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ISIS-OSIRIS, ADAM & ÈVE

Le féminin comme accès à la


Co'naissance du Divin dans l'Homme

Emmanuel Brasseur∗

« Il m'a fallu du temps et presque le tour du monde pour apprendre ce que je


sais de l'amour et du destin, et des choix que nous faisons, mais le cœur de
tout cela m'a été révélé en un instant, alors que j'étais enchaîné à un mur et
torturé. Je me suis rendu compte, d'une certaine façon, à travers les
hurlements de mon esprit, qu'en dépit de ma vulnérabilité, de mes blessures et
de mes chaînes, j'étais libre : libre de haïr les hommes qui me torturaient, ou
de leur pardonner. Ça n'a pas l'air d'être grand-chose, je sais. Mais quand la
chaîne se tend et entaille la chair, quand c'est tout ce que vous avez, cette
liberté est un univers entier de possibles. Et le choix que vous faites entre la
haine et le pardon peut devenir l'histoire de votre vie. »
Gregory David Roberts, Shantaram, J'ai lu, Flammarion, 2007.

Résumé
Convoquant de grands mythes, tels "Isis et Osiris" et "Adam et
Ève", revisitant les écrits de Plotin, avec en toile de fond Les Sept sermons
aux morts de C.G. Jung, et en s'appuyant sur divers rêves et visions
d'analysants ainsi que sur des textes d’Etty Hillesum, l'auteur tente de
montrer comment, la dimension du féminin psychologique permet l’accès
au spirituel de l'Homme, ou encore à la Co'nnaissance du Divin dans
l'Homme.


Emmanuel Brasseur, psychiatre, 41, Clos des Princes, B-7070 Le Roeulx,
e-mail : www.emmanuel.brasseur@swing.be.

99
Mots clés
Féminin psychologique, spirituel, divin, C.G.Jung, Plotin, Etty
Hillesum.
Introduction
En 1991, Michel Fromaget, dans un ouvrage réédité en 1998,
intitulé Corps, Âme, Esprit, introduction à l'anthropologie ternaire1,
dépassant la conception dualiste de l’homme en tant que corps-et-âme, ou
encore psycho-somatique, ouvrait une porte sur le mystère de la condition
humaine. L’être humain est non seulement constitué d'un corps (soma en
grec ou adamah en hébreu [= corps et âme]) et d'une âme (psyché en grec)
mais aussi, et c'est là qu'est la spécificité humaine, d'une dimension
spirituelle (pneuma en grec, ruah en hébreu). Cet ouvrage remarquable
nous sort de la confusion du psychique et du spirituel, dont
malheureusement notre société porte encore aujourd'hui les stigmates.
Ce rôle essentiel du spirituel peut être illustré par l'histoire d'Alexandre âgé
actuellement de 60 ans. Cet homme, postier de profession, est tombé
malade en 1985, souffrant de symptômes de persécution. En 1987, son
épouse l'a quitté après "une énorme machination organisée par (sa) belle-
mère". Quand il me consulte, il recevait d'un confrère une importante dose
d'halopéridol. Nous étions en 1992 et il me disait alors : « On est très
jaloux de moi. J'amplifie constamment, ce sont des sentiments plus forts
que moi qui s'installent. C'est comme s'il y avait des spectres qui
m'envahissent. »
En 1993, il me rapporte le rêve suivant : « Je monte dans une
nacelle de montgolfière, j'étais content de partir, accompagné, je quittais
l'endroit où j'habite, j'étais content de quitter ce complexe… Puis j'ai senti
une résistance : la montgolfière était bloquée, j'étais captif retenu au sol
par une corde. Qu'est-ce qui retient cette corde en bas ? En revenant au
sol, j'ai vu cette force : un énorme taureau noir, comme ceux en bronze…
Rires… Je ne suis pas fou ! La corde était maintenue autour des cornes du
taureau ! » « Cette corde me dérangeait et me rassurait : c'est en bas que
ça se passe ! »

1
M. Fromaget, Corps, Âme, Esprit, introduction à l’anthropologie ternaire, Edifie
L.L.N., 1998, T 1 & 2, p. 265 et 289p.
100
Après ce rêve les neuroleptiques ont pu être progressivement arrêtés
et en 1994 commence la traversée de l'ombre : son père était boucher de
profession et le jeune enfant qu'il était, sensible, devait participer à
l'abattage et aux "orgies de sang" qui lui revenaient en rêve...
Commencera alors un cheminement spirituel qui le conduira au
développement de traits médiumniques et à la guérison psychologique.
Ainsi que son rêve le suggérait, il lui fallait donc développer sa dimension
spirituelle tout en la maintenant solidement reliée aux fondements bien
terrestres de son existence.
Carl Gustav Jung, tout au long de son œuvre, ne s'est pas privé de
souligner l'importance de cette dimension spirituelle. Le 30 juin 1956, dans
une lettre à E. Kotsnig2, il écrivait : « L'importance de l'homme a été
rehaussée par l'incarnation. Nous avons part à la vie divine et nous devons
nous charger de nouvelles responsabilités : elle consiste à poursuivre
l'auto-réalisation de la divinité par l'individuation qui est notre tâche. »
Et dans cette même perspective, Alexandre, notre patient de 60 ans,
m'a rapporté la vision suivante : « La Croix : je vois la fin de la croix qui
traînait à terre : j'ai regardé dans la direction du haut de la Croix, j'ai vu
un halo immense de lumière, universelle. Je n'ai pas vu le porteur mais il
m'a dit : "Aide-moi à porter cette croix…" .»
Toujours dans cette même lettre, Jung poursuivait : « Dans la
relation de l'homme à Dieu, il est probablement nécessaire que
s'accomplisse une transformation considérable ! Notre vénération et notre
rapport à Dieu ne s'exprimeront plus dans des louanges propitiatrices en
l'honneur d'un Roi aux humeurs imprévisibles ou dans des prières
enfantines adressées à un Père aimant, mais prendront en nous la forme
d'une vie vécue dans la responsabilité et dans l'accomplissement de la
volonté divine. »
Par "une vie vécue dans la responsabilité", Jung entend par là
l'individuation ou encore la réalisation de Soi. Quant à l'accomplissement
de la volonté divine il faut y voir une allusion à l'attitude religieuse qu'il a
toujours rapprochée de l’étymologie re-legere, c'est-à-dire une attention
soigneuse aux événements intérieurs et extérieurs qui nous arrivent. Ce qui
conduit en quelque sorte à un dialogue avec l'irrationnel qui nous habite et

2
C.G. Jung, Le divin dans l’homme, Albin Michel, 1999, p. 452.
101
nous confronte à l'expérience des phénomènes de synchronicité. Ainsi dans
Psychologie et orientalisme, il précise que : « le problème consiste moins à
se retirer des objets du désir qu'à avoir une attitude détachée à l’égard du
désir en tant que tel, quel que soit son objet. La compensation inconsciente
ne s'obtient pas de force par la violence des désirs incontrôlés. Nous
devons attendre patiemment et voir si elle se produit spontanément et nous
devons l'accepter telle qu'elle se présente à nous. Nous sommes ainsi
obligés d'adopter une attitude contemplative∗ dont l'effet est bien souvent
à lui seul libératoire et salutaire. »3
De cette attitude qui est de l'ordre du féminin psychologique pourra
surgir une solution inattendue spontanée. Nous le découvrons à lecture du
journal d’Etty Hillesum. Celle-ci est une jeune juive de 28 ans, habitant
Amsterdam, dont on a retrouvé le journal et des lettres qui furent publiés
en 1981. Elle a consulté de mars 1941 à septembre 1942, un
"psychochirologue", Julius Spier, qui avait été analysé par C.G. Jung et qui
s'était installé là comme psychothérapeute. A la lecture de son journal et de
ses lettres (1941-1943), on est impressionné par l'évolution spirituelle à
laquelle ce féminin psychologique conduit.
Dans une de ses lettres qu'elle écrit en décembre 1942 depuis le
camp de concentration de Westerbork où elle était enfermée avec ses
semblables et d'où partaient tous les mardi, dans la nuit au petit matin, des
trains pour Auschwitz, elle disait : « Et si nous abandonnons à la décision
du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement
confrontés, si nous ne leur offrons pas un abri pour les y laisser décanter
et se muer en facteurs de mûrissement, en substances d'où nous puissions
extraire une signification, cela signifie que notre génération n'est pas prête
pour la vie. [...] mais si au dénuement général du monde d’après-guerre
nous n'avons qu'à offrir nos corps sauvés au prix de tout le reste, et non ce
nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre
désespoir∗, ce sera trop peu. »4

