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Journal IV de Charles Juliet

Michel Braud
• https://orcid.org/0000-0003-2914-5169
p. 157-174

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTÉGRAL
1L’intériorité se laisse d’abord définir, dans le domaine psychique
et moral, comme le domaine propre au sujet, qui n’est pas
accessible à autrui ; et en cela, elle est le lieu de la subjectivité, de
l’activité psychologique et de la personnalité. Elle se caractérise
donc par sa limite, qui est celle de la pensée et des sentiments du
sujet, et recouvre tout ce qui constitue le sujet comme individu.
• 1 Confessions, Gallimard, « Folio, pp. 33-34.

2Ce concept assez flou, hérité, par le mot intérieur, du


vocabulaire religieux, va servir à l’introspection autobiographique
dès les premiers textes. Dans la première page
des Confessions, Rousseau s’imaginant devant le « souverain
juge » fait de cette introspection l’objet même de son existence —
existence qu’il va retracer dans son ouvrage : « Je me suis montré
tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon généreux,
sublime quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as
vu toi-même »1. L’intérieur est l’espace de la vérité du moi, pour
laquelle on peut prendre Dieu à témoin, et qui explique les actes
de celui qui parle, leur offre une causalité : sans cette dimension,
les faits n’auraient qu’une apparence — trompeuse-, seraient
amputés de l’épaisseur de leur motivation, du sens que leur
confèrent les sentiments tus. Une partition s’installe ici, que l’on
sait fondamentale chez Rousseau, entre une intériorité-vérité du
sujet et un paraître trompeur, partition qui motive l’exigence de la
confession.
3Cette exigence d’aveu public, par l’autobiographie, va se
transformer avec le journal intime en quête d’un refuge contre le
monde : l’intériorité devient l’espace exploré dans le secret de
l’écriture intime. Elle n’en sera que plus présente dans l’écriture-
même, puisque la limite entre le sujet et autrui ne passera plus, si
l’on peut dire, au cœur d’une autobiographie qui servait
d’intermédiaire entre eux, mais au-delà du journal : celui-ci fait
partie intégrante de l’intériorité ; il est, pour le diariste, la
transcription de l’observation qu’il mène en soi.
• 2 L’expression est de Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la
transparence et l’obstacle. Galli (...)

4Mais le journal est aussi, souvent, l’écho d’un dialogue nouveau


que le diariste mène avec ses propres profondeurs. L’intériorité
n’est plus en effet l’objet d’une connaissance directe ; la
connaissance de soi n’est plus une « donnée » comme elle pouvait
l’être chez Rousseau2, mais se révèle médiate. L’espace intérieur
est profond et complexe ; il constitue un espace mal connu du
diariste, parcouru par des clivages et des failles qui délimitent
autant d’instances de parole. Catherine Pozzi écrit ainsi dans
son Journal de jeunesse :
• 3 Journal de jeunesse, Verdier, 1995, pp. 159-160.

Dans son lit, une nuit d’insomnie, c’est là qu’on se retrouve... et après
quel plaisir !... On est un peu étranger d’abord, un peu timide... : il y
avait si longtemps qu’on ne s’était senti ! La conversation est difficile
entre vous et ce « moi » profond qui vient de tressaillir de nouveau, là
dans le silence et la solitude. « [jeudi 9 avril 1899]3

5Le journal est la mémoire de ce dialogue entre soi et soi, et le


lieu où se développe ce dialogue. La connaissance du sujet par
lui-même se déploie là dans sa complexité, ses incertitudes, dans
la distance entre le moi observé et le moi qui observe, mais aussi
dans la satisfaction d’une compréhension renouvelée. La vérité est
partielle ou fragmentée mais non sans bonheurs.
• 4 Accueils : Journal IV 1982-1998, P.O.L., 1994.

6C’est dans ce cadre que peut être analysée le discours sur et de


l’intériorité dans un journal contemporain comme celui de Charles
Juliet4 : discours sur l’intériorité dans la distance que le diariste
prend vis-à-vis de sa propre pratique, et surtout discours de
l’intériorité, discours qui se présente comme produit par une
intériorité-source (c’est déjà une image julietienne), comme la
transcription de voix intérieures.

I. « PASSION DE
L’INTÉRIORITÉ »
7La « passion de l’intériorité » que Charles Juliet confesse dans
une de ses notes est d’abord l’expression de la constance et de la
force de sa quête introspective :
Je n’ai vécu que pour l’aventure qui m’était imposée [...]. Par aventure,
j’entends : aventure intérieure, laquelle inclut la passion de l’intériorité
[...] (15 nov. 1987, p. 306).

8On va voir, en effet, combien l’introspection se présente comme


l’objet central du journal. Mais le deuxième sens du
mot passion ne doit pas être occulté ; il est d’ailleurs rappelé par
l’aventure imposée, subie, sens fréquemment associé à celui de
souffrance. L’intériorité est à la fois l’objet d’une quête et le lieu
d’une souffrance, au point que l’un ne se distinguera pas toujours
de l’autre.
• 5 Journal I, Journal II, et Journal III, Hachette, 1978, 1979, et
1982.
9L’expression de la souffrance intérieure est l’objet central des
premiers volumes de journal5, et particulièrement du premier qui
tisse en continu l’angoisse, le désespoir, et le désarroi du diariste
avec des images de mort et de suicide : « Pensée-suicide » écrit-il
le 11 novembre 1957. Le discours se réduit à ce détour (le
suicide) qui permet de dire l’angoisse. Ou, quelques jours plus
tard, le je se représente enfermé, entre passé et futur dégradés,
dans un présent répétitif et vide de sens — où seule
l’échappatoire du suicide introduit une affirmation de soi :
• 6 Journal I, 29 nov. 1957, p. 33.

