Vous êtes sur la page 1sur 8

ERIC BLONDEL

LA PATIENCE DE NIETZSCHE
(Explication de texte)

«Mes patients amis, ce livre ne veut que des


lecteurs et'philologues parfaits: apprene^ ä bien me
lire.» Nietzsche, Aurore, Preface, § 5
«La maladie [...] m'offrit VObligation absolue du
repos allonge, du loisir, de Pattente et de la pa-
tience... Or c'est cela, penserl»
Nietzsche, Ecce homo, III, Humain,
trop humain, § 4

A l'aide de quelques textes de Nietzsche, et en particulier deux textes tires


a'Aurore (Preface, § 5) et de Crepuscule des idoles (Ce qui echappe aux Alk-
mands, § 5 & § 6), que je commenterai sous forme d'explication de texte, cet
expose en hommage a l'ami et au philologue Marino Montinafi voudrait
montrer comment Nietzsche con$oit et represente la patience, quelles en sont
les implications philologiques et philosophiques et en quoi eile lui apparait
comme une vertu — « garantie sans moraline», bien sür!
C'est la philologie qui sert a Nietzsche de Symbole pour cette vertu qu'il
ne recommande pas seulement pour la lecture, mais comme attitude generale
de vie. Et il ne la recommande pas seulement pour l'approche de ses propres
livres, mais aussi comme position de la volonte a l'egard du nende. La
patience, qualite du philologue, est une vertu philosophique, c'est-a-dire une
maniere de voir le monde et a'agir sur les choses.
La patience est une vertu. En quoi? Parce qu'elle appartient, aux yeux de
Nietzsche, au domaine de Taction et de la pratique reelle. Ce n'est pas une
abstention ni une Inhibition, c'est un elan, mais maitrise: c'est un cas de
Selbstüberwindung, de domination de soi extramorale, de tension de la fpjrce, de
volonte de puissance du zele. C'est toüt l'oppose des vertus morales, negatives,
negatrices du corps et de la joyeuse expansion de la force, abstentionnistes et
quietistes, hostiles a la vie, castratrices, recommandant Pextirpation et l'ex-
cision. La patience est une maniere d'agir, mais une sorte de retard agissant,
d'abstention active, voire de spiritualisation des passions, des reactions ins-
La patience de Nietzsche 433

tinctives et instinctuelles imm6diates. C'est ce que Nietzsche souligne dans


La Morale comme contre-nature, § l dans Crepuscule des idoles: faute de pouvoir
attendre la spiritualisation, l'Eglise se precipite sur les methodes brutales
d'excision, sur des procedes « expoditifs », puisque la periode ou les passions
«se marient a Pesprit» est «beaucoup plus tardive». L'Eglise, la morale sont
des impatiences negatrices: ne serait-ce pas un defaut de maitrise que de reagir
et de reagir tout de suite? La patience est un refus de Fimmediat, de
rimmediatemeilt: eile sait attendre la vie et son devenir.
Avec le texte de la Preface (1886) a'Aurore, que mon «explication de
texte » va suivre, nous apprenons, d'abord sur le plan philologique, mais aussi
en une acception plus generale, ce que Nietzsche loue et meme b6nit dans la
patience. Nietzsche commence par opposer la discretion, le secret (heimlich}
de la patience et du philosophe a Pempressement, au zele et au tapage qui
signalent les mauvais lecteurs, les non-philologues et les non-philosophes
(laut und Eifer). II avoue d'ailleurs sä propre tentation, et Ecce homo dira plus
tard: «Ma voix atteint meme ceux qui sont durs d'oreille». Apres s'etre
vehementement exprime et impatiente dans les paragraphes precedents,
Nietzsche s'arrete pour s'interroger: «Mais pourquoi devrions-nous dire...?»
II pourrait ajouter ici le bon mot de Talleyrand qu'il affectionne et a deux
fois ehe dans son oeuvre (KGW VIII 2, 10[78] et Genealogie de la Morale, ,
§ 20): «Surtout, Messieurs, mefions-nous de nos premiers mouvements! I/s
sont presque toujours bonsl...» Cet arret du premier mouvement d'affirmation
de soi marque Tacces de k volonte, rendue plus lucide par la reflexion, a une.
augmentation de la puissance, comme on le constate aux comparatifs utilises
par Nietzsche: «Regardons-le avec davantage de froideur, de distance, de
sagacite, d'elevation (kälter, ferner, klüger, höher). La force grandit lorsqu'elle
ne se depense pas d'un coup, lorsqu'elle s'economise, se calcule, se bride et
se brime au point meme de sembler disparaitre. Nous voyons ici a l'oeuvre
l'illustration de ce que Nietzsche entend par surmontement de soi-meme
(Selbstüberwindung). II ne s'agit pas de repression ou d'inhibition, mais d'inte-
riorisation, presque de mauvaise conscience: une partie de la force ne yeut
pas se dopenser et rentre en elie-meme. Le silence et le secret parlent plus
fort, frappent plus que le vacarme: « si a la derobee que le monde ne Pentende
pas, ne nous entende pas». Paradoxe: le monde gravite en silence, les grands
evenements avancent sur des pattes de colombe, comme le clame (assez fort!)
Ainsi parlait Zarathoustra, et on peut pretendre, en Poccurrence, que ce que
Nietzsche a ä dire ne devraitpzs etre per9u par le monde ni par tout le monde.
Le paradoxe se retrouve dans le sous-titre du meme Zarathoustra, sous la
forme d'une contradiction manifeste: « un livre pour tous et pour personne ».
Pour dire (et qu'est-ce qu'ecrire un livre, surtout en philosophie, si ce n'est
chercher a «cornmuniquer», comme le dit le celebre passage tfEcce homo sur
434 Eric Blonde!

