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Le bonheur est dans le village

Nicolas Hazard

Le bonheur est dans le village

30 solutions qui viennent

de nos campagnes

Flammarion

© Flammarion, 2021.

ISBN : 978-2-0802-3403-2

Introduction

Nos parents avaient l’espoir d’une vie meilleure.

Nos enfants pourront être satisfaits si elle ne régresse pas.

Le monde d’avant était celui d’un contrat social tacite où la croissance et


l’ascenseur social récom-pensaient le travail. Le monde d’avant nous promet-
tait une prospérité globale, venant à bout des fléaux de la pauvreté, de la
famine et des grandes épidémies. Le monde d’avant ne connaissait pas le
réchauffement climatique et son impact systémique.

Le monde d’aujourd’hui prend, lui, une trajectoire dangereuse. Les décisions


prises sont loin d’être à la hauteur des immenses défis qui nous attendent.

Nous sommes nombreux à le pressentir ou à directement le constater. Que


l’on soit sensible à la cause écologique, préoccupé par la compétitivité de
notre 7

Le bonheur est dans le village économie et du maintien de nos emplois,


soucieux des problématiques sanitaires, inquiet de la perte de nos identités
dans le maelström de la mondialisation, nous savons que quelque chose ne
tourne pas rond.
Et c’est bien normal, car le monde de demain tel qu’il nous est dessiné n’est
en fait que la conti-nuité du précédent, avec quelques petits ajuste-ments à la
marge. La pensée économique et politique d’aujourd’hui est globalement
assez pauvre et manque cruellement d’ambition. Pourtant, le XXIe siècle doit
tout sauf être la continua-tion tranquille du précédent. À bien des égards, il
doit être le siècle d’un profond changement.

À l’échelle de l’aménagement des territoires, la pensée unique veut que nous


misions tout sur les retombées économiques de métropoles ultra-connectées,
sur l’archipel mondialisé Paris-Londres-New York-Tokyo-Pékin. Certains
croient à la bonne vieille théorie du ruissellement, qui consiste à espérer que
les richesses accumulées par les métropoles suffiront à irriguer les déserts
ruraux, à assurer aux quelques habitants de ces contrées reculées des
prestations et des services publics de base.

Pour les plus volontaristes, on déroule le tapis rouge à un méga-employeur,


un grand entrepôt, une 8

Introduction

caserne militaire ou une centrale nucléaire, qui va irriguer le territoire de sa


monoactivité. Jusqu’à ce qu’il parte ailleurs, par le grand jeu de la
concurrence ou des coupes budgétaires, et laisse un territoire en lambeaux.

Pour d’autres, et particulièrement en France, on transforme les zones rurales


en parcs d’attractions et autres musées à ciel ouvert, qui pourront accueillir
des millions de touristes chaque année.

Ces trois options, parfaitement compatibles entre elles, ne me satisfont pas,


car elles partent du principe que nos campagnes ne valent plus rien par elles-
mêmes.

Je suis bien au contraire convaincu que nos territoires ruraux vont ringardiser
les métropoles. Leur potentiel est gigantesque et il serait grand temps que
nous investissions massivement en eux. Nos campagnes ne sont pas des
boulets que l’on se traîne mais portent en elles, comme nous le ver-rons tout
au long de cet ouvrage, des outils concrets pour construire le monde et
l’économie de demain. Et j’irai même plus loin : elles sont pour beaucoup
une composante essentielle d’une meilleure qualité de vie, d’une économie à
visage humain et d’une forme de bonheur recouvré.

Le bonheur est dans le village Le bonheur, c’est un bien gros mot pour
certains.

Nous y avons presque renoncé. Car notre quotidien est souvent très dur, et
nous sommes plus que conscients des défis qui nous attendent. Chacun est à
la fois bénéficiaire et victime d’une société de consommation prédatrice. La
majorité des citoyens est prise dans une forme d’immobilisme ou d’atten-
tisme. Tout résignés que nous soyons, « en vrai » nous souhaitons pourtant
tous être utiles à nos proches, à nos enfants, à notre ville, à notre pays, à notre
planète.

Nous pressentons bien que se rendre utile sera le premier pas vers un bonheur
authentique nous permet-tra de retrouver un sens à son métier, à sa vie. Il faut
juste en trouver l’occasion, le cadre, le courage.

Décevante, l’action purement politique ne sera certainement pas à la hauteur


de ce désir avec ce qu’elle suppose de laborieux consensus nationaux, de
coordination internationale, de revirements et de lenteurs démocratiques, de
barrages dressés par les lobbies de tous bords. Comme je l’ai défendu dans
mon précédent ouvrage 1, le salut nous viendra d’ailleurs, d’un passage à
l’action, d’une myriade 1. N. Hazard, Appel à la guérilla mondiale, Débats
publics, 2019.

10

Introduction

d’initiatives venues de la société qui, en se multi-pliant, feront à terme


basculer le système, tout en donnant immédiatement du sens à nos vies.

Je crois ainsi beaucoup à l’initiative individuelle ; non pour faire l’éloge de


l’individualisme ou de l’homme providentiel, mais pour montrer que la
recherche de l’utilité commune doit passer aujourd’hui par de vraies ruptures
dans nos modes de vie, qui se font d’abord à titre personnel, au niveau local,
dans notre for intérieur.

Depuis près de dix ans, mon combat est de soutenir tous ceux qui souhaitent
construire un autre monde. Un autre horizon économique où chacun peut
trouver une juste place, où notre planète est protégée. J’ai ainsi créé INCO,
un groupe qui finance et accompagne à travers le monde des entrepreneurs
qui montent des projets créant des emplois pour demain tout en respectant les
individus et l’environnement.

Et j’ai souvent pu le constater : pour changer le monde, le carburant peut


commencer par être la colère, le dépit, le ressentiment ou la peur. Ces
émotions sont inévitables à la vue des injustices qui nous entourent. Nous
sommes des êtres de chair et de sang, faits d’émotions et de passions. Mais je
11

Le bonheur est dans le village reste persuadé que pour être utile, il faut
commencer par être heureux.

Pour donner aux autres, il faut se poser la question du bonheur pour soi-
même. L’éprouver et le vivre dans son intériorité. Nous sommes de plus en
plus nombreux à suivre cette quête de sens, à chercher à savoir quel
environnement nous serait le plus favorable, non pas pour sauver le monde,
mais déjà pour redonner du sens à notre vie. Voilà sans doute le pendant de
l’individualisme vers lequel notre civilisation néolibérale nous a
progressivement menés. Elle nous a laissés orphelins de l’intérêt général, de
la notion de collectif, de ses valeurs de partage et de solidarité. Alors faisons
comme au judo, appuyons-nous sur la force de notre adversaire pour mieux le
faire vaciller.

Trouvons les conditions d’un réel bonheur individuel réel. Et de fait, elles
s’éloignent de plus en plus de l’eldorado urbain.

Cet ouvrage regroupe trente histoires – parmi tellement d’autres–, de femmes


et d’hommes que j’ai eu le privilège de croiser (je vous demande par avance
de me pardonner mon prisme très occi-tan !), de ceux qui sont la véritable
richesse de notre beau pays. Ils ont développé des solutions concrètes aux
problèmes de notre société, parfois 12
Introduction

toutes simples, et qui fonctionnent déjà. Mises bout à bout, elles dessinent un
autre avenir. Elles démontrent que nous pouvons tous à notre échelle être
acteurs du changement.

Ces personnages ont le plus souvent des itiné-raires en dehors des grandes
métropoles mondialisées. Pourquoi ? Parce qu’il semblerait bien que
l’espace, le temps et la nature retrouvés soient une condition de la liberté, de
la coopération et de l’innovation sociale véritable. Cela ne signifie pas que les
grandes villes ne peuvent pas abriter de projets intéressants, mais je suis
intimement convaincu qu’elles ne pourront à elles seules dessiner notre
horizon.

Ces parcours préparent, à leur niveau, le monde de demain. Ils redécouvrent


nos territoires dans toute leur diversité, démontrent que l’esprit de village est
un maillon indispensable à notre bien-être à tous.

RETROUVER LE SENS

« Celui qui possède un pourquoi qui le fait vivre peut supporter tous les
comment. »

Friedrich NIETZSCHE

Se reconnecter à soi Tulipe, Esbareich, Hautes-Pyrénées

(108 habitants)

Jeune diplômée des Arts déco de Paris, Tulipe gagnait sa vie en concevant les
vitrines des grands magasins de luxe. Avec son sens aigu de l’esthé-tique, son
métier consistait à chercher le meilleur moyen de mettre en valeur des sacs à
main et des bijoux aux prix mirobolants. Susciter l’envie, la curiosité ou le
besoin d’un simple regard est loin d’être évident. Elle savait pourtant créer
une parfaite harmonie entre la lumière, les couleurs et les produits, si bien
que son travail était reconnu dans toute l’Europe.

Les attentats de Paris du 13 novembre 2015 ont, pour elle, été un révélateur.
Le climat général pesant qui s’en est suivi, entre les souvenirs des bains de
sang et la cacophonie européenne autour 17

Le bonheur est dans le village de la crise des migrants, a achevé de la


convaincre de changer de vie. Elle avait besoin de se sentir utile à la société.
Depuis longtemps, Tulipe était attirée par un domaine particulier, celui du
pain.

Elle va finir par sauter le pas. C’est décidé, elle sera boulangère ! Mais
attention, forte de convictions écologiques chevillées au corps, elle ne veut
pas faire n’importe quoi. Elle se forme donc à l’agriculture biologique en
même temps qu’elle passe son CAP de boulangerie dans la prestigieuse École
Ferrandi. Pendant toute cette période, Tulipe vit à un rythme effréné. Elle
manie colliers et articles de maroquinerie le jour, et pétrit la pâte la nuit
pendant ses stages de boulangerie.

Son diplôme en poche, elle quitte tout pour s’installer avec son compagnon
dans les Pyrénées, dans la sauvage vallée de la Barousse. Pourquoi là-bas ?
Tout simplement parce que c’est la région des farines bio qu’elle utilisait à
Paris… Il lui a fallu un peu de temps pour se faire pleinement accepter dans
cette contrée enclavée, mais elle a finalement réussi à convaincre de la
pertinence de son projet.

Avec cinq autres boulangères, Tulipe a créé une société coopérative. Son idée
est de planter des variétés de blé et de légumes anciens, souvent quasiment
disparues, pour refaire des pains que l’on 18

Se reconnecter à soi faisait autrefois. Une boulangerie d’un nouveau type qui
remet au goût du jour les traditions de nos ancêtres. Et ça a marché, elle a
obtenu le soutien de son village pour construire un fournil communal au feu
de bois, comme à l’époque. Les habitants sont ravis. Eux qui n’avaient même
plus de boulangerie voient désormais les touristes et les gens des alentours
affluer pour goûter à ces produits intemporels.

**

*
Comme les attentats pour Tulipe, la crise du coronavirus et les mois de
confinement ont été pour nous tous l’occasion de reconsidérer notre modèle
de société et ce que l’on peut en attendre.

En général bien sûr, pour l’avenir de l’humanité.

Mais aussi plus profondément, individuellement, pour les années qui nous
restent à vivre.

Et nous avons tous des désirs profonds ancrés en nous. Pour Tulipe c’était le
pain, pour d’autres c’est l’envie de créer un potager, de faire de la pote-rie, de
travailler le bois… Le point commun : se reconnecter au corps, à soi. Se
poser, s’enraciner, reprendre le contrôle de choses simples. En ville, 19

Le bonheur est dans le village ce n’est pas facile : tout est complexe,
changeant, codé. On manque d’espace. Tout sollicite davantage notre raison
que nos émotions profondes.

Comme le remarquait le philosophe allemand Georg Simmel, la vie urbaine


produit des individus nerveux : « La base psychologique sur laquelle repose
le type des individus habitant la grande ville est l’intensification de la vie
nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions
externes et internes 1. » En ville, l’excès de stimula-tions et de sollicitations
conduit souvent le citadin à se limiter à des échanges impersonnels plutôt que
dans un engagement affectif entre individus en chair et en os. Nous croulons
sous les abstractions (rapports, images, informations, écrans, panneaux,
applis). Le lien au réel physique s’est perdu, avec ce qu’il suppose
d’intelligence de la main, de satisfac-tion des sens, de plaisir artisanal à
fabriquer ou à entretenir un objet complexe, de rapport à la nature et à la
matière.

La

tertiarisation

de

l’économie
concentre

aujourd’hui dans les grandes villes des métiers dont 1. G. Simmel, Les
Grandes Villes et la Vie de l’esprit, in Philosophie de la modernité, Payot,
1989, trad. J. L. Vieillard-Baron et F. Joly.

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Se reconnecter à soi la position physique principale est la sédentarité,


devenue un fléau mondial de santé publique, devant le tabac 1. Le philosophe
américain Matthew Crawford raconte comment le travail de synthèse
intellectuel qu’il exerçait à la direction d’un think tank de Washington l’avait
toujours frustré, et combien il s’est senti bien plus créatif en ouvrant un
atelier de réparation de motos de collection 2.

C’est ce phénomène, que je constate de plus en plus, de reconversion de


diplômés du supérieur dans des métiers manuels comme boucher, céra-miste
ou menuisier.

La survalorisation des métiers intellectuels, en particulier en France, a laissé


de côté, pour des raisons idéologiques, une immense palette de savoirs et de
pratiques toujours essentiels. De l’artisanat aux métiers du care (santé, soins
aux personnes âgées, travail domestique…), ces fonctions sont souvent
dévalorisées, comme l’a mis en lumière la récente crise. Les métiers manuels,
les 1. La sédentarité, une cause majeure de maladies et d’inca-pacités,
Organisation mondiale de la santé :
www.who.int/mediacentre/news/releases/release23/fr/

2. M. Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte, 2010, trad. M. Saint-


Upéry.

21

Le bonheur est dans le village métiers du lien à l’autre restent injustement


réservés aux moins performants dans le système scolaire et demeurent au plus
bas de l’échelle des valeurs et des rémunérations. La ville pousse à une
cérébralité hypertrophiée, où l’intelligence du corps et du cœur reste trop
souvent en jachère.
Reprendre le temps de vivre Aurélie, Le Change, Dordogne

(613 habitants)

Aurélie a grandi dans le Périgord, une terre au patrimoine culturel et


gastronomique riche. Ce territoire principalement rural, d’une très grande
diversité, Aurélie y est très attachée. C’est là qu’elle a fait ses études afin de
devenir esthéticienne. Elle aime s’occuper des autres et commence tout
logiquement sa carrière en institut. Les plannings surchargés, l’impression de
parfois faire les choses trop vite l’amènent rapidement à entièrement repenser
son activité.

Aurélie veut donner plus de sens à son métier, convaincue que son savoir-
faire peut faire la différence et améliorer le quotidien de ceux qui sont le plus
en souffrance. Elle se rapproche dès lors de plusieurs organismes qui
proposent des formations médicales pour obtenir le diplôme d’État de socio-
esthéticienne. L’idée est d’apporter des soins aux 23

Le bonheur est dans le village personnes les plus en difficulté, en particulier à


ceux qui souffrent d’un cancer, et dont les traitements ont des effets
secondaires importants. Elle prend ainsi soin de leur peau, de leurs ongles et
de leurs cheveux pour permettre, ne serait-ce qu’un temps, de faire un peu
oublier la souffrance.

Aurélie travaille désormais avec le centre hospitalier universitaire de


Périgueux. La vallée de la Dordogne et ses alentours n’ont plus de secret pour
elle. Les personnes dont elle prend soin vivent principalement en milieu rural,
dans les campagnes périgourdines. Procurer des soins à des personnes âgées,
souvent isolées, demande du temps. Aurélie a appris à le prendre et en tire un
vrai enrichisse-ment personnel. Malgré les chemins parfois difficiles d’accès,
les longues heures à sillonner sa région, elle aime plus que jamais ce métier
qui lui permet de créer des liens humains forts. Aux larges sourires dont elle
se voit gratifiée à chacune de ses arrivées, Aurélie ressent son utilité. Et avec
le développement des soins à domicile, toujours plus important en milieu
rural, son métier est promis à un bel avenir…

**
*

24

Reprendre le temps de vivre Comme beaucoup d’entre nous, Aurélie a


ressenti l’accélération permanente des rythmes professionnels, familiaux,
personnels. Le sentiment de manquer de temps ne nous quitte plus, surtout
pour faire ce dont on a vraiment envie. Pourtant, dans les faits, nous n’avons
jamais disposé d’autant de loisirs (à l’échelle de la journée, de la semaine, de
l’année, de la vie).

Souvenons-nous que les congés payés pour tous ne datent que de 1936… Et
c’était quinze jours, et non pas cinq semaines comme aujourd’hui.

Pour expliquer ce malaise, le philosophe allemand Hartmut Rosa dénonce un


effet pervers généralisé. Certes, nos techniques sont plus efficaces et
performantes, mais elles restent soumises à l’impératif social de croissance et
de productivité.

Si écrire un mail nous prend cinq fois moins de temps qu’écrire une lettre,
trouver une enveloppe, acheter un timbre et poster le pli, nous ne nous
contenterons pas de profiter du temps libéré pour nous prélasser. Nous
écrirons cinq fois plus de mails à deux fois plus de gens, et nous recevrons
trois fois plus de réponses ! Si une technique nouvelle permet à une
esthéticienne d’effectuer un soin plus vite, on lui demandera de prendre
davantage de clients…

25

Le bonheur est dans le village Nous ne nous contentons pas de la vitesse,


nous cherchons le rendement. Il ne suffit pas de produire plus rapidement, il
faut en profiter pour produire davantage. Et si possible davantage que le
voisin. « On nous demande d’accroître notre savoir, de peaufiner son capital
social et culturel, mais aussi de soigner notre équipement informatique, les
logiciels que nous utilisons, de travailler notre réseau social… Le corps aussi
est soumis à cette contrainte d’apparence, ce besoin d’être en beauté, en
forme, de faire attention à son dressing.
Toute notre vie est soumise à cette logique d’augmentation, de compétition et
d’accélération 1. »

En somme, la concurrence économique s’est étendue à tous les secteurs de la


vie : nous ne sommes plus seulement en compétition avec les autres
entreprises ou avec nos collègues, mais entre amis, en famille, entre
conjoints, avec nous-même dans notre temps de loisirs, dans une tyrannie de
la perfection et de l’action. Et particulièrement à l’ère des réseaux sociaux. Il
faut montrer que l’on réussit tout : ses vacances, ses fêtes entre amis, ses
enfants, son look, son corps, sa déco intérieure…

1. Anne-Sophie Novel, « Hartmut Rosa : “Plus on économise le temps, plus


on a la sensation d’en manquer” », Le Monde, 25 mars 2016.

26

Reprendre le temps de vivre Je suis inquiet de la place qu’a prise cette


mentalité économique dans nos vies. Elle est partout.

Avide de rentabilité, elle efface le progrès technique et les gains que nous
pourrions en tirer en qualité de vie, en capacité de réflexion, de création ou de
contemplation. En résultent stress, hyperactivité, dépression, troubles de
l’attention, tous en augmentation sensible depuis le début de notre siècle, tout
particulièrement en milieu urbain. D’où les fameux burn out que j’ai peine à
constater de plus en plus souvent.

Aveuglés que nous sommes par des indicateurs macro-économiques, nous


avons cessé de prendre en compte les aspirations profondes de l’individu.

Les maux et désordres collectifs ont de violentes retombées sur nos corps,
nos cœurs et nos esprits.

Donner un sens à sa vie Marie-Claire, Saint-Bertrand-de-Comminges,


Haute-Garonne (244 habitants)

Entre Marie-Claire et son village, c’est l’histoire d’un amour fou, jamais
déçu. Un amour né sous de bons auspices, puisque sa naissance coïncide avec
le jour où son père est élu maire de Saint-Bertrand-de-Comminges pour la
première fois, ce jour donc où il est devenu père et maire à la fois, comme
elle s’en amuse. Marie-Claire a grandi dans cette cité médiévale sur le
chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, sur laquelle est perchée une
magnifique cathédrale semblant surgir de nulle part. Un décor de carte
postale classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, pourtant bien éloigné
des grandes routes touristiques. Après des études d’agriculture à Toulouse,
elle démarre sa carrière avec l’ambition de contribuer à faire émerger la
ruralité de demain. Ses vingt premières 29

Le bonheur est dans le village années se sont donc passées au service de la


restructuration et la valorisation du monde rural pyrénéen.

En 2014, Marie-Claire se retrouve à un moment de sa vie où elle est libre de


tout engagement. Elle choisit alors de se dédier à son territoire, en devenant à
son tour maire de son village. Marie-Claire comprend très vite que Saint-
Bertrand seul n’a pas de sens, qu’il faut raisonner à l’échelle du territoire du
Comminges qui est à la fois un territoire historique et une circonscription
administrative. Et Marie-Claire donne tout son amour et son dévoue-ment à
son territoire, qui les lui rend au centuple.

Le Comminges, elle veut en faire une marque économique, attractive, et


rurale, comme ce qu’a réussi l’Aubrac par exemple. Brillamment réélue lors
du dernier scrutin municipal, sa recette magique pour valoriser son territoire
semble forgée de bon sens : s’appuyer sur une histoire forte, et aimer les
gens, les rencontres, accepter aussi les résistances qui poussent à être créatif.
Elle se démène pour que le monde entier vienne découvrir sa région, que ce
soit lors du passage du Tour de France, pour la faire survoler par la Patrouille
de France ou pour créer des événements à dimension nationale. Et ça marche
!

30

Donner un sens à sa vie

**

*
Marie-Claire a une force de conviction incroyable.

Je partage son ambition pour ce territoire, auquel je me suis moi aussi


beaucoup attaché. Je l’aide aussi à le faire grandir. J’ai décidé d’y créer un
lieu unique dédié à celles et ceux qui expérimentent des solutions concrètes
pour la ruralité. Les difficultés de ces territoires sont nombreuses : mobilité,
éducation, accès à l’emploi, aux services publics de base, à la santé,
transitions agricole et alimentaire, énergie…

Pourtant, il s’agit pour moi d’un enjeu stratégique national tout à fait
prioritaire ! Il est indispensable de construire une alternative réelle et crédible
à la métropolisation à marche forcée, à une mondialisation trop inégalitaire et
écocide. Réussir à inventer des solutions locales innovantes issues des
territoires notamment ruraux sur ces sujets clés, inverser les dynamiques
économiques : voilà l’ambition !

Ce lieu que nous avons appelé « La Résidence » de Saint-Bertrand-de-


Comminges a donc pour ambition d’accueillir des entrepreneurs qui ont une
idée, une solution, une innovation dans des domaines aussi variés que
l’alimentation, les mobilités, la production locale, les énergies… Nous les
accompagnons pendant 31

Le bonheur est dans le village quelques mois au sein de cette ancienne ferme
réha-bilitée. Ils testent leur idée sur le territoire du Comminges, en binôme
avec des acteurs locaux. Une Silicon Valley de l’innovation rurale, pour des
projets qui ont du sens.

C’est d’autant plus précieux que bien des gens ont aujourd’hui du mal à
expliquer leur métier à leurs enfants. Tant de personnes doutent de l’utilité
sociale de ce qu’ils font entre 9 heures et 18 heures !

L’anthropologue de la London School of Economics David Graeber avait fait


sensation en 2013 en atta-quant les bullshit jobs, les « boulots à la con ». Il
pour-fendait l’absence totale de sens de multiples métiers de la finance, du
droit, du marketing ou de la communication, qui remplissent les bureaux des
grandes capitales . « Le consultant dont les rapports ne sont lus par personne,
l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position
hiérarchique, l’avocat d’affaires gagnant de l’argent uniquement grâce aux
erreurs du système… Des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un
terrible manque de sens, couplé à un sentiment d’inutilité sociale 1. »

1. Marie Charrel, « David Graeber : “Les ‘bullshit jobs’

se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies” », Le


Monde, 11 septembre 2018.

32

Donner un sens à sa vie La possibilité même de ces métiers absurdes est liée
au triptyque de la financiarisation et la juridicisation de l’économie où le
contrôle (ou l’évitement) des règles est en soi une activité et un revenu, à
l’attachement viscéral au travail comme identité sociale et à la compensation
par la consommation. Conscients à chaque minute de nos journées de
l’absurdité ou de l’obscurité de nos tâches, nous sommes incapables de nous
en délivrer par nous-mêmes, nous estimant heureux d’avoir une position
sociale et de pouvoir nous oublier dans la consommation. Les phénomènes de
bore out, ou d’ennui profond au travail, démontrent à quel point nous
sommes prisonniers d’un modèle de performance abstraite, sans égard pour la
valeur humaine du processus de production. Ces considéra-tions ne sont pas
que politico-morales : la souffrance au travail est en pleine augmentation en
France, avec plus de 3 millions de personnes en danger d’épuisement, surtout
dans les métiers intellectuels jusque-là épargnés, comme le montrent les
consultations spé-cialisées et les reconnaissances officielles par l’assurance
maladie, qui ne sont sans doute que la pointe émergée du phénomène 1.

1. Francine Aizicovici, « La souffrance au travail, ce fléau », Le Monde, 9


janvier 2019. Voir également : S. Perra-gin, Le Salaire de la peine, Seuil,
2019.

