du moyen âge à nos jours.
AU-DELÀ DE L'OFFRE
ET DE LA DEMANDE
vers une économie humaine
BIBLIOTHÈQUE ÉCONOMIQUE

WILHELM ROPKE
Professeur à l'Institut Universitaire
des Hautes Études Internationales de Genève
Correspondant de l'Institut

'
AU-DELA DE L'OFFRE
ET DE LA DEMANDE
vers une économie humaine

ÉCONOMIE DE MARCHÉ ET COLLECTIVISME.- LA SOCIÉTÉ


DE MASSE MODERNE. - CONDITIONS PRÉALABLES ET
LIMITES DU MARCHÉ. - ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLA-
TION CHRONIQUE. -CENTRISME ET DÉCENTRISME.

Traduit de l'allemarul par L. PIAU et A. ROSENWEG

PRÉFACE DE M. JACQUES RUEFF


Membre de l'Institut

PAYOT,~PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1961

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous


pays. Wilhelm Ropke, Jenseits von Angebot und Na.chfrage. Eugen Rentsch
Verla.g, Erlenba.ch-Zurich & Stuttgart.
Point besoin de beaucoup d' aatuce pour gou
verner. On détermine le siège de la pui8sance
dana l'État, on enaeigne la subordination, et le
travail est fait. Accorder la liberté est encore plUB
facile. Il n'est plUB néceBsaire de diriger, il suffit
de lâcher les brideB. M ai8 former un << gouver-
nement libre », c'est-à-dire fondre en un tout cohé-
rent les élémentB opposé8 de la liberté et de la
contrainte, cela exige une grande inteUigence, une
profonde réflexion, et un esprit aigu, pui8sant et
vaate.
Ed. BURKE,
Refiections on the French Revolution, 1790.

Les hommes ont les qualité8 requises pour la


liberté civique, dana l'exacte mesure où ils ont la
volonté d'entraver leurs appétits par les chaînes de
la morale ; dana la mesure où leur amour de la
jUBtice dépaase leur cupidité ; dana la mesure où
la solidité et la lucidité de leur jugement sont supé-
rieures à leur vanité et à leur prétention ; dana la
mesure enfin où ils écoutent plUB .volontiers les
COnBeils des gena honnêtes et capables de di8cer-
nement que les flatteries deB fourbes. La &ociété
ne peut exi8ter sana que l'on mette quelque part un
frein à la volonté et à l'appétit déchatné8 ; et moina
les hommes en di8posent eux-mêmes dana leur for
intérieur, plUB on doit leur en imposer de l'extérieur.
Il est dana le cours éternel des choses que deB
hommes sana caractère ne puissent pa& être libres.
Leurs propres paasiona forgent leurs chaînes.
Ed. BURKE,
A letter of Mr. Burke to a member
of the National Assembly, 1791.
PRÉFACE

Par le titre qu'il a donné à son grand livre, Wilhelm RoPKE en


a marqué l'originalité profonde: celle d'une étude qui, émanant
d'un économiste, commence là où s'arrêtent, généralement, les
réflexions des spécialistes de la science dont il est, lui-même, l'un
des représentants les plus notoires.
Le grand domaine qui s'ouvre <<au-delà de l'offre» est celui de
toutes les influences extra-économiques qui conditionnent les com-
portements individuels ou collectifs et contribuent à dessiner les
structures sociales.
Il é~it essentiel qu'un économiste marquât, aux yeux de tous,
qu'un théoricien reconnu de l'offre et de la demande, qui se proclame
hautement libéral, était plus préoccupé que tout autre des exigences
morales et sociales d'une politique économique consciente.
Pour lui, «décisives sont les valeurs situées au-delà de l'offre et
de la demande, celles dont dépendent le sens, la dignité et la richesse
de l'existence, et qui appartiennent au domaine moral, dans l'ac-
ception la plus large de ce terme » 1 •
La profession de foi est capitale, car c'est de ces mêmes valeurs
que se réclament tant d'esprits généreux, qui combattent les thèses
de notre auteur, parce qu'ils leur reprochent de négliger précisé-
ment les valeurs dont dépendent le sens, la dignité et la richesse de
l'existence.
La constatation que socialistes et libéraux sincères poursuivent
les mêmes fins devrait conduire les uns et les autres à un minutieux
examen de conscience. Pareil examen leur imposerait la conclusion
que leur opposition ne porte pas sur les buts, mais sur les moyens
de les atteindre. Comme telle, elle ne pose pas de question de prin-
cipe ou de doctrine, mais seulement des problèmes de technique
économique, strictement déterminés et ressortissant toujours, non
1. Page 16.
10 PRÉFACE

à des prises de position sentimentales ou paBsionnelles, mais aua:


disciplines rigoureUBes de la pensée consciente.
En projetant la lumière de son analyse sur les confins obscurs
de l'économique, du social, du moral et, souvent même, du spirituel,
Wilhelm RoPKE devrait convaincre socialistes et libéraux qu'ils
sont menacés par un même déluge, celui du totalitarisme, et qu'il
n'est pour eux de plUB pressant devoir que de construire ensemble
l'arche propre à sauvegarder, pendant que la pluie tombera, la
plante fragile de la personne humaine.
Jacques RuEFF
Membre de l'Institut
AVANT-PROPOS

n y a plus d'un demi-siècle, on avait trouvé à Gotha, dans le


chapiteau d'une église, un document qui y avait été déposé
en 1784, et portait le texte suivant : «Nos jours remplissent
l'époque la plus heureuse du xvme siècle. Empereurs, rois et
princes descendent de leurs hauteurs remplis de sollicitude pour
les hommes, ils méprisent magnificence et clinquant et deviennent
des pères, des amis et des confidents pour leurs peuples. La re-
ligion déchire ses vêtements sacerdotaux et apparaît dans sa
divinité. Les lumières de l'esprit nouveau se propagent rapide-
ment. Des millie;rs de nos frères et sœurs qui vivaient dans une
oisiveté sanctifiée se consacrent à l'État. Haine religieuse et
oppression des consciences ~paraissent, l'amour des hommes et
la liberté de pensée l'emportent. I . .es arts et les sciences s'épa-
nouissent et nos regards plongent profondément dans les mé-
canismes de la nature. Artisans et artistes approchent de la per-
fection, des connaissances utiles se font jour dans toutes les
classes de la société. Vous avez là. un tableau exact de notre
temps. Ne nous méprisez pas si vous êtes arrivés plus haut et
voyez plus loin que nous. Reconnaissez plutôt dans cette des-
cription avec quel courage et quelle force nous avons élevé et
soutenu votre position. Faites pour vos descendants la même
chose et soyez heureux. » Cinq ans plus tard éclatait la Révolu-
tion française, dont les répercussions se font encore sentir jusqu'à
nous. Gotha même, la ville de l'Almanach de la Noblesse et des
s~ucisses, a été engloutie par la plus épouvantable tyrannie de
tous les temps.
TI ne peut y avoir de plus grand écart entre le sentiment de
bonheur de ce document et l'esprit du présent ouvrage. Sans
doute la langue de l'Allemand d'aujourd'hui serait-elle encore
compré4ensible à un bourgeois de Gotha de 1784. Mais il serait
effrayé de faire la connaissance d'un monde comme le nôtre,
ébranlé de secousses terribles, menacé de catastrophes gigan-
tesques, un monde accablé de soucis, ayant perdu toutes ses
attaches, bref un monde profondément malheureux!
12 A V ANT-PBOPOS

Il ne devrait pas moins s'étonner que l'auteur de ce livre soit


un représentant de cette science qu'un citoyen cultivé de Gotha
pouvait alors connaître grâce à l'ouvrage de l'ÉcoBSais Adam
Smith, paru quelques années auparavant. Par contre, notre
époque comprendra mieux ce fait, dans la mesure où elle a
conscience d'elle-même et de sa situation. Aider à cette com-
préhension, tel est le véritable but de ce livre, comme il fut
celui de mes livres précédents. S'il est, plus qu'aucun autre, un
livre inquiet, amer, irrité et même plein de mépris pour ce que
notre époque a de pire, ce n'est pas que l'âme de son auteur se
soit assombrie; il est plutôt à la mesure de la gravité de ]a crise
dans laquelle nous nous trouvons. Si, d'autre part, ce livre
comporte bien des étages, où le lecteur est conduit de bas en
haut et de haut en bas, avec des chambres claires et des chambres
sombres, des coins et des recoins, c'est là le moindre reproche que
l'on puisse faire à son auteur. Ce que j'ai encore à dire dans cet
avant-propos, je le dirai en citant un passage de mon ami René
Gillouin (L'homme moderne, bourreau de lui-même, Paris; 1951) :
« Ainsi nous sommes tous entraînés dans un courant qui est
devenu un torrent, dans un torrent qui est devenu une cataracte,
et contre lequel, tant que durera le règne des masses falsifiées,
vulgarisées, barbarisées, il serait aussi insensé de lutter que de
prétendre remonter le Niagara à la nage. Mais il n'est pas toujours
impossible de s'en garer ou de s'en dégager, et alors de se retirer
dans ce « lieu écarté », dont parle le M isantkrope pour y cultiver.,
dans la solitude ou dans une intimité choisie, loin des propa-
gandes groBBÎères et de leurs mensonges infd.mes, la vérité, la
pureté, l'authenticité. Que des sécessions de ce genre se multi-
plient, qu'elles se groupent, qu'elles se fédèrent, elles ne tarderont
pas à polariser un nombre immense d'esprits droits et de bonnes
volontés sincères, qui ont pris le siècle en horreur, mais qui ne
savent ni à qui ni à quoi se vouer. Ainsi pourraient se constituer
des centres de résistance inviolables, des équipes de fabricants
d'arches en vue du prochain Déluge, des groupes de reconstruc-
teurs pour le lendemain de la catastrophe inéluctable.
W.R.
AU-DELA' DE L'OFFRE ET DE LA CDEMANDE

CHAPITRE PREMIER

BILAN DE QUINZE ANNÉES

1. CONSIDÉRATIONS PERSONNELLES.

Il y a plus de quinze ans, l'auteur du présent ouvrage a tenté


de résumer en un ensemble à peu près systématique ses pensées
et ses réflexions sur la Grise de notre temps 1 • Peu après, il
a ajouté quelques compléments à ces vues d'ensemble, dans
d'autres livres : Oivitas hu1fU1,na 2 et Communauté internationale 3•
Dix ans ont passé depuis la conception des études qu'il a réunies
dans Mass und Mitte (Mesure et Milieu) 4 • Depuis la fin du
national-socialisme, tant d'événements se sont produits, tant
d'idées et d'écrits se sont accumulés, et, d'autre part, le rythme
de l'évolution politique, économique et morale de notre société
est devenu parfois si vertigineux, que l'auteur s'est senti obligé
de revenir à ses thèmes d'autrefois. ll fallait que dans ce retour
en arrière, les contributions (éparpillées dans différentes études),
que l'auteur a apportées entre temps à l'éclaircissement de ques-
tions anciennes, ou plus récentes, soient reprises, en considérant
ce qui, à long terme, en est resté valable.
Que s'est-il passé pendant ces quinze ans, et où en sommes-nous
aujourd'hui 1 Qu'y a-t-il à dire, étant donné les problèmes ac-
tuels, sur la<< crise de notre temps» î Telles sont les questions
qui nous assaillent en premier lieu. Mais ce sont des questions
auxquelles un individu cherche à répondre : l'auteur. Sa réponse
sera. nécessairement subjective, même si elle se fonde sur des
arguments aussi convaincants et une expérience aussi générale
que possible. Ce n'est donc pas seulement par honnêteté, mais
par le fait même du sujet traité que l'auteur est obligé de com-
mencer par lui-même, et de préciser ses propres coordonnées so-
l. l1:ditionsde la Baconnière, Neuchâtel, 1945.
2. Librairie de Médicis, Paris, 1946.
3. Constantin Bouquin, Genève, 1947.
"· Eugen Rentsch Verla.g, Erlenb&ch-Zurich, 1950.
14 BILAN DE QUINZE ANNÉES

ciologiques et politico-économiques, ne serait-ce qu'à titre


d'exemple.
Celui qui, comme l'auteur, est venu au monde quelques se-
maines avant la fin du siècle passé a le droit de dire qu'il est
le contemporain de notre siècle, bien qu'il ne puisse espérer en
voir la fin. Il a en outre l'avantage (peut-être douteux) d'être
né citoyen d'un des grands États (et d'un des États les plus
turbulents de ce continent aussi grandiose que tragique), d'un
État dont il a partagé le destin changeant dans toutes les phases
importantes de son existence. Ainsi, avec des millions d'autres
humains, il peut légitimement prétendre que son expérience de
la vie est plus riche que celle de la moyenne des hommes. L'au-
teur a passé sa jeunesse à la campagne, au fond d'une province,
dans une richesse et un confort moral pleins -d'insouciance,
jouissant d'une liberté 'qui paraitrait de nos jours invraisem-
blable, baignant dans le climat d'optimisme presque .sans
nuages du grand siècle libéral qui va de 1814 à 1914. Puis il a
vécu une guerre mondiale, une révolution, une inflation destruc-
trice ; il a vu pendant quelques années s'installer un nouvel
équilibre, mais bien trompeur ; car une crise mondiale est sur-
venue, avec ses millions de chômeurs. Puis un nouveau boule-
versement, un déchaînement du mal qui semblait vouloir détruire
définitivement les fondements du monde bourgeois et qui, fai-
sant fuir foyer et patrie, ouvrit les portes à l'époque lamentable
d'une nouvelle migration des peuples. Puis, comme pour marquer
la fin inévitable de cet enfer, une nouvelle guerre mondiale,
plus effrayante encore et dont les secousses ont entraîné des
conséquences imprévisibles en politique, en économie, dans_ la
vie sociale et morale. Enfin, voici qu'à présent le monde ·entier
se trouve menacé par la forme communiste du totalitarisme et
qu'il s'épouvante des perspectives apocalyptiques ouvertes par
l'énergie atomique.
Qu'est devenu un homme comme l'auteur, sous l'influence de
cette expérience et des réflexions qu'elle suggérait ~ Peut-être
est-ce le côté négatif qui lui apparaît le plus clairement : il peut
difficilement se dire socialiste, si on donne à ce terme un sens
rationnel et justifié par l'usage. TI est resté longtemps partagé
par le doute, mais aujourd'hui cette conviction, bien comprise,
lui apparaît comme la plus claire, la plus inébranlable et la plus
décisive de ses idées. Mais ici surgit aussitôt un problème. Car,
B~ DE QUINZE Alf.NÉES 15

·-de quel point de vue un tel homme peut-il s'inscrire en faux


contre le socialisme ~ Du point de vue du libéralisme ~ Dans
un sens, oui, si on s'avoue ainsi partisan d'une « technique
sociale» déterminée, c'est-à-dire d'une manière particulière d'or-
ganiser l'économie. Si « libéralisme » signifie que -cette organi-
sation ne sera pas confiée à une autorité planificatrice, coercitive
et répreBBive, mais laissée à la coopération libre et spontanée
des hommes, par l'intermédiaire du marché, des prix et de la
concurrence ; s'il signifie aussi que l'on considère la propriété
comme un pilier chargé de soutenir cette organisation, c'est bien
alors en tant que libéral que l'auteur rejette le socialisme. Plus
les maux causés de nos jours par la « technique sociale » du so-
cialisme (c'est-à-dire par l'économie planifiée, la socialisation,
l'ébranlement de la propriété et l'instauration d'un État chargé
de tout contrôler) apparaissent importants, plus on demeure
convaincu que la technique sociale inverse (c'est-à-dire celle de
l'économie «libérale» de marché) est la voie ouverte au bien-être,
à la liberté, à un État fondé sur le droit et à la collaboration
internationale ; et d'autant plus résolue doit être notre profes-
sion de foi contre le socialisme et en faveur d'un ordre économique
libéral.
L'histoire des quinze dernières années, qui est celle de la fail-
lite de la technique socialiste et d'un véritable triomphe de
l'économie de marché, peut donner la plus grande vigueur à cette
profession de foi. Mais, à y regarder de plus près, il s'agit de bien
autre chose que d'une prise de position en faveur d'une simple
technique sociale, s'inspirant des leçons de l'économie politique.
Je n'y viens pas seulement parce que, en tant qu'économiste,
je crois comprendre quelque chose aux prix, à l'intérêt, aux
coûts de production et au cours des changes. La vraie raison,
il faut aller la chercher plus profond, dans ces couches où se
détermine la philosophie sociale de tout homme. Et l'on peut
se demander si, en ce qui me concerne, il n'y a pas là du conser-
vatisme plutôt que du libéralisme. Notamment, lorsqu'il faudra
rejeter certains principes de philosophie sociale qui ont servi
de fondement commun au libéralisme et au socialisme pendant
une longue période de leur histoire, ou qui du moins ont été leurs
compagnons de route. Nous avons nommé l'utilitarisme, le pro-
gressisme, le sécularisme, le rationalisme, l'optimisme et l'<( im-
manentisme ».
16 B~ DE QUINZE ANNÉES

L'opposition entre socialiste et non-socialiste relève en défi•


nitive d'une conception profondément différente de la. vie, de
son véritable sens et de la nature de l'homme et de la société.
La parole du cardinal Manning touche à l'essentiel de la question:
All human difference& are ultimately religious ones 1 • Ce que nous
pensons de la situation de l'homme dans l'univers et de sa nature,
détermine en fin de compte si nous le considérons comme l'élé..
ment important, ou au contraire la « société», le « groupe >>, la.
«collectivité». Notre prise de position en faveur d'une thèse ou
de l'autre délimite notre pensée politique, même si nous ne IWUS
en rendons pas toujours clairement compte, ou si nous avons
besoin d'un certain recul pour le reconnaître. Peu importe d'ail·
leurs que, très souvent, la pensée politique des hommes ne cor-
responde guère à leurs convictions religieuses et philosophiques
essentielles, car des questions complexes, économiques ou autres,
les empêchent de discerner la contradiction. lls expliquent leur
sympathie pour le socialisme par leurs convictions chrétiennes
et humanistes, et croient même qu'il traduit le mieux leur foi
dans la primauté de l'homme sur n'importe quel pouvoir portant
atteinte à sa personnalité morale. Mais ils ne voient pas qu' ainai
ils soutiennent un ordre sociaLet économique qui menace d'anéan-
tir l'idéal qu'ils se font de l'homme et de sa liberté. Nous gardons
l'espoir de pouvoir les éclairer sur ce point et leur montrer grâce
à la force persuasive d'arguments irréfutables ou même simple..
ment plausibles, que le choix qu'ils ont fait sur le plan de l'ordre
politique et économique, peut entraîner des conséquences ab-
solument contraires à leurs convictions philosophiques.
En ce qui me concerne, je combats au fond dans le socialisme
une philosophie qui, en dépit d'une phraséologie « libérale »,
accorde trop peu à l'homme, à sa nature et à sa personnalité, tout
en prenant trop à la légère, dans son enthousiasme pour tout
ce qui s'appelle organisation, concentration, direction et appa-
reil, le risque qu'ainsi la liberté se voie tout simplement sacrifiée,
(comme c'est le cas dans l'état totalitaire). Je crois me faire de
l'homme une certaine image, formée par l'héritage spirituel de
l'Antiquité et du Christianisme ; je vois en lui un être fait à
l'image de Dieu ; je suis convaincu que c'est un grave péohé
d'en faire un simple moyen (même au nom de nobles sentiments),
et que toute âme est quelque chose d'incomparable et d'irrem·
1. « Toutes les différences humaines sont en définitive religieuses. »
BILAN DE QUINZE ANNÉES 17

plaçable; ces convictions m'ont conduit à un humanisme pour


lequel l'homme est enfant et image de Dieu, sans être Dieu
lui-même (comme le suggère l'hybris d'un faux humanisme
athéé), et pour ces raisons, je me méfie de toute espèce de collec-
tivisme.
Pour les mêmes raisons, je prends parti pour une économie
équilibrée par les prix et les marchés libres. En effet, des ar-
guments de poids et des expériences qui ne trompent pas, s'ac-
cordent à montrer que cette économie est, à une époque haute-
ment industrialisée comme la nôtre, le seul système économique
en harmonie avec la liberté, le règne du droit et une structure
de l'état et de la société qui les supporte. Voilà les conditions in-
dispensables pour que l'homme qui partage nos convictions re-
ligieuses et philosophiques et respecte nos traditions puisse mener
une vie pleine de sens ~t de dignité. Nous nous prononcerions en
faveur de cet ordre économique même s'il imposait au peuple
un sacrifice matériel, alors que le socialisme lui ouvrirait les
perspectives d'un bien-être croissant. Quelle chance (imméritée
pour nous}, que ce soit exactement le contraire, comme l'expé-
rience a fini par le montrer même aux plus obstinés !
Nous avons ainsi donné le ton qui prévaudra tout au long de
ce livre et qui correspond à son titre : décisives sont les valeurs
situées au-delà de l'offre et de la demande, celles dont dépendent
le sens, la dignité et la richesse de l'existence, et qui apPartiennent
au domaine moral, dans l'acception la plus large de ce terme.
Car si l'économie réglée par la liberté des prix, des marchés et
de la concurrence signifie équilibre et abondance de biens, et
si l'économie socialiste signifie marasme, désordre et moindre
rendement, c'est pour une profonde raison morale. Le système
économique « libéral » utilise et libère les forces inhérentes à l'ins-
tinct d'affirmation de soi, tandis que le système socialiste les
réprime et même les combat. Comme nous allons le montrer
par la suite plus en détail, nous avons toutes les raisons de douter
de la moralité_ de ceux qui condamnent l'économie libérale, en
tenant pour moralement suspect l'effort de l'individu pour
s'affirmer et progresser par un travail productif, et lui préfèrent
un système économique qui recourt plutôt au pouvoir de l'État.
Nous avons le droit de nous opposer à un tel moralisme, surtout
quand il est prêché par des intellectuels qui nourrissent l'ambi-
tion, secrète ou avouée, d'occuper les postes de commandement
18 BILAN DE QUINZE ANNÉES

d'un tel syst-ème, et qui n'ont pas assez d'esprit critique à l'égard
d'eux-mêmes pour se méfier de leur libido dominaruU, guère
édifiante sur le plan moral. Ils veulent faire avancer le char de
la vertu à coups de fouet, à travers des terrains impraticables,
et ne considèrent pas qu'il est immoral d'induire les homtnM en
tentation par un ordre économique qui les contraint d'agir contre
leur besoin naturel d'affirmation de soi, et contre les commande-
ments de la raison. Un état qui s'appuie, en temps de paix, sur
le contrôle des changes, la fixation des prix et un système d'im-
pôts aboutissant à de véritables confiscations, n'agit guère plus
moralement que l'individu qui se défend contre de telles mesures
praeter legem; ou même contra legem. C'est un commandement
de la morale et de l'huma.nité, et en même temps un commande-
ment de la sagesse politique, d'adapter l'économie à l'homme et
non pas l'homme à l'économie.
Ces réflexions contiennent notre principale argumentation en
faveur de la propriété, du profit et de la concurrence. Nous
aurons encore à montrer qu'une telle argumentation exige pour•
tant une délimitation attentive et pour ce faire nous nous tour-
nerons à nouveau vers le domaine situé au-delà de l'offre et de
la demande. En d'autres termes : l'économie de marché n'est
pas tout ; il faut l'intégrer dans un ordre supérieur qui ne peut
pas reposer uniquement sur l'offre et la demande, sur la liberté
des prix et la concurrence.
Rien cependant n'est plus nuisible à un tel ordre, adapté à
l'échelle de l'homme, que deux choses : à savoir la masse et la-
concentration. Pour que responsabilité et autonomie des individus
soient en équilibre avec les exigences de la communauté et du
sens civique, il faut que les collectivités dans lesquelles nous-
vivons ne dépassent pas la mesure humaine. Cela n'est possible
que pour des groupes petits ou moyens et dans un cercle res-
treint, bref dans des conditions qui ne détruisent pas complète-
ment les formes élémentaires de l'existence humaine, telles que
nous les rencontrons encore dans la communauté rurale et dans
les petites et moyennes comn1unes.
Mais tout le monde sait aujourd'hui où nous en sommes à cet
égard, et on ne peut nier que ce qui semblait déjà il y a quinze ans-
une nostalgie stérile, prend aujourd'hui l'allure d'une vaine ges-
ticulation contre la tourmente de notre temps. Masse et concen-
tration dans- tous les domaines, tel est le visage de la sooiét&
i9
moderne, réduisant de plus en plus le champ de la: reéponsitblli~;
de la Vié et de la pensée individuelles et favorisant l'essar de
pensées et de sentiments collectifs. Les petits groupes d'aUtre-
fois (à commencer par la famille) avec leur chaleur lnnmi.hre· et
leur solidarité naturelle, cèdent la place à la masse~ à, la ctnlœri-'
tration,. à l'entassement informe d'es hommeS dans les grandeS
villes et les centres industriels, aux déracinés, aux orglimsa.tioD.Sl
massives, à la bureaucratie anonyme des entreprises gigantesq'lieEt;
et en défuiitive à l'État qui maintienlfï la cohésion de cette soc~
qui &'effrite en individus, grâce à l'appareil coercitit de- l':étit..:·
providence, de la police et· du fisc. C'était déjà le syruhome dB
la société contemporaine avant la deuxième guetre mondntlè';
ét depuis, ces signes pathologiq'ues sont devenus' enci>re· iifUi!
évidents· et plus graves. Il est devenu d'autant plus urgent d,a-p-·
pliquer le· traitement approprié·, si désespéré qu'il paraisse : tf€.:
centralisation, « enracinement », « dissolution dea riitiSSès »; èe
<e déprolétarisation ».
Un& des raisons les plus- profondes- de la crise· de la dêrréoctaiiri
moflefne réai~ justement dans-1~- fait qu'elle a dégénéré dê- pluir
en plus en mie démocratie de: masse, centraliste et jacobme,-·
&:x:igeant plus que jamais les contre-poids dont j'ar parlé dà'rlS'
mon livre Oivitas Huma/na. Ainsi s" ouvre la voie vers des coneêp;;.
tions politiques qui, dans leur respeèt profond du droit· naturél;·
de la tràdîtion, des « corps- intermédiaires », du fédéralîsinë ét1
des autres barrières dressées contre la démocratie de massé,-
niettent en lumière l'élément conservateur qui leur est· inhérent.
H ne faut pas croire que l'on puisse aujourd'hui embraSser d~lin;
beul regard: la voie qui mèrie du jacobinisme de la Révolutiott
Français& au totalitarisme moderne.
Il ne faut pas davantage se leuiTer sur les- forces de désa~·
gation morale et spirituelle qui sorit partout· à l'œuvré au' non?
du« modernisme)), avec la prétention que naïvement l'on attacltEY
à ce mot magique. J'ai caractérisé quelques-unes de ces foroès'l
dans mon livre Mass und Mitte, en une critique acerbe du·« pro'-
gressisme »,du« sinistrismo » («gauchisme»}, du rationalisme et·
de l'intellectualisme. Nous aurions· dû savoir où tout cela devait"
aboutir, même si nous ne pouvions le freiner. Il ne faut· pas· atf-'
tendre le salut des institutions, des programmes· et des projet$.-
n: dépend- des hommes qui ont le courage, rare. de nos'jours~ dér
reil~eh eux--mêmes et de-se-seuvenir,-au milieu' de 1-'atïtütlotF
20 BILAN DE QUINZE ANNÉES

moderniste, de ce qui est solide, de ce qui dure, de ce qui a déjà


fait ses preuves, de « l'ancienne vérité », pour parler comme
Goethe.
J'ai ainsi pénétré jusqu'au plus profond d'une idée que j'espère
partager avec beaucoup d'autres. Je n'ai jamais osé en parler,
car j'appartiens à ce genre d'hommes qui n'aiment pas exhiber
l~urs convictions religieuses. Pour parler clairement, disons que
la source la plus profonde de la maladie de notre civilisation
doit être cherchée dans la crise spirituelle et religieuse qui se
manifeste dans chaque individu et qui ne peut être surmontée
que dans l'âme de cet individu. Bien que l'homme soit avant
tout un homo religiosus, nous avons tenté depuis un siècle, de
plus en plus désespérément, de nous en sortir sans Dieu, en le
remplaçant par l'Homme, sa Science, son Art, sa Technique et
son État, séparé de Dieu et même sans Dieu. Soyons persuadés
qu'un jour ce qui n'apparaît aujourd'hui qu'à une minorité finira
par convaincre la majorité : à savoir que cette tentative déses-
pérée a créé une situation incompatible avec la nature morale
et spirituelle de l'homme, c'est-à-dire qu'il ne peut plus pour-
suivre cette existence, malgré la télévision, les autoroutes, les
voyages et le confort des logements. Tout se passe comme si
nous avions voulu ajouter aux preuves de l'existence de Dieu,
une nouvelle preuve, plus convaincante ; une preuve indirecte
tirée des conséquences pratiques de l'hypothèse de sa non-
existence.
Aucun de nous, s'il est honnête avec lui-même, ne peut sérieu-
sement douter de la déchristianisation et de la laïcisation crois-
santes de notre civilisation. Bien sûr, on pourrait se consoler en
pensant qu'à des époques antérieures le christianisme avait déjà
cessé d'être une force vivante. Ainsi, il semblait déjà au
xvn1e siècle (surtout en France, mais également dans une cer-
taine mesure en Angleterre) que la tradition chrétienne et le sé-
rieux des convictions chrétiennes étaient ébranlés d'une façon
irréversible. Ce rappel est important; il nous renvoie à l'origine
historique de l'irréligiosité contemporaine: le déisme et l'athéisme
apparus au XVIIIe siècle. Pourtant cette consolation ne suffit
guère. A cette époque-là, bien que le fondement de la tradition
chrétienne fût attaqué, et en dépit de tout scepticisme et de
tout manque de respect, on croyait cependant à un ordre divin
de l'univers, et à un sens de l'existence dépassant le terrestre.
BILAN DE QUINZE ANNÉES 21

Mais nous, nous vivons dans un monde caractérisé par ses convic-
tions athées, pendant que (contrairement à ce qui se passait
au x~ siècle) seule une minorité se rassemble (mais avec plus
de sérieux qu'autrefois) autour des Églises. Puisque manifeste-
ment l'homme ne peut pas mener une vie vide de toute religion,
il s'attache à toutes sortes de succédanés de la foi : passions
politiques, idéologies, rêves utopiques, quand il ne préfère pas
s'étourdir par le seul dynamisme de la production et de la
consommation, par le sport et les jeux, la sexualité, les scan-
dales, les crimes et les mille autres choses qui remplissent nos
journaux.
La pensée nous console, dans une certaine mesure, que par là
nous récoltons aujourd'hui ce que des esprits dissolvants ont semé
dans le passé. C'est, pourrait-on dire, toujours dans la même
direction que souffle l'esprit. Mais pourquoi le vent ne changerait-
il pas de direction, peut-être même très bientôt 1
Nous ne voulons pas exclure cette possibilité. Mais,- et par
là nous revenons à l'essentiel de notre sujet-, ce serait de nou-
veau nous leurrer trop facilement, si nous séparions brutalement
le domaine de l'esprit des conditions d'existence des hommes, et
si nous n'osions pas nous poser la question de Q&voir si les formes
d'existence dans notre univers citadin et industriel ne favorisent
pas puissamment l'athéisme et l'animalisme de notre époque.
Un écrivain allemand contemporain écrit:« Il y a certainement
un rapport entre le degré de civilisation et le degré de religiosité
d'un peuple. Au milieu de la nature, nous sentons le souffle de
Dieu qui se révèle en elle ; dans les villes nous sommes entourés
par les œuvres des hommes. Plus les œuvres des hommes s'ac-
cumulent et refoulent la nature, plus nous perdons la faculté
d'entendre la voix de Dieu. Plongé dans la contemplation de
son jardin, Luther affirmait un jour que l'homme n'était pas
capable de créer une seule chose. Remarque évidente et cependant
significative qui constate la différence essentielle qui subsiste
entre l'œuvre de Dieu et l'œuvre de l'homme. A la campagne,
dans une nature encore sauvage, le ciel étoilé sur nos têtes, une
terre fertile sous nos pieds, nous respirons, pas à. pas, la force
divine. Le travail du paysan marqué par le changement des
saisons, sa dépendance à l'égard des éléments, lui donnent le
sentiment d'être une créature entre les mains du Tout-Puissant,
tout comme l'herbe des champs et l'étoile qui suit l'orbite pres..
22 BIL'AN DE QUINZE ANNÉES

orite. lM paroles d'adoration de~ p~umes se pr6SSefl.t sur nos


lènee, eomme si elles se formaient à l'instant. L'élQignornent
macceftfJible de Dieu devient sensible au cœur, en mê~e ~ps
q1te Ba proximité, 1'impénétrabilité de sa volonté en m~me temps
q"" sa. t:ni8éricorde. Peut-être pourrait-on déterminer exactement
le rapport existant entre la diminution de la foi authentique et
le développement de la civilisation urbaine, c'est~à-dire d'une
vie séparée de la nature (si du moins des phénomènes spirituels
oomme la, foi peuvent se mesurer avec certitude) 1 • »
Le progrès de notre civilisation est indubitablement synQnyme
d'extension continuelle des possibilités humaines. S-pr le plan
apirituel, on voit se répandre parallèlement une double convic-
tion ~ d'abord que tout cela constitue un progrès véritable,
m.6ritant le qualificatif de « moderne )) ; ensuite que les possibilités
humaines sont pratiquement illimitées. Si nous incluons dans ces
possibilités illimitées l'homme lui-même (en tant qu'être moral
et spirituel), la, société humaine et son économie, alors nous
débouchons en plein communisme. Qui peut nier qu'il devient
de plus en plus difficile d'entendre la voix de Dieu dans ce monde
• f~J,Gtice »et artificiel, devant ou derrière les guichets des banques,
d-.Dsles ateliers de l'usine, da.nsles queues de voitures, dans les
artères bétonnées des métropoles, sans parler des villes souter-
rainee de l'ère atomique - véritable vision d'enfer, digne d'un
Brueghel ou d'un Bosch-, phase prochaine de notre existence
terrestre à. en croire la déclaration récente d'un physicien alle-
mand. Et cela d'autant plus si nous nous faisons une règle de
transposer les grands drames de la vie (naissance, maladie, et
mort) danJllle cadre impersonnel et froid des hôpitaux, de priver
la mort de sa dignité et de son sérieux, en laissant se faufiler à
travers les rues des convois funèbres pressés, en transférant les
oiQtetières, en les cachant même loin des habitation~. Qui peut,
dans ces conditions, a voir encore le courage de parler, de l'« exode
rural >t, comme d'un heureux phénomène accompagnant une or-
ganisation toujours meilleure de la production 1
1. J'emprunte cette citation au beau livre de Ricarda Huch, Untergang des
ROm.iachen Reiches Deut8cher Nation, p. 24i et suiv. Cette âme de l'homme
Jnod.erne des grandes villes et des masses, le fameux rapport d'Alfred Kinsey
sy.r le comportement sexuel de l'homme américain nous l'a montrée, livre
auquel il convient de comparer pour l'Angleterre celui de B. Seebohm Rowntree :
~t'gliah Life and Leisure, 1951. Cf. Russel Kirk, A Program for Oon~~ervatives,
Chicago, 1~54, p. 101 et suiv., et :Russell Kirk, Beyondthe Dreams of Avarice,
Chiel\go, 1956, p. IS7 et suiv.
B~ DE QUINZE ANNÉES 23

2. PERSPEC'l'IVES ANCmNNES ET NOUVELLES.

L'insensibilité et l'optimisme dont se rendent coupables nos


contemporains et dont ils sont même les porte-parole, à l'égard
de la crise sociale et culturelle de notre temps (dont la tendance
est d'empirer plutôt que de s'adoucir), sont tels, qu'il est sûre-
ment moins dangereux d'exagérer cette crise que de la minimiser.
Le sentiment que nous vivons une crise unique dans l'histoire,
que toutes les normes et toutes les leçons de l'expérience pa-
raissent nous refuser leur aide, que nous ne savons plus si nous
pourrons encore compter à l'avenir sur les constantes de la nature
humaine et sur les convictions qui ont donné jusqu'à présent
un sens à l'évolution de notre civilisation, cette sensation d'abîme,
de privation de toute attache, ·de tout lien, de toute amarre,
mérite respect et non pas mépris.
Est-il injustifié, ce sentiment que nous vivons à une époque
singtJlière, démesurée, incomparable ~ Ne nous heurtons-nous pas
à chaque instant à cette constatation qu'il est à notre époque
des choses qui n'ont jamais existé auparavant, notamment
parmi celles qui déterminent toute l'existence ?
En fait, c'est précisément à propos des éléments décisifs de
notre existence que nous devons avouer qu'ils n'ont jamais
existé au cours des millénaires de l'histoire humaine. Jamais
auparavant la population du globe n'avait augmenté dans une
proportion comparable à celle que nous connaissons depuis deux
siècles, et que nous voyons aujourd'hui s'accentuer. Jamais au-
paravant le globe n'avait atteint cette unité dont tout le monde
a conscience et qui nous semble aller de soi. Jamais auparavant
une forme particulière de civilisation n'était devenue universelle,
comme la civilisation occidentale, qui aujourd'hui englobe la
terre toute entière, et a fait de notre planète une colonie euro-
péenne. Jamais auparavant la technique n'avait remporté les
triomphes obtenus par la nôtre 1 • A propos de cette technique,
rien, dans le cours de l'histoire humaine, ne peut se comparer
aux changements qu'elle a produits dans la manière de penser
et de vivre de masses innombrables, dont l'existence est déter-
minée par les grandes villes, les grandes entreprises industrielles,
1. L'originalité de l'histoire universelle contemporaine : je me suis expliqué
plus en détail à. ce sujet dans mon livre: L'économie moruliale aux XIXe et
xxe siècles (Genève, Paris, 1955).
24 BILAN DE QUINZE ANNÉES

la condition prolétarienne. A tel point que devant ces innova-


tions bouleversantes dans les formes extérieures de l'existence,
on s'est posé la question de savoir s'il ne s'est pas produit une
mutation radicale du type humain dominant, si une nouvelle
variété d'Homo sapiens n'a pas fait son apparition, aussi neuve
et originale que les villes modernes, les usines gigantesques, la
radio, la fission de l'atome, la formation de masses et la civili-
sation technicienne qui couvre la terre entière 1 •
Le nouveau type humain que nous présente cette sombre
image, c'est un homme« fragmentaire et désintégré», le dernier
produit engendré par la technicisation, la spécialisation et la
fonctionalisation en marche, désagrégeant l'unité de la personne
pour la dissoudre dans l'existence de masses. C'est une forme
dégénérée de l'Homo sapiens, créée partout par le processus d'une
civilisation technique. C'est une race d'avortons de l'esprit qui
se laissent volontairement (voire joyeusement) utiliser comme
matière première par l'État moderne, collectiviste et totalitaire.
C'est aussi un homme devenu spirituellement un apatride, et
moralement un naufragé, dont la foi religieuse et le respect des
valeurs culturelles héritées ont été détruits, et qui se cherche un
succédanné dans les idéologies politico-sociales de notre temps,
défendues avec une intolérance fanatique (les « religions sociales >>
dont parle fort à propos Alfred Weber) : socialisme, communisme
et nationalisme en tête.
Ces sombres perspectives ne doivent pas êtré prises à la légère.
Mais on serait tout de même fondé à se demander si un tel pes-
simisme ne va pas finalement trop loin, s'il ne devient pas lui-
même un élément de cette crise de la culture et si nous ne devons
pas le surmonter pour venir à bout de cette crise. Si importantes
que soient (et je viens d'ailleurs d'insister là-dessus) les conditions
extérieures de l'existence, telles qu'elles sont formées par la tech-
nique, l'organisation et les institutions sociales, la décision su-
prême doit venir des couches les plus profondes de l'esprit et
de la conscience morale. Mais que l'esprit et la conscience morale
(et avec eux la personne humaine) soient déterminés par des

1. C'est surtout Alfred Weber qui a étudié le problème de l'apparition d'un


nouveau type humain: Abschied von der bisherigen Geschichte, Berne, 1946;
K'lilturgeschichte als K'liltursoziolog·ie, 2e édition, Munich, 1950. Il pense sans
réserve qu'elle est possible, et a donné de ce cc quatrième homme » une des-
cription sans illusion. Comparez, à. titre critique, le recueil dont j'ai écrit l'intro-
duction: Kommt der Vierte Mensch ?, Zürich, 1952.
BILAN DE QUINZE A~NÉES 25

conditions extérieures, c'est là une supposition par laquelle on


fait des concessions à un des éléments les plus importants de
la crise de la civilisation. Ce serait en effet admettre que l'image
de l'homme (que notre tradition culturelle nous impose de conser-
ver) s'est dissoute en un relativisme historique, venu remplacer
l'image de l'homme de l'humanisme chrétien par des stades
d'évolution, des types humains et des cycles culturels. Or, c'est
précisément là le symptôme le plus important de la crise de notre
temps : nous perdons notre attache avec la conviction humaniste
et chrétienne qu'il n'y a qu'une civilisation et qu'un être humain.
Surmonter cette crise signifie donc avant tout: reconquérir cette
attache morale. Nous ne pourrons respirer que lorsque l'homme
se sera retrouvé lui-même, lorsqu'il aura retrouvé sa vraie nature,
ses valeurs, sa foi et ses devoirs. Naturellement, tout cela doit
se faire en liaison avec la solution des redoutables problèmes
que nous imposent les bouleversements apportés aux formes ex-
térieures de notre existence.
Nous devons donc nous garder aussi bien de l'optimisme (qui
ne soupçonne pas les précipices qui nous entourent) que du pes-
simisme (qui s'y abîme ou devient lui-même un de ces précipices).
Nous devons nous méfier d'un « historicisme >> qui explique tout
par des mutations et des évolutions, et d'un « sociologisme » qui
facilite tout par son relativisme. Nous nous contredirions, si nous
ne nous sentions pas concernés par cet avertissement que l'homme
et la société de notre temps sont en danger. Parmi ces dangers,
nous en trouvons certainement de graves, dont nous pouvons
dire qu'ils ne se sont encore jamais manifestés dans l'histoire,
mais cela ne devrait pas nous effrayer outre mesure. Rien ne nous
oblige à croire que le danger ne pourra pas être surmonté ; et
cela aussi longtemps que nous garderons la foi en l'essentiel :
la foi en l'homme, en sa nature immuable, la foi dans les valeurs
qui lui confèrent sa dignité d'homme.
Ces réflexions ont une signification actuelle et un événement
nous donne l'occasion de les vérifier; un événement qui, au milieu
de nos soucis, s'inscrit à l'actif de notre bilan et peut raffermir
notre courage : nous voulons parler de la faillite du communisme
en tant que force morale et spirituelle et de l'ébranlement de ce
pilier du totalitarisme, d'autant plus redoutable qu'il a survécu
au national-socialisme. En tant que puissance militaire (et
surtout depuis que l'avance soviétique dans la technique des
26 BILAN DE QUINZE ANNÉES

fusées est devenue incontestable), le communisme se montre aussi


menaçant à l'extérieur, et en tant que puissance policière aussi
détestable à. l'intérieur que jamais. Par contre, si nous inter~
prétons correctement le développement de l'impérialisme com..
muniste depuis la mort de Staline, et si nous dégageons la signi-
fication exacte des événements survenus non seulement dans les
pays satellites mais en Russie même, il nous apparaîtra indu-
bitable que le communisme, en tant que doctrine et foi, est entré
(certes, beaucoup moins dans les pays sous-développés d'Afrique
et d'Asie qu'en Europe) dans une phase de désagrégation, qui,
sans être un effondrement, permet pour la première fois depuis
longtemps d'espérer sa défaite. Il serait fatal que nous inter-
prétions mal cet espoir et que nous abandonnions notre fermeté,
faiblissions dans notre résolution, et relâchions notre vigilance
à l'égard du communisme, dont le despotisme vise toujours à la
conquête du monde ; il serait également fatal que nous succom-
bions à la tentation d'une « coexistence » qui profiterait de notre
crédulité, de notre lâcheté et de notre désarroi. Il est d'autant
plus souhaitable qu'animé par cet espoir, le monde libre retrouve,
dans cette lutte pour sa conservation, le courage et la confiance
qui lui ont fait si longtemps défaut.
C'est dans cette perspective qu'il faut· interpréter la série d'évé-
nements dramatiques survenus dp,ns l'empire colonial soviétique,
et qui ont bouleversé récemment le monde. Avec la révolte des
Polonais et le soulèvement anticommuniste du peuple hongrois,
nous avons assisté à un phénomène de première importance. La
défaite morale subie à cette occasion par le communisme (sans que
nous y soyollif pour quelque chose, et sans que bien des Occiden-
taux aient compris de quoi il s'agissait) est d'une portée consi-
dérable, même si pour le moment la violence semble à nouveau
triompher. Les décors factices du communisme se sont alors
écroulés, et son masque arraché, il devrait avoir de la peine à
s'en remettre, bien que l'inertieetlepeudemémoiredel'Occident
incitent au pessimisme. Lorsqu'un mouvement mondial, qui se
donne pour mission de libérer les masses, traite les ouvriers, les
paysans et les étudiants comme ses pires ennemis, c'est le com-
mencement de la fin. C'est une défaite dans cette « troisième
guerre mondiale » où nous sommes engagés depuis longtemps,
et dont les formes sont choisies par Moscou et Pékin en fonction
de leur efficacité; c'est une défaite comme les communistes les
BILAN DE QUINZE ANNÉES 27

aiment: un a.:ffa.iblissement à l'intérieur. Une fois dissipé le rideau


de fumée de la c coexistence », qui caQh&it notre perte, les intrigues
des fronts populaires et les prises de contact sont devenues
vaines. C'en est fait surtout de la foi dans la « trQ.nsformation de
l'homme » pa.r le communisme, qui devait commencer chez les
jeunes. Le capital de confiance que Moscou avait commencé à
accumuler dans les cœurs innocents, s'est brusquement déva..
lorisé ; il ne nous reste plus qu'à prendre soin que la bêtise,
la capacité d'oubli, la lâcheté et l'insensibilité ne détruisent pai
ce succès.
Le plus important demeure: ce que nous avons vécu, c'est le
soulèvement de peuples entiers contre la violation de l'âme
humaine, qui a été depuis toujours l'aspect le plus néfaste du
communisme. La possibilité de « transformer l'homme » a tou..
jours constitué une des thèses principales du communisme, digne
d'une doctrine on ne peut plus inhumaine. Partout dans lt
monda non-eommuniste, des gens déroutés et découragée ont
partagé assez longtemps cette foi, emportés par un pessimisme
démesuré, sans s'apercevoir qu'ainsi ils trahissaient le point de
vue de l'humanisme chrétien sur la. nature de l'homme. Les
lecteurs de mon livre M ass und M itte se rappelleront que pour
ma part, en dépit de mon pessimisme, je me suis toujours rangé
pa.rmi ceux qui, engagés dans une polémique acharnée, ont
combattu cette doctrine prétentieuse et avilissante de toute$
leurs forces parce que son athéisme mécaniste reniait l'homme.
Or, nous avODB assisté au triomphe de la foi dans l'âme, ce
noyau irréductible de l'homme, triomphe tel qu'on ne saur&it
en imaginer de plus net ni de plus convaincant. La transforma.-
tion communiste de l'homme devait évidemment commencer
chez les jeunes, mais ce furent justement les jeunes qui, grandi$
au milieu des inventions diaboliques du communisme·et gavés
de sa nourriture spirituelle, se sont jetés contre les blindés russes
avec le plWl de courage, d'acharnement et de haine. Et même
dans les parties de l'empire communiste qui n'en sont pas ar-
rivées à. une révolution ouverte comme en Hongrie, c'est la géné--
ration montante qui est le véritable foyer de l'opposition spi-
rituelle. Une chose est donc devenue presque certaine: le com..
munisme, quelles que soient les calamités qu'il réserve enoore
au monde à cause de notre faiblesse, prendra. finalement le
ehemin de toutes le$ témérités sacrilèges. Il devra trembler tou. .
28 BILAN DE QUINZE ANNÉES

jours plus devant l'indignation des hommes qui se battent pour


leur liberté et leur dignité, des hommes qui rejettent cette
doctrine dangereuse. Cette certitude repose sur la conviction,
confirmée par l'expérience, que le pessimisme avec lequel nous
sommes enclins à juger la crise actuelle de la civilisation et de
la société ne dépassera pas une limite, tracée par les constantes
élémentaires de la nature humaine. Nous pouvons leur faire
confiance, à condition d'être attachés au noyau intangible de
cette nature humaine, et résolus à défendre cet attachement
contre toute doctrine dissolvante.
Mais après avoir effectué cette limitation et dressé une dernière
digue contre une certaine philosophie du désespoir et du renie-
ment de soi-même, nous nous sentons tenus de lancer cet aver-
tissement :il ne faut pas sous-estimerla gravité de la situation.
Certes, même les arbres du communisme ne peuvent pas atteindre
le ciel, et il est consolant de savoir qu'on ne peut pas tout offrir
aux hommes, pas même aux Russes. Certes, c'est un encourage-
ment que nous ne voulons pas négliger. Certes, l'étoile du com-
munisme en tant que substitut de la religion pâlit visiblement,
et l'idée que nous pourrions sombrer dans la nuit du totalita-
risme en est devenue beaucoup moins inquiétante. Mais il serait
fatal d'en tirer des conséquences trop optimistes ; car la théorie
de la désagrégation interne du communisme peut être invoquée
abusivement pour soulager notre conscience, dissimuler notre
lâcheté, notre angoisse et notre désarroi et les excuser. Et cela
à un moment où ce qu'on appelle le « monde libre » se trouve
menacé comme avant, peut-être plus encore, par des périls qui
exigeraient toute notre attention et toute notre énergie, même
si le danger du communisme devait se réduire de plus en plus à
un danger politico-militaire, terrible sans doute, mais sur-
montable.
Ce n'est pas le fantôme du totalitarisme qui dresse parmi nous
sa tête effrayante. Mais ce qui doit nous inquiéter, c'est une évo-
lution sournoise et insidieuse, comparable à l'inflation et qui,
nous aurons encore à le démontrer, dépend même étroitement
de cette inflation « insidieuse >> de notre temps ; la sécurité et
la jouissance sont mieux cotées que la liberté, le droit et laper-
sonnalité. Ce que l'on appelle encore liberté est le plus souvent
licence, égoïsme individuel ou collectif, effritement de l'esprit
communautaire et de la tradition, arbitraire, laisser-aller et exi-
BILAN DE QUINZE ANNÉES 29

genees démesurées. Peu de gens voient encore sous le mo~ de


« liberté » une notion claire, qui les préserve de se laisser abuser
par son application démagogique. La valeur de l'individu décroît,
celle de la masse et de la collectivité s'accroît ; ainsi les liens de
dépendance forment autour de l'homme impatient de s'épanouir
un filet de plus en plus dense, opaque, inéluctable. Le centre de
gravité des décisions et des responsabilités se déplace de plus
en plus vers le sommet de la pyramide sociale ; de l'individu, de
la famille, du petit groupe immédiatement perceptible, il gagne
des centres anonymes supérieurs. La puissance de l'État continue
à s'accroître de manière irrépressible, mais, en raison de l'action
puissante de forces qui décomposent sa structure et affaiblissent
l'esprit communautaire, il est de moins en moins certain que
l'administration et la législation servent sans faux pas le corps
social et soutiem1ent ses intérêts à long terme. La démagogie et
la cupidité des groupes font de la politique l'art de déceler la
ligne de moindre résistance et la solution momentanée la plus
commode, et même tout simplement l'art de diriger l'argent des
autres vers son propre groupe.
Mais puisqu'un tel État, une telle législation et une telle poli-
tique deviennent nécessairement l'objet d'un discrédit général
et perdent par là la marque de l'impératif moral, ils sont rongés
de façon alarmante par le mépris, l'anarchie, le manque d'esprit
de sacrifice, la corruption à tous les échelons et sous toutes ses
formes. Les hommes au service de l'État, des lois et de la poli-
tique ressentent la perte de leur prestige, qui les atteint par
contre-coup ; ce qui ne saurait améliorer leur capacité de r6-
sistance aux forces tendant à désagréger l'État, de sorte que
nous sommes entraînés de plus en plus dans un cercle vicieux.
D'autant plus que simultanément la puissance de l'État, le do-
maine d'application des lois et l'influence de la politique ont
augmenté considérablement et continuent encore à s'hypertro-
phier, même sous les gouvernements qui ont pris le pouvoir en
promettant d'en diminuer le poids~ En même temps le droit et
ses principes, qui doivent être inébranlables, reposent sur un
terrain devenu instable. A en croire Locke, la vie, la liberté et
la propriété sont les droits inaliénables de l'individu ; or, le der-
nier de ces trois piliers est déjà devenu extrêmement fragile, même
dans le « monde libre », et seule une minorité de gens s'aperçoit
que sa chute entraînera inévitablement celle du deuxième
BILAN DE QUINZE ANNÉES

pilier : la liberté, qui entraîn&ra. à son tour cèlle du dernier pilie-r :


le droit à l;inviolabilité de la vie.
On peut prévoir la fin d'une société libre lorsque la propriété
dégénère de plus en plus en une possession précaire dépendant
de l'atbitrairè administratif (et des exemple8 effmyants d'un tel
prooessus se sont même produits ces dernières antlées dans la
pà.trie de Locke, comme pout nous donner l'alarme)etd&la grâ.oo
des bulletins de V'Ote ; lorsqu'elle devient un ota.ge antre les·
mains des non-possédants ou des petits propriétaires ; lorsque,.
èn même temps que le droit d'héritage dont on ne peut la séparer1
éllé oosse d'être un des droits élémentaires et 6\tidénts n.texigeant·
&ucun &Utre fondement que celui du droit lui-mê:Dl6., Si les gou~
ve:tnèments ne se sentent plus tenus, anvers 16tll'S propres sujets·,.
de respeôter !?intangibilité de la propriété;- M ne doit pas s'éton~
ner que leur désinvolture à, l'égard des propriétés des étrangers
dépasse toutes les limites du droit ét de la. nwtale. Leè gou~et~
Déments ocoidentanx, dans lêUr défense oont:te les viôlations du
droit commises p&r tes ma.îttes asi&tiqueg et< afrié&iruJ, ont ~~
paralysés par l'exemple qu'ils ont eux-mêméS dôtmé aux MO&i
sadegh, Nasser et Soek.arno par leurs socia.lisation~ Mais si dans
té& relàtions entre les peuples le respect de la ~opriété cède 1~
plaœ à 1'arbitraire qui tourne le droit en dédlion,. les dernières
bàses de l'otdr& international sont en da'Jlger eilla crise socialt)i
générale se transformera. en une crise de la, oomm11nauté- inter:...
nâtiOnale. Les conséquences économiques de oette crise pro-q'o-
qttée p&r la tnine de la confiance toucheront inévitablement le
plus durement les pays sous-développéS' qu.i en s-ont r.esponsa,bles,.
puisqu'ils se. coupent àinsi des sources occidentâles dè capitaux,.
s&ns lesquels leur croissance ne pourra sé faire Cifte: par les plus
grands sacrifices.
La- crise de l'État, la disparition progressive· œ l'esprit com•
munautaire, qui finira par porter préjudice au bien de tous,. et
rébranlement du respect de la. propriété concou:tênt à produire
lm effet qui inquiète de plus en plus les na.tioos tlbres : l'atf.&i-
blisàement de la valeur monétaire pa.r l'inflation. D'un côté,
il' devient de jour en jour plus douteux que- les'· gouverJ!œments,
da.li$ 1&- situ&tion où les ont pla.cé& la dém~ moderne d~
1D888e& et ses symptômes pathologiques· décrits plus haut, aient
I&-foroo, voite la volonté de mettre un terme à eet aif.a~iblissement.'
llèel'&it-temps œse demander oourag~s'itM-s'agit paw
BILAN DE QUINZE ANNÉES 31

en réalité d'un problème qui dépasse désormais les gouverne-


ments et qui marque le point où leur faiblesse interne, qui pro-
gresse proportionnellement à leur développement apparent, doit
se manifester sous la forme la plus grave. D'un autre côté, point
n'est besoin d'une sagacité exceptionnelle pour se rendre compte
que si la propriété cesse d'être respectée, l'intangibilité de la
valeur monétaire est bien près de s'émousser aussi. L'affaiblisse-
ment de la propriété et l'affaiblissement de l'argent vont de pair,
car dans un cas comme dans l'autre, c'est le solide, le durable,
l'acquis, les valeurs en sûreté et destinées à rester qui doivent
céder la place au friable, à l'éphémère, au provisoire, à l'incer-
tain, à l'improvisation au jour le jour.
Mais ces deux espèces d'affaiblissement se stimulent mutuel-
lement. Non seulement ce sont les mêmes forces qui affaiblissent-
d'un côté la propriété, de l'autre l'argent, mais en outre on peu1i
apporter la preuve - il faudra encore en parler plus en détail --
que l'affaiblissement de la propriété et la désagrégation d'un
ordre social fondé sur la propriété favorisent au plus haut point·
l'affaiblissement de l'argent, par l'inflation, et cela de multiplœ
façons. Inversement, il saute aux yeux que l'affaiblissement de·
l'argent stimule les forces qui ébranlent les positions de la proo~
priété : dans les masses la volonté e.~ _la capacité de devenir
propriétaire diminuent et l'intérêt des revenus garantis par un
État-Providence et par le« plein emploi>> ne cesse d'augmenter.
S'il est vrai que, d'une part, cet affaiblissement renforce la re--
cherche des « valeurs sûres >>, de l'autre, il expose la propriété à·
toutes les secousses et aux tensions sociales qui sont caraètéris-
tiques du climat de l'inflation, et il renforce l'antagonisme entre
ceux que l'inflation dépouille et ceux qui arrivent à se protéger
de ses effets. Ici encore nous évoluons à l'intérieur d'un cercle
vicieux, dont il n'est pas aisé de se dégager, surtout si l'on
partage l'optimisme négligent de ceux qui ne veulent pas regar-
der en face les faits et les problèmes de la crise.

3. ÉCONOmE DE MARCHÉ ET COLLECTIVISME.

Ces considérations nous ont déjà permis de pénétrer dans le


domaine particulier du fait économique, qui nous donne l'occasion
d'examiner la situation d'ensemble, telle qu'elle se présente aprèg
quinze- ans, du point de vue de l'éeonomiste. lei se pose ~-
32 BILAN. DE QUINZE ANNÉES

la question de savoir dans quelle mesure et avec quelle persis-


tance, la forme d'organisation économique appropriée à une so-
ciété libre, à savoir l'économie de marché, a pu se maintenir
et s'affirmer devant l'organisation économique du collectivisme,
qui, à la longue, est incompatible avec une société libr~.
A première vue, le partisan de l'économie de marché a, semble-t-
il, des raisons de considérer avec satisfaction la lutte entre ces
deux principes d'organisation économique, telle qu'elle s'est dé-
roulée pendant ces quinze années, et d'en tirer des raisons d'es-
poir. Il se sent d'autant plus justifié à adopter pareille attitude
qu'il se souvient à quel point la cause de l'économie de marché
se présentait sous un jour défavorable lorsque la deuxième guerre
mondiale et son issue semblèrent confirmer le triomphe du col-
lectivisme dans le monde entier. Économie de contrainte et éco-
nomie planifiée, avec leur appareil de formulaires, fixations de
prix, rationnements, interdictions, autorisations, amendes et
contrôles policiers, paraissaient, soutenues par les idéologies col-
lectivistes, sur le point de remporter une victoire définitive.
Lorsque la deuxième guerre mondiale prit fin, un petit nombre
seulement d'économistes osèrent délivrer un certificat debonne
conduite à l'organisation libre de l'économie de marché ou même
lui prédire encore un avenir. A leur tête il s'en trouvait quelques-
uns qui se sont demandés de bonne heure quelles difficultés fon-
damentales devaient faire échouer l'économie collectiviste au-
toritaire et quels avantages incomparables aurait à lui opposer
l'économie de marché. Bien avant que l'économie de marché ne
redeVienne, conformément à leur attente, une réalité s'imposant
d'elle-même et la source du bien-être des masses, des hommes
prirent la plume pour vulgariser l'idée d'un ordre économique
conçu comme un système de principes directeurs et moteurs
de l'économie, et pour faire comprendre qu'en définitive il s'agit
seulement de choisir entre deux systèmes : le système collecti-
viste fondé sur la planification et l'autorité (« l'administration
économique centralisée» de Walter Eucken) et le système, op-
po~é, de l'économie de màrché.
A notre époque, où l'on oublie si vite, il n'est certes pas su-
perflu de rappeler combien la cause de l'économie de marché
semblait compromise et la lutte de ses défenseurs désespérée.
Comment se présentait en réalité la situation à la fin de la deu-
xième guerre mondiale 1 Pendant tout un siècle, une des raisons
BILAN DE QUINZE ANNÉES 33

des progrès du socialisme avait été le mythe de sa nécessité


historique, dont l'a paré surtout Marx. L'attrait publicitaire de
ce mythe, qui va an devant de la paresse intellectuelle de l'individu
moyen, devait naturellement croître quand on eut le sentiment
que le «jour de l'accomplissement» était arrivé. Il est difficile
de résister à la force de séduction d'une idée, qui non seulement
est promise à la victoire dans l'indicateur de l'Histoire, connu
seulement par les gens éclairés, mais qui paraît avoir déjà rem-
porté cette victoire. Telle était exactement la situation. Presque
partout dans le monde avait triomphé une mixture de politique
monétaire expansionniste et d'économie de contrainte paraly-
sant le mécanisme des prix, mixture qui se trouvait au service
de la «planification », de la « socialisation >>, et du «plein emploi >>.
C'était l'esprit « gauchiste » en politique économique. A sa vic-
toire ont contribué« l'économie nouvelle», nourrie des idées de
Keynes (la plupart du temps mal comprises), et l'héritage de
la guerre et de l'économie de guerre, tous deux sons différentes
formes. Ce triomphe fut assuré par un antre mythe, selon lequel
la victoire des alliés sur les pays f~cistes avait été la victoire
d'un front « antifasciste », c'est-à-dire d'un front où les forces
socialistes et progressistes étaient prépondérantes, sur un groupe
de puissances faussement interprété comme ultraconservateur,
« réactionnaire » et « capitaliste monopoliste ». L'aveuglement
avec lequel on avait intégré dans ce front « antifasciste» la Russie
totalitaire et collectiviste, correspondait à la volonté bien arrêtée
de ne pas reconnaître que le national-socialisme allemand était,
au moins dans un sens technique, au même titre que l'Union
soviétique, un exemple vraiment classique d'un socialisme ac-
compli, remontant an même ancêtre spirituel que le socialisme
<<démocratique». Des gens comme F. A. Hayek (et comme
l'auteur de ce livre) qui eurent le déE!_orable manque de tact de
détruire ce mythe, savent par expérience ce qui arrive quand
on s'attaque à une hérésie populaire 1 •
On comprend donc maintenant l'importance du fait que peu
à pen un groupe de pays ait constitué en Europe un îlot à
«contre-courant>>, assez audacieux pour ignorer l'indicateur de
l'histoire. En 1945, la Suisse était devenue une sorte de pièce de
musée de l'époque libérale, que l'on prétendait ignorer avec un
1. n est presque superflu de mentionner que le texte fait allusion prin·
cipalement au livre de Hayek : La route de- la servit-ude, Paris, 1945.
34: BILAN DE QUINZE ANNÉES

sourire supérieur. La situation changea pourtant sensiblement


quand en 1946 la Belgique suivit la Suisse et, en s'engageant
dans la voie d'une économie de marché non-inflationniste, réw
blit bientôt l'équilibre de son économie avec un succès tel
qu'elle n'eut pas à recourir à l'aide du plan Marshall, destinée
à pallier les difficultés des pays socialistes. En même tempes
la Suède, dont la situation de départ avait été tout à. fait compa•
rable à celle de la Suisse, s'efforçait avec succès, sous la direction
des théoriciens socialistes, de prouver que, même dans un pays
riche et épargné par la guerre, on peut en un tournemain dévao.
loriser une monnaie forte en pratiquant un « dirigisme gauchiste »
rigoureux. Mais la. Belgique ne possédait-elle pas les trésors du
Congo, qui pouvaient expliquer ce << miracle, » sans ébranler la
foi socialiste et inflationniste ' En réponse à cette objèction,
un nouveau défi fut lancé en 1947 : l'Italie rallia ce noya.ù
de pays libéraux non inflationnistes et put se tirer du maré..
cage de l'inflation et de l'économie de contrainte. Tel fut en
effet le résultat de la fameuse politique d'Einaudi, d'abord
gouvemeùr de la Banca à'ltalia, puis Président de la Répu•
blique, qui mit en pratique ses connaissances de professeur
d'économie politique. Malgré l'étendue de ce succès, qui a pl'O-"
bablement épargné à l'Italie une victoire du communisme, de
nombreux problèmes, propres à l'Italie atténuèrent son reten•
tissement.
Le coup décisif vint de l'Allemagne au cours de 1948 : là
encore un professeur appliquant la théorie, Ludwig Erhard et
son équipe, répondit à la faillite manifeste du collectivisme
inflationniste, à « l'inflation refoulée», par un retour résolu
à l'économie de marché et à. la discipline monétaire. Il eut
l'insolence de remporter. un succès qui dépassa. toute attente 1 •
Ainsi s'ouvrait un chapitre de l'histoire économique où, &veo
une force véritablement épique, la ruine totale d'un peuple
et son redressement, liés à une chute sans précédent de son

, 1. Le chemin parcouru en Allemagne depuis le collectivisme inflatiODDisté


jusqu'à l'économie de marché à. monnaie stable; cf. mon livre The Solutiono/the
German Probltm, New York, 1947, où on trouyera, dans le dernier chapitre,
un diagnestib de la maladie économique de l'Allemagb~ et un plan d'81!1Sai.iü8•
sement qUi a été ensuite suivi ; voir aussi mon étude D(JIJ deut8che WirtschajtB-
ezperiment, BeiBpisl und Lehre tdans le reouëil VollbMehdftigung, Infldtion u?d
Planwirtachaft in Deut8chlan,d, und seine Lehren édité pa.r A. Hunold, Erlenbaoh-
Zürich], 1951. et mon ouvrage: EinJakrzehntSozialer MarktwUBcluJftin~­
Zand und seine Lehren, Cologne-Marienbourg, 1958.
iULAN DE QUINZE ANNÉES 35
économie et à sa. remontée rapide, se concentraient sur quel-
ques années. C'était pour le monde entier une leçon inoubliable
et unique en son genre, un exemple montrant jusqu'& quel
degré de paralysie et d'anarchie peut tomber l'économie d'un
peuple, si une politique économique erronée détruit les bases
de l'ordre économique ; un exemple montrant aussi qu'elle peut
survivre à cette chute et remonter rapidement la pente, une fois
que les erreurs de politique économique ont été identifiées et
écartées.
Voilà un pays désespéré, dévasté par la guerre, lessivé par dix
ans d'inflation refoulée, mutilé, démoralisé par l'issue tragique
d'une guerre injuste et la révélation d'un despotisme haïssable,
un pays encombré de réfugiés. Or, entre tous les pays, c'est
précisément celui-là qui eut le courage d'opposer au triomphe
de la politique collectiviste-inflationniste en Europe un con-
tre-programme de marché libre et de discipline monétaire, sous
les yeux effrayés des jeunes économistes des puissances occu-
pantes, qui avaient été élevés dans les conceptions de Marx,
de Keynes et de leurs glossateurs. Non seulement le succès fut
écrasant, mais il grandit de façon irrésistible, en même temps que
la faillite du socialisme en Grande-Bretagne (qui avait remplacé
la Russie soviétique, définitivement compromise, en tant que
terre · promise du socialisme) devenait toujours plus évidente
et donnait l'impression que le pays vaincu était plus riche que
le pays victorieux 1.
C'était là une provocation intolérable parce qu'elle sonnait
le glas du mythe socialiste. Le fait que ce soit l'Allemagne vaincue
qui ait donné cette leçon de bien-être par la liberté pouvait
paraître choquant à certains, et peu de gens comprirent que c'éta.it
aussi une manière, qui avait sa noblesse, de réparer le malheur
que ce même pays venait de répandre sur la terre : donner à un
monde trop avide de nouveauté, l'exemple d'une ligne opposée
au collectivisme inflationniste dans lequel le national-socialisme
s'était lancé. Le succès de cette ligne de politique économique
diamétralement opposée à la nouvelle doctrine gauchiste de
l'économie était intolérable.
C'est pourquoi des théories fausses cachant des désirs inavoués

l. A ce sujet, cf. surtout le rapport que j'ai rédigé en été 1950 pour le compte
du gouvernement Adenauer sur la situation économique allemande : la' die
deutache Wirtschaftspolitik richtig ?, Stuttgart, 1950.
36 BILAN DE QUINZE ANNÉES

ont été accumulées pour justifier cette kyrielle de prophéties


sinistres qui ont accompagné la politique économique allemande
de triomphe en triomphe. Lorsque ces faux prophètes de toute
espèce sombrèrent dans le ridicule, à force d'émettre des prédic-
tions infirmées par les faits, ils eurent recours à une tactique
différente. Ils parlèrent le moins possible des succès de l'économie
allemande de marché, ou bien s'efforcèrent de les minimiser en
se servant de toutes les astuces de la statistique, en déformant
grossièrement les faits et en mettant en relief les problèmes non
résolus, tandis qu'ils en exagéraient l'importance et en rendaient
l'économie de marché injustement responsable. Les rapports an-
nuels de la Commission Economique pour l'Europe de Genève
surtout constituent une véritable mine pour ceux qui veulent
étudier de tels procédés.
Ces prophètes de malheur avaient commencé par affirmer que
l'Allemagne occidentale ainsi tronquée n'était pas économique-
ment viable. Ce thème lancé en mineur fut ensuite repris avec
toutes sortes de variations jusqu'au moment où cette musique
funèbre dut rapidement se taire devant le fait que l'Allemagne
était devenue une des premières nations industrielles et commer-
çantes du monde, la première puissance économique du continent,
pourvue d'une des monnaies les plus solides et les plus recherchées.
On essaya alors d'autres arguments. Il ne s'agissait plus que
d'une prospérité trompeuse, disaient les uns. La réforme moné-
taire et le plan Marshall dispensaient ces bénédictions et l'éco-
nomie de marché n'y était pour rieu, assuraient les autres. Une
brebis galeuse, expression de la funeste réaction économique et
de l'étouffante déflation, voilà ce qu'était cette Allemagne, à
côté de la Belgique et de l'Italie :l'enfant qui causait le plus de
soucis à la famille européenne, laissaient sérieusement entendre
les rapports annuels de la Commission Economique pour l'EurO'pe.
Que l'Allemagne soit incontestablement florissante, cela n'avait
rien à voir avec l'économie de marché, car les Allemands sont
travailleurs, peu exigeants et économes: telles étaient les excuses
invoquées par d'autres. Il est inutile de continuer l'énumération
de ces allégations embarrassées et de ces absurdités, car l'évolu-
tion des faits les a depuis longtemps dépassées. Ainsi la leçon
que l'Allemagne, puis dans des conditions aussi difficiles l'Au-
triche, ont donnée grâce à leur économie de marché et leur dis-
cipline monétaire, a échappé de plus en plus à la critique déma-
BILAN DE QUINZE ANN"ÉES 37

gogique et aux luttes idéologiques entre les partis, pour devenir


une des raisons principales pour lesquelles partout en deçà du
rideau de fer (en dehors de l'Europe il faudrait encore citer
l'exemple impressionnant du Pérou), l'économie de marché a
contraint le collectivisme à la défensive.
Si nous jetons aujourd'hui un coup d'œil sur le développement
économique des principaux pays occidentaux depuis la dernière
guerre mondiale, il nous apparaît en effet comme l'évolution
d'une maladie sans précédent du système économique, suivie
d'une guérison encore loin d'être complète, encore incertaine,
mais comportant tout de même de~ progrès impressionnants.
La maladie avait sa cause dans des expériences économiques de
dilettantes, où l'inflationnisme et le collectivisme étaient en-
semble à l'œuvre. Par contre la part de guérison obtenue, on
doit l'attribuer, nous le répétons, à l'utilisation d'une recette au
fond très simple : rétablir un système monétaire stable, capable
de fonctionner, et libérer l'économie de la planification qui a
entravé l'effet régulateur et stimulant de la liberté des prix et
de la concurrence, ou qui l'a même complètement paralysé.
Dans certains pays, surtout en Allemagne, la guérison a été
aussi radicale que la maladie avait été foudroyante. C'est elle
seule qui a rendu possibles les progrès extraordinaires dans la
normalisation des relations économiques internationales, prin-
cipalement à l'intérieur de l'Europe.
Aujourd'hui, ces expériences ont produit de si fortes impres-
sions que la querelle sur les principes d'une politique écono-
mique valables dans une société libre, a sans doute beaucoup
perdu de sa violence. Socialisation et planification, ces grands
mots d'ordre de l'après-guerre, ont perdu de leur attrait et ne
trouvent plus qu'un faible écho même dans les rangs des socia-
listes. L'enthousiasme pour les idées (et pour le nationalisme qui
leur est étroitement lié) semble se limiter de plus en plus aux pays
sous-développés des Nehru, Soekarno, Nasser, U Nu, et de leurs
pareils, et même dans ces pays il n'est pas invraisemblable que
la fièvre ne tombe bientôt. C'est malgré tout un changement
réjouissant dans l'atmosphère des discussions sur la politique
économique qu'il ne faut pas sous-estimer, même si certaines
exigences, que les adversaires déclarés et surtout les ennemis
secrets de l'économie de marché formulent encore sous d'autres
noms, ressemblent singulièrement à celles qui, sous leurs anciens
38 BILAN DE QUINZE ANNÉES

noms, sont tellement discréditées que l'on préfère leur en donner


d'autres.
Toutefois, il ne faudrait pas surestimer la victoire de l'économie
de marché et tenir ses résultats pour définitifs. Il ne faut d'abord
pas oublier que cette victoire est rien moins que complète. Lais-
sons même de côté le fait que la domination d'un collectivisme
totalitaire sur un tiers de l'humanité demeure intacte malgré
toutes les concessions à la « responsabilité personnelle » et à
la « décentralisation ». Il faut songer que même dans le monde
libre de nombreux pays demeurent imprégnés de résidus im-
portants de politique collectiviste. Leur élimination rencontre
des résistances· acharnées, même sous des g{)uvernements non
socialistes. Certains de ces pays, en premier lieu les pays scan-
dinaves, subissent toujours autant l'influence des principes, des
institutions et des idéologies de l'État-Providence socialiste, si
bien qu'il faut envisager avec pessimisme leurs efforts pour ré-
sister efficacement à la pression inflationniste qui en résulte.
C'est en même temps une des principales raisons de la difficulté
de rétablir une convertibilité des monnaies libre et intégrale,
fondée sur l'équilibre des relations économiques entre les na-
tions. Mais par là, demeure toujours inachevée une organisation
monétaire universelle comportant des marchés de devises libres
et stables, qui serait comme le noyau d'une véritable intégration
de l'économie mondiale. Et en raison de cette carence même,
on stimule toutes sortes de tentatives de dirigisme international.
Certaines voies de l'intégration économique européenne prouvent
clairement que. de là part une réaction en retour sur chaque
économie nationale particulière, qui affaiblit l'économie de
marché.
Mais on se tromperait beaucoup si on considérait comme as-
surée la situation de l'économie de marché, même dans des pays
comme l'Allemagne. Sur ce point il faut d'abord corriger l'idée
que, dans le cas de la réforme économique ·allemande, il s'est
agi d'un simple acte de libération consistant à couper les en-
traves pour ouvrir la voie à un processus naturel et spontané de
guérison et de croissance. Naturellement, les choses ne se sont
pas passées ainsi : l'histoire de la politique économique de l'Alle-
magne depuis 1948 a plutôt démontré. qu'il en est de la liberté
de l'économie comme de la liberté en général : selon le mot de
Goethe, elle doit être conquise par un combat de tous les jours.
BILAN DE QUINZE ANN:éES 39

Certes, l'acte de libération était la condition nécessaire de la


guérison et de la croissance, mais non pas suffisante. L'exemple
de l'économie allemande de marché montre que cette condition
doit être gagnée et garantie par un effort incessant, une lutte
contre des tentations et des dangers toujours nouveaux et un
accomplissement toujours renouvelé de tâches constamment dif-
férentes. Son histoire ~n Allemagne de 1948 à nos jours a été un
combat continuel pour résoudre des problèmes anciens et tenaces
ou d'autres nouveaux et constamment différents. Tantôt il s'agit
du commerce extérieur, tantôt du marché des capitaux, tantôt
des finanoes publiques, tantôt des tensions sociales, tantôt de
l'agriculture et tantôt des transports. Sur le champ de bataille
de la démocratie et sous le feu de la démagogie sociale, l'élimi-
nation s'est montrée difficile, ici comme partout, des mines que le
collectivisme a laissées dans l'économie de marché (par exemple
le contrôle des loyers).
C'est sur tous ces fronts et aussi sur d'autres encore, que la
politique économique en Allemagne a combattu jusqu'à présent,
à vrai dire avec des fortunes diverses. Parfois des bévues ont été
commises, dont il n'est guère possible de corriger les effets. On
obtint aussi des succès brillants, comme ce fut le cas pour la nor-
malisation et l'essor du commerce extérieur et pour l'heureuse
stabilisation de la monnaie. Entre ces extrêmes, se situent de8
résultats moyens, plus ou moins satisfaisants, les demi-succès,
les trois-quarts de succès ou bien (comme dans le cas de l'agri-
culture et des finances publiques) les tentatives restées vaines
jusqu'à maintenant pour résoudre des problèmes permanents.
Le plus grave, c'est qu'en dépit de tous les progrès et des résul-
tats considérables en matière d'investissements, la pauvreté en
capitaux pèse lourdement sur l'économie allemande de marché.
Cette situation s'est encore aggravée du fait que les efforts
pour créer un marché de capitaux réellement libre et capa-
ble de fonctionner, ont donné jusqu'à tout récemment des résul-
tats insuffisants. C'est dans ce domaine que l'économie allemande
de marché avait sans doute essuyé sa défaite la. plus flagran-
-te, plus par mépris de ses principes que par leur mise en appli-
cation. Quoiqu'il en soit, de ce côté un grave danger la
menace toujours. La situa.t~on n'est pas différente en Autriche.
Bien plus, on peut dire qu'au centre des préoccupations univer-
selles, se pose la question de savoir comment on pourrait assurer
40 BILAN DE QUINZE ANNÉES

un afllux suffisant de capitaux pout rendre possible à l'avenir


un développement économique continu du monde libre. Cet
a:ffiux de capitaux devrait prendre sa source dans une épargne
réelle et non pas dans l'inflation et les taxations, et seulement
pour une part réduite dans les bénéfices des entreprises (auto-
financement).
Si nous nous tournons de nouveau vers la situation générale
de l'économie de marché dans sa lutte contre le collectivisme,
en prenant l'exemple si instructif de l'Allemagne, il reste tout de
même très douteux que la nature de l'économie de marché, ses
conditions et ses modalités soient vraiment comprises par tout
le monde, malgré les enseignements de l'expérience et les
efforts pédagogiques des économistes. Comment expliquer en
effet qu'on ait pu encore aujourd'hui en venir sérieusement à
l'idée de réagir contre les hausses inflationnistes par un système
de prix imposés et un appareil de contrôles, comme si on avait
oublié toutes ces décades d'inflation refoulée 1 C'est ainsi que
les essais de planification - tantôt ici, tantôt là, tantôt sous un
nom, tantôt sous un autre - ont encore beau jeu.
La tentation subsiste d'avoir recours à une réglementation au-
toritaire pour résoudre un problème quelconque. En Europe, cet
état d'esprit se manifeste de façon particulièrement absurde :
on attend qu'une autorité supranationale agissant à l'échelon in-
ternational résolve les problèmes restés sans solution à l'échelon
national. Ainsi, sous le couvert de l'économie de marché, on en-
courage tme évolution vers la sclérose bureaucratique et la toute-
puissance de l'État. Il reste la tendance qui consiste à confier
à l'État des tâches toujours nouvelles au nom de la sécurité
économico-sociale, et par conséquent à imposer des dépenses
toujours nouvelles au contribuable.
On perd ainsi l'espoir d'aniver à diminuer le poids écrasant des
impôts pour les rendre supportables, car leur pression est à la
longue incompatible avec une économie et une société libres et
équilibrées. Quand, comme c'est aujourd'hui de plus en plus le
cas, l'État absorbe de 30 à 40 % du revenu national en impôts,
l'économie de marché se décompose et se trouve finalement pa-
ralysée, tandis que les forces exerçant une pression inflationniste
se font sentir davantage. Sous la surcharge fiscale, l'économie de
marché et toutes les réactions nécessaires à sa bonne marche ne
fonctionnent plus dans les conditions prévues par la théorie et
BILAN DE QUINZE ANNÉES 41

exigées par l'ordre économique. Les décisions prises dans les mé-
nages et les entreprises déforment l'ensemble du processus éco-
nomique, lorsqu'elles dépendent de l'administration des finances
plus que du marché. En même temps il en résulte un engourdis-
sement des activités à tous les échelons et dans tous les domaines.
Par un système d'impôts devenu extrêmement compliqué et
obscur, et en même temps décisif pour le destin économique de
l'individu et des entreprises, l'État a mis sur pied un dirigisme
aussi discret et sournois qu'efficace, pour troubler l'économie de
marché et la sélection des entreprises ; l'épargne est maintenue
au-dessous du niveau nécessaire au financement des investisse-
ments alimentant la croissance économique sans expansion in-
flationniste des crédits. En même temps l'intérêt perd toute son
efficacité, indispensable dans l'économie de marché, parce que,
en tant que faoteur de qépense, il est refoulé de plus en plus par
le poids des impôts. Ainsi on provoque la déroute sur le marché
des capitaux et en même temps on accentue de façon in-
quiétante les tendances inflationnistes de notre époque. La poli-
tique fiscale de type ancien se transforme en un socialisme fiscal
qui aboutit à une « socialisation » des revenus dans une propor-
tion croissante. Ainsi il apparaît, hélas, toujours plus clairement
qu'une telle hypertrophie du budget de l'État, allant de pair avec
un changement de ses objectifs dans un sens tout à fait socialiste,
non seulement devient une des sources d'une constante pression
inflationniste, mais qu'à la longue elle ne peut plus se concilier
avec le système de l'économie de marché 1 •
Sous la pression exercée par les gouvernements, aiguillonnés
par les bénéficiaires de cet état de choses, cette évolution s'ac-
centue considérablement dans la plupart des pays, même dans
un pays comme l'Allemagne, modèle de l'économie de marché :
les entreprises d'État augmentent de plus en plus. Ainsi se
créent de véritables bastions du pouvoir et du monopole d'État.
En même temps on voit subsister le ressentiment social, la méfiance
1. Socialisme fiscal: c'est surtout Colin Clark (d'abord dans son essai Public
Finance and Changes in the Value of Money, « Economie Journal »,
décembre 1945) qui a. expliqué que si la part du fisc (c'est-à-dire la part du
revenu national réclamé par le budget de l'État) dépasse à peu prèslequartdu
revenu national, cela produit nécessairement à la longue des effets inflation-
nistes. On peut discuter sur le pourcentage critique (cf. à ce sujet la discussion
dans la. .Review of Eoonomica and Statistics, août 1952), mais la tendance elle-
même semble claire. G. Schmolders a apporté une contribution importante sur
cette question: Steueraystem und Wettbewerbsordnung, « Ordo, Jahrbuch für
die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft », 1950.
BJLAN DE QUINZE ANNÉES

haineuse et économiquement déraisonnable à l'égard de tout ce


qui rappelle le capital et l'entrepreneur. On s'obstine à. mécon·
naître les tâches des entrepreneurs et les conditions indispen·
sables à l'exercice de leurs fonctions, essentielles pour l'éco..
nomie de marché. L'économie libre n'est pas séparable du
libre entrepreneur et du commerçant·, de même qu'elle ne se
conçoit pas sans prix et sans marché libres. Nous ne pouvons
donc pas défendre l'économie libre contre les courants collec·
tivistes de notre époque, toujours puissants, si nous n'avons ·pas
en même temps le courage de protéger ces piliers de l'économie
libérale, pour assurer leur protection contre la vague de méfiance
et de ressentiment à laquelle ils sont exposés - dans le Vieux
Monde plus que dans le Nouveau.
Nous pouvons le faire avec d'autant plus de s-ûreté et d'effi-
cacité si les entrepreneurs eux-mêmes se déclarent partisans de
cette libre concurrence, qui fait d'eux des serviteurs du marché,
leur succès personnel étant alors fonction des services qu'ils
rendent à l'ensemble. Sinon, ils nous attaquent eux-mêmes par
denière. Mais la tâche de garantir cette libre concurrence et
d'entraver la concentration du pouvoir économique est extrême·
ment ardue. Dans l'éventualité la plus favorable, on ne pourra
la mener à bien sans des compromissions et des concessions,
surtout qu'en même temps on doit se soucier de protéger la
concurrence des déformations de toutes sortes, et veiller qu'elle
soit menée loyalement. En effet il faut qu'on ne puisse accéder
à la réussite en affaires que par la porte étroite des meilleurs ser-
vices rendus aux consommateurs, et que restent donc interdites
·toutes les portes dérobées d'une concurrence déloyale qui per-
turbe le marché. Les hommes d'affaires ne les connaissent que
trop bien. En fait, cette tâche n'a trouvé jusqu'à présent dans
aucun pays de solution, même à peu près satisfaisante. Dans le
meilleur des cas, on se débat contre elle, comme aux États-Unis
et en Allemagne, et dans le pire des cas on ne s'en soucie pas
du tout.
Quoiqu'il en soit, on peut enregistrer des progrès dans la solu-
tion de ce problème consistant à assurer une libre concurrence
entre producteurs et à la protéger contre les super-puissances
économiques. Cela nous laisse espérer qu'on finira par en venir
à bout. Par contre un monopole demeure tout à fait intact et
risque même de devenir plus fort et plus menaçant. Surgi de
BILAN DE QUINZE ANNÉES 43

causes très profondes, il s'est affirmé, avec une ra.pidité.inquié-


tante, comme un bastion des plus forts et des plus dangereux
parmi les puissances économico-sociales. Nous avons nommé cette
concentration de l'offre sur le marché du travail que réa.lisent les
centrales syndicales qui, surtout aux États-Unis, utilisent toutes
les armes des monopoles sans même reculer devant le chantage
ouvert... Ce monopole est plus dangereux que tous les autres,
parce que ses effets se font sentir partout ; le plus néfaste de ces
effets, il faut le souligner, c'est la pression inflationniste de notre
époque. C'est d'autant plus grave que peu de gens lui recon-
naissent cette nature et même ceux-là, s'ils ne sont pas libres et
indépendants ou bien s'ils manquent de courage pour assumer
les conséquences d'une prise de position.franche en faveur de la.
vérité, se gardent bien de dire ce qu'ils savent. Mais comme la
fatalité de l'évolution moderne veut que le nombre diminue de
plus en plus de ceux qui sont assez libres et assez indépendants
pour que leur courage ne signifie pas suicide, on peut imaginer
quelles sont les chances de résoudre un problème dont on ne
parle même plus franchement 1.
Tous ces dangers sont commandés par un problème qui domine
tout et auquel nous nous heurtons presque toujours lorsque nous
réfléchissons au destin des nations industrielles fondées sur la
liberté économique, destin qu'elles abordent avec une insou-
ciance effrayante, voire avec une véritable fierté pour ce que l'on
prend pour un progrès. C'est le problème de la concentration
croissante. Sur tous les plans, le terme étant pris dans son accep-
tion la plus large: concentration du pouvoir de l'État et de l'ad-
ministration; des forces sociales et économiques, para-étatiques
ou subordonnées à l'État, concentration des décisions et des res-
ponsabilités qui deviennent par conséquent de plus en plus ano-
nymes, ou insaisissables et inquiétantes ; concentration des
hommes dans des organisations, dans de grandes villes et des
centres économiques ; concentration des entreprises et des usines.
Si nous voulons tout réduire à un dénominateur commun, la
concentration demeure la maladie spécifique de notre époque, le

1. Puissance des syndicats: Henry C. Simons, Reflections on Syndicalism


( « Journalof Politica.l Economy », mars 1954, réimprimé dans « Economie Policy
for a Free Society», Chicago. 1948); Fritz Machlupp. MOtWpoliBtic WageDeter-
mination•.• ; Goetz Briefs. Zwischen Kapitalismus und Syndikalismus, Berne,
1952; Hans Willgerodt, Die Kriais der sozialer Sicherheit und das Lohnproblem,
« Ordo-Jahrbuch », 1955. Pour le reste, je renvoie aux chapitres 4 et 5.
BILAN DE QUINZE ANNÉES

collectivisme et le totalitarisme apparaissant comme la forme


exa.cerbée, mortelle de cette maJ.a.die.
Nous sa\"ons tout ce qu'implique ce processus de la concentra-
tion croissante pour une société saine, heureuse et bien ordonnée.
Il signifie surtout destruction de la classe moyenne véritable,
c'est-à-dire de cette classe d'individus indépendants, respon-
sables, disposant d'une propriété et d'un revenu modestes ou
moyens, possédant les vertus civiques sans lesquelles ne peut
subsister, à la longue, une société libre et équilibrée. Ce qui
reflète cette destruction, c'est l'augmentation continuelle du
nombre d'individus dépendants, des bénéficiaires de salaires et
de traitements ayant pour concept économique central les
rentrées d'argent et non pas la propriété, des ouvriers et des
employés qui se réduisent de plus en plus à un type humain
unique et donnent naissance à la société moderne des employés.
C'est la multiplication des millions de gens qui peuplent les bu-
reaux et les ateliers des grandes entreprises. Il est possible que
dans beaucoup de cas la. grande entreprise l'emporte par sa tech-
nique et son organisation, bien que sa supériorité soit,perpétuel-
lement surestimée et que souvent sa force vienne simplement
de l'appui artificiel et même peut-être involontaire que lui prête
la politique économique et fiscale des gouvernements. Mais si
l'homme et la société déterminée par lui n'y trouvent pas leur
compte, nous commettons une grossière erreur de calcul, dont
peuvent surgir les plus graves dangers pour une société et une
économie libres.
En tout cas, il saute aux yeux que la voracité destructrice
de l'État et la. concentration de son pouvoir menacent la liberté
et l'ordre économique et social, en raison du trop grand poids
de sa gestion. Qui peut s'illusimmer sur l'importance du fait
que l'État moderne vise de plus en plus, avec un zèle tout parti-
culier avant les élections, à distribuer de tous côtés, tantôt en
faveur de ce groupe-ci, tantôt en faveur de ce groupe-là, la sécu-
rité, le bien-être et l'assistance 1 Ne sait-on pas ce qui arrive
lorsque les gens de toutes les classes sociales, sans excepter les
entrepreneurs, prennent l'habitude de voir dans l'État uue sorte
de providence terrestre 1 N'est-ce pas justement ce rôle qui
augmente démesurément la puissance de l'État même en deçà
du rideau de fer 1 L'État ne répond-il pas toujours mieux à la
définition malicieuse que Frédéric Bastiat en a donné il y a un
BILAN DE QUINZE ANNÉES

siècle, lorsqu'il parlait de la «grande fiction à. travers laquelle


tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde » !
Cet État, qui prend des proportions colossales, qui joint des
impôts accablants à des dépenses énormes, est en même temps
le responsable principal de l'inflation, ·qui se révèle de plus en
plus un mal chronique de notre époque. Cette inflation va réelle-
ment continuer son œuvre destructrice aussi longtemps que l'État
ne réduira pas sensiblement son champ d'action et que ne seront
pas profondément révisés certains idéaux populaires relatifs à.
la politique économico-sociale moderne : << plein emploi à. tout
prix », État-Providence, puissance des syndicats au service d'une
augmentation inflationniste des salaires et autres idées semblables.
Peut-on espérer un tel revirement dans une '<société d'employés»,
dans une démocratie de masses emportée par le phénomène de
la concentration !
Il est évident que la réalité actuelle de l'économiede marché,
même en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis, est loin de la
perfection supposée par la théorie. A la vérité nous avons à faire
à un système mitigé dont il est parfois difficile de discerner le
noyau formé par l'économie de marché, à une cacophonie où
on ne distingue pas toujours très nettement la liberté économique
comme note dominante. Si l'économie de marché garde encore
son rendement en dépit d'empiètements de toutes sortes, et qui
dépassent la mesure d'une façon autrefois inconcevable, cela ne
prouve pas que de tel1es déformations et hypothèques soient
inoffensives ou même utiles, mais seulement que l'économie de
marché est d'une robustesse étonnante dont, semble-t-il, il est
difficile de venir à bout.
D'autre part, il est indubitable qu'il existe un point critique
où les symptômes de surcharge d'une telle économie de marché
deviennent vraiment inquiétants. Par là nous touchons à. un pro-
blème qui n'a pas encore été traité à fond comme ille mériterait.
Mais les interventions abusives de l'État, qui détournent l'éco-
nomie de marché du chemin que lui assignent la concurrence et
le mécanisme des prix, l'accumulation des interdictions et des
ordonnances arbitraires, la diminution des stimulants écono-
miques, les entraves de plus en plus nombreuses aux libertés
élémentaires de l'économie, tout cela provoque nécessairement
de fausses manœuvres, des congestions, des diminutions de rende-
ment et des déséquilibres de toutes sortes. D'abord on élimine
48 BILAN fiE QUINZE ANN~ES

les inconvénients sans trop de difficultés, puis ils finissent par


devenir une V'éritable calamité à. mesure que les interventions
augmentent. Le pire, c'est que l'on fait passer les perturbations
provoquées par ces interventions pour une preuve de l'insuffi-
sance de l'économie de marché elle-même, et on en tire ainsi
àutant de prétextes pour de nouvelles interventions encore plus
d~terminantes. TI faut du reste une. perspicacité assez peu com-
mune pour reconnaître que c'est l'intervention en question qui
est fautive. La réglementation en matière de logement, tous les
initiés le savent, dépasse tout en injustice et en déraison écono-
mique ; sans apporter aucun remède, elle pèse en outre sur le
marché des capitaux. Et c'est~ justement dans les pays modèles
de l'économie de marché, un exemple particulièrement frappant
et déprimant de ce que nous venons de dire plus haut.
En passant en revue les dangers qui menacent aujourd'hui de
tous côtés l'économie de marché, nous avons vu que sa situation
n'est pas aussi bonne que son succès pourrait nous le faire croire.
Nos soucis ne proviennent pas des éventuels défauts de l'écono-
mie de marché ; au contraire, les raisons pour lesquelles nous
prenons parti pour elle sont aussi fortes que jamais. Justement,
sachant combien de choses dépendent de la nécessité de la con-
server, de la protéger et de la faire progresser en face des dangers
du collectivisme, nous craignons pour elle, parce que le milieu
social et les conditions politiques dont dépendent sa réussite lui
sont dans l'ensemble très défavorables et promettent plutôt de
lui nuire encore davantage si nous ne restons pas vigilants et
n'agissons pas. Économie de marché, mécanisme des prix et con·
currence, d'accord; mais cela ne suffit pas. Ils peuvent être liés
aussi bien à une structure saine qu'à une structure morbide de
la société. Que l'une ou l'autre de ces deux éventualités soient
données décidera en définitive non seulement de la proportion
moyenne de bonheur, de bien-être et de liberté, mais aussi du
destin de l'économie de marché. L'économie de marché d'une
société atomisée, nivelée, prolétarisée et en proie à la concentra-
tion est autre chose que l'économie de marché d'une société où
la propriété est largement distribuée ; d'une société d'hommes
dont l'existence est bien ancrée, et de véritables communautés,
qui, en commençant par la famille, donnent à l'individu une
tenue morale ; d'une société munie de contrepoids contre la
concurrence et le mécanisme des pri~, formée par des individus
B~ DE QUINZE ANNÉES 47
enracinés et dont l'existence garde les attaches naturelles de la
vie ; d'une société pourvue d'une large ceinture de classes
moyennes indépendantes ; d'une société qui maintient des pro•
portions saines entre la ville et la campagne, l'industrie et l'agri-
culture, constituée enfin par bien d'autres facteurs qu'il faudrait
nommer si nous voulions décrire« l'ordre naturel».
En d'autres termes: le destin de l'économie de marché et de
son mécanisme de l'offre et de la demande se décide en défini-
tive au-delà de l'offre et de la demande.
CHAPITRE II

LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

Il y a bientôt vingt ans que l'auteur de ce livre a tenté pour


la première fois de décrire, en utilisant le mot-clé de « massi-
fication », la nature de la société de masse moderne. Il a essayé
de montrer les dangers terribles qui menacent notre culture
dans tous les domaines, surtout économique et social, au
milieu d'un monde qui malgré toutes les catastrophes trouve
toujours sa consolation dans le progrès matériel, voire qui en est
complètement obnubilé. Dangers imminents, de plus en plus vi-
sibles, en apparence toujours plus inévitables. Depuis, tant d'évé-
nements se sont produits, que l'on doit prendre un nouvel élan,
peut-être encore plus désespéré, en tout cas se fixer d'autres ob-
jectifs pour s'adapter aux événements. Pendant que la discussion
sur ce sujet a pris les proportions d'un fleuve immense qu'on ne
peut plus embrasser du regard, les traits de la société moderne de
masse se sont accusés de plus en plus. Dans l'ensemble, en dépit
de certains processus qui font contrepoids, de certaines consoli-
dations et compensations, ses périls sont devenus plus alarmants
que jamais 1 •
Cela nous facilite la tâche dans une mesure appréciable puisque
nous pouvons supposer le lecteur déjà familiarisé pour l'essentiel
avec la nature et les problèmes de la société de masse et avec le
processus de << massification » qui y mène. Au lieu de répéter ce
que l'on a déjà dit et ce que l'on a déjà compris depuis longtemps,
je puis me consacrer, en tirant parti de cette familiarité avec le
sujet, à la tâche agréable de dire ce qui me semble essentiel au-
jourd'hui, sans me préoccuper de donner un tableau achevé et
complet. Mes lecteurs suppléeront d'eux-mêmes les lacunes iné-
vitables de ce tableau avec leurs connaissances et leurs expé-
riences propres.
1. Littérature récente sur le thème de la. société de masse :
Hendrik de Man, Verma88ung und Ktdturverfall, Munich, 1952; Robert
Nisbet, Th6 Q1te8t for Community, New York, 1953; David Riesman, Nathan
Glazer, Reue1 Denney, The Lonely Crowd, Newhaven, 1950; Hans Freyer,
T~ tk8 gegenwârtigen Zeitalters, Stuttgart, 1955 ; Russell Kirk, A Program
for Oo~W8, Chioago, 1954; Masse und Demokratie, édité par A. Hunold,
Erlenbaoh-Zürich, 1957.
50 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

Ici une difficulté surgit déjà. Ceux-là mêmes qui croient avoir
établi dès le début le diagnostic de la «massification>> et de la
société moderne de masse et s'être émus dès le commencement
de ces phénomènes (un des premiers et des plus méritants de
ces pionniers, Ortega y Gasset, nous a quittés à un âge avancé) ;
ceux-là mêmes, plus ou moins résignés, seront aujourd'hui portés
à. remarquer qu'ici encore s'est produit ce qui a été souvent le
destin des découvertes de l'esprit. C'est ce destin qui permet
d'étudier une des lois de la société de masse: ce qui était autre-
fois vivant et plein de sens pour l'esprit devient monnaie cou-
rante qui circule de main en main en y perdant de plus en plus
son caractère propre.
Plus on parle, depuis quinze ans, de« massification>> et plus
l'idée que ce terme doit exprimer s'est, dans une certaine mesure,
estompée et diluée. D'autre part on exagère souvent en ne voyant
presque partout que« masse »et «massification». Parfois, on
n'est pas très loin de faire de ce mot, avec beaucoup de suffisance
et de fatuité (comme si« l'homme de masse», c'était toujours
l'autre) la simple expression d'un vague malaise ou même d'une
volonté franchement réactionnaire de prendre des distances à
l'égard de tout ce qui s'appelle « peuple ». C'est justement le
succès d'un nouveau mot-clé qui lui est souvent fatal en poli-
tique. En effet, à la longue, on ne peut pas l'entendre prononcer
de tous côtés, sans le sentir finalement usé ; peu à peu on
s'en fatigue, pour ensuite le critiquer et le rejeter avec dégoût.
Voilà l'explication la plus bienveillante du fait que, récemment,
certains ont affecté de prendre tout ce bruit fait autour
de la «masse» et de la «massification» pour une sorte de fausse
alerte. Ils prétendent même sérieusement n'apercevoir dans ce
processus de désagrégation de la société qu'un stade nouveau,
nullement pathologique, de l'évolution de la civilisation. A les
croire, tout serait pour le mieux, et l'avènement d'une société
paradisiaque serait même imminent ; une société qui chercherait
son bonheur et le trouverait dans les loisirs, les miracles techniques
et dans les déplacements rapides.
Certaines gens se débarrassent allègrement de ce lourd souci
qu'est la« massification» et la société de masse, en le qualifiant
de bavardage d'intellectuels. Ils parlent sans rougir d'un «nou-
veau style culturel » de notre époque, où l'on consomme une
quantité toujours croissante de ces objets qu'il est devenu hahl-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 51

tuel de prendre pour critères du niveau de vie. Nous nous conten-


terons de dire qu'ils se conduisent comme les étudiants dans la
cave d'Auerbach :
Nous voilà cannibalement à. l'aise
Tout comme cinq cents cochons !
Mais un peu plus loin Méphisto leur réplique :
Ces braves petits ne soupçonnent jamais le Diable,
Même quand il les tient au collet.
Ce que ces enfants du siècle trop satisfaits devraient com-
prendre, c'est tout simplement qu'en considérant ce problème de
la société moderne de masse comme une invention d'intellec-
tuels perdus dans les nuages, on s'interdit une véritable con-
naissance de notre époque, centrée sur ce problème. C'est le pro-
blème décisif pour l'avenir moral, spirituel, politique et écono-
mico-social du monde dans lequel nous sommes nés. Celui qui le
nie devrait réfléchir qu'en voulant ignorer et minimiser ce pro-
blème de la masse, il tombe d'accord avec les communistes et
apporte une nouvelle preuve de l'étroite parenté entre le
communisme et une certaine pensée occidentale. « Masse ))' pour
donner seulement l'exemple du dictionnaire communiste Lexi-
kon A-Z in einem Band (Leipzig, 1955), signifie simplement« la
masse des travailleurs dans sa totalité » ; et Ortega y Gasset est
un « philosophe individualiste et extrêmement réactionnaire ».
Toute appréciation de la société moderne de masse (c'est le
moins qu'il faille répondre à ceux qui prétendent nous farder la
vérité et nous tranquilliser) doit partir de la constatation qu'elle
est, peut-être pas dans tous ses éléments, mais sûrement dans son
caractère dominant et dans ses fondements, un phénomène pour
lequel nous manquent tout critère historique et toute prépara-
tion fondée sur l'expérience des époques antérieures. Cette
société est un des éléments essentiels du changement qui s'est
produit depuis cinquante ans dans la manière d'être et de pen-
ser des hommes, qui différencie radicalement notre époque de
toutes les précédentes. Cette révolution s'est produite du vivant
de nos contemporains les plus âgés (l'auteur en fait partie).
La naissance et l'extension de la société de masse, le triomphe de
la technique, des agglomérations urbaines et de l'industrie, la
marée humaine toujours croissante en sont les caractéristiques
essentielles.
52 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

1. 1\{ASSE ET MARÉE HUMAINE.

