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et sciences humaines
Manuel
Nouvelle édition
2021
1. Voir Jérome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002.
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plus adapté. Il met ainsi de son côté toutes les chances de voir le patient
suivre ses prescriptions. En effet les trajectoires sociale et existentielle d’un
patient constituent des éléments essentiels non seulement pour établir
un diagnostic et prendre soin d’un malade, mais aussi pour l’accompa-
gner, pendant un temps plus ou moins long, dans sa vie avec la maladie.
Or, tout le long du XXe siècle, la pratique clinique s’est construite autour
de l’étude du symptôme. Cela a conduit les praticiens, lors des échanges
avec les patients, à porter avant tout leur attention sur l’histoire des
symptômes en les coupant des histoires des malades eux-mêmes. Dans
des lieux de soin publics, au nom du principe de l’égalité des traitements,
tout le monde doit être logé à la même enseigne. On sépare le symp-
tôme des histoires des patients. Le lieu de vie, les conditions de travail,
le niveau de vie, le milieu familial, l’alimentation, les loisirs ne comptent
que très peu, voire pas du tout. Pourtant, les soins quotidiens que l’on
prodigue aux malades peuvent eux-mêmes être considérés comme des
histoires. Dans ces histoires, les corps s’expriment dans un langage que
la science ne parle pas. Le quotidien d’un praticien de santé pourrait être
imaginé comme un tissu continu de narrations où l’histoire du patient
croise celle du soignant et même celles du lieu de soin. Car le soignant
lui-même est porteur d’une histoire. Il se situe lui aussi par rapport à des
trajectoires sociales et existentielles qui l’ont conduit à s’engager dans
un métier du soin. L’histoire personnelle d’un professionnel de santé est
marquée le plus souvent par des déterminants sociaux et culturels ou par
des événements forts qui d’une part créent et renforcent sa motivation,
d’autre part créent et renforcent un regard souvent trop limité sur le
monde de la santé et sur le métier de soignant. Que peut la médecine
face à ce foisonnement d’histoires ? Les connaissances biomédicales dans
les formations en santé ne fournissent pas aux praticiens des outils assez
rigoureux pour formuler, organiser et traiter la somme importante d’his-
toires dont ils peuvent être acteurs ou témoins. Ces histoires ne sont pas
triées ni analysées. Elles s’accumulent dans la mémoire des professionnels
de santé et finissent par devenir un fardeau trop lourd à porter. Les expé-
riences vécues lors des stages cliniques, la formation spécialisée à la fin
des études accroissent grandement le bagage d’histoires et de connais-
sances empiriques sans fournir les moyens pour intégrer les histoires
dans les dispositifs de soin. La transmission d’outils d’interprétation des
histoires reste ainsi lacunaire, épisodique ou, au contraire, trop norma-
tive. La science biomédicale, la déontologie professionnelle et le droit ne
permettant pas d’accéder à la singularité du patient et du soignant, tout
un pan de l’art médical – l’art d’interpréter les histoires – reste une terre
inconnue pour la plupart des professionnels de santé. Entre-temps, les
dissensions soignants-soignés s’accroissent. L’épidémie de mécontente-
ment des patients se propage à la même vitesse que l’épuisement profes-
sionnel des soignants.
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11. Keith J. Petrie et al., « Effects of Written Emotional Expression on Immune Function in
Patients With Human Immunodeficiency Virus Infection : A Randomized Trial », Psychosomatic
Medicine, 66, 2004, p. 272-5.
12. Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, 2005.
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13. Rita Charon, 2006, trad. Anne Foureau, éditions Sipayat, 2015, p. 222.