33

Le bonheur est dans le village Retrouver le sens dans son travail est
absolument essentiel. Se sentir utile à la société, contribuer à construire un
autre monde, c’est une tendance lourde que je constate, en particulier auprès
des jeunes générations.
Se reconnecter à la nature Tristan, Gers/Haute-Garonne

Tristan a grandi dans les Pyrénées. Dès son plus jeune âge, il aimait se perdre
dans les montagnes à la découverte de la faune et de la flore qui l’entou-
raient. La liberté c’est ce qu’il a toujours chéri le plus, une évidence pour lui,
une boussole dans ses choix de vie. Exercer une profession qui a du sens, en
contact avec la nature, c’est toute l’ambition de Tristan, ce qui le caractérise.
Alors quand il voyait passer les bergers devant sa maison, cela a très vite été
une évidence pour lui : il en fera son métier.

C’est aujourd’hui le plus jeune éleveur berger de son village. Il déplace son
troupeau en fonction de la pousse de l’herbe, suivant ainsi la ressource là où
elle se trouve. Chaque année, au printemps, il part du piémont pyrénéen, où il
est né, pour gagner la haute montagne où il passe l’été avec son troupeau.

35

Le bonheur est dans le village C’est l’estive. En haute montagne, dans une
cabane souvent très rustique, sans réseau téléphonique, Tristan passe douze à
quatorze heures par jour à prendre soin de ses bêtes. L’année dernière, il a
emmené ses brebis sur un territoire déserté par les bergers, du côté espagnol,
car d’ordinaire très fré-quenté par l’ours. Il s’y est préparé. À ses yeux, tout
est une question d’équilibre, l’important c’est l’avenir du pastoralisme, que
l’on se doit de préserver. À l’automne, sa saison préférée, il redescend avant
de regagner en fin d’année le Gers et ses terres céréalières.

Tristan est un éleveur de sa génération, conscient de son rôle dans l’écologie


des espaces qu’il arpente avec ses brebis tarasconnaises. Pour lui, le troupeau
est un outil agronomique qui permet de développer la fertilité des terres, de
favoriser la biodiversité, d’entretenir les terrains en jachère, notamment ceux
qui sont les plus inaccessibles. Par son travail, il a le sentiment de valoriser
une ressource qui n’intéresse personne et surtout de perpétuer un savoir-faire.
Tristan incarne une jeune génération qui souhaite en toute simplicité rester «
au pays », profiter d’une nature grandiose et contribuer à sa pérennité.

36

Se reconnecter à la nature
**

L’aspiration de Tristan à un cadre de vie différent, plus équilibré est


parfaitement explicable. Confor-tant l’intuition des poètes, des artistes et des
philosophes, la psychologie expérimentale a mesuré et prouvé les bienfaits
d’une proximité avec la nature.

De nombreuses études montrent ainsi que des patients opérés se rétablissent


mieux lorsqu’ils

« occupent une chambre d’hôpital avec vue sur un paysage naturel plutôt que
sur un mur en briques ».

Même constat pour le bien-être sur le lieu de travail 1.

Pourtant, les villes restent aujourd’hui notre cadre de référence. L’humanité


semble tendre vers une métropolisation du monde, sans retour en arrière
possible. Tout indique une forme d’éloignement général de la nature dans
notre civilisation doublée d’un manque de connaissances 2, particulièrement
1. Lire notamment : R. Mitchell et F. Popham, « Effect of exposure to natural
environment on health inequalities : an observational population study », The
Lancet, 372, pages 1655-1660, 2008.

2. Voir notamment R. Bertrand, Le Détail du monde.

L’art perdu de la description de la nature, Seuil, 2019.

37

Le bonheur est dans le village forts en France. La nature serait arriérée et


archaïque, la vie de l’esprit ne saurait fleurir qu’en ville, et tout spécialement
à Paris… Du Versailles de Louis XIV au « désert français » de Jean-François
Gravier (1947), du jardin à la française, géométrique et cartésien, aux records
de pesticides, le plus grand pays d’Europe doté d’une biodiversité
exceptionnelle a bien du mal à respecter son espace, à aimer son terroir en
dehors d’un chapelet de châteaux et d’églises.
« Si Robinson Crusoé avait été français, il serait mort d’ennui », résume le
critique littéraire Édouard Droz… Le géographe anarchiste Élisée Reclus ne
dit pas autre chose : « Pendant des siècles, les écrivains français se sont
complètement abstenus de célébrer autre chose que l’homme et la société, ou
bien, quand ils ont parlé de la nature, ce n’était que pour chanter les frais
ombrages, les prés fleuris, les moissons jaunissantes… »

Au-delà du cas français, c’est un clivage pro-noncé qui se dessine entre pays
de tradition catho-lique et de tradition protestante. Nous n’avons pas chez
nous l’équivalent d’un président amoureux de la nature comme l’Américain
Theodore Roosevelt (1858-1919), à qui l’on doit la sanctuarisation du
premier parc naturel du monde, Yellowstone, créé 38

Se reconnecter à la nature dès 1872. Heureusement, les choses sont


globalement en train de changer. Quel que soit le milieu social, le problème
du rapport au corps, au temps, au sens, à la nature, se traduit par une forte
aspiration à une autre relation au territoire. Une relation soucieuse de qualité
de vie, qui passe par une distance à l’égard du tout urbain.

Aujourd’hui, 80 % des Français estiment que la vie à la campagne est la vie


idéale 1 ! Même chez les moins de 25 ans, le monde rural est jugé attractif.
Les raisons de ces préférences sont prévisibles, tant elles constituent l’envers
de la métropole mondialisée : pollution, coût de la vie, stress, volonté de
renouer avec sa région d’origine, de revitaliser le milieu rural…

Nous sommes nombreux à vouloir changer de vie. Après avoir été jugée
archaïque et rétrograde, la campagne fait rêver. Non pas tant pour son décor
reposant que comme une véritable alternative.

Et ce d’autant plus que le modèle est validé par les ruraux eux-mêmes : seuls
5 % de ces derniers disent vouloir quitter leur environnement. Ainsi, quelles
que soient les trajectoires de vie (néoruraux, ruraux natifs, ruraux de retour),
l’immense 1. IFOP pour Familles rurales, 2018.

39

Le bonheur est dans le village majorité des habitants en milieu rural ne


souhaite pas le quitter. D’autant que les problèmes d’enclavement et
d’isolement, souvent invoqués, ne sont pas insolubles.

Travailler autrement Marie-Lucie et Hugues, Villeneuve,

Aveyron (1 988 habitants)

La crainte de déserts médicaux, c’est l’appréhension première quand on veut


s’installer à la campagne. Pas de médecin, pas d’hôpital, ça ne rassure pas
trop quand on a envie de changer de vie.

Marie-Lucie et Hugues sont tous les deux médecins. Après leur externat en
Auvergne, on leur a proposé de belles opportunités professionnelles à
Toulouse, dans de prestigieux services. Alors ils ont essayé, mais se sont très
vite rendu compte que leur truc c’était de vivre à la campagne. La vie en ville
ne leur convenait pas, malgré les défis professionnels qui leur étaient offerts.

Marie-Lucie et Hugues sont alors partis en quête d’opportunités, et ont très


vite fait la connaissance de plusieurs personnes leur vantant l’aventure avey-
ronnaise. Ils se sont alors laissés tenter et en sont 41

Le bonheur est dans le village tombés éperdument amoureux. Des week-ends


dans l’Aubrac aux amitiés qu’ils ont tissées en passant par les bonnes bouffes
et les fêtes de village, ils n’ont aucun regret. Ils exercent tous les deux, avec
passion, leur métier de médecin généraliste pour l’un, de nutritionniste pour
l’autre. Ils ont pu acheter une grande maison toute en pierre avec du terrain,
des ânes et des poules.

Contrairement aux idées reçues, certains territoires ruraux ont ainsi réussi à
devenir attractifs dans le domaine de la santé. L’Aveyron peut se targuer
d’être l’un des départements français à pouvoir afficher un solde positif de
médecins généralistes. On y compte actuellement 41 projets d’installation
pour 12 départs à la retraite ! C’est le fruit d’un volontarisme sans faille du
conseil départemental dans l’accueil des internes, alliant aides financières à
l’hébergement, aides logistiques pour la recherche du logement, ou encore
aide à l’installation professionnelle du conjoint (peut-être le critère le plus
décisif ). Un stage « médecin pompier », unique en France, permet de
valoriser les compétences des internes. Les réseaux sociaux sont alimentés
régulièrement pour maintenir le sentiment de communauté et un week-end «
Adrénaline » est organisé pour découvrir le département et renforcer les liens
42

Travailler autrement entre professionnels. Près de 10 % des internes sont


ainsi restés sur le territoire après leur expérience passée. Ils se donnent à fond
et ça paie !

**

On ne peut que se féliciter de constater qu’après avoir été jugées rétrogrades,


les campagnes sont aujourd’hui valorisées comme des espaces de
ressourcement, d’initiatives et de démocratie. On y trouve une fierté
d’appartenance, peu d’insécurité, peu de pollution. Sans se faire non plus
d’illusions : le retrait de l’État, des services publics et des commerces de
proximité en dissuade plus d’un. Marie-Lucie et Hugues sont clairement des
pionniers.

L’idylle entre ruraux et néoruraux n’est pas non plus gagnée d’avance. Ainsi,
pour une partie des élus ruraux, l’arrivée d’urbains leur fait craindre des
demandes excessives en matière d’équipements et de services. Ces nouveaux
résidents peuvent en effet être habitués à disposer de certaines facilités en
ville, pas toujours compatibles avec la vie à la campagne. Sans compter les
histoires ubuesques de voisinages qui parfois se multiplient : procès pour
chant de coq trop matinal, conflit autour de l’épandage de lisier ou de 43

Le bonheur est dans le village pesticides, demande d’abandon des cloches de


vaches en montagne… La cohabitation n’est pas toujours rose, mais il faut du
temps pour s’apprivoiser.

Aujourd’hui, ce qui est surtout en train de changer la donne, c’est qu’une


partie du monde du travail est en train de considérablement évoluer. Les
appréhensions liées au télétravail se sont largement dissipées. Nous ne
sommes plus au temps du contremaître régnant dans son usine, nous avons
découvert que notre organisation du travail était en retard non seulement sur
les outils dont nous disposons, mais sur nos aspirations profondes.
Une convergence d’intérêts se dessine entre les entreprises et les salariés :
plus d’autonomie, plus de liberté d’installation, plus d’équilibre personnel,
moins besoin de locaux à louer, nettoyer, aménager, chauffer ou rafraîchir.
Les géants du numérique proposent à leurs salariés de faire du télétravail leur
mode d’organisation principal, pour toujours. Idem pour les cadres du groupe
automobile PSA. C’est loin d’être un épiphénomène : près de 30 % de la
population active aurait déjà pu télé-travailler dès 2008 1, et 50 % est
concernée à 1. Rapport du Centre d’analyse stratégique, « Le développement
du télétravail dans la société numérique de demain », 2009.

44

Travailler autrement terme. L’idée que le télétravail ne peut s’appliquer qu’à


une minorité de privilégiés ou de métiers est fausse.

Les valeurs de confort, d’espace et de lien à la nature deviennent de plus en


plus importantes. Je suis persuadé que le facteur économique ne va devenir
qu’un critère parmi d’autres dans le choix de son lieu de vie. Le domicile doit
être repensé comme un poste de travail par intermittence, tandis que les
sièges des entreprises peuvent diminuer de taille et que les tiers lieux et autres
espaces de coworking, y compris en milieu rural, peuvent se développer pour
éviter l’isolement. Dans la guerre des talents qui s’annonce, dans une
économie de plus en plus qualifiée, avec des salariés toujours plus exigeants
quant à leurs conditions de travail, ce sont les entreprises qui iront là où les
gens auront envie de vivre ! Elles laisseront leurs employés s’installer là où
ils le veulent.

Ces nouveaux territoires d’élection ne seront pas nécessairement les plus


attirants touristiquement ou les plus ensoleillés, mais la région d’origine où
l’on a sa famille, la petite ville à taille humaine qui a retrouvé son
dynamisme, la vallée perdue où la nature est si belle, la ville où travaille son
conjoint…

45

Le bonheur est dans le village Une bonne moitié de la population active


devra toujours se déplacer pour travailler, et peu d’emplois pourront s’exercer
exclusivement à distance tant l’isolement social est un risque. Mais en
généralisant le télétravail deux à trois jours par semaine, on change
considérablement les contraintes résidentielles, on allège la pression sur les
réseaux de transports, on assouplit les modes de management. Plus que le
télétravail stricto sensu, c’est une nouvelle liberté qui s’offre à nous par cet
étalement des lieux de travail possibles. C’est un nouvel aménagement du
territoire, c’est une avancée majeure dans la conciliation entre local et global.
Et c’est un avantage comparatif majeur des métropoles qui s’évanouit.

Surtout lorsque le vivre ensemble démocratique, promesse de la ville, se


concrétise davantage dans un village qu’au centre des mégapoles anonymes.

Créer son emploi à la campagne Christine et Nicolas, Lormes, Nièvre (1


297 habitants)

Christine et Nicolas ont passé vingt ans dans la banque et la pub, et un beau
jour, ils se sont rendu compte qu’ils avaient fait le tour de leurs univers
professionnels respectifs. C’était à un moment où la folie « start-up nation »
commençait à émerger en France. Ils trouvaient insensé que l’on soit obsédé
par la Silicon Valley à laquelle on voulait absolument ressembler alors même
que le monde entier recherchait des artisans français, souvent formés dans
des écoles parmi les meilleures du monde ! Pourtant eux, on ne les soutient
pas…

Christine et Nicolas constatent autour d’eux que ces artisans galèrent pour
s’installer. Entre les locaux, la mise aux normes, les outils et machines, le
coût d’entrée est souvent trop élevé… Les 47

Le bonheur est dans le village banques prêtent peu et les fonds


d’investissement ont les yeux tournés vers les futures licornes, ces start-up
valorisées à un milliard de dollars. Ils décident alors de créer Make Ici, pour
permettre aux artisans d’avoir accès à des locaux, à des machines, à une
communauté d’entraide pour gérer leur activité. Make Ici réunit 50 à 60
savoir-faire différents. Ensemble, ils relancent la fabrication locale, rendent
tangible l’économie circulaire, inventent un réseau de manufactures
collaboratives et solidaires.

Make Ici s’installe partout dans les territoires, comme à Lormes, dans le
Morvan, pour porter un pôle d’excellence autour de la filière du bois. À la
fois centre de formation aux métiers de la transformation du bois et fabrique
pour artisans, Ici Morvan a pour vocation d’être un lieu d’hébergement et de
préparation à l’installation pour ceux qui veulent faire leur vie « ici ». Un
important travail de mise en relation entre les TPE et PME et des potentiels
repreneurs est également organisé.

Un grand nombre d’entreprises avec des savoir-faire artisanaux exceptionnels


disparaît chaque année du fait du départ à la retraite du dirigeant.

Un vrai crève-cœur auquel Christine et Nicolas essaient d’apporter des


solutions.

48

Créer son emploi à la campagne

**

La grande ville connectée nous est présentée comme le summum de


l’accomplissement humain, une sorte de fin de l’Histoire.

Les métropoles sont considérées comme le lieu des possibles où chacun peut
trouver sa place ; des lieux de brassage multiculturels où exprimer ses
compétences et poursuivre ses rêves. Elles offri-raient les plus grandes
opportunités d’emplois, des plus qualifiés aux tâches subalternes, mais
principalement dans les services ! L’industrie, l’artisanat ou l’agriculture,
c’est pour les pays en développement.

Christine et Nicolas ont dès le départ été confrontés à ces stéréotypes, et ils
sont légion.

Chaque ville travaille son image, son logo, son slogan, pour attirer les
investisseurs, les habitants, les entreprises, les touristes 1. Chacune se veut
ainsi connectée, innovante, jeune, verte, créative… Chacune puise dans
l’arsenal des bonnes pratiques pour développer son pôle de start-up, sa
végétalisa-tion, son centre commercial, ses gratte-ciel. Le 1. Benoît Bréville,
« Quand les grandes villes font séces-sion », Le Monde diplomatique, mars
2020.

49

Le bonheur est dans le village modèle absolu étant une ville où le numérique
gère au mieux les flux de personnes, de véhicules, de marchandises, de
déchets, de chaleur, d’énergie et d’informations ; grâce à des millions de
capteurs, de caméras, d’automatismes, des QG de surveillance, des
algorithmes, des drones et des satellites.

Il est vrai que toutes ces villes ont été le creuset historique des libertés, de
l’épanouissement individuel, des échanges, de l’ouverture à l’autre et des
brassages de cultures. On quittait la campagne pour aller en ville, s’en sortir,
réaliser ses solutions, être indépendant, vivre sa sexualité, s’épanouir…

Pourtant, je suis convaincu que les choses ont changé. Cette urbanité rêvée
n’est plus la réalité vécue par la majorité d’urbains qui s’est dessinée sur la
planète au début du siècle. Être heureux dans les métropoles reste surtout le
privilège de quelques-uns, d’une classe hypermobile, à l’aise avec le rythme
et les codes de la mondialisation, et disposant des revenus nécessaires. Où en
sont les autres ? Très souvent englués dans une réalité beaucoup plus
précaire, subie, et avec peu de perspective si ce n’est d’en réchapper.

Les millions de mètres carrés de bureau qui font l’orgueil des métropoles ont
déjà perdu une bonne partie de leur raison d’être. Certes, elles auront 50

Créer son emploi à la campagne toujours leurs clientèles captives : étudiants,


hommes d’affaires internationaux, politiques, grands créateurs, touristes…
Mais cette spécialisation sera de plus en plus un handicap. Outre les salariés
soucieux d’une meilleure qualité de vie, quelle place laissent-elles aux
enfants, aux familles, aux personnes âgées, aux débu-tants, aux moins
favorisés ? La région parisienne gagne de la population chez les moins de 30
ans, et c’est normal : c’est l’âge des études et des rencontres déci-sives,
qu’elles soient personnelles ou professionnelles.

Au-delà, à partir du premier enfant, l’Île-de-France perd ses habitants, tout


simplement parce que les grandes métropoles actuelles ne sont pas faites pour
les familles et les personnes fragiles, que ce soit en termes de santé, d’espace
ou de qualité de vie. Les deux tiers d’une vie humaine n’y trouveront pas leur
compte…

Un sondage a révélé que sept Franciliens sur dix souhaiteraient quitter leur
région 1 !

On grandit mieux, on vieillit mieux en milieu rural ou dans des petites villes.
Le projet de Christine et Nicolas correspond à une véritable aspiration
nouvelle. Alors qu’on nous annonce des innovations perpétuelles, des métiers
en mue, des 1. Étude réalisée par l’Observatoire société et consommation
pour le Forum Vies mobiles en 2018.

51

Le bonheur est dans le village compétences à actualiser sans cesse, aux yeux
de beaucoup le cadre de vie devra redevenir un élément de stabilité, apaisant
et accueillant. Passer d’une tour de bureaux à une tour de logements
moyennant un trajet de métro bondé devient le cauchemar absolu. J’ai
l’intime conviction que nous allons connaître un retournement de l’histoire et
que les métropoles vont devenir has been.

S’engager et réinventer la démocratie locale Christian et Geneviève,


Dieulefit, Drôme (3 093 habitants)

Christian a été agriculteur toute sa carrière.

Installé depuis une dizaine d’années dans la Drôme, il élève des porcs bio de
plein air sur une petite exploitation. Christian a toujours eu le sens de
l’engagement, dans son travail bien sûr, mais aussi pour la collectivité. Il a
été adjoint au maire de la commune dans laquelle il vivait précédem-ment
dans l’Hérault. C’est ce même ADN que partage Geneviève. Elle a aussi
commencé dans le domaine agricole, en créant une ferme d’élevage laitier
avec vente en circuits courts, avant de lancer une association de services à la
personne écores-ponsable. Alors quand ces deux-là se rencontrent, avec
d’autres habitants de Dieulefit, ils décident de créer une liste citoyenne
représentant tous les âges 53
Le bonheur est dans le village et horizons, rassemblés autour d’idées et non
pas d’une personne. Leur programme est simple : développer une croissance
verte, créer des emplois, mais surtout impliquer l’ensemble des citoyens dans
les grandes décisions et dans la vie de la commune.

Et les voilà qui se retrouvent largement élus aux dernières élections


municipales. Il faut dire qu’ils ont puisé leur inspiration dans une commune
toute proche, Saillans. Ils revendiquent la filiation et reprennent le modèle.
Deux fois par mois sont organisés des « comités de pilotage public » ouverts
à tous, pour discuter des projets en dehors du huis clos habituel du conseil
municipal. Tous les thèmes sont abordés : rénovation énergétique, installation
de la 5G, éclairage public, sentiers de découverte…

La révision du Plan local d’urbanisme fait l’objet d’une démarche


participative et collaborative, tant en amont que pendant la procédure. Le
groupe de pilotage, composé de douze habitants tirés au sort et de deux élus,
intègre les apports de la population à chaque étape. Tous les moyens sont
bons pour animer la participation citoyenne : balades paysa-gères, ateliers «
grande carte », lectures de textes pour découvrir les contenus d’un PLU,
ateliers participatifs, réunions publiques de restitution, cafés citoyens
thématiques en présence d’experts, 54

S’engager et réinventer la démocratie locale groupes de travail sur la


transition énergétique et le patrimoine… Et tout le monde est concerné et
impliqué, y compris les enfants !

Saillans était le laboratoire, Dieulefit est la nouvelle génération qui invente à


son tour cette nouvelle forme de démocratie. Ce n’est d’ailleurs pas la seule
commune du département qui a vu l’émer-gence de ces listes citoyennes. Ces
initiatives essai-ment : plusieurs villages ont tenté l’expérience du PLU
participatif, et un festival spécifique a même été créé. La VIe République est
en marche !

**

Ces expériences ont connu un considérable succès médiatique, tant la


démocratie représentative souffre de multiples maladies. Maladie de l’absten-
tion, qui a encore battu des records lors des dernières municipales. Elle ne
cesse de progresser : législatives, européennes, régionales connaissent des
courbes en hausse, depuis des décennies. Seules la présidentielle et les
municipales sont quelque peu épargnées.

Quelle que soit l’ampleur de leur victoire, le socle électoral des élus ne cesse
de s’éroder, minant leur légitimité et leur capacité à entraîner le pays.

55

Le bonheur est dans le village Le « dégagisme » tire sur tout ce qui bouge.
Très rapidement, des mouvements de protestation, de blocage, se mettent en
place après les élections, comme l’ont montré les Gilets jaunes. Certes, la
démocratie ne se réduit pas aux dimanches d’élection, mais cela ne peut
impliquer une contestation permanente des pouvoirs élus. Quelque chose ne
tourne pas rond, qui fait que, par contraste, des expériences comme celle de
Christian et Geneviève à Dieulefit semblent tomber de la lune.

On a beaucoup écrit sur les causes de la crise de la démocratie représentative


: sentiment d’une classe politique coupée des réalités et vivant dans son petit
monde parisien, avec des pans entiers de la population qui ne sont pas
représentés ; absence de vraie alternance, avec des programmes politiques qui
ne se différencient que dans les détails ; perte des marges de manœuvre
nationales au profit de l’échelon européen ou international ; soumission du
pouvoir politique aux lobbies et aux intérêts privés…

Tout cela est vrai. Mais à mes yeux, une autre cause majeure semble à
l’œuvre : la métropolisation et la création d’une France à deux vitesses avec
d’un côté les gagnants de la mondialisation, qui concentrent richesse et
potentialités ; de l’autre, 56

S’engager et réinventer la démocratie locale ceux qui se sentent déclassés,


qu’ils vivent dans les campagnes ou en périphérie des métropoles. Ce
sentiment que la démocratie vous échappe, qu’on n’est pas entendu, que de
toute façon, quel que soit le parti au pouvoir, rien ne change ! Je crois
beaucoup que pour réconcilier les Français avec leur démocratie, il est
fondamental de la réinventer. L’échelon local est à ce titre le bon niveau pour
répondre à cet enjeu. Inventer une VIe République commence par les
territoires. Le meilleur échelon de décision politique est donc local, de la
commune à la région. La figure du maire est le plus souvent appréciée,
contrairement à celle des dirigeants nationaux, présidents ou ministres.

Parlant d’un « droit au village », le sociologue Éric Charmes le définit


comme « un droit à s’organiser à l’échelle locale, dans une relative
autonomie à l’égard des échelons supérieurs de gouvernement, qu’ils soient
métropolitains ou étatiques. Ce serait un droit à l’expérience concrète de
l’agir en commun […]. Dans un registre moins défensif, le village peut aussi
être le lieu où se prépare une transformation d’ensemble de la société. Sa
petite taille le rend propice à des expériences de démocratie radicale, où
chacun est invité à délibérer et à 57

Le bonheur est dans le village prendre part aux décisions sur les sujets qui
l’intéressent 1 ».

Ce qui est vrai pour la démocratie représentative l’est aussi dans son
fonctionnement au quotidien.

La pandémie du coronavirus a montré la différence d’efficacité dans la


gestion de la crise entre un pays très vertical et centralisé comme la France et
un État fédéral comme l’Allemagne. Dans de telles situations de grande
incertitude, les réponses à apporter gagnent à être élaborées au plus près des
réalités…

1. É. Charmes, La Revanche des villages, Seuil, coll. « La république des


idées », 2019.

