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Titre : Ethique et individuation : itinéraire pour un

eudémonisme transindividuel

« Lorsque Whitehead affirme dans une boutade à Gifford, lors


d’une conférence, que la tradition philosophique en Europe
consiste en une succession de notes ajoutées au texte de Platon,
il n’a pas vraiment tort… […] La mise en lumière ici suppose le
rangement dans l’obscurité là : il existe pourtant dans ces
remises un matériau considérable, inexploité […] Le parti pris
antimatérialiste du platonisme se manifeste dès le vivant du
philosophe : la logique de l’historiographie classique et
dominante répète ce tropisme »
Michel Onfray

« l’individu rencontre la en sa maturité : l’entéléchie n’est ni


seulement intérieure, ni seulement personnelle ; elle est une
individuation selon le collectif »
G. Simondon

1
Introduction

Parler d’individuation, c’est se poser la question du bonheur et de ses conditions


de possibilité. Cela implique un examen épistémologique du rapport de la
connaissance à la vie et à la morale, ainsi qu’aux questions afférentes au savoir
qui peuvent se poser à chacun, comme par exemple comment acquérir une
meilleure connaissance de soi et de ses affects pour pouvoir atteindre ce
bonheur.
Plus qu’une théorie, l’individuation est une invitation au questionnement sur soi,
dans la perspective de l’acquisition d’une sagesse, synonyme de bonheur pour
les penseurs grecs de l’Antiquité, et de béatitude pour un philosophe tel que
Spinoza. Comment alors décrire le rapport entre individuation et bonheur ? Doit-
on comprendre de la même manière le principe scolastique de l’individuation,
hérité d’Aristote, avec le principe d’individuation pris dans son acception
psycho-social et génétique ?
Notre propos sera de voir en quoi une théorie de l’eudémonisme comme
recherche du bonheur peut s’appuyer sur une critique préalable du principe
d’individuation au sens scolastique, qui implique un renversement
épistémologique d’une tradition de pensée allant d’Aristote à Kant, et suggérant
à son tour une contre-histoire de la philosophie, telle qu’elle est notamment
exposée par M. Onfray, bien que notre perspective d’analyse ne soit pas
matérialiste, mais plutôt politique au sens requis par une analyse de la relation
transindividuelle.

Cette tradition philosophique dualiste, qui dévalorise la matière au profit de


l’esprit, semble en effet marquer un effacement de l’individualité, entendue dans
son sens empirique et psycho-physique, au profit d’un substantialisme de la

2
raison qui ne permet pas de penser les conditions de la spiritualité et du bonheur,
et que l’on peut appeler une métaphysique idéaliste de la conscience.
Si l’enjeu réside dans l’affirmation d’un nouveau monisme et d’une théorie de
l’immanence, sur un plan épistémologique, qui associerait des penseurs tels que
Spinoza, Bergson, ou encore Deleuze et Simondon, le but de cet essai est
d’examiner les conditions et les concepts qui permettent d’envisager un
eudémonisme transindividuel, qui est le lieu d’articulation théorique de l’éthique
et de l’individuation : la thèse est au fond de dire que ce qu’il y a d’éthique dans
la théorie de l’individuation, c’est la dimension du préindividuel en tant qu’il
introduit le spirituel dans le collectif.
Le préindividuel fait l’objet de plusieurs interprétations : sans les mentionner
toutes, ce qui dépasserait ici notre propos, nous pouvons néanmoins en retenir
deux, qui nous semblent se dégager du texte même de Simondon ; le
préindividuel peut dans un premier temps être associé à cette zone affectivo-
émotive de l’individu qui, sans qu’elle puisse être assimilée à l’inconscient, est
plutôt une subconscience affectivo-émotive, qui joue un rôle individuant dans
l’économie de l’être2 ; dans un deuxième temps, et c’est là le sens de
l’interprétation que nous avons proposé dans notre précédent ouvrage 3, le
préindividuel peut être associé au corps compris comme champ de spatialisation
originaire, ou comme chair, au sens merleau-pontien. Nous pensons avoir
montré dans cette réflexion le caractère prévalent de cette topologie du corps
dans la conception simondonienne du préindividuel, sans nous écarter de sa
définition classique par le penseur du transindividuel.

L’articulation entre l’éthique et l’individuation fait donc apparaître la question


du corps, et de son fondement préindividuel qui ouvre à la collectivité, puisque
le sujet, l’individu se constituent socialement par leur attachement à un groupe,

2
Sur cette question, on pourra se reporter à l’article de J. Garelli : « La remise en cause de l’insconscient
freudien chez Simondnon et Merleau-Ponty », in Vie et individuation, Chiasmi international, n°7 ?, date, pp. ?
3
Cf. Phénoménologie et individuation : la vie du corps, Ed. Dittmar, 2015.

3
dans leur présence tout à la fois émotionnelle et raisonnable, où se noue la
relation de l’affectivité et de la perception : une ontologie du corps est donc
nécessaire pour ancrer l’éthique du transindividuel dans une forme de
matérialisme réaliste qui ne contredise pas la sphère de la spiritualité ;
simplement, cette spiritualité est, selon l’expression de Simondon, une
« adhésion lumineuse au présent », qui implique de ’réévaluer le rapport entre
une ontologie matérialiste classique, et le régime de l’ontogénèse physico-
biologique qui fonde la réflexion simondonienne de l’individuation : dès lors,
qu’est-ce qu’une vie ajointée à la matière des choses, des êtres, et à la liberté
éprouvée dans l’expérience de la durée peut comporter comme bénéfice en
termes de plaisir, d’accroissement de désirs individuants, et finalement de
bonheur ?

Sans reprendre la théorisation de M. Onfray sur l’eudémonisme social, notre


propos se limitera à l’examen critique qui permet de comprendre le passage du
préindividuel au transindividuel, dans l’économie de l’individuation telle qu’elle
est exposée par G. Simondon : comment passe-t-on du préindividuel au
transindividuel, et en quoi ce passage est-il le lieu d’une nouvelle forme de
critique ?En quoi cette critique peut-elle avoir pour objet les formes, modes et
degrés de l’individuation compris comme des conditions d’effectuation du
rapport à l’autre et à la société ?Ce nouveau champ de la critique n’implique-t-il
pas une pensée de la biopolitique, qui permette de reconsidérer la relation entre
individu et collectivité à partir des notions de puissance, d’usage de soi, et de
forme-de-vie4 ?
Enfin, le questionnement transversal à cette interrogation sera de savoir à partir
de quelle philosophie de la nature on peut reformuler le problème de l’être en
termes d’immanence et de durée, et par là, redéfinir les contours d’une éthique
du bonheur : à cet égard, partir du préindividuel conçu comme apeiron chez
4
Nous nous appuierons notamment sur l’un des inédits de Foucault récemment paru, Qu’est-ce que la critique ?
La culture de soi, Vrin, Coll. « Du présent », 2015.

4
Simondon, ou de la Nature telle que l’entend Spinoza, mais aussi un penseur tel
que G. Bruno, peuvent en effet nous conduire à nous interroger sur les
conséquences anthropologiques d’une infinitisation de la nature.
Pour reprendre l’interrogation de Saverio Ansaldi, « Que signifie d’abord
l’affirmation d’une puissance infinie au sein d’un univers infini, autrement dit
d’une productivité naturelle inépuisable abolissant les principes de la
transcendance divine ? »5. L’auteur nous répond que c’est dans l’ « Amour
intellectuel de Dieu » que l’homme accomplit la perfection de sa puissance finie,
qui aboutit à une éthique : l’appartenance de l’homme fini à Dieu est une
appartenance sans destination, sans finalisme, sans providence, elle

« consiste plutôt dans l’autonomisation de la liberté


finie dans l’immanence productive – et parfaitement
affirmée – de sa puissance infinie […] C’est le langage
de l’immanence radicale trouvant son expression
adéquate dans la synonymie entre le salut, la béatitude,
la liberté et l’Amour »6

Ainsi, suivant la ligne d’analyse de S. Ansaldi, on se demandera comment faire


apparaître ce rapport constitutif entre l’ontologie et l’anthropologie, entre la
nature et la puissance, afin de dégager les conditions de possibilité du bonheur,
pour autant qu’il repose sur une reformulation de l’eudémonisme à partir des
apports de la philosophie de l’individuation : dans ce cadre, nous réexaminerons
le problème traditionnel du rapport de la subjectivité de la liberté humaine et
l’objectivité de la nature, comme l’ont déjà fait Kant et Descartes dans
l’historiographie du XVIIè siècle et du XVIIIè siècle, tout en orientant notre
réflexion sur les questions de nature (humaine) et de puissance propres aux
philosophies de Spinoza et de Bruno. Nous nous limiterons à souligner la
complémentarité de Kant et de Spinoza, eu égard à la question du bonheur, et à
la formulation d’un eudémonisme, nous l’espérons, novateur : nulle dérive
5
ANSALDI (S.), Nature et puissance. Giordano Bruno et Spinoza, Paris, Kimé, 2006, p. 8.
6
Ibid, p. 125.

5
idéaliste dans cette perspective d’analyse, mais une proposition ou plutôt un axe
de réflexion qui nous semble servir et compléter à la fois notre propos relatif à
l’émergence d’un eudémonisme transindividuel et moniste. Comme le souligne
Ansaldi dans son introduction, c’est en fait le thème de la métamorphose qui
semble inspirer d’une manière commune Bruno et Spinoza, et influencer
l’historiographie allemande de la deuxième moitié du XIXè siècle et de la
première moitié du XXè siècle :

« L’idée de métamorphose constitue sans doute le point


de convergence entre l’infini et le fini…La « nature
humaine » est la plus à même de révéler et de dévoiler
les propriétés de cette finitude en métamorphose…
Cette puissance [de la nature] ne se présente donc pas
comme une tendance à combler et une essence à
réaliser, mais bel et bien comme une actualisation
ininterrompue d’un mode opératoire, comme
l’effectuation réelle d’un pouvoir-être »7

Nous tenterons de montrer avec Agamben les ressorts de cette théorie de la


puissance, en deçà de la distinction aristotélicienne entre dynamis et energeia, et
de voir par-là comment peut se dessiner une nouvelle théorie du bonheur, avec
ses propriétés et ses caractères, ses modes, qui sont attachés à l’expression d’une
puissance et/ou d’une forme-de-vie.

7
ANSALDI (S.), Nature et puissance. Giordano Bruno et Spinoza, op.cit.., p. 8. C’est nous qui soulignons.

6
Première partie

Linéaments pour une critique de l’hylémorphisme. Aspects


épistémologiques. Statut éthique de l’individuation

« J’appellerai l’espace et le temps, — suivant une vieille expression de la scolastique, sur


laquelle j’attire l’attention une fois pour toutes, — principium individuationis ; car c’est par
l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et
dans son concept nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la
coexistence, soit dans celui de la succession. » (Le monde comme volonté et comme
représentation)

Le principe d’individuation engendre une illusion consistant à croire que la multiplicité des
choses et la différence des individus entre eux soit quelque chose d’absolu, qui fait partie de
l’ordre des choses. L’individu lui-même ne voit les choses que ce qu’elles paraissent et non
ce qu’elles sont indépendamment du temps et de l’espace, à savoir une seule et unique
volonté. La connaissance ainsi prise dans les rets du principium individuationis fomente
l’égoïsme, l’affirmation ardente du vouloir-vivre, source de toute méchanceté et de tout vice.
Dupe d’une erreur qui lui fait prendre sa personne pour une réalité durable et le monde des
phénomènes  pour une existence solide, l’égoïste sacrifie tout à son moi. Aussi la vie sous 
cette forme de l’individualité effrénée n’a aucun caractère moral.

Il faut au contraire, pour entrer dans le domaine de la moralité, reconnaître que le moi n’est
rien, que le principe d’individuation n’a qu’une valeur illusoire; que la diversité des êtres a
sa racine dans un même être, que tout ce qui est, manifeste la volonté. « Celui qui a reconnu
cette identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres; il jouit de leurs
joies comme de ses joies; il souffre de leurs douleurs comme de ses douleurs : tout au
contraire de l’égoïste qui faisant entre lui-même et les autres la plus grande différence, et
tenant son individu pour seul réel, nie pratiquement la réalité des autres. » Heidegger

7
A – La critique de l’hylémorphisme comme contre-histoire
de la philosophie : de l’ontologie à l’ontogénèse

1- Eléments de critique post-kantienne : de l’expérience possible à


l’expérience réelle 

a – Deleuze et Simondon : primat de l’intensif sur l’extensif

En réduisant l’espace et le temps à de pures formes à priori de notre perception


du monde, Kant nous privait de tout rapport effectif à lui, privilégiant les
conditions logiques qui rendent ce rapport possible : subordonner les relations
spatio-temporelles vécues dans l’expérience aux relations conceptuelles
ordonnées par l’entendement, tel est le schématisme extensif de la raison
transcendantale kantienne.
Or, comme le note G. Deleuze, cette opération extensive réintroduit
subrepticement le schème hylémorphique dans la pensée, et son corollaire, le
finalisme. Or, finaliser la perception, c’est nier sa production dans sa dimension
réelle, ici et maintenant, qui la donne comme totalité intérieure vécue. Comment
alors affirmer le primat de l’expérience comme source de connaissance si nous
l’amputons de son intensité, c'est-à-dire de sa matière, du vécu qui l’anime et qui
nous remplit comme personne ?
Cette équivoque kantienne tient à une méconnaissance des conditions de
l’expérience réelle, qui implique un renversement dans l’approche ontologique :

« Kant définit toutes les intuitions comme des quantités


extensives, c'est-à-dire telles que la représentation des
parties rende possible et précède nécessairement la
représentation du tout. Mais l’espace et le temps ne se

8
présentent pas comme ils sont représentés. Au
contraire, c’est la présentation du tout qui fonde la
possibilité des parties, celles-ci n’étant que virtuelles et
s’actualisant seulement dans les valeurs déterminées de
l’intuition empirique…. Le tort de Kant, au moment
même où il refuse à l’espace comme au temps une
extension logique, c’est de lui maintenir une extension
géométrique, et de réserver la quantité intensive pour
une matière remplissant une étendue à tel ou tel
degré »8.

Pour Simondon comme pour Deleuze, il s’agit de fonder une philosophie du


réel, en affirmant le primat de l’intensité de l’expérience sur l’extension
géométrique par laquelle la raison se représente les données de cette expérience :

« Et s’il est vrai que les conditions de l’expérience


possible se rapportent à l’extension, il n’y en a pas
moins des conditions de l’expérience réelle qui, sous-
jacentes, se confondent avec l’intensité comme telle »9.

G. Simondon apporte un raisonnement majeur en faveur de cette conception dite


intensive, à partir d’une analyse de la perception qui seule permet de
comprendre la philosophie de l’individuation : « Tout d’abord, on peut définir
un problème de l’individuation relativement à la perception et à la connaissance
prises dans leur totalité »10. En référence au paradigme de la dioptrique, il
rappelle que la profondeur spatiale naît d’une disparité de vision entre l’oeil
gauche et l’oeil droit : on ne percevrait les choses que sur fond d’une différence
intensive première. Percevoir est bien prendre à travers, c’est à dire saisir les
choses à travers leurs changements et leurs différences qualitatives (divers
hétérogène), et non seulement à travers des quantités extensives (divers
homogène) : « l’activité perceptive est médiation entre la qualité et la quantité ;

8
DELEUZE (G.), Différence et répétition, PUF, 1968, p.298.
9
Ibid, pp. 298-299.
10
SIMONDON, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI dans la suite du texte),
Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 233.

9
elle est intensité, saisie et organisation des intensités dans la relation du monde
au sujet »11.
Le principe d’intensité perceptive semble donc être au fondement de
l’expérience réelle : l’intensité serait la condition de ce qui apparaît, elle serait le
vrai transcendantal.
En ce sens, pour Simondon, le transcendantal kantien n’est qu’une abstraction
qui vient après, qui s’arrête aux conditions de l’expérience possible, en essayant
d’expliquer la perception, puis la connaissance, par la synthèse du divers de la
sensibilité, sans jamais arriver aux conditions de l’expérience réelle :

« la connaissance ne s’édifie de manière abstractive à


partir de la sensation, mais de manière problématique à
partir d’une première unité tropistique, couple de
sensation et de tropisme, orientation de l’être vivant
dans un monde polarisé ; ici encore il faut se détacher
du schème hylémorphique ; il n’y a pas une sensation
qui serait une matière constituant un donné à posteriori
pour les formes à priori de la sensibilité ; les formes à
priori sont une première résolution par découverte
d’axiomatique des tensions résultant de l’affrontement
des unités tropistiques primitives...Dans l’unité
tropistique, il y a déjà le monde et le vivant, mais le
monde n’y figure que comme direction, comme
polarité d’un gradient qui situe l’être individué dans
une dyade indéfinie dont il occupe le point médian, et
qui s’étale à partir de lui. La perception, puis la
science, continuent à résoudre cette problématique »12.

b- Critique de l’espace homogène : la durée chez Bergson

11
SIMONDON, ILFI, p.243.
12
SIMONDON (G.), ILFI, p.30.

10
Bergson est le penseur du devenir compris comme durée. Cette durée est celle
de la conscience, qu’il oppose au temps mesuré par la science, qui est spatialisé
et appauvri par rapport au temps vécu par la conscience.
Il s’agit pour Bergson de se demander comment se définit la multiplicité
qualitative de la durée, par opposition à la multiplicité quantitative de la science.
Depuis Kant en effet, l’espace et le temps sont des formes à priori de l’intuition,
qui permettent à l’individu de se rapporter au monde, selon le schème d’une
addition linéaire des parties, c’est-à-dire des expériences vécues par l’individu,
qui deviennent une somme pouvant être synthétisée dans l’entendement.
L’espace ainsi entendu intègre une multiplicité d’extériorité, de juxtaposition,
d’ordre et de quantités extensives, mais cette intuition du sensible n’est pas
pensée pour elle-même, dans ce qu’elle a d’immédiat, et revient à manquer le
dynamisme de la matière : penser la matière chez Bergson renvoie à une épreuve
par l’individu du sensible, qui en éprouve la multiplicité interne, où les deux
dimensions de continuité et d’hétérogénéité cohabitent pour rendre possible une
individuation. L’argument de Bergson consiste à dire qu’une totalité ne se divise
pas sans changer de nature, et qu’à la place du sujet transcendantal opérant une
synthèse des expériences, il faut apprendre à penser la multiplicité propre et
intensive qui constitue le sujet dans le temps, avec une autre précision, en termes
de durée. C’est cette nouvelle exigence qui introduit, nous semble- t-il,
l’individuation dans le bergsonisme13.
L’individuation du point de vue de la durée, renvoie à une autre approche du
sujet et du temps, que le schème de la succession linéaire d’instants hérité de
Kant ne permet pas d’envisager : l’intuition n’est plus seulement une condition
formelle de la connaissance, mais aussi un acte ou une méthode de la sensibilité
qui permet à l’individu d’expérimenter sa liberté.

13
On notera le commentaire deleuzien à ce sujet, dans Différence et répétition: « C’est sous l’action du champ
d’individuation que tels rapports différentiels et tels points remarquables (champ pré-individuel) s’actualisent,
c’est-à-dire s’organisent dans l’intuition suivant des lignes différenciées par rapport à d’autres lignes…», p.317

11
Partir de la durée chez Bergson reviendrait à partir de l’individuation chez
Simondon : la tendance à changer n’est pas accidentelle en se rapportant à la
substance-étendue selon tel ou tel degré par des lois d’association et d’addition,
elle ne se fonde pas que sur des quantités observables ou sur des mesures
objectives combinant des unités arithmétiques, elle est aussi qualitative et
intensive, et se fonde sur des différences de nature, sur des seuils évolutifs de
l’individu, des étapes du processus d’individuation : « il faut partir de
l’individuation, de l’être saisi en son centre selon la spatialité et le devenir »14
nous dit Simondon.
De même chez Bergson, on trouve cette exigence d’un dépassement de
l’hypothèse dualiste en ramenant le sujet qui perçoit le monde à l’action qui
répond à ce qui lui est utile, et dont le corps fournit l’image :

« De là l’hypothèse d’une conscience avec des


sensations inextensives, placée en face d’une
multiplicité étendue. Mais si la divisibilité de la
matière est tout entière relative à notre action sur elle,
c’est-à-dire à notre faculté d’en modifier l’aspect, si
elle appartient, non à la matière même, mais à l’espace
que nous tendons au-dessous de cette matière pour la
faire tomber sous nos prises, alors la difficulté
s’évanouit…la sensation reconquiert l’extension,
l’étendue concrète reprend sa continuité et son
indivisibilité naturelles. Et l’espace homogène, qui se
dressait entre les deux termes comme une barrière
insurmontable, n’a plus d’autre réalité que celle d’un
schème ou d’un symbole »15.

Cette critique de la conception kantienne du temps et de l’espace, permet de


renouveler la réflexion sur la question de la liberté, tout en reliant celle-ci au
concept d’individuation. Citons Bergson :

14
SIMONDON, ILFI, p. 30.
15
BERGSON, Matière et mémoire, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », p. 247.

12
« On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte
qu’il accomplit. Ce rapport est indéfinissable,
précisément parce que nous sommes libres. On
analyse, en effet, une chose, mais non pas un progrès ;
on décompose de l’étendue, mais non pas de la durée…
Par cela seul qu’on prétend décomposer le temps
concret, on en déroule les moments dans l’espace
homogène »16.

Penser une durée réelle, ou ce qui revient au même l’individuation permet ainsi
de dépasser l’aporie kantienne de la liberté conçue comme « noumène », qui ne
serait pas accessible à l’expérience. Il y aurait alors une antériorité de
l’individuation sur l’Idée, du processus sur le principe, de l’intuition saisie
comme ou dans la durée sur l’intuition a priori de l’espace : il y a passage des
conditions de l’expérience possible aux conditions de l’expérience réelle.
En effet, l’intuition, comprise comme méthode pour s’habituer à penser en
termes de durée, ou en termes d’individuation, nous entraîne selon Deleuze,

« à dépasser l’état de l’expérience vers les conditions


de l’expérience. Mais ces conditions ne sont pas
générales, ni abstraites, elles ne sont pas plus larges
que le conditionné, ce sont les conditions de
l’expérience réelle. Bergson parle d’aller chercher
l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce
tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de
notre utilité, elle devient proprement l’expérience
humaine »17.

2 - Méthode à suivre

Toute l’intention de cette étude est dominée par la visée d’une juste
compréhension des enjeux philosophiques et des conséquences ontologiques de
16
BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 2013, p. 165.
17
DELEUZE, La bergsonisme, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 2011, p. 17.

