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DE LA PROPAGANDE À LA COMMUNICATION POLITIQUE

Le cas français

Christian Delporte

Gallimard | « Le Débat »

2006/1 n° 138 | pages 30 à 45


ISSN 0246-2346
ISBN 9782070777136
DOI 10.3917/deba.138.0030
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De la propagande
à la communication politique
Le cas français

Si l’on en croit l’idée généralement admise, de techniques empruntées à la publicité et au


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nous serions passés, dans une période qu’on marketing et adaptées au domaine politique,
situe, selon le cas, quelque part entre les années de méthodes pour maîtriser les médias (media-
1950 et les années 1980, d’un âge de la propa- training, plans-médias, etc.) et analyser les aspi-
gande à un âge de la communication politique, rations de l’opinion (sondages), de pratiques
mouvement qui aurait ainsi accompagné le bas- diverses bâties sur des stratégies électorales, le
culement du temps des masses à celui de l’opi- tout nécessitant la contribution de « techniciens »,
nion publique. Du coup, définir la nature du lien spécialistes des médias, spécialistes des enquêtes,
qui relie l’un à l’autre revient à donner son sens communicants. En forçant à peine le trait, on
au phénomène plus récent, celui de la commu- pouvait dire que l’espace public est vu comme
nication politique. Doit-on privilégier la filiation un vaste marché concurrentiel, identifiant les
– et donc l’héritage – ou la rupture – fondée sur citoyens électeurs à des consommateurs, où l’offre
le rejet de la propagande ? La communication politique tente de se conformer à la demande
politique ne serait-elle que la version pacifiée et (grâce aux sondages), où l’homme politique
modernisée de la propagande, débarrassée de ses s’applique exclusivement à séduire (grâce à la
outrances et adaptée aux outils médiatiques télévision).
contemporains ? Ou, au contraire, contribuerait- Dans l’autre cas, la communication politique
elle à dessiner les contours nouveaux d’un espace confine à un idéal social attestant la maturité des
public qu’elle finirait par structurer ? Ces deux démocraties. Alors que la propagande s’appli-
approches, en effet, commandent deux défini- quait à entretenir le rapport inégalitaire entre les
tions majeures de la communication politique. acteurs politiques et la masse par le caractère
Dans un cas, elle est réduite à un ensemble unilatéral du message, la communication poli-

