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Médecine, santé

et sciences humaines
Manuel

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Médecine, santé
et sciences humaines
Manuel
Ouvrage du Collège des humanités médicales
sous la direction de :
Christian Bonah, Professeur d’histoire des sciences,
faculté de médecine de Strasbourg
Nils Kessel, Maître de conférences d’histoire,
faculté de médecine de Strasbourg
Jean-Marc Mouillie, Maître de conférences de philosophie,
faculté de santé d’Angers
Gilles Moutot, Maître de conférences de philosophie,
faculté de médecine de Montpellier
Anne-Laurence Penchaud, Maîtresse de conférences de sociologie,
faculté de santé d’Angers
Roberto Poma, Maître de conférences de philosophie,
faculté de santé de Paris Est Créteil
Laurent Visier, Professeur de sociologie,
faculté de médecine de Montpellier

Préface de Tzvetan Todorov

Cet ouvrage a bénéficié de la relecture


des étudiants de médecine d’Angers, de Paris Est Créteil et de Marseille :
Lily Bion, Arthur Brossard, Éléa Chalier, Noémie Chouteau, Maëva Dos Santos,
Julie Garrivet, Maela Guillou, Vincent Jorge, Noah Khamdaranikorn,
Martin Raby, Hélène Robil, Clara Suchère et Jonathan Zossoungbo.

Nouvelle édition

LES BELLES LETTRES

2021

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La médecine narrative 14I

Parole, corps et esprit

14. La médecine narrative

Les pratiques narratives reposent sur le postulat que l’identité d’un


individu est le produit des relations et des histoires dans lesquelles il est
impliqué depuis sa naissance. Dans le domaine de la santé, cette idée se
prolonge avec le constat que les histoires de vie constituent une source de
connaissances nécessaire dans l’exercice de la médecine. Raconter semble
être une pratique universellement liée à la construction identitaire. Depuis
la naissance de l’écriture, à travers l’épopée de Gilgamesh et la mythologie
grecque, on découvre des récits fondateurs de l’histoire d’une civilisation.
Dans toutes les cultures on raconte sa vie, celle de son peuple, de son
ethnie ou de ses ancêtres et on crée des histoires, profanes ou sacrées,
humaines ou divines, individuelles ou universelles, fictives ou véridiques.
Sur le plan individuel, le besoin de raconter des histoires se manifeste dès
l’enfance. La naissance et le développement d’un être, au sens biologique,
ne sont pas des conditions suffisantes pour l’éclosion d’une personnalité.
L’existence, individuelle et sociale, se construit à travers des histoires, celles
que nous entendons, racontons ou vivons. La capacité à mettre en récit le
vécu individuel laisse apparaître la personne. La narration des expériences
vécues me révèle à moi-même par la confrontation avec le texte de mes
récits. Et c’est grâce aux signes, aux symboles et au texte constituant le
récit de ma vie que la connaissance de soi devient possible 1. La personne
se forme peu à peu à travers des pratiques sociales et par des techniques
de soi. Le récit est à la fois la forme la plus élémentaire et universelle de
pratique sociale et de « technique de soi ». Nous écoutons parce que les
autres nous racontent depuis la prime enfance des histoires, fictionnelles
ou réelles, qui, avant de nous émouvoir, nous servent de modèle pour
mettre en forme notre vécu mais aussi pour agir et donner un sens à nos
actes. Les premiers récits, qu’ils soient des contes, des histoires roma-
nesques, des souvenirs, des histoires de famille ou des histoires inventées
pour nous endormir, ont une valeur paradigmatique dans notre existence.
Ils forment, ou plutôt, nous formons à travers eux l’histoire de notre vie
avant de la vivre.
La pratique médicale regorge elle-même d’histoires : histoires des
patients, des soignants et des lieux de soin. Les histoires personnelles
des patients peuvent être d’une importance décisive pour identifier une
pathologie et en repérer les causes latentes liées à un traumatisme ou
à des habitudes de vie. Connaissant le style de vie et la hiérarchie des
valeurs du patient, le soignant est à même de prescrire le traitement le