Retrouver le sens du collectif Jean-François, Loos-en-Gohelle,

Pas-de-Calais (6 568 habitants)

Jean-François est né à Loos-en-Gohelle, une commune du Pas-de-Calais qui a


connu son heure de gloire au XIXe siècle, avec l’essor des mines de charbon.
Comptant parmi les plus hauts terrils d’Europe, ces collines artificielles
construites par accumulation de résidu minier, cette petite ville a connu le
même déclin que les autres cités du charbon. L’arrière-grand-père de Jean-
François était délégué mineur et meneur de grève en 1900, et son père était
maire de la commune. Malgré sa formation de kinésithérapeute, Jean-
François a toujours voulu contribuer à redynamiser son territoire et s’est très
vite engagé pour faire bouger les lignes.

Il a donc lui aussi été élu maire de Loos-en-Gohelle à partir de 2001. Parmi
ses nombreuses 59

Le bonheur est dans le village réalisations pour le patrimoine de sa région et


pour la transformation de sa commune comme un modèle de ville durable, il
a développé un programme d’implication citoyenne tout à fait unique.

Son nom, « Fifty-Fifty », a pour principe le concept d’habitant-acteur, car la


participation habitante est pour Jean-François le fondement de son action et la
garantie de l’adhésion du plus grand nombre. Il repose sur trois principes :
une idée, un appui de la commune et une convention.

Lorsqu’un habitant ou une association de Loos a une idée, il peut saisir la


commune et proposer une action. La municipalité s’engage alors avec eux,
finance et accompagne techniquement le projet.

Les porteurs du projet s’engagent par convention avec la mairie à le mettre en


œuvre et à s’en occuper sur le long terme. Le succès est au rendez-vous, de
nombreux habitants ont déjà participé à une des actions, et souvent ils
recommencent ! La démarche participative donne la possibilité de développer
des actions qui sont en phase avec les besoins des utilisateurs tout en
réinventant le lien entre les habitants et les élus.

Ainsi, quand on a voulu toucher au skatepark pour des raisons de sécurité, les
jeunes de la ville n’ont pas tardé à manifester leur mécontentement 60

Retrouver le sens du collectif à la municipalité. Celle-ci leur a proposé de


participer à la construction d’une nouvelle aire pour ska-ters. L’emplacement,
le choix des rampes, le budget, les règles d’utilisation ont été déterminés lors
de réunions de travail réunissant élus, agents et les jeunes de la commune.
Les services de la mairie ont été transparents quant aux contraintes (règles
d’urbanisme, voisinage, budget) et chacun s’est adapté aux contraintes et aux
exigences des autres. Ayant participé à son élaboration, les ska-ters se sont
approprié l’espace et le gèrent désormais de manière autonome. Le skatepark,
à deux minutes de la mairie, existe depuis bientôt dix ans et est comme neuf !
Une éducation populaire du XXIe siècle, comme aime à la décrire Jean-
François, fondée sur le dialogue entre élus et citoyens, inter-générationnelle
qui plus est.

**

L’initiative de Jean-François montre qu’il est possible de développer des


politiques inclusives, y compris dans les zones les plus défavorisées, à
l’inverse de ce que proposent aujourd’hui de nombreux élus. Car face aux
inégalités grandissantes, 61

Le bonheur est dans le village particulièrement au sein des grandes villes, on


pointera du doigt l’insécurité physique plutôt que de promouvoir une sécurité
sociale et une concorde politique. On ne s’étonne plus de la présence des
murs, on exige qu’ils soient toujours plus hauts, plus épais, plus
infranchissables, entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, quartiers riches et
quartiers pauvres, résidences protégées et taudis.

L’imaginaire des métropoles mondialisées est au cœur de cette tendance.

Je pense qu’une ville obsédée par la sécurité est une ville malade, qui ne fait
que lutter contre les conséquences de ses travers, pas contre leurs causes.

La réalité est que la mondialisation n’est heureuse que pour une poignée
d’individus, et ne cesse de creuser les inégalités. Cela crée légitimement des
peurs. On a bâti une véritable ségrégation spatiale, en repoussant et en
entassant la majorité (les moins aisés) qui se sent souvent abandonnée. Et à
juste titre. Dans un tel contexte, si l’on estime ne pas pouvoir ou ne pas
vouloir changer de choix politiques, la priorité absolue est la sécurité. À
défaut d’une politique visant la cohésion sociale, comme le fait Jean-
François, c’est la course aux technologies de surveillance.

62
Retrouver le sens du collectif Face à la montée des risques urbains, qu’ils
soient sanitaires ou terroristes, la tentation est grande de répondre par un
surcroît de technologies, à commencer par la vidéosurveillance massive,
qu’on appellera charitablement vidéoprotection…

Tout un arsenal s’est développé ces dernières années. Depuis longtemps, la


Chine en est un des leaders, avec plus 176 millions de caméras installées et
un objectif de 2,7 milliards d’ici 2022. En France, Nice, Nîmes et Mulhouse
sont aux premières places.

Ces caméras ne se contentent pas de filmer. Elles sont déjà ou seront à terme
reliées à un système de reconnaissance faciale. Cette tentation d’une société
de surveillance « bienveillante » est très forte auprès des opinions
occidentales urbanisées, hantées par le déclassement économique, l’insécurité
sociale ou physique, la crainte de vagues incessantes de migrants… Entre
sécurité et liberté, bien des gens de bonne foi préfèrent la première, estimant
« ne rien avoir à se reprocher » et heureux de contribuer à la lutte contre le
terrorisme. Nice, marquée par l’attentat du 14 juillet 2016, n’est-elle pas dans
son bon droit en devenant la première ville française à expérimenter la
reconnaissance faciale ?

63

Le bonheur est dans le village À mon sens, la question de l’efficacité de ces


technologies de surveillance se pose grandement. Je pense que ces
technologies ont des rendements décrois-sants : dans un cercle vicieux, plus
les tensions s’exa-cerbent dans une société, moins les contestataires sont
dissuadés d’agir, pris dans une logique du déses-poir. Une caméra donne une
illusion de protection.

Elle est pour moi un simple cache-misère.

Pour concilier autonomie et solidarité, individu et collectif, démocratie et


ouverture, pour tenir enfin les promesses de la modernité, la seule mégapole
ultra dense, ultra rapide et ultra rentable n’est pas à la hauteur. L’expérience
humaine, l’expérience du temps et de l’espace qu’elle propose sont à sens
unique. Il faut davantage de diversité, de raisons d’être, d’authenticité, de
mixité sociale et économique. Plus de respect de toutes les facettes de
l’existence, de toutes les phases de la vie, de toutes les origines sociales.

Les territoires ruraux dans leurs différences infinies sont pour moi un
laboratoire privilégié pour tester et diffuser une autre société, une autre
relation aux autres, une autre démocratie, pour tous les âges et tous les
milieux.

VIVRE LA CAMPAGNE

« C’est à la campagne qu’on apprend à aimer et servir l’humanité. »

Jean-Jacques ROUSSEAU

Le bien-être au cœur Jean-Sébastien, Saint-Julien-les-Villas, Aube (6 834


habitants)

Jean-Sébastien est infirmier libéral diplômé en soins intensifs. Ce gouailleur


exerce sa profession à Saint-Julien-les-Villas dans l’Aube, en lien avec
l’hôpital de Troyes. Un samedi soir, Agnès appelle Jean-Sébastien car son
mari, qui est atteint de la maladie d’Alzheimer, est au plus mal. Il souffre de
complications respiratoires et devrait être envoyé aux urgences, à défaut
d’avoir le matériel à disposition pour assurer son maintien à domicile. Agnès
refuse catégoriquement qu’on le fasse hospitaliser.

Elle n’a pas envie que son mari reste des heures durant dans les couloirs des
urgences, il doit rester auprès des siens. Jean-Sébastien se laisse convaincre et
décide alors d’appeler Didier, le médecin du coin. En quelques coups de
téléphone, l’affaire est 67

Le bonheur est dans le village entendue, ils organisent une prise en charge
coor-donnée et évitent une hospitalisation inutile et pénible.

Jean-Sébastien sait combien ses patients peuvent souffrir et il cherche, autant


que faire se peut, à leur permettre de rester chez eux. Cette histoire a été un
déclic. Lui vient alors l’idée de créer une maison médicale qui serait
complètement dématé-rialisée et fonctionnerait 24 heures sur 24. Il réunit
donc la semaine suivante, dans le restaurant chinois de Saint-Julien, une
quarantaine de professionnels de santé du premier cercle (médecins,
kinésithérapeutes, aides-soignants, infirmiers…), mais aussi ceux qui
travaillent en coordination avec ces derniers (pharmaciens, biologistes, et
même les aides ménagères). Tout le monde est partant et joue le jeu, une
association est créée dans la foulée pour lancer la première maison e-
médicale.

Elle fonctionne comme un site internet classique, avec une double entrée pour
les patients et pour les professionnels. Tout le monde travaille en réseau et
l’information circule rapidement, permettant une plus grande réactivité (des
tablettes numériques font office de cahier de suivi). Cette organisation est
particulièrement efficace concernant les personnes âgées, surtout pendant des
périodes difficiles comme 68

Le bien-être au cœur les canicules. Jean-Sébastien et ses collègues profitent


de ce dispositif unique en son genre pour également tester des outils de e-
santé. Ainsi ils ont développé plusieurs partenariats avec le monde de la
recherche et de l’innovation pour expérimenter directement auprès de leurs
patients certaines de leurs inventions, comme des capteurs électrocardio-
grammes, qui permettent de prévenir en temps réel l’ensemble des soignants
et les familles en cas de problème. Et ainsi permettre à tout le monde, y
compris dans des territoires ruraux, d’accéder à la même qualité de soin !

**

Nous sommes de plus en plus nombreux, comme Jean-Sébastien, à prendre


conscience du fossé entre notre souci de bien-être, la puissance de nos
technologies et ces fossiles vivants que sont les rigidités de notre organisation
sociale. Nous sommes entrés dans des sociétés post-industrielles : ce qui
compte n’est plus tant la quantité d’acier ou de béton que nous produirons sur
un mode quasi militaire, mais le soin et le bien-être que nous nous
apporterons les uns aux autres dans nos relations.

69

Le bonheur est dans le village Le travail, certes, mais comme facteur de bien-
être et d’épanouissement ; la production, évidemment, mais compatible avec
des objectifs à long terme et la préservation de la planète. C’est pourquoi je
crois que la santé comme le lien à la nature seront des valeurs et des secteurs
économiques toujours en hausse. Des valeurs qui auraient tendance à nous
pousser hors des mégalopoles.

On comprend cinquante ans plus tard la portée du paradoxe de l’économiste


américain Easterlin, à savoir le découplage progressif entre le niveau de
richesse et le bien-être ressenti. L’argent fait le bonheur, oui, jusqu’à environ
15 000 ou 20 000 dollars annuels par personne : vous êtes sortis de la misère
et de la pauvreté. Au-delà, d’autres critères sont bien plus importants pour
apprécier votre vie : famille, amis, réalisation de soi… Depuis le milieu des
années 1970, notre ressenti du bonheur n’est plus corrélé à l’augmentation du
PIB. Cinquante ans pourtant que nous lui courons après ! On se demande où
est le sens de ce productivisme.

Selon moi, la personne humaine va prendre le pas sur des indicateurs


abstraits, sur les grandes concentrations urbaines inaptes à traduire notre
demande de liens et de sens, notre besoin de sécurité psychologique et
d’enracinement. Avec 70

Le bien-être au cœur l’allongement de la vie, chacun s’inquiète à juste titre


des soins qu’il recevra une fois parvenu au grand âge. Nous sommes tous de
futurs seniors aspirant à un traitement digne de nos handicaps et de nos
pathologies. Le combat quotidien de Jean-Sébastien est bien de remettre
l’humain au centre, d’apporter aux plus fragiles une écoute et une
organisation qui permettent de souffrir le moins possible, et de terminer sa
vie auprès de ses proches.

Il nous faut remettre à leur juste place tous les métiers du care, du service
personnalisé, de l’attention à autrui, qu’il s’agisse du livreur ou du chirur-
gien en passant par l’infirmière ou la puéricultrice.

Ces métiers ne sont pas délocalisables, leur efficacité ne se laisse pas mesurer
par des chiffres. Cette certitude de la primauté de l’humain n’implique pas le
refus de la technologie, au contraire, comme on peut le vérifier avec la
maison e-médicale de Saint-Julien-les-Villas. Mais cette ère anthropocen-trée
nécessitera toujours plus de temps, d’écoute, d’empathie. Les nouvelles
technologies seront des outils au service des individus, même s’ils ne résou-
dront pas tout à leur place.

Redevenir attractif

Gilbert, Saint-Pierre-de-Frugie, Dordogne (384 habitants)

Gilbert est un concessionnaire automobile de Périgueux à la retraite. Il coulait


des jours heureux et oisifs dans sa résidence secondaire de Saint-Pierre-de-
Frugie en Dorgogne. Il ne voulait surtout pas devenir maire. On a pourtant
fini par l’en persuader. Car depuis 2007, son village avait vu son école fermer
et le dernier commerce venait lui aussi de mettre la clé sous la porte. Il fallait
agir. Son cantonnier Guillaume, un gars très bricoleur comme il aime à le
décrire, le pousse à créer quelques chemins de randonnée et surtout de tout
miser sur la biodiversité. Il y a une grande forêt à Saint-Pierre. Guillaume
saurait entretenir toutes les parties communales sans pesticides ni herbicides.
La fille de Gilbert (qui est végane) finit par convaincre son père. On mise tout
sur le bio.

73

Le bonheur est dans le village Alors forcément, ça a commencé à se savoir


dans la région, les curieux sont venus de plus en nombreux pour voir à quoi
ça ressemble un village bio.

Mais bon, c’était certes bien joli, mais on se plai-gnait qu’on ne puisse même
pas boire un coup.

Gilbert n’avait pas les sous pour investir dans un bistrot, mais Guillaume qui,
rappelons-le, est très bricoleur, lui propose de l’aider et les habitants du
village se portent volontaires pour donner un coup de main. La mairie poste
une annonce pour trouver un exploitant, c’est finalement un couple de cadres
souhaitant changer de vie qui va prendre l’affaire. Ils ont entendu parler de ce
village, l’aventure les passionne. Et de fil en aiguille, un jardin partagé en
permaculture est aménagé, une épicerie de petits producteurs bio s’est
montée, un gîte, un jardin pédagogique et même une école et un col-lège
Montessori (l’Éducation nationale ayant refusé de rouvrir l’école) !

Un succès impressionnant, pour un lieu qui ressemble à un village comme les


autres, sans patrimoine architectural ni histoire particulière. Il ne se passe pas
une journée sans que Gilbert reçoive des demandes d’installation, on vient
même du Japon pour lui rendre visite. Le maire s’est donné aujourd’hui un
nouveau défi, rendre son village de 74

Redevenir attractif 400 habitants autonome en énergie ! La preuve est faite


que la transition écologique ne doit pas toujours être vue comme une
contrainte, mais peut constituer une formidable opportunité d’avenir, en
particulier pour les communes rurales.

**

C’est une dynamique fascinante quand elle se produit, comme chez Gilbert. Il
suffit d’appuyer habilement sur une touche du clavier territorial pour
déclencher un accord, une consonance, un cercle vertueux qui fait boule de
neige. Que cette première note soit l’énergie citoyenne, la santé, la mobilité
partagée, l’éducation alternative, l’alimentation ou l’écologie, elle peut
produire un effet systémique qui active les autres secteurs les uns après les
autres.

C’est une prise de conscience qui fait tache d’huile. Les territoires se
réconcilient avec leur histoire, leur nature, leur centre de gravité. Ils rede-
viennent attractifs, parlent à nouveau aux investisseurs, aux familles, aux
salariés, aux touristes, aux institutions. Comme Mouans-Sarthoux, dans les
Alpes-Maritimes, et sa fameuse cantine scolaire 75

Le bonheur est dans le village 100 % bio, ils deviennent même pionniers et
inspirent des collectivités bien plus grandes. Parce qu’il y a de l’inventivité,
de la liberté, un sentiment d’urgence. Et toujours cet amour du lieu, aussi
petit et isolé soit-il. On y retrouve quelque chose de l’énergie des premiers
fondateurs.

Dans beaucoup de territoires, redresser la barre est un exploit. Il faut faire


preuve de ténacité et d’optimisme… Car vous êtes bien peu aidés : en haut
lieu, on attend plutôt votre déclin pour sup-primer un service public de plus,
une gare, un tribunal, une école… Car pendant ce temps, les métropoles
attirent les investissements privés et publics qui n’iront pas ailleurs : grands
musées, grands stades, rénovations urbaines, centres commerciaux, tours,
aéroports, gares, immeubles de bureaux, écoquartiers, grandes
manifestations…

En France, on sait, par exemple, comment le tout-TGV dont la vocation est


de relier Paris aux grandes métropoles d’équilibre a causé la déshérence des
transports du quotidien, des lignes moyennes type TER dans les régions. On
investit tout dans le TGV et on coupe les lignes régionales.

On ne traverse plus la France, on l’enjambe !

On a créé un réseau de métropoles connectées entre elles, où tous les


pouvoirs et les richesses sont 76

Redevenir attractif concentrés. Pourtant, malgré leur taille, les dix premières
régions urbaines concentrent 6 % de la population, mais représentent 40 à 50
% du PIB

mondial. On le voit bien, nous avons un énorme problème d’aménagement du


territoire. C’est une répartition parfaitement inéquitable des opportunités
économiques. On ne laisse que des miettes à la ruralité, aux petites villes, aux
villes moyennes.

C’est parfaitement honteux, car on parle là de 90 % du territoire.

Parler de l’attractivité des villes, c’est laisser entendre que tout le reste n’est
que faire-valoir. De même que le Larousse a longtemps défini la femme
comme le complément de l’homme, de même la ruralité est toujours définie
en creux par rapport à la ville. Ce serait immanquablement un lieu de
manques multiples, enclavé, isolé et attardé. Les territoires ruraux sont perçus
comme peu dynamiques, peu attractifs, cumulant des difficultés liées à la
faible densité de population, aux moindres opportunités d’emploi et à l’accès
aux services publics. L’expérience de Gilbert montre que cela n’a rien de
définitif, et que de nouvelles dynamiques peuvent être créées.

Mettre fin aux inégalités territoriales Virginie, Champdieu, Loire (1 856


habitants) Virginie a un parcours très classique. Elle est diplômée d’une école
de commerce et pendant quinze ans, elle a travaillé à la direction de grandes
marques agroalimentaires. Peu à peu, Virginie en a eu assez : manque de
sens, pas vraiment ses valeurs, elle a cherché sa motivation dans des
structures à taille humaine. Rapidement s’est posée la question de créer sa
propre structure entrepreneuriale. Faisant le constat qu’aujourd’hui un village
sur deux en France n’a plus de commerce, elle s’est alors fixé pour ambition
de redonner vie à nos campagnes.

Virginie a ainsi imaginé un nouveau modèle de commerce multiservices, des


conciergeries rurales.

Elle crée « Comptoir de campagne » et un premier maire lui fait confiance à


Champdieu dans la Loire.

La mairie lui propose de transformer son bureau 79

Le bonheur est dans le village de poste qui a été fermé en commerce de


proximité. Ce pilote est le point de départ d’une véritable success story. Les
magasins Comptoir de campagne, ce sont des magasins qui font à la fois
épicerie, poste, cordonnerie, pressing, presse, coiffeur, bar, snack… Les
produits qui sont proposés sont en majorité des produits locaux vendus en
circuits courts, à des prix tout à fait raisonnables. Le vendredi soir, les
habitants du village viennent boire l’apéro, juste après l’après-midi de
permanence de la coiffeuse qui partage le petit local du magasin avec le
conseiller d’une grande banque.

L’offre s’adapte à chacun des villages dans lesquels elle s’implante, afin de
ne pas entrer en concurrence avec des acteurs déjà présents. Chaque
Comptoir est un réel lieu de vie, où des animations (pour les enfants comme
pour les grands) sont régulièrement organisées. Derrière chaque Comptoir de
campagne, il y a tout un réseau de fournisseurs locaux, des producteurs de la
région ou des départements limitrophes, dans un rayon de 50 kilomètres :
maraîchers, éleveurs, viticulteurs… Comptoir de campagne est aujourd’hui
implanté sur les territoires du Forez (42), de Saône-Beaujolais (69) et des
Vals du Dauphiné (38). Et l’ouverture de nombreux nouveaux magasins se
prépare…

80
Mettre fin aux inégalités territoriales

**

On voit que souvent, les territoires sont le bon échelon démocratique, le bon
échelon écologique, le bon échelon social. Ils répondent au « désir de village
» de la plupart d’entre nous, désir que les grandes villes arrivent de moins en
moins à satis-faire. Ils sont de plus en plus le bon échelon pour entreprendre,
à l’image de ce que fait Virginie. Les territoires sont les lieux
d’expérimentation d’un nouveau monde éloigné des exigences de rentabilité
et de concurrence, soucieux d’une qualité de vie où l’on prend soin de soi
plutôt que de se comparer aux autres.

Il est indispensable de mettre fin à la tendance actuelle d’aggravation des


inégalités territoriales et de métropolisation à outrance. Pourtant l’essentiel de
la volonté politique et des crédits d’aménagement du territoire sont consacrés
au développement des métropoles. Ce qui est consternant, c’est que tout le
monde le sait et semble en prendre acte. On ne cesse de renforcer le soutien
aux métropoles, de promouvoir la place de la métropole parisienne,
d’encourager à la mobilité et d’assurer simplement un panier de services 81

Le bonheur est dans le village minimaux sur tout le territoire… Le


ruissellement tant attendu n’est même plus espéré, il fait place à un mélange
de cynisme et de fatalisme.

Voilà comment nous aboutissons à la tristement célèbre « France


périphérique » dépeinte par le géographe Christophe Guilluy 1. Ses thèses
parfois contestées sont, dans les faits, assez peu réfutées par les thuriféraires
de la mondialisation. Beaucoup les approuvent, certains les nient, la plupart
s’en accommodent fort bien, pourvu qu’ils restent du bon côté de cette
fracture. Il est difficile de ne pas leur reconnaître prescience et pertinence
après la crise majeure des Gilets jaunes, le plus grand mouvement social en
France depuis 1968. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond dans
l’aménagement du territoire et la répartition des richesses de la
mondialisation.
Logiquement, cette mise à l’écart des trois quarts du territoire passe par la
suppression toujours plus criante des services publics de proximité, comme
l’a constaté Virginie quand elle s’est lancée dans son projet. C’est aussi
toujours moins d’offres pour les habitants des territoires ruraux ou
périurbains, qu’il s’agisse de police-gendarmerie, d’écoles, de 1. In La
France périphérique, Flammarion, 2014.

82

Mettre fin aux inégalités territoriales crèches, d’accès à Internet, de postes,


de caisses de Sécurité sociale, d’agences Pôle Emploi, d’hôpitaux ou de
tribunaux.

On ne peut dès lors s’étonner que le vote pour Marine Le Pen augmente à
mesure que l’on s’éloigne des centres-villes, ou même d’une offre de
transport (bus, RER, train). La virulence du mouvement des Gilets jaunes a
été proportionnelle à leur éloignement du centre 1. Dans l’ensemble, le
mouvement a été particulièrement violent dans les métropoles, contrairement
aux villes moyennes (Limoges, Amiens, Clermont, Reims), comme si une
revanche symbolique avait eu lieu.

Face à de telles tensions, il est à nouveau tentant pour les décideurs de jeter le
bébé avec l’eau du bain, et de laisser ces territoires se vider de leurs habitants.
Pourtant, le problème est largement dans les visions des aménageurs du
territoire, de nombreux décideurs économiques ou des journalistes accaparés
par une métropolisation conçue comme un fait providentiel.

1. Voir à ce sujet J. Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019.

Un logement pour construire sa vie Michel, Parlan, Cantal (418 habitants)


Michel est un agriculteur de Parlan, un tout petit village au sud du Cantal, à la
frontière avec le Lot. Pendant près de quarante ans, Michel a siégé au conseil
municipal de sa commune. En 2008, il décide de faire le grand saut et de se
présenter pour devenir maire. Michel ne croit pas en la fatalité du déclin de
son village. Il croit en la force du collectif. En 1850, Parlan comptait 1 300

habitants avant de décliner à cause d’un mauvais choix historique, celui de


refuser le chemin de fer et la construction d’une gare. Lorsqu’il prend ses
fonctions, les effectifs scolaires sont une nouvelle fois en chute libre, si bien
que l’école est menacée de fermeture. Une petite mort pour Parlan.

La seule solution : accueillir davantage d’élèves pour la rentrée suivante.


Mais comment ? Tout 85

Le bonheur est dans le village simplement en attirant des jeunes couples pour
qu’ils viennent s’installer dans sa commune… Michel décide alors d’acheter
du terrain, de le rendre constructible et de le céder à des nouveaux arrivants
pour 1 euro symbolique. En contrepartie, ils s’engagent à résider au minimum
dix ans dans la commune, sous peine de pénalité. Les cinq lots mis à
disposition sont tous occupés par de nouvelles familles dès la première année.
Seize autres lots construits sont eux aussi rapidement investis. En 2008,
Parlan comptait 280

habitants, il en compte aujourd’hui 480.

Cette politique a modifié la pyramide des âges.

L’endettement de la commune pour cette opération est largement compensé


par la hausse des dotations liée à l’augmentation de la population. Par
ailleurs, cela a complètement redynamisé le village. Audrey, la première à
avoir bénéficié d’un terrain, exerçait à Aurillac le métier de coiffeuse.

Elle a aujourd’hui ouvert un salon à Parlan et a recruté deux personnes.