Christian Delporte est professeur d’histoire contempo-


raine à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et
directeur de la revue Le Temps des médias. Il a récemment
publié, avec Fabrice d’Almeida, Histoire des médias en France,
de la Grande Guerre à nos jours (Paris, Flammarion, 2003).
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tique, elle, se fonde sur l’échange entre les nèrent la propagande dans l’entre-deux-guerres,
hommes politiques, les médias et l’opinion, l’usage de la persuasion de masse par les totalita-
s’exprimant notamment à travers les sondages ; rismes n’aboutit à réduire l’influence de la pro-
l’interaction entre les différents acteurs condi- pagande dans l’espace politique d’après guerre.
tionnant la réalité du fonctionnement démocra- Le passage de la propagande à la communica-
tique. Par la posture d’écoute et de dialogue tion relève bien davantage de comportements
qu’elle suppose, la communication constitue le pragmatiques et d’adaptations, par glissements
liant de la société démocratique, en rupture avec successifs, du système politique français aux réa-
la propagande, par nature totalitaire. lités nouvelles de la démocratie d’opinion.
Moyen ou régulation de l’espace public ? À
vrai dire, la société française, depuis plusieurs
décennies, regarde la communication politique La propagande
de manière très ambivalente. D’une part, elle est consolide la démocratie
considérée comme une exigence sociale : les
hommes et les partis qui sont aux responsabilités
ou prétendent gouverner doivent communiquer Au début des années 1950, la solide tradition
sur leur action présente ou à venir. Mais, d’autre de la propagande en France l’épargne de toute
part, elle est souvent perçue comme un outil per- mise en question fondamentale, malgré les expé-
nicieux de manipulation de l’opinion et une forme riences totalitaires des « années noires ». Dans les
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de dégradation de l’offre politique, notamment temps qui suivent la Libération, la confiance en
parce que la politique se réduirait à l’expression un État impartial, protecteur, animateur du relè-
d’ambitions personnelles à court terme et que vement national renforce, au contraire, l’idée de
les hommes publics seraient sous l’influence des l’utilité de la propagande pour donner l’élan
communicants qui leur dicteraient leur conduite. nécessaire aux projets collectifs. Dès lors qu’elle
Or, cette double perspective est précisément liée éclaire et guide vers le progrès, elle contribue à
aux conditions dans lesquelles, en France, consolider la démocratie. Un tel regard résulte
s’est bâtie la communication politique et s’est d’une longue histoire de la propagande vertueuse,
construit, autour d’elle, un ensemble de repré- dessinée au temps de la Révolution française,
sentations privilégiant les moyens apparents sur vivifiée par 1848, sanctifiée par la IIIe Répu-
l’idéal. blique, conceptualisée par les partis de masse,
Par ailleurs, la dépréciation du mot « propa- qui aboutit à faire de la propagande, à travers ses
gande » aujourd’hui, qui évoque le mensonge et différents vecteurs, imprimés d’abord (presse,
le « bourrage de crâne », ne doit pas nous conduire brochures, tracts), visuels et audiovisuels ensuite
à penser que le passage à la communication (affiches, cinéma, radio), une sorte d’école du
dominante résulte d’une critique d’ensemble sur peuple.
ses méfaits, moins encore d’une adoption, par Ce n’est évidemment pas un hasard si les
l’État ou les forces politiques, des théories de premières grandes études sur la propagande,
communication de masse développées aux États- essais et synthèses, se développent au tournant
Unis depuis les années 1930-1940. Pas plus que des années 1940-1950, c’est-à-dire au moment
les « bobards » de la Grande Guerre ne condam- où les scientifiques s’appliquent à trouver les
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clefs du nazisme et du fascisme, au moment, seul l’usage qui en est fait peut être l’objet d’ap-
aussi, où la guerre froide place l’Europe au cœur préciation 2. » Ce point de vue n’est pas prioritai-
de l’affrontement Est-Ouest. Avant même que rement commandé par la nécessité pour les
l’ouvrage pionnier de Serge Tchakhotine sur démocraties de disposer d’armes psychologiques
Le Viol des foules par la propagande politique, inter- de défense face aux menaces de l’Union sovié-
dit en France à sa sortie en 1939, ne soit diffusé tique, dans le contexte de la guerre froide. Il
dans une édition revue et augmentée, en 1952, correspond d’abord à une forme d’idéal du gou-
des universitaires, des intellectuels – qui ont lu vernement démocratique, du « bon gouverne-
Tchakhotine, mais aussi les chercheurs améri- ment » soucieux d’éclairer et d’informer la
cains 1 – publient des travaux à la source de toute population pour qu’elle puisse juger en toute
la réflexion ultérieure sur la persuasion de masse. connaissance de cause et ne pas se laisser abuser
En 1950, Jean-Marie Domenach propose La par la rumeur, la légende, les fausses nouvelles.
Propagande politique ; la même année, Jacques Ainsi le souhait de la nécessaire transparence et
Driencourt fait paraître La Propagande, nouvelle de l’indispensable publicité de l’action publique
force politique. La propagande, considérée entretient-il, tout particulièrement dans les pro-
comme un – sinon le – phénomène majeur du pos de Driencourt, la confusion entre propagande
temps (« Les historiens de l’avenir diront que le et information. Domenach, lui, va plus loin,
XXe siècle fut celui de la Propagande », affirme reprenant à son compte la démonstration de
Driencourt), est clairement approchée comme Jean Lacroix dans les pages d’Esprit. Le philo-
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un ensemble de techniques et d’outils, minu- sophe personnaliste, compagnon de Mounier et
tieusement décrits et analysés par les auteurs, cofondateur de la revue, y avait développé l’idée
toujours plus sophistiqués et plus massifs, grâce, de la propagande comme socle d’une démocratie
notamment, à l’essor des moyens audiovisuels. participative. Voter tous les quatre ans et
Par ailleurs, le regard se fixe essentiellement sur s’en remettre, entre-temps, à des élus n’est pas
ce qu’il est convenu d’appeler la « propagande suffisant pour établir les conditions d’une démo-
d’État », minorant les formes de persuasion col- cratie moderne, expliquait-il en substance. Il
lective mises en œuvre par les partis et les convient d’insuffler l’idée et la ferveur démo-
groupes. cratiques dans les masses par des gestes et des
Au fond, la question sous-jacente est celle de comportements communs, traduits par des rites
la nature par essence totalitaire de la propagande. et des formes de « liturgie » collectives qui per-
Autrement dit : peut-on établir une contradiction
fondamentale, irrémédiable, entre propagande 1. Parmi lesquels Harold D. Laswell, auteur de l’étude
pionnière : « Psychology of Hitlerism », parue en 1933 dans
et démocratie ? Certainement non, répondent Political Quarterly (vol. 4, pp. 373-384). Lorsque paraissent les
Driencourt comme Domenach. Les expériences travaux en question, la bibliographie est abondante, comme
en attestent ces deux livres : H. D. Laswell, R. D. Casey,
nazie, fasciste, communiste ne condamnent pas B. L. Smith, Propaganda and Promotional Activities. An
un mode d’action politique qu’ils réduisent Annotated Bibliography, Minneapolis, University of Minne-
sota Press, 1935 (4 500 titres recensés) ; B. L. Smith,
finalement à un faisceau d’outils mis à la dispo- H. D. Laswell, R. D. Casey, Propaganda Communication and
sition des gouvernants pour s’adresser aux Public Opinion, Princeton University Press, 1946 (3 000 réfé-
rences).
masses : « La propagande n’est qu’une technique, 2. Jacques Driencourt, La Propagande, nouvelle force
écrit Driencourt, on ne juge pas une technique ; politique, Paris, Armand Colin, 1950, p. 280.
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mettent aux masses de s’associer étroitement à la mieux, d’éduquer le peuple, ce qui explique
construction de leur avenir. Pour Lacroix – qui finalement le poids considérable de la presse
prend garde de condamner toute tentation de politique, principal vecteur d’une propagande
« bourrage de crâne » –, la propagande ne doit éducative et à laquelle est reconnue une mission
pas être un instrument exclusif entre les mains de « vérité ». Ainsi la propagande, contre toute
du pouvoir, si vertueux soit-il : « […] la véri- tentative de mensonge et de manipulation, toute
table propagande démocratique n’ira pas néces- tentation de fanatisme, est-elle introduite dans le
sairement de haut en bas, du gouvernement aux cercle vertueux de la raison. Une telle démarche
gouvernés, de l’État à la Nation : elle sera bien rejoint, à plus ou moins grande distance, l’idéo-
plutôt, par les gestes et les attitudes, la participa- logie républicaine qui a toujours vu dans la
tion vécue des masses à la vie démocratique de presse l’outil complémentaire de l’école pour
la nation 3. » Voici brossés les contours d’un diffuser et fortifier le modèle républicain.
espace politique qui, à bien des égards, rejoint « Être socialiste, c’est propagander », affirme
étrangement celui proposé par les adeptes de Compère-Morel, au début du siècle 4. Par le tra-
l’idéal de communication. vail d’éducation populaire confondu avec la pro-
L’idée selon laquelle la propagande serait à la pagande, il s’agit d’amener chaque ouvrier à la
fois la pire et la meilleure des choses n’est pas conscience sociale ; et le parti socialiste, très tôt,
nouvelle, en soi. Le « viol » des foules caractérisait en arrive à opposer la « mauvaise » – celle qui parle
bien, aux yeux de Tchakhotine, l’usage néfaste à l’émotion – et la « bonne » propagande – celle
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de procédés de persuasion visant d’abord, en qui s’adresse à la raison. Cette idée, développée
activant exclusivement les émotions collectives, dès le congrès de Tours par Léon Blum, présente
à annihiler le jugement individuel. Mais une chez Tchakhotine 5, s’affirme face au commu-
alternative était possible, dès lors que les moyens nisme puis au fascisme, et domine encore au len-
techniques permettant de démultiplier l’écho demain de la Libération. Elle justifie même
des messages seraient mis au service d’une pro- l’existence d’un ministère de l’Information. Le
pagande de raison. socialiste Albert Gazier, alors titulaire du porte-
On a tendance à associer le terme de pro- feuille ministériel, ne déclare-t-il pas à la tribune
pagande au mouvement communiste et à la du Palais-Bourbon, le 15 juin 1951 : « La propa-
théorisation qu’en fit Lénine, dans Que faire ?, gande est une espèce de plaidoirie et il existe
distinguant la propagande proprement dite plusieurs formes de propagande. Il existe une
(essentiellement diffusée – nous sommes en propagande qui s’adresse uniquement aux ins-
1902 – par l’imprimé) de l’agitation (relevant, tincts et aux passions et qui est contraire à la
elle, de l’oralité et, d’une certaine manière, de la démocratie. Si elle ne fait appel qu’aux senti-
relation interpersonnelle). C’est oublier, concer- ments de cette nature, elle est très rapidement
nant la France, le rôle joué dans sa définition et appelée à faire taire les propagandes rivales. Elle
sa consolidation, et par les socialistes, et par les
3. Jean Lacroix, « De la démocratie libérale à la démo-
démocrates-chrétiens, liés par le souci de s’adres- cratie massive », Esprit, mars 1946.
ser aux masses. Les uns comme les autres, dès la 4. Adéodat Compère-Morel, Encyclopédie socialiste,
juillet 1913, p. 213.
fin du XIXe siècle, s’interrogent sur les moyens 5. Rappelons qu’il organisa, avec Marceau Pivert, la
de répandre la bonne parole, de catéchiser et, mise en scène de meetings, en 1934-1936.
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essaie d’envoûter et n’admet pas qu’une influence L’Aube restent intactes, malgré les expériences
contraire rompe l’enchantement qu’elle essaie de nazie et vichyste.
créer. Elle est rapidement amenée à être totali- On le voit : dans la France des années 1950, la
taire. Une autre propagande s’adresse davantage à propagande, loin d’être mise en cause, apparaît
la raison. Une telle propagande, qui se mesure comme une condition de l’information citoyenne,
avec d’autres propagandes, est parfaitement du pluralisme démocratique, du dialogue entre
compatible avec les règles les plus strictes de la gouvernants et gouvernés. La rupture ne s’affirme
démocratie. Elle tend à enseigner et à renseigner que plus tard, moins en raison des déchirements
plutôt qu’à envoûter 6. » Un tel point de vue, qui de la guerre froide que face à l’usage des médias
légitime la propagande en démocratie par la plu- audiovisuels du monopole par le pouvoir gaul-
ralité et la concurrence de son expression, justifie liste. Le temps de la guerre d’Algérie marque ici
aussi l’œuvre de persuasion du pouvoir, en droit un tournant : ainsi Sirius (Beuve-Méry), dans
de déployer tous les moyens d’« information » Le Monde, dénonce-t-il l’« illustre propagande »
dont le gouvernement dispose pour porter à la subie par les Français à la télévision durant la
connaissance du peuple, dont il a reçu mandat, préparation des élections de 1962 10. La stigma-
les objectifs et les résultats de son action. tisation s’exprime pleinement dans le mouve-
L’idée de la « bonne propagande » est égale- ment de mai 68 qui condamne une information
ment cultivée par les démocrates-chrétiens, à d’État mensongère étouffant le pluralisme poli-
commencer par Francisque Gay, l’un de ceux qui tique. Reprenant à leur compte cette critique de
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ont le plus compté, à la Libération, dans la fond, les partis de gauche contribuent à dévalori-
reconstitution de l’appareil d’information. Dès ser le mot au nom du droit à l’information,
1940, dans un mémoire publié anonymement, il comme l’indique le Programme commun de
analyse les différents outils de persuasion et gouvernement, en 1972 : « […] l’ORTF, qui
développe une longue argumentation montrant devrait être au service de la nation, est un ins-
l’utilité de la propagande pour la liberté, dès lors trument de propagande entre les mains du pou-
qu’elle repose sur des convictions raisonnées et voir […]. » Dès lors, est enclenché le processus
le désintéressement : « La propagande, écrit-il, de déqualification qui, inévitablement, atteint la
vise en dernier ressort à obtenir un libre engage- « propagande » des partis politiques.
ment et […] ainsi elle s’oppose, par définition
même, à la contrainte 7. » Dans les mains de 6. Cité par Caroline Ollivier-Yaniv, L’État communi-
quant, Paris, PUF, 2000, p. 88.
l’État 8, en régime démocratique, elle est un 7. Anonyme (Francisque Gay), Propagande. Définition.
instrument qui permet à l’intérêt général de Défense. Explication, s.d. (3 février 1940 ; réimpr. août 1943),
p. 147.
triompher des intérêts particuliers, un levier de 8. Le gouvernement Daladier, en 1939, a créé un com-
l’action collective d’un pays, chacun, justement missariat général à l’Information, confié à Giraudoux. Jugé
calamiteux par le Parlement, en février 1940, il est transformé
éclairé, prenant mieux la mesure de ses devoirs en ministère de l’Information. La démarche de F. Gay vient
civiques et de ses responsabilités vis-à-vis de à l’appui de son renforcement. Sur l’expérience du ministère
de l’Information, cf. Didier Georgakakis, La République contre
la communauté. La propagande, conclut Fran- la propagande. Aux origines perdues de la communication d’État
cisque Gay, peut même « ouvrir les voies à une en France (1917-1940), Paris, Economica, 2004.
9. Anonyme (Francisque Gay), Propagande…, op. cit.,
nouvelle culture, à un nouvel humanisme9 » . p. 175.
Formulées en 1940, les idées du directeur de 10. Le Monde, 27 novembre 1962.
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éloignant le citoyen des réalités institutionnelles,


