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Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Nietzsche, une philosophie de la nature

La philosophie de Nietzsche est une philosophie de la nature. Elle


n’aurait pu poser le problème de l’appréciation des formations de
culture et de l’évaluation des civilisations, si elle n’avait d’abord
réussi à se donner une image cohérente de la nature. Cette dimension
philosophique, souvent sous-estimée dans le commentaire français
sur Nietzsche, malgré l’influence évidente de Schopenhauer, n’a rien
d’accessoire. Une grande mutation de la philosophie s’amorce, elle
passe par la volonté de décrire l’univers dans l’accomplissement de
son procès et non plus du point du vue spécifique de la raison
humaine : volonté de Schopenhauer, volonté de puissance de
Nietzsche, durée bergsonienne, procès Whiteheadien, différenciation
monadique de Tarde… Oublier cette dimension essentielle, c’est
passer à côté de la révolution philosophique qui s’est produite à ce
moment et qui a déplacé l’ensemble du continent philosophie.

1) La méthode de Nietzsche

Le texte qui présente le plus clairement le projet nietzschéen est


le fameux paragraphe 36 de Par delà bien et mal. Que dit-il en
substance ? 1) Il commence par une hypothèse essentielle, déjà
introduite par Schopenhauer, destinée à une grande fortune dans la
phénoménologie herméneutique de Heidegger, à savoir l’hypothèse
qui suppose que notre existence est déjà une pré-compréhension
d’être, que philosopher n’est pas autre chose que révéler le sens de
l’expérience d’être que manifeste notre existence : « Si rien ne nous
est nous est ‘donné’ comme réel, sauf notre monde d’appétits et de
passions, si nous ne pouvons descendre et monter vers aucune autre
‘réalité’ (Realität ») que celle de nos instincts… ». Il est clair que ce
« donné » primitif, irréductible, ne se donne pas dans une objectivité
extérieure à nous, impassible, transcendante, mais qu’il est le jeu
passionnel et pulsionnel qui nous constitue, dessinant alors l’horizon
de ce qui est toujours déjà pré-compris dans notre existence. C’est
aussi sur un « donné » irréductible, on le sait, que s’appuieront les
cosmologies de Schopenhauer, de Bergson et de Whitehead 2) Ce
monde de la corporéité instinctive qui forme l’horizon du pré-
compris, peut-on alors le tenir pour étranger au monde en général ?
Au monde mécanique ? Au monde cosmique ? Ne revient-il pas à la
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

pensée de faire une hypothèse qui soumettrait les faits psychiques et


physiques à la compréhension qui se manifeste du sein de ce donné ?
Un fragment préparatoire pose cette question avec toute la carté
souhaitable : « En fin de compte rien n’est donné (gegeben) qui ne
soit ‘réel’ (real), sinon la pensée, la perception et les instincts : n’est-
il pas permis de chercher à savoir si ces données (dies gegebene) ne
suffiraient pas à construire un monde ? »1 Le paragraphe 36
développe la même idée : Si ce donné vital, instinctif relève bien
« d’une seule forme fondamentale de la volonté, à savoir la volonté
de puissance comme c’est ma thèse », dit Nietzsche, ne faudrait-il
pas que la pensée examine si cette même « forme fondamentale » de
volonté (Grundform des Willens) ne serait pas à l’œuvre non
seulement dans le monde organique mais aussi dans le monde dit
mécanique ?
On dira : Nietzsche ne fait qu’une hypothèse. Mais, toute
hypothèse est tentative de soumettre les faits à l’unité de la
compréhension, à l’unité d’un sens susceptible de comprendre les
régions de l’étant qui apparaissent d’abord séparées. L’hypothèse est
une Idée. Elle est l’unité transcendantale de ce qui doit être pensé et
ne peut être que pensé problématiquement (nous ne parlons pas du
transcendantal au sens de la possibilité de pouvoir se rapporter a
priori à des objets de l’expérience, ce qui, on le conçoit, n’a aucun
sens chez Nietzsche, mais d’usage transcendantal des Idées,
exigence d’unifier l’expérience sous une même possibilité). La
volonté de puissance est ce qui ne peut être que pensé à partir d’une
expérience préliminaire de ce qu’être-en-vie signifie. C’est donc
bien l’ensemble des étants qui relève maintenant d’une double
expérience, ontologique comme expérience d’être-en-vie et
transcendantale comme hypothèse et thèse au sujet de l’ensemble de
la possibilité de l’expérience, et c’est bien cette double expérience,
d’une compréhension d’être et d’une hypothèse de pensée, qui
commande l’extension des propositions au sujet de la volonté de
puissance : partir de qui est éprouvé en soi, se diriger vers ce qu’on
doit penser, vers ce qu’on ne peut que penser.
On ne peut comprendre autrement l’insistance de Nietzsche à dire
qu’il n'y a pas de monde inorganique : « C'est la volonté de
puissance qui mène également le monde inorganique (der auch die
unorganische Welt führt), ou plutôt il n'y a pas de monde

1
FP, XI, 40 (37). Toutes nos citations de Nietzsche renvoient à l’édition des Œuvres philosophiques complètes, Gallimard. Pour
les fragments posthumes, nous écrivons FP, suivi du numéro du tome et du numéro de fragment.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

inorganique  (daß es keine unorganische Welt gibt) ».2 Le monde


inorganique n’existe-t-il pas ? N’est-il pas précisément le monde que
décrivent les sciences physiques ? L’univers n’obéit-il pas à des lois
matérielles très distinctes de celle de la vie ? Ce à quoi Nietzsche
oppose : ce monde, ne le voit-on pas au contraire traversé par des
caractéristiques non physiques, celles là mêmes qu'on trouve dans
les phénomènes organiques ? L'inerte n’est-il pas plutôt « une
préforme de la vie » (Vorform des Lebens) ? N’est-ce pas ainsi qu’il
faudrait le penser, en raison même de l’exigence de la pensée de
produire une image totale de l’expérience, car on voit pas comment
expliquer les manifestations du monde physique sans lui attribuer au
minimum une structure duelle, ou une relation entre deux foyers de
forces, un rapport d'assimilation ou d'action ? Si c’est le cas, si l’on
trouve des relations de force même au niveau physique, alors la
volonté de puissance suffira à rendre compte des phénomènes
physiques, et on pourra tout aussi bien dire que le monde
inorganique n’existe pas. Or, estime Nietzsche à la lumière du
développement de la physique, le fait est qu’on « ne peut écarter
‘l'action à distance’ : un être en attire un autre, un être se sent attiré.
Voilà le fait fondamental (Grundthatsache). (…) Pour que cette
volonté de puissance puisse se manifester (äußern), il lui faut
percevoir les choses qu'elle attire ; qu'elle sente, lorsque quelque
chose l'approche, si cela lui est assimilable ».3
Pour l’essentiel de cette méthode, comment ne pas songer ici à la
démarche très similaire de Bergson ? Certes, au lieu de partir de la
sphère psychique, Nietzsche part de la sphère vitale. Mais, les deux
voies nous conduisent, à partir de l’expérience de nous-mêmes, vers
une formidable extension de la pensée en direction de toutes les
autres strates de la nature. D’un côté, Bergson s’appuie sur un
« donné » irréductible, recouvert par les schèmes de l’intelligence et
du langage, il nous fait plonger dans ce moi profond si étranger à la
durée spatialisée de notre moi superficiel. Alors commence le long
voyage de sa philosophie, qui à la lumière de ce donné, de cette
durée psychologique, découvre que la matière, la vie et le monde ne
sont eux-mêmes que des formes de cette durée, par essence
psychologique. Derrière le monde invariable, mort, immobile,
enchaîné dans des formes éternelles ou des lois de conservation, de
la métaphysique et de la science, la pensée découvre alors un autre
Univers, une continuité mouvante et créatrice, et qui crée dans toutes
2
FP, XI, 34 (247).
3
FP, XI, 34 (247).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

