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Matongo, Freddy
ABSTRACT
Ce mémoire rend compte de la logique argumentaire de la morale autonome dans le contexte chrétien
selon René Simon. Il n’y a pas opposition entre théonomie et autonomie (humaine), il y a plutôt articulation
dans le respect de chaque liberté. L’exercice de la responsabilité humaine en matière d’élaboration des
normes morales relève de la raison humaine. Il s’agit là d’une réponse d’homme à un appel (de Dieu, d’une
parole qui le précède, du visage de l’autre …). Cette réponse suppose la liberté humaine. Cependant, pour
que l’homme ne s’enferme pas dans l’immanentisme et dans l’absoluité de sa liberté et de sa raison, son
autonomie se vit comme une participation à la loi divine en faisant de son existence un récit, une analogie
qui se construit en relation avec d’autres modèles.
Matongo, Freddy. La théologie morale selon René Simon : présentation et réflexion critique. Faculté de
théologie et d’étude des religions, Université catholique de Louvain, 2018. Prom. : Gaziaux, Eric. http://
hdl.handle.net/2078.1/thesis:15199
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Promoteur
Éric GAZIAUX
Lecteur(s)
Dominique JACQUEMIN
Joseph FAMEREE
Le récit de ta vie est une identité qui constitue une réponse existentielle à l’appel de ton
Créateur. C’est ta responsabilité d’en faire un ‘’oui’’ ou un ‘’non’’ en toute liberté de
cœur et d’esprit.
1
‘’Omes – a – nton’’ est un nom propre des babunda, en République Démocratique du
Congo. C’est une personne qui crée des situations toujours nouvelles qui en appellent à
de nouvelles dispositions de l’agir humain. Un provocateur, un créatif.
Remerciements
Les mutations sociales du monde contemporain ouvrent les voies à une humanité
pluraliste. Dans cette pluralité, se pose le problème du référentiel moral de l’agir
humain : d’où l’acte moral tient-il son fondement ? Est-il possible, dans cette pluralité,
d’avoir un référent fondamental universel ? Quelle est la responsabilité de l’homme dans
l’élaboration des normes qui doivent régir son propre agir moral ? La théologie morale
postconciliaire se heurte à cette pluralité et se déploie pour proposer quelques
orientations dans une logique d’argumentation qui fait référence à Dieu, à la
transcendance, à l’homme dans son immanence ou encore à une jonction des référents
Dieu-Homme ; transcendance-immanence ; foi et raison. Sur fond de cette référence faite
à Dieu, à la raison, à la foi, plusieurs discours sont tenus de manières différentes : en
théologie morale fondamentale postconciliaire émergent, entre autres, les débats au sujet
de la morale autonome et de l’éthique de la foi.
En effet, au début des années 1970, l’accueil des actes conciliaires par les
théologiens moralistes ouvre les premiers débats entre ceux qui soutiennent le courant
de la théologie morale autonome et ceux qui se penchent sur l’éthique de la foi. Au centre
de leurs échanges se trouve l’interprétation de l’orientation de la Constitution Pastorale
‘’Gaudium et Spes’’ par laquelle l’Église déclare aller à la rencontre de l’humanité de ce
2
Jean-Marie AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, dans Studia Moralia, XX/2 (1982), p.
198.
1
temps avec ses réalités terrestres dont elle reconnait l’autonomie selon la volonté du
Créateur car,
« […] les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs
valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser
et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non
seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle
correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que
toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur
excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques […] » (GS,
36, 2).
Prenant en compte les mutations sociales, les joies, les peines, les interrogations,
les inquiétudes et les aspirations de l’humanité de ce temps, Gaudium et Spes marque
une ouverture à toutes les réalités humaines ; ce texte rencontre et s’adresse « […] non
plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les
hommes […] » (GS, 2, 1) sans distinction. Il reconnait en l’homme la possession d’un
« germe divin » (GS 3, 2) et des capacités à organiser la vie. C’est sur cette base que
s’appuient les théologiens du courant de la morale autonome pour insister « […] sur la
dimension universelle de la morale et [mettre] en avant le rôle central de la raison
humaine dans l’élaboration des normes éthiques communes à tous. »3 Le sujet humain,
par la raison, est capable de découvrir et d’élaborer par lui-même une loi morale
universelle. Cette perspective de la morale autonome n’ignore pas la spécificité
chrétienne dans la vie humaine, mais la comprend comme une « […] morale humaine
dans sa plénitude, éclairée par le mystère du Christ, l’homme par excellence [...] En un
mot, et selon une perspective classique, la loi du Christ assume la loi naturelle, la
rédemption ne renie pas la création, la grâce ne supprime pas la nature mais l’assume et
la perfectionne. »4 Dieu n’élabore pas des normes qu’il communique à l’homme ; il le
motive et grâce à la raison, ce dernier découvre sa loi morale qui puisse régir ses actes.
Pour l’éthique de la foi, les valeurs morales reposent aussi sur la foi ; la raison
seule ne suffirait pas et ne saurait être la seule source de l’élaboration des normes morales
car, « … si le salut et la grâce élèvent l’homme au plan surnaturel, cela doit se traduire
aussi au plan des contenus normatifs, pas uniquement dans l’intentionnalité, mais aussi
3
Alain THOMASSET, Ethique, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX et D. MÜLLER (éds.), Dictionnaire
encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 819.
4
A. THOMASSET, Ethique, p. 819.
2
dans le ‘’faire’’. »5 Ce courant de la morale, contrairement au premier, voudrait trouver
les fondements de l’agir moral dans la Révélation, l’Ecriture. « Son objectif est de
défendre la plénitude de la morale évangélique […] »6. Pour les tenants et les défenseurs
de ce courant de la morale, la lumière de la Révélation éclaire la raison et par conséquent,
une morale autonome non éclairée par cette lumière de la Révélation est illusoire.
Les deux décennies qui ont suivi les années septante, connaissent deux autres
débats : celui des libéraux avec des communautariens et celui qui traite de la moralité
des actes humains en examinant les problèmes de conscience, liberté et vérité.
5
J.-M. AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 206.
6
A. THOMASSET, Ethique, p. 819.
7
A. THOMASSET, Ethique, p. 820.
8
A. THOMASSET, Ethique, p. 820.
9
A. THOMASSET, Ethique, p. 820.
3
l’autorité de la raison ou de la foi dans l’élaboration des normes morales, mais plutôt sur
le vécu.
Par ailleurs, certains théologiens ont trouvé la nécessité de porter leur attention sur
« l’intérêt pour l’examen d’une morale de la décision pratique et l’étude de la moralité
des actes humains en situation. » 10 Cette manière d’évaluer l’acte moral permet de
remonter à l’intention qui a animé le sujet et le but poursuivi. Surgit ainsi l’examen non
seulement des consciences, des libertés, des volontés … mais aussi des moyens mis en
œuvre pour atteindre ce but. Cependant, il est nécessaire de ne pas sombrer dans le
subjectivisme et le relativisme et négliger l’universalité et l’immuabilité du Bien moral,
car
« La moralité des actes est définie par la relation entre la liberté de l'homme
et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi éternelle, par la Sagesse
de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éternelle est connue autant
grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi, elle est « loi naturelle »), que,
de manière intégrale et parfaite, grâce à la révélation surnaturelle de Dieu
(elle est alors appelée « Loi divine »). L'agir est moralement bon quand les
choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et manifestent ainsi
l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime[…] »11
Nous remarquons que ces débats gardent une dialectique permanente dans la
recherche du référentiel fondamental pour l’agir humain. Nous nous posons la question
de savoir quel paradigme (modèle) fondamental convient à la société actuelle ? Est-il
possible d’établir une unité entre les deux courants de la morale postconciliaire ?
10
A. THOMASSET, Éthique, p. 821.
11
JEAN-PAUL II, Veritatis Splendor. Lettre encyclique du souverain pontife Jean-Paul II. A tous les
évêques de l’Église catholique sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église,
Rome, 1993, n°72.
4
2. Hypothèses.
Pour peu que l’on soit attentif, on peut bien remarquer que la raison et la foi
influencent la vie et l’agir humain. Selon les tendances et convenances personnelles,
communautaires ou sociales, le sujet peut se pencher plus vers ce que lui commande sa
raison ou ses convictions de foi. C’est ainsi que l’un ou l’autre penchant peut alors se
prononcer beaucoup plus que l’autre dans l’agir de l’homme. Ceci ne voudrait pas dire
que la rationalité nie la foi encore moins que la foi nie la rationalité. Les deux sont unies
dans la même personne et l’influencent à des degrés différents. Ainsi, il est possible de
faire émerger un sujet autonome et libre qui use de cette pluralité de paradigmes, en
l’occurrence la raison et la foi, comme moyens pour construire sa vie et atteindre son but
ultime. La complémentarité dans l’usage de la raison et de la foi est une nécessité : « A
la ‘’parrhèsia’’ de la foi doit correspondre l'audace de la raison. »12
3. Méthodologie.
Ce mémoire n’entend pas rendre compte de tous les débats qui se sont tenus
pendant la période postconciliaire. Nous allons travailler sur un auteur représentatif en
milieu francophone dudit débat entre morale autonome et éthique de la foi, à savoir René
Simon, considéré comme un des théologiens optant pour une mise en évidence de
l’autonomie en morale.
Notre travail de mémoire sera divisé en quatre chapitres : le premier sera consacré
à la présentation de l’auteur en prenant en compte de manière succincte sa vie et ses
réalisations. Dans le deuxième chapitre, nous allons présenter un résumé de chacune de
ses trois monographies à travers lesquelles sortira la logique argumentaire de la morale
autonome, selon René Simon. Le troisième chapitre sera consacré au développement de
12
JEAN-PAUL II, Fides et Ratio. Lettre encyclique du souverain pontife Jean-Paul II aux évêques de
l’Église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, Rome, 1998, n°48.
5
quelques thèmes principaux (autonomie, théonomie) de la théologie morale
postconciliaire. Dans le quatrième chapitre, nous prendrons un recul en présentant
quelques critiques à la pensée de l’auteur et nous essayerons de l’ouvrir à une articulation
avec l’éthique des vertus.
6
Chapitre premier :
René Simon, expériences et émergence d’une pensée.
René Simon est né en Alsace le 24 juillet 1912, d’une famille de trois enfants.
Son père Eugène Simon, initialement travailleur dans une usine de tissage, a été mobilisé
et enrôlé dans l’armée allemande pour laquelle il a combattu pendant la première guerre
mondiale ; il en revient gravement blessé et porte un handicap qui l’empêche de
s’occuper sérieusement de la famille. Cela fait de madame Simon, Philomène Glossier
de son nom de jeune fille, seule responsable des trois frères avec lesquels elle occupe, en
guise de logement, le rez-de-chaussée de la maison d’un officier militaire dont elle est
femme de ménage. Etant donné l’exiguïté du lieu et les conditions de vie devenues
difficiles, René est envoyé au pensionnat chez les pères salésiens de Don Bosco. C’est
l’ouverture d’une nouvelle orientation de vie.
13
Simonne PLOURDE, René Simon, une passion spéculative et un esprit critique au service de la vérité,
dans Rodrigue BELANGER et Simonne PLOURDE (éds.), Actualiser la Morale. Mélanges offerts à René
Simon, Paris, Cerf, 1992, p. 14.
7
comme dans l’enseignement et l’éducation des jeunes garçons à Nazareth ou à l’école
secondaire du Château d’Aix.
1.2. Œuvres.
14
S. PLOURDE, René Simon, p. 16.
15
S. PLOURDE, René Simon, p. 18.
8
La seconde catégorie présente les associations ou les groupes dans lesquels réflexions et
échanges vérifient et président à l’élaboration et la maturation de sa réflexion.
9
environnement, etc.) Dans la seconde partie, le rapprochement de l’éthique avec la
théologie systématique permet de faire l’herméneutique des faits existentiels et fait
ressortir les éléments des débats entre les deux courants de morale postconciliaire. Dans
la troisième partie, les auteurs rendent compte de la dimension particulière et vécue des
questions éthiques. Par ailleurs, les éléments biographiques et bibliographiques de René
Simon y sont présentés.