3
C.G. Jung, Psychologie et Orientalisme, Albin Michel, 1985, p. 152.

Souligné par l’auteur.
4
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Seuil Points P59, p. 264.
102
Isis et Osiris
Afin d’éclairer quelque peu la question du féminin psychologique
tournons-nous en première approche vers ce grand mythe d'Isis et Osiris.
« Atoum-Rê , le dieu-créateur, "auto-engendré", a fait naître des humeurs
de son corps (salive, sueur ou sperme) un premier couple de dieux, Shou
et Tefnout, l'air et l'humidité, qui donneront naissance à un deuxième
couple, Geb, le dieu-terre, et Nout, la déesse-ciel, qui eux-mêmes
engendreront une série de cinq divinités, trois mâles, Osiris, Horus et Seth,
et deux femelles, Isis et Nephtys ..... »5
Isis et Osiris, frère et sœur, sont également mari et femme, "déjà
unis dans le sein de leur mère", dira l’écrivain grec Plutarque en se fondant
sur une tradition égyptienne : Isis est "la sœur du dieu (Osiris)", "l'épouse
du dieu", "celle qui réjouit son cœur".
Dans un grand hymne à Osiris, il est dit d'elle: « Sa sœur fait sa
protection, elle qui éloigne les adversaires. Elle repousse les occasions de
désordre par les charmes de sa bouche, l'experte en sa langue, dont la
parole n'a pas de défaillance, parfaite en ses ordres. Isis, l'Efficace, la
protectrice de son frère, le cherchant sans lassitude, parcourant ce pays, en
deuil, ne se repose pas qu'elle ne l'ait trouvé. Faisant de l'ombre avec son
plumage, produisant de l'air avec ses deux ailes∗, faisant des gestes-de-
joie, elle fait aborder son frère ; relevant ce qui était affaissé pour Celui-
dont-le-cœur-défaille ; extrayant sa semence, créant un héritier, elle allaite
l'enfant dans la solitude d'un lieu inconnu, l'intronise, son bras devenu fort,
dans la Grande Salle de Geb. »6
Isis est représentée à plusieurs reprises avec des ailes et apparaît
sous les traits d'une hirondelle. A ce sujet, notons au passage ce
commentaire de Georges Romey7 : « les ailes...exposent...une rythmique
expressive du rapport entre le temporel et l'éternité. Un battement d'ailes
inflige la cadence, la mesure du temps compté, au ciel infini du temps
absolu. »

5
F. Dunand, Isis, mère des dieux, Actes Sud, 2008, coll. Babel 916, p. 23-24.

Souligné par l’auteur.
6
A. Barucq et F. Daumas, Hymnes et prières de l’Egypte ancienne, Edition du
Cerf, 1980, p. 93.
7
G. Romey, Encyclopédie de la symbolique des rêves, Editions Quintessence,
2005, p. 60.
103
D'après un détail du Papyrus de Greenfield ou Livre des Morts de
Nésitanebtashérou du British Museum.

De l'époux d'Isis, Plutarque8 nous dit : « Dès qu'Osiris régna, il


arracha tout aussitôt les Égyptiens à leur existence de privations et de bêtes
sauvages, leur fit connaitre les fruits de la terre, leur donna des lois et leur
apprit à respecter les dieux. Plus tard, il parcourut la terre entière pour la
civiliser. ...
Typhon [Seth], durant l'absence d’Osiris, n'osa rien innover, car Isis
exerçait une surveillance tout-à-fait vigilante, et vigoureusement
maintenait toutes choses en bon ordre. »
Mais, « Ayant pris en secret la longueur exacte du corps d'Osiris,
Typhon [Seth], d'après cette mesure, fit construire un coffre superbe et
remarquablement décoré, et ordonna qu'on l'apportât au milieu d'un festin.
A la vue de ce coffre, tous les convives furent étonnés et ravis. Typhon
[Seth] alors promit en plaisantant qu'il en ferait présent à celui qui, en s'y
couchant, le remplirait exactement. ...tous les convives l'essayèrent, mais
aucun d'eux ne le trouvait à sa taille.

8
Plutarque, Isis et Osiris, Edition de la Maisnie, Guy Trédaniel Editeur, Paris,
2001, p. 55-70.
104
« Enfin Osiris y entra et tout de son long s'y étendit. Au même
instant, tous les convives s'élancèrent pour fermer le couvercle. ...
L'opération terminée, le coffre fut porté sur le fleuve, ... la vingt-huitième
année du règne d’Osiris. »
« Le coffre, [fût] soulevé par la mer, ... le flot l'avait apporté au pied
d'un tamaris, [qui]... en peu de temps, [s'était] très magnifiquement
développé.. ; [avec] ce coffre ...à l'intérieur de son bois. [...]
« Le roi ...ordonna ...d'en faire une colonne pour soutenir le toit de
son palais.
« [Isis se retrouve au palais et intime amie de la reine, celle-ci lui
confie l'allaitement de son fils, Isis lui mettant le doigt dans la bouche (=
rite d'adoption)].
« ...Durant la nuit, elle brûlait ce qu'il y avait de mortel en son corps.
... Isis devenait parfois hirondelle∗, et volait en gémissant tout autour de la
colonne qui soutenait le toit. »

Isis et Osiris, temple de Philae.


Souligné par l’auteur.
105
« La reine, la voyant ...brûler son tout petit enfant, ravît à ce dernier
le privilège de l'immortalité. Isis alors, se fît voir en Déesse et demanda la
colonne qui supportait le toit. »
... Dans le premier endroit désert qu'elle trouva, et quand elle se crut
absolument seule, Isis ouvrit le coffre. Elle appliqua son visage sur le
visage d'Osiris, l'embrassa et pleura. »
« ...Isis, avant de se mettre en route pour se rendre auprès de son fils
Horus,... avait déposé le coffre où était Osiris dans un endroit retiré. Mais
Typhon [Seth], une nuit, le trouva, reconnut le corps, le coupa en quatorze
morceaux et, de tous côtés les dispersa. »
« Informée de ce qui s'était passé, Isis se mit à leur recherche, monta
sur une barque faite de papyrus et parcourut les marais. »
Isis pleure et se laisse traverser par le chagrin∗ et, dans un hymne
retrouvé à Thèbes, à l'intérieur d'une statue représentant Osiris9, hymne
dans les accents duquel on perçoit ce féminin psychologique, elle lui dit :

"Viens à ta demeure! Vient à ta demeure, au dieu An !...


Ô excellent souverain, vient à ta demeure!
Je suis ta sœur qui t'aime. ...
Ne m'aperçois-tu pas ? Mon cœur est dans l'amertume à cause de toi ; mes
yeux te cherchent. Je te cherche pour te voir. ...
Te voir, c'est le bonheur ; te voir c'est le bonheur ! ...
Viens à celle qui t'aime. Viens à celle qui t'aime. ... Viens à ta sœur.
Viens à ta femme! ... Viens à ton épouse. ...
Ne te sépare pas de moi! Je suis ta sœur qui t'aime sur la terre;
personne autre ne t'a aimé plus que moi (ta) sœur, (ta) sœur."

Plus près de nous, Louise, une femme de 45 ans qui était venue me
trouver, m'a rapporté en ces termes l'expérience douloureuse et lumineuse
de la naissance puis de la mort de son fils âgé de 5 jours, décédé de
malformation cardiaque. "Il n'aurait même pas pu respirer !", lui avaient
dit les médecins ...


Souligné par l’auteur.
9
Traduction de J. de Horrack, Les lamentations d’Isis et de Nephtys, d’après un
manuscrit hiératique du musée royal de Berlin (papyrus 1425), Librairie Tross,
Paris, 1866.
106
« Le jour de sa naissance tout allait de travers : j'avais une douleur
inouïe, il y avait des tas d'accouchements et c'est mon mari qui m'a aidée à
accoucher. Quand notre fils est né, il nous regardait tous les deux, il
gazouillait, et essayait de nous dire des tas de choses...
« J'ai eu l'impression que ce jour-là, j'expiais un grave péché de ma
famille. »
Quelques jours plus tard, après le décès de son fils, elle a une
vision :
« Ce jour-là, je l'ai vu assis près de moi, dans une lumière absolue,
d'une beauté absolue. Il était resplendissant de lumière. »
De même que Marie-Madeleine, amoureuse éplorée qui, se rendant
au tombeau, voit l'invisible : "Rabbouni !" dit-elle, après s'être entendue
nommée "Marie !", ainsi que l'évangéliste Jean nous le décrit dans ce texte
d'une grande sensibilité (Jn 20,10-18), de même le féminin psychologique
voit l'invisible.
Dans cet ordre d'idées, on retrouve chez Etty Hillesum un commentaire
assez proche de cette capacité à ressentir qu'a le féminin psychologique :
« Mais peut-être y a-t-il en nous d'autres organes que la raison,
inconnus de nous autrefois et qui nous permettent de concevoir ces choses
stupéfiantes. Je crois qu'à chaque événement correspond chez l'homme un
organe qui lui permet d'assimiler cet événement. »10
Et, le 27 septembre 1942, citant son frère pianiste qui avait séjourné
en hôpital psychiatrique :
« Je crois même que certaines personnes sont capables de voir et de
ressentir la présence de l'autre vie dans cette vie même. C'est un monde où
les chuchotements de la mystique se sont mués en réalité vivante, et où les
objets et les mots de tous les jours, dans leur banalité, ont accédé à un
sens supérieur. »11

10
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Seuil Points P59, p. 264.
11
Op. cit. p. 225.
107
Le Christ Jardinier, Fra Angelico vers 1470, Musée San Marco, Cellule 1, Florence.