1. Voir Jérome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002.
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14I Parole, corps et esprit

plus adapté. Il met ainsi de son côté toutes les chances de voir le patient
suivre ses prescriptions. En effet les trajectoires sociale et existentielle d’un
patient constituent des éléments essentiels non seulement pour établir
un diagnostic et prendre soin d’un malade, mais aussi pour l’accompa-
gner, pendant un temps plus ou moins long, dans sa vie avec la maladie.
Or, tout le long du XXe siècle, la pratique clinique s’est construite autour
de l’étude du symptôme. Cela a conduit les praticiens, lors des échanges
avec les patients, à porter avant tout leur attention sur l’histoire des
symptômes en les coupant des histoires des malades eux-mêmes. Dans
des lieux de soin publics, au nom du principe de l’égalité des traitements,
tout le monde doit être logé à la même enseigne. On sépare le symp-
tôme des histoires des patients. Le lieu de vie, les conditions de travail,
le niveau de vie, le milieu familial, l’alimentation, les loisirs ne comptent
que très peu, voire pas du tout. Pourtant, les soins quotidiens que l’on
prodigue aux malades peuvent eux-mêmes être considérés comme des
histoires. Dans ces histoires, les corps s’expriment dans un langage que
la science ne parle pas. Le quotidien d’un praticien de santé pourrait être
imaginé comme un tissu continu de narrations où l’histoire du patient
croise celle du soignant et même celles du lieu de soin. Car le soignant
lui-même est porteur d’une histoire. Il se situe lui aussi par rapport à des
trajectoires sociales et existentielles qui l’ont conduit à s’engager dans
un métier du soin. L’histoire personnelle d’un professionnel de santé est
marquée le plus souvent par des déterminants sociaux et culturels ou par
des événements forts qui d’une part créent et renforcent sa motivation,
d’autre part créent et renforcent un regard souvent trop limité sur le
monde de la santé et sur le métier de soignant. Que peut la médecine
face à ce foisonnement d’histoires ? Les connaissances biomédicales dans
les formations en santé ne fournissent pas aux praticiens des outils assez
rigoureux pour formuler, organiser et traiter la somme importante d’his-
toires dont ils peuvent être acteurs ou témoins. Ces histoires ne sont pas
triées ni analysées. Elles s’accumulent dans la mémoire des professionnels
de santé et finissent par devenir un fardeau trop lourd à porter. Les expé-
riences vécues lors des stages cliniques, la formation spécialisée à la fin
des études accroissent grandement le bagage d’histoires et de connais-
sances empiriques sans fournir les moyens pour intégrer les histoires
dans les dispositifs de soin. La transmission d’outils d’interprétation des
histoires reste ainsi lacunaire, épisodique ou, au contraire, trop norma-
tive. La science biomédicale, la déontologie professionnelle et le droit ne
permettant pas d’accéder à la singularité du patient et du soignant, tout
un pan de l’art médical – l’art d’interpréter les histoires – reste une terre
inconnue pour la plupart des professionnels de santé. Entre-temps, les
dissensions soignants-soignés s’accroissent. L’épidémie de mécontente-
ment des patients se propage à la même vitesse que l’épuisement profes-
sionnel des soignants.

