Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
LA PATIENCE DE NIETZSCHE
(Explication de texte)
lc style: III, § 4?), pour dire le mieux, il faut taire: on croirait entendfe le
dcrviche du Candide de Voltaire a Pangloss le philosophe: «Que faut-il donc
faire? — Te taire, dit le derviche» (chap. XXX). Refusant Yeclat, dans tous
Ics sens du mot (eclat de voix, eclat de lumiere, exploit), Nietzsche va s'enfouir
dans Pobscurite silencieuse du travail humble, long, sale et patient, voire
banausique, de Petre qu'il decrit au § l de la meme Preface: «Un «etre du
souterrain » qui perce, creuse et mine » (einen « Unterirdischen », einen Bohrenden,
Grabenden, Untergrabenden)^ qui «avance lentement, avec circonspection, avec
une douce inflexibilite ». On songe bien entendu a Dosto'ievski, mais aussi au
Kafka a venir du Terrier (Der Bau). Nietzsche es t Trophonios autant que
Dionysos.
La patience, qui est precedee par un silence circonspect (lequel veut
reserver la parole a des «oreilles elues» ou a une «troisieme oreilje»), est
donc noble et elitiste, mais aussi prudente, avisee et tactique en ne disant pas
tout d'un coup, meme a «nous», aux «philosophes nouveaux», la patience
est d'abord arret et attente. Elle est egalement lenteur. «Surtout, disons-le
lentement ... Un tel livre, un tel probleme ne sont pas presses (keine Eile)...
lento... lente lecture (langsames Lesen) ... oii ecrit aussi lentement...» La lenteur
est en premier lieu une· Option sur la duree, eile allonge le delai du temps,
eile veut abolir, sinon' ralentir la fuite du temps, eile veut, dans le temps
meme, s'installer dans un semblant d'eternite, faire comme si le temps n'im-
portait, n'existait pas, ne devorait pas celui qui y vit et agit, travaille ou aime.
En second lieu, la patience veut prendre, saisir le temps, en tirer proflt: la
patience en ce sens est jouissance, attentioii a l'occasion, au plaisir, a la beaute,
a tout Kairos. C'est pour cela que Nietzsche en fait, non seulement une
question « d'habitude », mais une affaire de « gout». « Ne plus rien ecrire qui
n'accule au desespoir rhomtne du genre « presse »». Ailleurs, Nietzsche a ecrit
souhaiter « etre lu comme les philologues de jadis lisaient leur Horace » (Ecce
homo, III, § 5). C'est, comme dirait Stendhal, «une promesse de bonheur<»
qui germe dans la patience attentiste, attentive, attentionnee, · qiH sait ap-
prendre a subir (patientia — pati — passio) pour jouir, qui sait, sans la brutaliser,
attendre que la realite fasse eclore la fleur. La patience menage l'instant
present comme une eternite, aux depens de Tavenir qui desespere parce qu'il
attire dans l'irreel, la negation et meme Tideal. La patience est realiste, eile
aime le destin de Tinstant et la realite: eile est amour de la realite et de la
necessite: amor fati (Ecce homo, II, § 10). Aussi bien, que Nietzsche associe la
patience a la musique, c'est-a-dire a la patience de l'ecoute, de Tinstant et de
la jouissance du beau, du rythme et clu corps, par Putilisation du terme lentq^
prouve que la patience s'oppose a la precipitation comme l'art et la vie ä la
morale et a la metaphysique. La patience est epicurienne: Et in Arcadia egoy
comme le dit le celebre tableau de Poussin cornmente par Nietzsche dans le
La patience de Nietzsche 435
des histincts qui freinent et donnetit du cJbtamp. Appreadre a voir, tel que je
Tentends, c'est presque Fequivalent de ce que le langage non philosophique
appelle la force de volonte: Fessentiel, en Foccurence, c'est justement de ne
pas vouloir, la caparite de suspendre la decision. Le manque d'intellectualite,
la vülgärite reposent toujours sur Tincapacite de resister a un Stimulus: —
on est contraint de reagir, on suit toutes ses impulsions. Dans bien des cas,
cette contrainte est de ja un etat maladif, declm, Symptome d'epuisement, —
presque tout ce qu6 les gros sabots non philospphiques designent sous le
nom de «vice» est tout simplement cette incapacite physiologique a ne pas
reagir. — Application, une fois qu'on a appris a voir: quand on devra
apprendre, ön sera devenu en tout cas pose, mefiant, resistant. On laissera
d'abord venir a soi tout ce qui est inconnu, nouveau, avec un calme hostile,
— on en retirera la main. Rester ouvert a tous les vents, se mettre a plat
ventre avec servilite devant n'importe quel petit fait, etre a tout instant pret
a bondir pour prendre place, pour se precipiter sur autrui et sur ce qui est
autre, bref la fameuse «objectivite» moderne, c'est du mauvais goüt, c'est
par excellence* un manque de noblesse. (Traduction Eric Blondel, Paris, 1983)
Nietzsche part de Fexemple de Fenseignement et de la formation. II s'agit
d'un paradigme de ce qui constitue le principe et le probleme de toute
philosophier car toute philosophie est enseignement, formation. Nous avons
donc un modele reduit de la philosophie nietzscheenne, car, sous la metaphore
(ou la metonymie) de Tenseignement, nous voyons apparaitre la conception
philosophique nietzscheenne de la realite.
La patience est l'amour et le respect de la realite, dans la mesure meme
ou, au contraire, la morale est Pimpatience face a la realite. Uidealisme ne
supporte pas (im-patience) la realite, il n'y prete pas d'attention, il n'attend pas
qu'elle veuille bien se donner, il se häte de la remplacer par des idees, qui
seraient pour ainsi dire «rimpatience du cotrcept». «Partout regne une häte
indecente » ne caracterise pas seulement la societe ou une partie de la societe
allemande a l'epoque de Nietzsche: comme la decadence et Pidealisme meta-
physique ont toujours deja commence, la « häte » definit Tidealiste, les meta-
physiciens et Fhomme moderne depuis les commencements socratiques. On
remarquera que «indocente» $uit «häte», comme dans Aurore, a la maniere
d'une epithete de nature obligee ou homerique. Le ton de Nietzsche est
d'aüleurs moral et ovaluateur: c'est au demeurant celui qui s'impose pour
parier en philosophe, de Fobjet de la philosophie, «une espece superieure
d^ommes ». Olle-ci a le temps, eile prend son temps, eile ne pense nullement
a etre « fin prete », Fenjeu etant«la culture superieure », c'est-ä-dire un modele
philosophique de vie selon Nietzsche.
Passons rapidement sur le fait qu'il s'agit d'une insolente remise au goüt
du jour, par Nietzsche, de la definition d'une classe superieure par Votium
(moins Foisivete que Foccupation par des täches non utilitaires, dites nobles,
ce qui assimile la «classe superieure» a celle des citoyens et des maitres dans
438 Eric Blonde)