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Médecine, santé

et sciences humaines
Manuel

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Médecine, santé
et sciences humaines
Manuel
Ouvrage du Collège des humanités médicales
sous la direction de :
Christian Bonah, Professeur d’histoire des sciences,
faculté de médecine de Strasbourg
Nils Kessel, Maître de conférences d’histoire,
faculté de médecine de Strasbourg
Jean-Marc Mouillie, Maître de conférences de philosophie,
faculté de santé d’Angers
Gilles Moutot, Maître de conférences de philosophie,
faculté de médecine de Montpellier
Anne-Laurence Penchaud, Maîtresse de conférences de sociologie,
faculté de santé d’Angers
Roberto Poma, Maître de conférences de philosophie,
faculté de santé de Paris Est Créteil
Laurent Visier, Professeur de sociologie,
faculté de médecine de Montpellier

Préface de Tzvetan Todorov

Cet ouvrage a bénéficié de la relecture


des étudiants de médecine d’Angers, de Paris Est Créteil et de Marseille :
Lily Bion, Arthur Brossard, Éléa Chalier, Noémie Chouteau, Maëva Dos Santos,
Julie Garrivet, Maela Guillou, Vincent Jorge, Noah Khamdaranikorn,
Martin Raby, Hélène Robil, Clara Suchère et Jonathan Zossoungbo.

Nouvelle édition

LES BELLES LETTRES

2021

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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

46. L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie

En médecine, les erreurs ont un statut particulier car même les plus
légères peuvent avoir des conséquences matérielles ou subjectives très
préjudiciables. La honte, la crainte (d’un préjudice ou d’une sanction), la
culpabilité, la colère et la perte de confiance n’épargnent pas les victimes
de l’erreur médicale : les patients, leurs proches, mais aussi les soignants
et l’institution médicale tout entière1. Les erreurs constituent une triste
réalité pesant lourd sur la pratique médicale quotidienne, en France et
dans le monde. Leur fréquence et leur nombre, même s’il est très difficile
de faire des estimations précises, inquiètent les pouvoirs publics, occupent
les spécialistes de droit pénal, ternissent l’image de la médecine et enta-
ment la confiance envers les médecins. Depuis qu’on a commencé à les
étudier à la fin des année 1990, d’abord aux USA, puis en Europe, leur
nombre n’a cessé de grandir à mesure que les procès et les signalements
se sont multipliés. Les erreurs provoquent régulièrement la colère à la fois
des soignants, lorsqu’ils n’ont pas les moyens d’exercer leur métier dans de
bonnes conditions, et des soignés, quand ils en sont les victimes. Un très
grand nombre d’erreurs dans les soins se solde par une atteinte sévère à l’in-
tégrité corporelle du patient ou par le décès. La Commission européenne,
le ministère de la Santé et l’Agence nationale de sécurité du médicament
et des produits de santé (ANSM) s’y intéressent de près et publient pério-
diquement des rapports sur ce fléau depuis le milieu des années 2000. Les
signalements de plus en plus fréquents d’erreurs de diagnostic, de pres-
cription et de dosage d’un médicament, pour citer quelques exemples,
donnent à penser que leur fréquence est considérable et sous-estimée.
Dans la pratique des soins, l’inattention, la précipitation, les connais-
sances imprécises et les trous de mémoire figurent parmi les causes d’er-
reur les plus fréquentes. Les causes de l’erreur médicale sont multiples, et
peuvent être de nature indirecte ou directe. Une charge de travail excessive,
une supervision inadéquate, des installations et des technologies dépas-
sées, une communication insuffisante ou médiocre entre les praticiens, des
compétences ou une expérience inadéquates, un environnement de travail
stressant, une réorganisation récente du travail et des objectifs contradic-
toires sont autant de causes indirectes d’erreurs médicales. Les causes immé-
diates des erreurs médicales, en revanche, sont l’omission d’une interven-
tion nécessaire, la négligence ou le manque de soins, l’omission d’une
procédure diagnostique ou thérapeutique appropriée, l’inexpérience, le
manque de connaissances, l’incapacité à relier les données du patient aux
connaissances acquises, et un soin inadéquat à cause d’une ordonnance
illisible ou à des explications insuffisantes. Les formes de l’erreur médicale
sont tellement variées et imprévisibles qu’Hippocrate comparait déjà le