Cet ouvrage ne se lit pas de manière linéaire tant les articles réunis abordent
plusieurs questions éthiques avec des problématiques orientées de différentes manières.
Néanmoins, le regroupement en quatre parties est fait non pas en suivant la chronologie
des publications d’articles, mais selon un ordre thématique. De la distinction entre
éthique et morale qui prend en considération les réflexions philosophiques, le premier
regroupement s’ouvre au second qui traite de la personne ontologique. La troisième
partie répertorie les articles relatifs à la spécificité de l’éthique chrétienne. Cette même
orientation se prolonge dans la dernière partie abordée dans la concrétude des différentes
situations de la vie.
Outre ses productions littéraires, notre auteur puise dans la réalité humaine la sève
qui nourrit sa pensée. On dirait un humaniste averti et aguerri dont l’expérience
personnelle, pastorale, environnementale … est le lieu privilégié d’où émerge la pensée,
aussi affirme-t-il que :
10
s’élabore. (…) Ce qu’il importe de toute manière de retenir, c’est que le
concept de théorie en son articulation avec la pratique renvoie à l’analyse
scientifique des situations et des faits. (…) La théorie est le guide de la
pratique. La pratique est la critique sans cesse renouvelée de la théorie. »16
C’est cette logique qui préside à sa vision du monde, de la vie, et de l’agir humain.
Sur le plan concret, cette perception de l’existence se manifeste à travers les quatre
associations relatives à l’action de notre auteur. Ces associations sont importantes en ceci
qu’elles mettent en évidence la nécessité de la pratique et de la réflexion à partir des
réalités concrètes.
Nées dans un contexte purement pastoral sous les auspices de l’abbé Henri
Caffarel, les END (Équipes Notre-Dame) ont pour vocation la sanctification des époux
et l’éducation des enfants catholiques. Cependant, dans la pratique, les réunions et
échanges entre ces couples ne se limitent pas strictement à l’environnement catholique,
mais s’étend aussi à tout autre homme ou femme du monde. Cette ouverture plait
fortement au père René Simon devenu aumônier des END. Ses contacts avec ces couples
mettent en évidence les problèmes concrets du mariage ; c’est ainsi qu’il connaît de plus
près les réalités de la vie conjugale et familiale dans ses méandres qui ne se limitent pas
au foyer mais s’étend à toute la société et à l’Église.
L’exercice de ses services d’aumônier auprès de ces couples est une occasion
pour qu’il s’engage dans la réflexion et les recherches sur la morale fondamentale, les
questions portant sur le mariage et la famille. C’est dans « une pratique constamment
soumise à la réflexion philosophique et théologique (qu’) il découvrit la véritable
théologie du mariage, dont il n’avait appris à Lyon ni plus ni moins que les aspects
canoniques. »17
16
René SIMON, Pour une éthique commune. Réflexions philosophiques et éclairages théologiques 1970-
2000. Textes réunis par Éric Gaziaux et Denis Müller, Paris, Cerf, 2009, p. 26-27.
17
S. PLOURDE, René Simon, p. 18.
11
- ATEM (Association de théologiens pour l’étude de la morale)
Les progrès réalisés dans plusieurs domaines des sciences humaines et bien
d’autres disciplines notent à suffisance que le théologien n’est plus le seul qui incarne la
vérité et les réponses à toutes les questions qui se posent à la vie humaine. Du coup, la
compréhension théologique des questions morales qui se posent au quotidien n’est plus
du seul essor de la théologie.
18
S. PLOURDE, René Simon, p. 19.
12
réflexion sur la présence de l’Islam en France, avec pour objectif de le comprendre à
travers tous ses visages et surtout sa coexistence avec le christianisme qui a valu à la
France le surnom de ‘’fille ainée’’ de l’Église. Nous pouvons bien y percevoir les bases
d’ouverture et de dialogue entre non seulement les religions mais aussi de celles-ci avec
l’État et d’autres courants humanistes non religieux, les rencontres des cultures.
13
Chapitre deuxième :
Résumés et présentation des ouvrages de René Simon.
14
2.1.1. Philosophie et théologie morale.
Avant d’aborder les trois parties qui composent cet ouvrage, René Simon les fait
précéder d’une introduction dans laquelle il présente une méthodologie dont le point de
départ de la démarche morale est non pas la norme, mais la personne humaine renvoyée
à sa conscience. L’expérience humaine est source de l’éthique, c’est le lieu de son
émergence. C’est à partir de la méthode expérientielle que l’on arrive à la méthode
régressive qui conduira à l’analyse et compréhension des valeurs et des vertus. En
d’autres termes, il renverse la démarche morale, il ne pose pas au préalable les principes
auxquels l’homme doit obéir ; il les met au second plan. La première place est accordée
à l’expérience et à la réalité (pratique) de la vie humaine. La méthode qu’il emploie dans
cet ouvrage est essentiellement dialectique : de l’expérience de la conscience comme
point de départ de la démarche morale, il met en dialogue la morale thomiste avec
d’autres courants philosophiques tels que le naturalisme, l’hédonisme, le naturalisme, le
positivisme, le conventionnalisme, le créationnisme, l’idéalisme.
19
René SIMON, Morale. Philosophie de la conduite humaine, Paris, Beauchesne, 1961, p. 21-22.
20
R. SIMON, Morale, p. 34.
15
Ces préalables établis, le professeur Simon aborde la rédaction de cet ouvrage en
commençant par poser et montrer comment la morale a son fondement dans l’homme.
L’acte humain avant d’être extérieur et objet de la morale est tout d’abord
psychologique, car il est volontaire et libre. En effet, il présente la volonté comme
tendance, inclination vers les appétits de l’être ; cette volonté restant éclairée par la
raison, vise le bien commun. Il précise, par ailleurs, que la volonté et la nature ne sont
pas contradictoires parce que la nature constitue l’essence de l’être. Ce bien poursuivi
constitue par ce fait même la volonté, car elle « […] est une puissance et, comme toute
puissance, elle est définie par son objet propre. Cet objet, c’est le bien universel. C’est
donc cette inclination naturelle et nécessaire qui la constitue comme volonté. »21 Dans
cette inclination, il convient aussi de faire une distinction entre l’inclination naturelle qui
est nécessaire et l’inclination élective qui appelle un choix et la liberté.
La volonté, par nature, est portée par la liberté qui implique le choix. Ce dernier
est soumis au jugement pour permettre au sujet de poser et assumer son acte. Ainsi fondé
dans l’être, l’acte humain procède de l’intelligence et de la volonté ; il prend en compte
l’intention, l’élection comme choix et délibération, pour aboutir à l’exécution22.
21
R. SIMON, Morale, p. 40.
22
R. SIMON, Morale, p. 44-45.
23
R. SIMON, Morale, p. 57.
16
Partant de cette compréhension du fondement de l’acte humain qu’il situe dans
l’homme lui-même, en apportant des précisions sur les obstacles qui surgissent de
l’intérieur et de l’extérieur, le professeur Simon entame alors la seconde partie de
l’ouvrage avec l’étude des valeurs morales.
Le professeur Simon aborde cette étude des valeurs en deux temps : d’abord il en
fait une description en les expliquant en rapport avec quelques courants philosophiques ;
après, il les étudie en termes de normativité et loi tout en gardant une place à la liberté
de conscience.
La valeur est pour le bien, une qualité. Ce qualificatif lui est imputé quand le bien
est pris comme fin vers lequel tend l’action du sujet. Et, « un bien n’est valeur que s’il
est susceptible de déclencher le mouvement de la tendance qui lui fait face. »24 Ensuite
le professeur Simon présente les caractères d’une valeur en général avant de parler de
ceux de la valeur morale. Dans la hiérarchie qu’il établit dans l’ordre des valeurs, il y a
une bipolarité : au niveau biologique se trouvent les valeurs immanentes. Ainsi appelées
parce qu’elles répondent aux aspirations de l’esprit du sujet ; c’est le niveau subjectif. En
effet, « il est de l’essence de la valeur de pouvoir s’incarner, de porter en elle, en un
certain sens, une exigence d’incarnation et d’impliquer, pour le sujet axiologique, un
appel à se déplacer vers elle. » 25 Au niveau réflexif ou spirituel, interviennent la
dimension de la transcendance et la surdétermination de la valeur. Ce qui voudrait dire,
en d’autres termes que l’incarnation de la valeur ne signifie pas une subjectivité ou un
enfermement dans un sujet singulier encore moins dans ses actes ; la valeur « est
supérieure aux faits et aux actes. » 26 Elle dépasse les bornes individuelles ; c’est la
dimension objective et à ce titre, elle est communicable et capable d’ouvrir le sujet à
l’intersubjectivité. Il ajoute une autre dimension bipolaire qu’il qualifie d’antithétique :
celle qui consiste à affirmer ou à nier une réalité (vrai-faux ; beau-laid).
24
R. SIMON, Morale, p. 77.
25
R. SIMON, Morale, p. 78.
26
R. SIMON, Morale, p. 78.
17
individualité et dans sa liberté. C’est à ce niveau de liberté que l’homme donne sens à la
valeur. Elle est urgente en ceci qu’elle exige l’action du sujet ; elle est enfin obligatoire
parce qu’elle n’est pas récusable, elle s’impose.
C’est sur base de cette compréhension générale de la valeur que René Simon la
met en dialogue avec certains courants philosophiques (le naturalisme, l’hédonisme, le
positivisme, le conventionnalisme, le créationnisme, l’idéalisme) que nous ne
développons pas ici. D’emblée, il écarte la possibilité de poser la valeur en termes de
fonction du désir ou de plaisir de peur qu’on ne la regarde que sous une seule de ses
dimensions immanente ou transcendantale. Que l’on méconnaisse l’un ou l’autre aspect
de cette bipolarité change le sens à donner à la valeur. Elle n’est pas non plus
fondamentalement et uniquement issue de la société. Il reproche à certains courants
philosophiques cités le fait de ramener la valeur au niveau empirique alors que certains
autres ont le mérite de reconnaître en l’homme la source de la création des valeurs.
27
R. SIMON, Morale, p. 121.
28
R. SIMON, Morale, p. 118.
29
R. SIMON, Morale, p. 135.
18
orientés et éclairés par une conscience droite vers cette fin. C’est là que l’action de
l’homme trouve son sens.
S’appuyant sur saint Thomas, René Simon montre que la moralité de l’acte
humain est jugée dans son adéquation avec la droite raison : d’abord, parce que la raison
est le principe formel de l’acte humain. « Le bien de chaque être est fait de ce qui
convient à sa forme ; le mal, de ce qui lui est opposé. Or, la forme de l’acte humain, c’est
la raison. Le bien de l’acte humain lui vient donc de sa conformité à la raison ; le mal, de
sa non-conformité. »31 ; ensuite, parce que l’objet de la volonté est proposé par la raison :
si celle-ci est bonne, l’objet qu’elle propose ne saurait être mauvais. Enfin, parce que la
raison est le principe premier des actes humains en ce sens « qu’il lui revient de saisir et
de constituer les valeurs et fins de l’agir et d’y orienter la conduite humaine. »32 Si telles
sont les fonctions de la raison, elle est norme de la moralité de l’acte humain. Faut-il
30
R. SIMON, Morale, p. 142.
31
R. SIMON, Morale, p. 144.
32
R. SIMON, Morale, p. 146.
19
encore qu’elle soit droite, qu’elle ait une connaissance spéculative et pratique innée et la
connaissance des principes, qu’elle « dirige l’action à la lumière de la syndérèse ou de la
loi naturelle, entendue ici comme norme-pilote ou comme ordre auquel l’homme doit
conformer son agir pour réaliser sa vocation d’homme. »33
La loi, quant à elle, ordonnée à la raison, vise le bien commun et doit être
promulguée par le responsable en charge de la communauté qu’elle est appelée à régir.
Elle (la loi) est faite de la raison comme élément qui ordonne l’ordonnancement de l’agir
humain dont la finalité est le bien commun. En rattachant la loi à la raison humaine et à
la loi éternelle, le professeur Simon récuse l’idée de fixer l’origine de la loi dans la
société. Elle n’est pas extérieure à l’homme.