Même chose pour la boulangerie qui avait fermé depuis bien longtemps et qui
vient d’être reprise par Nicolas, un gendarme à la retraite. Pas question de
répéter les erreurs du passé. Pour Michel, il n’y a pas de mystère, si l’on veut
faire venir du monde, c’est une politique d’attractivité globale qu’il faut
mener !

86

Un logement pour construire sa vie

**

*
À la racine des difficultés rencontrées par les territoires ruraux, comme chez
Michel, qui ne sont pas dans l’orbite des grandes métropoles, il y a bien sûr
cet exode économique avant tout. Quand il n’y a pas de boulot, les jeunes
partent dans une grande ville. La conséquence est désastreuse. C’est ainsi que
ces villages se meurent peu à peu. Ils ferment le tabac, la boulangerie, le
coiffeur, l’école, puis tel ou tel service public. Un cercle vicieux qui rend ces
territoires encore moins attractifs. Je trouve qu’on marche sur la tête : quand
les centres-villes battent des records en matière de prix au mètre carré,
certains villages sont en pleine déshérence !

Nous n’avons pas fini de subir le ressentiment lié à la question fondamentale


du logement et de l’espace.

Si l’on prend le cas français, le coût du mètre carré d’un logement ancien à
Bordeaux a augmenté en vingt ans de 248 %, à Lyon de 203 %, à Toulouse
de 198 % 1 ! Bien plus que l’évolution des 1. Guillaume Errard, « Immobilier
: voici les métropoles où les prix ont le plus flambé en vingt ans », Figaro
immobilier, 27 février 2018.

87

Le bonheur est dans le village salaires ! À Paris, c’est une progression de plus
de 300 % sur la même période, pour un revenu des ménages qui n’a entre-
temps progressé que de 40 %. Sans héritage ni apport, un couple doit gagner
près de 11 000 euros par mois pour espérer acquérir 75 m2 dans la capitale en
2020 1 ! Rappelons que le revenu médian d’un couple sans enfants en France
est d’environ 3 000 euros par mois 2.

C’est ce qu’on appelle la « gentrification » ou plus sarcastiquement la «


boboïsation ». Dans une ville comme Paris, l’accès à la propriété est de fait
devenu réservé aux plus hauts revenus, aux propriétaires qui font des «
culbutes » ou aux héritiers.

Les villes historiques deviennent des clubs privés, avec Stéphane Plaza dans
le rôle du videur.

« Être pauvre à Paris, c’est être pauvre deux fois », écrivait déjà Zola dans La
Curée. Malgré les efforts de la maire de Paris en faveur du logement social,
vivre à Paris quand on a un faible revenu deviendra en 2025 ou 2030
pratiquement impossible.

1. Élise Barthet et Véronique Chocron, « Immobilier : Paris franchit le cap


historique des 10 000 euros le mètre carré », Le Monde, 5 septembre 2019.

2. « Pauvres, moyens et riches ? Les revenus par type de ménage »,


Observatoire des inégalités, 7 avril 2014.

88

Un logement pour construire sa vie À force de ne sélectionner que les


habitants et les activités les plus « productifs », les grandes métropoles sont
devenues rien de moins que des placements financiers. Dans les grandes
villes touristiques, les locations sur les plateformes comme Airbnb sont
devenues un business à plein temps pour ceux qui ont de l’argent à placer, au
détriment de nombreux travailleurs qui s’arrachent les cheveux pour se loger.

3,1 millions de logements étaient vacants en France en 2019, soit 8,5 % du


parc immobilier. Je suis toujours sidéré par cette privatisation ram-pante des
grandes villes, car le logement, comme la nourriture, n’est pas un bien
comme un autre.

Il est la condition pour trouver un travail, vivre dignement, se construire. Ce


ne sont pas des options dans une vie humaine, on ne joue pas au Monopoly.
C’est ce sentiment fort, qui ne cesse de croître, qui pousse de nombreuses
personnes à se détourner des grandes métropoles, et à les fuir dès qu’ils le
pourront. Les territoires ruraux vont de plus en plus avoir le vent en poupe, et
revenir au centre d’un nouvel aménagement des territoires.

Désenclaver nos campagnes Sylvie, Langres, Haute-Marne

(7 786 habitants)

Le Pays de Langres, dans la Haute-Marne, ce sont 40 000 habitants répartis


sur 2 300 km2 et 172 villages ! Une infinité de collines que l’on peut admirer
du haut des impressionnantes fortifica-tions de Langres, ville natale de
Diderot et épi-centre de la région. Sylvie a grandi sur ce territoire, y a
construit sa vie. Depuis 2001, elle est même devenue maire de son petit
village de Cohons.

Comme pour de nombreux territoires ruraux, très peu denses et vieillissants,


il est difficile d’offrir à tous des transports publics. La mobilité est pourtant
un présupposé pour toute ambition de développement et d’attractivité.

Sylvie et ses collègues du plateau de Langres se mettent donc à la recherche


d’une solution adaptée 91

Le bonheur est dans le village à leur si vaste territoire. Les lignes de bus
traditionnelles qui existaient jusqu’alors, personne ne les prenait ! Elles ne
correspondaient pas aux besoins de la population, il fallait inventer autre
chose…

Ils ont ensemble innové et créé le dispositif Linggo, parfaitement unique en


France. C’est un service de transport à la demande, avec une destination
finale au choix (la gare, l’hôpital, le pôle d’activités…).

En appelant la veille une centrale de réservation, un minibus vient chercher


les habitants dans leur village, à un horaire communiqué à l’avance, et les
ramène le jour même. Depuis son lancement en 2008, ce transport à la
demande connaît un vrai succès, particulièrement auprès de ceux qui ne
peuvent se déplacer en voiture de manière autonome.

Une ligne solidaire en direction des chantiers d’insertion du territoire a ainsi


été créée, pour faire en sorte que la mobilité ne soit pas un frein au retour à
l’emploi pour les personnes fragilisées.

Face au succès de ce dispositif, Sylvie réfléchit aujourd’hui à organiser une


offre de covoiturage adaptée au territoire, courte distance, qui ne dépende pas
des gros opérateurs privés qui ne fonctionne pas pour un maillage aussi fin.
Avec la crise de la Covid, elle a constaté une demande forte 92

Désenclaver nos campagnes pour venir s’installer dans le pays de Langres.


Elle est persuadée que la ruralité est promise à un très bel avenir. Elle veut
être à la hauteur de ce nouveau défi, bousculer les habitudes de son territoire,
continuer son effort pour le rendre attractif. Évidemment, pour elle, la
mobilité c’est la clé.

**

La mobilité est bien sûr un des points noirs des territoires ruraux. Comme
chez Sylvie, la forte présence de la nature et la faible densité démographique
rendent difficile une offre de transports adaptée. Vouloir adapter les
infrastructures des grandes villes n’a aucun sens. Comment cependant assurer
une mobilité des habitants, en dehors de l’hégémonie de la voiture
individuelle ?

Car elle n’est pas la solution à tous les problèmes : nombreux sont les seniors
qui ne veulent ou ne peuvent plus conduire, les personnes en situation de
précarité n’ont pas tous les moyens d’acquérir une voiture, les jeunes n’ont
pas tous le permis, tandis que pour la grande majorité des Français le prix du
carburant menace leur budget du mois.

93

Le bonheur est dans le village Le transport à la demande tel qu’imaginé par


le Pays de Langres est une solution tout à fait trans-posable ailleurs. On évite
d’une part l’isolement des habitants, d’autre part des investissements dis-
proportionnés qui ne seraient pas rentables. Avec ce mélange de
mutualisation et d’individualisation, les distances à franchir ne sont plus une
fatalité.

Avec l’essor du numérique, la production économique va être bouleversée.


Les espaces négligés ou méprisés tiennent là une chance unique d’être
redécouverts, revalorisés, de devenir des écosystèmes où polliniser des idées.
Le monde qui s’ouvre à nous aura son centre partout. La révolution des
territoires est une révolution de l’accessibilité.

La volonté politique peut être aidée par les technologies numériques de


pointe, comme les applications de réservation par smartphone. Encore faut-il
disposer d’un réseau 4G digne de ce nom ! À
l’heure où les usages se démocratisent à travers le monde, de nombreux
territoires luttent encore pour une couverture décente ! La France est en retard
par rapport à de nombreux pays développés dans la généralisation de la fibre,
surtout comparés au Japon ou la Corée du Sud. Il existe encore de nombreux
déserts numériques et c’est parfaitement inacceptable.

94

Désenclaver nos campagnes Je ne comprends pas pourquoi on parle d’une


coûteuse couverture 5G au cœur de villes déjà parfaitement équipées, alors
que la 4G est très loin d’être effective sur tous les territoires. Sans connexion
internet et sans couverture mobile, il est très compliqué de lancer une
entreprise, de faire du télétravail ou de profiter de tous les services proposés
par les applications nomades.

Par ailleurs, en dehors des débats sur sa dangero-sité et son impact


écologique, la 5G ne peut qu’aggraver le fossé entre métropoles et territoires.

Les ondes utilisées seront de portée plus courte et traverseront moins


facilement les obstacles. Le maillage des antennes installées devra être plus
serré. Les performances exceptionnelles de la 5G

en matière de vitesse et de débit visent à fluidifier et à accélérer les


communications en milieu dense, pour les usages industriels et le streaming
vidéo.

Elles ne vont certainement pas concerner l’habitant d’un petit bourg ou


l’automobiliste sur une route de campagne. La 5G sera le réseau des grandes
villes et le restera longtemps.

Pis encore, cette fuite en avant technologique fait craindre un véritable


abandon des zones couvertes par le bon vieux fil de cuivre. Orange,
l’opérateur historique soumis à obligation d’un service 95

Le bonheur est dans le village universel, est régulièrement rappelé à l’ordre


par les élus et les usagers pour défaut d’entretien de son réseau. Le cuivre ne
transporte pas que la voix, il est aussi le lien internet de millions d’abonnés
via l’ADSL. Mais qu’importe ? Orange a annoncé l’arrêt programmé de son
réseau filaire cuivre entre 2023 et 2030. D’ici là, pourquoi s’embêter à
entretenir des poteaux en pleine campagne ?

L’investissement dans ces technologies partout et pour tous est une priorité,
au même titre que la santé, les écoles ou les services de proximité. Tous les
décideurs partagent, parfois mollement, cette opinion, mais derrière les
grands discours, les choses sont loin d’avancer assez vite. Plus que jamais, les
territoires ont une place prépondérante dans la construction du monde
d’après, donnons-leur-en les moyens !

Redonner vie aux commerces des centres bourgs

Roger, Gap, Hautes-Alpes

(40 895 habitants)

Roger est le fils de l’ancien maire de Gap, qui compte un peu plus de 40 000
âmes. Il a grandi dans cette ville moyenne à la jonction des Alpes et de la
Provence. Comme son paternel, un temps pharmacien, il a exercé cette
profession avant d’être lui-même élu maire de sa commune. Gap est
l’archétype de la ville petite ou moyenne, hors du giron d’une grande
métropole, qui a besoin de continûment innover pour rester attractive. Et
comme pour nombre de ses consœurs, un des gros écueils est la
désertification des centres-villes.

Nombreuses sont les petites villes qui ont tout fait pour attirer les grandes
enseignes afin qu’elles s’installent dans leur périphérie. Pullulent ainsi des 97

Le bonheur est dans le village hypermarchés, des magasins de sport, de


bricolage à l’entrée des communes, qui provoquent un effet désastreux sur les
centres-villes qui se désertifient.

Comme si la ville se mourait.

C’est ce que Roger a absolument voulu éviter, car il s’est fixé pour objectif
que le centre-ville de Gap reste dynamique. Une vitrine indispensable pour
continuer à attirer des touristes et de l’activité économique. Pourtant, Gap n’a
pour un temps pas échappé à la désertification de son centre-ville
concurrencé par les grandes surfaces de la périphérie. Mais elle a su redresser
la barre à travers une démarche proactive. Le dispositif phare mis en place
par la mairie est une aide au loyer pour les commerçants qui souhaitent
s’installer. La première année, l’aide s’élève à 50 % du montant, la deuxième
25 % et la troisième 10 %. De quoi encourager ceux qui hésiteraient à se
lancer. Mais ce n’est pas tout. Des bus gratuits font la navette entre le centre
et les communes périphériques toutes les heures en journée. Cinq parkings
gratuits sont par ailleurs mis à disposition des habitants aux portes de la ville.

Pour ce qui est de l’urbanisme, Roger a souhaité redonner des couleurs à sa


ville. Un effort a été 98

Redonner vie aux commerces des centres bourgs fait pour procurer une
seconde jeunesse à certains bâtiments. Roger est par ailleurs vigilant sur le
fait de conserver une vraie qualité des produits proposés, c’est une question
d’image de marque. La population de Gap ne cesse ainsi de grandir depuis
quelques années. C’est une commune qui est reconnue pour sa qualité de vie.
Le dynamisme de son centre-ville est apprécié du plus grand nombre.

Le revers de la médaille c’est une augmentation des prix de l’immobilier, qui


rend de plus en plus difficile l’accès à la propriété pour les familles les plus
modestes. Nul doute que Roger a un plan pour cela aussi, lui qui vient d’être
réélu haut la main lors des dernières élections municipales !

**

À Gap comme ailleurs, l’essor du périurbain révèle un idéal dominant : une


qualité de vie propre à la campagne alliée aux échanges multiples que permet
la ville, petite ou grande. Contrairement à ce que laisse entendre le discours
sur l’urbanisation galopante, le poids démographique du rural est
globalement en augmentation, même si la raison principale est l’essor du
périurbain, la fuite des centres 99

Le bonheur est dans le village urbains, notamment des personnes âgées et des
jeunes couples avec enfants.
Le débat entre des urbanistes comme Le Corbusier, dont les « cités radieuses
» offrent un habitat concentré dans des immeubles collectifs, et les tenants de
la maison individuelle dupliquée à perte de vue, a été tranché. Aujourd’hui, le
rêve collectif qui l’emporte est celui d’une maison individuelle, mais dans un
cadre villageois, même au prix d’un temps de transport allongé. Nous voilà
face à une hyperurbanité subie et non ardemment désirée.

L’avenir n’est pas celui que l’on croyait.

Cette aspiration à la nature et à la maison individuelle est légitime, surtout en


temps de Covid, mais on voit que dans des petites villes comme Gap, elle
aboutit à des centres-villes qui sont surtout des centres vides ! D’un côté, des
métropoles inaccessibles, de l’autre des villes moyennes désertées. Le plan
gouvernemental « Action Cœur de ville » lancé fin 2017 dans 222 villes
moyennes ou petites, montre que le problème se rencontre assez
uniformément sur le territoire. Le même schéma se retrouve globalement
dans chaque cas : la métropolisation semble monopoliser les vertus du milieu
urbain. Que reste-t-il aux petites villes si elles n’ont pas l’attractivité d’une
ville balnéaire ? Elles voient 100

Redonner vie aux commerces des centres bourgs leurs services publics
s’éloigner les uns après les autres à la faveur de « regroupements » divers et
variés. Les néoruraux les boudent car elles n’offrent pas assez de nature.
Enfin les commerces du centre sont concurrencés par les centres
commerciaux de périphérie dont la France a le secret.

Nous sommes en effet parmi les champions du monde en nombre de mètres


carrés de super ou hypermarchés par habitant. Avant les revirements actuels,
dus principalement à un vieillissement du modèle hypermarché/voiture et la
concurrence du commerce en ligne, la gauche notamment a longtemps
favorisé la grande distribution, afin de rendre accessible au plus grand
nombre la société de consommation. Il n’y avait pourtant aucune fatalité à
cela, et souvent la modernité a bon dos.

Depuis les années 1960, l’Allemagne a très drastiquement réglementé la


construction de zones commerciales en périphérie, au nom d’une part de la
défense des commerces existants, d’autre part de l’accessibilité des personnes
âgées et/ou handica-pées. Cette position, toujours défendue devant les
autorités européennes, explique qu’en France, près des deux tiers du chiffre
d’affaires des commerces se réalisent en périphérie, contre un tiers seulement
101

Le bonheur est dans le village en Allemagne. Avec des centres-villes bien


plus florissants dans ce dernier pays.

Le suréquipement commercial que l’on constate dans nombre de


départements français est donc bien un choix politique d’aménagement du
territoire. National, certes, mais aussi local. Ce sont en dernier ressort les
maires qui accordent le permis de construire en espérant accroître leurs
recettes fiscales. Il est pourtant clair qu’ils se sont tiré une balle dans le pied.
Les besoins en commerces devraient être évalués au niveau d’un bassin de
population, et non dans les seules frontières d’une commune.

Le plus fort niveau d’exigence des consommateurs, un besoin de conseil que


les temples de la consommation ne savent plus fournir redonnera
certainement des opportunités aux commerces de centres-villes. Rien n’est
inéluctable, comme le démontre l’exemple de Gap. C’est précisément le souci
de l’échelle humaine qui devrait pouvoir revaloriser les territoires.

Des services accessibles à tous Thomas, Rochefort-Montagne,

Puy-de-Dôme (894 habitants)

Thomas a grandi sur l’île d’Oléron. Depuis tout petit, il s’intéresse aux
questions environnementales.

Il continuera à réfléchir à ces questions tout au long de son cursus


universitaire, cherchant à comprendre pourquoi les politiques sont incapables
d’être au niveau du plus grand défi de notre siècle. Peu de temps après
l’obtention de son diplôme, il rencontre Arnaud, qui va devenir son associé.
Ils partagent le constat que le réchauffement climatique n’est pas une
idéologie ou un fantasme, c’est une réalité du monde, nous allons
collectivement dans le mur.

Tous les deux veulent agir, pour développer des solutions d’avenir. Ils
décident de créer Ecov !
Ecov, c’est d’abord un pari osé : utiliser les voitures des particuliers comme
moyen de transport 103

Le bonheur est dans le village collectif dans les zones peu denses. Tous les
sièges libres dans les voitures sont de vraies ressources pour développer le
transport de personnes, constate Thomas. Mais les dispositifs de covoiturage
existants ne conviennent pas à tout le monde, notamment ceux qui n’ont pas
de Smartphone et sont globalement pour certains encore trop difficiles à
utiliser au quotidien. À mi-chemin entre le stop organisé et le covoiturage
courte distance, Ecov développe des lignes de covoiturage en temps réel avec
des bornes qui ressemblent à des arrêts de bus, dans le périurbain et les
territoires ruraux. Le piéton peut renseigner sa destination par SMS ou bien
via l’appli, et Ecov calcule en simultané le temps d’attente et le prix du trajet
en fonction de la distance parcourue. Et généralement, ça va très vite !

L’objectif de Thomas est de massifier le covoiturage, d’optimiser le système


routier par l’accroisse-ment du taux d’occupation des véhicules pour réduire
notre empreinte environnementale, avoir un impact social positif
(désenclavement, accès à la mobilité) et que ce soit bon pour le portefeuille !

Et ça fonctionne : Thomas s’est vu décerner le prix BCG de l’entrepreneur


social de l’année 2020. Partout en France, il dessert des zones rurales
reculées.

En Auvergne, ça fait un an que Thierry emprunte 104

Des services accessibles à tous tous les jours la ligne Rochefort-Montagne à


Clermont-Ferrand en tant que conducteur et passager. Il en avait marre de
faire le trajet tout seul, il s’y est donc mis, d’abord un peu sceptique.

Aujourd’hui, il raconte avec passion les belles amitiés qu’il a pu tisser avec
des habitants des alentours qu’il ne connaissait pas. Outre l’impact
environnemental indéniable, l’objectif de Thomas et de ses équipes est bien
de créer du lien dans tous les territoires ruraux les plus enclavés.

**

*
Créer des services, diminuer la consommation énergétique en misant sur les
territoires : des solutions comme celle de Thomas seraient générali-sables
partout où cela est nécessaire, pourvu que nous soyons convaincus que les
campagnes ou les zones périurbaines ne sont pas condamnées au manque de
services, au manque d’attractivité, aux oubliettes de l’histoire. C’est pourtant
le récit qui nous est servi par l’idéologie dominante.

Dans le basculement triomphal de la majorité dans les zones urbaines, on


trouve en creux une dévalorisation, si ce n’est un mépris, pour la ruralité 105

Le bonheur est dans le village et les territoires. Que pensent les élites de la
mondialisation heureuse des ruraux attachés à leur paysage, leurs villages,
leurs petits chemins ? Certains les considèrent comme des bouseux, des
ploucs, estiment que leur mode de vie est obsolète, ringard, en sursis.
Sûrement un choix contraint réservé à ceux qui n’ont pas pu prendre le train
en marche, vite soupçonnés d’archaïsme et de repli sur soi.

Qu’il n’y aurait d’avenir que pour la grande ville.

La réalité des métropoles n’est pourtant pas glo-rieuse. C’est celle de


l’éviction par les prix, repoussant toujours plus loin les armées de « petites
mains » dont les élites du centre ont pourtant un besoin vital, comme l’a
montré la période de confinement. Caissières, éboueurs, infirmières, aides-
soignants, livreurs, serveurs, cuisiniers, personnels de ménage, policiers,
vigiles… nombreux galèrent quotidiennement dans les transports des grandes
villes ! Ils sont relégués en grande périphérie, loin des équipements collectifs,
des infrastructures et des aménités qui donnent du sens au

« droit à la ville », ces biens communs auxquels tout le monde devrait


pouvoir avoir accès, tels que le défendait déjà Henri Lefebvre dès 1968. La
solution de Thomas s’adresse d’ailleurs aussi à eux, à 106

Des services accessibles à tous ceux qui sont repoussés hors des centres-
villes mais doivent s’y rendre pour leur travail.

On s’offusque de l’idée d’un péage urbain pour les voitures, mais le marché
de l’immobilier l’a inventé pour les piétons. Il est invisible et à toute
épreuve…
Je suis stupéfait par la transformation galopante des grandes capitales en
parcs de loisirs, résidences secondaires, centres commerciaux de luxe,
placements financiers, musées à ciel ouvert… Avec leurs zones de «
vidéoprotection », elles deviennent pour moi tout sauf des villes intelligentes,
tout sauf des symboles de démocratie. Il ne faut pas s’y tromper : la smart
city n’est en aucune façon l’expression de l’intérêt général ; des
multinationales puissantes ont intérêt à densifier, à bâtir, à équiper, à creuser
des parkings, à construire des tours, à poser des caméras, à traiter une masse
toujours plus considérable de déchets, car plus la ville dense s’écroule sous
son propre poids et pose de problèmes, plus elles ont de solutions à vendre.

La santé pour tous

Éric, Guéret, Creuse (13 492 habitants) Éric est infirmier anesthésiste de
formation. À la naissance d’Internet, celui qui deviendra rapidement élu local
s’interroge sur la manière d’utiliser cette nouvelle technologie pour les
habitants de son département, la Creuse. Il en parle avec André, le maire de
Guéret. Leur département est fragile, globalement assez peu dynamique, avec
un fort vieillissement de la population. Ils ont pourtant envie de montrer que
leur territoire peut innover, être à la pointe.

Ainsi germe l’idée de devenir une référence mondiale dans la domotique, tout
particulièrement dans le domaine de la dépendance. L’or gris, comme
certains l’appellent communément, ce sont toutes les opportunités
économiques qui existent dans le domaine du grand âge. L’intercommunalité
109

Le bonheur est dans le village de Guéret a ainsi créé Odyssée 2023, un pôle
domotique et santé pour faciliter le maintien des personnes âgées à leur
domicile. 2023, c’est une année symbolique : celle où il y aura dans la Creuse
autant d’habitants de plus de 65 ans que de moins de 25 ! Par le biais d’une
licence professionnelle, le pôle forme les professionnels de demain. Un
showroom pour présenter toutes les innovations du secteur a également été
construit, tout comme un cube immersif pour que les architectes puissent
travailler sur l’habitat du futur, ainsi qu’un incubateur pour accompagner les
jeunes entrepreneurs qui souhaitent se lancer dans ce domaine.

Différentes innovations sont régulièrement testées auprès des personnes


âgées de la commune.

Trois mille foyers ont par exemple été équipés de marquages lumineux pour
indiquer la nuit le chemin vers les toilettes, et ce afin de limiter les risques de
chute. C’est en effet une cause très fré-quente de la détérioration de l’état de
santé, une chute

évitée

permet

d’économiser

jusqu’à

8 000 euros pour la collectivité. À ce dispositif s’ajoutent des capteurs ayant


pour but de prévenir les aidants en cas de problème dans la maison ou pour
contrôler la température à distance en période de canicule… D’après
certaines projections, la 110

La santé pour tous démographie européenne sera la même, d’ici vingt ans,
que celle de la Creuse ! Une bonne raison pour Guéret de prendre un temps
d’avance et de devenir une véritable référence dans le domaine de la
dépendance ! Éric, lui, ne souhaite pas s’arrêter là. Son nouveau projet : faire
de la Creuse le territoire d’expérimentation pour le can-nabis à usage
thérapeutique, la France ayant beaucoup de retard en la matière sur ses
voisins européens qui, pour beaucoup, ont déjà reconnu ses effets positifs
contre la douleur…

**

La ruralité et les petites villes seraient-elles promises au déclin et aux


poubelles de l’histoire ? Je pense le contraire : elles constituent à bien des
égards notre avenir. Ce sont les territoires qui reprennent à leur compte les
promesses non tenues de la grande ville, et attirent les déçus du tout-urbain.
Avec l’aide du numérique, des nouvelles mobilités, d’une nouvelle civilité.
Tout confondu, le « panier de services » est certes moins fourni dans les
petites villes et les campagnes que dans les grandes villes, mais il se 111

Le bonheur est dans le village répartit autrement, en suivant d’autres priorités


: le coût d’un hébergement en EHPAD est par exemple nettement inférieur à
son équivalent en ville, le taux d’encadrement des écoliers et collé-giens est
en moyenne bien meilleur.