Je marche, marche... Je suis certain « l’avoir tout raté, d’être un


médiocre promis un jour à une minable déchéance. Seule pensée qui
me donne un peu d’apaisement, celle du suicide, qui vient pourtant
tout aggraver.6

10Le discours de la souffrance est celui d’une subjectivité qui ne


peut plus — paradoxalement — se projeter positivement en avant
que par la mort.
11Ce mal-être s’efface peu à peu au fil des années, jusqu’à
quasiment disparaître du quatrième volume. Et encore,
lorsqu’exceptionnellement il se manifeste, est-ce sous une forme
très apaisée par rapport aux manifestations des années
précédentes. Plus souvent, en revanche, Charles Juliet revient
dans ses notes sur sa souffrance passée pour l’apprécier avec les
yeux de celui qu’il est devenu :
Quand je songe à quel point j’ai été harassé à certaines périodes, j’ai
du mal à croire que j’aie pu retrouver énergie et joie de vivre (15 fév.
1983, p. 49).

12L’angoisse et le désespoir ne sont plus envisagés que dans leur


absence, et sont rapportés au présent, comme si dans le
rapprochement ainsi opéré pouvait résider une certitude
essentielle :
Quand on a arraché de soi les racines de la peur, qu’on est parvenu à la
compréhension, le fleuve se fait plus large, entre en un vaste delta (16
fév. 1985, p. 149).

13Les métaphores et la formule sentencieuse accentuent le


caractère définitif de la transformation : les deux états ne sont
pas seulement successifs ; le second constitue aussi un
aboutissement du premier.
14Cette affirmation de la transformation n’est toutefois qu’une
des manières de signifier que l’édifice du moi, et l’écriture intime,
reposent sur une souffrance ancienne. A la succession temporelle
va s’ajouter le feuilletage géologique : les souffrances passées se
sont déposées, se sont mélangé avec les joies et les révoltes, et
nourrissent l’écriture présente :
Quand j’entre en contact avec ce que mes élans, mes révoltes, mes
joies, mes déceptions, la souffrance, mes rêves, les orages..., ont
déposé en moi, cette gravité qui me gagne. Écrire, c’est me laisser
induire par cette gravité, cette lenteur, cette perception heureuse et
émue des multiples visages de la vie (6 août 1983, p. 75).

15Ici, la souffrance n’est plus qu’un élément parmi tous ceux de


l’existence — et elle nourrit cette même assurance et ce même
bonheur qui succédait tout à l’heure au désespoir.
16Au fil des notes du journal, le poids de la souffrance passée va
souvent se faire plus diffus, moins explicite, indirect. On peut le
percevoir dans le goût du diariste pour « le silence, la passivité,
l’abandon à ce qui vagit au cœur de [sa] nuit » (20 juil. 1985,
p. 172) ; on peut le supposer sous son besoin impérieux de « [se]
libérer de ce qui [l’] entrave et [l’] alourdit », et qui reste
innommé. On peut le projeter dans le cadavre qu’il devine sous le
masque des passants : « Ces gens qu’on croise dans les rues, et
parfois, on peut lire sur leur visage qu’ils hébergent en eux un
cadavre » (23 août 1985, p. 180) ; la vision que le diariste porte
sur le monde semble contaminée par le poids de son propre
passé.
17Dans les premiers volumes de journal, la souffrance imposait le
détour du suicide, pour se manifester ; dans le Journal IV, la
souffrance passée peut sembler avoir été extirpée, ou paraît s’être
déposée ; elle peut ainsi s’afficher, devenir objet de discours. Elle
est le poids intérieur que le diariste va écouter, décrypter,
transcrire.
18L’intériorité est aussi l’objet d’une quête constante,
obsessionnelle ; c’est l’objet central du journal et de l’existence
du diariste, au point que l’on pourrait presque parler d’une
obsession de l’intériorité. Le diariste rend compte des émotions
qui l’assaillent lors des multiples circonstances de la vie, mais
surtout est en continu à l’écoute de sa « vie intérieure » ou plus
précisément de la « voix intérieure » qui parle en lui (20 janv.
1984, p. 102) ; il revient continuellement sur ce qui est « enfoui »
en lui, dans sa « profondeur », et dont il tente de susciter
l’émergence. Ou encore, il prend de la distance vis-à-vis de ses
émotions qu’il évoque de façon elliptique :
En moi, derrière une fermeté d’apparence, les timidités, les peurs, et
parfois, le besoin de tendresse d’un enfant (12 sept. 84, p. 113).

19L’attention aux émotions et surtout au fonctionnement de son


intériorité, est sans cesse reprise, répétée, continuée, et fait du
journal une longue quête narcissique.
• 7 Une vie bouleversée : Journal 1941-1943, suivi des Lettres de
Westerborh, Seuil, coll. « Points », (...)

20Ce regard posé sur soi, sur les moindres manifestations de sa


sensibilité, se retrouve lorsque le diariste parle des personnes
qu’il rencontre ou des livres qu’il lit. La note dans laquelle il
évoque sa lecture d’Une vie bouleversée d’Etty Hillesum7 est
d’abord l’évocation de l’impression forte que ce livre laisse en lui ;
mais aussitôt, pour expliquer le « tumulte d’émotions » que le
livre a suscité en lui, Charles Juliet évoque la « vie intérieure » de
cet auteur :
Cette femme riche d’une intense vie intérieure, intelligente, lucide,
dotée d’une forte personnalité, projetait de devenir écrivain et
possédait le talent qui légitimait son ambition. Aussi a-t-elle pu
exprimer jour après jour dans une langue d’une grande simplicité ce
qui s’épanouissait elle et la tragédie qui allait l’engloutir. [...] Elle a
vécu en accéléré une aventure intérieure qui l’a transformée, lui a
permis de tirer de sa souffrance une ardeur à vivre et une capacité
d’amour exceptionnelles (10 fév. 1985, p. 146.)