Les trois sortes de lois (éternelle, naturelle et humaine) sont étroitement liées. Par
la loi naturelle, l’homme participe à la loi éternelle qui est universelle et divine. C’est
dans cette participation que la loi naturelle peut se matérialiser dans la loi humaine. Le
contenu de la loi naturelle est ainsi un principe qui, par la syndérèse, illumine les
33
R. SIMON, Morale, p. 147.
34
R. SIMON, Morale, p. 147-161.
20
préceptes liés aux inclinations fondamentales de l’homme telles que la loi de
conservation, la loi de fécondité et la loi des personnes humaines.
« L’obligation est donc la marque, en l’homme, d’une dépendance qui apparait jusqu’au
sein de ce qui est le plus profondément lui-même, sa liberté ; d’une exigence de
dépassement de soi, qui, tout en signifiant sa grandeur, est aussi l’indice d’une marque
et d’une pauvreté, de son indigence et de sa finitude. »37
35
R. SIMON, Morale, p. 197.
36
Cf. R. SIMON, Morale, p. 189-208.
37
R. SIMON, Morale, p. 215.
38
R. SIMON, Morale, p. 216.
21
Par cette appropriation de la norme, par sa formation et son éducation, permet ainsi
l’évaluation de la valeur morale.
Les quatre vertus cardinales ont chacune un rôle d’ordre pratique sans négliger
leur dimension intellectuelle. La vertu de prudence a une place importante dans la
39
R. SIMON, Morale, p. 233.
40
R. SIMON, Morale, p. 235.
22
détermination du juste milieu ainsi que dans la coordination de toutes les autres vertus.
Avec la syndérèse, elle vise la vérité dans sa dimension intellectuelle.
La vertu de justice est au cœur de l’activité humaine ; c’est elle qui définit
l’objectivité du droit en relation avec autrui, la société et la loi. C’est à partir de cette
idée de la vertu de justice que, sous les auspices de saint Thomas, René Simon revient
sur la notion du droit naturel qu’il situe et fonde dans la nature et l’essence de l’homme
en tant qu’être relationnel et social. Quant au droit positif, il dépend du législateur
humain et promeut la vie en société en garantissant le Bien commun.
Avec Emmanuel Kant, René Simon établit le rapport entre droit et morale. Il constate
l’hétérogénéité des deux disciplines. Le droit ne s’appliquant qu’aux relations extérieures
et pratiques, ne recherche pas le but poursuivi par l’action. Il constate, par ailleurs, avant
de trouver un point d’encrage entre le droit et la morale, que « la doctrine kantienne du
droit professe le même formalisme que sa doctrine morale. »41 Cette critique permet la
possibilité de rapprocher le droit et la morale, car « l’ordre juridique est essentiellement
un ordre moral. »42 Ils ont tous deux le même objet (acte humain) dont l’approche est
variée sur la plan matériel et final (visée). La conscience morale porte sur l’intention
alors que celle du droit sur la matérialité de l’acte. L’une est pour l’autre ce qu’est une
partie pour le tout. Le domaine de la morale est plus grand que celui du droit.
La vertu de justice a pour tâche de rendre à chacun selon son dû. Elle influence toute la
vie morale ; elle vise le bien commun. René Simon l’attache aussi particulièrement à
l’altérité et, à cet effet, elle est ouverte à la religion qui fait le lien avec Dieu.
41
R. SIMON, Morale, p. 282.
42
R. SIMON, Morale, p. 282.
23
Résumé
Après avoir parcouru ce livre, nous remarquons que la pensée de René Simon n’y
est pas tout à fait développée pour la simple raison que le statut des cours dispensés obéit
à la pédagogie propre de l’Institution où ils sont enseignés. Il ne s’agit pas d’un
déploiement libre de la réflexion, mais d’un cadre précis d’enseignements. L’exemple de
la philosophie thomiste qu’il enseignait en rapport avec d’autres courants philosophiques
abordés dans la deuxième partie peut prouver suffisamment que ce livre ne développe
pas sa pensée personnelle.
Dans ce livre, l’auteur ose interroger et tenter une réponse sur le fondement de la
morale. Il y aborde, sans détour, les questions épineuses qui animent les débats au sujet
de la théologie morale postconciliaire. Dans une démarche dialectique, il argumente et
explique l’enracinement humain des vertus théologales. Il essaie de percevoir le rapport
entre la raison pratique et l’obéissance évangélique pour articuler autonomie, liberté,
43
R. SIMON, Morale, p. 32.
24
responsabilité éthique, immanence de l’agir humain et ouverture à la transcendance, à
Dieu. Bref, il articule la pratique avec la théorie.
Dans cette monographie, l’hypothèse que soulève cette problématique, est que du
point de vue du contenu il n’y a pas de différence entre la morale qu’il qualifie de
séculière et l’éthique chrétienne. Nous ne voulons pas, dans cette partie, résumer chacun
de sept chapitres qui composent ce livre, mais nous essayerons de présenter la logique
de son argumentation qui explique cette manière de penser la morale en trois points :
premièrement, un préalable (réfutation de la réduction athée, les dytiques création-salut
et loi naturelle- loi évangélique) ; deuxièmement, la possibilité d’une morale séculière
(la loi morale humaine basée sur la raison pratique) ; troisièmement, l’éthique chrétienne
comme motivation et critère des décisions.
44
René SIMON, Fonder la morale. Dialectique de la foi et de la raison pratique, Paris, Seuil, 1974, p.
200.
25
2.2.1. Quelques préalables.
René Simon pose trois bases desquelles il partira pour présenter ce qu’il entend
par morale séculière et éthique chrétienne. Il commence par accueillir de façon
représentative la critique de l’athéisme moderne, représentée en l’occurence par la
critique marxiste et la critique freudienne. Il ressort des différentes formulations de la
critique athée adressées à la théologie par Marx et Freud que la religion est une illusion.
Cette critique touche non seulement à la pratique de la religion par l’homme, mais encore
et surtout à l’image que ce dernier se fait de Dieu. « Pour Freud comme pour Marx, la
religion est une solution d’évasion et de substitution aux conditions aliénantes et aux
frustrations que l’existence ou l’histoire imposent à l’homme. »45 A cet effet, elle est
illusoire et n’est rien d’autre qu’une projection de l’homme qui renonce à ses
responsabilités pour les confier à un être qui serait au-dessus de lui. C’est une démarche
qui infantilise l’homme. Par voie de conséquence, la morale religieuse serait dépassée
parce qu’elle prend appui sur une illusion.
45
R. SIMON, Fonder la morale, p. 39.
46
R. SIMON, Fonder la morale, p. 48.
26
hommes)47. A ce titre, l’expérience chrétienne est appelée à cohabiter et à vivre avec
l’athéisme. Dans ce contexte de dialectique entre l’athéisme et la praxis chrétienne, la
théologie a la charge de faire non seulement l’herméneutique de l’Ecriture mais aussi du
lieu où s’enracine et se vit ce message évangélique. Le point qui va suivre s’ouvre sur
une théologie de la création et du salut.
• Création et Salut.
47
R. SIMON, Fonder la morale, p. 50.
48
R. SIMON, Fonder la morale, p. 58.
49
R. SIMON, Fonder la morale, p. 61.
50
R. SIMON, Fonder la morale, p. 68.
51
R. SIMON, Fonder la morale, p. 68.
27
créateur. Mais cette ouverture à la transcendance s’opère différemment selon que l’on y
adhère ou non.
Après cette conception de création et salut qui fait découvrir l’homme dans ses
capacités à collaborer à l’œuvre de Dieu, il aborde la question de la compréhension de
Dieu dans la dimension de la foi avec l’appui de von Rad. Premièrement, il est important
de préciser que Dieu est asexué ; il crée par la parole mais ne procrée pas. D’où, le fait
que la création n’est pas une émanation mais une œuvre distincte de lui. Deuxièmement,
en s’inspirant de Paul Ricœur, il estime que la désexualisation de Dieu-Père permet de
ne pas enfermer Dieu dans des anthropomorphismes et du même coup, la filiation dont
il est question en rapport avec Jésus, est une filiation par nature. Les questions
existentielles de la sexualité appartiennent ainsi à l’homme et, à ce titre, il en dispose les
capacités de gestion comme réalités terrestres54. Troisièmement, il analyse la création en
rapport avec la parole dont la conséquence éthique est que « Dieu révèle l’homme [être
de parole] à lui-même comme liberté et responsabilité, et lui donne comme mission de
conférer sens et finalité humains à l’univers qu’il habite. »55 Par ce fait, l’homme, image
52
R. SIMON, Fonder la morale, p. 72-73.
53
R. SIMON, Fonder la morale, p. 74.
54
R. SIMON, Fonder la morale, p. 77.
55
R. SIMON, Fonder la morale, p. 80.
28
et ressemblance de Dieu, est institué garant et responsable de la transformation de toute
la création, par ses capacités humaines toujours ouvertes à Dieu.
Citant Schüller, René Simon pose un préalable qui affirme que la théologie
morale, puisqu’elle a pour objet la loi du Christ, intègre aussi, dans sa réflexion, la loi
naturelle. Celle-ci est importante pour la compréhension de celle-là. Dans les rapports
qu’il établit entre la loi naturelle et le Nouveau Testament, il ressort que l’Evangile est
le point du départ et d’arrivée de la question morale de la loi naturelle. En effet, « le
langage et la parole de l’homme sont la médiation nécessaire de la révélation de Dieu. »56
C’est dans cette optique que la loi naturelle devient une médiation nécessaire pour la
compréhension de la grâce ; en d’autres termes, la grâce a besoin de la nature pour se
faire comprendre. Pour croire et bénéficier de la grâce qui vient de l’Evangile, il convient
d’être humain et donc d’incarner la loi naturelle. Le paradigme par excellence de l’unité
de la loi naturelle et de la grâce est le Christ, Homme-Dieu. Il assume dans son humanité
les projets de Dieu et en tant que Dieu, les projets de l’humanité. « Le Christ vit donc
aussi l’impératif moral qu’il tient de son être homme, mais en le divinisant […] »57 C’est
quand l’homme se comprend dans sa dimension éthique qu’il est capable de recevoir la
grâce qui lui vient de Dieu. Les deux lois agissent mutuellement dans l’humain. Aussi,
l’action de l’homme est-elle, en Jésus-Christ, cette action de Dieu.
Par ailleurs, René Simon marque une distance critique par rapport à la
compréhension équivoque de la loi naturelle dans la culture contemporaine. C’est ainsi
qu’il précise les concepts de nature et loi naturelle en passant par le thomisme. En tout
état de cause, les concepts sont à comprendre selon le contexte dans lequel ils sont
employés.
Il établit quatre distinctions de la nature: primo, en rapport avec la loi évangélique, pour
établir la différence entre nature et grâce, ce qui ne relève pas de l’adoption divine est de
l’ordre naturel et cela rime avec la loi morale humaine. Secundo, la nature est comprise
56
R. SIMON, Fonder la morale, p. 90.
57
R. SIMON, Fonder la morale, p. 93.
29
dans un système de liens de causalité en sciences exactes (comme les mathématiques).
C’est dans le système qu’est défini la nature des lois qui doivent régir les liens entre les
éléments de ce même système. Tertio, elle est prise aussi dans sa dimension finale (dans
le sens du but à atteindre qui doit obéir à une logique). Quarto, enfin, ce concept désigne
aussi l’ordre moral qui préside aux sollicitations de l’homme. Appliquée à ce dernier,
Quant à la loi naturelle, René Simon la perçoit comme un « ensemble de droits et devoirs,
de normes et de valeurs, qui ont leur fondement dans l’être de la personne et qui
s’imposent à elle comme médiation pour son accomplissement et son humanisation. »59
Dans l’exercice de ces droits et devoirs, la notion et la compréhension de la loi naturelle
ainsi définie, subissent une entorse quand la raison et la liberté ne sont pas engagées.
René Simon préfère l’expression de « loi morale naturelle » à celle de la « loi naturelle »
tout simplement60.
Avec saint Thomas, René Simon rappelle que la notion de loi naturelle prend
appui sur la compréhension de la nature humaine telle que décrite plus haut. Il dégage
les trois dimensions de cette loi naturelle : la conservation qui appartient à tout
être (substantielle), la fécondité qui est l’instance de l’être vivant (animalité) et la
personne humaine (rationalité) dont la raison permet l’ouverture à Dieu et à la sociabilité.