Évidemment, comme l’explique Éric, il ne faut pas cesser de se battre quand


on vit en milieu rural pour avoir les mêmes moyens que dans les métropoles.
Si l’on prend un domaine aussi sensible et fondamental que la santé, on
constate globalement une désertification médicale importante dans les
territoires. Certaines régions comptent moins de cinq médecins généralistes
pour 10 000 habitants.

Selon le ministère de la Santé, il manque des médecins dans plus de 11 000


communes en France, soit près d’une sur trois ! Un médecin généraliste sur
deux a déjà plus de 60 ans et certaines communes n’hésitent pas à attirer des
médecins des pays de l’Est pour répondre aux carences de l’offre de soin sur
les territoires ruraux. Mais attention à la caricature, car même l’Île-de-France
est confrontée à cette sous-densité médicale…

Pour Éric, la santé tout au long de la vie est plus qu’un enjeu de politique
publique, elle est devenue dans nos sociétés vieillissantes une véritable
valeur.

112

La santé pour tous L’offre de santé est un critère décisif dans le choix
d’installation, que l’on soit un jeune actif, une famille avec enfants ou un
couple de retraités.

Personne ne veut prendre le risque d’aller s’installer quelque part où il ne


peut se faire soigner. Surtout dans les périodes de pandémie et d’incertitude
que nous connaissons. Les réponses que nous réussi-rons collectivement à
apporter à cet enjeu seront déterminantes pour l’avenir des territoires ! C’est
un prérequis incontestable, une priorité absolue.
Au-delà des effets néfastes du numérus clausus, il faut prendre le problème à
la racine, et commencer par s’interroger sur le manque d’attractivité des
territoires pour les internes en médecine, futurs médecins. Force est de
constater que des solutions existent, même si elles nécessitent un vrai
volontarisme.

À Joigny, dans l’Yonne, la commune a par exemple mis en place une


politique proactive pour offrir des logements collectifs aux internes poursui-
vant leurs études dans les maisons de santé de ce territoire rural. Ces «
maisons des internes » permettent de lutter contre l’isolement. Cet accueil va
de pair avec d’autres avantages comme des tarifs d’accès avantageux aux
équipements de la ville (médiathèque, piscine, cinéma…). L’idée est bien 113

Le bonheur est dans le village évidemment de faciliter la vie très remplie de


ces étudiants, mais surtout de les retenir pour qu’ils s’établissent dans la ville
ou le département.

Que ce soit en Aveyron, dans l’Yonne ou dans la Creuse, certains territoires


réussissent à tirer leur épingle du jeu, au prix certes de nombreux efforts.

Cela démontre une nouvelle fois que rien n’est inéluctable et que la ruralité
n’est pas inexorablement condamnée. Et qu’elle peut même être un vivier
d’innovation, comme le montre l’exemple de Guéret.

Des perspectives d’avenir pour la jeunesse Salomé, Neure, Allier (182


habitants) Salomé a grandi au milieu des champs, à Neure, un hameau de
l’Allier. Elle se souvient avec émotion de cette enfance de balades en forêt et
de bai-gnades dans les étangs. La famille de comédiens finira par déménager
dans la Nièvre pour se rapprocher d’un lycée à Nevers. Elle se rappelle bien
de son quotidien de lycéenne vivant à la campagne, le ramassage scolaire aux
aurores, l’étude le soir…

À 18 ans, Salomé décide de gagner Paris pour ses études, malgré le


scepticisme de ses professeurs qui l’auraient plus volontiers envoyée à Dijon
ou à Clermont-Ferrand.

Salomé a galéré, mais elle finit par faire de brillantes études. Elle décide alors
de créer l’association Chemins d’avenirs, pour aider les jeunes issus de
milieux ruraux qui, comme elle à son 115

Le bonheur est dans le village époque, cherchent des perspectives d’avenir


près de chez eux ou ailleurs. En effet, la poursuite des études supérieures
chez les jeunes en milieu rural, qui concerne quasiment un quart des jeunes
Français, constitue encore une vraie difficulté. Les obstacles personnels qu’ils
rencontrent sont en réalité des obstacles structurels : manque d’information,
autocensure, manque d’opportunités économiques et culturelles, assignation à
résidence… Leur orien-tation s’avère souvent plus subie que voulue, indé-
pendamment de leur potentiel.

L’association place l’élève au cœur de son action et s’attache à créer un


écosystème de réussite autour de chaque filleul, associant famille,
professeurs, psychologues de l’Éducation nationale, entreprises et
associations. Le but est que chaque jeune puisse façonner lui-même son
parcours aca-démique et professionnel en fonction de ses envies et de ses
capacités. Durant la période de la crise sanitaire de la Covid-19, Salomé a
constaté que sept filleuls sur dix des Chemins d’avenirs ont subi la fracture
numérique. Une fois encore, les politiques de soutien se sont concentrées sur
les zones urbaines, mais les jeunes ruraux ont été aussi tou-chés par la crise,
sinon plus, que les jeunes urbains.

La crise et ses incertitudes font peser sur les 116

Des perspectives d’avenir pour la jeunesse familles le choix de la sécurité, et


donc celui de la proximité, réduisant encore un peu plus leur horizon.
Contraints de partir pour réussir, mais en même temps non autorisés à partir
car incités par le discours ambiant à « s’engager pour leur territoire », ces
jeunes se retrouvent face à un double discours culpabilisant.

**

Il est indispensable de dépasser les craintes et les préjugés sur le milieu rural.
Et ça commence dès aujourd’hui. Si je défends l’idée qu’il faut attirer les
urbains dans le monde rural, le rendre attractif, inverser le solde
démographique, il ne faut pas oublier ceux qui sont nés là-bas. C’est le
constat de Salomé et c’est une priorité. À quoi bon attirer des urbains quand
on est déjà incapable d’offrir un avenir à ceux qui grandissent dans ces
territoires !

L’injonction à l’ouverture et à la tolérance par les élites économiques et


politiques devient inau-dible. Facile de s’offusquer du racisme du haut de son
duplex cossu en centre-ville ! Un « séparatisme social » s’est ainsi mis en
place, car le refus de la mixité fait école et se répand dans toutes les classes
117

Le bonheur est dans le village sociales 1. Les classes populaires sont les
seules à prendre réellement en charge, pour le meilleur ou pour le pire, les
tensions réelles induites par la mixité sociale et ethnique, par les flux de
personnes et de marchandises de la mondialisation 2.

Le phénomène n’est pas propre à la France, il est propre à toute population en


situation d’insécurité culturelle, dans la crainte de devenir minoritaire, qu’il
s’agisse de Français devant des immigrés du Maghreb ou d’Algériens devant
des immigrés chinois. J’ai toujours trouvé stupide de diaboliser des

« racistes » et des « fachos » qui composeraient les classes populaires.

Il s’agit plutôt pour moi de comprendre comment, dans certaines


circonstances, les individus n’ont plus d’autre choix que de désigner un bouc
émissaire. De comprendre les effets délétères d’un double discours d’élites
sociales qui, elles, ont les moyens d’une exterritorialité résidentielle,
professionnelle et bien souvent fiscale. Comme le for-mulait le sociologue
Zygmunt Bauman : « Le 1. Voir à ce sujet É. Maurin, Le Ghetto français,
Seuil, 2004.

2. C. Guilluy, No Society, La fin de la classe moyenne occidentale,


Flammarion, 2018, coll. « Champs », 2019.

118

Des perspectives d’avenir pour la jeunesse métissage culturel des mondiaux


est sans doute une expérience créative et émancipatrice, ce qui est rarement le
cas de l’impuissance culturelle des locaux ; une inclination compréhensible,
mais malheureuse, des premiers les conduit à confondre les deux expériences,
et à présenter leur propre

“conscience déformée” comme une preuve de l’inaptitude mentale des


seconds 1. »

J’ai été agréablement surpris de voir que certains territoires ruraux ont réussi
à prendre le contre-pied de cette tentation de repli, notamment pendant la
crise des migrants. De nombreux villages d’Auvergne se sont ainsi portés
volontaires pour accueillir chaque année des migrants venus de Syrie,
d’Éthiopie, d’Afghanistan… Si les réactions étaient

farouchement

opposées

au

départ,

aujourd’hui des écoles ont pu rouvrir et des aventures humaines ont vu le


jour. La preuve en est que nos campagnes savent aussi donner l’exemple et
faire fi des préjugés.

1. Ceci rejoint les analyses du journaliste anglais David Goodhart dans Les
Deux Clans, Les Arènes, 2019.

PRÉSERVER L’ENVIRONNEMENT

« La nature est éternellement jeune, belle et généreuse. Elle possède le secret


du bonheur, et nul n’a su le lui ravir. »

George SAND

Reprendre son indépendance énergétique Anna, Séné, Morbihan (8 943


habitants) Anna vit à Séné, une commune idéalement située dans le golfe du
Morbihan. Comme s’en amusent ses habitants, il pleuvrait tout le temps en
Bretagne sauf dans le golfe ! À l’abri des vents de nord-ouest, à l’origine du
fameux crachin breton, Séné bénéficierait d’un microclimat qui lui offre
autant d’heures d’ensoleillement annuel que des villes comme Toulouse ou
Bordeaux ! Anna fait partie de ces citoyens engagés, fortement sensibili-sés
lors de la COP21 de 2015. Elle a choisi de participer à des ateliers organisés
par une association locale du pays de Vannes pour réfléchir à son tour aux
grands défis énergétiques de notre siècle.

Pris par l’engouement général, les appétits se sont aiguisés. Anna et ses
camarades ont eu envie de passer à l’étape suivante, celle de l’action. Avec
123

Le bonheur est dans le village du soleil toute l’année et des citoyens motivés,
pourquoi ne pas devenir producteur d’énergies renouvelables ? D’autant plus
que la mairie a des toits communaux qu’elle est prête à mettre à disposition.
Luc, le maire de l’époque, se montre vite intéressé pour soutenir le projet.
Ainsi naquit Sén’helios, une coopérative de citoyens ouverte à tous ceux qui
partagent cette belle ambition.

Chaque habitant a la capacité à travers ce projet d’apporter sa part, même


modeste, à la lutte contre le réchauffement climatique.

Sén’helios compte aujourd’hui 183 coopérateurs qui ont financé les


installations. Les deux tiers sont des habitants de la commune. Tout le monde
peut souscrire une action d’une valeur minimale de 100 €. Et personne ne
peut détenir plus de 10 %

du capital. Les associés ont chacun une voix, qu’importe le montant de la


participation au capital. Anna est la présidente de l’organisation qui compte
une quinzaine de membres dans son comité de gestion, une gouvernance à la
fois démocratique et citoyenne. L’ambition d’Anna est aujourd’hui de
développer d’autres installations bien sûr, mais aussi d’être un phare pour
tous ceux qui souhaitent entreprendre une démarche d’économie d’énergie et
de développement d’énergies 124

Reprendre son indépendance énergétique renouvelables. Elle aide


notamment l’association du village voisin d’Arradon à concrétiser leur projet.
Car pour elle, même sans connaissance technique, tout le monde peut créer
un projet comme celui-là !
**

Les énergies renouvelables ont le vent en poupe.

Comme de plus en plus de citoyens, Anna et ses amis ont eu envie d’en
produire. Pour eux-mêmes, pour leurs enfants. On sait pourquoi : notre
espèce, plus que notre planète, est menacée par un réchauffement de
l’atmosphère sans précédent. La hausse de 2 voire de 4 °C qui nous attend
pourrait être dramatique. Elle sera très inégale, selon les régions du monde
concernées. Certaines connaîtront des températures avoisinant les 50 °C, seuil
auquel la vie sociale s’arrête. Confinement obligatoire pour cause de chaleur
insupportable. Elle s’accompagnera d’événements extrêmes, inondations,
tornades, raz-de-marée, incendies géants comme en Australie lors de l’été
2020. Sans parler des impacts majeurs sur la biodiversité, la baisse de
rendement des cultures ou les nouvelles épidémies. Nous ne pourrons nous
125

Le bonheur est dans le village en sortir en achetant des climatiseurs : chacun


peut comprendre que la chaleur qu’il évite dans sa chambre est rejetée dans
l’espace public. La climatisation est le symbole même d’une fausse solution
qui aggrave le problème initial.

Ce réchauffement, nous en sommes respon-sables. Nous le savons désormais.


Pour respecter l’accord de Paris et limiter la hausse à 1,5 °C, il faudrait
baisser nos émissions de 7,5 % chaque année. Autrement dit, l’équivalent
d’un confinement mondial tous les ans ! On mesure l’inimaginable effort à
fournir.

Pendant ce temps, le mix énergétique mondial, c’est-à-dire l’ensemble de nos


sources d’énergie, reste composé à plus de 80 % d’énergies fossiles (pétrole,
gaz, charbon) depuis des décennies. Et l’énergie sous toutes ses formes
(transports, industrie, bâtiments, production d’électricité) est responsable de
près des trois quarts des émissions de gaz à effet de serre. Une fois retiré le
nucléaire, les énergies renouvelables ne sont en réalité que de jolies énergies
d’appoint. Bien sûr, leurs capacités augmentent, mais celles des énergies
fossiles aussi.
D’innombrables centrales au charbon sont programmées en Inde, en Chine ou
en Afrique.

Résultat, la proportion ne bouge pas. Il est bien 126

Reprendre son indépendance énergétique égal à l’atmosphère de savoir que


nous développons des énergies propres si parallèlement elle reçoit toujours
plus de gaz à effet de serre.

Dans une telle urgence, je suis intimement convaincu que les territoires hors
des villes ont un rôle crucial à jouer. Tout simplement parce qu’ils disposent
de l’espace nécessaire. Le solaire, l’hydrau-lique et l’éolien sont certes
propres, mais très gour-mands en espace, et ils viennent concurrencer les
zones habitables, les cultures ou les paysages.

En ville, l’espace est rare et cher, les toitures sont plus petites, moins
accessibles, des zones patrimo-niales sont intouchables. Et en dehors du
symbole, on ne se voit pas installer une éolienne place de la Concorde ou une
centrale géothermique au centre de Bordeaux !

Par ailleurs, à cause de leur bâti en hauteur, les villes sont des îlots de
chaleur, avec une différence allant jusqu’à 5 °C par rapport à une zone rurale.

Or peu de gens savent que les panneaux solaires profitent certes de


l’ensoleillement, mais pas de la chaleur. Plus la température monte, moins les
cel-lules sont efficaces ! Plus généralement, toute production d’énergie crée
de la chaleur résiduelle.

Chercher des capacités d’énergies renouvelables significatives au cœur des


villes est un non-sens.

Produire une énergie renouvelable Jean-Claude, Luc-sur-Aude, Aude

(229 habitants)

Jean-Claude est maire de Luc-sur-Aude, un petit village de quelque 200


âmes, niché dans un coin de garrigue, entre mer et montagne. Originaire du
Tarn, ce titulaire d’un DEA en écologie a repris une exploitation agricole
dans les années 1980. Il a été très bien accueilli, sur un territoire qui a connu
un exode rural dévastateur. Dans ce pays de vent et de soleil, nombreuses ont
été les propositions des grands groupes énergétiques pour y développer des
projets d’énergie renouvelable. Mais à moins de 30 hectares, ça ne les
intéresse pas, et l’impact environnemental pour une petite commune comme
celle-là serait trop important. À une dizaine de kilomètres, on trouve par
ailleurs un grand parc éolien.

Et ça non plus, Jean-Claude n’en veut pas.

129

Le bonheur est dans le village Par le biais d’un appel à projet de la région
Languedoc-Roussillon, aujourd’hui Occitanie, la commune postule pour la
création d’un parc solaire à taille humaine, à la dimension du village.

L’idée est simplement d’être autonome en énergie, de couvrir la


consommation de Luc-sur-Aude. Un projet par et pour ses habitants. C’est
ainsi que naît 1,2,3 Soleil, le premier parc solaire citoyen français construit
grâce au financement participatif. En effet, outre le soutien de la Région,
Jean-Claude a fait appel à ses administrés pour financer le reste. Au début
c’était compliqué, il a fallu expliquer le projet à chaque famille. Mais en pays
cathare, on est souvent ouvert aux idées nouvelles.

Alors quand est venu le jour de la souscription, on faisait la queue devant la


mairie ! 270 000 euros ont été levés auprès de 287 particuliers. Le plus jeune
contributeur avait 11 ans, Zacharie : il a lui aussi cassé sa tirelire.

Les habitants sont donc devenus actionnaires de leur parc photovoltaïque


exposé plein sud sur un bout de garrigue en haut du village. La rentabilité est
aujourd’hui estimée entre 5 à 7 % annuelle-ment, ce qui est très intéressant
pour une épargne locale généralement peu utilisée et mal rémunérée.

Et beaucoup mieux qu’un Livret A ! En l’absence 130

Produire une énergie renouvelable d’un nouvel acheteur, la mairie se porte


par ailleurs acquéreuse des parts d’actionnaires qui souhaiteraient vendre.
Luc-sur-Aude est désormais producteur en énergie. Une énergie propre. Mais
que ce fut dur, se souvient Jean-Claude, les freins adminis-tratifs sont encore
bien nombreux et les résistances des grands groupes énergétiques si
disproportionnées !

**

Ce que Jean-Claude et ses administrés ont réussi à faire, n’importe quel


village peut le réussir à force de ténacité. Pourtant, nous semblons persuadés
que l’énergie, ce n’est pas notre affaire. Les pétro-liers, les gaziers, les
électriciens, les constructeurs de réseaux s’en occupent pour nous. De tita-
nesques usines à gaz, des gisements à l’autre bout du monde, des milliers de
kilomètres de pylônes et de pipelines feront tourner la voiture, s’allumer le
salon et bouillir l’eau des pâtes. Promus par les mêmes géants de l’énergie,
l’éolien ou le solaire industriels nous infantilisent de la même manière.

Ils nous mettent à distance et nous déresponsabi-lisent sur une question qui
devient de plus en plus 131

Le bonheur est dans le village vitale pour l’humanité. Il se pourrait bien


qu’une page se tourne, si nous le souhaitons, et que l’énergie revienne entre
les mains des habitants et des territoires. Comme le démontrent nos voisins
européens.

En France, moins de 1 % des projets d’énergies renouvelables sont réalisés en


financement participatif, pourcentage qui s’élève à 50 % aux Pays-Bas !

Les coopératives et citoyens allemands représentent la moitié des capacités


électriques renouvelables du pays, ce qui faisait d’eux le 14e plus gros
producteur d’électricité en Europe en 2016 1 !

Ces énergies sont des énergies de flux, pas de stock. Des énergies issues
d’espaces ouverts accessibles à tous, pas des poches de gaz ou de pétrole
enfouies à des milliers de mètres d’eau ou de terre.

Des énergies conviviales, propres et sans risques, sans matières


inflammables, combustibles radioactifs ou futures marées noires. Des
énergies omni-présentes, pas des énergies concentrées au fond de la mer ou
d’une mine.

Leur format même invite à une transparence et à une réappropriation par les
citoyens, les communes et les régions. Toutes les innovations et les 1. The
European Energy Atlas 2018, Heinrich Böll Stiftung.

132

Produire une énergie renouvelable infrastructures sont à la portée de petits


collectifs décentralisés et autonomes. Il s’agit donc bien d’une
réindustrialisation, mais diffuse et à la portée de toutes les initiatives, qu’elles
soient citoyennes ou institutionnelles. C’est une révolution dans le domaine
de l’énergie, jusqu’ici industrie à haute intensité capitalistique, à forte
expertise et apanage des multinationales ou des États.

On mesure la révolution qui s’annonce. La production d’énergie peut ne plus


être concentrée dans quelques centrales nucléaires ou thermiques, quelques
raffineries de gaz ou de pétrole, mais har-monieusement répartie sur tout le
territoire. Elle passe également aux mains de ceux qui habitent les territoires,
consommateurs aussi bien que producteurs. L’énergie est relocalisée, aussi
bien dans sa production que dans sa consommation.

À mesure que nous diminuerons notre dépendance aux énergies fossiles


importées, non seulement nous ferons baisser considérablement les émissions
de gaz à effet de serre, mais je suis persuadé que la question de l’énergie
redeviendra démocratique. Autrement dit, appropriable par les citoyens, sur
tout le territoire, sans distinction.

Ces initiatives fonctionnent d’abord à une petite échelle, celle des villages et
des petites villes qui 133

Le bonheur est dans le village ont de l’espace et de faibles besoins, mais


beaucoup moins dans une métropole où les consommations et le bâti sont tels
qu’il faut de l’expertise et des capitaux qui dépassent les compétences et les
moyens de simples citoyens (notamment pour les réseaux de froid et de
chaleur qui supposent de grosses infrastructures).
Mais les ponts se construisent, et les grandes agglomérations profiteront de
l’expérience acquise dans les régions. De nouvelles coopérations sont
nécessaires entre l’échelon local, laboratoire d’innovations, et celui, plus
global, qui pourra contribuer à essaimer les expérimentations couronnées de
succès.

Se créer un revenu en luttant contre le réchauffement climatique Pierre,


Lacapelle-Marival,

Lot (1 287 habitants)

Pierre est agriculteur dans le Lot, une histoire de famille. Niché sur les
hauteurs du piémont du Massif central, son hameau, il le partage avec ses
deux fils récemment installés. L’histoire de sa région, le pays de Figeac, c’est
celle d’un territoire rural enclavé, qui a subi de plein fouet l’ouverture des
marchés des productions agricoles basiques.

Beaucoup de jeunes sont partis, faute d’opportunités et de perspectives. Alors


ceux qui sont restés, les agriculteurs du pays de Figeac, se sont serré les
coudes et se sont appuyés sur ce qui faisait leur richesse : leur identité et leur
terroir.

Née dans les années 1980, l’aventure de la coopérative agricole Fermes de


Figeac commence, 135

Le bonheur est dans le village pour mutualiser les outils et les engrais
agricoles, sous l’enseigne Gamm Vert. Mais cela ne suffit pas.

Pour apporter des compléments de revenus aux agriculteurs, la coopérative se


lance dans la production d’énergie. Pierre et ses collègues se réunissent pour
créer une structure permettant l’utilisation des toitures et des terrains afin d’y
construire un parc éolien et photovoltaïque. Deux cent quatre-vingt-quatre
agriculteurs-producteurs et 528 bâtiments agricoles sont ainsi mobilisés. Un
projet d’ampleur qui a en bonne partie été financé par de l’épargne locale, via
de nombreuses réunions « tup-perwatt » ! La coopérative accompagne les
agriculteurs

pour
tout

l’aspect

technique,

des

ingénieurs contrôlent en direct la production de toutes les exploitations. Avec


d’excellents rendements des installations, la production d’énergie est
revendue aux grands opérateurs et représente une part non négligeable du
revenu des agriculteurs !

Sur l’exploitation de Pierre, ses belles vaches laitières sont bien à l’abri dans
un hangar couvert de panneaux solaires. De là, elles assistent, stoïques, à
l’agitation causée par la construction d’un métha-niseur. Ce procédé, qui
consiste à utiliser la matière organique (principalement le lisier agricole) pour
produire de l’énergie, est un des nouveaux projets 136

Se créer un revenu en luttant contre le réchauffement…

développés par la coopérative. Pierre en est convaincu, il est indispensable de


participer à un développement durable au service de tous. Et non au détriment
de ceux qui vivent de leur travail ! Les agriculteurs ont un rôle primordial à
jouer dans l’écriture de ce nouveau récit.

**

Pour moi, l’aventure de Pierre et de ses collègues démontre que l’isolement et


l’enclavement ne sont que dans les têtes. L’espace isole, mais il relie aussi.

La terre est une ressource incomparable. La plupart du temps, on ne voit que


le substrat agricole qui met en concurrence, mais on oublie le vent, le soleil,
le bois, la biomasse qui autonomisent. Une identité peut se retrouver, se
renouveler, en se diversifiant sans cesse, et cela sans aucun soutien venu d’en
haut. Un tel développement endogène n’est ni prévisible ni paramétrable, il se
soustrait largement aux soubresauts d’une économie mondialisée. Telle est la
richesse des territoires.

Le paysan du futur sera donc aussi un producteur d’énergie. Pour lui-même,


pour les autres.

Avec des éoliennes terrestres, des panneaux solaires 137

Le bonheur est dans le village sur les toitures de sa maison, de ses élevages
ou de ses granges, ou en plein champ, à claire-voie au-dessus des cultures ou
des élevages ; avec le solaire thermique qui lui fournira de l’eau chaude
sanitaire ; avec la méthanisation qui lui permet de transformer ses déchets en
ressources et de produire du biogaz.

Comme dans le pays de Figeac, l’agriculteur verra ses missions se multiplier,


ainsi que son utilité sociale. Actuellement, les exploitations agricoles
françaises contribuent déjà à 20 % de la production d’énergies renouvelables.
Les grands espaces deviennent donc une source d’énergie. Et qui dit source
d’énergie dit source d’emplois, de compétences, de revenus, de richesses
pour les territoires.

Oui, le pétrole est bien dans le pré !

En France, nous avons misé sur le nucléaire.