21On retrouve la même attention à l’expression d’une intériorité


(« ce qui s’épanouissait en elle »), et les mêmes mots d’« aventure
intérieure » : l’émotion naît là, dans la perception par le lecteur de
cette capacité à formuler l’intériorité.
*
22Cette attention continuelle aux manifestations intérieures n’est
pas toutefois sans connaître de transformations. On l’aura perçu
lorsqu’il a été question des premiers volumes de journal : au fils
des tomes, l’imaginaire de l’angoisse et du désespoir s’efface
progressivement ; en revanche, celui de la profondeur, du
surgissement des voix intérieures va, lui, se développer. D’une
position, au début du Journal I d’arrière-plan d’une réflexion sur
soi qui s’attache surtout à la difficulté de vivre, les images du
tréfonds se précisent et s’enrichissent à la fin du premier volume,
et dans le suivant :
Ce magma au profond de nous, cet innommable, seul l’imaginaire peut
le faire surgir sans le dénaturer (26 mars 1966, II, p. 120).

23Ces premières métaphores telluriques vont se retrouver dans


les premières pages du Journal III, pour disparaître ensuite,
comme d’ailleurs toutes les notations sur l’intériorité : ce volume
est presque entièrement consacré aux rencontres que fait le
diariste et au récit de l’existence des personnes rencontrées, aux
comptes rendus de leurs conversations, comme si, au moment où
s’efface vraiment le désarroi intérieur, s’imposait l’apaisement du
contact avec autrui.
24Ce gommage de l’intériorité au profit des rencontres se
retrouve ponctuellement dans le Journal IV, volume tout entier
consacré à la quête de soi ; le séjour en Allemagne du diariste,
d’octobre 1986 à juin 1987, à l’invitation d’une fondation, se
traduit ainsi par l’effacement de la préoccupation introspective. Le
nouveau cadre d’existence s’impose à sa conscience, et prend le
pas pour un temps sur le narcissisme ordinaire ; les activités du
diariste, les anecdotes de la vie dans un monde nouveau, les
descriptions occupent tout l’espace ; les rencontres elles-mêmes,
particulièrement nombreuses, ne donnent que rarement lieu à une
analyse en termes d’intériorité. Cette absence, dans une œuvre
consacrée à l’écoute du moi, donne au séjour allemand le ton
d’un temps différent, qui n’est pas soumis à l’impératif de la
quête intérieure. Et ce temps est perçu comme tel par le diariste
lorsqu’il rentre en France : dans les jours qui suivent son retour, il
éprouve le besoin de renouer avec son lexique intérieur, tout en
faisant comme s’il n’avait jamais cessé de l’employer :
La voix, l’errance, l’œil, la lumière, la sphère..., ces mots qui reviennent
assez souvent sous ma plume, dans mes poèmes ou mes notes de
Journal, ils me sont imposés par ce qui vit en moi. Le lecteur qui les
rencontre doit donc les recevoir et les comprendre à partir de sa réalité
interne, et non en faisant intervenir son savoir et ses références
culturelles. Quand je dis la voix, ce mot n’a rien de mystérieux. Il
désigne cette voix qui ne cesse de soliloquer en nous. Et plus un être
souffre, plus il se trouve aux prises avec ce qui le harcèle, et plus cette
voix se fait insistante, plus elle parle haut et clair.
De même quand j’écris le mot lumière. Ce mot évoque cette clarté
intérieure [...] (10 juin 1987, p. 283-284).

• 8 Un autre [tassage comparable, bien que plus court et moins net


puisque le diariste évoque l’intéri (...)

25Le diariste effectue une véritable mise au point, un rappel de


l’usage de ses principaux concepts ; il clôt la parenthèse
allemande, et renoue explicitement avec ce qui vit en [lui] »8.
*
26Cette « passion de l’intériorité » est pour le diariste
indissociable d’un parti-pris de fidélité absolue à la perception.
Aucune concession n’est accordée à la vérité de l’existence
intérieure dont le journal doit être une « transcription fidèle » :
Inventer, c’eût été pour moi mentir, et la seule idée de ce mensonge
m’était intolérable (31 juillet 1983, p. 74).

27La falsification introduirait un trouble dans le regard sur soi,


une faille dans une unité à peine reconquise, aussi le diariste
revient-il de nombreuses fois sur la nécessité pour lui de « parler
vrai, écrire vrai », de veiller à « être d’une fidélité absolue à [ses]
perceptions » (22 fév. 1984, p. 105) ; il aspire à une écriture
transparente, à « être comme une plaque photographique,
laquelle ne modifie rien de ce qu’elle enregistre » (26 janv. 1986,
p. 200). Les limites de cette illusion ne sont pas dénoncées — la
traduction de la perception en mots est seulement perçue comme
une simplification et une perte de la substance du vécu. Aucune
distance, et bien sûr aucune auto-ironie n’affleurent ; la volonté
d’adhérer par l’écriture au vécu ne permet qu’un seul écart
possible (hors celui, regretté, du passage aux mots) : celui de « la
mémoire qui a travaillé » (18 fév. 87, p. 268), c’est-à-dire celui
qui est provoqué par le changement-même du sujet, et sur lequel
il n’a pas de prise.
28Cette fidélité affichée se traduit par une expression
délibérément simple : le lexique se veut commun mais précis, les
phrases complexes sont rares ; le diariste préfère les notations
brèves, et des enchaînements minimaux : les phrases simples
voire nominales sont souvent juxtaposées, parfois coordonnées.
Mais en même temps, pour approcher au plus près l’idée qu’il
cherche à rendre, il n’hésite pas à accumuler les mots ou
expressions quasi-synonymes. Évoquant un ami, par exemple :
Il absorbe les choses et la vie avec fraîcheur, sensibilité, et ce qu’il
ressent, il est à même de le traduire spontanément dans une langue
simple, directe, chargée d’une émotion vraie (16 au 16 août 86,
p. 226).