Il fait remarquer que la normativité est d’ordre rationnel et non la nature physiologique.
C’est la rationalité qui doit régir les inclinations naturelles. Plus encore, il situe la
compréhension de l’homme et de la loi naturelle dans la logique de la création : par cet
acte, Dieu engendre une altérité qui est distincte de lui-même mais qui garde une
dépendance par rapport au créateur. A ce point, la liberté et l’autonomie de l’homme
58
R. SIMON, Fonder la morale, p. 100.
59
R. SIMON, Fonder la morale, p. 103.
60
R. SIMON, Fonder la morale, p. 104.
30
s’exercent en rapport avec le créateur pour marquer une continuité et dans une
discontinuité où l’homme se pose comme autre que le créateur61.
61
R. SIMON, Fonder la morale, p. 110-124.
62
R. SIMON, Fonder la morale, p. 130.
63
R. SIMON, Fonder la morale, p. 131.
64
R. SIMON, Fonder la morale, p. 136.
31
• Fondement rationnel et fondement théologique.
La morale est, dans son déploiement, une quête de sens à donner à la vie humaine.
Celle-ci nous a été présentée dans la première monographie (‘’Morale, philosophie de la
conduite humaine’’) comme le lieu éthique d’où émerge la théorie et où elle est vérifiée.
Dans les pages qui précèdent, il a été montré que l’homme demeure l’artisan principal
de cette quête de sens, par la raison. Cette quête de sens stimule l’agir de l’homme pour
65
R. SIMON, Fonder la morale, p. 137.
66
R. SIMON, Fonder la morale, p. 138.
67
R. SIMON, Fonder la morale, p. 139.
68
R. SIMON, Fonder la morale, p. 140.
69
R. SIMON, Fonder la morale, p. 141.
32
bâtir son monde (personnel et relationnel) régi par les normes que lui-même élabore.
Dans cette section, René Simon montre comment cette autonomie s’articule avec
d’autres altérités dont Dieu.
L’athéisme « peut jouer, par les exigences qu’il impose et les critiques qu’il
formule, un rôle important de purification et de démystification de l’expression théorique
et pratique de la foi. »71 Cela permet un regard rationnel et renouvelé sur les affirmations
et la pratique de la foi de telle manière qu’elle soit purifiée des acquis trop faciles qui
peuvent friser l’idolâtrie. En d’autres termes, René Simon accueille la critique athée
comme une nécessité pour une foi purifiée. Elle permet une nouvelle herméneutique de
la foi en la dégageant des aliénations.
Dans l’entendement de René Simon, ce qu’il appelle morale séculière n’est pas à
confondre avec l’athéisme. Celui-ci est une sécularité poussée à l’extrême, il l’a montré
au début de cet ouvrage en critiquant son esprit réductionniste à l’égard de la théologie
et de la religion. Ainsi, l’examen de la particularité de l’éthique chrétienne vient-il
conclure ce parcours.
70
R. SIMON, Fonder la morale, p. 150.
71
R. SIMON, Fonder la morale, p. 160.
33
2.2.3. Contenu d’une éthique chrétienne.
Sous ce titre, René Simon veut montrer « qu’il n’y a pas opposition entre
autonomie et théonomie »72 et qu’il convient de ne pas non plus se faire d’illusion d’une
parfaite harmonie entre les deux réalités qu’il faut, par ailleurs, tenir ensemble.
La foi exerce, dans ce mouvement de relation à Dieu, un rôle critique face aux
ambiguïtés de la raison. Cette critique portera sur le maléfice de l’athéisme pratique qui
consiste à éloigner Dieu en le situant dans une transcendance coupée de la vie concrète ;
le maléfice de la convoitise et concupiscence enfermé dans le désir effréné de la
consommation ; le maléfice de la domination dictatoriale ; le maléfice d’une absurdité
intellectuelle76.
72
R. SIMON, Fonder la morale, p. 169.
73
R. SIMON, Fonder la morale, p. 170.
74
R. SIMON, Fonder la morale, p. 170.
75
R. SIMON, Fonder la morale, p. 171.
76
R. SIMON, Fonder la morale, p. 172-174.
34
l’élaboration de la norme, mais au niveau de la structure et des critères de décision. En
d’autres termes, cette spécificité de l’éthique chrétienne est une manière d’agir et
d’habiter le monde ; c’est une identité qui doit être vécue. Elle est une attitude
existentielle dont les critères de choix intériorisés par le sujet sont inspirés du Christ.
Faut-il parler d’une éthique spécifiquement chrétienne ? René Simon répond d’une part,
par l’affirmative, car « la spécification de l’agir et de l’éthique dite chrétienne n’est pas
d’abord principalement à chercher dans le contenu matériel de la norme et de la loi. »77
Et d’autre part, par la négative, parce qu’il la situe « au plan des motivations
fondamentales et des finalités ultimes de l’action, au plan des attitudes existentielles
concrètes du croyant. »78
Résumé
Il n’est pas anodin de constater et de rappeler que ce livre est publié au début des
années soixante-dix, six ans après la publication de l’encyclique Humanae Vitae dont le
contenu a eu – en Occident – des réactions et contestations en matière de règlementation
des questions relatives au mariage, à la sexualité et à la régulation des naissances. Aux
regards des avancées scientifiques et connaissances acquises au niveau biologique et
médical, l’orientation de l’encyclique paraissait déconnectée de l’intention première du
Concile qui reconnaissait l’autonomie des réalités terrestres et voulait rencontrer les
hommes de ce temps (cf. GS, 36), ce qui l’exposait à des contestations et des critiques
des théologiens. Comme nous pouvons le voir, le contexte est celui des contestations
d’une vérité institutionnelle établie, des débats qui interrogent le fondement de l’agir
moral et la réception du second Concile du Vatican qui s’est voulu proche de l’humanité
de son temps avec ses joies, ses angoisses, ses tristesses … (Cf. GS, 1). Aussi, la raison
fondamentale qui légitime cette publication, écrit son auteur,
77
R. SIMON, Fonder la morale, p. 190.
78
R. SIMON, Fonder la morale, p. 191.
79
R. SIMON, Fonder la morale. p. 7.
35
le problème de l’essence de la loi naturelle, sa compréhension, son rôle et son usage par
le Magistère. Gardant à l’esprit la praxis comme lieu privilégié de l’élaboration des
principes éthiques, René Simon, après avoir abordé entre autres questions l’athéisme, la
création et la rédemption, pose les bases de la morale au niveau séculier en privilégiant
la méthode inductive. Son questionnement sur la pertinence et la particularité d’une
éthique chrétienne reste constant et interroge le fondement de la théologie morale. Car,
« la morale chrétienne n’est pas, quant à son contenu, fondamentalement différente de la
morale humaine. »80
La problématique traitée dans cet ouvrage est celle de l’agir moral dans la
perspective de la responsabilité du sujet agissant. Elle s’inscrit dans la logique de la
pensée déjà amorcée dans son livre précédent, mais ici René Simon aborde plus la
question de la responsabilité de manière fondamentale et expérientielle. Dans une tension
pluridisciplinaire (philosophie et théologie), cet ouvrage présente la responsabilité
comme un processus, une démarche qui part de l’expérience avant toute élaboration des
principes théoriques.
Le livre est composé de trois parties que nous voulons présenter en deux grands
points pour la simple raison que la première et la troisième parties peuvent se lire
ensemble, respectivement comme processus éthique sous l’angle philosophique et sous
la mouvance de la foi au niveau expérientiel; la seconde partie du livre est une élaboration
d’une théorie éthique du point de vue fondamental. Nous retrouverons ainsi d’une part,
la praxis et d’autre part, la theoria.
80
R. SIMON, Fonder la morale. p. 73.
36
2.3.1. Le processus de la responsabilité au niveau expérientiel.
81
René SIMON, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 20.
82
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 27.
37
crible de la critique pour marquer le dynamisme dans la réception et la transmission des
valeurs, c’est-à-dire que :
Vient, en cinquième lieu, le moment éthique proprement dit. Il passe par plusieurs
étapes prenant en compte l’intention, la motivation, l’agent moral, la délibération et la
décision pour poser l’acte. En effet, l’intentionnalité de l’action est la dimension de son
intelligibilité. Elle est motivée par les raisons d’agir qui, pour être éthiquement valable,
doit être une valeur ; l’agent moral est un sujet réel qui est responsable de l’acte posé.
L’instance de la délibération portera sur les moyens à employer pour parvenir au but ; il
s’agit d’une discussion au niveau individuel en vue d’opérer un choix. Elle prend en
compte les notions du bien, du mal, de la norme, de l’universel et elle permet au sujet
éthique d’être capable d’assumer sa décision, celle-ci étant la dernière instance de la
délibération. Elle implique le choix entre plusieurs possibilités sur lesquelles il faut
trancher donc garder les unes et laisser tomber d’autres. A cette instance de décision, le
sujet éthique tient compte de la bonté éthique réciproque de la fin et des moyens à utiliser.
83
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 29.
84
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 36.
38
Toutefois, dans le cas de conflit, la décision devra aussi tenir compte des valeurs telles
que la justice, l’équité et le jugement prudentiel.85
85
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 49-77.
86
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 94.
87
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 95-96.
88
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 97-120.
89
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 120.
39
- Éthique comme démarche au niveau théologique (troisième partie)
En effet, cette articulation création et salut, René Simon l’a déjà abordée dans son
ouvrage Fonder la morale. Il s’agissait d’une expérience existentielle de foi par laquelle
Israël découvre l’identité entre son Rédempteur et son Créateur. Jésus étant pleinement
homme et Dieu, ses actes sont un accomplissement éthique enraciné dans la création.
Abordant cette articulation, création-alliance, dans l’éthique de la responsabilité, René
Simon essaie de montrer que l’acte qui crée le peuple élu (le choix par Dieu de ce peuple)
est intimement lié à son acte libérateur de la servitude. Ce choix du peuple attend une
réponse existentielle à travers le dynamisme du décalogue qui invite le sujet « […] à être
dans un devenir toujours en cours et une identité relationnelle à autrui toujours à
construire. »91
L’altérité engendrée par l’acte créateur qui, par ailleurs, reste un don gratuit
(grâce) de la part du créateur, constitue la créature responsable et lui accorde la liberté
d’agir. C’est dans cet acte que l’on perçoit déjà, enracinée dans la création, la dimension
de l’autonomie de la créature. Le point d’ancrage entre création et alliance salutaire se
trouve en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme ; c’est lui qui met en évidence les
énergies qui sont en l’homme pour que ce dernier agisse, de manière responsable, dans
la logique et la dynamique de la création. Le Christ vient donc révéler à « l’homme toute
la densité de sa vocation » 92 . L’articulation création-alliance se veut une sorte de
90
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 214.
91
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 225.
92
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 245.
40
complémentarité qui reconnait la part du créateur et celle de la créature dans
l’accomplissement et le prolongement de cette même création et alliance. L’on pourrait
se permettre de voir ici une coresponsabilité entre l’homme et Dieu. Aussi est-il
nécessaire que « Dieu se ‘retire’ tant dans l’ordre de la création que dans celui de
l’alliance pour que le partenaire humain puisse lui répondre en répondant à l’autre
homme. »93C’est ici que se déploie la responsabilité (vocation) et la coresponsabilité
(convocation) du croyant-chrétien comme réponse à l’appel de Dieu.
93
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 251.
94
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 258.
95
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 307.
41
libre de la part du sujet et qui le constitue) sous la mouvance de la foi et de la philosophie,
du point de vue fondamental, son exercice consistera à poser de façon théorique cette
responsabilité en la fondant séculièrement ; il part de la philosophie d’Emmanuel
Levinas sur le visage d’autrui pour établir avec Hans Jonas le principe de responsabilité
qu’il élargit dans le temps et l’espace.
C’est ici qu’émergera le sujet agissant dans un engagement libre sans être
déraciné de l’imputabilité naturelle à laquelle il est appelé par le visage d’autrui. Cette
altérité du visage d’autrui engendre l’hétéronomie. Celle-ci provoque « l’initiative du
Moi »96 à agir. Ainsi, de l’hétéronomie à l’autonomie, le sujet passe de la passivité à
l’activité qui le constitue responsable de l’acte posé. Aussi, René Simon, affirme-t-il à
ce propos qu’
96
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 131.