Observons alors ce féminin à l'œuvre dans la suite du mythe d'Isis et


12
Osiris : Isis, déesse du féminin, amoureuse éplorée d'Osiris, recherchant
les quatorze morceaux dispersés d'Osiris, en retrouve treize, nous dit
Plutarque, les rassemble et lui redonne vie.
« La seule partie du corps d'Osiris qu'Isis ne parvint pas à trouver, ce
fut le membre viril »... qu'un poisson du fleuve a avalé.

12
Plutarque, op. cit. p. 71-74.
108
« Pour remplacer ce membre, Isis en fera une imitation, et la Déesse
ainsi consacra le Phallos dont aujourd'hui encore les Egyptiens célèbrent la
fête. »13
« ... C’est de cette façon qu'ils rendent hommage au principe
fécondant. »14
Osiris deviendra le dieu souterrain régnant sur l’autre monde et,
manifestation de la déité, sera le dieu de la végétation. Tout défunt sera
appelé à devenir un nouvel Osiris.
Par ailleurs, par l'histoire de ce phallus de terre, le mythe apporte
une nuance importante à notre logos occidental tout puissant : ce phallus,
Osiris le tient de la générosité féminine d'Isis et c'est au travers de cette
dimension de relation que la fécondité se poursuit.
Et Plutarque poursuit son récit : « Plus tard Osiris, revenant des
Enfers, entreprit d'aguerrir Horus et de l'exercer au combat. [Après
quelques temps, Horus formula diverses réponses aux questions d'Osiris]
...Osiris, charmé de ces réponses, considéra Horus comme suffisamment
préparé au combat. … Un grand combat se livra ; il dura plusieurs jour et
se termina par la victoire d'Horus. Typhon [Seth] garrotté fut remis entre
les mains d'Isis. Mais la Déesse ne le fit point périr, elle le délia et lui
rendit la liberté.∗ »15
Ceci, nous apporte une autre nuance importante : Osiris charge
Horus de le venger de sa mort. Mais Seth, capturé, est remis entre les
mains d'Isis. Isis prend soin de faire cesser les agissements nuisibles de
Seth, mais elle ne détruit pas Seth, l'auteur du mal.
« Mais la Déesse ne le fit point périr. »

13
Plutarque, op. cit. p. 71-72.
14
Plutarque, op. cit. p. 72, note 1.

Souligné par l’auteur.
15
Plutarque, op. cit. p. 72, note 1.
109
Osiris Végétant, Temple de Philae.

N.B. : L'Ankh sur lequel repose Osiris est une représentation de la conjonction du
masculin et du féminin.

Le mal fait partie de notre existence et Isis, déesse du féminin


psychologique, accepte cet état de fait. Il ne s'agit pas de détruire le Mal en
lui opposant serait-ce un Bien qui lui serait contraire, mais bien plutôt de le
porter et par là, de le laisser nous transformer, ainsi que Jung nous l'a dit.
Dans une même perspective, nous trouvons chez Etty Hillesum une
réflexion similaire :
« Mais la souffrance, sous quelque forme qu'elle nous touche,
n'appartient-elle pas, elle aussi, à l'existence humaine ? »16
Ainsi, cette relation d'Isis et d'Osiris, traversée par la nigredo qu'est
l'épreuve de la mort débouche sur un rapport fécond de l'Homme à l'Âme
du monde.

Le féminin psychologique en clinique


En guise d'illustration du féminin psychologique, chercheur et
protecteur de la vie, voici le rêve que m'a rapporté une patiente de 32 ans,

16
Etty Hillesum, op. cit., "Lettre aux deux sœurs de la Haye", fin décembre 1942,
p. 263-264.
110
infirmière urgentiste. Elle m'avait consulté dans le cadre d'un trouble
anxieux généralisé, très gênée qu'elle était par une anxiété permanente.
Blessée depuis sa jeunesse par un père qu'elle ressentait comme
manipulateur, qui ironisait sans cesse sur elle et sa féminité, détruisant d'un
mot tout ce qu'elle avait construit avec sa sensibilité, elle est partie vivre
loin de sa famille d'origine. Après un divorce, elle recommence une vie de
couple. Elle doute très fort d'elle-même et de ses qualités féminines. Elle
se considère comme peu intelligente, l'intelligence pour elle consistant
essentiellement dans le savoir rationnel discriminant, d’ordre masculin.
Voici le rêve, que je laisserai sans plus de commentaire, celui-ci
s'appréciant bien mieux par le biais de notre propre féminin
psychologique :
« Sur le campus du Solbosh: deux enfants sont morts et deux autres
ont glissé dans un trou. On me dit que je dois m'occuper des deux enfants
morts en surface pour "calmer" les gens qui sont là... car ils sont
convaincus que ceux qui sont dans le trou sont morts. Je refuse de le faire
puisque ceux-là, en surface, sont morts! Je ne veux pas me contenter d'une
"conviction" au sujet des enfants dans le trou : je veux absolument
m'assurer par moi-même de leur état. Avec toutes les précautions
nécessaires à la sécurité, je commence à observer puis descendre dans ce
trou et je perçois encore quelques mouvements au niveau des ailes du nez :
une faible respiration!!! Alors je descends jusqu'à eux et je finis par les
sauver. C'est une grande joie pour tout le monde! »
Et quelque temps plus tard, elle fait le rêve suivant : « Je suis sous
l'eau avec Amandine (sa fille), l'eau très belle, bleutée, claire, et je
découvre de magnifiques pierres bleues. C'est comme si je découvrais ma
maison. »
A contrario, voici un autre rêve où l'on peut percevoir le masculin
coupé du féminin psychologique. Ce rêve a précédé une nouvelle phase
dépressive sérieuse chez un patient de 60 ans, maniaco-dépressif :
« C'est un match de polo un peu particulier avec deux équipes
montées sur des chevaux : une des deux équipes a des chevaux avec une
carapace hérissée de lames de couteaux de 15 cm tous les 10 cm. Le
capitaine de cette équipe, cruel, est lui aussi équipé sur son thorax de ces
mêmes couteaux et il se frotte contre l’autre capitaine. Le sang gicle ! Le
public évalue les décisions de l’arbitre et le sanctionne avec un couteau,
111
lame vers le bas, si les décisions de celui-ci ne lui conviennent pas : après
trois refus on jette l’arbitre dans une fosse hérissée de couteaux, et on le
remplace par un autre. Le match se termine sans vraiment de victoire car
il n’y a plus de participant. » Je l'interroge alors sur les participants : "Y a
t-il des femmes en plus des hommes ?" Non ! me dit-il, rien que des
hommes ! » avec une pointe de fierté dans la voix.
Que dire ici, sinon ressentir le désastre auquel conduit une coupure
aussi radicale d'avec le féminin.

Adam et Ève
...Et l'homme dit : « cette fois, celle-ci est l'os de mes os et la chair
de ma chair. » (Gen 2,23)
Paul Evdokimov, ce grand théologien orthodoxe, dans La femme et
le salut du monde17, commentait ce passage de la manière suivante : «
N'est-ce pas plutôt la parole que toute mère aurait adressée à son enfant ?
Son inspiration poétique accentue davantage que la création d'Ève n'en est
pas une, mais que son avènement est un authentique enfantement : Ève se
détache d'Adam. Et cela signifie qu'au moment où l'acte créateur de Dieu
appelle Adam à la vie, celui-ci contenait déjà en lui sa partie constitutive,
sa moitié, Ève. »
"Création", ici, doit être compris dans son sens biblique, c'est-à-dire
"création ex-nihilo" et non pas à la manière d'un démiurge qui organise le
monde et son chaos18. Ève n'a donc pas été créée, c'est l'Adam Originel qui
l'a été. Les êtres humains, différenciés en homme et femme seraient à
l'origine créés comme l'Adam originel.
Si le texte ne le précise pas, la "création" d'Ève telle qu'elle se
manifeste en tant qu'être humain féminin devrait sans doute être comprise
comme une rupture de symétrie par rapport à la manifestation d'Adam
compris comme être humain masculin (qui ne devrait pas porter ici de
majuscule pour éviter de le confondre avec "l'Adam").