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La pédagogie narrative
Pour entraîner et fortifier l’attention clinique, la médecine narrative
propose des exercices d’écoute active, de lecture attentive (close reading),
et d’écriture créative. Rita Charon considère « l’expérience esthétique »
(John Dewey) comme l’outil le plus simple et performant pour éduquer l’at-
tention des soignants, ou des étudiants en médecine. La pratique de l’écri-
ture créative en temps très limité (entre 3 et 5 minutes), avec une consigne
précise (prompt), à partir de l’interaction avec une œuvre d’art (un poème,
un récit, un tableau, un morceau de musique, une scène d’un film) au sein
d’un groupe permet d’entrainer les trois capacités nécessaires à une bonne
prise en charge du patient : attention, représentation, affiliation. Réap-
prendre à écouter, à lire et à écrire l’écho intérieur de l’expérience clinique,
tel est l’objectif de l’entrainement en médecine narrative. Les exercices et
plus généralement les expériences vécues dans les groupes apprennent
aux participants à écouter d’une tout autre manière. On apprend qu’il est
possible, d’une certaine manière, d’écouter un texte, d’écouter une image
et d’écouter une couleur de la même façon qu’on écoute un bruit, un
chant ou ses pensées. On apprend aussi que l’écoute attentive (radical liste-
ning) peut nous donner un vrai plaisir et nous fait accéder à une forme de
plénitude dans l’existence. Le plaisir de l’écoute suscite l’attention (et vice-
versa), la dirige vers son objet et rend possible la connaissance de celui-ci.
Les exercices dans les petits groupes font vivre cette expérience mais dans
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nous font comprendre l’origine de l’univers nous ont menés à des décou-
vertes et à des traitements sensationnels dans le domaine des soins de
santé. L’intelligence artificielle, les robots intelligents, les données dans
les nuages (clouds) et les calculateurs surpuissants suscitent un sentiment
mélangé d’admiration et d’angoisse. La télémédecine, la réalité virtuelle
et augmentée, et l’impression 3D révolutionnent les soins de santé, tant
pour des maladies graves et autrefois mortelles, que pour les maladies
ordinaires. Bon nombre de ces changements dans les soins de santé
annulent l’intermédiaire humain, causant une crise pour les profession-
nels et les patients qui prévoient des soins futurs de plus en plus déper-
sonnalisés, fragmentés et sans visage.
Le génome humain a été cartographié. Toute personne disposant d’une
connexion Internet peut envoyer un échantillon de son corps – salive,
ongles, etc. – à une entreprise à l’autre bout du monde et recevoir en retour
une cartographie de son génome. Dans ce paysage complexe, la pratique
de la médecine narrative devient indispensable pour fournir des soins vérita-
blement personnalisés. Les subjectivités des malades et de leurs familles ne
s’évaporeront pas du fait de la connaissance de leurs cartes génomiques. La
santé physique et mentale de chacun d’entre nous dépend d’une connais-
sance profonde et radicale, non seulement de notre constitution biologique,
mais aussi du temps, de l’espace et de l’expérience dans le monde, c’est-à-
dire tout ce à quoi nous faisons référence lorsque nous disons « moi ». Ce
« moi » n’est pas une identité figée et statique, ni un processus se dévelop-
pant uniformément dans le temps et dans l’espace, mais une construction
de sens née de l’interaction entre l’individu et son milieu.
Comme le souligne le philosophe Yves Citton, il est désormais urgent
de militer pour une écologie de l’attention. Dans le soin, comme ailleurs,
l’attention doit faire l’objet d’une véritable écologie. Le soin et l’écologie
sont tous deux animés par un même souci relationnel. « Dès lors que nous
avons conscience d’être non tant des « individus » autonomes qu’une
certaine « relation » à un certain environnement (physico-biologique et
social), alors la qualité de notre existence dépend du soin que nous pren-
drons de la qualité des relations qui tissent simultanément notre environ-
nement et notre être »14. Ce souci relationnel caractérise ce qu’Arne Naess
appelle l’écologie profonde, par opposition à l’écologie superficielle, qui
considère l’environnement comme « une ressource extérieure, dont nous
tirons des éléments utiles à notre bien-être. La science dominante nous
sensibilise à l’écologie superficielle, individualiste et utilitariste. L’écologie
profonde est au contraire relationnelle : les entités n’existent pas en dehors
des relations qui les constituent. L’individu ne peut pas être séparé de son
environnement. Dans le même sillon, l’écologie de l’attention appliquée au
soin nous fait prendre conscience que l’attention d’autrui est constamment
en rapport avec la mienne et que mon attention baigne dans un réseau
14. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 165.
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Roberto Poma