97
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 143.
98
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 155.
42
des actes constructifs parce qu’il le peut et donc il le doit au nom de la responsabilité qui
lui revient. Cet agir pour l’avenir doit viser le bien qui oblige la conscience. Ainsi, la
responsabilité parentale est irrévocable (on n’y renonce pas) et irréversible (elle n’attend
pas en retour que les enfants agissent de la même manière) ; par ailleurs, bien
qu’artificielle, la responsabilité politique implique un choix et prolonge la responsabilité
parentale avec laquelle elle vise le bien de premier ordre.99 Quant à la responsabilité
écologique, elle se fonde « […] dans le respect de l’humanité de l’homme,
indissociablement lié aux rapports étroits que celui-ci entretient avec la cosmosphère et
la biosphère […] »100
Résumé
99
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 172-189.
100
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 184.
101
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 208.
43
Quant à la dimension de la foi dans la perspective de l’éthique de la
responsabilité, René Simon la pose comme une réponse à un appel, cette fois, d’une
« Parole qui nous précède ». La responsabilité personnelle et communautaire des
chrétiens ou de ceux qui font profession de foi est comprise comme un dynamisme de la
Création et de l’Alliance. Dans cette mouvance, il établit le lien entre foi et agir, celui-ci
extériorise celle-là. Il fait l’herméneutique de l’Écriture et de l’action du Christ et établit
le lien entre le croyant, la communauté et l’Évangile.
Il ressort de cet ouvrage que la question éthique demeure une problématique, une
question permanente non saturée par les réponses apportées. Ni l’éthique séculière, ni le
dynamisme de la foi sous la mouvance du Christ n’apportent toutes les solutions aux
problèmes de l’humanité. L’actualité de la question éthique reste ouverte et est ainsi le
leitmotiv de l’agir.
Récapitulatif
Dans ses trois monographies, René Simon aborde les questions relatives à la
morale fondamentale. Si nous pouvons dégager un fil rouge qui traverse ces trois livres,
ce serait celui du fondement (origine, enracinement) de l’agir humain. Il apparait ainsi
que l’être humain est doté de capacités nécessaires dont la raison pour élaborer les
normes qui puissent régir sa vie sans recourir à d’autres forces hors de lui. C’est ce qui
ressort de ce que René Simon désigne, dans ses deux dernières monographies, sous le
nom de ‘’morale séculière’’.
44
En scrutant le sens de l’articulation création-salut, liberté-loi, il fait une analyse et tente
une réponse à l’épineuse question de l’apport spécifique de la morale chrétienne à une
éthique séculière. Il reconnaît que l’une et l’autre ne satisfont ou ne répondent pas
totalement à toutes les questions de la vie humaine. Il estime que les questions éthiques
restent toujours ouvertes et appellent le dynamisme de la raison pour trouver des réponses
en visant le bien. Par conséquent, l’autonomie humaine et la théonomie ne se repoussent
pas.
Nous nous proposons ainsi, dans le prochain chapitre, d’étudier quelques thèmes
théologiques qui peuvent se dégager de cette logique argumentaire et apporter des
précisions sur le rapport entre la présence de Dieu et la liberté de l’homme dans l’agir
moral. Il s’agira, pour nous, d’approfondir les thématiques de l’autonomie (avec les
problématiques sous-jacentes de la liberté et de la responsabilité humaines) et de la
théonomie (Révélation divine).
45
Chapitre troisième :
Deux thèmes de la théologie morale de René Simon.
Ce chapitre veut rendre compte d’une réflexion systématique sur deux thèmes qui
émergent de la logique des arguments telle que ressortie dans les ouvrages de René
Simon que nous venons de résumer dans le chapitre précédent. Il s’agit de l’articulation
entre l’autonomie humaine et la théonomie. Cette articulation pose quelques questions
telles que celles du sens et de la place à accorder à la théonomie dans l’agir humain.
102
Walter KASPER, La théologie et l’Église, Joseph HOFFMAN (trad.), Paris, Cerf, 1990, p. 234-250.
46
En effet, durant l’antiquité grecque, le concept d’autonomie était d’abord relatif
à la politique visant, pour les cités, à atteindre leur indépendance. Celle-ci devant leur
permettre d’établir leurs propres lois indépendamment des autres puissances.
L’autonomie, dans sa dimension politique, était alors une quête d’affranchissement des
lois qui devaient régir l’une ou l’autre cité. C’est de manière latente et sporadique que
l’on peut, à cette époque, rencontrer l’autonomie au niveau éthique et individuel.
L’exemple pathétique reste celui d’Antigone de Sophocle qui brave l’interdit pour offrir
un rite funéraire à son frère Polynice. Ce qui rejoint notre problématique, c’est le rapport
que cette conception antique de l’autonomie (politique) peut avoir avec l’autonomie
humaine et la théonomie.
Par ailleurs, la théogonie biblique, par le récit de la création, établit une altérité
qui pose une différence en séparant le Créateur de la créature et en distinguant l’homme
du reste du monde. Car « en tant qu’il est ce qui dépend de façon radicale, le monde est
le non -divin, et donc ce qui se tient face à Dieu dans une autonomie relative. »104 Cette
manière de poser l’altérité et le dépassement de la pensée cosmique du monde va
permettre une nouvelle approche de l’autonomie et théonomie avec l’avènement de la
scolastique.
103
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 235.
104
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 236.
47
de ce processus. » 105 Cette perception thomiste commence un autre tournant dans la
compréhension de l’autonomie et de la théonomie. Il va se développer toute une
compréhension de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, doté de
capacités naturelles dont la raison qui lui permettent de participer à la raison divine. En
d’autres termes, cette loi naturelle qui fonctionne de manière autonome en l’homme
parce qu’il a été créé ainsi par Dieu, engendre une autonomie qui participe relativement
à la loi de Dieu.
105
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 238.
106
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 241.
107
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 243.
48
dernier vers Dieu, pour finalement mettre l’homme au premier plan. Il fonde ainsi
l’autonomie humaine dans l’homme lui-même comme cette « volonté libre de toute
causalité et détermination extérieure, c’est-à-dire libre de toute hétéronomie, (qui) est
une volonté qui se donne elle-même sa loi »108, cette volonté définit et pose l’homme
moderne comme autonome et indépendant de toute hétéronomie. Il faut préciser
immédiatement qu’il ne s’agit pas ici d’un subjectivisme absolu, mais d’une conception
de l’autonomie qui élève l’homme dans sa dignité universelle et engendre une éthique
qui le considère toujours comme une fin et non comme un moyen.
Ces trois périodes ont montré, dans leur évolution, comment l’autonomie et la
théonomie ont pris des proportions identiques et opposées avant que l’homme ne
s’émancipe de ce qui, à côté de son autonomie, constituerait une hétéronomie. Se pose
dès lors le problème de l’articulation de cette autonomie (acquise et/ ou arrachée) avec
la théonomie : faut-il comprendre l’émancipation de l’autonomie moderne comme un
rejet de la théonomie ? Faut-il la lire sous l’angle d’une cohabitation concurrentielle ou
complémentaire dans laquelle chaque liberté (autonomie et théonomie) existe dans le
respect et l’émergence de l’autre ?
108
Éric GAZIAUX, Autonomie, dans Laurent LEMOINE, Éric GAZIAUX et Denis MÜLLER (éds.),
Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 237.
49
pour ne pas établir une identité entre les deux, le troisième moment sera consacré à leur
distinction.
109
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, 3e éd., Paris, Flammarion, 2006, p. 143-144.
50
Si tels sont les présupposés de la connaissance où entendement et réalité
empirique s’entrecroisent et se conditionnent mutuellement, une réalité amputée d’un
pan, n’entre pas dans la catégorie des objets connaissables par la raison. Cela pose avec
acuité le problème de la connaissance et de l’existence des réalités spirituelles qui nous
préoccupent dans ce point relatif à la critique athée face à la religion (à la théologie).
Cette critique, forte de la logique et de la cohérence rationnelle, affirme qu’il est fort
possible que « frustré par ses limites face à la nature, à la société, à la mort, l’homme
{soit} appelé à surmonter ses souffrances dans une croyance à l’immortalité
bienheureuse. De là naissent les besoins religieux. » 110 Ceux-ci se présentent ainsi
comme des projections purement humaines qui comblent des désirs et souhaits que
l’homme ne saurait satisfaire à cause de ses limites. Mais en réalité, ces projections
humaines ne correspondent à aucun objet concret pour permettre le bouclage d’une unité
de connaissance rationnelle. Les pratiques religieuses apportent certaines réponses aux
inquiétudes de l’homme mais de façon irréaliste ; c’est une impasse.
110
Georges MINOIS, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres mécréants, Paris, Albin
Michel, 2012, p. 298.
51
celle du Fils dans la religion (chrétienne) dont la commémoration n’est rien d’autre que
le rappel du repas totémique fonde respectivement la société et la religion. C’est là la
preuve que l’illusion religieuse a son fondement dans les désirs insatisfaits et l’incapacité
de l’homme à résoudre ses problèmes dont il renvoie la responsabilité et attend les
solutions d’un être puissant (totem et Dieu)111. Logiquement, les raisons de croire aux
dogmes religieux sont fallacieuses parce qu’elles ne laissent pas d’ouverture à
l’expérimentation et au débat. C’est ainsi que les dogmes sont soustraits à la raison ; leur
vérité s’éprouve intérieurement et non intellectuellement ; or, estime l’auteur de l’Avenir
d’une illusion,
111
Sigmund FREUD, L’avenir d’une illusion, Bernard Lortholary (trad.), France, Points, 2011, p. 78 – 79
et passim.
112
S. FREUD, L’avenir d’une illusion, p. 75.
52
monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit
est exclu.’ Marx reprochait à la croyance religieuse d’agir comme un
narcotique adoucissant la souffrance du peuple opprimé, mais ôtant en même
temps aux êtres humains la force nécessaire pour se révolter contre un état
d’injustice sociale. »113
Dans cette vague de contestation de l’autorité des réalités religieuses, Feuerbach
base ses analyses sur l’essence et la praxis des religions. Il les situe au niveau pur et
simple de l’imagination humaine, tout en reconnaissant que la religion se trouve au
fondement de la vie humaine, de la morale et de la politique. Par ailleurs, il se veut
d’éclairer l’obscurantisme religieux par la lumière de la raison qui libère l’homme de ses
puissances imaginaires et peureuses. Ainsi libéré, l’homme redevient le centre, le but et
le critère de sa morale et sa politique. Le fantasme obscur de la religion laisse ainsi la
place à la vraie et réelle religion, celle de l’humaniste, celle de la nature dont les capacités
sont transposées à un être fictif autre que lui-même. Cette acception de la religion fait
tourner le regard humain vers son propre être, son essence propre et c’est, pour
Feuerbach, la vraie compréhension de la religion parce que, écrit-il, « La religion est le
rapport que l’homme entretient avec sa propre essence – là se trouve sa vérité et sa
puissance morale du salut – {…} »114. Le corollaire de cette affirmation est la négation
d’une essence autre que celle de l’homme au point que l’athéisme peut bien s’appliquer
à ceux qui, dans la praxis, nient le réel (homme-nature) pour le projeter dans l’irréel
(Dieu-transcendant).
La religion est perçue par cette critique athée comme une illusion créée par
l’homme qui n’arrive pas à braver ses craintes et ses angoisses. Il projette ses propres
forces dont il ne s’approprie pas dans un imaginaire qui se fabrique un substitut d’un être
aussi fort et puissant qui réellement n’existe pas. « La conséquence de cette illusion est
finalement de poser l’autonomie d’un principe spirituel qui ne serait redevable que de
lui-même et dont tout serait redevable. »115 L’athéisme en appelle à la restitution des
capacités de l’homme lui dérobées par une fiction qui non seulement n’existe pas mais
encore l’aliène et le maintient dans une crainte irresponsable qui l’empêche de se réaliser.
Il faut éveiller l’esprit de la culture humaniste et répugner celui de l’illusion religieuse.
113
S. FREUD, L’avenir d’une illusion, p. 22.
114
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, Jean-Pierre Osier (trad.), Paris, Gallimard, 1968, p.