29La simplicité — admirée et pratiquée — est la condition de la


vérité de l’émotion, et du contact direct entre les deux
interlocuteurs, mais elle n’exclut pas, pour le diariste, une légère
emphase (« ce qu’il... ») ni l’éclairage multiple que permet
l’association de noms ou adjectifs qui ne sont pas exactement
synonymes.
30La passion pour l’intériorité est une quête obsessionnelle de soi
au jour le jour — toujours recommencée et sujette à l’évolution ou
à l’effacement temporaire — qui confond une attention
continuelle aux perceptions et émotions fugaces, et la recherche
d’une formulation toujours plus précise. Elle semble s’enraciner
dans un désarroi ancien qui la nourrit, même si celui-ci est le plus
souvent tenu à distance, et ne peut être pensée sur un mode
différent de celui de la sincérité absolue, de l’engagement de soi
dans son discours.
II. RELATION À AUTRUI ET
PROFONDEUR
31L’intériorité, objet d’un investissement affectif, se définit aussi
par ses limites : il s’oppose au monde et à autrui, d’abord, pour
ensuite se constituer en espace de la profondeur intime.
32Le monde extérieur est celui du réel - du repérage de l’espace-
temps-, alors que la réalité intérieure du diariste, elle, échappe
aux contraintes spatio-temporelles :
Parfois, pendant des heures, j’erre en moi, et tout s’efface. Inondé par
ce qui ruisselle paisiblement de la source, je perds conscience du lieu,
du temps, de ce que je suis. Mais lorsque cet instant d’éternité prend
fin, et que sans transition je retombe dans le temps, le retour au
quotidien est douloureux (15 avr. 85, p. 157).

33La réalité intérieure est liberté, absolu, et effacement du moi ; le


réel est limitation, contrainte et affirmation du moi dans son
histoire.
34Cette première souffrance provoquée par le réel va se doubler
d’une seconde, causée par la société ; car si le réel impose ses
contraintes au sujet, par le temps et l’espace, la société, elle, le
contraint à répondre à ses attentes, à vivre en fonction d’elle.
Tout individu développe, sur les frontières de soi, une instance
sociale, de surface, une façade qui n’existe que par le contact
avec autrui et qui se constitue à partir des exigences de la société.
Charles Juliet appelle cette instance — non sans écho freudien —
le moi, qu’il charge de concepts quelque peu hétéroclites :
Descendre en soi, c’est projeter la lumière dans la cave, dénouer les
conflits, démanteler le moi (volonté de puissance, agressivité,
conditionnements divers provenant d’un passé personnel et collectif,
d’une famille, d’un milieu, d’une époque...) [...] (24 août 85, p. 180).
35Ce concept rassemble tout ce qui, dans le rapport au monde et
à autrui, tient à la violence et aux préjugés, tout ce qui — pour le
définir négativement — ne relève pas de l’accord, de l’adhésion et
de la vérité. Le diariste va donc en faire un complément récurrent
des verbes s’affranchir ou se libérer, condition nécessaire pour
atteindre la liberté et la joie :
J’expliquais à cette amie que s’unifier, s’affranchir du moi, obéir à
l’instance morale qui nous habite, ne pouvait que nous conduire à la
joie (21 juil. 85, p. 173).

36La société introduit dans le sujet, à sa surface de contact avec


elle, un élément qui est étranger à lui, qui trouble son unité. Tout
l’effort va donc consister à retrouver cette unité perdue, ce
« bonheur d’exister » (ibid.).
• 9 Cette menace que constitue autrui est encore plus nette dans le
premier volume (« Seul face à la m (...)

37La relation individuelle qui peut s’établir avec autrui n’est pas
menacée par les mêmes dangers, mais est sous-tendue par une
rêverie proche. L’autre peut, parfois, agresser le diariste9, ou
encore le distraire de sa quête intérieure, lui faire perdre sa
solitude, son silence, mais ces inquiétudes restent marginales.
Plus profondément, en revanche, court la préoccupation de ne pas
connaître les autres et de ne pas être reconnu par eux, de ne pas
réussir à établir avec eux de relation autre que superficielle. C’est
que la relation avec autrui n’est pas imaginée dans la surface,
comme un contact d’extériorité à extériorité, mais comme une
communication directe d’intériorité à intériorité. Connaître
quelqu’un, c’est connaître « ses rêves, ses fantasmes, ses désirs
les plus secrets, ce qu’enfante son imaginaire » (2 déc. 83, p. 87),
c’est connaître ses passions. Mais par-dessus tout, c’est connaître
sa souffrance, c’est souffrir avec lui :
Je croise dans la rue une personne dont le visage est empreint
d’angoisse de souffrance, ou dont l’apparence me donne à penser
qu’elle mène une existence difficile, et parfois, un immense senti ment
de compassion m’étreint, me ramène à la conscience de notre solitude,
me fait redécouvrir la précarité de notre condition (23 mars 85, p. 154-
155).

38La relation est compassion, adhésion à un vécu douloureux —


ici, avec un inconnu, sur le mode de la déduction, de la
reconstruction imaginaire.
39La souffrance semble être, sinon un point de contact obligé
entre les êtres, du moins ce qui favorise leur intercompréhension :
les notes consacrées par le diariste aux personnes qu’il rencontre
sont ainsi souvent en fait consacrées à leur mal-être, au point
qu’il peut, avec des inconnus, jouer à leur en inventer un :
Je peux aussi être remué à la vue de quelqu’un qui n’a rien de
particulier et je me plais alors à lui inventer une vie. Une vie avec ses
problèmes, ses joies, ses frustrations, sa plaie secrète... (23 mars 85,
p. 155).