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La médecine narrative 14I

À partir de la fin des années 1980, en réponse à la pénurie d’outils d’ana-


lyses des histoires en médecine et pour tenter de dépasser les dissensions
soignants-soignés, un groupe de médecins, psychologues, philosophes et
écrivains commença à mettre en place à l’université de Columbia, à New
York, des ateliers de travail sur des textes de grands auteurs de la littéra-
ture de langue anglaise. Ces textes sont analysés selon les méthodes des
études littéraires, les séances animées par une équipe pluridisciplinaire
de chercheurs. Mais ce n’est qu’en 2000 que ce groupe de recherche
officialise son projet et que la médecine narrative proprement dite voit
le jour. Avec le soutien du U.S. National Endowment for the Humanities et
après une bonne décennie d’expériences en sciences humaines en santé,
mais également en littérature et en philosophie, le même groupe de cher-
cheurs et de cliniciens de Columbia crée une nouvelle méthode de soin.
Son objectif était de développer un cadre conceptuel et une approche de
la clinique susceptible de placer au cœur des soins les histoires de vie et,
d’une manière générale, les aspects narratifs de la santé et de la maladie.
De multiples courants littéraires, philosophiques et politiques ont inspiré
ce travail : la phénoménologie du corps, la narratologie contemporaine,
les théories littéraires de la narrativité et de l’identité, les études fémi-
nistes, l’esthétique, la psychanalyse et la psychanalyse existentielle. Les
collaborations de ce groupe pluridisciplinaire avec les praticiens hospita-
liers et les chercheurs des différentes disciplines biomédicales, y compris
les plus innovantes, ont été très fortes dès le début. Dès lors la méde-
cine narrative révèle toute son originalité en tant que courant de pensée
dans l’histoire de la médecine. Elle ne prône ni le retour à Hippocrate, ni
l’humanisation des soins, ni l’empathie généralisée, ni une quelconque
forme plus ou moins passéiste d’envisager la relation soignant-soigné. Les
pratiques narratives dans la sphère médicale ne peuvent pas être réduites
à la lecture, en petits groupes, de textes littéraires portant sur la maladie
ou sur la guérison, sur la vieillesse ou sur la mort, dans le but de fournir
un supplément d’âme à des sujets étudiés avant tout avec une approche
biomédicale. La médecine narrative ne se limite pas non plus à fournir aux
professionnels de santé des outils théoriques issus des études littéraires
– les différentes méthodes d’analyse d’un texte littéraire – à appliquer à
l’analyse des cas cliniques. En dépit de son appellation, qui la situerait de
prime abord dans le versant strictement littéraire des humanités médi-
cales, la médecine narrative se fonde sur une approche de la médecine,
englobant les sciences biomédicales, les sciences humaines et sociales,
et les arts. Cette approche nouvelle accorde aux histoires et au vécu du
patient une place inédite dans l’histoire des pratiques de soin. Elle vise
à dépasser, à terme, les clivages sociaux et culturels mis en place par les
systèmes de santé des XIXe et XXe siècles.
L’apprentissage de l’attention, de l’intuition et de la créativité dans
la clinique, mais aussi du sens des responsabilités, de l’humilité intellec-
tuelle, de la sobriété et de l’individuation des soins est à la portée de tout
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14I Parole, corps et esprit

étudiant en santé désireux de devenir un bon praticien. Les ténors de la


médecine narrative défendent l’idée que ces dispositions cognitives et
éthiques peuvent être apprises ou développées grâce à une formation
« narrative », c’est-à-dire axée sur la valeur des histoires (narratives, en
anglais) des patients dans la pratique médicale. La médecine narrative
apparait comme un développement nouveau de la techne médicale, un
complément nécessaire pour la médecine du XXIe siècle, un art du rela-
tionnel, avec son corollaire d’exercices et de connaissances théoriques à
maitriser, permettant de réunir dans un seul cadre théorique les différentes
méthodes des sciences médicales tout en les mettant en dialogue avec les
sciences humaines et sociales et les arts. Son objectif est ambitieux : faire
évoluer le regard médical, technoscientifique et enlisé dans une approche
réductionniste et quantitative du corps, vers un regard narratif sur le corps
considéré comme un tissu d’histoires. Les pratiques narratives en santé,
dont la médecine narrative pratiquée depuis les années 1980 à Columbia
est un exemple emblématique, visent à former des professionnels de santé
dont les connaissances scientifiques sont indissociables de leurs compé-
tences relationnelles.

La recherche scientifique en médecine narrative


Le développement des approches narratives en santé a été encouragé
dès le début par les résultats de la recherche scientifique. Le manque
d’écoute dans la relation de soin a été très vite souligné. Il était, et il est
toujours, considéré à l’origine de nombreux échecs médicaux. À ce sujet,
l’étude de Howard B. Beckman et Richard M. Frankel, publiée en 1984,
rapportant que, dans 52 cas sur 74, les médecins formés de façon tradi-
tionnelle interrompent le récit du patient en moyenne après 18 secondes
d’écoute, suscite une foule d’interrogations 2. En réaction à ce constat
accablant, les recherches pionnières menées par Rita Charon sur l’amé-
lioration de la relation thérapeutique à l’aide des méthodes narratives ont
montré que des pratiques narratives augmentent l’observance thérapeu-
tique des patients (compliance) et encouragent les stratégies individuelles
pour faire face à la maladie (coping) 3. De plus, les plaintes et les récla-
mations diminuent dans les établissements de santé lorsqu’on pratique
la médecine avec des compétences narratives, car les patients se sentent
écoutés par les médecins et acceptent mieux la faillibilité de la méde-
cine 4. L’insensibilité des soignants à l’égard des histoires des patients peut
engendrer des erreurs de diagnostic, comme dans le cas de la méningite