345.
115
Marcel XHAUFFLAIRE, Feuerbach et la théologie de la sécularisation, Paris, Cerf, 1970, p. 252.
53
théologie chrétienne d’opérer une autocritique, passe par une réfutation en vue d’une
compréhension du mode opératoire d’une juste autonomie et théonomie. La
problématique de l’articulation autonomie-théonomie dans la théologie morale
postconciliaire tente une réponse sinon un équilibre de la question dans un essai de
rapprochement de deux réalités. La réception de la critique formulée à la théologie passe
par une herméneutique pour en saisir le sens et le contenu avant toute autre éventuelle
réaction et considération théologique.
Après avoir relevé les contradictions descellées dans le dualisme raison et foi
dont les logiques et cohérences ne riment pas, nous pensons qu’il est fort possible que
l’athée ne soit pas nécessairement dépourvu de moral ; l’athée peut paraitre mieux dans
son athéisme qu’un chrétien superstitieux qui projette et cherche sa réalisation en un Dieu
hors de lui et nie, de facto, ses capacités en déclinant ses responsabilités face au monde
et à l’existence. « Nul ne peut réfuter que le sentiment de dépendance, les souhaits et les
besoins les plus divers, que surtout la pulsion de bonheur et d’autoconservation jouent
un rôle fondamental dans la religion. »117 Bien plus encore, la pratique étant le lieu de la
vérification de la théorie,
« Il n’est point besoin d’être marxiste pour reconnaitre que toutes les
argumentations rationnelles contre la critique marxiste de la religion ont une
limite – la praxis ! On aura beau démontrer tant et plus que la religion n’est
pas uniquement un opium du peuple : là où de fait elle agit comme un opium,
tous les arguments deviennent quasi inutiles. On peut exposer en long et en
large comment la religion ne reflète pas les rapports de domination sur terre :
là où c’est de fait le cas, toutes les expositions ne servent à rien. On peut
établir et rétablir qu’il ne faut pas voir en Dieu le garant de l’injustice sociale
116
Hans KÜNG, Dieu existe-t-il ? Réponse à la question de Dieu dans les temps modernes, Paris, Seuil,
1981, p. 286.
117
H. KÜNG, Dieu existe-t-il ?, p. 314.
54
existante : là où de fait, on le revendique pour cela, nulle théologie ne pourra
s’y opposer. »118
Cependant, le matérialisme sensualiste et anthropologique qui émerge de la
critique athée portée à la théologie mérite un recadrage. Ce à quoi l’homme pense, ce
qu’il désire et ce qu’il projette ne peut en aucun cas n’être toujours et déjà qu’un reflet
du néant. Personne ne peut démontrer que tous ces désirs ne correspondent à aucune
réalité. La réalité de la transcendance ne peut être mise en cause simplement par un
postulat psychologique, autant la foi en Dieu n’a pas de preuves positives, autant
l’athéisme est lui aussi buté au manque d’arguments positifs qui démontrent le contraire
et sombre ainsi dans sa propre critique qu’est celle d’une projection des désirs de
l’homme119.
C’est ici qu’il convient de revenir à la remarque formulée par René Simon à
l’athéisme moderne : il (athéisme moderne) est réducteur. Outre le fait que cette
herméneutique athée a pour échantillon l’homme dans un état d'aliénation, René Simon
apprécie le désir de relèvement de l’homme en lui rendant son autonomie et sa liberté
qu’il perçoit plutôt comme une tâche appelée à s’accomplir et non comme une réalité
donnée. Il réfute la compréhension d’un Dieu dont les capacités seraient concurrentielles
et dominantes de celles de l’homme à qui il ne laisse aucune responsabilité dans l’agir120.
Comment faut-il articuler autonomie et théonomie sans nier Dieu encore moins l’homme
et sans les mettre en opposition concurrentielle ?
118
H. KÜNG, Dieu existe-t-il ?, p. 389.
119
H. KÜNG, Dieu existe-t-il ?, p. 315-316.
120
R. SIMON, Fonder la morale, p. 48.
55
responsabilité éthiques de l’homme dans l’élaboration et la construction du monde reçu
du Créateur. La rédemption et l’alliance font partie de l’œuvre créatrice de Dieu. Cette
participation relève de la double responsabilité originelle et libre de l’homme. En
d’autres termes, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme est autre, différent
de son créateur. Autant la rédemption est une réponse de Jésus-Christ, Homme-Dieu, à
sauver le monde, autant l’élection du peuple de Dieu (par l’alliance) attend une réponse
d’Israël à l’appel de Dieu qui l’invite à habiter son monde. Dans les deux cas, la
rédemption et l’alliance engagent la responsabilité et la liberté de l’homme appelé à
accomplir les actes éthiques qui répondent au dynamisme du monde à sauver et à bâtir.
L’acte rédempteur et la réponse éthique d’Israël dans l’alliance se trouvent ouverts et liés
au Créateur.
« Dieu ne crée donc pas l’homme en lui donnant en outre la loi naturelle,
expression de la ‘’volonté de Dieu’’. La volonté de Dieu est unique : que
l’homme soit, ce qui en même temps signifie : qu’il soit homme. La loi morale
naturelle est donc inscrite dans la nature de l’homme en ce sens que l’homme
lui-même trouve, découvre, reconnaît dans la réalisation concrète de son être
corporel et spirituel, la manière de mener sa vie et de se comporter qui
correspond à la personne dans son être concret. »121
Ces deux arguments ont quelques conséquences dans la compréhension de
l’humain en tant qu’être éthique : ils permettent de relativiser l’impuissance de l’homme
pris en lui-même, d’une part et affirme son autonomie dans l’inventivité du monde,
d’autre part. Puisque la liberté et la responsabilité qui riment avec l’autonomie sont une
réponse à une parole qui nous précède122, l’autonomie humaine est à la fois réalisation,
accomplissement dynamique d’une tâche reçue du Créateur et aussi liberté originelle
121
Joseph FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ? (Recherches et Synthèses. Morale,
9), Gembloux, Duculot, 1973, p. 26-27.
122
R. SIMON, Ethique de la responsabilité, p. 214.
56
voulue par l’acte de la Création qui pose l’homme différent et autre que le Créateur. Cette
conception implique que l’être humain est doté des capacités nécessaires qui obéissent à
l’ordre de sa nature123. Par ailleurs, comment articuler cette autonomie humaine avec la
théonomie sans l'absolutiser ni tomber dans l’hétéronomie124 ?
Dieu étant créateur de l’homme ainsi compris, son commandement n’est pas à
situer à l’extérieur de l’homme. Il commande de l’intérieur de l’homme puisqu’il en est
le Créateur. Faut-il insinuer que l’homme, dans ce cas, est un simple exécutant d’un
commandement préétabli ? Joseph Fuchs suggère qu’il s’agit bien d’une loi inscrite dans
le cœur et dans la nature de l’homme125. Ce qui explique qu’en se servant de son être-
homme pour agir avec sa droite raison, il se réalise comme tel dans sa responsabilité
d’être autonome. A cet égard, il réalise son autonomie en participant à la théonomie qui
en est l’origine. L’on peut ainsi estimer que du point de vue éthique, la réalisation de
l’autonomie rime avec la théonomie. Ce qui relève de l’homme n’est en rien étranger à
la norme divine. « La vieille distinction entre le domaine naturel et le domaine surnaturel
(…) est abandonnée au bénéfice d’une vision intégrale nouvelle (…). »126
123
R. SIMON, Fonder la morale, p. 141.
124
L’hétéronomie est entendue comme une recherche de la norme éthique en dehors de l’homme. « Si la
volonté cherche la loi ailleurs que dans l’aptitude de ses maximes à instituer pareille législation universelle,
si elle la recherche dans un but extérieur, comme le bonheur, elle succombe à l’hétéronomie. » (Éric
Gaziaux, Autonomie, dans Laurent LEMOINE, Éric GAZIAUX et Denis MÜLLER (éd.), Dictionnaire
encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 237).
125
J. FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ?, p. 25.
126
W. KASPER, La théologie et l’Eglise, p. 255.
127
W. KASPER, La théologie et l’Eglise, p. 259.
128
R. SIMON, Fonder la morale, p. 169.
57
l’homme peut faire l’expérience du fini comme fini et comme contingent ; ce n’est qu’en
référence à cet horizon qu’est l’infini que la liberté est possible. »129
129
W. KASPER, La théologie et l’Eglise, p. 259.
130
J. FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ?, p. 10 - 25.
58
Dieu. S’il est non-croyant, son acte revêt et s’explique par l’humanisme envers autrui.
En d’autres termes, par cet acte, le chrétien se réalise dans sa foi « comme croyant aux
sens plein du terme, non seulement il connait Dieu comme le Père de Jésus-Christ mais
il vit en tant que personne, dans la décision pour lui »131 alors que le non-croyant, lui, se
réalise, par le même acte, dans son humanité. Au niveau éthique, en revanche, l’acte est
le même.
131
J. FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ?, p. 15.
132
J. FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ?, p. 20-21.
133
J. FUCHS, Existe-t-il une morale spécifiquement chrétienne ?, p. 16.
59
termes, ce Dieu qui crée l’humanité, ne la sépare pas de sa volonté qui serait extérieure
et viendrait s’ajouter, mais il la crée comme liberté et responsabilité qui construisent une
authentique humanité autonome.
En posant la possibilité d’une éthique séculière, René Simon met en évidence bon
nombre d’éléments qui peuvent élever l’éthique au niveau universel. Nous citons non
seulement l’articulation création-salut-alliance mais encore et surtout la notion de la loi
naturelle sur lesquelles nous ne revenons pas ici puisque ces notions ont été abordées
dans le second chapitre du présent travail. Nous rappelons cependant qu’elles ont permis
de montrer comment le fondement de la morale se trouve dans l’être humain et ce dernier
est de manière autonome l’auteur des normes qui doivent régir la vie. Ce qui constitue la
base de cette compréhension est uniquement l’humanité qui est commune à tous et qui
use de sa rationalité pour donner sens à son existence. Ces assertions d’humanité et de
rationalité, considérées dans leur aspect commun à tous, permettent de penser
l’universalité de l’éthique qui en découle si et seulement si celle-ci est capable de
dépasser les clivages et les enfermements dans les particularités. En effet, « la pratique
humaine n’est humainement sensée que dans la mesure où elle dépasse le cloisonnement
et la fermeture de la particularité (celle de l’individu, celle du groupe, celle d’une norme
éthique donnée) {qu’elle n’exclut pas de la communauté humaine tels individus ou tels
groupes} par l’ouverture à une visée d’universalité. » 134 Le critère d’universalité de
l’éthique tient donc à la rationalité ouverte à tous.
134
R. SIMON, Pour une éthique commune, p. 33.
60
Quant à l’enjeu théologique, la typologie création-salut-alliance permet de donner
une image de Dieu partenaire de l’humanité. La compréhension thomiste de la loi
naturelle en termes de participation à la loi divine suppose une altérité de Dieu et de
l’homme dans une relation fondée sur la création, « l’élection, l’adoption et une parole
de désignation. » 135 Cet argument exclut formellement et fondamentalement la
possibilité d’une hétéronomie. La grâce opère dans la nature et la nature en accueillant
la grâce n’est pas inerte, elle agit avec elle. Ce qu’il convient de comprendre est que Dieu
ne dicte pas à l’homme une voie ou une loi toute tracée et formulée qu’il devra suivre
quoiqu’il en soit. Il est un Dieu immanent parce qu’il se fait présent dans l’humain créé
à son image, sa ressemblance et à qui il communique sa grâce … et il est « jusqu’en sa
transcendance la plus nettement affirmée, toujours aussi un Dieu pour nous et non pas le
Dieu en soi de la philosophie aristotélicienne. »136 L’immanence et la transcendance de
Dieu ne sont pas à distancier dans le temps et l’espace. Autant l’autonomie et la
théonomie interagissent, autant l’immanence et la transcendance de Dieu sont comme
une pièce à deux facettes. Sans être identiques, l’immanence et la transcendance de Dieu
participent à l’émergence de l’homme situé dans son monde. De ce fait, la
compréhension d’un Dieu partenaire de l’homme permet de saisir l’idée de
l’intentionnalité et motivations qui stimulent l’éthique de la foi.