lc style: III, § 4?), pour dire le mieux, il faut taire: on croirait entendfe le
dcrviche du Candide de Voltaire a Pangloss le philosophe: «Que faut-il donc
faire? — Te taire, dit le derviche» (chap. XXX). Refusant Yeclat, dans tous
Ics sens du mot (eclat de voix, eclat de lumiere, exploit), Nietzsche va s'enfouir
dans Pobscurite silencieuse du travail humble, long, sale et patient, voire
banausique, de Petre qu'il decrit au § l de la meme Preface: «Un «etre du
souterrain » qui perce, creuse et mine » (einen « Unterirdischen », einen Bohrenden,
Grabenden, Untergrabenden)^ qui «avance lentement, avec circonspection, avec
une douce inflexibilite ». On songe bien entendu a Dosto'ievski, mais aussi au
Kafka a venir du Terrier (Der Bau). Nietzsche es t Trophonios autant que
Dionysos.
La patience, qui est precedee par un silence circonspect (lequel veut
reserver la parole a des «oreilles elues» ou a une «troisieme oreilje»), est
donc noble et elitiste, mais aussi prudente, avisee et tactique en ne disant pas
tout d'un coup, meme a «nous», aux «philosophes nouveaux», la patience
est d'abord arret et attente. Elle est egalement lenteur. «Surtout, disons-le
lentement ... Un tel livre, un tel probleme ne sont pas presses (keine Eile)...
lento... lente lecture (langsames Lesen) ... oii ecrit aussi lentement...» La lenteur
est en premier lieu une· Option sur la duree, eile allonge le delai du temps,
eile veut abolir, sinon' ralentir la fuite du temps, eile veut, dans le temps
meme, s'installer dans un semblant d'eternite, faire comme si le temps n'im-
portait, n'existait pas, ne devorait pas celui qui y vit et agit, travaille ou aime.
En second lieu, la patience veut prendre, saisir le temps, en tirer proflt: la
patience en ce sens est jouissance, attentioii a l'occasion, au plaisir, a la beaute,
a tout Kairos. C'est pour cela que Nietzsche en fait, non seulement une
question « d'habitude », mais une affaire de « gout». « Ne plus rien ecrire qui
n'accule au desespoir rhomtne du genre « presse »». Ailleurs, Nietzsche a ecrit
souhaiter « etre lu comme les philologues de jadis lisaient leur Horace » (Ecce
homo, III, § 5). C'est, comme dirait Stendhal, «une promesse de bonheur<»
qui germe dans la patience attentiste, attentive, attentionnee, · qiH sait ap-
prendre a subir (patientia — pati — passio) pour jouir, qui sait, sans la brutaliser,
attendre que la realite fasse eclore la fleur. La patience menage l'instant
present comme une eternite, aux depens de Tavenir qui desespere parce qu'il
attire dans l'irreel, la negation et meme Tideal. La patience est realiste, eile
aime le destin de Tinstant et la realite: eile est amour de la realite et de la
necessite: amor fati (Ecce homo, II, § 10). Aussi bien, que Nietzsche associe la
patience a la musique, c'est-a-dire a la patience de l'ecoute, de Tinstant et de
la jouissance du beau, du rythme et clu corps, par Putilisation du terme lentq^
prouve que la patience s'oppose a la precipitation comme l'art et la vie ä la
morale et a la metaphysique. La patience est epicurienne: Et in Arcadia egoy
comme le dit le celebre tableau de Poussin cornmente par Nietzsche dans le
La patience de Nietzsche 435