40La « plaie secrète », la faille qui rapproche l’individu de la mort


et qui est enfouie sous le quotidien de l’existence, est, pour le
diariste, le nœud de l’existence qu’il projette chez autrui.
41Cette rêverie est une forme idéale de connaissance : le sujet et
autrui sont confondus, la souffrance est commune, la
connaissance directe. Cette pratique se retrouve avec les absents :
Cette joie à laquelle j’aime me livrer : quand telle ou telle personne qui
m’est chère se trouve loin de moi, je tente par la pensée de me glisser
en elle, épouser sa durée la plus intime [...]. Par cette immersion en son
dedans, ce désir de totale fusion, j’apprends à mieux la connaître (14
nov. 84, p. 122).

42La connaissance n’est pas totale, pas plus dans l’exploration


(imaginaire) d’autrui que dans la sienne propre, mais elle n’est
plus rendue impossible par la rupture de l’altérité. La distance
entre deux subjectivités est effacée ; l’intériorité de soi et d’autrui
est imaginée comme une matière unie.
43Dans cette rêverie, la fusion avec l’autre n’est pas sexualisée ;
elle n’est pas désir de l’altérité, mais plutôt effacement de la
différence, y compris de la différence sexuelle. La sexualisation va
apparaître — de façon symbolique — dans le face-à-face, la
présence corporelle de l’autre :
J’étais à cette taille où j’aime à me tenir, dans l’angle du café. Je venais
d’écrire un poème et j’étais encore enfoui dans mes limbes. Cette
femme s’est présentée. Nous avons parlé de livres, de littérature, et
insensiblement — mains jointes, visage penché, voix grave — elle en
est venue à se raconter. [...] A un moment, j’ai eu un si vif désir d’aller
à la rencontre de ce qu’elle me donnait à découvrir, que j’aurais voulu
me glisser entre ses lèvres pour me ruer au-devant de ses mots (4 fév.
84, p. 102).

44Le fantasme fusionnel, de disparition de soi dans la parole de


l’autre, vient supplanter celui de la découverte qui perpétue
l’altérité et, surtout, se combine avec une image de pénétration-
avalage fortement sexualisée.
45La lecture va être assimilée à la relation à l’autre absent, et va
donc constituer un autre moyen de communiquer directement
avec l’intériorité d’autrui. Le diariste-lecteur pénètre par elle « au
plus intime » de l’auteur, car elle est une « rencontre » avec lui (11
nov. 85, p. 189), et souvent une rencontre avec sa souffrance.
Mais elle n’est pas que cela : elle est aussi à l’origine, chez le
diariste, d’une découverte intime, d’une prise de conscience, voire
d’une métamorphose :
[Les mots] peuvent avoir toutes sortes d’effets : la révélation d’un
aspect de nous-même, l’élucidation d’un pan de notre passé, la mise
en lumière d’un obstacle qu’ils nous aident à franchir, la découverte
d’une vérité vers laquelle nous cheminions (26 fév. 84, p. 106).
46Sous cette constatation commune, se cache le sentiment d’être
habité par les mots, les textes ; ce n’est plus le diariste qui
explore l’intériorité d’autrui, mais lui qui est transformé par
l’ouvrage qu’il lit :
Avec quel profond bonheur j’avais dévoré cet hymne à la vie [L’inconnu
sur la terre de Le Clézio], et quel bien il m’avait fait. J’avais eu la
sensation qu’il me coupait à jamais de ce qui si longtemps m’avait tenu
dans le refus et la détresse. La sensation qu’il me lavait — la tête, les
yeux, la peau, les poumons — qu’il me purifiait, me redonnait une
innocence, me gorgeait de joie et de lumière, me rappelait l’importance
d’une ouverture aux choses, aux éléments, aux multiples beautés de la
nature, à l’immensité de la vie... (15 avr. 85, p. 157).

47Un double mouvement s’instaure : le diariste absorbe le texte,


se l’intègre, en même temps que celui-ci le transforme — lui
donne la pureté, l’innocence, lui communique les leçons de
l’existence. Et nulle distance ne vient troubler le rapport au texte :
ni épaisseur du corps, ni irréalité de la rêverie sur l’absent ; le
texte occupe tout l’espace intérieur du sujet.
48On est là aux marges de la relation du sujet à ce qui lui est
extérieur : le texte, par la lecture, participe autant du moi que de
l’extériorité. Dans la lecture, comme dans la relation duelle, le
sujet tend à gommer ou transgresser la limite qui le sépare
d’autrui.
*
49L’intériorité est aussi imaginée comme un lieu, un espace, qui
est d’abord structuré par sa profondeur, sa verticalité. Le diariste
descend en lui-même, par le puits de l’introspection, pour
atteindre les racines de l’être et écouter la voix intérieure. Cette
profondeur est le lieu de l’enfoui : de la vie passée, de la
souffrance, de la nuit et des démons intérieurs ; c’est l’obscur à
soi-même, « l’ombre interne » de l’inconnu qui s’est stratifié (20
janv. 82, p. 16), l’épaisseur du caché, le lieu clos de l’avant-
naissance.
50Cette profondeur obscure est aussi un espace dans lequel le
sujet se déplace et qu’il explore. Et c’est d’abord un labyrinthe
nocturne que le sujet a parcouru « à tâtons et en se fourvoyant »,
lorsqu’il rédigeait les premières notes de son journal (29 juil. 83,
p. 74) ; l’« errance en soi », pour qui n’est pas un habitué de
l’introspection, est mouvement vain, ennui et désespoir. Mais
pour celui qui accepte le mouvement intérieur, qui fait de
l’errance une flânerie, l’abandon de soi à l’espace intérieur est
bonheur et effacement du monde. Le diariste ne retient, encore
une fois, que ce bonheur de l’intériorité, que l’image apaisée d’un
parcours en soi qui a conjuré les démons anciens.
51La profondeur est un espace, mais possède aussi une
épaisseur : l’intérieur du moi est une substance, une terre, une
pâte ou un liquide dans lesquels le diariste peut plonger ses
racines, s’enfouir, s’immerger et jouir de soi. La matière est
heureuse, mais l’image maternelle marine ou tellurique reste
indirecte, bien qu’elle recoupe celle de la naissance à soi :
Tant qu’on n’est pas né à soi-même, qu’on n’a pas pleinement
rencontré la vie, on n’est pas descendu dans les profondeurs du fleuve
(17 sept. 84, p. 114).