1. Eric Galam, L’erreur médicale, le burnout et le soignant. De la seconde victime au premier


acteur, Paris, Springer-Verlag, 2012.
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travail du médecin à celui du pilote d’un navire qui, même par temps
calme, n’est pas à l’abri d’un vent susceptible de faire dériver le bateau2.
Sur le plan de la connaissance, et non directement de l’action, des
arguments rationnels interrogent la « réalité » de l’erreur. En tant qu’ina-
déquation entre un énoncé (ou une représentation) et la réalité, l’erreur
semble du côté du non-être. Platon et Descartes la considèrent comme
une illusion des sens ou un égarement de l’esprit 3. Pascal Engel l’étudie
en tant que déviation par rapport aux normes logiques de vérité et de
rationalité 4 tandis que Ludwig Fleck la présente comme une déviation,
dans la sphère de la connaissance ou dans celle de l’action, au regard
du contexte socioculturel dominant et du collectif de pensée de réfé-
rence 5. Face à la variété des cas et des approches possibles, on peut se
demander dans quels sens on parle d’erreur en médecine, sous quel angle
on peut l’étudier et de quels outils nous disposons pour l’appréhender
scientifiquement.

Définition et théorie de l’erreur en médecine


Lorsqu’on parle d’erreur médicale il convient de distinguer trois grandes
typologies. En premier lieu, les erreurs des sciences médicales, créées par la
recherche fondamentale le plus souvent en raison d’un ou plusieurs biais
méthodologiques. Parmi les causes les plus récurrentes d’erreurs dans la
recherche scientifique figurent, d’une part, le genre ou le nombre trop
limités d’expériences ou de populations étudiées pour confirmer une
théorie, d’autre part l’exclusion des cas ou des expériences infirmant l’hy-
pothèse de recherche (biais de confirmation). Deuxièmement, les erreurs
individuelles, comme par exemple une erreur d’interprétation d’une radio-
graphie ou de dosage d’une chimiothérapie, et les erreurs collectives, c’est-
à-dire celles d’un groupe de professionnels de santé qui, par ignorance
ou par négligence, relayent ou ne repèrent pas une erreur individuelle.
Troisièmement, les erreurs systémiques liées à la chaine de production des
soins6. Les médecins ne peuvent être considérés responsables, à titre indivi-
duel, que des erreurs du deuxième genre, communément appelées erreurs
humaines. En effet, dans les erreurs du premier type, le système de valida-
tion de la recherche par les pairs est tel qu’un seul chercheur ne peut être
condamné pour une erreur publiée dans une revue scientifique. Le même
raisonnement s’applique mutatis mutandis au troisième type d’erreurs : un
individu ne peut être tenu pour responsable des défaillances latentes du

2. Hippocrate, L’ancienne médecine, IX, 4-5, Paris, Les Belles Lettres, p. 128-129.
3. Platon, La République, VII, 514a-519a (l’allégorie de la caverne). René Descartes, Méditations
métaphysiques, IV.
4. Pascal Engel, « La tragicomédie des erreurs », Le Temps des savoirs, no 2, 2000, p. 16.
5. Ludwig Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique [1935], Paris, Les Belles
Lettres, 2005.
6. Sur l’approche systémique des erreurs, voir l’ouvrage de James Reason, L’erreur humaine
[1990], Paris, Presses des Mines – Transvalor, 2013.
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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