les directions. La durée sera elle aussi une « unité vivante », à la fois
intuition d’être (durée) et pensée univoque de l’expérience, Idée
problématique du Tout. Et alors, ce ne seront plus des oppositions
entre matière et esprit que l’on saisira alors dans l’univers, mais une
polarité de durée entre conservation et création, qui est précisément
celle de la matière et de l’esprit. La volonté de puissance n’est-elle
pas une expérience de pensée méthodologiquement semblable ?
L’hypothèse nous conduit cette fois-ci du donné vital, du « monde
d’appétits et de pulsions » vers l’inorganique, le cosmique, la
conscience, l’art, la civilisation. Si l’hypothèse vaut pour ce dont
nous faisons l’expérience, si la volonté de puissance explique ce
monde d’appétits, (ce n’est plus une hypothèse, c’est « ma thèse »,
dit Nietzsche en conclusion de ce fameux paragraphe 36 de Par-delà
bien et mal, que cette hypothèse de la volonté de puissance suffit à
l’expliquer), alors pourquoi ne pas supposer que le monde
mécanique, en tant qu’il manifeste aussi une « énergie », un
« processus », est une « réalité du même ordre que nos passions
mêmes », qu’il est donc « volonté de puissance », et rien d’autre ?
Il est visible que durée bergsonienne et volonté de puissance
nietzschéenne sont à la fois une expérience d’être (Affective et
Psychique) et la nécessité méthodologique d’unifier le tout de
l’expérience par la pensée, à la fois fulgurance d’une insistance
d’être et position d’un sens univoque de l’être. C’est ce qui explique
que, concernant ces deux philosophies, bien des confusions
menacent la compréhension de leurs concepts « supérieurs ». A la
différence de Nietzsche, Bergson a clairement affiché la dimension
métaphysique de sa philosophie, au point de parler de métaphysique
positive, de faire de la durée un absolu positif. Du coup sa durée sera
la dimension de l’être lui-même, positivement, la dimension de
l’absolu, avec ses deux faces, matière et esprit. Quant à la
philosophie de Nietzsche elle articule les deux moments de la
méthode sans livrer d’explication développée, si bien que la volonté
de puissance se présente à nous de manière plus confuse,
« interprétation », « essence de l’être »… Ce qu’il y a de plus assuré,
c’est que d’un côté elle prend la forme d’une expérience d’être (le
«donné », le monde de pulsions et d’appétits), et de l’autre l’aspect
d’une réflexion méthodique sur le sens à donner à tout
étant (extension de la pensée vers l’affirmation d’une « forme
fondamentale de la volonté » pour toute région de l’étant). Il est
donc tout à fait impossible de séparer en elle la tonalité d’être
éprouvée à même le corps (le monde d’appétits et de pulsions qu’est
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

mon corps est le seul « donné » accessible), et la détermination d’un


sens d’être concernant tout étant (l’unité de sens de l’être comme
relation de puissance), autrement dit de séparer notre expérience de
fait et l’expérience de droit de la pensée, cette dernière se
manifestant par l’extension d’une « même forme fondamentale » à
tout étant (isomorphie) et par l’extension d’un même sens relationnel
(puisque la volonté de puissance est tout relation des forces) à tout
l’être (univocité).4
Concluons sur ce premier point : lorsqu’on s’efforce de penser le
réel à partir de ce qui s’impose à nous, à savoir chez Nietzsche à
partir de l’expérience même d’être en vie, la perception du monde
change. Cette perception atténue les failles du monde, entre
l’inorganique et l’organique, le monde inerte et le monde
psychologique. On sait que Nietzsche tient que la volonté de
puissance n’est pas régionale, qu’elle vaut pour toute réalité, qu’elle
embrasse le tout de l’expérience. Avec elle, c’est le tout de
l’expérience qui reçoit une unité de sens, et sans doute ce sens est-il
ce qui ne peut être que pensé comme volonté de puissance. Mais ce
qui peut être pensé en droit comme volonté de puissance, cela rend
aussi inutile tout schéma physique et métaphysique (comme
recherche d’un premier étant ou d’un principe de l’étantité).
L’extension de la volonté de puissance suit un principe méthodique :
étendre aussi loin que possible l’hypothèse qui vaut pour nous, pour
notre expérience de vie, se demander si elle ne vaut pas pour toute
réalité, si elle ne rend pas inutile tout autre type d’explication,
physique et métaphysique.

2) « Il n’ y a pas de monde inorganique »5

La manière dont la volonté de puissance va englober le monde


inorganique est donc décisive pour s’acheminer vers les sens unitaire
de la nature. On connaît la célèbre formule de Nietzsche : « C’est
également la volonté de puissance qu mène le monde inorganique, il
n’y a pas de monde inorganique ».6 Placer le monde inorganique
sous la domination de la volonté de puissance est un pas capital vers
la compréhension univoque de la nature. Autrement dit, ce dont nous
4
Pierre Montebello, Nietzsche, la volonté de puissance, PUF, 2001.
5
FP, XI 34 (247)
6
Ibid.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