52En réalité, cette image de naissance demeure profondément


narcissique, tout comme la jouissance de l’immersion. Le diariste
écrit d’ailleurs quelques temps avant cette note :
[...] Il me fallait lutter contre ce fétichisme [de l’absolu] et me décider
enfin à résolument pénétrer dans les profondeurs du fleuve. Pour y
noyer mon vouloir et m’abandonner au courant (26 fév.
84, p. 107).

53Le sujet est l’auteur de sa métamorphose ; il est à l’origine du


mouvement de détachement vis-à-vis du monde, de mort de
l’avenir, et d’abandon de soi an règne de la matière intérieure.
Cette rupture relève à la fois du baptême, de la purification, et de
la naissance à un monde d’épaisseur, à un monde de
connaissance directe de soi, à un monde sans faille.
54Cette profondeur épaisse n’est pas continûment habitée par
l’immobilité et la nuit, mais traversée de mouvements et de
jaillissements, de feu et de lumière.
55L’image de la source par laquelle s’écoule ou jaillit la vie
intérieure est au cœur de cette rêverie dynamique. Elle symbolise
à la fois la vie et la voix intérieure ; par elle, le diariste a accès à
lui-même, en une jouissance narcissique qui transforme la
souffrance :
Être seul, c’est être privé de soi. Mais quand on se rejoint, qu’on
s’immerge en sa substance, qu’on jouit de boire à sa source, la
solitude n’est plus souffrance (26 oct. 83, p. 83).

56La jouissance intérieure efface le monde et sa souffrance, parce


qu’elle naît du retour sur soi, de la fermeture du cercle
narcissique ; boire l’eau de la source est l’aboutissement du
mouvement en soi qui métamorphose le rapport au monde et
offre l’équilibre et l’éternité.
57Le magma, matière de la profondeur qui est à la fois tellurique,
liquide et ignée procure la même félicité, le même équilibre, la
même unité. Et comme la source, il va faire apparaître, dans
l’indistinction de la profondeur, dans l’épaisseur de la matière, un
mouvement, un murmure appréhendable. Dans la félicité de l’uni,
de l’indistinct, la source et le magma sont à la fois substance
continue et dynamisme perceptible (7 janv. 85, p. 140). La voix
intérieure naît de ce dynamisme dans l’indifférencié de
l’intériorité.
58Parallèlement à cet imaginaire de la matière intérieure se
développe, dans le Journal IV, celui de la lumière et du regard. La
souffrance intérieure des premiers volumes de journal
s’accompagnait d’une dissociation du moi : le regard introduisait
une distance dans le sujet, une faille qui le rendait étranger à lui-
même, qui le faisait vivre à distance de lui-même (Journal I, 23
janv. 60, p. 104). Mais au fil des notes et des années, la
transparence efface la distance intérieure, jusqu’à reléguer cette
souffrance dans le passé :
L’être n’est plus scindé par ce regard qu’il porte sur lui-même. La paix
est là, un accord, un ineffable bien-être et l’espace intérieur s’est
considérablement dilaté. Transparence, liberté, sensation de coïncider
avec soi-même (17 oct. 87, p. 301.)

59La disparition de la scission métamorphose l’espace intérieur,


en même temps que celui-ci s’éclaire ; l’obscurité qui
accompagnait la souffrance laisse place, dans l’apaisement, à la
transparence et la lumière :
Ce mot [lumière] évoque cette clarté intérieure qui survient lorsqu’un
être s’est affranchi de la confusion, lorsqu’il s’est mis en ordre et unifié
(10 juin 87, p. 284).

60À l’obscurité et à la confusion se substitue la lumière et l’ordre


comme à l’être faillé se substitue l’être unifié.
61La lumière est ordre, mais n’est pas statique : elle est placée sur
le même plan que la vérité et la liberté, et surtout prend forme
dans la flamme qui à la fois éclaire la nuit de la profondeur et
manifeste l’énergie intérieure (29 août 83, p. 79-80). De plus, elle
n’efface pas totalement la nuit, ne remplace pas l’angoisse des
ténèbres par une clarté sans ombre, mais plutôt manifeste
l’obscurité qui demeure. La lumière de la flamme dans l’obscurité
reste partielle et limitée, comme la conscience de soi dans
l’introspection, mais possède la clarté du murmure de la source,
ou de la voix intérieure, dans le silence.
*
62La voix intérieure qui soliloque en soi, la source qui murmure
ou la pensée embryonnaire qui ne s’est pas encore figée en mots
sont pour diariste, « total bien-être, [...] paisible exultation » (25
août 83, p. 79). Aussi la transcription que celui-ci va opérer va-t-
elle être perçue comme une perte ; le murmure intérieur appelle
l’écriture mais laisse s’échapper la vie — le bonheur du retour sur
soi — dans cette opération. « Écrire, c’est [...] simplifier et quelque
peu dénaturer ce qui se cherche à dire » (23 fév. 85, p. 150) ; c’est
une tâche laborieuse, qui exige d’être à la fois à l’intérieur et à
l’extérieur de l’émotion, de concilier l’exultation intérieure et
l’inadéquation des mots, de trouver le ton de la voix qui murmure
en soi. La vérité est à ce prix : elle découle naturellement du
double impératif de quête intérieure et de fidélité à l’émotion ;
elle est l’équilibre entre l’écoute du murmure de la source ou de
la flamme, et la recherche d’une formulation dépassionnée qui
reste à distance « de tout désir, de toute intention » (11 fév. 85,
p. 148). Elle est l’adéquation entre la perception de la joie
narcissique intérieure, et l’écho que les mots en proposent.
63L’écriture porte au jour et au monde la voix qui balbutie dans
les limbes de l’intériorité, la pensée non encore formée, le
vagissement qui traverse la nuit du non formulé ; elle est forme
donnée à ce qui, sans les mots, n’aurait pas existé, naissance
donnée à la vie intérieure qui attendait en lui. L’espace et
l’épaisseur de la profondeur apparaissent rétrospectivement
comme ceux de la gestation de la voix, de cet embryon d’écriture
qui prend vie lorsqu’il est projeté dans le monde.
64Mais ce qui naît n’est pas, ou pas seulement, l’écriture ; celle-ci
n’est que le prolongement de la voix intérieure, le moteur de
l’introspection et la transcription de l’aventure intérieure ; elle
n’est que le canal par lequel cette aventure prend réalité. Ce qui
naît, par l’écriture et avec elle, dans la quête narcissique de soi,
c’est soi-même :
La douleur te tient au plus pauvre
au plus démuni de toi-même
et c’est d’elle que tu dois recevoir
les mots qui vont t’enfanter (12 août 85, p. 176).