13
ce qui définit le geste fondateur de la philosophie de Simondon : montrer
comment « l’individuation doit être saisie comme devenir de l’être, et non
comme modèle de l’être qui en épuiserait la signification. L’être individué n’est
pas tout l’être ni l’être premier ; au lieu de saisir l’individuation à partir de
l’être individué, il faut saisir l’être individué à partie de l’individuation ». On
peut reprendre ici l’interrogation que formule J. Garelli dans sa préface à ILFI :
«  Pourquoi, demande Simondon, l’Etre, dans sa totalité, devrait-il se solder
intégralement en une multiplicité d’individualités à connaître ? Pourquoi, en tant
que tel, l’être ne relèverait-il pas d’une dimension préindividuelle ? ».
La recherche du principe d’individuation semble diviser l’individu et la
connaissance que l’on en a, elle est une pétition de principe qui empêche de
concevoir l’existence réelle des individus tout en justifiant cette limitation par le
recours à une métaphysique de la substance, à l’entéléchie que représente l’âme
d’un être achevé, et qui relèguent en réalité la nature, pourtant significativement
présente chez Aristote, et la puissance qui la caractérise, au second plan d’une
passivité de la matière.
Cette conception de l’entéléchie, qui se rapporte à l’acte, et donc à la cause
formelle ou finale, renvoie à un processus qui mène de la puissance – dynamis –
contenue dans la matière à son actualisation dans une forme

Le dualisme hylémorphique pose en effet une distinction entre forme et matière,


entre acte et puissance, en rattachant ce postulat ontologique à une doctrine
cosmologique du finalisme, ou de l’entéléchie, qui marquerait le moment de la
réalisation de l’individu en lequel coïncideraient la cause formelle et la cause
matérielle de l’existence de toute chose, et en particulier de l’homme. Le
problème est que ce qui est en puissance, la dunamis, est toujours pensé comme
un possible actuel pour le logos – energeia - tandis que ce qui détermine le
passage de la puissance à l’acte, le principe d’individuation, est donné par le
recours à la causalité de la forme, qui délimite la signification discursive de la

14
chose ou de l’individu : l’individu n’est jamais pensé pour lui-même, il est
d’emblée ramené à un principe extérieur censé le justifier sur un plan
ontologique et éthique, le principe d’individuation qui est chez Aristote, le
premier moteur de la causalité divine ou du Souverain bien.
Si la physis joue toujours un rôle dans la détermination du passage de la
puissance à l’acte, poussant l’individu à s’individuer sous l’effet de la Nature
naturante, elle reste subordonnée à la visée de la contemplation par l’intellect de
l’ordre du monde dont le logos a permis de découper et de reconstituer les
parties en postulant une substance première et des substances secondes, des
genres et des espèces ainsi que les prédicats essentiels et les prédicats
accidentels qui les caractérisent.
Cette analytique des principes, et la science inductive sur laquelle elle repose,
semblent méconnaître le processus d’individuation qui pose la question de la
relation dynamique entre les notions de puissance et d’acte, ou de forme et de
matière. Il faudrait abandonner la conception de l’entéléchie qui se rapporte à
l’acte, et qui pose l’être en termes de réalisation finale d’une puissance,
méconnaissant par là le processus d’individuation : penser l’être comme
entéléchie revient à ne pas concevoir l’existence pour elle-même, ou seulement à
isoler ce qui en elle, renferme le plus haut degré d’achèvement lorsque la forme
ne renferme plus aucune indétermination issue de la matière. L’on s’habitue
alors à un ethos qui privilégie le terme du processus d’individuation, délaissant
la dimension d’apeiron présente dans les actes par lesquels l’individu exprime sa
singularité. Cette conception pose donc deux problèmes:  d'une part, elle fait
prévaloir le terme ou la fin d’une nature achevée dans sa forme sur l’indéterminé
de la matière ou de l’en-puissance qui est alors dépourvue de tout rang
ontologique, d’autre part elle situe le moment de l’expression dans une
extension logique qui fait de la nature une simple matière remplissant le principe
d’individuation à tel ou tel degré, selon le découpage de la substance en
prédicats essentiels ou accidentels. Cette manière de procéder résorbe

15
l’existence dans l’essence et ne permet pas d’appréhender l’hic et nunc de la vie
sensible : la fin remplace le processus, le terme prévaut sur la co-naissance de la
forme. C’est ici que l’on peut introduire la dimension éthique du logos hérité de
la philosophie antique, en s’attachant à montrer que c’est dans la présence à
l’autre, au collectif que s’achève la forme, qui ne préexiste pas à la relation : tel
est l’enjeu d’une pensée du transindividuel qui fait de la zone relationnelle des
êtres le lieu d’expression des individus, où l’être advient et lève le voile obscur
de l’hylémorphisme. On pourrait dire que c’est dans l’interaction entre les
individus que se dessinent le principe d’individuation, la forme transindividuelle
de l’échange, en lui donnant sa matière. Dans la relation intersubjective, dans la
relation à l’autre ou au groupe, le schème hylémorphique est inopérant, ne
permet pas de de rendre compte de ce processus transductif par lequel une
activité se propage se propage de proche en proche, en même temps qu’elle se
structure.
Ainsi, la recherche du principe d’individuation qui fonde le projet métaphysique
d’Aristote, censé rendre compte de la multiplicité des individus, ne doit plus être
indexée à une théorie éthique du vivre-ensemble garantie par le souverain Bien
qui serait la cause finale de l’existence, c’est-à-dire à une téléologie du bonheur ;
si l’on peut maintenir la visée du bonheur comme telos de la vie humaine, vers
lequel chacun tend naturellement, ce n’est pas pour justifier un ordre
ontologique sous-jacent, mais pour s’inscrire dans un processus d’ontogénèse
réciproque du sens que permet de définir la catégorie de transindividuel ; c’est à
cette condition que peut émerger l’horizon du bonheur, d’un nouvel
eudémonisme libéré du préjugé métaphysique. Le singulier, l’apeiron, à partir
desquels se déploie l’individuation, désigne cet espace essentiel de la relation
interindividelle source de signification, qui peut alors se comprendre comme
relation transindividuelle en intégrant des conditions d’information et de
communication qui remplacent les notions trop figées de forme et de substance.
Sans parler d’une morale de la communication chez Simondon, que l’on pourrait

16
développer avec Habermas, on peut dire que cet aspect de sa pensée introduit
dans la compréhension du collectif une dimension de spiritualité par laquelle se
justifie le projet eudémoniste, dans les termes de cet accroissement de la joie que
permet la relation aux autres, et du bonheur que peut procurer la dimension de
l’être-ensemble : peut-être pourrait-on introduire ici le concept lévinassien de
signifiance, mouvement désignant cet état de communication des visages, où
l’être se donne à voir comme un phénomène, signalant à la conscience une
présence en dehors d’elle-même, et lui permettant de se rapporter à autre chose
qu’à ses contenus immanents. C’est dans la relation à l’autre, à l’altérité que
prend réellement forme la signification des choses : nul besoin de distinguer
entre une forme et une matière des individus, puisque celles-ci se conditionnent
l’une l’autre dans l’échange, dans le transindividuel. C’est au fond cette charge
de nature associée à chaque individu que nous échangeons, et qui permet, en
langage phénoménologique, le moment de la constitution : ce moment est celui
du bonheur, de la communication, de l’individuation18.
Notre problème est donc le suivant : n’y a-t-il pas au fond chez Aristote, comme
plus tard chez Kant, un ordre des fins et un finalisme de la raison qui oriente et
justifie l’action humaine, et produit le sens de l’anthropologie ? Tel est le
diagnostic commun de Deleuze de Simondon.

Mais ne peut-on penser autrement le monde ou la Nature, sans faire appel au


principe d’une transcendance divine ou d’une fin de l’humanité comprise
comme entéléchie, et poser les termes d’une infinitisation de la nature qui
permettrait de penser Dieu dans les choses ? Tel serait le point de départ d’une
18
On pourrait ici introduire les apports de la pragmatique de la communication fondée par l’Ecole de Palo Alto,
et développée par des penseurs tels que P. Watzlawick/ Pour cette école, le postulat est que l’on ne peut pas ne
pas communiquer : « Pour se comprendre soi-même, on a besoin d’être compris par l’autre. Pour être compris
par l’autre, on a besoin de comprendre l’autre » » (Thomas Hora). Cette approche place au cœur de sa théorie les
notions d’information et de rétoraction, et pourrait être le corollaire philosophique du concept d’individuation tel
que le développe G. Simondon en replaçant la conception traditionnelle de l’être par le système métastable de
l’être. Tel est le sens de l’approche systémique de la communication de P. Watzlawick  : « Les systèmes
autorégulés, c’est-à-dire les systèmes de rétrocation, appellent une philosophie qui leur soit propre (…] dans
laquelle les concepts de modèle (« pattern ») et d’information seraient aussi fondamentaux que ceux de matière
et d’énergie au début du siècle », in Une logique de la communication, Points, p. 27.

17
philosophie de l’immanence qui affirmerait la relation intrinsèque ou
d’inhérence de la puissance et de l’acte, et plus fondamentalement d’une
puissance infinie au sein d’un univers infini. Mais que signifie l’affirmation
d’une productivité naturelle inépuisable abolissant les principes d’une
transcendance divine ? Quelles sont les conséquences anthropologiques de
l’infinitisation de la nature, que l’on retrouve également chez Simondon à
travers sa référence centrale à la Nature des présocratiques, et en particulier des
Physiologues ioniens tels que Anaximandre, qui identifiaient la nature à
l’apeiron, l’indéfini, l’illimité comme principe d’explication du monde ?

Le finalisme à l’œuvre chez Arsitote et de même chez Kant, comme l’a bien
noté Deleuze dans sa critique post-kantienne, et que nous avons caractérisée
dans Une autre subjectivité comme étant le fondement et le sens même de la
philosophie simondonienne19, semble se constituer comme un finalisme de la
raison qui oriente et justifie l’action humaine, le sens de l’anthropologie, vers
l’accomplissement d’une forme (Aristote) ou d’une législation morale siégeant a
priori dans cette faculté rationnelle (Kant), l’existence étant alors justifiée par un
ordre des fins (l’âme, Dieu, la liberté), que Kant appelle pour sa part le « règne
des fins ».

Chez Spinoza en revanche, on trouve justement formulée une critique de ce


finalisme, le point de départ ou le postulat de recherche n’étant pas analytique
ou criticiste, mais plutôt « génétique », holiste : nous faisons partie d’un Tout
qui s’exprime en une infinité d’attributs et de modes : la nature n’est pas scindée
en deux ordres selon une causalité de la forme et une causalité matérielle, où
l’individu se définit finalement (cause finale) en fonction de son efficience dans
le Réel, dans sa capacité à imiter la Nature et l’ordre qu’elle manifeste au regard
de l’homme de science - ce qui définit chez Aristote le champ pratique de la
19
On pourra également consulter à ce sujet mon article « Simondon et Deleuze : l’intensité de l’être », Chiasmi
international, Mimésis/Vrin, n°15, 2013

18
poiesis et de la technique ou « tekhnè », et dans son cheminement ou
tâtonnement « inchoatif » pour découvrir par la distinction logique, le principe
de l’individuation censé marquer le moment de la présence de l’être à lui-même,
l’expérience contemplative.
Le thème du « chorismos » est intéressant chez Aristote car il suppose une
sagesse contemplative où l’individu vit une individuation ou une réalisation de
son être dans sa conformité avec la Nature – Physis, mais « pour peu de
temps » : rejoindre par là le premier moteur ou Suprême désirable, c’est-à-dire
remonter au premier principe de l’être, le principe d’individuation est l’œuvre
conjointe de la science inductive et de la sagesse pratique – « phronésis ». Le
problème, c’est que l’individuation est appréhendée comme un terme premier ou
final, donc comme une forme d’entité quasi-monolithique qui semble escamoter
le processus de prise de forme, c’est-à-dire l’individuation. Par exemple, la
forme d’une statue est contenue en puissance dans la pierre ou dans l’airain, et
c’est le sculpteur qui l’actualise : l’acte définit donc la forme et relève de la
cause finale, qui prévaut sur la puissance à laquelle est associée la matière : la
puissance (ou l’énergéia) est reléguée au second plan comme faisant partie de
l’indéterminé, du possible, là où il faudrait justement voir chez Simondon et M.
Ponty un potentiel – potencia – associé à un pouvoir d’agir, à une productivité
inhérente à l’être individué et à la Nature. Au lieu de concevoir l’individuation à
partir de l’individu, de cette forme monolithique que circonscrit l’art en faisant
émerger la statue du bloc de marbre et de saisir l’individuation comme un acte
qui marque la singularité ou l’unicité caractéristique de la statue, sa quiddité, il
faudrait considérer ce qui est en puissance comme ayant rang d’être, et ou
comme faisant aussi partie de l’individuation : d’un côté l’individuation semble
spécifier et devenir le principe d’existence, de l’autre elle semble relever de
l’indéterminé, d’un apeiron qui n’aurait pas de partie liée avec la réalité, où la
puissance serait en fait démise de toute fonction dans la formation de l’individu.

19
Ainsi, cette distinction aristotélicienne entre l’acte et la puissance place
l’individuation dans l’œuvre de l’humain, dans la réalisation de la forme, en lieu
et place de la nature conçue comme puissance. Pourtant, la Nature ne contient-
elle pas en elle-même les conditions de sa propre réalisation ? Ne faut-il pas
relier puissance et acte dans le cadre d’une même définition de l’individu ?
Chez Spinoza, cette proposition fait office de postulat ontologique, qui récuse
toute forme transcendante s’imposant de l’extérieur à l’être : Dieu ou la nature,
cette proposition univoque suppose que l’idée d’une forme supra-sensible
n’existe pas préalablement à l’individu ou représente une illusion métaphysique
qu’il s’agit précisément de déconstruire, en amont d’une théorie de
l’individuation et de celle du problème de la liberté dans le champ
anthropologique : il y a chez Spinoza une immanence de la puissance dans l’acte
et les deux sont inséparables : la puissance n’est pas simple nature en naissance
ou en croissance – physein, et l’acte son achèvement vertical comme une
attribution divine. Mais l’individu se définit dans l’interaction entre les deux,
dans le processus qui, tout au long de la vie, exige à chaque instant une
articulation de ces deux termes : c’est en ce sens que l’on peut comprendre
l’individuation chez Spinoza, selon une approche holiste qui prend en compte
les relations entre les parties et le Tout, et que nous proposons de qualifier, dans
le continuum philosophique que nous croyons trouver entre celui-ci et la pensée
de G. Simondon20, de génétique. Dans ce cadre, forme et matière ou esprit et
corps ne sont pas séparés arbitrairement par la raison et peuvent légitimement
être pensés dans le cadre d’un monisme épistémologique fondé sur l’essence
processuelle de la vie : on reconnaît ici le monisme de l’élan vital de Bergson, et
la perspective vitaliste inaugurée par Canguilhem comme philosophie de l’être
et de la connaissance. C’est de la possibilité de ce monisme, dont nous avons
déjà tenté d’établir les fondements dans Phénoménologie et individuation : la

20
Sur la filiation théorique entre Spinoza et Simondon, nous renvoyons le lecteur à mon article « Au fil des
affects : Spinoza et Simondon », Klesis, « Varia », 2011, et au mémoire de DEA présenté par M. Combes en
1999, sous la direction de P. Macherey.

20
vie du corps, et dont nous reprenons ici certains aspects, que nous essaierons à
nouveau d’enrichir, que dépendra selon nous le sens même de ce qu’on pourrait
appeler, en référence notamment à M. Michel Onfray, une contre-histoire de la
philosophie : l’hypothèse défendue ici sera donc résolument matérialiste, y
compris, par exemple, dans le sens de la phénoménologie matérielle élaborée
par M. Henry, qui adopte la perspective génétique de la phénoménologie en
inversant le rapport matière-esprit, « hylé »-forme spirituelle21.

Mais quelle est la possibilité de l’eudémonisme dans notre société


contemporaine ? Comment peut-on reposer la question du bonheur à partir d’une
philosophie de l’individuation telle que la développe Simondon, et qui
présuppose une pensée de la matière, du corps, tout en surmontant l’écueil de
l’amphibologie entre spiritualisme et matérialisme ?
Nous tenterons de répondre à ces questions en commençant par exposer la
doctrine kantienne de la morale et, dans une certaine mesure, du bonheur qu’il
est permis d’espérer dans le cadre de sa philosophie criticiste, tout en examinant
sa théorie de la liberté humaine à la lumière de la critique spinoziste du libre-
arbitre : de cette nécessaire « confrontation » dépend en effet la formulation du
sens même que l’on peut accorder aujourd’hui à l’individuation, dans son
versant éthique, où semble pouvoir se nouer sur le plan de l’ontogénèse, les
questions de subjectivité et d’affectivité et celles de la raison qui préside à la
compréhension des lois objectives de la nature.

21
Comme le note O. Tinland dans son analyse de la question de l’individuation chez M.
Henry, l’enjeu de la phénoménologie matérielle est « l’accès à la matérialité originaire de la
phénoménalité, qui a pour nom la vie. La matière, ici, n’est autre que la hylé husserlienne
énergiquement découplée de la morphé inhérente à toute visée intentionnelle. Elle est
« l’élément sensuel qui n’est en soi rien d’intentionnel », couche d’expérience purement
immanente du corps vivant par lui-même, qui n’est pas un simple matériau de base pour
l’édification des synthèses intentionnelles (représentations), mais constitue une sphère
absolument irréductible à toute visibilité, rebelle au primat métaphysique (« grec ») de
l’hylémorphisme ».

21
22
B – Bonheur et liberté : nécessité d’une
réconciliation entre le rationnel et l’affectif 

«  Une affection qui est une passion, cesse d'être une passion sitôt que nous
en formons une idée claire et distincte »
«  Une affection qui est une passion est une idée confuse (Définition
générale des Affections). Si donc nous formons de cette affection une idée
claire et distincte, il n'y aura entre cette idée et l'affection elle-même, en
tant qu'elle se rapporte à l'Ame seule, qu'une distinction de raison
(proposition XXI, partie II, avec son scolie), et ainsi (proposition III, partie
III) l'affection cessera d'être une passion » Spinoza (Ethique, V)

La liberté, est un problème philosophique à part entière, dont


l’énonciation et la théorisation conditionne à son tour une théorie
du bonheur. Entre la conception cartésienne du libre-arbitre
comme liberté d’indifférence, celle de la «liberté intelligible»,
développée par Kant et peut-être déjà par Platon, et enfin celle de
la liberté comme nécessité que l’on trouve énoncée chez Spinoza,
la problématique philosophique est pour le moins dense.

L’on peut ranger dans un même champ théorique la liberté au


sens cartésien et kantien, et trouver chez Spinoza et Nietzsche les
bases communes d’une critique de la liberté comprise dans son
sens métaphysique, c’est-à-dire plus proche de la réalité de la
nature humaine, de sa puissance réelle et de sa capacité à
produire des effets pratiques et cognitifs qui sont des pré-requis à
une éthique de l’individuation. C’est ce que nous proposons de
faire dans ce chapitre, comme une tentative propédeutique au
bonheur, à sa connaissance et à son expérience.

23
1 – Kant, Spinoza, Nietzsche : espérance de la liberté ou libre-
nécessité

« La complète irresponsabilité de l'homme à l'égard de ses actions et de son être est la goutte
la plus amère que doive avaler le chercheur, lorsqu'il a été habitué à voir les lettres de
noblesse de son humanité dans la responsabilité et le devoir. Toutes ses appréciations, ses
désignations, ses penchants sont, de ce fait, devenus sans valeur et faux : son sentiment le
plus profond, celui qu'il portait au martyr, au héros, s'est avéré erroné ; il n'a plus le droit de
louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer ni de blâmer la nature et la nécessité. De
même qu'il aime une belle oeuvre, mais ne la loue pas parce qu'elle ne peut rien par elle-
même; tel il est devant une plante, tel il doit être. » (NIETZSCHE, in Humain trop humain,
§107)

La conception de la liberté, ou de la liberté comme libre-arbitre s’oppose au


déterminisme. Cette conception est celle de la liberté métaphysique, c’est-à-dire
de la liberté de la volonté, qui a été conçue par un déplacement du concept de
liberté portant sur les actions du sujet vers la volonté, qui culmine chez
Descartes dans l’affirmation du libre-arbitre comme indépendance absolue de la
conscience vis-à-vis des penchants et des inclinations de la nature sensible de
l’homme. La liberté d’action était définie en effet comme l’absence d’entraves
ou de déterminations liées aux passions charnelles : la liberté de choisir telle ou
telle action ou d’agir selon un décret de la conscience qui serait inconditionnée,
résiderait dans son indépendance absolue à l’égard de toute cause, entendue
comme mobile d’ordre affectif ou passionnel : l’acte libre serait un acte gratuit,
un pur décret de conscience qui oriente le sujet dans son action et sa conduite
morale.

24
Mais peut-on concevoir la liberté sans les conditions déterminant l’homme à
agir ? Que vaut une liberté qui semble n’être motivée par rien, ni par un intérêt,
ni par une passion, qui serait sans but ? Y a t-il vraiment des actes désintéressés,
qui découlent de décisions libres ?
Ce problème peut être abordé de deux manières différentes : chez Spinoza,
l’homme est entièrement déterminé par des causes qui trouvent leur justification
ultime en Dieu, première cause des êtres, car seul Dieu est dit cause de soi
(« causa sui »). Dans ce cadre, l’homme n’est libre que parce qu’il est déterminé
par la libre nécessité divine, car toute chose créée est soumise à une nécessité
contrainte, puisqu’elle a sa cause en dehors d’elle-même. La nature est donc le
domaine du mécanisme le plus simple, ou du déterminisme universel. En ce
sens, la liberté est une illusion chez Spinoza, car l’homme se croit libre là où il
ignore en fait les causes qui le déterminent à agir et à désirer : dans l’Ethique,
Spinoza dénonce cette prétendue liberté humaine en affirmant qu’ « il n’y a dans
l’âme aucune volonté absolue ou libre, mais l’âme est déterminée à vouloir ceci
ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre et ainsi à l’infini »
(Ethique II, proposition XLVIII).
L’homme ne serait-il alors pour Spinoza qu’une pierre douée de conscience ? Si
la perspective philosophique de Spinoza est celle qui accorde sans doute la plus
grande part à l’idée de nécessité, il propose néanmoins d’appeler libre l’homme
agissant selon la seule nécessité de sa nature et non selon la nécessité d’une
cause externe : il oppose la liberté à la contrainte non à la nécessité (Lettre
LVIII, à G.H Schuller). Cette conception s’oppose en fait directement à celle de
Descartes car il ne fait pas « consister la liberté dans un libre-décret mais dans
une libre nécessité ».
Nietzsche a une belle phrase pour illustrer ce caractère « naturel » de la nécessité
à laquelle nous sommes soumis, tout en dénonçant l’illusion du libre-arbitre :

25
« En contemplant une chute d'eau, nous croyons voir
dans les innombrables ondulations, serpentements,
brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice,
mais tout y est nécessité: chaque mouvement peut se
calculer mathématiquement. Il en est de même pour les
actions humaines; on devrait, si l'on était omniscient,
pouvoir calculer d'avance chaque action, et de même
chaque progrès de la connaissance, chaque erreur,
chaque méchanceté. L'homme agissant lui- même est,
il est vrai, dans l'illusion du libre arbitre ; si, un instant,
la roue du monde s'arrêtait et qu'il y eût là une
intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à
profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer
l'avenir de chaque être jusqu'aux temps les plus
éloignés et marquer toute trace où cette roue passerait
désormais. L'illusion sur soi-même de l'homme
agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient
également à ce mécanisme, qui est objet de calcul »22

Mais peut-on en dire autant du statut qu’accorde Kant à la liberté ? Quelle


différence entre libre-arbitre et liberté ?

On peut envisager chez Kant une liberté à la fois intelligible et pratique, en ce


sens qu’il fonde une philosophie morale permettant de donner des principes
d’action et de conduite humaine, sous la forme de maximes et de conditions
pratiques qui peuvent mener à une vie vertueuse et heureuse : celui-ci énonce
une liberté pratique, qui se réalise dans le domaine de la morale, mais qui
partage l’individu entre une espérance ou une contemplation à l’égard des Idées
transcendantales (Dieu, l’âme, le monde) et le labeur de déchiffrer les
phénomènes dans les limites de l’expérience, ordonnée par les catégories de
l’entendement et les formes a priori de la sensibilité : d’un côté une culture
morale, fondée sur l’espérance d’une réalisation du « règne des fins », de la
vertu comme expérience du bonheur ou du souverain Bien ; de l’autre une
philosophie critique qui examine les conditions de possibilité de l’expérience, et

22
NIETZSCHE, Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, § 106.

26
qui se veut scientifique. La liberté comme fait de la raison est bien une
justification du projet criticiste, des limites de la raison et de ses prétentions
métaphysiques : en cela, elle définit la possibilité même du bonheur, du moins
l’aspiration à cette fin de l’existence humaine.
Le doublet empirico-transcendantal dont prend acte Kant, et qui fonde en partie
la modernité selon Foucault, ne cesse d’interroger la nature humaine, entre ce
qui relève d’une liberté exempte de toute détermination sensible comme les
penchants naturels, les passions, et les désirs et ce qui relève proprement de
l’affectivité humaine, du déterminisme de la nature auquel l’individu est soumis.
Chez Spinoza, la liberté se conçoit en effet non comme un principe mais comme
un processus de libération des passions confuses et tristes qui diminuent la
puissance d’agir, par l’emploi de la raison qui s’applique à avoir des idées
claires et distinctes sur les passions humaines. Dans les deux cas, la liberté
authentique est un horizon d’espérance tournée vers le bonheur, qui est le
mobile réel de l’action humaine et qui incite chacun à se conformer à des
devoirs, et à mieux se comprendre soi-même pour fixer des limites à l’action et
se comporter autant que faire se peut en vertu d’idées adéquates. Comme le dit
Spinoza sans son Court traité, la liberté vraie est « une solide réalité qu’obtient
notre entendement par son union immédiate avec Dieu pour produire en lui-
même des effets qui s’accordent avec sa nature » (Chap. XXVI)
Au contraire, la conception kantienne de la liberté se situe dans une critique du
mécanisme de la nature et du déterminisme selon lequel toute chose créée serait
soumise à une nécessité contrainte, en ayant sa cause en dehors d’elle-même :
Kant critique donc Spinoza en ce sens que l’homme qui agit n’est pas seulement
un « automate spirituel » qui trouve sa cause ultime en Dieu, seul être réellement
libre.
Toutefois, c’est précisément cette contradiction entre une causalité naturelle et
une causalité libre que Kant essaie de lever : elle vise à dépasser, au fond, « la
contradiction apparente entre le mécanisme de la nature et la liberté dans une

27
seule et même action, et d’ « attribuer de la liberté à un être dont l’existence est
déterminée dans le temps » (Critique de la raison pure, Troisième antinomie).
Cette antinomie entre la nature et la liberté conduit à se demander si « tout effet
survenant dans le monde doit procéder de la nature ou bien de la liberté » (Ibid,
p. 497) : comment l’agent peut –il être libre alors qu’il est un être sensible, et
comment son action peut s’inscrire dans le monde des faits et émaner tout à la
fois de la raison pure pratique ?
On le voit, Kant est beaucoup plus nuancé que Descartes dans sa conception de
la liberté humaine, et c’est là, nous semble-t-il, une possibilité ouverte pour
trouver dans notre réflexion sur Kant et Spinoza une voie de réconciliation entre
la liberté transcendantale d’une part, et la « liberté vraie » chez Spinoza : la
liberté se situe bien chez Kant dans la reconnaissance de la nécessité naturelle à
laquelle l’homme est soumis en tant que phénomène inscrit dans le temps ; elle
est simplement attribuée à ce « même être, comme chose en soi » ; autrement
dit, le problème de la contingence de la liberté ou de l’expérience de la loi
morale est assumé par Kant, ce qui le distingue de la liberté d’indépendance
proclamée par Descartes, comme pouvoir de la conscience d’édicter ex nihilo
des décrets à la conduite humaine : c’est sur ce constat de la contingence de la
liberté, de son caractère non-acquis, à cause de la faiblesse humaine qui place
l’homme sous l’emprise des appétits et des penchants naturels, que Kant et
Spinoza peuvent s’accorder et se compléter rigoureusement dans l’idée d’un
perfectionnement moral.
Si la liberté est un fait de la raison chez Kant, éprouvé sous la forme du
sentiment du respect et du commandement, elle n’est pas pour autant une
donnée définitive, elle se conquiert par un travail d’obéissance aux impératifs de
la raison, aux critères de la raison pure et aux maximes de la raison pratique ; de
même chez Spinoza, la liberté est un processus de libération des passions
confuses et tristes qui diminuent la puissance d’agir, par l’emploi de la raison
qui s’applique à avoir des idées claires et distinctes sur les passions humaines.