Le dialogue personnel avec l’opinion masquant la politique derrière un rideau
d’apparences.
Le pouvoir ne constitue cependant pas, alors,
Au moment même où se consolide la concep- le seul espace où la politique se « personna-
tion d’un espace public où l’offre et l’action lise ». Inévitablement, l’expression politique par
politiques se fondent sur la plus grande informa- les moyens d’information audiovisuels passe par
tion du citoyen, s’affirment trois phénomènes un individu, qu’il incarne le pouvoir ou son parti.
qui vont en orienter les modalités et la nature : la Si l’on se souvient des interventions sur les
personnalisation du pouvoir, la découverte de ondes d’André Tardieu (1932) et de Gaston
l’opinion publique, mesurée grâce aux sondages, Doumergue (1934), on oublie parfois les allo-
et la puissance des médias audiovisuels. cutions radiodiffusées des leaders lors de la cam-
« Substituant le concret humain à l’abstrait pagne de 1936 et on mentionne rarement les
institutionnel, [la propagande politique] a cher- enregistrements destinés, la même année, aux
ché à établir directement le gouvernement d’opi- actualités cinématographiques, et l’expérience
nion. La transformation a été lente. Tant qu’il douloureuse des tribuns, tel Maurice Thorez,
n’a pu lire que son journal ou écouter dans sa face à la caméra. Après guerre, institutionnalisée,
ville un discours de son député et plus rarement la campagne électorale est radiodiffusée, et même
d’un ministre, l’homme de la rue est resté loin radio-télévisée, à compter de 1956. Cette person-
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de ses gouvernants. Aujourd’hui tous les obs- nalisation se prolonge, au cours des années 1950,
tacles ont disparu : le cinéma, la radio, la télévi- dans la propagande des partis (affiches, notam-
sion permettent au simple citoyen d’approcher ment) qui place de plus en plus volontiers le leader
les dirigeants du pays 11. » Le politologue Albert en avant. Or, comme on le sait, la personnalisa-
Mabileau décrit ainsi, en 1960, l’infléchissement tion du discours constitue l’un des caractères
des démocraties européennes vers une « person- fondamentaux de la communication politique.
nalisation du pouvoir », révélatrice, selon lui, Par ailleurs, depuis le début des années 1950,
d’une crise de confiance dans les institutions. se multiplient les enquêtes d’opinion développées
Bien sûr, l’arrivée au pouvoir du général de par l’IFOP, créé, avant guerre, par Jean Stoetzel.
Gaulle et l’instauration de la V e République ne Le système parlementaire est resté longtemps
sont pas étrangères à sa réflexion, mais Mabileau méfiant ou indifférent à l’égard d’un outil
explique que le phénomène, antérieur à 1958, a complexe, en complète contradiction avec l’idée
pris rapidement une dimension internationale. même du métier politique fondé sur la capacité
Grâce aux moyens audiovisuels modernes où le de l’élu à « sentir » l’opinion 13. Cependant, l’affai-
dirigeant s’exprime périodiquement, note-t-il, le
peuple a le sentiment de nouer, avec lui, une 11. Albert Mabileau, « La personnalisation du pouvoir
relation privilégiée : « Les techniques modernes dans les gouvernements démocratiques », Revue française de
sciences politiques, 1960, 10 (1), p. 45. Cf. également : Léo
de propagande ont créé un nouveau besoin Hamon, Albert Mabileau (sous la dir. de), La Personnalisation
démocratique, qui permet au citoyen de voir du pouvoir, Paris, PUF, 1964.
12. Ibid.
s’incarner concrètement le Pouvoir 12. » Mais 13. Cf. Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion. Une
ce contact direct et permanent est illusoire, histoire sociale des sondages, Paris, Éd. du Seuil, 1998.
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blissement institutionnel qui caractérise la Mendès France cherchait à jouer l’opinion