système. Un professionnel de santé doit répondre en revanche des erreurs


du deuxième type qui, dans la plupart des cas, sont dues à l’ignorance ou
à la négligence dans l’administration des soins. Ce dernier point revêt une
importance toute particulière car l’identification de la cause d’une erreur
sert à distinguer l’erreur de la faute et de l’aléa thérapeutique. En effet, l’er-
reur humaine, liée à l’incertitude de la pratique médicale, n’est pas inten-
tionnelle, la faute est une infraction, souvent intentionnelle, d’un protocole
médical alors que l’aléa thérapeutique est une complication imprévisible
– mais parfois envisageable – survenant alors que toutes les précautions
avaient été prises. Ce distinguo, bien que grossier, se révèle utile pour
l’étude d’un événement indésirable dans des milieux fort complexes,
comme ceux de la santé, où les frontières entre l’erreur, la faute et l’aléa
sont parfois poreuses et où l’analyse d’un événement indésirable peut
montrer que les trois notions sont imbriquées les unes dans les autres,
comme dans le cas des infections nosocomiales quand elles sont causées
à la fois par la méconnaissance, par l’imprudence et par des circonstances
fortuites7.
La présence continue de l’erreur dans l’histoire des savoirs et des
pratiques liés à la santé, en dépit des changements de paradigmes scien-
tifiques, qui se corrigent successivement, et des technologies médicales,
qui se perfectionnent, force à penser que l’erreur ne peut être éradiquée de
la pratique médicale. Sans vouloir nier les progrès des connaissances et des
techniques médicales, il faut sans doute se rendre à cette évidence à partir
de quelques constats relativement simples. Le risque d’erreur ne peut être
évincé des pratiques médicales pour au moins deux sortes de raisons.
Premièrement, une des conséquences de l’extension du champ des
connaissances médicales et de la production scientifique au cours des
XIXe-XXIe siècles est l’impossible maitrise de la littérature scientifique exis-
tante. Personne ne peut prétendre avoir des connaissances exhaustives
dans le champ médical. L’ignorance, qui est l’une des deux causes princi-
pales de l’erreur en médecine, est inéliminable. L’incipit du premier apho-
risme d’Hippocrate – « L’art est long, la vie brève » – met en exergue ce
premier invariant dans l’histoire de la médecine : une vie ne suffit pas pour
apprendre tous les secrets de l’art, surtout aujourd’hui.
Deuxièmement, la pratique médicale est frappée du sceau de l’incer-
titude. Dans l’examen d’une pathologie, le regard médical doit se diriger
sur le détail (le symptôme et la partie affectée) sans négliger l’ensemble du
corps ou le style de vie du patient. De plus, des maladies bien connues
mutent tandis que des nouvelles pathologies apparaissent. Ces phéno-
mènes créent sans cesse de l’ignorance qui expose au risque d’une erreur
diagnostique. On peut parfois ne pas se tromper de diagnostic ou de
conclusion sans pour autant les étayer de façon exacte, comme le montre

7. Voir Dominique Lecourt, Claude Sureau, Georges David, L’erreur médicale, Paris, Presses
universitaires de France, 2006, p. 145-156.
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46I Responsabilité

l’exemple de la découverte de l’action bénéfique des agrumes dans le trai-


tement du scorbut. Attribuant la cause de cette terrible maladie à l’excès
d’humeurs froides et humides chez des marins engagés dans des voyages
de long cours, le docteur James Lind, en 1747, au bord du Salisbury (un
navire de la Royal Navy) soumit une partie de l’équipage à un traitement à
base d’aliments acides aptes à réduire l’humidité corporelle, parmi lesquels
deux fruits exotiques : l’orange et le citron !
Par ailleurs, une décision médicale doit souvent être prise rapidement,
sans laisser suffisamment de temps pour interpréter les données (i.e. les
résultats d’analyses biologiques ou d’imagerie médicale). Il est impos-
sible d’éliminer ces tensions cachées dans le soin d’un patient. La suite
du premier aphorisme d’Hippocrate témoigne de la permanence de cette
série de tensions intrinsèques à la pratique médicale et sources d’erreurs de
toute sorte : « le moment opportun [kairòs] est fugitif, l’expérience dange-
reuse, le jugement difficile ».
Si la possibilité de se tromper est constitutive de la pratique médicale à
cause des limites de l’esprit humain, de l’incomplétude des connaissances,
de la complexité des problèmes à traiter et de l’émergence de maladies
nouvelles, pourquoi donc devrait-on avoir honte ou peur des erreurs au
point de les cacher ? Il est normal, bien que non souhaitable, de se tromper.
Or, de par sa normalité non souhaitable, les attitudes face aux erreurs sont
ambivalentes. D’un côté on les étudie scientifiquement, on publie grand
nombre d’articles par an sur le sujet et on les analyse, en clinique, dans le
cadre des revues de morbidité et de mortalité (RMM), de l’autre côté, dans
le contexte de la formation médicale, on les marginalise ou on les tait. En
raison de sa normalité non souhaitable, l’erreur est un sujet embarrassant
en médecine. Son occultation, comme le montre le film Hippocrate (2014)
réalisé par Thomas Lilti, porte souvent préjudice aux proches de la victime
aussi bien qu’aux soignants, tandis que le signalement des erreurs pourrait
apaiser les tensions qu’elles créent. Car l’analyse des erreurs permet d’en
comprendre les causes et de leur accorder une place dans les pratiques
scientifiques. À ce propos, les épistémologies de Karl Popper et de Gaston
Bachelard constituent les modèles théoriques les plus pertinents pour la
valorisation de l’erreur non seulement dans les sciences et mais aussi dans
l’expérience quotidienne.