Quoi qu’on en pense, l’énergie nucléaire est l’emblème d’un système


technique qui ne pourra jamais être approprié démocratiquement : il s’agit
d’une énergie non renouvelable, dont le combustible est importé, d’une
technologie de pointe, très coûteuse et complexe, avec des risques élevés à
chaque étape de la production (transport et préparation du combustible,
démarrage de la réaction, pilotage des réacteurs, retraitement et stockage des
138

Se créer un revenu en luttant contre le réchauffement…

déchets). Certes, les centrales nucléaires s’installent en zones rurales et


arrosent de subventions les collectivités aux alentours. Mais c’est l’exemple
type d’un développement exogène, qui crée une dépendance à une
monoactivité, sujette à une fermeture, à une faillite ou à une catastrophe.
Dans le cas tragique de Fukushima, il en coûtera finalement plus de 180
milliards d’euros au Japon, et le traitement des matériaux radioactifs prendra
plus de trente ans. Cent vingt mille personnes sont des réfugiés de l’intérieur
et la zone de contamina-tion représente 8 % du territoire japonais. De quoi
motiver la population pour trouver une alternative au nucléaire ! Des
initiatives de production d’énergies renouvelables se sont considérablement
multipliées sur l’archipel, notamment via la création de compagnies
énergétiques locales et de projets com-munautaires. Ce mouvement de
décentralisation est principalement porté par des acteurs locaux et des
municipalités engagés en faveur de la transition énergétique.

Les Japonais se sont fixé comme objectif de satis-faire la totalité de leurs


besoins énergétiques au moyen d’énergies renouvelables d’ici 2040.

La relocalisation s’opère ici à l’intérieur d’un même pays, en redonnant la


main à l’initiative 139

Le bonheur est dans le village locale, en cherchant une moindre dépendance


aux combustibles nucléaires. En faisant de nécessité vertu, le Japon est
devenu un des tout premiers producteurs de brevets liés aux énergies
renouvelables et à l’efficacité énergétique…

Je crois beaucoup à ces modèles, que nous nous devons de généraliser en


France. Nos agriculteurs ont une place centrale à jouer dans ces dispositifs.

Ce que fait Pierre et sa coopérative est la preuve qu’il est possible de


généraliser rapidement la production d’énergie par les exploitants agricoles
sur des surfaces non négligeables, et ainsi contribuer dans le même temps à
leur offrir un revenu décent.

Préserver la biodiversité Philippe, Eurre, Drôme (1 334 habitants) Philippe


est originaire du nord de la France. Il en a gardé une légère inflexion dans le
phrasé, lui qui s’est installé il y a plus de dix ans dans la vallée de la Drôme.
Arrivé un peu par hasard, Philippe aime à raconter l’histoire fascinante de ce
territoire nourri par l’installation de nouveaux habitants.

Des Hollandais et des Suisses dans les années 1970


d’abord, un peu hippies, qui ont développé des petites entreprises autour des
plantes et des produits naturels. Tout s’est ensuite accéléré lorsque les
résidents ont pris conscience de la pollution de leur rivière surexploitée.

Ils décident alors de se réunir pour la protéger et faire de leur territoire un


pionnier du bio, dans le sens du grec ancien ( bios, la vie). Protéger la nature
et sa diversité. Associant trois communautés 141

Le bonheur est dans le village de communes, l’association Biovallée, dont


Philippe est aujourd’hui président, réunit les habitants, les élus et les acteurs
économiques du territoire. L’idée est de créer un véritable écosystème
vertueux. Les résultats sont impressionnants : près de 50 % des agriculteurs
sont en bio, 80 % des produits pour la restauration collective sont locaux, la
rénovation thermique des bâtiments publics et privés se fait à grande vitesse,
une ferme photovoltaïque locale est en développement pour couvrir
l’ensemble des besoins de la vallée, le volume de déchets achemi-nés en
centres de traitement va être divisé par deux d’ici 2025 et 2 500 emplois vont
être créés dans des écofilières.

Philippe a vu de nombreux néoruraux s’installer sur le territoire. Ils


participent à la vie locale et ont apporté leur expertise dans différents
domaines, contribuant ainsi à la dynamique globale. L’association La
Fabrique paysanne leur propose des espaces-tests agricoles : elle fournit
terres, matériels, formations et cadre juridique aux futurs agriculteurs pour
leur permettre de tester la faisabilité technique et économique de leurs
projets. Le centre Agribiodrôme, constitué d’ingénieurs agronomes,
accompagne quant à lui le changement des pratiques agricoles et
alimentaires. Il aide par 142

Préserver la biodiversité exemple les viticulteurs à préserver la biodiversité


dans leurs vignes ; 4 000 nichoirs à mésanges, chauves-souris et rapaces ont
été installés par les viticulteurs, car ces animaux sont redoutables contre les
insectes ravageurs et évitent le recours aux traitements chimiques.
D’innombrables initiatives constituent aujourd’hui le cœur battant de cette
inarrêtable saga.

**
*

Depuis au moins la Révolution française, le département, la région, le pays,


la communauté de communes se sont efforcés de trouver la bonne
appellation, le bon échelon, la bonne échelle pour gérer et dynamiser les
territoires. Les urgences de notre siècle exigent à présent de trouver un
ancrage plus résilient, plus en lien avec la nature, plus res-pectueux d’une
qualité de vie et d’une recherche de proximité. La biorégion est une piste
passion-nante et visionnaire, dont la Biovallée de la Drôme est la meilleure
incarnation française.

Inventer de nouvelles formes de coopération n’est pas qu’un défi technique,


écologique ou logistique.

C’est aussi un défi politique, mais attention à ne pas 143

Le bonheur est dans le village se tromper de combat. Car dans cette quête du
monde d’après, certains sont tentés de préserver l’environnement et la survie
de l’humanité en appelant au repli sur soi. Même dans la Drôme, les combats
politiques sont parfois très durs. Tout le monde n’est pas convaincu et les
affrontements idéologiques avec les conservateurs peuvent être violents.

Ainsi, des partisans d’un conservatisme teinté de vert lancent un appel à un


retour aux identités profondes, perdues ou diluées dans le melting-pot de la
mondialisation. Qu’il s’agisse de la langue, de l’alimentation, de la religion,
de la culture, des paysages, ils veulent revenir aux fondamentaux. La France
est présentée comme une terre de tradition chrétienne, avec ses produits du
terroir à défendre, ses paysages, ses œuvres d’art, ses modes de vie.

Elle devrait le rester ou le redevenir.

Dans cette perspective, le réchauffement climatique et les dérèglements


écologiques ne sont pas niés, bien au contraire. Ils apparaissent comme autant
de symptômes des excès du néolibéralisme mondialisé d’une part, du
progressisme individualiste d’autre part. Ces conservateurs de l’écologie se
distinguent en ce sens des libéraux climatosceptiques comme Donald Trump
ou Jair Bolsonaro, qui placent au-dessus de tout liberté d’entreprendre et
liberté individuelle.
144

Préserver la biodiversité Quoi qu’il se passe, l’Américain doit pouvoir


posséder des armes ou circuler dans le véhicule de son choix, le Brésilien doit
pouvoir raser des milliers d’hectares de l’Amazonie si cela favorise le
commerce extérieur. Ces deux dirigeants sont l’incarnation d’une génération
sur le départ, incapable de se remettre en cause tant elle a profité de la crise
environnementale et tant elle est liée aux lobbies du pétrole, de l’automobile
ou de l’agroalimentaire.

Les nouveaux conservateurs, au contraire, se recrutent chez les nouvelles


générations. Ils se targuent de faire de l’écologie un combat identitaire, et de
tirer toutes les leçons de la science en les appli-quant à la société. Ils parlent
d’une écologie « profonde » ou « intégrale ». Marion Maréchal ne disait pas
autre chose en 2019 : face au « grand épuisement écologique », il faut
soutenir que « l’écologie est en réalité un conservatisme. Préserver des
paysages, préserver des terroirs, préserver des modes d’alimentation, tout ceci
en réalité est un combat identitaire ».

D’un glissement sémantique à l’autre, cette écologie conservatrice a tôt fait


de réactiver des démons bien connus. La protection devient le nouvel alibi de
l’exclusion. La préservation de la nature devient un prétexte rêvé pour
montrer du doigt immigrés et réfugiés. Sous le prétendu amour des hommes
se 145

Le bonheur est dans le village cache la haine de tout horizon universel. Sous
le rejet du McDo, il y a la haine du kebab. Le « grand épuisement »
écologique est parallèle au « grand remplacement » de la civilisation
chrétienne par des populations immigrées, principalement de culture ou de
religion musulmanes.

De cette écologie des populations humaines n’est retenu que le concept de


préservation ou de conserva-tion. La science écologique montre au contraire
comment tout écosystème se nourrit d’équilibres complexes, de dynamismes
et d’apports de l’extérieur.

La permaculture en est l’exemple le plus probant. Par ailleurs, comme le


montre l’exemple de la vallée de la Drôme, ce sont les nouveaux arrivants,
dans leur diversité, dans ce qu’ils ont pu apporter de nouveau, en se
nourrissant mutuellement avec les savoir-faire locaux, qui ont permis de créer
innovation et dynamisme ! L’ouverture, la curiosité, l’échange sont les
secrets de fabrication de toutes les réussites présentées dans cet ouvrage !

Je suis intimement convaincu qu’une alternative est possible, qui bénéficie à


tous, et qui passe par des territoires redécouverts et revitalisés. Voilà le futur
que nous nous devons de construire pour nos enfants.

Construire une économie circulaire Salomé et Pierre, Beauzelle, Haute-


Garonne (6 202 habitants)

Salomé et Pierre, c’est l’histoire d’un couple qui veut changer le monde. Elle
est diplômée en sciences politiques, lui est ingénieur dans l’industrie
agroalimentaire. Par leurs expériences professionnelles et leurs voyages, ils
prennent conscience de l’immense quantité de déchets que nous produisons
quotidiennement, notamment du plastique, et de toutes ces ordures dont nous
encombrons les pays les plus pauvres… Fervents défenseurs du concept
d’économie circulaire, ils croient dur comme fer qu’il nous faut considérer
nos déchets comme des ressources, tout en gardant en tête que le meilleur
déchet est celui qu’on ne produit pas !

Ils lâchent tous les deux leur job en 2017 et décident alors de tenter
l’aventure entrepreneuriale.

147

Le bonheur est dans le village Pour faire changer les mentalités et les
habitudes de consommation, ils montent le Drive tout nu, le premier drive
alimentaire zéro déchet. Tous ceux qui habitent à la campagne, ou en
périphérie des villes, savent à quel point il est pratique de faire ses courses en
ligne et de passer prendre directement sa commande à la sortie de son travail
plutôt que de se perdre des heures dans les allées des hypermarchés. L’idée
de Salomé et Pierre est de proposer le même service, mais uniquement avec
des produits dans des emballages réutilisables (bocaux, sacs en toile). Les
clients n’ont qu’à rapporter les contenants et emballages réutilisables, qui
seront nettoyés et remis dans le circuit. Plus on en rapporte, plus on gagne de
bons d’achat pour ses futures emplettes.
Le concept fait fureur. Le premier drive ouvre à Beauzelle, près de Toulouse.
On y retrouve tous les produits nécessaires, la priorité étant donnée aux
producteurs qui sont dans un rayon de 100 kilomètres. Des produits en circuit
court donc, et majoritairement bio. Le plus intéressant, c’est que les prix sont
tout à fait compétitifs par rapport aux hypermarchés du coin, avec une qualité
de produits bien supérieure. Pourquoi ? Tout simplement parce que
l’emballage représente en général 10 à 148

Construire une économie circulaire 40 % du prix de ce que nous


consommons, et jusqu’à 80 % pour des produits comme le sucre ou la lessive
! Les franchises que sont en train d’ouvrir Salomé et Pierre ont de beaux
jours devant elles…

**

Un des éléments justifiant le développement des métropoles serait leur vertu


écologique. On trouve ainsi de nombreux éloges de la « ville dense » opposée
à la ruralité ou au périurbain, ces beaufs avec leur pavillon ! C’est
précisément là que Salomé et Pierre ont voulu s’installer, bien conscients des
opportunités offertes dans ces territoires peuplés d’habitants tout aussi
soucieux du réchauffement climatique contrairement aux idées reçues. Certes,
l’offre de transports en commun fait que les habitants des centres-villes
recourent beaucoup moins à la voiture individuelle : à Paris, moins de la
moitié des habitants disposent d’une voiture. De même, la densité
démographique fait que les économies d’échelle et le partage des réseaux
d’eau, d’électricité ou de communication sont optimaux.

Un raccordement unique suffit à alimenter des dizaines, voire des centaines


de foyers.

149

Le bonheur est dans le village Mais dans le même temps, le cœur de ces
métropoles est bien souvent pollué (à Paris, mais également à Lyon, Lille ou
Marseille) par le trafic de transit, les livraisons incessantes et les engorge-
ments des débuts et fins de journées. Cela rattrape largement la vertu des
transports publics. L’air dans certaines stations de métro parisiennes est
d’ailleurs plus pollué qu’à la surface.

Sur quelque 3 000 villes examinées dans le monde, plus de 64 % dépassent


les seuils de particules fines (PM 2,5) fixés par l’OMS 1. Près de 9 millions
de décès sont imputables chaque année à la pollution, soit davantage que le
paludisme, le tabagisme, le terrorisme, le sida ou… la Covid-19 2 ! Nous
faisons l’autruche comme rarement dans l’histoire de l’humanité.

Du fait de l’air pollué, du manque d’espace et de la moindre qualité de vie, le


Parisien ou le Lyonnais a d’autant plus tendance à voyager bien plus souvent
et bien plus loin, parfois à l’autre bout du 1. World Air Quality Report 2019,
IQAir.

2. Jos Lelieveld, Klaus Klingmüller, Andrea Pozzer, Ulrich Pöschl,


Mohammed Fnais, Andreas Daiber, Thomas Münzel, « Cardiovascular
disease burden from ambient air pollution in Europe reassessed using novel
hazard ratio functions », European Heart Journal, 12 mars 2019.

150

Construire une économie circulaire monde pour quelques jours. Ce qu’il


gagne en bilan écologique en tant que citadin, il le perd largement en tant que
nomade. La logique de ce relâ-chement est connue aussi sous l’appellation

« d’effet barbecue » : en disposant d’un jardin, l’habitant en milieu rural ou


périurbain n’éprouve pas autant que l’habitant de la ville compacte le besoin
de s’évader. Une telle approche relativise les performances écologiques du
citadin. Si les débats sont vifs à ce sujet 1, ils remettent en question la vision
binaire d’un citadin immanquablement vertueux et d’un rural forcément
pollueur.

De même, on soutient souvent que la ville dense est synonyme d’une


meilleure efficacité énergétique, l’habitat collectif mutualisant, par exemple,
l’isolation thermique. Cependant, la maison individuelle récente est bien plus
vertueuse que la plupart des immeubles haussmanniens en pierre de taille,
sans parler du petit immeuble populaire en 1. Voir notamment Sébastien
Munafò, Marc Pearce,
« Cadre de vie et mobilités de loisirs : une remise en question de la ville
compacte ? », Forum vies mobiles, 28 nov. 2016.

Consulté le 23 octobre 2020, avec deux points de vue opposés. Cf. J.-P.
Orfeuil, D. Soleyret, (2002). « Quelles inter-actions entre les marchés de la
mobilité à courte et longue distance ? » Recherche Transport Sécurité no 76,
p. 208-221.

151

Le bonheur est dans le village briques. Elle se prête davantage à la pose de


panneaux photovoltaïques, à l’installation de solaire thermique, d’une pompe
à chaleur ou d’une isolation par l’extérieur.

Enfin le spectre de l’artificialisation des terres, souvent invoqué pour dénigrer


l’étalement urbain, est à relativiser, surtout en France : pour Éric Charmes, «
même si tous les ménages s’installaient dans une maison individuelle sur une
parcelle de 1 000 m², la France resterait vierge de toute urbanisation à près de
90 % (y compris en tenant compte de l’artificialisation due aux
infrastructures de transports, aux commerces ou aux entreprises).

La réalité est que la France dispose de place pour l’extension des villes ».
Sans compter les maisons aujourd’hui abandonnées et qui ne demandent qu’à
être rénovées.

Je ne nie néanmoins pas le véritable problème de l’étalement urbain, qui est


son développement anarchique et monotone. Ces plaies sont connues :
émiettement, laideur des sorties de ville, atteintes à la biodiversité, conflits
d’usage avec l’agriculture, éloignement du lieu de travail, pollution des
transports. Mais cette anarchie n’est pas une fatalité, elle n’est pas inhérente
au projet d’habiter à la campagne. Elle est plutôt la conséquence de pouvoirs
152

Construire une économie circulaire trop larges accordés aux municipalités en


matière de permis de construire : en Allemagne ou au Royaume-Uni, la
décision revient à un niveau bien supérieur dans l’aménagement du territoire,
ce qui permet de concilier habitat peu dense et mutualisation des
équipements. L’émiettement urbain est d’abord un émiettement de la décision
urbaine.

Si l’on inclut toutes leurs consommations, les villes sont à l’origine de


l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre par habitant à l’échelle
mondiale. Les 79 plus grandes villes du monde sont à l’origine de 70 % des
émissions de gaz à effet de serre si l’on prend en compte l’empreinte carbone
de leur production et de leur consommation 1, alors qu’elles ne représentent
pas même la moitié de l’humanité. Le mode de vie « mutualisé » du citadin
pèse peu comparé à l’intensité carbone de ses consommations collectives et
individuelles, surtout, comme toujours, dans les villes d’Europe et
d’Amérique du Nord. Et on ne parle pas des moyens de transport alternatifs
comme l’hélicop-tère, qui se répandent dans les mégapoles sud-américaines
les plus engorgées et sont destinés aux plus riches. Le défi que se sont lancés
Salomé et Pierre 1. C40 Cities : www.c40.org/research 153

Le bonheur est dans le village vise justement à offrir de vraies solutions


concrètes pour permettre de construire une économie circulaire dans les
territoires ruraux ou périurbains. Ces derniers se retrouvent ainsi à la pointe
de cette économie émergente et si indispensable.

NOURRIR LA PLANÈTE

« Il est démontré par l’expérience des siècles, que dans la condition


d’agriculteur, l’homme conserve une âme plus simple, plus pure, plus belle et
plus noble. »

Nicolas GOGOL

Pour une alimentation saine et de qualité

Audrey, La Boissière-École, Yvelines (765 habitants)

Audrey est une petite-fille d’agriculteurs née à Niort. Diplômée d’une école
de commerce, elle a connu de près les puissants de ce monde, les ors de la
République et les graviers qui crissent. Audrey a pris part au mouvement En
Marche dès ses débuts, et est devenue la première conseillère Agriculture du
président de la République Emmanuel Macron.
Auparavant, elle avait bourlingué à travers le monde, via les différents postes
qu’elle a occupés chez Baron de Rothschild, Bic, Heineken, avant de devenir
déléguée générale de l’association Vins et Société, le lobby qui défend les
intérêts des vignerons.

Après ces deux années au plus haut niveau, pal-pitantes à bien des égards,
Audrey avait envie de 157

Le bonheur est dans le village passer à autre chose. Elle voulait être
davantage dans l’action. Elle a donc racheté La Boissière, une exploitation
agricole de 600 hectares dans les Yvelines, en région parisienne. Audrey
souhaite prouver par l’exemple qu’il est possible d’innover dans le secteur
agricole, qu’une nouvelle page est en train de s’écrire. Elle crée donc une
ferme pilote à égale distance entre la grande exploitation intensive dopée aux
pesticides et aux engrais, et les petites surfaces de la permaculture dont le
modèle économique est encore fragile. Pour elle, une échelle intermédiaire
est souhaitable, respectueuse des sols, de l’environnement et des travailleurs.

Audrey veut démontrer qu’une autre agriculture est possible : la bataille des
prix a de moins en moins de sens. Il faut réinventer le métier d’agriculteur et
aller là où se crée le plus de valeur, c’est-à-dire dans la transformation de
produits agricoles.

C’est pour cela qu’en plus de la mise en culture, 50 hectares sont ouverts aux
expérimentations et 5 000 m2 de bâtiments utilisés pour former aux métiers
de l’agriculture de demain. L’objectif est à la fois d’aider des agriculteurs
déjà en exercice pour qu’ils repensent leur activité, mais aussi d’attirer des
néophytes pour leur offrir les bases nécessaires à une installation réussie !

158

Pour une alimentation saine et de qualité

**

On peut discuter longtemps de la nécessité de posséder un téléphone portable


dernier cri, pas du besoin de faire trois repas par jour. Si vous ne mangez pas
à votre faim, votre vie sera brève et pro-bablement violente. Il faut nourrir le
monde. Il faut produire toujours plus, comme nous l’avons fait
spectaculairement depuis les années 1950. Beaucoup de voix comme Audrey
s’élèvent pourtant pour changer nos modes de production au niveau mondial
et moins recourir aux engrais de synthèse, aux pesticides et aux insecticides,
ainsi qu’à l’élevage intensif.

Dans les pays riches, les produits bio connaissent une croissance
remarquable, même si l’agriculture biologique ne représente qu’une faible
fraction de la production : 7 % des surfaces cultivées en France contre 24 %
en Autriche, pays le plus avancé dans le domaine. Parfois cette croissance
peut se faire au prix d’un certain dumping écologique, car le bio peu cher est
le plus souvent importé et générateur d’émissions de gaz à effet de serre.
Vanter la banane bio de la République dominicaine plutôt que la banane
conventionnelle de Guadeloupe, c’est de plus oublier 159

Le bonheur est dans le village la faiblesse des contrôles et les conditions de


travail en Amérique centrale. Outre qu’il nuit à la productivité, le label bio
peut donc être un trompe-l’œil écologique et social qui ne se suffit pas à lui-
même.

Pourtant, je pense que nous n’avons pas d’autre choix. Bien des solutions du
XXe siècle ont été mises en œuvre sans qu’on puisse les réitérer indéfiniment
: les arbres ne grandissent pas jusqu’au ciel ! Les terres agricoles ne peuvent
indéfiniment être boostées par des engrais, on ne peut indéfiniment inonder la
nature d’herbicides ou de pesticides, à moins d’opter pour un environnement
sans oiseaux, sans insectes ni mammifères 1, ce qui est l’esquisse du monde
qui se prépare.

Sans que l’on s’en aperçoive, les recettes politiques et techniques de la


mondialisation ont depuis 1. Selon une étude parue dans la revue Biological
Conservation, 40 % des espèces d’insectes sont en déclin au niveau mondial :
en Allemagne, 75 % des insectes ont disparu dans les zones protégées : in
Clémentine Thiberge, « La disparition des insectes, un phénomène
dévastateur pour les écosystèmes », Le Monde, 13 février 2019.

Selon une étude du WWF, les populations de vertébrés ont diminué de 60 %


depuis 1970 in Pierre Le Hir, « Le déclin ininterrompu de la faune sauvage »,
Le Monde, 30 octobre 2018.

160

Pour une alimentation saine et de qualité longtemps atteint leur seuil de


contre-productivité : trop de division internationale du travail fragilise la
chaîne de valeur et la sécurité des approvisionne-ments, comme l’a montré la
crise du coronavirus.

Certes, les trente prochaines années, il va nous falloir trouver les moyens de
nourrir 3 milliards d’êtres humains en plus. Nous n’allons empêcher personne
de naître. Mais comment espérer réussir alors que le réchauffement global,
les sécheresses, les inondations, l’appauvrissement des sols font déjà baisser
le rendement des cultures vitales que sont le blé, le riz, le soja et le maïs ?

Nous avons largement dépassé le cadre écologique permettant aux ressources


qui nous font vivre de se régénérer, qu’il s’agisse de poissons, de terres, de
métaux, d’énergies fossiles ou de biodiversité 1. Nous sommes dans un
bateau magnifique, mais il n’y aura bientôt plus d’eau pour naviguer, plus
d’air à respirer.

1. Chaque année, le WWF et l’ONG Global Footprint Network calculent à


partir de 3 millions de données statis-tiques de deux cents pays le jour à partir
duquel l’empreinte écologique de l’humanité dépasse les biocapacités de la
planète et fait vivre ainsi nos économies « à crédit ». En 2019, ce jour était le
29 juillet. Voir : www.wwf.fr/jour-du-depassement

161

Le bonheur est dans le village En économie comme dans le réel, il y a des


dettes qui sont des investissements et qui préparent l’avenir, il y a des dettes
qui sont remboursables, il y a des dettes qui entraînent la faillite.
Aujourd’hui, la dette sociale et financière est inadmissible, la dette
écologique contractée à l’égard de la nature chaque jour peut nous être fatale.
L’urgence est, comme le fait Audrey à son échelle, d’inventer l’agriculture de
demain, respectueuse de l’environnement et à la hauteur des défis
démographiques qui nous attendent.
Donner un avenir au métier d’agriculteur Marc-Antoine et Grégoire, Ger,

Pyrénées-Atlantiques (1 899 habitants) C’est l’histoire d’une fratrie


d’agriculteurs qui a grandi dans le Gers, entre Tarbes et Pau. Marc-Antoine et
Grégoire, les deux aînés, se sont formés à l’école d’ingénieurs agronomes de
Purpan. À leur sortie d’école, chacun a choisi sa voie : pour Grégoire, une
expatriation à Singapour pour les études, puis en Australie où il rejoint un
club de footy, le football australien (un sport entre le football et le rugby très
populaire dans l’hémisphère Sud). Entre ses entraînements, Grégoire y crée
une entreprise pour développer une filière « luxe » de la viticulture
australienne. Quant à Marc-Antoine, qui jouera plus tard avec son frère en
équipe de France de footy, il sillonne les régions de France pour apprendre la
gestion des PME au sein de belles réussites, comme le Caviar de Neuvic.