2. Howard B. Beckman et Richard M. Frankel, « The Effects of Physician Behaviour on the


Collection of Data », Annals of Internal Medicine, 101, 1984, p. 692-6.
3. Rita Charon, « To Build A Case : Medical Histories as Traditions in Conflict », Literature
and Medicine, 11, 1992, p. 115-32.
4. W. Levinson, W et al., « Physician-Patient Communication. The Relationship with
Malpractice Claims Among Primary Care Physicians and Surgeons », Journal of the American
Medical Association, 277, 1997, p. 553-9.
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La médecine narrative 14I

à méningocoques, qui ne présente pas les symptômes classiques, et dont


le diagnostic est possible parce que le pédiatre utilise une écoute et une
approche centrées sur les mots et sur la narration de la mère de l’enfant
malade 5 ; ou comme dans le cas de la rachialgie, dont les patients n’ont
pas l’occasion de parler au cours d’une consultation 6. Dans tous les cas,
la participation du malade à la construction du diagnostic améliore le
contrôle biomédical de la maladie, la communication et l’adhésion du
malade aux soins 7. On pourrait objecter que dans l’organisation des
soins au sein de certaines institutions de santé – il suffit de penser aux
services des urgences – le temps de l’écoute est nécessairement limité
pour permettre au plus grand nombre d’être pris en charge et ne pas
prolonger les temps d’attente. La recherche en médecine narrative a
montré que même si l’approche narrative peut allonger le temps de la
première consultation, les médecins, ayant plus de données cliniques à
leur disposition, formulent des diagnostics plus efficaces et établissent
des pactes thérapeutiques plus solides. Cet investissement initial permet
ainsi de gagner du temps dans les consultations suivantes et produit de
meilleurs résultats, car, à temps égal, la consultation centrée sur la narra-
tion permet de recueillir plus d’informations et d’éléments utiles pour
dispenser des soins de qualité 8.
Chez les soignants, l’éducation à l’écoute des patients produit des effets
bénéfiques sur la relation de soin et perfectionne l’art du diagnostic. Chez
les patients, les bienfaits physiologiques et psychologiques de l’écriture
ont aussi été mis en évidence dans des études de cohortes de malades
atteints de diverses pathologies. En effet, il a été constaté que la pratique
de l’écriture stimule l’état immunitaire général9 et peut même produire
une nette amélioration des fonctions respiratoires chez des patients
atteints d’asthme et une réduction des symptômes chez les patients
atteints d’arthrite rhumatoïde10. Et dans le prolongement de ces études,
des recherches en médecine psychosomatique ont souligné les effets de
l’écriture autobiographique ou fictionnelle sur la réduction du stress, sur

5. T. Greenhalgh, « Narrative Based Medicine in an Evidence Base World », British Medical


Journal, 318, 1999, p. 323-5.
6. A. Lillrank et al., « Back Pain and the Resolution of Diagnostic Uncertainty in Illness
Narratives », Social Science and Medicine, 54, 2003, p. 251-3.
7. Anh N. Tran et al., « Empowering Communication : a Community-Based Intervention
for Patients », Patient Education Counselling, 52, 2004, p. 113-21. Paul Haidet et al., « The
Complexity of Patient Participation : Lessons Learned from Patients’ Illness Narratives », Patient
Education Counselling, 52, 2006, p. 113-21.
8. Rita Charon, Narrative Medicine. Honouring the Stories of Illness, Oxford, Oxford University
Press, 2006.
9. James Pennebaker, Opening Up. The Healing Power of Expressing Emotions, New York,
Guildford Press, 1990.
10. J. M. Smyth et al., « Effects of Writing about Stressful Experiences on Symptom
Reduction in Patients With Asthma or Rheumatoid Arthritis », Journal of the American Medical
Association, 281, 1999, p. 1304-9.
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14I Parole, corps et esprit