Chacun apporte sa propre expérience pour comprendre notre


problème. Lorsque nous entendons parler de la société de masse,
nous sommes d'abord frappés par la «massiveté» e.xté:rieure de
l'existence, telle que nous la vivons journellement, dans une
mesure toujours croissante, semble-t-il : pure et oppressante
quantité qui. nous entoure en tout lieu, des hommes en masse
partout, et tous plus ou moins pareils ou bien devenus sem-
blables dans leur aspect extérieur et dans leurs réactions; par..
tout des choses faites par l'homme en masse ; partout les vestiges
de la masse ; partout ses organisations et ses revendications. La
simple maîtrise de ces masses nous oblige déjà à accomplir un
effort continuel d'adaptation, à réagir selon des modes conscients
et appris, et à nous conformer à une discipline presque militaire.
Dans les villes géantes des États-Unis, on estime déjà nécessaire
de dresser les enfants des écoles au « social adjustment ))' c'est·à·
dire à l'art de faire patiemment la queue, de plier son journal
dans le métro sans gêner les autres usagers, et à toutes sortes de
gestes semblables de notre civilisation, au lieu d'utiliser pour des
choses plus importantes le temps passé en classe. Même pour
l'Europe, il ne serait pas sans intérêt d'évaluer combien d'heures
précieuses d'histoire ou d'autres matières importantes pour leur
culture, les élèves perdent à apprendre le code de la route.
Il est de plus en plus difficile d'échapper à cette massiveté de
la vie et à cette marée humaine en se réfugiant dans la solitude.
A New York, une sortie dominicale peut se passer de la façon
suivante : on suit d'abord en voiture une queue interminable
entre d'autres colonnes interminables de voitures, sur des routes
strictement prescrites ; ensuite, on gare sa voiture à l'orée d'un
bois, dans un endroit également prescrit, après avoir payé une
taxe ; on s'installe, au milieu de milliers d'autres personnes,
dans un petit coin encore libre, on fait quelques pas et on rentre
enfin, comme on était venu, au quinzième étage de son apparte·
ment new yorkais, ayant ainsi repris des forces pour le lende·
main où, après un voyage en métro, on se remettra au travail
au cinquantième étage d'un immeuble commercial. A moins que
l'on ne se sente encore assez alerte pour passer la soirée au Centre
Rockefeller avec des dizaines de milliers d'autres humains, à ad..
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 53

mirer quelque « cocktail de films», après s'être bousculé dans


une longue queue devant les étala.ges d'une « cafeteria » pour ava-
ler les calories et vitamines indispensables.
Mais si l'habitant d'une grande ville américaine cherche à
fuir les immeubles géants de la City pour aller vivre en banlieue,
il tombe de Charybde en Scylla. En effet, en ce qui concerne la
collectivité et la massiveté de l'existence,« Suburbia »,comme on
appelle outre-Atlantique ces lotissements pour la masse, présente
un charme spécial. Vivre en troupeau, c'est le prix dont on paye
aus1i la maisonnette entourée de quelques mètres carrés de pe-
louse, et ce prix est même plus élevé pour un appartement en
plein centre. Pas question d'un foyer qui serait « my castle ».
Espionner le voisin, c'est ici la règle quotidienne. Le troupeau
humain installé dans cet endroit étouffe tout élan individuel,
toute vie intérieure. Tout est centralisé et dans la cité de Long
Island ott j'ai habité, même la température du chauffage central
(toujoll1'8 excessive selon l'habitude américaine) était réglée par
une seule centrale, pour les dizaines de milliers de gens entassés
là,. « Posséder des objets en propre >l, nous dit un sociologue
américain dans un essai intitulé 1ndividualism in Suburbia
(Ormfl'IJR;fi,OO, septembre 1954}, «est mal vu; les livres, les couverts
en argent et les services à thé passent sans arrêt d'une famille
à l'autre, et les enfants s'estiment autorisés à utiliser sans façon
les bicyclettes et les jouets des autres>>. La pression sociale oblige
tout le monde à. « être de la partie >>, et à apporter sa contribution
à la vie collective en laissant de côté ses inclinations personnelles,
sous peine d'être exclu de la. communauté comme un rabat-joie.
J..Jes cours communs sur le « Family Group Living » deviennent
plus importants qu'une vie familiale libre et naturelle. Pourtant,
une vie communautaire naturelle ne peut s'épanouir, ne serait-ce
qu'en raison d'un incessant va-et-vient.
On sait combien l'Europe s'est déjà rapprochée de l'Amé-
rique dans tous ces domaines; il n'y a guère d'espoir qu'elle
échappe elle-même à cet enfer de la masse. Chez nous aussi les
files de voitures deviennent de plus en plus denses ct les queues
devant les télé-skis s'allongent toujours plus. Chez nous aussi,
les monceaux de pierre des métropoles s'élèvent toujours plus
haut et s'étendent toujours plus loin, et même les sommets des
mont&gnœ, destinés par la Providence, semblait-il, à être les der·
niers refuges de la solitude, sont inclus dans notre civilisation
54 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

de masse par l'emploi des télé-sièges. Chez nous aussi, les exca-
vateurs du monde du béton et de l'acier continuent leur travail
de rongeurs.
Au fur et à mesure que nous devenons des particules passives
de la masse, des molécules sociales, la vie perd toute poésie et
toute dignité, et par là tout son sel et tout son contenu humain.
Même les grands drames de l'existence, naissance, maladie et
mort, se jouent presque toujours dans le cadre d'une collectivité
dirigée, dans les usines médicales que sont les hôpitaùx, où les
ajusteurs de la santé et les ingénieurs du corps s'occupent de
nous en se divisant le travail. Les hommes habitent de plus en
plus des logements conçus pour les masses, verticalement su-
perposés et horizontalement juxtaposés à l'infini. Un homme
d'esprit les a appelés irrespectueusement des« anthropothèques ».
Nos contemporains travaillent dans des ateliers et des chantiers
énormes où ils sont soumis à une organisation hiérarchisée ; ils
passent leurs jours fériés et leurs vacances au milieu de la foule;
ils remplissent en masse les universités, les salles de conférence
et les laboratoires, lisent des revues et des livres tirés à des mil-
lions d'exemplaires, dont le niveau correspond ordinairement à
ce tirage massif. Ils doivent supporter partout les mêmes affiches
publicitaires et subir par milliers les mêmes programmes de
cinéma, de radio et de télévision ; ils sont pris en mains par une
quelconque organisation de masse ; spectateurs surexcités, ils se
portent par milliers vers les mêmes stades, tandis que les églises
deviennent presque des asiles de solitude. Dans les grandes villes
que nous habitons (et le nombre des citadins va toujours crois-
sant) et en voyage, nous pouvons de moins en moins fuir cette
foule qui déborde tout et nous entraîne en nous rabaissant au
rang des bêtes de troupeau. Il devient toujours plus difficile
d'échapper aux appareils qui canalisent ces marées humaines.
Nous devenons nous-mêmes des éléments de cette pâte humaine.
Qui de nous n'aperçoit pas l'importance de cette évolution pour
l'existence morale et spirituelle de notre temps et pour l'état de
santé de la société dans son ensemble 1
Et qui peut douter que cette surabondance humaine avec
toutes ses conséquences a pour cause immédiate un phénomène
d'une simplicité brutale : l'accroiBBement ininterrompu de la
population, qui brise presque toutes les digues. Avant la dernière
guerre mondiale, on avait misé sur le ralentissement et en défi-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 55

nitive l'arrêt de cet accroissement, ~u moins dans les pays les


plus avancés et par conséquent les plus menacés par la masse.
Maintenant que pareille attitude a rencontré un démenti non
équivoque dans l'évolution réelle des choses, la marée d'hommes
continue à monter partout avec une rapidité inouïe. Personne
n'ose plus considérer comme possible, encore moins comme pro-
bable, que la courbe des naissances s'aplatisse sensiblement. La
population du monde entier augmente de nos jours vraisembla-
blement de 1,5 %par an, ce qui signifie qu'elle double tous les
cinquante ans. Cet affiux est particulièrement. saisissant dans
les océans humains d'Asie, qui ont déjà fait le plein de leur
capacité, au Japon, aux Indes, en Birmanie, ainsi qu'en Égypte,
cette grande oasis entourée de tous côtés par le désert et par
la mer, et dès maintenant habitée et exploitée au maximum;
ce dernier exemple montre clairement et de façon bouleversante
ce qu'est la surpopulation au sens propre du terme. Mais la nou-
veauté qui nous inquiète, c'est que même dans les vieux pays
industriels d'Europe et aux États-Unis, l'accroissement de la
population a pris et semble vouloir conserver un rythme plus
rapide, malgré toutes les prévisions d'une «grève des naissances ».
Non moins inquiétant que cet accroissement de la population
est l'aveuglement avec lequel on nie ou on ignore tout simplement
ses dangers. Jules Romains la considère avec raison comme le
« problème numéro un » dans le livre qui porte justement ce titre,
mais le nombre de ceux qui comprennent une telle appréciation,
à plus forte raison qui la partagent est infiniment petit. Ce serait
une étude psychologique utile et intéressante que d'expliquer
et de rendre à peu près compréhensible ce delirium mundi pullu-
lantis avec son « optimisme pervers», comme l'aurait appelé
Schopenhauer, avec son culte de la quantité, ses tabous et son
mélange curieux de statistiques et de lyrisme du berceau. Il ne
faudrait pas oublier à cet égard la part extraordinaire du natio-
nalisme démographique (on se réjouit en général de l'augmen-
tation de la population dans son pays, mais non à l'étranger).
Malgré tout il conviendrait de noter ici une différence entre l'Oc-
cident et certains pays asiatiques littéralement submergés par
le flux humain. Tandis que dans un pays comme le Japon, l'opi-
nion publique favorise aujourd'hui sans équivoque, sous la pres-
sion de la situation, un ajustement de la natalité à la mortalité,
et que la même attitude apparaît aux Indes, l'idée l'emporte
56 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODlllRNE

toujours dans les pays industriels de l'Occident que le fait d'avoir


beaucoup d'enfants est une vertu que l'on doit encoura.ger en
punissant par des impôts plus lourds les personnes qtti s'n.bsM
tiennent de procréer, et même qu'il s'agit ici d'une espèce d'obli-
gation envers la collectivité, qui incombe à l'indi~idu dans l'exer-
cice de ses fonctions biologiques. Il faut souligner que cette idée,
pour ainsi dire officielle dans certains pays, ne peut plus se ré-
clamer d'une doctrine claire de l'Église catholique, conservatrice
en cette matière pour des raisons respectables 1 .
Le monde actuel ne nous offre-t-il pas ainsi un spectacle
unique en nous montrant les hommes occupés à accroître
leur nombre au moyen de cette même technique qui, en
diminuant la mortalité, permet cet accroissement, à préparer
littéralement leur propre destruction î S'il en est ainsi, on est
en droit de supposer que l'optimisme avec lequel on envisage cet
accroissement de population s'appuie sur des preuves conv-ain-
cantes, d'autant plus que cet optimisme s'accompagne ordi-
nairement d'une assurance qui confine souvent à l'arrogance, et
parfois pleine d'un mépris non déguisé envers les pessimistes.
Mais ces preuves ne sont ni convaincantes, ni même plausibles.
On nous dit que les progrès de l'agriculture et de la fertilisa-
tion de nouvelles terres promettent de suivre l'accroissement de
la population pendant longtemps encore. Mais dès maintenant,
de telles assurances s'exposent aux doutes les plus sérieux, sur-
tout si l'on examine consciencieusement les conditions extrêtne•
ment importantes d'un équilibre entre le chiffre des populations
et la puissance économique, c'est-à-dire l'approvisionnement en
matières premières de l'industrie, les sources d'énergie, la répar-
1. Attitude de l'Église catholique face au problème de la population.
TI est impossible de grouper les différents points de vue protestants, mais
l'Église catholique, quant à elle, a généralement accepté aveo optimisn1e et
sympathie l'accroissement de la. population, et pour le moins condamné une
action tendant à modifier la fréquence des naissances. Mais on peut supposer
qu'elle à. toujours senti le dilemme entre cette position et les problèmes indé·
niables de l'accroissement démographique; il a.ppa.ra.tt que c'est aujourd'hui de
plus en plus le cas. La preuve en est la position prise en. 1954 par le Père jésuite
Stanislas de Lestapis, lors de la. Conférence mondiale sur la. population, en
faveur d'une régulation des naissances, alors que, dès 1951, le Pape Pie XII
avait admis que la fécondation soit évitée par le choix de périodes défavorables
à la. conception (New York Times du 10 septembre 1954 ).
On a. réussi au Japon, par l'éducation et par la. création de bureaux consul-
tatifs, à abaisser le taux des naissances de 34 en 1947 à 20 en 1954. De grandes
entreprises privées ont aussi vivement encouragé la limitation des na.iesa.nèe8
(Rév. W. A. Kaschmitter, Japan's Population Problem, u Migration News »,
1956, 1).
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 57
tition des eaux naturelles, déjà considérablement diflioile, et les
symptômes d'une exploitation rapace de la terre. Déjà. aujottr·
d'hui la situation d'un pays comme l'Inde est caractérisée par le
fait que, étant donné l'augmentation continuelle de la popula.·
tion, tous les efforts pour élever un niveau de vie extrêmement
bas rappellent le mythe de Sisyphe, à moins que l'on porte
l'approvisionnement en capitaux à un niveau dépassant de beau-
coup toutes les possibilités. Et ioi oomme partout ailleuts, il est
incontestable que même les investissements les plus considé•
rables (comme le barrage d'Assouan, en Égypte, dont on a tant
parlé) n'apportent qu'un répit, plus ou moins long, jusqu'à ce
que la nouvelle marge, obtenue par des efforts toujours plus
grands, soit comblée par de nouveaux millions d'hommes. Mais
cette course toujours plus pénible entre la technique et l'accrois-
sement démographique (qui d 1ailleurs, en raison des dépenses de
capitaux nécessaires, suppose une restriction toujours plus sé'vère
de la consommation courante) ne peut se prolonger indéfiniment;
c'est bien évident pour pen qu'on y réfléchisse un instant. Fina-
lement même l'optimiste le plus entêté doit capituler devant ce
fait indéniable : l'augmentation de la population, unique dans
l'histoire, qui s'est produite pendant quelques générations comme
une, explosion, doit s'arrêter; sinon, au rythme de croissance ac-
tuel, la population mondiale atteindra dans quelques siècles (en
2300 exactement) environ trois cents milliards. S'il faut s'arrêter
un jour, pourquoi pas tout de suite 1 Pourquoi la terre devrait-
elle d'abord se transformer en une fourmilière, au prix d'une
dévastation complète de la nature et avec les risques énormes,
qu'elle comporte, l'homme devenant un monstrueux cc parasité
de la terre » (Edward Hyam), au prix d'une ci"9"ilisation véri•
tablement infernale et d'une fuite toujours plus essouffiée devant
l'inévitable? N'est-ce pas faire preuve d'un manque de respon•
sabilité presque criminel envers les générations à venir, n'est-ce
pas écarter lâchement une décision qu'il faudra bien prendre
un jour 1 ~
1. Littérature récente sur le problème fk la population.
Robert O. Cook, Hum.an Fertility, Londres, 1951; Harrison Brown, The
Ohallengè of Man's Future, New York, 1954; Edward Hyams, Boil and Oivili-
zation, London, 1952 ; Frank L. McDougall, Food and Population, International
Conciliation, décembre 1952; Henry H. Villard, Sorne Notes on Population and
Living Levels, The Review of Economies and Statistics, mai 1955.
Les amateurs de détails historiques et anecdotiques liront avec intérêt ce
que Wilhelm Grimm écrivait dans une lettre de 1823: « S'il me pla.it d'~tre à
58 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

Voici l'image qu'il faut donner de la situation mondiale dans


~on ensemble. Certes en Occident, où les populations augmentent
continuellement, en même temps que monte toujours plus haut
la vague du développement économique et du bien-être des
masses, les nations industrielles s'illusionneraient en croyant pou-
voir à la longue rester en dehors de ces perspectives mondiales.
Mais il est bien évident qu'elles se trouvent dans une situation
particulière. Il semble qu'ici, grâce à une industrialisation tou-
jours plus intensive, à laquelle l'énergie atomique et l'automa-
tion créent des possibilités nouvelles et imprévisibles, la formule
soit trouvée qui permet de concilier l'augmentation continuelle
de la population et l'élévation constante du niveau de vie. Des
théories particulièrement audacieuses veulent même nous faire
croire que c'est justement cette augmentation de la population
qui, par le détour d'une demande massive et d'une production
de masse, donne le premier élan véritable au dynamisme écono-
mique des pays industriels.
N'examinons pas pour le moment la question de savoir dans
quelle mesure cette formule rend les services attendus, même à
brève échéance~
Il faut se demander de façon beaucoup plus précise et plus
radicale si l'augmentation du niveau moyen suit régulièrement
la croissance continuelle de la population·. A beaucoup d'égards
nous sommes plus riches, mais à certains autres sensiblement plus
pauvres que la génération précédente 1 • Même si tout cela était
moins douteux que ça ne l'est en fait, nous ferions preuve d'in-
souciance en fermant les yeux sur le prix extraordinaire et tou-
jours plus élevé que réclame la formule des pays industriels de
l'Occident : vulnérabilité. croissante, instabilité, insécurité et
manque d'indépendance du système économique de ces pays, en-
traîné dans une course de plus en plus rapide.
Ce système économique, avec le système social qui l'enserre et

Berlin pour une courte période, j'éprouve pourtant de l'horreur à y vivre, et


de façon générale à habiter une grande ville. Un fonctionnaire de rencontre
me raconta. l'année dernière qu'au cours de l'été il n'était pas venu trois fois
devant sa. porte pour voir la. verdure.» (Wilhelm Grimm à Savigny, lettre du
9 septembre 1823, Brieje der Gebrüder Grimm an Savigny, Berlin-Bielefeld,
1953, p. 331). Jacob Grimm, dans une lettre du 5 novembre 1817,ne s'était
pas exprimé autrement sur Hambourg.
1. Qu'on médite à ce sujet le livre de Jules Romains, Le problème numéro un,
Paris, 1947, p. 71-85. Plus loin, dans le chapitre consacré à l'inflation actuelle,
nous serons amenés à faire des considérations analogues.
LA SOCIÉTÉ DE l\1ASSE MODERNE 59

le maintient, ressemble de plus en plus à une pyramide renversée.


C'est une œuvre humaine plus artistique que tout ce que l'on peut
imaginer, mais d'autant plus artificielle, plus compliquée et plus
vulnérable, dans son ensemble, à une défectuosité qu'un système
plus simple, donc plus robuste, supporterait sans dommage. Les
mêmes masses d'hommes dont le bien-être, voire l'existence, dé-
pend de la marche régulière de cette monstrueuse machine so-
ciale, nous semblent, par leurs passions, leurs revendications,
leurs opinions collectives, nous offrir de moins en moins la ga-
rantie que les conditions d'ordre, de sécurité et de lucidité (sans
lesquelles même les plus importants progrès techniques et ad-
ministratifs resteraient vains) sont assurées avec une certaine
régularité. Les véritables fondements de notre civilisation, sur
laquelle nous comptons pour améliorer l'approvisionnement d'une
population en augmentation constante, sont plutôt amollis que
raffermis par cette société de masse à laquelle cette civi-
lisation conduit en même temps qu'elle assure l'accroissement
de la population. L'appareil d'approvisionnement des masses
de l'Occident, avec tous ses impondérables, est-il même conci-
liable à la longue avec une évolution manifestement irrésistible,
qui fait des salariés et des employés la majorité écrasante de la
population 1 Si nous obtenons leur bonne humeur en cédant
continuellement à des revendications économiquement déraison-
nables et en développant toujours plus un État-Providence qui
sape toute responsabilité, toute stimulation à un meilleur ren-
dement et toute initiative, et si nous devons payer cela par une
inflation chronique, combien de temps pouvons-nous espérer
que les progrès de la technique entraîneront pour la collectivité
cet effet salutaire 1
Aucun de ceux qui ouvrent tout grands leurs yeux sur le monde
actuel, ne considérera comme oiseuses des questions de ce genre.
Le simple fait que l'on peut les poser sérieusement et que du
moins la possibilité d'une réponse pessimiste subsiste, devrait
suffire à ébranler la confiance avec laquelle nos optimistes
tiennent pour assuré l'avenir de nos millions d'humains grouil-
lant de toutes parts. Le coup de grâce qui devrait abattre cet
optimisme c'est que la plus grande faiblesse de notre système
est d'être assujetti à une organisation des relations économiques
internationales. On mesure, de façon imparfaite, cet assujettis-
sement par la part, statistiquement établie, du commerce
60 LA SOCIÉTÉ DE M~o\SSE MODERNE

extérieur des pays industriels dans la production nationale.


Ces relations économiques internationales ne peuvent être con-
sidérées comme à peu près assurées que si elles sont intégrées à
un ordre international de nature politico-morale. Un tel ordre
a existé, mais aujourd'hui, où justement les pays industriels
d'Occident se sont habitués avec insouciance à une nouvelle et
importante augmentation de la population, il faut se faire à.
l'évidence que ce vieil ordre international (peut-être avec le ca-
ractère irrévocable de la fatalité) est brisé sans qu'on ait réussi
à en instaurer un autre 1 • Ce que cela signifie, nous avons pu
nous en faire une première idée, encore bien faible, lorsque nous
d'limes convenir qu'il suffisait aujourd'hui du bon plaisir d'un
despote oriental pour entraver la marche de nos auto:rnobiles et
poser le problème de notre chauffage d'hiver.
Il existe peut-être, à propos du problème démographique, des
esprits expansionnistes et dynamistes qui, à la suite de ces ré-
flexions désabusées, ne feront que se cramponner davantage à
cette théorie déjà mentionnée, selon laquelle l'augmentation de
la population dans les pays industriels de l'Occident, est devenue
de nos jours l'indispensable ressort de l'économie et se soutient
en quelque eorte elle-même grâce à la force génératrice des biens
de cette économie (une théorie digne de ces nombreux barons de
Münchhausen modernes, qui se sortent tout seuls du bourbier en
se tirant eux-mêmes par les cheveux!) Tout marche à merveille:
plus les naissances sont nombreuses, et plus la demande est forte,
plus les investissements se multiplient et plus le plein emploi est
ré&lisé, plus la prospérité est grande et plus le ressort de l'éco-
nomie est vigoureux.
La première objection qu'inspire cette théorie étonnamment
répandue est qu'elle est, à tout le moins, extrêmement sujette
à caution et, sous cette forme simpliste, fausse dans tous
les cas. Le seul fait que, bien au contraire, l'accroissement
de la population était considéré, voici peu de temps encore,
comme une cause de chômage, devrait susciter la méfiance.
Qu'il puisse en être ainsi dans certaines conditions (notam-
1. Sur ce sujet, je renvoie le lecteur aux cours que j'ai donnés à l'Académie de
Droit International de La Haye en 1954, Economie order and International Law
(Recueil des Cours 1954, Leiden, 1955, p. 207-270) et à mon livre, L'économie
mondiale aux XJXe et XXe siècles, Genève-Paris, 1959. Le problème a été très
clairement vu pa.r l'historien anglais Herbert Butterfield, Ohristianity, Diplo.
macy and War, New York, 1953, p. 79-101.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 61
ment lorsque l'augmentation de la population va de pair avtlQ
une pénurie de capitaux, qui rend plus difficile l'absorption de
l'excédent des forces de travail sans baisse de salaires), nous~
trouvons des exemples dans les pays à la fois surpeuplés et sous..
développés. Dans le cas inverse d'un excédent de capitaux, qui
se produit quand les épargnants ralentissent leurs investisse·
ments, et qui provoque une dépression, on peut admettre qu'une
forte augmentation de la population puisse contribuer à remédier
à ce ralentissement. Mais il est douteux que le soutien« structural»
apporté au marché des capitaux par l'accroissement ininterrompu
de la population pendant les hauts et les baa de la conjoncture,
puisse jouer un rôle important à côté des facteurs psychologiques
et monétaires de ces fluctuations. On est aussi fondé à se de~
mander plus justement encore si, en appliquant à la conjoncture
une politique rationnelle, les autres forces motrices de l'écono·
mie moderne ne suffiraient pas amplement.
Quoi qu'il en soit, ces considérations ont perdu toute signi·
fication dans le monde occidental d'aujourd'hui, car celui-ci
ne souffre pas d'un excédent, mais d'une pénurie de capitaux,
ainsi que d'un excès inflationniste d'investissements, dû en
grande partie au besoin de capitaux consécutif à l'augmentation
de la population et créé par la nécessité de loger les hommes
excédentaire~ et de leur procurer des moyens de production, des
routes, etc .... Dans ces conditions, il est probable que si aujour·
d'hui le ressort que constitue l'augmentation de la population
venait à disparaître, ce n'est pas une crise qui serait à craindre:
on pourrait au contraire espérer limiter les investissements à
des travaux propres à augmenter la productivité et le bien·être
de la population dès lors stabilisée. Il n'y a aucune raison con·
vaincante de croire que, dans un avenir assez proche, un change·
ment radical de cette situation pourrait intervenir 1.
D'ailleurs les partisans de la théorie précitée ne semblent pas
se rendre compte à quel point ils dégradent l'homme et profanent
le grand mystère de la création lorsqu'ils voient dans la généra-
tion et la naissance le moyen indispensable pour accroître la
demande en automobiles, réfrigérateurs et appareils de télévision,
en quelque sorte le facteur mathématique de leur équation :
1. .Accroissement démographique et dynami8me économique :
L. Albert Hahn, Économie politique et sens CQmmun, Paris, 1957, pp. 246-247 ·;
A. R. Sweezy, Population Growth and Investment Opportunity, Journal of
Economies, novembre 1940.
62 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

«production-consommation». S'ils avaient raison, rien ne pour-


rait prouver de façon plus inquiétante combien nous sommes
allés loin sur cette voie de l'accroissement démographique qui
crée une vie artificielle et instable.
Mais nous abordons ainsi un domaine nouveau, décisif même,
qui nous ramène au point de départ de nos réflexions. Admettons
que tout ce qui a été dit jusqu'à présent soit moins convaincant
que je ne l'estime moi-même. Admettons que technique, sciences,
découvertes et organisation puissent, dans un délai assez bref,
suivre l'augmentation de la population et même la dépasser.
Admettons que nous chassions le spectre de l'épuisement du sol
et des réserves connues de matières premières ; admettons qu'il
arrive simplement ceci: le monde se transforme progressivement
en une espèce de ville géante, avec quelques zones intermé-
diaires moins peuplées, quelque chose comme l'actuel bassin de
la Ruhr ou d'autres agglomérations de ce genre. Mais qu'est-ce
que cela veut dire 1 sinon que, en admettant même cette hypo-
thèse trop optimiste, un logement convenable, une nourriture
suffisante, et éventuellement une utilisation croissante de dis-
ques et de pneus d'automobile sont assurés aux hommes. Que
sont ces choses par rapport à une réalité incommensurable,
immatérielle et, par conséquent, infiniment plus importante ~
En d'autres termes : que devient l'homme et son âme ~ que
deviennent les valeurs non productives de sa personnalité,
qu'on ne peut exprimer en argent, ni commercialiser, mais
qui sont les conditions déterminantes de son bonheur et de sa
dignité humaine 1
C'est là le problème, et le fait qu'il soit rarement exposé suscite
une des réflexions les plus amères que l'on puisse faire sur notre
époque.
Car enfin, pour évaluer le niveau de vie, il faut savoir si les
hommes se sentent bien, s'ils sont heureux, s'ils ne ressentent pas
de plus en plus douloureusement la privation de ces biens imma-
tériels sans valeur commerciale que Burke a appelés unbought
graces of life : la nature, l'intimité, la beauté, la dignité, le
sentiment de ne pas être traqué, le loisir véritable, et non
pas ce trou dans le temps nommé «temps libre», qu'une indus-
trie affairée doit s'efforcer de combler ~ Toutes choses dont les
frustre la société de masse alimentée par un afiiux d'humanité
à la cadence réellement inquiétante.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 63
Tout cela est si vrai que les optimistes et les illusionnistes en
matière d'accroissement démographique se trompent sur tous
les plans de leur raisonnement. Ils se trompent, nous l'avons
vu, sur le premier plan, qui est l'optimum matériel et éco-
nomique de la population. Ils se trompent aussi sur le deuxième
plan, où l'optimum social de la population, pour employer un cliché
à la mode, pose la question de savoir si, au-delà d'une certaine
limite, la résistance du cadre social de l'économie ne se trouvera
pas sérieusement menacée par un accroissement continu de la
population.
Mais ils se trompent plus encore sur le troisième plan, le der-
nier et le principal, où l'optimum vital de la population est en jeu.
S'il y a de bonnes raisons de supposer que l'optimum social
est situé bien au-dessous de l'optimum économique (l'instabilité
sociale et morale du système tout entier devient déjà grave au
moment où les progrès techniques semblent encore appor-
ter des apaisements), il est clair que l'optimum vital se situe
à un niveau encore plus bas. S'il est déjà difficile de douter que
les pays industriels de l'Occident ont atteint et dépassé aussi
bien l'optimum matériel et économique que l'optimum social
(il n'est même plus question des peuples d'Asie ou d'Afrique qui
végètent à la limite du surpeuplement absolu, c'est-à-dire du
peuplement maximum), il est certain qu'ils ont depuis longtemps
laissé derrière eux l'optimum vital et qu'ils approchent à grands
pas du maximum vital.
Étant donné qu'il s'agit de choses qu'on ne peut ni mesurer
ni peser, il va de soi qu'on ne peut saisir ou définir scienti-
fiquement la notion d'optimum vital de la population par les
méthodes sociologiques et économiques classiques. Cela n'enlève
rien à l'importance du problème, mais dénonce ces métho·
des de la science sociale, qui doit finalement reconnaître
qu'exactitude et vérité sont fort différentes. Cette science devient
absurde si, au milieu de ses équations et de ses statistiques, elle
oublie l'employé de bureau de New York qui doit payer cette
agglutination humaine en consacrant tous les jours trois heures
à se rendre à son travail et à en revenir, bondissant d'un moyen
de transport à un autre, encore heureux de découvrir une place
assise, à moins que, en dépit de l'égalisation des sexes, il veuille
se faire le dernier avocat de l'esprit chevaleresque. Le fait que
ces heures, qui sont évidemment à ranger au passif de son exis-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

tence, apparaissent à l'actif dans les statistiques du« niveau de


vie», à la colonne des transports, est pour lui une faible consola-
tion et illustre le non-sens d'une telle philosophie du « niveau
de vie».
Lorsque nous voulons mesurer l'importance, sur le plan vital,
du flot actuel de l'humanité, nous ne devons oublier ni ce New
Y orka.is, devenu représentatif de notre époque, ni les autres consé-
quences qu'entraîne une existence dominée par la masse. C'est·
à-dire : l'effacement progressif de la distinction entre ville et
campagne, déjà salué avec enthousiasme par Marx et considéré
comme une chose tout à. fait naturelle, même par les sociologues
non marxi2tes d'aujourd'hui, pleins d'une pitié méprisante pour
l~s attardés que nous sommes ; le bruit et la puanteur de cette
existence technicisée au service des masses ; les rivières pesti-
hmtielles où on ne peut plus se baigner, l'eau potable dont le
ravitaillement en quantité suffisante crée des difficultés de plus
en plus grandes; le viol de la nature qui prend une i~portance
effrayante, le désert que nous créons ainsi à vue d'œil ; l'équilibre
naturel que nous compromettons et dont nous finirons par ame-
ner la destruction au prix de sacrifices toujours plus durs ; enfin
(et nous voilà revenus au cœur du sujet) la société de masse
oonçue comme un tout dont la cause ou la condition première
est précisément ce flot d'humanité.
C'est une honte pour notre temps et ses sociologues, que même
un homme comme J.-S. Mill, un des pères de l'utilitarisme, ait
clairement distingué, dès le début du xiXe siècle, les données du
problème que nous appelons le problème de l'optimum vital de
la population. « Incontestablement», écrit-il dans son ouvrage
L€8 principes de l'économie politique (livre IV, ch. 6, § 2), paru
la même a-nnée que le Manifeste Communiste, c'est-à-dire en 1848,
«Il y a encore sur terre, et même dans les vieux pays, assez
d'espace pour un accroissement de la population, en admettant
que les moyens permettant d'entretenir l'existence continuent
à se perfectionner et que le capital augmente. Malgré son aspect
inoffensif, j'avoue que je vois peu de raisons pour souhaiter
cette éventualité. Il y a longtemps que tous les pays à forte
densitê de population ont atteint cette concentration humaine
qui permet aux hommes d'utiliser au maximum tous les avantages
du travail en commun et des rapports sociaux. Il peut y avüir
surpeuplement même lorsque les habitants sont suffisamment
LA SOCIÉTÉ DE MASSF! MODERNE 6G
pourvu.~ en vêtements et en nourriture. 11 n'est pas bon pour
l'homme d'être condamné à toujours se trouver au milleu de ses
semblables. Un univers d'où la solitude a été exclue est un bien
triste idéal. La solitude, c'est-à-dire le fait de se retrouver sou-
vent avec soi-même, est riche de signification pour llné na.tura
méditative. Et la. solitude au nillieu de la beauté grandiose
de la na.ture favorise des pénsées et des inspirations qui souvent
sont propioes non seulement aux individus, mais encore à
l'hum&nité. Auasi n'y a-t-il pas lieu de se réjouir que le monde
ne laisse plus aucun rôle actif à la nature ; que chaque bande de
terre, indispensable d'ailleurs pour produire sa nourriture, doive
obligatoirement être bâtie ; que chaque champ couv-ert de fleurs,
que chaque vraie prairie doivent être labourés ; que tous les quà-
drupèdes et les oiseaux qui n'ont pas été domestiqués pour les
besoins de l'homme soient exterminés, puisque oe sont des
ooncurrents dans la recherche de nourriture ; que chaque buisson,
que ohaque arbre superflu soient a.rraohés, et s'il pousse quelque
part un hallier sauvage ou une fleur, que ceux-ci soient aussitôt
détruits, comme de mauvaises herbes, au nom de l'amélioration
de l'économie rurale. Si la terre devait perdre ainsi ùne grande
partie des agréments qu'elle doit à des phénomènes naturels in-
compatibles avec un aécroi.ssement illimité de la puissance et
de la population, uniquement pout entretenir une population
non pas qualitativement supérieUre ou plus heureuse, maîs seu-
lement plus nombreuse, ce que je peux souhaitér de mieux à
la postérité, o'est qu'elle demeure longtemps satisfaite du« statu
quo » &'Vant que la. nécessité ne la force à s'en contenter.
Paroles sages ... et vaines. Plus de cent ans plus tard, un émi-
nent journaJ.iste AméricaJn, Edgar Ansel Mowrer, a été amené
à mettre en cause les spécialistes des problèmes démographiques
dans un article du journal The Saturday Review (8 décembre 1956)
intitulé « Sa.wdust, Seaweed and Synthetiès >> ; il les accuse en
effet de faire preuve d'une << effrayante cruauté» (appalling
inhumanity) lorsqu'ils ca.lèulent pompeusement la quantité de
nourriture nécessaire pour remplir un nombre toujours croissant
de ventres humains, sans même se demander si la vie vaudra
enoore la peine d'être vécue, si elle aéra supportable lorsqu'elle
dépendra d'une provision suffisante de sciure, d'algues marines
et de nourriture synthétique. << Liberté individuelle; nature,
beauté, vie privée, solitude, pittoresque, tout cela. est-il donc.
66 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

sans importance? >> Même un sociologue positiviste doit recon-


naître qu'il s'àgit là, bien au contraire, de valeurs essentielles de
la vie. Mais« pendant combien de temps, une population sans
cesse en voie de croissance, pourrait-elle trouver une part suf-
fisante de beauté ? >> Mowrer explique en effet qu'une population
en constant accroissement oblige l'État à restreindre toujours
davantage nos libertés, « non pas qu'il y soit f-orcément hostile,
mais il y est contraint, pour rendre la vie supportable à chaque
individu ».Tout ceci était évident pour Stuart Mill, voici cent ans.
Mais peut-être fallait-il que sa sombre vision devienne une
réalité, pour que, de nos jours, un homme comme ce journa-
liste américain puisse poser cette douloureuse question : « Quelle
distance l'homme peut-il prendre vis-à-vis du substrat organique
et du cadre cosmique de son existence sans déchoir spiri-
tuellement ? »
Nous verrons un peu plus loin combien cette distance est
faible, quand il sera question de l'ennui, la plaie de notre société
de masse moderne.

2. MAssE A L'ÉTAT AIGU ET A L'ÉTAT CHRONIQUE.

A la vérité, si nous voulons comprendre clairement la nature


de cette société de masse, il faut approfondir. Car malgré son
caractère élémentaire, le contact quotidien avec la masse ne suf-
fit pas, tant s'en faut, à résoudre le problème. Ce contact em-
pêche en effet de percevoir un événement plus profond, plus
grave et plus inquiétant : le centre de gravité, qui était situé
dans l'individu capable de trouver en lui son équilibre et d'af-
firmer sa qualité d'homme à l'égard du monde extérieur et de
lui-même, se déplace vers la collectivité. L'équilibre entre l'in-
dividu et la société, résultat d'une tension constante et d'une
antinomie de bon aloi, est détruit au profit de la société. Puisque
nous avons mille fois raison de considérer cet équilibre comme la
norme de la santé individuelle et sociale, nous n'hésitons pas à
considérer sa rupture comme une maladie, une crise qu'il faut
surmonter.
A notre époque, l'individu, conformément à l'idée générale que
nous avons de la société de masse, perd son visage, son âme, sa
valeur intrinsèque et sa personnalité, dans la mesure où il est
absorbé par la masse, et celle-ci est« masse» dans la mesure où
I.A SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 67

elle est composée de tels individus « dépersonnalisés ». Étant


donné l'ampleur de ce déplacement du centre de gravité, ce qUi
fait d'un individu un homme complet, expression d'une person-
nalité spirituelle et morale, nous paraît être supprimé, et une
condition essentielle à une vie sociale saine nous semble en même
temps détruite.
Car il est une notion fondamentale, que l'on retrouve dans
toutes les théories sur les maux engendrés par la masse : en tant
que partie de la « masse », nous sommes différents de ce que nous
sommes dans des conditions normales, nous sommes infra-hu-
mains, grégaires, et l'état de la société est une confirmation de
cette vérité. Mais il faut tenir compte du fait qu'à partir de cette
notion fondamentale, diverses possibilités d'analyse nous sont
offertes, que nous devons soigneusement distinguer, si nous ne
voulons pas contribuer à l'obscurcissement du concept de« mas-
sification ».
Commençons donc par distinguer deux aspects du phénomène
de « masse >>, pris au sens de la pathologie sociale : la masse à
l'état aigu et la masse à l'état chronique.
La masse à l'état aigu peut exister et existe effectivement dans
toutes les circonstances historiques, chaque fois que des individus
deviennent temporairement des éléments d'un troupeau humain,
d'un conglomérat inorganique, qui n'affecte nullement la vie
propre de l'individu, et se désagrège aussi rapidement qu'il s'est
formé (qu'il s'agisse d'un rassemblement massif, d'un mouve-
ment social de masse ou même d'une épidémie collective de ca-
ractère spirituel). Comme nous le savons, les individus sont alors
soumis à des lois psychologiques, qui se traduisent par une sur-
enchère affective, une baisse du niveau intellectuel et une para-
lysie du sentiment de responsabilité morale. En d'autres termes,
en tant que partie d'une masse aiguë nous sommes plus passion-
nés, moins intelligents et moins scrupuleux que d'ordinaire. C'est
surtout de cette masse à l'état aigu qu'il est question dans la
littérature sur la psychologie de masse, à partir de Gustave Le Bon
et jusqu'à nos jours. Sans doute, ce que nous y apprenons, et
que d'ailleurs nous confirme l'expérience, est à la fois important
et intéressant; mais ce n'est pas là, à vrai dire, le problème qui
nous occupe lorsque nous parlons du phénomène de « massi-
fication >> comme d'une maladie de la société d'aujourd'hui. Il
ne fait aucun doute que la « massification » favorise la formation
68 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

de cette màsse aiguë, en mêmé tempe qu'elle multiplie letl ooeâ-


sions qui nous soumettent aùx lois del& psychologie de mo.sse.
Il est tout aussi incontestable que les maeses à l'état aigu peuvènt
conduire à ùne situation éminemment danger~use; qui jWiti:fleraii>
pleinement notre méfiance et notre volonté d'organiser ·la vie
publique et sociale de telle façon qu'il soit possible dé la préserver
des catastrophes de la psychologie de maa~re. Mais c'est là un
phénomène qui n'est ni nouveau (Pierre d'Amiens, lui auesi; était
capable de former une masse à l'état aigu), ni de nature à nous
obliger à considérer la « massification » comme le problème
numéro un de la crise actueHe de la société et de la civilisation.
Ce phénomène n'est même pas un a,spect du problème qui noue
occupe : il est d'un autre ordre. Ce qui n'empêche pas qu'il ~tl
toujours confondu avec les problèmes de «massification» èt de
société de masse.
Le problème en vérité qui nous occupe est celui de la masse
à l'état chrooique. Un nombre toujours croissant d'êtres humains
s'y trouveht aujourd'hui précipités, comme s'il e'agissait d'un
mode d'existence durable. Mais là encore il importe de dDtirtguet
différents faits et aspects.
Notons, pour commencer, un prôcessus qui est essentiellement
d'ordre spirituel et moral. Nous voulons parler de la détérioration,
du nivellement, de l'asservissement. dè la mise au pas de la pensée.
Qu'on. songe à la domination croissante de là dèmi-oulture, au
bouleversement de la hiérarchie indispensable aux activités et
aux fonctions de l'esprit, à l'émiettement de la. pyra.nûde de la
culture et à l'llttogance avec laquelle l'homo in&ipi(',n8 gregatiu
se pose en représentant de la norme, étouffant tout ce qui est
finesse et profondeur. Notons un détail qui a eon importance :
dans notre société de masse le destin de la culture clas8ique semble
déjà fixé, ne serait-ce qu'à cause de la haine dont la pouriuit
l'homme de masse, pour qui cette culture est hors de portée, par
la seule discipline intellectuelle qu'elle exige. Et nous ne parlons
pas de l'influence dé l'utilitarisme, du « teéhnicistne » et du mà ..
térialisme toujours plus envahissants 1 • Il faut voir là le ressen ..
1. Société de maBse et culture humaniste :
C'est avec une extrâme justesse que l'Américain Ru88ell Kirk remarque
(The Oonservati'lle Mind from Burke to Santayana, 26 édition, Chicago, iM4,
p. 381) : « En se consacrant à. la formation de &pécinlistes, dé techniciens ét
d'hommes d'affaires, nos universités et nos grandes oooles privent la sooiét8
de son aristocratie intellectuelle et sapent le limon social sur lequel reposent
là spécialisation moderne et l'effièience te~hnique. » Il autàit pu ~jôutèt qtté,
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

tbnant d'un jacobinisme de la culture, d'un égalitarisme de l'es-


prit, qui vaut le niv~ement «des différences de revenus spiri-
tuels », non vers le sommet, comme il serait certes souhaitable,
sinon réalisable, étant donné le caractère foncièrement aristo-
cratique de la nature, mais vers la base, qui est un mode de nivel-
lement possible, mais tout à fait indésirable.
Ce processus de la. « massification en tant que dépersonnalisa-
tion spirituelle et morale avait déjà. frappé Ortega y Gasset
lorsqu'il écrivit, il y a plus de 30 ans, son ouvrage La Rebeliôn
de laa Ma!Ja8, qui ouvrait des perspectives nouvelles. On voit
qu'il s'agit essentiellement d'une conception où la. crise de notre
temps est considérée comme une crise de civilisation. Certes, il
ne faut pas la séparer des changements structuraux de la société
qui se produisent simultanément, mais les racines profondes de
ootte criae de la civilisation se situent dans une couche spirituelle
et morale où les idées et 'les valeurs prépondérantes de notre
culture occidentale et chrétienne se trouvent en jeu. Il faut déjà
· s'~tre &oi.-même beaucoup éloigné de ces idées, de cette échelle
de valeurs, pour ne pas voir dans la «massification », en tant què
désagr@gation Rpirituelle et morale, la racine du mal, pour ne pas
estimer qu'une victoire sur elle constitue la première condition

m~:rne d,aps le gomaine de l'utile, la c~t~ hUlllapiste était laplus efficace,


car elle oblige l'esprit à une discipline qui lui permet de saisir aveo le maxiipum
de rapidité n'importe quel problème, ce que ne permet aucun autre mode de
fo~ti<>Jl., :P'~lJtre part, il est extrêmement significatif pour la société de
!ll~ moderne et pour l'obsession sociale qu'elle implique (cf. mon ouvrage
Maas und Mitte, p. 60 et suiv.), qu,elleaccorde aux sciences sociales une pré-
éiQÏileJl.ce qu~elle refuse à la Qulture classique, On peut se faire une idée de la
vogue dont j9uissent çes sciences lorsqu'op. sait qu'il existe aujourd'hui a~x
États-Unis 40 000 diplômés de l'Université qui se font appeler« social scientists ))'
- ~e qui correspond à '\lll•ISCienti&t • pour cent fermiers, ou pour vingt-cinq maîtres
d'école ou pour çinq médooips (d,'après Willi~m Schlam:m, Faith and ]j'reedom,
février 1955).
Ca Jll6}Ange de bfl,(lq,uderie en.fantwe et d'angoisse fébrile que le monde non
4JO:ppnuniste. ~ r~~nt nwntré clev~t le lancement par les communistes (le
leurs satellites artificiels, engage aux conclusions les plus pessimistes en ce
qpi oon~~" l~m Q~t d'esprit. Mai& l~ ré®tion la plus niaise, sinon la plllS
S\!rp~nanw, est donnée pa:ç l'opWop. spiyante, exprimée avec le plus grand
sérieux : si nous voulons rattraper la prétendue avance technique des Russes,
:nous. de"oiUI en, 1;pute bâ.W transform~r nos éQoles en usines qui produiraiep.t
eA ~rie d~ ing;énieurs, ges physicie~ et des chimistes, et jeter à la ferraiUe
'Thucydide, Cicéron, Shakespeare, Racine et Gœthe. Inutile de dire que c'est
li\ G\Ùt~ h~. avtwla forn}atiop. rigoureuse de l'esprit qu'elle impliq"e,
qui convient le mieux à la fécondité <le disciplmes comme la physique, la chïr!!ie
ou les mathématiques; que l'abandon d'une telle formation équivaudrait à un
~t\&Wid@ ~ la eivipg,.tion et qu'il ~rait urgent au contr~ire de conseille!' aux
Am~ri,ç~ d~ roç9P:Vertir lews éçQ\es en ~t~l;>l~ement~ f9~~nt l'e$prjt; ~VX
disciplines de la culture humaniste.
70 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

de toute tentative de sauvetage de notre civilisation si gravement


menacée, ou même pour traiter avec mépris un tel diagnostic.
Or cette « massification » se trouve renforcée par une autre
«massification», de caractère purement social. Nous voulons dire
le processus de désagrégation de la structure de la société, qui
suscite de profondes perturbations dans les conditions extérieures
de vie, de pensée et de travail de l'individu. Tous ces boulever-
sements provoquent le recul de l'esprit d'indépendance; le déra-
cinement et la projection de l'individu hors de la subtile trame
sociale qui jusqu'ici le maintenait en place (processus qu'on peut
observer aujourd'hui sur une grande échelle dans les pays sous-
développés) ; la destruction d'authentiques communautés au
profit de collectivités qui embrassent tout, mais sont anonymes
et ne conçoivent plus l'individu en tant que personne humaine ;
le relâchement d'une texture sociale interne et spontanée au
profit d'une organisation mécanisée, dépourvue de tout élément
spirituel et assujettie à une contrainte extérieure ; le nivellement
de tous les individus à un niveau-type égal pour tous ; la limita-
tion progressive de l'action et de la décision personnelles, de
la responsabilité individuelle et de l'organisation individuelle de
la vie au profit d'une organisation collective et de décisions col-
lectives ; l'influence de la masse sur l'existence toute entière,
par l'uniformisation, la standardisation, la politisation, la « na-
tionalisation » et la « socialisation ».
Urbanisation, industrialisation et prolétarisation (dans un sens
bien défini) ne sont que des aspects particuliers de ce pro-
cessus général, dans lequel, comme j'ai essayé de le montrer
par une image, l'humus de la société se trouve détruit et la société
transformée en un« dust-bowl »social. Si une masse de ce genre
devient quelque chose de durable, un nombre croissant d'hommes
installés dans cet état de disponibilité succombent aux condi-
tions psychologiques, telles qu'elles sont décrites dans l'étude
sur la masse à l'état « aigu». Publicité, propagande, modes in-
tellectuelles ont beau jeu, et cela d'autant plus que ]a « massi-
fication» spirituelle et morale a créé un vide intérieur, dans lequel
s'engouffrent les eaux ménagères. Par surcroît, cet endoctrine-
ment des masses est aidé par les appareils modernes qui s'ap-
pellent radio, cinéma et télévision.
Bref, le danger des contagions mentales a pris des formes
monstrueuses ; d'autant plus qu'un nombre croissant d'hommes
LA SOCIÉTÉ DE l\IASSE MODERNE 71

(particulièrement les hommes placés aux postes de commande),


emportés dans le tourbillon des activités plus ou moins stériles
de notre ·époque, manquent du loisir et du recueillement né-
cessaires pour méditer et entamer un dialogue avec l'auteur d'un
livre sérieux. «Un homme qui est contraint de penser chaque jour
à ses collègues, à sa majorité parlementaire, à sa réélection, à
la presse, à l'opinion publique, aux intrigues de son parti, à cent
autres contingences, en arrive à ne pouvoir donner que fort peu
de temps à la méditation ; et même ce peu de temps, il est forcé
de le réserver aux problèmes dont on admet déjà l'importance
autour de lui, aux problèmes qui ont du succ~s. »(Jules Romains).
Ce n'est qu'avec plus d'acharnement que des hommes de cette
sorte se rendent esclaves de la manie des conférences, qui les
maintient dans la superstition de croire que la sagesse préside
aux conférences et aux congrès, et qu'elle subsiste dans les réso-
lutions et les chartes des comités et sous-comités. « On voit mal
un ministre de Louis XV, ou plus près de nous un Talleyrand,
un Metternich, s'enflammant pour une doctrine nouvelle au point
d'y perdre la lucidité de leur esprit.» (J. Romains). Mais, par
contre, plus les hommes de notre temps succombent facilement
aux épidémies collectives du jour, plus la résistance que leur
propre jugement trouve à leur opposer est faible, et plus l'aspect
moral de la société est discontinu et changeant.
Lorsque de tels hommes ingurgitent eux-mêmes des mots
d'ordre destinés aux masses, lorsqu'ils s'abandonnent aux « re-
ligions sociales » de notre temps, substituts de la sensibilité reli-
gieuse et des valeurs culturelles traditionnelles, et qu'ils se dé-
lectent, comme d'un narcotique, d'émotions collectives, d'amu~
sements collectifs, de démonstrations collectives, ils ne le font pas
seulement pour combler le vide de leur âme. S'ils descendent ainsi
dans l'arène, c'est avant tout parce que la « massification>>
sociale, qui les a arrachés du tissu vivant de la véritable commu-
nauté et précipités dans la société où ils se trouvent à l'état« d'in-
dividus isolés>> et dé'Vitalisés, à l'état d'atomes humains, les
rend profondément malheureux. Elle les remplit d'une soif« d'in-
tégration», que peuvent seules apaiser ces excitations et agglu-
tinations humaines de la société de masse, agissant comme des
stupéfiants. On ne peut plus se passer de radio, de journaux, de
cinéma, d'excursions collectives, de sport collectif, ni de leurs
corollaires :bruit, sentiment« d'actualité, (Tarde), air confiné.
72 L.A. SOOJiTE DE MASSE MODERNE

Nous pouvons même nous féliciter quand ees hommes « mas-


sifiés>> s'en trouvent satisfaits et que, dans leur légitime nos-
-talgie d'une solide texture à la fois intérieure et extérieure, fis
ne se laissent pas entraîner par le tourbillon des « religions so-
ciales >l de notre temps, qui conduisent nécessairement à la haine
et au fanatisme collectifs, (souvent sous le couvert d 1un amour
abstrait et universel de l'humanité), à la haine des peuples, des
classes et des races.

3. CULTl}'RE DE MASSlll.

Nous allons à présent examinet" en détaille prooessus général


que nous venons simplement de achémati~r, et nous le fel"ons
en commençant par son aspect spirituel et moral. Noua ue ris~
quons certainement pas de nous tromper, en désignant 1..,
culture qui caractérise la société dE> masse par le terme dont,
voici bientôt un demi-siècle, Guglielmo Ferrero l'a. atigm.atilée:
civilisation« quantitative», c'est-à~dll-e culture&, maase, COinJQ~
elle se manifeste à nos yeux, que ce soit par les prod,uiU. <l~ .œi~
.pour besoins intellectuels ou par le mauvais goût dea m.~,
auquel ces produits font appel et dont Us prQfi.tent d~ u,n
regrettable esprit commercial. Quelle que soit l'échelle de va.k)ur
que nous appliquions et malgré tous les atennoiementlii ou les
.compensations par lesquels, depuis un demi-:siècle, les pptmu~ttls
cherchent à se rassurer avec une sorte d:~ désespoir, la, courbe est
franchemen.t décroissante dans tom~ les pa,ys d'Oçcide:nt~ Déjà.
de leur temps, un J. S. Mill, un Hermanu :M,el~ ou '\ID JlloCOb
Burckhardt voyaient s'accumuler les mgnea de 4écadep~ de la.
culture ! si aujourd'hui, en ce Ulilieu du
:xxe siècl~, ve~:Q.t u,.
faire un tour pp,rmi nou~~ pl\uvre!il pygmAes de la culture~ quj
lisons, que di~-je, q~ regardons de~ jquma.~ iUuat:ré!ii, ll' vçr ..
raiep.t leur pessinli8me dé~uplé. Et san~ do11te, QeU~ quj~ che~
nous, tieDl).ent le haut du pavé~ les ridioulisera,ieqt,ila ~Jll~f:l i.:raj~
tant de roJila.ntiques attardés n'ayant pas encore çom.pris q~
l'heure d'une « société de consommateurs » est venu~ 1 ~
Jusqu'ol1 est aJlé le processus d~ « mas•ification » c1,1ltmelle..
quiconque peut s'en fl,ssurer~ qui e~an;tme {roid~m,ent ~ débit:-

1. J,.~ tém9ign~1a ~e J. s. Mill se ti'P1:1V~ tf!Ul3 (IPil c.@lè~ e$!ai, Qn ,{4~,


1859, chap. III.
LA 8001-éT:é DE MASSE MOD:&RNJ: '13

mètre de la consommation intelle('tuelle des ma,eses, depuis !es


Nvues ;.Ilust:r6es, tirées en mlllions d'exemplaires et tout bonne-
ment inf&ntUea, les quelque 80 ou 90 millions d'exemplaires de
comlo·boolos lamentables qui paraissent aux ~tats ..Unis, jusqu'au
tri$te niveau d~ notre éducation et de notre culture, Non moins
éloquente est la situation sa.ns cesse plus critique où se trouve
le livre digne d'attention, et le combat qu,e doivent livrer
pour leur existence les revues sérieuses qui ne courent pas
après le mauvais goût des masse~. Voilà qui est peut..être
encore plus significatif : U est difficile de donner tort aux
pessimistes, comme à l'Américain Dwight Ma.c Donald dans
son ~saai Mass Culture (« Diogène», 1963, III), qui préten.
dent que dans la· vie culturelle de notre époque il s'éta.blit
une sorte dE) loi de Gresbn),. D'après oette loi, la mauva,ise
monnaie chasse la bonne ; de même l~ culture IJlodern~ de ma.sse
rend p~us difficile l'affirmation de tout ce qui est valeur (un phé..
nomène qui a d'ailleurs des fondements purement économiques,
qu'il s'agi886 de commercialisation trio~pha.nte ou des consé-
quences d'une productivité IP&S$ive sur le sort des livres et dea
revues). Et même lonque les vale~s viennent à. s'affirmer, elles
forment de moins en moins le sommet d'une pyramide acceptée
par tous et les élites intellectuelles sont gagnées pa.r la tentation
de se mettœ au service des besoins intellectuels de la masse, de
les entretenir et de récolter ainsi non seulement la gloire auprès
des muses, mais encore des gains énormes.
Si nous ne voulons pas nous bercer d'illusions, nous devons
admettre qu'il existe peu d'~léments permettant de conclure que
ce proçessus de décadence ait pratiqq.ement atteint une PQSition
stationnaire ou qu'il ait fait place à. une amélioratton ; ma.is
il faut aussi reconnaître que de ce côté..,ci de l'océan et de Pautre,
certains indices permettent de ne pas abandonner tout espoir.
Personne aujourd'hui 11e peut s'empêcher, s'il veut être pris
au sérieux, de comparer ces fait& avec les espoirs qu'une ère
optimiste avait fondéH sur la lutte contre l'analphabétisme. Nous
pouvons seulement nous étonner que ceux qui ont nourri cet
espoir naïf (peut-être en existe-t-il encore quelques-uns aujour-
<l'hw) ne se soie,nt apparemment pas dem~ndé, d'une part ce que
lisent les gens ayant appris à. lire, et d'autre part si le système
d'~~c~tjop sta:p.d~dis~ employ~ pour élimin~r J'~Il.aJ:ph~l>étis.~~
a toujours exercé une influence heut'6U&e sur léohomdealeatuN&.
74 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

«L'Anglais moyen>J, selon le philosophe américain Russell Kirk,


«ne lit qu'un mince et vulgaire quotidien, bien que depuis un
demi-siècle il reçoive une instruction obligatoire ; par contre au
Portugal, l'État d'Europe occidentale où le nombre d'analpha-
bètes est le plus élevé, on lit par tête d'habitant plus d'ouvrages
et de journaux sérieux qu'en Grande-Bretagne. Bref, la large
couche sociale qui au XIXe siècle soutenait la littérature anglaise,
a à peu près cessé d'exister>> (Beyond the DreamiJ of Avarice,
Chicago, 1956, p. 303-304). 1
Le désir d'en tirer un argument pour condamner l'enseigne-
ment obligatoire ou la lutte contre l'analphabétisme vient si
facilement à l'esprit qu'on a presque honte d'envisager un pareil
abus. Mais, il ne faut pas par naïveté ignorer les conditions dont
dépend l'efficacité de l'éducation populaire, alors que ces condi-
tions sont plus importantes que l'initiation à l'art de lire. Or, c'est
bien la société de masse qui a fait radicalement disparaître ces
conditions.
Ici une expérience personnelle va nous permettre de mieux
comprendre. Voici fort longtemps, j'eus à examiner avec un étu-
diant, dont la nationalité importe peu, la conclusion de sa thèse
de doctorat. TI s'agissait d'une étude plus que modeste sur l'avia-
tion; son auteur avait de la maturité et beaucoup d'expérience
et par sa culture dépassait sans doute bien des hommes de son
rang. Comme à la fin de notre discussion nous constations combien,
au fond, la rentabilité de cette branche moderne des commu-
nications était aléatoire, abstraction faite de toutes les subven-
tions officielles ou officieuses, je ne pus m'empêcher de conclure
ce long entretien par quelques considérations philosophiques, et
de remarquer combien le mythe de Dédale et d'Icare semblait
encore chargé de lourde vérité. Mon interlocuteur me demanda
qui étaient ces gens-là et ce qu'ils avaient à faire avec l'a-
viatibn. Ne se souvenait-il donc pas des Métamorphoses
d'Ovide 1 Non, il n'en avait jamais été question dans ses cours
de latin. Mais, en d'autres circonstances, n'avait-il jamais eu

1. Analphabétisme.
A ce propos il me revient à l'esprit le type d'un libéral russe (Procopovitch),
que je rencontrais autrefois dans son exil genevois et qui me vantait comme
un exploit de Staline la lutte victorieuse que son pays menait contre l'analpha-
bétisme. Je n'arrivais pas à faire comprendre à cet émigré que ce que le vieux
libéral appelait progris n'avait servi qu'à dérober plue sdrement aux RUSBel
leura libel'tH apirituenu et politiquee.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 75

l'occasion d'entendre parler de ce fameux mythe ~ Eh bien


non! 1
Dans le même ordre d'idées j'évoquerai un autre souvenir.
TI y a fort longtemps, à Istanbul, j'entrai dans une boutique d'an-
tiquaire tenue par un Grec. Je trouvai celui-ci aux côtés d'une
fillette, plongé dans l'étude d'un livre. Je le priai de ne point se
déranger ; mais, tout en furetant parmi les rayons poussiéreux,
je ne pus m'empêcher de saisir des bribes de la conversation qui
se déroulait près de moi. A la fin aucun doute ne fut possible :
c'était l'Odyssée qu'on lisait en grec et qu'on commentait à
quelques pas de moi. Et je songeai qu'il était difficile de trouver
un tableau plus touchant que celui de ce Grec en train de trans-
mettre à. sa fille, dans un quartier obscur de l'ancienne Byzance,
l'impérissable beauté d'Homère, tri-millé~aire et toujours vivante,
tandis que dehors le tramway grinçait sur ses rails et que les autos
klaxonnaient.
Juxtaposées, ces deux expériences permettent d'apercevoir
la signification de la continuité et de la discontinuité dans la
tradition d'une culture. D'une part, ils montrent ce qui se passe
lorsqu'il y a continuité, et de l'autre, combien est profonde ]a
rupture qui s'est accomplie dans notre génération, après une
longue période d'usure interne. Cette rupture équivaut à une
catastrophe de la civilisation, c'est là un fait incontestable pour
quiconque se rend compte qu'une tradition millénaire ayant ap-
provisionné « les magasins de notre culture » est en train de
disparaître. Pour examiner en détailles sources, le sens et l'évo-
lution de cette tradition, on peut se référer en toute confiance au
grand ouvrage de Ernst Robert Curtius : Europiiische Literatur
und lateinisches Mittelalter (1948). Curtius nous montre quel puits
quasi insondable continue à nous alimenter, et en nous aidant à
comprendre ces choses, il met en valeur ce qui aujourd'hui, trois
mille ans après Homère, semble bien être en voie de disparition,
malgré mon Grec d'Istanbul.
Par quels moyens cette tradition plusieurs fois millénaire
s'est-elle perpétuée~ Quelles sont les couches qui en premier lieu
y ont pris part, et quelles ont été les conditions économiques et
sociales qui ont accéléré ou retardé le processus jusqu'au seuil
de notre ère de masse~ Qui, aux différentes époques de l'histoire,
l.Je renvoie pour le reste à mon article: Die Kellerraüme umerer K'Ultur New
Schwettv Bundlchau, novembre 1949,
76

lisait des livres 2 et quels livret~ lisait..on î La question est impor.-


tante. Il n'est pas facile de se représenter une époque où, pour la
majorité écrasante de la. population, le livre existait à peine en
tant que nourriture spirituelle et véhicule de la tradition. l{uf-
zinga nous en a tracé une image vivante pour l~ xve siècle d~ns
son Dklm du Moyen Age. Ourtius nous dit q-uels furent les
manuels qui, à travers tout le Moyen Age, ont formé la jeunesse
d,s écoles de lettrés, et à. quelles sources encor~ plus lointaine~
ces manuels puisaient. Mais il suffit à chacun de s'interroger, pour
se rappeler le prix inestimable que représentent pour le dévelop-
pement de l'esprit les livres dont dispose l'enfant en dehors des
helll'6s de classe (et c'est cela surtout qui importe) pour satisfaire
librement et joyeusement son besoin de nourriture spirituelle a.ux
différentes époques et dans les différentes couches sociales. Dans
Poéfle et Vérité, Goethe nous raconte comment les choses se
passaient du temps de sa jeunesse, et c'est avec un plaisir
manifeste (que chacun éprouve lorsqu'il évoque cette première
lecture merveilleuse de son enfance), qu'il nous parle de ces
préeoees nourritures de son esprit, depuis la. grosse Bible
in·folio, l'Orbia Pictua de Comenius, le Télémaque dQ Fénelon,
Robinson Oru&oé, Till Eulenspiegel, Lea Quatre Fils Hémon, la
Fée Mélusine, Fortunatus et toute sa tribu, jusqu'au Juif errant.
Aux siècles précédents, les enfants n'étaient pas aussi heureux,
et com1lle il n'existait pas encore de livres pour enfants, il
fallait, en dehors de la Bible, s'en tenir à. Ovide, Statius ou
Virgile. On mesure ce que cela a signifié pour la tradition litté-
raire européenne 1.
Or, cette tradition (la chose ne fait aucun doutf;,) est aujour-
d'hui grp.vement menacée, peut-être proche de sa fin. Pour parler
sans ambages, il ne s'agit pas seulement d'une rupture, ml\tls
d'une catastrophe qui engloutit des valeurs indiscutables, et le
déclin de nos langues de culture en est peut..être une des cons~­
quences les plus visibles et les plus incontestables ~. Pourquoi

J, ~ ca quj ~oncerp.e l'~toire du liyr~ d'enf~pt eii t~on j:Qlportance poqr


l'histo~ de l'esprit? il t}xiste maintenant : Paul Hazar4, Les livres, les enfants
et lu hommes, Paris, 1949.
2, On ~t m~u!llr à divers signes la déc~enoe qe notre ~Dg\Je ~vieille eul-
ture; tout d'abord c'est le manque de respect e:q.vers la la~gue traditionnelle;
c'est enco:re l'appauvri$ement de la grammaire et du vocabulaire; c'est l'alour-
dissement du goût et l'insuffisance d'une discipline rigoureuse, au point qu'on
finit par perdre le sentiment de cette régression. Oe phénomène se ma.nifeste
dans tous les pays, même en France où le sens de la langue est 1i stll'.
LA SOCI~'l'É Dg MASSE MODEîtNE 11

la perte (ou simplement l'évanouissement) de cette tradition


humaniste et chrétienne n'est-elle pas un simple chAngement de
décor de l'histoire de l'esprit, mais une authentique è&tastrophè;
qui fait partie intégrante de la crise de notre ~mps '1 Parce
que cette tradition est la. tradition européenne et qujelle déter·
mine notre nature d'Européen au sens le plui! large du mot ;
quiconque tente seulement de se représenter le :monde d'au·
jourd'hui sans le pilier qui le supporte; è'est-à-dire l'EutOpé
et sa tr&dition, sait ce que cela veut dire. On ne peut p9.8 prendre
&U sérieux l'idée de recommencer brusquenu~nt depuis le début
la formation de notre esprit, trois mille ans après, et de remplAOer
le patrimoine spirituel traditionnel par une aubstanée culturelle
qui s'exprime dana le cadre et le style de revues populaire8, où
l'on trou"\'"e pêle-mêle un savoir universel 1mr les \'itatnineB, leg
a.vions à réaction, les questions sociales, le dernier fnlèoos de la
littérature et les récentes innovations de la. philosophie. Ce qui
arrive si l'on essaie tout de même, voilà. ce que le monde moderne
s'applique à démontrer avec tant de zèle.
Dans ces conditions, c'est a.-veo une tragique évidenoo què la
question se pose : notre tradition européenne ne doit~elle pM
livrer aujourd'hui un combat pour son existence même, un eom-
bat d'autant plus désespéré qu'il semble éga.lement être livré
contre les forcei les plus farouches et les plus menaçantes qui
conditionnent notre é"\'"olution sociale î Pour les parbiB&n8 de
notre ère de masse, cette tradition est doublement coupable :
parce qu'elle est« tradition>> et parce que, nécessairement, elle
n'est pas à la portée de tout le monde; en d'autres termes; p&toe
qu'elle suppose une hiérarchie intellectuelle de gens qui font, à
des degr-és différents, un effort pour y participer et se 1'assiniller.
Par là, elle défie l'esprit progressiste inconstant des ret?.tm no•
varum cupidi, elle provoque un ressentiment social, paroo qu'on
trouve intolérable qu'une minorité puisse a~oir un avantage BUr
la grande massè, d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'un privilège
qu'on peut regretter, comme un simple bien matériel dû à
l'émulation et aux aléas de la vie économique, mai8 d'un avan-
tage que procurent exclusivement les dons, le talent et les aspi-
rations de l'esprit. Notons encore ce pragmatisme et cet utili-
tarisme teohnico-soientistes modernes, qui ne veulent pas com-
prendre que toutes les acquisitions des sciences, dont personne ne
conteste l'importance et la valeur éducative, ne changent rien
78 LA. SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

à cette vérité que l'homme doit d'abord exister comme être spi-
rituel et moral, et nous ne serons plus étonnés qu'à l'heure ac-
tuelle la phtisie de notre héritage culturel soit devenue galopante.
Dans ces conditions, le fait que la conscience historique (le sen-
timent de la continuité et du lien avec l'histoire comme matière
vivante de la connaissance) soit de plus en plus ébranlée, cons-
titue un des aspects essentiels d'une vue d'ensemble de notre
culture de masse moderne.
Néanmoins, et c'est par là que nous conclurons ces considé-
rations, on apercevrait sous un faux jour le processus de «massi-
fication » de la culture si on mettait l'accent sur un conformisme
grégaire, comme s'il n'existait pas un individualisme de nature
excentrique, parfaitement détaché de toute tradition. Des idéès
superficielles sur le phénomène de << massification » pourraient
facilement induire en erreur, et c'est un point sur lequel déjà
J. S. Mill a trébuché dans son célèbre essai On Liberty (1859).
Mais il n'en est pas ainsi. Conformisme, uniformisation, bien sûr,
mais c'est précisément eux qui vont de pair avec la rupture de
la tradition culturelle et de la continuité, avec ce penchant à
toujours vouloir offrir quelque chose d'inédit, d'original, d'ex-
citant pour « épater le bourgeois» 1 • Nous avons moins affaire
au conformisme de la tradition qu'à celui de l'excentricité ef-
frénée, et par conséquent du déracinement, de la discontinuité,
du mépris du traditionnel, du modernisme à tout prix ; l'esprit
d'avant-garde, le culte du nouveau rapidement dépassé, du
«jamais vu» sont la règle. Bref, c'est le conformisme du non-
conformisme. Comme le remarque un critique américain, le
«snob» moderne croit devoir accrocher chez lui un Picasso 2.
Mais le clinquant « amer » ne vaut pas mieux que le clinquant
«sucré>> et il est tout aussi perfide.
En fait, par le mépris qu'il éprouve envers celui qu'il appelle
le « petit bourgeois », l'homme de la masse ne fait que se trahir
lui-même. Par sa rupture avec tout ce qui est tradition, continuité,
enracinement, par son anticonservatisme, par sa nature révolu-
tionnaire et romantique, il apparaît tout entier dans son confor-

1. En français dans le texte (N. d. T.).


2. Modernisme de l'homme de masse:
L'auteur américain en question est Peter Viereck, Shame and Glory of the
Intellectuals; Babbit Jr. vs., The Rediscovery of Valtws, Boston, 1953. Cf. le
livre du psychologue Charle~:; Bauùouin, Le mythe d'u rrwderne, Genève,
1946.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 79

misme grégaire. C'est dans cette attitude sans doute que réside
aujourd'hui la principale menace, et non dans le danger inverse
de stagnation et d'enlisement, fort inactuel dans les conditions
présentes. Ce jugement prend encore plus de poids si nous pre-
nons en considération ce qui se passe aujourd'hui dans les
pays « sous-développés ». Toutefois, il ne faut pas abandonner
complètement l'espoir que dans ce cas la nature de l'homme et
de la société subit une violence difficile à concevoir comme une
situation durable et qui tôt ou tard aboutira à une crise, qui
pourra être dénouée par une prise de conscience purificatrice.
Qu'on n'aille pas croire que ce sont là les considérations hau-
taines et grincheuses d'un réactionnaire ; le fait que des socia-
listes, comme George Orwell ou Hend.rik de Man, n'en jugent pas
autrement le prouve assez. Nous sommes même redevables à. ce
dernier d'une analyse extrêmement riche et pénétrante sur l'édu-
cation 1 •
Le témoignage de ces hommes renforce ma conviction que ce
sujet, une fois entamé, est trop important pour que je l'abandonne
sans essayer de lui prêter, par quelques exemples, plus de relief
et de couleur. Pour montrer jusqu'à quel point nous avons fait
table rase du passé, citons, pour commencer, le cas du docteur
Brock Chisholm, alors directeur de l'Organisation Mondiale de
la Santé, qui, voici quelques années, recommandait dans un jour-
nal canadien (Toronto Telegram W eekend Magazine, 1955, no 10)
un brassage complet de toutes les races, en vue d'unifier la popu-
lation du globe. The sooner we' re all interbred, the better («Plus tôt
nos sangs seront tous mêlés, mieux cela vaudra»), voilà. la devise
d'un homme que, sans crainte du ridicule, on a chargé de la santé
universelle, et qui veut supprimer toute notre tradition cultu-
relle aussi radicalement que « nos structures économiques et
sociales>> ; du moins a-t-il acquis le mérite d'avoir élevé un
progressisme imbu de « super-massification » à un sommet encore
jamais atteint jusqu'ici. Venant de la part d'un homme qui oc-
cupe une pareille position sociale, cet exemple acquiert une im-
portance toute particulière.
C'est un fait que dans le cadre d'une société de masse parti-
culièrement évoluée, la nécessité d'une échelle de civilisation (be-
sclwving = polissage, disent si justement les Hollandais) et le

1. Hendrik de Man, Vermaaaung und Kulturver/all, Berne, 1951.


80 LA SOCIÉT:É DE MASSÈ MODERNE

sens de la bonne éducation sont des notions qui se perdent, J'en


veux pour preuve le cas de cette étudiante amérieàine avouant
sa tot&le incompréhemion deYant la remarque d'une Français~
issue du peuple qui, parlant d'une certaine jeune fUie; l'avait
jugée « bien élevée ». Je répondis ironiquement à mon Améri..
caine que cela venait sans doute du fait que dans son paya toutes
les jeunes filles étaient « bien élevées >J. Mais le sens de ma re•
marque lui échappa, sans doute parce que cette notion elle-même
(qui est tout simplement celle de l'« honnête homme» de Pascal)
s'était perdue dans une société comme la sienne. Pour oouper
oourt à toute \Telléité de pharisaïsme européen, nous dèvons nous
demander si de ce côté·ci de l'Atlantique, il n'existe pas déjà
plus d'un pays en tomi points semblable aux États•Unis, en ce
qui concerne la suprématie intellectuelle de « l'hom.D1e moyen »,
qui n'est pas « peuple », avec sa spontanéité, sa naïveté, la s"dreté
de son jugement fondé sur la tradition, mais qui est représentatif
de la« masae »1 • Partout sa culture de masse s'apprête à refouler les
deux forn1es de la véritable culture : celle de l'élite et celle du peuple.