17
P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Desclée de Brouwer, 1996,
Paris, p. 139.
18
E. Brasseur, "L’évolution intérieure et la question spirituelle ou métanoïa,
regards sur l’œuvre de C.G. Jung", Acta Psychiatrica Belgica 108/3, 2008 1-7.
112
Par cette rupture de symétrie, il y a dans cette différence des sexes et
leur relation, l'émergence, au sens physique du terme, d'un nouveau niveau
de réalité. Ce point de vue me semble éclairer la phrase énigmatique de
Jacques Lacan : « Il n'y a pas de rapport sexuel », tenant compte que
chaque humain, de façons différentes, est constitué de masculin et de
féminin et que c'est leur relation mutuelle avec sa part d'inconnaissable,
qui conduit à l'émergence de ce nouveau niveau de réalité.
"L'Adam" de la Genèse c'est l' ανθρωπος grec c'est-à-dire le genre
humain, mâle-&-femelle :
«Élohim dit : « Faisons l'homme (au singulier) à notre image, à
notre ressemblance ! Qu'ils (au pluriel) aient autorité sur les poissons de la
mer et sur les oiseaux des cieux, ... (Gen 1,26)… Élohim créa donc
l'homme à son image, à l'image d'Élohim il le (le genre humain) créa. Il les
(les êtres humains) créa mâle et femelle. (Gen 1,27)
Ce qui a pour sens profond que l'Homme, c'est-à-dire l'essence de
l'humain, est à la fois mâle et femelle, même si les individus dans leur
manifestations ont chacun un genre, mâle ou femelle : il s'agit alors
d’hommes ou de femmes pris dans leurs individualités sensibles,
différenciées. Leur relation permet l'expérience et la (re)découverte d'un
niveau plus intime de réalité.

Les sept sermons aux morts


Ces considérations sur la différence entre l'essence et la
manifestation se retrouvent aussi avec d'autres nuances dans le texte des
Sept sermons aux Morts19 de C.G. Jung, quand celui-ci fait distinguer par
Basilide d'Alexandrie le Plérôme et la Créature :
« Le Néant ou la Plénitude, nous l'appelons le PLÉRÔME. En lui le
penser et l'être cessent, car l'éternel-infini n'a pas de qualité. Nul n'est en
lui, car qui serait en lui serait distinct du Plérôme et aurait des qualités qui
feraient de lui chose distincte du Plérôme.
Dans le Plérôme il n'y a rien, et il y a tout; il est inutile de réfléchir
au Plérôme, car cela voudrait dire : se dissoudre soi-même. La
CRÉATURE n'est pas dans le Plérôme, mais en soi-même*. Le Plérôme est

19
C.G. Jung, "Les sept sermons aux morts", in : La vie symbolique, trad. C.
Maillard, Albin Michel, 1989.
113
le commencement et la fin de la Créature. Il passe à travers elle, comme la
lumière du soleil pénètre l'air de toutes parts. Quoique le Plérôme passe à
travers elle complètement∗, la Créature ne participe pas de lui, pas plus
qu'un corps parfaitement transparent ne devient clair ou sombre sous
l'action de la lumière qui le traverse.
Nous sommes pourtant le Plérôme même, car nous sommes une
partie de l'éternel et de l'infini. Mais nous ne participons pas du Plérôme,
nous en sommes infiniment éloignés, non pas dans l'espace ou le temps,
mais EN ESSENCE, du fait que nous nous distinguons du Plérôme dans
notre essence même, en tant que Créature limitée dans le temps et
l'espace*.
Mais comme nous sommes des parties du Plérôme, le Plérôme est
également en nous*. Même dans le point le plus infime le Plérôme est là,
infini, éternel et entier, car le petit et le grand sont des qualités qu'il porte
en lui. [...]
Nous posons la question: comment la Créature a-t-elle accédé à
l'existence ? Les Créatures ont accédé à l'existence, mais non pas la
Créature*, car elle est la qualité du Plérôme lui-même, de même que la
non-création, la mort éternelle.»(Sermo 1)20
On reconnaîtra-là, dans ce qu'il nomme Plérôme, les premières
esquisses de ce que Jung appellera plus tard le Soi et qui est en quelque
sorte l'imago dei, présente au cœur de chaque individu.
Par ailleurs, ainsi que Jung le laisse entendre à la fin de sa vie dans
l'ouvrage qu'il considère comme la clé de voute de son œuvre, Mysterium
Conjunctionis21, la lecture de Plotin apporte là aussi des précisions
intéressantes pour notre propos.

Plotin, le monde des formes


Plotin, dans la cinquième Ennéade□ , traduite par Pierre Hadot22,
nous dit :


Souligné par l’auteur.
20
C.G. Jung, Sermo 1 in op. cit. p. 25-26.
21
C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis TII, Albin Michel, 1982, p. 338-339.

Les citations de Plotin sont extraites de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du
regard, Folio Essai 302, Gallimard 1997, cité en biographie. Les traductions sont
114
« S'il écarte, bien qu'elle soit belle, cette image [de lui-même uni au
Dieu, c'est-à-dire à l'Esprit], et qu'il parvient à être un avec l'Esprit, sans
plus se dédoubler, il est en même temps Un et Tout, avec ce Dieu [Esprit],
qui est présent dans le silence, et il est avec lui autant qu’il le peut et qu'il
le veut.
« Mais si, ensuite, il se retourne pour redevenir deux, il reste près du
Dieu, dans la mesure où il demeure pur, de sorte qu'il peut lui être présent
de nouveau, de la manière que nous venons de décrire, si à nouveau, il se
retourne vers le Dieu.
« Mais dans ce retournement, voilà ce qu'il gagne : au début, il a
conscience de lui-même, tant qu'il demeure différent du Dieu ; mais
lorsqu'il revient en hâte vers l'intérieur, il est dans un état de totalité et,
laissant la conscience en arrière de crainte de rester différent [du Dieu], il
est un, dans cet état transcendant. (V 8, II 4.)
« Ces lignes ne sont pas sans rappeler Maître Eckhart, cité par Jung
dans les Types Psychologiques : Quand je reviens chez moi en Dieu je ne
forme plus d'images en moi, ainsi cette mienne percée est beaucoup plus
magnifique que ma première sortie. Car c'est moi − l'un − qui élève toutes
les créatures au-dessus de leur sentiment propre jusqu'au mien afin que, en
moi, elles aussi deviennent l'un. »23
Ceci nous enseigne qu'il existe des niveaux discontinus dans
l'expérience spirituelle intérieure. On est là bien sûr en face d'une très
sérieuse difficulté puisqu'il nous faut exprimer en termes différenciés une
conjonction de contraires : plus on pénètre et s'élève de niveau dans
l'expérience intérieure, plus on s'approche de notre vérité vivante, une
unité intérieure de l'ordre du divin en nous. Quelle est-elle ?
Plotin nous amène alors à l'expérience spirituelle du "monde des
Formes" :

de Pierre Hadot. Les références au texte des Ennéades sont données sous la
forme suivante : V 1, 12, 1 ; V (numéro de l’Ennéade), 1 (numéro du traité dans
l’Ennéade), 12 (numéro du chapitre du traité), 1(numéro de la ligne du chapitre, qui
dans toutes les éditions modernes du texte grec, reproduisent les lignes de
l’édition d’E. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1924-1938).
22
P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Folio Essai 302, Gallimard, 1997, p.
42-43.
23
C.G. Jung, Types psychologiques, Georg Editeur, Genève, 1986, p. 246.
115
« Oui, s'il est vrai que quelqu'un qui voit la beauté excellemment
représentée dans un visage (cf. Platon, Phèdre, 251, a2), est transporté dans
le monde transcendant, y aura-t-il quelqu'un qui soit à tel point paresseux
de pensée et incapable de s'émouvoir pour autre chose, que, voyant toutes
les beautés qui sont dans le monde sensible, toute cette harmonie, cet ordre
majestueux, cette splendeur de la forme qui se manifeste dans les astres,
même s'ils sont loin de nous, il ne soit pas amené à réfléchir et à concevoir
pour ce monde sensible un respect religieux, en se disant : "quelle
merveille, et de quelle merveille doit venir ces merveilles !" » (II 9, 16,
43)24
C'est au départ cette émotion face à la beauté ressentie comme
présente dans le monde sensible qui nous amène à concevoir l'existence
d'un niveau plus profond :
« D'où est-il donc venu l'éclat de la beauté de cette Hélène tant
disputée ou de toutes ces femmes qui, par leur beauté, sont semblables à
Aphrodite? ... [Cette source de la beauté], n’est-ce pas toujours la forme ?
Mais si la même forme, qu'elle se trouve dans une petite masse ou dans
une grande, émeut de pareille manière et met dans une disposition
identique, par la puissance qui lui est propre, l'âme de celui qui la
contemple, c'est bien qu'il ne faut pas rapporter la Beauté à la grandeur de
la masse. En voici la preuve : tant que la forme est à l'extérieur, nous ne la
voyons pas encore. C'est quand elle est parvenue à l'intérieur, qu'elle
exerce une influence sur nous. Car c'est seulement comme forme qu'elle
peut pénétrer dans les yeux. » (V 8, 2, 9-26)25
On arrive ainsi en s'approchant un peu plus de notre unité intérieure,
à l'expérience du monde des Formes, dont Plotin nous dit :
« [Dans ce monde des Formes], toutes choses surabondent et, en
quelque sorte, bouillonnent. Il y a comme un flux de ces choses
bouillonnantes de vie, un flux qui s'écoule d'une source unique, mais
pourtant pas comme si elles provenaient d'un souffle ou d'une chaleur
uniques, mais plutôt comme s'il y avait une certaine qualité unique qui
posséderait et conserverait en elle toutes les qualités, celle de la douceur,
mêlée à celle du parfum, et le goût du vin uni aux vertus de tous les sucs et
aux visions des couleurs et à tout ce que les sensations du toucher