des symptômes dépressifs, sur la tension artérielle et sur l’amélioration des


fonctions pulmonaires et hépatiques11.
Pourtant, en dépit des acquis de la recherche scientifique, les pratiques
narratives peuvent susciter la résistance des professionnels et des insti-
tutions de santé. Les raisons de cela sont multiples. Premièrement, les
profanes et plus spécialement ceux qui accordent davantage de valeur
au versant technoscientifique de la médecine plutôt qu’à sa dimension
humaine et relationnelle, pensent que la littérature et les arts relèvent
essentiellement de la fiction, reposent sur la créativité personnelle et,
de ce fait, n’ont aucun lien avec la rationalité médicale et encore moins
avec la vérité scientifique. Deuxièmement, l’écoute attentive des patients,
prônée par la médecine narrative, implique une transformation radicale
des méthodes de communication avec les patients. Laisser le patient s’ex-
primer pendant quelques minutes et le laisser décrire autre chose que des
symptômes, au cours d’une consultation, ne rentre pas dans les usages du
métier. Partager des histoires et des récits autobiographiques exposerait
ainsi la relation de soin au risque de se dégrader vers des formes de familia-
rité considérées comme inutilement dangereuses, inutiles parce qu’on ne
sait pas intégrer les histoires dans le raisonnement clinique, dangereuses
parce que les histoires de vie comportent souvent une charge émotionnelle
difficile à maitriser. Troisièmement, on croit à tort que la temporalité de la
médecine narrative ne convient pas à la temporalité de la consultation en
milieu professionnel. Pour finir, le dualisme radical, c’est-à-dire la distinc-
tion nette entre le corps et l’esprit sur laquelle se fondent les méthodes
de la biomédecine contemporaine, serait incompatible avec l’idée que le
corps-objet, le langage et la pensée sont trois manifestations interdépen-
dantes de la vie du corps. C’est dans cette deuxième conception du corps,
ancrée entre autres dans la philosophie de Merleau-Ponty, que la méde-
cine narrative puise sa vision de l’être humain comme corps pensant, où
le langage est un geste corporel en interaction permanente avec la pensée
et avec le corps-objet12. C’est à partir de cette vision du corps, multiple et
un, que les expériences vécues acquièrent, dans l’approche narrative en
santé, une importance aussi décisive que les théories scientifiques et les
examens médicaux.

Une éthique de l’attention


L’approche narrative dans les soins de santé exige un effort éthique
tout particulier de la part du soignant, qui doit être capable de susciter
en lui-même une forme d’attention clinique, à laquelle il n’est pas formé
traditionnellement, pour la diriger, au cours d’une consultation, vers la

11. Keith J. Petrie et al., « Effects of Written Emotional Expression on Immune Function in
Patients With Human Immunodeficiency Virus Infection : A Randomized Trial », Psychosomatic
Medicine, 66, 2004, p. 272-5.
12. Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, 2005.
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La médecine narrative 14I

parole du patient. Ce faisant, le praticien ne doit pas oublier non plus de


mobiliser ses connaissances biomédicales et, le cas échéant, d’interpréter
les résultats des examens médicaux. De ce fait, la relation avec le patient
doit se baser sur une éthique de l’attention dont Rita Charon décrit les trois
principaux moments dans le septième chapitre de sa Médecine narrative
(2006).
Dans la pratique médicale la connaissance du patient ne peut pas se
réduire à la connaissance de son dossier médical. Ce dernier doit, selon
Rita Charon, s’intégrer harmonieusement dans une dialectique circulaire
commençant toujours par l’attention à tout ce que le patient fait et dit,
se poursuivant par la représentation de son état général, puis par une affi-
liation intellectuelle et émotionnelle qui crée la véritable relation de soin.
Rita Charon compare cette dialectique relationnelle au fonctionnement
du cœur : « Dans la position diastolique, j’attends, je fais attention, je me
remplis de la présence du patient […] » tandis que dans la position systo-
lique « j’utilise mon cerveau d’une façon active et ordonnée en diagnos-
tiquant, en interprétant et en formulant des hypothèses qui proposent
une signification permettant une action ». Dans la position diastolique,
le soignant se met en condition de disponibilité totale. Il devient une
éponge. Dans la position systolique, il crée d’abord une réalité virtuelle (la
« représentation ») qu’il s’efforce ensuite d’adapter aux données dont il
dispose sur la réalité « objective » du patient. « Tout effort pour prodiguer
du soin commence par l’attention donnée au patient […]. Avant que nous
provoquions l’enchaînement d’événements culminant dans le diagnostic
et le traitement, nous sommes attentifs à la souffrance du patient »13. La
position diastolique du soignant, autrement dit la disposition éthique dans
laquelle le soignant concentre et dirige vers le patient toute l’intensité de
sa présence et de son attention, est un processus lui-même complexe.
C’est un point important de la phénoménologie de l’attention clinique
décrite par Rita Charon. Elle affirme que le soignant accompli doit être à la
fois vide et plein. Il doit se vider de tout ce qui le distrait pour se remplir de
la partie de lui-même la plus bienveillante. Le vide et le plein se retrouvent
dans la métaphore de la « grande coupe vide », que Rita Charon utilise pour
illustrer l’attention clinique. Le clinicien doit faire l’effort de créer en lui un
espace vide, solide et arrondi, capable de recevoir la souffrance propre
à un patient singulier, « pour la percevoir pour ainsi dire de l’intérieur »
et pour voir les besoins et les désirs de celui qui souffre. La consolidation
d’une éthique de l’attention demande un effort volontaire et répété. Cet
usage de l’attention permet d’avoir un contact authentique avec le patient
et d’en voir le visage. L’attention, conçue comme une disposition éthique
acquise ou consolidée par un effort psychique, met ainsi le clinicien devant
sa responsabilité de soignant. Elle permet de dépasser le sentiment d’exté-
riorité du clinicien à l’égard de ses devoirs de soignant. C’est ainsi qu’on