65Le poème ramasse et entrechoque ce que les notes de journal


dispersent et polissent : la souffrance, les mots, l’enfantement.
66Cette naissance de soi au monde, par les mots, imaginée
doublement sur le mode du même et de l’autre, est jouissance
narcissique :
Ce besoin d’écrire, c’est à mon sens et pour une grande part, le besoin
de jouir de soi. Et comment mieux jouir de soi que de s’enfouir au plus
opaque de son intériorité en vue de donner forme et existence à ce
qu’on y rencontre ? (23 avr. 86, p. 212)

67La création est dynamique de soi en soi : plongée, rencontre (et


écoute du murmure) pour s’enfanter dans la jouissance. Ainsi se
reconstitue l’unité perdue et se recompose l’identité, dans la
continuité qu’établit l’écriture de la profondeur à l’œuvre.
68Du rapport à autrui à l’introspection, l’intériorité est imaginée
sous la forme de l’uni : les limites et différences entre le sujet et
autrui sont gommées, la profondeur en soi est espace, épaisseur
et transparence. Et dans le domaine de l’écriture, l’uni devient le
semblable, l’identique : écrire est transcrire, rendre la vérité de
l’émotion, et c’est la voie de la naissance à soi par laquelle le
diariste se prolonge, autre et lui-même.

III. UNE MYTHOLOGIE


NARCISSIQUE
69Dans le Journal IV, l’introspection constitue un système clos.
Les images et les concepts utilisés par Charles Juliet pourraient
être schématisés de façon relativement simple et cohérente : le
moi, instance sociale de l’individu, apparaît en relation directe
avec le monde, alors que la profondeur, lieu du murmure intérieur
et de la source, de la lumière et de la nuit, peut, elle, se fondre
avec celle d’autrui, et permet, par l’écriture, la naissance à soi.
70La cohérence de cet imaginaire est d’autant plus forte que le
nombre d’images est restreint, et que le discours est presque
uniquement introspectif. De ce fait, aussi, le sens des images
utilisées est presque toujours donné par le contexte. La définition
en est impossible, le concept pouvant seulement être montré dans
une relation de connivence avec autrui :
Quand je dis la voix, ce mot n’a rien de mystérieux. Il désigne cette
voix qui ne cesse de soliloquer en nous (10 juin 1987, p. 284).

71Le démonstratif et la première personne du pluriel manifestent


l’impossibilité — ou l’inutilité — d’appréhender intellectuellement
ce qui se montre, ou se comprend dans l’échange simulé avec le
lecteur ; les images employées par le diariste doivent manifester
directement l’expérience intérieure. Les mots se forment en lui « à
[son] insu » (10 mai 83, p. 64), lui sont « imposés par ce qui vit en
[lui] » (10 juin 1987, p. 284) ;
Le lecteur qui les rencontre doit donc les recevoir et les comprendre à
partir de sa réalité interne, et non en faisant intervenir son savoir et
des références culturelles (Ibid.).

72La valeur symbolique des mots utilisés doit rester ouverte, pour
être reprise, rechargée par le lecteur. On demeure ici dans un
imaginaire d’adhésion par celui-ci à l’aventure intérieure du
diariste, de compassion pour sa souffrance, d’identification à son
personnage.
73Ainsi peut s’expliquer la simplicité du lexique : les images
préférées sont, comme on l’a vu, celles du corps (voix, œil) et de
la nature (source, magma, feu...), que le lecteur peut facilement
investir. De même, aussi, les emprunts qui peuvent être repérés
— assez hétéroclites — restent-ils très généraux, ou sont-ils
rendus manifestes par le contexte. La psychanalyse est sollicitée
pour le concept de moi, redéfini par le diariste, pour la mise en
évidence du poids de l’enfance dans les comportements et du rôle
de l’inconscient, et pour la nécessité de « dénouer les conflits »
pour atteindre à un équilibre intérieur (24 août 85, p. 180).
• 10 Charles Juliet commente ces influences dans Mes
chemins (recueil d’entretiens avec Francesca Piolo (...)

74Les emprunts aux courants spirituels sont encore moins définis.


La symbolique chrétienne est ainsi sans doute présente sous les
images de lumière dans la nuit, de voix intérieure, de source et
d’immersion, bien que ces images soient souvent éloignées de
leur valeur originelle. Le diariste avoue lire régulièrement la Bible
(14 nov. 1988, p. 357-8), mais évoque aussi à plusieurs reprises
des auteurs et courants spirituels orientaux (Krishnamurti 26 janv.
86, p. 199 ; bouddhisme et zen 28 déc. 87, p. 317), et même
l’astrologie (19 oct. 1987, p. 301-303). Son intérêt explicite pour
la spiritualité — une spiritualité sans filiation précise ni chapelle-,
qu’il considère comme une véritable « dimension de l’être
humain » (25 mars 85, p. 155), se concrétise par ce langage à la
fois métaphorique, abstrait et néanmoins commun, qui peut
passer pour sa dimension la moins originale10.
75Ce discours est toutefois revendiqué par le diariste comme l’un
des fondements de son écriture ; c’est par lui qu’il pourra
atteindre l’universel :
Être un artiste, c’est — me semble-t-il, se livrer à tout un travail sur
soi-même, qui consiste à dépasser l’individuel, le particulier, en vue de
chercher à atteindre le commun, le permanent — cela où brasille le
plus intense (10 avr. 82, p. 24).