1. Qltroonquè; p&r e)ttn:nple, a connu lès ~tatEI-UniB voici plus d'tin qutwfl de
siècle et oonjidère la r:Jituation actuelle, ne peut douter que le flivea.u moyen
de la nourriture spirituelle a considérablement baissé depuis lors. On en trouve
noiïa.tnment une pteuve irréfutable dan.S le fttit que la. plupart des i'evues qui;
à. l'époque, faisaient la gloire de l'Amérique, comme l' American Mercw?h le
Scribner's,le Oentury, le Harper Magazine ou l'Atlantic :M.onthly, et qui étaient
lue~ p~r une large couche de la populationJ ont, soit complètement dispàl'ti,
soit perdu tout6 portée, de sorte que des tribunes animées où l'opinion s'e1pri-
mait publiquement ont ainsi été supprimées. be nos jours, c'est le règne des
illùatrés pour la masse et des productions synthétiques comme le ReadKJr' 8 DigèM,
tandis que le& journaux sérieux ont à. livrer une rude bataille pour leur exis-
tence. Èn ce .qui concerne le livre, la nécessité même d'une production en série,
tendue plus impérieuse enM:re par la hausse des prix (une vente de 1 OOOexetn-
pl&ites semble aujourd'hui le minimum pour éviter une perte nette) a rendu de
plus en plus difficile la publication d 1ouvrages qui ne flattent pas le goftt de la
mfi.Bse, On fera.it preuve de pharisaïsme et d'illusionisme en se pel'Suada.nt que
la situation ne prend pas la même tournure dans les pays d'Europe. Walter
Muschg dans: Die Zerstorung der deutschen Literatur (Berne, 1956) a brossé un
tableau :fidèle de ce déclin de la culture littéraire allema.nde; qui lui aussi est
imputable avant tout à la culture de masse. «.Aiilsi le poète a perdu sâ plooe
dans la société, parce que celle-ci est elle-même en décomposition et parce que
1& notion bourgeoise de poésie est devenue contestable. Des forees anonymes
contre lesquelles aucun individu isolé ne pe~t pll18 se mesurer, gouvernent le
monde. Ce n'est pas la dictature politique qui est le plus grave ennemi du
poète, me.is l'état de satisfaction matérielle de la. masse qüi désire rton pa.& la
libèl'té, mais Ulle vie Oonfortable • (p. 32). Des illustrés, dont on ne peut imaginer
un niveau plus bas, dominent la scène. et des journaux sans scrupules, voués
à la l!lèule techerohe du seru~ationnel; ont de8 tira.gcs prochef§ des tiragM aillé•
ricains. Les gros titres passent aujourd'hui pour du journalisme. Pour l'Angle-
terre, Russell Kirk (Beyond the Dreams of Avarice, Chicago, 1956, p. 298-310)
exécute un portrait saisissant et peut.être même par trop pessimiste. ·
LA SOCIÉTÉ DE l\IASSE MODERNE 81

4. MASSE ET SOCIÉTÉ.

Nous venons de voir clairement que le phénomène de« massi-


fication >>, en tant que crise de la civilisation, ne doit pas être
séparé du problème social. Nous devons tout particulièrement en
tenir compte lorsque nous examinons de près les rapports entre
la société de masse et la démocratie de masse, dont le dernier
produit toxique s'appelle le totalitarisme. Tout ceci apparaît déjà
très nettement chez un auteur qui, Pestalozzi mis à part, a été
le premier, parmi tant de prophètes de malheur, à pressentir et
à analyser en profondeur notre démocratie de masse: nous vou-
lons parler d'Alexis de Tocqueville. Il s'agit essentiellement du
fameux passage de son chef-d'œuvre De la démocratie en Amé-
rique, où en tâtonnant, et avec le sentiment très net d'aborder
une terre inconnue, il tente d'expliquer l'évolution de la démo-
cratie égalitaire vers une nouvelle forme de despotisme ; ce fai-
sant, il commet seulement l'erreur, fort excusable d'ailleurs, de
dépeindre avec une certaine indulgence cette oppression issue de
la société de masse, tandis qu'aujourd'hui nous sommes triste-
ment édifiés à ce sujet 1 •
Il faudrait un long exposé pour présenter les éléments et les
conditions qui, en ouvrant la voie à la démocratie de masse,
menacent gravement la liberté. Nous saisirons l'essentiel du pro-
blème si nous comprenons clairement la différence entre une
démocratie libérale du type helvétique et anglo-saxon et la démo-
cratie jacobine qui est devenue de plus en plus la forme de dé-
mocratie de notre temps, précisément parce qu'elle est à la
1. Le passa.ge en question se trouve chez Tocqueville: De la Dérrwcratie en
Amérique, vol. II, IVe partie, chap. VI. Le voici: «Je pense donc que l'espèce
d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à
rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en
trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche moi-même une expression qui
reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme; les anciens
mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle,
il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux pas la nommer. Je veux
imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le
monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui
tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires
plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme
étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers
forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses conci-
toyens, il est à côté d'eux; mais il ne les voit pas; il ne les touche et ne les
sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore
une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »
82 LA SOCIÉTÉ DE 1\IASSE MODERNE

mesure de la société de masse. Pourquoi en est-il ainsi, et quels


liens unissent la démocratie jacobine et la société de masse 1 Si
nous disons que la démocratie libérale met l'accent sur la notion
~e liberté, alors que la démocratie jacobine le met sur celle
d'égalité, cela revient à déclarer que la première repose sur le
principe d'1m gouvernement établi avec le consentement et le
contrôle du peuple, tandis que la seconde se fonde sur le prin·
cipe de la souveraineté du peuple établie à la. majorité des
voix et réalisant théoriquement l'identité du peuple et du
gouvernement.
Si cette souveraineté du peuple n'est qu'un mythe, c'est un
mythe extrêmement dangereux, parce qu'il ouvre la voie à la
plus. fâcheuse oppression et qù'il implique la possibilité d'insta.u ..
rer un pouvoir totalitaire, établi à la majorité des voix. La dé-
mocratie libérale est une source de liberté, parce qu'elle est
libérale, c'est-à-dire respecte les droits de l'individu à. la liberté,
et qu'elle est en même temps démocratique, c'est-à-dire qu'elle
subordonne l'octroi du pouvoir au consentement du peuple. La
démocratie· j.acobine, au contraire, est le tombeau de la liberté.
Toutefois,. l'idéologie jacobine de la souveraineté populaire de-
vient d'autant moins dangereuse que l'État est considéré comme
un élément étranger qu'il faut surveiller. C'est surtout le cas
dans les États fédératifs, où le lointain pouvoir central n'étant
absolument pas ressenti comme un gouvernement avec lequel
on peut facilement s'identifier, suscite des forces défensives libé·
rales, et où inversement le pouvoir central s'oppose à un despo-
tisme éventuel des États-membres et des communes. Voilà. pour-
quoi, en bonne logique, le jacobinisme a de tout temps considéré
le fédéralisme comme le pire ennemi de la « république une et
indivisible». Or, comme la structure fédérative d'un État ne
reçoit pas la vie en vertu d'un simple décret constitutionnel mais
qu'elle suppose une structure de la société ayant ses racines dans
la tradition, rien ne lui est plus contraire que la société de masse
contemporaine, qui détruit cette structure. Ainsi la société de
masse favorise la démocratie de masse jacobine, parce qu'elle
paralyse et détruit les forces fédéralistes qui la contrarient. Mais
là où ces forces ont pu se maintenir jusqu'à nos jours, elles se
trouvent nettement sur la défensive, avec des perspectives de
plus en plus sombres. Un pays comme la Suisse toutefois permet
de faire de3 pronostics plus rassurants, car pour elle, étant donné
LA SOCIÉTÉ DE MASS:m MODER:Nll 83

son caractère multinationaJ, le fédéralisme conditionne l'e-xistence


de l'État lui-même.
En Allemagne par contre, en dépit de toutes les traditions,
le fédéralisme ne semble plus guère avoir de- racines vivantM,
e' est là un des symptômes impressionnants du stade' que le
phénomène de « massification » a déjà atteint dans ce pays, après
son passage dans le concasseur du totalitarisme et de la. défaite.
Mais ce symptôme évident échappe complètement à. certains mi-
lieux allemands, qui par ailleurs ne se lassent pas de condamner
le processus de « massification » ; ils ont prouvé leur aveuglement
par le mépris où ils tiennent le fédéralisme et par la légèreté avee
laquelle ils ont récemment supprimé, en tant qu'entités histo·-
riques, les États du Wurtemberg et de Bade, qui ont fusionné~
comme deux sociétés, sous prétexte de commodité administrative~
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner des paroles d'un ministre
socialiste d'un Land allemand qui, voici quelques années, ex-
pliqnait le plus sérieusement du monde que fédéralisme, admi. .
nistration autonome et autonomie communale étaient mutilas
dans un État démocratique, puisque de nos jours, à l'encontre
de ce qui se passait dans l'ancien État autoritaire, il n'existait
plus de séparation entre le peuple et le pouvoir. Cet état de choses
n'était selon lui que l'expression d'une méfiance, légitime~ à
l'égard d'un pouvoir central hostile au peuple, et par conséquent
sans objet actuellement. En tout cas, il nous a rendu un service
en nous donnant dans cette déclaration un exemple magistral, qU\i
dissipe toute illusion en ce qui concerne le radicalisme de l'idéoo.
logie jacobine et ses conséquences. La démonstration de ce socia-
liste rappelle le raisonnement des communistes : lorsqu'on leur
fait observer qu'il n'existe plus en Russie Soviétique de syndicats
ouvriers, ils répliquent tout bonnement que dans un État où
le gouvernement et la classe ouvrière sont confondus, des syn;..
dica.ts indépendants représentant les intérêts des travailleurs sont
parfaitement superflus. En fait, c'est là une manière de penSèr
commune· à tous les jacobins : tous sont fascinés par un mythe,
dont il ne faut pas méconnaître le côté pseudo-religieux ·(hien
qu'on ait pu lire récemment sur une affiche électorale du parti
comm-uniste suisse cette phrase établissant de façon blasphérna.--
.toire le· :peuple souverain à la place de Dieu en parodiant la Bi bk :
{{ La crainte du peuple est le commenœment de la. sagesse! »;Le
fiait quel'on pouvait eate:ndre pareils propos del& p8tt <fœ o~fscte
84 LA SOCIÉ'l'É DE MASSE MODERNE

l'Allemagne national-socialiste nous rappelle d'une manière alar-


mante la parenté intellectuelle de toutes les idéologies totalita.irea.
Le rapport étroit, voire indissoluble, qui existe entre la société
de masse et la démocratie jacobine apparaîtra peut-être de manière
encore plus manifeste, si nous le considérons sous un jour un peu
différent. Ce qui distingue la démocratie de masse d'esprit ja-
cobin de la démocratie libérale, c'est également que la première,
du fait qu'elle met l'accent sur la souveraineté populaire, n'ad-
met, au-dessus des décisions du peuple « souverain ))' aucune
instance, aucun impératif; contrairement à la démocratie libérale,
où les limites de la puissance étatique, que ne peut franchir
aucune majorité populaire ou parlementaire, sont posées par les
principes traditionnels de l'État, par les commandements in-
_discutables de l'éthique et du droit naturel et par les maximes
non écrites du patrimoine moral des nations.
Les démocraties anglo-saxonne et suisse plongent leurs racines
historiques dans une époque antérieure de plusieurs siècles au
suffrage universel ; elles ont grandi à une période où non seule-
ment les convictions chrétiennes et l'antique tradition du droit
à la liberté étaient vivantes, mais encore où une structure sociale
bien différente de notre société de masse moderne délimitait ri-
goureusement le domaine des droits et des devoirs. La plupart
d'entre nous ont encore suffisamment de bon sens pour recon-
naître, dans des cas extrêmes, la frontière méta-démocratique
propre à la démocratie libéra.Ie et pour considérer comme évi-
dente la nécessité de ne pas laisser à une majorité le soin de déci-
der si notre pays sera communiste. Mais peu d'hommes encore
savent reconnaître ici l'inquiétante fragilité du principe. démo-
cratique pur, qui menace de nous mettre totalement à la merci
de l'arbitraire et de la désagrégation des lois régissant l'État et
la société, et qui ne peut protéger ni la liberté, ni la propriété ni
le droit contre le despotisme. C'est la fin de toute sécurité, comme
l'a déjà dit Jacob Burckhardt.
A la longue, la démocratie et la liberté ne sont compatibles que
si tous ceux qui exercent le droit de vote, ou du moins la majo-
rité d'entre eux, s'accordent à penser qu'il existe certaines normes
et certains fondements de la vie politique et de l'organisation
économique, qui échappent au système d'arbitrage démocratique.
Si cette unitas in necessariis n'est pas réalisée, c'est à une démo-
cratie de masse de style prétotalitaire qu'il faut s'attendre. Nous
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 85

n'avons pas besoin des leçons de).a. Révolution française pour nous
convaincre que cette démocratie de masse présentera inévita-
blement des tendances socialistes, et que, inversement, le socia-
lisme est une des forces les plus déterminantes da.ns la transfor-
mation de la démocratie libérale en démocratie de masse. Qui-
conque retire leur caractère intangible à. des institutions aussi
fondamentales que la. propriété et la liberté économique, et les
soumet au vote, détruit cette condition de la. démocratie libérale
qui existe quand tous, quel que soit leur parti, reconnaissent
que les fondements éthiques, sociaux et politiques de l'État ont
un caractère inviolable·. Ainsi le socialisme fait de la démocratie,
instrument de paix intérieure, de sécurité, de stabilité et de li-
berté, l'arme de la révolution permanente.
Ce radicalisme de l'esprit qui ne laisse subsister aucun élément
stable et remet sans cesse tout en question, caractérise également
la. société de masse et l'homme de masse. Car c'est bien là une
tournure d'esprit conforme à. des hommes qui, dans leur déra-
cinement social, ont perdu le sens de la tradition, des principes
et de l'histoire ; à. des hommes qui se sont abandonnés aux ca-
priées et aux passions du moment, à la démagogie des chefs qui
transforment ces caprices et ces passions en slogans éphémères
et en discours enflammés. Cette démagogie se trouve encore
renforcée par le scepticisme, le positivisme, voire le nihilisme d'un
certain enseignement, dont les intellectuels portent la respon-
sabilité. Ainsi la démocratie de masse contient le ferment des
religions sociales et révolutionnaires de notre temps. C'est le
point de départ des croisades auxquelles les masses enthousiastes
se joignent pour conquérir un empire millénaire, une Nouvelle
Jérusalem. Ce que, à tort ou à raison, Michel Chevalier a. noté sur
le peuple américain (les Lettres de l'Amérique du Nord, 1836, sont
contemporaines de l'œuvre de Tocqueville) reste valable," sans
réserve aucune, pour cette démocratie de masse : elle possède le
«moral d'une armée en marche>>. Le pa~ cadencé, l'entrain con-
tagieux, la vie au jour le jour, le rythme nerveux de la vie, les
bannières grisantes, le nomadisme et le déracinement, le prag-
matisme, les razzias et les gaspillages, la camaraderie, - tout
est là 1 .

1. Démncratie de masse : :
On trouve des points de vue intéressants chez Erik R. v. Kuenelt-Leddihn,
Freiheit der Gleichheit ?, Salzbourg, 1953; W. Martini, Das Erul~ aller Sicherheit,
86 LA SOoDTÉ DE HASSE MODBRN.E

Noas qonsaorerons une étude spéciale a.u problème que repré.-


sente pour la vie économique et sociale d'aujourd 1hui cette
démocratie de masse, qui a largué les amarres du droit naturel
et de la tradition. Mais au préalable, je ·voudrais encore élucider
quelques aspects de notre thème majeur :. « M&ase et Société ».
Revenons donc à Tocqueville. Il avait déjà su voir combien il
est faux de vouloir opposer société de masse à individu, et
.c< massification>> à indi'Vidualisme. C'est là un jugement qui lui
fait honneur et qui est fort différent de celui que Mill devait
formuler par la suite. Car « massifi.c&tion » et « individualisme »
vont de pair, << massification » étant synonyme de désagrégation
sociale et de destruction des communautés. A la vérité, on com,.
prend toujours très mal cet aspect· du processus de « massifica..
tion », selon lequel la « massification » réduit l'individu à lui-
même, puisqu'il est séparé de sa texture sociale naturelle. Inver-
sement, l'individualisme, culte de l'individu concentré sur lui..
Stuttgart, 1954 ; G. W. Keeton, The Passing of the Parliament, London, 1952 ;
Ro·bert A. Nisbet, The Quest for Oommunity, New York, 1953; F. A. Hayek,
EntBt(Jhung un4 Verfall des Rechtsstaatsideals, in « Wirtschaft ohne Wun<:ler »,
9dité par A. Hunold, Erlenbach-Zurich, 1953 ; J. L. Talmon, The Origins of
Totalitarian Democracy, London, 1952; René Gillouin, L'Homme moderne,
bourr.eau de lui-'!Mme, Paris, 1951 ; W. Lippmann, Essays in the Public Philo-
soph'JI, Boston, 1955; Lord Percy of Newcastle, The Heresy of Democracy,
London, 1954 ; Hannah Arendt, A uthority in the Tu·entieth Oentu'I"!J, « Review
qf :rolitics »,octobre 1956; P. Worsthome, Democracy v. Liberty, « Encounter »,
janvier 1956; Christopher Dawson, The Birth of Democracy, « Review of Poli-
tics », janvier 1957. Dawson considère Thomas Paine comme le prophète améri-
CJQJn ~la Q.él)l.ocratie révolutionnaire ~t il cite un passage de son célèbre ou-vrage ~
QQmrnon Sense, 1776. [« TI est en notre pouvoir de recommencer le monde.
Une situation comme celle-ci ne s'est pas présentée depuis l'époque de Noé.
L.a naïsse.nce d'llD. monde nouveau es~ proche et une raoe d'hoDlmes, peut-
être ~wmi nQmbreuse que la population de l'Europe, va recevoir sa par.t de
liberté, d'ici quelques mois. »]
Par bonhelJI" l'influence d'hommes teLs que Alexander Hamj.lton, James
M~n ou John Adams a été suffisamment grande pour tenir en échec le
jacobinisme de Thomas Paine et de ses disciples.
Le phénomène de u l'éternel jacobinisme 11 qui constitue également un élément
essentiel du communisme, n'a pas été suffisamment élucidé. Surtout, l'idée
d'un recommencement révolutionnaire propre à ce phénomène (comme si
tous les millénaires précédents avaient dû attendre que nous soyons mieux
éclQ.irés et plus résolus) n'a pas encore reçu l'attention qu'elle mérite, malgré
son importance indéniable. Il y entre bien entendu beaucoup de théologie,
comme il apparaît très clairement chez Rousaeau, le père de cette idée, et ch~
Pq,ine, cité par Dawson. La variante catholique de cette idée se trouve exprimée
pour la. première fois chez Lamennais; persuadé qu'à notre époque l'obscuran-
tisme des peuples fait brusquement place au progrès, il introduit le progressisme
et le « démocratisme >> catholiques, un jacobinisme de la. croix, qui de nos jours
rend même les masses catholiques perméables à la démocratie totalitaire et au
communisme, surtout justement au pays de Lamennais. Pour le christianisme
orthodoxe d'Orient, un homme comme N. Berdiaeff a pu momentanément
représenter c~tte tendance.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNB 87

même et du simple citoyen..électeur multiplié par des millioM,


est devenu, contrairement à une communa.uté et à une orga.ni·
sa.tion sociale authentiques, contrairement aux « corps intermé-
diaires» 1 , au fédéralisme et au pluralisme politique et social, un
des plus puissants corrosifs intellectuels, qui, en désagrégeant la
structure sociale organique, ont contribué à. la formation de la
société de masse et de la démocratie de masse.
La société de masse est comme un tas de sable dont les grains
sont des individus plus que jamais asservis, banalisés et déper~
sonnalisés, et en même temps isolés, déracinés, abandonnés, d~
pourvus d'une communauté, socialement désintégrés.
Il faut comprendre cela si nous voulons nous faire une idée
claire de la société de masse et de ses corollaires politiques, in-
tellectuels, sociaux et économiques. « Lonely crowd », comme dit
le sociologue américain David Riesman da:na le livre qui porte ce
titre si bien choisi, voilà de quoi il s'agit. En effet, comme nous
l'avons vu, la solitude silencieuse avec soi-même et avec la nature,
est de moins en moins recherchée, et de moins en moins sincère-
ment. Par contre, l'« individuation », le sentiment d'abandon,
l'absence de communauté véritable, l'isolement deviennent le
sort des masses, et c'est là un état pathologique si grave, que l'on
comprend les auteurs sérieux qui considèrent le monde actuel
comme frappé de folie collective. C'était notamment, avant la
seconde guerre mondiale, le diagnostic du Hollandais J. Hui-
zinga, et après lui, des psychiatres ont donné le même avertisse-
ment. Le sentiment d'isolement est probablement dû à. plusieurs
causes, qui agissent conjointement, mais la disparition de laso-
ciété communautaire par « massification » en est incontestable-
ment la plus importante 2 •
C'est un fait remarquable (et consolant, ajouterons-nous) que
ce soit encore un Américain (Ernest Van den Haag) qui nous
ait brossé le tableau le plus lucide de cette dépel'Bonnalisation
et de cette désintégration sociale, qui s'accomplissent à l'inté-
rieur d'une société de masse évoluée. Ce n'est pas seulement en
tant que producteurs d'articles de série, dont la fabrication est
de plus en plus mécanisée, mais aussi en tant que consommateurs,
que les hommes se trouvent dépouillés de leur individualité
· 1. En français dans le texte (N. d. T. ).
2. A. Rüstow, Vereinzelung, Vierkandt-FutBchrift, « Gegenwartsprobleme der
Soziologie >>, Potsdam, 1949 ; Paul Halmos, SolWude and Privacy, London, 1952 ;
David Riesman et alli.
88 J,A SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

propre. En effet, les produits de série ne peuvent pas tenir


compte des goûts individuels ; et d'autre part une lourde fiscalité,
exigée par l'écrasante majorité des consommateurs moyens en-
vieux, amenuise de plus en plus la classe des gens assez aisés
pour acquérir des produits qui ne sortent pas d'un même moule.
Ainsi à une production anonyme correspond une consommation
anonyme; la standardisation des biens exige et finit par obtenir
la standardisation des personnes. « La plupart des gens passent
leur vie à nicher dans des constructions de série hâtivement
dressées. Ils naissent à l'hôpital, se nourrissent dans des « self-
service>>, se marient à l'hôtel. Après les derniers soins médicaux,
ils meurent à l'hôpital, les services funèbres les mettent promp-
tement en bière et ils finissent incinérés. Dans toutes ces cir-
constances, et dans beaucoup d'autres, c'est au profit et à l'éco-
nomie que l'on vise, au détriment de l'individualité et de la
continuité. Quand on vit et meurt au hasard, dans un parfait
anonymat, il devient difficile de se sentir uni à quoi que ce soit,
fût-ce à son propre moi, et il devient peu « rentable » de se cram-
ponner à quoi que ce soit, fût-ce à sa propre individualité. Le
rythme de la vie individuelle perd son autonomie et sa sponta-
néité lorsqu'il doit se soumettre au flot des voitures et qu'il est
saisi par le tourbillon de la rue ; il en est ainsi pendant notre
travail, nos distractions et nos moindres actes. Un Faust mo-
derne disant à l'instant qui passe : «Arrête-toi ! tu es si beau ! », ne
perdrait pas son âme, mais provoquerait simplement un em-
bouteillage.
Nous sommes également d'accor~ avec notre observateur amé-
ricain si perspicace, lorsqu'il voit une preuve manifeste de cette
dépersonnalisation par la masse dans les efforts convulsifs qui
sont justement faits pour la compenser artificiellement (« scien-
tifiquement» est évidemment le terme), au moyen de toutes
sortes d'organisations, comme ces cours de « human relations»
qu'on donne dans certaines grandes entreprises. Au fond, ces
efforts ne diffèrent pas du système qui s'est répandu dans l'in-
dustrie alimentaire : retirer à la farine ses éléments nutritifs,
pour ensuite y introduire des vitamines artificielles. De même,
l'écriteau qui nous présente personnellement le préposé au
guichet de la gare, ne fait que confirmer le caractère imperson-
nel de nos contacts humains, car cet écriteau serait parfaitement
superflu au sein d'une petite communauté paysanne ou urbaine.
LA SOCIÉ'l'É DE MASSE MODERNE' 89

C'est là une manière affectée de donner à la vie un caractère


« scientifique », comme la science populaire des vitamines ou
comme cette inscription alléchante que j'ai vue autrefois à l'aé-
roport d'Atlanta, sur un cheval de bois destiné à amuser les
enfants : « Ride for your health ! 1 » Bien entendu, il y avait là
une intention publicitaire, mais nous y viendrons dans un chapitre
ultérieur.
Les individus socialement désintégrés ressemblent aux corps
physiques dont le centre de gravité se trouve vers l'extérieur.
De là provient une pénible «sensation d'excentricité », qui va
s'aggravant. De moins en moins les hommes trouvent le repos
en eux-mêmes, et pour citer un passage célèbre d'une lettre de
Jacob Burckhardt (à Frédéric de Preen, 30 décembre 1875) :
« Ils sont transis s'ils ne sont pas rassemblés par milliers. >) Ce
phénomène ne concerne pas seulement les individus, mais des
groupes entiers, notamment des groupements plus petits et plus
isolés par rapport à d'autres, plus grands et plus centra1isés ;
c'est le cas, par exemple, des villages et des petites villes par
rapport aux grands centres et à la capitale. De plus en plus les
habitants des villages et des petites villes perdent la notion de ce
sentiment que les ethnologues appellent « ethnocentrique », et
qu'ils découvrent à l'état pur chez des tribus qui n'ont pas encore
été touchées par notre civilisation. De plus en plus les hommes
deviennent« ethnofuges »,obsédés par un sentiment d'aliénation
et tourmentés par la crainte de passer pour des «cul-terreux >)
ou de « s'embourgeoiser » s'ils ne font pas partie de la vaste
fourmilière humaine d'une grande ville. Ainsi se forme ce qu'on
pourrait appeler l' alibisme, un sentiment si particulier à notre
époque, qui est précisément cette tendance à vouloir être ailleurs
et cette impression névrosée de ne pas occuper la place qu'il
faudrait. A la fois admirablement encouragé et techniquement
facilité par l'automobile, la radio, le cinéma et la télévision, ce
sentiment d'alibisme s'exprime dans le nomadisme de notre
époque, dans le mouvement d'émigration vers les villes qui
semble irrésistible, dans ce désir passionné de passer ses loisirs
mêmes au milieu des foules, dans l'éternelle «bougeotte >)et le
tourisme de masse, qui prend des allures de plus en plus patho-
logiques, du fait qu'il se réduit à t< organiser » le voyage, à
«prendre des photos>) et à pouvoir dire ensuite : t< j'y suis allé»!
1. « Montez à cheval pour votre santé ! »
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

Cet alibisme se Jll8,ni{este encore dans la manie des conférences,


des colloques et des festivals.
Toutes oes considérations sont loin d'épuiser un thème aussi
vaste. Ni l'isolement, ni le vide, ni la disparition de la vie com-
munautaire, ni le coup qui est ainsi porté aux conditions élé-
mentaires du bonheur ne constituent tous les aspects du grave
problème que constitue la société de masse. TI existe un autre
facteur presque plus important et plus décisif encore, que depuis
longtemps on néglige trop : l'ennui, qui se manifeste dans la
société de masse. Il en est le produit et le corollaire. En outre
il crée un état de choses qui accuse plus brutalement encore les
traits caractéristiques de cette société de masse moderne et fa-
vorise la« massification». C'est là qu'il faut chercher (quiconque
y réfléchit s'en convaincra) une des clefs qui permettent de pé-
nétrer le secret du monde contemporain, car c'est bien l'ennui,
la. véritable plaie de notre temps, que nous ont infligée la « mas-
sification », l'isolement, la discontinuité, le déréglement des res-
sorts profonds de la vie et de la société et le triomphe de l'esprit
utilitaire sur la poésie, la dignité, le naturel et la grâce.

5. L'ENNUI DANS LA SOCIÉTÉ DE MASSE.

Nous abordons ici un domaine si vaste, si important et si


controversé que nous devons pousser plus loin notre analyse. Ce
que nous avons à dire est susceptible en effet d'ébranler à la base
la position des optimistes incorrigibles. Dans les discussions sur
la aociété de masse et la crise de la civilisation (on le constate inva-
riablement), ce qui à nos yeux constitue le thème fondamental
de notre temps et en fait une des périodes de l'histoire les plus
critiquee, apparaît à d'autres sous un jour fort différent. Si pour
nous la société de masse et son corollaire, la technicisation ultra-
rapide, constituent les symptômes et les racines d'une grave ma-
l&die sociale et d'une dangereuse altération des conditions de vie
de l'individu sur le plan spirituel et moral, si nous exprimons
l'opinion que c'est là qu'il faut chercher les causes mêmes du
collectivisme et du totalitarisme qui menacent la liberté et la
personnalité, on peut être assuré qu'il se présentera toujours
quelqu'un pour contester ce diagnostic au nom du progrès
et de la liberté. En effet, il ne manque pas de gens pour inter-
préter les symptômes d'une maladie extraordinaire comme
J.,.4. SOCIÉTÉ DE MASSE MODilRNB 91

les aign~ d'un~ guérison qui promet d'être tout aussi extrq,..
ordinaire.
Cependant, il serait faux d'opposer ces deux manières de pen-
Ber, en affirmant que l'une est« américaine »et l'autre« euro-
péenne ». Certe8, les modes de pensée et de vie existant en Amé-
rique offrent, à bien des égards, une illustration frappante des
phénomènes qui préoccupent le critique de la société de masse
et de Ja, tecJmicisa.tion, surtout parce que ces modes de vie sont
ceux d'une société qui puise peu aux sources du passé. lls
conduisent done facilement à l'optimisme et au rationalisme
eocial l'Américain décidé à tout approuver sans réserve. Mais
il suffit de citer des noms comme George Santaya.na., Russell
Kirk ou Walter Lippmann et, dans leur sillage, la multitude des
sympathi$ant8 « néo-conservateurs » ou « décentralistes », pour
faire comprendre que, sous l'influence précisément des exagéra..
tion.s de la ·vie américaine, ce mode d'existence inquiétant, ala.r..
mant même, suscite la critique des meilleurs Américains et mo.-
bilise des réserves religieuses et morales que l'on voudrait voir
chez bien des Européens, satisfaits d'eux-mêmes ou décidés à
imiter aveuglément l'Amérique. D'autre part, il ne manque pa.s
non plws de gens en Europe pour surpasse:r si possible les apo-
logistes américains de l'américanisme et de ce qu'ils appellent
la « liberté américaine», et pour opposer un optimisme convaincu
à notre critique de la société de masse et de la teohnicis&tion à
outrance.
Fort heureusement, il ne s'agit pas ici d'une opposition entre
la mentalité « européenne » et la mentalité « américaine », et
nos super-Américains d'Europe, avec leurs hymnes à la gran-
diose~«~ société de consommation », ne font que se ridiculiser
aux yeux des Américains qui, sachant à quoi s'en tenir, consi-
dèrent l'engouement européen pour l'« américanisme » comme
une trahison envers le patrimoine commun. A la vérité, il s'agit
d'un conflit entre deux philosophies sociales, qui ne sont liées
ni à des nations, ni à. des continents, ni à. des claBses sociales, mais
qui plongent leurs racines dans des couches si profondes qu'elles
atteignent le tréfonds religieux, justifiant une fois de plus le
mot du cardinal Manning : « En dernier ressort, toutes les diver-
gences d'opinions chez les hommes sont d'ordre religieux.» Il
est clair, en tout cas, que le conflit n'est pas dépourvu d'une
puissante résonanoo politique, qui Be manifeste lorsque la cri-
92 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

tique de la. société de masse est rejetée en bloc comme « réaction~


na.ire »,les progressistes et les communistes se rejoignant sur ce
point, cornille il a.rrivè souvent. · ·
Ainsi, au premier abord, il semble qu'il soit difficile de créer les
conditions d'une entente, ou même simplement d'une discussion
féconde. Mais il n'y a pas plus à gagner pour les uns à nous traiter
de «romantiques » (cela pourrait, bientôt, devenir un titre hono-
rifique) que pour nous à ravaler les autres au rang d'optimistes
aveugles ou de socialistes dogmatiques. ·
Comment dépasser cette position stérile d'incompréhension
réciproque 1 Existe-t-il une possibilité d'atteindre le terrain
solide d'arguments irréfutables, auxquels les optimistes n'au-
raient plus rien à répondre 1
TI est extrêmement important de savoir que cette possibilité
existe. Ainsi, il y a un type d'optimistes bien défini et très ré-
pandu, dont on est en droit de dire qu'ils sont comme des aveu-
gles disputant sur ]es couleurs (et souvent d'ailleurs avec une
grande prétention).
Sortis d'un milieu urbain et industriel, ils ignorent la vie des
hommes nés et grandis à la campagne, qui ont acquis en tétant le
lait maternel le sèns de la. communauté villageoise et apprécié
la fami1iarité de la. nature ; bref, le contraire d'une « société
fabriquée» (Hans Freyer). Entre eux et nous, qui avons connu
ce bonheur, il y a. une asymétrie, puisqu'ils sont moins informés
que nous dans les domaines que nous confrontons ici et qui nous
apportent, à nous, une àuthentique échelle de valeurs. Nous, qui
venons de la campagne ou qui du moins avons gardé des liens
iiitimes avec la.· vie rurale et dont la vie même a fait des cita-
dins, nous connaissons l'une et l'autre réalité, alors que seul
le monde citadin et industriel est familier aux autres. Bien mieux,
il est diffi(}ile de trouver un citadin de souche campagnarde qui
ait àdopté comme idéal les théories optimistes du progrès in-
dustriel et la vie déracinée de la société de masse ; par contre,
ils sont légion les hommes qui, nés dans les villes ou les cités in-
dustrielles, n'ignorent aucunement le prix dont ils ont payé la
perte de la vie communautaire et champêtre..
Il serait bon dè méditer· un peu ces faits, de façon à recon-
naître de quel côté se trouvent l'aveuglement et l'ignorance.
Et la. concluslon s'impose : dans cette discussion, nous sommes
en droit de demander à notre optimiste, étant donné ses ori-
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 93

gines, s'il possède une expérience aussi vaste que la nôtre ; et


s'il ne peut nous fournir cette assurance, nous le prions de
reconnaître son incompétence.
Malheureusement nous devons tenir compte d'un autre fait,
qui ne peut que renforcer davantage le pessimisme du censeur de
la société grégaire et industrielle : au fur et à mesure que l'homme
des cités et des machines devient le type prépondérant, les
chances augmentent pour que l'urbanisation, la « massification »
et les ravages de la technicisation dans la vie et dans la nature,
soient considérés comme des postes avancés du progrès et de la
liberté, par des intellectuels issus du même milieu que ces hommes
et traitant avec une ironie sarcastique ceux qui ne sont pas dupes.
ll est triste de constater qu'il devient de plus en plus difficile de
faire entendre une voix comme celle de l'auteur de ces lignes.
Non pas, certes, que nous nous complaisions à aller à contre-
courant, mais le mal a pris de telles proportions, que l'on a perdu
la notion du normal, sans que les hommes en soient plus heureux
ou mieux portants.
Néanmoins si, dans tous ces domaines, un pays comme la
Suisse est en moyenne mieux partagé, cela tient certainement à
ce que précisément le pourcentage de ceux qui ont grandi à la
campagne, ou du moins qui ont conservé avec elle des liens
autres que strictement touristiques, demeure toujours fort élevé.
«Ce n'est pas par hasard>), écrit le critique bavarois Joseph
Hofmiller, '< que les Suisses écrivent de si belles histoires pour
enfants : ils n'habitent pas les grandes villes. Un enfant de la
ville ne sait même pas ce que cela veut dire : être un enfant.
:Ittre un enfant, c'est jouer dans les champs, au milieu des herbes
et des arbres, parmi les oiseaux et les papillons, sous un ciel
bleu qui s'étend à perte de vue, dans un grand silence où le chant
du coq, le tintement de l'Angélus ou le gémissement d'un essieu
de charrette sont un événement. ~tre un enfant, c'est commu-
nier avec les saisons, avec la première neige, avec les premiers
tussilages, c'est se réjouir de la première galopade nu-pieds, de
la floraison et de la cueillette des cerises, de l'odeur du blé mûr
et du foin sec, c'est aimer le chatouillement des chaumes sous la
plante des pieds, la veillée précoce sous la lampe. Le reste est
artificiel, étriqué, étouffant, une vie d'adultes en miniature».
Dans une caricature sinistre représentant une cour d'immeuble
à Berlin, Henri Zille nous montre la concierge chassant les enfants
94 LA SOCIÉTÉ DE MASSE· MODERN~

loin d'un misérable pot de Heurs en disant : « Allez, les enfants,


&liez jouer avec les poubelles!,.
Sans que les hommes en soient plus heureux ou nlieux portants-,
disais-je tout à l'heure... et j'en arrive au point eséentiel. En
tôute simplicité, il peut être formulé par cette phr~ de l'Évan-
gile : « A quoi servirait à l'homme de posséder tous· les biens de
la terre, s'il venait à perdre son âme ~ »
Et en termes moins solennels : si notre attitnde critique vis·à-
vitJ de la société de masse et du culte de la technique l'emporte
sur l'attitude optimiste, c'est parce que celle-ci entraîne des
conséquences manifestement négatives. Une attitude non cri-
tique et optimiste apparaît comme une anthr&pologie à c~
vue, paree qu'elle ne s'interroge ni sur l'homme, ni sur le corps,
ni surtout sur l'âme qui ont été placéS' dan~ ees eonditions pre-
tendues favorables. Les gens dépourvus d'esprit eritiquenevoient
pa.s· le défaut de la cuirasse, éblouis par les· salleS' de· bain car~
relées, les routes goudronnées et .les appareils: de télévision. IlS
ne peuvent s'empêcher de constater que l'insatisf8Ctffin et le
malaise marchent de pair aV'ec l'abondance des: bie11S' qui, &:x:és
sur la seule jouissance matérielle, sont en ràpp(>:rt inverse dn
bonheur que l'on attend d"eux. Mais ils ne peuvent eom-
prendre les raisons profondes de ce pamdoxe &ppârènt.
Ce sont ceu~ qui ont· directement· ttecès· à l'homme, compris
oomme un tout moral et physique,. qui sàV'ent le mieux ee qu'il
en est en réalité. En tout premier lien, il y a. les dirooteu:rs de
collS'cience, mais leur témoignage, nécessairement disctet, est
souvent· dépourvu de cette force persuasive devant· laquelle les
incrédules seraient prêts à déposer les arm~s-. Mais le témoi-
gnage des médecins des deux côtéS' de l'Atlantique est sans
réplique. Quand les cabinets des psychiatres, des neurologues et
des· cardiologues sont pleins à craquer d'épaves humaines,. l'éloge
dithyrambique de l'automobile et du béton de-vient-oiseux.« &uls
»'
des illuminés du progrès écrit un psychitttre âHema1kl, «peuvent
nierr que notre monde artificiel, par son esprit teehn.ique, risque
de devenir un danger mortel pour les hommes, qne ce monde
s'acftemine vers ~·transformation radicale de }lb structure spi-
ritueHe et physique de l'homme, parce que l'lwmme a. sacrifié
à cet ttriivers des- éléments es8entiels et inaliénooles· de soo huma•
n~, à1ht de maintenir en ma.rche le fonet~ àùtontatiqne
de re m6ftde· de- maehint*t, paree qu'il peM>~sé' J8,. tttelmiquré
-LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 95

et ses équipements et qu'il se dépersonnalise lui·même 1 »-. Le


langage objectif des chiffres sur les maladies du cœur et dee nerfs,
le suicide, l'usage des stupéfiants est sans doute le plus per..
ceptible aux enragés du quantitatif. C'est lui précisément qu'il
faut entendre, lorsque nous sommes nous-mêmes en cause
dans ces statistiques macabres. Celui-là encore devrait y prêter
l'oreille, qui ne sait pas percevoir ou interpréter le langage
plus subtil des artistes, mieux doués- pour réagir au monde qui
les environne.
Ainsi, tout nous incite à. prendre loyalement eonscience de
nous-mêmes et. à reconnaître que la. société de masse et la eivi•
lisation urbaine et industrielle menacent de nous condamner à
des conditions de vie qui ne seront plus « à- la taille de l'homme •
(Ramuz). Ici, le modernisme, l'eudémonisme social ou l'anathème
contre les «réactionnaires>) et les «romantiques»' sont inopérant&.
Beaucoup de gens qui, dans le monde: d'aujourd'hui; se- sentent
sinon malheureux, du moins mal à l'aise, veulent en troul'"er
l'explication dans l'angoisse et le souci. La philosophie existen-
tialiste en a d'ailleurs tiré tout un système. Personne ne nier&
que l'Angoisse et le Souci, les esprits infernaux de la Grèce
antique, sont des sentiments profondément ancrés dans notre
monde actuel. Or, voici comment sont décrits les ravages du
Souci dans le « Faust )) de Goethe :
Lorsqu'une fois je possède quelqu'un,
Le monde entier ne lui vaut rien.
D'éternelles ténèbres le couvrent,
Le soleil ne se lève ni ne se couche pour lui,
Ses sens, si parfaits qu'ils soient,
Sont couverts de voiles et de ténèbres.
De tous les trésors, il ne sait rien posséder ;
·Bonheur, malheur deviennent des caprices-.
n meurt de faim au sein de l'abondance,
Que ce soient délices ou tourments,
Il remet au lendemain,
N'attend rien de l'avenir
Et n'a plus jamais de présent 2 •
Mais l'angoisse et le souci ne peuvent anéantir l'homme que
s'il n'aperçoit plus le sens et le but de la, vie. Comme le dit le
l. La citation est empruntée au livre de Joachim Bodamer, Gesundheit und
techniache Welt, Stuttgart, 1955, p. 20:J:. Cf. R. Demoli, Prometkeus in Kettert.
Für ~ gegen die Natw, 1954; Hermann: Friedmann, Das Gemtüt, Gedanlctm
Ztll· 6Ïne'1 PR,ymolof/W, Munich, 1906.
2. Traduction de Th. Gautier.
96 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

poète Charles Morgan, qui était un des rares nobles esprits


de notre temps : « Ce ne sont pas les souffrances; ni même la
crainte ou la terreur qui poussent l'homme au désespoir ; c'est
bien plutôt. dans l'isolement et dans l'ennui qu'il faut chercher
les causes profondes de ce sentiment ; voilà les terribles fléaux
qui s'abattent sur notre époque encombrée de foules et d'évé-
nements 1 • »
Ici, comme ailleurs, nous avons suffisamment parlé de l'un de
ces fléaux : l'isolement. Aussi faut-il maintenant examiner at-
tentivement l'autre : l'ennui. A toutes les époques, on a beau-
coup parlé de ce sentiment, comme d'un mal banal et éternel,
inhérent à la nature de l'homme, mais très rarement comme d'un
produit et d'un mal issus de la société de masse. Ce qu'en ont
dit Pascal ou Schopenhauer demeure. toujours profondément
digne de réflexion et riche d'enseignements, mais notre époque
nous apprend que cette maladie de l'esprit, apparentée de près
à l'« acedia >>de l'Église du Moyen Age, peut avoir son origine
non pas dans les égarements de l'âme solitaire, mais dans l'in-
fluence de la société. Dans le Journal d'un curé de campagne, le
héros de Bernanos en parle comme d'une fine poussière qui
de nos jours n'épargne même pas la campagne, qui se dépose
sur tout et contre laquelle les hommes s'efforcent de se protéger
par une activité fébrile 2 •
En épigraphe à ces réflexions, nous pourrions citer la remarque
d'un ethnologue contemporain sur une tribu del' Océan Pacifique:
«Les autochtones de ce malheureux archipel sont en voie d'ex-
tinction surtout parce que la« civilisation>> qu'on leur a imposée
les a frustrés de tout intérêt pour la vie. Ils dépérissent par pur
ennui. Si chaque théâtre est remplacé par cent cinémas, chaque
instrument de musique par cent phonographes, chaque cheval
par cent voitures bon marché ; si les progrès de l'électricité
permettent à chaque enfant d'écouter, avant de s'endormir, des
contes débités par un haut parleur, si les applications de la science

l. Charles Morgan, Liberties of the Mind, London, 1951, p. Ill.


2. En dehors de Bernanos, que nous avons cité, de nombreux autres écri-
vains contemporains (T. S. Eliot, E. Waugh, etc ... ) ont abordé ce sujet. Cepen-
dant, à part le remarquable chapitre de Russell Kirk, A Program for Oonser-
vatives, Chicago, 1954, je ne connais aucune autre étude valable qui traite
de cette question. Son livre Beyond the Dreams of Avarice, traite également,
en différents endroits, de l' « Age of Boredom ». Le véritable inventeur du
« social ennui» est sans doute Dean W. R. Inge (A Paci{ist in Trouble,
London, 1939).
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 97

ont tiré des matières premières tout ce qui est concevable pour
rendre la. vie aussi intéressante que possible, on peut supposer
que la population du monde civilisé tout entier suivra le sort
des Mélanésiens 1 • »
Même s'il n'est pas pris au pied de la lettre, ce virulent exposé
permettra de situer les causes de l'ennui, en tant que phéno-
mène social, très subtiles dans le détail et très difficiles à isoler
parce qu'elles s'interpénètrent. Cette réserve étant faite, nous
pouvons procéder à l'analyse suivante:
Premier point: il est olair que la perte du sens communautaire,
la disparition de la spontanéité, le sentiment de vide et d'isole-
ment, phénomènes inhérents à notre société de masse, sont
propres à faire naître l'ennui, très souvent d'ailleurs soigneuse-
ment dissimulé. La désagrégation des cadres sociaux naturels,
le vide intérieur que crée un travail mécanisé, technicisé et orienté
vers le quantitatif, le déracinement de l'existence, ne font qu'in..
citer davantage l'homme à remplir les heures en se consacrant à
ce qu'il tient pour un plaisir ou une distraction. Mais là encore
il découvre qu'il s'est précipité d'un· vide dans un autre, parce
qu'il a perdu le sens et le but de la vie. Cette même civilisation
qui, grâce aux techniques modernes de production, lui jette
l'une après l'autre des possibilités de distractions et d'agréments,
lui enlève simultanément la conviction intime que le travail est
le véritable but de la vie; et lorsqu'il cherche une compensation
dans la consommation, il est encore la dupe. Les sociologues qui,
naïvement, comptent nous persuader d'accepter sans regret le
nouveau mode de travail et nous consoler en invoquant les
joies du « temps libre » et de la « consommation », font tou-
jours un faux calcul et ils ne semblent même pas comprendre
pourquoi.
«Ici))' nous dit un observateur lucide décrivant la vie d'une
cité industrielle allemande, « au milieu d'une ravissante forêt de
bouleaux est installé un groupe de soixante mille travailleurs
industriels, qui tournent le dos à la nature, et non seulement à
la nature mais manifestement aussi à la raison, à la tradition et
l. La citation est empruntée au livre de W. H. R. Rivers, Essays on the Depo-
pulation of Melanesia(d'après Kirk, op. cit., p.l04). Nos antiromantiques sont-ils
conscients de l'aversion que les peuples de couleur éprouvent pour ce qu'ils
nomment le « matérialisme » occidental, et de l'importance de cette aversion
dans leur regrettable volonté de se désolidariser de l'Occident. ? Elle est pour
le moins aussi grande que le désir qui les pousse à imiter ce matérialisme, et
que la haine qui en découle, à cause de la difficulté de cette imitation,
98 LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

aux enseignements du passé... Cette communauté que n'unit


aucun lien solide, composée d'êtres rassemblés au hasard et im-
plantés dans des blocs d'habitation tout neufs, a oublié la guerre
perdue, les industries perdues ; mais elle a aussi oublié que la
vie de la créature humaine a besoin d'un centre d'intérêt. Dans
l'univers hautement civilisé et spécialisé de Mari, cent pour cent
des hommes aptes au travail, et vingt pour cent des femmes
aptes au travail se réunissent pour une besogne quotidienne dont
seuls quelques-uns comprennent le sens profond ... Dans ces loca-
lités industrielles, il est clair que le travail perd son sens visible
et tangible. De chaque lopin de terre, de chaque tête de bétail,
de chaque arbre, un paysan peut dire ce qu'ils produisent. L'ou-
vrier, dans un monde supermécanisé comme celui-là, ne le peut
plus. Aussi faut-il le consoler d'avoir perdu le sens visible de
la vie, et on doit reconnaître qu'on y réussit la plupart du temps.
Les temps libres de Mari sont un conglomérat de stimulations
intellectuelles et spirituelles disparates. C'est le journal apoli-
tique (das Heimatblatt), la radio, le cinéma, la télévision. Ce sont
les magazines, les journaux sportifs, les illustrés. Ce sont les in-
nombrables livres des bibliothèques de prêt, les clubs de livres ...
Ce sont les engins mécaniques, la mobilette, la moto, les appareils
à sous ... , mais jamais de vrais loisirs, jamais de contemplation
véritable, réfléchie ... Que contempler du reste 1 Derrière M:arl, la
nature est devenue un simple décor. On la voit sous des couleurs
presque aussi naturelles dans les films en technicolor. Alors on
part en quête de la nature en entreprenant des voyages de va-
cances toujours plus lointains 1 • >)

1. D s'agit de Richard Ka.ufma.nn, Siiddeutsche Zeitung du 6-7 octobre 1956,


qui s'appuie sur une enquête faite par un Institut Universitaire sur« l'aména-
gement des loisirs dans une ville industrielle». Le célèbre Rapport Kinsey, qui
par son ca.ractère est déjà un signe des temps, relève du même ordre d'idées;
cette sexualité déchaînée et obsédée n'est-elle pas en effet l'expression d'une
société qui s'ennuie démesurément et qui par cette dégradation de l'érotisme
accroît encore son ennui ? Si ce rapport prouve quelque chose, c'est bien que
notre époque est proche de succomber sous le poids de l'ennui, comme ces
Mélanésiens dont nous avons pa.rlé plus haut. En ce qui concerne l'Angleterre,
on trouve chez Seebohm Rowntree et La.vers, dans leur essai : Engliah Life
ani/, Leiaure, 1951, un tableau tout aussi saisissant sur l'ennui qui dévore la.
société de masse britannique. Si l'on considère que la femme, dans la. mesure
où elle peut demeurer maîtresse de maison et mère, et sans doute encore parce
que sa nature est différente, conserve des possibilités compensatrices, on est
en droit de supposer qu'en général notre société de masse dénature plus forte-
ment l'homme et le condamne davantage à l'ennui qu'elle ne le fait pour la
femme; of. Ludwig Paneth, Riitsel Mann, Zurich, 1946; Joachim Bodamer,
op. cie., p. 49 et suiv.). Qua.ntausortdes vieux dans une telle société, voilà une
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 99
Ce même observateur nous parle du vieil ouvrier de la Ruhr
qui lui dit : « Autrefois tout mineur voulait devenir porion, a.u..
jourd'~hui il veut une augmentation de salaire et une réduction
des heures de travail.» Cette mentalité est critiquée avec esprit
dans une caricature parue en Amérique :' un candidat aux
élections, s'adressant à ses électeurs, leur représente que son
adversaire leur promet bien la semaine de quatre jours, mais ne
se soucie nullement de savoir si leur longue période de loisirs
sera agréablement remplie.
Nous arrivons au second point, qu'il est difficile de séparer de
ce qui précède·-: l'influence destructrice qu'exercent sur la vie
les conceptions utilitariste, économiste et matérialiste, dont nous
aurons encore à nous occuper dans la suite de cet ouvrage.
«Une société qui fait de la jouissance matérielle le fondement
de toutes choses, sera à la fois monstrueusement productive et
monstrueusement stérile, rassasiée et affamée, livrée à un senti-
ment d'enn11i démesuré 1 • >> Déjà Tocqueville avait discerné
que là résidait un des grands dangers inhérents à la société
de masse, et que celle-ci conduisait facilement à un tourbillon
inextricable. « La démocratie favorise le goût des jouissances
matérielles. Ce goût, s'il devient excessif, dispose bientôt les
hommes à croire que tout n'est que matière; et le matérialisme,
à son tour, achève de les entraîner avec une ardeur insensée vers
ces mêmes jouissances. Tel est le cercle vicieux dans lequel les
nations démocratiques sont poussées 2 • » Mais la cause véritable
de ce cercle vicieux échappait encore à Tocqueville : cette cause,
c'est l'ennui propre à une société adonnée à la jouissance maté-
rielle, l'ennui qui pousse cette société à rechercher toujours da-
vantage la jouissance et surtout la jouissance inSdite. C'est
l'ennui propre à l'enfant gâté, qui possède trop de jouets, qui
peut tout obtenir sans effort, dont on satisfait tous les désirs.
La télévision est un jouet nouveau qui n'est pas sans attrait
et sur lequel se précipitent tous ceux qui s'ennuient et quipos-
sèdent déjà leur poste de radio, leur chauffage au mazout, leur
cuisinière électrique et je ne sais quoi encore ; elle les distrait

qu.-tion qui fait l'objet d'une littérature abondante. Elle est de la plus haute
importance et ouvre les perspectives les plus sombres. En ce qui concerne les
enfants, nous en avons parlé précédemment.
1. Colm Brogan, The Derrwcrat at the Supper Table, London, p. 171.
2. Tocqueville, vol. II, 2• partie, chap .. 15. Of. également ses remarquee,
op. cit., chap. 17. '
lOO LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

de leur ennui pour un moment, puis celui-ci revient, plus 'tenace


qu'auparavant 1 •
Tout cela est sérieux. Mais en réalité le mal se situe encore plus
profondément, à. un niveau que les champions du modernisme ne
semblent guère .&oupçonner. La question que nous devons nous
poser se présente ainsi :ne sommes-nous pas quotidiennement
occupés, avec une énergie farouche et un aveuglement tout aussi
farouche, à créer autour de nous un univers matériel qui ne peut
que laisser l'âme humaine dans l'inquiétude, et provoquer des
lésions psychiques extrêmement graves, inguérissables 1 Et ne
le faisons-nous pas en vue du seul profit matériel, en vue d'avan-
tages économiques, sans même nous soucier des désordres épou-
vantables que nous provoquons sur un plan infiniment plus im-
portant de la vie 1 Ce à quoi nous tendons, c'est précisément à
la possession de cette force sinistre, dont se sert notre civilisation
de masse, industrielle et urbaine, pour détruire beauté, dignité,
harmonie et poésie partout où elles se manifestent, au point que
R. Borsodi, encore un Américain, a pu la surnommer « The Ugly
Civilisation», dans un livre qui porte ce titre. Pour des raisons
subtiles, notre univers de béton, d'essence, et de panneaux pu-
blicitaires, est fait pour nous dérober certaines vitamines indis-
pensables à l'âme (« unbought graces of life », Edmund Burke),
au nom d'un rationalisme technico-social pour lequel est obstacle
tout ce qui est organique, spontané, bigarré, pittoresque et in-
différent aux résultats mesurables.
Nous violons la nature, au point d'« effacer le paysage>>; tout
récemment, un physicien allemand voyait dans ce phénomène
le signe d'un âge nouveau de l'humanité. Nous savons déjà que
de simples motifs biologiques nous interdisent de le faire impu-
nément. Mais il faut aussi reconnaître qu'il s'agit là d'un empiéte-
ment sur l'âme de l'homme, qui lui enlève une force vitale irrem-
plaçable. Il est inéluctable que dans ces conditions nous soyons
privés d'un ressort essentiel et que, chose incompréhensible pour
beaucoup, tout nous paraisse fade, puisque nous avons de plus
en plus affaire à l'homme et à ses ouvrages, et de moins en moins
à la nature; puisque, irrespectueux des arbres et des créatures,
nous les traitons en machines et en matière première ; puisque

1. Arnold Weber, Zur Psychologie des Fernsehens, 11 Sch'weizer Monatshefte n,


février 1957. L'auteur est profes.~enr de psychiatrie infant,ile à l'Université
de Berne.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 101

nous dérobons à la nature son caractère sacré, au point de nous


enorgueuillir de faire la pluie et le beau temps. De nos jours, le
magnifique gibier d'Afrique est mis à la portée des chasseurs qui
peuvent payer, et les temps sont proches où nous ne pourrons plus
montrer à nos petit-fils que les bêtes sauvages figurant sur les
livres ou habitant les jardins zoologiques. L'une après l'autre les
différentes races d'oiseaux capitulent devant l'homme, à part
les plus communes ; fleuves, rivières, étangs, deviennent des ca-
naux d'écoulement, à moins que les eaux d'égout ne les trans-
forment en cloaques nauséabonds; l'une après l'autre les vallées
sont englouties par des barrages afin qu'un plus grand nombre
d'hommes puissent se raser au rasoir électrique ou tuer le temps
devant un poste de télévision. Et qui osera affirmer que pareil
style de vie ne rend pas la vie désespérément ennuyeuse ?
Table rase, règne de la planche à dessin et arrogante ignorance
envers tout ce qui est le passé: voilà une attitude qu'on n'ap-
plique pas seulement vis-à-vis de la nature mais aussi vis-à-vis
de l'héritage culturel des villes. Au dédain de la nature correspond
ici le dédain de l'aspect historique de la ville, avec sa beauté et
son harmonie. Ainsi s'exprime Jules Romains dans son livre
Le problème numéro un (que nous avons eu déjà l'occasion de
citer à plusieurs reprises): « Il se peut que, pour une civilisa-
tion, la destruction de sa physionomie, au-delà d'une certaine
limite, soit un malheur intolérable, une peine rongeante qui
chemine dans le subconscient, une diminution sournoise de la
raison d'être et de l'ardeur à vivre n. Dans ces conditions, il
n'est sans doute guère possible d'évaluer, sur le plan spirituel,
la portée de l'irréparable destruction des villes allemandes et
son effet sur les progrès manifestes de la culture de masse en
Allemagne 1 • Les efforts déployés en matière de reconstruction
1. Charles Baudouin (op. cit., p. 21) se demande si le vandalisme des bombar-
dements de la dernière guerre mondiale ne correspond pas à l'esprit du moder-
nisme cynique et destructeur. En fait, la destruction du cœur même de la ville
n'a aucune justification stratégique, sans parler de justification morale. Aux
architectes d'avant-garde, le quartier ancien fait l'effet d'une paille dans l'œil.
Est-ce par un dernier, un bien faible reste de pudeur ou pour quelque consi-
dération d'intérêt touristique, qu'à Boston, par exemple, on a laissé debout, au
milieu des blocs de béton et de verre, le vieux palais des gouverneurs anglais
du xvn1e siècle, dont la noblesse, au milieu de cette laideur oppressante et
ennuyeuse, ne témoigne que plus éloquemment contre la barbarie moderne ?
Si au courant américain qui se déverse chaque année sur l'Europe, ne s'oppose
aucun contre-courant européen, si le type de l'Américain fatigué du Nouveau
Monde qui cherche refuge en Europe, tel que le décrit Sinclair Lewis dans
certains de ses romans réalistes, n'a pas son pendant européen, la raison pro-
102 LA. SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE

pour renouer, dans la. mesure du possible, avec les forntes du


pa.ssé, méritent pa.r conséquent les plus vifs éloges. Mais il est
sigrtificatif que de tels efforts ne connaissent le succès qu'au prix
d'une très vi\Te lutte avec les tenants du modernisme, et n'ont
que des effets éphémères. En vérité, c'est ce démon deatructeur
du modernisme qui triomphe partout et ose attenter, avec une
audace toujours croissante, à la noble physionomie de nos villes
européennes. Il en résulte qu'elles finissent par devenir aussi
ennuyeuses que les villes américaines.
Lorsqu'un des chefs de l'école moderne, l'architecte Le Cor•
busier, déclare avec une franche brutalité : (( n faut détruire le
cœur même de nos vieilles cités, avec leurs cathédrales, et les
remplacer pa.r ·des gratte-ciel », il n'y a là qu'une formulation
extrême de l'esprit de destruction révolutionnaire qui est propre
au modernisme. Et le prestige mondial dont jouit un homme
comme Le Corbusier ne fait que prouver la puissance de cet
esprit révolutionnaire. Que ce révolutionnaire de la table rase
et de l'effacement de l'histoire (qui ressemble, par sa foi naïve
en une lumière finale et durable, aux dithyrambes des journaux
de mode qui traitent avec mépris la mode de l'année précédente,
Sa.ns réfléchir qu'un sort identique attend la mode nouvelle) cor-
responde à l'esprit de la démocratie de masse, voilà une vérité
qui se passe de démonstration. « ll faut recommencer à zéro 1 >,,
déclare le même Le Corbusier, traduisant ainsi en langage d'ar·
chitecture la phrase de Thomas Paine : « W e have it in our power
to begin the world over again. »
Pendant combien de temps nos paysages et nos villes sauront-
ils résister à cette offensive du béton et des hérauts du « dyna·
misme fonctionnel » ~ Quelle résistance peut-on opposer à cette
conception, digne de notre temps, d'une ville synthétique, d'une
ville-planche à dessin, qu'on pourrait faire surgir du sol ~ Pen-
dant combien de temps pourra-t-on protéger les autoroutes al-
lemandes contre la pression des agents de publicité ~ Le pays
où nous rêvons de voyager (ltalia Diis sacra) s'est héroïquement
offert pour prouver dans les faits, qu'il était possible de rendre

fonde en est que les Américains trouvent encore da.nsle Vieux Monde. une vita-
mine spirituelle dont ils sont privés dans le Nouveau. C'est dans cette optique
qu'on doit condamner l'application des Européens à. imiter l'Amérique, et il
s'en fallut de peu qu'on laissât venir à. Venise l'architecte Lloyd Wright de
Chicago. Ainsi s'active-t·il aujourd'hui à détruire les vieux quartiers de Damas.
1. En français dans 1e texte.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 103

indiciblement laid un des plus beaux pays du monde, autant que


le permettent les orgies d'affiches et les faubourgs sales et vul-
gaires.
Ce processus qui néglige autant la nature que l'histoire mène
à un appauvrissement spirituel en s'attaquant à tous nos sens.
Cet étiolement est dû non seulement à l'effet visuel, mais encore
à la résonance acoustique :le bruit qui s'élève de la société de
masse elle-même et qui, dans le sifflement aigu des avions à réac-
tion et des hélicoptères, finit par atteindre les proportions d'une
torture infernale. Ce n'est pas que l'absence de bruit soit un·
idéal. TI existe aussi un silence du néant, l'hébétude de la mort,
une absence de sons, là où nous regrettons les chansons des ser-
vantes, les musiciens de village au coin de la rue, les trilles du
rossignol, le carillon du clocher, la trompette du postillon, l'ac-
cordéon sous le tilleul, les soirs d'été, le battement du fléau à
blé, le chant du coq. Dans le domaine de l'acoustique également,
il existe une ordonnance « naturelle », à la mesure de l'homme ;
le malheur et l'ennui, c'est que nous entendions les marteaux
pneumatiques et les motos, et non des hommes qui expriment
en chansons leur joie de vivre. C'est le bruit «technique» de
notre époque qui est véritablement la chose infernale qui nous
fait considérer comme une grâce une certaine surdité. A la
vérité, lorsque, pour encourager le tourisme, on nous propose
de flatter notre oreille par un chant populaire ou autre chose,
la saveur en est édulcorée et c'est une bien médiocre consolation
de penser qu'il s'agit d'un hommage rendu par le mercantilisme
aux « unbought graces of life ».
Ainsi l'ennui s'étend comme une moisissure, tandis que dis-
paraissent les véritables joies de l'homme en harmonie avec son
âme: charme, noblesse, toutes choses qui valent la peine d'être
vécues. TI en est de même de l'amour : l'obsession sexuelle de
notre temps le vide de toute tendresse, de toute poésie, et il
s'achève sur l'énorme tas de cendres de l'ennui; et si l'adultère
devient un fait quotidien et banal, que nous importent Madame
Bovary et Effi Briest 1 Parmi les scories qui achèvent de se
consumer, on aperçoit la notion du divin qui, même en tant que
croyance populaire, commande notre respect. N'oublions pas non
plus la véritable culture populaire, avec ses us et coutumes, dont
les racines plongent dans le cycle des saisons, avec ses fêtes. qui
se déroulent selon des modes anciens ; de toutes ces coutumes,
104 LA SOCIÉTÉ I>E MASSE MODERNE

seule la fête de Noël a conservé encore quelque éclat, malgré la


lumière criarde des réclames au néon. A toutes ces joies qui
s'éteignent, il s'en ajoute encore bien d'autres, mais le cadre de
cet ouvrage ne permet pas de les dénombrer toutes. Il est néan-
moins indispensable de préciser encore que la disparition de toutes
ces choses, menues ou grandes, qui donnent à la vie son charme,
sa noblesse et sa poésie, est également préjudiciable à l'artiste :
elle le prive d'une matière qui le tente ; c'est ce qui explique l'évi-
dent appauvrissement que nous constatons dans l'art contempo-
rain, qu'il s'agisse de littérature ou de peinture 1 •
Ce serait une erreur considérable (est-il nécessaire de le répé-
ter) de croire que toutes ces causes de l'ennui, considéré comme
phénomène social, sont imputables à l'économie de marché. Bien
au contraire, c'est cette dernière qui, avec sa diversité, avec la
pression qu'elle exerce sur l'affirmation de soi et la responsabi-
lité personnelle, avec ses libertés élémentaires, a opposé à l'ennui
de la société de masse et du monde industriel (ceci vaut pour le
système capitaliste comme pour le système socialiste) des forces
compensatrices efficaces, tant qu'elle est demeurée à l'intérieur

1. Sur ce thème on trouve quelques remarques fort intéressantes chez Russell


Kirk, Beyond the Dreama of Avarice, p. 308, 309. Nous abordons ici une autre
cause du déclin de l'art qu'il faut distinguer de celle que nous avons déjà men-
tionnée. J'ignore si l'on a déjà tenté d'expliquer sous cet éclairage l'art moderne
de tendance surréaliste ou abstraite. Quoiqu'il en soit, il importe de ne pas
négliger ce second point de vue si nous voulons comprendre une peinture, qui,
dans le meilleur cas, n'arrive qu'à des créations rappelant les modèles de papier
peint. Cf. entre autres: W. Weidlé: Les abeilles, Paris, 1954. Si l'art figuratif
contemporain se vide de plus en plus de son contenu (cf. également l'excellent
essai de Max Picard: Die A.tomirierung der modernenrKunst, Hambourg, 1954;
ainsi que l'important chapitre final de Europiiische K unstgeschichte, de Peter
Meyer, vol. II, Zurich, 1948), il faut sans doute en trouver l'explication dans
le fait que ce « contenu » tend aussi à disparaître dans la société de masse
moderne. En résumé, on peut dire que le problème concernant la situation de
l'artiste dans notre société ne peut être résolu tant qu'on ne le traite pas comme
un des aspects pathologiques de celle-ci. L'artiste y joue, par conséquent,. un
double rôle. D'une part il témoigne de la décomposition de la société « bour-
geoise>>, c'est-à-dire d'un processus dont il fait partie intégrante: il apparaît
comme le prototype du déraciné, se plaisant même dans ce rôle depuis l'époque
romantique, tandis qu'il contemple le bourgeois méprisable du haut de son
piédestal de« libre créateur»; d'autre part il est victime de ce même processus
qui tend de plus en plus à commercialiser le domaine de l'artiste, qui réduit la
demande concernant les productions authentiquement artistiques, en partie
pour des motifs techniques (photographie, radio, cinéma, télévision, progrès des
techniques de reproduction, etc ... ), en partie pour des motifs sociologiques
(disparition des couches sociales où se trouvaient les mécènes, « massification »,
prolétarisation, etc ... ), qui subordonne la production artistique aux nonnes
modernes de la quantité et du temps et la soumet impitoyablement à la loi
de l'offre et de la. demande. Mais nous développerons ce thème dans un chapitre
ultérieur.
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 105

des cadres dont nous parlerons dans le chapitre -suivant. Il


est particulièrement facile à l'ennui de se développer dans une
société de masse socialiste : en effet celle-ci, par son principe
d'organisation extrêmement poussée, sa centralisation et le relâ-
chement de tous les ressorts vitaux dus à l'initiative et à la res-
ponsabilité personnelles, pousse l'ennui jusqu'à son degré su-
prême (si l'on se refuse à admettre, pour le cas extrême du com-
munisme, que l'obsession, la crainte, la haine et l'espoir d'une
libération ou d'une fuite de cet enfer puissent tenir lieu de sources
de vie).
En ce qui concerne l'État-Providence dans les régimes socia-
listes, Bernard Berenson, le grand critique d'art américain mort
récemment, en a dit l'essentiel dans la remarque suivante faite
peu avant son 90e anniversaire : « Je ne crains pas la bombe
atomique. Si notre civilisation est menacée, elle l'est bien da-
vantage par l'ennui que suscite dans un État-Providence tota-
litaire la disparition de l'initiative personnelle et du goût du
risque t. » Les exemples foisonnent qui prouvent la pertinence
de cette remarque et, à la vérité, il y aurait lieu d'être surpris
s'il en était autrement. Faut-il s'étonner que les Suédois, compa-
triotes de GOsta Berling, connus autrefois pour leur joie de
vivre, se distinguent aujourd'hui, alors qu'ils habitent le paradis
de l'État-Providence, par le nombre particulièrement élevé de
suicides et autres symptômes, indiquant un degré effarant de
lassitude morale et physique 1 Faut-il s'étonner du nombre
alarmant d'Anglais qui en ont assez de se voir sevrés, au nom
de l'égalité, de la joie de connaître les fruits de leur labeur et
qui veulent échapper, en s'expatriant, à la grisaille de l'État-
Providence 1
Un dernier mot encore à l'intention de ceux qui traiteraient
de romantisme tout ce qui est dit dans ce chapitre 2 • Sans doute
est-ce bien de cela qu'il s'agit, si l'on entend par là une résistance
à ce qui détruit noblesse et poésie, les « unbought graces of life ».

1. New YOf'k Times du 27 juin 1955. En ce qui concerne l'Angleterre, il


apparaît, d'après une enquête faite récemment à l'Université de Cambridge,
que 11 %des étudiants et 34 %des étudiantes sont fermement décidés à s'expa-
trier, et que 27 %des étudiants et 15 %des étudiantes envisagent cette éven-
tualité. Les raisons invoquées correspondent à celles qui sont exposées dans le
texte (d'après l'Economist du 9 février 1957).
2. «La force du courant romantique fait très exactement pendant à ce désir
d'éloignement, grâce auquel les dépositaires d'une grande culture ont pu
s'écarter d'un fond de médiocrité générale ,, (Peter Meyer, op. cit., p. 349).
106 LA SOCIÉTÉ DE . MASSE MODERNE

A un romantisme de cette sorte, c'est sans réserve, a.veo fierté


même, que nous devrions adhérer, sans nous laisser intimider ou
régenter par des prétentieux malavisés. Nous ne voulons pas
retarder la pendule, nous voulons la mettre à l'heure.
Ils ne changeront rien à certaines situations de fait, simples
et élémentaires, auxquelles il n'y a pas de réplique. Comme le
disait un jour l'Américain W. Lippmann, peut-on nier que si
notre cœur reste fidèle à la tonnelle de notre enfance où grimpait
le chèvrefeuille, il ne l'est certes pas au poste d'essence éclairé
au néon~ N'est-il pas évident que celui qui veut nous envoyer
des vœux de Noël capables de nous attendrir, choisira des cartes
où l'on voit des villes enveloppées de rêve, avec de joyeux traî-
neaux à chevaux, ou bien un paysage enseveli sous la neige, et
non des autos ou des garages d'une ville de béton scintillante
de réclames~ Et peut-on imaginer que sur le tableau célèbre de
Segantini : « Charrues dans l'Oberhalbstein » (il se trouve à la
Pinacothèque de Munich), un tracteur soit représenté au premier
plan au lieu de chevaux~ Ne vaudrait-il pas mieux réfléchir à
ces choses là plutôt que de s'en moquer~
Aucun doute n'est permis: ce qui mine les hommes d'aujour-
d'hui, souvent même à leur insu, c'est l'ennui d'un monde vidé
de son charme et de son ressort. Et peut-être l'ennui plus que
l'angoisse ; il faudrait même examiner si l'angoisse et la philo-
sophie qui en découle ne sont pas plutôt un produit de l'ennui.
Derrière la façade du monde contemporain, près du spectre du
souci dont nous a'Vons déjà parlé, s'en dresse un autre; qui fut
épargné au vieux Faust : l'ennui. Et une fois cette vérité trouvée,
les philosophies du modernisme et du progressisme s'en vont en
miettes, comme de l'amadou friable. N'est-ce pas l'ennui qui
nous pousse de ci de là comme des âmes en peine et nous fait
saisir tout ce qui peut remplir le grand vide de notre existence ~
Encore une fois nous reviendrons à Burke et à ses « unbought
graces of life » déjà tant de fois citées. Cette expression se trouve
dans un passage célèbre de ses Reflections on the Revolution in
France, où nous lisons cette autre phrase : But the age of chivalry
has gone. That of sophisters, oeconomists and calculators kas suc-
ceededt. Pourquoi ne pas prouver à Burke qu'il a été injuste envers
les économistes 1 Pourquoi ne pas prendre ses distances envers
1. «L'âge de la chevalerie a disparu. Celui des sophistes, des économistes et
des calculateurs lui a succédé l>,
LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE 107

les sophistes et les calculateurs 1 A quoi bon le confort matériel si,


en même temps, nous rendons le monde de plus en plus laid,
bruyant, commun et ennuyeux, si les hommes perdent le fonde-
ment moral et spirituel de leur existence 1 L'homme ne vit pas
de radios, d'autos et de réfrigérateurs, mais de tout l'univers, qui
est au-delà. du marché et des chiffres d'affaires et qui n'est pas
à acheter ; il vit de noblesse, de beauté, de poésie, de grâce et
d'esprit chevaleresque, d'amour et d'amitié, de simplicité, de
communauté, d'un dépassement de l'immédiat et de liberté. Les
circonstances qui apportent à l'homme entraves ou complications
dans la poursuite de ces buts sont condamnées sans appel, car
elles détruisent l'essence même de son être.
CHAPITRE III

CONDITIONS PRÉALABLES
ET LIMITES DU MARCHÉ

Tout ce qui en ce monde est d'une valeur douteuse succombe


à sa. propre nature ; tout ce qui est bon succombe à son excès.
L'esprit conservateur est une condition essentielle d'une société
saine, mais on se rend coupable d'une démesure conduisant
à l'engourdissement, si l'on se cramponne uniquement à la
tradition, à l'histoire et à l'habitude. La prédilection du libéral
pour le mouvement et le progrès est un contrepoids également
indispensable ; elle aboutira pourtant, si elle ne se fixe comme
limite le respect du durable et de ce qui doit être conservé, à la
débâcle et à la ruine.
La société réclame son droit aussi impérieusement que l'indi-
vidu ; mais l'exagération du droit de la société dans le collecti-
visme est aussi à craindre que l'exagération du droit d~ l'individu
dans l'individualisme et, à la limite extrême, dans l' aparchisme.
La propriété succombe à la ploutocratie, l'autorité à la privation
de liberté et à la domination brutale, la démocratie à l'arbitraire
et à la démagogie. Quels que soient les tendances et les courants
que nous choisissions comme exemples, ils s'acheminent toujours
vers leur autodestruction, s'ils se veulent absolus et ne tiennent
pas compte des limites qui leur sont fixées. Le suicide est ici la
cause parfaitement normale du décès.
L'économie de marché ne fait aucune exception à cette règle.
En effet, les avocats de l'économie libre ont toujours eu cons-
cience, dans la mesure où ils ne sont pas trop faciles à satisfaire,
sur le plan spirituel, que le domaine ~u marché, de la concurrence
des prix fluctuant selon l'offre et la demande, ne peut être com-
pris et ne peut se justifier que comme partie d'un ordre général
plus élevé et plus vaste, où il y va de la morale, du droit, des
conditions naturelles de l'existence et du bonheur, de l'État, de
la politique et du pouvoir. La société en tant qu'entité ne peut
s'édifier sur la loi de l'offre et de la demande. De même, ce fut
110 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

toujours, depuis Burke, la conviction la mieux établie des Conser-


vateurs que l'État est plus qu'une sorte de société anonyme.
Les hommes qui s'affrontent sur le marché, et, poursuivant
leur profit, comptent l'emporter, doivent être d'autant plus liés
moralement et so~ialement à la communauté, sinon la concur-
rence dégénère elle aussi des plus dangereusement. En d'autres
termes, l'économie de marché n'est pas tout : elle doit s'insérer
dans un contexte général plus élevé qui ne peut se fonder sur
l'offre et la demande, la liberté des prix et la concurrence. Elle
doit être tenue fortement dans le cadre d'un ordre général qui
conige les imperfections et les rigueurs d'une économie libre,
sans refuser à l'homme une existence conforme à sa nature.
L'homme, par contre, ne peut trouver le plein épanouissement
de sa nature que s'il s'intègre de son propre gré dans une com-
munauté et s'y sent lié solidairement. Sinon il mène une existence
misérable. Et il le sait.

1. RATIONALISME SOCIAL.

La vérité est précisément qu'une société peut avoir une éco-


nomie de marché et dans le même temps des positions et des
fondements sociaux dangereusement malsains, dont l'économie
de marché n'est à vrai dire pas responsable, mais que son avocat
a tout lieu de perfectionner ou de souhaiter voir perfectionnés,
afin que cette économie soit politiquement comme socialement
durable. Et ce n'est qu'ainsi que nous pourrons réaliser notre
désir d'avoir non seulement une économie de marché, mais en
même temps un système social sain et une nation d'hommes
heureux.
Sans doute le spécialiste en économie politique a sa déforma..
tion professionnelle, comme tous les autres. Chacun de nos con-
frères parle d'expérience lorsqu'il avoue qu'il lui est difficile de
porter ses regards au-delà du champ étroit de sa discipline et de
reconnaître modestement que le domaine du marché, qu'il est
de sa profession d'explorer, ne peut ni déterminer ni épuiser la
société considérée dans son ensemble. Il n'en est qu'une section,
extrêmement importante sans doute, mais qui ne peut exister
en droit et en fait qu'en tant que partie d'un tout, d'un tout
qui n'est pas de la compétence de l'économie politique, mais de
la philosophie, de l'histoire et de la théologie. On peut ici, para·
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 111

phrasant Lichtenberg, dire que celui qui ne connaît que l'éco-


nomie politique ne connaît même pas celle-ci. L'homme, selon
la parole de l'Évangile, ne vit pas seulement de pain. Et nous
devons nous garder de la parodie de l'économiste, qui croit avoir
tout dit sur des hommes s'affairant joyeusement dans leurs jar-
dins de banlieue, lorsqu'il' qualifie leur activité de forme irration-
nelle de la production des légumes, sans considérer qu'elle peut
être une forme rationnelle de la production du bonheur, de la-
quelle tout dépend en définitive. Adam Smith, qui est devenu
célèbre non seulement pour ses Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, mais aussi pour sa Théorie des
sentiments moraux,· aurait mieux compris.
Cela, nous l'avons dit, a toujours été clair à nos yeux et nous
fut un motif pour ne pas nous sentir toujours très à l'aise dans
la compagnie des « libéraux », même quand on nous nommait
« néo-libéral ». Mais, comme chaque chose a son temps, ce fut
alors (dans les années de misère et de désordre sans limites que
le non respect des principes les plus élémentaires de l'ordre éco-
nomique avait apportés dans tant de pays occidentaux) une
nécessité pressante de mettre l'accent sur le « pain » dont parle
l'Évangile, et sur le rétablissement d'un ordre économique fondé
sur l'économie de marché. Cela était aussi indispensable qu'il est
aujourd'hui indiqué, puisque ce rétablissement a en quelque
sorte réussi et qu'il a même, malgré son inachèvement, dépassé
par ses résultats notre attente, de penser aux autres choses plus
élevées dont il est question ici. Que ce moment soit venu, ils le
sentent bien, ceux qui ont assez de bon sens pour flairer les dangers
qu'il y aurait à s'en tenir au « pain ». C'est un signe des temps
que ceux qui sentent ce malaise et l'expriment, sont devenus
partout étonnamment nombreux. Et parmi eux un nombre
croissant d'économistes de différents pays qui, indépendamment
les uns des autres, sortent de la tour d'ivoire de leur discipline
et explorent cette contrée lointaine « au-delà de l'offre et de la
demande» 1• Pour ce qui est de l'auteur, il ne fait que retourner
1. Citons parmi les économistes contemporains qui sentent l'urgence de se
tourner vers le cadre moral de la vie économique: J. M. Cla.rk, The Ethical,
BœaiB of Economie Freedom, « The Kazanjian Foundation Lectures », 1955 ;
Lionel Rabbins, Economie and Publie Poliey, dans «·The State of the social
Sciences », Chicago, 1956 ; D. McCord Wright, Derrweracy and ProgreaB,
N61W York, 1948. Ici il convient de rappeler les pages suivantes des NoutJe(J/Utl:
principeB d'économie politique de Simonde de Sismondi {d'après la 2• édition
de 1827): « La masse de la nation semble y oublier, aussi bien que les phll0oo
112 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

aujourd'hui au travail scientifique qu'il a tenu pour le plus


important depuis son ouvrage La crise de notre temps.
Dans la perspective rétrécissante de sa discipline, l'économie
de marché n'apparaît plus aux yeux de l'économiste que comme
un type particulier d'ordre économique, une sorte de « technique
économique » s'opposant à la technique socialiste. Il est signi-
ficatif pour cette façon de voir les choses, que nous caractérisions
le principe de cet ordre économique par le terme « mécanisme
des prix », emprunt au langage technique. Le monde dans lequel
nous nous mouvons ici est celui des prix, des marchés, de la con-
currence, des taux de salaires, des taux d'intérêts, des cours des
changes et des autres quanta économiques. Il va sans dire que
cela est fécond et légitime, aussi longtemps que nous sommes
conscients de ce rétrécissement voulu de notre perspective et
que nous n'oublions pas que l'économie de marché, en tant
qu'ordre économique, correspond à une structure déterminée de
la société et à un milieu moral et spirituel propre à cette struc-
ture. Si nous ne voulions pas considérer qu'elle fait partie
d'un ordre général social et spirituel, nous nous rendrions
coupable d'un égarement que l'on peut qualifier de rationalisme
social.
Le rationalisme social incite à croire que l'économie de marché
n'est précisément qu'une «technique économique », que l'on peut
construire dans toutes les sortes de société et rendre efficace dans
toutes les sortes de climat social et spirituel. C'est ainsi que le
succès indéniable du rétablissement de l'économie de marché
dans de nombreux pays a amené nombre de socialistes à penser
que le « mécanisme des prix » pouvait être considéré comme une
technique économique dont une société par ailleurs socialiste pou-
vait se servir à son plus grand profit. D'après cette conception
d'une << économie de marché socialiste »,-que Tito semble vou-
loir mettre en pratique, l'économie de marché deviendrait une
partie d'un système social qui nous apparaît comme une mon-
strueuse mécanique administrative. Dans ce sens, il y a toujours
sophes, que l'accroissement des richesses n'est pas le but de l'économie poli-
tique, mais le moyen dont elle dispose pour procurer le bonheur de tous '' (p. 4 ).
Et: « L'Angleterre, en oubliant les hommes pour les choses, n'a-t-elle pas sacrifié
la fin aux moyens ? '' (p. 9), ou : '' La nation où personne ne souffre, mais où
personne ne jouit d'assez de loisir ou d'assez d'aisa.nce pour sentir vivement et
pour penser profondément, n'est qu'à demi civilisée, lors même qu'elle pré-
senterait t\ ses classes inférieures une assez grande chance de bonheur>> (p. 2).
De même tout le premier chapitre de cette œuvre mérite d'être relu.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU 1\IA.BCIIÉ 113

eu, même dans le système économique communiste de la Russie


tJoviétique, un certain secteur « économie de marché». Cependant
personne parmi nous ne doute qu'il ne s'agit ici d'un simple truc
technique et d'un produit artificiel, non de quelque chose de vivant.
Comment une économie de marché en tant que système de liberté,
de spontanéité et d'organisation non dirigée, peut-elle prospérer
dans un système social qui en est à tous égards le contraire '1
Nous rencontrons pourtant le même rationa.lisme social dans
ces milieux d'économistes contemporains qui, sans prédilection
déclarée pour le socialisme, et souvent même au nom de l'éco-
nomie de marché, découvrent à force de raffinement les projets
les plus compliqués pour canaliser les courants du circuit éco-
nomique. Ils semblent prêts à métamorphoser la vie économique
en de monstrueuses pompes aspirantes et foulantes, avec tous les
tuyaux, soupapes et thermostats possibles. Prêts aussi, non f;leule-
ment à croire de bonne foi qu'elles fonctionneront selon le mode
d'emploi, mais encore à peu se soucier de la compatibilité de tell~
machines avec l'atmosphère indispensable au marché, en par;.
ticulier avec la liberté.
Ce qui caractérise avant tout ces représentants du rationalisme
social (les socialiste~ et ordinairement aussi les spécialistes du
circuit) est leur tendance à négliger, quand ils observent les mou-
vements de l'argent et des revenus, l'importance fondamentale
de la propriété. En vérité l'économie de marché ne repose pas
sur un seul mais sur deux piliers. Elle présuppose non seulement
la liberté fondamentale des prix et de la concurrence, mais encore
le régime de la propriété privée, c'est-à-dire la libre disposition des
biens, juridiquement protégée et comprenant nécessairement le
droit de succession.
Pour bien saisir l'importance de la propriété pour une société
libre, il nous faut comprendre que sa fonction est double. La pro-
priété ne signifie pas seulement que, comme le droit privé l'in-
dique, la sphère individuelle de la décision et de la responsabilité
est protégée contre celle des autres individus, mais, qui plus est,
elle cautionne la protection des individus contre le pouvoir poli-
tique. Elle trace une limite non seulement horizontale mais aussi
verticale ; et ce n'est qu'à la lumière de cette double fonction
que l'on comprend pleinement le droit de propriété, condition
indispensable de la liberté. Toutes les générations antérieures de
sociologues ont été unanimes sur ce point.
114 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

Il apparaît nettement dans les réflexions qui suivent que la


propriété est non seulement une condition préalable de l'éco-
nomie de marché mais qu'elle en fait partie intégrante. Et
nous commencerons par la concurrence. Si chacun voit claire-
ment son importance centrale pour l'économie libre, on ne peut
méconnaître que cette conception est troublée par une ambi-
guïté qui ne cesse de créer une confusion. C'est qu'en effet des
gouvernements communistes se flattent d'user amplement et
avec succès du régime de la concurrence. Peut-on mettre en
doute que l'occasion soit donnée aux usines de la Russie sovié-
tique, à leurs dirigeants et même à leurs ouvriers et employés de
mettre leur production en concurrence~ Et Tito n'a-t-il pas créé
à partir de la « décentralisation » des entreprises d'État, qui se
sont transformées en unités indépendantes et rivalisent entre
elles, un système dans lequel il lui semble voir, non sans fierté,
une sorte d'« économie de marché socialiste l> ~ Peut-on douter
qu'une telle installation de la concurrence dans un système éco-
nomique collectiviste peut avoir pour effet une augmentation de
la production ~ Et n'est-ce pas la même vertu que nous entendons
lorsque nous attribuons la montée rapide de l'économie allemande
avant tout au rétablissement de la concurrence ~
Manifestement une confusion surgit ici qui réclame une ex-
plication. Sa cause réside en ce qu'on néglige la double nature
de la concurrence et mélange des choses qui doivent être nette-
ment séparées. Concurrence peut précisément signifier deux
choses : une organisation en vue de la stimulation de la produc-
tion et une organisation en vue de la conduite et du règlement
du processus économique. Dans l'économie de marché la concur-
rence est aussi bien l'une que l'autre et, partant, une solution
incomparable des deux problèmes cardinaux de tout système
économique : le problème de l'incitation constante au rende-
ment maximum, et celui de la conduite harmonieuse et de la régu-
lation du processus économique. A la fois ressort et régulateur,
voilà ce que doit être la concurrence, voilà le rôle qui lui est
imparti dans l'économie de marché. Et cette double fonction est
en fait le secret de cette économie de marché basée sur la concur-
rence, et de ses résultats incomparables.
Si nous reprenons maintenant la question de savoir si un ordre
économique collectiviste peut utiliser la concurrence et, ce fai-
sant, ravir à l'économie de marché le secret de sa réussite, sans
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 115

abandonner la nature collectiviste de son systèm.e économique,


nous savons que cela dépend de celui des deux aspects de
la concurrence qui est considéré. S'agit-il de la concurrence
en tant que stimulant, nous avons alors affaire à une simple
technique psychologique, qui n'est pas moins praticable dans
l'économie collectiviste que dans l'économie de marché, ou même
à l'intérieur de tout groupe humain, école, régiment ou autre.
Il est même à remarquer qu'ici on peut donner à la concurrence
une rigueur qui n'a pas cours dans l'économie de marché, parce
qu'elle met en cause le sort des hommes, tandis que dans le
système collectiviste c'est au contraire la sélection des moyens
de production (au moins aussi importante pour l'efficacité de la
concurrence) qui se heurte aux plus grands obstacles.
A l'égard des hommes on procédera brutalement en leur don-
nant alternativement du sucre et du fouet, mais c'est une autre
question de savoir si la concurrence du collectivisme permet une
sélection aussi rigoureuse, aussi convenablement dirigée et aussi
continue des marchandises et des lieux de production, qu'elle le
fait dans l'économie de marché.
Mais en supposant, par une bienveillance injustifiée, que la
gestion d'État collectiviste, sans se laisser influencer par la
propension, particulièrement agissante ici, à étouffer les consé-
quences d'investissements manqués, ait la volonté ardente de
posséder une telle sélection, permanente et obéissant aux lois de
la concurrence, il lui manquerait encore, pour atteindre ce but,
l'indispensable critère. Et nous en arrivons à l'autre fonction de
la concurrence : celle de servir d'instrument de l'organisation
économique et de régulateur du processus économique.
Contrairement à l'économie de marché, il est nécessairement
exclu qu'un ordre économique collectiviste puisse faire un tel
usage de la concurrence, parce qu'il est incapable, sans se
saborder, d'en créer la condition indispensable. Cette condi-
tion est l'authentique indépendance économique de l'entreprise.
Elle seule est, à même de rendre possible la formation de prix
véritables, correspondant au degré de rareté des biens d'équipe-
ment et de consommation; mais elle n'est pas pensable sans la
propriété privée et sa compagne, la liberté de disposition.
Ainsi, tout s'enchaîne :la concurrence en tant que régulateur
suppose des prix de marché libres ; ceux-ci ont pour condition
indispensable la véritable indépendance des entités économiques,
116 CONDITIONS PRÉÀLA.BLES ET LIMITES DU MARCHÉ

et celle-ci est concomitante de la propriété privée et de la liberté


de disposition, qu'aucune économie planifiée ne vient inter-
rompre GU troubler. Puisqu'aucune économie collectiviste ne peut
remplir la. dernière condition sans cesser d'être ce qu'elle est,
elle demeure exclue des avantages de la. concurrence dans sa
fonction d'organisation et de direction. Organiser une telle con-
currence serait pour elle a;qssi dénué de sens que de vouloir jouer
seul au bridge. « Concurrence socialiste » peut donc dans le meil-
leur des cas parvenir à une simple stimulation de la production
(peut-être en portant à faux d'ailleurs sur le plan économique),
mais pas à l'organisation et à la direction du processus écono-
mique. Elle ne pourra jamais atteindre que la. moitié de ce que,
dans le régime de l'économie de marché, nous entendons pQ.r
concurrence ; et nous sommes en droit de nous demander
même si cette moitié accessible au collectivisme, la concurrence
aiguillon de la production, n'est pas oond&mnée à l'infériorité.
Quoi qu'il en soit, la faiblesse décisive de toute économie collec-
tiviste réside en ce que, dans le meilleur des cas, il lui faut se con-
tenter de la moitié de la concurrence et que par là elle déprécie
cette moitié elle-même. Par contre l'incomparable robustesse de
l'éoonomie de marché vient de ce que seule elle peut disposer de
la concurrence dans sa double nature, et cette concurrence n'est
authentique et n'a sa pleine valeur que prise ainsi en bloc. De
même que l'irrémédiable faiblesse du collectivisme repose sur sa
limitation nécessaire à l'un des aspects de la concurrence, l'avan-
tage insurpassable de l'économie de marché est sa possibilité de
réunir les deux aspects. Cela est son privilège, mais il tient et
tombe avec la propriété privée des moyens de production.
Si cette fonction économique de la propriété, et peut-être encore
davantage sa signification morale et sociologique pour une so-
ciété libre, est habituellement obstinément méconnue, cela vient
.sans doute de ce qu'il en coûte aux rationalistes sociaux de com-
prendre le monde moral et spirituel auquel a.ppartient le droit
de propriété, et encore plus de lui offrir leur sympathie. Comme
le rationalisme social est de plus en plus maître du terrain, il
n'est pas étonnant que la propriété, en tant qu'institution sociale,
vacille dangereusement, et que même les discussions sur les ques-
tions de l'entreprise et de la dil-ection d'exploitation, soient
conduites d'une façon qui nous donne l'impression que le pro-
priétaire a sombré, a.près le consommateur et le contribuable,
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMlTES DU MAB<m'é 117

d&nsla ca.tégorie du « forgotten man»: En vérité nous ne pouvons


oo:rnprendrEf le rôle de la. propriété que si nous la prenons pour
exemple d'une chose qui s'étend loin au-delà du domaine du
visible et du mesurable. Cela illustre le fait que l'économie de
marché est une forme de l'ordre économique liée à une conception
de l& vie et à un monde sooio-moral, que nous devons mainte-
nant caractériser plus explicitement. « Bourgeois » est le mot
à employer, bien que l'idée que se font à. ce sujet les masses
(particulièrement les masses intelleetuelles), déformées par un
siècle de propagande marxiste, puisse les dresser contre une
telle définition ou leur paraître ridicule.
Ce fondement « bourgeois >) de l'économie de marché doit être
honnêtement :reconnu. Et il faut d'autant plus mettre l'accent
sur ce caractère que la révolte romantico-socialiste contre ce qui
est<< bourgeois» a, depuis des générations, propagé avec un Sllooès
étonnant une parodie de cette notion, dont il est des plus diffi-
cile de se libérer. En vérité l'économie de marché (et avec elle
la liberté sociale et politique) ne peut porter des fruits qu'en tant
que partie d'un ordre général «bourgeois», et sous sa protection.
Cela signifie qu'elle présuppose une société où les choses fonda-
mentales sont respectées et donnent à tout le tissu des rapports
sociaux leur coloris : effort individuel et responsabilité, normes et
-..aleurs intangibles, indépendance rivée à la propriété, équilibre
et audace, calcul et épargne, organisation individuelle de la vie,
véritable intégration à la société, sens de la famille, de la tradition
et de la solidarité des générations, par un regard ouvert 8Ur le
présent et l'avenir, tension correcte entre les pôles individu et
société, liens moraux solides, respect de la valeur de l'argent,
oourage de se mesurer virilement avec la vie et ses périls,
sentiment de l'ordre naturel des choses et d'une hiérarchie
inébranlable des valeurs. Et qu'on demande sérieusement à
celui qui rechigne et flaire ici «Restauration» et «Réaction >l,
pour quel système de valeurs et pour quel idéal il pense alors
descendre dans l'arène, pour le combat contre le communisme,
sans lui faire d'emprunt.
Dire que l'économie de marché est liée à un ordre général
d'essenoe bourgeoise, signifie en même temps qu'elle suppose
une société qui soit le contraire d'une société prolétarisée, dans le
sens l&rge que l'auteur tend infatigablement à dégager, et le con-
traire aussi de la. société de masse dont il a. été question plus haut.
118 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCH~

Indépendance, propriété, réserves individuelles, attaches natu-


relles de la vie, épargne, sens de la responsabilité, ordre de vie
raisonnable, tout cela devient étranger à une telle société
de masse prolétarisée ; qui plus est, elle y répugne. Pour-
tant il nous faut reconnaître que c'est la. condition préa.la.ble
d'une société voulant conserver sa liberté. Le moment est venu
où nous ne pouvons sous aucun prétexte éluder le fait que là est
la ligne de partage des philosophies sociales et que chacun doit
impitoyablement faire son choix, en ayant conscience qu'il a à
choisir entre deux voies irréconciliables et absolument détermi-
nantes pour le sort de notre société.
Ceci reconnu, il s'agit d'en faire individuellement emploi et
d'en tirer les conclusions dans tous les domaines. Nous remar-
querons ici, non sans effroi, combien nous sommes déjà attirés par
les habitudes de pensée d'un monde essentiellement non bourgeois.
Que cela soit valable avant tout pour les économistes, nous
l'avons déjà remarqué en parlant de leur propension à s'abandon-
ner ingénument à une habitude de penser en termes de circuits
d'argent et de revenus, à l'élégance mathématique d'une analyse
macro-économique aujourd'hui en vogue, aux problèmes de mou-
vements des quanta, aux projets grandioses et séduisants d'une
« dynamique économique balancée », à la force motrice de la
publicité et du crédit à la consommation, aux avantages de la
politique fiscale dite « fonctionnelle » et de l'essor des entre-
prises géantes, tandis qu'ils perdent de vue la question de
savoir ce qu'il adviendra des valeurs et des structures du monde
bourgeois, pour ou contre lequel nous devons nous décider. Et
il est significatif aussi de voir Keynes, qui a donné à cette
tendance des économistes la plus forte impulsion, recueillir
célébrité et admiration par. sa remarque aussi banale que cy-
nique : « in the long run, we are ali dead », bien qu'il n'eût dû
échapper à personne qu'un esprit résolument non bourgeois
s'exprime dans cette remarque, comme dans la devise de l'Ancien
Régime:« Après nous le déluge!» Elle trahit l'insouciance émi-
nemment non bourgeoise du lendemain, qui a conféré un certain
style à l'économie politique moderne et nous entraîne à considérer
les dettes comme une vertu et l'épargne comme une sottise.
A cet égard la position de notre époque, face à une institution
devenue du fait de son développement un problème très discuté,
est fertile en enseignements. La vente à tempérament (c'est d'elle
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 119

qu'il s'agit sans aucun doute) doit, comme une habitude de


masse et dans sa dimension actuelle, être tenue pour une ex-
pression particulièrement frappante d'un mode de vie « non
bourgeois ». Mais il est significatif qu'il est devenu difficile de
trouver audience et compréhension pour une telle conception et
pour les réflexions qui en découlent. Ce n'est pourtant pas, comme
on voudrait nous le faire croire, un préjugé « bourgeois >,, mais
l'issue d'une expérience séculaire, en harmonie avec la nature
et la dignité de l'homme et avec les conditions d'une société
saine, que de considérer comme l'essentiel d'une conduite de
vie raisonnable le fait de ne pas vivre au jour le jour, de serrer
la bride à l'impatience, à l'avidité de jouissances et à la frivolité,
de penser au lendemain, de ne pas « vivre au-dessus de ses
moyens », de prendre ses précautions, de compter avec les vicis-
situdes de la vie et de s'organiser en conséquence, d'harmoniser les
gains et les dépenses et de vivre sa vie totalement, continftment,
au-delà même de la mort par la descendance, et non pas dans les
courts instants de plaisir avec leurs séquelles de déboires. Y man-
quer de façon choquante a toujours et partout été considéré dans
une société saine comme « désordonné », « frivole » et « bohême >,,
et a entraîné l'opprobre des parasites, incapables et irrespon-
sables. Le frivole Horace lui-même est sur ce point d'accord avec
Charles Dickens, mettant dans la bouche d'un de ses héros de
roman la célèbre sentence:« Une livre de revenus et vingt et un
shillings de dépenses.- Résultat : misère et soucis. Une livre
de revenus et dix-neuf shillings de dépenses. - Résultat : bien-
être et bonheur.>) L'achat à tempérament, auquel les masses
se sont habituées et recourent de plus en plus à la légère, est
opposé au monde bourgeois dans lequel l'économie de marché
doit prendre ses racines. Elle menace celle-ci et permet de me-
surer combien l'érosion sociale de l'existence bourgeoise et d'une
manière de vie bourgeoise est déjà avancée. Elle est un thermo-
mètre infaillible du « désem bourgeoisement « et de la « prolé-
tarisation », non dans le sens de la conduite matérielle de la
vie, mais dans celui du style de vie et de la forme spirituelle de
l'existence. Les hommes de ce style de vie et de cette forme
d'existence ont perdu leur enracinement et leur aplomb, ils ne
reposent plus en sécurité au-dedans d'eux-mêmes ; ils ont été
pour ainsi dire détachés de la cellule sociale de la famille et
de la succession des générations. Ils souffrent, sans se l'avouer,
120 CONDITIONS PRÉALABLES E'l' LIMITES DU MA.BOHÉ

d'"nn inaccomplissement intérieUr de leur vie, d'un rétrécissement,


de leur existence, du manque des vraies conditions illliB&té-
rielles du simple bonheur humain. Leur destin présente un
vide intérieur qu'ils s'efforcent de combler de façon ou d'autre.
L'une des possibilités d'échapper à ce vide pénible est; comme
nous l'avons vu plus haut, l'enivrement des idéologies socio-
politiques, des passions et des mythes ; et le oommunisme voit
encore ici sa grande chance. L'autre possibilité est offerte par
la chasse au bonheur matériel. Et ici apparaissent, remplaçant
l'idéologie comme matériau de remplissage, la motocyclette, le
réoopteu:r de télévision, le vêtement rapidement acheté mais non
payé. C'est, en d'autres termes, la fuite sans déguisement dans la
plaisir immédiat et effréné. Aussi longtemps que ce plaisir trouve
son oontre-poids, non seulement dans un travail proportionné,
mais aussi dans un genre de vie bourgeois, dans une économie
prévoyante et dans les valeurs immatérielles d'une vie disciplinée
et ne s'épuisant pas dans la jouissance, le vide est vaincu et avec
lui la vie misérable « non bourgeoise ». Sinon il ne s'agit alors que
d'une méthode trompeuse, qui comble le vide mais ne permet pas
d'en triompher 1.
L'incompréhension, l'hostilité même a.veo laquelle de telles
considérations ont coutume d'être relevées aujourd'hui, fournit
une nouvelle preuve du fait que le rationalisme social, dans toutes
~es variantes et émanations, est de plus en plus maître du terrain,.
sapant ainsi les fondements de l'économie de marché. Une de ces
émanations est l'idéal qu'on affiche d'avoir le maximum de reve-
nus pour un minimum de temps de travail, pour ensuite, de plus en
plus aidé par la vente à tempérament, trou~ar une compensation
da.ns l'usage maximum des produits standardisés de notre pro-
duction de masse moderne. Tandis qu'on réduit ainsi l'homme
à un hcrmo sapiens consumens, tout ce qui détermine le bonheur de
l'homme en dehors du revenu et de sa transformation en marchan-
dises, disparaît du champ visuel. Pour ce bonheur deux facteurs
comptent particulièrement : d'abord la manière dont les hommes
travaillent, une manière qui détermine s'ils peuvent inscrire la
pari de leur vie passée en travail dans la colonne passif du bilan
de lenr existence ou y gagner une valeur en &otif. Ensuite la façon
dont, en dehots du tra.vail, ils habitent, vivent, pensent et parti-
1. Cf. mes deux ouvrages: Borg~/ im Licht6 sozialetmscher Kritik:(Cologne-
Berlin, 195-4) et Vorgegessen Brot (Cologne~Berlin, 1955):
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 1.21

cipent aux formes naturelles de l'existence. Mais oublier eela,


o'est faire une anthropologie imprudente, méconnaissant l~omme
et défigurant son image, qui nous fait méconnaître que le niveau
du simple bonheur humain n'augmente pas avec la prospérité
matérielle, et que même il baisse, puisque les deux conditions
fondamentales à la satisfaction vitale manquent. Cette anthro-
pologienousempêcheaussi de déceler la véritable essence du pro-
létariat et la vraie mission de la politique sociale.
C'est à une conception superficielle, purement matérielle du
prolétariat que correspond l'opinion, entachée de suffisance, qu'à
notre époque, dans les pays industriels de l'Occident, avec une
diminution constante de la durée du travail et une augmentation
constante des sala.ires, une consommation toujours accrue, des
garanties ouvrières plus efficaces, des services sociaux toujours
plus libéraux et d'autres choses autour desquelles gravite la
politique sociale conventionnelle, le prolétaire s'éteint comme le
grand-duc. Sans doute le prolétariat, tel que l'entend le rationa-
lisme social, est en régression, mais la question n'en devient pour
autarit que plus pressante de savoir si dans le même temps, et
peut-être en raison de cette évolution, réjouissante en soi, des
couches de plus en plus larges ne tombent pas dans un proléta- .
riat plus subtil, dans le sens d'un humanisme social qui mesure
avec des eritères tout à fait différents, mais essentiels au bon sens
des hontmes et à la santé de la société. Ce sont ces critères, suf-
fisamment connus de nous maintenant, qui se trouvent au-delà
du marché, des revenus et de leur emploi. Seulement alors, on
. reconnaît la tâche de cette authentique politique sociale que j'ai
réclamée dans mon livre La crise de notre temps.
La boucle de ces considérations se ferme avec la remarque que
c'est encore une fois la propriété 1 qui différencie la forme d'exis-
tence non prolétarienne de la forme prolétarienne. Quand on l'a
compris, on s'est véritablement affranchi du rationalisme social
de notre époque. Il nous apparaîtra clairement dans un chapitre
ultérieur qu'à partir de ces réflexions une voie courte et directe
1. Un autre exemple à citer ici à propos de l'imporlance décroissante de la
ptopriéM et des règles et institutions qui lui sont apparèn.tées, est le relâchement
de la responsabilité du débiteur aux dépens du créancier, qu'on observe da.ns de
nombreux pays. Du fait d'une procédure de poursuite et de faillite relâchée,
cela aboutit souvent à une expropriation et à une perte des droits du cté&n-
cier au nom d'une « équité sociale » fourvoyée. TI est enfin presque s~rflu
de rappeler l'expropriation du propriétaire qui da.ns de nombreux pays s'&e·
complit.._par le contrôle des loyers et par l'imposition personnelle progressiw.
122 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU. MARCHÉ

conduit au grand problème de la poussée inflationniste cons-


tante des temps présents, poussée dont le développement est un
danger pour l'économie de marché que personne ne peut plus
méconnaître.