IVe République et la volonté des dirigeants de contre les partis. Deux ans plus tard, Guy Mol-
contourner les règles du jeu parlementaire ou let, président du Conseil après la victoire du
d’établir, en dehors même des échéances électo- Front républicain, s’applique, lui, à consolider
rales, un contact direct et personnel avec le une image bien fragile dans l’opinion, malmenée
citoyen, favorisent la légitimation des sondages par la guerre d’Algérie, rudement mise à l’épreuve
comme reflet des aspirations de l’opinion. Le par sa visite mouvementée à Alger, en février
discours, personnalisé, porté par la puissance des 1956. Dès lors, avec son entourage, il met au
médias audiovisuels au sein de chaque foyer, point le véritable premier « plan médias » de
peut être orienté et mesuré dans son impact par l’histoire politique et la première opération de
les sondages. communication conseillée par un publicitaire.
Ce dispositif naissant est mis à l’épreuve en Au noyau constitué par Augustin Laurent,
1954 par Pierre Mendès France que l’isolement Gaston Defferre, Georges Houriez (directeur de
politique pousse à nouer un contact direct avec Nord-Matin), en effet, vient se joindre le patron
l’opinion. Ses « causeries du samedi », entre juin de Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, dont le
1954 et février 1955, prolongent l’expérience de rôle est déterminant. Le plan arrêté comporte
« propagande éducative » menée dix ans plus tôt plusieurs volets, valorisant les médias audiovi-
à la radio lorsque, ministre de l’Économie natio- suels et les sondages. En avril est organisée une
nale, il s’appliquait régulièrement à expliquer aux émission où Guy Mollet est interrogé par le gra-
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Français les difficultés du pays 14. En revanche, tin de la presse quotidienne nationale : Pierre
l’usage des sondages, lui, est nouveau. Il faut Lazareff (France-Soir), Pierre Brisson (Le Figaro),
notamment y voir l’influence de L’Express et de Hubert Beuve-Méry (Le Monde), Claude Bel-
Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui commandent langer (Le Parisien libéré) et Robert Lazurick
des enquêtes à l’IFOP et tentent ainsi de créer un (L’Aurore). Quelques semaines plus tard, le
mouvement d’opinion de nature à déstabiliser le même dispositif est convoqué, avec, cette fois,
jeu parlementaire. Le gouvernement Mendès les directeurs des principaux journaux de pro-
France est, en effet, l’occasion de conduire les vince. Entre-temps, est commandé un sondage à
deux premiers grands sondages sur l’état de l’IFOP, très modérément encourageant : 37 % des
l’opinion et de mesurer la popularité du prési- personnes interrogées se déclarent satisfaites de
dent du Conseil, en septembre 1954 et janvier l’action du président du Conseil, contre 20 % (et
1955. Révélant la confiance des Français à son 43 % d’individus indifférents ou sans avis!) 15.
égard, les enquêtes permettent d’évaluer les Le plan se poursuit alors. Le 18 juin 1956,
effets de sa politique et les priorités de l’action à Guy Mollet reçoit dans son bureau de Matignon
mener. Ainsi le sondage devient-il non seule- le journaliste de télévision le plus célèbre, fon-
ment un outil d’échange entre l’homme politique dateur du journal télévisé, Pierre Sabbagh. Éga-
et l’opinion, mais aussi un instrument de lement diffusée en direct à la radio, l’émission a
pression sur les partis et les élus. Homme poli- les allures prises bien plus tard, dans les années
tique, médias, sondages : le tryptique qui fonde
14. Pierre Mendès France, Dire la vérité. Causeries du
la communication dans l’espace public est déjà samedi, Paris, Julliard, 1955 (brochure).
en place. 15. Sondages, 1956, 3, p. 47.
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1980, par « Questions à domicile ». L’interview média à l’essor si limité (moins de 300 000 récep-
est conduite par un professionnel des médias qui teurs, soit un public potentiel de 1 à 1,5 million
voit d’abord la télévision comme un spectacle. de personnes) que les interventions politiques
Longuement répété, scrupuleusement scénarisé, jugées importantes sont aussi radiodiffusées. Or,
à la façon d’une dramatique, l’entretien se fixe cette « découverte » de la télévision a son revers :
sur « l’homme Guy Mollet », le Guy Mollet les débuts du contrôle de l’information.
intime, ses amitiés, ses goûts, son quotidien. Tout le dispositif décrit est prolongé par une
Durant trente minutes, le Président nourrit son seconde enquête de l’IFOP, en juillet 1956, sou-
image d’homme du peuple doublé d’un homme lignant, du reste, l’effritement de la popularité
de culture, indifférent aux luxes de la Répu- du président du Conseil qui plafonne à 29 % de
blique ; il évoque son ami Bracke-Desrousseaux satisfaits (18 % de mécontents, 53 % sans avis) 16.
et les mineurs du Pas-de-Calais, ses relations Mais l’important, ici, n’est pas d’évaluer l’effi-
personnelles avec les « grands » du moment, Vol- cience du plan de campagne. Le cas Guy Mollet
taire, sa mère et ses petits-enfants. La politique attire surtout l’attention sur une archéologie de
est brièvement abordée, mais il s’agit de l’instant la communication politique qui combine le dia-
clé de l’émission : Mollet défend alors l’aug- logue avec l’opinion et qui fonde une stratégie
mentation des impôts et sa politique en Algérie. politique, la recherche d’« allers et retours » entre
Un instant grave, qui rompt le ton badin de la l’homme politique et cette même opinion, la
conversation ; mais trois minutes au plus dans mobilisation d’un noyau de conseillers, de média-
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une émission d’une demi-heure ; aussitôt après, teurs, de spécialistes des sondages, mais aussi
la tension se relâche et l’entretien renoue avec sa l’acceptation par le principal intéressé de s’adap-
légèreté. ter aux conditions techniques imposées par les
Le « plan médias » ne s’arrête pourtant pas médias audiovisuels choisis pour leur impact
ici. La rencontre du 18 juin est suivie d’une (radio) et la puissance affective de l’image (télé-
dizaine d’autres jusqu’à la fin de l’année, tou- vision). Car l’enjeu se pose d’abord en termes de
jours sous la forme d’interviews menées par confiance et d’image : l’adhésion à un homme
Pierre Sabbagh depuis le bureau de Matignon. tout autant qu’à son action.
Guy Mollet y répond aux questions posées par Dans ce contexte, la période gaulliste cristal-
les auditeurs et les téléspectateurs, et dont le lise et systématise des pratiques qui, jusqu’ici,
journaliste se fait le porte-parole. La régularité relevaient du pragmatisme politique. Le contact
des rendez-vous fournit aux émissions un titre direct et régulier établi par de Gaulle avec les
d’ensemble : « Face à la vérité ». Il ne s’agit pour- Français par l’usage privilégié et contrôlé de la
tant pas des seules occasions où le président du télévision, qui connaît alors son plus formidable
Conseil s’invite à la radio ou à la télévision. Guy essor 17, et les mesures périodiques de l’opinion
Mollet sait user du monopole et ne paraît pas publique par les sondages (popularité du prési-
maladroit face à une caméra, contrairement à dent de la République et de son Premier ministre,
Mendès France. On peut même considérer qu’il actions conduites ou à mener, etc.) se doublent
est, avant de Gaulle, l’homme politique qui, le
16. Ibid.
premier, a su s’adapter aux contraintes particu- 17. Le taux d’équipement des ménages en téléviseurs
lières du petit écran. Mollet est très attentif à un passe de 13,1 % en 1960 à 66,4 % en 1969.
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de la mise en place d’un appareil d’information reconnaît aujourd’hui et les formes d’expression
d’État sous la conduite du chef du gouverne- politiques ignorent le recours aux techniques et
ment et du ministre de l’Information 18. En 1963, aux techniciens de la publicité.
Alain Peyrefitte, ministre de l’Information, crée On a beaucoup glosé, à l’époque et bien
le Service de liaison interministériel pour l’infor- longtemps après, sur la campagne de Jean Leca-
mation (SLII), chargé de la coordination de l’in- nuet, parti, dans les sondages, avec 3 % d’inten-
formation gouvernementale. Considéré comme tions de vote fin octobre-début novembre, pour
un organe de rationalisation du contrôle des parvenir à près de 16 % des voix au premier tour
médias audiovisuels, il joue aussi un rôle impor- de la présidentielle – poussant ainsi de Gaulle au
tant par les enquêtes commandées à l’IFOP pour ballottage –, sur l’identification du candidat à
évaluer l’impact des émissions, tout particulière- Kennedy, sur son affiche où il apparaît tout sou-
ment politiques, à la télévision. Au printemps rire, sur le rôle joué dans son équipe par le publi-
1965, en vue de la campagne télévisée pour l’élec- citaire Michel Bongrand, directeur de l’agence
tion présidentielle, Peyrefitte propose même de Services et méthodes. La tentation est grande d’y
mesurer l’impact des interventions des candidats voir une influence directe du modèle américain
par sondages. Parallèlement, le ministère de où les gourous de Madison Avenue, le centre
l’Intérieur fonde l’Office central des sondages new-yorkais des firmes publicitaires, sont réputés
et des statistiques dont les résultats viennent fabriquer la victoire des candidats à la Maison
compléter ceux de l’IFOP. Les diverses enquêtes Blanche. Depuis la défaite d’Al Smith en 1928 et
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alimentent alors la réflexion conduite par le l’arrivée de Charles Michelson comme
Comité national qui, sous la responsabilité conseiller du Parti démocrate, les publicitaires
d’Albin Chalandon, prépare la campagne de ont acquis une place essentielle dans les concep-
De Gaulle, en 1965 ; elles orientent ainsi les ques- tions des campagnes. Mais ici, le rôle effectif de
tions abordées lors des célèbres entretiens télé- Bongrand consiste essentiellement à organiser
visés de l’entre-deux tours, entre le président de les relations publiques du candidat Lecanuet,
la République et Michel Droit. Bref, les années notamment en direction des journaux : prépa-
1960 achèvent le mouvement amorcé dans la ration de dossiers (nourris de photographies),
décennie précédente qui reconnaît l’opinion conférences de presse décentralisées en province,
publique comme un des trois grands acteurs de etc. Cet aspect n’est évidemment pas négligeable :
l’espace public et fait du sondage un instrument il contribue à la montée en notoriété du challen-
politique. ger de De Gaulle, les journalistes étant toujours
avides de contacts personnels et de documenta-
tion. Cependant, Bongrand n’intervient ni dans
Présidentiables la conception du visuel des affiches ni dans les
prestations télévisées du candidat. Curieuse-
ment, et on l’oublie alors, les professionnels en
Le dispositif de la communication politique publicité travaillent surtout en faveur de l’autre
n’est cependant pas encore complet. À la veille
de l’élection présidentielle de 1965, la télévision 18. Cf. à ce propos C. Ollivier-Yaniv, L’État-communi-
n’a pas acquis le statut symbolique qu’on lui quant, op. cit.
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camp, les affiches de l’Association nationale déplace de la personnalisation du pouvoir vers la