§ 295 du Voyageur et son Ombre (oü Nietzsche souligne la lenteur, parle de


muette adoration devant une vision «heroique et idyllique»). Mais, en troi-
sieme lieu, la patience est egalement abri, maniere de «se tenir a Fecart»
(beiseite geheri)^ de rester a la fois silencieux et tranquille (sti/l), d'eviter Fem-
portement: nous le reverrons plus nettement quand nous commenterons le
texte de Crepuscule des idoles pour nous attarder sur la vulgarite comme
«incapacite a ne pas re'qgir». De ce point de vue, la lecture philologique est
symbolique d'une quete spinoziste de la beatitude chez Nietzsche. Enfin, et
en quatrieme Heu, la patience nietzscheenne est d'ordre mothodique. La
encore, la philologie doit illustrer ce theme de la pensee: «art et travail de-
connaisseur, d'orfevre», «travail precautionneux et fin», «art venorable».
Comme le repetera Ce qui manque aux Allemands, il faut apprendre a penser,
avec « ponderation » (Le voyageur et son ombre^ § 294), et surtout « apprendre a
voir ». Nietzsche retrouve ici la tradition classique, en excluant la precipitation
au profit de la patience et de la lenteur comme methode. Le chemin (methodos)
qui monte pour que Tesclave sorte de la Caverne (Republique., VII) est long
et escarpe: Platon souligne que si le prisonnier sort trop tot, il sera ebloui et
aveugla par Fexces de lumiere soudaine. La patience est mesure. Platon
souligne aussi que le philosophe qui retourne trop rapidement dans l'obscurite
de la Caverne pour enseigner ses compagnons restos prisonniers, derechef,
sera aveugle: de meme Nietzsche ecrit dans une lettre que ce fut « une betise
de (sä) part de descendre parmi les hommes». Trop d'impatience nuit a la
communication du message. La philosophie est lenteur et pas mesures —
meme si parfois Nietzsche est tente de parier par « eclairs ». II s'ajoute a cela
qu'en philologie, c'est la precipitation qui provoque Ferreur, selon Nietzsche.
On le decouvre etrangement cartesien. Chez Descartes, c'est la precipitation
de la volonte (infinie) qui fait que je juge avant que Fentendement (fini) ait
pu lui fournir les donnees süffisantes. L'erreur est pour Descartes fille de la
precipitation: aussi condamne-t-il fortement les «humeurs brouillonnes et
inquietes», et recommande-t-il surtout «d'eviter soigneusement la precipita-
tion et laprevention» (premier precepte de la methode) ainsi que «de conduire
par ordre (ses) pensoes» (troisieme procepte), ce qui revient a se donner la
patience de ne pas mettre la charrue avant les boeufs. La methode philoso-
phique, chez Platon et Descartes, consiste a prendre son temps (voire a en
perdre) pour ne pas se perdre et a eviter de brüler les etapes imposees par la
realite, la v6rite et Fetre. La methode, par la patience, est respect de Fetre,
comme la lenteur du philologue est respect du texte: «seul le philologue
medite une demi-heur-e sur six lignes» (Humain, trop humain^ Fragments
posthumes, 19[1]), car il «lit lentement» (ibid.). Ici, de meme Nietzsche dit
que le philologue « n'arrive a rien s'il n'y arrive lento », il exclut, de la philologie
et surtout de la vie, donc de la philosophie, «la häte, la precipitation indecente
436 EricBlondel