24
P. Hadot, op. cit. p. 48-49.
25
P. Hadot, op. cit. p. 50-54.
116
apprennent à connaître ; il s'y trouverait aussi toutes les sensations de
l'audition, toutes les mélodies, tous les rythmes. » (VI 7, 12, 22.)
On retrouve ici ce qu'exprime Maître Eckhart quand il évoque la
Gotheit, la Déité, qu'on peut comprendre comme la "profondeur" de la
Trinité, la Divinité. Cette Déité, la Gotheit, il la formule en terme de
"bulitio-debulitio".
Mais revenons à Plotin : « Tout est transparent ; rien d'obscur ni de
résistant ; chaque chose est visible pour chaque chose jusqu'à l'intérieur
ainsi que toutes choses, car la lumière est transparente pour la lumière ; et
en effet chaque chose possède toutes choses en elle et voit aussi toutes
choses en chaque autre, en sorte que partout toutes choses sont là, chacune
est toutes et toutes sont chacune et la splendeur est sans bornes. » (V 8, 4,
4.)
« Cette Beauté resplendit sur toutes choses et elle remplit tous ceux
qui sont là-haut, en sorte qu'ils deviennent beaux eux aussi, comme
souvent des hommes montés sur des hauts lieux où la terre a une coloration
ocre, sont complètement colorés par cette teinte, parce qu'ils sont devenus
semblables au sol sur lequel ils marchent. Mais là-haut, la couleur qui
court à la surface de tout, c'est la Beauté, ou plutôt c'est en totalité, à partir
des profondeurs, qu'il y a couleur et beauté. » (V 8, 10,26,)
« Voyez l'art qui produit des merveilles aux formes variées dans les
plus humbles des animaux, jusqu'aux plantes elles-mêmes : la beauté de
leurs fruits et aussi de leur feuillage, la complaisante profusion de leurs
fleurs, dans leur délicatesse et leur variété. » (III 2, 13,22)
Pour atteindre, comprendre et ressentir ce monde des Formes, Plotin
attire notre attention sur la difficulté de l'aborder par la réflexion
rationnelle qui, pour mon propos, est de l'ordre du masculin
psychologique.
« Cette belle ordonnance du Monde est de l'ordre de l'Esprit : elle se
réalise sans réflexion rationnelle, mais de telle manière aussi que, si
quelqu'un pouvait user avec perfection de la réflexion rationnelle, il serait
stupéfait de voir que tout a été disposé de telle manière que cette réflexion
n'aurait pu trouver comment faire autrement. » (III 2,14, 1)

117
Il me semble donc que ce monde des Formes de Plotin, correspond
assez bien à la notion d'archétype de Jung et que ceux-ci sont en lien avec
le divin dans l'homme.
« Pour les choses qu'ils ont voulu représenter avec sagesse, les
Égyptiens ne se sont pas servis de signes alphabétiques qui se déploient en
discours et en propositions, et qui imitent les sons et la prononciation, mais
dessinant des images et les gravant dans les temples − chaque image étant
le signe d'un objet −, ils ont fait entendre que, dans le monde des Formes,
il n'y a pas de discours, car chaque image est une science, une sagesse, un
sujet, tout d'un bloc, et ni une réflexion ni une délibération. » (V 8, 6, 3)
Ce monde des Formes de Plotin est en lien avec la Vie en nous.
« Si l'on analyse en elle-même chaque Forme prise en elle-même, on
trouvera à l'intérieur de cette Forme son pourquoi. Car ce qui est inerte et
sans vie n'a absolument pas de pourquoi, mais ce qui est Forme et
appartient à l'Esprit, d'où pourrait-il recevoir son pourquoi ? Et si l'on
disait que la Forme recevait son pourquoi de l'Esprit, ce pourquoi ne serait
pas séparé de l'être de la Forme, puisque la Forme est précisément
identique à l'Esprit. » (VI 7, 2, 18)
Pierre Hadot commente ainsi ces textes de Plotin : « Le monde des
Formes est animé d'une Vie unique, d'un mouvement continu qui engendre
les différentes Formes. Il est comme un organisme unique qui trouve en
lui-même sa raison d'être et qui se différencie en parties vivantes. »
La Vie, qui trouve sans chercher, qui invente le tout avant les
parties, qui est en même temps fin et moyen, en un mot, qui est immédiate
et simple, est donc insaisissable à la réflexion. Pour l'atteindre, comme
pour atteindre notre moi pur, il faudra laisser la réflexion pour la
contemplation. [...]
« C'est que la vie elle-même, à tous ses niveaux, est contemplation.
Paradoxe violent − mais combien plotinien !
« La Nature elle-même, principe de la vie des corps, est déjà
contemplation :
« ... Et c'est ce qui en moi contemple qui produit ce que je
contemple, de même que les géomètres dessinent en contemplant. Mais

118
moi, je ne dessine pas, je contemple seulement, et les lignes des corps se
réalisent comme si elles sortaient de moi. » (III 8, 4, 1)26
On retrouve ici l'intuition de Jung enfant et de la pierre. La pierre sur
laquelle il méditait à l’âge de sept ans, cette pierre qui faisait saillie dans la
prairie située à l’arrière du presbytère où il habitait. Il imaginait être assis
dessus, puis changeait mentalement de place et se demandait s’il était celui
qui était assis sur la pierre ou, au contraire, la pierre sur laquelle quelqu’un
− peut-être la personnification de la pierre − était assis… « Mais ce qui est
indubitable, c’est que cette pierre avait avec moi de mystérieux rapports.
Je pouvais y rester des heures entières, tout envoûté par l’énigme qu’elle
me posait27».
Et ce monde des Formes, ne sera accessible que par la
contemplation :
« Lorsque, leur pouvoir de contempler s'affaiblit, les hommes en
viennent à produire l'action qui est une ombre de la contemplation et de la
raison. Parce que la contemplation ne leur suffit plus à cause de la
faiblesse de leurs âmes, ils ne peuvent plus saisir suffisamment l'objet de
leur contemplation et, à cause de cela, ils sont insatisfaits ; alors, parce
qu'ils désirent pourtant voir cet objet, ils se portent vers l'action afin de
voir par les yeux ce qu'ils ne peuvent plus voir par l'esprit. Ce qui est sûr,
c'est que lorsqu'ils produisent, ils veulent, eux aussi, voir et contempler et
percevoir cet objet. » (III 8, 4,31)
Par la contemplation, qui est de l'ordre du féminin psychologique,
nous accédons à la vision de la Beauté, ou encore au monde des Formes,
aux archétypes.

Plotin, l' "UN"


Par un raisonnement philosophique Plotin montre que si la pensée
qui se pense elle-même est identique au monde des Formes, elle ne peut
être le Principe de toutes choses, étant soumise à la division sujet-objet
(pour se penser elle-même, ainsi que Jung, par la bouche de Basilide
d'Alexandrie l'exprime dans les Sept sermons aux morts), et que, elle a en
elle une multiplicité et une variété qui l'empêche d'être l'unité première.

26
P. Hadot, op. cit. p. 55-59.
27
C.G. Jung, Ma vie, souvenirs, rêves, pensées, Gallimard, 1973, p. 40.
119
Au-delà, il faut penser qu'il existe un principe UN, tellement UN qu'il ne
se pense pas.
Mais pour Plotin, tout cela n'est qu'un raisonnement, car la
Connaissance est expérience et cette expérience amène à la conversion de
l'être : cette conversion, c'est une metanoïa.