pour le soutien à l’action du général de Gaulle personnalisation du politique. Le dialogue entre
bénéficiant des conseils d’Havas. le chef de l’État et l’opinion n’est plus exclusif ; il
On est loin d’une campagne à l’américaine ; concerne l’ensemble de la vie publique, dès lors
pourtant, l’ombre de Kennedy plane sur la prési- que l’offre politique est portée par un leader. Le
dentielle de 1965. À vrai dire, elle plane sur le scrutin de 1965, plaçant l’élection présidentielle
monde politique depuis plusieurs années, et au cœur de la construction politique, révèle les
notamment depuis la parution du livre de Theo- leaders d’opinion, indépendamment de la puis-
dore H. White, The Making of a President, tra- sance des structures partisanes classiques. Dès
duit en 1961 sous le titre Comment on fait un lors que l’opinion est invitée à s’identifier à un
Président. Pur récit de la campagne victorieuse homme qu’elle choisit au milieu d’autres, ce
de Kennedy, l’ouvrage ne propose pas un modèle dernier est amené à se distinguer en valorisant,
ou des recettes pour gagner une élection. Mais le certes ses idées, mais également ses qualités
mythe du Président assassiné, qui a triomphé en morales et humaines. Il s’agit moins, alors, de
1960 dans un scrutin où il n’était pas favori, fas- persuader que de séduire. Séduire, donner envie,
cine les milieux politiques et journalistiques. Le c’est précisément le rôle des publicitaires : les
prisme américain est alors renforcé par le poids modifications profondes du jeu politique induites
remarqué de la campagne télévisée, l’usage des par la nature et la place de l’élection présiden-
sondages repris systématiquement par la presse, tielle leur ouvrent le chemin de la politique.
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mais aussi les dizaines de milliers d’affiches de Jean-Jacques Servan-Schreiber et l’équipe de
Lecanuet sur les panneaux commerciaux, ses L’Express ont compris les premiers, sans doute,
photos en famille ou en ciré jaune de marin (en les conditions nouvelles du débat public. C’est
couverture de Paris-Match), les cartes postales, en revenant des États-Unis où il a rencontré
les porte-clés, les insignes, les crayons, les fou- Kennedy (1962), que l’opération de « M. X… »
lards « Je vote Lecanuet ». On évoque alors une visant à imposer la candidature de Gaston
« américanisation » qui étonne ou qui indigne. Defferre est lancée. Elle vise à forcer la main aux
Certains observateurs reprennent à leur compte partis en utilisant le levier de l’opinion publique
les critiques gaullistes qui voient, dans la cam- grâce aux sondages. L’offre politique, présentée
pagne du candidat centriste, une forme de dans L’Express, est ensuite testée par l’IFOP,
dégradation de la vie politique, les propositions les résultats étant périodiquement publiés par
s’effaçant devant la superficialité d’une image : l’hebdomadaire et reproduits dans la presse.
« Mister Johnny Lecanuet, dents blanches et L’objectif de notoriété est pleinement réussi :
haleine fraîche super-dentifrice Johnson », 36 % des personnes interrogées ont entendu
ricane Jean Cau 19. parler de Defferre en octobre 1963, 58 % en jan-
Là n’est pourtant pas l’essentiel. Plus déter- vier 1964. Ignoré avant l’opération, il est, à cette
minants sont les perspectives ouvertes par l’élec- date, l’homme de l’opposition auquel on accorde
tion présidentielle au suffrage universel et les la plus grande importance : 34 %, contre 13 % à
glissements qu’elle opère dans le jeu de la Mollet et 3 % à Thorez (Mitterrand n’apparaît
communication politique. À l’instar des États-
Unis, le centre de gravité de la vie publique se 19. Le Monde, 9 décembre 1965.
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De la propagande
à la communication