La fécondité des erreurs


La théorie du savoir scientifique chez Karl Popper donne à l’erreur un
statut positif, tout en évitant de tomber dans le scepticisme ou de dériver
vers un relativisme radical. Dans La logique de la découverte scientifique
(1934), Popper affirme que « la science ne poursuit jamais l’objectif illu-
soire de rendre ses réponses définitives ou même probables. Elle s’ache-
mine plutôt vers le but infini encore qu’accessible de toujours découvrir des
problèmes nouveaux, plus profonds et plus généraux, et de soumettre ses
réponses, toujours provisoires, à des tests toujours renouvelés et toujours
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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

affinés »8. C’est pourquoi, dans Conjectures et réfutations (1963), Popper


soutient que « nos erreurs peuvent être instructives ». Il propose « une
théorie de la raison qui assigne aux argumentations rationnelles une fonc-
tion modeste et néanmoins décisive : la critique des tentatives, souvent
erronées, que nous faisons pour résoudre les problèmes qui se posent
à nous. C’est également une théorie de l’expérience qui attribue à nos
observations un rôle tout aussi modeste mais presque aussi décisif, celui
d’être des tests pouvant contribuer à nous faire découvrir nos erreurs. Si
cette théorie met l’accent sur notre caractère faillible, elle refuse le scep-
ticisme puisqu’elle montre également que la connaissance est susceptible
de développement et la science de progrès pour cette simple raison que
nous pouvons être instruits par nos erreurs »9. La connaissance scientifique
procède par conjectures et réfutations. Comme l’écrit Popper « l’ensemble
de la connaissance ne progresse que par la rectification des erreurs », grâce
à « la méthode par essais et erreurs »10. C’est précisément la critique de nos
conjectures qui, en faisant apparaître nos erreurs, nous pousse à avancer
des solutions meilleures, ou du moins plus satisfaisantes, au problème
posé. « La réfutation d’une théorie », écrit Popper, « constitue toujours à
elle seule un progrès qui nous fait nous approcher de la vérité. Et c’est en
ce sens que nos erreurs peuvent être instructives »11. Chez Popper l’erreur
n’est donc pas une illusion à opposer ontologiquement à la vérité ; elle
n’est pas non plus une déviation pure et simple par rapport à un chemin
déterminé, tracé par des normes de vérité ou par le contexte sociocul-
turel. Si la vérité est une sorte d’idéal régulateur jamais définitivement
atteint, mais auquel on est en permanence appelé à s’approcher, l’erreur
est une étape, nécessaire et même instructive, à l’intérieur du progrès de la
science. Dans le contexte du savoir scientifique, on ne fait rien d’autre que
passer d’une erreur à l’autre, ou mieux d’une approximation à une autre.
Comme l’écrit Popper, « celles de nos théories qui se révèlent opposer une
résistance élevée à la critique et qui paraissent, à un moment donné, offrir
de meilleures approximations de la vérité que les autres théories dont nous
disposons, peuvent […] être définies comme “la science” de l’époque
considérée »12.
Si l’épistémologie de Popper met à juste titre en évidence la fécondité
des erreurs dans la recherche scientifique, cette position semble néanmoins
critiquable. Ainsi Thomas Kuhn, dans son article Logic of Discovery or
Psychology of Research ? [1966] critique l’idée de Popper selon laquelle
nous pouvons apprendre de nos erreurs. Il soutient que cette idée, en
dehors du contexte scientifique, est évidente, partageable et confirmée

8. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique [1934], Paris, Payot, 2017, p. 287.
9. Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique [1963], Paris,
Payot, 1979, p. 9.
10. Ibid., p. 12.
11. Ibid., p. 10?
12. Ibid.
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46I Responsabilité