163

Le bonheur est dans le village Attachés à leur territoire, ces deux marmules
décident pourtant de revenir dans la région qui les a vus naître. Une envie de
transmettre tout ce que la vie leur a apporté. La fratrie perpétue l’amour du
haricot tarbais, le produit noble du pays. Riche en protéines, le haricot
remplaçait autrefois la viande. L’une de leurs sœurs, Véréna, a repris
l’exploitation familiale. Les autres frères donnent des coups de main lors des
pics d’activités.

Grégoire et Marc-Antoine ont surtout voulu créer leur propre entreprise en


profitant des conseils avisés de leur père.

Leur but est d’apporter tout ce qu’ils ont appris à travers leurs études, leurs
voyages et leurs expériences aux agriculteurs de leur territoire. La maî-trise
des outils de gestion modernes est aujourd’hui indispensable pour repenser
nos modèles de production. Les deux frères savent à quel point leur région
regorge de produits d’exception. Mais rares sont ceux qui ont su structurer
leur filière et réussi à se faire connaître. Aujourd’hui, ils travaillent pour
l’AOC Porc noir de Bigorre, un jambon remarquable d’Occitanie qui n’a rien
à envier au pata negra espagnol. Grégoire et Marc-Antoine ont ainsi
entièrement revu les circuits de distribution, l’histoire et le marketing. Leur
credo : le monde 164
Donner un avenir au métier d’agriculteur agricole regorge d’opportunités
économiques qui ne demandent qu’à éclore !

**

Dans le monde rural, entre 2005 et 2016, le nombre d’exploitations agricoles


en Europe a diminué d’un quart 1. En France, le nombre de chefs
d’exploitation diminue de 2 % par an : une perte de 65 000 agriculteurs en
dix ans. Inverser la tendance, c’est tout le combat de Marc-Antoine et
Grégoire.

Les campagnes sont toujours plus vides et toujours plus uniformes, les
cultures toujours plus mécanisées et dominées par la chimie. Beaucoup
d’agriculteurs, qui n’arrivent plus à vivre de leur travail acharné, qui
souffrent de cancers professionnels, sont les premiers à remettre en cause les
certitudes de l’enseignement agronomique reçu durant leurs études.

1. « Farms and farmland in the European Union – statistics », Eurostats,


novembre 2018.

ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Farm
s_and_farmland_in_the_European_Union_-_statistics#Farms_in _2016

165

Le bonheur est dans le village La sécurité sanitaire et alimentaire apportée


historiquement par la mécanisation, les pesticides, les insecticides, les
engrais, la pêche industrielle et la déforestation est indéniable. Les moyens
employés ne sont malheureusement pas reconductibles. Si ce modèle nous a
libérés des malédictions du passé, il ne nous garantit en rien le futur…

Notre modèle d’agriculture intensive et d’alimentation de masse à bas prix


n’a été possible que grâce au soja transgénique que nous importons
d’Amérique du Sud pour nourrir notre bétail, ce même soja dont nous
refusons la culture en Europe. Même paradoxe pour l’huile de palme, que
nous importons de pays comme l’Indonésie où sa culture contribue
grandement à l’éradication de forêts primaires et à la perte de biodiversité. Il
est de peu d’utilité ensuite de vouloir réintroduire quelques ours ou quelques
loups dans nos montagnes pour se donner bonne conscience… Les dégâts
causés à la nature et aux espèces vivantes sont aussi réels et irréversibles là-
bas que sous nos latitudes.

À mes yeux, aucun métier n’est pourtant plus noble et plus vital que celui
d’agriculteur. Aucun n’a plus d’avenir. Lors du confinement, on a pu voir une
vraie ruée sur les « drive » fermiers, les 166

Donner un avenir au métier d’agriculteur petits producteurs… C’est que la


nourriture est à la fois une nécessité vitale et un plaisir infaillible, un repère
collectif, surtout en temps de crise. Et pourtant, peu de métiers ont été aussi
méprisés, dévoyés, laminés.

Je suis intimement convaincu que les enjeux écologiques et démographiques


qui nous attendent sont une formidable opportunité de réinventer l’agriculture
et le métier d’agriculteur. Les territoires ruraux vont être au cœur du
changement de paradigme que nous sommes si nombreux à attendre. Je suis
persuadé qu’il est temps de proposer un nouveau contrat social entre les
agriculteurs et la société. Que ce soit pour des questions énergétiques, de
protection de la biodiversité, d’alimentation, leur place est tout à fait centrale.
Encore faut-il que nous leur donnions les moyens de réussir et que nous leur
apportions les outils pour qu’ils puissent être à la hauteur de nos espérances,
à l’image du travail de Marc-Antoine et Grégoire !

Permettre aux agriculteurs de vivre dignement

Fabrice, Remouillé, Loire-Atlantique (1 862 habitants)

Fabrice a grandi dans le sud de Nantes, sur l’exploitation familiale. Il rêvait


alors d’une carrière de footballeur professionnel. Une vilaine blessure en a
pourtant décidé autrement. Un temps techni-cien en alimentation animale, il
sillonne les routes du département avant qu’un grave accident ne le fasse
réfléchir sur ses aspirations profondes. Il reprend alors avec son frère
l’exploitation de ses parents et se lance dans la production de lait. La crise
laitière, qui a vu le prix du lait dégringoler, est un coup dur pour Fabrice. Il se
bat pendant plusieurs mois auprès de différents syndicats, mais rien ne bouge.
Le prix du lait ne lui permet pas de vivre !

169

Le bonheur est dans le village Il décide alors de changer de modèle et de


créer En direct des éleveurs. L’idée est de développer un modèle
d’intégration verticale, où les éleveurs seraient présents sur l’ensemble de la
chaîne de valeur. Ainsi, outre la production du lait que d’habitude ils vendent
directement à des coopératives laitières pour des prix fixés par les marchés,
ils assurent directement la transformation, la valorisation et la vente du
produit. Fini donc les intermédiaires qui les exploitent ! Fabrice et ses
collègues doivent pour s’en défaire trouver plus de 8 millions d’euros pour
développer leur propre lai-terie. Le prix de la liberté. Ils en trouveront 1,6
million à travers le financement participatif !

Pour le packaging de son lait, là aussi Fabrice a su innover : il le conditionne


dans une poche souple, beaucoup plus légère et écologique que les bouteilles
de lait traditionnelles. Dans le Grand Ouest, plus de 600 grands magasins
l’ont déjà référencé. Un succès qui permet aux producteurs d’être beaucoup
mieux rémunérés pour leur travail. Ils arrivent ainsi à toucher un revenu
mensuel de 2 000 euros. Fabrice a réussi son pari : démontrer que l’on peut
vivre dignement du travail agricole, si tant est qu’on soit capable de casser les
codes !

170

Permettre aux agriculteurs de vivre dignement

**

L’histoire de Fabrice et de ses amis montre la capacité des producteurs à


s’autonomiser, à sortir de la division du travail (nationale ou internationale)
qui multiplie les intermédiaires jusqu’à vider de sens l’activité du premier
maillon de la chaîne. On connaît les abus de la grande distribution, qui ne
laisse aux éleveurs ou aux maraîchers qu’une part dérisoire du prix de vente.
Dans un pays qui se veut moderne comme la France, un agriculteur sur cinq
ne peut se verser un revenu ! Et quand il existe, il n’atteint même pas 1 400
euros par mois pour un travail acharné qui ne permet souvent pas de prendre
de congés !

Tous ont cru s’en sortir en faisant du volume, avec des marges toujours plus
réduites. Mais le volume ne change rien au rapport de force qui fait que le
transformateur et le distributeur continuent à s’octroyer la part du lion. En ne
faisant que produire, l’agriculteur se prive de l’essentiel de la valeur ajoutée.
Avec la mécanisation, il est à la portée de n’importe qui de produire du lait.
C’est dans la transformation et la valorisation (signes de qualité, labels…)
que l’on peut affirmer sa spécifi-cité et celle du territoire que l’on met en
valeur.

171

Le bonheur est dans le village Tout le monde peut produire du lait, seuls
quelques territoires peuvent produire du roquefort ou du rocamadour. Et
surtout du comté, véritable réussite des producteurs de lait dont les
coopératives fruitières ont créé une AOP puissante ! En arrêtant

les

productions

interchangeables

et

médiocres, on mettra un terme à la compétition stérile avec le fermier


roumain ou allemand.

C’est à ce niveau local que l’on trouvera les nouveaux avantages comparatifs,
au plus près des ressources d’une région ; pour poursuivre la lutte contre la
politique des prix bas, au détriment de ceux qui vivent de leur travail, ressort
honteux de la mondialisation.

Une grande partie de notre attachement à cette mondialisation tient à la


sécurité matérielle qu’elle a procurée à une grande partie de l’humanité
pendant quelques décennies. Inversement, une grande partie de la défiance
qu’elle suscite à présent tient aux injustices dans la répartition des richesses,
car l’homme ne se nourrit pas que de pain. L’homme est un animal social,
surtout quand il est éduqué et informé. Une grande partie de notre défiance
tient au sentiment de destruction de notre écosystème. De ce fait, la plupart
d’entre nous se tiennent quelque part entre confiance et défiance, 172

Permettre aux agriculteurs de vivre dignement à la fois séduits et révoltés. Et


nous continuons à ne pas imaginer un autre modèle de développement,
toujours en fonction d’un glorieux passé.

Cette dissonance, je me l’explique par ce que j’appelle « l’effet casino » :


chacun sait qu’à la fin c’est le gérant du casino qui gagne de l’argent plutôt
que les joueurs, mais chacun espère être l’exception qui tirera son épingle du
jeu. Il en va de même concernant la mondialisation : chacun sent bien qu’elle
érode les sociétés, qu’elle déstabi-lise les écosystèmes, qu’elle accroît les
inégalités, que l’on y perd inexorablement au profit de quelques-uns, mais
chacun dans le même temps espère se retrouver dans le petit club des
gagnants qui raflent la mise, grâce à un savant mélange de chance et de
mérite.

Nous sommes donc tous schizophrènes et victimes de biais cognitifs : il y a


en chacun de nous un salarié ayant peur de perdre son emploi, un citoyen
inquiet pour l’avenir de la planète et un consommateur à l’affût de la
prochaine promo-tion ! La perversité de cette situation est qu’elle fait peser
sur les seules épaules de l’individu des contradictions insurmontables. Voilà
une des sources profondes du malaise occidental : profiter de ce qui nous
nuit, jouir de ce qui nous blesse, 173

Le bonheur est dans le village dans un système de double ou de triple


contrainte qui de l’extérieur donne l’apparence d’une adhésion, alors qu’il
n’est qu’un pis-aller. Ce grand casino planétaire, le citoyen éclairé voudrait
ne pas y mettre les pieds, le travailleur souhaite ne pas trop y perdre, tandis
que le consommateur rêve de décrocher le gros lot. Comme l’a fait Fabrice, il
est grand temps de réécrire les règles du jeu !

Utiliser les nouvelles technologies pour créer l’agriculture de demain


Babacar, Saint-Germain-du-Teil, Lozère (863 habitants)
Fils d’un père artisan et d’une mère gérante de restaurant, Babacar a grandi
au nord de Toulouse.

Après des études d’ingénieur, il a vite trouvé un boulot dans l’aéronautique,


un quasi-passage obligé pour les natifs de la Ville rose. Rapidement, il ne
trouve pas autant de sens dans son travail que ce qu’il avait espéré. Le déclic
fut pour lui la naissance de son fils. Il a commencé à faire attention à ce qu’il
consommait, pour lui et pour son enfant.

Il voulait le meilleur, le local et le plus sain. Pour la viande, il n’a rien trouvé
qui lui permettait de consommer en circuits courts, et n’avait pas le temps de
faire les longues files d’attente chez son boucher de quartier.

175

Le bonheur est dans le village À l’instar de ses parents, il décide alors de


créer sa propre entreprise, qui viendrait trouver des solutions aux problèmes
identifiés. Si lui se pose des questions, il doit y avoir d’autres personnes…

Babacar lance donc une application innovante pour mettre en lien les
consommateurs directement avec les bouchers. La Coterie française permet
ainsi au client de choisir ses produits depuis son portable pour les récupérer à
l’heure qu’il le souhaite, ou de se les faire livrer. Si j’ai envie d’une bonne
côte de bœuf d’Aubrac, je peux directement commander chez Alexandre, le
boucher charcutier de Saint-Germain-du-Teil en Lozère.

Cette application permet à Alexandre d’alléger sa charge de travail pendant la


période de rush. Son métier est difficile et souvent peu reconnu. Les
nouvelles technologies sont une occasion unique pour développer son
commerce, lui qui est en contact direct avec les éleveurs de qualité de la
région. Sa viande il la connaît par cœur et en garantit la traçabilité. Grâce à
l’outil de Babacar, les filières de qualité de nos territoires deviennent ainsi
mieux référencées, et le processus d’achat est facilité pour tous ceux qui
souhaitent consommer local. De la fourche à la fourchette.

176

Utiliser les nouvelles technologies…


**

L’image du paysan arriéré ne traduit pas la réalité. Même constat pour toute
la filière alimentaire, comme nous le montre Babacar. On savait que les
agriculteurs avaient eu un usage pionnier du Minitel pour connaître au plus
près la météorolo-gie, on ignore qu’ils sont bien plus connectés à Internet que
la moyenne de la population. Ils le seront toujours davantage, car un nouvel
horizon s’ouvre devant eux, l’agriculture connectée.

Les jeunes agriculteurs de demain auront un quotidien qui n’aura rien à voir
avec celui de leurs parents. Pour eux, l’agriculture sera un métier de haute
technologie, productif et connecté. À cela s’ajoutent bien sûr de vraies
compétences de gestion et de vente, à l’instar des entreprises classiques.

L’écologie sera évidemment un incontournable, mais à condition de


comprendre les évolutions de notre monde et de s’en approprier les outils.

Il est aujourd’hui déjà possible de suivre son exploitation via les nouvelles
technologies. Une exploitation agricole est un ensemble complexe de
machines (tracteurs, moissonneuses, trayeuses…), d’espaces de stockage et
d’êtres vivants (animaux, 177

Le bonheur est dans le village plantes), tout cela en relation avec


l’environnement naturel (ensoleillement, hygrométrie, insectes…) et un
marché économique (coopératives, revendeur, fournisseurs, banques). Le
quotidien d’un agriculteur est constitué de dizaines de décisions tenant
compte de ces paramètres, avec une marge d’erreur non négligeable. Une vue
d’ensemble est nécessaire,

pour

laquelle

le

numérique
est

aujourd’hui incontournable.

Conçu par un agriculteur allemand, le logiciel 365FarmNet est par exemple


une application permettant de gérer sur ordinateur, tablette ou Smartphone
l’ensemble des activités d’une exploitation agricole (planification des
cultures, suivi des machines, des troupeaux, gestion des stocks,
administration). À son image, le secteur des start-up en technologies
agricoles est en plein boom. Le partage de matériels et la mutualisation des
connaissances sont grandement aidés par les applications dont 70 % des
agriculteurs sont équipés.

La prochaine étape concerne le suivi en temps réel de la production elle-


même, en amont comme en aval. L’agriculture connectée, appelée aussi
agriculture de précision, servira d’aide à la décision pour l’exploitant à partir
d’une masse de données partagées. Dans cette agriculture, les outils sont
reliés 178

Utiliser les nouvelles technologies…

entre eux à distance, ils deviennent des objets connectés. Leur utilisation est
optimisée, les capteurs sur les animaux ou les plantes l’avertissent et
permettent de repérer au plus tôt les anomalies, d’apporter la bonne dose
d’eau, d’engrais ou de nourriture, ou encore d’enclencher une procédure de
soins. Les dernières générations de moissonneuses-batteuses sont à la fois des
outils agricoles et des centres de données bourrés de capteurs renseignant sur
le rendement de chaque parcelle. La robotisa-tion, déjà bien présente en
milieu fermé (étables, granges), va gagner le milieu ouvert, plus hostile aux
mécanismes. Les robots aideront à réduire la pénibi-lité des tâches agricoles
(charges, nettoyage, désher-bage, toxicité de certains produits), tout en
récoltant des données sur leur activité et le milieu. Oz, le petit robot français
de la firme toulousaine Naïo, fait ainsi merveille pour désherber les parcelles
des exploitations maraîchères bio.

À partir de cette big data agricole, la transition vers l’agroécologie est


grandement facilitée : pesticides et herbicides sont utilisés au plus juste, le
gaspillage est considérablement réduit. Avec le changement climatique, dont
les agriculteurs sont les plus fins observateurs, cette agriculture de précision
trouvera sa plus grande utilité en anticipant 179

Le bonheur est dans le village sur les variations de température ou d’humidité


et en optimisant l’arrosage et l’irrigation.

Dans cette réévaluation de l’agriculture, je suis convaincu que les nouvelles


technologies et l’évolution des mentalités sont un levier essentiel pour un
retour aux territoires, qui représentent le meilleur échelon de décision, le
meilleur cadre de vie, la meilleure empreinte écologique. Nous ne pouvons
avoir une planète hébergeant 10 milliards d’habitants et tout miser sur de
gigantesques ruches humaines, c’est-à-dire un mode de vie ni soutenable ni
désirable, qui néglige l’essentiel de l’espace habitable des terres émergées !
Les initiatives comme celle de Babacar permettent de créer du lien, de la mise
en réseau, en s’appuyant sur les nouvelles technologies pour faire émerger
cette nouvelle agriculture, durable et connectée.

PRODUIRE À TAILLE HUMAINE

« Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de


l’entreprise : sa réputation et ses hommes. »

Henry FORD

Vers une mondialisation juste et équitable Rémi, Christophe et Stéphane,


Fleurance, Gers (6 021 habitants)

Stéphane et Rémi sont deux copains d’école. Ils ne se sont jamais vraiment
perdus de vue. Chacun a suivi des chemins bien différents aux quatre coins
du monde ! Stéphane a quant à lui rencontré Christophe au Mali alors que
tous deux y effec-tuaient une mission. Ce qui unit aujourd’hui ces trois-là,
c’est une passion pour les sujets d’agroalimentation. Mais surtout, cette
farouche volonté de vouloir changer les choses, car trop conscients des
terribles injustices engendrées par la mondialisation. C’est à Fleurance, dans
le Gers, qu’ils ont ensemble créé Ethiquable, une entreprise pionnière dans le
commerce équitable alimentaire.

L’idée est simple, tout du moins sur le papier : acheter à des producteurs
locaux les produits 183

Le bonheur est dans le village exotiques que nous importons (thé, café,
chocolat, sucre…), et ce à un prix juste qui leur permette de vivre dignement.
L’histoire de ces produits d’importation est souvent celle d’un échange inégal
entre pays pauvres et pays riches, entre petites structures et multinationales.
Une histoire d’exploitations et d’injustices sur laquelle plane l’ombre de
l’esclavage, dont le sucre était le principal moteur économique. Pour chacun
de leurs agriculteurs, un prix adapté aux coûts de production et aux besoins
financiers est préalablement défini sans qu’il soit soumis aux aléas des
marchés. Le succès de leurs produits n’est aujourd’hui plus à démontrer, ils
sont sur toutes les têtes de gondole des grandes surfaces.

Le plus étonnant dans ce parcours entrepreneurial est d’avoir commencé par


les pays du Sud (label Ethiquable), pour y ajouter à partir de 2011

les paysans français (label Paysans d’ici), avec les mêmes principes et les
mêmes exigences. Le global et le local se sont confondus dans un ordre inat-
tendu. C’est que l’échange injuste, comme on le sait, caractérise également
les liens entre producteurs et grande distribution en France, même en bio. À
travers le monde, ce sont plus de 35 000 familles de petits producteurs qui
vivent de 184

Vers une mondialisation juste et équitable la vente de leurs produits.


Christophe, Stéphane et Rémi ont voulu que leur entreprise soit une société
coopérative dont les parts seraient ouvertes à tous les salariés du groupe. Et
ça aussi, ils y tenaient beaucoup.

**

La fantastique épopée de nos trois amis prouve au moins trois choses à mes
yeux : qu’il est possible d’entreprendre dans un département aussi excentré
que le Gers, qui offre une remarquable qualité de vie, ce qui n’est pas sans
rapport avec la philosophie du projet. La rue du siège social a même été
rebapti-sée, sur décision du conseil municipal de Fleurance, Allée du
Commerce équitable. Deuxièmement, qu’il est possible de rémunérer
décemment les petits paysans du monde entier, contrairement à la logique de
mondialisation qui vise à maximiser les profits tirés des écarts de niveaux de
vie. Enfin qu’on peut vendre cette plus-value éthique qui marie le bio et
l’équitable : depuis 2013, la coopérative est passée de 19

à 65 millions d’euros de chiffre d’affaires sur 4 400 points de vente.

185

Le bonheur est dans le village Le succès d’Ethiquable réfute également un


des arguments majeurs des chantres de la « mondialisation heureuse » qui
soutiennent qu’elle réaliserait le rêve millénaire d’une coopération entre les
peuples.

Avec la mondialisation libérale serait tournée la page sanglante des guerres


mondiales, des luttes de pouvoir et d’influence, remplacées par le « doux
commerce ». Démondialiser, mettre en cause le libre-échangisme, organiser
un protectionnisme social et écologique, ce serait alors mettre fin à la
coopération entre les gouvernements, entre les peuples, mettre fin à l’entraide
universelle, renoncer à prévenir les guerres. Rien n’est plus faux !

Dans les faits, la principale caractéristique de la mondialisation n’est pas la


coopération, mais la concurrence : concurrence fiscale, avec une course au
moins-disant qui culmine dans les paradis fis-caux où se réfugient les bilans
de multinationales.

Concurrence sociale, avec une course à la prise de risques maximum qui


aboutit à des conditions de travail catastrophiques, notamment pour les
enfants. Enfin, concurrence écologique, avec des pollutions colossales dans
les pays à bas coûts.

Défendre la mondialisation comme expression de la solidarité internationale


est donc une plai-santerie.

186

Vers une mondialisation juste et équitable Certes, le multilatéralisme


d’institutions comme l’ONU, l’Union européenne, le Bureau international du
travail (BIT) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est tout à fait
louable, mais c’est tout autre chose que la mondialisation réelle qui ne
recherche que la liberté maximale de circulation des capitaux et un pouvoir
exorbitant accordé aux investisseurs privés et aux multinationales.

Cette mondialisation libre-échangiste est d’ailleurs souvent en conflit avec le


multilatéralisme des organisations internationales, qui prônent en vain des
normes sociales et environnementales communes. Il suffit de voir la force
avec laquelle les lobbies des multinationales s’opposent à des normes
ambitieuses portées par la Commission européenne dans le secteur de la
chimie, de l’automobile ou de l’alimentation, ou les contournent dès qu’ils le
peuvent, comme l’a montré la triche monumentale des plus grands
constructeurs sur les émissions des moteurs Diesel de leurs véhicules.

La mondialisation a donc engendré un pouvoir croissant des firmes


transnationales, qui a diminué d’autant la marge de manœuvre politique et
financière des États et des gouvernements très sensibles aux chantages à
l’emploi et aux délocalisa-tions. La mondialisation libérale, c’est donc au 187

Le bonheur est dans le village contraire une diminution dramatique de la


capacité de décision et d’action des peuples et de leurs représentants. Les
divers populismes ou autorita-rismes ne surgissent pas par hasard. Ils sont
pour moi les réponses les plus fallacieuses à une juste demande de reprise en
main, de contrôle et de limites de la part des citoyens.

La nouvelle exigence de justice ne doit pas pour autant être le prétexte à une
guerre économique, à un boycott ou à un repli sur soi, mais favoriser
coopérations et complémentarités. D’exception qu’il est toujours, le
commerce équitable doit devenir le modèle vers lequel tendre. Et ce n’est pas
un propos de Bisounours. Stéphane, Rémi et Christophe ont prouvé sa
viabilité. Concernant des denrées exotiques qu’on ne peut produire nous-
mêmes, il permet de favoriser un « local à distance », autrement dit une
production favorable au développement endogène assurant une juste
rémunération et le respect de l’environnement sans que la richesse soit captée
par les intermédiaires en surplomb ou par la spéculation sur les matières
premières.

Avec cette recherche d’équité, on remet en cause aussi bien le partage inégal
de la valeur entre producteur et distributeur que la dictature du global sur le
local que représente la cotation des matières 188

Vers une mondialisation juste et équitable premières agricoles par la Bourse


de commerce de Chicago. Maïs, blé, riz ou soja y sont cotés comme des
valeurs spéculatives, avec une priorité absolue donnée aux exportations et au
libre-échange.

L’heure est venue de repenser de fond en comble nos modèles.

Créer des circuits courts et une économie de proximité

Denis, Hachan, Hautes-Pyrénées

(40 habitants)

Denis était gascon, et ça lui tenait tant à cœur !

Une terre d’ouverture, qui a toujours su accueillir les autres, avant d’en faire
de fiers ambassadeurs de ce pays de traditions séculaires. Sa mère était une
cuisinière hors pair, elle préparait des plats typiques régionaux pour sa
famille, mais s’occupait aussi du restaurant de la commune. Son père,
agriculteur, lui répétait dès son plus jeune âge qu’un jour il devrait aller sur
Toulouse pour monter un restaurant de poule farcie.