13. Rita Charon, 2006, trad. Anne Foureau, éditions Sipayat, 2015, p. 222.
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14I Parole, corps et esprit

intériorise et qu’on individualise la déontologie professionnelle. C’est ainsi


qu’on devient un soignant. L’un des effets de cette démarche éthique est
de traduire dans un langage logique et organisé ce que le patient n’est
pas à même d’exprimer spontanément. L’attention du médecin met de
l’ordre dans les paroles du patient. Mais l’attention ne doit pas se borner
aux simples mots. Car les postures du corps du patient, les gestes, les
silences, les intonations de la voix et l’expression du visage sont souvent
plus éloquents que ses paroles et parlent un langage que seul l’attention
peut saisir. Comme le dit Rita Charon : « C’est notre tâche de rendre cohé-
rentes les sources d’information différentes et parfois contradictoires afin de
créer un sens provisoire ». L’intensification de l’attention permet de réaliser
ainsi l’un des objectifs principaux de la narrative-based-medicine : « utiliser
des compétences narratives pour augmenter la connaissance scientifique
de la maladie » (Bradley Lewis). Pour Rita Charon les compétences atten-
tionnelles sont au fondement des compétences narratives. Avant de faire
l’effort d’insérer le dossier médical classique dans le parcours existentiel
du malade pour former un tableau cohérent, le clinicien doit d’abord
apprendre à faire taire tout ce qui le mettrait dans un état de distraction
pour concentrer ensuite son attention et sa bienveillance sur toutes les
formes dans lesquelles s’exprime la souffrance du patient. L’attention est le
premier geste éthique du soignant à l’égard du patient, voire la condition
de possibilité de l’éthique clinique.

La pédagogie narrative
Pour entraîner et fortifier l’attention clinique, la médecine narrative
propose des exercices d’écoute active, de lecture attentive (close reading),
et d’écriture créative. Rita Charon considère « l’expérience esthétique »
(John Dewey) comme l’outil le plus simple et performant pour éduquer l’at-
tention des soignants, ou des étudiants en médecine. La pratique de l’écri-
ture créative en temps très limité (entre 3 et 5 minutes), avec une consigne
précise (prompt), à partir de l’interaction avec une œuvre d’art (un poème,
un récit, un tableau, un morceau de musique, une scène d’un film) au sein
d’un groupe permet d’entrainer les trois capacités nécessaires à une bonne
prise en charge du patient : attention, représentation, affiliation. Réap-
prendre à écouter, à lire et à écrire l’écho intérieur de l’expérience clinique,
tel est l’objectif de l’entrainement en médecine narrative. Les exercices et
plus généralement les expériences vécues dans les groupes apprennent
aux participants à écouter d’une tout autre manière. On apprend qu’il est
possible, d’une certaine manière, d’écouter un texte, d’écouter une image
et d’écouter une couleur de la même façon qu’on écoute un bruit, un
chant ou ses pensées. On apprend aussi que l’écoute attentive (radical liste-
ning) peut nous donner un vrai plaisir et nous fait accéder à une forme de
plénitude dans l’existence. Le plaisir de l’écoute suscite l’attention (et vice-
versa), la dirige vers son objet et rend possible la connaissance de celui-ci.
Les exercices dans les petits groupes font vivre cette expérience mais dans
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La médecine narrative 14I