par l’expérience ordinaire : « Toute personne peut, et doit, apprendre


de ses erreurs. Leur identification, suivie de leur correction, est une tech-
nique essentielle dans l’éducation des enfants »13. Le problème est que le
contexte à l’intérieur duquel Popper l’évoque, à savoir le développement
de la connaissance scientifique, rend son application problématique. Selon
Kuhn « une personne donnée fait, ou commet, une erreur à un moment
et à un endroit précis. Ce faisant, elle n’a pas obéi à quelque règle établie
de la logique ou de la langue, ou à des règles gouvernant les rapports
entre l’une et l’autre expérience. [Les] erreurs auxquelles s’appliquent le
plus visiblement les impératifs de sir Karl [Popper] […] apparaissent le plus
fréquemment, et peut-être exclusivement, au cours de la pratique de la
recherche normale de résolution d’énigmes »14. Or, souligne Kuhn, les
erreurs auxquelles se réfère Popper ne sont pas des actes, mais « des théo-
ries scientifiques désuètes » (out-of-date scientific theories). Par conséquent,
« s’instruire par l’erreur » (learning from our mistakes) c’est « ce qui se passe
lorsqu’une communauté rejette une théorie pour la remplacer par une
autre ». Kuhn en conclut que, d’un point de vue épistémologique, l’idée
de Popper selon laquelle on devrait apprendre et qu’on apprend effecti-
vement de nos erreurs, est soit triviale, car relevant du sens commun, soit
contradictoire, parce que l’erreur n’ajoute pas de connaissances à notre
savoir et ne nous apprend rien d’autre que notre ignorance.

Éthique et pédagogie de l’autocritique


La position de Kuhn ouvre de nouvelles perspectives sur la fécondité
des erreurs dans la vie pratique et dans la connaissance ordinaire. Aussi
Popper écrit-il un article important avec le professeur de médecine Neil
McIntyre, publié en 1983 dans le British Medical Journal sous le titre « The
critical attitude in medecine: the need for a new ethics ». McIntyre et
Popper soutiennent la nécessité d’une pédagogie de l’erreur en méde-
cine qui devrait prendre la forme d’une attitude critique (apprendre à
s’autocritiquer et apprendre à accepter les critiques des autres) et donc
également d’une nouvelle éthique. En s’appuyant sur l’idée poppérienne
selon laquelle il faudrait appliquer « la méthode essai-erreur dans tous les
domaines » (the method of trial and error in every field) et apprendre de ses
propres erreurs, McIntyre et Popper expliquent pourquoi, au contraire, les
médecins opposent d’habitude une résistance tenace à reconnaître et à
partager leurs erreurs, et pourquoi ils manquent le plus souvent de cette
attitude critique et autocritique qui leur serait si utile. Ainsi les deux auteurs
soulignent-ils la nécessité d’une pédagogie de l’erreur. Ils distinguent deux
types de pédagogie. Un premier type de pédagogie, qui pourrait être
qualifié d’a posteriori, préconise de noter, collecter, analyser ses erreurs ou
celles des autres de manière à ne pas les reproduire. Il s’agit d’apprendre

13. Thomas Kuhn, La tension essentielle, Paris, Gallimard, 1990, p. 372.


14. Ibid.
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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

de l’expérience afin d’améliorer, de perfectionner sa pratique, et de réduire


la possibilité d’erreurs futures15. McIntyre et Popper l’appellent « audit » et
« peer review ». C’est ce qui correspond le mieux au principe général : il
faut apprendre des erreurs, les siennes et celles des autres16. Il y a un autre
aspect de la pédagogie de l’erreur, complémentaire de celui-ci. C’est l’as-
pect éthique, sur lequel McIntyre et Popper ont le mérite d’avoir insisté, et
qui peut conduire à envisager une pédagogie a priori, considérée comme
un principe fondamental, constituant même la condition de possibilité de
la pédagogie a posteriori. Cette pédagogie préalable consisterait, non pas
tant à apprendre des erreurs, mais à apprendre que l’erreur, en science ainsi
qu’en médecine, est quelque chose de naturel, qu’on ne doit pas craindre
et qui n’est pas un mal. Au contraire : du point de vue du perfectionnement
de sa propre connaissance et de sa propre pratique scientifique ou médi-
cale, l’erreur est un élément positif. McIntyre et Popper proposent dans la
foulée une liste de dix points qui seraient en quelque sorte les postulats
d’une nouvelle éthique professionnelle en médecine. « Nos connaissances
conjecturales actuelles dépassent de loin ce que toute personne peut
savoir, même dans sa propre spécialité. […] Nous sommes tous faillibles,
et il est impossible à quiconque d’éviter toutes les erreurs, même celles
qui peuvent être évitées. […] Néanmoins, il nous appartient d’éviter les
erreurs. Mais pour ce faire, nous devons reconnaître la difficulté. C’est une
tâche dans laquelle personne ne réussit pleinement […]. Pour toutes ces
raisons, notre attitude à l’égard des erreurs doit changer. C’est ici que doit
commencer la réforme éthique. Car l’ancienne attitude conduit à cacher
nos erreurs et à les oublier aussi vite que possible ». Et ils ajoutent que
« nous devons nous entraîner à l’autocritique. […] Nous devons apprendre
à accepter avec grâce, et même avec gratitude, les critiques de ceux qui
attirent notre attention sur nos erreurs. […] Nous devons nous rappeler
qu’il est humain de se tromper et que même les plus grands scientifiques
font des erreurs »17. McIntyre et Popper notent que cela ne conduit pas
au relativisme, car « la vérité peut être difficile à trouver, mais nous devons
reconnaître que si nous reconnaissons nos erreurs, nous pouvons, avec des
efforts, nous rapprocher de la vérité »18. Cette éthique pourrait jouer un
rôle essentiel dans la refonte de la pédagogie en médecine, où la faillibilité
de l’art devrait faire partie de la formation scientifique et clinique fonda-
mentale. Il reste néanmoins à justifier non seulement l’utilité, mais encore
la nécessité de l’erreur dans l’éducation scientifique et médicale. Gaston
Bachelard s’est attelé à cette tâche difficile.