2. LIENS D'ORDRE MORAL ET SPIRITUEL.

A la simplification avec laquelle le rationalisme social dénature


la vérité, correspond entre autres l'opinion néfaste que le commu-
nisme est une plante marécageuse de la pauvreté et qu'on peut le
combattre efficacement par un relèvement du niveau de vie ;
mais il devrait être évident pour tous que la lutte mondiale
contre le communisme ne peut être gagnée avec des appareils de
radio, des réfrigérateurs et des films panoramiques. Ce n'est
pas un tournoi pour la meilleure provision en biens matériels,
aussi favorable qu'il puisse être au monde libre, sans doute
imbattable dans ce domaine. En vérité, il s'agit du conflit
bouleversant des deux systèmes éthiques, dans l'acception la
plus large de ce mot, d'un conflit où il y va tout simplement
des possibilités morales et spirituelles de l'existence humaine,
et dans lequel le monde libre n'a à aucun moment le droit de
douter que le danger du communisme est dans la menace de
destruction de ces possibilités. Qui ne voit pas les choses sous
cette perspective extrême, apocalyptique, doit se garder de
ne pas devenir tôt ou tard, ne serait-ce que par faiblesse ou
manque de jugement, traître à ce que l'humanité a de plus
grand et de plus sublime à défendre. Tout le reste est insigni-
fiant.
Si nous voulons tenir dans ce combat, nous devons prendre une
décision sur les questions éthiques fondamentales de notre propre
système économique. Rien n'est ici plus nécessaire que l'alliance
d'une réelle sensibilité morale et de la connaissance de l'éco-
nomie politique. Un moralisme de dilettantes en économie
politique est aussi redoutable qu'un économisme blasé sur le plan
moral. Éthique et économie politique sont des matières égale-
ment difficiles ; et si la première ne peut se passer de la raison
capable de différenciation et d'objectivité, la seconde ne peut
se passer des valeurs humaines stimulantes 1 •
1. D faut mentionner ici, parmi l'abondance caractéristique de la nouvelle litté-
rature et en dehors des ouvrages déjà mentionnés. plus haut : F. H. Knight,
CONDITIONS PRÉAI~ABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 123

Nous commencerons par quelques questions que nous, éco·


nomistes, nous posons à nous-mêmes. Sommes-nous toujours, dans
cette profession, exempts de remords ? Ne nous arrive-t-il pas de
nous demander si nous ne nous occupons pas d'une sphère de la
pensée et de l'action humaine, d'une nécessité élémentaire sans
doute, mais qui précisément pour cette raison semble être d'un
genre inférieur ? Primum vivere, deinde philosophari. Sans doute.
Mais cette phrase ne restitue-t-elle pas également une hiérarchie ~
Et quand il est dit dans l'Évangile que l'homme ne vit pas seule-
ment de pain, cela ne revient-il pas au même que de l'exhorter,
lorsque sa prière pour le pain quotidien a été exaucée, à orienter
ses pensées vers quelque chose de plus élevé ~ Si nous sommes
exempts de ces scrupules et de ces doutes, ce dont nous n'avons
aucun lieu d'être fiers, d'autres feront de toute façon en sorte qu'ils
ne nous restent pas inconnus.
Je me souviens à cet égard d'une explication caractéristique
que j'ai eu l'honneur d'avoir, quelques années avant sa mort,
avec Benedetto Croce, un des plus grands esprits de notre
temps. J'avais exposé cette thèse, familière aujourd'hui à chacun
et à peine contestée, que chaque société, sous tous ses aspects,
forme toujours une unité, où toutes les parties se trouvent
dans une dépendance mutuelle et créent un tout que nous ne
pouvons pas assembler à notre guise. Je prétendais que cela
était valable aussi pour l'organisation de la vie économique, qui
ne pouvait s'entendre que comme partie de l'ordre général donné
et devait être conforme à l'ordre politique et spirituel ; que la
liberté était indivisible et que si nous souhaitions la liberté dans
le politique et dans le spirituel, force nous était d'opter aussi
pour elle dans l'économique, et qu'en conséquence nous devions
refuser un ordre économique collectiviste, nécessairement basé sur
le manque de liberté, de même qu'à l'inverse il fallait se rendre
compte qu'un ordre économique collectiviste, détruit la liberté
dans le politique et dans le spirituel. La liberté (toujours selon
ma thèse, avec tout ce qui en découle de moralité et d'authen-
tique humanité, d'après les règles de notre culture) devait

The Ethics of Competition, Londres, 1935 ; K. E. Boulding, The OrganizationaJ,


Revolution, New York, 1953; Daniel Villey, L'économie de marché devant la
pensée catholique, Revue d'Économie Politique, 1954 ; G. Del Vecchio, Diritto
ed Economia, 2e édition, Rome, 1954 ; The Goals of Economie Life, édité par
A. Dudley Ward, New York, 1953; D. L. Munby, Ohriatianity and Eco'fl,()fnf,o
ProblemtJ, Londres, 1956.
124: CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MABCHil

ainsi, déjà dans le domaine de l'économie, être défendue eomme


la ligne de front la plus avancée. Ma conclusion était qu'en consé-
quence, à. notre époque, l'économiste avait surtout la tâche, &uesî
ingrate qu'honorable, de combattre, au poste aujourd'hui le plus
exposé, pour la liberté, la personnalité, l'État fondé sur le droit
et pour la morale possible seulement dans la liberté; tout en con-
sacrant sa réflexion à la grande question de savoir comment
un ordre économique essentiellement libre peut, dans les
conditions aggravantes de notre société industriellè moderne, être
rendu possible et chaque jour protégé contre l'irruption du col-
lectivisme ou ses infiltrations.
Tout cela je l'avais jadis expliqué, durant la dernière guerre.
Croce y avait donné l'étonnante réponse que le prétendu rapport
de ·coordination de la liberté spirituelle et morale avoo la liberté
économique n'existait pas. Selon lui, la première seule importait.
QuaJlt à la liberté économique, elle relevait d'un domaine auto-
nome et inférieur, dans lequel nous pouvions nous décider à notre
guise. Il s'agissait ici d'une questiond'organisationdel'éconotnie,
dont la réponse était donnée par le seul point de vue de l' oppor-
tunité et qui ne devait pas être liée à la liberté spirituelle et
morale, déterminante et d'un rang incomparablement plus élevé.
Elle n'intéressait pas le philosophe qui pouvait être libéral dans
le domaine spirituel et moral, collectiviste par contre dans oolui
de l'économie. Il appartenait au (( liberalismo » de combattre
pour la liberté spirituelle et morale, tandis que la. liberté écono-
mique, d'après Croce, devait se contenter du terme dédaigneux
de <f liberismo » 1.
L'opinion erronée de Croce, qui a eu une influence néfaste sur
l'évolution des intellectuels italiens et facilité à beaucoup d'entre
eux la profession de foi communiste, a aujourd'hui à peine besoin
d'être encore réfutée, et personne, même parmi ses partisans, ne
vaudra plus la défendre. Mais le fait que même un penseur aussi
éminent puisse méconnaître à tel point le rang de l'écono-
mique et sa place dans la société prouve, combien il est nécessaire
de reprendre cette question.
Naturellement, et il faut l'accorder à un homme comme Croce,
il ne peut venir à l'idée de personne de nier que le côté de la

1. Carlo Antoni, l'éminent disciple de Croce, a fait un rapport détaillé de la


diseussion mentionnée ici dans la collection Die freie W ell im Kalten Krieq
(édité par Albert Hunold, Erlenbach-Zurich, 1955).
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 125

eociété. qui intéresse pFofessionnellement l'économiste, appu-


tienne au monde assurant le service des «moyens>>, et par là aussi
dans ses motifs et dans ses buts à une assise qui, précisément
parce qu'elle est fondamentale et porte l'ensemble, doit être
placée suffisamment bas. Ce n'est (pour prendre un exemple
pittoresque) ni la beauté sublime d'une cathédrale du }{oyen
Age, ni la pensée religieuse lui donnant vie que la réflexion
économique aborde, c'est la question posée aux matérialistes
terre à. terre, de savoir quelle place ont reçu dans l'économie
de leur temps oos monuments de la piété et de la beauté ; elle
s'applique ainsi à pe~ près à ce qui forme le sujet d'un livre
comme celui de Pierre du Colombier, Les chantiers des cathé-
drales. Nous savons que c'est, pourrait-on dire, cet envers du
décor, gris et nu, qui nous intéresse en tant qu'économistes, et
quand la conception historique matérialiste considère la vie
spirituelle et politique des peuples comme une simple supers-
tructure des circonstances matérielles de production, nous sen-
tons clairement le caractère d'une telle philosophie historique,
qui se démasque en réduisant ce qu'il y a de plus élevé à ce qui
est inférieur, un sentiment qui prouve notre sens de la véritable
hiérarchie des valeurs.
Cela est tellement évident qu'il apparaît superflu d'y ajouter
un seul mot. Tout aussi évident est ce que nous avons à répondre
si nous voulons assurer à l'économie, objet de notre recherche,
le rang qui lui revient dans le monde du spirituel et du moral.
Quel orgueil aristocratique se cache pourtant dans le dédain de
l'économique! Quelle irrévérence ignare pour la somme de tra-
vail, de renoncement, de dévouement, d'esprit aventureux,
d'honnêteté et d'accomplissement du devoir dont dépend la vie
d'une population mondiale monstrueusement accrue et s'enflant
chaque jour davantage, ensemble qui porte tout l'édifice de
notre culture et sans lequel il n'y aurait ni liberté, ni équité, ni
destin des masses digne de l'homme, ni aide compatissante !
Nous voudrions ici répéter ce que Hans Sachs, dans l'acte
final des « Maîtres chanteurs », crie indigné à Walther de Stol-
zing : « Ne méprise pas les maîtres ! >>
Nous en avons d'autant plus le droit que, gardant le juste
milieu, nous ~vitons de tomber dans l'autre extrême. Le mépris
J'Omantico-moraliste pour l'économique, qui inclut le dédain de
l'impulsion promotrice de l'économie de marché et des struotur~
126 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

qui la portent, doit être aussi loin de notre pensée que l'écono-
misme, le matérialisme et l'utilitarisme.
Nous entendons cet économisme qui nous est déjà connu pour
être une forme du rationalisme social, une manie incurable de
faire des moyens un but et de ne penser qu'au pain, oubliant les
autres choses dont parle l'Évangile. C'est de l'économisme que
de succomber à ces fourvoiements du rationalisme social dont
il a été question, avec les distorsions de perpective qui nous sont
familières. C'est de l'économisme que de se débarrasser, avec
Joseph Schumpeter, du problème des géants de l'industrie et
des monopoles en invoquant l'argument, du reste bien contes-
table, que, par la production en série et l'encouragement à la
recherche et aux investissements, qu'on est en droit d'attendre
de leurs bénéfices, ils augmentent l'approvisionnement en mar-
chandises, sans que de tels gains dans le domaine matériel com-
pensent les contreparties immatérielles constituées par les pertes
subies dans la préservation des grands buts de la vie et de la
société. C'est de l'économisme que d'oublier les dommages qui
peuvent en résulter pour la liberté, la diversité et l'équité, et de
ne pas tenir compte du fait que les hommes ne vivent pas
seulement d'aspirateurs peu coûteux, mais, aussi d'autres choses
plus élevées, qui pourraient s'étioler à l'ombre des colosses
industriels et des monopoles. Les avantages de la production
en série ne sont nulle part aussi grands (pour donner un
exemple entre mille) que dans le journalisme. Encore que bien
peu d'entreprises de presse subsistent, elles sont pourtant en
mesure de vendre au prix minimum un maximum de papier
imprimé, tandis que la question s'impose de savoir ce qu'il y a
dans ces journaux et ce qu'une puissance ainsi agglomérée signifie
pour la liberté et la culture. C'est de l'économisme, poursuivons-
nous, que de combattre l'administration communale autonome,
le fédéralisme ou la décentralisation de la radio, en arguant que
la centralisation est moins _coûteuse. C'est encore une fois de
l'économisme que de mesurer l'existence paysanne exclusivement
en revenus, au lieu de s'informer de toutes les autres choses
qui la déterminent, au-delà de l'offre et de la demande, au-delà
des prix du porc, ou de la durée de la journée de travail ; et le
pire arrive·quand le paysan lui-même tombe dans le piège de cet
économisme. C'est enfin le même économisme qui nous entraîne
à ne voir le problème de la stabilité économique que comme un
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 127

problème de plein emploi, celui-ci étant assuré mécaniquement


par des mesures fiscales et des mesures de crédit, et à oublier
la stabilité de l'existence individuelle, aussi importante que
l'équilibre de l'ensemble économique comme la suspension de
notre voiture est aussi importante que l'état de la route pour
roui er sans heurt 1.
Nous entendons par matérialisme ce qui nous incite à porter
tout le poids de notre intelligence, de nos aspirations et de notre
action sûr la satisfaction des besoins matériels et physiques. A
peine distinct de ce dernier, nous entendons par utilitarisme ce
qui, depuis l'époque où cette philosophie de l'utilité a fait son
ch}emin dans le monde, fausse déplorablement notre échelle des
va eurs, de façon toujours plus néfaste. Quand l'un des plus sym-
pathiques grands-prêtres de ce culte de l'utilité, Macaulay, dans
son célèbre essai sur François Bacon, patriarche et fondateur de
tout utilitarisme et de tout pragmatisme, tient la fabrication
des chaussures pour plus profitable qu'une thèse philosophi-
que de Sénèque, la question devrait nous être familière de
savoir si les chaussures (pour ne pas parler des produits d'un
progrès récent) sont d'un grand secours pour un homme qui, au
milieu d'une société soumise à ce culte utilitaire, a perdu le sou-
tien moral et spirituel de l'existence et reste, pour des motifs
qu'il ne s'explique peut-être pas, malheureux et sans cesse
insatisfait. Et comme si précisément ce n'était pas notre infor-
tune que l'héritage combiné des Anciens et du christianisme,
auquel Sénèque a apporté lui aussi une contribution non négli-
geable, ait été à peu près dissipé et gaspillé ! Notre réaction ne
devrait pas être différente quand le même Macaulay, dans un
autre et non moins célèbre de ses essais, peut à peine contenir
sa raillerie et son indignation à l'égard de Southey qui avait osé,
au matin de l'industrie anglaise, tenir une habitation paysanne
entourée de fleurs pour plus jolie que l'une des désolantes mai-
sons d'ouvriers qui se développaient à cette époque z.

1. La pensée exprimée dans le texte est expliquée de plus près dans mon livre :
La crise de rwtre temps, Neuchâtel, 1945, pp. 295-297.
2. L'économiste qui s'en écarte se trouve dans la bonne compagnie de Keynes,
qui s'exprime ainsi sur la tradition de Bentham: «Mais maintenant j'aperçois
là le ver qui, ayant rongé les entrailles de la civilisation moderne, a provoqué
sa déchéance morale actuelle (J. M. Keynes, Two Memoirs, Londres, 1949,
p. 96). La remarque suivante de Bentham convient au passage des essais de
M.a.caulay mentionné dans le texte : « Tandis que Xénophon écrivait son his-
toire et que Euclide enseignait la géométrie, Socrate et Platon lisaient des
128 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

Économisme, matérialisme et utilitarisme ont de concert con-


duit notre époque à un culte de la productivité, de l'expansion
matérielle et du stan<lard de vie, qui prouve derechef qu'est
mauvais tout ce qui est absolu, sans limite et sans mesure. André
Siegfried a rappelé le mot de Pascal selon lequel la dignité
de l'homme réside dans la pensée, ajoutant que cette sentence
a été valable pendant trois millénaires et qu'une élite euro-
péenne continue à s'y tenir, mais que l'opinion de notre épo-
que est absolument différente. Elle estime en effet que la dignité
réside dans le standard de vie. Et il ne peut échapper à un regard
pénétrant que cette conviction est devenue un vrai culte, bien que,
peut-être, peu d'hommes auraient aujourd'hui la témérité de
parler aussi franchement que ce président de l'Université Har-
vard (Eliot) qui, en 1909, dans un discours commémoratif, lança
cette phrase étonnante:« La religion de l'avenir devra s'occuper
des besoins du présent: bains publics, terrains de jeux, rues plus
larges et plus propres, logements améliorés. >>
Ce culte du niveau de vie, que nous pouvons n<>us permettre
d'appeler Standard-of-Life-i8m, a à peine besoin, après tout
ce qui a été dit, d'une plus ample définition. Il est, cela va.
sans dire, un défaut de l'âme proprement pathologique, une
, méconnaissance insensée de la véritable hiérarchie des valeurs
de la vie, et un avilissement de l'homme que celui-ci ne
pourra guère supporter à la longue. Mais il est en même temps
extrêmement dangereux. Il ne fera en fin de compte qu'aug-
menter le «malaise dans la culture» (Freud), au lieu de l'amoin-
drir. Il contraint le possédé de ce culte à une course épuisante
sur les pla.ns physique et psychique, au style de vie des autres
{Keeping up with the Joneses, comme cela s'appelle en Amérique)
et aux revenus correspondants, sans le laisser arriver au but.
Il nous conduit, si nous jouons tout sur cette seule carte et ou-
blions le péremptoire (avant tout la liberté}, à consacrer à l'idole
plus que nous ne devons, en sorte que nous sommes politiquement
et moralement désarmés et perplexes si jamais notre niveau de
vie matériel baisse de la largeur d'une main ou ne monte pas
selon le rythme prévu par ce culte. Dans le combat mondial
d'aujourd'hui, où le niveau de vie n'est pas seul en cause, il nous

1.\bsurdités, en prétendant parler de sagesse et de moralité» (cité d'après« Time


(~.nd Tide • du 19 mai 1956). La ligne qui conduit de cet utilitarisme borné au
positivisme et au logicisme de nos jours est clairement reconnaissable.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LDIITES DU MAB.CHÉ 129

dérobe la rudesse, la résistance, l'esprit de sacrifice et nous rend


peureux et lâches au point que nous risquons de reconna.itre trop
tard qu'une telle fascination peut nous faire perdre et notre
niveau de vie et notre liberté. Cette route versle bonheur doit tôt
· ou tard finir en cul-de-sac, car plus le niveau de vie dépasse la
limite d'une consommation encore à demi raisonnable, plus vite
il trouve sa fin dans l'engourdissement et la nausée. Déjà les
sociologues américains (entre autres Riesman) notent qu'une las-
situde s'est emparée de la masse des consommateurs, que même
]e plus grand faste publicitaire a des difficultés croissantes à
surmonter. La télévision en couleur, la deuxième voiture fami-
liale, l'écran de télévision dans la piscine privée ... et puis ~
Heureusement le moment semble approcher où les hommes dé ..
couvrent ce qu'ils peuvent trouver dans leur jardin, la musique
en famille, les livres et l'éducation de leurs enfants.
Le culte du niveau de vie est enfin infiniment dangereux en ce
qu'il nous cache le sens de la lutte entre le monde libre et le
communisme 1 • C'est une lourde erreur sans cesse confirmée par
l'expérience de prétendre que la contre-idéologie qui doit sou-
tenir la défense politique et militaire légitime de l'Occident doit
être la foi dans les vertus du niveau de vie. Il serait naturellement
insensé de nier ou de minimiser l'importance du niveau de vie
dans cette rivalité. Mais celui qui croit encore que ce mélange
de domination sans borne et de séduction des masses (auquel
des intellectuels atteints de confusion mentale et sans consis-
tance morale ont fourni la formule magique) est un mauvais fruit
de la pauvreté, n'a pas compris grand' chose au phénomène du to-
talitarisme moderne. C'est beaucoup plus la crise de la société des
temps présents (qui attaque aujourd'hui aussi le monde de cou-
leur}, la dissolution des structures de la société et de ses fonde ..
ments moraux et spirituels qui font naître le poison du totali-
tarisme communiste. n se développe partout où l'humus d'une
ferme organisation de l'existence et d'un vrai sens de la commu-
nauté a été emporté par la prolétarisation, l' u érosion sociale )\'
le « désembourgeoisement » et la « dépaysannisation », partout
où les hommes, et en premier lieu les intellectuels, ont perdu
leur enracinement et leur stabilité, partout où ils ont été rejetés

1. Je me suis exprimé là-dessus plus longuement dans mon essai: Gegenlwltung


und Gegengesinnung der freien Welt (« Die freie Welt im Kalten Krieg 11, pp. 183
à 211).
130 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

en dehors de la cellule familiale, de la suite des générations,


des associations locales ou autres vraies communautés, partout
où le processus de désagrégation sociale va de pair avec la déca-
dence spirituelle et religieuse, comme jadis en Chine et mainte-
nant dans le monde musulman et au Japon.
Le totalitarisme gagne du terrain dans la mesure où les hu-
mains, victimes de ce processus de dissolution, souffrent d'un
inaccomplissement de leur vie, d'un rabougrissement de leur exis-
tence totale, où ils souffrent, en un mot, de ce que les vérita-
bles conditions du bonheur humain leur ont été dérobées. Il
n'est donc pas douteux que la décision du combat entre le com-
munisme et le monde libre, interviendra non pas tant dans la
compétition d'un niveau de vie matériel que dans le domaine
spirituel et moral. Le succès du communisme est favorisé par une
âme vide plutôt que par un estomac vide, et le monde libre ne
gardera le dessus que s'il réussit à combler ce vide de l'âme à sa
façon et avec ses valeurs, et non pas avec des rasoirs électriques.
Aussi bien, ce qu'il a à opposer au communisme n'est pas le culte
du standard de vie et de la productivité, ni une quelconque
contre-hystérie, contre-idéologie et contre-mythologie. Il ferait
par là. un emprunt au communisme lui-même. Ce qui est
beaucoup plus nécessaire, c'est une prise de conscience calme,
mais orientant la vie de façon inébranlable vers les notions de
vérité, liberté, équité, dignité humaine, respect de la vie et
des fins dernières ; c'est aussi le désir de conserver et de con-
~lider avec soin les fondements spirituels et religieux de
toutes ces valeurs et de tous ces biens de la vie, et la nécessité
d'encourager des formes d'existence conformes à la nature hu-
maine et assurant le soutien et la protection de toutes ces no-
tions.
Il est certain que la mise en garde contre la tendance à consi-
dérer le bien-être matériel des masses comme l'arme absolue de
la guerre froide n'est nulle part aussi indiquée que dans les pays
sous-développés 1 • Non seulement il est particulièrement clair
que la croyance en la préservation des masses du commu-
nisme au moyen de l'élévation du niveau de vie est dangereuse-
1. Cf. un exposé plus détaillé du problème dans son ensemble dans mon
livre: L'écorwmie mondiale aU3: XJXe et XXe siècles, 1959, pp. 165-220. Sur ce
cas devenu aujourd'hui particulièrement important du monde arabe : Walter
1•. LaQueur, Oommunism and Nationalism in the Middle East, Londres,
1957.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 131

ment superficielle, parce qu'elle exagère démesurément l'impor-


tance (certes non négligeable) d'un facteur et perd de vue les
problèmes spirituels et moraux, qui sont déterminants; mais
il s'y ajoute encore le fait que le moyen conduisant au relève-
ment du niveau de vie, que l'on cherche dans l'industrialisa-
tion, l'urbanisation et l'occidentalisation de la société et de la
culture, est lié habituellement (beaucoup plus encore qu'en Oc-
cident) à une dissolution effrayante des formes de vie et de
pensée auxquelles les êtres étaient jusqu'alors intégrés. La dé-
monstration de ce qui se passe alors nous est donnée de façon
bouleversante par le Japon, où la désorganisation des ancien-
nes formes de pensée et de vie, activée après la dernière guerre
par un vainqueur inintelligent, a préparé le terrain à la semence
communiste, d'une façon telle que n'auraient pu le faire la misère
et les destructions matérielles. Pour les mêmes ·raisons il faut
regretter que l'évolution de l'Inde semble suivre davantage le
socialisme matérialiste de Nehru que la sagesse humaniste de
Gandhi. En ce qui concerne enfin les progrès actuels du commu-
nisme dans les pays arabes, il n'est malheureusement pas douteux
qu'ils ne sont pas le fait de la pauvreté, mais de l'incapacité des
classes dirigeantes, d'une haine hystérique envers l'Occident et
d'intellectuels sans maturité auxquels la chute de l'Islam ôte le
soutien. Il faut toujours avoir présent à l'esprit que, dans le
domaine des pays sous-développés, le monde libre court le risque
de reperdre ce qu'il aura pu gagner dans sa lutte contre le com-
munisme au moyen de la modernisation, de l'industrialisation
et de l'équipement technique, par la prolétarisation, l'urbani-
sation, l'intellectualisation, la désagrégation de la famille et de
la religion et la dissolution des anciennes formes de pensée et
de vie. L'éventualité d'un excédent des pertes occasionnées par
les conséquences immatérielles du « développement » sur les gains
dus aux conséquences matérielles, est d'autant plus grande que
l'Occident est en outre enclin à mésestimer par orgueil l'attache-
ment de ces pays à la culture reçue. Il abandonne ainsi au com-
munisme l'atout facile d'une sensibilité nationale, culturelle et
religieuse blessée sans nécessité, et qui d'ailleurs s'est énormément
accrue par un complexe d'infériorité maladif vis-à-vis de l'Occi-
dent. Au lieu de cela il devrait utiliser l'inestimable et réjouis-
sante fidélité d'un peuple à lui-même comme rempart contre le
communisme, l'encourager et l'honorer, la proclamer comme une
132 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU M.ARCHB
force de préservation contre les effets de désagrégation et de
dissolution de l'occidentalisation matérielle 1•

Reprenons maintenant le fil directeur de nos considérations


et posons une question: quel que soit le degré d'importance du
fait économique en général, où en sommes-nous du degré d'impor-
tance éthique de l'ordre économique propre au monde libre
et dont les enchaînements forment le contenu essentiel de ce que
nous appelons la science économique 1 Que devons-nous penser
des fondements étkique8 de l'économie de marché 1
« Offre et demande », « gain », « rentabilité », « concurrence »,
« intérêts », << libre jeu des forces » ou quelque autre mot du jour
que nous puissions employer pour définir cette forme libre de
l'ordre économique, que nous rencontrons à l'état élémentaire
dans le monde non communiste, tout cela ne relève-t-il pas,
pour le moins, d'un domaine moralement inconfortable, et même
douteux 1 Pour être encore plus clair : ne vivons-nous pas dans
un monde économique, dans une<< Acquisitive Society» (R. H.
Tawney}, qui déchaîne la cupidité du gain, favorise un machia-
vélisme commercial, s'il n'en fait pas une règle; qui, pour parler
conime le Manifeste Communiste, noie tous les. sentiments élevés
dans les « eaux glaciales du calcul égoïste» ; ou bien, pour saisir
au passage les paroles connues de l'Évangile, fait gagner à
l'homme l'univers et lui fait perdre son âme J Y a-t-il un moyen
plus sûr de dessécher l'âme de l'homme que l'habitude, encouragée
par notre système ooonomique, de faire tourner continuellement
ses pensées autour de l'argent et de la valeur de l'argent~ Et un
poison plus sûr qu'une commercialisation s'infiltrant partout 1
Ou bien remettons-nous en vogue l'optimisme du xvme siècle
qui fit prononcer à Samuel Johnson cette phrase étonnante :
« They are few ways in which a man can be more innocently
employed than in getting money. »
1. En dehors du livre de LaQueur, cf. Emil Brunner, J apan 'Mute, « Schweizer
Monatshefte ))' mars 1955; Ramswarup, Gandhism and Çommunism, New Delhi,
1955: « Notre conscience gauchiste d'intellectuels ne voit autour de soi que
l'analphabétisme, l'inadaptation, la misère et les déceptions et elle espère les
supprimer en élaborant des plans quiquennaux. Quant à Gandhi, porteur d'un
message d'espoir, il proposa de rechercher une amélioration non pas en détrui-
sant les structures existantes, mais en composant avec elles, en les améliorant. "
Cf. Harry D. Gideonse, Colonial Ezperience and the Social Oontœt of Economie
Development Programs, dans la collection « Economies and the Public Interest »,
New Brunswick, 1955; F. S. C. Northrop, The Taming of Natwns, New York,
1952; Eugene Staley, The Future of Urukrtkveloped Countries, New York, 1954;
M. R. Ma.sani, The Communist Party in India, <<Pacifie affaira,, mars 1961.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCB1l 133

Les spécialistes de l'économie politique et les praticiens de


la vie économique qui voudraient se défendre de se poser de
telles questions, ou du moins les abandonner avec une pointe
d'ironie aux théologiens et aux philosophes, sont mal conseillés.
Ces questions ne sont jamais traitées avec assez de sérieux et
nous ne devons pas fermer les yeux devant le fait que ce ne
sont pas nécessairement les plus sots ni les plus méchants qui,
pour n'avoir pas trouvé à ces questions de réponses satisfaisantes,
sont attirés dans le camp d'un radicalisme collectiviste. Et parmi
eux beaucoup ont le droit de se dire chrétiens convaincus. Mais
il devrait y avoir pour nous un autre motif non moins important
de nous occuper du contenu éthique de la vie économique quo·
tidienne. Nous touchons là les eaux souterraines que les racines
de notre existence atteignent et d'où elles tirent leur vie.
N avigare necesse est, vivere non est necesse, comme nous pou·
vons lire sur une vieille maison de marin de la ville de Brême.
Et la signification de cette phrase est claire : ce n'est pas
vivre véritablement que d'exercer sa profession pour l'amour
de la seule réussite matérielle, et de ne pas reconnaître en elle
une nécessité intérieure et un sens s'étendant au-delà du simple
gain d'argent et qui lui confèrent dignité intérieure et équilibre de
l'âme. Quoi que nous fassions et quel que soit le travail que nous
exécutions, il nous faut savoir quelle est notre place dans le grand
édifice de la société et quel sens a notre action, au-delà du but
immédiat d'assurer l'existence matérielle. Nous devons nous
rendre compte de ce que sont les fonctions sociales pour lesquelles
la société nous paye sous forme de salaire. C'est au fond un
pauvre et misérable destin de ne pas le savoir et de considé-
rer les heures que nous consacrons au travail comme un simple
moyen de gagner de l'argent, comme un simple poste passif dans
le bilan de notre existence, qui ne sera compensé que par le
po~te actif des jouissances que l'argent de notre travail nous per-
mettra1.
Ce sentiment de la signification et de la dignité de la profession
et de la place du travail dans la société, quel que soit ce travail,

1. TI convient de citer ici la phrase que Theodor Mommsen a frappée


pour caractériser l'air suffocant de la Rome antique qui engendra un person-
nage tel que Catilina : « Quand l'homme n'a plus aucun plaisir à son travail et
ne fait celui-ci que pour arriver le plus vite possible à la jouissance des plaisirs,
c'est un simple hasard qu'il ne devienne pas un criminel » (cité d'après Otto
Seel, Cicero, Stuttgart, 1953, p. 66).
134 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ,

a aujourd'hui disparu de façon alarmante. Réveiller ce sentiment


est un des problèmes les plus urgents de notre temps; mais c'est
un problème dont la solution présuppose la pensée analytique de
l'économiste comme la délicatesse du philosophe. Ceci est sans
doute particulièrement valable pour le commerçant car, dans
·le cas de sa·profession, il est plus difficile qu'ailleurs de définir
la place qui est la sienne de par ses fonctions dans la société.
Une activité qui, vue du dehors, semble consister uniquement
en des actes successifs d'achat et de vente, ne révèle pas sa si-
gnification et sa dignité sociale aussi facilement que celle du
paysan ou du marin, que ce soit au commerçant lui-même, ou
aux autres, auxquels il apparaît trop souvent comme un simple
parasite de la société, comme une instance intermédiaire en ·
somme superflue qui, sous forme de « marge commerciale ))'
semble lever de lourds tributs, et que l'on aimerait si possible
retirer du circuit. Et il est plus difficile encore d'expliquer à un
profane les fonctions de la spéculation boursière et de vaincre
les préjugés presque indéracinables qui s'attachent à cet objet
de prédilection de la critique anticapitaliste.
C'est ici le lieu de remarquer que le mercantilisme endurci
du monde des affaires, qui ignore les questions du genre de celles
qui sont traitées ici et les abandonne plus ou moins dédaigneuse-
ment à des intellectuels« étrangers à l'économie)), et la méfiance
de ces intellectuels vis-à-vis du monde des affaires, se corres-
pondent et s'encouragent réciproquement. Désaffection du
monde des affaires pour la culture et pour l'esprit d'une part,
désaffection chargée de ressentiments du monde intellectuel pour
l'économie d'autre part, peuvent conduire à cette aliénation ter-
rible des deux sphères que l'on peut observer aux États-Unis,
dans l'anti-intellectualisme de larges couches d'entrepreneurs et
dans l'anticapitalisme de couches également larges d'intellec-
tuels. Si le prestige social des intellectuels dans ce pays est dans
l'ensemble incomparablement moindre que celui de leurs homo-
logues européens, s'ils sont beaucoup moins intégrés que ceux-ci
dàns le contexte social et si leur place est, beaucoup plus qu'en
Europe, à la périphérie de la nation, ils payent cela en retour
par une tendance à l'anticapitalisme. A l'inverse les .hommes
d'affaires et les entrepreneurs se vengent du dédain que
leur opposent les cercles d'intellectuels par leur mépris des
« egg-heads ».
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 135

Si les intellectuels américains, au sein d'une économie compé·


titive aussi dynamique, ont du mal à voir dans ce fossé qui
s'est creusé entre l'éducation et la richesse {tourné en dérision
en Europe dans le personnage du «nouveau riche») un phé-
nomène qui devrait être une exception et non une règle, les
hommes d'affaires américains s'habituent facilement à ne rien
voir de plus dans l'intellectuel qu'un être repu de vent, faisant
l'avisé, croyant savoir tout mieux que tout le monde et auquel
le simple bon sens ne manque pas moins que celui de l'échelle
des valeurs. Comme dans les deux cas la réalité n'est souvent pas
très loin de la caricature, on voit apparaître le cercle vicieux d'un
ressentiment réciproque qui se renforce et conduirait à une catas-
trophe, si on ne réussissait pas à le rompre en rendant aussi
respectable le monde de l'esprit dans le monde des affaires que le
monde des affaires dans celui de l'esprit.
Il va sans dire qu'il ne s'agit pas d'attaquer les intellectuels
américains lorsqu'ils se rebellent contre une société qui est si
peu la leur dans son caractère à prédominance commerciale.
Mais il faut bien avouer qu'il ne sera pas facile de combattre une
telle rébellion aussi longtemps que la tension entre le monde des
affaires et celui de l'esprit, comme nous pouvons l'observer d'une
façon particu1ièrement claire aux États-Unis {et même pour ainsi
dire dans tous les pays d'outre-mer d'expansion européenne), ne se
sera pas considérablement apaisée. Il serait injuste de n'attendre
cet apaisement que d'un seul côté, et cela rendrait sans nécessité
la tâche plus difficile si nous ne nous en prenions qu'aux intellec-
tuels anticapitalistes américains, sans chercher à les comprendre.
En un mot la réaction en chaîne entre la méfiance du monde des
affaires vis-à-vis des intellectuels et le ressentiment en retour des
intellectuels, devrait être interrompue bilatéralement : du côté
des intellectuels en s'affranchissant d'idéologies et de philoso-
phies insoutenables ; du côté du monde du «capitalisme>> par une
philosophie qui, sans doute donne au marché ce qui appartient
au marché, mais à l'esprit ce qui appartient à l'esprit ; le tout
aboutissant à un nouvel humanisme, dans lequel marché et esprit
réconciliés sont au service commun des valeurs les plus élevées.
Il est à peine besoin de dire que ce serait du pharisaïsme européen
que de se croire au-dessus de tels problèmes. Si les choses vont
généralement mieux en Europe, ce n'est pas dft à notre mérite mais
à un héritage historique qui ralentit d'une façon bienfaisante
136 CONDITIONS PD.ALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

l'évolution d'ensemble que noug partageons avec ··1'<< Europe


d'outre-mer>) 1.
Et quelle est maintenant la réponse à la grande question d'où
nous sommes partis 1 Quelle est le niveau éthique moyen où
évolue la vie économique reposant sur l'économie de marché 1
Il n'est pas sans analogie avec le niveau de l'homme moyen
lui-même pour qui Pascal a écrit cette phrase célèbre: «L'homme
n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire
l'ange fait la bête.,, Cela veut dire en somme que nous évoluons
ici dans une situation absolument « moyenne. » Ce niveau
n'atteint ni les sommets des héros et des saints, du pur altruisme,
du dévouement désintéressé ou du libre loisir, ni les bas-fonds
des luttes ouvertes ou secrètes, où la violence et la ruse désignent
les bénéficiaires et les victimes.
Il est significatif de notre manque d'assurance que nous
fassions dans notre langage des emprunts à ces deux niveaux
extrêmes quand il s'agit de phénomènes économiques. Mais il est
manifeste que lorsque nous parlons de «service au client>>,
nous pensons au pompiste essuyant le pare-brise et non pas à
Sainte Élizabeth et que, lorsque nous parlons de la << conquête »
d'un marché, nous pensons valises d'échantillons, prospectus
séduisants et grues fracassantes, mais non chars tonitruants ou
canons de bord grondants 2 • Sans doute, le niveau moyen de
notre économie quotidienne est heureusement capable de s'éle..
ver dans les sphères plus hautes du véritable dévouement, comme
aussi hélas de sombrer dans les bas-fonds de la violence et de
l'imposture ; mais peu de gens nieront que le monde dans lequel
on fait des affaires, négocie, calcule, compare les offres et explore
le marché, correspond moralement dans l'ensemble à. ce milieu
qui caractérise par ailleurs la vie bourgeoise quotidienne. Res-
1. Engourdissement spirituel et moral du monde des affaires et des intellectuels :
W. Ropke, A.merilcanische Intellektuelle von Europa gesehen, « Deutsche
Rundschau », février 1957. La littérature sur ce thème extrêmement important
correspond à l'état même des choses, car au caractère immodéré de la condam-
nation des intellectuels anti-capitalistes, s'oppose habituellement le caractère
immodéré de la condamnation des capitalistes anti-intellectuels. Mais cela
signifie qu'on ne voit pas le problème. C'est aussi la faiblesse grave de l'ouvrage
qu'a fait paraître F. A. Hayek, Capitalism and the Historians, Chicago, 1954.
cr. à ce aujet ma critique dans la 1 Neue Zürcher Zeitung Il, n° 614 du 16 mars 1954
(Der Kapitalismus und die Wirt.chajtshistoriker).
2. :M. Pantaleoni, Du caractère logique des différences d'opinions qui séparent les
éoonomist68, Genève, 1897 ; W. R 0 pke, Explication économique du monde moderne,
Paris, 1940, pp. 54-60; W. Ropke, La Communauté internationale, Genève,
1947, pp. 73-106.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU H.ABOJd 137

ponsabilité, initiative stimulée par le gain qui sait éviter les


pertes en satisfaisant les désirs des consommateurs, défense de
son intérêt par un compromis de tous les instants avec l'intérêt
des autres, collaboration sous les dehors de la rivalité, solidarité,
pesée constante de sa production sur la balance incorruptible du
marché, lutte constante en vue d'obtenir une production meil-
leure et, pour prix du combat, avancement de sa position dans la
société. Voilà les formules par lesquelles nous essayons de carac-
tériser le climat moral de ce monde. Elles sont très imparfaites,
tâtonnantes et provisoires, peut-être aussi palliatives, mais elles
expriment ce qui, au point où nous en sommes arrivés de nos
considérations, devrait être avant tout retenu.
Ce climat moral, il faut le dire tout de suite, est un climat tiède,
sans passion, sans enthousiasme, mais aussi, pour faire allusion à
un poème de Henri Heine, sans « vices énormes >>et sans« crimes
sanglants et colossaux » ; un climat qui, sans particulièrement
nourrir l'âme, ne l'intoxique pas pour autant inévitablement.
D'un autre côté, il est propre à insuffler un minimum de considé-
ration envers l'homme et à encourager cette justice élémentaire
qui correspond aux résultats positüs et négatifs. Mais c'est
surtout un climat où le déploiement des énergies productives
est placé dans les conditions les plus favorables. Que ce déploie..
ment ne serve pas à la. construction de pyramides ou de châteaux
somptueux, mais au relèvement constant du bien-être des masses,
et cela sous l'effet de forces excessivement puissantes, qui sont
propres à la structure et au caractère éthique de notre ordre
économique libre, c'est là peut-être le plus important des faits à
porter à l'actif du bilan total.
Avec cette estimation du climat moral de l'économie de
marché, nous nous trouvons en accord avec les esprits éminents
du passé. C'est ainsi que Montesquieu disait déjà, dans l; Esprit
des Lois (1748}, à propos de l'esprit de notre économie de marché
(qu'il nomme « esprit de commerce ») : « Il produit dans les
hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'une
part au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font
qu'on ne (}iscute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on
peut les négliger pour ceux des autres» (Livre XX, chapitre II).
Nous pouvons ajouter que la société de notre époque reposant
sur l'économie de marché, peut émettre la prétention d'être
celle de l'histoire qui repose le moins sur la contrainte et la
138 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU 1\IARCHÉ

violence; ce qui n'exclut bien sûr pas la tendance dangereuse à·


favoriser la. tromperie comme moyen d'influence sur la volonté
(il en sera question plus loin).
Le poème de Heine, déjà partiellement cité, contient les vers
suivants (1829) :
0 dass ich grosse Laster sah,
Verbrechen, blutig, kolossal-
Nur diese satte Tugend nicht,
Und zahlungsfahige :Moral! 1
Qui ne connaît de tels moments de désespoir devant l'étroi-
tesse d'esprit et la sécheresse de cœur des philistins!
Mais il ne nous faut pas pour autant oublier le fond de la
question: le dédain pour l'économie affiché par le romantique
perpétuel, chez qui le réactionnaire rejoint souvent le révolu-
tionnaire et l'esthète que rien n'oblige. Et l'on néglige de deman-
der si nous préférons sérieusement le vice affamé et l'immora-
lité en faillite.
En fait, ce niveau moyen de l'éthique, qui est propre à
toute société essentiellement libre, a été pendant des siècles en-
tachée d'opprobre. Cela restera l'inestimable service de la philo-
sophie sociale du xvme ·siècle, dont est sortie notre science de
l'économie politique, que d'avoir libéré des stigmates du temps
féodal l'activité industrielle et commerciale, celle de l'homme
vil, du [3&.vcxuao~ (= l'homme au four), comme on disait à
Athènes avec mépris au temps de l'économie esclavagiste, et de
lui avoir arraché le rang moral auquel elle peut prétendre et qui
nous est devenu aujourd'hui naturel. Cette philosophie propre-
ment« bourgeoise», que l'on peut aussi en un sens, et des plus
légitimement, qualifier de « libérale ))'nous a appris à reconnaître
honnêtement le désir d'épanouissement et de conservation des
individus soucieux d'eux-mêmes et de leur famille, et à donner aux
vertus correspondantes de diligence, d'activité, d'esprit d'épar-
gne, de sentiment du devoir, de sûreté, d'exactitude et de raison,
le rang qui leur revient. Elle nous a appris à voir dans l'individu
au sein de sa famille, vivant de ses propres ressources et suivant
sa voie, une force créatrice qui est la vie même et sans laquelle tout
1. 0, voir des crimes
Sanglants et colossaux
Et des vices énormes 1
Et non cette vertu rassasiée,
Cette morale solvable l
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 139

est desséché. Par là une énergie a été déchaînée sans laquelle lé mort-
de d'aujourd'hui et toute notre civilisation ne seraient pas imagi-
nables.
Ce que cet esprit« bourgeois» signifie pour notre monde, nous le
voyons aussi aux difficultés que l'on rencontre à vouloir transplan-
ter notre vie économique moderne dans les pays sous-développés,
où les conditions spirituelles et morales dont il est question ici
manquent trop souvent. Tandis qu'elles atteignent à peine le
champ de la conscience des Occidentaux, parce qu'allant de soi, les
porte-parole des pays sous-développés ne voient aisément que les
succès économiques extérieurs de l'Occident, sans reconnaître les
fondements spirituels et moraux sur lesquels ils reposent. Nous
avons en quelque sorte affaire ici à un humus humain qui, pour
que la transplantation d'industries occidentales réussisse pleine-
ment, doit exister, ou dont il faut du moins souhaiter l'existence.
Les dernières conditions préalables restent la précision, la
confiance, la notion du temps, le courage, la fidélité au devoir et
cet amour de ce qu'on fait qui est caractérisé en anglais par l'ex-
pression sense of workmanskip et n'existe manifestement que dans
peu de pays au monde. On est en droit d'affirmer, en enchérissant
un peu, que l'activité économique moderne ne peut prospérer
que là où celui qui dit« demain» (quelle que soit la langue) l'en-
tend ainsi et ne nous abuse pas par de belles promesses sur un vague
futur 1 • '
Il ne fait pas de doute qu'une valeur positive a été attribuée
dans le monde occidental à l'activité «intéressée», la valeur
d'un véritable ressort mettant en mouvement la société, la cul-
ture et l'économie. Celui qui proteste au nom du christianisme
trahit par là le fait qu'il n'a pas dépassé, pour ce qui le concerne,
la phase du communisme eschatologique de l'histoire des apôtres.
En définitive, « la doctrine de la prévoyance individuelle, qui est
la condition essentielle de l'économie nationale, est exprimée
dans le Nouveau Testament de façon à peine moins évidente que
chez Adam Smith», et le célèbre historien anglais à qui nous
devons cette phrase hardie ajoute légitimementqu'ilnousfaudra
attendre les temps modernes pour que sa véracité nous appa-
raisse 2 • Et si nous voulons ajouter un instrument de mesure
1. Cf. mon étude : U nentwickelte Lander, Ordo J a.hrbuch, 1953.
2. Lord Acton, The history of Freedom and other Essaya, Londres, 1907, p. 28.
Lord Acton était catholique et aurait pu s'autoriser de la sentence de Thomas
d'Aquin : Ordinatiua rea humanae tractantur, ai Bingtdis immintGI propria oum
140 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

historioo-littéraire, nous voyons que le bourgeois est encore, dans


les comédies de Molière, traité comme une figure ridicule ; et
quand Shakespeare porte exceptionnellement un marchand sur
la scène, c'est toujours un Shylock. Quel chemin parcouru de là
au « Wilhelm 1\teister » de Goethe, où le monde du commerce
bourgeois nous entoure et où même la comptabilité est glorifiée
de façon philosophique èt poétique !
Tout cela devient doublement clair si nous retournons main..
tenant la médaille et laissons faire ceux qui, au nom d'une morale
plus «élevée», condamnent marché, concurrence, gain et intérêt
particulier et regrettent l'absence d'odeur de sainteté dans la
force d'impulsion de l'autonomie personnelle et du désir d'épa-
nouissement. Il est évident que ce faisant ils portent atteinte à
unaspectdelanaturehumaine inséparable de la vie, à cet aspect
qui doit tenir en balance l'autre aspect, plus noble, du sacrifice et
du désintéressement. Exigeant trop, par leur morale, de l'homme
moyen, et attendant de lui le reniement de son propre intérêt, ils se
privent avant tout de l'énorme force d'impulsion qui se dégage
de l'intérêt particulier. D'autre part, cette technique économique
plus« élevée >J se voit obligée, pour arriver à ses fins, d'agir d'une
façon extrêmement immorale en ce qu'elle contraint les hommes
d'agir contre leur nature légitime, et ce par la violence ou par la
ruse et la mystification. Dans tous les pays où, en des noms divers
et avant tout au nom d'une morale prétendue plus «élevée», un
ordre collectiviste a été instauré, les hommes sont ou bien exhor-
tes au moyen de la police et des pénalisations à l'obéissance ver-
tueuse aux impératifs économiques, ou bien mis en état d'ivresse
par une idéologie passionnée et une propagande à boulets rouges,
autant et aussi longtemps que cela réussit.
Ceci est, comme chacun sait, la suite normale de toute tenta-
tive de remplacement de l'économie de marché (qui est en mesure
de transmettre la force d'impulsion de l'autonomie personnelle
aux turbines de la production) par une économie collectiviste qui
a besoin pour fonctionner de héros ou de saints, mais
conduit, par cette erreur, à l'État policier. Ainsi toute tentative
alicujm rei procurandae ; esset autem conjusio, si quilibet indistincte quaelibet
proouraret (Sumnw Theologiae, Il, II, 66, 2). Il faut rappeler aussi les « Pères
Pèlerins ''• premiers colons de la Nouvelle-Angleterre et pieux calvinistes, qui
avaient pensé pouvoir instaurer un système d'agriculture intégralement commu-
niste, mais se virent forcés, après peu d'années seulement, du fait de la dimi-
nution èatastrophique du rendement, d'en venir à l'économie de marché et à la.
J'toprléM.
OONl>ITIONB PRÉ.Al.AnLES E'l' 1JMITES :OU MARCHÉ 14:1
pour fonder un ordre économique sur une morale d'essence plus
élevée que la. morale moyenne et conforme à l'homme, doit pra·
tiquer la violence et l'enivrement collectif, organisé au moyen dea
mensonges de la propagande ; « ••• et qui veut faire l'ange fait
la bête », pour citer encore Pascal. La raison principale de cet
état de choses, qui nous est déjà familier, est que la. liberté dans
l'État et dans la société suppose la liberté dans l'économie, et que
d'autre part un ordre économique collectiviste a pour consé·
quences la misère et la tyrannie, conséquences qui sont manües-
tement le contraire de« morales ». Si la négation de la valeur posi·
tive des actions dictées par l'intérêt agit de façon telle qu'elle
ruine la culture et avilit les hommes, cela prouve alors l'authen·
ticité de cette valeur. Nous a v ons dans le « capitalisme ,> la
liberté de la décision morale et personne n'est contraint d'être
un fripon. Dans un système de société et d'économie oollecti·
viste (c'est là. le paradoxe tragique), c'est précisément à cela que
nous sommes contraints, comprimés que nous sommes par la rai•
son d'État dans le service de l'appareil collectif et obligés
constamment d'agir contre notre conscience.
Mais nous obtiendrions encore une image défavorable des
foi\Pements éthiques de notre système d'économie libre, si nous
voulions réduire les motifs de l'action économique à un simple
désir d'obtenir des avantages et d'éviter les inconvénients maté·
riels. Un tel homo oeconomicus existe, en tant que type moyen,
aussi peu que les héros et les saints. Les motifs au contraire qui
poussent les hommes à réussir sur le plan économique sont aussi
variés que l'âme humaine elle·même. Le gain et le pouvoir
mettent les hommes en mouvement, mais aussi la joie dans la
création et dans la. profession, le désir de valoir, le besoin de
faire mieux, le sentiment du devoir, le rêve de découvrir TroiQ
(le cas connu de Schliemann), le penchant à aider et à offrir, la
passion du collectionneur d'art et du bibliophile et mille autres
choses encore 1 • Mais même si nous ne découvrons rien de mieux
1. Le rôle joué par la passion du collectionneur d'art dans la vie des multi-
millionnaires américains de la dernière génération est à lire en détail dans la
biographie amusante du marchand d'objets d'art Duveen qui les fournissait:
S. N. Behrman, Duveen, Londres, 1952. Leurs noms sont immortalisés dans les
fameuses galeries de tableaux nées de ce fait (National Gallery à W a.shington,
Frick Gallery et les collections spéciales du Metropolitan Museum à New York),
et il semble que l'allusion à cette variante de l'immortalité ait été l'un des argu-
menta de vente les plus i.tnporta.nts de Duveen. . ·
- A l'inverae, le cas parlioulièrement persuasif de Gœthe enseigne que le mobile
financier n'est nullement étranger aux plus hauts accompliseemente de l'eept'it
142 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

que les ressorts du simple avantage matériel, nous ne devons pas


oublier que celui qui pourvoit à ses propres besoins et à ceux des
siens d'une façon décente, mais aussi par ses propres ressources
et sous sa seule responsabilité, ne fait rien que l'on puisse négliger
ni mépriser. Nous devrions plutôt exprimer résolument qu'il est
plus digne de notre sympathie que ceux qui aimeraient aban-
donner aux autres ces soucis, au nom d'une éthique sociale
prétendue plus élevée, et que ceux aussi qui se targuent de vivre
largement aux dépens des autres et sont attendris sur eux-mêmes
jusqu'aux larmes lorsque, par le développement de l'État-
Providence acheté, ils s'assurent une place dans le cœur des
insouciants et en même temps sur la liste des candidats d'un
parti.
Il va de soi, pour quiconque est instruit de l'économie poli-
tigne, que toutes ces considérations contiennent déjà la réponse
qu'il nous sera facile de donner à cette question bien naturelle.
Qu'arrive-t-il lorsque ces mobiles individualistes incitent l'indi-
vidu à nuire manifestement aux autres 1
Ici, cette même philosophie sociale libérale du xvme siècle
dont nous avons parlé, nous apprend à concevoir l'économie
fondée sur la division du travail, les échanges et la concurrence,
comme une institution qui, avec toutes ses imperfections, en
partie irritantes, a du moins tendance à accorder l'activité
motivée par l'intérêt particulier avec l'intérêt général, d'une
façon qu'aucune autre forme d'économie ne peut approcher.
Nous savons comment cela se produit: l'individu est obligé par
la concurrence à ne chercher sa propre réussite que dans la
mesure où il sert le marché, c'est-à-dire le consommateur. Celui
qui 9béit au marché, caractérisé par les prix libres, est récom-
pensé par le gain, de même que celui qui ne s'y soumet pas est
pénalisé par une perte et en fin de compte par la faillite. Gain ou
perte d'une transaction économique (qu'il appartient à la
de ce même Gœthe qui manifestement ne reçut la définitive impulsion qui lui
fit achever son 11 Faust » que grâce à une offre alléchante de son éditeur Cotta.
Schiller avait arrangé cette offre derrière le dos de Gœthe en écrivant à Cotta
le 24 mars 1800: « Je crains que Gœthe n'abandonne son Faust auquel il a
déjà beaucoup travaillé s'il ne se sent pas amené de l'extérieur et par des o:ffres
séduisantes à se remettre à ce grand ouvrage et à l'achever.» ... Il compte natu-
rellement sur un gros profit parce qu'il sait qu'on est en Allemagne très impa-
tient de cette œuvre. Vous pouvez, j'en suis persuadé, l'amener par des propo·
sitions brillantes à terminer cet ouvrage cet été» (Lettre 6, 141). On lit l'effet
rapide sur Gœthe dans sa lettre à Schiller du 11 avril 1800. Mais qui voudrait
s'indigner de ce mobile ?
CONDITÎONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 143

méthode économique d'entreprise d'établir si possible avec pré-


cision et sans erreur) deviennent ai:h.si simultanément les moyens
d'orientation indispensables d'une économie rationnelle, qu'une
économie plus ou moins collectiviste cherche en vain à rem-
placer.
Que ces formules lapidaires soient insuffisantes et simplifi-
catrices, il est à peine besoin de le dire, si incontestable que
soit la vérité qu'elles contiennent. Il est sans doute aussi
superflu de dire dans combien de cas, qui peut-être deviendront
encore plus nombreux, le marché et la concurrence sont inca-
pables de résoudre le problème d'accorder l'action économique
individuelle avec l'intérêt général; et il est inutile de mettre
l'accent sur la difficulté qu'il y a à donner, ne serait-ce qu'à la
concurrence, une forme libre et satisfaisante. Quiconque est à
peu près informé sait que ces difficultés et ces questions restées
sans réponses posent les problèmes les plus épineux d'une poli-
tique économique et sociale active, et doivent être prises très au
sérieux.
Il n'est pas temps d'en parler ici. Mais il est d'autant plus
nécessaire de soulever un autre problème. Avons-nous tout dit
quand nous avons souligné l'importance de la concurrence et du
mécanisme des prix qu'elle met en mouvement, en lui attribuant
le rôle de grand régulateur d'un système économique laissant
fondamentalement libres les forces individuelles î Suffit-il au
reste d'en appeler à une sorte d'« égoïsme éclairé» des hommes,
pour qu'ils comprennent qu'il est pour eux plus avantageux et
plus nécessaire de se plier à la discipline du marché et de la
concurrence î
Nous ne pouvons répondre ici que par un non catégorique.
Mais avec ce non nous tirons un trait de séparation énergique
entre nous et un utilitarisme et un immanentisme libéraux du
xiXe siècle, dont nous rencontrons encore des traces. Il existe
en effet une manière de voir que l'on ne peut guère appeler
autrement qu'anarchisme libéral, quand nous pensons à ceux qui
semblent tenir le marché, la concurrence et le bon sens écono-
mique pour des réponses suffisantes à la question relatives aux;
fondements moraux de notre système économique.
Quelle est la vérité 1 La vérité est que sans doute tout est
valable dans ce que nous avons dit au sujet des forces qui, dans
notre système économique, agissent sur la position «moyenne» de
14:4 CONDITIONS PRÉ.ALAlltES :tnT LIMITES DU MARCHÉ

l'éthique économique, mais uniquement à la condition tacite d'un


minimum fondamental, qui d'ailleurs existe, de convictions éthi·
ques. Nous avons expliqué assez clairement que nous ne voulions
rien avoir à faire avec un moralisme n'ayant aucune idée de l'éco-
nomie politique, et qui, à l'inverse de Méphistophélès, dans le
meilleur des oa.s veut le bien et fait le mal. Mais voilà ce qu'il faut
maintenant exprimer avec la même fermeté : nous devons nous
tenir aussi éloignés d'un moralisme économiquement inconscient
que d'un économisme émoussé, qui n'a aucun sentiment des
conditions et des limites dans lesquelles nous pouvons faire
confiance aux fondements moraux de l'économie de marché.
C'est qu'en effet, ici non plus, cette économie n'est pas suffisante.
En d'autres termes: la vie économique ne se déroule naturel·
lement pas dans un vide moral. Elle est plutôt constamment en
danger de perdre la situation éthique moyenne, si elle n'est
pas supportée par de forts soutiens moraux, qui existent et
qui doivent être continuellement protégés contre le pourris-
sement. Sinon, un système d'économie libre devra nécessai-
rement périr et avec lui l'organisation de l'État et de la
société.
Ceci est d'abord valable, dans le sens le plus strict, parce que la
concurrence, nécessaire à l'endiguement et à la canalisation de
l'intérêt particulier, doit être continuellement protégée contre
la tendance à sa falsification, à sa limitation et à sa dégénérescence.
Mais cela exige que les individus, non seulement se déclarent
partisans d'une concurrence aussi libre que loyale, mais aussi
qu'ils vivent conformément à cette profession de foi. Tous les
individus et tous les groupes prenant part à la vie économique
(les syndicats y compris, il faut le dire à l'intention d'une cer-
taine pruderie sociale largement répandue) doivent faire cons-
tamment l'effort moral d'une discipline librement consentie, qui
laisse aussi peu de tâches que possible à une discipline imposée
par l'État. Nous ne devons pas penser qu'il suffit de les piqiter au
jeu de leurs intérêts bien compris et, en se réclamant des règles
de l'économie de marché, d'en appeler à leur bon sens écono-
mique. Car, à l'intérieur de certaines frontières, les cartels, les
syndicats, les groupes puissants et les associations d'intérêts
servent excellemment leurs intérêts lorsque, par une pression des
monopoles ou une action sur la politique économique de l'État,
ils cherchent à obtenir plus que ne leur permet une concurrence
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 145

loyale. Il faut qu'il y ait des valeurs plus élevées, des valeurs
éthiques que nous puissions invoquer avec succès: justice,
responsabilité intégrale, bienveillance et sympathie 1 •
Ainsi, nous voyons que le monde prosaïque du commerce
puise, lui aussi, dans des réserves morales avec lesquelles il tient
ou tombe, et qui sont plus importantes que toutes les lois écono-
miques et tous les principes d'économie politique. L'intégration
extra-économique, spirituelle, morale et sociale est toujours la
condition primordiale de l'intégration économique, aussi bien
sur le plan national que sur le plan international. Pour ce qui est
de l'intégration économique internationale, ce caractère moral
doit être particulièrement souligné : le fondement spécifique et
définitif du commerce international dont nos livres de classe
parlent le moins est ce code non écrit d'une conduite morale
normale que résume la phrase : Pacta sunt servanda 2 •
Marché, concurrence et jeu de l'offre et de la demande n'en-
gendrent pas ces réserves morales. Ils les présupposent et les
utilisent. Ils doivent aller les chercher dans les domaines situés
au-delà du marché, et aucun manuel d'économie politique ne
peut les remplacer, comme J. B. Say, dans son écrit de jeunesse
« Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d'une
1. L'erreur de l'immanenti8me libéral:
u L'illusion de Bentham, selon laquelle la politique et l'économie pourraient
être dirigées d'après des considérations purement matérielles, nous a exposés
à un individualisme solitaire où chaque homme et chaque classe sociale consi-
dèrent tous les autres hommes et toutes les autres classes comme des concur-
rents dangereux, alors que, en réalité, aucun homme et aucune classe ne peuvent
conserver longtemps la sécurité et la prospérité sans le lien de la sympathie
et le règne de la justice.» Russell Kirk, Social Justice and Mas8 Culture, u Review
of Politics », octobre 1954, p. 447. Si nous voulons comprendre au fond cette
erreur de l'immanentisme libéral, qui nous apparaît dans une pureté si désar-
mante dans les écrits de jeunesse de J. B. Say, mais également chez Bentham
et dans toute l'école influencée par lui, et qui enfin flambe encore une fois
chez H. Spencer, il nous faut bien nous rappeler qu'alors la libération des liens
devenus gênants réclamait toutes les énergies, tandis que les ressources morales
étaient encore si intactes qu'on les tenait tacitement pour acquises. La situa-
tion s'est: renouvelée plus tard, après 1945, en Allemagne, d'une façon ana-
logue, lorsque la nécessité de libérer la force économique paralysée par
l'inflation dut, en vue de surmonter une misère insupportable, recevoir la prio·
rité. Parallèlement à cette étroitesse de vue de l'individualisme économique
du XIXe siècle, se déplace l'étroitesse de vue aussi choquante de l'individualisme
politique, qui peut être considéré, avec son idéal néfaste d'une démocratie uni-
taire, comme la cristallisation pluraliste de l'Ancien Régime.
Les causes de l'aveuglement moral de l'individualisme et de l'utilitarisme
remontent loin dans le XVIne siècle, à Helvetius, Holbach, La.mettrie et d'Alem-
bert, de même que leurs prolongements aboutissent à Marx et Engels.
2. Cf. mon livre: lnternatio'fULl Economie Deaintegration, 3e édition, Londres,
1950, p. 67 et suiv., et ma série de lectures Economie Order and International
Law, Académie de Droit International de La Haye, Leiden, 1955.
146 CONDITIONS PRÉALABLES ET J_,IMITES DU MARCHÉ

nation», une utopie libérale, le pensait encore en toute naïveté,


lorsqu'il recommandait aux bourgeois de son paradis rêvé «un
bon traité d'économie politique» comme «premier livre de
morale». Cobden aussi, utilitariste à tous crins, semble avoir
été le plus sérieusement du monde d'avis que la théorie du libre-
échange était le meilleur chemin de la paix.
Discipline personnelle, sens de la justice, honnêteté, fair play,
esprit chevaleresque, modération, esprit civique, respect de la
dignité de l'homme, tout cela est ce que les hommes doivent
apporter avec eux lorsqu'ils viennent sur le marché et s'affron-
tent dans la concurrence. Toutes ces qualités sont le soutien
indispensable du marché et de la concurrence qu'elles protègent
de la dégénérescence. Famille, Église, communautés véritables
doivent en être pourvues. Les hommes doivent aussi grandir
dans des conditions qui favorisent de telles convictions morales,
dans les conditions d'un ordre naturel favorisant le travail en
commun, respectant la tradition et intégrant l'individu. Pro-
priété, épargne et désir de les mettre en pratique sont des
parties essentielles d'un tel ordre. Si nous avons plus haut qua-
lifié cet ordre de « bourgeois », il est bien la fondation sur laquelle
l'éthique de l'économie de marché doit reposer. Il doit de la
même façon encourager l'indépendance et le sens de la responsa-
bilité de l'individu ainsi que l'esprit bourgeois, l'esprit civique,
qui le lie à l'ensemble et fixe des limites à son appétit.
L'économie de marché est un entrelacement se refaisant sans
cesse d'engagements contractuels à échéance plus ou moins
brève. Elle ne peut subsister que si la confiance, que tout contrat
suppose, peut prendre appui sur un large fond de solidité
morale chez tous les participants. Elle dépend donc d'un degré
moyennement satisfaisant d'intégrité personnelle, qui est empê-
ché, par un système juridique intègre, de suivre sa tendance natu-
relle vers une intégrité inférieure à la moyenne. Il est hors de
doute que le marché lui-même, à l'intérieur de ce cadre juridique
avec ses sanctions, est propre à favoriser l'habitude, profitable à
l'intégrité, de normes minimales. Celui qui ment continuellement,
trompe et rompt des conventions, reconnaîtra un jour ou l'autre
la justesse de la phrase : H onesty is the best policy. Mais quelle
valeur devons-nous attribuer à un comportement reposant sur
un calcul utilitaire, et jusqu'où devons-nous lui faire confiance 1
L'exemple du cas limite de la Russie soviét.ique nous l'apprend,
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 147

elle qui s'est efforcée d'acquérir à son grand profit, dans ses rela-
tions avec le monde économique extérieur, la réputation de
prompt payeur, tandis qu'elle suit pour tout le reste le code
d'une association de brigands. Ainsi; cette remarque même, dont
le but est de mettre scrupuleusement en évidence l'effet éducatif
des relations commerciales dans l'économie de marché, nous
ramène à notre thème principal : le soutien essentiel de l'économie
de marché doit être cherché dans un soutien moral en dehors du
marché lui-même. Marché et concurrence sont très loin de créer
eux-mêmes les conditions dont ils ont besoin. Voilà l'erreur de
l'immanentisme libéral. Ces conditions doivent être remplies de
l'extérieur, et c'est au contraire marché et concurrence qui cons-
tamment les soumettent à des épreuves de charge, les exigent
et les consomment.
Et ce serait sans doute encore une fois l'erreur d'un mora-
lisme dépourvu de réalisme et de sens historique, que de vouloir
appliquer à la méthode économique moderne une échelle de
valeurs morales qui aurait en tous temps suffi pour condamner
l'humanité, parce que les hommes ne peuvent s'y conformer. Il
est de même certain qu'un tel moralisme est tout à fait insoute-
nable lorsqu'il veut nous faire croire, pour se justifier, que le
moraliste est un homme meilleur du seul fait qu'il applique une
échelle des valeurs stricte. Il faut toujours y réfléchir avant de
parler des aspects moraux contestables de l'économie de marché.
La rivalité brutale n'a été naturellement à aucun moment sépa-
rable de la vie en commun. Que le jeune Torrigiani, par jalou-
sie et rivalité d'artiste, écrase le nez de Michel-Ange et le
défigure pour le restant de ses jours ou que, à notre époque,
un chef de file des syndicalistes intellectuels allemands, qui
a su sans doute toujours vilipender courageusement la« jungle
du capitalisme », cherche à se débarrasser d'un rival au moyen
de lettres falsifiées, c'est toujours la même chose et aussi peu
édifiante. Au lieu de s'étonner que la concurrence de l'économie
de marché soit loin de répandre l'esprit sportif d'un tournoi de
tennis, il serait certes plus utile de se demander si ce n'est
pas précisément un avantage appréciable de l'économie de mar-
ché de donner à la rivalité des hommes des aspects qui sou-
tiennent en général favorablement la comparaison avec les
nez écrasés, les lettres falsifiées ou, comme dans les pays commu-
nistes, les exécutions en masse.
148 CONDITIONS PR~ALABLES ET LDIITES DU MARCHÉ

Mais nous ne pouvons pas en bonne conscience nous en tenir


là. Car il est en tout cas indéniable, d'une part que l'économie de
marché, aussi longtemps qu'elle domine, confère à la concurrence
une position centrale, parce qu'elle représente une lutte inces-
sante pour l'affirmation de soi et une émulation pour les meil-
leures places; d'autre part, qu'une telle concurrence pénétrant
partout a une tendance alarmante à provoquer des effets qui ne
peuvent nous laisser indifférents, surtout du point de vue moral.
Ceux-là précisément qui sont au sein de la concurrence et qui
usent leurs nerfs, leur force et leur sensibilité, réagissent très
vivement aux questions soulevées ici et il serait injuste et sim-
pliste de les considérer pour cette raison comme des gens a vides
de monopoles.
Nous reconnaissons tous le sérieux et le bien fondé de telles ques-
tions si nous prenons comme exemple d'une forme supérieure
d'émulation, la façon dont certaines professions, surtout celle des
médecins, se soumettent à des règles sévères de concurrence et
subordonnent l'observation de ces règles à l'honneur professionnel.
Bien que cet exemple ne soit pas valable pour l'artisanat, l'indus-
trie et le commerce, il enseigne que ce serait un bienfait pour
tous si ce que les médecins nomment la déontologie de leur pro-
fession pouvait (sous la forme d'un certain code de concurrence
que soutiendrait un honneur professionnel que tout le monde
devrait respecter et qu'on ne pourrait transgresser 1 qu'au prix
d'une mise au ban) amortir la concurrence et la soustraire à la
<< morale-limite », sans faire appel à l'État mais en prenant pJei-

nement conscience des éléments positifs contenus dans la soli-


darité professionnelle.
En reconnaissant ces éléments positifs, nous exprimons l'idée
que nous devons tendre à ce que l'effet désintégrant de la concur-
rence sur le plan social soit compensé par l'utilisation de toutes
les forces d'intégration qui se tiennent à notre disposition en
dehors de la concurrence et du marché. La difficulté indéniable
consiste naturellement en ce que nous ne devons pas faire un
mauvais usage de ces forces, et remplacer la concurrence par son
altération la plus grave du point de vue économique et la plus
condamnable sur le plan moral, c'est-à-dire par le monopole,
sous quelque forme et à quelque degré que ce soit. En effet, cette
1. Cf. Goetz Briefs, Grenzrrwral in der pluralistischen Gesellschajt, WirlschaftB·
jragen der jreien Welt (« Erha.rd-Festschrift »), pp. 97-108.
CONDffiONS PRÉALABLES ET LIMITES DU' MARCHÉ 149

altération est plutôt la forme la plus grossière de ce mercantilisme


que nous combattons, alors que nous cherchons à amortir la
concurrence par des contre-forces d'intégration.
La vérité est précisément que la même concurrence, condition
préalable de la régulation d'un ordre économique libre, touche de
tous les côtés à une frontière dont nous ne pouvons pas souhaiter
le franchissement. Elle demeure un mode de comportement dan-
gereux moralement et socialement, qui ne peut être protégé que
par un certain dosage maximum et par des adoucissements et
des atténuations de toutes sortes. Un esprit de rivalité toujours
en éveil, défiant et peu exigeant dans le choix des moyens, ne
doit pas devenir dominant, ni définir la société dans tous les
domaines, sous peine d'intoxiquer l'âme, de détruire la culture
et finalement de désagréger l'économie.
Se faire valoir par une publicité pénétrant partout nuit et
jour, à la ville et à la campagne, dans l'air et sur chaque sur-
face murale accessible, en prose et en vers, par le texte et par
l'image, en attaque directe ou par les moyens subtils des « public
relations >) ; prostituer 'tout geste de politesse, d'amitié et de
camaraderie en un acte derrière lequel nous flairons la « fausse
intention >> ; régler toutes les relations et toutes les actions pos-
sibles d'après le principe de l'offre et de la demande et, ce faisant,
les commercialiser, l'art comme la science et l'Église non exclus ;
comparer constamment sa situation avec celle des autres, cons-
tamment essayer du nouveau, toujours être en voyage, d'une
profession à l'autre et d'~ lieu à un autre, constamment regar-
der les autres avec jalousie ou envie- tme telle commerciali-
sation extrême, une telle mobilisation et une telle rivalité, sont
la recette infaillible pour détruire une économie libre, par une
exagération morale aveugle de son principe et pour créer finale-
ment un malaise dont il faut craindre le pire.
C'est la véritable malédiction de la commercialisation que
le débordement du marché et de ses valeurs sur des domaines qui
doivent rester au-delà de l'offre et de la demande, sacrifie les
buts propres, dignité et sel de la vie, d'une façon qui, comme
nous l'avons déjà noté plus haut, rend la vie insupportablement
laide, indigne et ennuyeuse. Dans la «Fête des Mères», une
invention des spécialistes américains de la publicité, la plus
intime et la plus inviolable relation humaine est devenu un
moyen d'augmentation du chiffre d'affaires et le plus t,endre
150 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

des sentiments est conduit dans le moulin du commerce. La


«Fête des Pères>) lui a vite succédé; et si nous ne savions pas,
Dieu merci, le contraire, nous pourrions supposer, d'après les
formes prises aujourd'hui par les festivités de Noël, que ce fouet
de la toupie commerciale a son origine dans la technique de la
publicité. Nous avons vu récemment qu'une course automobile
qui avait horrifié les spectateurs parce qu'elle était devenue une
course à la mort, avait été poursuivie sous l'invocation de son but
technico-commercial (le respect devant la mort ayant dû passer
après la technique et le commerce).
Cela ne sera jamais assez fortement stigmatisé, non dans le
but de condamner l'économie de marché, mais pour souligner
la nécessité de la délimiter et de la modérer, et pour faire ressortir
encore une fois, et d'une façon qui ne laisse aucun doute, la
dépendance dans laquelle elle est des réserves morales. Délimi-
tation et modération peuvent intervenir sous des formes variées,
dont la première consiste à ne pas faire de la concurrence le prin-
cipe dominant et d'avoir l'œil aux détails qui contribuent d'eux-
mêmes à un adoucissement. Illustrons par un exemple ce pro-
blème. Quel sociologue a-t-il déjà approfondi les raisons de la
rivalité jalouse des comédiens et chanteurs, alors que la joyeuse
camaraderie règne chez les peintres ~ Et ne serait-ce pas une
tâche rentable que d'examiner tout le tissu de la société moderne
sous l'angle de ces différences, et les raisons probables de celles-ci '?