un sens inversé. D’abord l’effort, le plaisir après. Il faut d’abord se forcer


à écouter la résonance émotive et imaginative de l’expérience vécue face
à un objet, à se focaliser dessus et à lui donner de l’importance. Puis la
traduction de l’expérience en mots génère un plaisir subtil mais véritable.
Cette espèce de plaisir a le pouvoir d’intensifier les perceptions de l’élève
et de l’inciter à (se) connaitre autrement. Les exercices d’écoute attentive
montrent que lorsque l’élève écoute pendant 20 minutes la lecture à haute
voix du début d’une histoire et qu’il doit écrire le dénouement final en
5 minutes, la dynamique attentionnelle s’intensifie. Il se découvre capable
de ce qui lui semblait impossible auparavant, car l’attention a le pouvoir
de mobiliser provisoirement des ressources corporelles insoupçonnées. Les
pratiques de médecine narrative nous apprennent ainsi à changer de pers-
pective sur l’écoute. L’écoute crée une connexion entre moi et le monde
extérieur, entre moi et autrui, et fait vivre le présent comme présence.
Être présent à une seule partie de soi-même, à ses pensées, par exemple,
c’est être absent à d’autres parties de soi-même. C’est être absent au réel
de l’expérience vécue. Dans les approches narratives de la santé et de
la souffrance, l’éthique de l’attention ne se réduit pas à la pratique de
l’écoute attentive. Bien qu’elles trouvent dans la sphère clinique leur lieu
d’application privilégié, les pratiques narratives se prolongent dans la vie
politique et sociale.

Politique et écologie de l’attention


L’éthique de l’attention comprend l’attention portée aux différentes
cultures de la santé et de la maladie et aux dimensions socio-économiques
et démographiques des disparités en matière de soins de santé. Dans les
pratiques de soin conventionnelles l’écart entre soignants et soignés se
creuse parfois jusqu’au silence et à l’incompréhension, suscitant de la
colère et des erreurs médicales qu’on aurait pu éviter. En revanche, le
médecin « narratif » écoute et suscite les récits des patients, crée du lien,
apaise les tensions psychiques et adapte le soin à la singularité du patient.
Il sait qu’au cœur des inégalités sociales d’ethnie, de classe, de genre et
d’orientation sexuelle on retrouve la violence structurelle des institutions.
Si on ne dirige pas son attention sur les inégalités et sur la violence struc-
turelle des institutions, l’éthique de l’attention, et par conséquent le soin
tout court, ne peuvent pas s’accomplir efficacement. C’est pour cela que
dans les pays où ces inégalités ne sont pas prises en compte par les profes-
sionnels de santé, la qualité du soin est loin d’être parfaite ou diffère d’un
endroit à l’autre.
L’attention dirigée sur l’histoire du patient permet de lutter pour
l’équité des soins et pour la justice en santé. Une éthique de l’attention
doit également se soucier des mutations sociétales à grande échelle pour
mieux apprécier leur impact sur la santé et sur les soins. Les biosciences
contemporaines ont fait des progrès époustouflants au cours des
dernières années. Des percées technologiques semblables à celles qui
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14I Parole, corps et esprit