15. Neil McIntyre, Karl Popper, « The critical attitude in medicine: the need for a new
ethics », British Medical Journal, 1983, 287 (6409), p. 1919.
16. Ibid., p. 1921.
17. Ibid., p. 1920.
18. Ibid., p. 1922 : « truth may be hard to come by, but we must recognize that if we
acknowledge our errors we may, with effort, get nearer to the truth ».
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46I Responsabilité

Des erreurs nécessaires


Dans La formation de l’esprit scientifique (1938), Bachelard attribue
un rôle positif à l’erreur, mais, à la différence de Popper, il ne la réduit
pas au cas de la théorie scientifique désuète. Dans la démarche scienti-
fique, l’erreur, pour Bachelard, renvoie surtout à l’expérience commune,
à l’expérience concrète spontanée. Dans son exposé de la loi des trois
états, issue d’une réflexion sur les découvertes physiques du début du
XXe siècle, notamment la théorie de la relativité, Bachelard considère que
l’esprit scientifique, dans sa formation individuelle, passe « nécessairement »
par trois états : concret, concret-abstrait et abstrait. Dans l’état concret
« l’esprit s’amuse des premières images du phénomène et s’appuie sur une
littérature philosophique glorifiant la Nature, chantant curieusement à la
fois l’unité du monde et sa riche diversité »19. Cet état de l’esprit renvoie
entre autres à l’enfance, à la préhistoire, et aux mythes et aux poèmes
philosophiques de l’Antiquité grecque. À l’état concret-abstrait, « l’esprit
adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques et s’appuie
sur une philosophie de la simplicité », mais demeure encore « dans une
situation paradoxale : il est d’autant plus sûr de son abstraction que cette
abstraction est plus clairement représentée par une intuition sensible ».
À ce stade, l’esprit fait un pas vers l’abstraction en simplifiant la multipli-
cité d’un phénomène naturel soit par une idée, comme pour la théorie
de la gravitation universelle que l’on peut se représenter par l’expérience
de l’attraction magnétique de l’aimant sur le fer, soit par des représenta-
tions géométriques de l’espace, de la force ou de la vitesse. En médecine,
ce genre de simplifications apparaissent dès l’Antiquité dans la théorie
des tempéraments (sanguin, flegmatique, colérique et mélancolique) et
ou dans les premières formes de classification des maladies (aigues, chro-
niques, périodiques). L’état abstrait, enfin, où l’esprit traite « des informa-
tions volontairement soustraites à l’intuition de l’espace réel, en polémique
ouverte avec la réalité première, toujours impure, toujours informe » est
illustré par la théorie de la relativité ou, en médecine, par la génomique.
Cependant, et ce point est d’une importance capitale, il n’y a pas d’état
final, définitif, absolu ou figé. D’après Bachelard, la culture scientifique
doit être mise « en état de mobilisation permanente ». Le savoir « fermé
et statique doit être remplacé par « une connaissance ouverte et dyna-
mique », et il faut toujours donner à la raison « des raisons d’évoluer »20.
C’est pourquoi la philosophie des sciences bachelardienne est tournée vers
le problème des obstacles épistémologiques, c’est-à-dire de tout ce qui, dans
l’expérience concrète et commune (et scientifique), doit être surmonté
par l’esprit afin de parcourir le chemin qui mène de l’état concret à l’état
abstrait. C’est la perspective d’une analyse de la connaissance scientifique

19. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 8 et sq.
20. Ibid., p. 18-19.
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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

fondée sur l’idée qu’une expérience scientifique relève de l’état abstrait de


l’esprit et doit s’opposer aux représentations de l’esprit concret.
Mais l’épistémologie bachelardienne avance surtout l’idée que surmonter
les obstacles et contredire l’expérience commune, loin de les dévaloriser,
en fait le véritable moteur de toute possibilité de développement de l’es-
prit scientifique. Comme Bachelard l’affirme à plusieurs reprises, en effet,
« une expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans
débat », ne sert à rien : la pensée scientifique est caractérisée par une « pers-
pective d’erreurs rectifiées ». Cela implique une conception de la vérité très
particulière : la vérité est ce qui s’obtient à travers la rectification des erreurs,
et il n’y a pas de vérité sans rectification (continue, incessante) d’erreurs.
Comme Bachelard l’avait affirmé dans Le nouvel esprit scientifique (1934),
« scientifiquement on pense le vrai comme rectification historique d’une
longue erreur »21. Ainsi chez Bachelard l’erreur n’est pas simplement un
accident, une chose avec laquelle il faut se confronter malgré nous, mais
elle est inscrite structurellement dans le progrès de l’esprit et de la connais-
sance scientifique. Dans son Essai sur la connaissance approchée (1968), en
s’opposant à l’idée d’une objectivité fixe, exacte, précise, susceptible de
défier la rectification, Bachelard écrit clairement : « Le problème de l’erreur
nous a paru primer le problème de la vérité, ou mieux nous n’avons trouvé
de solution possible au problème de la vérité qu’en écartant des erreurs
le plus en plus fines »22. La certitude elle-même se construit sur le doute
préalable, elle procède d’une erreur rectifiée. Elle est « l’élément moteur
de la connaissance ». Sur la nécessité de dépasser la simple constatation
d’une erreur pour en faire un outil de connaissance en médecine, Claude
Bernard avait remarqué que « signaler une erreur, cela équivaut à faire une
découverte. Oui, à la condition que l’on mette au jour une vérité nouvelle en
montrant la cause de l’erreur, et alors il n’est plus nécessaire de combattre
l’erreur, elle tombe d’elle-même »23.
En même temps, comme il est manifeste surtout dans La formation de
l’esprit scientifique, la perspective épistémologique, chez Bachelard, se noue
étroitement à la perspective éthico-pédagogique, car si l’esprit scientifique se
constitue comme « un ensemble d’erreurs rectifiées »24, c’est que du point de
vue psychologique il n’y a pas de vérité sans erreur rectifiée : « Une découverte
objective est immédiatement une rectification subjective, écrit Bachelard. Si
l’objet m’instruit, il me modifie. De l’objet, comme principal profit, je réclame
une modification spirituelle »25, c’est-à-dire « éthico-psychologique ». L’esprit
scientifique, selon Bachelard, se forme en se réformant : « Quand il se présente

21. Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Presses Universitaires de France,
1934, p. 131.
22. Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1968, p. 244
23. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [1865], III, ch. 2
fin de la section 1, Paris, Flammarion, 1966.
24. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op.cit., 1938, p. 239.
25. Ibid., p. 249.
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46I Responsabilité