Les sept sermons aux morts


Cette expérience et ce qu'elle produit, Jung nous l'exprime fort bien
dans le premier des sept sermons28 :
« Le Néant ou la Plénitude, nous l'appelons le PLÉRÔME. En lui le
penser et l'être cessent, car l'éternel-infini n'a pas de qualité. Nul n'est en
lui, car qui serait en lui serait distinct du Plérôme et aurait des qualités
qui feraient de lui chose distincte du Plérôme.
« Dans le Plérôme il n'y a rien, et il y a tout ; il est inutile de
réfléchir au Plérôme, car cela voudrait dire : se dissoudre soi-même. La
CRÉATURE n'est pas dans le Plérôme, mais en soi-même. Le Plérôme est
le commencement et la fin de la Créature. Il passe à travers elle, comme la
lumière du soleil pénètre l'air de toutes parts. Quoique le Plérôme passe à
travers elle complètement, la Créature ne participe pas de lui, pas plus
qu'un corps parfaitement transparent ne devient clair ou sombre sous
l'action de la lumière qui le traverse. »
« Si nous ne différencions pas, nous sortons des limites de notre
essence, des limites de la Créature, et nous retombons dans l'état
d'indifférenciation qui est l'autre qualité du Plérôme. Nous tombons dans
le Plérôme lui-même et renonçons à être Créature. Nous sommes livrés à
la dissolution dans le Néant. »
« C'est là la mort de la Créature. Ainsi mourons-nous dans l'exacte
mesure où nous ne différencions pas. C'est pour cela que la Créature tend
naturellement vers l'état de différenciation, vers le combat contre la
dangereuse identité des toutes premières origines. C'est là ce que l'on
appelle le PRINCIPIUM INDIVIDUATIONIS. Ce principe est l'essence de
la Créature. »

Plotin, le Bien et l’Amour

28
C.G. Jung, Sermo 1 in op. cit. p. 25-26.
120
Pour Plotin, la Connaissance est expérience. Cette expérience qui est
de l'ordre du féminin psychologique, découvre derrière la Beauté, quelque
chose d'infini, qui dépasse toutes formes et nous enflamme d'amour : le
Bien.
« C'est ce dont témoigne l'impression qu'éprouvent les amants. Tant
que cette impression se trouve dans quelqu’un qui s'arrête à la forme
(typos) sensible, celui-là n'éprouve pas encore l'amour. Mais lorsque, à
partir de cette forme sensible, il produit lui-même en lui-même une forme
non sensible dans la partie indivisible de son âme, alors l'amour prend
naissance ... Car ce qu'il [l'amant] a ressenti depuis le début, c'était à partir
d'une faible lueur, l'amour de cette immense lumière. » (VI 7,33,22)
Cette expérience est de l'ordre du féminin psychologique.
Le masculin seul, coupé du féminin, par son approche plus distante,
plus marquée par la saisie, par l'action comme nous l'a dit Plotin, que par la
contemplation-réception, se trouve comme incapable de percevoir au-delà
du Beau.
On trouve chez Rainer Maria Rilke dans L’Élégie de Duino 29, ces
quelques vers très expressifs :
«Car le Beau n'est rien d'autre que ce début de l'horrible qu'à peine nous
pouvons encore supporter,
Et nous le trouvons beau parce qu'impassible il se refuse à nous détruire ;
tout ange est terrifiant. »
Ce qui correspond sans doute aux "Divinités Courroucées" évoquées
dans le Bardot-Thodol ou encore aux NDE "négatives" (Near Death
Experiences). Plotin nous l'exprime en ces termes :
«Le Beau nous paraît n'être Beau que pour lui-même, enfermé en
lui-même, tourné vers lui-même, comme une statue impassible
majestueuse, qui nous ignorerait, alors que le Bien est Bien pour les autres
et non pas pour lui-même, et que nous avons l'impression qu'il est toujours
à notre disposition. » (V 5.12.21)
Dans cet ordre d'idées, voici le rêve d'une jeune femme, appelons-la
Myriam. Elle est âgée de 40 ans et se trouve aux prises avec des crises de
jalousie et d'agressivité incontrôlables, sans doute en rapport avec des
29
R.M. Rilke, Œuvres poétiques, La Pléiade, Gallimard, 1997, p. 528.
121
blessures affectives rencontrées dans sa toute petite enfance alors qu'elle
partageait la chambre parentale.
« J'étais enceinte. J'arrive dans une grotte. Il y a une belle lumière
jaune qui emplit la salle. Il y a une Sainte Vierge tout petite, comme un
nuage, toute blanche.
« "Enfin c'est arrivé!". Il y a un halo de plus en plus grand près de
la Sainte Vierge. Ce n'est plus que de l'amour ! ...Je faisais partie de
l'amour !!!
« Je sors enceinte de la grotte, ma sœur est là, je perds les eaux et
j'accouche.
Je suis à Lourdes, on se photographie avec Joseph, les journalistes
sont là ! "Un nouveau miracle est arrivé à Lourdes". Je sais que je suis
guérie ! »
Dans ses commentaires, Pierre Hadot nous dit : « Plotin ... tenait
trop à affirmer la simplicité absolue de l'UN ou du Bien et refusait
radicalement d’admettre que le Bien ait quelque relation que ce soit avec
lui-même, au point qu'à ses yeux, le Bien ne pouvait pas être Bien "pour
lui-même, mais seulement pour les autres".30 » (VI 7, 41, 29-30)
Le BIEN à la source de l'UN selon Plotin, du Plérôme selon Jung,
est une Altérité Radicale,
un Amour infini de l'autre !
Cette expérience transforme radicalement celui qui l'a faite.
Revenons donc à la suite de ce rêve de Myriam : avant le rêve de la
grotte elle était très souvent confrontée à des rêves très angoissants et
pénibles pour elle. Dans ces rêves, il était toujours question de femmes
inconnues avec lesquelles son mari la trompait, ce qui déclenchait
invariablement d’épouvantables crises d'angoisse, suivies bien souvent de
crises de jalousie clastiques, voire de tentatives de suicide. Après le rêve
de la grotte, elle fait le rêve suivant :
« Joseph me trompe avec une femme inconnue. Je parle ensuite à
cette femme et je lui dis que je ne lui en veux pas : "J'ai tellement fait
souffrir Joseph, que c'est à cause de moi qu'il est parti". »

30
P. Hadot, op. cit. p. 98.
122
Ainsi donc cette expérience du Bien, dimension interne du Soi,
exerce sur Myriam une véritable révolution, une métanoïa qui renverse son
regard sur elle et le monde.
C'est bien là ce que nous dit Plotin :
« Si l'âme reste au niveau de l'Esprit, elle voit sans doute des objets
de contemplation beaux et vénérables, mais elle n'a pas encore entièrement
ce qu'elle cherche. C'est en effet comme si elle s'approchait d'un visage,
beau sans doute, mais encore incapable de ravir les regards, parce que sur
lui ne resplendit pas la grâce chatoyant sur la beauté. » (VI 7, 22, 21)
« Chaque forme, par elle-même, n'est que ce qu'elle est. Mais elle
devient objet de désir, lorsque le Bien la colore, en lui donnant la grâce en
quelque sorte et en infusant l'Amour à ceux qui la désirent. » (VI 7,22, 5)
« Dieu devient sensible au cœur dans la grâce» nous dit Ravaison31.
Jung dans les Métamorphose de l'âme et ses symboles, commente de la
même manière l'amour :
« ... il semble que l'amour ne soit pas une puissance négligeable.
Elle est Dieu même.» ... « Empiriquement "l'amour" se présente comme la
force fatale par excellence, qu'il soit basse concupiscence ou affection
spirituelle. C'est l'un des plus puissant moteurs des choses humaines » ...
« L'énergie de l'archétype ne se communique au moi humain que si celui-ci
est influencé ou saisi par une action autonome de cet archétype. De cette
expérience psychologique on devrait donc conclure que l'homme qui
pratique l'amour spirituel est déjà au préalable saisi par lui, qu'il est sur la
voie d'un donum gratiae. »32

31
F. Ravaison, Testament philosophique et fragments, Vrin, Paris, 1983, p. 83.
32
C.G. Jung, Métamorphose de l’âme et ses symboles, Librairie de l’Université,
Georg et Cie, Genève, 1983, p. 137-138.
123
Le Féminin psychologique, l'Amour et la Vie : Marie-France
Marie-France a 40 ans et elle a été victime d'abus sexuels qui ont
conduit son père en prison. Après quelques mois de suivi, elle me rapporte
le rêve suivant :
« Je suis en voiture sur une route. Au milieu des champs, je
m'arrête : je sais qu'il y a un petit oiseau, et je le trouve : il est tout cassé,
bien cassé, ses ailes sont cassées… Et je le prends dans mes bras, je le
serre contre ma peau. Je prie pour le garder en vie et je le prends contre
moi en priant pour le conduire chez moi. Pour le tenir en vie jusqu’à ce
que je le soigne. »
Elle termine en faisant ce commentaire : « Au réveil, j'éprouve un
amour infini et depuis quelques jour je me réveille en priant. »
Ce rêve, et l'émotion qui l'accompagne, traduit bien ce qu'apporte
comme connaissance le féminin psychologique : elle est d'ordre intuitif,
c'est une réception qui invente (au sens étymologique : découvrir) la vie,
c'est une érotique dans son sens le plus profond.
Jung dans le troisième sermon aux morts est très éclairant à ce
sujet :
« Les morts s'approchèrent comme un brouillard qui s'élève des
marécages et s'écrièrent : Parle-nous encore du Dieu suprême.
« L'Abraxas est le Dieu difficile à connaître. Sa puissance est la plus
grande, car l'Homme ne la voit pas. Du Soleil il voit le summum bonum,
du Diable l'infimum malum, mais de l'Abraxas il voit la VIE, toujours
indéfinie, qui est la mère du bien comme du mal.
« La vie semble moindre et plus faible que le summum bonum, et
c'est pourquoi il est difficile d'imaginer que l'Abraxas surpasse en
puissance le Soleil lui-même, qui est pourtant la source rayonnante de
toute force vitale. » (Sermo 3)33
On retrouve cette même considération dans le Deutéronome où là,
placé dans la bouche de Yahvé, il s'agira plus d'une injonction, d'une
exhortation qui toutefois s'oriente dans la même direction. Il s'agit là,
probablement des lignes les plus importantes de toute la Bible :