135
R. SIMON, Pour une éthique commune, p. 192.
136
R. SIMON, Pour une éthique commune, p. 191.
61
Récapitulatif
La théologie morale autonome, telle que perçue par René Simon, refait l’unité et
l’équilibre entre l’autonomie et la théonomie. Ainsi que nous l’avons montré dans
l’articulation entre les deux réalités, il n’y a ni opposition ni identité sinon la
complémentarité et la corrélation. Par la loi naturelle qui est inscrite en l’homme et qui
fait de lui ce qu’il est, l'homme participe à la loi divine. Le Créateur ne met pas l’homme
dans les conditions du déterminisme ; il le constitue comme une liberté qui se donne ses
normes relativement à sa nature.
62
Chapitre quatrième : Réflexions critiques.
L’éthique de la foi surgit comme une réaction (réponse) à la morale autonome. Cette
dernière est vue par l’éthique de la foi comme une « compromission avec le monde athée
»137. Par conséquent, il ressort plusieurs éléments de cette critique que nous présentons
en deux points : l’immanentisme et certaines contradictions de la morale autonome.
137
J.-M. AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 205.
138
J.-M. AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 206.
63
moral tend à méconnaitre sinon dénier l’apport du surnaturel dans ces mêmes domaines
(de l’agir humain et de l’élaboration des normes morales).
Jean-Marie Aubert estime cependant que cette critique de l’éthique de la foi non
seulement a mal ciblé la pointe de la morale autonome (en contexte chrétien) sur le
139
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, dans Revue théologique de
Louvain, 4 (1973), Louvain, p. 333.
140
Gaudium et Spes, n°22, 1 et 2 :
« En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam,
en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le
Christ, le Christ dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement
l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités
ci-dessus trouvent en lui leur source et atteignent en lui leur point culminant. »
« Image du Dieu invisible (Col 1, 15), il est l’homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam
la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en lui la nature humaine a été assumée non
absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son
incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme… »
64
surnaturel qui n’y est pas méconnu, mais encore elle est à lire dans le contexte de
rétablissement de l’articulation entre l’autonomie dans l’agir moral des chrétiens (la
base) et l’autorité hiérarchique de l’Église, garante de l’orientation morale des fidèles141.
Plus encore, le pessimisme de l’éthique de la foi a atteint son paroxysme en déniant à la
raison humaine sa capacité de distinguer le bien et le mal. Elle déprécie l’humain. D’où
les deux écueils et tentations de l’éthique de la foi : le conformisme (concordisme) et le
fondamentalisme qui font de la parole de Dieu un énoncé des principes moraux ou encore
y trouvent telles quelles les normes directement applicables.
141
J.-M. AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 205.
142
W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, Bruxelles, Lesius, 2010, p. 29.
143
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 337.
144
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 312.
65
logique de l’impact de la vie chrétienne sur l’agir moral, le christianisme est ce ferment
qui provoque et détermine le contenu du comportement humain. L’intentionnalité n’est
pas niée mais elle n’en reste pas là, car « l’influence de l’ethos de la communauté et de
l’église ; ce sera fondamentalement un ethos de l’humanum christianum. »145 Alors que
la relation que l’homme établit avec Dieu est un comportement moral dont les marques
transparaissent dans les actes, nier cette réalité, selon Delhaye, relève d’une idéologie
qui tendent à tout prix à rendre justice à la rationalité humaine ou encore à vouloir donner
satisfaction à une moralité non-chrétienne. C’est ainsi que la morale autonome nie la
dimension divine du droit naturel et construit une éthique sans Dieu. « Ces systèmes de
pensée sont hermétiquement clos ; ils représentent des styles de vie dans lesquels on
essaierait en vain de trouver une place pour Dieu, encore moins pour le Christ comme
condition de la morale. » 146 Ces systèmes, dans leurs fermetures, opèrent de deux
manières : soit ils excluent Dieu de l’éthique humaine (c’est l’athéisme) soit ils
s’efforcent de faire fondre la spécificité chrétienne dans l’humanisme (c’est l’autonomie
en contexte chrétien).
145
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 313.
146
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 318.
147
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 329.
148
P. DELHAYE, La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne, p. 329 - 333.
Nous reprenons texte de Dei Verbum n°24 : « La sainte théologie s’appuie sur la parole écrite de Dieu,
ainsi que sur la Tradition, comme sur un fondement durable ; c’est dans la parole de Dieu qu’elle trouve
sa force et qu’elle puise toujours sa jeunesse, en approfondissant, sous la lumière de la foi, toute la vérité
cachée dans le mystère du Christ. Les saintes écritures contiennent la Parole de Dieu et, parce qu’elles sont
inspirées, elles sont réellement la parole de Dieu ; aussi l’étude des saintes Lettres doit-elle être comme
l’âme de la sainte théologie. C’est aussi de la même parole de l’Écriture que le ministère de la parole,
autrement dit la prédication pastorale, la catéchèse et toute l’instruction chrétienne, dans laquelle il faut
que l’homélie liturgique ait une place privilégiée, est nourri de façon salutaire et trouve sa sainte vigueur.»
66
Bref, cette contradiction dont il est question dans l’argument du courant de la morale
autonome se situe entre l’absoluité de la raison dans l’élaboration des normes (où elle
reste seule responsable, comme relevé dans le second chapitre en posant la possibilité
d’une morale séculière) et la logique Création-salut-alliance qui donne lieu à une
autonomie participée.
4.2. La négation du contenu universel de la morale par la notion d’une liberté erronée.
« Le principe qui fait de certaines actions un devoir est une loi pratique. La
règle que l’agent se donne à lui-même comme principe pour des raisons
subjectives s’appelle sa maxime ; de là vient que, pour des lois uniques, les
maximes des agents peuvent cependant être très différentes. L’impératif
catégorique, qui énonce simplement d’une manière générale ce qui est
obligation, est celui-ci : agis d’après une maxime qui puisse valoir en même
temps comme une loi universelle ! Tu dois donc commencer par considérer
tes actions d’après leur principe subjectif ; mais pour ce qui est de savoir si
ce principe a aussi une valeur objective, tu ne peux le savoir que d’après la
manière dont, quand ta raison le soumet à l’épreuve qui consiste à te penser
toi-même, à travers un tel principe, comme légiférant universellement, il se
qualifie pour une telle législation universelle. »150
Ceci suppose, en d’autres termes, que d’autres libertés sont susceptibles d’agir autant
que moi, non pas par imitation pure et simple mais par analogie et inventivité qui leur
permettent de s’assumer en tant que sujet. Cette ouverture permet non seulement la
rencontre d’autres libertés, mais aussi et surtout pose les conditions de possibilité d’un
contenu moral universel. Ne pas considérer la pluralité des libertés, revient à nier la
149
JEAN-PAUL II, Veritatis splendor, n°31 § 1.
150
E. KANT, Métaphysique des moeurs, t 1, Paris, Flammarion, 1994, p. 177.
67
possibilité d’une liberté morale universelle et sombrer dans l’erreur. La liberté morale,
pour être vraie et non erronée, doit être soumise à la contingence et à la relativité. C’est
ainsi que :
« Le sentiment que nous avons de vivre le chaos moral, dans un monde fragmenté,
explique deux caractéristiques dominantes de la théorie éthique récente : l’insistance
sur la liberté, l’autonomie et le choix comme l’essence de la vie morale; et l’effort
pour assurer à la vie morale une fondation non liée aux contingences de nos histoires
et de nos communautés. (…) ces deux considérations sont étroitement liées, dans la
mesure où on suppose que la liberté dépend de notre capacité à trouver des moyens
pour nous dégager de nos propres engagements. Tiraillés entre des intérêts
contradictoires, nous nous sentons toujours davantage poussés à créer ou à choisir
notre moralité. Ce fait se reflète de différentes manières dans des théories morales
comme l’émotivisme, l’existentialisme et le situationnisme, qui maintiennent que la
connaissance morale n’est pas tant découverte que créée à travers des choix
personnels. »151
Cette liberté « authentique en elle-même, s'est traduite en de multiples
expressions, plus ou moins adéquates, dont certaines toutefois s'écartent de la vérité sur
l'homme en tant que créature et image de Dieu (…) »152. Il est nécessaire, à ce niveau,
que nous apportions une certaine distinction entre la liberté en morale autonome en
contexte chrétien et celle en contexte non-chrétien. En effet, la liberté exercée dans
l'autonomie en contexte chrétien est une réponse à l'appel du Créateur. A proprement
parler, elle reste relative à une autre liberté, elle est toujours relationnelle. Elle articule
création-rédemption-alliance. Par conséquent, la critique de l'absoluité de la liberté
semble incompatible avec la morale autonome en contexte chrétien. Cependant, cette
critique nous permet de situer l’exercice de ladite liberté à deux niveaux : celui qui
intègre la théonomie en dépassant l’hétéronomie et celui qui va aux extrêmes et ignore
l'ouverture à Dieu (créateur). Ce dernier volet, par ailleurs, a été réfuté par René Simon
en termes de réduction athéee. La critique sur l'absoluité de la liberté est donc à entendre
en rapport avec certains courants de morale autonome qui ne seraient pas ouverts au
créateur. Cette critique rejoint, dans ce cas, celle sur le caractère immanentiste de la
morale autonome.
151
Stanley HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Pascale-Dominique
Nau (trad.), Paris, Bayard, 2006, p. 47.
152
JEAN-PAUL II, Veritatis splendor, n°31, § 3.
68
Et cette dernière tendance accentue l’écart entre l’autonomie et la théonomie, écart
pourtant réduit par la complémentarité et la corrélation établie par la loi naturelle qui fait
participer l’autonomie humaine à la loi divine. Il s’agit ici, d’une limite de cette tendance
de la morale autonome qui considère l’impératif catégorique simplement sous l’angle du
devoir en tant que bien à accomplir. Par conséquent, il est un a priori de la raison pratique
qui fonde l’éthique strictement sur la raison pratique, autonome de toute référence
extérieure qui la rendrait aliénante153. Il devient difficile, face à une telle compréhension
de la raison, de faire exister d’autres libertés ou même d’envisager l’instruction de ladite
raison. Elle se suffit. Elle est absolue et capable, toute seule, de venir à bout de problèmes
qui se posent à elle. Cette acception de la raison, pour être complète, devrait allier les
dispositions de la contingence et de l’altérité par lesquelles la liberté rationnelle se
constitue, elle n’est jamais quelque chose toute donnée de façon immuable car,
Une troisième critique est portée sur la recherche d’une éthique universelle.
Rappelons, ici, que le souci de trouver une éthique qui soit communicable à tous, dans
un monde pluraliste, est une des raisons qui ont conduit René Simon et les autres tenants
de la morale autonome à s’investir dans la recherche d’une éthique qui soit universelle.
153
J-M AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 210.
154
Paul VALADIER, Eloge de la conscience, Paris, Seuil, 1994, p. 157.
69
C’est contre cette « tentative d’élaborer des normes universelles indépendantes de tout
contexte »155 que s’insurge la critique à l’ambition universaliste de la morale autonome,
en rappelant qu’une telle éthique serait utopique et que chaque éthique est située c’est-à-
dire qu’elle s’exprime toujours de quelque part. Elle devrait être assumée par une
histoire. Nous considérons, avec Stanley Hauerwas 156 et William C. Spohn 157 , deux
arguments à cet effet : la narrativité (le récit inchoatif) et l’analogie. Selon ces deux
arguments, l’universalité est à comprendre relativement à la particularité et par ce fait,
soumise à la contingence et au dynamisme du temps et de l’espace. Il n’y a pas
d’universel tout donné que l’on se contenterait d’appliquer ou d’imiter. Il n’est possible
que dans la performativité éthique.