nous font comprendre l’origine de l’univers nous ont menés à des décou-
vertes et à des traitements sensationnels dans le domaine des soins de
santé. L’intelligence artificielle, les robots intelligents, les données dans
les nuages (clouds) et les calculateurs surpuissants suscitent un sentiment
mélangé d’admiration et d’angoisse. La télémédecine, la réalité virtuelle
et augmentée, et l’impression 3D révolutionnent les soins de santé, tant
pour des maladies graves et autrefois mortelles, que pour les maladies
ordinaires. Bon nombre de ces changements dans les soins de santé
annulent l’intermédiaire humain, causant une crise pour les profession-
nels et les patients qui prévoient des soins futurs de plus en plus déper-
sonnalisés, fragmentés et sans visage.
Le génome humain a été cartographié. Toute personne disposant d’une
connexion Internet peut envoyer un échantillon de son corps – salive,
ongles, etc. – à une entreprise à l’autre bout du monde et recevoir en retour
une cartographie de son génome. Dans ce paysage complexe, la pratique
de la médecine narrative devient indispensable pour fournir des soins vérita-
blement personnalisés. Les subjectivités des malades et de leurs familles ne
s’évaporeront pas du fait de la connaissance de leurs cartes génomiques. La
santé physique et mentale de chacun d’entre nous dépend d’une connais-
sance profonde et radicale, non seulement de notre constitution biologique,
mais aussi du temps, de l’espace et de l’expérience dans le monde, c’est-à-
dire tout ce à quoi nous faisons référence lorsque nous disons « moi ». Ce
« moi » n’est pas une identité figée et statique, ni un processus se dévelop-
pant uniformément dans le temps et dans l’espace, mais une construction
de sens née de l’interaction entre l’individu et son milieu.
Comme le souligne le philosophe Yves Citton, il est désormais urgent
de militer pour une écologie de l’attention. Dans le soin, comme ailleurs,
l’attention doit faire l’objet d’une véritable écologie. Le soin et l’écologie
sont tous deux animés par un même souci relationnel. « Dès lors que nous
avons conscience d’être non tant des « individus » autonomes qu’une
certaine « relation » à un certain environnement (physico-biologique et
social), alors la qualité de notre existence dépend du soin que nous pren-
drons de la qualité des relations qui tissent simultanément notre environ-
nement et notre être »14. Ce souci relationnel caractérise ce qu’Arne Naess
appelle l’écologie profonde, par opposition à l’écologie superficielle, qui
considère l’environnement comme « une ressource extérieure, dont nous
tirons des éléments utiles à notre bien-être. La science dominante nous
sensibilise à l’écologie superficielle, individualiste et utilitariste. L’écologie
profonde est au contraire relationnelle : les entités n’existent pas en dehors
des relations qui les constituent. L’individu ne peut pas être séparé de son
environnement. Dans le même sillon, l’écologie de l’attention appliquée au
soin nous fait prendre conscience que l’attention d’autrui est constamment
en rapport avec la mienne et que mon attention baigne dans un réseau

14. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 165.
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Le soin des mots 15I

attentionnel collectif. Il est certes impossible d’être attentif à tout. Pour-


tant, « savoir choisir ses aliénations et ses envoûtements, savoir construire
des vacuoles de silence capables de nous protéger de la communication
incessante qui nous surcharge d’informations écrasantes […] voilà ce que
les expériences esthétiques (musicales, cinéphiliques, théâtrales, littéraires
ou vidéoludiques) peuvent nous aider à faire de notre attention, puisque
l’attention est tout autant quelque chose que l’on fait (par soi-même) que
quelque chose que l’on prête (à autrui) »15. Yves Citton parvient ainsi aux
mêmes conclusions que Rita Charon : le régime attentionnel exigé par
l’expérience esthétique nous sauve de l’éclipse de la subjectivité et de l’af-
faiblissement de l’attention.
En conclusion, l’analyse phénoménologique de l’éthique de l’attention
nous a permis de conclure que la qualité et les limites de mon attention
déterminent la qualité et les limites de ma relation au monde. En enraci-
nant les pratiques narratives dans une éthique de l’attention il apparait clai-
rement que la bonne pratique médicale est à envisager comme une tech-
nique de l’attention, de l’écoute et du dialogue, basée sur la dialectique
entre proximité et distance, entre parole et silence et sur la conscience de
l’impossibilité à séparer, dans le geste clinique, l’aspect technique, l’aspect
symbolique et l’aspect émotionnel. Le soin se fonde aussi sur la communi-
cation corporelle et sur la dimension émotionnelle et politique de la rela-
tion médecin-patient. En ce sens, les pratiques de soin se structurent dans
la tension de la rencontre, dans l’art de communiquer, et sont à mettre
en rapport avec des dynamiques sociétales, économiques et politiques
d’envergure mondiale.

Roberto Poma

15. Le soin des mots

La sollicitude où se manifeste le soin est faite de présence, d’actes et


de paroles. C’est dans la parole que s’accomplit de manière privilégiée la
recherche de l’égalité de respect et du lien de solidarité entre le soignant
et le soigné : la possibilité pour celui qui souffre, qui ignore, qui s’in-
quiète, au sein de la situation médicale, d’être considéré comme l’égal
respecté et le semblable aidé. La parole qui dit la plainte, le problème,
l’inquiétude, se noue alors à la parole qui rend possible leur expression
en se faisant considération de la personne, et qui est en cela déjà un
acte de soin. La parole du médecin, et de tout soignant, n’a de sens
qu’à naître de l’accueil et de l’écoute de la parole du patient. Elle se fait
alors elle-même acte et présence tout en étant analyse de la situation.

15. Ibid., p. 41.


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