28
Dans les deux cas, la liberté authentique est un horizon d’espérance tournée vers
le bonheur, qui est le mobile réel de l’action humaine et qui incite chacun à se
conformer à des devoirs, et à mieux se comprendre soi-même pour fixer des
limites à l’action et se comporter autant que faire se peut en vertu d’idées
adéquates.
Il est donc possible de concevoir une liberté humaine qui soit comprise à la fois
comme spontanéité de la volonté, ou comme « fait de la raison » - non plus au
sens d’un libre-décret « vertical » comme chez Descartes, mais d’une conscience
du devoir où la liberté se comprend comme une valeur qu’il faut préserver pour
permettre à l’individu d’espérer les conditions de son bonheur – et comme libre-
nécessité qui permet avec Spinoza de concevoir une spontanéité de l’action
individuelle fondée sur une connaissance de soi, et ce qu’il est préférable de
faire.

En ce sens, la philosophie kantienne de la liberté semble compatible avec celle


de Spinoza, et le doublet empirico-transcendantal qu’est l’homme ne conduit pas
à une aporie de la raison ou à un « divorce » entre monde sensible et monde
intelligible, mais bien à la refondation d’un monisme épistémologique : ce
nouveau monisme permettrait de sortir de la critique post-kantienne qui impute à
Kant la responsabilité du relativisme, dont la conséquence serait le caractère
inaccessible des choses en soi, qui existent en dehors de la législation des
catégories de la raison – Dieu, la liberté, le monde – et qui réduirait la liberté à
une seule Idée transcendantale, et non à ce qu’elle est en pratique, que l’on peut
effectivement expérimenter : si la volonté libre apparaît bien chez Kant comme
un prédicat transcendantal de la causalité, et non comme une propriété
psychologique, elle n’exclut pas un examen critique de la nature de l’âme et de
ses passions, au contraire, elle reconnaît que la conscience morale ne conduit pas
à admettre l’autonomie de la volonté : selon Kant en effet, et dès la Critique de
la raison pure, nous ne savons pas «  si la raison elle-même, dans ces actes par

29
lesquels elle prescrit des lois, n’est pas à son tour déterminée par des influences
extérieures à elle, et si ce qui s’appelle liberté par rapport aux impulsions
sensibles ne pourrait pas être à son tour nature vis-à-vis de causes plus élevées et
plus éloignées »23.

Autrement dit, la morale est exclue de la question transcendantale parce que la


loi pratique n’est pas encore reconnue comme une proposition synthétique a
priori liée à sentiment pur (le respect) : la question posée est celle de la mise en
pratique de la loi par un être raisonnable et fini, et non celle de la condition de
possibilité de la loi morale elle-même. L’expérience morale est celle de
l’appréhension psychologique d’une donnée immédiate, comme le dit M.
Gueroult, celle d’une représentation de la raison qui détermine ce qui désirable
comme ce qui est préférable, inspirée par les conseils de la prudence ou par le
verdict du jugement moral : ce pouvoir pratique donné immédiatement est une
certitude indubitable mais il n’est en aucun absolu comme chez Descartes, car le
fait moral est un fait empirique et comme tel, il ne nous permet pas d’accéder à
une réalité nouménale, il ne saurait révéler l’intelligible comme cause
constituante. C’est cette fable de la liberté intelligible que critique Nietzsche,
plus radicalement que Spinoza :

« L'histoire des sentiments en vertu desquels nous


rendons quelqu'un responsable, partant des sentiments
dits moraux, parcourt les phases principales suivantes.
D'abord on nomme des actions isolées bonnes ou
mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais
exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses
qu'elles ont pour la communauté. Mais bientôt on
oublie l'origine de ces désignations, et l'on s'imagine
que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences,
enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises »
: pratiquant la même erreur qui fait que la langue
désigne la pierre comme dure, l'arbre comme vert - par
23
KANT, Critique de la raison pure, Paris, Aubier, 1997, trad. Alain Renaut, A803 / B831 ; AK III 521 ; p. 657.

30
conséquent en prenant la conséquence pour cause.
Ensuite on reporte le fait d'être bon ou mauvais aux
motifs, et l'on considère les actes en soi comme
moralement ambigus. On va plus loin, et l'on donne
l'attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé,
mais à l'être tout entier d'un homme, lequel produit le
motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l'on
rend successivement l'homme responsable de son
influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de
son être même. On découvre finalement que cet être
lui-même ne peut être rendu responsable, étant une
conséquence absolument nécessaire et formée des
éléments et des influences d'objets passés et présents :
partant, que l'homme n'est à rendre responsable de rien,
ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de
son influence. On est ainsi amené à reconnaître que
l'histoire des évaluations morales est aussi l'histoire
d'une erreur, de l'erreur de la responsabilité : et cela,
parce qu'elle repose sur l'erreur du libre arbitre »24.

La critique de la morale comme critique d’une morale « ascétique » chez


Nietzsche, issue du platonisme et de son influence sur la religion judéo-
chrétienne est une morale qui renvoie à un asservissement plutôt qu’à une
liberté, en éloignant l’homme de la possibilité de connaître le bonheur, car elle
repose sur le préjugé ou sur la valorisation de l’esprit au détriment du corps et de
la matière qui nous constitue et nous relie au monde réel. Dès lors, le
spiritualisme a pris une connotation spécifique, frelâtée, appuyée sur une
conception régulatrice du logos, puis de la ratio, et enfin du rationalisme avec
Descartes au XVIIè siècle : si l’on passe du réel de l’objet, au sens de la physis,
au réel de la représentation, il n’en demeure pas moins que la raison définit le
champ de légitimation de l’existence humaine, en réintroduisant une
métaphysique idéaliste de la conscience, ce que Husserl et Patocka, entre autres
n’ont eu de cesse de dénoncer en formulant l’exigence du retour aux choses.
24
NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles,

31
Kant essaie d’articuler cette rationalité à visée morale, en définissant les limites
de la raison spéculative, et en trouvant dans le thème de la raison pratique les
réponses aux questions essentielles de l’individu sur sa vie, sa destinée, son
bonheur. Mais l’expérience de la loi morale, ou de l’impératif catégorique qui
doit guider notre existence et nos mœurs semble être rivée à une aporie des Idées
transcendantales, car nous ne sommes pas toujours effectivement libres et
lucides sur nos choix et notre conduite, étant influencés par des mobiles d’ordre
sensible : la contingence de la loi morale débouche sur un scepticisme.

Contre ce scepticisme, Nietzsche proclame un retour à la physique (citation ds


Gai savoir)
Le matérialisme réhabilite la valeur du corps, les possibilités de la vie (citation
Deleuze Nietzsche et la philosophie, la valeur de la matière et de la sensibilité
humaine : la possibilité du bonheur implique un recadrement de la morale à
partir de ces valeurs, qui ne sont plus subordonnées à l’esprit, au sens de l’Idée
platonicienne. A la métaphysique doit se substituer une physique qui rende droit
à une matière trop longtemps reléguée au second plan d’une existence
dépouillée de son corrélat le plus immédiat, le corps.
Ainsi, retrouver le corps, ses arts et ses usages (voir Agamben), voire les
techniques du corps (Mauss) deviennent les conditions d’une nouvelle
formulation du problème du bonheur et de sa recherche.
Chercher avec ardeur le vrai ne doit plus être séparé de la recherche d’une vie
épanouie et heureuse. Ethique et individuation doivent pouvoir s’articuler dans
le cadre d’une nouvelle approche que nous nommons, avec Simondon,
transindividuelle. Chez Spinoza déjà, cette relation était posée comme première,
puisqu’il n’y a pas de connaissance qui ne débouche sur une éthique (à dvlpper
un peu, voir Macherey)

32
La liberté et le bonheur de l’expérimenter en vertu de règles ou de sagesse est
donc une espérance, mais qui peut être ancrée dans notre quotidien, à travers les
relations transindividuelles. En effet, de l’aveu même de Kant, la liberté
transcendantale comme indépendance de la raison (du point de vue de sa
capacité d’inaugurer, comme cause, une série de phénomènes), vis-à-vis des
causes déterminantes du monde sensible, « demeure un problème ».
Pourtant, elle concerne seulement le savoir spéculatif, et « nous pouvons la
mettre entièrement de côté comme tout à fait indifférente lorsqu’il s’agit de
pratique », comme le souligne M. Gueroult. L’enjeu philosophique réel est de
voir ici que la conception kantienne de la liberté, contrairement à Descartes, ne
repose pas sur un Fiat, sur le postulat ontologique de l’autonomie de la volonté :
la raison pratique humaine a besoin d’espérer, et c’est dans la question « si je
fais ce que je dois, que puis-je espérer ? », que se trouve fondée la moralité, et
les conditions de possibilité de l’usage pratique, autrement dit c’est la
perspective du souverain Bien, union de la vertu et du bonheur, qui est la
composante première de l’objet de la raison pratique.
La conscience morale comme fait de la raison, dont Kant déduira de manière
plus systématique, dans la Critique de la raison pratique, l’existence d’une
liberté transcendantale, peut donc être rattachée à un eudémonisme éthique chez
Kant, qui dynamise le sujet moral dans sa volonté de réaliser son devoir, et
d’atteindre le bonheur : dans ce cadre, l’autonomie n’est pas non plus donnée à
l’homme, et pour se déterminer à agir selon ses propres maximes, il doit faire
des efforts pour dominer ses affects, ce que la perspective éthique de Spinoza
permet justement d’approfondir, dans la mesure où loin que l’homme soit « un
empire dans un empire », il est d’abord « esclave » de ses passions et ne peut
s’en libérer très aisément : un chemin de libération est nécessaire, qui conserve à
l’individu son initiative et son libre-arbitre, mais au sens d’une faculté
d’entendement dont il faut faire usage rationnellement pour comprendre ce que
nous sommes, au lieu de dénoncer les méfaits d’actions reposant sur des idées

33
inadéquates, rendues confuses par l’emprise des passions. La raison à ses motifs,
mais elle est aussi influencée par les mobiles de notre corps, et de notre nature
sensible, ce qui implique de repenser ensemble la problématique
épistémologique de la nature et de la puissance, pour comprendre les actions
humaines et surmonter le risque du dualisme métaphysique entre l’esprit et le
corps : il convient de penser en premier lieu la puissance propre du corps, ce que
peut le corps, pour savoir comment l’entendement peut y appliquer la sienne
propre et nous conduire vers la libération. Cette perspective moniste est celle
que nous essaierons d’analyser, d’abord à partir d’un examen des thèses
centrales de l’Ethique, ensuite à travers une problématisation de la portée de la
philosophie kantienne, qui nous semble à tort être accusée de dualisme, ou de
« monisme scissionnaire » : mais notre fil conducteur sera de voir comment les
philosophies kantienne et spinoziste peuvent s’enrichir et dialoguer
conceptuellement pour concourir à l’édification d’une éthique ou d’une morale
comme visée d’une vie bonne et accomplie dans des institutions justes.

Comment alors faire la part entre Kant et Spinoza, entre la liberté


transcendantale et la puissance du corps ? La morale kantienne ne peut-elle être
complétée par l’éthique spinoziste qui insiste sur le versant affectif et sensible de
la nature humaine ? La perspective de l’eudémonisme n’invite –t-elle pas à cette
lecture spinoziste de l’individuation en s’appuyant sur l’idée selon laquelle
l’âme ne veut que ce qu’elle peut et comme elle le peut en vertu de sa nature et
non seulement selon les décrets ou initiatives d’une volonté existant en soi ?
P. Macherey, dans introduction à la cinquième partie de l’Ethique suggère une
telle approche, en montrant que la liberté est un processus de libération qui
découle « de la seule connaissance de l’âme (sola mentes cognitione) », et de la
détermination de sa puissance naturelle qui est celle de « la seule
intelligence (sola intelligentia), condition de la découverte de « remèdes aux
affects » qui soient à la portée de tous, au lieu de rester dans le cercle

34
« renvoyant dos à dos une morale héroïque et la pratique d’automatismes qui
dépossèdent en fait leurs utilisateurs de la compréhension réelle de leurs actes »

C’est en ce sens, pensons-nous, qu’un « vrai » rationalisme peut se construire,


en permettant à chacun de parvenir à des idées claires et distinctes sur nos
passions, qui ne sont pas des choses statiques dans l’étendue, mais des données
de l’individuation : «  composer avec le corps et ne pas proposer de le détester ;
dompter passions et pulsions, désirs et émotions, et non les extirper brutalement
de soi », comme le dit M. Onfray.
D’où l’intérêt de repenser l’anthropologie à partir de l’immanence, d’une
condition énergétique, et non plus seulement transcendantale ou a priori,
problématique qui ouvre la voie à la critique post-kantienne évoquée plus haut.

Il s’agit en fait d’affirmer conjointement, sur le plan de la connaissance et de


l’éthique, la question du bonheur : la véritable question est de savoir ce que peut
l’âme, au sens à la fois d’une liberté et d’une puissance, pour intervenir dans le
déroulement de la vie affective et de l’individuation, de manière à exercer une
fonction de régulation, « sans qu’il soit nécessaire pour expliquer cette
intervention, dont le champ est strictement mental puisqu’elle correspond à une
action de l’âme sur elle-même, de recourir à l’hypothèse d’un pouvoir absolu de
la volonté… »25.
Ce questionnement est aussi pour partie rousseauiste, si l’on voit le rapport entre
nature et vertu, condition de la félicité de l’âme pouvant s’épanouir dans une
société régie par le droit, et la pure éthique de la loi.

2 – La problématique rousseauiste du bonheur

25
MACHEREY, Introduction à l’éthique de Spinoza. La cinquième partie, p. 40.

35
a – Le concept de Nature et le statut du sensualisme chez Rousseau

Rousseau est un penseur du XVIIIè siècle, dont la réflexion et l’œuvre ont fait
l’objet de nombreux commentaires. En effet Rousseau est un penseur original,
qui se démarque de son temps, celui des Lumières, en cherchant à restaurer la
véritable philosophie, celle que prêchait Socrate - « Connais-toi toi-même » -
conformément au décret de l’oracle de Delphes.
Cette philosophie se veut avant tout pratique, et rompt avec la tradition de
réflexion spéculative dont les penseurs du XVIIIè se font les disciples,
notamment à travers les Encyclopédistes ( Diderot, Voltaire, D’Alembert…).
Dans son dernier recueil, les Rêveries, Rousseau affirme son statut de libre
penseur et de précurseur,

«  Je me suis toujours dit : tout cela ne sont que des


arguties et des subtilités métaphysiques qui ne sont
d’aucun poids auprès des principes fondamentaux
adoptés par ma raison, confirmés par mon coeur, et qui
tous portent le sceau de l’assentiment intérieur, dans le
silence des passions » (Troisième promenade)

Ainsi Rousseau a-t-il le premier voulu instaurer une philosophie des limites du
savoir, en prétendant ne consulter que la lumière intérieure, ce qui attestait pour
Kant la possibilité de bâtir sur d’indestructibles fondements la métaphysique
nouvelle, la métaphysique de la liberté et de la raison pratique. Comme le
remarque Delbos,

« C’est par cet ardent besoin de rénovation intérieure,


par cette aperception pénétrante d’un rapport plus
immédiat entre l’âme humaine et ses motifs d’agir,
d’avoir foi, d’espérer, que Rousseau put conquérir la
fière nature morale de Kant »26.

26
DELBOS (V.), Essai sur la formation de la philosophie pratique de Kant, Paris, Félix Alcan, 1903, p.127.

36
Ainsi, Rousseau apparaît comme un philosophe, non pas des Lumières, mais de
la « lumière naturelle », en d’autres termes, comme un philosophe du bonheur et
de la raison pratique : ce qui importe à l’auteur, c’est de déterminer la véritable
nature de l’homme, sur un double plan anthropologique et politique,
indépendamment des conventions, des dogmes et des opinions en vigueur.
Qu’est-ce que l’homme fondamentalement ? En quoi est-il apte à vivre au sein
de la société humaine, et dans des conditions qui respectent sa véritable nature,
et qui le rendent vertueux et heureux ? Comme le remarque Cassirer,

« Tout l’intérêt de Rousseau, toute sa passion n’ont


jamais eu qu’un objet : savoir ce qu’est l’homme ; mais
Rousseau a compris que cette question ne pouvait être
posée indépendamment d’une autre : savoir ce que
l’homme devrait être »27.

Voilà le cadre théorique dans lequel se concentre toute l’œuvre de Rousseau, sa


recherche et ses pensées : on sait que Rousseau a commencé par consacrer sa
réflexion sur l’homme à l’état de nature, pure fiction ou hypothèse visant à
entrevoir les conditions de possibilité de l’inégalité entre les hommes : il ressort
de cette réflexion inaugurale que l’homme est bon à l’état de nature, que ses
passions primitives sont la commisération ou la pitié à l’égard de son congénère,
ainsi que l’amour de soi propre à lui assurer son auto-conservation dans la
nature.
C’est donc la société civile telle qu’elle est qui déprave l’homme, en
l’assujettissant à un à une autorité extérieure, en l’élevant dans l’opinion et les
convenances, dans une civilisation qui ne jure que par l’intellect et le prestige de
la rhétorique, et qui empêche l’individu de se connaître, de renouer avec ses
aspirations les plus intimes, avec le sentiment de sa propre existence.

27
CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette Littératures, 1987, p.44.

37
C’est dans ce cadre que Rousseau va construire un modèle politique visant à
écarter toute violence envers l’individu, qu’elle soit physique ou morale, afin de
garantir la paix civile et le la vertu : ce modèle c’est le Contrat social, le contrat
social comme adhésion de chacun à la volonté générale, qui est pur postulat de
la raison pratique.
Cette dimension politique de l’œuvre de Rousseau ne saurait être écartée de
notre réflexion, car elle présuppose de nombreuses notions-clés comme celle de
loi, de conscience, de liberté et de raison, qui sont liées au concept de Dieu,
comme nous l’apprend La Profession de foi du Vicaire Savoyard.
Nous voudrions ici approfondir cette voie par laquelle Rousseau construit sa
rationalité pratique tout en développant une philosophie du bonheur, qui exalte
l’individu dans sa sensibilité, et qui s’inscrit dans un matérialisme, ce
matérialisme du sage qu’il comptait écrire dans la lignée de l’Emile, qui prône
une éducation sensitive.
On voit donc qu’on ne saurait comprendre la théorie politique de Rousseau sans
se référer à sa théorie métaphysique de Dieu, qu’il apparente à la Nature, à l’âme
du monde des stoïciens.

Le concept de nature chez Rousseau est à la fois simple et complexe à saisir :


d’un côté il désigne les origines primitives de l’être humain, de l’autre
l’exigence du Bien et de la morale, et enfin l’unité transcendantale de l’individu
qui, débarrassé des « passions et de leur cortège social » renoue avec sa
profonde intériorité, avec la pure présence de la nature. Comme le remarque Eric
Weil, « Rousseau retrouve le grand Un du cosmos et de la Nature, le retrouve
en lui-même…. il y a présence, et la peur, le désir, l’espérance, l’appréhension
sont également annihilés »28.
On retrouve donc chez Rousseau la conception stoïcienne de « l’âme du
monde », et plus fondamentalement d’une téléologie immanente à la Nature qui

28
WEIL (E.), « Rousseau et sa politique », Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984.

38
guide l’homme sur la voie du bonheur. Comme le remarque Bernard
Groethuysen, « il y a dans la constitution de l’homme une légalité intérieure, une
téléologie immanente qui lui trace la voie à suivre », qui le détache de son moi
relatif englué dans le paraître et l’amour-propre pour le ramener à son moi
absolu.
Cette prééminence de la Nature dans la pensée de Rousseau prendra un visage
concret dans l’Emile, à travers l’éducation : l’idée fondamentale de l’Emile est
qu’il ne faut rien épargner à l’élève en matière de confrontation avec le Réel,
d’expérience de la nécessité naturelle qui doivent nous renforcer et nous faire
advenir à une idée adéquate de soi-même, c'est-à-dire à l’autonomie.
Comme le remarque Cassirer29, « chaque individu est seul à pouvoir se donner la
vraie intuition, même lorsqu’il s’agit d’objets sensibles…C’est d’un contact
immédiat avec les objets que Rousseau entend voir naître une connaissance du
monde physique », au lieu d’agréger sur un mode purement spéculatif une
somme de connaissances scientifiques qui ne permettent pas à la mémoire d’être
véritablement enrichie30.
Là encore, il convient de remarquer un point qui nous semble capital pour la
compréhension de l’œuvre de Rousseau : c’est cette autonomie de l’élève face à
la Nature, sa pure présence à elle dans la plus stricte « autopsie » qui
commandent la compréhension de son harmonie et de sa bonté. La Nature est
bonne, de même qu’il y a une bonté naturelle de l’homme, et une justification du
bonheur. Et ajoute Cassirer, l’élève « ne doit rien savoir qu’il n’ait lui-même
soumis à examen ; ne rien tenir pour vrai dont il n’ait l’immédiate certitude.
C’est exactement la même exigence qui vaut, ici, pour l’expérience sensible et,
dans la Profession de foi du vicaire savoyard, pour l’expérience spirituelle »31.

29
CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette/Littératures, 1987.
30
Nous touchons ici au sensualisme de Rousseau, pour qui la référence à la Nature est une manière d’affirmer la
primauté de la sensation sur l’idée, de la sensibilité sur le savoir. Comme le dit le Vicaire savoyard en effet,
« exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous
avons eu des sentiments avant des idées ».
31
CASSIRER ( E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette, Littératures, p. 112.

39
Là encore, nous souhaitons apporter un dernier complément à l’introduction de
ce chapitre, en insistant sur le caractère de la bonté naturelle : si l’homme est
naturellement bon, il ne l’est « pour autant néanmoins que cette nature ne soit
pas commandée uniquement par les impulsions de ses sens, mais sache s’élever
d’elle-même et sans aide extérieure à l’idée de la liberté… ce don spécifique qui
distingue l’homme de tous les autres êtres vivants est celui de la perfectibilité :
l’homme ne s’en tient jamais à son état d’origine, mais tend à le dépasser »32.
L’homme n’est donc bon qu’à condition d’inscrire cette bonté dans le cadre des
idées de liberté, de volonté, et de bonheur, ce qui implique « travail » et
« combat » : il faudrait donc que l’homme sorte de l’état de nature en quelque
sorte, pour apprendre le « métier » de vivre en société.

b – L’homme naturel et ses qualités primitives

Rousseau commence par définir les deux qualités ou passions qui appartiennent
de façon intrinsèque à l’homme naturel : ces deux « principes antérieurs à la
raison » sont l’amour de soi et la pitié.
L’amour de soi nous « intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation
de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou
souffrir tout être sensible et principalement nos semblables »33.
Ainsi, pour Rousseau, l’homme, traditionnellement considéré comme un être
sociable, est au contraire, dans l’état de nature, un être solitaire, fuyant ses
semblables. Comme le remarque Christian Destain,

« il vit dans la nature, parfaitement adapté, presque


animal parmi les autres animaux, heureux sans même
le savoir, sans autres besoins que naturels, besoins vite
comblés – la nourriture, une femelle de temps en

32
Ibid, p 93.
33
ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit.. ; p.36.

40
temps, le repos – se rassasiant de glands et buvant l’eau
des sources, sans aucun souci de sa progéniture »34.