3. N OBILITAS NATURALIS.

Cependant la forme décisive de la délimitation et de la modé-


ration de la concurrence est, nous ne le dirons jamais assez, à
chercher dans les forces morales que les participants de l'éco-
nomie de marché doivent avoir en eux. Elles sont en propre
ce countervailing power dont a traité un économiste amé-
ricain (J. K. Galbraith) dans son livre ainsi intitulé. Mais ça
n'est pas cette mécanique d'organisation de groupes au pou-
voir, dans laquelle il a voulu voir ~à tort le moyen d'apprivoi-
ser la concurrence et de l'empêcher de dégénérer en monopole.
Il ne peut y avoir de vraie solution du problème sans un fond de
convictions efficaces au regard des limites morales de la concur-
rence. Il est sans aucun doute conforme aux exigences que l'on
doit imposer à une société saine, que la dh·ection, la responsabilité
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 151

et le cautionnement symbolique des valeurs et normes régissant


la société, sont le devoir capital et le droit indiscutable d'une
minorité, qui forme la pointe d'une pyramide sociale organisée
hiérarchiquement en fonction des mérites, d'une minorité
reconnue comme telle et avec le respect qui lui convient. A la
société de masse que nous avons dépeinte dans un chapitre pré-
cédent, doit s'opposer cette société menée par quelques-uns: non
pas des génies originaux ou des excentriques, pas plus que des
intellectuels vacillants, mais tels qu'ils ont précisément le cou-
rage de dire non à la nouveauté excentrique au nom de l'« ancienne
vérité >> que Goethe nous a invités à « assumer », au nom de ce
qui a été éprouvé par l'histoire, au nom du simple et indestruc-
tible humain. En un mot de vrais «clercs>> ou «ascètes de la
civilisation», comme les a récemment caractérisés un éminent
psychiatre (Bodamer), des saints sécularisés, pourrait-on dire,
occupant dans notre époque une place qui à aucun moment et
dans aucune société ne doit rester longtemps inoccupée. C'est
cela qu'ont à l'esprit ceux qui disent qu'à !a« levée des masses»-
doit s'opposer une autre levée, la« levée de l'élite».
Il est d'une importance décisive (et on en est de plus en plus
persuadé) qu'il y ait dans une société un groupe, même res-
treint, de dirigeants donnant Je ton, qui se sentent respon-
sables des valeurs et des normes inviolables, et conforment stric-
tement leur vie à cette responsabilité. Ce dont nous ne pouvons
nous passer à aucun moment et avons un besoin plus pres-
sant que jamais, aujourd'hui où tant de choses vacillent et
s'émiettent, c'est d'une authentique nobilitas naturalis, avec son
autorité reconnue de bon gré par les hommes, d'une élite
qui ne tire ses titres de noblesse que de son exemple moral
insurpassable et soit revêtue de la dignité naturelle à une
telle existence. Dans cette mince couche de la Nobilitas natu-
ralis ne peuvent y entrer que très peu, qui viennent de toutes les
couches de la société, et ils n'y sont admis que par l'exemple qu'ils
donnent, par la maturation lente d'une vie de renoncement au
service de la collectivité, d'intégrité et de victoire constante
sur les appétits vulgaires ; par l'exemple qu'ils donnent d'une
maturité du jugement, d'une vie privée irréprochable, d'un cou-
rage inébranlable dans leur combat pour le vrai et le juste.
Cet exexmple éminent que donnent quelques-uns les fait
gravir, soutenus par la confiance du peuple, à 11-ne position au-
152 CONDITIONS PRÉALABI.ES ET LIMITES DU MARCHÉ

dessus des classes, des intérêts, des passions, des méchancetés


et des folies des hommes, et en fait finalement la conscience de la
nation. Appartenir à cette classe de notables moraux doit deve·
nir le but le plus élevé et le plus digne d'être atteint, auprès
duquel tous les autres triomphes de la vie deviennent pâles et
insipides.
Une société libre, précisément quand elle menace, comme
la nôtre, de s'abâtardir en société de masse, ne peut subsister
sans une classe de censeurs. Que notre temps engendre de
semblables aristocrates de l'esprit civique (dont le Moyen Age
n'a pas manqué) en nombre suffisant, qu'il y ait certains entre-
preneurs, agriculteurs et banquiers capables de voir les grands
problèmes de la politique économique, impartialement, au travers
de leurs intérêts commerciaux immédiats et à court terme, ou
bien des dirigeants syndicalistes qui sachent partager aujour-
d'hui avec le président de la Banque Centrale la responsabilité
de la monnaie, ou encore des journalistes qui, sans flatter le
goût des foules ou succomber aux passions de la politique ni aux
séductions d'un succès facile, conduisent l'opinion publique avec
mesure, pénétration et un sens éminent des responsabilités, c'est
de tout cela que dépend finalement le maintien de notre
monde libre. Mais que parmi eux il s'en trouve qui, du fait de
leur position et de leurs convictions, sont en rapport étroit avec
le marché et se sentent responsables dans le domaine moral
traité ici, cela aussi devrait être déterminant pour le destin
final de l'économie de marché t.
Il s'entend que des conditions nombreuses et en grande par-
tie difficiles doivent être remplies pour qu'une telle aristocratie
naturelle puisse s'épanouir et pour. qu'elle puisse remplir sa

1 . No bilitas naturalis :
La pensée est naturellement si ancienne qu'on ne peut guère dresser un
arbre généalogique spirituel. Le fait mérite bien une mention qu'elle ait été fami-
lière même à un démocrate tel que Jefferson, qui est au-dessus de tout soupçon
de sentiment réactionnaire. C'est ainsi qu'il écrit le 28 octobre 1813 au conser-
vateur John Adams: t< Je pense comme vous qu'il y a une aristocratie naturelle
parmi les hommes, fondée sur la vertu et les talents.... Je la considère comme
le don le plus précieux de la nature pour instruire, représenter et gouverner
la société. En effet, il eût été illogique que l'homme fût créé pour la vie sociale
s'il n'avait pas reçu la vertu et la. sagesse suffisantes pour conduire les affaires
de la société. >> Cité d'après W. H. Chamberlin, The Morality of Oapitalism,
Freema.n, janvier 1957. Je l'ai utilisé pour le cas particulier de l'économie de
marché dans mon livré: La Grise de notre temps, pp. 177-178. Cf. récemment
dans le même sens, David McCord Wright, Demoeracy and Progress, New York,
1950, p. 25 et suivantes.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 153

mission. Elle doit croître et mûrir, et elle peut être détruite aussi
vite qu'elle est lente à se former. Fortunes naissant et disparais-
sant du jour au lendemain, c'est là un terrain rocailleux sur
lequel elle ne peut prendre: il en jaillit le nouveau riche et
la ploutocratie qui sont exactement l'inverse de ce qu'il faut
obtenir. Mais sans fortune et sans droit d'héritage, qui transmet en
même temps que ]a tradition spirituelle et morale ses fondements
matériels, une aristocratie naturelle ne peut guère s'épanouir.
C'est précisément parce que souvent, pour ne pas dire toujours,
une seule génération n'arrive pas à porter l'esprit civique aristo-
cratique et la mentalité de meneur d'hommes à maturité, que
la limitation du droit d'héritage allant jusqu'à la confiscation,
telle qu'elle est appliquée couramment aujourd'hui dans des
pays importants de l'Ouest, est l'une des mesures les plus néfastes
qui se puisse concevoir et contraires à l'esprit qui veut mener
une politique saine.
Mais bien sûr : richesse oblige. Tout privilège, qu'il soit de la
naissance, de l'esprit, de l'honneur et du respect ou de la richesse,
a un droit dans la mesure exacte où il oblige. Chacun doit labou-
rer son champ et garder à l'esprit la responsabilité que lui impose
sa situation privilégiée. Si le mot galvaudé d'« équité sociale»
a un sens, c'est certes ici.
A ces devoirs de la fortune, qui n'ont plus besoin d'être énu-
mérés, appartient aussi celui de combler les lacunes du marché.
Il s'agit en effet de biens qui s'excluent du domaine de l'offre
et de la demande, et nous ne pouvons laisser à l'État le soin de
combler ces lacunes si nous tenons à une société libre. Tout ce
qui a trait au mécénat s'entend ici: la subvention libérale des
théâtres et opéras, de la musique, des arts plastiques et de la
science, en bref de tout ce dont l'existence serait menacée si ça
devait« se faire payer». Il serait difficile de trouver, dans quel-
que période de l'humanité que ce soit, une seule œuvre d'art
éminente qui ne dût sa naissance à un tel mécénat. Et il
serait vraisemblablement encore plus difficile de trouver un
théâtre, un opéra ou un orchestre qui, à un moment quelconque,
se soit plié à la loi de l'offre et de la demande sans abdiquer son
rang, et par conséquent ait pu garder son rang sans ce mécénat.
Les tragédies grecques d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide sont
aussi peu pensables sans les fondations publiques des riches
d'Athènes (les Liturges), que les drames de Shakespeare sans ses
154 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

protecteurs. Que de notre temps, à l'inverse, la loi de l'offre et de


la demande détermine (sans sa forme extrême dans le domaine
du cinéma) le niveau des productions artistiques, tout le monde
est d'accord pour en voir les effets désastreux 1 •
La fortune doit remplir ce rôle dans le même esprit que celui
avec lequel on payait jadis l'impôt sur les richesses dans la
ville hanséatique de Brême, d'après une estimation personnelle
intègre de sa capacité productive et dans le sentiment d'ac-
complir un devoir d'honneur 2 • Que cet esprit soit naturellement
étouffé par l'État-Providence moderne et son socialisme fiscal,
ceci a déjà été relevé avec insistance dans ces lignes. Et la
remarque indispensable que le rôle de mécène ne peut être joué
par des hommes fortunés qui ne sont pas aussi fanliliers du
domaine de l'esprit et de la beauté que de celui des affaires, nous
ramène aux considérations antérieures de ce chapitre.
Le grand homme d'État a1néricain John Adams, successeur
de Washington, a d'ailleurs trouvé une formule pertinente pour
cette mission de conduite qui incombe à la N obilitas naturalis,
en vertu d'un droit non écrit mais d'autant plus efficace.
D'après lui, appartient à la natural aristocracy of virtues and
talents (ainsi s'exprime Adam Smith), tout être qui dispose non
seulement de sa propre voix mais en même temps de la voix de
ceux dont il influence l'opinion par son exemple, son autorité
reconnue et son éloquence. Mais comme malheureusement cela
n'est. pas seulement valable pour la natural aristocracy of talents
and virtues, mais pour tous ceux qui, quels que soient les moyens,
bons ou mauvais, influencent la formation de l'opinion, il faut
ajouter de manière restrictive que le droit de vote plural non
écrit, qui en fait existe dans toute démocratie, doit être accordé
avec d'autant moins de restriction que nous pouvons nous reposer
sur l'existence et l'efficacité d'une vraie Nobilitas naturalis. Il

1. Pour laisser parler ici encore une fois un auteur absolument non suspect :
<<Il (le législateur) n'a point accompli sa tâche si, pour assurer -des jouissances
égales à tous, il rend impossible le développement complet de quelques indi-
vidus distingués, s'il ne permet à aucun de s'élever au-dessus de ses semblables,
s'il n'en présente aucun comme modèle à l'espèce humaine, et comme guide
dans les découvertes qui tourneront à l'avantage de tous ... n (J. C. L. Simonde
de Sismondi, Nouveaux principes d'économie politique, 2e édition, Paris, 1827,
II, p. 2). A. de Tocqueville a exprimé avec énergie la même pensée dans son
livre: De la démocratie en Amérique. Cf. aussi L. Baudin, Die Theorie der Eliten,
dans la collection« Masse und Demokratie ))' éditée par A. Hunold, Erlenbach-
Zürich, 1957, pp. 39 à 54.
2. H. K. Rôthel, Die Hansestiidte, Munich, 1955, p. 91.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 155

nous apparaît alors d'autant plus indispensable. Un dernier mot


doit concerner le rôle de la science dont, les fonctions de direc-
tion et la responsabilité sautent aux yeux de tous. Il est hors de
doute qu'ici aussi droit et devoir sont indissolublement liés l'un
à l'autre. Il s'agit également d'une autorité qui s'obtient par
l'efficacité et par la conduite, d'une autorité de rang en vérité
élevé. Mais de quelle sorte est cette autorité et de quelle sorte est
cette conduite ~ Quelle est la déontologie de la science, en parti-
enlier de la science sociale, qui se tient ici aux lignes les plus
avancées~
De Samuel Johnson, le grand Britannique du XVIIIe siècle,
Boswell, son Eckermann, nous a transmis la belle remarque que
certaines professions, avant tout celles de marin et de soldat,
possédaient la« dignité du danger». Plus la peur est commune
parmi les hommes, plus ils sont prêts à honorer ceux qui ont
appris à surmonter cette faiblesse. A l'inverse, personne ne
peut les blesser d'une façon plus sensible à leur honneur que
celui qui attaque de telles professions sur ce point essentiel
pour eux.
Le respect qui est accordé à la science ne repose sans doute pas
sur une semblable« dignité du danger». Nous n'attendons pas de
celui qui fait des recherches sur le sanskrit la bravoure du soldat
ou du marin qui, de par leur profes.Qion, affrontent le danger
physique. Si nous exigeons de l'érudit courage et intrépidité,
c'est sûrement dans un autre sens, que nous ne comprenons que
lorsque nous avons saisi ce qui fait la «dignité de la science)),
c'est-à-dire la vérité. Cela sonne un peu pompeusement, mais
représente quelque chose de très simple. Ça ne veut naturellement
pas dire que la science doit être honorée parce qu'elle offre la
vérité, comme on offrirait des prunes, mais beaucoup plus ceci :
pas moins que la peur c'est une faiblesse ordinaire à l'homme que
de se laisser continuellement écarter de la recherche de l'état
«vrai» des choses, et plus encore de la proclamation loyale de ce
qui a été reconnu pour« vrai», par des considérations d'avantages
ou de désavantages. La dignité de la science tient et tombe par
le fait qu'elle exige de ses vrais servants la victoire continuelle
sur cette faiblesse humaine qui consiste à lorgner la vérité en ne
perdant pas de vue ses intérêts. Celui-là seulement participe à la
dignité de la science, qui satisfait à cette exigence ; celui-là seul
remplit le devoir que lui impose le privilège de servir la science

j
156 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

et celui-là seul a la perspective d'accéder à la Nobilitas naturalis


et de rendre à la collectivité les services qu'elle est en droit
d'attendre.
Comme pourtant les savants ne sont en général ni des héros
ni des saints, il ne leur est sans doute pas facile de se conformer
à ce commandement sans des hésitations ni d'éventuels man-
quements. Les plus mal lotis à cet égard sont ceux qui, à l'inverse
des érudits du sanskrit, sont engagés, tenus même à faire valoir
la « dignité de la vérité » dans la mêlée des intérêts et des
passions. Ce terrain de controverses qui nous occupe ici est
celui de la politique économique, et le groupe de savants qui y
participe est, à côté des juristes, celui des économistes 1 • Ces
derniers ont ceci de commun avec les juristes que leur autorité
scientifique (dont le fondement moral est, nous le savons, la
« dignité de la vérité >>) est revendiquée dans les questions dis-
cutées. Bien qu'une telle activité des savants soit aussi vieille
que l'histoire des sciences et des universités (déjà Louis de Bavière
avait dépêché les docteurs célèbres des universités de Bologne et
de Paris en consultation dans la lutte contre le pape Jean XXII)
et bien qu'on ait curieusement coutume de n'en faire aucun repro-
che aux juristes, on ne peut nier la nature épineuse d'une telle
mission. Elle place chaque fois l'homme de science devant une
question dont il doit décider devant sa conscience et en connais-
sance de la « dignité de la vérité ».
La réponse pourtant devrait être claire. Une telle mission,
qu'il s'agisse de celui qui l'ordonne ou de celui qui l'exécute,
ne peut se justifier que si le chargé de mission s'en acquitte
sans tenir compte des avantages qui s'y attachent (et qui
peuvent aussi consister en prestige accru ou en distinctions
d'État). Elle doit être absolument dans la ligne de ses convic-
tions scientifiques et le savant devrait, si le moindre doute
s'élève à ce sujet, se récuser. L'économiste devrait prendre en
outre pour principe de ne mettre son activité scientifique au ser-
vice d'une mission concrète, qu'elle vienne de l'État, d'organismes
internationaux ou de groupes privés, que s'il peut en même temps
rendre utiles ses propres convictions, et encore même, si cela est
possible, seulement à la condition supplémentaire qu'il soit en
droit d'espérer favoriser une bonne cause menacée par des forces
1. W. H. Hutt, EconomistB and the Public, Londres, 1936; W. Rôpke, Der
Wis8eMchaftliche Ort der National""kon,omie, « Studium Generale JI, juillet 1953.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 157

excessivement puissantes. Si toutes ces conditions préalables


sont remplies, l'économiste, conscient de la fonction sociale
de sa discipline, a toutes les raisons de se demander si l'éclair~
cissement qu'on attend de lui dans la controverse des intérêts
économiques et des passions sociales n'est pas exigé par sa
conscience.
Lorsqu'à une mission acceptée se joignent en même temps
des intérêts personnels, la chose doit être considérée précisé-
ment par l'économiste comme une circonstance favorable. Des
buts politico-économiques auxquels manque une amarre aussi
solide n'ont, dans notre monde d'intérêts matériels très puis-
sants et de passions tempétueuses, que peu d'espoir d'être pris
au sérieux. Une politique économique extérieure quelque peu
libérale serait mal en point, pour citer un exemple important,
s'il n'y avait des groupes qui y soient matériellement intéressés
et qui par là forment le contre-poids naturel à la combi~
naison, si néfaste ici, des intérêts protectionnistes et des
passions politiques. L'économiste, soupesant les forces qui
s'opposent ici l'une à l'autre, est en droit de considérer de son
légitime devoir d'aider de tels groupes. L'économiste doit inter~
venir dans le débat politico-économique. Il doit d'autant moins
s'esquiver à un tel devoir, que celui-ci a un point commun avec
tout vrai devoir, à savoir qu'il est ordinairement lié à des dés~
gréments, qui réclament, pour être surmontés, ce courage sans
lequel la « dignité de la vérité » ne peut être défendue. Tandis
qu'il place dans l'un des plateaux de la balance le poids de sa
voix, le poids de l'autre diminue d'autant, et les intérêts et
passions auxquels il est lié se sentiront provoqués. C'est leur
droit de se défendre en essayant de prouver que les motifs,
conditions et conclusions de la voix scientifique, qui leur sont
inconfortables, sont faux et que le jugement scientifique porté
contre eux est un faux jugement. Le savant serait insensé de se
croire en possession de la vérité objective et il n'y a pour lui
aucune honte à être contredit. Mais il doit attendre que sa
recherche de la vérité, sa probité intellectuelle ne soient pas
soupçonnées. Il a, au même titre que le juge, le droit le plus absolu,
et qui doit être protégé efficacement, qu'on ne tente pas, au lieu
d'une critique objective de son jugement, de le diffamer et de
le déshonorer, en lui reprochant d'être corrompu, lâche ou politi~
quement lié.
158 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

De mauvaises expériences de cet ordre semblent n'avoir pas


été étrangères à Adam Smith, le fondateur de l'économie poli-
tique et contemporain de Samuel Johnson. Dans un passage
célèbre de ses Recherches sur la nature et les clauses de la richesse
des nations, il dit que celui qui s'oppose à des intérêts très puis-
sants et a de plus la perspective de leur porter préjudice, doit
s'attendre à ce que« ni la probité la plus notoire, ni le plus haut
rang, ni l'éminence des services rendus à l'État, ne le protègent
des injures les plus basses, de la diffamation la plus ignoble ni
parfois d'un réel danger. >)

4. AsYMÉTRIE Du MARCHÉ.

Le rôle qui incombe à la Nobilitas naturalis en général et à


la science en particulier apparaîtra maintenant d'une façon
encore plus claire, si nous considérons un facteur important mais
dont on tient le plus souvent insuffisamment compte. Nous
voulons parler de ce qu'on peut appeler l'asymétrie du marché.
Nous savons bien qu'il serait insensé de tenir le marché, la
concurrence et le jeu de l'offre et de la demande pour des insti-
tutions dont nous puissions dans tous les domaines et en toutes
circonstances, attendre le meilleur. Cette notion générale, que
l'économiste devrait prendre en considération plus que personne,
nous conduit à la notion particulière que très souvent, dans des
questions capitales, le marché déplace les forces parce qu'il
favorise exclusivement cette activité qui est la source du gain,
tandis que les raisons qui s'opposent à cette activité, et doivent
être essentielles pour l'intérêt général, n'ont pas cours sur le
marché. Il devient de ce fait incompétent pour les décisions
d'extrême importance. Il serait insensé de s'en rapporter et de
s'en remettre à lui, et il devient alors inévitable de chercher la
décision au-delà du marché, au-delà de l'offre et de la demande.
Mais c'est précisément ici que le poids des voix qui ont de l'auto-
rité est nécessaire. Ce sont précisément les intérêts les plus élevés
de la communauté et tout ce qui forme le selle plus indispen-
sable de la vie, qui n'ont aucune valeur marchande monnayable
et qui n'y trouvent pas leur compte, si nous laissons offre et
demande croître et prospérer à leur aise. Quelques exemples
particulièrement importants peuvent éclairer ce point.
Le premier exemple est la publicité, dont nous avons sans
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 159

cesse à nous occuper, car elle sépare, comme peu d'autres


choses le font, notre époque des époques passées, au point que
nous avons autant de raisons d'appeler notre siècle l'époque de la
publicité qu'on en avait d'appeler le XVIne sièc]e l'époque des
perruques. Une industrie puissante, au chiffre d'affaires mons-
trueux, en vit, et un bloc si gigantesque d'influences et d'intérêts
particuliers est ainsi né, que celui qui veut en dire un mot sans
contrainte doit se mettre bJ l'abri d'un livre. Tous les autres
instruments de diffusion publique sont en effet à ce point
réduits par ce bloc que (pour nous exprimer en termes modérés)
leur impartialité n'est plus a.u-dessus de tout soupçon.
Il n'est plus besoin qu'on nous instruise sur les fonctions,
devenues aujourd'hui indispensables, de la publicité ; et toute
jalousie, dans la critique que nous en faisons, doit être éloignée
de nos pensées 1 • :Mais il faut être aveugle pour nier le danger
qu'encourt, par ce commercialisme bien connu, c'est-à-dire par
cet envahissement du marché et de ses principes, la beauté de la
campagne et des villes, qui se voit sacrifiée à la publicité. Et le
danger est grand du fait qu'on peut tirer profit de la publicité,
mais non pas de la résistance qu'on oppose à ses excès et à sa
démesure. Si des milliers d'individus profitent de la publicité
en espèces sonnantes, tout le monde profite de l'harmonie et de
Ja beauté du pays, par un bien-être qui ne ,peut être mesuré par
le marché. Mais alors que la valeur non monnayable est infi-
niment plus élevée que la monnayable, elle succombera si nous
ne la secourons pas et si nous ne contrebalançons pas par un
poids moral ce qui lui manque de mercantilisme.
L'économie de marché a ici, à cause de son asymétrie, une
lacune qui doit être comblée de l'extérieur, au-delà du marché,
et ce serait proprement un suicide si ses fidèles abandonnaient
le succès facile de cette découverte à ses ennemis. Il y a en Alle-
magne, au milieu d'une de ses plus belles régions, un vieil homme
qui a consacré sa vie au combat contre les excès de la publicité,
un combat proprement désespéré contre la sottise, l'esprit de
l. W. Ropke, Mass und lklitte, Erlenbach-Zürich, 1950, pp. 200 à 218.
Ma conviction s'est encore affermie que la publicité, sous toutes ses formes
et dans tous ses effets, parmi lesquels il faut avant tout citer l'encouragement
à la concentration de l'entreprise, est à compter parmi les problèmes les plus
sérieux de notre époque, un problème auquel ceux, peu nombreux, qui peuvent
encore se le permettre, et qui ne doivent pas craindre d'être écrasés par les
intérêts puissants régnant ici, ne peuvent accorder assez d'attention. Ils doivent
compter ce faisant sur une résistance des intéressés.
160 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

lucre, la paresse intellectuelle, par amour de la beauté et de


l'harmonie et par dévouement à la cause. Il est l'incarnation
vivante de notre thèse que l'économie de marché n'est pas suffi-
sante et en même temps la preuve qu'elle a autant besoin de tels
hommes, ayant l'intelligence et le sens des affaires publiques, que
de la concurrence et du libre jeu de l'offre et de la demande.
Un autre exemple, très près du premier, est celui de la vente
à tempérament, dont nous avons parlé dans d'autres circonstances.
Il manque ici aussi, à l'intérieur de l'économie de marché, une
symétrie entre les forces qui favorisent cette forme moderne
extraordinairement répandue de la productivité et les forces qui
l'entravent, cependant que le plus ardent partisan du crédit à la
consommation ne peut nier le danger de ses outrances et de sa
corruption. L'asymétrie repose, comme dans le premier cas,
dans le fait que l'impulsion venant du marché joue en faveur du
crédit à la consommation, parce qu'ici les intérêts de ceux qui
veulent augmenter le débit de leurs marchandises s'associent aux
intérêts particuliers des organismes dont le but est de profiter
du financement de ce débit. On ne gagne rien par contre à l'orga-
nisation de la vente au comptant, qui n'a pas besoin d'un tel
secours, alors que c'est précisément le fait de ne pas faire de
dettes qui est le principe sain et à encourager au premier chef.
La vente au comptant, en tant que forme d'une vie raisonnable,
aujourd'hui menacée de tous les côtés, a besoin de ce fait de
notre patronnage efficace et de notre encouragement ; et nous
avons tout lieu de nous mettre du côté des forces, d'ailleurs
faibles, de modération, et de nous réjouir de voir que cette cause
presque perdue trouve encore dans certains groupes économiques
(les caisses d'épargne et quelques firmes commerciales et indus-
trielles) des avocats énergiques, qui croient en même temps
reconnaître en elle un intérêt spécifique. La cause de la vente
au comptant n'est au reste, du fait de l'asymétrie du marché, pas
des plus brillantes.
Un dernier exemple: le commerce du monde libre avec les
pays communistes, appelé par un euphémisme caractéristique
« commerce avec les pays de l'Est 1 ». Ici encore nous retrouvons
l'état de choses maintenant familier. Il est indubitable que ce
commerce est extrêmement dangereux et équivoque, et qu'il
risque de fortifier cette puissance dans laquelle le monde libre
1. W. Ropke, L'écorwmie mondiale au~ XJXe e' xxe siècles, pp. 115-131.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 161

doit reconnaître, s'il ne veut pas se leurrer, son ennemi mortel (et
qui ne manque aucune occasion de le lui déclarer avec une fran-
chise brutale ou de le lui faire clairement comprendre par son
comportement). Pourtant, on ne peut réaliser des gains que par
l'extension de ce commerce, non par sa réduction. A ceci s'ajoute
paradoxalement que Moscou, dans son désir de compenser les
insuffisances du système économique communiste par l'acqui-
sition des biens les plus convoités en provenance du monde de
l'économie de marché, peut compter avant tout sur la confédé-
ration des commerçants occidentaux qui représentent le système
économique inverse de celui du communisme et qui, en cas de
victoire de ce dernier, seraient les premiers anéantis.
L'idéal de culture et d'organisation de l'État pour lequel
lutte l'Occident (et dont la défense est le but), est l'idéal de liberté,
dans le sens précis où la politique n'est qu'un domaine partiel et
où les autres domaines de la vie et de la société conservent leur
indépendance. L'Occident oppose, en d'autres termes, au système
monolithique du communisme son propre système pluraliste.
C'est sa fierté et sa force, et l'une des conditions essentielles du
maintien de notre monde libre, le seul dans lequel nous pouvons
vivre. A ces domaines restant autonomes d'une économie plura-
liste (dont la liberté réside dans le pluralisme et est définie
par lui) appartient naturellement avant tout l'économie. Par
contre, il est essentiel pour l'empire communiste de soumettre
l'économie(et avecelle lesrelationséconomiques avec l'Occident,
tout aussi bien que les relations culturelles ou autres) à la poli-
tique, qui est le but suprême.
Nous avons affaire ici à une puissance mondiale totalitaire
qui politise tous les domaines, au premier rang l'économie. Il
s'ensuit que toute transaction économique avec l'empire commu-
niste est un acte absolu de politique internationale, du fait même
que le partenaire le veut ainsi. Chaque appel fait en conséquence
pour dépolitiser les questions ayant trait au commerce avec les
pays de l'Est, trahit ou bien un manque de clairvoyance peu
commun, ou bien l'intention d'encourager les visées commu-
nistes, car une telle naïveté est précisément ce que Moscou doit
souhaiter. Mais, et c'est là la faiblesse de l'Occident, il est facile
de masquer le caractère nettement politique du commerce avec
l'Est, et ceci en faisant appel au principe de la liberté pluraliste.
Si c'est au premier chef, pour le communisme monolithique, un
162 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

acte politique que de commercer avec l'Occident, c'est, pour


l'Occident pluraliste, au premier chef l'occasion de faire des
atiaires et d'y avoir un gain. L'habitude pourtant de respecter
les intérêts du commerce, conduit l'Occident à donner audience
aux commerçants qui veulent profiter du commerce avec les pays
de l'Est, et faire ainsi, sur ce terrain politiquement miné, ce qui au
reste est, dans notre ordre social et économique, leur fonction
légitime et confirmée. Peu de gens se demandent si dans ce cas
leurs intérêts commerciaux ne sont pas en conflit avec l'intérêt
politique collectif, qui est vital pour nous et plus particulière-
ment pour les« capitalistes» occidentaux.
Que l'incitation du monde commercial occidental à une inten-
sification du commerce avec les pays du bloc socialiste ait pour
elle la raison politique (qui doit avoir ici le dernier mot), cela
n'est pas prouvé par le seuJ fait que ses intérêts commerciaux
ont le vent en poupe. Du fait précisément que ces intérêts sont
puissants, les tentatives faites en vue de justifier le commerce
avec les pays de l'Est doivent être éprouvées avec d'autant plus
de méfiance. Marché et intérêt perdent ici leur indépendance et
e'~ en retour à. l'intérêt politique supérieur de prendre les déci-
sions auxquelles les commerçants doivent se soumettre. Ceux-ci
devraient considérer comme une blessure à leur intelligence le
:fu.it que les communistes essaient de les appâter par leurs inté-
rêts commerciaux, et se souvenir du mot de Lénine disant que
lorsque le moment sera venu de les pendre, les capitalistes se
bousculeront· pour vendre aux communistes la corde ! Il nt}
devrait pas leur être difficile, s'ils ne veulent pas nous donner
l'impression d'un véritable aveuglement par leurs intérêts com-
merciaux à court terme, de percer le jeu malhonnête que
jouent avec eux les communistes. Ils devraient reconnaître qu'à
nouveau se présente ici un cas d'asymétrie de l'économie de
marché que précisément celui qui y est attaché doit mettre en·
lumière.
Si l'on ne peut, en considération des limites .de l'économie
de marché, ~xiger des commerçants de s'imposer la retenue
dictée par l'intérêt politique supérieur (en fait, il existe déjà
une limite dans la concurrence), on doit pourtant attendre
d'eux qu'ils reconnaissent comme nécessaires, obligatoires et
raisonnables les limitations dictées par les gouvernements com-
pétents. Le partisan del'économie de marché·lui rend.décidém~nt.
CONlnTIONS PRÉALABLES ET :LIMl'l'ES ltU :M..moli:É l6il

lé pllis mauvais semée, s'il ne fait pas valoir en y mettant l'accent


Be8 Iinrites et ses conditions préalables, telles qu'elles ressortent,
dans ce cas comme da.ns les autres, et s'il n'en tire pas les conclu-
sions qui s'imposent.

5. CONDITIONS POLITIQUES DE L'ÉCONOMIE· DE MARCHÉ.

Mais alors qoo se passe~t-il, dans ce cas comme dans toltt autre
cas, si ces gouvernements ne sont pas les instances qui prennent
leut décision en tou:te indépendance, en considérant objective-
ment toutes les circonstances et en gardant en vue l'intérêt
général 1 Que se passe-t-il s'ils sont soumis à des pressions qui
veulent les contraindre à d'autres décisions 1
Nous touchons ici à l'un des points les plus sensibles, auquel
nous ne pouvons accorder trop d'attention. dans ce domain~
ali-delà de l'offre et de la demande. Il s'agit en un mO't du
problèine gigantesque de savoir si•, dans la démocratie de masse
moderne, avec ses dépravations diverses, une politique au servioo
de l'intérêt général est encore pOssible. En fait elle doit s'imposer
non seulement face à des groupements très puissants d'intérêts,
mais encore f-ace aux opinions, sentiments et pressions de masse,
qtti sont conduits, allumés et exploités aussi bien par les groupes
d'intérêts que par les démagogues et par la machine des partis.
Toutes ces influences sont d'autant plus à redouter qu'il s'agit
dàvantage de décisions qui, pour être prises de façon raisonna;ble,
exigent une objectivité et un examen judicieux de toutes les
circonstances et de tous les intérêts. Ceci n'est nulle part plus
valable que dans le domaine de la politique économique 1 •
Parmi ceS" influences les groupements d'intérêts méritent un
examen plus détaillé, qui doit nous préserver de rejeter le bon et
le mauvais. I}État démocratique moderne ne les a, à l'origine,
pas prévus. Il est plutôt parti de la notion qu'il ne devait pas y
avoir, à côté de ce que l'on nomme l'intérêt général~ d'intérêts
particuliers légitimes. Cela signifie que l'État doit faire valoir
cet intérêt général, qui doit être garanti par le jeu d'un exécutif

1. W. Lippmann, Essays in the PublicPhilosophy, Boston, 1955; Felix Somary,


Krise und Zukunft der Derrwkratie, Zürich, 1952; Lord Percy of Newcastle,
The Hereay of Derrwcracy, Londres, 1954; René Gillouin, L'homme rrwderne,
b&urreau de lui-~rne, Paris, 1951 ; Russell Kirk, Social Justice and Maas Culture,
«' The Review of Politics », octobre 1954 ; David M:cCord Wright, Democracy
and Progress, New York, 1950.
164 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

organisé en corps de fonctionnaires d'une part, et des partis


parlementaires d'autre part qui devraient diverger plutôt d'après
les idées que d'après les intérêts matériels 1 • Il est connu que le
développement réel correspond de moins en moins à cette notion.
L'État et les partis sont partout de plus en plus sous l'influence
de groupements et d'associations qui entendent faire valoir leurs
desiderata particuliers auprès du Parlement et de la bureau-
cratie, mais savent du moins faire échouer ce qu'ils ne souhaitent
pas. Ce faisant ils transforment d'un côté, et de façon croissante,
les partis en groupes obéissant davantage aux intérêts qu'aux
idées, tandis qu'en même temps ils portent atteinte à l'autorité
intérieure de l'État et compromettent sa vocation à représenter
l'intérêt général.
Ainsi l'État moniste de la doctrine démocratique devient de
plus en plus l'État pluraliste de la réalité démocratique. A côté
de la constitution écrite que la théorie proclame, apparaît
l'influence non écrite, paraconstitutionnelle, des groupements
particuliers, telle qu'elle s'incarne dans les associations de masses
et les organisations d'intérêts, dans les entreprises à fort capital
et leurs comités, dans les fédérations de l'agriculture et les
syndicats. Le Capitole est assiégé par les « pressure groups »,
« lobbyists » et « veto groups », comme on les appelle dans le
jargon expressif américain. Ce n'est que par ce jeu d'institutions
conformes à la constitution et de puissance sociale et politique
paraconstitutionnelle, que se révèle la structure de l'État mo-
derne. Mais il est évident que le fossé qui sépare l'idée démocra-
tique et le droit constitutionnel d'une part, et la dure réalité
d'autre part, doit ébranler fortement l'État démocratique des
temps présents. L'idée en elle-même semble être compromise,
tandis qu'une conduite de l'État consciente de ses responsa-
bilités essaiera tous les moyens pour se défendre contre la décom-
position pluraliste de l'État. Ce processus a accompagné l'évo-
lution de l'État moderne depuis ses débuts, et déjà Benjamin
Constant, le grand théoricien du gouvernement constitutionnel,
l'a montré il y a plus de cent ans 2 • Ce n'est que dans le dernier
quart du XIXe siècle qu'il est devenu frappant. Il atteint de nos
jours un degré tout simplement critique, aussi bien pour la démo-

1. Bertrand de Jouvenel, Du pou'IJO'ir, Genève, 1945, p. 390 et suivantes.


2. Benjamin Constant, Œuvres politiques, éd. Louandre, Paris, 1874, p. 248
et suivantes.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU' MARCHÉ 165

cratie que pour une politique économique rationnelle. Aucun


acte du législatif, aucun droit de douane à l'importation, aucune
démarche importante de l'administration n'échappent aujour-
d'hui à l'attention des groupes puissants et à leurs tentatives
souvent fructueuses de tourner l'action de l'État à leur avantage.
On enfoncerait des portes ouvertes si l'on voulait montrer
dans le détail et souligner le danger de cette évolution. Quelques
réflexions bien pesées devraient être d'autant plus nécessaires.
Le premier fait qui nous donne à réfléchir est que la même
expression de «pluralisme» qui est ici employée (dans le sens d'une
désapprobation), a dans les pays anglo-saxons un sens absolu-
ment positif et qu'elle a été aussi souvent employée par nous
dans ce sens. Elle caractérise dans ces pays quelque chose dont
on fait avec fierté et satisfaction profession de foi : la salutaire
existence de contre-poids face à la surpuissance de l'État moniste
de la doctrine démocratique, face à la« République une et indi-
visible ». Montesquieu n'a-t-il pas non plus parlé des « corps
intermédiaires », qui sont nécessaires pour ameublir le bloc géant
de l'État, par des groupements d'intérêts géographiques ou
professionnels ~ Cela n'exprime-t-il pas non plus notre propre
conviction que l'État moniste centralisateur est effroyable ~
N'est-ce pas l'indice de sauté d'un État qu'il y ait le plus possible
de vie individuelle, sociale, politique et spirituelle à côté de l'État,
de sphères échappant à sa dépendance, d'auto-gestion et d'auto-
nomie, de fondations et corporations, le plus possible de cercles
privés avec leurs droits et leurs intérêts particuliers ~Cela n'est-il
pas souhaitable pour borner l'ambition de l'État, tout parti-
culièrement de l'État démocratique, d'autant plus dangereux
à cet égard qu'il se fait passer pour l'exécuteur de la« volonté du
peuple» ~Lorsque nous critiquons le pluralisme, ne nous em-
brouillons-nous pas dans une lourde contradiction~
La contradiction se dénoue si nous faisons la distinction entre
deux pluralismes, l'un légitime et l'autre illégitime, l'un salu-
taire et l'autre néfaste.
Nous entendons par pluralisme salutaire celui auquel nous
avons affaire dans le cas des groupements particuliers, se défen-
dant contre la puissance revendiquée par l'État ou contre les
désirs de pui~sance revendiqués par d'autres groupements parti-
culiers représentés par l'État. Lorsqu'aujourd'hui les proprié-
taires se défendent contre le fait qu'en tant que faible minorité
166 CONDITIONS PRÉA.L-4-B~ES ET LIMI'PE~ PU H..UWB~

politique ils sont dépossédés de leur bulletin de vote, a;u FagM4


de la. forte majorité des locataires, nous av9B~ iei Ull cas évitlfffl.~
de cette sorte de pluralisme. Par contre le pluralisme néfaste p'est
pas défensif mais offensif. Il ne circonscrit pas l'État, II1ais il
cherche à l'utiliser à ses propF~s fins et à le mettre à sa dé-votion.
Il ne se tourne contre l'État q11e lorsque celui-ci conteearre ses
intérêts, tandis que c'est par aille11rs son désir d'en utijiser 1.~
pouvoir politique et économique.
L'immense danger d~ ce plurali~me néfaste :r~side en ee que,
tels de modernes prétendants de Pénélope, ces groupements d'in-
térêt assiègent l'État sans rel~che. Plus les frontières des eomp~­
tences de celui-ci sont élargies et plus grande est sa p-qj~sance, plus
la convoitise augmente chez ceux-là. Moins les groupements sont
nombreux à se partager la proie, mieux cela vaut pour cepx qui
prennent part au pillage. L'idéal d'un tel pluralisme est ainsi
orienté, qu'il pousse la pui$ance de l'État dans la vie économique
au maximum et qu'il réduit au minimum ceux qui participent
au combat en vue de la conquête et de l'utilisation de cette puis-
sance. Cet idéal est atteint dans l'État colleotiviste, avec :qatu-
rellement cette différence énorme que dans ce cas il est coura:{lt
qu~un groupe absolument nouveau triomphe, et arrache leur
proie aux groupes précédents.
Cette essence du plur-alisme (offeJlsif) néfaste explique qu'il
se soit fortifié durant la dernière génération, exactement d~tns la
mesure où le cours libéral de la politique ~conomique a été rétréei
par le cours étatique et socialiste. Mais dans la même mesure
aussi son contraire, le pluralisme défen~df et salutaire, qqe no11s
appelons de nos vœux, a perdu en influence et en poids. La puis-
sance de rÉtat d'un côté et la puissance éconowique et sociale
de l'autre sont de plus en plus liées. l'une à l'a.utr~, tandis que le
contre-poids à ce conglomérat et à ce dédoublement du pouvoir
(fédéralisme, autonomie co1nmunale, famille, éco:p.omie conunu-
tative, propriété, initiative privée, droit légitim~mellt a9ql1ls,
«corps intermédiaires» et quoi que ce so-it d'&ut:re} s~a:tnellui~
de nos jours, et toujours davantage du fait de ce phénomène.
Et pour comprendre le funeste effet des groupements offen-
sifs, il nous faut prendre en considération ce qùe j'ai appelé,
dans mon ouvrage La cri8e àe notre temps, 1~ « p~~~lisme à ~a
deuxième puissance». Par là je veux exprimer 1~ fait q11~ l~s
org~ms~tiens oolleotivea d'intévêts a.ugm~te!\t I!'~VW@~t le
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 167

poids des intérêts particuliers, au détriment de l'intérêt général,


et conduisent en outre sur des sentiers scabreux, du fait que les
fonctionnaires de ces groupements font de la représentation d'in-
térêts leur gagne-pain et ont un intérêt spécial à justifier cons-
tamment leur mission, et si possible de la façon la plus osten-
sible. Non seulement ils sont alors enclins à être plus violents que
leurs mandants, mais ils sont toujours tentés de représenter les
intérêts de ceux-ci de telle sorte que l'utilité et la nécessité absolue
de leur fonction apparaisse de la façon la plus convaincante pos-
sible. Il est évident que le représentant d'intérêts particuliers les
interprète à la lumière de son intérêt personnel et n'a donc pas
le moindre besoin de se nantir de ceux-là. Les intérêts des man-
dants doivent passer au travers du prisme de l'intérêt par-
ticulier de leurs fonctionnaires, qui les déforment.
Cet état de choses devient sensible si nous le mettons en
lumière par un exemple qui dépasse en portée tous les autres.
Si en effet nous prenons le cas des syndicats, on s'explique que
leurs dirigeants aient au premier chef un intérêt à des augmen-
tations continuelles du salaire nominal, ces augmentations étant
à n'en pas douter le résultat manifeste de leur zèle. Ils n'ont par
contre qu'un intérêt secondaire à un relèvement du salaire réel
par le jeu de la baisse des prix ou à l'obtention d'autres avantages,
peut-être encore plus nécessaires à la prospérité et au bonheur
des ouvriers et employés que l'augmentation du salaire. La
diminution des prix peut être plus utile au véritable intérêt
des membres d'un syndicat, mais elle a l'inconvénient, du point
de vue des dirigeants syndicalistes, de ne pas faire ressortir
leurs propres mérites. C'est ici (on. peut à peine en douter)
qu'il faut chercher la source principale de la continuelle infla-
tion actuelle qui caractérise le monde occidental, et en même
temps la justification de ce qu'on appelle aujourd'hui le labour
standard (Hicks), la « monnaie syndicaliste » qui a, pour notre
malheur, remplacé l'ancienne monnaie-or 1.
Si nous revenons maintenant à notre thème principal et si
nous ajoutons à la domination exercée pa.r les groupements la
domination exercée par l'opinion, les sentiments et les passions de
masses, l'effet conjugué de ces forces et de ces influences ne
1. K. E. Boulding, The Organizatiorull Revolution, New York, 1953; A. Rüstow,
OrtBbe&timmung der Gegenwart, 38 volume, Erlenbach-Zürieh, 1957, p. 171 et
euiv.-.- <<Labour Standard»: J. R. Hiob, Economie F~tu aJ Wœge
Policy, «Economie Journal», septembre 1955.
168 CONDITIONS PRÉALABLES ET LlMITES DU 1\IARCHÉ

peut plus nous surprendre. Cette domination aura première-


ment une tendance à l'irrationalité, c'est-à-dire qu'elle sera
plutôt déterminée par ce qui· est « politiquement possible » que
par ce qui est économiquement raisonnable et juste. L'exemple
le plus frappant à cet égard est le fait que l'une des interventions
les plus déraisonnables, les plus irréfléchies et en même temps les
plus antisociales et inéquitables qui se puissent concevoir, à savoir
la réglementation des loyers d'habitatio~ par l'État et la protec-
tion des locataires (qui en vérité est la protection d'un groupe-
ment particulier de locataires privilégiés, c'est-à-dire des anciens
locataires, aux dépens des propriétaires et des nouveaux loca-
taires), triomphe de tout argument irréfutable et en même
temps de la conviction de tout politicien quelque peu intègre et
intelligent. Ce triomphe s'explique par le fait qu'il faut un peu
de jugement et de réflexion pour voir les effets de cette réglemen-
tation et que ]es politiciens n'osent pas renoncer à cette possibilité
de démagogie facile t.
Deuxièmement, grâce à la domination qu'elles exercent, les
opinions, les émotions et les passions des groupes et des masses
se soutiendront mutuellement et veilleront à ce que les grou-
pements d'intérêt aient le jeu d'autant plus facile qu'ils peuvent
davantage mobiliser l'ignorance, l'irréflexion et les vagues
sentiments des masses. Troisièmement, la politique économique
souffrira dans ces conditions de contradiction et dégénérera
en une somme de mesures particulières sans conception d'en-
semble et qui portent la marque d'un opportunisme incons-
tant. Récemment, l'exemple le plus éloquent à cet égard a été
celui de ce ministre français des finances qui s'est attaqué non
pas aux causes de l'inflation mais à ses statistiques, à savoir
aux chiffres indexés qui déterminent le mouvement des salaires.
Là. où les principes manquent ou ne peuvent suffisamment
s'imposer, la politique économique est sacrifiée à l'humeur de la
politique du jour et devient la source d'une insécurité que la
nervosité et l'inconstance ne font qu'accroître. Tout cela conju-
gué conférera à la politique économique un caractère étonnant :
elle suit la commodité politique, la ligne de moindre résistance
1. W. Rôpke, Wohnungszwangswirtschaft- ein europiiisches Problem, Düssel·
dorf, 1951; M. Friedmann et GeorgeJ. Stigler, Roofs or Oeilings? Popular Essay
on Current Problems, New York, septembre 1946 ; Alfred Amonn, Normalisierung
der Wohnungswirtachaft in grundlliitzlicher Sicht, << Schweizer Monatshefte »,
juin 1953.
CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ 169

sociale, selon la formule« après nous le déluge», ou pour parler


encore une fois avec Keynes : in the long run, we are all dead !
Mais cela signifie aussi que la politique économique de notre
époque préférera les solutions « commodes >> (W. Lippman), c'est-
à-dire celles qui dans le moment semblent les plus faciles et les
plus confortables, quand bien même ce serait aux dépens de
l'avenir. Il faut mettre au premier rang de celles-ci le protection-
nisme, car l'écartement de la concurrence extérieure gênante est
le moyen auquel on recourt pour différentes raisons, et avant tout
parce qu'il est politiquement le plus facile. Le deuxième groupe
des solutions« commodes» est l'appel aux caisses de l'État, qui
fait monter en flèche la fiscalité actuelle. Cet appel, de même que
les voix en faveur de la protection douanière et autres limitations
à l'importation, s'appuie sur la tendance obstinée des hommes à
croire en politique économique et sociale à une sorte de « qua-
trième dimension », et à oublier que dans les deux cas quelqu'un
doit toujours payer l'addition, ici le contribuable, là le consom-
mateur. Contribuable et consommateur deviennent de la sorte
les forgotten men de ce temps, rejoignant l'épargnant et les autres
victimes de la dévalorisation monétaire. Puis la troisième solu-
tion <t commode>> est, comme chacun sait, l'inflation, d'autant
plus « commode >> qu'elle s'installe plus doucement. Voilà la
véritable explication de l'inflation chronique du monde occi-
dental qui, pour des raisons qui sont encore à préciser, mérite le
nom d'inflation« démocratique et sociale».
Il faut émettre ce diagnostic avec une honnêteté sans réserve,
parce que la connaissance du danger est la première condition
de sa conjuration et que l'on rend ainsi le meilleur service à la
démocratie menacée par ses abâtardissements. C'est un programme
multiple et de longue haleine qu'il faut opposer à ce danger.
Le problème de savoir comment l'exécutif peut recevoir un
surcroît de force et d'indépendance et devenir ainsi le refuge
assuré de la continuité et de l'intérêt général, sans porter préju-
dice à l'essentiel de la démocratie (à savoir la nécessité pour le
gouvernement d'avoir l'adhésion de ses administrés), ni à sa
légitimité fondée sur cette nécessité, sans dégénérer en arbitraire,
ni en toute-puissance bureaucratique, réclame ici une solution.
Le sentiment d'une communauté intangible et supérieure aux
intérêts particuliers et aux besoins momentanés, pour laquelle
les hommè~ vont même jusqu'à acoep~r la mort, lt} sentitnent de
l 'TO OONDITIONS PB.ÉALABLES ET LIMITES DU MABCHÉ

l'&utorit6 indiscutable du gouvernement à qui incombe légiti-


mement la conduite de la communauté, et le sentiment de son
«pouvoir qui tranquillement et d'un trône assuré» ... «repose
dans sa. possession sacrée confirmée par les ans ancrée dans
l'habitude et qui se fortifie aux mille racines des pieuses
cr()y&llces de l'enfance», tout cela a besoin d'être fortifié, mais
en même temps on doit supprimer la crainte trop fondée qu'ont
les hommes d'être livrés à un Léviathan. Un problème extrê-
mement délioa.t, mais qui n'a pas de solution si le domaine des
tâch~ de l'État, aujourd'hui extraordinairement étendu, n'est
pas remoreelé avec énergie, si sa politique financière et sociale
n'est BOUIO.ise à nouveau à des règles solides, simples et comprises
par toua, s 7orientant en fonction de l'intérêt général et de l'ordre
économique libre, sans lesquels il n'y a pas de protection contre
l'arbitraire.
Mais le plus important ici est, une fois encore, le spirituel et le
moral. Face à. l'individualisme et à l'utilitarisme, qui donnent
au profit matériel des individus et des groupes un èxcès de
poids dangereux, face au positivisme juridique, pour lequel la
loi écrite œt le dernier mot, il faut augmenter tous ces impondé-
rables sur lesquels finalement la nation repose èn tant qu'entité
durable et sans lesquels on ne peut arrêter l'écroulement: les inal-
térables critères du droit naturel, la continuité, la tradition, le
sentiment de l'histoire et de la. patrie, c'est-à-dire tout ce qui
lie les hommes à la communauté. Plus un État est jeune et plus
son existence paraît provisoire, plus il est urgent que tous les
efForts tendent vers ce but.
Institutions indépendantes au-delà de l'arène des eombats
d'intérêts~ jouissant de l'autorité de gardiennes du général, du
durable et du non monnayable, les juges, la banque centrale,
les Églises, les universités, les fondations, quelques journaux et
revues d'une intégrité inviolable, une éducation nationale qui
devienne par la culture de l'universel et du classique un rem-
part contre la pédagogie de l'utilité et la spécialisation à
co\ll'te vue, la nobilitas naturalis dont il a. déjà été question,
tout œla est ici d'une valeur inestimable.
Un dertûer mot enoore doit être dit concernant les devoirs et
la JWpOnsebilité qui incombent aux représentants académiques
dtl 1'4colloli1Îe politique, en un temps où les conditions de ba.se
d'œe politique éatmomiqne &tt serviee de l'~:rjt général et de
C():JS"I>:I'rJONS l":RÉ.u,AB~S ET LDIIT:E;S DlT J4A;RÇJ{;é l71

J.IJ. fl9~iété ijbre sont plus qu,e j~mais menac~ p~r les for~ ® ~
~é;m90l"a.tje de m.~e. Il ep est l;le~~01,1p pottr p:rét~n.Q.rl;) q-q~ ~
fop.ction principale de l'économie politique consiste à prép~r
}ft domination de la société par des économiste~, des ~ta.tistici~us
et <les spécialistes de la planification économique, c! est-à,,..dire
un état pour lequel je propose {à chose affreuse IQ.ot affreux)
l'expression t< économocratie ». Nous som:mes déjà, et de façop
mquiétante, bien avancés dans cette voie, bien qu'il ne soit pa.s
moin~ dangereux de livrer État et société à des éconoQl~tes
ainsi endoctrinés, que de vouloir en confier la responsabilité /J,
des généraux 1.
La véritable tâche des spéeialistes de l'économie politique est
en effet tout autre, surtout dans la démocratie moderne de
w~se. EUe a ipi l'obscure mais d'auta:nt plus nécessaire mission
~;q pillieu des passions et des intérêts de la vie politiqtW, de fq,ire
parler la logique des choses, de rendre clairs les fait~ et :rap-ws
ports fâcheux, 4e tout mettre à sa place avec une équité pesée
avec soin, de crever les bu.lles de savon, de démasquer 1~& illq.-
sions et les confusions, d'opposer à l'enthousiasme politique et à
ses fourvoiements possibles l'entendement économique, et à la
démagogie la vérité incorruptible. L'économie politique devra.jt
être lft. scie11ce anti-idéologique, anthutopique, ~nti..chimérique
et p~ là repdre à la société l'inestimable serviee de tempérer
les passions politiques, de combattre les mythes de masses et de
rendre la vie dure à tous les démagogues, magiciens de la finance et
enchanteurs de l'économie. Ce faisant, elle doit se garder de se
faire elle-même la servante complaisante des émotions sociales,
dont Dante décrit l'effet abêtissant dans le 13e chant du<< Para-
dis » : E poi l' affetto l' intelletto lega.
On comprend encore mieux cette mission quand on se souvient
1. L'archétype de l'économocrate moderne doit être cherché dans les physio-
crates français du XVIIIe siècle. Ils [les « économistes », Quesnay en tête] sont
manifestement les ancêtres spirituels de tous les organisateurs et faiseurs de
plans assoiffés de puissance, imbus de la justesse absolue de leurs théories et
arrogants. Qu'on lise à. cet égard le portrait vivant qu'en a donné Walter
Bagehot (Biographical Studies, Londres, 1881, p. 269 et suiv.). Selon Bagehot,
un contemporain écrit que Quesnay est persuadé d'avoir réduit la théorie écono-
mique à un simple calcul et à des axiomes d'une évidence irréfutable. Tocqueville
(L'Ancien Régime et la Révolution, 3e chapitre} dit des physiocrates : « lls n'ont
pas seulement la haine de certains privilèges, la diversité même leur est odieuse !
ils adoreraient l'égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs
desseins n'est bon qu'à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect; les
droits privés, nuls égards ; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, à bien
parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique. »
172 CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMITES DU MARCHÉ

d'un problème de la démocratie moderne qui, dans la politique


économique, donne toujours bien du mal. Il s'agit de l'intervalle
de temps qui s'écoule entre le moment où les desiderata sociaux
et économiques des masses sont exploités démagogiquement et
celui où le prix à payer pour leur satisfaction ne peut plus être
caché. Si l'économiste réussit par un éclaircissement opportun
et efficace à réduire cette marge, il a rendu à la société un service
qui ne peut être estimé assez hautement. Car en fait, en politique
économique aussi bien que n'importe où ailleurs, le mot de
Chateaubriand est valable: «Le crime n'est pas toujours puni
dans ce monde, les fautes le sont toujours ».
Cela ne signifie pas, Dieu merci, que nous, économistes, pou-
vons nous retirer dans la tour d'ivoire d'un neutralisme scienti-
fique. Aux représentants des sciences sociales moins qu'à qui-
conque est épargnée la décision au grand carrefour de notre
culture, où il nous faut non seulement déchiffrer les poteaux
indicateurs, mais aussi savoir quelle route nous devons indiquer
et suivre : la route de la liberté, de l'humanité et de la vérité
infaillible, ou l'autre route, celle de la servitude, de la violence
faite à l'homme, et du mensonge. Se soustraire à cette décision
ne signifie pas moins une « trahison des clercs » que si nous
voulions sacrifier la dignité de la science dans la vérité, aux
passions politiques et aux émotions sociales de notre époque.
CHAPITRE IV

ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

Si terrible que soit la menace de lente décomposition intérieure


et d'envahissement de l'extérieur, par tous les moyens, ce qui
menace les pays libres d'Occident n'est pas le communisme en
tant que danger immédiat. Ce n'est pas non plus, il faut le
dire encore une fois, le fantôme du totalitarisme, qui fait ap-
paraître au milieu de nous son effrayant visage. Ni une éco-
nomie planifiée englobant tout, ni une socialisation généralisée,
ni un État totalitaire, inséparable de ces deux dernières, ne sont
des buts pour lesquels on peut mobiliser avec succès les masses
électorales. 1\'Iais des processus de maladie chronique se sont
attachés à la structure de notre société et de notre économie,
s'infiltrant sournoisement, et par là d'autant plus perfidement,
dont les causes sont difficilement détectables, dont la nature
propre reste cachée à l'observateur irréfléchi et superficiel et
dont les avantages immédiats sont séduisants pour certains
hommes et groupes d'hommes, alors que leurs funestes séquelles
n'apparaissent que lentement. C'est précisément en cela qu'ils
sont particulièrement à craindre.
Parmi ces abcès de notre économie occidentale, continuant
leur lente dévastation, deux sont prédominants : le progrès
apparemment irrésistible de l'État-Providence et cet évidement
insidieux de la valeur monétaire que l'on désigne du nom d'infla-
tion. Ces deux facteurs dépendent étroitement l'un de l'autre
dans leurs causes et dans leurs encouragements réciproques.
Tous les deux ont ceci de commun qu'il s'agit d'une glissade
d'abord nonchalante mais s'accélérant toujours davantage et de
façon toujours plus difficilement amortissable. S'ils savaient ce
qui les attend au bout du compte, les hommes arrêteraient peut-
être à temps cette glissade. Mais (et nous enchaînons ici avec le
deuxième chapitre) la fatalité veut qu'il soit extraordinairement
difficile de réagir pendant qu'il en est encore temps contre le~
démagogues sociaux (qui utilisent les promesses de l'État- ·
Providence et de la politique inflationniste en vue de la corrup-
174 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

tion politique des masses), en faisant appel à la raison et en


·mon~ant bien que finalement tout le monde le payera cher.
Ced qui réfléchissent et voient loin doivent redoubler d'efforts
vers la lumière, sans s'effrayer des attaques furieuses des déma-
gogues sociaux et des fonctionnaires de l'État-Providence, qui
ne s'embarrasseront pat~~ du choix des moyens.
État-Providence et inflation ont en outre un point commun:
on conmate avec- effroi que ces forces politiques, dont on a
traité dans le chapitre précédent, minent les fondations d'une
économie et d'une société libres et productives. Ces deux fotcres
eont issues de l'opinion, des exigences, des sentiments Erli des
p888futm des masses et se· dressent, sous l'influence de Ces' foreèS,
aontre la propriété, le dr0it, l'articulation sociàw, la tra.ditf6tt,·
la continuité et l'intérêt général. Tontes deux se serven:t dê I'É'tât
et du bulletin de vote pour fàvoriser l'un aux dépens~ l"autre;
et ceci dans· la direction vêrs laquelle la majorîté des éleèteuts'
fait de plus en plus valoir son poids. L'un et l'autre sont l'ex-
pression de· la désagrégation des fondements moraux àlitrèfois'
Yalables.

1. LIMlTES ET DANGERS DE L'ÉTAT;.PJtOViDENCË.

Il va sans dire que des différences considérables existent entré"


l"~tat-Providence et l'inftation chronique. Alors qU'il n'y a,. vl's•
à-vis de l'inflation qu'un seul comportement, celui d'une' riposte
décidée et indignée, il est par contre indéniable qne·là notion
d'lttàt-Providence embrasse beaucoup de choses auxquelles-
nous ne pouvons pas dire simplement non. Aussi ne peut-il s'agir
ici de· condamner l'État-Providence comme tel, mais bien davân-·
tage de déterminer ses frontières et ses dangers. lei se confitme·
cette maxime exprimée dans le chapitre précédent qu'e·l' écon.o··
miSte, s-'il veut se conformer à sa responsabilité; doit exa'nlmer
soign.eUBement sur quels points il doit insister~
Indubitablement les choses, dans ce· domainè, se· passent de·
telle sorte· que nous ne sommes décidément plus au tenrps où'
l'État~Frovidence avait besoin de notre secours et de notre-
encouragement. La probabilité selon laquelle le nûnimunr indisio·
pensablEfde~curité assurée par l'.:État pontrait rte pas 1;·trottvet'
EfOn compte est pratiqueruent inexistant, à.- n6tre époque' <m~
démouratie de· ma'SS"e, de fortes· puissan'008 so~iales, dtr désfrs.
ÉTAT-PROVIDENCE JlT INFLATION OHBONIQml: 115

effrénée d'ég&lité et de <c spoliation par le bulletin de vote» (devenue


presque une habitude). Mais très grande est malheuretr.MtD8nt
l'autre probabilité, à savoir que ce minimum pourrait être l&r..
gement et dangereusement dépassé au détriment des hommee, de
la sa,nté de la société et de la force de notre système éoonomique.
On ne peut donc douter du pl&teau dans lequel nous devon&
placer le poids de notre voix (quelle que soit son importance).
Nous avoos à exercer notre critique sur les limites et les dangers
de l'État-Providen~e, et non pas sur ses bénédictions deven11E18
toujours plus douteuses.
A cet égard, il est certain qu'un ch&n.gement est intervenu
depuis 1945, dans presque tous les pays. Le mot «Plan Beve-
ridge » devrait suffire pour nous remettre en mémoire ce temps
où l'enthousiasme des couches les plus étendues se tournait ve:rs
la. pensée d'une tutelle universelle de l'État) qui avait trouvé
dans ce plan l'expression la plus intéressa.Dte 1 • L'avenir, tel
était l'avis des profanes et des. spécia.li&tes, appartenait à un tel
« État-Providence»·. Et en fait on s'est mis, de façon plus radicale
cependant dans les pays placés sous l'infiuenœ exclmive ou
dominante des socialistes, avec arcWur àt l'ouvrage en vue de
créer un tel État, défeDBeUr de la sécurité et de la. compensation
1. Beveridge :
Des explications: détaillées sur ·le plaa. Beveridge· se trouvent dana mon livm-
Oivitas humana, Paris, 1946, pp. 233.243. L'auteur de ce plan qui a fait de la.
Grande-Bretagne l'a terre modèle de l'État-Providence, a un peu plus tard,
dans so.n livre Full1llmploymentin a.free Society, Londres, l944,essentiellement
contribué à ce que l'idéologie égalitaire de l'État-Providence soit complétée
par l'idéologie d'Wl « plein emploi » inflationniste. Une eritique excellente de ce
deuxième plan Beveridge par Henri C. Simons; The BetJeridge Program : A?J
unsympathetic interpretation, « Journal of Politic al Economy », septembre 1945
(maintenant dans la collection ((Economie Policy for a free Society», Chicago,
1948, pp. 277-312) ; Lionel Robbins, The EcoMmÏIIt in the Twentieth Oentu11J,.
Londres, 1954, pp. 1.8-40. Les deux critiques sont arrivés à la conclusion,
confirmée par le développement réel, que la politique de plein emploi préco-
nisée par Beveridge avait nécB888irement pour conséquence l'infi&tion. C'est
d'autr.e part tout à son honneur d'avoir plus tard et à maintes occasions critiqué
franchement le développement prbvoqué par son premier plan. C' elit ainsi qlfil
s'est vu amené, dans· son ouvrage ultérieur Voltmtary Action, Londres, 1948,.
à placer dans Wl éclairage correct l'aide mutuelle volontaire. Cependant il
semble n'avoir jamms vu cla.i.Pement quelle part il' a prise au développement
qu'il critique. A vrai dire, il déclarait récemment avec franchise, dans une
conférence que l'inflation avait anéanti les économies qu'il avait faites en pré-
voyance de sa. vieillesse, ajoutant qu'elle était responsable du fait que peut-être
il vivrait plus longtemps qu'il ne pouvait se le· permettre. Mais il semble n'avoir'
toujours pas compris que c'est sa propre création de l'État-Providence, unie
au suremploi prôné par lui, qui est respons&ble· pour- une bonn& partie de cette·
inflation qui entame ses économies et menace de créer des soucis à sa vieillesset
Figure tragi·comique d'un homme qui ne· Vbit toujours pas~ qu'il a lui-même
scié la branche sur laquelle il se tenait.
176 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

des revenus. La crainte d'une vague de chômage consécutive à


la guerre s'est révélée ici, entretenue qu'elle était par de faux
pronostics de la conjoncture, comme une force motrice efficace.
L'enthousiasme d'alors s'est partout envolé, même en Grande-
Bretagne et dans les pays scandinaves. L'idéal de l'État-Provi-
dence a fait place à sa pratique quotidienne, ce qui fait qu'on voit
se répandre désenchantement et désillusion, souci même et irri-
tation, et que des voix, que personne n'a plus le droit de ne pas
entendre, expriment leurs critiques 1 • Il est de moins en moins
de gens pour se soustraire à cette évidence qu'entre un système
économique et social, qui s'en remetauxforcesd'ordre et d'impul-
sion du marché et de la libre entreprise et a obtenu de ce fait
des succès peu ordinaires, et une répartition continuellement
renouvelée des revenus et des richesses en vue d'instaurer l'éga-
lité, une contradiction apparaît qui est, à la longue, insuppor-
table. L'un des deux doit un jour ou l'autre disparaître: le sys-
tème économique et social libre ou l'État-Providence actuel. Et
pour citer un chef de file de l'économie politique (l'Anglais
L. Robbins) qui sait peser soigneusement ses mots : « Une
société libre ne peut pas être fondée sur l'envie 2 >>.
Le curieux est que cet État~Providence boursouflé est dès
aujourd'hui un anachronisme. Il est de fait qu'une aide organisée
par l'État en faveur des économiquement faibles a un sens et
une origine dans une certaine période de l'histoire économique
et sociale, à savoir celle qui s'est écoulée entre l'ancienne société,
préindustrielle et celle hautement industrielle d'aujourd'hui,
période dans laquelle la vieille cellule sociale se dissolvait et où
l'homme, privé de point d'appui, devenait un prolétaire aban-
donné. De cette façon, et sans qu'il y parût alors, un vide s'était
produit et avec lui un besoin d'aide et de sollicitude qui pouvait
difficilement être mesuré de façon satisfaisante sanslesecoulirsde
l'État et malgré toutes les aides privées. Mais aujourd'hui (et
c'est là le paradoxe) dans l'État-Providence moderne, le sys-
tème de tutelle des masses organisé par l'État est poussé à

Colin Clark, Welfare and Ta:mtion, Oxford, 1954; A. O. Pigou, Quelques


aspecta du Welfare State, u Diogène •, juillet 1954 ; Bertrand de Jouvenel, The
E hies of Redi8tribution, Cambridge, 1951 ; Hans Willgerodt, Die Kriais der
aozialen Sicherheit und das Lohnproblem, Ordo-Jahrbuch, 7e volume, 1955,
pp. 145-187.
2. Lionel Robbins, dans la collection Economica and Public Policy,
Washington, 1955, p. 152.
ÉTA.T..PROVIDENCE ET INFLATION CliRQNI9Ulil 177

l'extrême au moment précis où, dans les pays économiques en


pleine expansion, cette période intermédiaire a été, et de loin,
surmontée et où de ce fait les possibilités de prévoyance indi-
viduelle ou mutuelle sont devenues incomparablement meil-
leures.
La tutelle des masses organisée par l'État n'est précisément
rien de plus que la. prothèse d'une société rendue infirme par le
système prolétarien, un expédient à mettre sur le compte ®
l'état de minorité économique et morale des couches nées de la,
décomposition de l'ancienne société. Ce pis-aller a été indispen-
sable aussi longtemps qu'un grand nombre d'ouvriers d'usines
étaient trop pauvres et, du fait de leur situation prolétarienne, trop
paralysés dans leur désir de prévoyance pour s'aider eux-mêmes
et trop violemment arrachés à l'ancienne cellule sociale pour
pouvoir se reposer plus longtemps sur l'aide solidaire de vraiea
petites communautés. Cette tutelle devient superflue dans la
mesure où nous pouvons espérer surmonter cette· étape peu
glorieuse de la prolétarisation.
Dans la mesure alors où cette phase sera surmontée, dans
les pays en expansion, et où nous pourrons compter sur un degré
suffisant de prévoyance individuelle, le principe de l'État-Provi-
dence aura perdu de sa nécessité. Mais on comprend mal que
maintenant seulement, alors que ses organisations ont perdu de
leur urgence, l'État-Providence pousse ses feuilles de la façon
la plus exubérante. On fait passer pour progrès ce qui pourtant
ne fait que découler des conditions d'une période intermédiaire
aujourd'hui de plus en plus dépassée du développement écono-
mique et social. Mais on oublie que, si nous prenons au sérieux
le respect de l'homme, nous devons au contraire raisonnablement
apercevoir un progrès dans la mesure ou nous pouvons compter
que de larges couches du peuple résolvent le problème de la.
prévoyance, avec leurs propres ressources et sous leur propre
responsabilité, par l'épargne, l'assurance et les formes variées
d'aide spontanée de groupements. Cela seul est finalement
digne d'hommes libres et majeurs; plutôt que de regarder conti-
nuellement du côté de l'État et d'attendre de lui les secours, dont
finalement les poches seules du contribuable ou les restrictions
imposées aux victimes de la dévaluation font les frais.
Ou bien, devons-nous oonsidérer comme un progrès l'élargis-
sement du cercle de ceux qu'il faut traiter en mineurs sur le
178 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

plan économique, en les confiant aux soins d'un État tuteur


colossal~ Le progrès ne consiste-t-il pas précisément à accueillir
de plus en plus, grâce à leurs revenus accrus, les grandes masses
du peuple dans le groupe des majeurs livrés à leur propre respon-
sabilité, et, en même temps, à restreindre l'État-Providence
au lieu de l'amplifier? Si une tutelle des masses organisée par
l'État est la prothèse d'une société rendue infirme par le sys-
tème prolétarien et la «massification», nous devons appliquer
tous nos efforts à la rendre superflue. Voilà, quelle qu3 soit notre
optique, le vrai progrès. Celui-ci se mesure au degré plus ou
moins élevé d'extension de la prévoyance individuelle et de la
prévoyance mutuelle, aux dépens de la prévoyance autoritaire
de l'État. Et c'est dans la même mesure que nous triomphons à
la fois de la « prolétarisation » et de la « massification )), mais
avant tout aussi du danger que nous encourons de voir l'homme
abaissé au rang d'animal industrieux, et parqué plus ou moins
bien nourri dans la grande écurie de l'État.
A l'encontre de telles considérations on objecte çà et là que
sans doute l'amélioration de la situation économique rend moins
nécessaire l'aide organisée par l'État, mais qu'en même temps
la dissolution de ]a cohésion familiale a augmenté le besoin d'une
telle aide. Cette dissolution est indiscutable. Cependant il
importe premièrement de se demander si ce besoin de secours
n'a pas davantage diminué du fait de l'augmentation des revenus,
qu'augmenté du fait de la dissolution de la cohésion familiale,
et deuxièmement de remarquer que nous n'avons aucune raison
de déposer simplement les armes devant la désagrégation de la
famille et de sa solidarité. Si récemment à la Chambre des
Communes une femme député brossait avec émotion l'existence
que menait son père, pour prouver combien l'État-Providence
était encore insuffisant, cela n'est pas une preuve de l'urgence
_de l'aide d'État, mais un symptôme effrayant de la perte du
sentiment du naturel dans l'État-Providence moderne. De fait,
elle s'attira d'un député la juste réplique qu'elle devrait avoir
honte que son père ne reçût pas de sa propre fille un soutien
suffisant.
En vérité l'État-Providence moderne, qui nous apparaît à la
lumière de cet examen comme un anachronisme, serait incom-
préhensible si nous ne réfléchissions pas que son sens est entre-
temps devenu différent. Son but n'est plus d'aider les faibles
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 179

et les nécessiteux dont les épaules ne sont pas assez vigoureusés


pour supporter le fardeau de la vie et ses vicissitudes. Il s'agit
de moins en moins de cela et l'on voit que c'est précisément
les plus dépourvus qui généralement n'y trouvent pas leur
compte. L'État-Providence d'aujourd'hui n'est pas un simple
parachèvement d'anciennes institutions de sécurité et de pré-
voyance sociales, telles que, par exemple, celles qui furent créeés
en Allemagne par Bismarck. Il est devenu dans des pays tou-
jours plus nombreux un instrument de la révolution sociale, dont
le but est, si possible, la totale égalité des revenus et des richesses.
Et ainsi est apparue, à la place de la sympathie, l'envie en tant
que mobile principall.
Ce qu'on prend est devenu ici au moins aussi important que
ce qu'on donne, et s'il n'y a plus assez de nécessiteux authen-
tiques, on doit en créer pour libérer ainsi le ressentiment social
et justifier la réduction des plus riches à l'état moyen; et ceci au
nom de phrases morales. On parle encore le langage de l'ancien
État-Prévoyance et l'on pense encore selon ses catégories, mais
cela devient de plus en plus une coulisse à l'abri de laquelle on
part en campagne contre tout ce qui ose dépasser le niveau
moyen en revenus, richesses et réalisations. Mais comme le
but de cette révolution sociale n'est pas atteint avant que tout
ne soit aplani, et que précisément les légères différences rési-
duelles ne font qu'enflammer davantage le ressentiment social,
comme en outre une situation où plus rien ne peut-être donné
en pâture au ressentiment est impensable, on ne voit absolument
pas la fin de cette évolution, aussi longtemps que la perverse
philosophie sociale sur laquelle est fondé l'État-Providence
moderne ne sera pas démasquée et rejetée comme l'une des
grandes erreurs de notre temps 2 • Les effets toujours plus évi
1. Helmut Schoeck, Das Problem des Neides in der Massendemokratie, dans
<<Masse und Demokratie », édité par A. Hunod, Erlenbach-Zürich, 1957, pp. 239-
272.
2. « La haine que les hommes portent au privilège s'augmente à mesure que
les privilèges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu'on dirait
que les passions démocratiques s'enflamment davantage dans le temps même
où elles trouvent le moins d'aliments. J'ai déjà donné le raison de ce phéno-
mène. TI n'y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les
conditions sont inégales ; tandis que la plus petite dissemblance paraît cho-
quante au sein de l'uniformité générale ; la vue en devient plus insupportable à
mesure que l'uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l'amour de
l'égalité croisse sans ce~se avec l'égalité elle-même; en le satisfaisant on le
développe. Cette haine immortelle est de plus en plus allumée, qui anime les
peuples démocratiques contre les moindres privilèges, favorisant singulièrement
180 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

dents de l'État-Providence moderne (parmi lesquels il faut faire


ressortir l'inflation chronique) sont de nature à encourager cette
réflexion.
Si l'on veut essayer de préciser plus encore ce changement
révolutionnaire exprimé par l'État-Providence, on peut prendre
différents chemins. On pourrait dire qu'il se tient à la fin d'une
évolution qui a parcouru dans le cours des cent dernières années
trois degrés, commençant par le stade de la prévoyance indi-
viduelle et mesurée en fonction des véritables besoins pour débou-
cher sur la sécurité sociale de l'État et se terminer enfin dans le
stade actuel d'une assistance généralisée ayant pour but une
sécurité embrassant tout et tout le monde. Une autre interpré-
tation n'est pas très différente de celle-ci: au début était l'idée
d'une tutelle qui avait à. se rendre superflue et à disparaître le plus
vite possible; puis s'élève l'idée que l'aide de l'État doit devenir
maintenant une institution durable qui, quelle qu'elle soit, ne
devrait devenir effective que dans certains cas bien déterminés.
Finalement, le principe révolutionnaire devient de nos jours
dominant, qui fait de l'État une pompe à revenus fonctionnant
jour et nuit, avec ses tuyaux et soupapes, ses courants aspirants
et foulants, tels que leur inventeur, Lord Beveridge, les a décrits
il y a plus de dix ans.
Vu d'une façon ou d'une autre, le caractère bouleversant dela
récente forme d'évolution est évident. Tout un monde sépare un
État qui de temps en temps préserve des malheureux de sombrer
au-dessous d'un minimum vital, d'un autre où, au nom de l'éga-
lité économique et par un engourdissement croissant de la
responsabilité individuelle, une partie importante des revenus
privés e.st continuellement saisie par la pompe de l'État-
Providence et détournée par lui, avec des grosses pertes de ren-
dement. Tout va dans une marmite, tout sort de la marmite, cela
devient maintenant l'idéal. Comme l'a exprimé sarcastiquement
un excellent critique anglais (Walter Hagenbuch dans la« Lloyd's
Bank Review », juillet 1953) : «Tout doit devenir dorénavant
libre et égal, hormis l'imposition progressive qui finance le tout» 1•
la. concentration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul
représentant de l'Etat. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation
au-dessus de tous les citoyens, n'excite l'envie d'aucun d'eux, et chacun croit
enlever à ses égaux toutes les prérogatives qu'il lui concède. » (A. de Tocqueville,
De la démocratie en Amérique, II, 4e partie, chap. 3).
1. J'ai expliqué dans mon ouvrage précédent la critique qui doit être faite du
postulat de l'égalité, et les immenses conséquences qu'il entraînait. Je .ma.Ultiens
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 181

·Du bon vieux principe conservateur et altruiste, que le plus


pauvre même doit sentir un sol ferme sous ses pieds, on a fait
maintenant quelque chose d'entièrement différent: la sociali-
sation de l'emploi des revenus, qui gagne du terrain, soutenue par
la théorie qui égalise la société et déifie l'État, et selon laquelle
toute extension de l'assistance des masses par l'État est une
borne placée sur la route du progrès. Comme ici le vrai besoin
d'aide individuelle, et qui n'est qu'occasionnellement considéré,
cesse d'être le critère de l'assistance, ce sont les plus pauvres et
les plus faibles qui, comme nous l'avons dit, sont trop souvent
plantés là. Le caractère clairement collectiviste de l'État·
Providence conduit dans les cas extrêmes à ce qu'un autre cri-
tique anglais (Colm Brogan) a nommé l'État-argent de poche.
C'est un État qui enlève de plus en plus aux hommes la libre
disposition de leurs revenus, tandis qu'il les leur soustrait par
l'impôt et, en revanche (après déduction des frais considérables
de ce système), endosse la responsabilité de la satisfaction des
besoins les plus indispensables, ou bien totalement (comme dans
le cas de l'éducation et des soins médicaux), ou bien partiellement
(dans le cas des logements ou des produits d'alimentation sub-
ventionnés par l'État). Ce qui reste aux hommes est en fin de
aussi sans restriction mes considérations très sévères à. l'égard de sa. forme
subtile et, partant, particulièrement séduisante de u l'égalité de chances •
(equality of optiortunity en anglais). Les arguments qui y sont utilisés devraient
être suffisamment clairs, en particulier aussi la considération que ce serait de
l'arbitraire pur et simple, en même temps qu'une incorrection, de tendre à une
égalité uniquement dans les conditions de départ, à savoir les conditions maté-
rielles qui sont accessibles à la compensation par l'État, alors qu'on devrait
accepter les autres (santé inégale, intelligence, qualités de caractère inégales).
Une politique s'appuyant sur une véritable égalité des chances offertes à. chacun
devrait ainsi doser les conditions matérielles de départ (revenus et fortune des
parents) de telle sorte qu'il en sorte, par la combinaison et l'estimstion des
conditions immatérielles de départ, qui échappent à la. compeDS&tion, une
equality of opportunity. Car comment veut-on justifier le fait qu'à un enfant
qui a. hérité de ses parents une faible santé, mais en compensation des condi·
tions matérielles plus favorables pour conduire sa vie, on retire aussi ces condi-
tions ? Les autres ne doivent-ils pas se réjouir d'avoir hérité un estomac sain,
un cœur solide et des nerfs bien trempés ? Mais comment veut-on comptabiliser
tous ces facteurs? Sous cet éclairage, le pelletage constant que présupposel'égalité
doctrinaire des chances apparaît encore plus cruel qu'il n'est. Et en outre, si
la. propriété privée est équitable- et les partisans de l'égalité des chances ne
vont pas Dieu, merci, jusqu'à la contester-, pourquoi serait-il injuste que les
enfants en tirent un avantage ? Je pourrais tout faire avec ma fortune, cons-
traire une maison, acheter un appareil de télévision, me procurer une voiture
luxueuse, faire un voyage autour du monde, tout sauf ceci : donner à mes
enfants l'éducation la meilleure et la plus soignée! TI y aura lieu d'ailleurs de
montrer dans le chapitre suivant que le postulat de l'égalité des chances corres-
pond à un idéal libérsl extrême, conformément auquel une course incessante
dana tous los domaines est souhaitable. ·
182 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

compte de l'argent de poche qu'ils peuvent utiliser pour la télé·


vision ou les matches.
Henri Heine a su rendre il y a cent ans en une formule Iapi·
daire l'idéal de l'épicurisme égalitaire et collectiviste 1 :

Ja, Zuckererbsen für jedermann


Sobald die Schoten platzen!
Den Himmel überlassen wir
Den Engeln und den Spatzen 2 •

Les « petit pois pour tous » sont aujourd'hui réalité, mais grâce
à une socialisation de la vie devant laquelle Henri Heine, malgré
son flirt théorique avec le socialisme, se serait récrié. ll est de
plus en plus douteux qu'ils tiennent lieu aux hommes de ce qu'il
appelle le «ciel».
Cette situation, où sont déjà parvenus les principaux pays
de l'État-Providence et à laquelle les autres aspirent, correspond
de façon ahurissante à la vision célèbre que Tocqueville, contem-
porain de Heine, a eu devant les yeux dans son ouvrage classique
De la démocratie en .Amérique, lorsqu'il écrit du nouvel État qui
en sortirait : « Après a voir pris ainsi tour à tour dans ses puis-
santes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le
souverain étend ses bras sur la société toute entière ; il en couvre
la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses
et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et
les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour
dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit,
les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose
sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit pas, il empêche de
naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il
éteint, il hébète et il réduit enfin chaque nation à n'être plus
qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le
gouvernement est le berger» (II. 4e partie, Chap. VI).
Un socia.liste allemand de valeur (dans un article de la Deutsche
Rundschau) a osé émettre la remarque que, vu l'évolution de
l'État-Providence, l'« humanisation de l'État>), le noble but de

1. Henri Heine, Deutschland, chap. I. TI devrait être c]air que l'utilitarisme


collectif et l'épicurisme de l'idéologie de l'État-Providence sont en rapport
étroit avec la dissolution de la foi en la transcendance et en l'immortalité.
Cf. Aloys Wenzl, L'1 mrrwrtalité, Payot, Paris, 1958.
2. «Des petits pois pour tous, dès que la cosse éclate, et nous laissons le ciel
aux anges et aux moineaux ».
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 183

Pestalozzi, fait de plus en plus place à la funeste « étatisation des


hommes)).
On découvre ce caractère révolutionnaire de l'État-Providence
qui devrait être, avec tout ce qu'on vient d'en dire, suffisamment
établi, dans toutes ses particularités. C'est ainsi que lui est
conforme l'extension de l'assistance des masses à des couches
toujours plus larges qui, si on ne les importunait pas, pourvoi-
raient à leurs propres besoins, mais sont maintenant sous la
tutelle de l'État. Également surprenante, une autre particu-
larité, des plus intimement liée à son essence, de l'État-Provi-
dence: tandis qu'en effet l'aide de l'État, comme nous l'avons
mentionné, ne devait secourir autrefois que subsidiairement et ne
pas accorder plus qu'un minimum en cas de défaillance des
hommes dans la satisfaction de leurs propres besoins, l'adminis-
t:cation d'État devient de plus en plus la forme normale de la
satisfaction du besoin en question, et cela avec la prétention
souvent à peine voilée de satisfaire un niveau de vie maximal,
de luxe même. Si une imposition, si possible élevée, est en outre,
d'après la nouvelle idéologie du socialisme fiscal, des plus
souhaitables, le désir d'épargner,- là où il s'agit de contenter de
larges masses d'électeurs, n'est certes pas irrésistible.
Cela deviendra peut-être encore plus clair si nous étudions le
changement dans des exemples particuliers.
Le problème du logement, qui toujours croise notre route,
semble particulièrement convenir à ce but d'illustration. Presque
tous les pays sont aujourd'hui habitués à la façon dont le
principe de l'État-Providence s'est fait valoir ici. L'ancien fon-
dement, d'après lequel en marge du marché des logements,
des problèmes particuliers justifient une assistance, s'est trans-
formé sous le prétexte de la guerre et de ses séquelles, en
quelque chose de totalement différent. A sa place est apparue
une politique, établie sur la durée, de maintien constant des
loyers à un niveau bas, d'abord aux dépens d'une minorité
politiquement faible, à savoir les propriétaires qui de cette
façon sont dans certains pays pratiquement expropriés, puis
aux dépens du contribuable, qui naturellement s'identifie en
bonne partie au locataire subventionné, de sorte qu'il paye en
impôts ce qu'il épargne en loyer ; puis au dépens de la location
des nouvelles constructions non subventionnées dont les loyers
sont haussés par la réglementation de l'État ; et enfin au dépens
184 ÉTA'l'-PROVIOElliOE ET INFLATION CHRONIQUE

du ca,pitaJ de l'économie politique. De eette :façon nous en sommes


anivés au point qu'il semble étrange de demander pourquoi
aujonrd.'hui, oomme ce fut toujours la règle, chacun ne devrait
pà8 payer le éo1it total de son logement, comme il pa,ye de sa,
p!'OOhe poche son costume.
Un 8tltre changement très caractéristique de l'État-Providence
s'est opéré, dans des pays de plus en plus nombreux, dans le
domaine également important de l'éducation. A la place du
principe qui avait été conservé et consistait à, aider les sujets
doués au moyen de bourses, mais à exiger au demeurant une
pa.rticipation des parents aux frais d'un enseignement supérieur,
est a.pp&ru, surtout en Angleterre, l'idéal d'un système unitaire
d'éducation qui est ouvert A tous ses degrés, et sans bourse
délier, à chacun et de ce fait absolument socialisé. La pensée
qu'on devrait demander aux hommes de faire un sacrifice pour
l'éducation de leurs enfants, a à peine le droit d'être émise,
bien que les conséquences, toujours plus flagrantes, d'un tel jaco-
binisme de l'éducation, feront peut-être en sorte qu'ici aussi
un retournement de l'opinion interviendra.. L'Angleterre en est
au point que les parents qui sont prêts àr faire un sacrifice
personnel pour une meilleure éducation que celle qu'offre la
machine scolaire gratuite de l'État, se rendent suspects d'un
sentiment «social» douteux 1 • La question de savoir pourquoi
il doit être sain et naturel de supporter personnellement tous les
frais de la voiture, de laisser par contre ceux-ci, dans le cas de
l'éducation des enfants, aux soins de l'État, c'est-à-dire du
contribuable (et ainsi peut-être de soi-même), passe pour héré-
tique et pour le signe d'un éta.t d'esprit condamnable.
Si nous prenons éomme autre exemple important le chapitre
(il faut l'avouer.,di:fficile) des soins médicaux, on suit ici aussi
1. Colm Brogan, The Educatiofuil Revolution, Londres, 1954, en donne une
idée claire, pour le cas jusqu'ici e:ttrême de la. Grande-Bretagne. Aux États-
Unis l'éducation« sans préjugé de classe • n'est (comme dans d'autres domaines)
qu'une façade, puisque les parents peuvent, s'il leur plaît, envoyer leurs enfants
dans une école privée, lorsqu'ils désirent leur procurer une meilleure formation
que celle qu'ils sont en droit d'attendre des écoles publiques. Mais cela. occa-
sionne des frais qui dépassent tout ce qu'il faut payer dans les pays européens
en frais scolaires pour de bonnes écoles publiques. n y a à l'égard de l'abais-
sement eftra.y841t du niveau de l'éducation occasionné par la. socia.lisation. de
l'éducation, un matériel moral abondant. TI faut en même temps penser qu'une
« a.oadémisation » de la. population, telle qu'elle se produit ici, soustrait conti-
nuellement aux couches non ooa.démiques les plus intelligents et les plus éner-
giques (Erik R. v. Kuehnelt-Leddihn, Freiheit odet' Gleichkeit, Salzbourg, 1953,
p. 4:73) et détruit la. cohésion familiale.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 185

clairement le chemin parcouru depuis l'ancienne politique


socia.le jusqu'à l'État-Providence d'aujourd'hui. Du principe
originel qui considérait qu'on devait enlever aux épaules parti-
culièrement faibles le risque souvent insupportable d'une opé-
ration coûteuse et d'une longue maladie, est sorti quelque chose
de totalement différent. A sa place est apparue progressivement
la socialisation du service sanitaire qui fait, si possible, pour tous
de l'exception la règle et transforme l'aide accordée en cas de
besoin en un état durable.
Et ce faisant, nous nous éloignons toujours davantage de
la règle selon laquelle les hommes, qui peuvent pour le reste
subvenir à leurs propres besoins, devraient par principe in-
clure dans leur budget personnel l'éventualité d'une maladie,
pour laquelle ils peuvent utiliser l'assurance comme l'institution
toute trouvée en cas de risque imprévisible. Ce principe devrait
être considéré comme sain, normal, à la mesure d'une économie
de marché, et cette règle devrait être étendue aussi loin que
possible. Mais l'état où est tombée l'assurance maladie sous le
contrôle de l'~tat, dans la plupart des pays industriels de l'Occi-
dent, recommande instamment de rappeler cette règle. Presque
partout elle est si dangereusement malade qu'on doit tendre à
une guérison, et ceci par les moyens suivants. Premièrement par
une limitation de l'assurance maladie obligatoire aux cla.sses
pour lesquelles le risque signifie une charge sérieuse et que l'on
peut difficilement amener à une assurance volontaire ; deuxiè-
mement par l'encouragement de toutes les formes nuancées
d'aide maladie décentralisée (pour lesquelles la Suisse peut être
considérée comme modèle) ; et troisièmement par l'établissement
d'une participation personnelle sensible, à laquelle toutes les
rigueurs du cas personnel peuvent être enlevées sans difficulté 1 •
Si nous voulons maintenant essayer de saisir l'État-Providence
ainsi défini dans sa signification pour la culture, la société,
l'économie et l'État de notre époque, il ne peut s'agir ici que de
faire ressortir les points les plus importants.
Nous commencerons par une situation qui donne à toutes les
considérations précédentes et suivantes un poids particulier.
1. Herma.nn Levy, ,National Health 1nsurance :A critical study, Londres, 1944;
M. Pa.lyi, Oom'fJ'Ulaory Medical Oare and the Welfare State, Chica.go, 1950;
F. Robètts, The Oost of Health, Londres, 1952; Werner Bosch, Patient, .Ant,
Kaaae, Heidelberg, 1954 ; H. Birkh&user, Der Arzt und der aoziale Gtdanlc8 in
der Medizin, « Schweizerische medizinische W oohenschrift », 19456, no 5.
186 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

Les dangers de l'État-Providence doivent être pris en effet


d'autant plus au sérieux que rien dans sa nature ne permet
de lui fixer une limite. Il a bien davantage une tendance op-
posée et extrêmement forte à une extension sans cesse accrue.
Il importe d'autant plus que des barrières lui soient fixées du
dehors et que la critique reste éveillée et pénétrante. Cette
continuelle extension de l'État-Providence, qui incline à suppri-
mer de plus en plus les aléas de la vie pour de plus larges couches
de population et à augmenter continuellement ses prestations
(mais encore plus ses charges), est si funeste que toute extension
devient facile et séduisante, tout retrait par contre d'une mesure
reconnue comme inconsidérée devient difficile et finalement im-
possible sur le plan politique.
On peut difficilement imaginer que la Grande-Bretagne aurait
institué le « National Health Service » dans la forme radicale
où nous le· voyons réalisé aujourd'hui, si l'on avait su auparavant
par quelles expériences on passerait ou si l'on s'était posé ne
serait-ce que quelques questions devenues aujourd'hui élémen-
taires et si on les avait mûrement pesées 1• Mais il est à peine
moins difficile de savoir comment faire pour annuler les effets
de cette entreprise; aussi essaye-t-on de se consoler comme on
peut. Chaque pas en avant sur le chemin de l'État-Providence
devrait alors être mûrement réfléchi, sachant qu'on ne peut pas

1. National Health Sef"Vice:


Ainsi s'exprime l'un des plus grand économistes anglais:« Dans ce domaine,
la question économique importante était la suivante : si un service public pro·
voque une demande presque infiniment grande quand il est gratuit, si aucune
mesure n'est prise pour augmenter l'offre, si la courbe des dépenses monte
rapidement, si la loi garantit à tout citoyen le meilleur service médical possible
et si on n'aperçoit aucun système de rationnement, qu'arrivera-t-il ? Avant de
le savoir, je ne cite aucun économiste britannique, c'est une simple question
que je pose.» (J. Je:wkes, dans Economies and Publie Poliey, Washington, 1955,
p. 96). Et le propos de M. Palyi : « On ne peut pas imaginer qu'une fois établi,
un système obligatoire de prévoyance contre la maladie puisse être supprimé
totalement, même s'il est déficitaire et peu satisfaisant. Cela ne s'est jamais vu.»
(Op. eit., p. 71). Encore un autre témoignage: «Les enthousiastes de la méde-
cine nationalisée se sont trouvés en concurrence avec les enthousiastes d'une
extension de l'instruction, de subventions d'État au logement, d'une augmen-
tation des pensions et des allocations, et de vingt autres projets présenta.nt un
vif intérêt psychologie et électoral... Je ne crois pas que la conception scienti-
fique actuelle de la médecine puisse trouver son plein épanouissement là où la
médecine a été socialisée. » (Colm Brogan, The Priee of free Medicine, « The
Freeman•, juin 1956.) Un médecin anglais confirme cet avis:« La perte d'argent
subie par un pays est facilement exprimée, comprise, acceptée, réparée ou
refusée. La perte de santé et de bonheur subie par un pays parce que les méde-
cins y sont avilis dépasse notre entendement. » (Scott Edward, Retf'eat from
Re•pomibility, « Time and Tide »du 10 octobre 1953.)
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 187

revenir en arrière, de même que le droit de vote ne peut pas être


fixé à un âge plus avancé.
L'État-Providence est donc à la fois un processus auquel
manque tout frein automatique, et qui avance sans arrêt de
toutes ses forces dans le même sens, en suivant m1e voie à sens
unique, sur laquelle il est impossible ou pour le moins très diffi-
cile de faire machine arrière. La voie qu'il suit n'indique qu'une
seule direction, celle d'un déplacement incessant du centre de
gravité de la société du bas vers le haut, des vraies communautés,
capables d'être embrassées d'un coup d'œil et imprégnées de
chaleur humaine, vers le centre de l'administration et des orga-
nisations impersonnelles des masses qui se tiennent à ses côtés.
Cela signifie une centralisation progressive de la décision et de
la responsabilité et une collectivisation croissante des conditions
de la prospérité et du genre de vie de l'individu.
L'effet de ce développement doit être soigneusement étudié
dans tous les domaines. Si nous nous en sommes jusqu'ici tenus
aux réactions propres aux individus qui savent qu'ils ont à
supporter personnellement la responsabilité vis-à-vis de tel ou tel
risque, nous devons clairement voir que l'État-Providence, en
déplaçant le centre de gravité de la décision et dela responsabilité
vers le haut, affaiblit ou dénature de plus en plus ces réactions.
Quelle sera sur la production la répercussion du fait que, d'un
côté les individus sont déchargés des conséquences d'une mau-
vaise gestion, et que de l'autre ils sont privés de l'attrait d'actions
salutaires, en particulier de celles auxquelles est lié un risque 1
Que signifie cette évolution à l'égard des décisions aussi impor-
tantes que celles de l'épargne et de l'investissement 1 Qu'advient-
il, pour mentionner aussi ce problème, de la natalité, qui jus-
qu'alors a été en quelque sorte limitée par le fait que l'individu
avait à endosser la responsabilité d'une famille nombreuse,
tandis qu'aujourd'hui l'État-Providence la lui enlève ou, qui
plus est, rend la maternité lucrative 1Ce sont là quelques-unes des
questions que chacun devrait impartialement se poser de nos jours.
En fait, le ressort secret de la société, qui repose sur l'indi-
vidu et sa responsabilité, menace de se détendre, si l'appareil
compensateur de l'État-Providence émousse aussi bien les
conséquences positives d'une augmentation de rendement que
celles, négatives, de sa diminution. On comprend alors que des
observateurs, qu'il importe de prendre au sérieux, et auxquels
188 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFI.ATION CHRONIQUE

le Maréchal Montgomery lui-même semble appartenir, commen-


cent à se demander si l'État-Providence, jetant tout par dessus
bord, n'est pas sur la meilleure voie pour miner la santé morale
et sociale d'une nation qui succombe à ses séductions. Goethe
devait avoir quelque chose de semblable à l'esprit lorsque, deux
ans avant le commencement de la Révolution française, il écri-
vait la phrase prophétique: «Je tiens, et il faut que je le dise,
ponr vrai aussi que l'humanité finira par triompher ; mais je
crains que le monde ne devienne en même temps un grand hôpi-
tal où chacun sera le garde-malade de l'autre .... » (Voyage en
Italie II, Naples, 27 mai 1787).
Et il ne faut pas non plus éluder la question, qui a déjà été
sérieusement posée, de savoir si les frais écrasants de l'État-
Providence, qu'on ne peut plus comprimer sans inconvénients
politiques, ne sont pas au premier chef responsables de l'at-
teinte portée à la volonté et à la force de l'Occident libre à
l'égard de la défense militaire contre l'empire communiste, et ne
mettent pas cette volonté dans l'obligation de faire dépendre
ses forces exclusivement des armes atomiques. Ceci n'empêche
&ucunement de tels milieux, qui précisément sympathisent le plus
avec l'État-Providence, de vouloir arracher encore au monde
libre cette arme ultime et désespérée qu'il lui laisse.
La faute doit en être imputée pour une large part à un indivi-
dualisme extrême, si l'évolution a amené l'extrême opposé,
c'est-à-dire l'État Providence moderne. C'est sûrement un signe
distinctif d'une société saine que le centre de gravité de la
responsabilité et de l'organisation soit autant que possible entre
les deux extrêmes: État et individu, au sein d'authentiques
communautés, dont la plus ancienne, la plus indispensable et
la plus naturelle est la famille. Et sans doute est-ce notre mission
de favoriser l'épanouissement de ces petites et moyennes commu-
nautés, ainsi que rassistance collective à l'intérieur de cercles qui
permettent encore la liberté, le sens de la responsabilité et du
contact humain, et évitent l'impersonnalité froide de la machine
moderne d'organisation des masses.
Sans aucun doute l'État-Providence moderne est la réponse
à la désagrégation des vraies communautés, qui est l'œuvre des
cent dernières années, et grève notre époque d'un ~e ses plus
lourds passifs, qu'on les nomme «massification >J, « prolétari-
sation » ou de quelque autre nom. Mais c'est précisément une
:ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 189

fausse réponse et ce qui, il y a plus de dix ans, devait devenir


le centre de notre critique au sujet du plan Beveridge. L'État-
Providence, bien loin de guérir vraiment cette maladie de notre
culture, en soulage quelques symptômes au prix de son aggrava-
tion insidieuse jusqu'à l'incurabilité finale. Quelle méprise
tragique, par exemple, que de faire de la famille, par les caisses
d'allocations familiales qui vont en s'étendant, l'objet même
de la pompe à revenus du Léviathan !
Il n'est d'autre part pas moins néfaste que l'État moderne se
donne de plus en plus pour mission de dispenser prospérité et
sécurité tantôt en faveur d'un groupe, tantôt en faveur de
l'autre, dégénérant nécessairement en une institution démora,..
lisante et courant par là finalement à sa perte. Il correspond tou-
jours davantage à la définition malicieuse, déjà connue de nous,
que Frédéric Bastiat donnait de l'État il y a cent ans. Il confirme
ici aussi Dean Inge, qui était pessimiste au point de considérer
la politique comme l'art de prendre l'argent des poches des
partisans du parti rival pour le mettre dans celle de son parti, et
de vivre de cet art.
Le caractère moral d'une politique prenant à. Pierre pour
donner à Paul est fort discutable. Cette politique dégénère
finalement en un va-et-vient de l'argent, où l'on donne et prend
à presque tout le monde et où il est de plus en plus difficile à.
chacun de savoir finalement s'il gagne ou s'il perd à ce jeu. De
la même façon on devrait parler aussi peu que possible de morale
lorsque le ressentiment social ou la politique d'intérêts conduisent
à la prétention au revenu dûment acquis par d'autres et à leurs
richesses et, de ce fait, à la confiscation par l'imposition, qui nous
est devenue familière.
Très souvent, les hommes ne· sont pas conscients, lorsqu'ils
s'adressent à. l'État et en attendent le contentement de leurs
désirs, d'avoir des exigences qui ne peuvent être satisfaites
qu'aux dépens des autres. Cela est à mettre au compte d'un court-
circuit qui nous est déjà connu. Nous voulons dire par là cette
habitude de voir dans l'État une sorte de quatrième dimension,
sans penser que ce sont les contribuables qui, dans leur ensemble,
doivent remplir les caisses de l'État. Une demande d'argent
faite à l'État est toujours une demande indirecte à un autre
dont l'impôt contient la somme convoitée, simple transfert
du pouvoir d'achat qui n'est négocié que par l'État et son pou-
190 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLA'l'ION CHRONIQUE

voir autoritaire. Mais il est étonnant de voir combien cet état de


choses naturel et simple peut être masqué par l'État-Provi-
dence moderne.
Plus ce principe de l'État-Providence est étendu, plus approche
le moment où la pompe géante deviendra une duperie pour tout
le monde, un but en soi, qui ne pourra proprement plus servir
à personne en dehors des machinistes qui en vivent, en dehors de
la bureaucratie sociale qui a naturellement un intérêt à cacher
cet état de choses. Pour mieux comprendre comment cette
duperie a pu agir si longtemps, il nous faut penser que bien peu
de choses ont autant encouragé la récente évolution de l'État-
Providence que l'idée, apparue à l'époque de la« grande dépres-
sion », d'une richesse immense de la société qui serait devenue
uniquement potentielle par une circulation monétaire erronée,
et serait à transformer en une richesse actuelle par une augmen-
tation aussi forte que possible de la« demande effective». Cette
richesse ainsi réveillée de son assoupissement serait alors à dis-
penser équitablement par les soins de l'État-Providence. Mais
en même temps (c'était une conclusion particulièrement popu-
laire que l'on croyait pouvoir tirer de la doctrine de Keynes),
cette nouvelle répartition des revenus, grâce à l'augmentation
qu'elle entraînait de la consommation des masses et grâce à la
diminution de l'épargne, parut être précisément le meilleur moyen
d'assurer le plein emploi, et partant de maintenir l'écoulement des
ressources de l'État-Providence. Cette croyance en une sorte d'au-
to-financement de l'État-Providence radical (en une autre variété
de la « quatrième dimension ») qui prospérait dans la crise des
am1ées 30, explique à elle seule l'insouciance avec laquelle on a
traité pendant si longtemps le problème du coût de cet État-
Providence.
Cette époque des illusions est aujourd'hui révolue. Il est
devenu clair entre temps (et la discussion à cet égard est surtout
très animée en Angleterre 1) qu'une mise en place sérieuse de
l'État-Providence contraint à bouleverser la répartition des
revenus par l'intervention des services des finances, et aussi à
faire participer au financement les petits salariés. Le système de
prévoyance collective, que l'État impose avec ses moyens autori-
taires, peut de moins en moins être supporté uniquement par les
1. Colin Clark, op. cit.; M.J.Bonn,Paradoxieneines Wohlfahrsstates, Aussen-
<<

politik ))' avril 1953.


ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 191

revenus élevés, il doit aussi être mis à la charge des masses pour
le bénéfice desquelles il a été élaboré. Mais cela ne signifie pas
autre chose qu'escamoter aux masses en grande partie l'argent
de la poche gauche pour le glisser dans la poche droite, en le
faisant passer par l'État, avec les pertes en rendement de ce
détour. Cela ne montre pas seulement que l'on avait aussi, sous le
charme de cette illusion de la poverty amidst plenty, surestimé la
richesse potentielle. Il faut bien davantage reconnaître que l'effet
doit être payé par les dépenses d'une machine étatique toujours
plus puissante, par l'atténuation de la joie dans l'action et de la
responsabilité personnelle, et par le morne ennui d'une société
dans laquelle la colère, en haut, et l'envie, en bas, étouffent
toujours davantage l'esprit civique, les réalisations libres de
caractère social, le loisir créateur, la fraternité, la générosité
et la vraie communauté. Ce qui reste, c'est la pompe de Lévia-
than de l'État moderne insatiable.
L'extrême limite (déjà atteinte aujourd'hui dans plusieurs
pays) de l'État-Providence est donc située là où sa pompe à
argent devient une duperie pour tous, ce qui incite à se demander
s'il ne serait pas plus profitable pour tous que l'État-Providence
soit restreint à un minimum indispensable et que l'argent ainsi
épargné soit laissé aux formes non étatiques de la prévoyance.
Cette question est d'autant plus urgente qu'il y a lieu de douter
toujours davantage que la charge fiscale totale, à laquelle les
exigences de l'État-Providence participent d'une façon déter-
minante, soit conciliable à la longue avec un ordre économique
libre et qu'elle soit possible sans une pression inflationniste
constante.
Cette évolution a encore un autre aspect des plus sérieux,
auquel on n'accorde en général que peu d'attention. La phraséo-
logie sociale de notre temps recouvre facilement le fait que
l'État-Providence développe, par la contrainte directe ou indi-
recte qui s'en dégage, une politisation de la prévoyance avec
toutes ses conséquences, qui sont évidentes : l'assurance contre
les risques de la vie est livrée à la bureaucratie d'État et aux
forces de la vie politique. Mais cela signifie que ce qui, dans notre
temps riche en paradoxes, est prisé comme un progrès, augmente
en vérité le pouvoir de l'État national. Plus on en appelle à la
solidarité des hommes de même nationalité ou de même domicile
national et plus on les contraint à une « communauté nationale »
192 ETAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

payant ceci et œla, plus on achève « l'étatisation » et la « natio-


nalisation» de l'homme aux dépens d'une communauté inter-
nationale des peuples et de sa solidarité.
Si Ernest Renan, dès le xiXe siècle, a pu définir la nation « un
plébiscite de tous les jours», nous nous approchons du moment
où nous pourrons la définir comme une institution de rentes,
avec le passeport ou le permis de séjour comme police gratuite,
comme une « pompe à revenus de tous les jours ».
Épargne et assurance privée sont des formes d'assurances. de
la vie qui appartiennent au domaine de l'économie, du marché,
du« droit privé», de la liberté et ne sont liées à aucune barrière
nationale 1 . Le champ des placements de capitaux privés et de
l'assurance est en fait le monde entier; l'assurance sur la :vie
étatique est par contre du domaine du politique, de l'organisa-
tion collective, du droit public et de la contrainte, et enferme de
ce fait les hommes dans les barrières de l'État national. Les ser-
vices sociaux, dont l'ossature est la contrainte exercée par !'"État,
sont en réalité des services nationaux et la sécurité sociale n'est
rien d'autre qu'une sécurité nationale, à moins que l'on ne pense
à un État mondial qui enchaînerait Allemands, Italiens, Argen-
tins, Abyssins à une caisse mondiale de revenus.
Mais la liste des paradoxes et des illusions de l'État-Provi-
dence ne serait pas encore épuisée si un autre détail n'était
mentionné. Beaucoup s'imaginent en effet que l'imposition des
revenus élevés n'a d'autre conséquence que de réduire le luxe,
de consacrer à des buts« sociaux» le pouvoir d'achat confisqué
dans les couches supérieures.
Ceci est, comme il est facile de le voir, une erreur élémentaire.
Car il est manifeste que les revenus élevés (et les richesses) ont
été jusqu'à présent en grande partie dépensés à des buts qui
sont de l'intérêt général. Ils remplissent des fonctions auxquelles

1. C'est à cela que reviennent les proposition de Colin Clark. TI faut y ajouter
ce qui récemment a été rapporté sur la Belgique (Neue Zürcher Zeitung, n° 1209
du 27 avril 1957). Lorsque le ministre du Travail socialiste de ce pays voulut
étendre les limites des revenus de l'assurance autoritaire d'État. de la façon
devenue habituelle partout, et centraliser les différents fonds privés de pensions
dans un fond d'État, il déchaîna précisément dans les cercles des travailleurs
et des syndicats une véritable tempête. Lorsque les charges sociales de l'indus-
trie belge passèrent en l'espace de douze ans de 25 à 41 %, les ouvriers
et employés belges trouvèrent que c'était assez et plus qu'assez. lls posèrent
la question de savoir si en vérité les contributions étaient encore dans un rapport
raisonnable avec la production, et si l'on ne pouvait pas s'assurer pour la
vieillesse d'une façon moins coûteuse.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 193

la société ne peut en aucun cas renoncer : formation des capitaux,


investissements, dépenses culturelles, bienfaisance, mécénat et
bien d'autres choses. S'il y a un nombre suffisant de possédants
éparpillés un peu partout, il devient alors poBBible qu'un Alexan-
dre de Humboldt paye de sa propre poche des entreprises scienti-
fiques et d'utilité générale, que Justus Van Liebig finance lui.-
même ses recherches, qu'il y ait des emplois de précepteurs et
mille autres échelons qui rendent possible la montée des sujets
doués, et que précisément la. diversité de ces échelons augmente
pour eux la. pOBBibilité d'aide; tandis que dans l'État-Providence
d'aujourd'hui leur destinée peut dépendre de la décision d'un
seul fonctionnaire ou bien des caprices d'un seul examen 1 •
Plus aujourd'hui les couches à revenus élevés sont progressi·
vement usées par l'imposition, plus il devient évident que les
fonctions précédemment nommées tombent et que, du fait de
1. On a généralement coutume de plaindre la destinée d'un Winckelmann,
d'un Herder, d'un Hebbel, d'un Racine ou de tous les autres qui ont eu à. faire
s'épanouir leur génie en dépit de conditions de vie misérables. Mais on doit
précisément ne pas oublier qu'ils ont tous réussi leur ascension et leur épanouis-
sement, et ceci grâce à. la structure bigarrée de l'ancienne société, où il y avait
tantôt un directeur d'école, tantôt un mécène princier, tantôt un emploi d'écri-
vain, tantôt une propriété accueillante, tantôt ceci, tantôt cela qui offrait aide
et assistance. La possibilité était, dans ces circo~UJtances, très grande de se
saisir d'une échelle ; elle supporte sans difficulté la comparaison avec les possi-
bilités offertes par l'État-Providence actuel. La vie de Winckelmann enseigne
de f&Qon particulièrement impressionnante comment une telle ascension pouvait
s'accomplir, en dépit des circonstances les plus difficiles (C. Justi, Winckelmann
und seine Zeitgenossen, 2e éd., Leipzig, 1898; 1, p. 22 et 28, qui indique aussi
l'exemple de J. M. Gesner et de Ch. Gottlob Heyne).
Mais on ne peut lire aucune autre biographie de la même veine sans un
mélange d'émotion et d'étonnement au sujet du chemin qui devait en règle
générale être parcouru pour parvenir, d'assistance en assiEstance, à l'ascension
sociale. Même sans cela, une plus grande modestie vis-à-vis de nos devan-
ciers siérait à. notre époque qui se targue, avec son État-Providence, d'être
éminemment au-dessus de ces rigueurs du passé. A celui qui, comme l'autew
de ce livre, a grandi au milieu des conditions simples d'un village, il est plus
facile de se reporter au temps où les différentes classes voisinaient encore dans
un esprit de camaraderie, alors qu'elles ont aujourd'hui mis entre elles de grandes
distances. Au point que la véritable inégalité des hommes n'est pas, au cours
des cent dernières années, devenue moindre, mais bien plus grande au contraire.
Qu'on étudie, pour s'en rendre compte, par exemple la vie de Zelter, qui com-
mença comme apprenti-m&Qon et put accéder au poste de professeur de musique
et d'ami intime de Gœthe, sans perdre le contact avec son milieu. «Une vie
prenant un tel cours», écrit Fr. Paulsen (System der Ethik, 2e éd., Berlin, 1891,
p. 727), dès la fin du siècle dernier, « serait présentement impensable. Aujour-
d'hui Zelter serait passé par le lycée, aurait fréquenté l'Académie des Beaux-Arts,
fait des dessins et des calculs, étudié la mécanique et l'histoire de l'art, sen»t
devenu architecte et officier de réserve, et n'aurait jamais posé une seule pierre.
Envers les maçons véritables il n'aurait été que le patron et l'entrepreneur,
mais pu le camarade où le mait~. Ou bien, s'il avait été maÇon et 1., ce.marada
des maçons, il n'aurait jamais pu devenir l'ami d'un conseiller privé et ministre,
et il n'aurait guère pu non plus devenir professeur de musique »,
194 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

leur nécessité absolue, elles doivent être assurées par l'État, ne


serait-ce même que l'entretien d'un monument historique aupa-
ravant propriété privée. Mais cela ne signifie pas pour autant que
le pouvoir d'achat affaibli dans les couches supérieures serve les
fins de l'État-Providence. L'État doit plutôt s'en servir pour
réaliser ce que la fiscalité a empêché au secteur privé de réaliser,
ce qui revient naturellement à renoncer au but de l'État-
Providence. Si l'on voulait attribuer à l'État-Providence le
mérite d'assurer la formation de génies tels que Gauss, il faudrait
rappeler que, précisément dans le cas de Gauss, non seulement le
duc de Brunswick, mais d'autres aussi y ont pouvu de la meilleure
façon et des moins bureaucratiques. L'État-Providence, par sa
fiscalité, les en empêcherait aujourd'hui, et de toute façon leur en
enlèverait l'envie. Ainsi, à la diminution du pouvoir d'achat des
couches à revenus élevés ne correspond aucune augmentation
de ce même pouvoir d'achat pour les couches à bas revenus. Ce
ne sont pas les masses qui y gagnent, mais l'État dont le pouvoir
et l'influence grandissent d'autant. Mais ceci favorise en même
temps considérablement l'absolutisme moderne de l'État, avec
sa centralisation des décisions dans les domaines principaux :
formation et emploi des capitaux, école, recherche, art et poli-
tique. Ce qui était auparavant une réalisation personnelle et béné-
vote devient maintenant, en mettant les choses au mieux, une réa-
lisation d'État centralisée, impersonnelle, imposée, lourde, routi-
nière, et elle est obtenue au prix d'une perte sensible de liberté!
Une telle socialisation de l'emploi des revenus, qui vise à des
fonctions importantes sur le plan social, change forcément d'une
façon angoissante l'atmosphère morale du pays. La charité, le
caractère honorifique de certaines fonctions, la libéralité, otium
cum dignitate, et tout ce que Burke englobe dans le terme qui nous
est déjà familier de «unbought graces of life », est maintenant
étranglé sous la griffe de l'État. Tout devient dès lors (consé-
quence paradoxale de l'État-Providence) commercialisé, tout
devient objet de calcul, tout passe par la pompe à revenus. Si
pratiquement plus rien n'est fait à titre honorifique, par manque
d'hommes suffisamment aisés, si l'esprit bourgeois et l'esprit
public s'émoussent et se transforment dans le haut de la société
en colère et dans le bas en envie, nous devons alors nous attendre
à une « professionalisation » et une commercialisation de toutes
les réalisations.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 195

La marge de revenus disponibles pour le dévouement spon-


tané, le sacrifice consenti joyeusement et pour un style de vie
soigné et exemplaire est de plus en plus étroite et, partant, le
climat toujours plus rare dans lequel libéralité, diversité, goût,
communauté et noblesse peuvent se développer. La culture
devient aride.
C'est ici l'une des racines de ce morne ennui qui semble (nous
en avons déjà parlé) être un signe caractéristique de l'État-
Providence radical. Une autre racine de ce grand mal lui est
apparentée. Elle est à chercher dans le fait que cet État, à
l'encontre de ses buts proclamés, tend à pétrifier la stratification
socio-économique et dans certains cas alourdit plutôt qu'elle
n'allège le mouvement entre les classes. L'imposition rigoureuse,
surtout sous forme d'une taxe rapidement progressive sur les
revenus, qui est inséparable de l'État-Providence, ne frappe-t-elle
pas nécessairement au maximum des revenus qui sont assez
élevés pour former des richesses et prendre des risques commer-
ciaux 11 Est-ce que de ce fait (et pour d'autres raisons qui ne
sont plus à éclaircir ici) la création de nouvelles entreprises et la
formation de propriétés ne sont pas toujours plus hasardeuses 1
Cela ne signifie-t-il pas qu'il devient pour chacun beaucoup plus
difficile qu'auparavant de s'élever au-dessus du niveau de ceux
qui sont sans propriété et ont de faibles revenus 1 Et cette simple
tentative elle-même ne perd-elle pas de plus en plus de charme,
puisque d'un autre côté l'État-Providence pourvoit à la .« sta-
bilisation confortable » des masses industrielles 1 Ne favorise-
t-on pas ainsi précisément les entreprises importantes déjà
existantes, tandis qu'en même temps la vie devient aussi
ennuyeuse qu'un jeu de cartes, dans lequel les paris seraient distri-
bués après coup par parts égales à tous les partenaires 1 En fait,
l'élévation économique et sociale a dans ces conditions toujours
moins de chances de succès, à moins qu'on ne se décide pour la
carrière de fonctionnaire ou assimilé, ce fonctionnaire devenant
de plus en plus le véritable pilier et usufruitier de ce système,
sans oublier les fonctionnaires toujours plus nombreux des orga-
nisations internationales augmentant et s'étendant sans cesse.
1. J'approuve entièrement la. critique incisive exprimée récemment par deux
économistes distingués de notre époque: F. A. Hayeck, Progressive Taxation
Reoonsidelred, dana ' On Freedom and Free Enterprise, Essa.ys in Honor of
Ludwig von Mises», New York, 1956, pp. 265-284; David McCord Wright,
DernoCII'acy and Progress, New York, 1950, p. 94 et suivantes.
196 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

Si l'on doit alors se demander. sérieusement si l'État-Pro-


vidence radical n'agit pas à cet égard contre le but principal
auquel il devrait servir, on est en droit de se poser la même ques-
tion à d'autres égards. Sa prétention de rendre plus lâche la
stratification des classes est en fait aussi douteuse que son autre
prétention d'être l'instrument de l'égalité. Il l'est sans doute
dans le sens traité jusque-là, mais il ne l'est pas dans un autre
sens déterminant et, pour cette raison, digne d'être pris en
considération. L'égalité est sans doute accélérée par cette dévia-
tion continuelle des revenus que l'État provoque, mais à quel
prix 1 Du fait que cette politique implique inévitablement une
concentration toujours plus intense du pouvoir entre les mains
de l'admin~tration qui canalise les courants des revenus, le par-
tage du pouvoir devient de plus en plus inégal. Mais qui doutera
que ce partage d'un bien immatériel, le pouvoir, soit incompa-
rablement plus important que celui des biens matériels, du fait
qu'il décide de la liberté des hommes ou de leur privation de
liberté 1 Cela ne signifie rien de moins que l'État-Providence
moderne, dans les dimensions qu'il a atteintes ou qu'il menace
d'atteindre, serait en droit d'être cette forme, de préférence à
toute autre, sous laquelle s'accomplit dans le monde non commu-
niste l'assujettissement de l'homme· à l'État. Il ne résoud pas
les problèmes qu'il est habilité à résoudre, ou il ne les résoud
qu'apparemment; il les rend même toujours plus difficiles et
inaccessibles à une vraie solution. Mais en revanche il augmente
le pouvoir de l'État d'une façon gigantesque et abaisse finalement
chaque nation, au point qu'elle n'est plus qu'un troupeau de
bêtes de sommes dont le berger est le gouvernement lui-même.
ll nous force à nous familiariser avec la pensée que la vision de
Tocqueville a, cent ans après, toutes les chances de devenir
réalité.

2. LE PROBLÈME DE LA PRÉVOYANCE DANS LA SOCIÉTÉ LIBRE.

Nous devons être conscients des dangers extrêmement graves


auxquels cette évolution expose la santé de l'État, de l'économie
et de la société, la liberté, le sens de la responsabilité et les
rapports humains naturels. Le besoin de sécurité, naturel et
légitime en soi, peut devenir une obsession qui peut coûter aux
hommes, qu;ils en· soient ou non conscients, leur liberté et leur
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 197

dignité. Au. bout du compte, il est manifeste que celui qui est
prêt à payer ce prix n'a ni liberté ni dignité, ni d'ailleurs la. sécu-
rité, parce qu'il n'y a de sécurité que dans la liberté et dans la.
protection contre l'arbitraire. S'il se cqnfirme que même à ce
prix terriblement élevé, comme nous aurons encore à le montrer,
il faut s'attendre aussi à un émiettement continuel de la valeur
monétaire, il doit devenir clair à celui qui est prêt à ce sacrifice
que la sécurité fait aussi partie des choses qui s'éloignent d'autant
plus que nous les désirons plus démesurément. ·
Nous ne pouvons détourner ces dangers que si nous ne nous
laissons pas entraîner par le courant. ll s'agit avant tout de se
garder des grands mots qui troublent notre pensée, et aux plus
dangereux de ces mots d'ordre séduisants appartient le mot
«affranchissement de la misère>>, qui a été lancé dans le monde
par un maître insoucieux des formules vagues, l'ancien président
américain Roosevelt, comme partie d'une charte des libertés,
bien connue de tous
Qu'il s'agisse ici essentiellemet d'un abus démagogique du
mot « liberté », cela devrait nous sembler évident si nous y
réfléchissons un peu. Car « affranchissement de la misère » ne
veut rien dire d'autre que l'absence de quelque chose d'insup~
portable, semblable à l' « affranchissement de la douleur »
par exemple. Comment peut-on mettre cela au rang de la
« vraie liberté » (en tant que l'une des plus hautes notions
morales, qui caractérisent le contraire de la contrainte exercée
sur nous), au rang de la « liberté des personnes », de la
«liberté d'opinion» ou des autres droits de la liberté sans lesquels
l'action morale réelle, obéissant à l'appel du devoir, ne serait
pas possible. Le prisonnier dans sa cellule est «affranchi de la
misère » d'une façon totale, mais il sentirait qu'on se moque de
lui si on lui vantait cet affranchissement comme une vraie
liberté pour laquelle il serait à envier. Et ne devrions-nous pas
plutôt nous garder de nous laisser séduire par cet «affranchis-
sement de Îa misère » au point de nous trouver, sans nous en
apercevoir, dans un état où, en son nom, nous serions précisé-
ment frustrés des vraies libertés et où nous ne serions plus guère
différents de ce prisonnier, à moins que notre prison, l'État tota-
litaire ou subtotalitaire, ne soit devenu inévitable ~ Si nous
approfondissons nous découvrons quelque chose de vraiment
remarquable. En vérité, les choses sont telles que ce qui est
1!)8 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

déterminé par le terme « affranchissement de la misère » est


pratiquement inséparable de la contrainte, c'est-à-dire de l'exact
antonyme de la liberté. Et voici comment : être dans la misère
veut dire qu'on se trouve, quelle qu'en soit la raison, dans une
situation où les moyens de subsistance font défaut et qu'on est
incapable de se les procurer par une action immédiate, parce
qu'on est malade, sans travail, en faillite, trop jeune ou trop
vieux. On n'est alors libéré de cette misère que si des moyens sont
fournis, provenant d'autres sources que de sa propre production
actuelle. Des précautions doivent aussi être prises du fait que
dans cet état de nécessité, on peut être amené à consommer sans
produire.
Le cas le plus simple et posant le moins de problèmes se
présente quand, dans le dénuement, nous consommons des biens
que nous avons amassés auparavant par notre propre produc-
tion. Si nous faisons abstraction du cas (naturellement d'une
extrême importance) de la maison possédée en propre qui, bâtie
par nous dans les jours prospères ou acquise en héritage, nous
assure dans les jours de dénuement le toit indispensable, la pos-
sibilité d'une telle prévoyance par l'amassement préalable de
biens n'est la règle ni pour l'individu ni pour la société dans son
ensemble. En fait, le phénomène ne se présente pas ainsi dans
notre société actuelle extrêmement différenciée. Si nous avons, en
vue des mauvais jours, économisé de l'argent et si nous y tou-
chons maintenant, cela ne veut pas dire que nous achetons du
beurre et du lard qui ont été produits auparavant et sont main-
tenant emmagasinés n'importe où à notre disposition; de tels
stocks seraient bien plus le signe d'une perturbation du circuit
économique. De façon normale l'utilisation que nous faisons de
l'argent épargné signifie que nous sommes pourvus par la produc-
tion en cours et ce, en raison d'un titre que nous avons acquis
par notre action antérieure, et dont la société nous a donné quit-
tance sous forme d'argent. En d'autres termes, si nous réfléchis-
sons bien, nous vivons dans la misère du fait que nous consom-
mons tandis qu'un autre produit pour nous et en conséquence
consomme moins. Voilà ce que signifie (abstraction faite de res-
trictions et de raffinements sur lesquels nous reviendrons) la
prévoyance, pour la société prise dans son ensemble. Et c'est
alors, vu en bloc, tous ceux vivant dans le même temps qui produi-
sent pour les autres, pour ceux qui sonttombésdanslagêne, c'est-à-
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 199

dire qui momentanément consomment seulement sans produire.


A quel titre faire puiser aux flots de la production en cours
ceux qui sont dans la gêne, est une autre question. Si nous la
suivons, nous voyons que l'assistance peut se réaliser sous deux
formes totalement différentes, et voilà la bifurcation où l'une
des deux directions est celle de l'État-Providence.
La prévoyance peut en effet être personnelle ou étrangère.
Elle est prévoyance personnelle quand je prends par mes propres
moyens et sous ma propre responsabilité, par l'épargne ou l'assu-
rance, les précautions nécessaires en vue des vicissitudes de la
vie. Elle est étrangère quand je me décharge de ce poids sur les
autres. La prévoyance étrangère peut de son côté se produire
volontairement, soit que j'emprunte, soit que j'aie recours à la
bienveillance ou à l'aide solidaire de la famille ou· d'une autre
communauté, qui en revanche compte sur moi si un autre membre
a besoin d'aide. Pour le reste, la prévoyance étrangère est une
contrainte qui (sinon elle ne serait évidemment pas nécessaire)
sera ressentie par ceux qui y sont forcés comme une charge
imposée par les moyens autoritaires de l'État. Elle porte par là,
absolument avec raison, le nom de charge sociale et est pratique-
ment identique à. la charge fiscale.
Il est bien évident que le mot d'ordre« affranchissement de la
misère » n'est pas entendu comme un appel à une prévoyance
personnelle plus diligente, à l'épargne et à l'assurance. Ni Roose-
velt, ni les millions d'hommes qui ont adopté ce mot ne l'ont
entendu en pères de famille bourgeois. Naturellement, seule la
prévoyance étrangère était ici réclamée, c'est-à-dire cette pré-
voyance de grande ampleur qui repose sur la contrainte par
l'État. Mais l'affranchissement de la misère ne signifie alors
qu'une seule chose, à. savoir que certains consomment sans pro-
duire, tandis que d'autres produisent mais sont contraints par
l'État de ne pas consommer une partie de leur production.
C'est le fait pur et simple que nous devons tenir pour indiscu-
table.
Trois choses s'en dégagent avec une clarté suffisante. Premiè-
rement, nous voyons de nouveau combien est irréfléchie l'opi-
nion selon laquelle il y aurait une espèce de quatrième dimension
permettant de satisfaire la prétention de n'importe quelle couche
de la population d'être protégée contre un état nécessiteux vrai
ou supposé tel. On ne peut donner à l'un, on ne le redira jamais
200 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

assez, qu'en prenant à l'autre, et lorsque nous parlons, de l'aide


apportée par l'État, nous avons toujours en vue l'argent d'un
autre, le résultat de ses· peines, ses économies.
Et nous en arrivons au deuxième point auquel notre analyse
du problème de la prévoyance nous conduit. Si en effet l'État-
Providence moderne n'est rien djautre qu'un système de pré-
voyance s'étendant toujours davantage, réglé par l'État, il est
évident qu'il entre, ce faisant, en concurrence avec les autres
moyens de prévoyance d'une société libre : la prévoyance person-
nelle par l'épargne et l'assurance et la prévoyance mutuelle ou
familiale volontaire. Plus la prévoyance autoritaire s'étend, plus
restreint devient le domaine de la prévoyance personnelle ou
mutuelle, car d,une part la faculté d'adhérer à. ce système
naturel s'amenuise d'autant et d'autre part le danger grandit de
vo~ la volonté d'une telle adhésion à la prévoyance individuelle
se paralyser. Mais il y a plus grave: il est clair qu'on ne
pourra guère s'arrêter sur cette route, car plus la volonté et la
force nécessaires pour recourir à là prévoyance individuelle'· et à
l'assistance volontaire sont battues en brèche par l'État-Provi-
dence, plus le besoin deviendra pressant d'une extension de la
prévoyance collective d'État, entraînant la paralysîe croissante
de la prévoyance individuelle et du secours volontaire. Le serpent
ici aussi se mord la queue.
Ceci contient un avertissement pressant concernant un point
critique dans l'évolution de l'État-Providence, qu'il faut éviter
de toutes ses forces. Mais si ce point est malheureusement
déjà atteint, rien ne doit être négligé pour arriver à un
démantèlement de l'État-Providence aux dimensions colossales
et pour étendre, en dépit de l'extraordinaire résistance politique
et sociale, la zone de la prévoyance volontaire individuelle et
mutuelle.
Les motifs exposés ici devraient suffir à montrer que, sî nous
aspirons à une société saine et équilibrée, cette extension est
l'une des tâches les plus pressantes de notre temps, car c'est
précisément ici que se séparent les voies d'une société libre et
d'une société précollectiviste.
Nous avons ainsi devant les yeux un panneau indicateur où
on ne lit qu'une seule direction : moins d'État-Providence,
davantage de responsabilité individuelle et · de prévoyance
mutuelle volontaire 1Mais (et j'en àrrive au troisième point) per-
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 201

sonne ne doit se leurrer sur le fait que, malgré tout, le problème


de la prévoyance ne peut résolu· être de nos jours sans un mini-
mum de prévoyance réglementée par l'État - rentes des vieux,
assurance maladie, assurance accidents, assistance aux écono-
miquement faibles, assistance chômage, toutes ces institutions
qui nous sont devenues aussi familières que les gares et les gui-
chets de poste, doi'vent garder leur place dans la représentation
que nous nous faisons d'un système de prévoyance sain, si peu
qu'elles pUissent réchauffer notre cœur. Leur nécessité fondamen-
tale n'est pas mise en doute. Mais ce dont nous doutons, c'est de
leur modération, de leur organisation et de l'esprit qui les anime.
Mesure, organisation et esprit présidant à l'institution de ce
minimum de prévoyance autoritaire et étatique, seront en pre-
mier lieu à déterminer, en fonction du but auquel ce minimum doit
servir. Ceci est le point où les esprits se séparent définitivement.
Individualisme s'oppose ici à collectivisme, liberté à concen-
tration du pouvoir, décentralisation à centralisation, sponta-
néité à organisation, mesure humaine à technique sociale, sens
des responsabilités du bon père de famille à peur des respon-
sabilités de l'homme <<massifié» moderne. Ce pourquoi nous
devons nous décider n'a plus besoin d'être exprimé et motivé.
Le but de ce minimum de prévoyance autoritaire et étatique ne
peut consister en un mauvais usage du pouvoir fiscal en vue de
l'édification d'un système général de prévoyance des assujettis.
Encore moins en un aplarussement des différences de revenus et
de fortunes sous le prétexte de la prévoyance pour les faibles.
ll n'est pas nécessaire de répéter sur quelle route nous nous
embarquerions dans ce cas. C'est celle d'une vraie révolution
sociale avec ses conséquences incalculables.
Si nous ne voulons pas cela, le but ne peut alors consister
qu'à donner à ceux qui sont vraiment faibles et dépourvus de
secours un soutien, un terrain ferme qui les préserve de sombrer
dans une plus grande misère, ni plus ni moins. L'aide ainsi
accordée ne doit intervenir que subsidiairement, en remplace-
ment de la prévoyance personnelle et mutuelle qui n'est pas
partout suffisante, mais non pas comme la forme normale de
satisfaction des besoins de prévoyance. Nous pourrions précisé-
ment juger qu'à cet égard la mesure équitable n'est pas dépassée
pàr le fait qu'une telle satisfaction du besoin minimal d'assu-
rance n'affaiblit pas la volonté de prévoyance individuelle et
202 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

mutuelle. Les expériences qui ont été faites en Suisse et aux


États-Unis laissent apparaître, malgré l'institution d'une assu-
rance vieillesse obligatoire et comprenant tout le monde, une
augmentation sensible de la somme globale de l'épargne et des
assurances individuelles. Elles prouvent par là qu'une telle
évolution heureuse est possible, comme par contre les pays
modèles de l'État-Providence extrême (Grande-Bretagne et
pays scandinaves) fournissent d'une manière visible l'exemple
inverse 1 • Si nous tirons le bilan de toutes ces réflexions, il se
révèle sans doute que le problème de la prévoyance d'une société
libre n'est pas en premier lieu une affaire de technique de la sécu-
rité et de l'administration sociales, encore moins d'opportu-
nité politique, mais une question de philosophie sociale cor-
recte. Avant de faire des mathématiques de rentes, nous
devons avoir clairement devant les yeux un symbole de la société
saine ; alors seulement nous savons comment nous devons
répartir les poids dans la balance, si nous devons aviver le sens
des responsabilités et l'esprit d'épargne de l'individu et la cohé-
sion naturelle de petites communautés, par dessus tout de la
famille, ou si nous devons pousser plus avant la tendance déjà
presque irrésistible de notre temps à la collectivisation, à la
toute puissance de l'État, à la mécanisation de l'organisation, à
un état tutélaire de l'homme. Il ne peut nous échapper qu'en
définitive lorsque nous réfléchissons sur la direction où nous
voulons nous engager, nous devons choisir entre individu et
famille d'un côté et collectivisme de l'autre ou, pour le dire d'une
façon simple et claire, entre le climat de la liberté et celui de son
contraire.
Il serait inconsidéré de se fermer à ces considérations. Elles
sont nécessaires, si nous voulons savoir dans quelle direc-
tion marcher, tandis que nous nous décidons de telle ou telle
autre façon pour chaque question particulière de technique
de la politique sociale. Si nous croyons ne pas pouvoir évi-
ter certains pas dans cette direction périlleuse, nous devons du
1. Cf. Chester C. Nash, The Contribution of Life Insurance to Social Security
in the United States, « International Labour Review », juillet 1955. Des chiffres
correspondants pour la Suisse: E. Marchand, Le développement de l'asB'Uf'ance
en Suisse,« Journal des Associations Patronales», 1906-1956. Le fait qu'en 1953,
la dernière année pour laquelle on trouve de tels chiffres, les paiements des
compagnies d'assurances aient dépassé de près de 100 millions de francs suisses
les versements de l'assurance vieillesse et de l'assurance décès, illustre ces condi-
tions.
ÉTAT-PROVIDENCE ET JNFIJATION CHRONIQUE 203

moins les faire avec répugnance, dans la conscience que nous nous
décidons pour un mal nécessaire, et dans la certitude que les
dangers sur cette rout~ augmentent à chaque pas. Nous ne
devrions pas le faire sans avoir une idée très claire de ce qui est
la règle et de ce qui est l'exception, de ce qui est une norme saine
et de ce qui est une déviation toujours croissante. Notre idéal
doit être, si nous tenons sérieusement aux ultimes fondements de
notre culture, la responsabilité laissée à chacun de subvenir à ses
besoins, l'image de la« maison bien organisée» que nous ne pou-
vons pas abandonner sans ébranler les fondements mêmes d'une
société libre et sans ne nous différencier du communisme que par
une question de degré.
Nous n'avons en aucun cas le droit de nous laisser tromper
par le prétexte qu'il n'est plus possible aujourd'hui d'accorder
la primauté à la prévoyance individuelle et mutuelle organisée
et de :réduire la prévoyance par l'État à un minimum subsidiaire.
C'est un défaitisme qui n'agit pas de façon plus convaincante du
fait qu'en règle générale on le rencontre là où l'on peut à peine
cacher son aversion pour ce chemin. Il fait partie de cette espèce
de fausse résignation qui, tout en capitulant devant des faits soi-
disant impossibles à changer, contribue à donner une propre
justification. Si l'on part du principe qu'une solution du problème
de la prévoyance des grandes masses n'est possible aujourd'hui
que par une prévoyance collective autoritaire, et que l'extension
de la zone de prévoyance individuelle est une illusion, on
surchargera la prévoyance règlementaire de telle sorte que les
masses accablées par les contributions et les impôts, et rassurées
en ce qui concerne la prévoyance, n'auront ni la pQssibilité ni la
force de recourir à la forme personnelle de cette prévoyance.
Ainsi suffit-il d'organiser la prévoyance autoritaire ·de façon
suffisamment radicale et universelle pour pouvoir déclarer triom-
phalement que la prévoyance individuelle est tout au plus un
beau rêve. Mais ce que l'on prouve ainsi est malheureusement le
fait, qui nous est déjà familier, que l'État-Providence possède
une tendance fâcheuse à entrer dans un cercle vicieux que nous
devons fuir.
Il serait étonnant qu'on n'aille pas jusqu'à vouloir représenter
la prévoyance individuelle des· grandes masses non seulement
comme désespérée, mais encore comme catastrophique sur le
plan économique. Le système économique moderne ne pourrait,
204 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

prétend-on, absolument pas digérer une telle ampleur de l'épar-


gne. Afin qu'une« super-épargne» ne se produise pas, étouffant
l'économie dans la déflation, la dépression et le chômage, il faut,
prétend-on toujours, absorber les capitaux entassés dans des
investissements convenables. Mais nous demandons d'où vien-
drait cette super-épargne et comment on peut déterminer au
préalable son ampleur. La réponse est que nous avons affaire
ici à une exagération grossière à la Keynes et à une simplifica-
tion ; et il est dommage que nous ne puissions plus entendre
l'opinion du directeur d'assurances Keynes, sur cette tentative
de se servir de sa doctrine contre le désir des hommes d'obtenir
la sécurité au moyen de l'épargne et de l'assurance.
On oublie manifestement que pour que la généralisation
de la prévoyance puisse se produire, il faut d'abord un
revenu moyen élevé, qui prend naissance dans un niveau élevé de
la productivité économique. Mais ce niveau a pour condition
une croissance réelle, sans le secours artificiel du coup de fouet
de l'inflation, croissance qui dépend elle-même d'investissements
élevés correspondants, qui doivent être couverts par une épargne
véritable pour qu'il n'y ait pas d'inflation. Dans la mesure où
nous pouvons compter sur une quote-part croissante d'épargne
comme résultat d'une quote-part croissante de la prévoyance
individuelle, nous avons besoin de cet excédent d'épargne,
pour éviter que le revenu global, dont le montant doit être
déterminé au préalable, repose sur les fondations chancelantes
d'investissements financés d'une façon inflationniste. A ceci
s'ajoute qu'une partie non négligeable de la prévoyance indi..
viduelle (j'ai déjà attiré l'attention sur ce point) se joue dans un
domaine où la question de l'équilibre entre épargne et investis•
sement ne se pose pas a priori, à savoir là où il s'agit de l'acces-
sion à la propriété sous forme d'une maison et d'un jardin en
tant qu'une des formes les plus importantes et les plus réjouis-
santes de la prévoyano-e individuelle. N'est-il pas insensé de parler
ici du problème de la compensation de l'épargne par l'investis-
sement 1
Pour l'exprimer de façon concrète, on aurait déjà beaucoup
gagné si dans un pays comme l'Allemagne, par exemple, la pré-
~oyance individuelle avait atteint le même degré qu'en Suisse ou
aux États-Unis. Màis ici comme là-bas, le souci est l'inflation et
non pas la déflation. Bien que la Suisse soit la terre classique dea
ÊTAT-PROVIDENClil ET INFLATION. CHltONIQUE 205

épargnants, des possesseurs de polices d'assurance et des caisses


privées de retraites, l'épargne ne suffit pas à freiner la tendance
inflationniste et à soutenir les plans d'investissements. L'ampleur
extraordinaire de l'épargne suisse n'a pas conduit au problème
de savoir comment préserver les investissements d'être en retrait
par rapport à l'épargne, et ce faisant supprimer les tendances
déflationnistes. Le problème lui-même est démasqué: c'est un
faux problème qui doit nous mener dans l'enclos de la pré-
voyance réglementée par l'État. De même que l'épargne en
Suisse et aux États-Unis est montée avec la croissance écono-
mique, de même elle est en même temps le fondement de la
f}roissance non inflationniste ultérieure 1 •
Mais la prévoyance réglementée par l'État n'a-t-elle pas sur la
prévoyance individuelle au moyen de l'épargne et de l'assurance
ce gros avantage qu'il est ici possible de renoncer à une accu-
mulation préalable de capitaux, de se procurer des moyens au
fur et à mesure des besoins et de vivre ainsi au jour le jour 1
Cela n'est-il pas bien plus simple et n'atteint-on pas de cette
façon une prévoyance des masses bien plus large et bien plus
étendue 1
Quoique ce procédé simple, que l'on a coutume d'opposer, sous
le nom de procédé de répartition, au procédé de la couverture en
capitaux, puisse être utilisé avec profit pour l'aide mutuelle
spontanée des moindres groupes, il est cependant évident qu'il
est réservé en grande partie, en tant que fondement de la pré-
voyance des masses, à l'État nanti de pouvoirs discrétionnaires.
Cependant cela est tout sauf un avantage. Il ne suffit pas de se
référer à cette thèse élémentaire selon laquelle les rentes payées
doivent dans tous les cas être réellement couvertes par la pro·
duction en cours. Bien plus (et nous fournissons ici une précision
très importante de cet axiome que nous avons mis en lumière plus
haut), un autre fait ne doit pas être oublié: l'ampleur de la pro-
duction en cours est fixée d'une façon déterminante par les
investissements qui ont été faits au préalable, et qui doivent en
1. La pensée que la prévoyance par la formation de la fortune privée était inter.
dite aux masses du fait des lois de l'économie politique, et qu'elle devait rester
le privilège de quelques-uns, ne pouvait pousser que sur le terrain d'un keyne-
sianisme vulgaire. Je me suis exprimé là-dessus en détail dans mon essai :
Daa Problem der LebenlJ'IJOrsorge in der freien Gesellschaft (« Individual- und
Sozialversicherung ols Mittel der Vorsorge »,Bielefeld, 1956), et je me réjouis
de pouvoir renvoyer à l'analyse claire et soign~ de Hans Willgerod.t, Dai
Sparen au/ der Anldagebank der Scnio:lrejormer, Ordo IX, 1957, pp. 175-198.
206 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

règle générale, pour ne pas tourner à l'inflation, ·être couverts


par une épargne suffisante.
Ainsi un système de rentes, reposant sur l'accumulation des
capitaux, prend une part essentielle à la formation du capital
économique, dont dépend l'ampleur de la production du moment,
et agit aussi sur l'accroissement de la richesse économique avec
laquelle les rentes, traduites en biens, sont payées. Un système
de rentes par contre, basé sur le procédé de répartition, tarirait
cette source de capitaux et, si une compensation ne peut être
trouvée, empêcherait la croissance du produit social. Mais plus
ce système est étendu, moins on peut compter sur une telle
compensation. S'il n'est pas facile d'accepter que l'assurance
sociale authentique et traditionnelle puisse mettre en péril
la prévoyance individuelle et, ce faisant, la formation des
capitaux, elle comble du moins cette lacune par l'épargne
collective. Un système de rentes reposant par contre sur le
procédé de répartition, conserverait les inconvénients d'un sys..
tème affaiblissant la prévoyance individuelle, sans compenser
par l'épargne collective le déficit qui en résulte sur la formation
des capitaux.
Il est difficile d'imaginer une combinaison plus épineuse.
Mais, dans une démocratie de masse, il est très tentant de
suivre cette voie, parce qu'elle permet d'organiser un système de
prévoyance autoritaire embrassant tout et promettant à tous
une pension suffisante, sans se laisser arrêter par les limites
gênantes imposées par la couverture des capitaux. La tentation
est d'autant plus grande qu'en même temps un ajustemènt
constant des pensions aux augmentations de salaires et de prix,
qui progressent de pair avec l'inflation chronique, peut être
opéré. C'est un signe des temps alarmant que des hommes poli-
tiques allemands aient succombé, en dépit de tous les avertis-
sements, à cette tentation, mais il est à craindre que cet exemple
fasse rapidement école 1 •
Cependant, des considérations de cet ordre, si nécessaires
qu'elles soient malgré leur aspect technique rébarbatif, recèlent
le danger de boucher la vue sur les grandes questions, que
l'on ne doit à aucun moment oublier quand on étudie l'évolu-

1. J'ai expliqué le problème d'une échelle mobile des rentes (nommée en


Allemagne rente « dynamique )), et réalisée au printemps 1957 avec des atté-
nuations) dans les articles qui viennent d'être mentionnés.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 207

tion de l'État-Providence moderne. Il semble donc indiqué d'y


revenir encore, ne serait-ce que pour les rappeler en conclusion.
Il y a principalement deux idées qui doivent être bien comprises.
La première nous est déjà suffisamment familière. On ne peut
jamais totalement saisir l'enjeu d'aujourd'hui si on ne comprend
pas clairement que ce qui est en marche sous le nom d'État-
Providence est sur le point de changer notre société dans un sens
bien déterminé: étouffer ce qui est au-dessus de la moyenne au
nom de l'égalité et de la médiocrité'. Le common man est (c'est
dans cette direction que nous allons) dégagé de sa responsabilité
tandis que le uncommon man est frustré de son envie d'agir.
Mais comme les capacités supérieures à la moyenne constituent
la véritable condition de la production et sont en même temps
si clairsemées qu'elles ont besoin des soins les plus vigilants et
des plus grands encouragements, on peut se représenter l'avenir
que cette voie nous réserve. Les perspectives sont d'autant plus
sombres que les maîtres de l'empire communiste sont suffisam-
ment adroits pour encourager et récompenser les capacités supé-
rieures à la moyenne, bien que (et voilà qui doit nous rassurer)
celles-ci ne se développent pas dans cette cage dorée. Ce que
Charles Morgan écrivait il y a quelques années est resté vrai :
« Le véritable crime que l'on peut commettre contre une société
aussi appauvrie que la nôtre ne consiste pas à être plus heureux,
plus capable, plus sain ou plus entreprenant que les autres, mais
à être une médiocrité sans liberté, qui se laisse nourrir par l'État 1• »
Quant à la deuxième idée, essayons de la faire comprendre par
un symbole simple. Rendons-nous en esprit devant l'une des
œuvres les plus grandes de l'art occidental, les peintures dont
I~e Tintoret a orné les salles de la fraternité de Saint Roc (Scuola
di San Rocco) à Venise, une de ces communautés d'assistance
de l'Église qui, dans la république commerçante de l'Adria-
tique, ont résolu à la façon de leur temps le problème de l'assis-
tance aux faibles et sans lesquelles la ville des lagunes aurait
difficilement tenu un siècle sans révolution. Au sacrifice de la
fraternité correspond celui de l'artiste qui n'a exigé, conformé-
ment à la tradition, aucun honoraire pour son œuvre géante. Si
nous faisons la supposition qu'il y ait aujourd'hui un peintre
du rang du Tintoret, pourrions-nous imaginer qu'un service de
l'État-Providence lui fasse orner ses locaux ~ Pourrions-nous
l. Charles Morgan, Liberties of the Mind, Londres, 1951, p. 122.
208 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

imaginer un Tintoret, emporté par sa mission, s'abandon-


n&nt da.ns l'oubli de son œuvre pour la louange de Dieu, de
la beauté et de l'amour du prochain î
Cruelles questions. Mais en revanche nous avons, nous, l'État-
Providence moderne.

3. ÉTAT-PROVIDENCE A L'ÉCHELON INTERNATIONAL.

Cependant, quelles que soient les critiques que nous avons à


formuler à l'égard de l'État-Providence, ce sont des problèmes
indiscutables, et qu'il s'efforce de résoudre. TI y a des « écono..
miquement faibles >> auxquels les « économiquement forts >>
doivent apporter assistance, et il y a des riches et des pauvres
entre lesquels aucun abîme ne doit s'ouvrir. Si cela est valable
pour les rapports entre les individus pourquoi ne les serait-ce pas
aussi entre tous les peuples ~ N'y a-t-il pas aussi parmi eux des
« pauvres » et des « riches », des « économiquement arriérés >> et
des «privilégiés» 1 Un droit de« compensation» ne se justifie-
t-il pas ici aussi pour des raisons plus ou moins plausibles 1
Pourquoi n'y aurait-il pas alors un État-Providence à l'échelon
international, avec des nations qui donnent de gré ou de force, et
d'autres qui reçoivent 1
Cette idée est en effet séduisante et n'est d'ailleurs pas nou-
velle. Nous l'avons déjà. connue sous la forme fasciste et national·
socialiste d'une revendication des «Have nots>> à l'égard des
« Haves », depuis quelques dizaines d'années, et nous nous sou-
venons de la véhémence avec laquelle Mussolini enflamma une
« lutte des classes >> des « peuples prolétaires >> contre les peuples
«possédants>> et« rassasiés», et des Nazis réclamant «l'espace
vital» 1 • Mais tandis qu'il s'agissait alors de nations industrielles
développées se prévalant du droit à un partage correct des
sources de matières premières et des régions habitables des
« pays sous-développés », ce sont maintenant ces pays eux-mêmes
qui lancent un appel à la« justice sociale» internationale. Si là
comme dans les pays occidentaux le développement économique
des« pays sous-développés >>est devenu un mot d'ordre dépassant
en importance la plupart des autres problèmes de notre époque,

1. J'ai discuté, dans IllOn livre La communauté internatiof'UJ~f (op. cit., pp. 107•
122), cette forme aujourd'hui à. peu près oubliée de la revendication de l'égalité
internationale, et je l'ai critiquée avec la vigueur nécessaire.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 209

il ne faut pas méconnaître qu'il y règne le même ton passionné


auquel l'État-Providence national nous a déjà familiarisés 1 •
Nous entendons dans ce ton la prétention de rattraper l'avance
en richesse des autres, une aspiration à la compensation, qui fait
résonner clairement, sur le plan des différences de prospérité de
peuples entiers, le même leitmotiv de la convoitise que ressentent
les« underprivileged >>à l'égard des« privilégiés »,et qui a conduit
sur le plan national à l'idée et à la pratique de l'État-Providence.
Quiconque suit attentivement la discussion actuelle au sujet de
l'évolution des pays «sous-développés» ne peut pas ne pas
entendre la voix qui exprime l'exigence, les réclamations, les
ressentiments de ceux qui se croient « déshérités » ; d'un côté
l'envie, et de l'autre côté la peur devant l'envie et le ressen-
timent (et son exploitation par le communisme). C'est confor-
mément à. cela que le programme de « développement » trouve
dans les pays occidentaux un appui particulier auprès de ceux
qui sont les partisans du programme de l'État-Providence, de
l'économie planifiée et du cours collectiviste et inflationniste de
la politique économique ; et la mise en valeur des pays sous-
développés devient à cet égard l'un des domaines les plus impor-
tants que les représentants de ces idéologies se sont choisis 2 •
Il nous faut leur rétorquer qu'ils font emploi avant tout et de
façon imprudente d'une analogie inadmissible. Ils oublient qu'on
ne peut placer sur le même pied des peuples et des individus, sans
se rendre coupables d'une fausse conclusion très courante, que
nous caractérisons de fallacy of misplaced concreteness ou d'anthro-
pomorphisme politique 3 • Ils négligent en outre le fait qu'il ne
s'agit pas ici de prévoyance et de justice sociale à. l'égard des
risques, mais de la revendication de ceux qui ont le moins de
succès sur le plan économique à la prospérité de ceux q~ en ont
davantage.
Ils n'ont donc pas en vue le caractère révolutionnaire légi-
time du mot d'ordre de l'État-Providence, mais un caractèr e
1. W. Rôpke, L'économie mondiale aux XJXe et XXe siècle8, op. cit., pp. 165-
220.
2. Représentatif de cette orientation: C. Myrdal, An International Economy,
New York, 1956 (Cf. la critique par P. T. Bauer, Economie Journal, mars 1959,
et ma propre critique dans le « Erhard-Festschrift », Wirtschaftsfragen der
freien WeU, Francfort-sur-le-Main, 1957, p. 493 et suiv.). Le rôle que joue ici
l'envie, comme dans le cas de l'État-Providence, est appuyé à juste titre par
Helmut Schoeck, Der Masochismus des Abendlandes, dans la collection« Europa-
Besinnung und Hoffnung », édité par A. Hunold, Erlanbach-Zürich, 1957.
3. W. Rôpke, La communauté internationale, op. cit., pp. 81-83.
210 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

illégitime, sans être assez honnêtes pour l'exprimer nettement


Ils ne réfléchissent pas non plus qu'une telle égalisation inter-
nationale de la prospérité ne peut être atteinte que par la con-
trainte d'un État international, cependant qu'ils devraient
admettre qu'il est utopique de compter sur la réalisation d'un
gouvernement mondial. Mais surtout, ils méconnaissent le pro-
blème devant lequel se trouvent les pays sous-développés, as-
pirant au développement économique. Nous nous approchons
de l'état de fait difficilement définissable lorsque nous disons:
un tel pays s'efforce de répéter le processus de la croissance éco-
nomique, que la Grande-Bretagne a suivi la première à l'époque
de la révolution industrielle et que chaque pays a répété à tour
de rôle. Nous commençons à mieux comprendre aujourd'hui la
nature de ce processus. Il nous apparaît avant tout clairement
combien les débuts doivent être difficiles et riches en sacrifices
et combien diverses sont les conditions préalables qui déterminent
la progression et le succès du développement. Les questions pri-
mordiales qui se posaient alors à l'Angleterre, dans sa première
jeunesse capitaliste, comme dans tous les autres cas ultérieurs des
pays industriels du continent, les États-Unis, le Canada et tous
les autres pays y compris la Russie, s'expriment comme suit:
d'où viendra le capital nécessaire 1 D'où viendront les ouvriers
dont l'industrie a besoin 1 D'où viendra l'esprit d'entreprise
avec son initiative et son talent pour la conduite de l'industrie,
indispensable au dynamisme de l'économie industrielle moderne ~
D'où viendra l'expérience technique, dont la nécessité absolue
n'est pas moins évidente 1 Et enfin d'où viendront les excédents
agricoles nécessaires à la subsistance d'une population indus-
trielle et d'une population urbaine croissantes 1
C'est chez le pionnier de l'État industriel moderne, en Grande-
Bretagne, que les choses ont été le plus difficiles à tous égards,
parce qu'elle était réduite à elle-même. Cela est surtout valable
pour le problème de la réunion des capitaux nécessaires au démar-
rage du développement économique. Ici, il s'agissait d'assurer le
« démarrage critique » du développement industriel, sans apport
sensible de capitaux extérieurs, et de réaliser par ses propres
moyens la formation des capitaux nécessaires à la fabrication
des machines, à la construction des usines, voies ferrées et ponts,
et aux autres investissements, c'est-à-dire de racheter par
la limitation de la consommation d'une population encore
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 211

pauvre, et par d'autres difficultés, les rigueurs et les priva-


tions. Ce prix du « démarrage critique », du coude· nécessaire-
ment serré de la courbe montante de l'apport des capitaux, à un
stade où le fruit du développement sous la forme de l'augmenta-
tion du produit social n'est pas encore mûr, est, dans le cas de
l'Angleterre, ce que nous sommes habitués à caractériser, sous
l'influence de la propagande marxiste et d'une tradition dœ
théoriciens de l'économie (dont le caractère exclusif est aujour-
d'hui seulement surmonté), du nom de« misère du capitalisme
de la première heure>>.
Celui qui se garde de tomber d'un extrême dans l'autre, et
éprouve un certain sentiment de crainte 1 , en dépit des cor-
rections apportées par les historiens modernes, à l'égard de ce
capitalisme de la première heure, doit s'efforcer de juger froi-
dement, maintenant que ce phénomène de l'« industrialisation
autarcique» se répète dans plusieurs pays sous-développés
d'aujourd'hui. Nous comprenons mieux que naguère que la
période de la limitation, pour le moins relative, de la consomma-
tion des masses, en vue d'une augmentation rapide de la forma-
tion des capitaux intérieurs, est la condition indispensable du
développement économique d'un pays qui ne dispose pas d'aide
financière extérieure. Le « capitalisme » anglais a dû pour ainsi
dire s'affamer, et il n'est pas étonnant que la révolution indus-
trielle de la Grande-Bretagne n'ait pas été accompagnée immé-
diatement de cette augmentation des revenus des masses que les
nouveaux miracles techniques permettaient d'espérer. Il n'en est
que plus étonnant que même dans ce cas, où la terre pilote de

1. La collection que fait paraître F. A. Hayeck, Oapitalism and HistoriaM,


Chicago, 1955, fournit une bonne idée du travail de correction des historiens
modernes de l'économie. Je me suis étendu dans mon article Der Kapitalimus
und die'WirttJcha/t8historiker, '' Neue Zürcher Zeitung >>, n° 614 du 16 mars 1954,
sur le fait que la balance penche davantage dans l'autre direction. Nous pouvons
en vérité supputer que le prolétaire des temps passés avait plus de viande et de
bière que nous ne l'avons cru jusqu'alors, et que tout n'était pas si mauvais,
matériellement parlant (bien que la moitié seulement aurait déjà été, à mon
avis, suffisamment mauvaise). Cependant ce qui fut décisif, c'est qu'ilsont été,
da.nsle sens le plus large et le moins réjouissant, des prolétaires, et qu'ils appa-
rurent alors pour la première fois en masse sur la scène de l'histoire, en même
temps que leurs contraires, les « capitalistes ». Les historiens modernes de
l'~oonomie et de la société seraient bien avisés, s'ils partageaient et approfondis-
saient le sentiment qu'éprouvent leurs contemporains pour ce qui leur apparaît
comme une catastrophe. Beaucoup de choses, et non parmi les moins impot-
tantes, de celles que nous considérons comme faisant partie de notre crise de
culture, ont commencé jadis, et il est difficile de rendre blanc ce qui est noir.
Si l'on ne patle pas de cela, une partie de la. discussion reste obsctn'é.
212 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

l'industrie avait à combattre d'énormes difficultés, on ait réussi


à dépasser le stade de ce «démarrage critique», à élever cons-
tamment la prévoyance des masses et à améliorer continuelle-
ment les conditions de travail à l'origine si accablantes, sans les
privations terribles et longtemps assez stériles du communisme
russe, sans camps d'esclaves, police secrète, ni cachots d'exé-
cution.
Avec cette allusion au communisme russe, le point crucial
apparaît maintenant. Si en effet le début a été difficile en Angle-
terre, où le problème essentiel de la réunion des capitaux devait
être résolu en ne comptant que sur soi, d'autant moins grandes
furent pourtant les difficultés des autres pays qui se dévelop-
pèrent en suivant l'exemple anglais, les États de l'Ouest, du Centre
de l'Europe, les États-Unis, l'Australie, l'Afrique du Sud, l'Argen-
tine ou le Canada. Leur ascension économique fut d'autant plus
facile qu'ils purent s'appuyer davantage sur l'accumulation des
capitaux déjà réalisée dans les terres pilotes du monde indus-
triel (d'abord en Angleterre puis dans les pays venant immé-
diatement après elle}, et sur les expériences économiques et
techniques de ces pays, pour peu, comme ce fut le cas pour la
plupart, qu'ils remplirent les autres conditions du développement
économique.
Tout cela s'accomplit sans bruit, sans qu'on eût à en faire un
problème, sans organisation, programmes, conférences, comités
de fonctionnaires internationaux, sans remords de conscience
moraux ni politiques des pays déjà « développés >>, sans appré-
hension de leur part, des suites possibles d'une aide insuffi-
sante, et de la part des «sous-développés», sans les remords
et la crainte de la mendicité, des menaces, on du chantage. On ne
se confondit pas en compassion pour les pauvres diables dans
les prairies américaines, dans les buissons australiens ou dans
les pampas d'Argentine ; faisant confiance à leur valeur et à
leur fidélité aux engagements, on leur prêta à 5 % et on s' aper-
çut que les deux parties y trouvaient leur compte. Mais le
préalable naturel, et par conséquent indiscuté, avait toujours
été celui des conditions et des institutions qui justifiaient
cette confiance et liaient librement et fortement les pays déve-
loppés et les pays ((sous-développés>> : la liberté de circula-
tion des marchandises sur le plan international, la liberté des
capitaux, des hommes et des idées, l'État juridique, l'économie
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 213

commutative, le respect de l'argent et tout ce qui s'y rattache.


Or le communisme russe a été le premier grand exemple
montrant qu'un pays aspirant au développement et choisissant
un système d'économie et de société incompatible avec ces
conditions de l'aide librement consentie par les pays déjà déve-
loppés, rend ce développement impossible. S'il persiste à vouloir
cette évolution, il se condamne lui-même à prendre le chemin
extraordinairement riche en sacrifices de l'industrialisation
autarcique d'après le modèle anglais. Ce n'est qu'après un long
laps de temps, pendant lequel les maîtres du Kremlin semblent
avoir cru qu'ils pourraient échapper à cette logique rigoureuse,
que le premier plan quinquennal de Staline commença, signifiant
que cette logique était maintenant comprise. Comme on persé-
vérait dans le communisme, on se décida non seulement pour la
dure nécessité de faciliter le « démarrage critique >> par les priva..
tions des consommateurs et des paysans russes, mais en même
temps pour une méthode, la méthode collectiviste, qui augmenta
jusqu'à l'infini les rigueurs d'un tel autofinancement national
du développement, du fait des lourds désavantages de l'aide
économique collectiviste.
Qu'est-ce que la« misère du capitalisme de première heure,,
de l'Angleterre, comparée aux terribles sacrifices de l'expérience
communiste, et que signifie le court intervalle, pendant lequel
les Anglais ont dû attendre l'élévation de la prospérité des masses
et l'amélioration des conditions de travail, au regard des tribu-
lations endurées par les masses de l'État soviétique tout au long
d'une route dont on ne voit pas la fin 1 Et n'oublions pas que
c'est la méthode autarcique et collectiviste de Moscou qui a en
même temps compliqué à l'extrême la solution de l'autre pro-
blème du développement, celui du ravitaillement de la popu-
lation industrielle et urbaine croissante ! Tandis que le dévelop-
pement en Angleterre et dans les autres pays occidentaux a été
accompagné d'une augmentation constante et élevée du produit
de l'agriculture et de la mise en valeur des énormes réserves
du sol du Nouveau !fonde, permettant, par une économie mon-
diale libre de les mettre eu service du ravitaillement des pays
industriels, il s'est produit en Russie soviétique, précisément à
cause de la méthode économique communiste, une chute de
l'agriculture qui, selon les statistiques russes et les déclarations
des hommes au pouvoir, n'est toujours pas enrayée.
214 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION OHBONIQU]Ç

C'est l'affaire des pays sous-développés d'aujourd?hui de


savoir s'ils veulent résoudre le problème primordial du dévelop-
pement économique, à savoir la réalisation des capitaux selon
la méthode internationale et d'économie commutative de l'Occi-
dent ou celle, autarcique et collectiviste, de Moscou. S'ils
suivent la première, le problème sera résolu par une aide finan-
cière d'économie commutative, c'est-à-dire libre, spontanée et
gratuite, comme ce fut jusqu'ici le cas normal et naturel, et
comme ça l'est encore pour le Canada et le Pérou. Mais s'ils
troublent, par leur politique nationaliste et socialiste, les condi·
tions de cette aide financière, ils n'ont aucun droit de se plaindre
si cette aide échoue, et encore moins le droit de prétendre à la
bienveillance internationale.
Ces pays sous-développés se mettent ainsi dans une situa-
tion où ils réclament d'autant plus fort et plus instamment cette
sorte d'aide financière, que nous pouvons qualifier de politique
et qui correspond à l'idée d'un État-Providence international.
Si les individus, dans les pays occidentaux, ne se fient pas suffi-
samment aux gouvernements des pays sous-développés pour leur
confier de bon gré leurs économies, celles-ci leur sont prises
d'autorité par l'intermédiaire de leurs propres gouvernements,
sans dédommagement et à tout jamais, sous l'impulsion et les
applaudissements de fonctionnaires internationaux qui, quant
à eux, ne payent pas d'impôts.
Ne réussit-on pas, en raison de leur politique national-socia-
liste, à faire jaillir au bénéfice des pays sous-développés la
source des capitaux de l'économie de marché 1 Force est alors de
creuser le puits politique, de la surface duquel on pompera à
grands renforts de conférences politiques, de propagande et de
menaces plus ou moins voilées, les capitaux nécessaires, en cou-
rant le danger de le voir s'assécher par le feu des mêmes passions
qui étaient à l'origine du tarissement de la source. Si l'on ne peut
plus s'adresser au marché et au capital privé, il faut alors mobi-
liser les gouvernements des pays occidentaux et par eux leurs
contribuables.
C'est à ce simple état de fait que se réduit l'ampleur déconcer-
tante de tout ce qui se trame dans ce domaine. Nombre de pays
sous-développés se refusent à remplir les conditions dont dépend
l'aide spontanée et gratuite des capitaux occidentaux. Ils veulent
se réserver tous les droits et toutes les possibilités : l'imposition,
ÉTAT-:PROVIDENCE ET INFLATION CJmONlQUE 215
l'expropriation) la contrainte en matière de devises, ·l'expulsion
des créanciers étrangers, la discrimination en matière de parti ..
cipation aux actions ou autres mesures ; et Us se refusent à payer
en intérêts, dividendes et salaires le prix sans lequel, même da~
les cas les plus favorables, cette aide ne peut être offerte. Ils n'en
réclament que plus passionnément leur droit d'obtenir cette aide
sans coup férir et au moyen de la contrainte que les gouverne-
ments occidentaux doivent exercer sur leurs contribuables pour .
être à même de l'accorder. Et avec la même logique enragée les
sommes que l'on exige n'en deviennent que plus fantastiques.
Il est d'autant plus nécessaire de renvoyer toujours à cet état
de choses, qui enlève toute base à l'idée d'un État-Providence
international: les pays sous-développés qui, par leur politique
et les principes de leur ordre social et économique, remplissent
les conditions préalables (le « climat » convenable), reçoivent le
secours des capitaux occidentaux« par le marché »2 et heureu-
sement, cette variété n'est pas encore éteinte. Les autres, par
contre, qui ne les fournissent pas, ne peuvent s'en prendre qu'à.
eux des suites de cette carence. Comme on .fait son lit, on se
couche. Un pays veut-il obtenir « au moyen de Ja politique », en
mendiant, bravant et forçant, le secours des capitaux, il ne peut
s'autoriser du fait que sa situation désespérée lui en donne le
droit. S'il fait du nationalisme et du socialisme la ligne directrice
de sa politique, il doit en payer le prix. Sinon, il lui faut payer sa
politique.
C'est l'alternative évidente. Nous ne devons pas nous en laisser
détourner, pas même par allusion à des faits indéniables, qui diffé-
rencient aujourd'hui un grand nombre de pays sous-développés
des cas normaux du passé. S'il est dit avec raison que c'est
précisément la particularité des plus importants pays so~­
développés d'aujourd'hui de souffrir d'une surpopulation sans
exemple, on ne voit pas pourquoi ils devraient par dessus le
marché pratiquer une politique telle que les capitaux étrangers
leur enlèvent tout souci et que cette situation ne fasse qu'empi-
rer. L'Égypte en est devenue une exemple significatif. Si l'on fait
valoir de façon aussi pertinente qu'à l'encontre des cas classiques
de l'Occident, les conditions préalables essentielles d'une indus-
trialisation font défaut à nombre de pays sous-développés - en
particulier les hommes aptes à la direction d'entreprises et les
ouvriers qualifiés-, on doit alors se demander si cela ne plaide
216 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

pas pour l'abandon de l'idée d'industrialisation plutôt que pour


l'obtention de cette industrialisation au moyén des méthodes
du nationalisme et du socialisme.

4. ÛRIGINE INTELLECTUELLE ET MORALE


DE L'INFLATION CHRONIQUE.

Si nous revenons après cette digression à notre thème princi-


pal, il ne peut s'agir maintenant que de donner plus de clarté à
l'étroite liaison qui existe entre l'État-Providence moderne et
l'inflation chronique de notre temps, que nous avons déjà men-
tionnée. Nous n'y arriverons qu'en nous penchant sur cette
inflation chronique et en la soumettant à une analyse détaillée.
Nous n'avons plus besoin de nous arrêter à la tentation de nier
une telle inflation. Il va sans dire qu'elle frappe différemment
chaque pays, selon l'énergie que les gouvernements et les banques
mettent à la combattre. Elle présente tous les degrés de tem-
pérature possibles, depuis l'inflation « galopante » des pays où
la monnaie brûle Mt doigt pour peu que la tentative (couron-
née de quelque succès seulement dans les pays communistes)
ne soit faite de transformer l'inflation « ouverte >> en infla-
tion « refoulée » 1 , en passant de l'inflation « modérée » de la
plupart des pays sous-développés et des États-Providences
caractérisés, à l'inflation · « légère » de pays qui, comme la
Suisse, l'Allemagne de l'Ouest et laBelgique, ont le mieux réussi
à dominer ce phénomène. Il résulte de ces différences de tempé-
rature selon les nations, d'épineux problèmes de circulation
monétaire internationale dont il y aura encore lieu de parler.
Mais personne ne nie plus, pas même ceux qui auraient un intérêt
1. W. Ropke, 0/feneundzurückgestaute Inflation, Kyklos, 1947, I; W. Ropke,
Repressed Inflation, Kyklos, 1947, 3. Les« références monétaires» au moyen
desquelles on écarte de temps en temps l'excédent du pouvoir d'achat accumulé
par le« refoulement 11 de l'inflation en faisant l'opération d'échange de la monnaie,
font partie de la brutalité de l'inflation refoulée. Celle-ci n'a. aujourd'hui de
succès véritable que dans les pays communistes, du fait qu'elle présuppose
une brutalité qu'on ne rencontre que là, la. toute-puissance de l'Etat et de
sa. police. Comme l'exemple actuel de la Pologne nous l'énseigne, l'amenuisement
de cette toute-puissance fait éclater la digue d'une façon analogue à. la ruine du
système national-socialiste d'inflation refoulée, système qui s'est effondré en
même temps que le système politique en 1945. L'inflation, nous voulons dire
l'inflation refoulée, qui est la pire de ses formes, est identique dans tous les
pays communistes, et provient nécessairement, en opposition avec le monde
occidental, de la nature de l'ordre économique. Inflation et collectivisme sont
liés à l'un à l'autre de façon inamovible {Cf. W. Ropke, The Problem of Eco·
nomic Order, Le Caire, 1951, p. 29 à 35).
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFI.ATION CHRONIQUE 217

idéologique ou pratique à ignorer le problème de l'inflation, qu'il


s'agisse d'un phénomène observable dans tous les pays.
Il faut souligner avec force que l'inflation mondiale actuelle
ne s'est pas abattue sur nous soudainement, mais qu'elle est
insérée dans une inflation à long terme. A part de courtes et
insignifiantes interruptions, le monde se trouve depuis 1939,
depuis plus de vingt ans, dans une marée montante d'accrois-
sement constant de la monnaie en circulation et de continuel
amenuisement du pouvoir d'achat de l'argent, à un point tel
qu'on a déjà pu parler d'une « grande inflation >>. Le dollar, le
franc suisse, sans parler de la livre anglaise et des autres mon-
naies ravagées par la guerre, ont perdu dans cette période la
moitié et plus de leur valeur initiale, comparativement à l'aug-
mentation générale des prix des marchandises, et la fin de ce
processus n'est toujours pas en vue. Au cours de l'histoire, des
inflations ont toujours frappé tantôt l'une, tantôt l'autre nation.
Cependant, dans les temps modernes, il est arrivé quatre fois
que la détérioration de · la monnaie ne se soit pas limitée à
quelques nations, mais qu'elle se soit étendue pour ainsi dire à
l'ensemble du monde économiquement développé: au moment
où la flotte américaine rapportait l'argent du Mexique, à l'époque
de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, pen-
dant et après la première guerre mondiale et finalement à notre
époque. Si toutes ces inflations furent autant de catastrophes,
il est de plus en plus opportun de se demander si la dernière, la
nôtre, n'est pas la plus grande. Elle se distingue effectivement
de toutes ses devancières par la particularité d'être un précé-
dent sans exemple dans l'histoire 1 •
Premièrement, nous avons éprouvé pour la première fois ce que
signifiait une inflation qui devient comprimée, d'une manière
inconnue autrefois parce qu'elle présupposait une étendue du
poùvoir de l'État inconnue jusqu'alors, dans la forme particu-
lière d'une inflation refoulée. Cela ne signifie rîen d'autre si ce
n'est que la combinaison inflation et collectivisme est restée
réservée à notre temps. Autrement dit: elle est la première
grande inflation de notre époque collectiviste.
A ceci est liée la deuxième nouveauté : il s'attache à cette
vague inflationniste de notre époque, pour la première fois, clai-
rement et presque exclusivement, le caractère d'une inflation
1. A. J. Brown, The Great Inflation 1939-1951, Londres, 1955.
218 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

sortie des idéologies, des énergies et des desiderata de la· démo-


cratie moderne de masse elle-même. C'est une inflation &ocicr
démocratique et, par là, en passe de donner raison à la prophétie
formulée il y a plusieurs dizaines d'années par un remarquable
sociologue américain:« Nous ne savons pas encore s'il sera pos-
sible de lier au suffrage universel ce degré de sécurité pour les
institutions de la propriété, que réclament l'équité et la vraie
civilisation, et l'inflation sera la forme la plus habituelle et la
plus sournoise de ce danger 1• »
Ceci nous amène à la troisième caractéristique essentielle, qui
est le propre de notre « grande inflation » : elle n'est pas une
portion de temps clairement délimitée à laquelle un retour décisif
à la stabilité monétaire fixe un terme, mais plutôt l'aggravation
aiguë d'un processus de maladie chronique entretenue par les
tendances actives et durables de notre époque, et qui est par là
difficilement susceptible de guérison rapide et éprouvée. Si
l'inflation des temps présents est étroitement liée à quelques-
unes de ses idées tenaces et de ses forces, à quelques-uns de
ses postulats et institutions, il faut, pour la vaincre, agir sur
ses causes profondes. Elle n'est pas un simple désordre des finan-
ces dont on puisse triompher en appelant un spécialiste des ques-
tions financières, mais une maladie morale, un désordre de la
société. Elle aussi fait partie de ces choses qui doivent être
comprises et changées au-delà de l'offre et de la demande.
TI nous est apparu dès le début de cet ouvrage que l'inflation
de notre époque était une ironie amère de l'histoire. Elle s'est en
effet produite en contradiction avec les pronostics les plus
néfastes et avec la conception de politique économique qui en est
sortie. Cette conception arrêtée sur la crainte de la déflation,
et la lenteur avec laquelle l'erreur de sa prise de position a
été reconnue et ouvertement ar.vouée, sont devenues les causes
importantes de la « grande inflation ». Cependant nous ne com-
prendrions pas le courant d'ensemble de la politique économique
de la plupart des pays, après la guerre, le mélange d'économie
planifiée, d'État-Providence, de politique de l'« argent bon mar-
ché », de s-ocialisme fiscal et de politique du <<plein emploi »,
qui doivent être rendus responsables de l'inflation, si nous ne
tenions pas compte de la révolution de l'économie qui a fourni à
1. Irving Babbit, On Being .Creative, Boston, 1932 (cité d'après Russell Kirk,
The Oonservative Mind from 'Burke to Santayana, Chicago, 1953, 373).
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 219

la politique économique inflationniste ses pensées et ses mot&


d'ordre, et qui est avant tout liée au nom de l'économiste anglais
Keynes.
Ce n'est pas le moment opportun pour montrer quels mail-
lons particuliers (séduisants par l'esprit et l'élégance) constituent
la chaîne des pensées à l'aide desquelles Keynes et ses élèves se
sont élevés à. des hauteurs hardies, sans prouver pourquoi cette
chaîne est fragile 1. Ce qui nous intéresse avant tout, c'est la
conséquence que cette « nouvelle économie » a eue pour les
fondements spirituels de l'économie de marché. Toute une géné-
ration d'économistes, pouvons-nous dire en résumé, a été dressée
si exclusivement à opérer avec des grandeurs globales de circu-
lation, qu'elle en oublia ce qui avait formé, jusque là, le contenu
particulier de la théorie de l'économie politique et qui n'est
jamais négligé impunément: l'ordre économique en tant que
système de prix isolés, de salaires, d'intérêts et autres ordres de
valeurs qui se déplacent et provoquent le mouvement. En passant
par les rapports d'ensemble des fonctions enseignés par Keynes,
on avait rejeté comme dépassé et sans intérêt le mode d'action
du mécanisme économique se régularisant par les prix isolés, et
développé une sorte de technique économique dans laquelle les
équation$ mathématiques commencèrent à. foisonner toujours
plus abondamment. Si autrefois, était considéré comme un bon
économiste celui qui savait évaluer les forces économiques au
fur et à mesure de leur action, et si le discernement, l'expérience
et le raisonnement sain étaient jadis plus appréciés que la dexté-
rité formelle dans le maniement de méthodes illégitimement
transférées des sciences natruelles aux sciences de l'esprit, on
vit apparaître de plus en plus au premier plan le type d'écono-
miste sachant exprimer d'hypothétiques constatations sur les
rapports d'ensemble des fonctions, en des formules ou des courbes
mathématiques.
Concurremment à cette nouvelle méthode, cette même géné-
ration d'économistes et de politiciens de l'économie a été élevée
dans la conviction que l'épargne était dans le meilleur des cas
inutile et dans le pire des cas dommageable, et que toute variété
de politique économique était bonne, qui engendrait un accrois-
sement de la «demande effective », tandis que celle qui menaçait
1. W. Ropke, Alte und neue Okonomie, dans la collection (( Wirtschaft ohne
Wunder », éditée par A. Hunod, Erlenbach-Zürich, 1953, pp. 66-96.
220 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

de diminuer cette demande était néfaste. Si l'épargne et l'esprit


bourgeois sont les ennemis du progrès économique, l'aplanis-
sement des différences dans les revenus, que les socialistes
n'avaient osé exiger jusqu'alors que sous certains prétextes
moraux, put alors être proclamé comme un précepte de la raison
économique. Le danger d'une inflation fut réduit à une éventua-
lité vague et lointaine ; ce qui seul était à craindre était ce qu'on
appelait d'une façon souvent imprécise la déflation. Déficit
budgétaire, diminution de la possibilité et de la volonté d'épargne
au moyen du nivellement par l'impôt, maintien artificiel de
l'intérêt aux taux les plus bas, augmentation de la consommation
des masses par le renforcement simultané des investissements,
des dépenses et des crédits dans toutes les directions, politique
commerciale mercantile au service d'un double but: paralyser
les effets de cette politique sur la balance des paiements et
influencer favorablement la circulation intérieure par un excé-
dent des exportations - tout cela pouvait participer doréna-
vant à la bénédiction scientifique. Celui qui y contredit passa
pour inintelligent et rétrograde, et même lorsqu'un gouver-
nement comme celui de l'Allemagne se déclara, dans la pra-
tique politique, des plus résolument pour le cours opposé, il
dut, ainsi que ses défenseurs, compter sur un feu roulant de
critiques.
On ne doit pas aujourd'hui, où personne ne peut plus nier que
l'inflation soit devenue réalité, nous faire oublier que telle est la
semence. que Keynes a répandue, et personne ne peut plus hon-
nêtement ne pas reconnaître combien elle a richement levé. Le pro-
fond désordre économique et social, qui nous apparaît dans l'in-
flation actuelle, a été préparé par un désordre moral. S'il n'y avait
pas eu Keynes ou, pour mieux dire, s'il n'y avait pas eu d'auteur
du livre La Théorie générale de l'Emploi, de l'1ntérêt et de la
Monnaie 1 , la théorie de l'économie politique serait certes un peu
plus pauvre, mais les peuples seraient d'autant plus riches que la
santé de leur économie et de leur monnaie serait moins menacée
par l'inflation. Peut-être apprendra-t-on aujourd'hui, dans
la mesure où l'inflation sera reconnue sous sa forme mena-
çante, à mieux comprendre l'archarnement avec lequel, nous
qui nous sommes élevé dès le début et résolument contre les
effets désastreux de la déflation des années trente, lorsque le
1. Édit. française, Payot, Paris.
:ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 221

danger de l'inflation devint clair, nous avons également dès le


début et résolument combattu la doctrine de Keynes.
C'est effectivement la doctrine de Keynes qui a contribué
d'une façon décisive au fait que le monde occidental (dressé uni-
quement dans la crainte de la déflation et préparé moralement
à la combattre) est devenu victime après la guerre, par une prise
de position totalement erronée et sous la bannière du « plein
emploi >>, d'une inflation durable à laquelle, en dépit de tous les
avertissements de la « vieille économie », il a prêté attention
beaucoup trop tard. Il est alors devenu extrêmement difficile de
renverser les positions et de reconsidérer l'inflation comme le
véritable ennemi.
On aurait précisément dû ne jamais désapprendre que le
danger de l'inflation a toujours été à travers les siècles plus
grand que celui de la déflation. L'inflation est une tentation
toujours aux aguets et dans tous les temps le chemin de la
moindre résistance politique et sociale. Si inflation et déflation
sont toutes les deux des maladies de l'argent qu'il faut craindre,
l'inflation pourtant se distingue de la déflation en ce qu'elle est
une maladie de la monnaie qui commence, pour de larges couches
de la population et avant tout pour celles qui ont le plus d'in-
fluence dans le domaine politique, d'une façon tout à fait
agréable, avec l'euphorie de l'accroissement de l'activité écono-
mique et autres symptômes d'une haute conjoncture. Son cours
est en gros semblable à ce qui est dépeint dans la deuxième partie
de Faust, dans la fameuse scène de l'argent:« Vous n'avez pas
idée combien cela fit du bien au peuple. >> Mais c'est précisément
la dangereuse séduction de l'inflation : elle commence avec les
larmes de joie pour se terminer par des larmes d'amertume, tandis
qu'au contraire toute déflation est dès le début une maladie de la
monnaie extrêmement désagréable, dont les symptômes (dépres-
sion, chômage, faillites à la pelle, arrêts d'usines, pertes sur toute
la ligne, amenuisement de l'activité économique) sont effrayants.
Il s'ensuit que parmi les maladies de la monnaie, l'inflation est la
règle et la déflation l'exception. Aucun pari ne fut dans les
siècles de l'histoire monétaire plus facile à gagner, à savoir qu'une
pièce d'or, inaccessible à la politique inflationniste des gouver-
nements, conserverait mieux son pouvoir d'achat qu'un billet de
banque.
La vraisemblance selon laquelle les gouvernements, qui ont la
222 ETAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

possibilité d'émettre la monnaie, en mésusent pour faire de la


déflation, a toujours été faible et on peut aujourd'hui, à l'époque
des monnaies-papier et sous la prédominance des idéologies et
des intérêts inflationnistes, la considérer comme pratiquement
nulle. Le danger est pour eux d'autant plus grand de se
laisser fourvoyer par faiblesse, manque de clair'Voyance à
l'égard de ces idéologies et de ces intérêts, dans l'inflation ou au
moins dans une politique qui la favorise et en fasse prendre
le chemin. On peut même aller jusqu'à affirmer qu'un gouver-
nement a rarement possédé un pouvoir illimité sur l'argent sans
en mésuser par l'inflation, et la vraisemblance d'un tel mauvais
usage est aujourd'hui, à l'époque des démocraties de masse, plus
forte que jamais.
Ce fut l'une des fonctions essentielles de la monna;ie-or d'en-
lever aux gouvernements cette domination et de rendre les fi-
nances indépendantes de leur arbitraire, de leur manque de
clairvoyance ou de leur faiblesse, tandis que son autre et non
moindre fonction consistait à créer par la. « dépolitisation >> de
l'argent un système monétaire vraiment international. Jamais
cette « dépolitisation >) de l'argent ne fut plus nécessaire qu'au-
jourd'hui, à l'époque des démocraties de masse. Après que la
monnaie-or fut tombée, il était encore resté, en tant que dernier
contre-poids à la domination des gouvernements dans le domaine
de l'argent, un certain degré d'indépendance des banques cen-
trales. Mais cette digue aussi s'est déjà crevassée dans de nom-
breux pays; dans les autres, elle est si minée qu'elle est de moins en
moins capable de tenir. Les banques centrales elles-mêmes
semblent faire partie des bastions qui ne laissent aucun repos au
jacobinisme de notre temps qu'il ne les ait démantelés.
L'inflation est aussi vieille que le pouvoir des gouvernements
sur l'argent, et aussi vieilles sont les théories et idéologies qui la
justifient ou l'excusent. Ce qui de notre temps est nouveau,
c'est que de telles théories n'ont jamais été aussi hardies ni aussi
raffinées, et que les idéologies qui soutiennent ces dernières
n'ont jamais été aussi puissantes que depuis le début de cette
période in:O.ationniste à laquelle nous avons affaire aujourd'hui.
C'est l'arrière-plan moral que nous devons garder dev&nt nos
yeux, si nous considérons ma,intenant de plus près l'in:O.ation
chronique des temps présents.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 223