pas dans la liste). Mieux : il devancerait Pompi- toujours davantage sur les hommes, de la majo-
dou dans le cas où, de Gaulle renonçant à un rité comme de l’opposition, dont l’IFOP mesure
nouveau mandat, il représenterait le camp gaul- régulièrement la « cote » à partir d’avril 1968. Ce
liste (30 % contre 27 %) 20. Belle opération de type d’enquête établit ainsi un tableau des « pré-
marketing qui, si elle n’aboutit pas, attire l’at- sidentiables », à droite comme à gauche. Une
tention sur l’arme des sondages dans la stratégie étape décisive est, de ce point vue, franchie à
de communication. l’amorce de l’élection présidentielle de 1974,
La fin des années 1960 et le début des lorsque les sondés sont invités à dresser le por-
années 1970 ne semblent pas modifier profon- trait moral (intelligence, habileté, efficacité, cou-
dément les règles établies. Il convient cependant rage, dynamisme, esprit de séduction…) des
de relever deux éléments qui touchent, l’un à la candidats déclarés ou potentiels.
télévision, l’autre aux sondages. La campagne Dans ce paysage de la communication nais-
télévisée de 1965 a révélé à l’opinion les visages sante, il ne manque plus qu’un élément, mais il
des hommes de l’opposition, quasiment inter- est d’importance : la contribution des communi-
dits d’antenne jusqu’ici. Le pouvoir ne peut plus cants, publicitaires intégrés dans les équipes de
faire comme s’ils n’existaient pas. Aussi auto- campagne et conseillers personnels des leaders
rise-t-il, en janvier 1966, la diffusion d’une émis- politiques.
sion politique régulière, « Face à face » (devenue
« Faisons le point »), qui confronte les respon-
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sables des partis et les membres du gouverne- Télévision, marketing politique :
ment à un groupe de journalistes. D’autres le jeu des apparences ?
suivront à l’époque de Pompidou, sous forme
de duel (« À armes égales ») ou d’interview
(« Actuel 2 »). Ce type de programme familiarise L’irruption des publicitaires dans l’entourage
avec le média télévisuel les hommes politiques des leaders est liée au poids grandissant de la
qui peuvent évaluer les préoccupations de l’opi- télévision dans la vie publique et aux règles nou-
nion avant leur intervention et en mesurer l’effet velles d’expression que suppose un système poli-
grâce aux sondages. Mais, par ailleurs, la télévi- tique entièrement tendu vers l’enjeu présidentiel.
sion, en invitant les hommes politiques « qui Dans le dispositif classique de propagande,
comptent » et/ou « passent bien » à l’écran, contri- l’homme politique parle au nom de la collecti-
bue à conforter, voire à infléchir la hiérarchie de vité ; il contrôle le message et ses vecteurs. La
la vie politique révélée par les sondages 21. télévision bouleverse la donne : non seulement
Par ailleurs, deux phénomènes conjoints elle individualise la parole, mais elle impose ses
modifient la place et le rôle des sondages : leur contraintes techniques et symboliques. Il ne s’agit
multiplicité à partir du début des années 1970, pas seulement de comportement face à la caméra.
liée à la demande des journaux, et un infléchis- Il s’agit aussi pour l’homme politique de maîtrise
sement des questions qui se situent de plus en
plus dans le registre de l’image individuelle. On 20. Sondages, 1964 (4).
21. Exemple : François Mitterrand est reçu à trois
ne centre plus seulement l’attention sur les par- reprises par Alain Duhamel et Michel Bassi dans « À armes
tis, les idées, l’action gouvernementale, mais égales », entre 1970 et 1973.
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De la propagande
à la communication