Cet aspect « autarcique » de la vie de l’homme à l’état de nature conditionne sa


survie et sa conservation. C’est un avantage selon Rousseau, car l’homme
sauvage est en ce sens indépendant, il est libre et possède une intériorité : « le
Sauvage vit en lui-même ; l’homme
sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est,
pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre
existence »35.
Ainsi, dans l’état de nature, l’homme est conforme à sa nature, et il est heureux
sans même le savoir : il vit selon un équilibre anthropologique rigoureux, il est
absolument autonome36.
L’amour de soi y joue un rôle prépondérant :

«  Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos


sentiments primitifs se concentrent en nous-mêmes ;
tous nos mouvements naturels se rapportent d’abord à
notre conservation et à notre bien-être »37.

Cette indépendance de l’homme à l’état de nature pourrait nous faire croire que
l’homme est égoïste et qu’il ne cherche que son intérêt, selon la loi du « chacun
pour soi ». Pourtant, nous dit J. Moreau,

« Dans l’état de nature, chacun pour soi n’équivaut pas


à tous contre tous. Ce sont les passions et les vices
acquis dans l’état social, c’est la vanité et la cupidité,
qui engendrent la rivalité et les luttes entre les
hommes, qui les rendent méchants »38.
34
DESTAIN (Ch.), Jean-Jacques Rousseau, Le Cavalier Bleu, Idées reçues, p.42.
35
ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p.126.
36
Rousseau nous donne une belle expression de cette autonomie dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : « 
se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi », p.49.
37
ROUSSEAU, Emile, Librairie de Paris, Livre II, p .85. Nous ferons certaines références à l’Emile directement
dans le texte.
38
MOREAU, op.cit.. ; p. 19.

41
On voit qu’il n’est pas encore possible de parler de morale à l’état de nature, car
l’homme n’est pas encore engagé dans des liens sociaux. Toutefois, cette
première caractéristique de l’homme naturel permet de concevoir son innocence
foncière, son incapacité à nuire à son prochain.
D’autre part, Rousseau nous dit que l’amour de soi est tempéré par le sentiment
de la pitié, par « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être
sensible et principalement nos semblables »

« il est donc bien certain que la pitié est un sentiment


naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité
de l’amour de soi-même, concourt à la conservation
mutuelle de toute l’espèce »39.

Cette pitié, qui nous porte naturellement au secours de l’autre que nous voyons
souffrir est en ce sens une vertu :
« je parle de la Pitié…vertu d’autant plus universelle et
d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui
l’usage de toute réflexion […] Tel est le pur
mouvement de la Nature, antérieur à toute réflexion :
telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les
plus dépravées ont encore peine à détruire »40.

Et c’est de cette vertu naturelle que Rousseau va induire d’autres qualités


humaines telles la « générosité », la « clémence », l’ « humanité » ou encore
l’ « amitié » : Rousseau va jusqu’à faire de la pitié le fondement d’une morale
chez l’homme naturel ; « c’est elle [la pitié] qui, dans l’état de Nature, tient lieu
de Loi, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à
sa douce voix »41.

39
ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p. 77.
40
ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op.cit.. ; pp.74-75.
41
Ibid, p.77.

42
« Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est
sociable par nature, ou du moins fait pour le devenir, il
ne peut l’être que par d’autres sentiments innés relatifs
à son espèce….Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer,
l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt
que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le
porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné »42.

Enfin, il faut attribuer à l’homme naturel le caractère de la bonté : « les hommes


sont méchants : une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ;
cependant, l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré »43.
Cette faculté de la bonté, qui pousse l’homme à aimer ses semblables tout en
veillant à sa propre conservation, n’est toutefois pas un instinct de sympathie
nous avertit Cassirer : la bonté naturelle de l’homme est « une tendance et une
destination fondamentales de la volonté ».

La bonté est donc un pur vouloir qui s’éprouve dans la capacité à reconnaître
une loi morale chez l’individu : « l’homme est naturellement bon pour autant
néanmoins que cette nature ne soit pas commandée uniquement par les
impulsions des sens, mais sache s’élever d’elle-même et sans aide extérieure à
l’idée de la liberté »44.

Dès lors, comment penser l’homme naturel, la bonté comme finalité de la


volonté, et le bonheur qui en résulte sans faire appel à une métaphysique ? Ne
peut-on voit-on voir dans l’éducation idéale développée par Rousseau un avatar
de l’homme naturel, qui se développe en conformité avec la nature jusqu’à
devenir capable de raison, au sens d’une raison pratique qui s’inscrit dans une
perspective matérialiste et eudémoniste ?

42
ROUSSEAU (J.J), Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, 1996, p.90.
43
ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, note IX p.158.
44
CASSIRER, op.cit.. ; pp. 92-93.

43
c – De la nature de l’enfant : une éducation sensitive

Si l’homme à l’état de nature est bon et innocent, il en va de même d’un être


sortant des mains de la Nature : l’enfant.
Rousseau va même jusqu’à dire que son ouvrage majeur, l’Emile, « n’est qu’un
traité de la bonté originelle de l’homme » ( Rousseau juge de Jean-Jacques,
dialogue troisième).
Dans l’Emile, Rousseau cherche à montrer comment on pourrait arriver, grâce à
l’éducation, à éviter la corruption du cœur humain et la dépravation des moeurs.
Comme le remarque Eric Blondel, « l’enfant est donc l’image qui sert de
symbole à Rousseau pour illustrer d’une façon concrète l’idée abstraite de
l’homme à l’état de nature »45.
C’est ce paradigme de l’enfant et de son éducation qui donne un visage à
l’homme naturel, et c’est l’évolution de cet enfant et les conditions de son
éducation que nous allons tenter de restituer ici, pour illustrer en quelque sorte la
voie de la Nature.
Dans cet ouvrage emblématique de la pensée de Rousseau, l’auteur, fait de
nombreuses références à la Nature : « Observez la nature, et suivez la route
qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur
tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure
ce que c’est que peine et douleur » (Livre I, p.19)
Ainsi, vivre, c’est s’éprouver continuellement dans la nature, « ce n’est pas
respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos

45
BLONDEL (E.), Rousseau, Ellipses, 2000, p.27-28.

44
facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de
notre existence ».
Ce qui compte pour l’enfant, c’est donc de sentir la vie, d’éprouver en soi la
force et l’efficience de la nature qui contribuent à l’éveil de ses sens et de son
corps : « et toujours la leçon lui venait de la chose même » ( Livre II, p.123).
Cet empirisme « phénoménologique », pourrait-on dire, renvoie chez Rousseau
à une éducation négative, car il ne s’agit pas d’enseigner la vertu ni la vérité à
l’enfant, mais de garantir son coeur du vice et des erreurs de l’esprit :

« Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon


verbale, il n’en doit recevoir que de l’expérience : ne
lui infligez aucune espèce de châtiment ; car il ne sait
ce que c’est qu’être en faute : ne lui faites jamais
demander pardon ; car il ne saurait vous offenser.
Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut
rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni
châtiment ni réprimande » (Livre I)

Les expériences de l’enfant font donc déjà partie de l’instruction de l’élève,


comme le souligne Rousseau, car « l’expérience prévient les leçons ».
Les premières sensations de l’enfant sont affectives, c’est donc une éducation de
la sensibilité qu’il convient de donner à l’enfant, car l’enfant n’étant pas encore
doué de raison et de conscience, il peut faire preuve de méchanceté : « l’enfant
n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon ».
Justement, le moyen de rendre l’enfant plus fort est de lui accorder plus de
liberté, car cela l’ amènera à « borner [ses] désirs à [ses] forces, [et] ils sentiront
peu la privation de ce qui ne sera pas en leur pouvoir ».( Livre II, p.49)
On voit là une conception majeure de la philosophie de Rousseau, qui consiste
dans l’obéissance à la nécessité naturelle, au sens des Stoïciens, c'est-à-dire dans
la capacité à différencier les désirs qui relèvent de la pure nécessité naturelle de

45
ceux qui sont artificiels : « l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et
fait ce qu’il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale » (Livre II, p. 67.)
L’enfant ne doit donc pas obéir à une tiers personne, il doit seulement se plier à
la nécessité naturelle, en exerçant ses organes et en fortifiant son corps ;
« Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive
aussi longtemps qu’il se pourra ».
On peut parler avec Rousseau d’un exigence d’autonomie dans l’éducation de
l’enfant : «  Préparez de loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces…en le
mettant en état d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa
volonté » (Livre I, p.41)
Rousseau bâtit ainsi dans son traité d’éducation l’idée fondamentale qu’il y a des
étapes dans la croissance de l’enfant pour parvenir à l’âge adulte, et devenir
effectivement un être libre.
Ainsi, l’œuvre de la Nature, ses intentions bienfaisantes, deviennent visibles à
celui qui sait comprendre l’enfance : il faut suivre l’enfant pas à pas à travers les
différents stades de son développement et savoir découvrir dans chacun d’eux
l’intention particulière que la Nature y révèle. Comme le remarque B.
Groethuysen, « il y a une logique immanente à la croissance de l’enfant. Les
différents moments de sa vie s’enchaînent. L’un est la condition du suivant [...]
En évoquant l’homme des bois, nous ne comprenions encore qu’imparfaitement
ce qu’avait voulu la nature lorsqu’elle créa l’homme. En observant l’enfant, les
intentions de la nature se précisent…ce qui n’était qu’une abstraction doublée
d’une nostalgie, est là, vivant sous nos yeux »46 : l’enfant.
Nous terminerons cette partie en citant E. Cassirer, qui nous semble bien
résumer la philosophie de l’éducation de l’Emile :

« La thèse fondamentale de l’Emile est qu’il ne faut


épargner à celui dont on veut conduire la volonté et le
caractère à une autonomie aucune difficulté matérielle,
46
GROETHUYSEN (B.), op.cit.. ; p.28.

46
aucune souffrance, aucun effort, aucune privation. La
seule chose dont on doit soigneusement le protéger,
c’est d’être contraint par la force de se plier à une
volonté étrangère, ou d’obéir à un ordre dont ne
comprend pas la nécessité »47.

d – Le sensualisme de Rousseau : une tension avec le transcendantal ?

Rousseau avait pour projet d’élaborer une philosophie physiologique, à travers


deux textes : La morale sensitive, ou Le matérialisme du sage. Comme le
rappelle Masson, c’eût été un manuel d’hygiène morale, où Rousseau aurait
cherché par quelles règles de vie physique on pouvait maintenir l’âme dans l’état
le plus favorable à la vertu. Le raisonnement est le suivant : en agissant
convenablement sur la machine humaine, on prépare des désirs qui préparent des
volontés. En ce sens, comme le remarque très justement P.M Masson,

« il [Rouseau] travaille en philosophe positif,


sensualiste, à qui les hommes de l’encyclopédie n’ont
pas seulement donné le goût de l’expérience, mais ont
appris à ne pas négliger le corps, à lui rendre dans la
vie l’importance, et presque la prépondérance, qui lui
est due. Il semble bien que, dans ce Matérialisme du
sage, on eût encore retrouvé l’ami de Condillac et de
Diderot »48.

On voit que Rousseau a été influencé par le matérialisme régnant du Siècle des
Lumières : on peut parler en ce sens d’une certaine affinité entre Rousseau et
d’Alembert à travers le projet même de l’Encyclopédie. Comme le remarque M.
Ourida49, d’Alembert commence la première partie de son discours par constater

47
CASSIRER (E.), op.cit.. ; p.40.
48
MASSON (P.M), op.cit.. ; deuxième partie, chap.1, p.8.
49
OURIDA (M.), Le Citoyen de Genève et la République des Lettres. Etude de la controverse autour de La
Lettre à d’Alembert de Jean-Jacques Rousseau, Peter Lang, s.d.

47
d’emblée l’existence des sensations chez l’homme et par proposer une
explication sensualiste de la généalogie des connaissances. Or, c’est toute la
démarche de l’Emile que de nous montrer comment se forme la connaissance à
partir des sensations et de leur comparaison, qui permet de forger des idées : au
départ il y a la sensation, ensuite vient la formation de l’idée dans l’intellect, tel
est la démarche foncièrement sensualiste de Rousseau, qui se rattache
paradoxalement à ses collègues de l’Encyclopédie.
Comment alors soutenir ce paradoxe dans la genèse de la pensée de Rousseau,
qui s’appuie sur un sensualisme décisif dans la formation de l’agent raisonnable,
comme en témoigne l’Emile, et qui revendique en même temps le fondement
transcendantal de la raison en ce qu’elle véhicule la loi morale ? Le sensualisme
de Rousseau, peu étudié, ne nous conduirait-il pas vers l’associationnisme de
Hume et son empirisme sceptique, et par conséquent vers la ruine du
transcendantal ?
Cette problématique nous semble toucher au cœur du système philosophique de
Rousseau, et pointe une contradiction que l’on peut exprimer plus
traditionnellement à travers les antinomies suivantes :
matérialisme/spiritualisme, immanence/transcendance, sentiment/raison.
En effet, le transcendantal est ce qui par définition se détache de l’expérience,
pour devenir une pure exigence interne de la raison : il s’oppose en ce sens au
sensualisme qui prétend à une théorie de la connaissance fondée sur les
sensations.
Pourtant, Rousseau reste profondément sensualiste à travers son apologie du
sentiment, qui place l’être au cœur du Réel et se comprend comme auto
affection constitutive de la vie : c’est dans cette immanence du sentiment qui
relie l’homme aux sensations premières et à la spontanéité des émotions que
Rousseau fonde, en dernière instance, sa théorie de la connaissance : toute
connaissance qui n’est pas validée par le sentiment, ou qui ne porte pas le sceau
de l’assentiment intérieur est écartée et dénoncée comme confuse et spéculative.

48
En revanche, ce qui relève du transcendantal dans la théorie de la connaissance
de Rousseau, c’est le sentiment de la nécessité interne de la loi, qui est en même
temps un pur postulat de la raison pratique.
Mais il n’y a pas d’antagonisme entre la pureté du sentiment et la pureté de la
raison pratique, dans la mesure où ils relèvent tous deux, nous semble-t-il, d’une
exigence eudémoniste: le sentiment, interface entre la sensation primitive et la
liberté-noumène, définit le fondement d’une raison qui se veut éminemment
pratique, et non spéculative.
C’est en ce sens nous semble-t-il que l’on peut résoudre cette tension entre
l’immanence du sentiment d’une part, et la transcendance de la loi morale
d’autre part : « L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain
que l’amour de soi-même », nous dit Rousseau50.
En ce sens, l’universalité de la loi morale a pour corrélat la bonté de la Nature,
qui définissent toutes deux l’horizon du bonheur dans l’existence humaine : la
Nature est donc un fin, et non une origine anthropologique.

50
ROUSSEAU, Lettre à d’Alembert, Flammarion, 1967, p.76.

49
Liminaire. Entre raison et sentiment : la valeur du sensible

Rousseau commence dès le livre II à nous expliquer l’émergence de la raison


chez l’enfant, pourvu que celle-ci se réduise à des « idées justes et claires »,
c’est à dire conforme à des sensations primitives : c’est le stade de la raison
puérile.
Rousseau nous donne une définition de cette faculté, qu’il nomme sixième sens
ou sens commun : cette faculté

« ne réside que dans le cerveau, et ses sensations,


purement internes, s’appellent perceptions ou idées.
C’est par le nombre de ces idées que se mesure
l’étendue de notre connaissance, c’est leur netteté, leur
clarté, qui fait la justesse de l’esprit ; c’est l’art de les
comparer entre elles qu’on appelle raison humaine »51.

Ainsi l’enfant qui se bornait à faire un usage purement sensitif de sa raison passe
à un stade supérieur en devenant adolescent : il peut maintenant former des idées
complexes. Toutefois Rousseau met en garde l’adolescent contre les préjugés,

« la raison, le jugement viennent lentement, les


préjugés accourent en foule, c’est d’eux qu’il faut le
préserver » (Livre III, p.186).

Cette raison qui apparaît progressivement chez l’enfant n’est pas purement
théorique, elle se fonde sur le « bon sens », sur l’expérience et le sentiment. En
ce sens, il ne faut surtout pas que les rapports entre les choses que fait l’enfant
outrepassent la réalité de ce qu’il vit, car celui-ci doit toujours rester en
adéquation avec sa sensibilité, avec ce qu’il nomme l’ « utilité sensible ».
51
ROUSSEAU, Emile, op.cit.. ; Livre II, p. 169.

50
En effet le mot d’ordre de Rousseau, est de ne se fier qu’aux choses mêmes :
« Les choses ! Les choses ! Je ne répèterai jamais assez que nous donnons trop
de pouvoir aux mots : avec notre éducation babillarde, nous ne faisons que des
babillards » (Livre III, p.198).

Ainsi Rousseau nous annonce dès le livre III dans l’Emile que l’enfant est prêt à
devenir un être raisonnable, à condition de rester dans l’ordre du sentiment :

«  il ne nous reste plus, pour achever l’homme, que de


faire un être aimant sensible, c’est à dire de
perfectionner la raison, par le sentiment » (Livre III,
p.229).

Ce passage est fondamental car il fait prévaloir le sentiment sur la raison.


Comme le remarque Cassirer,

« il est indéniable que Rousseau s’est détourné de la


glorification de la Raison...et qu’il en appelle, contre
elle, aux forces plus profondes du « sentiment », de la
conscience morale »52.

Le sentiment est précisément ce qui, en l’homme, relève fondamentalement de


la Nature, ce par quoi il est relié à des relations de nécessité qui forment la
sensibilité de l’être et ses capacités intuitives : ce que je ne peux concevoir, je
peux le sentir, c’est l’objet du sentiment intérieur, « de ce qui nous touche
immédiatement »53.
On peut donc parler d’une raison sensitive chez Rousseau, fondée sur les
sensations :

52
CASSIRER ( E.), op.cit.. ; p. 12.
53
ROUSSEAU, Emile, OC, IV, p.359.

51
« de la comparaison de plusieurs sensations
successives ou simultanées, et du jugement qu’on en
porte, naît une sorte de sensation mixte ou complexe,
que j’appelle idée » » ( Livre III, p. 230)

On voit donc que l’idée ou le savoir repose sur l’expérience sensible, ce en quoi
on peut parler d’une approche empiriste ou sensualiste, chez Rousseau. En effet,
ajoute Rousseau, « l’esprit qui ne forme ses idées que sur des rapports réels est
un esprit solide ». Cet éloge du corps et de ses sensations apparaît central à la
lecture de cet ouvrage majeur de Rousseau qu’est L’Emile : il faut que l’âme
soit lié à un corps vigoureux et sain pour pouvoir générer des opérations valides
de l’entendement , et guider la raison vers le transcendantal. Rousseau exprime
ici de manière emblématique sa propension à l’unité de l’être, qui implique une
relation charnelle au Sensible et à ses contraintes inhérentes, comme
propédeutique au bon usage de la raison : il y a donc au départ les sensations,
c’est à dire le monde sensible dans lequel j’éprouve mes sensations. Ensuite, il y
a le jugement porté sur ces sensations par l’entendement, opération qui se
caractérise par l’activité de comparaison entre les sensations, ce qui permet de
former une idée rationnelle.
La théorie rousseauiste de la constitution de la raison ne se détourne jamais des
données du Sensible, de ce qu’il appelle la «  vérité sensible » :

«  Car, encore une fois, mon objet n’est point de lui


donner la science, mais de lui apprendre à l’acquérir au
besoin, de la lui faire estimer exactement ce qu’elle
vaut, et de lui faire aimer la vérité par-dessus tout »
( Livre III, p. 236)

L’éducation de la raison va donc de pair avec une éducation de la sensibilité, et


c’est peut être cet équilibre fondamental entre les deux facultés qui garantit la

52
vérité du sentiment : « la vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse des
idées » ( Livre IV, p. 260).
C’est dans ce cadre que le sentiment « perfectionne » la raison, en la guidant
vers les idées de « bonté », d’« humanité », de « pitié » et vers « toutes les
passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes ».
Formé et élevé dans cette perspective, qui dépasse le dualisme traditionnel entre
le corps et l’esprit, entre l’expérience sensible et le savoir abstrait, l’Emile va
acquérir

« la véritable sérénité de l’âme, qui inspire l’estime, la


confiance, et qui semble n’attendre que l’épanchement
de l’amitié » ( Livre IV, p.264).

On retrouve ici l’inspiration stoïcienne de Rousseau qui reprend l’idéal de


l’ « ataraxie », qui signifie bien une absence de troubles, et donc une sérénité
intérieure qui favorise les relations authentiques d’amitié et de solidarité entre
les hommes.
Dès lors, l’Emile n’est-il pas prêt pour faire société avec ses semblables ?
Rousseau nous répond : «  il faut entrer dans l’ordre moral ».
L’enjeu est de montrer que la raison, une fois acquise après une longue
éducation de la sensibilité, est indissociable d’une morale, voire d’une éthique
au sens spinoziste :

« je ferais voir que justice et bonté ne sont point


seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux
formés par l’entendement, mais de véritables affections
de l’âme éclairée par la raison et qui ne sont qu’un
progrès ordonné de nos affections primitives » (Emile,
Livre IV, p.270)

53
Il convient ici de souligner une dimension problématique de la pensée de
Rousseau : d’un côté, la nature se caractérise par l’immanence du sentiment, de
l’autre la liberté se fonde sur un acte transcendant, et l’on peut se demander,
comme nous y invite P. Burgelin

« si l’exigence fondamentale d’unité de soi [en accord


avec la nature] est compatible avec la l’impersonnalité
de loi, la transcendance morale avec l’immanence du
sentiment ? Peut-on être à la fois bon, pleinement
existant, et vertueux ? »54.

54
BURGELIN ( P.), La philosophie de l’existence de J-J Rousseau, Paris, PUF, 1952, p.332.

54
55
Deuxième partie

Réflexion sur le transindividuel comme nouveau


champ de l’éthique

A - La relation transindividuelle : une conception non-


formaliste du collectif

Nous voudrions montrer comment la conséquence anthropologique de


l’infinitisation de la nature, commune à Spinoza et Simondon, que la critique de
l’hylémorphisme ou du dualisme substantialiste issus de la métaphysique
traditionnelle tend à dégager ou sur laquelle elle s’appuie, comme nous l’avons
suggéré dans notre première partie, aboutit à une nouvelle conception de la
relation entre l’individu et la société, que l’on peut qualifier de
transindividuelle : il s’agira, au fond, de montrer comment l’on peut envisager
l’intérêt philosophique et éthique d’une théorie transindividuelle du rapport
entre individu et société, et du nouage entre ontologie et politique. L’enjeu sera
de voir comment l’on peut appréhender, à partir d’un postulat naturaliste (cf.
définition Vocabulaire de philosophie et des sciences humaines, ou Lalande),
une conception de la société qui écarte l’approche formaliste de la constitution
du collectif par contrat, fondé sur un primat de la raison depuis les Lumières,
dans les termes d’un universalisme que l’on peut dire abstrait, où l’Etat ne
reconnaît que des individus dépourvus de tout caractère, qu’il soit culturel ou
idiosyncrasique, alors qu’il devrait peut être reconnaître les individuations, ses
formes, ses modes ou encore ses degrés, sans faire appel à des substances telles
que la « raison », l’ « âme » ou la « société », et en s’appuyant sur celles dont
nous disposons déjà : l’individu physique et l’être vivant.

56
Dans cette perspective, et en reprenant l’analyse récente de C. Fleury dans Les
irremplaçables, nous tenterons de voir que l’articulation de la problématique
transindividuelle avec la question de l’individuation peut apparaître comme un
point de jonction topologique entre le souci de soi et le souci de l’Etat de droit,
ce qui suppose en effet « que la notion d’individuation – et non d’individualisme
- soit réinvestie par les individus, à travers ses différentes figures, que l’auteur
parcourt dans la première partie de son de son livre ; au fond, comment
restaurer, par-delà la normalisation et les dispositifs de pouvoir qui dérivent
d’une pensée de la souveraineté comme subsomption de la société dans l’Etat, la
valeur de l’individuation et de l’irremplaçabilité des individus comme des
fondements possibles de notre démocratie, d’une société qui se vive dans le
maintien de sujets libres et dans leur détermination à protéger sa durabilité ?
Comment suggérer et tenter de légitimer une théorie transindividuelle du social
comme alternative à une conception formaliste du collectif, et qui soit en même
temps garante des valeurs de liberté, de justice et d’égalité nécessaires à
l’épanouissement de chacun, à la visée d’une vie bonne et accomplie, comme le
montre P. Ricoeur en soulignant une distinction possible entre éthique et
morale55 ? Le transindividuel n’est-il pas la condition post-moderne, s’il est
permis de convoquer cette catégorie déjà employée par J-F Lyotard56, du
bonheur ? Ne décrit-il pas un itinéraire possible de l’eudémonisme contemporain
et de la tradition de sagesse sur laquelle il s’appuie ? Ne recouvre -t-il pas, enfin,
ce que E. Morin a diagnostiqué comme étant une des origines des difficultés de
notre civilisation, ce paradigme perdu de la nature humaine, la possibilité d’une
réintégration de l’homme dans l’univers, dans l’articulation de la Nature et de la
Culture, de l’espèce (paradigme biologique), de la société (paradigme
sociologique), et de l’individu (paradigme psychologique) ? C’est, pensons-
nous, à cette redécouverte que le grand philosophe de la transindividualité nous
invite, et vers laquelle toute son œuvre est tendue car, nous dit-il, « à travers
55
« Ethique et morale », in Lectures 1
56
La condition post-moderne

57
l’individu, transfert amplificateur de la Nature [individuation], les sociétés
deviennent un monde »57.