faisons l’expérience dans nos instincts, nos tendances, notre vie


pulsionnelle en général, cela qui fait notre réalité corporelle vécue
avec sa mémoire, ses habitudes, ses valeurs, ce complexe vivant de
désirs et d’évaluations, tout cela n’est en rien spécifique à l’homme,
à sa nature, à son corps. Bien au contraire, partout où la pensée
cherche à penser à partir de l’expérience, il lui arrive cette chose, de
ne pouvoir le penser autrement que comme une relation de
puissance fondamentale dont l’expérience visée est déjà la
manifestation.
L’importance de la démonstration de Nietzsche sur le monde
inorganique réside dans le signalement cette direction
méthodologique précise. Nous savons que Nietzsche soutient qu’il
est possible de prolonger l’hypothèse de la volonté de puissance
jusque dans le monde organique.7 Mais, ce n’est pas suffisant. Peut-
être, est-il possible de déceler dans toutes les régions qui s’offrent à
notre expérience les mêmes propriétés qu'on rencontre dans la vie
organisée ? Peut-être allons-nous découvrir que toutes ces régions
différentes se plient à la même « forme fondamentale » ? Il est hors
de doute que l’extension infinie que Nietzsche donne à la volonté de
puissance, au-delà de notre expérience de vie, ne peut s’expliquer
autrement que comme extension de sens sur la base d’une
expérience d’être-en-vie. Mais, il est hors de doute aussi qu’une telle
extension est réalisée. La manière dont Nietzsche présente en
plusieurs occasions cette extension ne laisse aucune ombre : d’abord
l’hypothèse part de l’être-en-vie, puis elle embrasse le tout de
l’existence. « La vie, cas isolé (Einzelfall) : hypothèse à partir de là
sur le caractère général de l'existence (Gesammtcharakter des
Daseins ».8 Ou encore : « Considérer ce que montre toute vie (Was
alles Leben Zeigt) comme une formule abrégée pour la tendance
globale (gesammte Tendenz): de ce fait une nouvelle détermination
du concept de vie, comme volonté de puissance ».9 Un fragment de
l'automne 1887 répète : « La valeur de la vie, mais la vie est un cas
particulier, il faut justifier toute existence, non seulement la vie, - le
principe justificateur en est un à partir duquel la vie s'explique... La
vie même n'est pas un moyen pour quelque chose, elle est
l'expression des formes de croissance de la puissance ».10

7
FP, XII, 1 (30) : "Réduction de toutes les fonctions organiques fondamentales à la volonté de puissance -question :
n'est-elle pas aussi le mobile dans le monde inorganique?"
8
FP, XIV, 14 (82).
9
FP, XII, 7 (54).
10
FP, XIII, 9 (13).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Une telle hypothèse englobante élargit infiniment notre


expérience, elle préfigure une « forme » valable pour toute chose,
« uniforme ». S’agit-il pour autant d’un vitalisme, de l’attribution de
propriétés vitales au tout ? La réponse de Nietzsche est semblable à
celle de Bergson : ce n’est pas du vitalisme, le vitalisme est un cas
du problème général. Ce n’est pas davantage du matérialisme, qui
n’est aussi qu’un cas du problème. Et la conscience est encore un cas
du problème. Il faut découvrir l’unité de sens qui recoupe tous les
cas en englobant aussi notre expérience, et supposer, jusqu’à preuve
du contraire, qu’une même forme fondamentale embrasse l’univers,
avec pour seule variation une complexification et une hiérarchisation
croissante des forces et pour seule essentielle différenciation de tout
le champ une valeur inversée des polarités, de l'actif et du passif. Les
textes de Nietzsche sur le monde inorganique illustrent parfaitement
la volonté de penser une structure d'immanence uniforme,
indépendamment des conditions de vie. De ce point de vue, la
volonté de puissance n'apparaît ni comme un Réel positif (puisque
son unité transcendantale est le sens), ni comme un interprétation
subjective aléatoire puisque son fondement est le «donné ». Est à
penser dans une formule unique ce qui relie monde organique,
monde inorganique, monde psychique, est à penser la formule qui
annule la répartition rigide du monde en règnes séparés. Cette
formule s’énonce ainsi : il n’y a en tout et pour tout que des
« relations de force ». Et, on ne peut confondre l’hypothèse d’une
« relation » absolue de forces avec un quelconque absolu. Penser
absolument le monde comme relation de forces ne saurait être
identique à connaître un être absolu (Un-Substance-Tout). La
relation des forces est la seule hypothèse nécessaire à l’unification
de l’expérience dans son ensemble. L'affirmation que le monde
inorganique n’existe pas ne veut donc certainement pas dire que tout
est organique, que le Tout est un Grand organisme vivant (Platon),
(« Gardons-nous de penser que le monde serait un être vivant »), ou
encore qu’il serait Principe de vie ou Un (Plotin), mais plutôt que les
règnes ne sont que des formes différenciées d’accumulation de la
puissance, des formes particulières d’intensification de la
puissance.11 La volonté de puissance est le plan qui recoupe tous les
règnes, l’Idée que l’on peut se faire de leur unité de sens dès qu’on
pense en termes de relations de force.
Ainsi, l’unification du sens de l’expérience dans la volonté de
puissance est possible parce que rien ne s'oppose, en tant que nous
11
Gai Savoir, § 109.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

sommes vivants et pensants, à la compréhension de ce qui se donne


dans notre expérience. Rappelons ce texte tout à fait fondamental de
Nietzsche à l'automne 1885 : « Nous appartenons au caractère du
monde, cela ne fait aucun doute ! Nous n’avons pas accès à lui
(Zugang), sinon à travers nous : tout ce qu’il y a en nous d’élevé ou
de bas doit être compris comme appartenant nécessairement à son
être (Wesen)».12 Cette intuition est très ancienne : Nietzsche
affirmait déjà en 1872 que « l'homme connaît le monde pour autant
qu'il se connaît ».13 Une telle compréhension, absolument décisive,
donne sens à la corrélation que nous d’établir entre expérience d’être
et extension de cette expérience en direction de la compréhension de
l’univers. Bergson et Hans Jonas ne réfléchiront pas autrement sur le
rapport cosmologique entre partie et tout, homme et Univers. Que la
question d’un accès à l’être soit capitale, ce sont les paroles même
de Nietzsche qui le certifient. Que nous soyons conduits par la
pensée à élargir l’intuition d’être qui jaillit en nous, n’est-ce pas cela
qu’il faut nommer « méthode », « hypothèse », « voie », « accès » ?
Rien n’empêche la pensée de s’appuyer sur le « donné » en elle,
sur l’expérience d’exister, pour se diriger ensuite vers une saisie plus
globale de l'être comme volonté de puissance, si tant est « notre
pensée soit de la même substance que toutes les choses ».
L’unification du sens de l’expérience n'est pas impossible parce
qu'elle n'est pas étrangère à une certaine connaissance de soi. Tout
au contraire, une compréhension d'être en nous trace un chemin vers
le monde, et nous certifie que ce qui se manifeste dans notre manière
d’être-en-vie ne peut être étranger à ce que nous devons penser au
sujet de la structure générale de l’être.

3) Penser la nature

Mais quel est le sens exact de la philosophie de la nature rendue


ainsi possible ? Depuis 1884, Nietzsche projette de donner son
« chef-d’œuvre », sa « somme » sa « Métaphysica ». Un tel projet
avorte. Mais, le concept devant servir de clef de voûte à cette
reconstruction subsiste : la volonté de puissance. A quoi doit servir
ce concept ? Sans aucun doute à rendre possible une philosophie de
la nature qui fasse front à la cosmologie naturaliste
mécanico/scientifique, ainsi qu’à la métaphysique traditionnelle.
C’est comme si Nietzsche s’était posé cette double question
12
FP, XIV, 1 (89).
13
FP, II*, 19 ( 118).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

fondamentale : comment penser la possibilité même du devenir ?