des formats télévisuels et des modalités de la pour garantir l’efficacité de son message, bref
médiation : faire passer un message en un temps que la télévision n’est pas un outil comme les
limité, savoir dialoguer avec un journaliste qui autres, qu’il faut s’y adapter, apprendre ses
conduit l’entretien, se montrer efficace dans un ficelles, voire s’entraîner pour y paraître à l’aise,
débat qui l’oppose à un concurrent, etc. Depuis n’est plus remise en question. En 1969, Gaston
la seconde moitié des années 1960, c’est-à-dire Defferre répète ses prestations télévisées à son
depuis que les hommes de l’opposition peuvent domicile, équipé d’un matériel vidéo, sous la
s’y exprimer, la télévision s’affirme comme le conduite du journaliste Maurice Séveno. Michel
lieu privilégié de l’échange politique. Grâce aux Rocard, très tôt sensibilisé aux questions
émissions électorales officielles, aux entretiens d’images, fait de même sous le contrôle de mili-
avec des journalistes, aux face-à-face, les leaders tants techniciens.
politiques peuvent toucher un public d’une Avec la télévision, la forme a au moins
ampleur sans commune mesure avec la presse autant d’importance que le fond. Le débat prési-
partisane, la distribution de tracts et de bro- dentiel de 1974 constitue, de ce point de vue,
chures, les meetings ou l’affichage militant. un tournant. Valéry Giscard d’Estaing aurait
Entre 1970 et 1980, la télévision devient un objet gagné le duel qui l’opposait à Mitterrand. Qui le
banal, le taux d’équipement des ménages passant dit ? Le sondage réalisé par l’IFOP à l’issue de
de 70 à 90 %. Ainsi, programmée à 20 h 30 sur la l’émission. Aucune question n’est posée sur les
première chaîne – la plus regardée –, « À armes propositions des candidats. En revanche, les
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égales » mobilise régulièrement les deux tiers interrogations mettent exclusivement en valeur
des téléspectateurs, à une époque où, comme le l’impression dégagée par les concurrents. Ont-
révèlent les sondages, la télévision est devenue ils été « brillants » ? Ont-ils été « intéressants » ?
le principal moyen d’information des Français. Qui a le mieux « gêné » l’autre ? À ce jeu, Giscard
L’enjeu d’un passage sur le petit écran, annoncé semble le « meilleur » et apparaît comme le « vain-
dans la presse écrite, commenté le lendemain, queur » d’une joute impitoyable. Le lendemain,
est donc considérable. les médias reprennent à leur compte cette idée,
Il en résulte chez les hommes politiques l’idée négligent le fond, privilégient la forme, accro-
du nécessaire apprentissage, d’autant qu’en ce chent les « petites phrases » prononcées lors
domaine le fantasme submerge parfois la réalité. du débat (« l’homme du passé »). L’apparence
Ne prétend-on pas que Kennedy a triomphé de médiatique construit l’histoire. Le débat de 1974
Nixon, en 1960, grâce aux débats télévisés suivis est réduit au « monopole du cœur », formule pro-
par plus de 60 millions de téléspectateurs ? En noncée in extremis par Giscard (en toute fin
1965, les candidats se font conseiller par des d’émission) et à peine remarquée à l’époque. Le
journalistes qui sont leurs interlocuteurs lors d’é- faible écart du deuxième tour intériorise la convic-
missions enregistrées : Léon Zitrone dialogue tion, dans l’entourage de Mitterrand, que la vic-
avec Lecanuet, Georges de Caunes avec Mitter- toire s’est jouée lors d’un duel qui a retenu
rand, Claude Darget avec Tixier-Vignancour. vingt-trois millions de téléspectateurs.
La part de leur influence est difficilement mesu- La campagne de Giscard s’est distinguée par
rable, mais l’idée selon laquelle l’homme poli- un concept – la modernité –, décliné par divers
tique doit s’entourer de spécialistes des médias outils de propagande, et singulièrement par la
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De la propagande
à la communication

débauche d’affiches commerciales 4x3 où le sion, à travers des émissions très suivies, comme
candidat apparaissait avec sa fille Jacinthe, dans « Cartes sur table » (1977-1981). À son tour,
une photographie au style sobre et décontracté. Mitterrand et le parti socialiste s’y plient.
Si le choix du visuel semble revenir au candidat En 1974, le candidat de la gauche s’était
lui-même, sa mise en valeur dépend alors de entouré des conseils de Claude Perdriel (patron
l’équipe de publicitaires conduite par Jacques du Nouvel Observateur). Chargé de la conception
Hintzy, d’Havas Conseil. Pour la première fois, du matériel électoral, il s’était risqué aux procé-
des spécialistes de la communication sont asso- dés de marketing en faisant tester par la SOFRES
ciés à la conception même de la campagne, les slogans de campagne. Cependant, l’équipe
malgré les réticences affirmées de l’entourage Mitterrand, peu encline à céder aux sirènes de la
politique de Giscard, à commencer par son publicité, n’était pas allée jusqu’au bout des
directeur de campagne, Michel Poniatowski. logiques de personnalisation. Pour la gauche
Pour la première fois aussi, l’IFOP (pour Straté- morale, l’homme devait s’effacer devant le pro-
gies) mesure l’impact des affiches sur l’opinion : jet collectif, et l’affichage commercial, indigne
dans le cas de Giscard, le jugement est favorable. et coûteux, ne devait pas sacrifier l’action mili-
Les publicitaires s’en réjouissent. Mais ce qu’ils tante et la propagande du parti. On choisit donc
oublient de dire, c’est que l’affiche de Mitter- des demi-solutions : un peu de commercial, un
rand, conçue par le parti socialiste, sans recours peu de militant.
aux spécialistes de la communication, et qui ne Le tournant se produit en 1976, quelques
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bénéficie pas d’une pareille diffusion, recueille mois avant les élections municipales. Sur les
les mêmes suffrages : 54 % de taux de satisfac- conseils de son ami publicitaire Jean-Pierre
tion. La grande différence, comme dans le cas de Audour (Havas Conseil), à un moment où sa
la télévision, est ailleurs : Giscard a gagné l’élec- cote de popularité atteint des sommets (64 %),
tion que Mitterrand a perdue. Les quelques Mitterrand se convertit à la communication et
centaines de milliers de voix qui manquent, impose sa vision au parti socialiste. Autour de
pense-t-on, ne doivent pas seulement être cher- Jacques Séguéla, une équipe de RSCG conçoit
chées du côté du fond (l’offre politique, le une affiche 4x3 où le premier secrétaire apparaît
contexte) mais du côté de la forme, de l’image, seul, en manteau et écharpe, sur fond de plage
de l’apparence. Et, de ce point de vue, en liaison landaise, avec le slogan : « Le socialisme, une
avec les médias, les publicitaires savent faire leur idée qui fait son chemin ». La thématique de la
autopromotion. « force tranquille » est déjà en place. Désormais,
La victoire de Giscard comme les gestes Mitterrand nourrit son image d’homme sage et
spectaculaires et médiatisés du Président (dîners d’humaniste ; un homme de culture aussi, qui
chez les Français, dialogue avec le public lors dialogue à la télévision avec Michel Tournier
d’émissions télévisées…) placent l’image et la (1976) ou va parler d’Albert Cohen (1978) sur
communication au cœur de la donne politique. le plateau d’« Apostrophes », avant que Bernard
Des observateurs s’en indignent, à l’instar de Pivot ne lui consacre une émission spéciale
Roger-Gérard Schwartzenberg qui, en 1977, s’en
prend à l’« État-spectacle 22 ». La « starisation » 22. Roger-Gérard Schwartzenberg, L’État spectacle. Essai
des hommes politiques est portée par la télévi- sur et contre le star system en politique, Paris, Flammarion, 1977.
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De la propagande
à la communication