et suante» (Eilfertigkeif)* Sa phtlosophie, nous allons le voir avec Crepuscule


des idoles^ est a l'image de la lecture philologique: eile veut lire bien le monde,
« c'est-a-dire lentement, profondement, en regardant derriere et devant soi,
prudcrnment, avec des arriere-pensees, des portes laissees ouvertes, avec des
doigts et des yeux delicats». Uimage des doigts se retrouvera dans Ce qui
manque aux Allemands, accuses d'avoir la main lourde et les doigts gourds.
Mais, pour recommander la patience philologique-philosophique, Nietzsche
utilisera encore dans toute son oeuvre une autre image, celie d'une digestion
« hative » qui veut « en avoir fini» (fertig werden) rapidement avec tout, laisse
tout passer (durchfallen\) (=diarrhee!) et gobe tout sans rien assimiler. La
metaphorique est consistante, car, lorsqu'il definit l'art de Finterpretation
dans la Preface (§ 8) de la Genealogie de la morale, Nietzsche evoque Pimage
de la «ruminadon» (Wiederkäuen). Et nous voyoris ici encore philologie et
phüosophie jointes dans la «patience de la digestion», la rumination, qui
s'appellent tantot «lente lecture» et Interpretation, tantot — et il faut de la
patience pour experimenter, tenter et refuser le Systeme au nom de la probite
et de rinterpretation — le Versuch. Le Versuch, la genealogie et rinterpretation
sont les noms de la patience philosophique de Nietzsche.
Notre commentaire du second texte (Crepuscule des idoles, Ce qui echappe
aux Allemands, § 5 & §· 6) sera plus bref, car ce texte developpe les idees en
germe dans la Preface a'Aurore. Voici les passages sur lesquels je voudraV
faire quelques remarques: souvent, le texte conflrme et illustre ce que nous
avons releve dans le texte precedent, il en constitue meme une sorte de
commentaire explicatif ou interpretatif, un developpement philosophique:
partout, regne une hate indecente, comriie si on manquait quelque chose
lorsqu'un jeune homme n'est pas «fin pret» a vingt-trois ans, ne sait encore
que repondre a la question «fondamentale»: quel metier choisir? Une espece
superieure d'hommes, ne vous en deplaise, n'aime pas le mot «metier»,
parce qu'elle se sait une vocation ...Elle a le temps, eile prend son temps,
eile ne pense nullement a etre « fin prete », — a trente ans, on est, du point
de vue de la culture superieure, un debutant, un garnin. — iSbs lycees
bondes, nos professeurs de lycee surcharges, rendus stupides, c'est un
scandale: pour prendre la defense de cet etat de choses, comfne Tont fait
tout recemment les professeurs de Heidelberg, on a peut-etre des mobiles, —
mais certainement pas de bonnes raisons.
6/ Pour fester fidele a ma maniere, qui consiste a dire oui et a ne nVadonner
a la contradiction et a la critique qu'indirectement et a mon corps defendant,
je donne tout de suite les trois taches pour lesquelJes il faut des educateurs.
II faut apprendre a voir, apprendre a penser> appreqdre -a parier et a ecrirei le
but de ces trois disciplines est une culture noble. — Apprendre a voir —
accoutumer Poeil au calme, a la patience, a laisser les choses venir a lui,
remettre a plus tard le jugement, faire le tour, sous toutes ses fäces, du cas
particulier et le cerner. Tel est \zpremier </<?gr/dans Tapprentissage de Factivite
intellectuelle: non pas reagir immediatement a un Stimulus, mais faire usage
La patience de Nietzsche 437