76L’expérience intime est en effet indissociable de la


généralisation qu’elle porte en elle ou sur laquelle elle débouche,
et qui en retour l’éclaire et la justifie. Les images banalisées et les
concepts spirituels que nous avons évoqués, mais aussi les
nombreux mots abstraits, les on, nous ou tu, le présent de vérité
générale, les phrases nominales et les affirmations sentencieuses
élargissent l’expérience du diariste à celle de l’humanité,
intègrent son introspection à une réflexion sur l’humain. Le
journal ne se veut pas, en effet, le reflet d’une expérience isolée,
mais entend atteindre l’interlocuteur inconnu qu’est le lecteur et,
au-delà, l’universel :
Je sais maintenant que ce que je livre de moi dans ces pages, chaque
lecteur pour l’essentiel, peut plus ou moins le retrouver en lui (15 avr.
82, p. 25 ; de même 12 mars 86, p. 206).

77Il y a identité d’expériences, au-delà des mots, communion


d’intériorités dans l’aveu, tout comme il y avait fusion avec autrui
dans la souffrance. Le diariste, dans ce mouvement d’ouverture au
lecteur et à l’universel gagne l’appartenance à un nous, à une
communauté dont il était exclu.
*
78Évoquer l’expérience intérieure — qui est aussi expérience de la
création littéraire — en se pliant à un impératif de fidélité, de
vérité absolue, et en cherchant à « dépasser l’individuel », n’est
possible que par un discours métaphorique qui tend à faire de
cette aventure un mythe. La descente dans la profondeur intime et
la remontée de (et par) la parole est un itinéraire symbolique par
lequel le sujet s’affirme comme tel, et propose aux hommes une
compréhension de l’aventure intime :
Pour continuer à aller de l’avant, pour déterrer cet être enfoui en mon
origine [...], j’ai dû faire preuve d’une farouche détermination. Il faut en
effet beaucoup de courage et d’énergie pour descendre en soi,
affronter sa nuit et ce qu’elle recèle, trancher ce qui doit l’être, et après
un long temps de détresse, consentir à passer par la mort. [...] C’est
parce que ce besoin est apparu en moi en dehors de tout vouloir, que
je ne saurais tirer mérite de ce que cette aventure, en un second
temps, m’a accordé (Carnets de Saorge, 14 mai, p. 38-39).

79La descente en soi — combat avec les forces obscures et


traversée de la mort — est un récit héroïque et mythique qui dit
l’origine de la parole, et par là-même la rend possible. C’est un
récit fondateur qui explique comment le sujet s’est constitué
comme diariste, comment il a trouvé, conduit par des forces qui le
dépassent, la parole intime lui permettant de « déterrer cet être
enfoui » en lui ; mais c’est aussi un récit qui pose cette découverte
comme expérience humaine.
80La simplicité de la structuration qui a été observée se comprend
alors comme une marque de ce discours mythique qui tend à
(‘universel. Le sujet mythique est mu par des forces en nombre
limité, organisées autour d’un jeu d’oppositions simples
(intérieur/extérieur, profondeur/conscience, nuit/lumière, etc.)
qui donnent à l’épreuve intime un aspect schématique. Ainsi
s’opposent, dans et autour du sujet, les forces fondamentales
constitutives de l’homme qui lui permettent de parler de son
intériorité.
81L’intériorité n’est plus seulement l’espace de la vérité du moi, ni
même seulement une instance où s’élabore le discours intime ;
c’est le lieu d’une aventure qui se fait révélation et qui transcende
l’expérience individuelle.
NOTES
1 Confessions, Gallimard, « Folio, pp. 33-34.
2 L’expression est de Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la
transparence et l’obstacle. Gallimard, « Tel », p. 216.

3 Journal de jeunesse, Verdier, 1995, pp. 159-160.

4 Accueils : Journal IV 1982-1998, P.O.L., 1994.

5 Journal I, Journal II, et Journal III, Hachette, 1978, 1979, et 1982.

6 Journal I, 29 nov. 1957, p. 33.

7 Une vie bouleversée : Journal 1941-1943, suivi des Lettres de


Westerborh, Seuil, coll. « Points », 1985. Publié pour la première fois
en 1981, aux Pays-Bas, ce journal d’une femme juive déportée et
morte à Auschwitz est davantage une réflexion sur une vie intérieure -
comme peut l’être celui de C. Juliet - qu’un récit du quotidien, même si
celui-ci n’est pas absent.

8 Un autre [tassage comparable, bien que plus court et moins net


puisque le diariste évoque l’intériorité de ceux qu’il croise, peut être
observé de juillet à octobre 1982 (p. 26-39). Le diariste n’évoque plus
que les lieux qu’il traverse et les personnes qu’il rencontre.

9 Cette menace que constitue autrui est encore plus nette dans le
premier volume (« Seul face à la meute » : Journal I, p. 103, 6 janvier),
où elle apparaît aussi comme la jalousie de l’exclu p. 175, 29 nov. 61).

10 Charles Juliet commente ces influences dans Mes chemins (recueil


d’entretiens avec Francesca Piolot), Arléa, 1995, pp. 35-36.

AUTEUR
Michel Braud
Université Michel de Montaigne / I.U.F.M. d’Aquitaine
Du même auteur

• Écritures du ressassement, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001

• L'irressemblance, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007


• Poétiques de la durée, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010

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