Comment penser la possibilité d’une création incessante qui ne soit
commandée par rien d’externe à elle, rien de transcendant à elle,
c’est-à-dire qui ne recourt pas à la facilité de se faire naître d’un
principe externe ? De telles questions ont d’abord eu pour toile de
fond les querelles scientifiques et philosophiques sur la signification
du cosmos. Nietzsche recevait à Sils-Maria, par l’intermédiaire
d’Overbeck, la revue « Kosmos » dont le sous-titre était :
« Publication pour une vision unitaire du monde sur la base d’une
théorie de l’évolution en liaison avec Charles Darwin et Ernest
Haeckel ».
Cela doit nous rappeler que Nietzsche n’a jamais cessé de côtoyer
les pensées du cosmos, depuis la Naissance de la tragédie jusqu’à
l’intuition de l’éternel retour de 1881. Sa solution au problème
ontologique et cosmologique se développe en deux concepts :
l’éternel retour et la volonté de puissance. Par eux, la possibilité du
devenir créatif de la nature est interrogée. A l’inverse, les concepts
traditionnels qui figent l’être pour les besoins de la vie sont
critiqués : Un, sujet, substrat, cause, chose… Il en va en effet
comme si la puissance de devenir était recouverte par tout un
appareillage logico/rationaliste faisant remonter les impératifs de
l’agir vital dans la position du problème et substituant au continuum
du devenir certains artefacts comme la causalité, l’identité et la
substantialité : « Nous opérons au moyen de quantités de choses
inexistantes, de lignes, de surfaces, de corps, d’atomes, de temps et
d’espaces indivisibles. Comment l’explication serait-elle possible
dès que nous faisons de tout une représentation, notre
représentation (…). Un intellect capable de voir la cause et l’effet,
non pas à notre manière en tant que l’être arbitrairement divisé et
morcelé, mais en tant que continuum, donc capable de voir le fleuve
des événements, rejetterait la notion de cause et effet, et nierait toute
conditionnalité. »14 Au travers de cette critique de la représentation
rationnelle, c’est en réalité un affrontement majeur qui s’annonce,
contre le concept de loi, contre le concept de causalité, lesquels sont
les socles de l’interprétation moralo/théologique qui défigure la
nature.

4) Critique des lois

14
Nietzsche, Le Gai Savoir, § 112.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

La pensée nietzschéenne s’oppose radicalement à la notion


traditionnelle de loi dans trois domaines : le domaine théologique, le
domaine moral et le domaine naturel. Mais commençons par un bref
détour : dans le Chapitre IV du Traité Théologico-politique, Spinoza
rappelle ce qu’un moderne entend par « loi ». Dans le « langage
courant », populaire donc, loi s’entend au sens de « loi humaine », et
se comprend ainsi : « La loi est une règle de vie prescrite par les
hommes par le commandement d’autres hommes », pour la sécurité
de la vie et de l’état. Le sens très fort de commandement est le sens
obvie du mot « loi » dans toute loi humaine. « Loi divine » n’a pas le
même sens. « Toute notre connaissance, c’est-à-dire notre souverain
bien ne dépend pas seulement de la connaissance de Dieu mais
consiste du tout en elle ». La loi divine a un unique précepte, « aimer
Dieu comme un bien souverain », et chez Spinoza, au final, aimer et
connaître Dieu, c’est la même chose. Il ne faut pas autre chose pour
atteindre la loi divine prise en ce sens que la connaissance de Dieu
par la lumière naturelle, dont découlent notre souverain bien, notre
perfection et notre béatitude. D’où cette question décisive de
Spinoza : « Si par la lumière naturelle nous pouvons concevoir Dieu
comme un législateur ou un prince prescrivant ses lois aux
hommes ? ».
On sait ce qu’il en est. Dans son Traité Théologico-politique,
Spinoza s’oppose fermement à l’idée du Dieu législateur qui dérive
de la révélation Prophétique. Les lois prophétiques, y compris le
décalogue et la loi mosaïque, sont uniquement la perception de ce
qui était nécessaire au peuple d’Israël pour constituer un Etat et
conserver cet Etat, bref ce sont des lois nécessaires à l’obéissance à
Dieu, mais pas à la connaissance de Dieu. C’est toujours un « défaut
de connaissance » concernant l’existence de Dieu et la nécessité de
son essence qui transforme une révélation en Loi. Par exemple, si les
Hébreux avaient perçu, par vérité éternelle d’entendement, que Dieu
existe et doit seul être adoré, ils n’auraient pas eu besoin de faire de
la révélation du Décalogue une loi. Ce qu’indique ici Spinoza, c’est
un glissement de sens du mot loi qui va avoir des conséquences
inouïes : on en vient à se  représenter « Dieu comme un régulateur,
un législateur, un roi alors que ces attributs appartiennent à la
nature humaine seulement et doivent être écartés de celle de Dieu ».
L’illusion d’un Dieu anthropologique, agissant comme l’homme, et
commandant à l’homme, naît de la parole prophétique. Spinoza
indique en passant un deuxième glissement de sens dans l’usage du
mot « loi naturelle ». Par « métaphore », dit en effet Spinoza, nous
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

parlons aussi de loi naturelle. Or, dans ce déplacement du terme de


loi vers la nature, celui-ci conserve son sens obvie : commandement,
prescription, injonction. S’il y a des lois dans la nature, c’est qu’il y
a commandement de la nature. L’idée s’insinue à nouveau que Dieu
commande librement à la nature. Le système théologico/moral
s’articule entièrement à cette idée de commandement
Ce rapport de la loi au commandement est capital pour
comprendre la déconstruction théologico/morale que vise Nietzsche.
Le montre très bien le texte très célèbre qu’est le fragment du tome
XIV, 14 (79). Nietzsche, comme Spinoza, commence par interroger
l’usage populaire du terme de loi à propos du mécanisme et nous
dit : « Ecartons les notions populaires de ‘nécessité’ et de ‘lois’ ».
Qu’est-ce qui ne va pas dans l’usage de ces termes ? Justement le
fond théologico/moral. Parler de « nécessité », c’est communément
entendre que les choses sont soumises à une contrainte causale
externe, un commandement externe, bref qu’elles obéissent. Parler
de « lois », c’est communément entendre qu’il y a une instance de
commandement, d’imposition à la nature. L’usage populaire
maintient ici la double figure de la parole théologique : obéissance et
commandement. Les choses obéissent à une législation. En suivant
cet usage, le physico/mécanisme ne s’aperçoit pas qu’il prend
l’allure d’une théologie sans Dieu : il y des lois qui commandent et
des choses qui obéissent. La réponse de Nietzsche est très nette :
« Ici, on n’obéit pas, dit-il, car si une chose est comme elle est avec
sa force et sa faiblesse, ce n’est pas la conséquence d’une
obéissance ou d’une règle ou d’une contrainte » (…). Il ajoute : « Il
n’y a pas de lois (Es gibt kein Gesetz)  :  chaque force, à chaque
instant, tire toute ses conséquences ».
En réalité, la dernière phrase que nous citons est la reprise d’une
expression fondamentale donnée au paragraphe 22 de Par delà Bien
et mal