5. ESSENCE DE L'INFLATION CHRONIQUE.

L'inflation chronique actuelle est d'autant plus inquiétante


que sa nature est difficilement décelable. Elle ne convient à aucun
modèle connu de la pensée, mais représente quelque chose
de nouveau dans l'histoire économique, qui est de ce fait à
mettre en liaison avec des causes jusque là· inconnues. TI n'est
pas étonnant que la confusion soit grande et qu'on n'anive pas
à déchiffrer l'énigme. On ne voit aucun flot d'argent grossissant
à vue d'œil, aucune presse travaillant infatigablement ; et si
nous n'avons pas affaire au simple cas d'un pays dans lequel
l'inflation prend sa source de façon démodée dans le déficit
budgétaire, beaucoup cherchent en vain la source de la pression
inflationniste comme l'endroit qui en porte la responsabilité.
On ne sait qu'une chose : tout devient lentement mais continuel-
lement plus cher et on ne voit guère comment il devrait en être
autrement. n n'est, dans de nombreux pays, pas question de
déficit du budget de l'État, et, dans des pays tels que l'Allemagne
et la Suisse, les symptômes familiers d'une balance des paiements
déficitaire et d'une pression sur le cours des changes font même
défaut. De même, les périodes précédentes d'augmentation à
long terme ·des prix, que l'histoire économique a désignées
jusqu'en 1914 du nom de« périodes de prospérité », échappent à
la comparaison pour plusieurs raisons, déjà du fait qu'elles
étaient habituellement suivies de «périodes de dépression,,
d'égale durée, tandis que nous ne savons que trop bien qu'une
telle alternance (abstraction faite d'un rebondissement de la
conjoncture de courte durée et de faible envergure, tel que celui
qui se dessine en ce moment) est aujourd'hui très peu vraisem-
blable.
Dans cet embarras beaucoup ont cherché depuis peu, comme
nous l'avons déjà mentionné, à se tirer d'affaire en niant tout
bonnement l'événement et en prétendant que ce que nous pre-
nions pour une «inflation» n'était qu'un jeu pour effrayer les
enfants. ll était normal, prétendaient quelques-uns, et il l'avait
toujours été, que les prix montent lentement, mais ils omettaient
de se demander si premièrement il en avait réellement toujoutS
été ainsi, et si deuxièmement l'augmentation de la produètivité
ne devait pas à notre époque provoquer précisément une baisSé
224 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

des prix. N'est-ce pas déjà de l'inflation quand ils ne font que
rester stables 1 D'autres abandonnent absolument la recherche
des causes et des responsabilités et rejettent la faute sur la fata-
lité historique, qui a bon dos (ils parlent alors de l'« ère de l'infla-
tion))), ou bien vaguement sur des institutions et des circons-
tances de croissance insuffisante, en laissant entendre clairement
que cela n'est pas un malheur tellement grand (institutional
inflation, cost inflation, ou quelles que soient les sentences des
oracles). Ou bien on s'en rend responsable les uns les autres,
les ouvriers les chefs d'entreprise, les chefs d'entreprise les
ouvriers et les gouvernements entre eux.
En réalité, c'est un problème inquiétant qu'il n'est pas facile
de résoudre. Une chose pourtant devrait dans ce cas être claire
et mise en exorde à ces considérations pour leur servir d'orien-
tation provisoire. Quelle que soit en effet la nature de ce
phénomène d'inflation, il faut pourtant bien qu'il s'agisse d'un
excédent de la demande totale à l'égard de l'offre totale, et il
faut que cette surpression de la demande ait ouvertement son
origine, puisque l'équilibre entre l'offre et la demande ne peut
pas, en présence d'une augmentation continuelle de l'offre en
marchandises, être occasionné par une chute soudaine de l'offre,
dans un excédent en argent, qui se produit sur les marchés. Si
nous faisons abstraction de l'éventualité selon laquelle cet excé-
dent viendrait du fait que des disponibilités monétaires, jus-
qu'alors inemployées, sont mises en circulation ou, après les
périodes de repos, converties plus rapidement en marchandises
(augmentation de ce qu'on appelle la «vitesse de rotation de
l'argent))), cet excédent ne peut alors venir que de là où l'argent
est émis. Mais cela signifie qu'il a son origine définitive dans la
banque d'émission, qui non seulement émet l'argent comptant,
mais encore dispose dans la plupart des pays des instruments
permettant, par le détour de l'extension ou de la réduction de la
liquidité des banques, de favoriser ou de gêner l'obtention
d'argent bancaire. Ici, dans la banque centrale, se trouve le robinet
qui n'a besoin que d'être tourné fortement pour ne pas goutter
plus longtemps. Il est difficile de le secouer, et la responsabilité
définitive de la banque centrale est hors de doute. C'est ici
que les fils embrouillés se croisent.
Il est de ce fait théoriquement indiscutable que la banque cen-
trale pourrait, par l'instrument de la restriction au crédit, rendre
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 225

l'argent rare au point que les tendances inflationnistes, d'où


qu'elles puissent venir, se verraient stoppées. Mais pratique-
ment la question s'élève aussitôt de savoir si des difficultés
ne s'opposent pas à cette éventualité, qui sont liées à la nature
de ces tendances inflationnistes, telles qu'elles agissent de nos
jours. Le pas suivant dans notre analyse doit alors consister à
nous occuper de ·la source actuelle de la pression inflationniste.
Nous pouvons distinguer en gros quatre sources d'inflation.
Les deux premières à mentionner ici n'ont de signification
sérieuse que dans quelques pays isolés, tandis que les deux der-
nières sont partout actives et constituent en fait le vrai problème
de l'inflation chronique de notre temps.
Nous appelons la première de ces sources l'inflation fiscale.
Dans sa forme la plus simple (c'est-à-dire l'inflation provenant
d'un déficit budgétaire), elle n'a besoin d'aucune autre explica-
tion, mais, comme nous l'avons déjà dit, elle n'est, en tant que
variété pour ainsi dire classique de l'inflation, d'importance
sérieuse que pour peu de pays (avant tout en France et en Argen-
tine). Cela ne veut pas dire que l'inflation fiscale ne soit pas à
l'œuvre sous des formes plus embrouillées dans un nombre
beaucoup plus important de pays, et ne lance pas des secousses
dans la demande occasionnées par le budget de l'État, soit du
fait que (comme en Allemagne) un excédent amassé par les
caisses de l'État est maintenant dépensé, ce qui ressemble dans
ses effets réels à une inflation provoquée par un budget défici-
taire, soit que l'épargne soit transformée en utilisation pour le
budget de l'État. ll y aura encore d'autres choses à·dire au sujet
de cette dernière éventualité.
La deuxième source est ce qu'on a baptisé du nom d'inflation
importée. C'est cette poussée inflationniste qui est communiquée
à un pays par l'extérieur, et ceci du fait que l'inflation d'un autre
pays conduit à l'afflux de devises qui sont transformées par la
banque centrale en monnaie intérieure. Si des forces opposées
n'agissent pas ici pour annuler l'effet inflationniste de l'afflux
des devises, l'inflation étrangère est alors transférée à un
pays qui a plus de succès que les autres dans l'endiguement des
sources inflatiom1istes nationales. Pour que ce transfert ait
lieu, deux conditions préalables doivent être remplies : il doit
(fun côté y avoir une large marge dans la force de la pousséfi
inflationniste entre les deux pays intéressés, et de l'autre les cours
226 ÉTAT-PROVIDENCE ET INJ!'LA.TION CHRONIQUE

des changes doivent, malgré le fossé qui sépare les politiques


monétaires nationales, rester inchangés. Ici se trouve en même
temps la olé de la victoire sur cette forme d'inflation, car il
suffit que l'une de ces conditions soit altérée pour qu'elle prenne
fin. Comme d'autre part elle n'est plus importante aujourd'hui
qu'en Allemagne, il n'est pas utile que nous nous en occupions
davantage dans ce contexte, d'autant moins qu'elle est la variété
d'inflation posant le moins de problèmes 1 •
Sî nous nous tournons maintenant vers la troisième source,
l'inflatioo d' inve8tissement, nous sommes déjà à proprement parler
au point central du problème de l'inflation actuelle, en tant que
phénomène alarmant, et intéressant à un même degré tous les
pays occidentaux. TI s'agit ici d'une surexcitation des forces
économiques, qui va de pair avec toute conjoncture élevée, et
trouve son expression dans un renchérissement des investis-
sements. La situation devient alors critique, s'il ne s'oppose plus
aux forces productives que revendiquent les investissements et à
la création immédiate de revenus que provoque la construction
d'usines et de machines, un arrêt correspondant du pouvoir
d'achat à la consommation, au moyen de l'épargne, et si les
réserves des forces inutilisées de la production sont épuisées.
L'échauffement inflationniste de la haute conjoncture apparaît
ainsi au moment où l'épargne en cours, par laquelle quelques-uns
se décident pour la non consommation, ne suffit plus à compenser
l'augmentation de la demande consécutive aux investissements,

1. J'ai tenté 'Une analyse plus exacte dans mes articles D(Ul Dilemna der irwpor-
tierten Inflation et Nochmal8: Daa Dilemna der importierten Inflation, « Neue
Zürcher Zeitung•, n° 2128 et 2798 des28 juillet et 7 octobre 1956 (le premier
a été reproduit dans mon livre: Gegen die .Bronclung, 2 8 éd., Erlenba.ch-Zürich,
1959, pp. 291-306). L'inflation importée ne pose pas de problème théorique
paree qu'elle apparaît visiblement à la. surface. Par contre, l'expérience la.
plus récent' nous apprend combien il est difficile de l'arrêter, du fait que des
difficultés extraordinaires s'opposent aux deux moyens d'en venir à. bout, qui
sont la. dévaluation dans le pays à. plus forte pression inflationniste, et la
revalorisation dans le pa.y1 où cette pression est la. plus faible. Le gouvernement
s'oppose à la dévaluation, parce qu'elle met en jeu son prestige politique, tandis
que tous les intérêts économiques qui se sentent visés s'opposent à la revalo-
risàtion, liJ&IlS le moindre égard pour les arguments les plus précieux qui plaident
en sa. faveur, même au prix de l'inflation qui devient de ce fait inévitable, ou
de l'exportation des capitaux qui, dans un pays aussi pauvre en capitaux qu'est
l'Allemagne, eiJt le comble de l'absunlité! D~ ana.lyses pénétrantes ont été
fa.i~ à ce sujet: L. Albert Hahn, AutorwmeKonjunkturpolitik und Wechselkurs-
stabiUtldt, Franefort, 1957; H. J. Rüstow, Stone Wechselkurse oder stabiler
Ge/,d,wert ?, « Alûionsgemoin.aoh&ft Soziale Marktwirtecbaft ',ragungsprotokoll»,
Ludwigsburg, 1958; Hans Ila.u, Kapitalexporl als kapitaler If'Ttum, "Zeitschrift
f. d. g. Kreditwesen », 1958, I.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 227

de sorte que les investissements sont financés par un « substitut


de l'épargne», à savoir par une extension du crédit. Dans la
même mesure, les investissements exercent une pression sur les
réserves en forces de production non utilisées, qui sont alors
épuisées, et dans la même mesure ils font naître une surpression
inflationniste de la demande.
Il est nécessaire de souligner qu'il s'agit ici d'un excès des
investissements par rapport à l'épargne de la population, mais
non pas par rapport à ce qui est justifiable du point de vue de la
situation commerciale de l'entreprise individuelle. Car on conçoit
que l'entrepreneur individuel défende- souvent avec indi-
gnation - son programme d'investissements contre le reproche
d'une disproportion. Mais nous parlons d'une disproportion d'une
toute autre nature, c'est-à-dire de celle qui se mesure à la volonté
de l'économie, exprimée dans l'épargne, de libérer pour la cons-
truction d'usines ou de centrales électriques la quantité corres-
pondante de forces de production et, pour les salaires nécessités
par cette construction, la quantité correspondante de biens de
consommation. Au niveau de cet excédent des investissements
par rapport à l'épargne, il s'agit donc d'un excédent de la
demande non couvert par les biens, d'une surcharge imposée à
l'économie, qui y répond, comme toujours, par l'inflation. Il
est difficile de reprocher à l'entrepreneur, sur lequel la situation
du marché et la concurrence exercent une pression, de faire usage
de ces possibilités de financer son programme d'investissements,
lors même qu'il court le danger de contribuer à une telle sur-
charge de l'économie. Éviter cette surcharge n'est pas son affaire
mais celle des responsables de la politique financière et de crédit.
Il devrait soutenir avec empressement et compréhension les
efforts que font ceux-ci pour rétablir aujourd'hui l'équilibre entre
les investissements et l'épargne, en rendant le crédit plus inac-
cessible à ceux qui sont en mal d'investissements. Et c'est d'autant
plus l'affaire de l'État qui se tient en dehors du marché et de la
concurrence, de limiter ses propres investissements.
Si la démesure des investissements, responsable en partie de
la pression inflationniste actuelle, réside dans la disparité de
ceux-ci vis à vis de l'épargne, on peut alors se demander quelles
sont les causes de leur montée en flèche. On peut y répondre
en renvoyant au progrès foudroyant de la technique, à l'accrois-
semant de la population, qui a fondu sur nous telle une vague
228 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

d'assaut imprévue, à la soif de capitaux des pays sous-déve-


loppés, à l'effort d'armement à l'échelle internationale nécessi-
té par l'impérialisme communiste, au besoin de capitaux de la
vente à crédit, aux exigences de la construction, dont les besoins
en capitaux sont encore accrus du fait de la législation des loyers.
Ce sont là, nommées toutes à la fois, les raisons qui rendent tota-
lement incompréhensible le souci que l'on se fait au sujet de la
suffisance des forces de développement industriel, et dont la
théorie inspirée de Keynes a le plus grand mal à se libérer depuis
vingt ans. Notre souci est effectivement le contraire : à savoir
comment on peut arriver à freiner partiellement ces forces
extraordinairement vives, et comment faire en sorte que ce
besoin de capitaux extraordinairement accru à notre époque
soit satisfait par l'épargne véritable, et non pas par les sources
empoisonnées de l'inflation et de la contrainte fiscale (qui, au
demeurant, communiquent des plus étroitement).
Et nous voici maintenant tournés vers l'autre aspect qui, dans
la disparité entre investissement et épargne, réclame notre atten-
tion. A l'excès d'investissement correspond effectivement une
insuffisance de l'épargne, et la question se pose de savoir si des
forces particulières ne sont pas à l'œuvre ici, qui favorisent l'in-
flation, alors qu'elles mettent en danger l'aptitude et la volonté
d'épargne. Il faut y répondre par un oui catégorique. Qui plus
est, nous pouvons dire avec certitude que nous sommes sur la
trace des raisons essentielles qui confèrent à l'inflation chronique
actuelle une physionomie sans égale dans l'histoire.
Le fait que tout acte d'épargne diminue la pression de la
demande sur l'offre en marchandises, agit dans le sens d'une
modération, d'une détente, d'un refroidissement de la conjonc-
ture inflationniste. Plus les investissements sont alimentés par
l'épargne, plus le point critique de l'augmentation des investis-
sements est élevé et plus la haute conjoncture peut être poursuivie
sans crainte d'atteindre le point dangereux. Plus l'épargne est
élevée, moins la banque centrale a besoin d'agir, par ses restric-
tions au crédit, pour tenir l'inflation en échec. L'épargne- est le
moyen le plus efficace pour neutraliser non seulement l'inflation
provoquée par renchérissement des investissements, mais aussi
celle provenant d'une source quelconque. Il y a davantage encore :
plus le volume de l'épargne est important et plus le cercle des épar-
gnants est étendu, plus forte sera la couche d'hommes et d'insti-
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 229

tutions qui (aussi bien du fait de l'état d'esprit auquel corres-


pond l'acte d'épargne, que de l'intérêt qui a motivé cette épar-
gne) formeront un bloc ayant une position honnête et loyale
vis à vis de l'argent, et plus sera étendu le front anti-inflation-
niste, sans la pression duquel on ne peut attendre du gouver-
nement et de la banque centrale aucune politique énergique
contre l'inflation.
Et l'épargne, si mal notée par les théories inspirées de Keynes,
reprend alors la place d'honneur que lui a toujours conférée le
bon sens. Comment l'entretenir, l'encourager et la soigner? Com-
ment diminue-t-elle ou prospère-~-elle dans telle ou telle circons-
tance, sous l'effet de telle ou telle loi, ou à la suite de tel ou tel
impôt? Ce sont là les questions qui arrivent en tête de celles
qui doivent orienter la politique économique, financière et
sociale. Et il devient dès lors évident que l'épargne« négative»
de la vente à tempérament peut détériorer dangereusement la
situation.
Cette question de l'encouragement de l'épargne est d'autant
plus sérieuse que c'est une activité sur laquelle, dans une éco-
nomie et une société basées sur les impulsions spontanées, nous
pouvons le moins nous appuyer comme sur quelque chose d'évi-
dent. Mais c'est précisément cette liberté de l'économie et de la
société qui dépend du fait que l'épargne a le volume nécessaire et
intervient librement. Les motifs qui poussent les hommes à
l'épargne ne sont pas aussi constants que ceux qui font qu'ils
produisent, investissent et consomment. Keynes et son école
nous ont enseigné avec raison qu'on peut de gaieté de cœur
produire, investir et consommer, sans épargner en même temps,
mais ils ne nous ont pas dit avec la clarté désirable qu'on doit
en payer le prix: inflation et perte de la liberté.
De toutes façons les motifs qui poussent à l'épargne sont parti-
culièrement sensibles et vulnérables, et celle-ci serait vraisem-
blablement mal en point si la nature et la société n'avaient pas
créé l'impulsion économique la plus forte dans la maladie, la
caducité de la vieillesse, l'incertitude de la durée de la vie et
l'institution de la famille, venant ainsi au secours de notre
liberté sociale et économique. Mais si on y attente, on peut
détruire systématiquement ces impulsions naturelles. C'est ce
à quoi nous nous employons aujourd'hui, à l'époque de l'État.;.
Providence et du relâchement de la famille, à peu près dans tous
230 ÉTAT-PROVIDENCE ET lNFLATION CHRONIQUE

les domaines et avec le plus grand zèle, sans nous rendre compte
que nous entamons la racine de notre société et de notre économie
libres~ C'est en somme le super-État actuel qui, avec son super-
budget, sa super-fiscalité et son super-programme d'État-Provi-
dence, s'est fait l'instrument du renoncement à l'épargne, tout
en se développant ainsi en un instrument de l'inflation et de la
contrainte croissante. Et pour parachever le cercle diabolique,
c'est cette même inflation qui, activée par l'insuffisance de
l'épargne, met celle-ci en grand danger, en ôtant de plus en plus
à l'épargnant sa confiance en la stabilité de la valeur de ses
économies.
Ce vieux mineur dont me parlait récemment le directeur d'une
mine de la Ruhr est symbolique de ce développement. Après
avoir économisé pour lui et sa femme une somme importante
pour le soir de leur existence, cet homme décida soudain de
pulvériser sa richesse en transformant ses économies en un appa-
reil de télévision luxueux et en d'autres objets. A la question
étonnée du directeur qui s'enquérait des motifs de ce brusque
changement de son esprit d'épargne en prodigalité, il répondit
qu'il était de toutes façons pourvu par l'État-Providence, et
qu'en conséquence aucun motif ne s'opposait plus à ce qu'il
renonçât à la jouissance immédiate de la réserve qu'il avait
faite en vue de sa vieillesse.
Nous comprenons maintenant deux choses. Premièrement, il
nous apparaît clairement que poussée inflationniste et épargne
se comportent comme une force et une contre-force. Les phéno-
mènes qui affaiblissent la contre-force sont en même temps des
forces d'impulsion, les causes de l'inflation, et ces causes sont
aujourd'hui éminemment efficaces. Mais nous saisissons d'autre
part que ces ralentissements de l'épargne, causes de l'inflation
actuelle, ont été rares, qu'ils n'ont jamais agi autrefois avec
une telle ampleur, ou ont même été totalement inconnus. Et
nous avons ainsi trouvé sans doute ce que nous avons cherché:
une cause qui est historiquement une nouveauté, comme l'infla-
tion chronique actuelle. Les causes de la désagrégation de l'épar-
gne sont effectivement quelque chose de nouveau, n'ayant jamais
existé auparavant, de« moderne», comme les avocats du super-
État, de la super-fiscalité, du super-État-Providence et autres
poisons de l'épargne le font ressortir eux-mêmes avec fierté. Mais
il est aussi à retenir que la nouveauté, qui est propre à éclairer la.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION OHBONIQU'D 231

constante poussée inflationniste actuelle, pro"Vient de profonds


changements moraux et sociaux, changements qui doivent être
considérés comme pathologiques, du fait déjà que leùr résultat est
en fin de compte l'affaiblissement de l'argent, l'inflation« socio-
démocratique » des temps présents 1.
Entre temps nous avons vu, dans les ralentissements de
l'épargne, une circonstance que nous avons à prendre en consi·
dération, si nous voulons saisir l'actuelle inflation chronique, en
tant que phénomène dépourvu de précédents historiques, et qui
doit de ce fait être expliqué par ces causes nouvelles. L'autre
force inflationniste, non moins importante et historiquement
parmi les premières en date, nous allons la découvrir maintenant
en nous tournant vers la dernière des causes véritables, l'infla-
tion-salaires.

6. IN:tl'LATION -sALAmEs.

Ce qui s'entend ici devrait être clair dans ses grands traits.
Ce sont les secousses inflationnistes qui se dégagent aujourd'hui
continuellement du marché du travail, et ceci du fait que les
salaires atteignent un plafond tel que l'équilibre entre la monnaie
et les biens est rompu. C'est le cas lorsqu'à l'accroissement de la
demande, du fait de l'augmentation des salaires, ne s'oppose pas
un accroissement correspondant de l'offre, en d'autres termes
lorsque ces augmentations des salaires ne sont pa.s justifiées par
un accroissement correspondant de la productivité. La consé-
quence en est une surpression inflationniste de la demande.
1. Celui qui observe attentivement la vie politique actuelle peut constater
à peu près quotidiennement les forces qui y sont à l'œuvre. L'exemple le plus
récent a été fourni par la réforme allemande des rentes ainsi que la façon dont
cette réforme a été votée par le parlement, façon disproportionnée par rapport à
la responsabilité que le gouvernement et les représentants du pays ont prise sur
eux en procédant à cette réforme. La loi ne tient pas compte des recomman-
dations pressantes faites en vue de revenir enfin aux voies traditionnelles et de
stimuler la prévoyance et la responsabilité personnelle. n faut donc craindre
sérieusement qu'elle mette l'épargne en danger, non seulement du fait de la
prévoyance étatique autoritaire, mais encore parce que cette épargne est
transposée en un financement où la répartition prédomine. Ceux qui portent
la responsabilité de ce coup de massue contre l'épargne n'ont ni l'excuse
de n'avoir pas connu à temps les arguments que certains prêchaient contre ces
mesures, ni l'excuse de les avoir sérieusement contredits. La question de savoir
si la véritable augmentation de la productivité de l'économie ne devait pas
profiter aux rentiers par une augmentation de leurs revenUs réels, c'est-à-dire
sous la forme d'une diminution des marchandises favorisées par cette produc-
tivité croissante, n'a, de façon impardonnable, joué aucun rôle, bien qu'elle
tO.t sérieuse et justifiée.
~32 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

Cela signifie en même temps que les augmentations de salaires,


auxquelles nous sommes aujourd'hui habitués comme à un
phénomène quotidien, ne produisent pas toutes un effet infla-
tionniste. Du fait que sans doute le perfectionnement de la tech-
nique, les investissements croissants ou les améliorations dans
l'organisation de la production provoquent un accroissement
constant de la productivité, il faut attendre comme un effet nor-
mal de cet accroissement une certaine montée du salaire des tra-
vailleurs. Ce renchérissement continu de la main-d'œuvre serait
alors une bénédiction, si l'accroissement de la productivité auquel
il correspond s'accomplissait ·en quelque sorte dans la même
mesure pour toutes les formes de travail. Mais il devient un
problème du fait qu'il se concentre fortement dans le domaine
de la production mécanisée en série et, tout en touchant plus
ou moins les autres secteurs, les laisse loin derrière. Le ni-
veau des salaires, possible et naturel dans le domaine de la
production industrielle en série, et qui, grâce à l'« automation >l
progressive, promet de continuer à monter, détermine la ten-
dance générale des salaires. La conséquence en est une « prospé-
rité » structurale de modèle américain, dont personne ne peut
nier les avantages, mais dont personne ne peut nier non plus les
problèmes.
La conséquence la plus surprenante de ce processus est que les
produits de la production industrielle en série (les« gadgets» et
merveilles tec~ques, depuis l'automobile jusqu'à l'appareil de
télévision) opposent la meilleure résistance à la constante pres-
sion inflationniste de notre époque. Ils deviennent même moins
chers, alors que le renchérissement général de la main-d' œuvre se
dégageant de ce domaine confère aux produits et aux réalisations
(qui restent notablement en dessous de la mesure du progrès de
la productivité fixée par la production industrielle ou en série),
une poussée d'autant plus énergique des prix vers le haut. Il
semble en fait qu'on ne puisse pas enrayer ce processus. Tout ce
qui a trait à la qualité, tout ce qui est artisanal, individuel, tout
ce qui repose sur un service personnel, tout ce qui est fait sur
mesure, tout ce qui est conforme au goût, tout ce qui est produit
en dehors de l'horloge-contrôle, de la chaîne (et maintenant de
l'automation) tout ce qui n'est pas mis sur le même moule, fait
hausser continuellement les prix et de;vient finalement l' excep-
tion, comme le livre de qualité qui ne compte que sur un cercle
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CllRONIQUE 233

restreint de lecteurs. A côté (on l'oublie trop facilement) de la


prospérité de la voiture et de l'appareil de radio, on trouve la
misère de cet autre domaine, un appauvrissement et une pénurie
qui mettent en danger la valeur réelle des revenus élevés du
travail, de ceux-là même qui sont la cause de cette prospérité.
Presque aussi sûrement que le soleil se lève le matin, notre coif-
feur augmentera encore ses tarifs l'année prochaine, même si les
autres facteurs qui y contribuent (c'est-à-dire l'inflation des
salaires) n'étaient pas en même temps à l'œuvre.
Cela a encore d'autres conséquences sur lesquelles nous avons
à réfléchir. L'une est que les hommes capitulent au lieu de s'atta-
quer eux-mêmes pendant leurs loisirs au travail manuel dont le
prix est devenu exorbitant. Nous devrions, comme Tom Sawyer,
nous persuader et persuader les autres que refaire ses peintures
est un plaisir agréable et un privilège et que pour autant que ce
retour à une satisfaction personnelle de ses propres besoins ne
devient pas une corvée, c'est tout simplement un progrès et un
gain. Autrement, il se produit ce fait plein d'attraits que nous
avons l'un à côté de l'autre deux secteurs de salaires: le secteur
public «à l'américaine» des salaires élevés, et le privé «à la
japonaise >> de nos corvées domestiques, avec une estimation
moindre de notre travail et de notre temps.
Une autre conséquence à mentionner est la perspective cer-
taine que non seulement des réalisations importantes telles que
la construction des immeubles, cliniques, et hôtels, mais même
certaines marchandises, dont la fabrication résiste à la mécani-
sation, verront leurs prix augmenter constamment, aussi long-
temps qu'on ne pourra pas trotiver de produits de remplace-
ment. Un exemple en est le charbon européen. A l'inverse des
États-Unis, il doit, surtout dans la région de la Ruhr, être extrait
dans des conditions géologiques telles que la mécanisation n'inter-
vient que de façon limitée et que l'activité houillère reste très en
dessous du niveau de productivité de l'industrie. Mais comme
dans ce cas, du fait de la force d'attraction moindre du travail
de mineur, le niveau des salaires industriels doit être relevé, il
nous faut compter sur une augmentation continuelle du prix du
charbon, aussi longtemps que d'autres sources d'énergie ne
seront pas disponibles en quantité l!lu:ffisante, lors même que
l'inflation des salaires n'agirait pas en même temps.
A cet égard l'agriculture (et c'est une dernière conséquence
234 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

importante qui mérite d'être soulignée) occupe une position


particulière. En dépit de tous les progrès dans la mécanisation
et la rationalisation du secteur, l'agriculture reste, du moins
dans les conditions européennes, un artisanat ; et si l'on veut
en faire, comme c'est le cas aux États-Unis, une sorte de travail
d'usine mécanisé, la nature se venge tôt ou tard. Il devrait
s'ensuivre que, grâce à l'influence des salaires industriels haussés
par la production en série et déterminant les autres salaires, les
produits agricoles renchérissent continuellement, au même titre
que la production artisanale, si, contrairement à celle-ci et à
toutes les prestations de services et assistances manuelles, ils
n'étaient pas en concurrence avec tout le reste du globe ter-
restre produisant à d'autres conditions. L'agriculture européenne,
secteur de la production restant, en dépit de tous les tracteurs
et de toutes les machines à traire, considérablement en dessous
du niveau de la productivité industrielle, subit une augmen-
tation constante de ses frais, mais la possibilité d'y échapper
par une augmentation compensatrice des prix est dans son cas
très restreinte. Comme il faut d'autre part prendre en considéra-
tion les intérêts opposés des consommateurs des villes indus-
trielles, cette possibilité ne peut pas non plus être élargie de
façon suffisante par l'éviction de la concurrence étrangère. C'est
ici la raison essentielle des difficultés, des réclamations et des
soucis de l'agriculture européenne. Il faudra s'estimer heureux si
l'on réussit à compenser le renchérissement des frais d'exploi-
tation, issu de la «prospérité » industrielle, par une rationalisation
suffisante de l'agriculture, pour que ce qui restera à compenser
par des mesures de protection soit supportable.
Tout ceci, il faut le redire, se produirait lors même qu'aucune
influence inflationniste ne serait à l'œuvre. La productivité (la
« productivité marginale », comme cela se nomme en pure théo-
rie) est une base légitime, et qui prévaut même sur toutes les
autres dans la détermination des salaires, et toutes les diffé-
rences existant à l'échelle internationale dans les salaires ont
indiscutablement leurs racines dan~ les différences de la produc-
tivité, elle-même essentiellement déterminée par l'équipement
en capitaux de production. Il est ainsi normal, naturel et en
accord avec les principes élémentaires de la théorie de l'économie
politique, que le niveau moyen des salaires d'un pays augmente
en même temps que la productivité, et il est faux de croire
iTAT-l'ROVIDENCE ET INFLATION CliRONIQUE 235

que ooei doive nécessairement avoir pour conséquence une infla-


tion. Mais cela signifie-t-il que nous sommes à l'abri des effets
inflationnistes des augmentations de salaires, si elles ne se pro·
duisent qu'en concomittance avec l'augmentation de la produc-
tivité 1 Avons·nous an moins un moyen d'arrêt dans ce domaine,
où par ailleurs le pouvoir, l'arbitraire et des appels ambigus à
l'équité semblent tout décider 'l Déjà le fait doit nous rendre scep-
tiques que dans tons les exemples par lesquels nous avons illustré
cette tendance inexorable à un renchérissement constant de
toutes les productions individuelles, l'influence de l'augmenta-
tion d'ensemble de la productivité ne peut être séparée de
l'influence d'une surpression inflationniste 1.
Personne ne peut nier la valeur de la formule selon laquelle les
augmentations de salaires doivent, pour ne pas avoir d'effet
inflationniste, se justifier par une augmentation correspondante
de la productivité. C'est là le moins qu'on puisse demander. Mais
dès que l'on réfléchit un peu plus soigneusement aux relations
salaires et productivité, et que l'on veut utiliser dans la pra-
tique la formule exprimée, il devient clair que celle-ci est insuf-
fisante et sujette à un abus dangereux. Il s'est de plus en plus
révélé qu'un parallélisme de l'augmentation de la productivité,
quelle que soit la protection qu'il nous donne contre les pires
outrances de la politique des salaires, ne nous donne aucunement
la sécurité que nous cherchons, quand nous voulons nous garder
de l'effet inflationniste des augmentations de salaires. Est-il, éco-
nomiquement parlant, raisonnable et conforme à l'essence de
l'économie commutative, de consentir à épuiser toute augmen-
tation de la productiVité (qui est pourtant redevable avant tout
au progrès technique, à l'amélioration des méthodes de produc-
tion et à la mobilisation croissante de capitaux) par une angmen-
1. n vaudrait la peine de les étudier dans les domaines les plus divers, par
exemple dans les frais de plus en plus exorbitants que réclame l'entretien des
monuments historiques. Préserver une ville comme Venise du délabrement,
est devenu de nos jours un problème très sérieux dont la solution est naturel-
lement favorisée par la production en masse du tourisme moderne. Si la plupart
des objets du commerce d'antiquité ou les antiques tapis d'Orient, ou toute
autre chose, se signalent par une courbe des prix montant la plupart du temps
de façon abrupte, il ne faut pas oublier qu'à côté de la participation à ce phéno-
mène de l'inflation chronique, celle de la tendance séculaire à. renchérissement
des productions individuelles doit être prise en considération. La même chose
vaut d'ailleurs pour le marché des biens-fonds, dont la hausse est en partie due
à l'effet de l'inflation chronique. mais en partie aussi au naturel enchérissement
d'un bien qui, du fait de l'accroissement de la population, de l'urbanisation
des pays industriels, est dè plus en plus rare, surtout dans des pays peu étendwt.
236 ÉTAT•PRO~DENCE ET INFLATION CHRONIQUE

tation des salaires 1 N'est-il pas compréhensible que l'entreprise


elle aussi y participe, par une augmentation de ses gains corres-
pondant à ses dépenses en capitaux présents et à venir, et le
consommateur par la diminution du prix des produits? Et quand
même on prend l'augmentation de la productivité comme instru-
ment de mesure de l'augmentation de salaires, comment doit-on
la calculer ? Et comment empêcher que l'augmentation maxi-
male de la productivité atteinte dans les industries de la produc-
tion en série, ne fasse monter indûment et de façon continue les
salaires des autres secteurs de la production d'une croissance de
productivité moindre, y compris, au bas de l'échelle, ceux de
l'artisanat, de l'hôtellerie et de l'agriculture 1 Est-ce que, somme
toute, cette cogitation en termes de statistiques, qui s'étend de
plus en plus ici comme en d'autres domaines, est compatible
avec l'existence de l'économie de marché 1 L'idée d'une « éco-
nomie de marché par la voie de la statistique» n'est-elle pas
erronée et dangereuse, ici comme ailleurs ? Mais où est la limite,
où s'arrête ce qui est normal, naturel et conforme aux lois de
l'économie commutative, et où commence la violence inflation-
niste qu'on lui fait subir ?
1~ phénomène d'une augmentation des salaires produite par
une augmentation de la productivité est normal et sain, dans la
mesure où il s'accomplit par les forces du marché lui-même et
non par la combinaison du pouvoir social et de la statistique.
Il se déroule alors de telle sorte qu'une augmentation de salai-
res dans les industries où l'augmentation de la productivité
est maximale (disons l'industrie automobile), se communique
aux autres industries et branches de métiers, non par l'appel
à la statistique de la productivité, mais sur le marché du tra-
vail par le jeu de l'offre et de la demande. Cette action est obte-
nue par le fait que l'augmentation primaire des salaires exerce
une force d'attraction sur les travailleurs des autres secteurs et
transmet de la sorte (par le retrait effectif ou éventuel de la
main-d'œuvre) l'augmentation de salaires là où l'augmenta-
tion de la productivité est moindre ou inexistante. Mais cela
signifie en même temps une compensation dans les mouvements
des salaires des deux domaines, le domaine de l'augmentation
primaire et celui de l'augmentation secondaire. Car la force
d'attraction des industries où l'augmentation primaire des
salaires est provoquée par l'augmentation de la productivité,
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLAT10N Ctt.RONIQUE 237

affaiblira ici le gonflement des salaires de la même façon qu'elle le


suscitera en d'autres endroits. L'augmentation primaire des
salaires subit précisément, du fait de son transfert, un affaiblis-
sement naturel, si nous permettons au marché du travail de se
comporter comme les autres marchés.
Mais ceci a des conséquences de trois sortes. Premièrement,
l'augmentation de la production se convertira, en accord avec ce
que nous ressentons comme raisonnable et juste du point de vue
économique, en partie seulement en une augmentation des
salaires, pour l'autre part en une diminution des prix ou en une
augmentation du gain du capital ayant rendu possible l'augmen-
tation de la productivité, ou en ces deux à la fois. Deuxièmement,
l'augmentation primaire des salaires se communiquera, par des
vagues finalement descendantes, aux autres secteurs, et agira de
telle sorte que les forces de production de l'économie se concen-
treront lentement mais continuellement sur ces secteurs où la
productivité est maximale ou près du maximum. Mais à la
condition supplémentaire, et dont il faut traiter immédiatement,
que la banque centrale n'enlève pas aux parties prenantes du
marché du travail, par une expansion continuelle du crédit, la
responsabilité du chômage que provoque le dépassement de la
position d'équilibre des salaires; l'augmentation de ceux-ci décou-
lant de l'augmentation de la productivité n'aura, en même temps
que ses vagues, aucun effet inflationniste.
Il est naturel, inévitable et sans inconvénient du point de
vue monétaire, que le niveau moyen des salaires d'un pays reflète
la productivité d'ensemble (qui dépend en dernier ressort de
l'intensité des capitaux) et suive l'augmentation de la producti-
vité. Mais il est contre nature, facile à éviter et dangereux pour
la monnaie que cette conjonction entre salaire et productivité
se produise, non pas au moyen des forces du marché, mais sous
l'invocation de la statistique de productivité, comme il arrive
de plus en plus souvent aujourd'hui, comme si l'augmentation
de la productivité établie de façon statistique donnait aux
industries les plus favorisées à cet égard un droit raisonnable
à une augmentation correspondante des salaires. Car l'invoca-
tion de l'augmentation de la productivité ne change rien non
plus au fait que l'augmentation des salaires a un effet inflation-
niste et que la première se convertit totalement, sans s'embar~
rasser des lois de l'économie de marché, en une augmentation
238 ÉTAT-PROVIDENCE E~ lN:J!L.A.TlON ORBONIQUE

des salaires au lieu de le faire en une diminution des prix et en


un intérêt du capital qui y a participé. Si nous substituons .sur
le marché du travail aux lois de l'offre et de la demande la
statistique de la productivité, et si nous conférons à celle-ci la
'vigueur du pouvoir social des syndicats monopolistiques, nous
nous engageons dans une voie extrêmement dangereuse. Il reste
à dire ce qu'il faut penser d'une politique des salaires qui ne
respecte même plus la statistique, mais ne joue plus qu'avec
le pouvoir social.
Ce que nous devons aujourd'hui considérer de plus en plus
comme la règle, est une politique des salaires qui, dans le meilleur
des cas, mesure constamment l'argument de l'augmentation de
la productivité, et dans le pire des cas (mais malheureusement de
plus en plus fréquent) n'en tient absolument plus compte. Cette
règle devient ainsi la source d'inflation la plus redoutable.
L'inflation-salaires est, pout commencer, si dangereuse
qu'elle crée elle-même continuellement les conditions dans les-
quelles elle peut s'épanouir. Plus en effet la haute conjoncture
inflationniste progresse, plus le « plein emploi » atteint le degré
qui est plutôt à désigner du nom de « suremploi ». Dans un
nombre croissant de branches industrielles le nombre des emplois
vacants commence à dépasser aujourd'hui celui des candidats
qualifiés, et il en résulte une situation qui ne peut pas être
maintenue sans que s'ensuive une pression inflationniste cons-
tante, une situation qui est l'essence même de l'inflation. Lors
même qu'il n'y aurait pas de syndicats, le coût des salaires
devrait en l'occurence, en raison de l'excédent sur le marché du
travail de l'offre sur la demande, faire apparaître un gonflement
scabreux. Mais la nouveauté est que dans tous les pays cette
tendance, déjà dangereuse en soi et qui n'a pas été inconnue aux
périodes précédentes de haute conjoncture, est singulièrement
renforcée par les syndicats, dont la puissance semble n'être de
plus en plus limitée que par le sens des responsabilités, alors
qu'il est devenu beaucoup plus difficile qu'auparavant aux gou-
vernements et aux banques centrales de réagir, par des restric-
tions en matière d'argent et de crédit, à l'inflation du coût des
salaires déclenchée par ce « suremploi » et exploitée par la puis-
sance monopolistique des syndicats 1 •
1. Ces rapports SOJ1t ml)rement expliqués et de façon particulièrement claire
pa.r Joseph A. Schumpeter, The March into Socialism, « American Economie
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 239

Un tel « suremploi » porte en lui le danger· de déclencher


la spirale redoutable des prix et des salaires, dans laquelle les
augmentations de prix et les augmentations de salaires s'encou-
ragent réciproquement, et ceci de façon particulièrement rapide
et efficace si nous avons affaire au funeste système de l'« échelle
mobile » des salaires indexés. Mais il serait faux d'y voir un méca-
nisme à l'égard duquel les gouvernements et les banques cen-
trales sont sans pouvoir. En vérité la spirale des prix et des
salaires présuppose une injection permanente de sommes d'argent
supplémentaires, sinon les entreprises ne seraient pas en état
de payer les salaires augmentés sans diminuer le nombre des
travailleurs, et les consommateurs ne possèderaient pas le pouvoir
d'achat nécessaire à l'acquisition des marchandises aux nouveaux
prix, sans que le volume de leurs achats diminue. La spirale des
prix et des salaires a besoin de la protection des instances qui
déterminent le volume de l'argent en circulation, car autrement
les augmentations de salaires dues au suremploi réduiraient au
chômage une partie des travailleurs. En d'autres termes: si une
économie glisse vers le suremploi (dans le sens précisé plus haut),
caractéristique de l'inflation chronique, elle se voit placée, du
fait des augmentations de salaires qui en résultent et qui sont
par surcroît rendues inévitables par l'action des syndicats, devant
un dilemme excessivement grave : le dilemme de l'inflation et
du chômage. A proprement parler, les augmentations de salaires
ayant leur source dans la combinaison suremploi et monopole
syndicaliste devraient mettre, comme toutes les augmentations
de prix, une partie des travailleurs dans l'impossibilité de vendre
leur travail (Labor pricing itself out of the market, selon l'expres-
sion américaine). En d'autres termes, elles devraient conduire
aux congédiements. Si les milieux responsables de la circulation
de la monnaie veulent éviter ces mesures, ils se voient obligés
d'accorder une expansion du crédit ou d'exercer un relâchement
de leur politique précédente de restriction au crédit, de telle sorte
que la spirale continue allègrement sa rotation. Mais de ce fait la
politique monétaire et de crédit dégénère en une course conti-
nuelle entre les augmentations de salaires, qui provoquent la
potentialité du chômage, et une politique de crédit inflationniste,

Review »,mai 1950. Que Lord Beveridge (Full Employmem in a Fru Society
Londres, 1944) ait pu préconiser le suremploi, doit être mentionné ici à
titre de curiosité.
240 ÉTAT-PRO\TlDENCE kT INFLATlON CHRONlQUE

qui compense à chaque fois cet effet potentiel des augmentations


de salaires.
Et nous avons ainsi touché le point crucial de l'ensemble du
débat sur l'inflation chronique des temps présents. La situation
devant laquelle nous nous trouvons signifie que le moment est
arrivé où plein emploi et augmentations des salaires ne sont plus
conciliables sans inflation. Pour le dire d'une autre façon : stabi-
lité monétaire, plein emploi et augmentations des salaires ne vont
pas ensemble. Un de ces trois buts doit être sacrifié, de sorte qu'il
ne reste qu'une combinaison de deux d'entre eux : stabilité
monétaire plus plein emploi, en renonçant aux augmentations de
salaires ; ou bien stabilité monétaire plus augmentations des
salaires, en renonçant au plein emploi ; ou bien plein emploi plus
augmentation des salaires, en renonçant à la stabilité monétaire.
Force est à ceux qui persistent à vouloir une politique « expan-
sionniste n, « dynamique n ou de toute autre étiquette, non seu-
lement de s'accommoder d'un processus d'émiettement de la
valeur monétaire, mais encore d'accepter la responsabilité de
cet émiettement. Ils sont l'exemple particulièrement surprenant
de ces personnes innombrables qui se plaignent de l'inflation et
en rendent les autres responsables, mais qui en même temps
élèvent ou appuient des revendications, rendant celle-ci inévitable.
S'il y a encore des syndicats qui se donnent la peine d'étayer
leurs exigences en matière de salaires sur l'augmentation de la
production, il faut renvoyer non seulement au mauvais usage,
déjà critiqué, qui est fait de cet argument, et non seulement
au fait que les statistiques même les plus bienveillantes de l'évo-
lution des salaires et de la productivité leur font de plus en plus
faux bond. Ce qui est beaucoup plus déterminant c'est le fait
qu'aussi longtemps que le suremploi prédomine et aussi long-
temps que les syndicats possèdent la puissance monopolis-
tique qu'ils ont acquise dans la plupart des pays, les salaires
ne pourront s'empêcher de monter au-delà du taux justifié par
l'augmentation de la productivité. Le suremploi, qui fait du mar-
ché du travail un « marché de vendeurs n, s'emploie à ce qu'un
salaire, qui est déterminé par une concurrence libre, agisse main-
tenant de façon inflationniste. C01nbien plusencoreunsalaire, qui
contient un élément monopolistique du fait de la puissance des
syndicats et dépasse ainsi le salaire concurrentiel théorique!
Attend-on des syndicats que, précisément au moment où ils
:ÉTAT·PROVIDENOE ET INFLATION OHRONIQUE 241

opèrent sur le « marché des vendeurs », ils renoncent de façon


magnanime à l'exploitation d'w1e occasion aussi unique de pra-
tiquer une politique des prix monopolistique ~ Ou encore qu'ils
emploient leur pouvoir à empêcher le salaire d'atteindre ne
serait-ce (et cela suffit déjà pour avoir un effet inflationniste) que
l'état d'un salaire concurrentiel de suremploi, fluctuant selon
l'offre et la demande ~
Il est évident qu'on ne peut attendre des syndicats actuels que
le durcissement de leur position. Mais il n'est par contre pour les
chefs d'entreprises aucun espoir de sortir du véritable dilemme
devant lequel ils se trouvent. ·Comment. peuvent-ils opposer une
résistance sérieuse aux exigences en matière de salaires alors que
le suremploi prédomine et qu'une politique d'expansion continue
du crédit (ou bien, ce qui revient au-même, une restriction insuf-
fisante du crédit) les rend aptes à assimiler des salaires élevés sans
préjudice pour leur rentabilité et sans congédiements. A ceci
s'ajoute qu'inflation des salaires et inflation des investissements
sont étroitement liées l'une à l'autre, car toutes les deux puisent,
de façon à peine différente, à la même source d'une politique
d'expansion ou de restriction insuffisante en matière de monnaie
et de crédit, de sorte qu'on ne peut les rencontrer l'une sans
l'autre. Celui qui croit être intéressé à l'inflation des investisse-
ments (ou aux autres types d'inflation, y compris l'inflation
importée) devra se contenter de l'inflation des salaires, et inver-
sement ; et il en résulte qu'il y a peu de sens à se renvoyer la.
baJle de la responsabilité. Ainsi il se produit entre ceux qui sont
intéressés à l'inflation des investissements (ou d'une autre des
formes d'inflation qui sont aujourd'hui actives) une solidarité à
peu près indéfectible, qui se cache derrière les explications du
marché du travail. Mais le véritable siège de la résistance,
le dur noyau, qui est la nouveauté alarmante et difficile à
suprimer, reste l'inflation-salaires avec ses incidences déjà dé-
crites.
L'espoir d'échapper à la spiral~ des prix et des salaires et à ses
dilemmes par un accroissement des investissements, qui cherche
à compenser les augmentations de salaires par une augmentation
de la productivité, se volatilise pour peu qu'on y réfléchisse un
peu. Il devrait paraître évident, que, ce faisant, on jette simple•
ment de l'huile sur le feu; cela signifie qu'on veut échapper à
l'inflation des sàlaires par le renforcement de l'inflation lies
242 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

investissements, mais n'a pour effet que de les aggraver l'une


et l'autre.
Il ne se trouve ainsi personne qui puisse retirer aux respon-
sables de la politique de la monnaie et du crédit le fardeau du
dilemme. On reconnaît combien il est lourd, lorsqu'on pense que
le pays est alors dans un tourbillon dont il ne peut s'échapper que
si une politique suffisamment restrictive en matière de monnaie
et de crédit atténue le« suremploi», et fait en sorte qu'un plein
emploi normal ramène le marché du travail, devenu un marché
de vendeurs, à un marché où le travail a plutôt tendance à
s'acheter. Mais une telle atténuation est, une fois que le pays est
tombé dans le tourbillon du« suremploi », à peine possible, si l'on
ne supporte pas provisoirement un certain recul de l'emploi. On
comprend alors qu'un spécialiste anglais ait récemment remar-
qué prosaïquement que le niveau des prix anglais pouvait diffi-
cilement rest-er stable, alors que l'ensemble de la demande était
si élevé que le nombre des chômeurs était tombé à moins de
deux pour cent 1.
L'inflation-salaires ne peut être enrayée que si la banque
centrale refuse d'entrer dans le jeu, et restreint le volume du
crédit autant et aussi longtemps qu'il est nécessaire pour que la
réaction en chaîne « suremploi )) et puissance syndicaJiste,
augmentation des salaires, augmentation des prix et à nouveau
augmentation de salaires, soit interrompue. Plus les syndicats
sont réservés dans l'exploitation de leur position avantageuse,
moins cette restriction est nécessaire. Mais aussi, plus la banque
centrale hésite à fermer le robinet et plus elle laisse aller les
choses, plus l'opération devient difficile, car les mesures qu'il
importe de prendre dans le sens d'un chômage provisoire
deviennent d'autant plus pénibles.
C'est toujours une décision difficile, mais qui se complique
encore de nos jours par un fait qui est également une nouveauté
de notre temps, et qui doit être pris en considération si nous
voulons comprendre le caractère unique de l'inflation chronique.
La nouveauté n'est pas seulement la puissance monopolistique
des syndicats, ni l'ébranlement de l'épargne, mais c'est encore la
conviction, devenue un dogme qui domine tout et à peine ébran-
lable, que le « plein emploi )) doit avoir la priorité absolue et
l. B. C. Roberts, Towardl a rational Wages Structure, • Lloyds Bank Review ,. ,
.avrill957.
-ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 243

qu'il n'admet aucune amputation, pas même lorsqu'il s'agit d'un


chômage éparpillé et provisoire, qui ne se laisse pas comparer
au chômage en masse de la grande dépression. Et ce dogme oblige
aujourd'hui les pouvoirs publics et les banques centrales, par le
truchement de l'opinion publique, quand ça n'est pas par la
loi comme aux États-Unis. Ils doivent tellement compter
avec sa prédominance qu'il n'a jusqu'à présent été possible
dans aucun pays d'interrompre sérieusement la réaction en
chaîne. Ils sont d'autant plus tenus à cette réserve que c'est
devenu une partie du dogme du plein emploi, aussi bien de nier
les rapports, qui existent entre salaires élevés, inflation et chô-
mage, que de voir dans la nécessité qui en résulte d'un nombre,
même minime, de gens cherchant des emplois, le produit d'une
économie politique perverse. Il se produit ainsi à l'heure actuelle
une tendance néfaste à voir dans chaque montée du chômage
une dérobade de la banque centrale, à qui on reproche de ne
pas se soucier du plein emploi, au lieu de reconnaître en
celui-ci la conséquence d'une politique des salaires incongrue,
contre laquelle la banque centrale doit défendre le pouvoir
d'achat de la monnaie. La conséquence est que chaque assaut
énergique visant à juguler l'inflation des salaires encourt
le danger de marquer le pas dès les premières vagues de chô-
mage ; et le jeu des prix et des salaires recommence aussitôt.
La banque centrale ressemble, à l'égard de la responsabilité
qui lui incombe, à un automobiliste qui sait qu'il n'a besoin que
d'appuyer vite et fort sur les freins pour éviter un accident, mais
qu'il a affaire d'un côté à des piétons indisciplinés et ne pre-
nant aucune précaution, et de l'autre à une chaussée très glis-
sante, sur laquelle il risque de déraper en freinant trop violem-
ment. Ces deux circonstances sont à sa décharge. Nous attendons
de lui malgré cela qu'il se souvienne qu'il a des freins et qu'il ne
s'en remette pas à un simple coup d'avertisseur. Plus vite il
reconnaîtra le danger et fera fonctionner ses freins, mieux cela
vaudra.
C'est à peu près de cette façon que se conçoit la situation peu
enviable de la banque centrale. Sans doute la responsabilité défi-
nitive lui incombe. Mais le «suremploi>>, l'exploitation inconsi-
dérée que les syndicats font de leur puissance, et les poussées
inflationnistes qui viennent en même temps d'autres côtés,
menacent d'exiger de cette responsabilité plus que le public,. les
244 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION OHBONIQUE

gouvernements et la. défense dogmatique du « plein emploi )) ne


lui accordent. L'indépendance de la banque centrale est alors
d'autant plus précieuse, ai.Iisi qu'une gestion énergique et
éclairée.
On comprend peut être mieux, après ce qui vient d'être dit,
ce qu'il faut entendre quand il est dit que le processus d'in:O.a-
tion de nos jours est d'une nature telle que la puissance de la
banque centrale suffit à peine à le dominer de façon efficace. Cela
ne veut pas dire que la banque centrale (au cas où elle est
,équipée de tous les instruments modernes de la politique de cré-
·dit, et n'a pas besoin de s'en remettre à l'arme en fait émoussée
-de la politique de l'escompte) ne serait pas en mesure d'écarter
]a surpression de la demande, d'où qu'elle vienne, par une poli-
·tique énergique de restriction correspondante. TI faut bien plus
soutenir qu'elle est toujours en mesure de le faire. Mais on
-peut se demander avec inquiétude si elle peut appuyer sur les
freins avec assez d'énergie sans éveiller, du fait de la diminution
de l'emploi, que l'on peut difficilement éviter en raison de la
politique des syndicats en matière de salaires, des résistances
politioo-sociales qui paralysent son action - quand elles na
l'étouffent pas déjà dans l'œuf à l'intérieur de la banque.
Mais ce n'est pas tout. L'inflation-salaires est sans doute la
forme d'inflation la plus importante et la plus récalcitrante,
mais elle n'est pas la seule que nous ayons vue. En même
temps, se fortifiant réciproquement et agissant de concert
avec l'inflation-salaires, bouillonnent toutes les autres sources
d'inflation qui nous sont connues : non seulement l'inflation
d'investissements, à laquelle l'inflation-salaires est étroitement
liée, mais aussi l'inflation fiscale et, dans le cas particulier de
l'Allemagne, l'inflation importée. Comme la pression inflation-
niste actuelle est observable de tant de côtés, on peut à bon
droit se demander si on n'exige pas trop de la banque cen-
trale, quand on attend d'elle· qu'elle intercepte toutes ces pous-
sées inflationnistes par une restriction correspondante du crédit.
Sans doute la théorie le demande, et il faut en fait exiger que la.
banque centrale fasse tout ce qui est en son pouvoir. Mais il
reste douteux que cela corresponde aux besoinB.
Trois mesures sont d'autant plus nécessaireS: l) la. retenue des
syndicats dans l'exploitation de leur position monopolistique sur
le marché, en faisant appel à leur entendement et à leur sens des
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 245

responsabilités, et en arguant des dommages toujours plus mani·


festes que la course entre les salaires et les prix cause aux inté-
rêts des travailleurs ; 2) l'arrêt concomittant de toute inflation
fiscale, et ceci par une limitation des dépenses publiques, et non
par le moyen douteux de l'augmentation de l'impôt, augmenta-
tion qui agirait contre les buts à longue échéance du développe-
ment de l'éléphantiasis du budget de l'État et du socialisme fis-
cal 1 ; 3) couper en même temps les sources d'inflation pouvant
découler des excédents de la balance des paiements. Pour le reste
(ceci doit être dit et redit), il faut que la banque centrale, en dépit
de toutes les difficultés, ferme énergiquement le robinet du crédit,
jusqu'à ce que les investissements soient ramenés à la mesure
(qui, il faut l'espérer, augmentera) de l'épargne, et les revendi-
cations en matière de salaires à des proportions qui n'engendrent
pas l'inflation des salaires. Si les syndicats persistent dans leurs
exigences, ils se trouveront devant des entrepreneurs qui ne
seront tout simplement plus en mesure de leur céder, et place-
ront les syndicats devant le choix : se résigner ou accepter le
chômage.
7. CONSÉQUENCES ET PERSPECTIVES.

Que s'ensuit-il ! ·En vérité ceci que, dans le combat contre


l'inflation, le front doit être aussi étendu que le front de ses
causes, de même que l'artillerie lourde de la banque centrale
1. Cela nous entrainerait trop loin du· thème de ce livre, mais il y a encore
la question de savoir si à côté, ou même à la place de la politique de la
banque centrale, la suppression de la demande ne devrait pas être écartée
par le dépôt d'un excédent budgétaire. D'une façon plus générale, il s·agit de
aavoir si la politique financière publique ne devrait pas assurer le rôle qui
incombait jusqu'ici à la politique de crédit de la banque centrale, et ceci par une
mesure de l'impôt et des dépenses, qui agirait contre la déflation par un déficit
budgétaire couvert par un supplément d'argent (deficit spending), et contre la
déflation par .le dépôt d'un excédent budgétaire (procédé devenu connu en
Allemagne sous le nom pittoresque de « Juliusturm »). Encore que je doive
confesser avoir participé à la création de cette idée d'une c politique finan.
cière compensatoire •, ou d'une funcftoruù finanu (dans mon livre KriBe und
Kcmfunktur, 1932, et mon livre ultérieur Orises and Oyclea, 1936), il me faut
avouer aujourd'hui qu'elle ne s'est confirmée ni par ses arguments, ni par
l'expérience. Je souscris vigoureusement à la critique deStructrice qui a êtA
faite à cet égard par Melchior Palyi (Commercial and Financial Olwonick du
18 avri11957) et par Friedrich A. Lutz {Notenbanlc und Fiskalpolitilc, confé-
rence éditée par la Banque centrale de l'bat de Baden-Würtemberg en 1957).
En ce qui concerne la partie aujourd'hui actuelle de cette idée, c'est-à-dire la
lutte contre l'inflation par le dépôt d'un excédent budgétaire, elle échoue dt\jà
du 88Ul fait qu'il aerait naif de croire qu'un tel excédent puisse, dana une tWJno.
emtie moderne, être préauvé de devenir la victime de l'appétit dea parlemen·
tairas qui n'auraient alors que trop tendance à augmenter les dépenses.
246 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

doit se tenir au point stratégique et procéder à un feu nourri.


L'élargissement nécessaire du front signifie en même temps que
le combat contre un adversaire aussi acharné et exerçant des
pressions de tous les côtés est de longue haleine et mouvementé,
et doit être mené en profondeur, de façon échelonnée.
L'essentiel est le moral combatif du front de défense opposé à
l'inflation. Si nous aboutissons à la conclusion déprimante qu'on
est là en bien mauvaise posture, nous exprimons encore une fois
que l'inflation chronique de notre temps est un problème social et
moral. Et précisément pour cette raison c'est un problème pour
lequel il n'y a pas de solution commode, rapide et simple, pas de
solution non plus dont on puisse venir à bout par une simple
technique de la politique de la monnaie et du crédit.
Nous saisissons ce problème correctement si nous pensons
que l'inflation est au fond la façon qu'a une économie de réagir
c0ntre une surcharge permanente de ses énergies : contre la
démesure et l'impatience des revendications, contre une ten-
dance à l'excès dans tous les domaines et dans toutes les
classes, contre une politique économique, financière et sociale
fourvoyée, décomposée et qui ne tient pas compte des prin-
cipes confirmés, contre l'outrecuidance de vouloir tout avaler
d'un coup, contre la légèreté qui consiste à tirer sur l'économie
plus de lettres de changes qu'elle n'en peut honorer et contre
l'entêtement de toujours vouloir accorder des choses incompa-
tibles. On veut investir plus que l'épargne ne permet ; on réclame
des salaires plus élevés, qui ne s'accordent pas avec l'augmenta-
tion de la productivité, on veut consommer plus que le revenu
courant n'accorde, on veut gagner plus dans les exportations
qu'elles ne procurent en importations; et par dessus tout l'État,
qui devrait être davantage au fait de ces questions, augmente
sans cesse ses revendications à l'égard de cette économie hyper-
dilatée. On s'enivre d'exigences, tandis que la couverture en
marchandises manque. De même que dans le cas de notre corps
et lorsque nous péchons contre les règles fondamentaJes de
conduite de l'existence, un organe se trouve amasser lentement
mais continuellement ces fautes qui finalement se vengent sur lui,
l'économie a, un organe qui est lui aussi extrêmement sensible.
Cet organe est la monnaie :elle s'affaiblit et cède, et cet affaiblis-
sement est ce que nous appelons l'inflation,·en quelque sorte une
dilatatio~ de la monnaie, une maladie de l'économie.
ÉTAT-:PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE 247

Le malheur est que les contre-forces spirituelles, morales et


sociales font défaut. Pas plus que n'ont cours, dans le domaine
des idées, certaines convictions inébranlables, ou des principes
directeurs, le front anti-infiationniste ne possède, dans le domaine
des intérêts, assez de force et d'étendue contre le front inflation-
niste; de plus, comme nous l'avons vu, l'État-Providence fait des
brèches de plus en plus larges dans le front de ceux qui ont un
intérêt vital à juguler l'inflation. L'indexation des salaires et des
rentes fait le reste. Le résultat est que le respect de l'argent et
de son intangibilité n'a plus cours.
Pour donner une idée du chemin que nous avons déjà parcouru
dans ce sens, voici deux faits tirés de l'histoire financière de la
France 1 •
Lorsque Gambetta, à. la fin de 1870, dans l'une des crises les
plus graves de son pays, organisa la résistance de la république à
Tours, il voulut imposer au représentant local de la Banque de
France de l'aider dans son besoin désespéré d'argent par une
émission de billets. Une exigence proprement monstrueuse, et en
fait Gambetta, tête brûlée du jacobinisme et dictateur tout-
puissant, s'inclina devant le non catégorique du directeur de la
banque qui n'admit pas que la pénurie nationale fût une excuse
au crime d'une inflation. Gambetta réussit au lieu de cela à satis-
faire son besoin d'argent par un emprunt de 200 millions de francs,
que la banque Morgan lui consentit à 7 %.
Et maintenant l'autre, et si possible plus sensationnel, de ces
faits: quelques mois plus tard, en mars 1871, le dirigeant radical-
socialiste de la commune de Paris fut tenté de mettre la main
sur le stock d'or et les presses de la Banque de France pour
financer sa révolution. Ma.is même dans le tohu-bohu d'une
guerre civile impitoyable, ces hommes endurcis de la révolu-
tion résistèrent à une telle tentation. La Banque de France
était, à leurs yeux, inviolable comme le franc Germinal, tous les
deux créations de Napoléon, qui les avaient dotés de l'inviola-
bilité, bien qu'il ait eu coutume de ne fixer pour le reste aucune
limite au pouvoir de l'État.
C'est en vérité un respect proprement sacro-saint de l'argent
qui nous a.ppara.it dans ces deux événements d'un pays qui, en ce
qui concerne ses gouvernements et ses parlements, a depuis
1. Ma source est Jacques Chastenet, L'enfance de la Troisiènu, 1870~1879,
Paris, 1952, pp. 29 et 80 (d'autres indications de sources s'y trouvent).
248 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

considérablement perdu ce respect. Nous ne pouvons pas établir


de comparaison avec notre époque sans confusion, disons même
sans honte. Personne ne peut se défendre de lire ces histoires sur
Gambetta et les communards sans un mélange d'émotion, de
profonde estime et d'inquiétude, et quiconque fait honnêtement
son examen de conscience avouera que cette suspension de la raison
d'État devant l'argent, en tant que valeur inviolable au-dessus de
l'État lui-même, est un bien spirituel élevé, dont la perte doit
être profondément déplorée, et nous ramène au temps des
faussaires de la fin du Moyen Age et du début des Temps mo-
dernes 1 •
De nombreux facteurs ont contribué à saper le respect de
l'argent et de sa valeur. Mais le travail de sape spirituelle qui a été
exécuté par cette révolution de l'économie politique est propre-
ment incommensurable (son rôle néfaste a déjà été indiqué,
comme il se devait, dans des passages précédents). Si son œuvre
destructrice est encore difficilement réparable, le moins qu'on
puisse attendre est pourtant le regret et une confession sincère.
Espérons que nous ne sommes plus éloignés du moment où
Keynes, pour employer une expression de Jacob Burckhardt,
sera reconnu, au même titre que Marx et Rousseau, pour l'un
des plus grands destructeurs spirituels de l'histoire.
Nous avons affaire ici à un phénomène de décadence spirituelle
et morale de formes et de degrés divers. Elle va de la résignation
maladive à l'égard de la destruction de la valeur monétaire, en
passant par un mélange de regret et de satisfaction à peine voilée,
jusqu'au cynisme manifeste. On a de moins en moins conscience
qu'il s'agit en vérité d'une réelle fourberie.
Ce n'est rien d'autre qu'une forme de ce cynitrme monétaire,
d'une variété proprement méprisable, que de tenir l'inflation
chronique d'aujourd'hui, dans sa forme de progression lente,
aussi bien pour praticable que souhaitable, comme étant le prix
1. « Le franc de Germinal, dont le poids et l'aloi sont alors considérés comme
échappant à la souveraineté de l'État, n'est pas seulement l'instrument de la
prospérité française : il constitue une des bases solides du rayonnement français.
Ce n'est pas quand Bergson fait prévaloir l'intuition sur l'intelligence, ce n'est
même pas quand les nations d'Europe se précipiteront en armes contre les
autres que le noble édifice construit aux xvm;e et XIXe siècles, en grande partie
par les mains franQaises, s'écroulera véritablement: c'est quand l'immutabilité
monétaire Ceal81'8 d'être article de foi, quand les détenteurs de l'autorité se
croiront affranchis de l'impératif comptable et quand ils s'imagiDeront être
inv~tis du pouvoir divin de faire quelque chose avec rien. • Jacques Chastenet,
La France de M. Fallièru, Paris, 1949, p. 127.
ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION OBBONIQUE 249'

qu'on dcit être prêt à payer pour une durée illimitée de la. haut&
conjoncture accompagnée du « suremploi >>, pour les augmenta-
tions incessantes des salaires et la «croissance économique».
Mais la thèse de l'inflation permanente entretenue à petit feu
est non seulement condamnable sur le plan moral, mais aussi
insoutenable sur le plan de la logique. L'inflation est précisément
ce qui ne peut se concevoir comme quelque chose de durable,
du fait qu'aussitôt qu'elle est reconnue comme telle, il lui faut
perdre le rythme lent qui conditionne une inflation constante et
« contrôlée ». Alors que, l'idée s'en répand déjà partout, notre
époque serait l'« époque de l'inflation >> (et cela est tôt ou tard
inévitable), les hommes se comporteront de plus en plus de tell&
façon que, pour employer la terminologie de la physique ato-
mique, une réaction explosive en chaîne se produira, du fait du
« ralentissement de la réaction ». On ne peut déjà plus arrêter le
cours de l'indexation progressive, qui devient même le plus sftr
moyen d'accélérer l'inflation. De plus, si le suremploi, et déjà
même le plein emploi, doit être maintenu, il aura finalement
besoin d'injections toujours plus fortes du poison de l'inflation,
pour compenser l'effet défavorable des augmentations de salaires.
sur l'emploi. Comme en même temps l'inflation progressive
amenuise toujours davantage le volume de l'épargne, et fait
monter le taux d'intérêt, le besoin se fera sentir d'une inflation
toujours plus forte pour maintenir les investissements à ce·
niveau qui est nécessaire pour préserver la haute conjoncture de
l'écroulement. Finalement on ne pourra différer la crise qu'au
prix de la ruine de la monnaie et pour un court délai 1.
Mais s'il est déjà grave que ce cynisme monétaire soit insensé, it
est pourtant bien plus grave encore qu'il soit moralement condam-
nable; et c'est le propre de ce cynisme de ne faire que sourire de
cette accusation. Si nous voulons saisir l'inflation chronique d&
notre époque dans ses racines profondes, nous devons reconnaître·
dans l'état d'esprit qui l'engendre, la permet ou y pare molle-
ment (quand il ne va pas jusqu'à la défendre cyniquement)
l'aspect monétaire de la friabilité générale de l'équité et du res-
pect de l'équité.
La démocratie, nous l'avons vu plus haut, dégénère en arbi-
l. Aucune tentative d'examen approfondi d'une c infiation permanent&
entretenue à petit feu • ne m'est connue. L'essentiel a été souligné par
F. A. Lutz, Inflatt,omgefalw ·utul KonfunlcturfJOlitik, « Schweizerische Zeitacbrift.
f6r Volkawirtechaft und Statistik •, juin 195'7•
250 ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRONIQUE

traire, en toute puissance de l'État et en ruine, si on ne fixe pas à


la volonté de l'État, déterminée par le suffrage universel, les bar-
rières extrêmes du droit naturel, des règles acquises et de la
tradition. Elles doivent non seulement être inscrites dans la
·C9nstitution, mais avant tout si bien amarrées dans les cœurs et
les esprits que les hommes résistent à toute attaque. L'une des
plus importantes de ces règles est l'intangibilité de l'argent. Si
·elle est aujourd'hui ébranlée jusque dans ses fondements,
c'est l'un des signes les plus alarmants de l'extrême danger où
-se trouvent la société et l'État.
J'espère que plusieurs de mes lecteurs connaissent la nouvelle
de Jeremias Gotthelf, Die Schwarze 8 pinne («L'araignée noire »).
Qu'il soit dit aux autres que la sombre puissance de ce récit,
entrelaçant réalité et légende, réside dans l'action d'une araignée
diabolique qui répand la peste sur un monde paisible et bourgeois
,qui dépérit, jusqu'à ce qu'on réussisse à l'emprisonner à l'aide
d'un tampon dans la solive d'une maison paysanne de Berne.
Cette << araignée noire » est le symbole de ce mouvement infernal
qui envahit un monde bourgeois vivant dans la sécurité, et
rien ne nous empêche de l'appliquer à l'inflation. Elle aussi a
sans cesse, au cours de l'histoire, mené sa course eil semant la
peste, jusqu'à ce qu'enfin on réussisse à la coincer avec le tam-
pon de la monnaie-or. Mais dans le désespoir où une déflation
dévastatrice les avait plongés, il y a un quart de siècle, les peuples
succombèrent à la tentation de retirer ce tampon d'or, et depuis
1'<< araignée noire» est à nouveau parmi nous.
CHAPITRE V

CENTRISME ET DÉCENTRIS:~IE

l. LIGNES DE DÉMARCATION DE LA PHILOSOPIDE SOCIALE


ET DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE.

Je reviens encore une fois au sujet essentiel de l'inflation, que


nous venons de considérer sous toutes ses coutures et en pleine
conscience de son importance dominante, et je rapporte l'expé-
rience que j'ai pu faire il y a quelques années. En un seul jour
j'avais eu sous les yeux, par hasard, deux déclarations, ayant
toutes les deux trait à l'argent, mais qui aboutissaient à des
conclusions totalement différentes, de façon si irréconciliable
qu'elles n'étaient explicables que par deux formes opposées de
philosophie sociale. L'une venant des États-Unis avait pour
auteur un journaliste économique éminent et posait déjà dans le
titre la question cruciale «Inflation ou Liberté 1 >) Il s'agissait
de ces avertissements mûrement pesés contre le danger croissant
de l'inflation, que même le dernier venu doit aujourd'hui recon-
naître comme trop bien fondés. L'auteur arrivait à la conclusion
qu'un peuple ne peut conserver sa liberté que par le moyen d'une
monnaie saine, mais que dans la démocratie moderne de masse
un système monétaire sain n'est plus possible, s'il est livré au
gouvernement, au parlement, aux partis et aux puissants
groupes d'intérêts, sans contre-forces suffisantes. A quelques
jours de là, une correspondance de presse allemande m'apporta
la nouvelle selon laquelle un professeur d'université influent, de
tendance socialiste modérée, avait critiqué violemment la
« politique déflationniste funeste >) de la Zentralbank d'Alle-
magne, et enchaîné en exigeant que « les leviers de commande de
l'industrie, c'est-à-dire l'argent et le crédit, soient réunis entre les
mains de la démocratie ».
Il est clair que le socialiste en question ne pourrait guère,
aujourd'hui, exprimer ce qu'il avait alors défendu avec une telle
passion, tandis que l'Américain a tout lieu de donner aujourd'hui
à son avertissement le caractère d'une véritable mise en garde.
252 CENTRISME ET DÉCENTRISME

Ce fait prouve que le socialiste commettait une erreur sur le plan


de la politique économique, tandis que, sur ce même plan, son
adversaire avait raison. La pression inflationniste que ce dernier
craignait est devenue si manifeste que le socialiste lui-même doit
tout subordonner à la nécessité d'élever une digue efficace
contre ce danger.
Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse présentement. Ce qui
nous occupe ici, c'est le caractère de rudesse, d'irréconciliabilité
même de deux opinions, qui s'entrechoquent au sujet d'une des
plus importantes questions d'ordre économique et social. Ici
deux principes se sont heurtés en se repoussant et il sera difficile
de trouver un compromis. Ou bien, en effet, il est bon et souhai-
table que la politique de la monnaie et du crédit soit, comme un
comptoir central, maniée par le gouvernement, qui dépend immé-
diatement d'une majorité des partis ou, ce qui est pire encore,
d'un groupe extra-parlementaire prétendant représenter l'opi-
nion du pays. Ou bien, à l'opposé, il est bon et souhaitable de
réagir contre une telle dépendance, contre un tel « monoli-
thisme ». Ou bien il est sage de mettre ses œufs dans le même
panier, ou bien ça ne l'est pas. Et il saute aux yeux que celui qui
se décide pour la première voie, et qui le fait en même temps,
comme nous le savons aujourd'hui, en raison d'un souci absolu-
ment dépassé mais qui n'en est pas moins significatif, à l'égard de
l'orientation <<déflationniste>> de la banque d'émission, trahit
par là sa conviction sociale et politique, de même que l'autre,
qui préfère la deuxième voie, trahit la conviction opposée.
En d'autres termes, nous nous trouvons en face d'un cas qui
nous fait reconnaître les grandes lignes de démarcation de la
philosophie sociale et de la politique économique. Il nous ensei-
gne combien il est important de les faire ressortir clairement der-
rière les combats et les différences d'opinions de la politique du
jour. Plus nous y réussissons, plus nous avons le droit d'espérer
mieux comprendre le sens de ces différends et en même temps
de ramener leur conflit à une opposition loyale. Ce n'est pas le
moindre profit d'une telle entreprise de nous rendre aptes à.
nous scruter nous-mêmes honnêtement et à prendre une déci-
sion. Que sommes-nous en fait 1 Des libéraux t Des conserva-
teurs ! Des socialistes 1 Et si nous sommes l'un ou l'autre, pour
quoi le sommes-nous, et où œla nous mène-t-il !
L'exemple d'où nous sommes partis, nous recommande de
CENTRISME ET DÉCENTBISME 253

commencer par une opposition qui n'est sans doute pas la plus
importante, mais qui pourtant est en rapport étroit avec les
autres oppositions plus profondes. Nous pourrions en vérité dire
qu'ici un homme, que nous pouvons appeler d'après sa tendance
un inflationniste, se tient face à un autre homme, qui peut d'après
sa tendance être nommé déflationniste. Jusqu'ici ce n'est pas
faux, car manifestement chacun de nous est ainsi fait qu'il
s'accommode plutôt de l'inflation que de la déflation, ou inver-
sement ; ou, si nous voulons nous exprimer différemment, qu'il
craint plutôt l'inflation que la déflation ou inversement ; ou bien,
pour le dire encore d'une autre façon, qu'il reconnaît plus vite le
danger d'une inflation ou au contraire celui d'une déflation.
Quelle tendance domine de l'auteur de ce livre 1 ce n'est plus un
secret pour le lecteur. Elle s'exprime déjà dans le fait qu'il conteste
le droit de nommer quelqu'un déflationniste comme on nomme un
autre inflationniste, et ceci parce qu'il y a entre inflation et
déflation une asymétrie qui nous est connue. Précisément du fait
que l'inflation est un poison agissant d'abord agréablement, qui
ne dévoile ses ravages que plus tard, la déflation est par contre
un phénomène lié dès le début à des désavantages ; il est possible
de souhaiter l'inflation, tandis qu'on ne peut tout au plus s'ac-
commoder de la déflation que comme d'un moindre mal. Il y a
donc un inflationnisme, dans le sens d'un état d'esprit non
seulement défendant l'inflation, mais même y tendant, et c'est
l'un des courants les plus anciens et les plus puissants de l'his-
toire. Mais il n'y a guère de déflationnisme dont on pourrait dire
quelque chose de correspondant.
Considérer en détail un tel inflationnisme et un tel déflation-
nisme, rechercher leurs motifs, est une tâche fructueuse et qui
n'a pas été menée à bout jusqu'à présent. Si nous voulons nom-
mer quelques-uns seulement des éléments les plus importants,
nous nous heurtons, dans le cas de l'inflationnisme d'abord, à une
prédilection exagérée pour une croissance continuelle, pour des
chiffres ascendants, y compris les chiffres de la population, et pour
un progrès quantitatif, bref à la tendance à favoriser indéfini-
ment l'expansion. Un tel expansionnisme qui, telle vieux Faust,
voudrait voir « un fourmillement immense >> et ouvrir des
« espaces à des millions de gens >> et qui se réjouit des courbes
montant en flèche et accepte à. ce prix la courbe descendante de
la valeur monétaire, ou du moins est prêt à s'en acoomoder long-
254 CENTRISME ET DÉCENTRISME

temps, contient en lui beaucoup d'autres éléments. Il est prêt, s'il


le faut, à sacrifier au présent un avenir assez lointain, qu'il dise
avec le xVIIIe siècle «Après nous le déluge», ou bien de façon
plus moderne avec Keynes: ln the long run, we are all dead. Il
ne s'intéresse pas aux précieuses réserves de la société et parmi
elles: le respect de l'argent et l'immutabilité de sa valeur; il est
contre tout ce qui est bourgeois, contre le créancier et le rentier,
auquel il souhaite avec Keynes une douce mort. L'expansionniste
est futuriste, optimiste etc., et le «déflationniste» ou, comme
nous préférerions dire, l'anti-inflationniste est le contraire de tout
cela.
Mais il nous importe d'élargir cette opposition entre inflation-
nisme et anti-inflationnisme, et de faire apparaître une opposi-
tion plus générale, qui nous permette d'embrasser la grande oppo-
sition de deux philosophies sociales et de deux orientations de
la politique économique. C'est l'opposition entre une pensée de
«gauche >>et une pensée de « droite ))'entre une tendance au
progressisme, dont j'ai parlé en détail dans mon livre : Mass
und Mitte, et une autre que l'on pourrait nommer conserva-
tisme, si cette expression n'était pas aujourd'hui, dans la
plupart des pays du monde occidental, alourdie par des associa-
tions idées malheureuses.
Pour trouver le transition de notre exemple à cette grande
ligne générale de démarcation, souvenons-nous encore une fois
que l'infortuné socialiste dont nous avons parlé avait, en tant
qu'expansionniste ou inflationniste, ressenti l'indépendance de
la banque centrale comme un grand scandale, et demandé son
assujettissement à la volonté de la« démocratie)), Pour l'Amé-
ricain par contre, il était certain, puisque l'inflation est un dan-
ger toujours à l'affût et qu'il nous menace aujourd'hui dans
l'immédiat, qu'il fallait dresser une digue contre la domination
des gouvernements sur l'argent. Après la chute de la monnaie-or,
qui précisément constituait cette digue, il reste comme dernier
rempart l'indépendance de la banque centrale, qui doit alors être
défendue d'autant plus opiniâtrement. L'un veut concentrer la
responsabilité de la monnaie dans les mains du gouvernement et
la« politiser>>. L'autre veut un partage du pouvoir, une articu-
lation, un système de poids et de contre-poids, une décentra-
lisation et, partant, une « dépolitisation >> de la monnaie.
Lorsque le premier souligne la nécessité de confier le « levier de
CENTRISME ET D.ÉCENTBISME 255

commande de l'économie», que représente la monnaie, au gou-


vernement agissant seul et d'après un plan qui engloberait tout,
afin qu'il fasse une politique économique valable, qu'il garantisse
le plein emploi et, partant, ]a puissance des syndicats, et qu'il
dirige le processus économique selon la volonté du« peuple,, il
exprime en même temps une certaine philosophie sociale diamé-
tralement opposée à celle de son adversaire américain. Il repré-
sente aussi le type d'homme qui, semblable en cela aux Jacobins
de la Révolution française et à tous leurs héritiers spirituels, ne
voit pas l'idéal de la démocratie dans un État bien articulé et
dans une compensation des forces, qui se limitent ainsi mutuel-
lement. Il le voit b'ien davantage dans une centralisation du
pouvoir, qui en principe ne connaît pas de limite et qui peut
s'exercer d'autant plus démesurément qu'il est secouru par la.
fiction selon laquelle tout cela est fait au nom du peuple.
L'idée que ]a démocratie (dans la mesure où, pour parler avec
Montesquieu (Esprit dell Lois, livre XI, chapitre Il), nous sommes-
plus soucieux de la liberté du peuple que de son « pouvoir >>
imaginaire) ne peut être profitable que lorsque l'erreur et l'abus-
des pouvoirs, quelle qu'en soit l'origine, sont limités par la sépa-
ration de ces pouvoirs, est étrangère à ce Jacobin ; elle le choque
même. Quand il jette un regard plein de suspicion sur un billet
de banque qui n'est pas encore devenu le maillon docile du pou-
voir centralisé de l'Ét~ot, il est ce même «éternel Jacobin>>, que tout
trait d'indépendance, d'autonomie et de vie personnelle offusque-
(depuis le marché libre jusqu'à la commune libre, l'école privée,
la radio sans contrôle d'État, et même jusqu'à la famille) 1• Les.

l. Écoutons à ce sujet un de ces Jacotnna: « Nous proscrivons l'esprit de


localité départemental ou communal ; nous trouvons odieux et contraire à tous
les principes que, parmi les municipalités, les unes soient riches et les autres
pauvres, que l'une ait des patrimoines immenses, et l'autre seulement des
dettes » (Mémoires de Carnot, 1, 278, d'après H. Taine, La Révolution, III,
p. 107). « Nous ne voulons plus d'intérêts, souvenirs, idiomes et patriotismes
locaux. Entre les individus, il ne doit subsister qu'un lien », c'est ainsi que-
Taine indique pertinemment cette idéologie jacobine, <1 celui qui les attache au
corps social; tous les autres, nous les brisons; nous ne souffrons pas d'agrégat
particulier, nous défaisons le plus tenace de tous, la famille. 11 Ça n'est pas un
hasard que ce même Carnot soit devenu le fondateur de l'armée de masse
reposant sur le service militaire obligatoire pour tous, et ait ainsi créé une insti-
t\lt~ qui, plus que beaucoup d'autres, provoque la centralisation et la concen--
t~ du pouvoir et qui aboutit au u Minotaure • moderne (B. de Jouvenel,_
Dti~ooir, histoire naturelle de sa croissance, Genève, 1945, p. 11 et suiv.).
Ch~ devrait voir aujourd'hui qu'une démocratie s'inspirant du mythe jacobin
de la« souveraineté du peuple • (et non pas de l'idée libérale du contrôle du,
gouvernement par les gouvernés), se traasfonne nécessairement en un « despo-
256 CENTRISME ET DÉOENTBISlriB

billets de banque à demi-indépendants, les caisses de retraites,


-et bien d'autres choses sont, pour reprendre une image, autant
·de Bastilles qu'il faut prendre et raser.
Manifestement, nous avons affaire ici à deux types de pensée
:sociale auxquels on peut facilement ramener la plupart des oppo-
~itions qui se manifestent. Il semble que nous ayons atteint ici le
~ol d'où le regard plonge très loin, des deux côtés, dans des vallées
séparées l'une de l'autre. Ici se séparent les esprits. Les uns se
~ntent attirés vers le collectif, les autres vers les chaînons qu'ils
assemblent. Les uns considèrent la structure de la société plu-
tôt de haut en bas, les autres plutôt de bas en haut. Les uns
~herchent la sécurité, le bonheur et l'acco~plissement de la vie
dans la subordination des petites communautés et de l'individu
à une entité savamment et fortement organisée, et qui paraîtra,
à ce point de vue, d'autant plus sympathique qu'elle sera plus
grande ; les autres dans la vie personnelle et dans la responsabilité
personnelle . des mêmes petites communautés. Dans un ordre
d'idées très proche, on trouve cette autre opposition entre une
pensée ayant une étrange prédilection pour tout ce qui est ima-
giné, fabriqué, organisé et construit artificiellement, pour la
planche à dessin, le calque et le tireligne, et une autre qui donne
la préférence à ce qui nous vient de la nature, à ce qui est légi-
timé par la durée, à ce qui est spontané, continu et étendu dans
le temps. A cette dernière se rattache l' QPposition entre ceux
qui, parce qu'ils croient qu'il est possible de reconstruire la
société et l'économie, sans égard pour ce qui existe déjà, et de
repartir à zéro, sont des réformateurs radicaux, animés par un
{)ptimisme qu'aucun insuccès ne semble entamer, et les autres.
Ces autres qui, armés du sens de l'histoire, et persuadés de 1a
sensibilité du tissu social contre toute intervention, sont emplis
d'une profonde méfiance à l'égard de tout esprit de réforme opti-
miste, et ne croient pas à une croisade pour une quelconque
nouvelle Jérusalem. Ils s'en tiennent à la sentence de Burke,
-selon laquelle le véritable homme d'État doit unir à l'aptitude à.
·réformer, la volonté d'une conservation prudente.
tisme démocratique » centra.liste. M&is on devrait aussi apprendre à écouter et à
sentir la. philosophie socia.le qui se ca.che derrière ce mythe, aussitôt qu'on
parle avec une hostilité dédaigneuse de fédéra.lisme, de petits Étate et de petites
entreprises. On devrait s~ha.bituer à ne voir da.ns de telles expressions devenues
à la. mode sous le nom de • progressisme, rien d'·a.utre que l'entreba.illement
d'une porte qui nous découvre un intérieur dont le style appartient à l'époque
• ja.cobino-na.poléonieDD.e •·
CENTRISME ET DÉOENTBISKE 251

Avant de poursuivre cette déûnition des deux types de ~


sociale, il faut avouer que si nous éprouvons le besoin pressant
de leur donner des définitions correctes, nous sommes à cet
égard dans un grand embarras. Après avoir tenté une orienta~
tion provisoire avec les expressions« progressisme» et<< conser--
vatisme », nous avons aussitôt reconnu qu'une telle tentative
échouait, avant tout parce que (sur le continent europoon du
moins) l'étiquette« conservatisme» est devenue à. peu près inuti-
lisable. Dans la meilleure des hypothèses, on aurait à. s'embar-
rasser d'une infinité de nuances, sans échapper à de fâcheuses
méprises. Nous ne sommes guère mieux servis par une opposition
entre l'« individualisme» et le« collectivisme n, qui aboutirait d'un
côté comme de l'autre à. une sorte d'exagération.« Libéralisme)>
et « socialisme >> ne font pas non plus l'affaire. Ce sont des termes
indispensables du vocabulaire politique, mais précisément pour
cette raison (du fait de leur utilisation équivoque et de leurs
nombreuses nuances) impropres au but que nous poursuivons,
d'autant plus qu'ils signifient des choses différentes selon les
pays 1. Ce qu'il nous faut, c'est une terminologie qui non seu-
lement soit nouvelle, sans usure ni surcharge, mais qui en même
temps fasse ressortir quelques-uns des aspects essentiels de cette
1. Ce qui s:llt mlntrara combien cette notion a. de significations. En Suisse se
nomm3nt lib3ra.ux das partis qui sont également conservateurs, de même que
Jacob BuJkha.rdt et Alexandre Vinet peuvent être qualifiés à la. fois de conser-
vateurs et de libéra.'l.x. L'idée suisse de l'État est libérale, et se nomment libé-
raux caux qui la. d~fand:mt a'l.jourd'hui contre les tendances collectivistes.
Slnt libara.ux en Italie, d'un côté les conservateurs a.nti-étatistes et de l'autre
les proJres3istes anti-cléricaux, qui ne voudraient à aucun prix perdre leur
jonction vers la. gauche. Ls. politique économique du gouvernement allemand
est lib~rale, m'lois elle e3t faite pour l'essentiel par un parti qui se nomme« démo-
crate-chrdtien "· De talles notions sont comparables à un instrument de musique,
qui e3t destina à une certaine suite de sons : il atteint, dans les sons les plus
graves et les plus aigus, la sonoriM d'un autre instrum3nt, comma l'alto dans
le violon, m'lois nous a.tta.3hons à chaque instrument la. représentation d'une
certaine tons.lité m'lyanne qui c:1.ractérisa son expression sonore. La. notion de
• lib3ralisma » a ainsi en Europ9 une étendue considérable, dans laquelle sa.
aignification va.!3ille; m'lois la m3ma chose est valable pour la. façon dont cette
notion est employée aux États-Unis, avec la. seule différence que la. gamme des
tons est considérablemant haugséa vers la. gauche. Il y a des tons marginaux
qui sont contenus dans les deux variantes du libéralisme, mais la. signifi-
cation« moyenne)) est là-bas à ce point diflérante de celle d'Europe qu'elle en
devient proois9ment le contraire. L' Am3ricain perçoit ici des sons qui, en
Europe, appartiennent à un octave que nous pouvons au mieux définir de
• sooio-dém:>3ratique •; New Da1ol, enooura.gamant des syndicats, économie
planifiée, inflationnisma, centralism9, imposition radicale des revenus et des
richasse3, ceoi passe là-bas pour « libéral •, encore qu'il y ait certaines de ces
notions qne nous ne nomm3rions pas autrement en Europe. La confusion aug-
mente du fait que la. notion est usurpae par des gens et par des mouvements
qui ne se distinguent des communistes que par leur prétention de ne pas l•être.
258 CENTRISME ET DÉCENTRISME

grande opposition, même si nous ne pouvons pas espérer qu'elle


nous les fasse saisir tous. Les considérations précédentes de
ce chapitre devraient nous amener à croire que ce serait une
bonne solution que de représenter les« centristes» et les« décen-
tristes » comme les Capulets et les Montaigus de notre drame.
En fait, et cela devrait être clair maintenant, nous avons affaire
à deux principes opposés qui déterminent de façon décisive tous
les domaines de la vie sociale (politique, administration, éco-
nomie, culture, habitat, technique et organisation) et qui leur
confèrent un cachet. Si nous saisissons suffisamment ces deux
notions et si nous en épuisons totalement le contenu, il devient
possible de découvrir en elles les principes qui exprimeront peut-
être l'opposition la plus générale de la pensée philosophique. La
question de savoir si l'idéal est la centralisation ou la décentra-
lisation, si nous donnons la primauté à l'individu et au petit
groupe, ou au grand collectif, c'est-à-dire à l'État, à la Nation,
aux Centrales, y compris à l'État mondial rêvé, devient la
véritable ligne de partage des eaux entre toutes les directions
et tous les points de vue que nous avons jusqu'à présent opposés
les uns aux autres t.
Ici s'entrechoquent fédéralisme et administration communale
d'une part, et centralisme politique d'autre part. Ici, les amis de
la paysannerie, de l'artisanat, de la petite entreprise, de la pro-
priété privée, du contact avec la nature et des dimensions
humaines, se séparent des défenseurs des grandes entreprises, de
ce qui est organisé techniquement et rationnellement, des grandes
associations et des comités, de la grande cité. Ici se trouve le fossé
au-dessus duquel ceux qui tiennent l'organisation de l'économie
par le marché, la concurrence et les prix libres pour la meilleure,
1. Proudhon lui-même nous a devancé dans ce jugement: <<C'est ainsi que le
système de centralisation, d'impérialisme, de communisme, d'absolutisme, tous
ces mots sont synonymes, découle de l'idéalisme populaire; c'est ainsi que dans
le pacte social, conçu à la manière de Rousseau et des Jacobins, le citoyen se
démet de sa souveraineté, et que la commune, au-dessus de la commune le
département et la province, absorbés dans l'autorité centrale, ne sont plus que
des agences sous la direction immédiate du ministère ... Le Pouvoir envahit tout,
s'empare de tout, s'arroge tout, à perpétuité, à toujours, à jamais: Guerre et
Marine, Administration, Justice, Police, Instruction publique, créations et
réparations publiques ; Banques, Bourses, Crédit, Assurances, Secours, Épargnes,
Bienfaisance ; Forêts, Canaux, Rivières ; Cultes, Finances, Douanes, Commerce,
Agriculture, Industrie, Transports. Sur le tout un 1 mpôt formidable, qui enlève
à la nation le quart de son produit brut n (Du principe fédératif, Paris, 1863, p. 69).
J'ai fait ressortir la dernière phrase pour attirer l'attention du lecteur et montrer
combien Proudhon a été clairvoyant. TI est manifeste que Marx, le centriste,
devait haïr de toute son âme ce décentriste.
CENTltiSME ET DÉCENTRISME '259

et estiment que la décentralisation des décisions en matière d'éco-


nomie, au profit de millions de producteurs individuels et de
consommateurs, est la condition préalable de la liberté, de la
justice et du bien-être, poursuivent leur éternel dialogue avec
les autres, qui réfèrent la planification par en haut et, par
conséquent, les moyens de coercition par l'État.
Le centriste est en même temps le rationaliste social que nous
avons déjà rencontré plus haut. L'homme individuel devient,
vù de ses Centrales, petit et finalement un chiffre de la statis-
tique, un matériau, une grandeur mathématique que l'on met de
force en équation ; il devient quelque chose que l'on peut « remo-
deler», bref qui menace de n'être plus pris en considération.
Nous savons également qu'il n'en juge que d'une façon plus
optimiste le succès de ses constructions et de ses changements. ·
A l'opposé, le« décentriste »,parce qu'il compte avec l'homme
et qu'en même temps il connaît et respecte l'histoire, est scep-
tique, pessimiste même ; de toutes façons il part de la nature
humaine sans faire de sentiment et de façon réaliste. D'où le
caractère doctrinaire du« centriste)), et celui non doctrinaire du
(( décentriste ». Celui-ci préfère s'en tenir à des principes confir-
més ; il se décide en vertu d'une hiérarchie des valeurs et des
règles, en s'appuyant sur la raison et une sage réflexion, plus
qu'en vertu des passions et des sentiments; il est enraciné dans
des convictions inébranlables pour lesquelles il n'exige aucune
preuve, sachant qu'il serait absurde de ne pas y croire.
On comprend maintenant que le« centriste »n'en est pas moins
un moraliste, un moraliste du genre facile et rhétorique, enclin à
pousser l'abus des grands mots de liberté, justice, droits des
hommes jusqu'à la phraséologie; c'est un parangon de vertus,
dont le propre est d'utiliser son moralisme comme une arme poli-
tique et de faire passer son adversaire, qui a plus de retenue, pour
moralement inférieur. Comme il voit les choses de haut, en négli-
geant la réalité de l'homme concret, son moralisme relève d'un
intellectualisme abstrait. C'est le moralisme de ces gens qui se
croient moralement supérieurs aux autres dès qu'ils font de la
morale un usage inconsidéré, qu'ils formulent de grandes exi-
gences, sans se soucier des conditions réelles et des conséquences
possibles. Ils ne semblent pas comprendre que les autres n'en
sont pas plus mauvais, parce qu'ils sont conscient de la dure réa-
lité et connaissent les complications et les difficultés de l'éthique
260 CBNTBIS:ME BT DÉCENTBISlŒ

concrète, de l'éthique pratique, où si souvent celui qui veut le


bien fait le ma.l.
Ce moralisme de« gauche » atteint trop souvent ce degré déplo-
rable où les grands mots d'amour, de liberté et de justice devien-
nent le prétexte du contraire, et où le moraliste, nous morigénant
du haut de son cheval de bataille, devient l'ennemi intolérant et
envieux, où le pacifiste théorique devient, dans les cas pratiques
où il s'agit de préserver, un impérialiste, et où l'avocat de la jus-
tice sociale abstraite devient l'arriviste possédé du désir de domi-
ner. Ces moralistes sont très éloignés du comportement des
« décentristes », au sujet desquels Ad.a.lbert Stifter fait dire, dans
Ntuksommer, au père de son héros que l'homme n'existe pas
d'abord en fonction de la société, mais en fonction de lui-même,
et que si chacun s'applique, par amour de soi, à. être lui.;même
de la façon la meilleure qui soit, il l'est aussi pour la société
humaine. J'ai connu une vieille bonne qui était parvenue d'elle-
même à cette sagesse, et s'étonnait que tant de gens se mettent
martel en tête pour savoir comment faire le bien alors que,
disait-elle, il était plus avisé que chacun, à. la place qui était la.
sienne, fît tout simplement et loyalement son devoir. L'idéal
moral du «centriste» vise en fait trop souvent à l'ambition de
faire du· monde un lieu où, pour reprendre un mot déjà cité de
Goethe, «chacun deviendra le garde-malade de l'autre»
ce qui présuppose une organisation centrale autoritaire.
Plus nous avançons dans cette analyse des deux types de
pensée, plus les juxtapositions qui se présentent à nous de-
viennent nombreuses, et plus il devient évident que l'oppo-
sition entre centrisme et décentrisme embrasse en fait énor-
mément de choses.
M onopolt et concurrence marquent de la façon la plus flagrante
l'opposition dans le domaine économique. Il nous apparaît aussi
clairement que l'économie coUectiviBte correspond à l'idéal du
centrisme, tandis que l'économie de marché est du ressort du décan-
trisme. Qui plus est, toute intervention économique est une
concession faite au centrisme, qui l'accepte d'un cœur léger et
avec la satisfaction de son idéal de centriste, mais que le décan-
triste n'accepte qu'à contre-cœur, en exigeant une sévère justi-
fication de toute concession, et en imputant à. ses partisans la
charge de prouver qu'elle est justifiée; il est ainsi fidèle à son
principe (désigné dans la doctrine sociale catholique sous le nom
CENTBISMB BT DÉCENTBISME 261

de principe de subsidiarité), selon lequel la présomption plaide


toujours en faveur du transfert du centre de gravité de la société
et de l'économie vers le bas, et tout acte de centralisation et
de déplacement du centre de gravité· vers le haut nécessite une
motivation convaincante, qui excuse cette déviation de l'idéal
décentriste.
TI n'y a pas d'équivoque non plus sur le problème de l'égalité
et de l'inégalité. Égalité et uniformité appartiennent au cen-
trisme; inégalité, diversité, polyphonie et articulation au décan-
trisme. Cela est clair, et il serait superflu de s'y étendre. Cepen-
dant un problème sérieux, déjà soulevé, nous donne du fil à re-
tordre, lorsque nous abordons la forme particulière d'égalité que
l'on appelle égalité des chances (equality of opportunity) ou bien
8tartgerechtigkeit (A. Rüstow). Ce problème nous rappelle que la
vie n'est pas une équation qui se fait sans reste et, en fait, nous
nous heurtons ici au danger qu'encourt le décentrisme de s'en-
ferrer, si nous ne sommes pas prudents, dans une contradiction
dans laquelle il s'est lui-même placé. En effet, l'idéal du décan-
trisme (qui précisément sur ce point coïncide avec l'un des buts
les moins discutés du libéralisme) demande que les individus
se mesurent les uns aux autres dans une concurrence libre, ce
qui implique nécessairement qu'ils commencent la course du
même point de départ et dans les mêmes conditions. Une course
eontinue de tous pour tout 1 Une quête constante des meilleures
«occasions», où qu'elles se présentent, une comparaison inces-
sante avec les «occasions>> manquées, et une poursuite conti-
nuelle de celles qu'on tient pour les meilleures 1 On ne peut pas
sérieusement l'entendre de cette façon. Car il s'agit très mani-
festement d'un idéal des plus dangereux et extrêmement peu
sympathique à tout décentriste, et qui doit faire le malheur de
ceux qui s'y attachent. C'est ainsi que déjà notre témoin prin-
cipal, Tocqueville, a pu, avec un regard pénétrant, remarquer
que les Américains (chez qui cette equality of opportunity a depuis
toujours passé pour illimitée, et où elle est louée) sont devenus,
par cette recherche continuelle de la meilleure « opportunity »,
des nomades nerveux et insatisfaits 1 •
1. ''J'ai vu en Amérique les hommes les plus libres et les plus éclairés, placés
dans la condition la plus heureuse qui soit au monde; il m'a semblé qu'une
sorte de nuage couvrait habituellement leurs traits; ils m'ont paru graves et
presqùe tr.stes jusque dans leurs plaisirs... Le goût des jouissances matérielles
doit être considéré comme la source première de cette inquiètude secrète qui
262 CENTRISME ET DÉCENTRISME