(1979). Le plan médias est en marche. La cam- mais la constitution de groupes restreints, sans
pagne de 1981, nourrie par la présence des spé- légitimité institutionnelle et représentative, dont
cialistes de la communication, des médias (Serge l’objectif est d’aider l’homme politique à accéder
Moati, pour le débat face à Giscard), des son- au pouvoir ou à s’y maintenir, au besoin en
dages, fait le reste. contrariant le jeu du système parlementaire ou
Sur ce plan, il faut alors noter trois éléments. partisan.
Le premier est l’abandon, par le parti socialiste,
de la propagande comme moteur de l’activité ✧
militante. En 1977, le secrétariat à la propagande
accole le mot « communication » à son appella- Au début des années 1980, la mutation
tion, avant que le premier mot ne s’efface devant semble achevée. Depuis les lois de 1990 et 1995
le second, au début des années 1980. Le parti sur le financement des partis, qui rendent moins
s’en explique. Les temps ont changé : la propa- attractif, pour un candidat, l’usage des cam-
gande, qui s’exerce à sens unique, n’est pas pagnes d’affichage commercial, les interventions
conforme à l’idéal du socialisme autogestionnaire, des communicants dans le jeu politique se font
qui suppose d’« échanger des informations, des moins tapageuses. Leur présence, plus discrète,
opinions, des sentiments avec les autres », de n’en est pas moins permanente auprès des per-
s’enrichir par l’écoute 23. Ensuite, les publicitaires sonnalités publiques. Leur rôle effectif dans l’en-
de la campagne Mitterrand de 1981 (l’équipe tourage des hommes politiques est difficile à
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Séguéla) sont placés directement sous sa respon- évaluer, d’autant plus qu’en fins « propagandistes »
sabilité. Le noyau des communicants est donc les conseillers en communication évoquent plus
déconnecté de l’appareil militant. Cette pratique aisément les opérations réussies que les échecs
de la garde rapprochée prépare l’étape suivante, stratégiques et tactiques, et qu’ils savent distil-
inaugurée par Mitterrand à l’Élysée, au moment ler, auprès des médias, les informations qui les
du « tournant politique » de 1984, celle des valorisent. Reste qu’aucun prétendant à l’Élysée
« conseillers du Prince », qui n’ont de comptes à ne prendra le risque de se passer des services des
rendre ni aux responsables de l’État ni à la hiérar- spécialistes des médias, des sondages ou du
chie du parti (Jacques Pilhan, Gérard Colé 24). marketing.
Enfin, le succès de la campagne de 1981, média- Là n’est pourtant pas l’essentiel. Les commu-
tiquement bien mise en scène par Jacques nicants qui, par leur présence, ont imposé leur
Séguéla, ouvre la voie à une participation régu- existence au vocabulaire quotidien des médias
lière des publicitaires aux campagnes électorales ne constituent que la partie émergée de l’iceberg.
et, partant, à la création de cellules de commu- L’important est que l’État (à travers le Service
nication fournissant des conseils à la demande. d’information et de diffusion du Premier ministre,
Ainsi s’établit une forme de professionnalisation créé en 1976, et les organismes qui lui ont suc-
du politique qui, submergeant les classiques cédé) et les partis politiques ont renoncé à la
structures militantes et les formes habituelles de
la propagande, réunit responsables publics et 23. La Communication politique et ses techniques, bro-
chure du parti socialiste, 1980, p. 6.
conseillers divers en communication. Techniques 24. Cf. Gérard Colé, Le Conseiller du Prince, Paris,
et stratégies médiatiques commandent désor- Michel Lafon, 1999.
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Christian Delporte
De la propagande
à la communication

référence de la propagande au profit de celle de transformation de la démocratie française qui


la communication. L’ultime parti à accomplir la l’amenait tout naturellement à user des procédés
démarche fut le Front national, en 1992. Simple de communication.
tour de passe-passe sémantique ? Volonté Mais il y a plus, sans doute. La propagande
d’afficher une indispensable modernité ? Sans est l’expression d’une collectivité, parfois incar-
doute y a-t-il de cela, mais cela n’explique pas née par un homme, en direction d’une masse
tout. d’individus dont on suppose les espoirs et dont
L’idéal de propagande tel que le définissaient on attend l’adhésion. La communication établit
les hommes de la Libération est vite apparu le dialogue entre un individu, légitimé par une
comme un horizon inaccessible, dès lors que les collectivité, en direction d’une opinion compo-
clivages idéologiques l’ont emporté et qu’a été sée d’individus dont, grâce aux sondages, on
mise en doute l’impartialité de l’État. L’usage de connaît les demandes et avec laquelle on fonde
la télévision par de Gaulle, estimée par lui un contrat. La propagande établit des horizons
comme un « admirable instrument de soutien de lointains là où la communication fixe des
l’esprit public », a achevé de consommer le pro- échéances proches. L’élection présidentielle
cessus. La première suppression, en 1969, du illustre et cristallise cette logique. Structurant le
ministère de l’Information atteste l’impossibilité système politique, scandant la vie publique, elle
de concilier, aux yeux de l’opinion, information contraint les forces politiques à dégager des per-
et propagande gouvernementales. Les partis, à sonnalités susceptibles de rassembler au-delà de
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leur tour, doivent en tirer les conséquences. leur camp. Lissant son discours, l’homme poli-
Toutefois, d’autres facteurs expliquent la tique qui prétend accéder au sommet du pouvoir
métamorphose. La communication s’affirme est contraint de cultiver les apparences. Les
d’autant plus fermement que les frontières idéo- communicants le savent qui, mal à l’aise pour
logiques se brouillent, que des formes de consen- conseiller les organisations, les entités morales,
sus se dégagent, que l’engagement militant et expriment leur compétence en contribuant à
ses relais s’affaiblissent. Les références sociales valoriser ou modifier l’image des individus.
qui avaient fondé la propagande s’effacent devant Au bout du compte, le passage de la propa-
la complexité de l’opinion publique. L’incapacité gande à la communication attire l’attention,
des partis à toucher leurs clientèles naturelles les moins sur ce qui les oppose que sur ce qui les
poussent, par souci d’efficacité, à s’en remettre à rapproche, c’est-à-dire l’information : faire de
des outils massifs comme la télévision. Contrai- la propagande, c’est informer, expliquaient les
rement à une idée reçue, la communication responsables de la IVe République ; mais la
ne s’est pas imposée à la politique. Ce sont les communication s’inscrit pleinement dans cette
infléchissements politiques de la France qui ont perspective. En quelque sorte, l’idéal d’informa-
conduit l’État comme les partis à recourir à la tion de la première semble pouvoir se réaliser
communication. Fascinés par la « modernité dans la seconde. Le défi pour l’homme politique
américaine », certains hommes politiques ont « communiquant », alors, est d’établir les condi-
peut-être cru pouvoir trouver des recettes de vic- tions pour toucher chaque individu, au-delà de
toire dans les méthodes de « publicité politique » la collectivité. La télévision, par l’ampleur de
mises en œuvre aux États-Unis. En fait, c’est la son audience, a semblé, jusqu’ici, constituer
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De la propagande
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l’outil le plus efficace pour y parvenir ; d’où blogs, chats et autres « forums » politiques. Si la
l’empressement remarqué des responsables à se tendance s’affirme, nous pourrions ainsi entrer
rendre sur les plateaux d’émissions de divertis- dans un nouvel âge de la communication,
sement. Reste que l’échange recherché par la favorisant sans doute la circulation de l’informa-
communication se borne aux retombées aléa- tion, mais effaçant le rôle des médiateurs, pour-
toires mesurées par les sondages. C’est pourquoi tant indispensables à la géométrie de l’espace
le web, qui fournit la réalité ou l’illusion du démocratique.
contact direct, est si prisé par les hommes publics,
comme en témoigne la profusion récente des Christian Delporte.
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