1 – Un domaine de traversée : l’infinité comme critère ontologique

Penser l’absolu dans la tradition métaphysique revenait à justifier


l’existence de Dieu, ou d’une première cause (Premier moteur chez Aristote,
l’Idée chez Platon), ce Dieu étant séparé de l’ordre du sensible et transcendant.
Ainsi chez Descartes l’existence de Dieu est-elle justifié par son caractère infini
et en cela intelligible mais incompréhensible pour la raison. Il en va tout
autrement pour Spinoza, qui pose le problème de Dieu sans basculer dans le
dualisme entre un Dieu créateur et omniscient qui serait supra-sensible et le
monde des individus qui seraient finis et voués à la séparation d’avec
l’absolu. Spinoza récuse le dualisme métaphysique entre le corps et l’esprit,
entre Dieu et la nature, et pose en même temps la pensée de l’être et
l’affirmation de l’absolu qu’il véhicule : il y a non- séparation ontologique
entre Dieu et l’homme ce qui revient à poser l’identité de l’être et du
connaître. Dans ce cadre, l’homme n’est pas une substance, c'est-à-dire un être
isolé et autonome, il est constitué comme toute chose par l’individuation de
ces deux aspects de la substance que sont la Pensée et l’Etendue. Telle est la
doctrine du parallélisme chez Spinoza, qui interdit toute éminence de l’esprit
sur le corps, où l’esprit et l’Idée seraient premiers et s’attacheraient à dominer le
corps porteur de passions négatives. Ainsi, Dieu existe, l’absolu existe mais il
est identique à la Nature qui se déploie à travers ses attributs (pensée, étendue),
et ses modes, c'est-à- dire les individus. La nature est la substance, c'est-à-
dire l’Etre premier, infini et autosuffisant, mais la substance n’est pas distincte
du monde, mais en constitue la vérité interne : il n’y a ni création, ni émanation,
ni chute, car l’être est infini et éternel, la substance qui représente le tout unifié
et infini de la réalité.

57
On notera ici une critique possible de Simondon, formulée par I. Stengers et que Didier Debaise souligne en
montrant les limites d’une pensée transductive. Cf. Didier Debaise, « Les conditions d’une pensée de la
relation », in CHABOT (P.) coord., Simondon, Vrin, 2002, p. 20.

58
Cette trilogie (substance, attributs, modes) est d’une importance capitale
pour comprendre le système de la nature de Spinoza, car elle permet de
comprendre et d’affirmer la réalité de la relation entre chacun d’eux : la relation
a rang d’être, car la substance, l’attribut et le monde ne désignent pas trois
réalités distinctes mais sont intimement reliés par une logique de l’expression.
Selon Deleuze, cette relation est identité de l’être, du connaître et de l’agir : la
ratio essendi, la ratio cognoscendi et la ratio fiendi ou agendi trouvent dans
l’expression leur racine commune, et sontmesurés ou systématisés sous ce
concept d’expression58.

Comme le remarque Bernard Rousset,

« Le spinozisme pose en effet, une identité de la puissance et


de l’être en acte qui implique une identification de l’être en
puissance et de l’être en acte, en rupture avec un enseignement
traditionnel se réclamant d’Aristote qui prévalait à l’époque, et
selon lequel l’être en puissance constitue un être moindre que
l’être en acte, dans la mesure où il n’est pas encore l’être
réalisé, dans la mesure donc où il reste privé de la réalité qu’est
l’existence effective : ainsi n’est-il qu’un simple possible […]
un simple possible pensé dans l’entendement »59.

Simondon récuse cet hylémorphisme qui sépare la matière de la forme et


suppose toujours un être déjà individué, la forme s’appliquant à la matière
comme à un moule préexistant pour lui conférer de l’être : être en
puissance, c’est être en acte, ce qui implique chez Spinoza comme chez
Simondon de dénoncer l’illusion du finalisme, qui suppose en effet que c’est en
vue du Bien que le possible devient effectif, que la puissance passe à l’acte, que
la forme se réalise dans la matière : dénonciation donc de
l’hylémorphisme, pour penser l’individuation, qui implique d’affirmer les deux
caractères prévalents du monisme : réalisme de la relation et réalisme du
potentiel. Simondon note :

58

59

59
« L’être individué n’est pas tout l’être ni l’être premier ; au
lieu de saisir l’individuation à partir de l’être individué, il faut
saisir l’être individué à partir de l’individuation, et
l’individuation à partir de l’être préindividuel (potentiel) »60.

2- Second domaine de traversée : de l’infini au transindividuel

L’exigence de penser une infinitisation de la nature n’a d’autre objet que


de ramener l’être à sa juste mesure, celle de pouvoir être donné à lui-même
sans partage du sensible où il se trouve exister. Cette dimension moniste à
l’oeuvre chez Spinoza et Simondon est indissociable d’une problématique des
affects qui s’articule chez Spinoza à une logique du Désir : par-là, le sujet est et
se donne comme problématique, comme écart à soi : il véhicule une charge de
réalité préindividuelle, c'est-à- dire un potentiel infini ou indéfini, qui le dépasse
et qui lui permet de persévérer dans on être 61. Chez Simondon, l’angoisse est
l’expérience de ce débordement, d’une submersion par le préindividuel : elle
est autoaffection déréalisante, absence de devenir transductif, non-
anthropologie,

« le sujet prend conscience de lui comme nature, comme


indéterminé (apeiron) qu’il ne pourra jamais actualiser en hic et
nunc, qu’il ne pourra jamais vivre…dans l’angoisse, le sujet
voudrait se résoudre lui-même sans passer par le collectif ; il
voudrait arriver au niveau de son unité par une résolution de
son être préindividuel en être individuel, résolution directe,
60
SIMONDON, ILFI, p. ?
61
On pourra rapprocher la signification du conatus spinozien de l’apeiron des présocratiques auquel se réfère
Simondon, qui réunit pour l’auteur, dans son interprétation de la philosophie de la nature ionienne, une
dimension d’homogénéité, de cohérence, mais aussi une poussée de la physis, un dynamisme de l’être, qui
amène l’individu à se déphaser pour intégrer les ordres de grandeur auxquels son milieu associé, c’est-à-dire le
monde, l’amène à se confronter, et qui se produit selon une double dialectique d’intériorisation de l’extérieur et
d’extériorisation de l’intérieur qui conduit justement à l’expérience transindividuelle, en tant qu’elle réalise un
« désir éternité », semblable à cette disposition de l’être que décrit le conatus. Nous reviendrons sur ce point.

60
sans médiation, sans attente ; l’angoisse est une émotion sans
action, un sentiment sans perception ; elle est pur
retentissement de l’être en lui- même…il assume tout
l’espace et tout le temps, devient coextensif à l’être, se
spatialise, se temporalise, devient monde incoordonné […]
l’individué est envahi par le préindividuel »62.

Cette autoaffection du sujet dans l’angoisse ne peut se résorber que dans la


relation à autrui, dans ce que Simondon appelle le « transindividuel ».
Simondon nous donne l’exemple du Zarathoustra de Nietzsche qui rencontre un
danseur de corde. Celui-ci, acclamé par la foule, tombe et se tue, la foule
l’abandonnant. Zarathoustra se retrouve seul avec cet homme, et emporte son
cadavre pour lui donner une sépulture : « Zarathoustra se sent frère de cet
homme…c’est avec la solitude, dans cette présence de Zarathoustra à un ami
mort abandonné par la foule, que commence l’épreuve de transindividualité »63.
On peut dire que Zarathoustra se reconnaît dans le danseur de corde, ad
hominem, en tant qu’être humain. Mais c’est dans la solitude qu’il ressent
cette fraternité, puisque le danseur de corde est mort : il doit donc « monter sur
ses propres épaules », faire un effort pour assumer l’humanisme de l’autre
homme. De ce point de vue, la figure de la « signifiance » chez Lévinas n’est
pas étrangère au modèle de l’élaboration subjective que propose le penseur du
transindividuel. L’on peut citer cette phrase tirée de La trace de l’autre :

« quelle peut dès lors être cette relation avec une


absence radicalement soustraite au dévoilement et à la
dissimulation, et quelle est cette absence rendant la
visitation possible, mais ne se réduisant pas à
l’abscondité, puisque cette absence comporte une
signifiance, mais une signifiance dans laquelle l’Autre
ne se réduit pas au même ?64.

62
63

64
LEVINAS, « La trace de l’autre », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1967, p. 197.

61
Cette fraternité renvoie à l’expérience d’un bonheur qui s’affirme dans la
liaison et la relation des êtres comme modes de la substance infinie : la
fraternité est un affect positif qui exprime la puissance du conatus,
c'est-à-dire la persévérance dans son être y compris là où interviennent des
expériences limites. À la méthode extensive de la ratio, il faut i c i opposer
l’intensité d’« une nature de l’infini » comme le souligne Deleuze, et faire
prévaloir la puissance attribuable à l’Amour intellectuel de Dieu comme forme
de vie adéquate à la finitude de l’homme et de sa pensée. En se référant à
Merleau-Ponty, Deleuze note que ce dernier « a bien marqué ce qui nous
paraît aujourd’hui le plus difficile à comprendre pour les philosophes du
XVIIsiècle : l’idée de l’infini positif comme secret du grand rationalisme une
manière innocente de penser à partir de l’infini qui trouve sa perfection dans le
spinozisme », c’est-à-dire dans une éthique de l’Amour et de la béatitude.

Comme le remarque S. Ansaldi, c’est en ce sens qu’il faut comprendre la


conséquence anthropologique principale de l’infinitisation de la nature chez Spinoza,
de même que chez G. Bruno : si nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels (en latin ici), ce n’est pas au sens d’une découverte
métaphysique de l’homme comme chez Descartes, où la découverte de l’infini
fonde les limites du cogito en même temps qu’elle fournit la preuve ontologique
de Dieu. C’est, nous dit S. Ansaldi, se demander comment « penser une
puissance parfaite attribuable à une nature finie ? » Et la réponse à cette
question implique une redéfinition du statut ontologique de la nature humaine,
où « la perfection de la nature humaine ne peut se constituer que dans rapport
d’Amour avec son principe causal », c’est-à-dire Dieu. C’est à cette condition
que peut émerger la double figure de l’éternité de l’âme et du corps,
« autrement dit de l’éternité ou de la béatitude de la nature humaine dans son
ensemble »65. Le concept de Dieu selon la figure de l’infini n’est pas une
déduction métaphysique, mais une perfection, celle d’ « un corps qui vit dans
65
ANSALDI (S.), Nature et puissance chez Giordano Bruno et Spinoza, Kimé, 2006, p. 124.

62
l’Amour de Dieu – qui rapporte son pouvoir d’être affecté à l’idée de Dieu –
s’approprie intégralement sa puissance » :

« La béatitude ou notre éternité relèvent d’un avoir,


d’une appropriation inclusive de notre nature avec sa
puissance de penser et d’agir. La béatitude convoque
l’appartenance de la natue humaine à l’activité […] En
effet, la perfection de la puissance finie ne peut aboutir
qu’à une éthique – à une pratique de la puissance. Une
éthique de l’Amour fondée sur la puissance »66.

L’infini n’est pas seulement une idée intelligible qui limite notre représentation,
il est actif, il se propage chez l’individu selon une condition d’immanence
radicale, car « le langage de la puissance ne peut être que celui de l’univocité :
salus, beatitudo, libertas, amor ».
Cet amour intellectuel de Dieu qui fonde l’éthique spinoziste est donc la
condition de possibilité du bonheur que peut atteindre et espérer l’homme au
cours de son existence.
Penser le transindividuel comme un mode « social »de la substance infinie,
comme cette puissance relationnelle que peut recéler l’individu en tant qu’il est
relié à la charge d’infini ou d’indéfini (apeiron) qu’il véhicule, apparaît
comme l’itinéraire d’un nouvel eudémonisme, que l’on peut fonder dans
l’ontologie modale décrite par Agamben…
Le transindividuel permet de concevoir un nouveau rapport au politique,
qui repose sur un autre concept de la signification, et des conduites
conventionnelles qui régissent les échanges sociaux. Comme le remarque M.
Combes,
« Avec la notion de transindividuel, Simondon
propose avant tout une nouvelle manière de concevoir
66
Ibid, pp. 124-125.

63
ce que l’on nomme très inadéquatement le rapport entre
individu et société […] La notion de transindividuel
objectif recouvre la description du collectif comme
réalité physique. Il faut insister sur ceci que Simondon
aborde le problème de la constitution du collectif selon
un postulat naturaliste, comme un processus naturel
c’est-à-dire réel. Car ce geste écarte son auteur de toute
conception formaliste de la constitution du collectif par
contrat, et même, de toute la pensée de la souveraineté,
dont l’unique souci est de garantir la légitimité de la
subsomption de la société dans l’Etat »67.

Nous trouvons un prolongement de cette réflexion dans le dernier ouvrage de


Cinthia Fleury68, qui introduit le concept d’individuation pour le différencier de
l’individualisme, tout en rappelant qu’un « individu dans l’Etat de droit doit
pouvoir devenir sujet », mais au sens de l’irremplaçabilité, c’est-à-dire au sens
d’individus « qui vont au-devant de leur sujet comme on va au-devant du
monde, précisément détachés de leur sujet ». L’enjeu de cette individuation par
opposition à l’individualisme, est relationnel, il s’agit de  faire lien avec les
autres, d’admettre « l’éternité des liens comme seul vérité ».
L’auteure nous montre à travers ce livre l’urgence de penser en termes
d’individuation, révélant par-là l’actualité de la pensée simondonienne, et
poussant celle-ci à ses conséquences politiques :

« L’enjeu est ici de comprendre comment l’individu, si


décrié, protège la démocratie contre ses dérives
entropiques. Faut-il encore comprendre ce que signifie
individu. En fait, c’est la qualité du processus de
subjectivation, l’individuation et non l’individualisme,
qui protège la durabilité de la démocratie. La
démocratie a souvent été étudiée comme le régime
politique et la société qui accompagnent l’émergence
de sujets libres. Il est important de comprendre

67
60 COMBES (M.), Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris Ed. Dittmar, p. 95 ; p. 104..
68
FLEURY (C.), Les irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.

64
comment l’individu peut, à son tour, œuvrer pour la
durabilité démocratique »69.

Cette perspective nous semble s’exprimer dans la conception du transindividuel


à laquelle nous invitait, déjà, Simondon, et que nous espérons avoir introduite au
lecteur dans ce chapitre.

3 - Bonheur et transindividualité : genèse de l’être social

Reprenons quelques aspects phénoménologiques, déjà évoqués dans La vie du


corps : dans l’individuation, le cogito apparaît comme une expérience de soi
simultanée à l’expérience des choses, un travail sur les relations entre ce que
l’on pense, ce que l’on perçoit, et ce que l’on éprouve, ce en quoi on parle moins
d’une ontologie du sujet que d’une ontogénèse.

Merleau-Ponty nous permet de comprendre ce « retournement » dans la


compréhension du sujet :

« Or les propriétés intuitives de la chose perçue


dépendent de celles du « corps-sujet » qui en a
l’expérience. La conscience de mon corps comme
organe d’un pouvoir moteur, d’un « je peux », est
supposée dans la perception de deux objets distants
l’un de l’autre ou même dans l’identification de deux
perceptions successives que je me donne d’un même
objet. Davantage : mon corps est un « champ de
localisation » où s’installent les sensations […] Car la
chose perçue dans l’entrelacs de ma vie corporelle
serait bien loin d’être encore chose pure ou vraie : elle
est prise dans cette expérience charnelle comme dans
un cocon ; il n’y a aucun discernement de ce qui est
vraiment vrai en elle, et de ce qui n’est qu’apparence
en rapport avec mes particularités d’individu. Je suis
loin de les connaître toutes, puisque mon corps, tout le
69
Ibid, p. 13.

65
premier, n’est pas encore objectivé. Il ne le sera que
quand je le penserai comme corps parmi tous les autres
corps humains, quand j’apprendrai à le connaître dans
les autres, et par exemple à imaginer mes yeux sur le
type des yeux que je peux voir…L’expérience que j’ai
de mon corps comme champ de localisation d’une
expérience, et celle que j’ai des autres corps en tant
qu’ils se comportent devant moi, viennent au-devant
l’une de l’autre et passent l’une dans l’autre. La
perception que j’ai de mon corps comme résidence
d’une « vision », d’un « toucher » et, …d’un Je pense,
et la perception que j’ai là-bas d’un autre corps
« excitable », « sensible » et…porteur d’un autre Je
pense, - ces deux perceptions s’illuminent l’une l’autre
et s’achèvent ensemble… Je me vois. Je défalque de
mon expérience ce qui est lié à mes singularités
corporelles »70.

C’est dans cette appartenance de la pensée, du cogito, à la vie comprise comme


corporéité que se noue selon Merleau-Ponty une communauté de sujets, sous la
forme d’une éthique phénoménologique qui permet de comprendre le collectif
comme processus par lequel les sujets apparaissent comme personnes pouvant
communiquer entre elles : le collectif est ainsi une individuation.

Le rapport entre cette quiétude naïve de la conscience comprise comme chair


chez M. Ponty et le lien constitutif à autrui qui en découle apparaît comme une
condition transindividuelle du bonheur : le transindividuel désignerait cette
possibilité d’une « communauté idéale de sujets incarnés, d’une
intercorporéité », selon la belle expression de Merleau-Ponty.

Cette importance dévolue au corps dans la phénoménologie est aussi présente


dans la conception de la transindividualité. Il suffit de relire les belles pages de
Simondon consacrées au processus de l’ontogénèse psychique 71, où la question
du corps est abordée dans sa distinction avec l’âme, tout en se démarquant de la

70
MERLEAU-PONTY (M.), Résumés de cours, op.cit.., pp. 113-115.
71
Cf. ILFI, troisième partie « L’individuation psychique », chap. III, pp. 287-289.

66
conception dualiste de Descartes entre une res cogitans et une res extensa : le
corps y apparaît comme ce qui « temporalise » l’âme, préparant une conscience
qui « est ainsi médiation entre deux devenirs corporels, mouvement ascendant
vers le présent, mouvement descendant à partir du présent […] L’âme surgit et
s’édifie entre les deux corporéités »72. Pour Simondon, la conscience se rattache
au corps par la mémoire et par l’imagination, et « vivre comme être individué
est exercer mémoire et anticipation », à partir du présent que définit le corps :
« le présent surgit du corps et retourne au corps…Le présent est opération
d’individuation », « présent central », centre de l’individualité, de l’être saisi en
son centre selon la spatialité et le devenir. L’âme peut à son tour « cristalliser »
le corps, intervenir comme prolongement de l’unité psychosomatique, en étant
ce qui « est au centre même de l’individu, mais…aussi ce par quoi il reste
attaché à ce qui n’est pas individu »73, l’inscrivant dans le Tout qui le dépasse,
ou dans le réseau des relations transindividuelles. Cette réciprocité de l’âme et
du corps qui s’articule à une approche psychosomatique de l’être est donc ce qui
rend possible une conception du transindividuel. En effet, nous dit Simondon,

« au-delà de la notion de substantialité de l’âme, et au-


delà également de la notion d’inexistence de toute
réalité spirituelle, il y a possibilité de définir une réalité
transindividuelle »74.

S’il devient clair que le corps joue un rôle central dans l’accès à la sphère du
transindividuel, cela devient encore plus évident si l’on rattache la découverte du
transindividuel au désir, notamment au désir d’éternité qui permet de voir sous
un nouveau jour la question de la survie de l’âme, ou de son immortalité, pour
autant qu’ « elle ne se présente plus alors avec les caractères que la querelle
entre matérialisme et spiritualisme lui ont donnés »75. Or, l’examen de cette

72
SIMONDON, ILFI, p. 288.
73
Ibid, p. 289.
74
Ibid, p. 281.
75
SIMONDON, ILFI, p. 281.

67
réalité transindividuelle qu’est la réalité psychologique montre qu’il existe un
dynamisme transductif de l’être, un « dynamisme qui fait exister la
transindividualité en la valorisant » ; ce qui est découvert comme éternel alors,
« c’est cette relation exceptionnelle entre l’intériorité et l’extériorité, que l’on
désigne comme surnaturelle, et qui doit être maintenue au-dessus de toute
déviation intérioriste ou communautaire »76. Nul besoin de recourir à une
substance comme l’âme pour rendre compte de ce processus psychique, ou plus
exactement psychosomatique : c’est par ce désir vécu dans la chair qui a pour
nom le désir d’éternité, que l’on peut comprendre la sphère éthique de l’agir
humain, car poursuit Simondon, « tout acte humain accompli au niveau de la
transindividualité est doué d’un pouvoir de propagation indéfini [apeiron] qui lui
confère une immortalité virtuelle » »77.

Si une philosophie du corps peut fonder une éthique du bonheur, celle-ci prend
toute sa mesure dans une philosophie du transindividuel où la visée du bonheur
se comprend dans les termes d’une immanence de l’éternel à l’être, de cette joie
que procure ce sentiment que « nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels ». Le transindividuel redéfinit ainsi le champ de légitimation
éthique de la recherche du Souverain bien ou du « Suprême désirable » hérité de
l’aristotélisme, en dehors de tout préjugé métaphysique. Mais il permet aussi de
dépasser l’aporie kantienne des Idées qui sont inaccessibles à la raison et au
champ de l’existence sensible et pratique qu’elle délimite – notamment celle
d’ « immortalité de l’âme », tout en montrant qu’elle peut faire l’objet d’une
expérience et que cette expérience est précisément le but de la philosophie, le
telos d’une authentique philosophie de l’individuation. C’est en ce sens que nous
pouvons sans doute comprendre la proposition selon laquelle « le bonheur est en
définitive transindividuel », que formule J-M Besnier dans une analyse

76
Ibid, pp. 281-282.
77
Ibid.

68
consacrée au statut du bonheur chez G. Bataille 78 : le pur bonheur de l’existence,
s’il en est un, est analogue à une félicité qui n’a pas d’objet, qui se dérobe aux
mots, et pourtant « obtenue par surprise, elle est souvent contagieuse et se
communique de manière diffuse et irrésistible ». Ce bonheur est « associé à la
communication libre des êtres », ce qui lui confère une portée proprement
politique, au-delà des théories utilitaristes.
Ce bonheur d’être ensemble, de faire communauté au sens de la
transindividualité est en effet plus lisible dans une théorie morale de la
communication, telle que l’a instituée J. Habermas, en reprenant les découvertes
scientifiques liées à l’interactionnisme et à la pragmatique ; cette théorie de
l’agir communicationnel serait, à notre sens, le pendant éthique de la théorie de
l’individuation formalisée par Simondon. Elle montre l’intérêt accru de cette
redécouverte et de cette thématisation simondoniennes de l’ontologie à la
lumière des notions d’information et de communication 79, qui débouche sur une
ontogénèse précédant critique et ontologie, ou sur une philosophie de l’être en
relation que systématise le concept de transindividualité.
La proposition l’être est relation, antérieurement au discours logique, est celle
d’une philosophie première qui semble pouvoir se déployer dans une ontologie
éthique, telle qu’elle se dessine autour de Lévinas et de sa théorie de la
signifiance par où les visages communiquent, mais aussi dans une anthropologie
cognitive, telle qu’Habermas l’a constituée pour fonder une nouvelle forme
d’épistémologie. Comme le remarque ce dernier, « en lieu et place du sujet isolé
qui se dirige vers les objets et qui, dans l’acte réfléxif, fait de lui-même un objet,
il faut concevoir

« l’idée d’une connaissance médiatisée par le langage


et destinée à l’action…les réseaux et les connexions de
la pratique et de la communication quotidienne dans

78
BESNIER (J-M), « Georges Bataille (1897-1962) ; le « pur bonheur » anti-utilitariste, in Histoire raisonnée de
philosophie morale et politique, Paris, La Découverte, 2001, p. 671.
79
Cf. SIMONDON, Communication et information

69
lesquelles sont enchâssées les opérations cognitives
qui, dès l’origine, sont intersubjectives autant que
coopératives »80.