Le symbole singulièrement saisissant, mais par là aussi des


plus terrifiants, d'une telle course de tous pour tout, fut ce matin
mémorable où, il y a plus d'un demi-siècle, le territoire de l'État
actuel de l'Oklahoma, retiré aux Indiens, fut ouvert aux candi-
dats au défrichage, qui se tenaient déjà avec leurs chariots à la
frontière et qui, sur un coup de pistolet, s'y engouffrèrent, à celui
qui, dans de telles conditions de départ égales pour tous, aurait
les meilleurs lopins de terre. Il devrait être manifeste à tous
qu'il n'y a rien au monde d'aussi peu sage et d'aussi dangereux
que de pousser la société à une telle course. Lors même qu'on
devrait atteindre ainsi une production maximale des mar-
chandises, cela ne vaut pas le prix que nous avons en revanche
à payer en culture, en bonheur, en super-mobilité d'hommes aux
nerfs exténués, en un continuel va-et-vient d'un lieu à un autre,
d'une profession à une autre, d'une couche sociale à une autre,
du « shirt-sleeves » au millionnaire, puis au « shirt-sleeves » à
nouveau. Ce qui correspond bien davantage au sens profond
(nous pouvons dire ici au sens conservateur) du décentrisme, c'est
d'avoir présent à l'esprit un certain compartimentage de la
société, le respect de ce qui a été obtenu, un dosage minimal de
diversité et d'articulation horizontale et verticale de la société,
la tradition familiale, conditions indispensables d'une société
saine et heureuse. Aussi n'apparaît-il pas insensé, à la lumière
de ces consid~rations, qu'une certaine harmonie d'ensemble soit
maintenue dans les communes, cantons ou départements d'un

se révèle dans les actions des Américains, et de cette inconstance dont ils donnent
journellement l'exemple ... Si au goût du bien-être vient se joindre un état social
dans lequel la loi ni la coutume ne retiennent plus personne à sa place, ceci est
une grande excitation de plus pour cet état d'esprit: on verra alors les hommes
changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin
qui doit les conduire au bonheur... Quand toutes les prérogatives de naissance
et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous,
et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d'elles, une carrière
immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes, et ils se figurent
volontiers qu'ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c'est là une vue
erronée que l'expérience corrige tous les jours... lls ont détruit les privilèges
gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence
de tous... Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait
naître l'égalité et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire, tourmente et
fatigue les âmes. >> (A. de Tocqueville, op. cit., II; 2, chap. 13). TI y a plus de
30 ans j'ai trouvé, dans un district typiquement agricole des États-Unis, que
sur 69 colons, 23 seulement avaient une expérience de l'agriculture et que
parmi ceux qui restaient, il y avait : 2 musiciens de cirque, 3 forgerons, 2 plon-
geurs, 2 charpentiers, 2 bouchers, 3 vachers, 1 mécanicien de navire, 3 tenan-
ciers de cabarets et 3 vieilles :filles. (W. Ropke, Das Agrarproblem der Vereinigten
Staaten, « Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik », 1958, p. 492).
CENTRISME ET DÉCENTRISME· 263

État, en faisant en sorte que toute personne qui s'y installe ne


jouisse pas a priori des mêmes droits que les gens de la région.
Il n'est pas bon que tous les fils de paysans et de pâtissiers
deviennent médecins, prêtres ou employés de ministère, ou qu'ils
aient envie de le devenir. Il reste vrai que l'une des choses les
plus souhaitables, parce qu'élément du bonheur, est le sentiment
qu'ont les hommes d'être à la place qui leur convient; c'est plus
vrai que jamais aujourd'hui, où ce sentiment, sous l'influence
de l'idéal de la course de tous pour tout, s'est perdu de façon si
effrayante. Frédéric Le Play, ingénieur et sociologue du xrxe siè-
cle, n'était pas un sot lorsqu'il découvrit dans les «familles-
souches >> (dans lesquelles la profession et la- position économique
et sociale s'héritaient) une amarre non négligeable de la société 1 •
Finalement, il faut bien montrer que l'égalité des conditions de
départ, au moyen de la socialisation de l'éducation, ne fera
qu'accroître l'envie et le ressentiment. Lorsqu'en effet les mêmes
chances de promotion seront données à tous, la possibilité sera
retirée à ceux qui n'auront pas réussi d'en imputer la faute à
l'<< injustice sociale>> ou à une «naissance inférieure», dont on
s'accommode. Maintenant seulement, la faiblesse intellectuelle ou
caractérielle de la majorité des êtres moyens et inférieurs à la
moyenne, apparaît brutalement comme la cause de la course
perdue ; et il faudrait mal connaître l'âme humaine pour croire
que cette révélation n'agira pas comme un poison violent. On
ne peut pas se représenter d'attentat plus terrible contre le bon-
heur que cette «égalité des conditions de départ>), car, étant
donné la manière aristocratique qui préside à la répartition des
dons supérieurs de l'esprit et du caractère à un très petit nombre
de gens, une minorité seulement en profitera, la majorité par
contre sera d'autant plus malheureuse.
De peur de nous fourvoyer, nous devons toujours nous souvenir
que si nous voulons rester fidèles à l'idéal du décentrisme, nous
devons prendre le parti de la diversité, de la stabilité personnelle
et de la vie pour soi. Mais nous commettrions une erreur aussi
grande, si nous allions confondre décentrisme et particularisme,
régionalisme et politique de clocher. Il n'est naturellement en
aucun cas question de cela.
Le décentriste doit bien davantage être un universaliste con-
vaincu, avec un regard sur un ensemble qui est d'autant plus
1. Sur Frédéric Le Play : W. Rôpke, Oivitaa humana, Paris, 1946, pp. 190-191.
%64 OBNTBISJil!1 ET DÉOBNTRISME

authentique qu'il est mieux structuré et articulé. Son centre,


c'est Dieu, et c'est précisément pourquoi il ne veut pas l'échan-
ger pour des centres humains, c'est-à-dire pour ce que le centra-
lisme conséquent, à savoir le collectivisme, a l'intention de lui
offrir. C'est dans ce sens qu'il interprète l'inscription gravée sur
1a tombe d'Ignace de Loyola:« TI est divin de n'être pas exclu
de ce qu'il y a de plus élevé et de rester néanmoins inclu dans
le plus humble>>. Vraisemblablement, Goethe ne voulait pas dire
autre chose lorsqu'il déclarait :«Je suis un habitant du monde,
je suis de Weimar >> 1.
Il importe, et nous devons y tendre de tous nos vœux, que
nous soyons capables d'allier une vision large, embrassant le
monde dans ses aspects spirituel, politique et économique, avec le
refus de considérer ces aspects et d'orienter notre action du point de
vue étroit du régionalisme et du nationalisme, au sens de la diver-
sité et de l'autonomie, à tous les degrés et dans tous les domaines.
Le décentriste a, vis-à-vis du centriste, l'avantage de savoir,
entre autres, qu'il est toujours plus facile de centraliser et d'éten-
dre les prérogatives de l'État, que de décentraliser et de res-
treindre ces prérogatives. Il sait aussi que le centrisme est en
passe, si nous progressons dans ce sens, de raréfier l'atmos-
phère de liberté et d'humanité, tandis que nous approchons du
sommet du totalitarisme auquel les peuples ne peuvent échap-
per sans se précipiter dans l'abîme. Mais le malheur veut que
lorsqu'on a cherché son salut sur cette voie, il est de plus en plus
difficile de faire demi-tour. Le centrisme encourt le danger de ne
pouvoir s'arrêter, du moins par ses propres moyens. Comme pour
tant d'autres choses, nous trouvons dans le trésor des légendes
populaires une histoire qui, à l'égard de cette obsession du
centrisme déchaîné, marque de façon symbolique la direction
vers laquelle on marche, en même temps que les vœux secrets
d'une telle marche. C'est l'anecdote célèbre de l'empereur romain
Caligula qui aurait exprimé ·le vœu que le peuple romain n' eftt
qu'une seule tête afin de pouvoir la trancher d'un coup. Le
vœu de Caligula est resté à jamais le symbole d'un centrisme
tyrannique, parce que sans limite, et de l'issue :finale dont la
centralisation progressive nous menace.
1. L'inscription sur la tombe d'Ignace, dans l'église TI Gesù à Rome, vient
d'un auteur inconnu et s'exprime ainsi dans l'original: Non coerceri ~.
contineri tamen a minimo, divinum est. Hôlderlin a utilisé la. même sentence
(légèrement altérée) en épigraphe à son« Hyperion "·
OENT.BIS:ME ET DÉOENTBISKE 265

Mais la. tentation du centrisme a été de tous temps prodi-


gieuse, en théorie comme dans l'action politique. C'est la tenta-
tion de la perfection mécanique et de l'uniformisation au prix
de la liberté, et Montesquieu a peut-être raison lorsqu'il dit que
ce sont avant tout les petits esprits qui y succombent (Esprit de8:
Lois, XXIX, 18). Si la rage d'uniformisation et de centralisation
s'étend, et si les centristes commencent à répandre leurs
grandes idées dans tous les domaines, c'est l'un des signaux
d'alarme les plus sérieux du danger qui menace la liberté, l'huma-
nité et la santé de la société. C'est exactement la situation où
nous nous trouvons aujourd'hui. « Si », disait il y a un siècle
J. S. Mill, «les routes, les chemins de fer, les banques, les orga-
nismes d'assurance, les grandes sociétés par actions, les univer-~
sités et les organismes d'assistance publique devenaient des.
succursales du gouvernement ; si en outre les organisations.
et les conseils municipaux devenaient des compartiments de
l'Administration centrale ; si les fonctionnaires de ces différents.
services et administrations étaient nommés et payés par le gou-
vernement, et dépendaient de lui pour l'amélioration de leur
situation, toute la liberté de la presse et la nature démocratique
de la législation n'empêcheraient pas un seul pays de n'être·
plus libre que de nom. Le désastre serait d'autant plus grand
que la machine administrative serait plus efficace et plus scien-
tifiquement organisée » 1.

2. L'ENTRELACEMENT DES RAPPORTS HUMAINS.

Mais les dangers et la tentation du centrisme sont d'autant


plus grands qu'ils se présentent à nous sous des formes variées.
Nous devons toujours nous garder de lui payer un tribu à notre-
insu, et de l'encourager contre notre but. Notre époque pullule
de centristes sans qu'ils le sachent ou le veuillent, de libéraux
et de conservateurs qui méprisent le fédéralisme, d'anti-collecti-
vistes qui font les yeux doux au monopolisme et à l'interven-
1. J. S. Mill, On Liberty, chap. V. Dans le même sens Gaetano Mosca, Di6
he.rrschende Klasse, Berne, 1953; p. 126. La citation de Montesquieu et de·
Mosca fait sentir combien serait séduisante une histoire des notions de 11 cen-
trisme» et de« décentrisme ».Autant que je le sache, on l'attend encore. J'en
ai personnellement essayé une esquisse dans mon article « Zentralisierung und
Dezentralisierung als Leitlinien der Wirtschaftspolitik • ( Wirtschaftliche Entwic-
klung und soziale Or-dnung, édité par Ernst Lagier et Johannes Messner, Vienne,..
1952, p. 20 et suiv.).
266 CENTRISME ET DÉCENTRISl\IE

tionnisme d'État, d'Européens humanitaires qui se font les


défenseurs d'une organisation de plus en plus (< économocra-
tique » de notre continent.
Il ne devrait pas être utile, à la fin de ce livre, de noter les
signes les plus choquants et les plus connus de la concentration
:grandissante qui s'accomplit autour de nous, et dont nous nous
accommodons généralement trop volontiers, quand nous n'allons
pas jusqu'à lui donner notre bénédiction. Par contre il faudrait
aiguiser notre sensibilité aux dangers de la concentration et de
l'état d'esprit qui l'encourage, à l'aide de quelques exemples
.originaux.
Il faut d'abord citer ce réseau de plus en plus serré des rapports
humains, qui résulte de l'accroissement de ceux qui dépendent
d'autrui et qui empêtre de plus en plus les individus dans un rap-
port de subordination et de dépendance à l'égard des centres
.qui font la pluie et le beau temps. En ta~t que partie de ce
grand bouleversement qui nous est connu, et que l'économiste
américain K. E. Boulding a défini dans un livre auquel cette
expression fournit le titre d'« Organizational Revolution», cette
condensation entraîne une altération très sensible de ces rapports
humains. En effet, si le marché lie les individus indépendants
effectuant entre eux des transactions d'achat et de vente, d'une
façon que l'on peut qualifier d'horizontale et de lâche, sinon d'im-
personnelle, cette liaison, due à une coordination plus ou moins
lâche et impersonnelle, est remplacée, au fur et à mesure que l'am-
pleur croissante des entreprises réduit le nombre des individus
indépendants, par une liaison étroite et personnelle due à la subor-
dination et à l'autorité. Au lieu de dépendre des clients et des
fournisseurs par l'entremise d'un marché vaste, et par conséquent
.excluant des rapports personnels fixes, on dépend du supérieur.
Si l'on se tenait autrefois les uns à côté des autres, on se tient
maintenant les uns en haut, les autres en bas, et il se crée une
tension causée par un étroit contact personnel, ininterrompu et
limité au même cercle d'individus. Cela devient de plus en plus,
par la raréfaction des existences indépendantes, le destin des
_masses, avec pour conséquence bien connue de rendre les rap-
ports humains extraordinairement plus pénibles et plus difficiles.
Intrigues, ambition, délation, jalousie, flagornerie, envie, riva-
lité et tous les autres poisons des rapports humains deviennent,
.comme le prouve une expérience mille fois répétée, les plaies qui
CENTRISME ET DÉCENTRISME 267

se sont implantées dans toutes les (( organisations » et grandes


entreprises. Des névrosés peuvent maintenant rendre infernale la
vie de centaines, de milliers de gens; pour comble de malheur,
la probabilité est très grande que ce soient précisément les
névrosés qui obtiennent les postes de commande, du fait de leur
soif d'autorité et de leur activité (Boulding). Le fonctionnaire
des finances mal disposé peut épancher sa bile aux dépens de ses
subordonnés et des contribuables, qui lui sont livrés pieds et
poings liés ; le contremaître moralement déséquilibré peut deve-
nir le tyran ombrageux et tâtillon de l'entreprise, mais le mar-
chand de légumes surexcité et accablé de soucis doit se contenir
sans se sentir l'esclave de ses clients.
Cette évolution est si menaçante que l'« Organizational Revo-
lution >> atteint aussi ceux qui ne sont pas encore absorbés par
une grande entreprise et qui ont conservé leur indépendance
professionnelle. Où en sont aujourd'hui par exemple les méde-
cins 1 Leur existence, surtout dans les États-Providences qui
se signalent par l'ampleur de la centralisation, est devenue
éprouvante parce qu'ils sont engagés dans une double dépen-
dance: l'ancienne dépendance horizontale créée par le marché
(à l'égard de leurs malades) et la nouvelle dépendance verticale
voulue par l'organisation \à l'égard des caisses-maladie). Et voilà
bien une des plus grandes tragédies de notre temps que cet étau
enserre justement la profession, pour laquelle la tranquilité et
l'équilibre moral sont indispensables à la santé et à la vie des
hommes.
Et l'on peut voir dans ces considérations une preuve nouvelle
et saisissante de la supériorité de l'économie de marché sur toutes
les variétés ou les nuances de l'économie collectiviste. En effet,
il faut apprécier l'intégration impersonnelle des hommes par le
marché (contre laquelle on invective souvent et qui a même été
critiquée dans ce livre) en comparaison avec leur agglomération
dans l'économie collectiviste, parce qu'elle coordonne les hommes
au lieu de les subordonner. Marché et Pouvoir sont difficilement
·conciliables, et celui qui veut transformer, par sa position supél-
rieure à l'égard du vendeur ou de l'acheteur, les relations de mar-
ché en relations de domination, d'une façon plus que provisoire,
a une position difficile s'il ne peut pas compter sur l'assistance
de l'État. Aussi longtemps qu'il existe, un marché véritable rend
précaire la puissance économique et empêche que les rapports de
268 CBNT.RIBJO: BT DÉCBNTRISME

coordination ne deviennent des rapports de subordination. D'autre


part (et aucune affirmation ne peut la détruire plus complète-
ment) la forme opposée de l'économie de marché, c'est-à-dire le
collectivisme à. tous les degrés et sous toutes ses formes, place
inévitablement tous les hommes (sans excepter Ja mince couche
des chefs, des organisateurs et des dirigeants) dans des rapports
verticaux d~infériorité personnelle et leur ravit ainsi la liberté.
Si les incorrigibles centristes que sont les socialistes réclament un
tel ordre économique au nom de la liberté, ils fournissent par là.
une des preuves les plus accablantes des égarements dont un
homme est capable, sous le joug de la passion politique.
Mais il faut aussi voir le revers de la médaille : plus le nombre
des indépendants est mince et plus la grande entreprise et l' orga-
nisation de masse deviennent caractéristiques de notre époque,
plus l'économie de marché en souffre au profit du collectivisme,
et plus l'entrelacement des rapports humains y devient criti-
cable ; et ceci du fait de la concentration qui s'accomplit à
l'intérieur de l'économie de marché. Aussi longtemps que l'éco-
nomie de marché existe, son avantage demeure, sans commune
mesure avec le collectivisme, car aussi longtemps qu'il subsiste
des indépendants, il subsiste la possibilité de changements
d'emploi ou de profession, des syndicats libres, la protection dè
l'État légitime et mille autres moyens d'évasion et de compen-
sation. Et même si cela semble à certains par trop compliqué
(comme c'est le cas aujourd'hui pour des milliers d'Anglais dans
leur État-Providence), la possibilité subsiste de s'expatrier vers
des pays où le centrisme est encore modéré. Mais ce qui est
certain, c'est que le problème devient toujours plus angoissant.
Il est alors concevable que les personnes engagées dans la hié-
rarchie de ces diverses dépendances cherchent un compromis. Elles
chercheront à relâcher la subordination et à limiter le domaine
de l'arbitraire et du hasard, et ressentiront comme un bienfait
tout progrès dans cette direction. Il n'est plus nécessaire, alors
que des expressions telles que« climat de l'entreprise >)et« human
relations» sont sur toutes les lèvres, d'expliquer pourquoi il faut
tout mettre en œuvre pour essayer de résoudre ce problème
humain de l'organisation et de la grande entreprise. Une huma-
nisation de l'entreprise et de l'organisation, telle qu'elle est
souhaitable, inclura aussi la nécessité impérative d'accorder aux
subord01més un domaine où ils pourront partager la responsabi~
OENTBISME BT DÉOBNTRISKE 269

lité, avoir droit au chapitre et même prendre part aux décisions-;


un domaine où la subordination peut être atténuée par des élé-
ments de coordination (autant que le permet la nature inaltérable
d'une entreprise réduite à la subordination) 1 •
Mais cela aura encore une autre conséquence, et avec elle appa·
rait dans toute son étendue le danger qui résulte de ce processus
de concentration, pour la société et pour l'économie. Le serrurier
qui était jusqu'alors indépendant et entre maintenant dans une
usine, cherchera, dans la subordination où il tombe ainsi, à réta-
blir son équilibre moral en inclinant à. choisir un parti qui promet
de mener la vie dure à <( ceux de la direction ». Il dépendra des
circonstances que ce soit le parti socialiste ou le parti commu-
niste. En règle générale, il se rangera du côté du syndicat compé·
tent, qui lui donne au moins l'impression de le couvrir moralement.
Comme le ((plein emploi>> ou même le «suremploi» f:lemblent
relâcher les liens de dépendance, il ne trouvera peut-être même
pas prohibitif, si tant est qu'il en ait conscience, le prix que coûte .
cette pression inflationniste constante, aussi longtemps que la
spirale des prix et des salaires n'est pas évidente au point que les
sophismes des dirigeants syndicalistes heurtent le bon sens. Que
par contre les représentants des syndicats aient un intérêt parti-
culier à prolonger une politique d'expansion des salaires en toutes
circonstances, ce fait nous est apparu nettem3nt plus haut.
Si concevable que soit de ce fait le développement des syn-
1. TI est difficile de séparer ici ce qui est souhaitable de ce qui est criticable. La
tentative d'une telle s3paration, telle que je l'ai entreprise dans le rapport que
j'ai fait en 1950 au gouvarnem3nt Adenauer sur la politique économique (Ist clic
àeutsche WirtschaftspJlitik richtig? Stuttgart, 1950), pourrait donner aujourd'hui
encore une orientation. D'un côté il faut appuyer, parce qu'ils méritent une
sympathie totale, les souhaits des ouvriers et employés d'être mis dans la confi-
den'3e et d'appa.rtenir aux initiés, afin qu'une participation convenable à la
resp~ma.bilité leur soit accordée ; il faut appuyer aussi leur désir de protection
contre l'arbitraire da.n<1 l'entreprise, et enfin leur vœu de pouvoir, en qualité de
collaborateurs, s'identifier a'3saz loin avec l'entreprise en ce qui concerne les
oppositions d'intérêts dans la politique des salaires. D'un autre côté pourtant il
faut dire non avac énergie à l'ambition d'abolir la subordination dans les déci-
sions essentielles au SU']cès de l'entreprise, et de faire partager la responsabilité
à des hommes alors que rien ne les y autorise, ni leurs connaissances, ni leur
formiltion, ni leur talent, ni enfin une acceptation de leur part d'un risque
correspondant. TI faudra s'opp~ser à cette ambition avec d'autant plus de
raison qu'il s'y cache davantage une simple extension de la puissance syndicaliste
à la direction de l'entreprise; et des plus résolument lorsque, en partant de là,,
un ordre économique doit se développer qui, en tant qu'économie de marché,
fait du m1orché cette instanae dont la diretJtion d'entreprise essaye d'interpréter
les ordres, lorsqu'elle • dispose •· L'analyse de loin la meilleure et la plus fondée
est: Franz Bôhm, Das wirtaehajtlich6 Mitbemmmungarecht fkr .Arbeiler im
Belrieb (Ordo-Jahrbuch, IV, 1951).
270 CENTRISME ET D:ÉCENRISME

dicats, surtout en tant que réaction morale défensive contre le


fait qu'avec la concentration et l'accroissement du nombre des
assujettis la subordination devient le principe dominant des rap-
ports humains, un nouveau danger guette ici les assujettis : le
syndicat devient lui-même l'une des« organisations» qui expri-
ment la concentration croissante, et crée de son côté de nouvelles
sujétions verticales et de nouvelles hiérarchies, avec des échelons
supérieurs et des échelons inférieurs, avec des supérieurs et des
subordonnés. Cette dépendance peut même devenir intenable et
reléguer à l'arrière-plan toutes les sujétions que peut imposer
une exploitation industrielle à ses ouvriers et employés, lorsque
les syndicats s'arrogent le droit de faire dépendre l'emploi dans
une entreprise ou même dans toute une branche professionnelle,
de l'appartenance ·de l'ouvrier ou de l'employé au syndicat
(«union shop »ou« closed shop n, nom de ce monopole d'entre·
prise ou de profession dans les pays anglo-saxons).
Si la juridiction ou la législation sont assez faibles ou inintel·
ligentes pour tolérer un tel monopole, elles deviennent complices
d'une tyrannie qui s'exerce avec une brutalité inouïe, parce qu'elle
peut imposer sa volonté en menaçant d'anéantir, s'il le faut,
l'existence même d'un homme. La chronique quotidienne en
Amérique et en Angleterre est remplie de cas à faire dresser
les cheveux sur la tête, où cette tyrannie des syndicats s'est
révélée impitoyable, et on peut juger à quel point en sont les
choses quand on sait qu'aux États-Unis le «droit au travail»
a pris un sens nouveau et signifie maintenant que le travailleur
doit être protégé contre la toute puissance du syndicat 1 . Le fait
que même cette exigence naturelle se heurte à la résistance
acharnée de tous les «progressistes», au point qu'on n'y a
consenti jusqu'à présent que dans quelques États (19 sur 48),
caractérise bien notre époque.
Quel que soit l'aspect sous lequel nous considérions les choses
et quelles que soient les conséquences que nous envisageons, il
est certain que cette augmentation constante des assujettis, qui
forment aujourd'hui l'importante majorité, dans la plupart

1. Pour donner du moins une idée des conséquences des « closed shops " en
Angleterre, prenons le cas de M. Bonsor, qui a. récemment provoqué une certaine
sensation. Cet homme infortuné était un musicien qui, parce qu'il n'avait pas
d'emploi, était en retard sur ses cotisations syndicales, mais n'avait pas le
droit d'accepter un emploi avant d'avoir réglé l'arriéré de ses cotisations. Da
fini ses jours comme journalier ( « Time and Tide » du 20 juillet 1957).
CENTRISME ET DÉOENTRISME 271

des pays industriels de l'Occident, est un processus plus alarmant


que tout autre. Le processus est infiniment dangereux, parce qu'il
tend vers une concentration et qu'il correspond à la concentra-
tion des entreprises. C'est un effet de l'agglomération, en ce sens que·
l'importance moyenne et le nombre des entreprises qui assujet-
tissent des gens jusque-là indépendants, tend incontestablement
à augmenter, pour les raisons les plus diverses. Si nous considé-
rons tous ces faits et particulièrement leur corollaire, le
renforcement du pouvoir syndical, avec tous ses effets connus,
on peut se poser à juste titre la question angoissante de savoir si
une véritable démocratie et une économie de marché libre sont à
la longue compatibles avec une situation, dans laquelle la majorité-
écrasante de la population se compose de personnes non autono-
mes, qui reçoivent des traitements et des salaires.
Qui pourrait nier que nous avons là un problème qu'aucun
autre ne surpasse aujourd'hui par sa portée, un véritable
problème-clé auquel il faut trouver une solution, si nous
voulons que subsistent la démocratie et l'économie de marché?
Bien que nous n'ayons pas le droit d'abandonner l'espoir de
trouver une issue, nous ne pouvons pas nous attendre à une
solution simple et facile. Aussi ne nous estl..il pas non plus
possible d'en donner ici une idée exacte. Cependant, trois point!!
de repère devraient servir à chacun pour trouver la solution.
Premièrement, le processus de diminution du nombre des
indépendants doit être freiné avec énergie, et même si possible
renversé partout et chaque fois que cela est faisable sans faire
violence à la raison économique. Deuxièmement, la rigueur des
rapports verticaux de dépendance devrait être adoucie, aussi
largement que la structure de l'organisation de l'entreprise et la
nature de l'économie de marché le permettent, par l'« humani-
sation de l'entreprise». Troisièmement, il faudrait renforcer, en
dehors de la dépendance dans les rapports de travail, les contre--
poids, et surtout la propriété.
Voilà le programme sur lequel tous ceux qui soutiem1ent notre·
ordre économique et social libre devraient se mettre d'accord ;
mais le premier point a peut-être encore besoin d'un court com-
mentaire. Celui qui tient pour un grand malheur la transforma-
tion continuelle de notre société en une société de personnes non
autonomes recevant traitements et salaires, doit d'abord se
demander comment s'opposer au processus de concentration des-
272 OENTBISMB ET D:ÉeENTBISJIE

Usines· et des entreprises. Ici, devant cette question ·ôapité.lei le


déoentriste ·doit~ ài-vant- tout se garder d'avoir de n<mvelte&- -&Xi-
genees à. l'égard de l'État, entra.în8.nt celui~ci à' eréêi de ilollftlles
oontra.intes et de nouvelles lois (ca.r ceci ne ferait -qù'einpirer le
e&.raotère malfa.isa.nt du centrisme dans d'autres domaines), mais
il doit· accorder sa sympathie à toutes les énergies qui réagissent
oontre la concentration, quelle ·que soit la. forme de c.ees énergies.
Il faudrait examiner par un travail patient et minutieuX: comment
finalement l'État lui-même, par· son droit, son système -fiscal
et sa politique économique et sociale, a déplacé continuellement
et inconsidérément les poids en faveur de la concentration indus-
trielle, et comment il rend la. vie dure aux petites et moyennes
entreprises et à ceux qui- veulènt voler· d& lelll"S· propres ailes,
d'une façon qui n'a. rien à voir avec les avantages si souventsures'-
timés de la technique et de l'organisation des grandes entreprises.
·On obtiendrait plus d'un résultat surprenant, qui êonfi.rmerait
l'hypothèse selon laquelle quelques mesures opportunes (une
réforme de l'impôt sur1e chiffre d'affaires, l'abolition ou-l'allè-
gement de la lourde imposition sur les bânéfioes, une -réforme mdi-
càle du droit en matière d'actions, etc.) auraient les m-éil:.
leurs effets dans le sens d'un renforcement des· petites gens et
des classes· moyennes -1 •

3. CENTRISME INTERNATIONAL.

Celui qui se réclame du décentrisme, avec tout ce que ·cela


pnplique, ne doit pas y renoncer lorsqu'il s'agit du rude pro-
blème de la grande entreprise et de la concentration économique.
1. TI y aurait aujourd'hui beaucoup à ajouter à. ce que l'auteur a dajà. dit SQr
eette question dans s9a précédents ouvrages (La crise de notre ~mps; Oivitœ
Aumana; Mags un::! Mitte), surtout en ce qui concerne l'influence de la politique
fiscale et du droit des sociétés anonymes. Cf. Joachim Kahl,Maehtund Markt,
Berlin, 1956. Le meilleur exposé à m'l. connaissance des influences de la
politique fisoale se trouve dans le num3ro d'avril des « Wirtschaftsberichte •
de la Berliner Bank, 1957, consacré à la « m~die du marché allemand des
capitaux ». On y attire à juste titre l'attention sur le fait alarmant_ que le
• chiffre des naissa.nces » das entreprises industrielles, c'est-à-dire le nombre
des nouvelles créations, est tombé aujourd'hui d'une façon inquiétante, ce qui
implique des anoml.lies fondamentales dans l'organisation du marché des capi-
taux et dans le système fiscal. De ce fait apparait, à côté de la concentration,
un engourdissem9nt également grave de la structure économique intégrée .. n est
douteux qu'on ait voulu tout cela, mais une réforme générale n'en est que plus
riche dè promesses. Sur l'importance de la publicité en tant que facteur de
concentration: W. Rôpke, Mass und Mitte (op. oit., p. 213 et suiv.). Entre
temps la télévision (qui aurait dû montrer si l'homme maîtrise la technique ou
la te(}hnique l'homm3) a augm9nté le danger de fagon extraordinaire.
CENTRISME ET DÉCENTRISME 273

Il ne doit pas reculer devant les dangers immenses qui menacent


l'économie et la société libres, ni devant le devoir de chercher à
les éliminer par tous les moyens conformes à l'idéal décentriste.
Mais le nombre de gens qui se rendent coupables de cet aveu-
glement en donnant leur bénédiction au gigantisme industriel,
est accablant. A peine moindre est le groupe de ceux qui tendent
inconsidérément la main au centrisme lorsque, après avoir accom-
pli son œuvre néfaste à l'échelle nationale, il trouve dans les
relations internationales un champ vaste et fertile.
Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu
surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle,
de l'agglomération, de l'uniformité et de l'économie dirigée qui
(aussi bien dans le cadre des Nations Unies et de ses organisations
annexes qu'à l'intérieur de créations continentales du genre de
la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier) s'octroie
de plus en plus de pouvoir et assure à une bureaucratie toujours
plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout
impôt. A part quelques exceptions dignes d'éloges, l'utilité de
cette centralisation internationale est extraordinairement dispro-
portionnée avec son coût. Mais peu de gens sont capables, der-
rière le paravent des idéaux élevés, de reconnaître la. réalité; ils
ont moins encore le courage de l'exprimer franchement et, s'ils
le font, ils se voient placés devant une conjuration ouverte de
tous les« bien-pensants» 1 •
Seule une minorité, et qui va s'amenuisant, aperçoit le caractère
perfide et dangereux de cette concentration; elle éprouve d'ail-
leurs, devant la bureaucratie disposant de moyens puissants pour
peser sur l'opinion publique, des difficultés de plus en plus
grandes à faire entendre sa voix. ll y a pire : cette centrali-
sation internationale (au nom de l'« Europe>>, de la« souverai-
neté supranationale», de l'« harmonisation internationale», du
« combat contre le communisme »ou de quelque autre mot d'ordre
séduisant) menace de donner le coup de grâce à ce qui reste de
saine décentralisation nationale et de saine diversité interna-
tionale. Le sommet qui brille au loin est cet« État-Providence
international» dont nous avons déjà parlé, nous l'espérons, de
façon suffisante.
Sur cette voie, l'étape la plus récente est le projet de M arcké
Commun, tandis qu'un caractère moins centralisateur s'attache
1. En français dans le texte.
au plan de la. Zone de Libre Échange. L'économiste a de nom•
breusés critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos
actuell. Dans le cadre des considérations présentes, il est signi-
ficatif que ce projet, par l'étendue alarmante qui est donnée a.u
dirigisme économique, et par la perspective d'une concentration
et d'une organisation croissante de la vie économique, donnera
ime nouvelle et forte impulsion au centrisme international. La
dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des
grandes centrales croîtra démesurément, de même que s'amenui-
seront considérablement les possibilités de rapports humains et
,personnels, et cela au nom de l'Europe et de ses obligations
traditionnelles à l'égard de la liberté, de la diversité et de la. per-
sonnalité. Le danger, qui était à l'affût dans tant de plans et de
documents de l'intégration économique européenne, s'est précisé
et nous menace dans l'immédiat : l'économocratie, dont nous
avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon
décisive de l'échelon national à l'échelon international et, avec
elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des
planificateurs, des statisticiens et des «économétriciens», le
pouvoir centralisateur d'un dirigisme accompagné de son bureau-
cratisme international, de plans d'économie internationale, de
subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays euro~
péens avaient pu jusqu'à ce jour limiter en quelque sorte à leurs
propres frontières l'esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux
visions du fondateur de l'économie dirigée, s'impose maintenant
sous la forme d'un saint-simonisme européen.
Celui qui exprime ces pensées est animé d'un amour qui n'a
d'autre signification que celle d'un patriotisme européen, et qui
·comprend ce qu'il y a de plus élevé dans la notion d' «Europe ».
Dans cette disposition d'esprit, il entend que personne ne lui en
remontre, et, moins que tous les autres, ceux qui ont fait de cette
notion le mot d'ordre d'une activité pleine de zèle; pour lui, le
but à atteindre, et dans lequel il met sa foi, est de triompher de
··la faiblesse de notre continent en le consolidant et en lui faisant
prendre conscience de notre héritage et du danger qui nous
menace, et de lui redonner la voix qui lui revient dans la poli-
tique mondiale, non seulement vis-à-vis de l'ennemi commun
1. G. Haberler, Die Wirtschajtliche 1nte·gration Europas (u Mélanges en honneur
de Ludwig Erha.rd •, « Wirtschaftsfragen der freien Welt •, Fra.ncfort-mr-le·
Main, 1957, pp. 215 à 530); W. Rôpke, L'économie mondiale aux XJXe et
xxe sièclu, op. cit., pp. 135-162. '
CENTBIS:MB ET DÉCBNTBISME

du.-:rnonde libre, mais aussi ;dans les rangs du front défensif


.occidental, en même_ temps que dans les divergences qui nous
opposent au monde de couleur. Mais il est naturellement
d'a-ris (manifestement démodé) que ce but ne sera pas atteint
par une production aussi bon marché que possible de voitures et
d'appareils de radio, mais en premier lieu par un renforcement de
la conscience qu'en a notre continent et de sa force politico-
militaire, et par le sentiment qu'il a de l'esprit et du grand héri-
tage qui sont l'apanage de tous les Européens.
Si nous· voulons être fidèles à l'Europe, il nous faut mainte-
nir cet esprit et cet héritage. Il faut que la consolidation politique
et économique de l'Europe se fasse d'une façon qui confirme
cette fidélité dans la défense de ce qui nous est essentiel : l'unité
dans la· diversité, la. liberté dans l'association, le respect de la
sphère personnelle de l'homme, de ce qui est individuel et parti-
culier. Depuis Strabon, qui déjà dans l'antiquité qualifie l'Europe
de « nation aux -cents visages >>, en passant pa.r Saint-Étienne,
roi _de Hongrie, et sa sentence Unius linguae uniusque rnoris
regnum imbecille et fragile est (da.ns ses éloquents M ooita à ses
successeurs), en passant par Montesquieu qui parle de l'Europe
comme d'une « nation de nations », jusqu'à Christopher Dawson,
qui de nos jours rehausse le caractère de l'Europe par le terme
society of people, l'unanimité a toujours existé sur ce point capi·
tai, en dépit de toutes les nuances dans les définitions. Le déoen·
trisme est en fait un facteur essentiel de l'esprit européen. Vou·
loir organiser l'Europe dans le sens d'une centralisation, la sou..
mettre à une bureaucratie de planning, en même temps que la
fondre en un bloc plus ou moins compact, cela n'est rien moins
qu'une trahison à l'égard de l'Europe et du patrimoine européen.
Et cette trahison est d'autant plus perfide qu'elle s'accomplit
au nom de l'Europe et_ par un abus inique de ce nom. Nous détrui ..
sons, ce faisant, cè que nous avons précisément à défendre, ce qui
nous rend l'Europe si chère et qui la rend irremplaçable pour le
monde libre.
C'est un bien mauvais signe qu'il faille discuter d'une méthode
d'intégration économique européenne, qui devrait être bannie
parce que non européenne, parce que centriste et, dans l'accep-
tion la plus large de la notion européenne de liberté, non libérale.
-un nationalisme, un dirigisme économique à l'échelle du continent
n'est pas un progrès vis-à-vis d'un nation&lisme, d'un dirigisme
276 OENTIUBD -ET DÉOENTRIS:ME

économique à l'échelle de la nation. lls sont même pires, en ce


sens que ces tendances, si elles gagnent tout le continent, peuvent
agir beaucoup plus librement. Si l'unanimité existe sur ce point, il
faut reconnaître qu'il n'est pas indiqué de suivre cette direction,
fût..ce en prenant simplement quelques mesures dans ce sens.
Respect de l'individuel et du particulier, de la diversité, des
petits groupes humains et culturels, refus de toute centralisation
mécanique, voilà quelques-unes des lignes de foi qu'il faut suivre
pour pouvoir nous considérer légitimement comme de vrais
Européens, conscients de ce que représente l'Europe. Si nous ne
différons pas d'avis à ce sujet, nous devrions tous éprouver un
malaise à l'égard de certains excès de zèle, à l'égard de l'activité
des économocrates et des technocrates, dont le propos est de
construire l'Europe sur une planche à dessin, et d'en faire une
organisation colossale au nom du progrès technique. Malaise
aussi de voir s'afficher l'ambition insolite de faire de l'Europe,
selon l'exemple américain, un creuset des nations et des cultures,
tandis que dansle même temps on traite avec mépris ce qui fait
au plus haut degré l'unité et la culture européennes, c'est-à-dire
l'héritage de l'antiquité et du christianisme. Malaise enfin devant
l'idée d'un américanisme européen qui noie dans la quantité
tout ce qui est qualitatif, divers, multiple, incommensurable
individuel, et qui mesure le progrès en tonnes d'acier, en kilo-
watts, en vitesse maximale et en kilomètres de pistes d'envol.
Voulons-nous faire de la production de masse et des villes
massives notre idéal européen, qui ne pourrait même plus être
mis en question 1 Est-ce un avantage indiscutable que de suivre
aussi en Europe la voie d'une concentration et d'une rationali.
sation toujours plus poussées 1 N'avons-nous pas sujet d'être
inquiets à la pensée de cette menace d'écrasement 1 Et qui ne
serait pas effrayé à l'idée d'un Détroit européen, consommant
une quantité monstrueuse de voitures, et transférant sur notre
continent, où la population est si dense, l'intensité du trafic auto-
mobile des États-Unis 1 Ce sont là sans doute, dans l'état d'esprit
actuel des hommes, des questions inopportunes. n faut pourtant
les poser, et avec d'autant plus d'insistance qu'un petit nombre
seulement ose le faire, tant la peur est grande de passer pour
rétrograde. Ce sont pourtant des questions de cet ordi:~ que nous
devrions ne pas étouffer," si ~ous somme~ part~ans du décell-
·trisme qui, bien compris, est la véritable ·philosûphle de l'Em:op~.
- . . - -
CENTRISME ET DÉCENTRIS:ME 277

4. Où L'HOMME EST COMPTÉ POUR RIEN.

Si nous trouvons aujourd'hui un nombre effrayant de gens


prêts à se plier sans résistance au joug centriste, ou même à
l'encourager, persuadés qu'ils sont d'agir ainsi de façon louable,
il faut en chercher la raison profonde dans le domaine spiri-
tuel. C'est le trait propre à notre époque que d'orienter notre
pensée socio-philosophique vers ce qui est collectif, mécanique et
centriste, et de nous rendre ainsi étrangers à ce que l'individualité
conc~ète a d'humain. Et il n'y a pas lieu de s'étonner que les
sciences sociales elles-mêmes, l'économie politique comme la
sociologie, deviennent la proie de cette pensée collectiviste et
mécaniste, et qu'elles favorisent pratiquement, sur le plan poli-
tique, le centrisme. Nous pourrions aujourd'hui compléter le
chapitre célèbre d'Ortega y Gasset sur l'« éviction de l'homme du
domaine de l'art», par une considération sur l'« éviction de
l'homme du domaine de l'économie politique». Et, de même que
dans l'art moderne l'homme est sacrifié à l'abstraction informe,
parce qu'il perd aussi dans la réalité son visage et sa dignité,
cette « déshumanisation n se retrouve dans la pratique de la poli-
tique, conformément à une certaine orientation de la théorie
socio-économique 1.
Lorsque nous nous plaignons de la tendance centriste et méca-
niste de la pensée économique contemporaine, et soulevons à
nouveau une critique déjà formulée précédemment dans ce livre,
nous pensons en premier lieu à la tendance courante, liée inévi-
tablement au nom de Keynes et baptisée du nom de« macro-
économie », à traiter le processus économique comme un écoule-
ment objectif, mécanique et mesurable, que l'on croit pouvoir
déterminer quantitativement par des méthodes statistico-mathé-
matiques appropriées, et qui pourrait être calculé à l'avance.
L'économie ressemble alors à une pompe géante, d'où il résulte
que la science qui y a trait devient de plus en plus une spécialité
1. A la. lumière de ces considérations il n'apparaît plus téméraire de dire qu'il
y a. une parenté intime entre Keynes et Picasso. Lors même que nous ne saurions
-pas qu'ils appartiennent à la même époque, la ' déshumanisation » ca.racté-
ristique de l'un et de l'autre le prouverait; ils se ressemblent même d'une façon
étonnante dans leurs périodes alternées de classicisme et d'a.vant-gardisme.
Nous ne nous étonnons donc pas que Keynes ait eu tine prédilection marquée
poUr Picasso, alors que Pica.sso est lui-même, comme oli ·sait, commUniste
(R. Ha.rrod, The Life of J. M. Keyn&, Londres, 1951, p. 318). -
278

d'ingénieur, où les équations se mettent à foisonner, et où l'on


oublie presque œ qui (nous le savons déjà) représente un siècle
et demi d'études sur l'économie politique, à savoir la doctrfue· des
mouvements de prix.
n s'y ajoute une série d'autres tendances scabreuses: une
spécialisation toujours plus poussée de la· recherche, qui activ-e
le processus d'émiettement du savoir socio-économique·;- un
hermétisme, inséparable de cette spécialisation, qui se glorifie
parfois du caractère inaccessible des exposés et se complaît avec
orgueil à utiliser les mathématiques ; un certain intellectualisme
qui, sans le moindre sens des proportions justes, s'égare en subti-
lités et construit des modèles auxquels manque jusqu'à la possi-
bilité d'une confrontation avec la réalité ; une intolérance orgueil-
leu~, etc ... C'est au point qu'il faut souvent se demander, quànd
on prend en mains une de nos revues économiques spéciali-
sées, si l'on n'a pas par erreur pris une revue d'hydraulique
ou de chimie.
Il est indispensable de faire un examen critique et réfléchi, en
pa.rtant du fait que l'économie politique n'est évidemment pas
une science naturelle, mais une science de l'esprit, et que, en
tant que science morale, elle considère l'homme comme être
moral et spirituel. D'autre part il faut se rappeler que l'économie
politique a une position particulière dans le domaine des sciences
de l'esprit, en ce sens qu'elle s'occupe d'un objet, l'économie de
marché, qui objective le subjectif, de sorte que nous po1irrons
employer dès méthodes étrangères aux autres sciences de l'es..
prit. Cette position particulière fait de l'économie politique une
véritable science marginale, avec tous les charmes et toutes les
possibilités que cela représente, mais aussi tous les -dangers 1.
Elle permet en effet d'utiliser les mathématiques pour l'illus-
tration et l'expression précise des fonctions quantitatives, et peu
d'économistes rejetteront totalement aujourd'hui cette utilisa..
tion. Mais cette méthode est précisément sujette à caution, du
fait qu'elle entraîne les imprudents à repousser la zone limi-
trophe dangereuse (la zone délimitant l'humain et le mécanique)
trop loin .dans le domaine mécano-statistico-mathématique, et à
négliger ee qui est en-deçà de la frontière : l'humain, le spirituel,
CENTBISME ET DÉCENTRISMB 279

qui ne sont pas traduisibles en· termes de quantité. On devrait


renoncer, sauf occasionnellement et à titre d'illustration, à utiliser.
ces méthodes propres à la technique et aux sciences naturelles,
d'autant plus que le bénéfice probable est par trop dispropor-
tionné aux dépenses et aux dangers auxquels il expose. Partu-
riunt ~ naseetur ridiculus mus- voilà en vérité l'épigraphe
qu'il faudrait mettre en tête de beaucoup de ces études.
C'est une sérieuse méprise que de vouloir défendre la méthode
mathématique en arguant que notre science doit s'occuper de
quantités. Cela est vrai, mais la même chose est valable pour la
stratégie, et pourtant les combats ne sont pas des opérations
arithmétiques que l'on pourrait confier à une machine à calculer
électronique. Les éléments décisifs de la vie économique dépen-
dent de facteurs qui sont malencontreusement aussi peu mathé-
matiques qu'une lettre d'amour ou une fête de Noël: forces
morales et spirituelles, réactions psychiques, opinions situées au-
delà des courbes et des équations, éléments éternellement inson-
dables et imprévisibles. On ne doit pas attendre de la méthode
mathématique plus qu'elle ne peut accomplir. Il serait difficile de
nommer une théorie féconde d'économie politique qui puisse être
découverte par ce seul moyen, d'en nommer même une seule qui
ait été réellement découverte de cette façon. Et cela en vertu de
motifs très profonds, car tout théOrème d'économie politique qui
ne peut être démontré que mathématiquement, sans être en
même temps évident d'une façon non mathématique, mérite
qu'on s'en méfie à l'extrême. Chaque fois qu'on est témoin d'une
telle tentative, il faudrait adopter la sage attitude d'un écono-
ntiste viennois qui, dans de tels cas, avait coutume de dire:
.~Avant de m'émerveiller, je préfère ne pas y croire.»
Ici aussi se confirme la. remarque de Voltaire: «J'ai toujours
.~arqué que la géométrie laisse l'esprit où elle le trou'Ve ».Trop
10uvent, en effet, l'économie politique mathématique ressemble
(d'après la remarque caustique d'un économiste contempo-
rain, L. A. Hahn} au jeu des enfants qui cachent des œufs de
Pâques, et exultent lorsqu'ils les trouvent à l'endroit où ils les
ont mis. Il nous faut traiter avec la même irrévérence la préten-
tion de cette méthode à nous fournir des résultats exacts. Dans
·une science dont on ne peut attendre, en raison de la nature
~~nlière d& son_ objet, 1'-ex&ctitude- d'une scîenee naturelle et
in.~théma.tiqu~, ·cette ·prétent~ doit nous. r~dre -htéSAnt,s. · ~
280 CENTRISME ET DÉCE~SME

nous rétorquons qu'il vaut mieux avoir raison de façon imprécise


que tort de façon précise 1.
Un homme politique français disait, après la première gtterre
mondiale : « Un homme qui meurt, ça m'émeut. Quinze cent
mille hommes, c'est de la statistique>>. Mot aussi amer que vrai,
et qui contient un avertissement que l'économiste ne devrait pas
négliger. Sans doute, nous ne pouvons pas nous empêcher de
nous servir, dans notre discipline, d'un langage technique conven-
tionnel ; nous parlons de l'offre et de la demande, du pouvoir
d'achat de l'argent, de la capacité de production, du volume·de
l'épargne, du volume des investissements, pour ne pas parler du
secteur du porc, et nous ne pouvons sans cesse faire remarquer
que derrière tous ces ensembles pseudo-mécaniques, il y a des
êtres individuels avec leurs pensées, leurs sentiments, leurs esti-
mations, leurs suggestions collectives et leurs décisions. Mais
ceci, nous ne devrions jamais l'oublier, et nous n'avons pas le
droit de jouer avec ces ensembles comme avec des cubes de
construction. Pour étudier les phénomènes économiques, on a
créé des concepts ingénieux, dont certains nous sont indispen-
sables. Lorsque nous manipulons des notions telles que l'« élas- ·
ticité »de l'offre et de la demande, le« multiplicateur», l'« accé-
lération >), ou autres termes du même genre, nous devons toujours
être conscients des limites étroites à l'intérieur desquelles on peut
en faire un usage utile et exempt de dangers. Ces termes donnent
l'impression d'une exactitude scientifico-mathématique qui; en
réalité, n'existe pas. Il n'y a pas là. des constantes physiques com-
parables à l'accélération d'un corps en chute libre, mais des râp~
ports qui dépendent du comportement incalculable des hommes~
Un exemple peut éclairer ce point. Je me souviens, non sa.rurunè
certaine émotion, avoir eu en mains, il y a des années, un rapport
de la«General Motors »,qui contenait les résultats d'études s'éteifr.
dant sur plusieurs années, et menées par un laboratoire écono;..
mique créé dans ce but, sur le comportement de la demande dans
le secteur de l'automobile. Ces études étaient des plus décevantes,
car, en conclusion de leurs travaux, force avait été aux auteurs de
confesser qu'en dépit de tous les chiffres et symboles mathéma-
1. n faut mentionner' parmi la littérature très insuffisante conce~a.nt les pro-
blèmes de la. m 3thode ma.thématique en économie politique, la. discussion· orga-
nisée pM la. « Beview of ]i1conomic~ and S~tisti9.s· », -~ovem}>re .1954. Également
.. L. von )fiaes, ,Human. Action., New_H!I.v~n._J~4~._J!p._3~1 à ~~--; q._J.. §.tigJ!'!'·
Fiw Lectures on !Doon?mie Problen'U, L~ndres, l95Q. · ···
CENTRISME BT DÉCENTRISME 281

tiques, ils n'étaient pas plus avancés qu'avant. Ils avaien~ indi-
qué comment les acheteurs s'étaient jusqu'à présent comportés,
mais l'incertitude subsistait sur leur comportement futur; et la
seule consolation était que la disproportion flagrante entre la
dépense occasionnée par ces recherches et le résultat atteint était
honnêtement reconnue. On avait seulement (et cela n'était plus
nécessaire) prouvé une fois de plus qu'aussi intéressant qu'il
puisse être, aussi précieux même sur le plan pratique, ·de con-
naître, pour une marchandise déterminée, les coefficients d'élas-
ticité de la demande, .de tels chiffres n'ont jamais, sur le plan
économique, qu'un caractère historique. C'est une certaine façon
de faire de l'histoire économique, une façon riche en conclusions,
et facilitant l'estimation des chances à venir, mais il faut toujours
revenir;, dans la vie économique, à l'in~ertitude de l'avenir. Toute
extrapolation des faits passés est ·un abus et une méprise ; toutes
les forces imprévisibles, qui mettent en mouvement l'histoire
humaine dans sa totalité, peuvent à tout instant changer l'offre
et la demande, d'une façon qui se rit de toute conception
économétrique, et faire apparaître à tout moment des constella-
tions nouvelles et inattendues.
L'un des caractères essentiels d'une telle conception, qui réduit
le processus économique à un rapport de fonctions, saisissables à
l'aide de ·notions mécaniques et calculables.· par des méthodes
mathématiques, et élimine ainsi l'homme et sa nature indé-
chiffrable, est de conduire immanquablement à la prétention de
pouvoir, par ces mêmes méthodes, faire des prédictions excé-
dant la .simple estimation des choses possibles. Il devrait être
maintenant manifeste que cette prétention est injustifiée. La
chaîne des défaites· humiliantes subies depuis des lustres par
une telle prophétie « économétrique » ne peut surprendre ; ce qui
par contre peut nous surprendre, c'est le refus des vaincus
d'avouer ouvertement ces défaites ~t d'en tirer la plus grande
leçon de modestie.
Doit-on rappeler que, quelques mois avant le déclenchement de
la plus grande crise économique de ·l'histoire, au printemps de
1929, les personnalités américaines les plus éminentes en matière
_d'économie politiqueparlaie:r:ttde l'équi~bre heureusement assuré
d'une économie e~ pleine prospérité. 1 Que sont devenus: les
· théorici~s d~ P<c~troplùe-déniograp~què->> qui stippu~ient,.:il
·n;y 8. p&S lon~nips, ·en ptën~ilt polir bue (partiouliètemerit.sûre
282 CENTRISME BT DÉCBNTRISM:E

à leur yeux) la statistique démographique, la rapide décélération


de l'accroissement de ·la population comme la chose la plus
assurée au monde, et en tiraient les recommandations les _plus
précises pour la politique économique et sociale 1 Que sont deve-
nus les économistes qui abusaient de la théorie de Keynes, en
déniant à notre système économique (surtout d'ailleurs en raison
de la fausse prédiction d'un ralentissement de l'accroissement de
la population) la force nécessaire à une croissance naturelle, nous
léguant ainsi la doctrine de la mature economy, ce fossile intellec-
tuel de la grande dépression, de cette même dépression dont on
avait, si peu de temps avant son déclenchement, ignoré les symp-
tômes menaçants1 Combien de malheurs ont provoqués ces pro-
phètes hélas trop influents, généralement, cela est caractéris-
tique, disciples dociles de Keynes, qui prédisaient, pour la
période succédant à la deuxième guerre mondiale, et misant à
nouveau sur le mauvais cheval, une nouvelle et sérieuse dépres-
sion 1 Ces rabat-joie, qui mettaient en garde contre l'optimisme
né de la paix et conseillaient aux gouvernements de réagir contre
cette dépression par tous les moyens favorisant l'accroissement
du pouvoir d'achat (conduisant ainsi le plus grand nombre à
pratiquer une politique absolument inopportune, et partant
inflationniste, de« plein emploi»). Est-il nécessaire de rappeler
les nombreuses prophéties, toujours démenties, dont les adver-
saires de l'économie allemande de marché accompagnaient son
ascension 1 Ou les experts économiques suédois qui, en 1948, pré-
disaient une dépression américaine qui n'eut pas lieu, et inci-
taient par là le gouvernement et la banque centrale à créer,
dans une économie riche et prospère, une anarchie considérable,
et dont on n'est pas encore venu à bout aujourd'hui ~
Il ne serait pas sans intérêt de savoir comment ceux qui, depuis
plus de dix ans, ont vu dans la« pénurie permanente en dollars» et
dans les balances de paiements« passives de par-leur structure»,
des phénomènes permanents et déterminés objectivement, se
sont accomodés du fait, devenu entre-temps notoire, que préci-
sément quelques uns des pays les plus faibles de par leur struc-
ture, les nations telles que l'Allemagne et l'Autriche, vaincues
et brisées par la guerre (de temps en temps aussi le J·apon, pour
peu qu'il pratique une politique décidément anti-infl.ationniste)
ont absolument contredit ces pronostics péremptoires, et qu~ils
-ont-mis de l'ordre dans leur haJ.a.nce des paiements a,va.nt tQusl~
CENTRISME ET DÉCENTRISME 283

autres pa.ys, y compris les plus riches. A quoi sert cet étalage
imposant de spéculations mathématiques sur l'« élasticité » des
importations et des exportations, sur les « terms of trade », et
tout ce qui a pu être invoqué à l'appui de ces théories, alors que
ces pays ont l'impertinence de prouver par l'expérience la théorie
classique de la balance des paiements 1 1
Il va de soi, après cette évocation des faux prophètes, qu'il
n'y à rien à redire sur la tâche légitime qui consiste à évaluer à
chaque instant les forces en action qui se projettent sur l'avenir,
et à confronter, dans un examen attentif, les probabilités
existantes ; rien n'est plus naturel, ni plus nécessaire. Mais
nous devrions avoir appris à le faire avec une extrême méfiance
à l'égard des opérations statistico-mathématiques fallacieuses et
des supposées« constantes>> (y compris celles de variété psycho-
logique, avec lesquelles Keynes opérait). Nous devrions avoir
appris à compter avec l'homme, non pas avec un homme fictif
convenant à nos équations, mais avec l'homme tel qu'il est dans
la réalité, avec ses hésitations entre la crainte et l'espoir, ses
humeurs et ses passions, sa sensibilité aux opinions et aux senti-
ments des masses, ses passages d'un comportement paisible à la
soif de changement, sa dépendance vis-à-vis des autres et vis-à-
vis des événements, et l'imperfection de son savoir sur ces« don-
nées». Celui qui veut, dans l'examen des phénomènes écono-
miqùes, et plus encore dans la supputation du futur, se garder des
erreurs et des désillusions, doit précisément se souvenir que la
science de l'économie politique, qui s'occupe de ces phénomènes,
eet une science du comportement humain dans un domaine
déterminé et dans des circonstances déterminées. Et la sagesse
d'Épictète est plus actuelle que jamais-, selon laquelle ce ne sont
pas les faits qui sont déterminants dans la vie sociale, mais les
opinions qu'ont les hommes sur ces faits, ou mieux encore les
opinions qu'ils ont sur les opinions, dans la mesure, bien entendu,
où elles· sont liées à des faits.

1. Ely Devons, Statistic8 as a Basis for Po licy, << Lloyd.s Bank Review », juillet
1954, rend compte dans le détail et sans illusion des expériences effarantes faites
à, ce sujet en Angleterre. D. H. Robertson, d'un esprit pourtant conciliant, dit
des spécialistes de l'économie planifiée: « L'extrême imprécision de leurs pré-
cisions... aurait même des conséquences plus désastreuses {que celles de leurs
collègues suédois), si par un hasard providentiel les erreurs ne s'étaient pas
mutuellement compensées en plU$ieurs occasions. » { T"M BU&ineu Cycle :in the
Po&twar... Worlà, édité parE. Lundbe~, Londres, 1955). Cf. aussi: L •. vo'n Misëe,
TltM;y tJnd·HÙit:Wy, NfiW Haven, 1Ski7. · · · ~ · . · ·· · ·. · ·
284 CENTRISME ET DÊCENTRISME

-Nous saisissons mieux maintenant pourquoi le plus grand


scepticisme est de mise· à l'égard d'une forme d'expression de
la. pensée économique mécaniste et centriste, en tant qli'ins·
trument de la politique économique. Nous voulons parler de
"'e que l'on appelle le budget national ou la comptabilité glo·
hale de l'économie politique, qui doit exprimer statistiquement,
pour un laps de temp déterminé, l'interaction des quanta (reve·
nus, consommation, épargne, investissement, recettes et dépen·
ses du gouvernement, commerce intérieur et extérieur) et don-
ner à la politique des lignes de foi pour l'avenir. Aussi longtemps
qu'il ne s'agit là de rien de plus que d'une sorte d'« histoire éco-
nomique» statistique, qui nous montre comment ces quanta se
sont développés l'année précédente, il n'y a naturellement rien à
objecter. Mais la vivacité avec laquelle on défend l'utilité d'une
telle compatibilité globale porte précisément à conclure, même
si oela n'est pas dit explicitement, que l'on vise plus loin que la
satisfaction de notre soif de connaissance de l'histoire économique
et de la science statistique. Ici apparaît la prétention de l'éco-
nomocrate -à la domination : son intention manifeste est de
faire de la comptabilité économique l'instrument qui domine le
circuit économique, en alléguant l'« exactitude» mathématico-
statistique des résultats ainsi obtenus et la possibilité d'évaluer
l'évolution future. Il faut mettre en garde contre cette prétention.
En effet, ou bien de telles évaluations ne sont qu'ane autre forme
de ce calcul,« où l'homme est compté pour rien», c'est-à-dire des
estimations finissant toujours en incertitudes, avec tous les dan•
gers que court une politique économique s'orientant d'après elles,
ou bien elles représentent une tentation permanente de faire
violence, par une économie dirigée, à la réalité récalcitrante, en
la faisant coller après coup aux estimations. Dans les deux cas;
on ne peut rien attendre de bon des budgets nationaux, et d'ail,.
leurs la limite sera toujours flottante et imperceptible entre, d'une
part l'orientation simple de l'économie ou fonction de la compta•
bilité générale, et d'autre part l'utilisation de cette dernière à des
fins de dirigisme économique.
L'enthousiasme pour cette trouvaille très en vogue de la pen-
sée mécanique et centriste devrait être totalement refroidi,
-lorsque nous considérons que les pays qui ont une politique éco-
·nomique et monétaire des plus saines sont ceux qui n'ont pas de
bÛdget national, tandie que ceux qui ont le plus fait fleurir cette
OENTBISME ET ·DÉOENTBISME 285
m6thode sont éternellement malades sur le plan économique, et
que la pression inflationniste y est extraordinairement forte (les
États scandinaves, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la France}.
La signification la plus bienveillante que l'on puisse donner à cet
état de choses est manifestement que les premiers nommés ont pu
se passer de budgets nationaux pour prendre des décisions perti-
nentes sur les plans économique et monétaire, et que les der-
niers nommés n'ont pas été empêchés par leurs budgets natio-
naux de prendre des décisions malencontreuses. La probabilité
joue en faveur du fait que le budget national, en tant qu'instru-
ment de l'économocratie, est des plus intimement lié aux erreurs
dont celle-ci a coutume de se rendre coupable.
1. Les coups manqués de la conception mécaniste et centriste,
en tant qu'instrument de la prédiction, sont si nombreux et si
indéniables que l'on ne peut que s'étonner de la légèreté avec
laquelle ils semblent être surmontés par la science qui en est
responsable, sans qu'elle y perde en prestige ; de même que l'on ne
peut que s'étonner de l'absence de remords de ceux qui s'atta-
chent à cette conception. C'est là un problème qui mérite qu'on
y réfléchisse. Se peut-il réellement, comme l'a prétendu récem-
ment un économiste anglais (le pr Ely Devons, Lloyds Bank
Review, juillet 1954), que le rôle de la statistique ait, dans
notre société, une ressemblance surprenante «avec quelques-
unes des fonctions de la magie et de l'interprétation des signes
dans les sociétés primitives 1 La magie de la statistique est, au
même titre que son pendant primitif, un mystère pour le public
et, comme la magie primitive, elle ne peut jamais être démasquée
... L'oracle n'a jamais tort; commet-il une erreur, cela ne fait
que renforcer la croyance en la magie, et prouve en fin de compte
uniquement qu'on reçoit une réponse fausse si l'on procède de
façon incorrecte. Ainsi en va-t-il pour nous des prédictions
inexactes : elles discréditent rarement la magie de la statistique.
Elles administrent seulement la preuve que les chiffres de base
étaient faux, que le modèle n'était pas indiqué ou bien que le
statisticien s'est trompé dans son interpétation .... La prochaine
fois, nous emploierons de meilleurs chiffres et de meilleurs
modèles ; et les statisticiens et économètriciens se garderont bien
aujourd'hui des fausses interprétations puériles dont ils se so11t
rendus coupables -en 1944, 1945,oQ. 1946. Nous SQmmes, à to.rt
.ou à raison, persuadés que c'est un pr~édé- scientifique et nous
286 CBNTBISME ET DÉOENTBISME

nous en tiendrons là». Ce sont d'amères paroles, et qui nous


disent tout le désenchantement par lequel s'est terminée la
recherche statistico-économétrique en Angleterre ; il ne f&ut
pas lui refuser un fond de vérité digne d'être pris en considération.
Mais la signification décisive me paraît être que si ce procédé s'est
maintenu si opiniâtrement, c'est parce qu'il est l'instrument indis-
pensable de l'économocratie.
Nous savons que la méthode est fausse et nous sommes, en
tant que décentristes, convaincus que le but qu'elle sert est
condamnable, parce que c'est le but de la super-organisation
d'une économie et d'une société centralisées et faisant abstrac-
tion de l'homme. Si nous réussissons à nous libérer de cette
conception mécaniste et collectiviste, nous voyons entre autres,
sous une lumière convenable, la position et la fonction de l'entre-
preneur. L'essentiel de ce qui est à dire ici, nous pouvons le
mettre dans cette phrase : l'entrepreneur est comparable au com-
mandant d'un vaisseau, dont la tâche principale est une naviga-
tion permanente sur la mer du marché, avec les inconnues inhé-
rentes à la nature humaine. Sa fonction est de mettre const&m-
ment l'offre et la demande en un accord absolument· indispen-
sable à la bonne marche de la vie économique, et de toujours cher-
cher à ajuster la production et la consommation. Comme il lui
faut compter, dans l'accomplissement de cette fonction, sur
l'incertitude et les inconnus des paramètres du marché, son suc-
cès variera selon la façon dont il s'acquittera de sa fonction, en
dépit de ces énormes difficultés. On est entrepreneur dans la
mesure où l'on a appris à confronter et à examiner avec soin les
possibilités offertes, et où l'on organise la production et les
débouchés en fonction de ces possibilités ; et l'on ne réussit, en
tant qu'entrepreneur, que dans la mesure où on triomphe de
l'incertitude des futures constellations du marché.
Si nous parlons de l'entrepreneur comme d'un navigateur,
beaucoup de choses devraient alors s'éclairer. Une entreprise qui
veut avoir du succès et accomplir, dans la mesure de son succès,
sa fonction socio-économique, doit avant tout avoir les yeux
fixés sur le marché, et sans cesse lutter contre ses incertitudes et
ses inconnues. Son visage est tourné vers l'extérieur, en direction
du marché ; et la concurrence entre les entreprises est un combat
incessant pour faire progresser les connaissances, soit dans les
évaluations, soit dans la découverte de nouvelles possibilités de
CENTRISME ET DÉOENTRISME 287

production et de débouchés. L'avance obtenue par l'entreprise


lui confère, pour le temps (souvent très court) où elle se main-
tient, une position spéciale que l'on pourrait confondre avec un
monopole, si ce privilège n'était pas menacé par les autres (qui
sont sur les talons de celle qui est en tête) et s'il n'était pas écarté
à plus ou moins brève échéance. C'est la possibilité de cette
avance temporaire, de ce caractère dynamique de la concur-
rence qui est indispensable pour inciter l'entrepreneur à remplir
constamment et du mieux possible sa fonction ; cette possibi-
lité est un facteur essentiel de l'économie de marché 1 •
Cette interprétation est aussi valable, si nous y incluons les
nombreux cas où l'entrepreneur ne prend pas le marché tel qu'il
se présente à lui, mais l'influence et va parfois même jusqu'à le
créer et l'ouvrir. Cette influence, cette création, cette ouverture,
il ne les obtiendra que si une véritable harmonie existe entre les
buts de l'entrepreneur en tant que pionnier, inventeur, organi-
sateur de production ou propagandiste de l'économie, et les
souhaits jusque là encore imprécis du marché, c'est-à-dire des
hommes, qui acquiescent ici ou refusent là. C'est toujours le
marché, avec ses inconnues, qui décide et ratifie ou rejette les
projets de l'entrepreneur. Ce dernier reste le serviteur du mar-
ché, encore que bien souvent il aurait envie de repousser et de
renverser ces rapports ; on est récompensé de lui obéir, tandis
qu'on est puni de lui désobéir, aussi longtemps que nous vivons
dans une véritable économie de marché, c'est-à-dire conduite par
la concurrence.
Il faut chercher dans cette fonction de l'entrepreneur, compa-
rable à celle d'un navigateur parcourant une mer semée d'em-
1. A cet égard une grande confusion a été créée par certaines théories modernes
de la. concurrence << totale >>. Elles ont abouti à définir la. concurrence d'une
façon si parfaitement théorique qu'il faut des conditions, dont on est assuré à
l'avance qu'on ne peut guère les rencontrer dans la réalité économique. Cette
théorie peu sérieuse entretient un pessimisme qui flaire partout dans l'économie
de marché, comme une radioactivité monopolistique. TI y a pire. Le carac-
tère essentiel du processus dynamique de la concurrence est, dans ce modèle
de la. concurrence << totale », absolument éliminé. Mais c'est précisément ce
caractère sur lequel s'appuient les arguments en faveur de la. concurrence et
de l'économie de marché reposant sur cette concurrence. La. notion de concur-
rence de modèle abstrait et mathématique est à remplacer par la notion d'une
concurrence« active» ou« efficace» (workable, J. M. Clark), qui fasse ressortir
essentiellement la. lutte continuelle des producteurs pour obtenir la faveur des
consommateurs. Cf. J. M. Clark, Toward a concept of workable competition,
« America.n Economie Review », 1940; F. A. Hayek, Individuali8mm und
wirtachaftliche Ordnung, Erlenba.ch-Zürich, 1952; W. Ropke, Wettbewerb:
KonkurrenZ81Jstem, « Handwôrterbuch der Sozie.lwissenscha.ften ».
288 CENTRISME ET DÉOENTRISME

bûches imprévues, l'origine et la justification du profit de l'entre-


preneur, le« propre» de la théorie économique. Ce profit repré-
sente depuis toujours la catégorie de revenus la plus discutée
parce que la moins comprise, étant donné qu'on ne parle en
général que de lui, mais rarement de son frère jumeau, la perte de
l'entrepreneur. Depuis l'ouvrage déjà classique de F. H. Knight
(1921), Risk, Profit and Uncertainty, on devrait s'accorder aujour-
d'hui à reconnaître que profit et perte de l'entrepreneur sont
liés à l'incertitude fondamentale des futures constellations de
l'offre et de la demande, et correspondent au succès qu'obtient
l'entrepreneur dans l'évaluation qui lui incombe des probabilités
et dans son adaptation rapide au changement des constellations
du marché. Dans un monde idéal, où la science absolue de toute
chose est donnée à tous, il ne pourrait y avoir entre le prix de
vente et les frais de production (dans le sens le plus large) aucune
différence et, partant, ni gain ni perte pour les entrepreneurs 1 •
Il est cependant manifeste qu'un sens profond et positif se
dégage du fait que le succès dans l'exploration de choses incer-
taines est lié à un système de récompense ou de pénalisation agis-
sant de façon aussi prompte. Du fait que cette activité spécifique
de l'entrepreneur cherche à résoudre un problème non seulement
d'importance incommensurable, mais en même temps d'une
complexité extrême, et qui ne tombe au rang de sport d'amateur
que dans les moments pathologiques d'un « marché de vendeurs >i
inflationniste, elle reste une navigation qui suppose l'expérience,
la force de caractère et la sûreté d'instinct du capitaine bien
formé. Ni les manuels de poche, ni les cours, ni les statistiques,
ni les machines à calculer électroniques ne peuvent tenir lieu de
ces qualités. C'est pourquoi nous avons besoin de l'entrepreneur,
et avec lui de l'ordre économique qui est ainsi fait qu'il pourvoit
constamment à la sélection des capitaines du marché, en fonction
de leurs qualifications, et qu'il assure la stimulation la plus effi-
cace pour le rendement maximum de l'entrepreneur et pour
les soins extrêmes qu'il apporte dans ses décisions. Gain et perte
(celle-ci devant aboutir à la faillite) fournissent de concert cette
1. Norman Angell, le grand écrivain anglais, fournit à ce sujet dans son auto-
biographie une excellente illustration. Placé, raconte-t-il, devant la. décision
de diriger de façon permanente le journal parisien dont il était collaborateur,
et de devenir par là un entrepreneur, il fut saisi de trac, parce que la. respon-
sabilité de tout ce dont l'existence dépendrait maintenant de lui l'écrasait.
En cas d'insuccès on l'accuserait; dans le cas contraire on ne lui en aurait
aucune reconnaissance et on verrait e:u lui un « exploiteur capitaliste ».
Cl!:'N'rttiSD ET D~CENTRISME 289
impulsion, et l'un de nos soucis majeurs doit être que celle-èî
ne·. s'émousse pas non plus dans la grande entreprise moderne,
avec les complications qui s'attachent dans ce cas aux questions
d'organisation et de droit.
TI est étrange et encore insuffisamment expliqué, que nous ne
puissions, alors que nous profitons tous de cet ordre de choses en
qualité de consommateurs, nous résoudre à l'admettre qu'avec
une difficulté extrême, si même nous l'admettons. Nous nous
comportons plutôt ëomme si ces dispositions avaient été inven-
tées pour la joie et le profit des entrepreneurs, et nous sommes
davantage enclins à voir en ceux-ci les avocats naturels de l'éco-
nomie de marché libre. Ceci est d'autant plus étrange que c'est
plutôt l'inverse qui semble naturel, à savoir que les entrepreneurs
ressentent comme une contrainte et un inconfort le fait d'être
attelés au système d'impulsion du marché libre. Quoi qu'il en
soit, de nombreux entrepreneurs laissent percer ce sentiment
par le désir qu'ils manifestent de renoncer à leur fonction de
navigateur sur la pleine mer du marché, avec ses embûches mul-
tiples. Mais si nous supprimons le marché et 'le remplaçons
par une économie dirigée par les autorités, ou même si nous en
faisons, par un endiguement dirigiste et monopolistique, une
mare stagnante, nous n'avons plus besoin de l'entrepreneur. Et
l'entrepreneur qui, tel un capitaine atteint du mal de mer, vou-
drait se libérer des caprices et des risques du marché, pour se
réfugier dans le port de l'économie dirigée ou de la sécurité
assurée par l'État ou les cartels, rend par là son existence superflue.
On peut, comme il a été dit, trouver cette attitude naturelle
et humaine. Il n'est pas nécessaire de suspecter les motifs de ce
désir, qu'on ne peut tout de même pas qualifier de précisément
glorieux. Quoi qu'il en soit, il part d'une étroitesse de vue regret-
table à tons égards. Cependant, on rencontre dans les milieux
d'entrepreneurs une antre forme de malaise, qui mérite tout notre
respect, encore qu'il puisse finalement manquer de fondement.
C'est le malaise des entrepreneurs qui protestent contre le rôle,
qùe semblerait vouloir leur attribuer la théorie de l'économie
politique, d'un simple appareil automatique ayant à. remplir,
pour le bien général, les fonctions qui leur sont dévolues dans la
concurrence, et à. calculer rigoureusement leur profit et sans
qu'une individualité morale plus élevée ait à y participer. Qu'ils
se contentent de fabriquer des chaussures aussi bon marché et
290 CENTRISME ET DÉCENTBISME

aussi bonnes que possible, de payer les facteurs de production, sur·


tout le travail, d'après leur valeur marchande ; et s'ils ont en outre
le cœur bien accroché (ou s'ils sont assez intelligents pour l'avoir
bien accroché, comme l'enseigne la nouvelle doctrine des «human
relations »), ils doivent s'estimer plus qu'heureux. C'est ainsi
qu'on peut (de façon un peu caricaturale) interpréter ces pensées.
Quand les entrepreneurs s'insurgent contre une telle spoliation
spirituelle et morale, cela est non seulement naturel, mais hono·
ra.ble et consolant. On ne peut contester leur existence intérieure
en ne considérant que le doit et l'avoir, pas plus qu'on n'est en
droit de mépriser en tant que tel l'accomplissement scrupuleux
d'une mission pleine de responsabilités. Mais c'est se méprendre
que de prétendre que notre ordre économique impose aux chefs
d'entreprises une telle spoliation. Il n'est plus nécessaire, à. la
fin de cet ouvrage, d'analyser en détail cette forme de méprise et
ses motifs. Mais il est un point qu'il nous faut faire ressortir :
on ne peut croire à une telle spoliation que si l'on part de l'idée
erronée qui veut représenter la vie économique comme un pro·
cessus se déroulant mécaniquement. Une « déshumanisation » de
la pensée économique théorique implique nécessairement une
dévalorisation correspondante du chef d'entreprise- comme
naturellement de tous les autres groupes économiques. A la phy·
sique de l'économie doivent être opposés sa psychologie, sa
morale, son esprit, bref son caractère humain.
Mais ce caractère humain possède en outre un sens très parti-
culier, qui barre la route à tout centrisme et à toute conception
mécaniste de l'économie, et nous montre l'erreur du calcul« où
l'homme est compté pour rien », sous un jour nouveau et cette
fois banal. Nous laissons là le sentier élevé de la philosophie et
nous nous contentons de suivre la simple raison pratique. Nous
avons déjà vu les conséquences de la centralisation pour l'homme
pris dans son essence la plus élevée, pour son âme, sa liberté, sa
communauté et sa destination. Et nous demandons tout sim-
plement : où sont les hommes, en particulier ceux qui assurent des
fonctions de direction, qui peuvent supporter le poids de la centra-
lisation sans succomber ~ Est-ce que la centralisation ne se
heurte pa.s à. des limites d'une consistance proprement physique,
des limites qui sont devenues de plus en plus évidentes, et ren-
dent le principe de la centralisation non seulement condamnable,
mais tout bonnement impraticable ~
èENTBISME ET DÉCENTRISME 291
Nous rencontrons ici les centristes sur le terrain précis du pra-
tique concret, d'où ils ont coutume de jeter sur les rêveurs et les
romantiques que nous sommes un regard supérieur et dédaigneux.
Les rêveurs et les romantiques que nous sommes ne se laissent
nullement impressionner par la super-organisation, la centrali-
sation, les entreprises géantes, les machines gigantesques, les
villes tentaculaires et les plans titanesques. Nous nous souvenone
plutôt, sans nous en laisser accroire, des sages paroles de Mon-
taigne disant que même sur les plus hautes échasses, nous cou-
rons encore avec nos jambes, de même que sur le trône le plus
élevé nous nous asseyons encore sur notre derrière. Nous deman-
dons simplement si toutes ces choses si vantées ne trouvent pas
leur limite dans le fait qu'elles présupposent un nombre suffisant
d'hommes, ayant les qualités intellectuelles et corporelles appro-
priées, et qu'elles ont des exigences, quant à leur cerveau, leur
estomac, leur cœur ou leur foie, auxquelles ils ne peuvent satisfaire,
des hommes en un mot dont la vigueur intellectuelle et la force
physique sont ce qu'elles sont et pas davantage. Ici se trouve le
maillon le plus faible de toute la chaîne, et il faut accepter avec
humilité et modestie cette faiblesse. Les névroses profondes, les
infarctus et les ulcères sont les arguments irréfutables qui
s'opposent à tout centrisme. Passer outre est un abus criminel;
mais il est aisé d'interpréter notre époque comme celle d'une
suite d'outrages et de vengeances. ·
C'est ici le moment de reprendre les pensées que nous avons
effieurées dans le premier chapitre. Il y était question de la
démesure des interventions de l'État, accablant de plus en plus
de nos jours l'économie de marché, même dans les pays où celle-ci
peut servir de modèle. Mais alors que nous indiquions quelques
conséquences concrètes et mesurables de ce «système confus>>,
l'essentiel n'avait pas été dit. Cet essentiel repose, comme tou-
jours, dans l'incommensurable et dans l'impondérable, ce qui ne
fait qu'augmenter le danger, en un temps comme le nôtre où le
sentiment en a été perdu. On a beau dire qu'à tout prendre nous
nous sommes relativement bien accommodés de ces ingérences
de l'État, dont nous nous plaignons, que les Allemands et
même les Norvégiens et les Anglais ne s'en trouvent pas si mal,
que celui qui n'a pas de désirs exorbitants peut acheter ce qu'il
veut. Il semble également rassurant de mettre en valeur l'élas-
ticité extraordinaire du marché dans son adaptation aux inter·
292 CENTRISME ET DÉCENTRISME

ventions de l'État, le fait qu'il a triomphé dea difficultés occa-


sionnées par ces interventions, sa robustesse, son endura.nce, son
estomac d'autruche. Mais nous savons naturellement combien
tout cela est illusoire.
Indépendamment de tout ce que nous avons déjà mis en
lumière, qui mesurera la somme de tension nerveuse, le gaspillage
de temps et de force qu'exige un double front face au marché et
face aux autorités 1 les nuits durant lesquelles il faut se creuser la.
tête avec des formulaires 1les négociations, les déplacements inu-
tiles, les désagréments, les déboires inhérents à l'outrecuidance
des services administratifs 1 La concurrence à l'intérieur du
marché est déjà exténuante à souhait, mais s'il faut en outre ·
entrer en conflit avec les autorités, et tenir compte de leurs
ordres et de leurs interdits, s'il faut encore se rompre continuel-
lement la tête pour savoir comment mener la barque de l'entre-
prise, non seulement dans le tourbillon du marché, mais aussi à
travers les récifs artificiellement créés par le dirigisme et la poli-
tique financière, combien de temps un individu concret, aux
forces limitées, peut-il supporter cette double charge 1 L'élasti-
cité souvent vantée de l'économie de marché est dans le fond
celle de l'individu sur les épaules duquel repose la responsabilité ;
la robustesse du marché est, pour être exact, celle du corps et des
nerfs de tous ceux qui ont à supporter la double charge du mar-
ché et des autorités ; l'estomac d'autruche de l'économie de
marché ne signifie rien d'autre en vérité que l'estomac, le cœur
et les organes des piliers de ce système super-organisé et super-
centralisé. Quant au véritable bilan d'un tel système, il faut le
faire dans les cabinets de consultation des spécialistes des mala-
dies du cœur, de l'estomac et des nerfs. Qui mesurera la somme de
bonheur, de satisfaction, de bien-être, de sentiments élémentaires
de liberté qui sont ici détruits chaque jour et à chaque heure 1
Plus nous empiétons sur le marché par des mesures de toutes
sorte, plus le niveau de la contrainte monte et plus la zone de
liberté diminue. Ce qui différencie le centriste du décentriste,
c'est que le premier prend incomparablement plus à la légère
l'accroissement de la contrainte que le dernier.
Ceux qui, dans notre monde mortellement atteint de concen-
tration, possèdent les leviers de commande (les hommes poli-
tiques, les dirigeants de l'économie, les rédacteurs en chef, et
tous les autres) ont à venir à bout d'un pensum auquel la nature
CENTRISME ET DÉCENTRISME 293

humaine n'est plus faite ; et cette surcharge constante se transmet


à tous les échelons, jusqu'au contre-maître tracassé et à ses sem-
blables. Cette surcharge devient la malédiction de notre temps.
Une malédiction double du fait que ces hommes, qui ne peuvent
venir à bout de leur tâche qu'au prix d'une angine de poitrine
menaçante, manquent de temps pour réfléchir tranquillement et
pour lire attentivement. La culture est, de ce fait, menacée à
l'extrême dans sa fonction de direction. Qui peut aujourd'hui
encore imaginer le temps (celui du plus jeune Pitt) où, comme il
le. rapporte, le chancelier de l'Échiquier pouvait se passer de
secrétaire particulier, celui-ci n'étant pas justifié par le volume
des affaires courantes1 Ou bien le genre d'existence d'un Alexan-
dre de Humboldt qui, comme ille racontait vers la moitié du
siècle, pouvait expédier une correspondance de quelque trois
mille lettres, ce qui ne l'empêcha pas d'être l'un des premiers
esprits de son temps et d~tteindre 90 ans 1 •
Nous ne voulons pas nous enquérir du simple bonheur qui est
ici en jeu. Tout cela va de soi. Ce que nous avons à dire est uni-
quement ceci: notre culture centriste, qui s'est de plus en plus
éloignée de l'homme et de ce qui est à sa mesure, a atteint un
point où on se demande si elle peut continuer à fonctionner.
1. L'information relative à. Pitt est titrée de W. Bagehot, Biographical Studiea,
Londres, 1881, p. 131 ; celle d'Alexander von Humboldt de l'écrit Briefwechsel
und Gespriiche A.lezander von Humboldta mit einen jungen Freunde, Berlin, 1861,
p. 137.
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE 7
AVANT-PROPOS ••••. . •. •••••••••••••. ••••••••••••••• 11

CHAPITRE PREMIER : BILAN DE QUINZE ANNÉES • • • • • • • • 13


I. Considérations personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Il. Perspectives anciennes et nouvelles . . . . . . . . . . 23
III. Économie de marché et collectivisme . . . . . . . . . 31

CHAPITRE II: LA SOCIÉTÉ DE MASSE MODERNE • • • • • • • • • 49


1. Masse et marée humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
IL Masse à l'état aigu et à l'état chronique . . . . . . 66
III. Culture de masse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
IV. l\1asse et société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
V. L'ennui dans la société de masse . . . . . . . . . . . . 90

CHAPITRE III : CONDITIONS PRÉALABLES ET LIMI'l'ES DU


MARCHÉ ••. •. . . •••••. •••••••••••••••••. •••••••• 109
I. Rationalisme social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
II. Liens d'ordre moral et spirituel . . . . . . . . . . . . . . 122
III. Nobilitas naturalis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
IV. Asymétrie du marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
V. Conditions politiques de l'économie de marché . . 163

CHAPITRE IV : ÉTAT-PROVIDENCE ET INFLATION CHRO-


NIQUE . • • • . • • . • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 173
I. Limites et dangers de l'État-Providence . . . . . . . 17 4
II. Le problème de la prévoyance dans la société
libre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . 196
III. État-Providence à l'échelon international . . . . . 208
IV. Origine intellectuelle et morale de l'inflation
chronique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
V. Essence de l'inflation chronique . . . . . . . . . . . . . 223
VI. Inflation-salaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
VII. Conséquences et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . • 24:5
TABLE DES MATIÈRES 295

CliA.PITRE v: CENTRISME ET DÉCENTRISME • • • • • . • . . • • . 251


I. Lignes de démarcation de la philosophie sociale
et de la politique économique . . . . . . . . . . . . 251
II. L'entrelacement des rapports humains . . . . . . . . 265
III. Centrisme international . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 272
IV. Où l'homme est compté pour rien . . . . . . . . . . . . 277

Imprimerie TAPFIN-LEFORT, l Lille {France). - 8-2-61.


DépOt l6gal : 2• trim. 1961. Imprimé en France.

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