. Dans ce paragraphe, Nietzsche introduit l’idée de volonté de


puissance comme « phénomène universel et absolu » et fait miroiter
par elle la possibilité d’une autre interprétation de la nature. Dans
cette interprétation renouvelée, le monde « est nécessaire et
prévisible, non pas parce qu’il obéit à des lois, mais parce que les
lois y font absolument défaut et que toute force va jusqu’au bout de
ces conséquences ». C’est précisément parce que tout force va
jusqu’où bout de ces conséquences que l’interprétation en termes de
loi ne se justifie pas. Mais que veut dire alors « aller jusqu’au bout
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

de ses conséquence » pour une force ? On ne peut le comprendre


qu’en insistant sur le sens relationnel de la volonté de puissance.
Dire qu’une force va au bout de ses conséquences veut dire que
chaque force, dans le contexte d’un débat avec les autres forces, fait
ce qu’elle peut et ne fait que ce qu’elle peut : c’est cela qui produit
une apparence de régularité, son agir s’épuise continuellement contre
d’autres forces dans le contexte d’une lutte entre forces. En réalité,
rien ne commande et rien n’obéit. Tout se joue dans un rapport de
forces. Un autre fragment de 1887 le dit clairement : « La contrainte
dans les choses n’est guère démontrable (…)  Contre l’apparente
nécessité : celle-ci rien que l’expression qu’une force n’est pas
également quelque chose d’autre ».15 Une force n’est pas également
autre chose qui commande de l’extérieur. Le monde de forces où
chaque force épuise sa puissance dans la relation de joutes peut
donner l’apparence d’une nécessité mais il n’en est rien : il y a
simplement le même rapport de puissance qui est reconduit sans
nécessité externe.
Le sens général de la nouvelle interprétation proposée semble
alors être le suivant. L’interprétation par la volonté de puissance
permet de mettre hors jeu le sens théologico/moral déposé dans le
concept de nature. Autour des années 84-85, Nietzsche réaffirme son
refus du concept de « loi » à propos du monde chimique : « Je ne
parle pas de « lois » (Gesetzen) chimiques : le mot a un arrière-goût
moral. Il s’agit bien plutôt de constater de façon absolue des rapports
de forces « eine absolute Feststellung von Macht Verhältnissen ».16
Cette même expression se retrouve quasi-identique dans un fragment
de la même époque « Penser que la nature obéit à des lois est une
interprétation humaine et humanitaire. Il s’agit en fait de rapports de
forces (en réalité l’allemand dit plus que la traduction, il est question
encore de l’établissement absolu de rapports de forces : eine
absolute feststellung der Machtverhältnisse) (…). Ce qui règne, c’est
l’absolue instantanéité de la volonté de puissance »).17 Ce qui règne
en effet, c’est la déflagration instantanée et réciproque des forces. En
conséquence, le concept de « lois de la nature » doit être abandonné :
« Que nous sommes naïfs lorsque nous projetons dans les choses nos
jugements de valeur, lorsque nous parlons de lois de la nature
(Naturgesetzen) ! Il serait utile de faire au moins une fois l’essai
d’un type d’interprétation entièrement différent : afin que l’on

15
FP, XIII, 9 (91),
16
FP, XI, 36 (18),
17
FP, XI, 40 (55).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

comprenne combien c’est sur le mode inconscient que nos critères


éthiques (prééminence de la vérité, de la loi, de la raison, etc.)
règnent sur l’ensemble de la prétendue science ».18
Dans la situation de l’interprétation nouvelle ici suggérée,
Nietzsche fait ainsi surgir une question dont la radicalité tranche au
plus profond de la tradition : qu’entendre par nature si rien dans la
nature ne peut se penser comme étant sous le règne de lois qui
commandent ? Qu’est-ce qui règne dans la nature si rien n’y règne
sous la forme de lois naturelles, ni sous la forme transcendante d’un
Dieu donnant des lois à la nature, ni sous la forme transcendantale
d’un sujet législateur prescrivant ses lois à la nature (l’erreur
semblable de Kant, il y a un ordre phénoménal, donc des règles,
donc un pouvoir de règles, donc un entendement législateur, et aussi
des impératifs moraux) ? Qu’est-ce que la nature en l’absence de
lois, si l’on doit prendre au sérieux le mot : « Il n’y a pas de lois » ?
Ce qui est à penser, c’est bien une nature qui n’est sous la
domination d’un Dieu législateur, ni sous la domination d’un sujet
législateur. Ce qui sera affirmée, ce sera cette pure « nécessité » sans
extériorité, sans transcendance : l’innocence du devenir.
Heidegger, dans Ce qu’est et comment se détermine la Physis, a
proposé un éclaircissement sur la « parole fondamentale » qui nous
vient de la Grèce sous le nom de physis et des romains sous le nom
de natura. Nature, rappelons-le, désigne au plus profond « ce qui est
au-dessus de tout élémentaire, et de tout humain, au dessus même
des Dieux », à savoir ce qui détermine depuis le commencement de
la parole philosophique le tout de l’étant, et qui est le sens du sens de
toutes les interprétations traditionnelles de la nature. « La Nature
devient le nom pour l’Être, dit Heidegger ; car l’être est antérieur à
tout étant, qui emprunte de lui ce qu’il est ».19 En chacun des sens
de Nature est à chaque fois posée « une interprétation de l’étant dans
son ensemble », une détermination de ce qui est « sous » l’étant. La
Physis saisit l’être sous l’étant et le détermine comme Présence-
Substantia-Hypokeïménon-Subjectum. Ainsi, Nietzsche, en suivant
le fil de l’homo naturae produirait l’unification du monde sensible et
procéderait à la réduction de la nature au naturel passionnel et
corporel.
Heidegger a certainement raison de pointer dans le terme nature
le fait fondamental d’une pensée qui prend sur elle « le tout de
l’étant », mais tort de faire entrer Nietzsche dans une métaphysique
18
FP, XI, 39 (14). 
19
Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la physis », in Questions III, Gallimard, 1968.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

de la présence et de la subjectivité à laquelle il ne peut appartenir.