C’est dire autrement que la connaissance est enchâssée dans une visée morale du
bonheur, en s’appuyant sur une philosophie qui « pourrait, dans un rôle
d’interprète tourné vers le monde vécu, actualiser son rapport à la totalité »81,
tout en tenant ensemble « l’instrumentalité cognitive, la praticité morale, et
l’expressivité esthétique » : au fond, fonder la morale sur la pratique
communicationnelle permet de retrouver les moments séparés de la raison (entre
ce qui relève de la raison pure et ce qui relève des mobiles de la sensibilité, entre
l’affectif et le rationnel) tout en conférant une autorité épistémique à ceux
parlent et coopèrent les uns avec les autres, orientés par des exigences de
validité liées à leurs convictions.
L’être en relation s’inscrit dans l’horizon éthique du bonheur, se trouve dans
l’échange, dans des moments de donation où l’individu apparaît à l’Autre et se
constitue dans cette relation, sans le réduire au Même, en s’appuyant sur une
intentionnalité de la jouissance, par opposition à une intentionnalité de la
représentation. En ce sens, comme le remarque Lévinas,

« Le bonheur est un principe d’individuation, mais


l’individuation en soi ne se conçoit que de l’intérieur,
par l’intériorité. Dans le bonheur de la jouissance, se
joue l’individuation, l’auto-personnification, la
substantialisation et l’indépendance du soi, oubli des
profondeurs du passé et de l’instinct qui les résume »82.

80
HABERMAS (J.), Morale et communication, Les Editions du Cerf, 1986, p. 31.
81
Ibid, p. 39.
82
LEVINAS (E.), Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 121.

70
L’intentionnalité de l’être individué provient d’une liberté en acte, car
« l’intériorité qu’ouvre la jouissance ne s’ajoute pas comme un attribut au sujet
doué de vie consciente, comme une propriété psychologique entre autres ».
Mais ce qui est jeu plus fondamentalement encore chez Lévinas, c’est le rapport
éthique qui sous-tend ce bonheur, la relation sociale qui s’établit entre les
visages, et la dimension de l’infini qui en elle se dévoile, comme Autre du
concept. Simondon se rapproche singulièrement de Lévinas sur ce point : ce qui
est en jeu dans le transindividuel n’est-il pas aussi ce rapport à l’infini médiatisé
par autrui ?

B - De la transduction au transindividuel : vitalisme du


collectif 

« c’est en effet à chaque instant de l’auto-constitution


que le rapport entre l’individu et le transindividuel se
définit comme ce qui dépasse l’individu tout en le
prolongeant » (Simondon)

Une pensée du transindividuel implique d’appréhender une méthode renouvelée


dans la théorie de la connaissance et dans le champ épistémologique. Cette
méthode, dite de la transduction, permet en effet de préciser la méthode établie
de l’induction dans les sciences, et d’envisager les limites de la déduction. La
philosophie de Simondon présente en effet un caractère novateur en orientant la
recherche sur le processus d’individuation, plutôt que vers la définition de son
principe. Plutôt que de chercher un principe de connaissance indépendant de
l’expérience, ce qui serait comme dans le criticisme ses conditions a priori,
Simondon nous invite à nous interroger sur l’état d’un système concret et vivant,
dans lequel sont données les dimensions réelles et problématiques de
l’individuation, et le point de départ de la connaissance. L’enjeu d’une telle

71
approche est donc de présenter une méthode de pensée qui s’articule sur les
phénomènes vivants tels que la résonance interne, l’information ou les potentiels
énergétiques, situés dans un système métastable, et entre lesquels se produisent
des relations. C’est en ce sens que l’on peut considérer chez Simondon l’intérêt
d’une méthode qui ouvre sur une ontologie de la relation, et qui permette
d’éclairer la portée philosophique du concept de transindividualité : qu’une
pensée puisse s’articuler à la vie et à la zone relationnelle des êtres, tel serait
chez l’auteur, la perspective théorique engagée pour penser ce que l’on peut
appeler un vitalisme de l’individuation.

1 – La transduction et la critique de l’hylémorphisme

A – Repenser la relation comme activité de l’être

La critique de l’hylémorphisme est, comme nous l’avons vu, centrale pour


comprendre la théorie de l’individuation, et l’enjeu que représente le recours à
une méthode transductive. L’hylémorphisme qui, depuis Aristote faisait dériver
la connaissance d’une relation entre la forme et la matière, ou d’une
concordance entre une cause matérielle et une cause formelle, et qui conduisait
ainsi au principe d’individuation compris comme substance de l’être par-delà la
multiplicité des prédicats essentiels ou accidentels que le jugement pouvait lui
adjoindre, nous a habitués à raisonner de façon inductive, en repérant dans les
choses des similitudes de genre ou des différences spécifiques, laissant de côté
ou voilant de sa zone obscure le processus d’individuation, ou l’ontogénèse.
L’être n’est pas constitué par une ou des relations conceptuelles entre des termes
préexistants, conçus ou supposés comme déjà individués, comme l’âme et le
corps, ou la forme et la matière : il est lui-même relation, ou activité
relationnelle dès l’origine, comme « centre et médiation singulière » d’un

72
processus physique, vital ou psycho-social qui englobe l’individu à titre de
singularité, ce pour quoi il faudrait penser l’être, ou l’ontologie comme relevant
d’un système d’être, plutôt que d’une synthèse entre deux substances posées
comme entités préalables à tout raisonnement :

« Ce qui manque au schéma hylémorphique est


l’indication de la condition de communication et
d’équilibre métastable, c’est-à-dire de la condition de
résonance interne dans un milieu déterminé, que l’on
peut désigner par le terme physique de système […]
Au lieu de concevoir l’individuation comme une
synthèse de forme et de matière, ou de corps et d’âme,
nous la présenterons comme un dédoublement, une
résolution, un partage non-symétrique survenu dans
une totalité, à partir d’une singularité »83

Cette critique de l’hylémorphisme qui, pour Simondon, se retrouve encore à


l’œuvre dans la pensée kantienne, au niveau de la distinction entre les formes à
priori de la sensibilité et les données a posteriori de l’expérience réelle, amène à
s’interroger sur la nature même de la connaissance :

«  Lorsque la pensée logique et critique, intervenant


avant toute ontologie, veut définir les conditions du
jugement valide, elle a recours à une certaine
conception du jugement, et corrélativement du contenu
de la connaissance, de l’objet et du sujet comme
termes. Or, antérieurement à tout exercice de la pensée
critique portant sur les conditions de la connaissance, il
faudrait pouvoir répondre à cette question : qu’est-ce
que la relation ? C’est une certaine conception de la
relation, et en particulier de l’individualité des termes
comme antérieurs à la relation qui est impliquée dans
une telle théorie de la connaissance. Or, rien ne prouve
que la connaissance soit une relation, et en particulier
une relation dans laquelle les termes préexistent
comme réalités individuées »84
83
SIMONDON (G.), IlFI, p. 63.
84
SIMONDON, L’individuation psychique et collective, (IPC dans la suite du texte), Paris, Aubier, 2007, p. 221.

73
Le but que poursuit Simondon serait de nous habituer à un autre mode de
raisonnement, qui consiste à ne pas composer l’essence d’une réalité au moyen
d’une relation conceptuelle entre deux termes afin de se donner les moyens de
penser l’opération d’individuation, ou la zone opérationnelle « centrale » de la
connaissance et de l’être, ce qui implique un renversement épistémologique :

« la connaissance ne s’édifie de manière abstractive à


partir de la sensation, mais de manière problématique à
partir d’une première unité tropistique, couple de
sensation et de tropisme, orientation de l’être dans un
monde polarisé ; ici encore il faut se détacher du
schème hylémorphique ; il n’y a pas une sensation qui
serait une matière constituant un donné a posteriori
pour les formes a priori de la sensibilité…les formes a
priori de la sensibilité ne sont ni des a priori ni des a
posteriori obtenus par abstraction, mais les structures
d’une axiomatique qui apparaît dans une opération
d’individuation »85

B – La transduction comme méthode de savoir

Dire que l’être possède une unité transductive engage un nouveau rapport au
savoir, la transduction apparaissant comme une méthode qui s’applique au
champ logique, sans avoir de prétention à des valeurs de preuve, et qui est aussi
le corrélat ontologique d’un nouveau mode de raisonnement : « elle s’applique à
l’ontogénèse et est l’ontogénèse même » nous dit Simondon. La transduction,
qui apparaît ainsi comme une notion « à la fois métaphysique et logique »,

85
SIMONDON (G.), ILFI, p. 30.

74
définit donc une méthode permettant de penser l’individuation, et qui repose sur
une conception relationnelle de l’être :

« La conception de l’être sur laquelle repose cette


étude est la suivante : l’être ne possède pas une unité
d’identité, qui est celle de l’état stable dans lequel
aucune transformation n’est possible ; l’être possède
une unité transductive ; c’est-à-dire qu’il peut se
déphaser par rapport à lui-même, se déborder lui-même
de part et d’autre de son centre. Ce que l’on prend pour
relation ou dualité de principes [le corps, l’’esprit, ou la
matière et la forme] est en fait étalement de l’être, qui
est plus qu’unité et plus qu’identité »86.

Cette méthode transductive permet, au fond, de saisir les êtres par le milieu, car
elle porte toujours sur le couple (la dyade indéfinie, préindividuelle) individu-
milieu, qui est son complément d’être. En ce sens, elle fait de la zone
relationnelle des êtres le lieu même où s’édifie la possibilité d’une unité de
l’individu, comme une unité renouvelée de la pensée et de la vie, comme
individuation. Mais, comme le précise M. Combes, « que l’être soit plus
qu’unité ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas d’un : mais cela signifie que l’un
advient dans l’être, qu’il doit être compris comme le dépôt relatif de l’étalement
de l’être, de sa capacité à se déphaser. On appellera transduction, nous dit-elle,
ce mode d’unité de l’être à travers ses diverses phases, ses multiples
individuations »87.

86
SIMONDON, ILFI, p. 31. Cette phrase peut être reliée à l’idée d’unité tropistique, ou de singularité
préindividuelle, à partir desquelles se déploie le processus de la connaissance : « Dans l’unité tropistique, il y a
déjà le monde et le vivant, mais le monde n’y figure que comme direction, comme polarité d’un gradient qui
situe l’être individué dans une dyade indéfinie dont il occupe le point médian, et qui s’étale à partir de lui. La
perception, puis la science, continuent à résoudre cette problématique…La distinction de l’ a priori et de l’a
posteriori, retentissement du schème hylémorphique dans la théorie de la connaissance, voile de sa zone obscure
centrale la véritable opération d’individuation qui est le centre de la connaissance », ibid, p. 30
87
COMBES (M.), Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris, Eds Dittmar, 2013, p. 35.

75
Si l’on peut comprendre l’intérêt de cette méthode pour penser l’individuation,
son caractère novateur nous semble être dans la notion de « transindividualité »
(les deux termes possédant les mêmes préfixes) à laquelle elle conduit.

2 – Transduction et relation : la zone centrale du transindividuel

La transduction se définit en effet chez Simondon comme une opération, à la


fois

« physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle


une activité se propage de proche en proche à
l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation
sur une structuration du domaine opérée de place en
place : chaque région de structure constituée sert à la
région suivante de principe de constitution, si bien
qu’une modification s’étend ainsi progressivement en
même temps que cette opération structurante »88.

Elle renvoie bien ainsi au processus d’individuation selon les trois niveaux ou
« régimes » d’individuation que Simondon distingue pour replacer l’individu
dans l’être : le niveau physique, vital et psycho-social. Ces trois niveaux selon
lesquels se produit l’individuation permettent de comprendre les relations
étroites qui unissent, de proche en proche, des domaines tels que matière, vie,
esprit et société.
En ce sens, l’intérêt de la méthode transductive serait de nous permettre de
mieux comprendre les enjeux soulevés par une théorie du collectif que
Simondon définit dans les termes du transindividuel, et qui définit l’objectif de
son étude. Mais comment passe-t-on de l’individuation psychique au
transindividuel ? Comment comprendre la relation qui peut s’établir entre la
problématique individuelle et la problématique transindividuelle ?

88
SIMONDON, ILFI, p. 32.

76
Si la transduction se comprend comme processus ou démarche de la pensée par
laquelle « une structure apparaît dans un domaine de problématique comme
apportant la résolution des problèmes posés », cette problématique étant celle du
sujet, la structure découverte dans cette démarche est afférente au collectif, car
le psychisme ne peut se résoudre « au niveau de l’être individué seul » :

« Mais le psychisme ne peut se résoudre au niveau de


l’être individué seul ; il est le fondement de la
participation à une individuation plus vaste, celle du
collectif…Au collectif pris comme axiomatique
résolvant la problématique psychique correspond la
notion de transindividuel »89.

Ainsi se trouvé énoncée la relation entre l’individuation psychique et


l’individuation collective, dont la catégorie de transindividuel tend à rendre
compte. Cette conception relationnelle de l’être que Simondon postule au
fondement de sa philosophie de l’individuation permet donc de comprendre la
continuité conceptuelle qui peut unir les notions complexes de transduction et de
transindividuel, rapportées ou saisies dans le cadre du processus
d’individuation90. Comme le remarque Muriel Combes,

« C’est dans cette méthode transductive inventée pour


saisir les êtres par le milieu, où se tisse une unité
renouvelée de la pensée et de la vie, que se noue une
relation profonde avec la transindividualité…Ainsi, le
souci de la transindividualité se trouve inscrit dans la
89
ILFI, p. 31.
90
Cette continuité conceptuelle de la transduction comme méthode, et comme processus même de l’ontgénèse, et
du transindividuel comme lieu où se produisent les significations sociales et éthiques, voire spirituelles, est bien
exprimée par Simondon à la fin de son ouvrage : « La pensée que l’on peut nommer transductive ne considère
pas que l’unité d’un être est conférée par la forme informant une matière…l’unité de l’être est un régime
d’activité qui traverse l’être…La relation ne peut jamais être conçue comme relation entre des termes
préexistants, mais comme régime réciproque d’échange d’information et de causalité dans un système qui
s’individue. La relation existe physiquement, biologiquement, psychologiquement, collectivement comme
résonance interne de l’être individué ; la relation exprime l’individuation, et est au centre de l’être », in ILFI, p.
313.

77
méthode même d’une philosophie qui fait de la zone
relationnelle des êtres le lieu où naît, où vit la
pensée »91.

3 – L’enjeu d’un vitalisme philosophique

Suivre l’être dans sa genèse, comme nous invite la méthode transductive, revient
à poser un parallélisme entre la genèse de la pensée et celle de l’objet, que seul
l’idée d’un mouvement de la pensée semble pouvoir restituer, comme processus
dynamique par lequel est ré-effectuée l’appartenance de la pensée à la vie,
impliquant le sujet qui la pense, et qui renverrait ainsi à la possibilité d’un
nouveau vitalisme philosophique. Simondon semble suggérer cette piste en
évoquant, à la fin de son introduction, une « individuation de la connaissance » :

« nous ne pouvons, au sens habituel du terme,


connaître l’individuation ; nous pouvons seulement
individuer, nous individuer, et individuer en nous ;
cette saisie est donc, en marge de la connaissance
proprement dite, une analogie entre deux opérations, ce
qui est un certain mode de communication…c’est par
l’individuation de la connaissance et non par la
connaissance seule que l’individuation des êtres non
sujets est saisie »92.

Affirmer un tel vitalisme conduit dans second temps à reconnaître que la valeur
transductive des êtres reconduit à la vie comprise comme transindividualité, où
« l’individualité psychologique apparaît comme étant ce qui s’élabore en
élaborant la transindividualité », dans une pensée renouvelée du devenir comme
dimension de l’être s’individuant :
91
COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coordonné par P. Chabot, Vrin, 2002, p. 51.
92
SIMONDON (G.), ILFI, p. 36.

78
« On pourrait dire que ce mouvement de devenir,
procédant étape par étape, est transductif. Le vrai
schème de transduction réelle est le temps, passage
d’état à état qui se fait par la nature même des états, par
leur contenu et non par le schème extérieur de leur
succession : le temps ainsi conçu est mouvement de
l’être, modification réelle…réelle en tant que
relationnelle au milieu de deux états »93.

La transduction permet donc de faire le lien entre les trois niveaux


d’individuation, vital, psychique et transindividuel. A la fois méthode de
connaissance et processus ontogénétique, elle s’applique enfin à la vie, décrivant
les bases d’un nouveau vitalisme : si la pensée appartient à l’activité vitale et s’il
existe un continuum entre l’individuation biologique, psychique et collective
que la transduction permet de saisir, le geste complet de ce vitalisme consiste
alors, selon M. Combes, à inscrire dans la pensée l’ appartenance de la pensée à
la vie, « en faisant de cette appartenance un enjeu essentiel de la pensée »94.
C’est seulement par ce deuxième temps, que « ce vitalisme peut être dit
philosophique, si l’on nous accorde que la philosophie est la pensée qui a le
souci d’impliquer le sujet qui la pense »95.
Mais cette continuité que la méthode transductive permet d’assurer entre la
pensée et la vie ne comporte pas, comme dans le vitalisme d’Aristote, un
finalisme à l’œuvre dans la nature, en vertu duquel la puissance s’actualise selon
le telos de la Nature naturante, et devient une Nature naturée conforme à une
cause formelle : ce postulat continuiste, à l’œuvre chez Aristote, mais aussi chez
Bergson ne permet pas de penser l’opération transductive qui situe l’individu
dans le système métastable faisant apparaître la possibilité de la rupture ou du
changement transformateur.
93
SIMONDON, ILFI, p. 288.
94
COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coord. Pascal Chabot, Vrin, 2002, p. 50.
95
Ibid, p. 51.

79
C’est en ce sens que l’approche simondonienne du vivant est présentée comme
« problématique », marquant une distance à l’égard du concept bergsonien
d’élan vital. Cette dimension problématique surgit dans le système
préindividuel, système de l’être qui est traversé de tensions et d’incompatibilités,
faisant de l’individu un être qui est plus qu’unité, qui peut se déborder lui-même
de part et d’autre de son centre : cette réalité non-individuée

« que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est
pré-vitale. On ne doit pas la nommer élan vital, car elle
n’est pas exactement en continuité avec l’individuation
vitale […] la vie est une spécification, une première
solution, complète en elle-même, mais laissant un
résidu en dehors de son système. Ce n’est pas comme
être vivant que l’homme porte avec lui de quoi
s’individuer spirituellement, mais comme être qui
contient en lui du pré-individuel et du pré-vital »96

Un vitalisme pensé à la lumière de l’individuation et prenant en compte le


caractère transductif de l’être peut à cette condition introduire au collectif, à une
réalité qui « peut être nommée transindividuelle ». Le vitalisme philosophique
de Simondon permet donc une relecture du sujet, ou de celle de subjectivité 97, en
l’inscrivant selon l’hypothèse ontologique du préindividuel dans une dynamique
d’individuation collective qui lui permet de rencontrer en autrui la même charge
de réalité pré-individuelle, et de s’individuer. Selon cette approche, les individus
ne sont plus pensés comme des entités déjà constituées, mais comme porteurs de
potentiels pré-individuels qui assignent à chacun un avenir de significations
relationnelles à découvrir, et qui amène, sous cette notion de transindividuel, à
une nouvelle manière de concevoir le rapport entre individu et société.

96
SIMONDON, ILFI, p. 303.
97
« Ce n’est pas véritablement en tant qu’individus que les êtres sont rattachés les uns aux autres dans le
collectif, mais en tant que sujets, c’est-à-dire en tant qu’êtres qui contiennent du pré-individuel », in ILFI, p. 310.

80
C’est ce rapport que M. Combes tente d’expliciter en examinant la relation entre
vie et sujet qui semble sous-tendre la problématique foucaldienne du bio-
pouvoir, et plus généralement, celle de la subjectivité impliquée par l’approche
biopolitique que Foucault met en œuvre.

4 – Le transindividuel comme modalité biopolitique du bonheur

a – Une généalogie de la subjectivité : biopouvoir, sujet, et éthique

Si dans le transindividuel la relation doit être appréhendée comme une double


relation qui associe la relation intérieure à soi (individuation psychique) et la
relation extérieure à l’autre (individuation collective), l’on peut comprendre que
ce qu’il y a d’essentiel dans cette approche est d’inclure dans le rapport à soi le
rapport à l’autre, sous la forme d’une ontologie relationnelle ou ontogénèse.

Foucault permet d’étendre cette approche du sujet à la sphère politique à partir


de son concept de bio-pouvoir, selon une formulation très proche de celle
Simondon lorsque ce dernier définit notamment le concept de transduction,
comme régime physique, biologique, mental et social qui fait communiquer de
proche en proche les dimensions d’un système s’individuant. Au début de son
cours au Collège de France de 1976, Foucault annonce en effet une démarche
philosophique similaire :
« En d’autres termes, plutôt que de se demander
comment le souverain apparaît en haut, chercher à
savoir comment sont petit à petit, progressivement,
réellement, matériellement constitués les sujets, le
sujet, à partir de la multiplicité des corps, des forces,

81
des énergies, des matières, des désirs, des pensées,
etc. »98.

Ce questionnement qui infléchit la réflexion sur la notion de pouvoir en


direction du sujet se dresse contre l’hypothèse juridique qui admet des sujets
dotés de volonté comme source de la souveraineté, où l’individu semble être une
coque vide dépourvu de ses caractéristiques et de son identité, et tente de saisir
« l’instance matérielle de l’assujettissement en tant que constitution des sujets ».
A l’idée abstraite de sujet se superpose une relation d’assujettissement pensée
pour elle-même comme fondement du champ délimité par l’émergence du
concept de bio-pouvoir :

« Il faudrait essayer d’étudier le pouvoir, non pas à


partir des termes primitifs de la relation, mais à partir
de la relation elle-même en tant que c’est elle qui
détermine les éléments sur lesquels elle porte : plutôt
que de demander à des sujets idéaux ce qu’ils ont pu
céder d’eux-mêmes ou de leurs pouvoirs pour se laisser
assujettir, il faut chercher comment les relations
d’assujettissement peuvent fabriquer des sujets »99.

L’on retrouve chez Simondon la même démarche sur le plan de l’ontogénèse, à


partir de cette proposition-programme selon laquelle il ne faut pas tenter de
composer l’essence d’une chose au moyen d’une relation conceptuelle entre
deux termes, et considérer que la relation a rang d’être, qu’elle est simultanée
par rapport aux termes qu’elle unit. Il est intéressant en ce sens de voir comment
se construit la pensée de Foucault entre sa tentative d’élaborer une généalogie du
sujet à partir d’une réflexion sur le bio-pouvoir, et la conception relationnelle du
sujet sur laquelle il débouche, qui remet en question à la fois le partage
métaphysique entre « âme » et « corps », et permet de voir dans le corps le mode
98
FOUCAULT (M.), IFDS, p. 26.
99
FOUCAULT, RC, p. 85.

82
de subjectivation propre aux techniques de soi, comme l’effet de procédures
d’assujettissement qui interdit toute substantialisation du sujet psychologique :
comme le remarque M. Combes, le sujet y est effet d’une

« physique politique, c’est-à-dire d’une politique qui


prend pour objet les corps individuels, afin, …
d’intensifier leurs performances, d’attacher leur force à
un appareil de production »100

Mais le recours au concept de « techniques de soi » permet avant tout de décrire


la manière dont sont matériellement constitués les sujets, et de préciser l’analyse
du bio-pouvoir au-delà d’une seule approche de l’assujettissement en termes de
techniques de domination : les techniques de soi permettent de renouveler la
compréhension de la vie sur laquelle s’exerce le pouvoir, une vie avant tout
capable de conduites, d’habitus pourrait-on dire avec Agamben, où se noue la
relation de la vie et du sujet.
C’est en ce sens que l’analyse du bio-pouvoir s’infléchit chez Foucault vers une
problématique éthique, qui permet de comprendre le sens du « soi » impliqué
dans les techniques de soi, et au fond celui de sujet. Dans son interprétation, M.
Combes montre que

« Le concept de soi, plus encore que celui de sujet


semble-t-il, est toujours indissociable d’un rapport.
C’est ce que corrobore une définition de la
subjectivation dans laquelle le sujet résultant du
processus de subjectivation est rebaptisé subjectivité,
sans doute afin de garder au terme » de sujet la valeur
de généricité qui lui permet de désigner un problème
ou une question…Si l’on admet que les techniques de
soi sont ce qui transforment un individu en une
subjectivité déterminée…il faudrait dire que le soi dont
s’organise la conscience ne préexiste au processus de
subjectivation que comme une zone de constitution
pour telle ou telle subjectivité possible. Ce qui ressort
100
COMBES (M.), La vie inséparée. Vie et sujet au temps de la biopolitique, Paris, Ed. Dittmar, Coll. « Etudes
simondoniennes », p. 49.