des histincts qui freinent et donnetit du cJbtamp. Appreadre a voir, tel que je
Tentends, c'est presque Fequivalent de ce que le langage non philosophique
appelle la force de volonte: Fessentiel, en Foccurence, c'est justement de ne
pas vouloir, la caparite de suspendre la decision. Le manque d'intellectualite,
la vülgärite reposent toujours sur Tincapacite de resister a un Stimulus: —
on est contraint de reagir, on suit toutes ses impulsions. Dans bien des cas,
cette contrainte est de ja un etat maladif, declm, Symptome d'epuisement, —
presque tout ce qu6 les gros sabots non philospphiques designent sous le
nom de «vice» est tout simplement cette incapacite physiologique a ne pas
reagir. — Application, une fois qu'on a appris a voir: quand on devra
apprendre, ön sera devenu en tout cas pose, mefiant, resistant. On laissera
d'abord venir a soi tout ce qui est inconnu, nouveau, avec un calme hostile,
— on en retirera la main. Rester ouvert a tous les vents, se mettre a plat
ventre avec servilite devant n'importe quel petit fait, etre a tout instant pret
a bondir pour prendre place, pour se precipiter sur autrui et sur ce qui est
autre, bref la fameuse «objectivite» moderne, c'est du mauvais goüt, c'est
par excellence* un manque de noblesse. (Traduction Eric Blondel, Paris, 1983)
Nietzsche part de Fexemple de Fenseignement et de la formation. II s'agit
d'un paradigme de ce qui constitue le principe et le probleme de toute
philosophier car toute philosophie est enseignement, formation. Nous avons
donc un modele reduit de la philosophie nietzscheenne, car, sous la metaphore
(ou la metonymie) de Tenseignement, nous voyons apparaitre la conception
philosophique nietzscheenne de la realite.
La patience est l'amour et le respect de la realite, dans la mesure meme
ou, au contraire, la morale est Pimpatience face a la realite. Uidealisme ne
supporte pas (im-patience) la realite, il n'y prete pas d'attention, il n'attend pas
qu'elle veuille bien se donner, il se häte de la remplacer par des idees, qui
seraient pour ainsi dire «rimpatience du cotrcept». «Partout regne une häte
indecente » ne caracterise pas seulement la societe ou une partie de la societe
allemande a l'epoque de Nietzsche: comme la decadence et Pidealisme meta-
physique ont toujours deja commence, la « häte » definit Tidealiste, les meta-
physiciens et Fhomme moderne depuis les commencements socratiques. On
remarquera que «indocente» $uit «häte», comme dans Aurore, a la maniere
d'une epithete de nature obligee ou homerique. Le ton de Nietzsche est
d'aüleurs moral et ovaluateur: c'est au demeurant celui qui s'impose pour
parier en philosophe, de Fobjet de la philosophie, «une espece superieure
d^ommes ». Olle-ci a le temps, eile prend son temps, eile ne pense nullement
a etre « fin prete », Fenjeu etant«la culture superieure », c'est-ä-dire un modele
philosophique de vie selon Nietzsche.
Passons rapidement sur le fait qu'il s'agit d'une insolente remise au goüt
du jour, par Nietzsche, de la definition d'une classe superieure par Votium
(moins Foisivete que Foccupation par des täches non utilitaires, dites nobles,
ce qui assimile la «classe superieure» a celle des citoyens et des maitres dans
438 Eric Blonde)