Mais avant d’aborder ces deux arguments proprement dits, il est nécessaire de
préciser ce qu’il en est d’une éthique située. Situer l’éthique rappelle le débat autour de
l’éthique de situation et l’éthique en situation. Nous ne développons pas, ici, tous les
arguments y afférents, mais nous voulons distinguer et préciser le contenu de ces
expressions selon l’entendement des théologiens moralistes postconciliaires. Par «
éthique en situation on entend une éthique appliquée, qui relève de ce qu’on appelait
jadis l’éthique spéciale, propres à des domaines particuliers de l’activité humaine. »158
Par exemple les normes propres en politique, en médecine, … éclairent l’agir pour une
action bonne dans ces domaines particuliers et précis. Quant à l’éthique de situation,
basée sur la conscience morale, elle se veut inchoative, elle refuse le conformisme et vise
le bien par une intention droite, elle évalue les situations et agit suivant les cas précis ;
elle en appelle à la liberté et au discernement … dans ce cas, « malgré sa fragilité interne,
son investissement par l’inconscient, les doutes qui la traversent, ses errements, la
conscience reste et doit rester une référence fondamentale. » 159 , même si quelques
décennies avant, cette éthique de situation a reçu des mises en garde du Pape Pie XII en
termes d’individualisme et du rejet de l’universel. Mais, en situant l’éthique ainsi, ces
concepts de narrativité et analogie, tout en maintenant la critique sur la prétention de
l’universel, font évoluer la question en la sortant de l’individualisme pour la mettre dans
155
Éric GAZIAUX, Fondements et perspectives d’une éthique chrétienne, dans Revue théologique de
Louvain, 44, 2013, p. 337.
156
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne.
157
W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même.
158
Paul VALADIER, Ethique de situation, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX et D. MÜLLER (éd.),
Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 864.
159
P. VALADIER, Eloge de la conscience, p. 265.
70
une relation communautaire qui se trouve en rapport avec l’histoire entendue comme
récit dans lequel le sujet se forme et forme une communauté des valeurs. Venons-en
maintenant à la narrativité et analogie proprement dites.
La notion d’éthique, par le fait qu’elle est liée et comprise en rapport avec l’agir
humain, est toujours et déjà située et qualifiée par la contingence de l’histoire. Elle est
affectée par le temps et l’espace dans lequel le sujet éthique évolue. En d’autres termes,
l’éthique n’est pas exemptée des relativités de l’histoire et de l’arbitraire humain. Les
mêmes questions ou les mêmes problèmes ne trouvent pas des mêmes réponses partout
et en tout temps. Elles sont toujours et déjà affectées par les particularités des sujets, de
temps et de l’espace. A cet égard, l’on peut admettre que « l’éthique traite par nature de
problèmes changeants. »160 Si tel est le cas du fonctionnement de l’éthique, le dynamisme
et le récit de chaque subjectivité sont le point d’ancrage de la vie morale qui est appelée
à se construire comme une histoire. Ce qui jadis était une valeur ou un vice peut ou ne
pas l’être aujourd’hui. Or, admettre une éthique universelle, c’est rechercher les valeurs
de l’agir humain qui puissent braver les limites de la subjectivité, du temps et de l’espace.
Du coup, la validité d’une telle éthique (universelle) n’est possible qu’à partir de
particularités humaines qui, au cours de l’histoire, élèvent leurs maximes de sorte
qu’elles rencontrent d’autres qui agissent de la même manière, sans quoi elles demeurent
particulières. Et ainsi, la possibilité de l’universel est relativisée.
Par ailleurs, il est nécessaire de préciser dès à présent que la prise en compte de
particularités éthiques ne signifie pas une anarchie dans l’établissement des principes
moraux. Il n’est pas question que chacun s’enferme, se replie sur soi-même et « choisisse,
sinon invente les normes pour la conduite de sa vie »161 sans estimer son environnement
social, religieux, politique, etc. Il s’agit plutôt d’admettre que tout cet environnement
reste contingent et soumis à la relativité ; par ricochet, le sujet éthique, épris de liberté et
de responsabilité, crée et invente la vie en opérant des choix. C’est dans cette créativité
et inventivité que se trouve le sens de la vie éthique dans une visée bonne. En effet, « la
160
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, p. 53.
161
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, p. 43.
71
condition nécessaire de la moralité authentique se trouve dans la liberté de choisir et la
volonté de prendre la responsabilité de ses choix. »162 Ceci implique la relativisation du
déjà établi qu’il convient, toutefois, d’intégrer dans une autonomie inchoative propre.
En agissant ainsi, le sujet éthique est dédouané du suivisme et du subjectivisme. Il est un
récit, il est une histoire dans les limites du temps et de l’espace qui lui appartient en
propre. Cette notion de récit veut bien insinuer que l’éthique est une réalité qui se
construit avec le sujet. Elle n’existe pas autrement. C’est par cette performativité que le
sujet éthique exerce sa liberté, assume ses responsabilités morales. Bref, le récit inchoatif
ne se contente pas d’appliquer simplement les normes déjà établies et ne les rejette pas
non plus, de facto, mais il s’approprie l’histoire du sujet éthique dans ses fluctuations.
Si le récit constitue le socle de la vie éthique et qu’il assume les normes avec
liberté et responsabilité tout en créant du nouveau, il reste une préoccupation au sujet de
la manière dont s’exerce cette créativité éthique : comment intègre-t-elle et assume -t-
elle le passé ? Crée-t-elle, invente-t-elle cette éthique ex nihilo ? Quel type de relation
peut-on établir entre la performativité du récit inchoatif du sujet éthique qui, d’ailleurs,
n’est pas monolithique et le reste de la communauté historique de l’humanité ? Quelle
est l’influence mutuelle entre le sujet et la communauté en garantissant la liberté et la
responsabilité éthique de chaque pôle ? C’est à ce questionnement que répondra le point
suivant sur l’analogie.
4.3.2. L’analogie.
162
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, p. 47.
163
W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, p. 11 - 12.
72
prend d’autres proportions pour devenir un modèle, un paradigme normatif pour les
croyants. Ceux-ci forment leurs récits propres à partir du paradigme Jésus. Ce processus
d’appropriation du paradigme passe par la perception des traits de l’expérience propre
du paradigme, la réceptivité de ces traits paradigmatiques par le sujet dans ses
dispositions morales propres et la formation de l’identité du sujet dans sa liberté et sa
responsabilité assumées.
« Jésus est l’universel concret pour la vie chrétienne, parce que son histoire a une
portée universelle pour les chrétiens. Où qu’ils soient, ils doivent vivre
conformément à la vie de Jésus. Ils doivent former les sortes de communautés qui
incarnent le Christ dans le monde. Ils doivent se servir de leur imagination pour
reconnaitre certains modèles et les étendre à leurs propres familles, affaires et
sociétés. Ce mouvement du texte à la vie intervient généralement par extension
analogique, non par abstraction. Les dits de l’Évangile ne sont pas l’objet
d’abstractions inductives pour en faire des principes généraux appliqués ensuite à
la vie par déduction. »164
Puisqu’il s’agit de basculer du paradigme à l’existence du sujet en passant par
l’imagination analogique, la notion du temps et de l’espace resurgit avec acuité. La
tension entre les traits de repères et le concret de l’existence du sujet doit être maintenue
pour garantir le dynamisme éthique qui articule le nouveau et l’ancien ; le particulier (du
sujet) et l’universel (paradigme). Il y a rupture dans la continuité en ce sens que
164
W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, p. 105.
73
l’inventivité éthique ne se fait pas ex-nihilo. Un regard nouveau transforme, adapte la
réalité existentielle au contexte du sujet.
165
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, p. 49.
166
Cf. W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, p. 250 - 254.
74
imaginative avec les histoires. Celles-ci peuvent nous avoir été présentées comme
faisant autorité, mais elles n’obtiennent autorité sur nous que lorsque nous
commençons à nous voir en elles. (…) L’histoire de Jésus n’est pas à ce point
surdéterminée que nous ne puissions la faire nôtre analogiquement. »167
Cette façon d’assumer analogiquement le récit du paradigme pour en devenir une partie
par expérience, nous permet de faire un rapprochement avec un des arguments de la
morale autonome en contexte chrétien tel que ressorti dans le chapitre précédent :
l’Alliance comme réponse d’Israël à l’appel de la Parole engendre une expérience unique
qui devient un paradigme de réponse à l’appel du Créateur. En se construisant comme
peuple de Dieu, Israël constitue une histoire, une identité particulière qui sert de modèle
de réponse à donner à Dieu pour d’autres peuples et d’autres personnes aujourd’hui. En
d’autres termes, chaque réponse de chacune des personnes à cette parole qui nous
précède devient une nouvelle identité et un nouveau récit qui s’assume et se constitue au
fil de temps et d’espace. Cette perception ne voudrait en rien sceller l’individualisme ou
le particularisme de chaque histoire, mais elle établit une articulation, une relation
permanente entre ce qui est donné en modèle et ce qui est appelé à se constituer. Ainsi la
quête de l’universel reste une tâche toujours dynamique (inchoative), un horizon à
atteindre en partant de l’expérience, du récit, de l’histoire de chaque vie.
167
W.C. SPOHN, Jésus et l’éthique. Va et fais de même, p. 267.
75
Conclusion générale.
En effet, eu égard à ce qui est dit de la théonomie qui dénie à l’homme sa liberté
pour ne considérer que Dieu et/ou celui de la reconquête de l’autonomie humaine qui
voudrait éviter l’aliénation en rétablissant l’homme dans son absolue liberté, force est de
remarquer que ces deux extrémismes ont scellé et creusé la séparation entre la théonomie
et l’autonomie humaine. Les conséquences qui en ont découlé sont d’une part, celles
d’un panthéisme qui retire à l’homme toutes ses responsabilités et libertés éthiques dans
son agir moral et d’autre part, celles d’un humanisme prétentieux qui s’accapare de tout
et s’enferme dans le subjectivisme qui rejette l’altérité de la théonomie.
76
qui participe à la loi divine par la loi naturelle. L’autonomie et la théonomie ne se
repoussent pas, elles sont unies dans la distinction. René Simon établit cette articulation
en réfutant préalablement l’extrémisme athée. Par quelques-uns de ses représentants, il
montre que l’illusion religieuse considère l’homme uniquement au moment de sa
déchéance. Et sans tomber dans le fidéisme, il pose la possibilité d’une morale (éthique)
séculière en établissant le rapport création-salut-alliance en termes d’appel par une
parole qui précède l’homme et l’assigne à responsabilité. Ce dernier, par une réponse
libre et responsable participe à la création-salut-alliance qui établit un lien étroit entre
l’autonomie et la théonomie.
168
J-M AUBERT, Débats autour de la morale fondamentale, p. 214-215.
77
l’extrémisme athée. Il s’est avéré que dans le courant de la morale autonome, nous
devrions porter une attention particulière à la nuance qui a distingué une autonomie en
contexte chrétien et une autre purement absolue, car c’est là qu’il convient de percevoir
le nœud de l’articulation autonomie et théonomie qui a donné lieu à une autonomie
participée. L’immanentisme et l’absoluité de la raison sont ainsi perçues comme une
fermeture qui compromet l’ouverture à l’universalité de la raison. Celle-ci reste, dans ce
cas, simplement au niveau de la maxime subjective et non universelle.
78
Bibliographie.
I. Dictionnaires et Encyclopédies.
II. Ouvrages
b. Ouvrage Collectif
79
c. Autres ouvrages
- KÜNG Hans, Dieu existe-t-il ? Réponse à la question de Dieu dans les temps
modernes, Paris, Seuil, 1981.
- ORAISON Marc, Une morale pour notre temps, Paris, Fayard, 1965.
80
- PAUL VI, Humanae Vitae, encyclique du 25 juillet 1968, sur le mariage et la
régulation des naissances, Paris, Téqui, 2007.
- VATICAN II, Les Seize documents conciliaires. Texte intégral, Martin Paul-Aimé
c.s.c. (éd.), Canada, Fides, 2015.
III. Articles
- AUBERT Jean-Marie, Loi de Dieu, Loi des hommes, dans Scopientia Christianna,
Tournai, 1989 – 90, p. 131-150.
81
- ____, Autonomie, dans LEMOINE Laurent, GAZIAUX Eric et MÜLLER Denis (éds),
Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 233 -
248.
- VALADIER Paul, Hésitations sur la loi naturelle, dans Dubrulle L., Fino C. et
Bordeyne Ph. (éds.), Habiter le monde selon le désir de Dieu : mélanges
Médevielle, Paris, DDB, 2015, p. 57-68.
82
Tables des Matières.
83
84