83
des analyses de Foucault concernant les techniques de
soi c’est en somme que, avant de nommer le sujet lui-
même, « soi » est le nom d’une potentialité
relationnelle »101

Ainsi, Foucault en vient à définir, notamment à travers son analyse de la


pratique de soi stoïcienne, une nature relationnelle de cette zone de constitution
des sujets que nomme le «rapport à soi », et qui annonce déjà la
conceptualisation simondonienne du transindividuel.
Cette insistance sur le caractère indissociable du rapport à soi et du rapport à
l’autre permet de préciser le sens de la notion même de « gouvernementalité »,
comme renvoyant à l’idée d’un « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la
dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la
connaissance de soi », définition double qui « suggère une forme de pouvoir qui
subjugue et assujettit »102 .
Cette reformulation de la question du pouvoir s’accompagne de la prise en
compte de « pratiques de soi », dont un des aspects est le « mode
d’assujettissement », mais aussi un mode de la conduite qui fait valoir la liberté
du sujet, comme « manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert
de possibilités »103. Autrement dit, la prise en compte du souci de soi articulé à
un rapport à l’autre renvoie à une exigence éthique de la constitution du sujet,
qui puisse lui garantir une forme de bonheur :

« le mode d’assujettissement devient alors une


composante d’un gouvernement de soi qui peut avoir
pour fin de gouverner les autres mais aussi de
construire une vie belle et mémorable…la prise en
compte du souci de soi stoïcien semble bien ouvrir la
perspective d’une relation à l’autre qui vise non la
domination de l’autre mais la construction d’une
existence tournée le plus possible vers la raison. Et
101
COMBES (M.), La vie inséparée, op.cit.., p. 69.
102
FOUCAULT, Dits et écrits, IV, p. 227.
103
Ibid, p. 237.

84
c’est pourquoi c’est elle qui semble ouvrir
véritablement la problématique foucaldienne à
l’hypothèse selon laquelle non seulement la réalité du
pouvoir…mais aussi celle du sujet est relationnelle ;
hypothèse d’un rapport à soi comme zone à l’intérieur
de laquelle rien n’autorise à détacher (pour le
substantialiser) le soi du rapport »104

La généalogie du sujet proposé par Foucault à partir de l’analyse du bio-pouvoir


permet donc de mettre au jour une conception relationnelle du sujet, hypothèse
qui trouve en effet son axe central dans l’ontogénèse de Simondon où est pensée
l’articulation du sujet au vivant, c’est-à-dire précisément cette zone
d’indistinction entre vie et sujet - que la notion de préindividuel semble déjà
recouvrir - mise en avant par M. Combes pour penser une théorie philosophique
du vitalisme, dans le sillage de Canguilhem.
D’autre part, la réflexion de Foucault concernant le pouvoir sur la vie ou bio-
pouvoir, permet de recentrer les exigences qui incombent à la politique sur le
versant éthique de la relation à l’autre, comme étant indissociable du rapport à
soi105, condition pour que la liberté des individus soit réellement vécue : c’est,
semble-t-il, dans cet infléchissement que se noue aussi le sens même de la
transindividualité chez Simondon, comme zone opérationnelle centrale de l’être
qui règle les relations, à soi-même et aux autres, en inventant de nouvelles
modalités transindividuelles d’amplification de l’agir, conformes à la nature
transductive des êtres ; et susceptibles d’augmenter leur bonheur.
Mais comment nommer cette dimension de la subjectivité, ce rapport à soi qui
n’est plus savoir ou pouvoir ? Le dedans de la pensée, sous la figure ou la
condition du pli que Deleuze voit à l’œuvre chez Foucault, ne se produit-il pas
comme rapport de l’extérieur et de l’intérieur qui définit l’individuation

104
COMBES (M.), La vie inséparée, op. cit.., p. 72.
105
L’ouvrage de C. Fleury développe cette thèse amplement, en montrant la nécessité « de réinvestir la
qualification subjective », qui nous renvoie aux figurations du « connais-toi toi-même », dont le souci de soi est
la première figure. Cf. FLEURY (C.), Les irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015

85
psychique et collective, c’est-à-dire les deux individuations réciproques l’une de
l’autre que tend à systématiser la catégorie de transindividuel ?

b- Le transindividuel et le pli : le sujet comme « soi »

S’interroger sur le préindividuel, c’est d’un même geste s’introduire dans le


champ problématique du transindividuel : sur un plan ontologique ou plutôt
ontogénétique, le lien constitutif qui relie ces deux régimes de l’individuation
permet de définir une nouvelle catégorie de sujet, et de reformuler la
problématique de l’être, sous la forme d’une « ontologie modale » pour laquelle
plaide notamment Agamben, comme point de rencontre entre le discours sur
l’être et l’éthique, et que M. Combes définit comme vitalisme philosophique106.
Comment qualifier cette autre approche du sujet ? En reconnaissant que ce qu’il
y a de réel dans le psychologique est transindividuel, nous dit M. Combes.
Cette thèse admirablement formulée par l’auteure permet d’examiner alors le
rapport plus étroit entre bonheur et transindividualité, d’un eudémonisme qui
implique un lien constitutif de la subjectivité et de la vie, au-delà du formalisme
juridico-politique qui ne reconnaît que des individus dans leur adhésion au pacte
souverain, car comme le rappelle C. Fleury dans son dernier ouvrage,  ce n’est
pas la normalisation qui protège la démocratie, mais le souci de l’Etat de droit
articulé au souci de soi, ce qui implique que la notion d’individuation soit
réinvestie par les individus107.
C’est en ce sens que notre analyse du concept d’individuation chez Simondon
nous sert de fil conducteur pour poser les jalons d’une nouvelle forme d’éthique,
et d’une conception transindividuelle du politique, notamment à partir des
analyses de Foucault sur la biopolitique, comme nous l’avons vu.

106
Cf. COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coord. Pascal Chabot, Vrin, 2002.
107
.FLEURY (C.), Les irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.

86
Mais l’enjeu d’une telle réflexion est au fond de montrer comment se construit
le rapport à soi au-delà des diagrammes du savoir et du pouvoir, et en quoi ce
rapport interne, cette individuation psychique peut à son tour conditionner une
individuation collective, dans le rapport externe aux autres et à la société : c’est
sous ce double rapport, ou cette double dialectique du sujet, « l’une qui
intériorise l’extérieur, l’autre qui extériorise l’intérieur »108 que l’on peut
introduire la question de la subjectivation comme émanant d’un « soi », sous la
condition du pli :

« Dans la mesure où le transindividuel prend racine


dans cette zone de nous extérieure à l’individu, il surgit
en nous comme du dehors. Mais c’est que la structure
du sujet que propose Simondon s’apparente davantage
à un procès de subjectivation qu’au sujet conçu comme
substance pensante ou même comme structure dérivée
(tel le sujet althussérien qui répond à l’appel de
l’idéologie). Sujet dépourvu d’intériorité car doté
«d’un dedans qui serait seulement le pli du dehors,
comme si le navire était un plissement de la mer. Ce
dedans qui présente la plus grande relativité…fait ici
écho à la relation entre l’intériorité et l’extériorité où
Simondon nous dit que se constitue le point de départ
de la transindividualité »109

Le pli ou le dedans de la pensée que Deleuze identifie chez Foucault achemine


vers une conception du soi comme temps : c’est parce que le processus
d’individuation est dans son essence temporel qu’il peut sceller cette découverte
du transindividuel dans le champ de la pratique et des valeurs, en affirmant la
dimension du bonheur comme corrélat substantiel et matériel d’une existence
individuée conçue comme irremplaçable : « Comprendre la nature du temps,
c’est faire un pas vers l’individuation, en prenant acte de la qualité de présence
qu’un individu doit au monde », nous dit C. Fleury. Une éthique de
108
SIMONDON, ILFI, p. 281.
109
COMBES (M.), Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris, Ed. Dittmar, Coll. « Etudes
simondoniennes », 2013, p. 93.

87
l’individuation doit pouvoir conduire au bonheur, pour autant qu’elle institue la
vie comme paradigme, au sens biopolitique, qui délimite le sens de la critique,
c’est-à-dire l’articulation essentielle du préindividuel et du transindividuel pour
comprendre le collectif.

Cette articulation peut s’éclairer dans l’idée développée par Agamben d’une
puissance de vie identifiée à une pensée dont l’essence opératoire est la
multitude, la multiplicité des réalisations individuelles et leur somme, qui
culminent dans le politique110. Une pensée de l’usage de soi, et plus
généralement de soi-même comme un corps , articule une zone de non-
connaissance, où le sujet existe avant toute subjectivation, comme vivant,
comme être capable de contemplation (à l’instar de l’animal qui agit sans se
poser comme l’auteur de son « œuvre », de ses gestes de survie par exemple ou
de sustentation), dans l’immédiateté de la vie ; « contemplation sans
connaissance », « création passive » selon Deleuze, l’usage de soi est cet être qui
s’individue en actualisant du virtuel sans se dégager du processus, devenant en
ce sens vertueux ; le vertueux (le virtuel) ne s’oppose pas au réel, il est celui qui
vit dans la région de l’habitus, dans la sensation et dans l’habitude qui destituent
la pensée et inscrivent l’être dans la mémoire contemplative.
En adossant la pensée à cette zone de non-connaissance, Agamben permet une
relecture du préindividuel simondonien ; la contemplation nomme le
préindividuel, le définit comme mémoire, comme signification du virtuel par
laquelle s’opère un rapprochement de la matière et de l’esprit, moment possible
du monisme dans le vécu, et dans l’ontologie : on ne comprend vraiment « ce
que signifie état virtuel » que dans une topologie de la mémoire, qui définit ce
réel antérieur à l’individuation – le préindividuel - et qui déploie et contient
aussi son sens111, qui est la société transindividuelle, rémanence de l’être en sa
110
AGAMBEN (G.), L’usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », 2015, pp.
292-294.
111
Simondon nous dit à propos de la mémoire : « La mémoire est prise de distance, gain d’objectivité sans
aliénation. C’est une extension des limites du système subjectif, qui gagne une dualité interne sans coupure ni

88
phase originelle, qui permet de définir le collectif comme processus, et donc de
saisir le sens d’une individuation collective, du transindividuel objectif :c’est en
fait l’élan vital qui dure dans l’usage de soi, qui existe et est en usage sur le
mode de l’habitualité, cycle de la veille alternée au sommeil qui « ne cesse de
désactiver l’être-en œuvre et de lui donner congé [rendant] continuellement
l’energeia à la puissance et à la matérialité »112. La coexistence virtuelle de ces
durées individuelles est ce qui fonde des formes-de-vie, sous l’attribut d’une
pensée qui en constitue le lien dans un contexte inséparable, celui d’une vie
politique orientée par l’idée de bonheur. La matérialité n’est plus rivée à l’acte
qui donne forme, mais gît dans l’indéterminé, dans l’indéfini que supporte tout
usage de soi, comme cette naturalité retrouvée qui fait l’épreuve de la matière
sur un fond d’être qui ne peut s’éclipser, et dont pourtant elle se destitue : la
matérialité se fait mémoire, processus régressif requis par la marche vers le
virtuel, marquant « un saut dans l’ontologie ».
L’idée d’un réel où puissent s’unifier matière et mémoire, corps et esprit se fait
jour comme « inconscient ontologique » remarque Deleuze, ce qui permettrait
de définir une consistance de l’être préindividuel ou contemplatif au-delà de la
scission traditionnelle du sujet et de l’objet, comme une archéologie du sujet
pouvant déboucher sur une conception du « soi » (au sens jungien pourrait-on
dire)113, comme ce qui  s’ouvre dans « un désoeuvrement central dans toute
opération » nous dit Agamben pour décrire la contemplation  en tant que
paradigme de l’usage  de soi.

séparation : c’est altérité et identité progressant ensemble, se formant, se distinguant du même mouvement…La
matière mentale devenue mémoire ou plutôt contenu de mémoire est le milieu associé au moi présent » (c’est
nous qui soulignons), in ILFI, p. 285. L’imagination est comme la mémoire un principe de rencontre entre le moi
et le symbole du moi, mais ce principe « s’aligne sur une tendance dynamique du moi », dans le cas de
l’imagination, alors que dans la mémoire le mouvement est descendant, régressif. Pour une analyse plus détaillée
de la mémoire, on pourra consulter l’ouvrage de Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil,
Points/Essais, 2000, notamment pp. 61-66 ; pp. 554-574
112
AGAMBEN (G.), L’usage des corps, op.cit.., p. 108.
113
Pour un examen plus détaillée de la relation entre la pensée Jung et et celle de Simondon, nous renvoyons le
lecteur à notre ouvrage  Une autre subjectivité , Paris, Ed. Dittmar, Coll « Etudes simondoniennes », Chap. 2, pp.
50-54.

89
Il y aurait alors place pour une ontologie modale, où la substance est ses
modifications, l’ « être irrémédiablement livré à ses modes d’être, à son ainsi »,
qui permet de concevoir sous ce vocable de « mode », un « seuil d’indifférence
entre l’ontologie et l’éthique ». Si la mémoire est le vrai nom du rapport à soi 114,
de la couche préindividuelle de l’expérience, et si l’on peut par-là concevoir une
forme de subjectivité comme plissement où le sujet ne se définit plus par rapport
à un savoir ou un pouvoir, mais dans le dedans de la pensée, on peut entendre la
possibilité nouvelle d’une éthique de l’individuation, au sens d’ « une vie pour
laquelle, dans son vécu, il en va de la vie même », et de ce qui est resté en
puissance en chacun, c’est-à-dire cette charge de réalité préindividuelle qui
permet de communiquer, d’échanger, et de constituer le collectif en
communauté transindividuelle.

« 

114
Deleuze définit en effet le « plissement » ou le « redoublement », qu’il décèle dans la pensée de Foucault,
comme mémoire, « au-delà de la mémoire courte qui s’inscrit dans les strates et les archives ». Cette expérience
du temps comme subjectivation, et non plus seulement comme forme dans laquelle l’esprit est affecté, semble
décisive pour comprendre l’individuation, et l’émergence du soi : « le temps s’ouvre sur la nécessité de
l’individuation » nous dit C. Fleury, en soulignant la valeur irréversible de l’instant, ce pli où la rencontre avec
soi-même devient possible : « Une liberté qui ne saisit pas l’instant qui lui est présenté est une liberté disparue,
définitvement manquante. Certes d’autres occasions se présenteront, mais nullement similaires. L’irréversibilité
du temps donne ainsi à l’individuation de l’homme sa dimension irréversible. Ne pas saisir l’instant pour
cheminer vers soi, ne pas articuler le connais l’instant avec le connais toi-même, c’est manquer la possibilité de
l’individuation, l’ajourner pour une venue plus improbable encore…Le connais l’instant forme la vérité
empirique, proactive, du connais-toi toi-même, comme s’il s’agissait d’être au-devant, de provoquer la
connaissance, de ne pas être dans l’attente passive », in Les irremplaçables, op.cit. ;, pp. 28-29.

90
Scolie : Intimité du commun.Sur Jung et Simondon.
Matière des symboles

« Quand Zarathoustra eut trente ans il quitta sa patrie et


le lac d’Ourmi et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de
son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa pas de dix ans.
Mais enfin son cœur se transforma, et, un matin, se levant
avec l’aurore il s’avança devant le soleil et lui parla
ainsi : « Ô grand astre ! que serait ton bonheur si tu
n’avais ceux que tu éclaires ! …j’ai besoin de mains qui se
tendent, je voudrais donner et distribuer jusqu’à ce que les
sages redeviennent heureux…Zarathoustra aspire à
redevenir homme  » (Nietzsche, Le Gai savoir)

Si l’ontogénéalogie de Simondon est généralisée à toutes les dissociations


de l’Etre génétique, elle n’en reste pas moins centrée sur la dissociation
culture-technique. En effet, le présupposé majeur de la problématique
simondonienne est la valorisation de la technique comme acteur
incontournable du devenir de l’homme et de notre société contemporaine :
c’est du côté de l’invention technoscientifique que les choses se passent,
que se concentre le potentiel évolutif des relations sociales et des conditions
d’individuation des individus, au moment même où elle doit en répondre en
puisant dans les ressources d’une nouvelle pensée de la technique.

Pourtant, Simondon maintient l’horizon d’une totalité référentielle pouvant


faire symbole, par exemple en tant qu’espace sidéral à découvrir par le
moyen de la technoscience. Mais s’il maintient cette ouverture, pouvant
porter sur le sacré, il ne le fait pas moins du point de vue du logos : par là, il
réduit la Nature à la puissance analogique du logos en tant que legein, c'est-

91
à-dire comme symbole, tout en se réclamant du même logos dans un
contexte qui est celui des sciences et des techniques, c'est-à-dire où la ratio 
comme puissance analytique de distinction s’exerce principalement : tel
serait l’abus homologique de Simondon, selon G. Hottois.
Mais ne peut-on conserver le motif du « legein » présent dans la
philosophie de Simondon pour l’appliquer à la question du symbole,
implicitement présent dans sa philosophie ? Si le logos décrit par Simondon
ne fournit pas une véritable unité pour penser la technique, n’est-ce pas en
raison d’une méconnaissance de la dissociation plus profonde qui oppose
l’esprit au corps, et dont la résolution appellerait cette fois une pensée de
l’ontogénèse du corps ? Le legein simondonien ne permet-il pas de résoudre
cet antagonisme sous-jacent à l’essence même de la philosophie en créant
de nouveaux concepts qui permettent de tisser une unité renouvelée de la
pensée et du corps, où se noue la relation profonde avec la
transindividualité ? (le mythe du Zarathoustra que reprend et analyse
Simondon pour introduire ce concept-clé de son œuvre montre bien cette
parenté entre la pensée critique, qui se cherche dans une quête, sphère de
l’agir et du vouloir, amorce de signification et de valeur d’idéalité, et le
corps, comme source de la « révélation » de l’esprit à lui-même.
Zarathoustra se sent frère du danseur de corde parce qu’il est au contact de
son corps et qu’il décide alors de « monter sur ses propres épaules » pour le
sauver, lui assurant une dignité)
Sans prétendre interpréter le statut du symbole chez Simondon, nous
tenterons de souligner la perspective jungienne de la psychologie du
symbole dans laquelle ce « logos » (du grec legein, qui signifie lier les
choses qui ont été séparées) peut s’inscrire.
L’idée qui guidera ce texte sera de voir en quoi le symbole et la production
de sens qui en dérive, l’objectivation qu’il rend possible, peuvent s’ancrer
dans la corporéité, au sens d’un naturalisme matérialiste, qui nous semble
être fidèle à l’orientation « naturaliste » de la pensée de Simondon (qui,
92
selon les termes de Muriel Combes, « s’intéresse au préindividuel d’où
émerge la nouveauté » (in Simondon. Une philosophie du transindividuel, p.
128), et s’inscrire dans ce courant de pensée qui déjà au XVIIème siècle
portait le nom de symbolisme métaphysique dont Diderot était, parmi
d’autres, le précurseur. L’idée de naturalisme matérialiste (Diderot etc…)
peut s’introduire ici, de façon un peu paradoxale, pour montrer que la
conception et la genèse des idées ne doivent plus vraiment s’appuyer sur la
seule puissance de l’entendement, mais s’enraciner dans un corps, dans une
entité physiologique, dans la sensibilité : l’individu est toujours symbole
d’une réalité complémentaire ou d’un milieu associé qui fait de lui un être
de relation, une zone opérationnelle du transindividuel.

1– Le symbole donne à penser : lieu de la présence

Devant la pureté du langage scientifique, le souci moderne pour les


symboles exprime un nouveau désir d’être interpellé : il répond même à une
exigence thérapeutique, comme le suggère Jung à travers sa théorie de
l’inconscient collectif.
La notion de symbole est polysémique, à l’opposé du discours scientifique,
il est équivoque : sum-bolon étymologiquement, c’est bien ce qui fait le
pont entre deux directions différentes, ce qui rejoint les termes séparés.
Comme la « tessera hospitalis », le symbole unit une présence et une
absence : il présente une absence à même sa propre présence, comme le
tesson présent évoque, en sa brisure même, son complément absent, et par
là, une impossible complétude, une irréductible finitude.
93
On retrouve ici l’ambivalence du symbole : d’un côté il renvoie à un au-
delà des choses – mouvement de transcendance- de l’autre cette transitivité
est toujours retenue dans l’immanence de la matière et des formes.
Autrement dit, le mouvement de transcendance vers un éventuel signifié est
comme d’avance ramené à l’immanence de la configuration – gebilde – qui
résiste au langage et échappe au sens.

Prenons l’exemple de la tache comme symbole du péché ou du mal : la


tache symbolise la souillure par analogie, mais la souillure n’a de sens que
rapportée à l’opacité de la tache dont nous éprouvons toute l’épaisseur au
niveau intime de notre corps, de notre affectivité sensorielle et pathique.
Comme le remarque Paul Ricoeur,

« Qu’il s’agisse de l’image de la tache dans la


conception magique du mal comme souillure, ou
des images de la déviation, de la voie courbe, de la
transgression, de l’errance, dans la conception plus
éthique du péché, ou de celle du poids, de la
charge, dans l’expérience plus intériorisée de la
culpabilité, c’est toujours à partir d’un signifiant
de premier degré, emprunté à l’expérience de la
nature – le contact, l’orientation de l’homme dans
l’espace – que se constitue le symbole du mal »115

Autrement dit, le sens impliqué dans un symbole, dans une « forme


symbolique » dirait Cassirer ne dépend plus d’un ordre fondateur qui
procède par abstraction des données sensibles, mais d’un ordre existentiel
qui met en avant la dimension pathique, anteprédicative : « Toutes les

115
RICOEUR (P.), Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, Coll.
« Points/Essais », pp. 389-390.
94
grandes fonctions spirituelles partagent avec la connaissance la propriété
fondamentale d’être habitées par une force originairement formatrice, et
non pas simplement reproductrice. Loin de se borner à exprimer
passivement la pure présence des phénomènes [archétypes chez Jung], une
telle fonction lui confère, par la vertu autonome de l’énergie spirituelle qui
se trouve en elle, une certaine « signification », une valeur particulière
d’idéalité…Toutes les fonctions de l’esprit [art, connaissance, pensée
mythique, religion] engendrent ainsi leurs propres configurations
symboliques qui, bien que fort différentes des symboles de l’intellect, ne
leur cèdent en rien quant à la valeur de leur origine spirituelle »116 C’est
cette origine spirituelle qui s’apparente à une « énergie » ou à une « force »
qui semble devoir retenir notre attention pour comprendre le sens profond
du symbole, notamment chez Jung : si l’on peut parler de « pure présence
des phénomènes » dans le champ des formes symboliques, ce serait au
niveau de la forme archétypale, de l’énergie psychique qui renvoie à un
vécu, à un sentir, ou à un éprouvé originaires, en même temps qu’à un
« survenir », à une situation typique de l’agir ou de la relation, comme dans
le cas de l’archétype de la Grande-mère (mère qui nourrit l’enfant, dont la
fonction ou l’image correspond à l’acte de nourrir et d’assurer la survie de
celui-ci). Il y a donc déjà une certaine signification, une valeur d’idéalité
dans la fonction spirituelle de l’archétype, mais le sens véhiculé par cette
dernière n’est pas de l’ordre du concept comme identité de l’être et de la
pensée qui s’appuie sur un processus d’objectivation, hylémorphique
(Aristote), dialectique (Hegel) ou même critique (Kant), il serait en langage
simondonien précisément, de l’ordre du « transindividuel » : selon le
principe de la méthode simondonienne (le réalisme des relations), il
convient de ne pas essayer de composer l’essence d’une chose au moyen
d’une relation conceptuelle entre deux termes, et de considérer que toute