une societe esclavagistc), et qu'il y a la moins une metaphore qu'une evocation


ultra-conservatrice, un clin d'oeil demagogique aux classes privilegiees de
l'Europe du temps de Nietzsche. L'intempes'tif, qui devrait etre attentif au
present et sollicite par l'eternite hors temps, cede parfois a la nostalgie, a la
negation et a la mode... II est donc clair que Nietzsche se retrouve ici
purement et simplement idealiste, metaphysicien, manipule par sä conscience
obscure de classe qui lui fait prendre ses desirs pour des realites, en sorte
qu'il croit pouvoir faire une difference essentielle entre «metier» et «voca-
tion» (Beruf, berufen), distinction illusoire qui n'est qu'un effet d'une incan-
tation metaphysique idealiste typique. Nietzsche ne fait ici que travestir un
privilege social en ideal anhistorique: on prend sur le fait l'universitaire du
XIXe siecle allemand et songe que Heidegger n'est pas loin...
Mais, si fait abstraction de cet arriere-plan social meconnu de
Nietzsche, le precepte demeure entier: il faut prendre son temps, c'est-ä-dire
etre patient. Sous la metaphore de l'«activite intellectuelle », Nietzsche de-
veloppe une philosophie qui se definit comme un certain rapport avec la
realite. «Apprendre a voir — accoutumer l'oeil au calme, a la patience».
Cette derniere vertu signifie bien «laisser les choses venir» a soi. Etre patient
et philosophe, c'est respecter la realite, la laisser se manifester. C'est le contraire
de l'idealisme metaphysique qui impose Tantithese «monde vrai ^- monde
apparent»: «traduction allemande, dit Nietzsche: monde forge par un meh-*
songe et realite» (Ecce homo, Preface, § 2). Mais pourquoi est-on tente de
calomnier, de deformer la realite, d'en agir avec eile impatiemment et avec
desinvolture? Parce que les instincts poussent a l'accaparer, parce qu'imme-
diatement, la volonte veut dominer la realite, qu'elle ne Supporte pas differente
d'elle, parce qu'elle veut «assim/er» la realite. Nous retrouvoris ici sur un
autre plan Tidee precedemment ernise: la vräie force ne consiste pas a se
soumettre la realite par une conquete brutale de la realite par le desir, le desir
fort est celui qui limite sä puissance pour laisser etre la realite, afin d'augmenter
sä puissance sur la realite et sur soi. L'impatience est passion (« on »&contraint
de reagir, on suit toutes ses impulsions»), tandis que la patience est action
verkable: la encore Nietzsche retrouve Spinoza, sur l'opposition action-
passion. A la verite, il n'est pas interdit de soup$onner avec un sourire
narquois que Nietzsche reprend egalement la classique pröblematique de
Rousseau et de Kant sur la liberte naturelle et la liberte civile, ou sur
l'opposition du pathologique et de Tautonomie morale de la volonte: il a
beau traduire ces oppositions en termes de « goüt», «-de vulgarite », et donc
de morale noble et de morale vulgaire, l'argument reste identique quant au
fond, et se retrouvera encore developpe dans Ecce bomo,ll, § 8. La reactivite,
la sensibilite, la susceptibilite, la passivite devant ses pulsions et les influences
marquent la servitude, l'inintelligence ou la « vulgarite »: c'est l'independance
.La patience de Nietzsche 439

naturelle de Rousseau, le processus primaire freudien, la connaissance du


premier genre, la soumission aux passions sensibles, a Mepithumia et au thumos
platoniciens, Pidealisme comme soumission a la Wünschbarkeit. Semblable-
ment, mais eu 6gard au milieu, et non plus seulement au monde interieur des
instincts et passions, Nietzsche affirme: « Etre influengable par le milieu releve
aussi de la decadence» (KGW VIII 3, 15[80]). Mais ce que Nietzsche nomme
«hyperexcitabilite» (Hyper-Reizbar keif), qu'est-ce d'autre que Pimpatience,
autre nom de ce que la philosophie, avec Kant, nommerait le pathologique
— ce qui nous 'iah subir et que nous ne pouvons supporter de ne pas
decharger? Quant a la patience, son nom philosophique est liberte, autonomie
et maitrise, ou ce que Nietzsche appelle «Selbstüberwindung».
Toutefois, notons pour terminer que Nietzsche ajoute quelque chose a
cette tradition: la mefiance, la distinction entre la soumission a « Tobjectivite »,
d'une part, et le realisme, d'autre part. « Le nouveau », «autrui et ce qui est
autre», ce qu'affectionne « objectivite», c'est ce que Thumain, trop humain
ajoute a la realiter ce n'est que l'actualite, le temporel, Pactuel (zeitgemäß).
Qu'est-ce que la patience nietzschoenne? refuser les idoles et surtout les idoles
«du temps» (%eitlich\ etre «^///oj», hors temps et intempestif (unzeitgemäß),
pour laisser apparaitre la realite dans son inoluctable fecondite tragique, dans
son eternite. II faut de la patience pour attendre, comprendre et supporter
I'id6e de l'Eternel retour du Meme. La patience nietzscheenne est refus de la
precipitation du devenir, eile est Ouvertüre vers la r6alite, ni supportee et
soufFerte, ni dissimulee ou calomniee, mais aimee: «Denn ich liebe dich, oh
Ewigkeit» — Car je t'aime, ö Eternite.

Vous aimerez peut-être aussi