à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car
il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir,
c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé »26.
Dans cette perspective, à la fois épistémologique, pédagogique et
éthique, l’erreur n’est donc pas un mal, au contraire : il faut distinguer
d’une part l’erreur comme simple « distraction de l’esprit fatigué », comme
affirmation gratuite faite sans aucun effort de pensée et d’autre part l’er-
reur « positive » et « utile », dont il convient de chercher la raison et qui,
elle, est instructive et même nécessaire au développement de l’esprit scien-
tifique. Il n’y a pas de démarche objective, d’après Bachelard, « sans la
conscience d’une erreur intime et première » : chacun de nous devrait donc
commencer par « une véritable confession de [ses] fautes intellectuelles »27,
un aveu qui possède plus d’un trait en commun avec l’attitude critique
et autocritique dont parlent, cinquante ans plus tard, McIntyre et Popper.
Chez Bachelard, l’erreur possède une valeur pédagogique, et s’inscrit dans
la perspective d’une pédagogie « préalable », non pas a posteriori : « Pour
apprendre aux élèves à inventer, écrit Bachelard, il est bon de leur donner
le sentiment qu’ils auraient pu découvrir », ce qui est possible seulement en
leur enseignant l’expérience psychologique de l’erreur. Il faut « inquiéter la
raison et déranger les habitudes de la connaissance objective ». En méde-
cine, l’apprentissage par l’erreur devrait constituer « une pratique pédago-
gique constante » et généralisée. Des exercices de mise en situation par la
simulation de pratiques réelles, telles qu’une opération chirurgicale, une
consultation ou l’annonce d’une mauvaise nouvelle, créent des occasions
précieuses pour pratiquer l’auto-observation permettant l’autocritique. La
pédagogie des jeux de rôle, par exemple, vise le développement de cette
compétence nécessaire pour faire face à l’erreur médicale.
L’éducation à l’autocritique et à la valorisation de l’erreur dans la forma-
tion des connaissances humaines trouve un allié de taille, en médecine
comme ailleurs, dans l’histoire des sciences. Loin de constituer le musée
de la vérité, l’histoire des sciences, conçue comme histoire des errements
et des erreurs de la raison scientifique, devient un moyen pédagogique
essentiel dans l’éducation à l’erreur au sein d’une formation scientifique.

L’erreur comme sens de la possibilité


C’est grâce à l’histoire que nous pouvons, avec Georges Canguilhem,
accorder à l’erreur un rôle positif au sein de la théorie de la science. Comme
il l’écrit dans Le normal et le pathologique, « toute science objective par
sa méthode et son objet est subjective au regard de demain, puisque, à
moins de la supposer achevée, bien des vérités d’aujourd’hui deviendront
les erreurs de la veille »28. Mais est-ce que cela veut dire que l’histoire de

26. Ibid., p. 14.


27. Ibid., p. 242-243
28. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 186-187.
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L’erreur médicale : de l’épistémologie à la pédagogie 46I

la science n’est que « le musée des erreurs de la raison humaine ? », se


demande Canguilhem dans La connaissance de la vie. Ce dernier critique
sévèrement le mirage d’un état définitif du savoir. « Le bénéfice d’une
histoire des sciences bien entendue nous paraît être de révéler l’histoire
dans la science. L’histoire, c’est-à-dire selon nous, le sens de la possibilité.
Connaître c’est moins buter contre un réel que valider un possible en le
rendant nécessaire. Dès lors, la genèse du possible importe autant que
la démonstration du nécessaire. La fragilité de l’un ne le prive pas d’une
dignité qui viendrait à l’autre de sa solidité. L’illusion aurait pu être une
vérité. La vérité se révélera quelque jour peut-être illusion »29. C’est donc
grâce à l’histoire que l’erreur acquiert une valeur positive au sein de son
épistémologie, car, comme il l’affirme dans Idéologie et rationalité dans
l’histoire des sciences de la vie (1977), l’histoire d’une science manquerait
son objectif « si elle ne réussissait pas à représenter la succession de tenta-
tives, d’impasses et de reprises qui a eu pour effet la constitution de ce que
cette science tient aujourd’hui pour son objet propre »30. En effet, « à ne
vouloir faire que l’histoire de la vérité on fait une histoire illusoire »31.
En conclusion de cette étude, l’analyse des épistémologies de Popper et
de Bachelard apprend que si l’on n’accordait pas d’importance à l’erreur
dans la formation scientifique, l’on n’aurait pas accès à la création, à l’inno-
vation et au progrès scientifique, qui sont éclairés par l’idée que la vérité
est une erreur rectifiée. L’occultation de l’erreur empêche de concevoir
le mouvement qui va de l’illusion du vrai à la reconnaissance de l’erreur,
et de la reconnaissance de l’erreur à sa rectification, et ainsi de suite. Il
semble essentiel que l’erreur soit remise à sa juste place dans l’étude de
la production de la connaissance scientifique, et donc d’en réintroduire
l’étude à tous les niveaux de l’apprentissage de l’art médical. L’appren-
tissage de l’erreur, fondé sur sa compréhension théorique et sur sa mise
en perspective historique, ne peut qu’aider le professionnel à faire face à
l’incertitude de la pratique.

Roberto Poma

29. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, p. 47.


30. Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie [1977],
Paris, Vrin, p. 122.
31. Ibid. p. 45.
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