116
CASSIRER (E.), La philosophie des formes symboliques, Tome 1, Le langage (1923), Paris, Editions
de Minuit, 1972, pp. 18-19.
95
relation a rang d’être, antérieurement à la production logique et au discours
(champ des concepts linguistiques chez Cassirer). Simondon écrit en effet :
« Le transindividuel n’a été oublié dans la réflexion philosophique que
parce qu’il correspond à la zone obscure du schéma hylémorphique »117
(IPC, p. 214). De même, écrit Cassirer : « Il convient donc de voir en elles
non pas les différentes manières qu’aurait un réel-en-soi de se révéler à
l’esprit, mais bien les diverses voies que suit l’esprit dans son processus
d’objectivation », ce qui n’est pas sans rappeler la perspective d’analyse
génétique des phases de l’être adoptée par G. Simondon (comme alternative
par exemple à l’analyse métaphysique et à l’analyse transcendantale)
Mais le symbole semble circonscrire cette énergie première, archétypique,
ou spirituelle : il introduit un logos dans le mythos. Nous pouvons ici suivre
Paul Ricoeur, pour qui « tout mythos comporte un logos qui demande à être
exhibé », par la raison, ce qui définit le programme herméneutique. C’est
par ce logos, ou cette compréhension rationnelle du « logos » ou valeur
particulière d’idéalité que nous pouvons être reliés (legein) à la valeur
spirituelle du symbole, à son « énergie », à sa charge affective ou en
langage heideggerien, à son « pathos ». C’est par ce logos que nous
pouvons, « habiter » le symbole, comprendre sa signification, adhérer à son
sens (à sa propriété expressive) ce qui renvoie bien à une topique
corporelle, à un mouvement de l’esprit qui se fait par le corps, à une réalité
mentale (corps et esprit) Cette corporéité du symbole, ou plutôt des formes
symboliques (champ du mythos), est ce que Cassirer appelle la
« symbolique naturelle » : « Il nous faut revenir à la symbolique naturelle, à
cette mise en scène du tout de la conscience, si nous voulons former le
concept de la symbolique artificielle des signes « arbitraires », que la
conscience a créés pour elle-même dans le langage, dans l’art et dans le
mythe »118.
117
SIMONDON (G.), L’individuation psychique et collective (IPC dans la suite du texte), Paris, Aubier,
2007, p. 214.
118
CASSIRER (E.), La philosophie des formes symboliques, op.cit.., p.49.
96
Il y a donc des étapes dans l’accès à la sphère du sens symbolique, qui vont
du plus indéterminé (le rapport au sensible par l’intermédiaire du corps) au
plus déterminé (le découpage conceptuel et linguistique) : c’est d’ailleurs ce
continuum que suit Simondon, en partant du préindividuel (au sens de l’ «
apeiron » présocratique) pour aller au transindividuel, sphère des échanges
interpersonnels par l’intermédiaire du langage. La « mise en scène du tout
de la conscience » serait alors le lieu même de l’individuation menant de
l’un à l’autre. Ou encore, comme le souligne M. Combes, c’est « dans cette
méthode transductive inventée pour saisir les êtres par le milieu…que se
noue une relation profonde avec la transindividualité », la transduction étant
bien ce logos qui exprime l’individuation, où le corps semble jouer l’esprit,
pour reprendre une catégorie bergsonienne (Matière et mémoire)
E. Cassirer apporte une définition très proche de l’individuation
simondonienne, sans employer le terme : « Puisque chaque contenu
singulier de la conscience est pris dans un réseau de relations multiples
grâce auquel se trouve impliqué, dans son être simple et dans son auto-
présentation le renvoi à d’autres contenus, et à d’autres encore, il peut et il
doit y avoir des formations de conscience dans lesquelles cette forme pure
du renvoi s’incarne en quelque sorte de façon sensible. D’où résulte sans
transition la double nature spécifique de ces formations : à la fois leur
appartenance au sensible et la liberté qu’elle implique à l’égard du
sensible »119.
La notion de forme symbolique permet donc d’articuler une passivité et une
effectivité, « la saisie et la potentialisation de l’affect »120, ce qui nous
permet de dire que ce qui est effectif est à la fois rationnel et potentiel,
discursif et éprouvé, ou impressionnel : telle serait la vision renouvelée du
mode de relation qu’entretiennent la pensée et l’être dans une philosophie
transductive, ou dans une philosophie de la conscience comme la développe
119
Ibid, p. 49.
120
ZILBERBERG (Cl.), Aspects du mythe dans la philosophie des formes symboliques de Cassirer,
document en ligne ( pdf ), 24p.
97
Cassirer : dans cette approche, c’est au fond la relation entre le corps et
l’esprit qui est en jeu et le symbole ou forme symbolique nous semble être
la jonction de ces deux principes, au point que nous pourrions peut-être,
parler d’un monisme symbolique, où la substance serait en effet cette
Nature, nature de la pensée, corporéité pensante, qui permet de conserver
« la vertu autonome de l’énergie spirituelle qui se trouve en elle »,
d’accéder à la présence des phénomènes par un travail d’exhibition du logos
inhérent à tout symbole.
Dans la perspective heideggerienne, toute existence avant que d’être liée à
un sens purement idéel, est appartenance « pathique » au monde : en tant
qu’habitant du monde et non seul sujet, le Dasein est au monde,
originairement selon telle ou telle « humeur » ou « ambiance ». Par le
Dasein, l’homme participe affectivement au monde, existe avant tout selon
des « tonalités affectives » : le corps est ainsi un coexistential de l’autre
existential qu’est le langage poétique.
Toutefois, Heidegger délaissera cette théorie de l’habitation pathique, au
profit de l’habitation poétique, privilégiant la puissance ontologique du
Verbe.
Dès lors, comment situer la tension « herméneutique » qui existe entre
l’ordre du sens et l’ordre de la présence ? Ou, comme l’exprime Paul
Ricoeur ,

« comment une pensée qui a une fois accédé à


l’immense problématique du symbolisme et au
pouvoir révélant du symbole peut-elle se
développer selon la ligne de rationalité et de
rigueur qui est celle de la philosophie depuis ses
origines ? Bref, comment articuler la réflexion
philosophique sur l’herméneutique des

98
symboles ? »121

2 – Approche archétypale du symbole 

a – Ontologie de l’archétype

Jung part du constat qu’il existe un espace onirique dans lequel se


manifestent des éléments qui ne peuvent être tirés de l’expérience
individuelle. Ces éléments, déjà appelés « résidus archaïques » par Freud,
apparaissent comme des formes psychiques innées, et constituent un
héritage fondamental de l’être humain.
Tout comme le corps se fonde sur le type général du mammifère, sur une
préhistoire du vivant – phylogénèse – l’esprit doit se fonder sur une psyché
millénaire, sur une archéologie de ses manifestations : cette psyché
millénaire, Jung la nomme inconscient collectif. L’archéologie de ses
manifestations, ce sont les archétypes.
Pour comprendre l’esprit humain, pour comprendre les racines de la
conscience, il faut donc partir d’une ontologie de l’archétype : « les
archétypes sont en quelque sorte les fondements cachés de l’âme
consciente… ce sont ses racines plongées non seulement dans la terre, mais
d’une façon générale dans le monde…ils constituent, d’une part, le plus
puissant préjugé instinctif et d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus
efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives. Ils sont
véritablement la partie chtonienne de l’âme »122.
Comment alors comprendre cette co-appartenance archétypale au monde,
fondée sur les « imago » du corps, que Jung appelle aussi « idées

121
RICOEUR (P.), Le conflit des interprétations, op.cit.., p. 387.
122
JUNG (K-G.), Les racines de la conscience, études sur l’archétype, Paris, Buchet/Chastel, 1971.
99
numineux » et sa dynamique symbolique ?

b – L’archétype comme fondement du sens symbolique

Jung commence par préciser que les archétypes sont des « systèmes de
disponibilité, images et émotions à la fois ». En ce sens l’archétype serait un
potentiel psychique émotionnel présent en l’homme de façon originaire.
Comme l’être des Titans, l’être archétypal se comprend essentiellement
comme une circulation d’affects primordiaux où l’homme est mû par des
énergies instinctives.
Mais Jung tente de réconcilier cet ordre pathique de l’être au monde, déjà
évoqué par Heidegger, avec l’ordre sémantique du symbole : la
disponibilité affective que définit l’archétype devient une intentionnalité
sémantique qui prend la forme du symbole précisément.
Comment comprendre ce logos archétypal alors ? Est-ce l’archétype ou bien
le symbole qui constitue le sens ?
Jung tranchera définitivement sur cette question : pour lui, le symbole
n’opère son travail de jonction signifiant qu’en revenant à sa substance-
archétype : l’archétype est la « facultas praeformandi », « le noyau
invariable de signification par lequel son mode de manifestation est toujours
déterminé en principe ».
L’archétype est le stade pré-formel du symbole, le stade actuel étant la
figure dans laquelle le symbole va circonscrire l’archétype pour déterminer
effectivement son sens.
Est-ce à dire que le symbole est l’expression du monde aux dépens de
l’expression du sujet ? Le concept d’individuation emprunté à Simondon ne
permet-il pas de faire la jonction entre ces dimensions du symbole, ou entre
ces deux exigences, pour s’acheminer vers une théorie du transindividuel ?

100
3 - La pensée de l’archétype : une rupture épistémologique ?

a – Critique de l’apriorisme kantien

Il est difficile d’appréhender cette notion d’archétype, et pour cause, elle se


présente comme la structure à priori de toute appréhension, comme l’arché
de toutes nos perceptions, voir de toute relation : en ce sens, l’approche
archétypale se veut épistémologique : elle étudie les conditions de
possibilité de la connaissance pour autant que celle-ci porte sur la
configuration de l’expérience et non pas sur ce qui s’en abstrait
formellement.
Nous rejoignons donc la philosophie de Kant, pour qui il n’y a de
connaissance authentique que du phénomène, que nous livre l’expérience
sensible. C’est dans l’apriori de cette expérience comme lieu transcendantal
de la connaissance que nous nous démarquons du paradigme kantien : celui-
ci dégage les formes à priori de la sensiblité – temps , espace – et les formes
à priori de la pensée – catégories- pour les réconcilier synthétiquement
ensuite dans la raison : comme le dit Kant lui-même, « ainsi donc toute
connaissance humaine commence par des intuitions, s’élève ensuite à des
concepts et finit par des Idées ».
Mais elle maintient par là le primat spéculatif du logos en faisant des
catégories les lignes structurelles qui déterminent la coordination entre
l’entendement et le réel. Le champ de l’expérience humaine demeure
tributaire en dernière instance de la catégorie, dont l’horizon est lui-même
établi par les idées transcendantales comme lignes régulatrices de
l’expérience de la raison.
Le retour du phénomène se solde donc par un retour transcendantal à la
raison spéculative qui se heurte à la nature, aux contenus concrets de
l’expérience sensible.
101
C’est cette horizon spéculatif qui a suscité de vives critiques
contemporaines, avec Bergson, Simondon ou encore Deleuze, au point
qu’on a pu parler d’une tradition critique anti-kantienne : pour Deleuze
comme pour Bergson, Kant a réduit la sensation à une représentation
unitaire et le possible abstrait nécessite un acte transcendant pour se
transformer en réel. Selon Simondon, la distinction kantienne entre
transcendantal et empirique, a priori et à postériori est un avatar du modèle
hylémorphique aristotélicien, du modèle métaphysique qui conçoit tout
objet à partir de la distinction entre forme et matière. Ainsi, le
transcendantal kantien prétend définir les conditions universelles de
l’objectivité, les conditions de l’expérience possible. En réalité, comme le
souligne bien A. Gualandi, « il ne peut rendre compte que des généralités
de l’expérience …mais jamais de sa singularité »123. Pour Simondon, il faut
donc rendre compte de la genèse de l’expérience réelle, considérer la
connaissance comme activité singulière dans son contexte concret, ce que
traduit le concept d’individuation. Selon l’auteur,

« la connaissance ne s’édifie pas de manière


abstractive à partir de la sensation, mais de
manière problématique à partir d’une première
unité tropistique, couple de sensation et de
tropisme, orientation de l’être vivant dans un
monde polarisé ; ici encore il faut se détacher du
schème hylémorphique ; il n’y a pas une sensation
qui serait une matière constituant un donné a
posteriori pour les formes a priori de la
sensibilité…Dans l’unité tropistique ou taxique il
y a déjà le monde et le vivant, mais le monde n’y
figure que comme direction, comme polarité d’un
gradient qui situe l’être individué dans une dyade
indéfinie [l’individu et le milieu associé] dont il
occupe le point médian, et qui s’étale à partir de
lui »124.

123
GUALANDI (A.), Deleuze, Paris, Les Belles-Lettres, Coll. « Figures du savoir », 2003, p. 63.
124
SIMONDON (G.), IPC, p. 21.
102
Dès lors l’enjeu est double : concevoir un a priori de l’expérience en dehors
du primat spéculatif de la raison et se donner les moyens d’advenir à un lieu
d’ancrage qui soit à la mesure de l’homme sensible et non plus seulement à
la mesure de ses catégories.

b- L’archétype  : un concept vivant de l’espace à priori

Nous pouvons définir l’archétype comme posture existentielle


fondamentale de l’homme devant l’univers. Or la posture renvoie par
définition, à la situation d’un corps actif, engagé dans le monde sous une
forme typique. En ce sens la posture est partie du Tout, cosmos, espace
universel, et l’archétype en tant que forme à priori de cette posture apparaît
bien comme une loi qui codifie les rapports du singulier et de l’universel.
Autrement dit, l’apriorisme archétypal est à la croisée d’une détermination
abstraite et d’une détermination concrète : il n’est condition de possibilité
de l’espace effectif que s’il est lui-même déjà une esquisse « chtonienne »
de la situation typique dans laquelle une expérience peut prendre forme.
Il faut donc penser le caractère dynamique de l’apriorisme jungien par
opposition à l’apriorisme kantien : l’archétype est un concept vivant, une
forme apriori de l’espace qui est intrinsèquement engagement du corps dans
cet espace.

4 – Le symbole comme épreuve affectivo-émotive : la découverte du


transindividuel subjectif

Les symboles tentent de compenser chez Jung la perte du contact naturel

103
avec les phénomènes, c’est à dire notre ancrage corporel et affectif dans la
nature ou notre dimension préindividuelle.
Or, il y a dans l’émotion portée par le symbole (ou l’aspect symbolique
d’un contenu onirique) une implication du corps que Jung qualifie de
participation affective inconsciente, qui n’est pas sans rapport avec la
notion de mentalité primitive dégagée par Lévy Bruhl..
En effet, par l’image symbolique et son contenu numineux, nous sommes
comme trans-portés dans des régions de la conscience collective, et cela
peut avoir des conséquences sur l’expérience pratique. Cette dynamique de
l’inconscient peut être conçue à comme engagement du corps sur le plan
affectif, car être é-mu par une production symbolique est à la fois ressentir
une énergie du psychisme – ce qui renvoie déjà chez Jung au corps
instinctif, et se mouvoir ensuite pratiquement pour résoudre sa propre
problématique vitale et psychique.
Il est intéressant de noter que pour Simondon, il y a collectif dans la mesure
où une émotion se structure. Ainsi, si le symbole « naturel » émeut de par sa
charge affective (équivalent de la symbolique naturelle de Cassirer), il peut
se prolonger et se différencier chez l’individu dans un symbole « culturel »
(distinction jungienne Cf. Essai d’exploration de l’inconscient, L’homme et
ses symboles, p.93), ou dans un signe « arbitraire », ou un concept.
C’est à ce moment que l’on peut parler de processus d’individuation
(« l’individuation commence lorsque l’individu parvient à se libérer de la
force suggestive des images inconscientes » (in Dialectique du moi et de
l’inconscient) ; cette libération peut être qualifiée de trans-individuelle au
sens où une énergie se libère grâce à la médiation d’un autre individu, dans
la rencontre in persona, de l’autre ‘en chair et en os » pour reprendre une
catégorie phénoménologique (Leibhaft) : c’est le sens que donne Simondon
à la rencontre de Zarathoustra avec le danseur de corde. Cette énergie qui
passe, et qui débouche sur l’action est peut-être la véritable signification du
transindividuel, du moins le transindividuel subjectif : passage de l’émotion
104
à l’action à travers les individus ou dans ce qui se passe entre deux
individus, le transindividuel est une liaison entre la relation à soi et la
relation à l’autre, une forme du psychisme qui met en jeu le corps, et
introduit l’individu dans le collectif : « Au collectif pris comme
axiomatique résolvant la problématique psychique correspond la notion de
transindividuel » selon Simondon, et l’on pourrait dire que la perception,
puis la science, continuent de résoudre cette problématique du
transindividuel, dans le sens d’un nouveau paradigmatisme des sciences
humaines.
On pourrait rapprocher, pour conclure, le préindividuel de Simondon de la
structure symbolique de la conscience chez Jung, et préciser peut-être, pour
souligner le « naturalisme » commun aux trois auteurs (Cassirer, Jung,
Simondon) – naturalisme que nous appelons le corps du symbole et que P.
Ricoeur souligne également) que l’échange qui se produit entre les
individus se fait aussi à travers les charges de nature qu’ils véhiculent : « Et
c’est de cet être mêlé de cet homme et de ses symboles qu’il nous faut nous
occuper, et qu’il faut examiner la vie mentale avec la plus grande
attention »125 (Jung, L’homme et ses symboles, p.96). Ou, comme le dit
Simondon, si l’individu existe de plus en plus comme symbole ou milieu
associé de sa propre réalité (dyade préindividuelle de l’individu et du
milieu), c’est à partir de cette réalité préindividuelle, que l’on pourrait
comprendre comme un potentiel du corps propre, condition d’une
individuation du collectif : « la naissance d’une relation intersubjective est
conditionnée par l’existence de cette charge de nature dans les sujets,
rémanence d’une préindividualité dans les êtres individués »126.
Une autre phrase de Simondon montre le lien de réciprocité ou
d’enchaînement « ontologique » du transindividuel subjectif au
transindividuel objectif, qui définit le plan de l’ouvrage de l’auteur : « A
125
JUNG (K-G), « Essai d’exploration de l’inconscient », L’homme et ses symboles, Paris, Robert Laffont,
1964, p. 96.
126
SIMONDON (G.), IPC, p. 211.
105
travers [les] individus, transfert[s] amplificateur[s] de la nature, les sociétés
deviennent un monde ». Cela revient, chez M. Combes, à : « inventer de
nouvelles modalités transindividuelles d’amplification de l’agir »

Mais si le symbole peut être un mode de la pensée, qui coïncide avec un


retour au lieu présent, c'est-à-dire au corps, l’habitation symbolique se
spécifie sous la forme d’un ancrage actif dans le monde, au sens merleau-
pontien.

106
Conclusion

Nous avons essayé de voir comment pouvait se construire le rapport entre


éthique et individuation, et comment ce rapport contenait en lui-même les
conditions critiques permettant de poser la question du bonheur dans les
termes d’un nouvel eudémonisme, que nous avons qualifié de
transindividuel.
Ce rapport de l’éthique à la question de l’individuation telle que G.
Simondon l’a développée a pu être précisé dans le cadre d’une critique de
l’hylémorphisme, qui a permis de mettre au jour sur le plan ontologique
l’exigence d’un monisme fondé sur une théorie de l’immanence, dans le
sillage des pensées de Spinoza et de G. Bruno, notamment à partir de
l’analyse comparée qu’en dresse S. Ansaldi : l’enjeu de cette
problématisation était d’examiner ce que pouvait être la conséquence
anthropologique d’une infinitisation de la nature, dans le champ éthique, et
de voir comment pouvait se construire sur la base de ce postulat ou de cette
philosophie de la nature dans laquelle s’inscrit à notre sens Simondon, à
travers sa référence à l’apeiron des Présocratiques, un point de vue
réciproque unifiant le préindividuel et le transindividuel.
A cet égard, nous avons formulé la possibilité d’un nouveau champ de la
critique, au sens notamment introduit par Foucault en alternative au modèle
kantien de la critique, qui permette de rééxaminer les conditions du vivre-
ensemble et du rapport entre individu et collectivité, dans le cadre d’une
théorie transindividuelle de la société.
Cette ouverture au champ théorique de la transindividualité nous a permis
d’envisager les modalités biopolitiques du bonheur, et d’établir les jalons
d’un eudémonisme transindividuel, sous la forme de cette expérience de

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joie ou de contentement intérieur que procure le conatus, et le sentiment
afférent exprimé par la sentence spinoziste sentimus experimurque nos
aeternos esse. A partir de la problématisation agambenienne des notions de
puissance, d’usage de soi, et de forme-de-vie : nous avons vu que qu’une
théorie de l’usage ou du souci de soi, qui vise à subvertir la fausse
alternative de la dynamis et de l’energeia telle que formulée par Aristote,
nous amène en dernier ressort à nous demander si l’individuation réelle ne
se passe pas de pensée, dans ce moment où la vie reprend ses droits et laisse
place à ce « courage de l’individuation » dont parle C. Fleury, où l’individu
fait l’épreuve du soi soumis au temps irréversible.
C’est là que peut apparaître la figure foucaldienne du pli, comme « zone »
de la subjectivation donnant à comprendre le préindividuel comme
mémoire, comme nous invite Deleuze, comme possible expérience d’un
monisme psychologique qui réconcilie matière et esprit. Ramener la vie à sa
temporalité par la mémoire ou par cette autre figure de l’individuation que
C. Fleury définit comme « imaginatio vera », c’est-à-dire comme « comme
mode de véridiction qui a pour pierre de touche l’ouverture à l’autre, au
monde, à la vision intuitive », semble être une condition de l’individuation
collective et, au fond, de ce que l’auteure appelle le souci de l’Etat de droit :
une société transindividuelle implique de réinvestir cette notion
d’individuation, cette dimension de l’élan vital qui déjà chez Bergson,
reliait les trois stades de ‘l’individuation, vie, intelligence, société, et qui
articulent le souci de soi au souci de l’autre, en ramenant la connaissance à
une critique qui fait l’épreuve du « connais-toi toi-même ».
Si l’on a pu parler de politique de la vérité, pour définir nous semble-t-il
une heuristique du bonheur, la théorie de l’usage de soi revêt le caractère de
la contemplation comme sens d’une expérience du bonheur, et avec elle
celui de la définition d’un nouveau vitalisme plus proche de l’empirisme et
du pragmatisme d’inspiration anglo-saxonne, comme ceux de Hume et W.
James.
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Sans doute la théorie de l’individuation gagnerait à être développée dans
cette perspective, où le concept de transcendantal pourrait être renouvelé
selon une analyse génétique et l’hypothèse du réalisme des relations, dans la
forme ce qu’on pourrait appeler un empirisme transcendantal, à la suite de
Deleuze et de son interprétation contemporaine.

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Table des matières

Introduction...........................................................................................................................................2

PREMIÈRE PARTIE...................................................................................................................................7
LINÉAMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’HYLÉMORPHISME. ASPECTS
ÉPISTÉMOLOGIQUES. STATUT ÉTHIQUE DE L’INDIVIDUATION.............................................7
A – LA CRITIQUE DE L’HYLÉMORPHISME COMME CONTRE-HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE : DE L’ONTOLOGIE À L’ONTOGÉNÈSE.................................................................8
1- ELÉMENTS DE CRITIQUE POST-KANTIENNE : DE L’EXPÉRIENCE POSSIBLE À L’EXPÉRIENCE RÉELLE.....8
a – Deleuze et Simondon : primat de l’intensif sur l’extensif...............................................................8
b- Critique de l’espace homogène : la durée chez Bergson...............................................................10
2 - MÉTHODE À SUIVRE............................................................................................................................13
B – BONHEUR ET LIBERTÉ : NÉCESSITÉ D’UNE RÉCONCILIATION ENTRE LE
RATIONNEL ET L’AFFECTIF...............................................................................................................23
1 – KANT, SPINOZA, NIETZSCHE : ESPÉRANCE DE LA LIBERTÉ OU LIBRE-NÉCESSITÉ.............................24
2 – LA PROBLÉMATIQUE ROUSSEAUISTE DU BONHEUR............................................................................36
a – Le concept de Nature et le statut du sensualisme chez Rousseau.................................................36
b – L’homme naturel et ses qualités primitives..................................................................................40
c – De la nature de l’enfant : une éducation sensitive.......................................................................44
d – Le sensualisme de Rousseau : une tension avec le transcendantal ?..........................................47
Liminaire. Entre raison et sentiment : la valeur du sensible.............................................................50
DEUXIÈME PARTIE................................................................................................................................56
RÉFLEXION SUR LE TRANSINDIVIDUEL COMME NOUVEAU CHAMP DE L’ÉTHIQUE....56
A - LA RELATION TRANSINDIVIDUELLE : UNE CONCEPTION NON-FORMALISTE DU
COLLECTIF...............................................................................................................................................56
1 – UN DOMAINE DE TRAVERSÉE : L’INFINITÉ COMME CRITÈRE ONTOLOGIQUE......................................58
2- SECOND DOMAINE DE TRAVERSÉE : DE L’INFINI AU TRANSINDIVIDUEL..............................................60
3 - BONHEUR ET TRANSINDIVIDUALITÉ : GENÈSE DE L’ÊTRE SOCIAL.......................................................65
B - DE LA TRANSDUCTION AU TRANSINDIVIDUEL : VITALISME DU COLLECTIF...........71
1 – LA TRANSDUCTION ET LA CRITIQUE DE L’HYLÉMORPHISME..............................................................72
2 – TRANSDUCTION ET RELATION : LA ZONE CENTRALE DU TRANSINDIVIDUEL......................................76
3 – L’ENJEU D’UN VITALISME PHILOSOPHIQUE........................................................................................78
4 – LE TRANSINDIVIDUEL COMME MODALITÉ BIOPOLITIQUE DU BONHEUR.............................................81
a – Une généalogie de la subjectivité : biopouvoir, sujet, et éthique................................................81
b- Le transindividuel et le pli : le sujet comme « soi »......................................................................86
SCOLIE : INTIMITÉ DU COMMUN.SUR JUNG ET SIMONDON. MATIÈRE DES SYMBOLES
.......................................................................................................................................................................91
1– Le symbole donne à penser : lieu de la présence..........................................................................93
2 – Approche archétypale du symbole................................................................................................99
3 - La pensée de l’archétype : une rupture épistémologique ?.......................................................101
4 – Le symbole comme épreuve affectivo-émotive : la découverte du transindividuel subjectif......103
Conclusion........................................................................................................................................107
Table des matières.............................................................................................................................110

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