Car ce qu’est la nature en l’absence d’un règne des lois, Nietzsche
n’a cessé de le penser autrement que ce qu’en dit Heidegger, il l’a
pensé comme « volonté de puissance », laquelle ne saurait jamais
être un « bien-fonds » ou une présence/subsistante au sein de l’étant
puisque nous l’avons dit, il ne s’agit plus que de constater
absolument des relations de puissance, sans aucun subjectum. Ce qui
ressaisit la nature en sa possibilité, en l’absence de lois chimiques,
de lois morales, biologiques, psychologiques, théologiques, en
l’absence de sujet transcendantal et législateur, Nietzsche ne cesse
de dire que cela se pense comme « volonté de puissance ». Et penser
en terme de volonté de puissance, nécessite de se déconstruire
l’usage philosophique de concepts pénétrés au tréfonds par le sens
théologico-moral qui transit la pensée. Défaire le sens obvie, c’est-à-
dire la déposition archaïque du sens théologico/moral en chaque
concept est une tâche infinie. L’interprétation nouvelle que
Nietzsche appelle de ses vœux passe par cette tâche incroyablement
difficile, la mise hors circuit de concepts imprégnés par un légalisme
théologico-moral sans âge.
Et pourtant cette tâche n’exclut pas la résurgence du terme de
« loi » et du mot « nécessité » pensés cette fois-ci dans une
signification nouvelle en esthétique et en éthique particulièrement.
Nietzsche use alors très fréquemment des concepts de loi et de
nécessité mais en un sens rénové : loi et nécessité indiquent alors le
processus interne de la volonté de puissance, la discipline, la
législation qui s’instaure dans les instincts, la nécessité qui jaillit du
mouvement de la puissance. Tel est le sens « maîtrise de soi » de
20
l’esprit libre (Selbstherrlichkeit). Car « celui qui est puissant
devient toujours davantage celui qui se maîtrise lui-même ». 21

5) Critique de la causalité.

La critique de la légalité ouvre à une autre idée de la nature. Il en


va de même pour la critique de la causalité. Celle-ci s’appuie
fondamentalement sur l’inexistence d’une action monadique. Un
autre thème général de l’analyse de la volonté de puissance, c’est de
dire qu’on ne trouve aucune volonté une dans la nature, pas même
psychologique, et c’est pourquoi Nietzsche répète si souvent que « la
volonté n’existe pas », entendons au sens d’une faculté
20
Gai Savoir, § 347.
21
FP, IX, 7 (101)
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

psychologique, d’un pouvoir causal d’agir, d’une transcendance. La


volonté psychologique n’est en réalité que la conséquence de la
rationalisation du devenir déjà visible dans la causalité. Il est patent
que Nietzsche consacre à cette connexion logicisation/occultation du
devenir un très grand nombre de textes. Causalité psychologique
(volonté), mécanique, finale, causa sui, etc., toutes les formes de
causalité sont refusées pour l’explication du devenir parce qu’elles
impliquent une extériorité du devenir à lui-même, un intervalle de
temps, une distance nécessairement logique entre la cause et l’effet,
comme le remarquera justement Bachelard cherchant lui aussi à
« reconstituer un devenir complexe sans s’appuyer sur un temps
absolu » qu’il croit être celui de Bergson. 22 Le devenir ne se
comprend pas à partir d’une relation causale externe, mais de
relations de force internes
Dès qu’on parle de cause, on exagère la richesse du devenir, note
Bachelard, on veut donner au temps linéaire trop d’action, on écarte
la résistance et l’imprévu. D’une certaine manière, c’est exactement
ce que Nietzsche a voulu éviter en parlant de volonté de puissance. Il
renonce à soumettre le devenir complexe à une causalité linéaire, il
refuse de simplifier l’être en le ramenant à une succession
temporelle, à un enchaînement logique de conditions. On ne voit
nulle part de telles consécutions : ni dans le psychisme où on ne
trouve pas de vouloirs psychiques ou de faits psychiques, mais
uniquement des rapports de forces qui sont interprétées
psychologiquement : « Je nie qu’un phénomène spirituel ou
psychologique soit la cause directe d’un autre phénomène spirituel
ou psychologique même s’il semble qu’il en soit ainsi. » Ni dans la
physique des corps où on ne trouve pas de successions causales
objectives ou des faits physiques, mais seulement des faits
interprétés mécaniquement. Les deux formes d’interprétation sont
d’ailleurs liées : «  Toutes les hypothèses du mécanisme, la matière,
l'atome, la pesanteur, la pression et le choc ne sont pas des faits en
soi, mais des interprétations qui s'aident de fictions psychiques. »23
La causalité psychique n’existe pas en tant que telle. Supprimons
tous les artifices nécessaires à la vie, dit Nietzsche comme Bergson,
et nous voyons apparaître un monde très différent « Le monde,
abstraction faite de la nécessité pour nous d’y vivre, le monde que
nous n’avons pas réduit à notre « être », à notre logique et à nos

22
Bachelard, La dialectique de la durée, PUF, p 61.
23
FP, XIV, 14 (81).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

préjugés psychologiques n’existe pas en tant que monde « en soi », il


est essentiellement un monde de relation (Relations-Welt) ».24
Si nous revenons au problème du devenir, le questionnement de
Nietzsche sur l’inutilité complète des concepts traditionnels
lorsqu’on cherche à saisir quelque chose qui est sans « être » au sens
substantiel de la tradition, à savoir quelque réalité dont la puissance
ne peut être qu’un pur devenir, prend un sens plus précis. Que faut-il
en effet pour qu’il y ait devenir ? Cette question appelle une solution
de fond, une solution quant à la possibilité du devenir, à la
possibilité de devenir. Une telle possibilité ne peut être ressaisie
qu’en déconstruisant la plupart des concepts de la tradition qui sont
l’ossature d’une représentation formée pour les besoins pratiques de
la vie : causalité, sujet, substrat, chose… Dans la causalité, on
invoque nécessairement un temps qui sépare la cause et l’effet, la
source et la conséquence, le sujet de l’objet, comme si le devenir
était extérieur à lui-même. A l’inverse, la substitution de la Relation
à la Causalité cherche à arracher le devenir à toute forme
d’extériorité. Ainsi s’explique que Nietzsche ait voulu écrire un
chapitre qui s’intitulerait « La volonté de puissance dans son
principe, critique de la notion de cause » et l’ait développé ainsi :
« J’ai besoin d’un point de départ « volonté de puissance » origine
du mouvement. En conséquence le mouvement ne peut être
déterminé de l’extérieur, pas causé… J’ai besoin de centres
d’impulsions et de centres de mouvements à partir desquels la
volonté se propage ».25 Retrouver la réel en sa teneur propre, c’est
d’abord le dépsychologiser, ôter les sédimentations psychiques qui le
recouvrent, lesquelles prennent toutes racine dans la croyance en la
causalité : « Eliminons ces ajouts », dira Nietzsche en 1888, alors
« être »  ou « chose » n’apparaissent plus que « comme concepts de
relation » (als Relationsbegriff).26
Mais si rien n’est sujet, ni cause, ni condition, si le devenir doit
être arraché à toute forme d’extériorité, à toute transcendance, à
toute rationalisation, que nous reste-t-il pour le saisir dans sa
pureté ? Si rien n’est sujet, s’il n’y a pas de causes physiques et
psychologiques, quel sens y a t-il à parler de métaphysique de la
subjectivité ? Peut-on se situer là où Heidegger voulait nous
conduire ? Bien au contraire. Le sens des affirmations de Nietzsche
est clair : « Il n’y a ni causes, ni effets » ; « Coordination au lieu de