33
C.G. Jung, Sermo 3, in op. cit. p. 31-33.
124
« Vois ! J'ai mis aujourd'hui devant toi la vie et le bien, la mort et le
mal. » (Deutéronome 30,12)
« J'en atteste aujourd’hui, contre vous les cieux et la terre : j'ai mis
devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ! Mais tu
choisiras la vie afin que tu vives* ... ». (Deutéronome 30,19)

Le Livre de Job
Dans son livre, Job, réponse à Jung34, Eliane Amado Valensi attire
notre attention sur la place du Livre de Job dans la Bible Hébraïque : celui-
ci se trouve directement après le Livre des Proverbes, qui se termine par :
« La femme qui craint le Seigneur, voilà celle qu'on doit louer, ... et que
ses œuvres publient sa louange. » et précède immédiatement le Cantique
des Cantiques. Cette remarque nous indique que probablement la question
du féminin, et surtout de son élision, a son importance dans le Livre de
Job, ce qui correspond à l'intuition remarquable que Jung a eue à ce sujet
(cf. Les commentaires de Jung dans la fin de Réponse à Job35 sur "La
femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de
douze étoiles sur sa tête" de l’apocalypse).
Le Livre de Job, nous dit-elle est organisé de la manière suivante :
1. Les deux premiers chapitres s'emploient à nous présenter Job
comme un juste que Yahvé, avec une légèreté inconsciente, livre à
Satan.
2. Du chapitre 3 au chapitre 37 nous découvrons le silence de Dieu
face aux souffrances de Job. Seuls ses "amis" commentent et
expliquent, chacun à leur façon, les motivations de ses malheurs.
3. Du chapitre 38 au chapitre 41, Dieu parle et il explique sa toute-
puissance. Job se contentera de répondre « Si j'ai été léger, que
répliquerai-je ? Je mettrai ma main sur ma bouche : j'ai parlé une
fois et ne répèterai pas, deux fois et ne recommencerai pas ! » (Job,
40, 4-5)
4. L'épilogue que constitue le chapitre 42 nous met en présence de Job,
ses "amis" et Yahvé. Quant à Satan il a disparu : « Mais où est-il
donc passé celui-là ?

34
E. Amado Levy-Valensi, Job, réponse à Jung, Les Editions du Cerf, Paris, 1991.
35
C.G. Jung, Réponse à Job, Méta-Editions, Paris, 2001.
125
Il a été changé. Et par l'homme » nous dit Éliane Amado-Valensi, et elle
poursuit :
... « Parce que l'homme qui a traversé ces différents stades, qui s'est
lancé dans le courant de l'éternelle histoire et d'une histoire éternisée, a
transmuté le Satan en Messie. »
... « Ce n'est pas le Messie que Dieu envoie aux hommes mais le
Satan. C'est le mal que Dieu envoie aux hommes comme un défi auquel
homme a le pouvoir de répondre et de résister. »36
Dans le livre de Job, de par la place qu'il occupe et par ce qu'il y est
dit, nous assistons à un déchainement des forces du mal, concomitant à une
élision du féminin. Job a bien une femme mais celle-ci n'a pas de nom et
son identité est strictement limitée à son rôle de génitrice. Elle n'a pas
d'amour, ni pour Dieu, ni même pour son mari : « Tu t'attaches encore à ta
perfection ? Maudis Élohim et meurs ! » (Job 2,9), lui dit-elle.
A l'inverse, le féminin, quand il reprend sa place de protecteur de la
vie, vivifié par l'amour, guérit. Ainsi ce rêve de Marie-France qu'elle fait
après 6 mois de thérapie :
« Je suis à la piscine avec d'autres membres de ma famille. Je suis
enceinte de 6 mois (= durée de la thérapie), et je sens que je vais
accoucher : c'est une merveilleuse petite fille avec ses cheveux, comme elle
est née dans l'eau je dois lui faire du bouche à bouche. J'éprouve quelque
chose de très profond, qui me donne une sensation impossible à mettre en
mots, très forte, vraie. Je sens que je guéris. J'ai envie de pleurer. Je la
protège vraiment ! »
Adam et Ève
Paul Evdokimov, dans La femme et le salut du monde, commentant
ces trois mots : "Et Dieu dit", rejoint en quelque sorte la notion du Bien
chez Plotin quand il commente le niveau le plus profond de l'UN, c'est-à-
dire une altérité fondamentale : « L'amour de par sa nature suscite son
objet ... une existence. ... La parole, de par sa propre valeur, ne peut se
suspendre dans le vide ; elle crée l'oreille, pose d'emblée le toi qui la
reçois. En face de Dieu, sur l'abstraction du néant, absence de tout sujet,
se détache un visage, l'œil qui voit, l'oreille qui écoute. »

36
E. Amado Levy-Valensi, op. cit. p. 227.
126
Par conséquent, quand Adam s'exclame : « cette fois, celle-ci est "os
de mes os et la chair de ma chair".» (Gen 2,23), ou encore : « Et l'Adam
appela sa femme du nom de "Vivante" (Ève) car elle aura été la mère de
tous les mortels. » (Gen 3,20), cela nous conduit à considérer que « La
création d'Adam [et Adam en hébreu est un terme collectif] est la création
de la cellule originaire humaine, de l'homme, comme homme-femme, des
éléments masculins et féminins dans leur fusion originelle encore
indifférenciée ».... « La distinction actuelle masculin-féminin en tant que
deux individualités désormais isolées l'une ne l’autre est en deçà de la
vérité initiale. Bien au contraire, il se dégage clairement du récit biblique
que ces deux aspects de l'homme sont à ce point inséparables, qu'un être
humain masculin ou féminin pris isolément et considéré en soi, n'est pas
parfaitement un homme. Il n'y a pour ainsi dire qu'une moitié d'homme
dans un être isolé de son élément complémentaire. La naissance d'Ève
apparaît donc comme le grand mythe de la consubstantialité des principes
complémentaires de l'être humain : homme-femme, l'archétype premier de
tout humain. » Ainsi, « la création d'Ève ni en est pas une, mais son
avènement est un authentique enfantement : Ève se détache d'Adam. Et
cela signifie qui au moment où l’acte créateur de Dieu appelle Adam à la
vie, celui-ci contenait déjà en lui sa partie constitutive, sa moitié, Ève. »37
Voici ce très beau rêve sur le mystère du couple que m'a rapporté
une femme de 65 ans, en thérapie suite au suicide de sa fille de 30 ans. Cet
événement traumatique avait réactivé de profondes blessures affectives de
l'enfance, la mère de la patiente étant une personne extrêmement froide. Le
père quant à lui avait souffert de très gros problèmes psychiatriques.
« J'enlace un homme beau, portant une casquette, et avec des yeux
très bleus. Je m'apprête et je pense à me marier avec lui. Des gens qui sont
là viennent poser au-dessus de nous deux comme un très grand drap blanc
en guise de voile, mais qui non seulement nous recouvre tous deux, mais
aussi flotte beaucoup plus loin. »
Ce rêve sera pour elle le début également d'une reconstruction de
son être et de ses relations familiales et affectives et elle commencera à
s'intéresser aux ouvrages de Jung qui traitent de ce thème amoureux tels
Mysterium Conjunctionis et Aurora Consurgens de Marie-Louise Von
Franz, ouvrages qui ne sont vraiment compréhensibles que par la

37
P. Evdokimov, op. cit. p. 139-140.
127
dimension du féminin psychologique du lecteur. Il est d'ailleurs tout à fait
intéressant de suivre l'hypothèse de Marie-Louise Von Franz sur l'origine
de ce traité (Aurora Consurgens)38 : elle l'attribue à St Thomas d'Aquin
(1224-1273) qui l'aurait rédigé dans l'anonymat, bouleversé qu'il était,
après une expérience du féminin qui l'avait complètement retourné
(métanoïa). Ce féminin que dans la première partie de sa vie il abhorrait
alors qu'il rédigeait sa (très froide) Somme théologique encore enseignée
de nos jours dans les cours supérieurs de théologie destinés aux futurs
prêtres catholiques romains...
Le masculin et le féminin sont donc des principes complémentaires
consubstantiels à l'être humain et le couple humain est constitué de deux
personnes de même nature. L'amour qui les unit est l'expérience même du
divin en eux et de là, source de Co'naissance !
Ceci permet d'ailleurs de comprendre pourquoi le serpent, le rusé,
aphki, comme se plait à l'appeler Martin Luther, c'est-à-dire celui qui se
moque de tout, ironise sur tout, s'adresse en priorité à Ève, la composante
féminine d'Adam pour les convaincre de consommer la pomme. Une fois
Ève conquise, Adam n'a fait aucune difficulté à la suivre... Mais à ce stade,
peut-être que l'un comme l'autre avait perdu le contact avec la part
complémentaire de leur âme ?
Le féminin psychologique est donc cette composante qui, par
l'expérience réceptrice et vivifiante de l'amour, a accès à la part divine de
l'Homme.
De ce point de vue, voici la vision que m'a rapportée Emmanuelle,
alors qu'elle accompagnait son père aux portes de l'Au-delà : « Je le
regardais dans la pénombre et à un moment : J'ai vu la tête d'une licorne
contre son visage, face à face. Une blancheur lunaire, et un œil démesuré.
Et de l'intérieur de cet œil émanait un amour d'une ampleur infinie ! J'ai
vu le Bien, manifesté dans la chair de cet animal. J'ai trouvé une immense
paix et je me suis sentie remplie de chaleur ... Papa était en train de partir
et j'ai vu son être sortir de son enveloppe, se débattant un peu. Mon père
était un être de bien. » « C'est comme si on m'avait laissé entrevoir cet
Amour Divin : en chacun de nous, nous avons une part du Christ, cet
amour-là est unique et divin : alors on comprend ! »

38
M.L. von Franz, Aurora Consurgens, La Fontaine de Pierre, Paris, 1982, p. 407.
128
Le couple humain unit ainsi dans une même nature, deux personnes
et les ouvre à la Co'naissance.
Paul Nothomb, professeur d'Hébreu ancien en Sorbonne et
traducteur passionné des premiers versets de la Genèse commente :
« L’Adam du couple est une dégénérescence de l'Adam originel et capable
de le redevenir. Comme il est Un et multiple dans son essence, cela
concerne chacun de nous. Nous sommes personnellement l'un et l'autre, au
moins en puissance. La femme est comprise dans cette possibilité, même si
l'Adam originel s'est séparé de sa composante féminine dans la "chute".
Comme lui elle est afar [l'Adam originel] et elle le redeviendra comme
l'Adam du couple quand elle lui sera de nouveau réunie. »39

Pour conclure
L'être humain, l'Adam, Isis-Osiris, est constitué de deux dimensions:
mâle et femelle, masculin-féminin, organisées de manière asymétrique
selon les sexes. Le masculin, tel Osiris, tient sa puissance (le phallus de
terre) de la générosité de l'amour que lui porte sa part féminine, Isis. Le
féminin qui accueille le masculin, le transforme et renonce à la destruction
du mal en l’intégrant dans sa dimension constitutive de la Vie, ce qui pose
à nouveaux frais la question du mal.
L'articulation et la conjonction de ces deux dimensions, masculin-
féminin, intra et inter-humaines permet, par le féminin psychologique, la
découverte de la capacité d'amour et de la présence du "Bien" au cœur
même du SOI, imago dei.
Le "Bien" caché en nous, au plus profond du SOI, n'est pas "Bien"
pour lui-même mais pour les autres. C'est une altérité radicale, plus
profonde encore que le monde des Formes de Plotin, ou des archétypes de
Jung, et que Plotin appelle l' "UN".
Cette découverte, cette "invention" (au sens étymologique), cette
expérience vivifiante de l'Amour, savoir aimer et être aimé, par le biais du
féminin psychologique, ouvre une porte sur la co'nnaissance du Divin
présent au cœur même de l'humain, tel l'Adam originel.
Il s'agit là d'une véritable métanoïa.

39
P. Nothomb, Ça ou l’histoire de la pomme, Phébus, Paris, 2003, p. 127.
129
Alors en guise de conclusion, je laisserai la parole à Isabelle qui m'a
rapporté ce poème qu'elle avait écrit pendant que je réfléchissais et laissais
monter en moi ce thème du féminin et qui me semble une très belle
expression du féminin psychologique :

Je rêve
je rêve d’une autre vie…
d’un endroit calme dans la nature,
un chalet, une bergerie, loin du monde
un endroit où règnent la nature, le soleil et le vent,
le son des cloches et le cri lointain des animaux
un endroit proche d’un ruisseau
je rêve d’une vie calme, saine, authentique, liée à l’essentiel,
le bois qui crépite dans la cheminée, le café qui fume, la marmite sur le
fourneau,
la prière du soir et du matin…
je rêve de cheveux sauvages au vent, de bottes fourrées et de gros pulls en
hiver, de sandales, de jeans et de santiags en été
je rêve d’être femme libre et nature, la peau au soleil, les muscles dessinés
par l’effort, le travail manuel, la marche…
je rêve de louer le seigneur, d’élever des enfants respectueux du silence,
de la terre, des animaux et du travail noble
je rêve d’un monde éveillé, proche de ses racines, de la terre, du règne
animal,
un monde où le superflu n’existe pas
je rêve d’un monde simple, éclairé à la bougie, où chacun retrouve sa
lumière intérieure, sa divinité
où chaque instant, chaque respiration, chaque geste fait en conscience
donnent sens à la vie
je rêve de voyages, d’évasion, de connaissance, de maîtrise, de
communion avec les éléments, les pierres, les végétaux et les animaux
je rêve de rituels, de sacré, de la sagesse des ancêtres, de médecine
douce, d’incantations au divin
je rêve de simplicité, de vérité, d’authenticité
130
je rêve d’Exister…
je rêve d’un compagnon sauvage, chaman, bâtisseur
je rêve de communion silencieuse, d’union sacrée, de don à la Terre
je rêve de vivre dans ma Vraie dimension, à un niveau d’énergie et de
pureté autres
je rêve de dialogues avec la Source, de conversations manuscrites, de
révélations sacrées
je rêve de mon Etre de lumière et l’appel est trop fort, trop puissant pour
que je puisse résister
sur le chemin de mon âme, je m’éloigne irrévocablement de l’ancien, du
connu
isabelle cambier, hiver 2010
e-mail : isabelle-cambier@skynet.be


Bibliographie
− E. Amado Levy-Valensi, Job, réponse à Jung, Les Editions du Cerf,
Paris, 1991.
− Barucq et F. Daumas, Hymnes et prières de l’Egypte ancienne, Edition
du Cerf, 1980.
− E. Brasseur, "L’évolution intérieure et la question spirituelle ou
métanoïa, regards sur l’œuvre de C.G. Jung", Acta Psychiatrica
Belgica 108/3, 2008 1-7.
− F. Dunand, Isis, mère des dieux, Actes Sud, 2008, coll. Babel 916.
− P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Desclée de Brouwer,
1996, Paris.
− M. Fromaget, Corps, Âme, Esprit, introduction à l’anthropologie
ternaire, Edifie L.L.N., 1998, T 1 & 2.
− P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Folio Essai 302,
Gallimard, 1997.
− Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Seuil Points P59.
− C.G. Jung, Le divin dans l’homme, Albin Michel, 1999.
− C.G. Jung, Psychologie et Orientalisme, Albin Michel, 1985.
131
− C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis TII, Albin Michel, 1982.
− C.G. Jung, Types psychologiques, Georg Editeur, Genève, 1986.
− C.G. Jung, Ma vie, souvenirs, rêves, pensées, Gallimard, 1973.
− C.G. Jung, Métamorphose de l’âme et ses symboles, Librairie de
l’Université, Georg et Cie, Genève, 1983.
− C.G. Jung, Réponse à Job, Méta-Editions, Paris, 2001.
− C.G. Jung, "Les sept sermons aux morts", in : La vie symbolique, trad.
C. Maillard, Albin Michel, 1989.
− P. Nothomb, Ça ou l’histoire de la pomme, Phébus, Paris, 2003.
− Plutarque, Isis et Osiris, Edition de la Maisnie, Guy Trédaniel Editeur,
Paris, 2001.
− F. Ravaison, Testament philosophique et fragments, Vrin, Paris, 1983.
− R.M. Rilke, Œuvres poétiques, La Pléiade, Gallimard, 1997.
− G. Romey, Encyclopédie de la symbolique des rêves, Editions
Quintessence, 2005.
− M.L. von Franz, Aurora Consurgens, La Fontaine de Pierre, Paris,
1982.

− Traduction de J. de Horrack, Les lamentations d’Isis et de Nephtys,


d’après un manuscrit hiératique du musée royal de Berlin (papyrus
1425), Librairie Tross, Paris, 1866.

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