24
FP, XIV, 14 (93)
25
FP, XIV, 14 (98).
26
FP, XIV, 14 (103).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

cause et effet » (Coordination statt Ursache und Wirkung).27 Le


temps linéaire et logique s’effondre avec la subjectivité. Il n’était
qu’une construction rationnelle, il était notre construction, une
manière d’espacer les choses, de produire un ordre logique de
conditions. A la place donc, simultanéité et coordination. Ce sont là
de nouveaux rapports dont on avouera qu’ils sont inintelligibles hors
d’une relation verticale de forces. En effet, simultanéité veut dire
que « les événements qui sont vraiment reliés entre eux doivent
avoir lieu absolument en même temps » ; coordination signifie que
ces événements sont nécessairement co-ordonnés, ordonnés l’un
relativement à l’autre.28
Simultanéité et coordination indiquent ainsi la primauté d’une
synthèse verticale des forces sur la succession, la priorité d’un
processus inclusif des forces sur le déroulement du temps. Si le
devenir sans sujet ne se déroule pas dans le temps, c’est parce que le
temps ne précède pas les choses, il est l’engendrement des choses, il
émane du choc des forces. Revenons à ce texte essentiel : « Ce qui
règne, c’est l’absolue instantanéité de la volonté de puissance ».29
Cela veut aussi bien dire que le devenir ne suppose pas le temps, il
n’épouse pas une ligne de temps préalable, il crée le temps par le fait
même de la relation entre forces dominantes et dominées, par le fait
même de la coordination primitive de forces, par le choc instantané
des impulsions créatrices. Pour expliquer la pulsion d’engendrement
où s’originent les choses et les lignes ontogénétiques qui germent en
choses, on ne peut se fier à la causalité car elle gomme le profond
mouvement d’affrontement des forces, le ressac interne du monde, le
fracas créatif. C’est cela le premier sens du mot volonté : une
coordination ontogénétique, productrice et créatrice. Faire de la
volonté de puissance une aspiration à la puissance, un désir subjectif,
un vouloir-vivre, la propriété d’un sujet ou d’un substrat, est une
interprétation impossible de la volonté de puissance, sans cesse
condamnée par Nietzsche, comme s’il pressentait justement que le
pire accompagnera sans rémission l’interprétation de la volonté de
puissance. En réalité, la volonté de puissance établit les conditions
de possibilité du devenir. Il n’y a pas de devenir sans disparité des
forces, inégalité des forces, rencontre asymétrique des forces,
coordination et simultanéité des forces. De la découle la variabilité
perpétuelle du devenir.

27
FP, XIV, 14 (98), FP, X, 26 (46).
28
FP, IX, 24, (36).
29
FP, XI, 40 (55).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Comme chez Bergson, la musique peut aider à comprendre qu’on


ne dévoile rien du devenir quand on le réduit à une multiplicité
homogène et calculable : « La possibilité de calculer le monde,
d’exprimer tout ce qui arrive par des formules –est-ce vraiment
comprendre ? Qu’aurait-on compris au juste à une musique après
avoir calculé tout ce qui en elle est calculable et peut s’abréger en
formules ? Et puis les « causes constantes », choses, substances,
30
quelque chose d’ « absolu », donc ; inventé –qu’a-t-on atteint ? »
A s’en tenir là, on ne comprendra pas la gestation du monde. On ne
pourra concevoir que la confrontation totale des forces modifie à
chaque moment la valeur réciproque des forces et engendre une
« éternité soudaine », un instant/monde unique. On ne pourra
percevoir que le devenir n’est jamais le réaménagent d’éléments
fixes (ou durables, dit Nietzsche, « substance, corps, âme etc. ») qui
lui préexistent, mais qu’il est ce processus de déflagration des forces
qui crée sa propre ligne temporelle.31
En réalité, le monde jaillit du choc des impulsions créatrices,
d’un flux et d’un reflux qui peut ou non se fixer momentanément, se
durcir, se hiérarchiser. Chaque chose porte sa lumineuse nécessité
(qui n’est autre que le rapport inclusif des forces), et chaque chose
est un hasard relativement à tous les enchaînements possibles, un
processus sans issue prévisible. Non seulement le devenir n’a aucune
cause interne à quoi rattacher son mouvement, mais il n’a aucune
extériorité qui le surplombe. Le devenir est seulement un processus
intérieur : c’est même cela qui caractérise les philosophies du
devenir comme celle de Tarde, Bergson, Whitehead : substituer
l’intériorité organique à l’extériorité mécanique, les formes de
processus aux processus de formes. Au fond les reproches qui sont
constamment faits par les uns et les autres à l’évolutionnisme
concernent sa volonté de saisir le devenir de l'extérieur. Il y a une
pensée qui leur paraît insupportable dans l'évolutionnisme, c’est de
voir dans le rapport à l’extériorité la source de l’évolution : rien sur
les forces internes, plus exactement sur les rapports internes entre
forces, sur le dedans, sur cette immense force de formation qui « à
partir de l'intérieur, est créatrice de forme, qui utilise, exploite les
circonstances extérieures ».32 On peut au contraire définir le devenir
comme un processus relationnel qui se reconduit d’instant en instant
et fait surgir localement des strates de puissance, c’est-à-dire des

30
FP, X, 2 (94), FP, XII, 7 (56).
31
FP, XIII, 12 (139).
32
FP, XII, 7 (25).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

poches d’intériorité, des organisations hiérarchiques de forces selon


trois modalités : répétition pour la matière, mémoire pour la vie,
création pour la civilisation. Partout, on trouve le même procès :
rapport affectif des forces (pathos), hiérarchisation des forces
(organisation et formes), direction des hiérarchies (tendance vers
l’accumulation active de puissance ou la conservation passive). Ce
procès se stratifie lui-même par sa capacité à hiérarchiser la
puissance, à produire des dominations claires, à incorporer le flux
externe à des formes d’organisation.
On voit que chez Nietzsche, la nature retrouve un imposant
pouvoir d’inventivité qui surgit de son propre fond, d’une profusion
intérieure, d’un chaos intime. Cette énergie irrationnelle au cœur des
choses, cette puissance créatrice, elles ont été défigurées par la
métaphysique qui avait tout intérêt à croire à la falsification vitale, à
accentuer l’impassibilité rationnelle du monde. C’est au moment où
le nihilisme a surgi dans le tournant grec et judaïque, symptôme de
l’impuissance à créer des mythes, des religions, des formes
nouvelles d’art, des civilisations conquérantes que le devenir et la
vie se sont vues condamnés précisément au nom d’une impassibilité
transcendante, c'est-à-dire au nom d’une raison immobile qui n’était,
comme le diront d’une même voix Bergson et Nietzsche, que la
traduction de moyens d’action nécessaire à la vie en prédicats
définitifs de l’être, pour conforter l’idée que rien ne se crée, que tout
se conserve identique.

6) L’éternel retour

Mais n’est-ce pas ce même danger qui guette le devenir


nietzschéen sous la forme de l’éternel retour. Pourquoi cette volonté
nietzschéenne, jamais niée ni reniée avec la volonté de puissance,
d’éterniser le phénomène, d’en livrer la part d’éternité même si ce
n’est plus l’Un originaire de type schopenhauerien de La naissance
de la tragédie qui, au travers de l’activité esthétique apollinienne, se
célèbre éternellement dans le phénomène. Le devenir ne risque t-il
pas d’être englouti dans le cercle du même, comme dans un trou
noir ? C’est ce qu’on a pu penser sans voir que l’éternité se dit ici du
devenir lui-même. Quoi de comparable alors entre les deux éternités
suivantes, celle qui surplombe le devenir et celle qui se dit du
devenir, celle qui fait du devenir une déficience et celle qui en fait
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

une efficience absolue, celle qui annule son temps propre et celle qui
transmute son temps propre en éternité.33

33
FP, V, 11 (311) : Dans le cercle tortueux de l’Anneau éternel, voilà que chaque fragment de devenir roule en lui-même, gravite
en lui-même et pèse en lui-même jusqu’à son propre point d’incandescence où se révèle sa différence nue, car le cercle inégal fait dérailler
toutes les différences, les disjoint, détraque toute forme d’apparentement et fait scintiller en chaque chose son quantum éternel de puissance.
Que l’éternel retour soit la première pensée, « la pensée des pensées » ne signifie pas autre chose : elle est la pensée qui rend possible
l’appréciation de la différence pour elle-même et qui déjà présage de la volonté de puissance lorsque Nietzsche se pose cette question  :
« D’où vient la différence à l’intérieur du cercle ? ». Même si la réponse à pareille question n’est initiée que deux ans plus tard, même si
c’est bien plus tard que nous comprendrons la genèse de la différence
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Il est patent que l’éternel retour veut soustraire le devenir à la


transcendance. A lire les fragments de l’époque du Gai Savoir, il est
clair que ce qui est en jeu avec cette première pensée, c’est d’en finir
avec la théologisation subreptice du devenir. En particulier, celle qui
pourrait laisser croire à une possible augmentation ou diminution ex
nihilo de la force au monde, à une progression illimitée de l’absolu
comme cela sera le cas chez Bergson, cet absolu toujours en excès
sur lui-même. Chercher à transférer au devenir un pouvoir créateur
étranger, dérivé de la notion de causa sui, rendre le devenir
semblable à ce Dieu d’autrefois, c’est encore faire tomber sur le
devenir l’ombre de Dieu, c’est une faute qui retentit sur le problème
cosmique. On veut éviter que la répétition gagne le devenir, on veut
que le devenir soit un Dieu qui se dépasse toujours, une force
d’infinies métamorphoses, alors que l’hypothèse nécessaire d’une
quantité fixe de force se répartissant sur un temps infini montrera
que « tout devenir se meut dans la répétition (Wiederholung) d’un
nombre déterminé d’états absolument identiques ».34 La répétition
du devenir est la conséquence qu’une ontologie qui prétend éviter de
lester le devenir d’un finalisme théologique doit assumer. Ceux qui
refusent la répétition supposent nécessairement que la quantité de
force au monde est dirigée par une décision, une intention
évidemment divine et délibérément contraire à la loi du hasard, une
volonté d’anti-hasard « car supposé une énorme quantité de cas, la
fortuite réussite du coup de dés identique reste plus vraisemblable
que la non-identité absolue ».35 « Qui ne croit pas au processus
cyclique du Tout, il lui faut croire au Dieu arbitraire ».

34
FP, V, 11 (245).
35
Ibid.
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Mais, dès lors, on ne peut éviter cette question : pourquoi rabattre


l’éternité sur le devenir ? Mais, si nous y prêtons attention, ce sont
même deux éternités qui se croisent dans le devenir, qui s’enchâssent
dans le devenir sans pourtant se distinguer de lui. La puissance
interne du devenir est le procès relationnel décrit sous le mot
« volonté de puissance », isomorphe à tout devenir, événement de
tout événement, sens ultime de tout sens, éternité de vie au coeur de
la vie, genèse différenciée de toute différence. Par ailleurs, il nous
faut ajouter que le devenir s’enroule sur lui-même par le cercle
éternel, progresse en lui-même dans le cercle et ne progresse pas
ailleurs que dans le cercle. Tout devenir est doublement intérieur : à
la volonté de puissance, au cercle du retour, pris entre deux
éternités : celle dionysiaque de la pulsation asymétrique du monde,
celle circulaire de l’Anneau. D’un côté le procès « éternellement
créateur » univoque fait germer toutes les choses et les différencie,
de l’autre le cercle équivoque isole les différences pour elles-mêmes,
les divise en mille rayons inégaux qui sont autant de degrés de
puissance, d’affirmations partielles de l’onde de puissance. On
comprend que Nietzsche dise : la volonté de puissance n’est pas du
devenu, du devenir, l’éternel retour n’est pas du devenu, du devenir
(« Le cours circulaire n’est en rien du devenu ») et qu’à l’inverse il
dise dans le même fragment : tout devenir est intérieur à l’éternel
retour : « Tout devenir est à l’intérieur du cours circulaire ».36

36
FP, V, 11 (158).
Pierre Montebello : Nietzsche, une philosophie de la nature.

Ni la volonté de puissance ni l’éternel retour ne sont un devenir,


ils sont pour l’un la puissance interne de devenir par laquelle toute
chose s’engendre, pour l’autre l’extraction dans le devenir d’un
degré éternel de puissance pour toute chose. Le devenir coule entre
ces deux éternités mouvantes, entièrement isomorphes à lui, relation
verticale et rotation du cercle, qui ne signalent aucune transcendance
sur le devenir mais plutôt son engendrement immanent et le
processus divergent et inégal de puissance. Le Tout jaillit de l’onde
de forces et s’affirme éternellement dans le cercle du retour, il est
expression de la volonté de puissance et est aussi affirmation de cette
puissance dans le retour. Volonté de puissance et éternel retour sont
des « pensées », des pensées éprouvées au contact même de ce qui se
donne, au fond ce sont des pensées directrices qui rendent inutiles la
métaphysique (au sens de la recherche d’un substrat non sensible ou
de premières causes mais pas au sens d’une recherche de l’unité de
signification de l’étant puisque, de ce point de vue, il y a bien une
ontologie nietzschéenne) et la religion.
Ainsi Nietzsche a substitué à la matière et à Dieu, au mécanisme
et au spiritualisme, à l’affrontement corps/esprit, une pensée
originale et univoque de la nature pour expliquer la puissance
d’invention de la nature. Monte alors l’idée que la nature exprime
partout une unité de sens, malgré des différences réelles, des sauts et
des écarts entre ce qui est, une pure créativité immanente qui ne doit
rien à Dieu : « Quand toutes les ombres de Dieu cesseront-elles de
nous obscurcir ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la
nature ? Quand nous sera-t-il permis de nous naturaliser, nous
autres hommes, avec la nature pure, nouvellement découverte,
nouvellement libérée ».37

37
Gai Savoir, § 109.

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