En 1995, Denis a fini par écouter les recommandations paternelles, et a créé


le J’GO, une enseigne qui n’aura de cesse de se développer, jusqu’à Paris.

Dans ses restaurants, Denis défend les saveurs de 191

Le bonheur est dans le village son terroir. La particularité, c’est que tout est
fait en circuits courts. De grands posters sont affichés sur les murs, avec le
portrait de chacun des producteurs qui fournit le restaurant, avec l’histoire de
chaque produit. Les artistes ce sont les paysans, comme il aimait à le raconter
à chacun de ses convives. Les vins du terroir et les produits de la ferme
embaument de toutes leurs senteurs les allées de son bistrot, surtout quand on
refait le monde le soir des matchs du Stade toulousain.

Pour Denis, sa cuisine paysanne est celle qui a le plus d’avenir. C’est dans les
Hautes-Pyrénées, à Hachan, qu’on transforme les produits et qu’on teste
toutes ses recettes, dans un local spécifique-ment dédié. C’est de là que tout
part, pour émous-tiller nos papilles. Les gens sont à la recherche
d’authenticité, de bon, de proximité. Sa cuisine respecte les saisons, ne gâche
rien (y compris les os pour les bouillons et le pain rassis pour les desserts),
utilise le sel et le sucre avec parcimonie, use de bons gras et repose sur des
méthodes de conservation douces et économes en énergie comme le confit, la
conserve, la lactofermentation. Malheureusement, Denis nous a quittés
récemment. Mais ses enseignements et sa passion sont une véritable 192

Créer des circuits courts et une économie de proximité source d’inspiration


pour construire le monde de demain.

**

Je suis intimement persuadé que l’avenir va se jouer dans notre capacité à


renouer avec les circuits courts de production, de distribution et de
consommation. Les restaurants de Denis sont un phare en la matière. Il s’agit
pour les producteurs d’écouler tout ou partie de leur production avec le
minimum d’intermédiaires et dans un périmètre géographique limité, gage de
fraîcheur, de saison-nalité et d’authenticité. Ce mode de commercialisation
représente déjà environ 12 % de la production agricole française, et concerne
un agriculteur sur cinq.

La crise du coronavirus et les deux mois de confinement ont été un


accélérateur pour les circuits courts de produits agricoles. On les connaissait
par les marchés de plein air, les marchés de producteurs, les Associations
pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), où un groupement de
consommateurs s’engage à acheter la production annuelle d’un paysan. Mais
durant 193

Le bonheur est dans le village cette période, la nécessité d’écouler les stocks
malgré le manque de main-d’œuvre a poussé nombre d’exploitants à inventer
des solutions de commercialisation à l’aide de SMS, de coups de téléphone
ou de sites internet improvisés.
Tout le monde y trouve son compte : le producteur évite les intermédiaires et
le temps de transport, les consommateurs achètent des produits frais et
découvrent les richesses de leurs régions tout en les payant à leur juste valeur.
C’est aussi une façon de voter avec son assiette, de refuser les produits
standardisés et importés de la grande distribution.

Depuis plus de dix ans, les circuits courts sont encouragés par les collectivités
locales, il est temps de passer à la vitesse supérieure.

Pour l’agriculture comme pour les autres secteurs économiques, ce n’est pas
avec les vieilles croyances que l’on préparera l’avenir. Notre foi en un grand
partage du travail à l’échelle mondiale où les Occidentaux auraient bien sûr la
part la plus noble, constituée de recherche et développement, une économie
de la connaissance, est complètement erronée. Non contente d’être devenue la
première puissance industrielle, c’est la Chine qui est devenue un pays de
chercheurs, le premier pays du monde en matière de publications
scientifiques et 194

Créer des circuits courts et une économie de proximité de brevets 1. «


L’atelier du monde » est désormais l’université du globe. Ce sont les
entreprises chinoises qui ont conçu et installent la 5G dans tout l’Occident.

Les Chinois n’ont donc pas dû comprendre le destin que nous avions choisi
pour eux. Rien ne serait plus dangereux que d’entrer dans notre siècle avec
les théories des années 1970 ou 1980. La théorie libérale des « avantages
comparatifs » et de la spécialisation, où chaque pays ne produit que ce qu’il
sait le mieux faire, s’applique très mal à une époque où le carburant de
l’économie n’est plus l’abondance en ressources naturelles ou tel savoir-faire
ancestral, mais la connaissance et l’innovation, actifs qui circulent aussi vite
que la lumière.

De même que la Chine de la 5G n’est plus la Chine de Mao, les citoyens


d’aujourd’hui ne sont plus les citoyens d’hier. Les Terriens d’aujourd’hui
sont beaucoup mieux éduqués, informés et soucieux des conditions de
production et de consommation.

Je ne comprends pas qu’on leur demande de rester aveugles aux


contradictions de nos modes de production alors qu’ils sont toujours plus
diplômés. On 1. Alice Vitard, « Pour la première fois, la Chine devance les
États-Unis sur le nombre de brevets déposés », L’Usine digitale, 8 avril 2020.

195

Le bonheur est dans le village ne peut pas vendre des milliards de téléphones
portables et ne pas assister à des mouvements de mobilisation et de partage
d’informations.

Nous découvrons que les Trente Glorieuses, dont nos dirigeants continuent
d’avoir une nostal-gie aveugle, ont été une exception économique et le début
d’une casse environnementale majeure 1.

Nous sommes toujours plus nombreux à être conscients de ces points de


bascule. Nous savons qu’aussi bien intentionnée soit-elle, la «
démocratisation » de modes de vie jusque-là réservée aux plus privilégiés
n’est humainement pas défendable. Les circuits courts pour l’alimentation ne
vont pas à eux seuls résoudre le problème de la sécurité alimentaire dans le
monde. Mais leur montée en puissance, bien amorcée, rendra la production
plus résiliente, plus écologique et créera de l’emploi localement.

1. Voir, par C. Pessis, Une autre histoire des Trente Glorieuses, La


Découverte, 2013, ou, par J. R. McNeill, Du nouveau sous le soleil, une
histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, Seuil, 2013.

Démondialiser, relocaliser et réindustrialiser

Thomas, Romans-sur-Isère, Drôme

(33 465 habitants)

Thomas est un grand sentimental. Il a passé des journées entières à jouer dans
la demeure familiale de ses grands-parents à Romans-sur-Isère. Alors quand
la maison est menacée d’être vendue, ce Grenoblois décide de la racheter et
de s’y installer à son tour. Diplômé en informatique, il quitte rapidement le
poste qu’il occupait pour faire quelque chose qui soit en accord avec ses
valeurs et ses convictions : Thomas crée d’abord une bou-tique de mode
éthique juste en face de Marques Avenue, ce centre commercial qui vend
toutes les grandes marques à prix d’usine.

Thomas voulait démontrer que l’on pouvait consommer différemment en


prenant en compte 197

Le bonheur est dans le village les conséquences de nos achats sur l’homme et
l’environnement. Quelques années plus tard, il décide d’aller encore plus loin
et de lancer l’entreprise à succès 1083, le premier jean 100 % made in
France. Le jean, cet emblème de la mondialisation, a une empreinte
écologique très lourde, entre la culture du coton conventionnel très polluante
et son cycle de vie qui représente près de 30 000

kilomètres parcourus. Des centaines de litres d’eau et de colorants. Son bilan


humain n’est pas meilleur, on connaît les terribles conditions de travail dans
les ateliers de confection asiatiques. 1083, c’est le nombre de kilomètres qui
séparent les deux villes les plus éloignées de France. C’est donc la distance
maximum que peut parcourir un composant de fabrication : chaque jean
parcourt 97 % de kilomètres de moins qu’un jean traditionnel.

Thomas se rend vite compte qu’entre deux paires de jeans les prix peuvent
varier de 10 à 150 euros, souvent à qualité et à coupe comparables. Ce ne
sont pas les salaires qui font la différence, mais surtout les intermédiaires et la
communication. En moyenne, près de 20 % du coût des jeans qu’on achète
sont dus exclusivement à la publicité achetée sur Google ou Facebook. Lui ne
fait pas de pub, mais ça lui permet de tout produire en France, en créant des
emplois 198

Démondialiser, relocaliser et réindustrialiser textiles à Rupt-sur-Moselle, à


Marseille, à Charlieu, à Bobigny et à Roubaix. Le succès est tel que 1083
manque de couturières pour répondre à la demande. Qu’à cela ne tienne, en
partenariat avec Pôle Emploi, il crée sa propre « École du jean » en 2017. Il
innove aussi dans les usages en proposant des jeans pour enfants à la
location, à 6 euros par mois !

Une filière de jeans consignés et 100 % recyclés est en cours de finalisation.


On ne l’arrête plus…

**
*

De l’incroyable aventure entrepreneuriale de Thomas, je retiens que la


relocalisation n’est pas un caprice qui ne concernerait que des marchés de
niche. Le jean n’est pas vraiment un produit spécial.

Mais un projet de relocalisation simple n’a aucune chance dans un contexte


de concurrence mondiale et dans la course aux prix bas. Il faut bien
évidemment monter en gamme. Mais pas seulement.

Changer les usages, miser sur la durabilité, la recy-clabilité, tisser une


complicité avec les clients, s’afficher en rupture. Relocaliser, c’est réinventer
un produit, un usage, un territoire. Tout repenser, dans de nouveaux espaces.

199

Le bonheur est dans le village La relocalisation n’est pas un simple


réaménage-ment du territoire mondial. Il ne s’agit pas de rapa-trier tels quels
les usines chinoises, les ateliers de confection indiens, le soja brésilien ou la
Silicon Valley californienne ! En effectuant cette transla-tion, le contenu
même de ce que nous produisons va changer, ainsi que la façon de le
produire.

Nous n’avons plus besoin de zoner le monde, de le diviser en grandes


fonctions (concevoir, assembler, stocker, produire…) qui s’ignorent et
ignorent la nature dont elles dépendent. Les vrais coûts sociaux et
écologiques d’une telle stratégie, nous les connaissons aujourd’hui. Ils n’ont
rien de désirable et de soutenable. Au lieu de miser sur les bénéfices d’une
délocalisation à des milliers de kilomètres, misons sur un tournant où prime
le local.

Sur le plan social, le fait de produire à nouveau en France interdirait le


dumping qui pouvait se faire avec les pays en développement. Un téléphone
ou un T-shirt fabriqué en France doit l’être en conformité avec le salaire
minimum, les protec-tions sociales et le droit du travail français. C’est
évidemment un renchérissement qui tire les prix vers le haut, mais pas dans
d’immenses propor-tions. Le coût du travail a considérablement augmenté en
Chine ces dix dernières années, avec un 200
Démondialiser, relocaliser et réindustrialiser salaire moyen mensuel dans les
villes d’environ 1 200 dollars en 2019, ce qui n’est pas très éloigné du salaire
moyen de certains pays de l’Union européenne. Mais cela n’a pas empêché la
part de la Chine dans la production mondiale de croître fortement. Si seuls les
salaires comptaient, il y a longtemps que l’Afrique, continent le plus pauvre,
serait devenu l’atelier du monde. L’écosystème chinois offre bien plus que
des salaires compétitifs : un savoir-faire, la réactivité, la flexibilité, des
clusters qui se sont développés dès les années 1980 à la faveur des zones
économiques spéciales comme Shenzhen.

En relocalisant, nous ne faisons pas que faire monter les salaires, nous avons
l’opportunité, nous aussi, de mettre en valeur notre capital humain, nos
infrastructures, notre recherche et nos pôles d’excellence. D’imposer nos
solutions et nos normes, donc de retrouver une souveraineté à l’échelle du
pays comme des territoires.

Relocaliser, c’est aussi traiter à la racine la question

climatique.

Impossible

de

polluer

ou

d’émettre du CO2 comme cela se fait dans les pays en développement, où les
normes et les contrôles sont bien moins rigoureux. On sait que l’empreinte
carbone de nos importations est considérable.

Relocaliser en France ou en Europe est un moyen 201

Le bonheur est dans le village de décarboner notre économie par la


diminution des transports d’une part, par des modes de production plus
vertueux d’autre part. Dans la relocalisation, il y a un devoir d’écologisation
de notre appareil productif pour faire baisser drastiquement ce qu’on appelle
« l’intensité carbone » du PIB

mondial, c’est-à-dire les émissions de CO2 associées à chaque euro de


richesses créées.

La relocalisation ne sera donc pas un retour en arrière, un retour aux gros


centres industriels concentrés autour des villes. Elle va irriguer les territoires,
stimuler les expériences à échelle humaine. Relocaliser, c’est s’obliger à
innover. Mais innover se réussit mieux dans un milieu ouvert, agréable et
bienveillant. Les activités d’avenir seront bien moins dépendantes d’une
localisation précise. Eux qui étaient considérés comme enclavés, les
territoires ruraux ont là une belle carte à jouer. Les vertus conjuguées du
numérique et de la logistique font que l’espace est de moins en moins une
contrainte. Les économies de transport sont marginales. La distance à vol
d’oiseau ne veut plus dire grand-chose : bien plus de temps est nécessaire
pour traverser une mégalopole embouteillée qu’un espace peu dense.
L’accessibilité réelle importe davantage que l’éloignement théorique. Cette
liberté d’établissement permet d’aller là où la main-d’œuvre 202

Démondialiser, relocaliser et réindustrialiser est présente, là où le foncier est


moins cher, là où il existe une meilleure qualité de vie.

Bien sûr, une nécessaire subsidiarité doit s’appliquer : ce qui peut être
relocalisé doit l’être, ce qui ne peut pas ne doit pas l’être à tout prix. Comme
l’explique Rob Hopkins 1, l’alimentation est la production la plus
relocalisable au plus près des consommateurs. Il n’en va pas de même pour le
textile ou les matériaux de construction qui appellent un niveau national en
raison de la diversité des ressources nécessaires et de la technicité requise.
Pour les voitures (si possible électriques !), le niveau de la chaîne de
production est continental, et pour des objets de très haute technologie
comme les puces électroniques ou les téléphones portables, le niveau mondial
est incontournable, ne serait-ce qu’en raison des métaux rares.

Relocaliser, ce n’est donc pas décréter arbitraire-ment la fin du commerce


mondial et de toute coopération, revenir à l’âge de pierre. C’est, comme le
fait Thomas, remplacer la seule logique des coûts par des logiques
d’opportunité et de res-ponsabilité.
1. Rob Hopkins, Manuel de transition, Écosociété, 2010, trad. M. Durand.

Inventer de nouveaux équilibres entre villes et campagnes

Nicolas, Joigny, Yonne (9 580 habitants) Le petit Nicolas jouait avec ses
amis le long d’immenses champs engrillagés, non cultivés, sur les bords de
l’Yonne. Pendant longtemps, il s’est demandé pourquoi ils se voyaient
refuser cette magnifique aire de jeux. Plus tard, il a compris : ces champs
immenses étaient préservés en leur qualité de zone de captage de l’eau que
boivent quatre Parisiens sur dix. Ils appartiennent toujours à la ville de Paris,
plus gros propriétaire foncier de l’Yonne ! Nicolas est depuis devenu maire
de Joigny. Aujourd’hui, lorsqu’il se promène le long de ces champs, il y voit
des cultures de lentilles bio qui nourrissent les cantines scolaires et
municipales du 11e arrondissement de Paris. Demain, ce sera aussi des pois
chiches.

205

Le bonheur est dans le village Lorsqu’il était président du PETR (Pôle


d’équilibre territorial et rural) Nord-Yonne, il a en effet épluché tous les plans
de développement de la Ville de Paris, et est allé du coup voir Anne Hidalgo.
La capitale a une politique ambitieuse et volontariste en matière de circuits
courts, d’approvisionnement en produits bio. Elle sert 30 millions de repas
publics. Qu’à cela ne tienne, Nicolas et ses agriculteurs de l’Yonne sont là, et
peuvent lui venir en aide pour atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés.

Un système gagnant-gagnant, dont les agriculteurs ont bien besoin, eux qui
en bavent pour boucler leurs fins de mois.

Ainsi ils cultivent sur les terres de la Ville de Paris des lentilles bio à un prix
et pour des volumes fixés à l’avance, et ce pour toute la durée de la
mandature. Chose parfaitement exceptionnelle pour eux ! Le tout en faisant
sauter les intermédiaires. Mais ce n’est pas tout. Les outils de transformation
ayant disparu du territoire alors qu’ils permettent une réelle plus-value du
produit cultivé, Nicolas a impliqué la Ville de Paris aux côtés des acteurs
territoriaux dans le financement d’une machine d’ensachage des pois chiches
que les agriculteurs n’arrivaient pas à financer. Un bel 206
Inventer de nouveaux équilibres entre villes et campagnes exemple de vrai
partenariat entre les villes et les territoires.

**

Le mode de vie citadin est tout sauf autosuffi-sant, pas seulement pour
l’alimentation, mais pour toutes productions. Il engendre des externalités
négatives (bruit, pollution, criminalité, déchets…) et surtout possède une
empreinte écologique considérable, liée à son extrême dépendance extérieure.

Les villes ne peuvent s’en remettre éternellement à des importations de


l’autre bout du monde et ignorer leurs arrière-pays. C’est le sens du
partenariat monté par Nicolas.

Les politiques de verdissement des villes sont tout à fait louables, mais ne
doivent jamais faire oublier que l’autonomie alimentaire d’une ville comme
Paris n’est que de quelques jours, et que le trajet moyen d’un aliment qui
parvient aux Parisiens est en moyenne de 650 kilomètres ! Aucun jardin
partagé, aucun mur végétal, aucune forêt urbaine ne pourra nourrir une
agglomération de 12 millions d’habitants et les millions de touristes qu’elle
attire chaque année. Même en généralisant 207

Le bonheur est dans le village l’exemple extrême des Pays-Bas et de leurs «


fermes urbaines » verticales à cultures hors sol, industrielles et robotisées !

Les décideurs doivent cesser d’opposer villes et campagnes, la coopération de


Nicolas avec la Ville de Paris étant un bel exemple de ce qu’elles peuvent
s’apporter. D’autant que cette vision repose sur des calculs économiques
contestables.

On nous justifie souvent le déclin des territoires ruraux par le fait que les
villes seraient plus créa-trices de richesses. Mais la richesse urbaine est
souvent mesurée avec des critères qui la survalorisent, et qui sont surtout
monétaires. Oui, les métropoles ont un PIB par habitant de 50 % plus élevé
que la moyenne, mais selon quel calcul ? L’économiste Frédéric Gilli invite à
ne pas confondre création et concentration de richesses : « Il y a une
différence entre créer la plupart de la richesse et concentrer la plupart de la
richesse créée. Disposant des fonctions stratégiques pour l’accès aux
marchés, les métropoles sont en situation de capter une part de la valeur créée
dans les territoires avec lesquels elles sont en relation 1. »

1. Cité dans Vincent Grimault, La Renaissance des campagnes, Seuil, 2020.

208

Inventer de nouveaux équilibres entre villes et campagnes Pour les régions où


les performances en termes d’emploi sont partagées entre métropole et
périphérie, écrivent les analystes du Commissariat général à l’égalité du
territoire 1, « il est tentant de penser que cela résulte d’un effet
d’entraînement.

L’analyse réalisée ici ne suffit cependant pas à conclure en ce sens. Il est


impossible de déterminer si c’est la métropole qui imprime le tempo ou, à
l’inverse, si elle est influencée par un contexte régional favorable ou
défavorable, ou encore si c’est la combinaison entre les dynamiques régionale
et métropolitaine qui l’emporte ». Il arrive même qu’en matière de création
d’emploi, ce soient les territoires environnants qui entraînent la métropole
plutôt que l’inverse : cela se vérifie pour les aires de Grenoble ou de
Strasbourg.

Rappelons de surcroît qu’une grande partie de l’industrie française se situe en


milieu rural, que l’Allemagne, modèle souvent invoqué par les libéraux,
s’appuie sur le Mittelstand, autrement dit un réseau de PME très dynamiques
et uniformément réparties sur le territoire. Avec les progrès de 1. «
Dynamique de l’emploi dans les métropoles et les territoires avoisinants »,
France Stratégie, La note d’analyse, novembre 2017, no 64.

209

Le bonheur est dans le village la mobilité et du numérique, le lieu


d’implantation n’est plus la contrainte qu’il a pu être, et cela rebat toutes les
cartes. Les atouts du rural pèseront de plus en plus lourd dans l’avenir :
échelle humaine qui permet des relations de confiance, coût inférieur de la
main-d’œuvre, du logement, qualité de vie, fidélité des salariés que l’on peut
former sur le long terme, et qui pallie le manque de quali-fications.

Ces faits nuancent considérablement le discours sur les locomotives


métropolitaines. L’avenir est plutôt dans la complémentarité entre le local et
le global.

Conclusion

La mondialisation et le néolibéralisme ne sont pas capables d’endiguer les


inégalités et le réchauffement de notre planète. Bien au contraire, les
solutions d’hier sont les problèmes d’aujourd’hui et peut-être les tragédies de
demain.

Nous sommes entrés dans l’ère des points de bascule. Nous vivons sur une
planète vivante, et le vivant fonctionne grâce à des seuils au-delà desquels les
équilibres s’effondrent. Une eau à 80 °C reste de l’eau, mais à 100 °C elle
devient de la vapeur. Deux ou trois degrés de plus dans l’atmosphère, et ce
sont des réactions en boucle qui se mettent en marche, et nous changeons de
planète. Deux ou trois degrés de plus dans l’atmosphère, et c’est la fonte du
perma-frost qui va libérer non seulement des millions de tonnes de CO2
supplémentaires, mais également 211

Le bonheur est dans le village des virus ou des bactéries inconnus, des
insectes et des maladies dont nous ne savons rien.

Rien de plus faux que cette croyance en un espace/temps infini où nous


pourrions extrapoler indéfiniment les principes qui nous ont réussi au XXe
siècle. Déjà aujourd’hui, on assiste à la chute de certains totems du siècle
dernier. Le tabac, présenté comme plaisir épicurien et vecteur d’émancipation
pour les femmes (!), est maintenant connu comme un poison lent et addictif.
L’amiante, iso-lant antifeu de référence au XXe siècle, efficace et peu
coûteux, a été reconnu progressivement comme un poison pour les
travailleurs et les habitants. L’élevage intensif et le glyphosate, au cœur du
modèle d’abondance d’après-guerre, deviennent un problème majeur de santé
en appauvrissant les sols, en polluant les nappes phréatiques et en contribuant
à renforcer la résistance aux anti-biotiques.

Le tout urbain fait partie de ces totems du XXe siècle qu’il est temps de
déboulonner. Plus de la moitié de l’humanité vit aujourd’hui dans les villes.
Ils n’étaient encore qu’une poignée au début du siècle dernier. Il s’agit là
d’une des transforma-tions sociales les plus importantes de l’histoire de
l’humanité. Le lien à la terre a pourtant longtemps 212

Conclusion

joué un rôle fondamental dans nos sociétés. Pendant des millénaires, la


richesse et le pouvoir se sont fondés sur le revenu procuré par des propriétés
foncières, forêts, champs, montagnes ou lacs.

Tout notre imaginaire, notre sagesse, nos dictons, nos métaphores sont hérités
d’un fonds paysan. La ville a toujours été l’exception, la zone franche des
bourgeois et des marchands. Elle est devenue la règle, l’horizon commun, la
norme culturelle.

Fruit spectaculaire de la mondialisation, ce nouveau récit est celui d’une


inéluctable aspiration du capital économique et humain vers les métropoles.

La ville comme le lieu des possibles, de la modernité, du progrès et de


l’épanouissement. À l’heure où les nouvelles technologies transforment le
monde, où la crise écologique nous frappe de plein fouet, la ville nous est
vendue comme notre unique refuge. Notre seul horizon pour nous protéger et
exercer nos libertés.

Force est de constater que ce récit ne tient plus la route. Nous sommes allés
beaucoup trop loin.

Avec ces centres-villes saturés, ces cités-dortoirs, la forte précarité, ces


embouteillages tentaculaires, ces entassements dans les transports en
commun, ces canicules en série et cette pollution. Tous ces éléments ne sont
plus suffisamment compensés par 213

Le bonheur est dans le village les opportunités et le divertissement qu’offrent


les grandes villes. On croit voir une appétence pour les grandes villes là où il
n’y a bien souvent que résignation ou nécessité.

Je ne crois donc plus au mirage d’une métropole qui à elle seule rendrait un
pays riche et heureux.

Il est temps non pas de revenir en arrière, mais d’inventer autre chose.
Comme nous l’avons vu, l’heure est à bien plus de liberté et de qualité de vie.
C’est le sens de l’Histoire.

Ce qui est vrai à l’échelle individuelle l’est aussi collectivement. Une


économie nouvelle est à inventer, en lien avec ces nouveaux modes de vie à
imaginer.

Pour moi, les territoires ruraux seront au centre de cette révolution. Les
enjeux démographiques qui nous attendent, avec toujours plus d’individus
qui vont peupler notre planète et nos énormes défis écologiques, vont
remettre nos campagnes au centre du jeu.

Les trente pionniers que nous avons suivis n’auraient pas pu voir naître leurs
projets s’ils n’étaient pas autant portés par leur territoire et par ses habitants.
Ce sont trente villages (ou parfois un peu plus grands) qui ont su prendre à
contre-pied le destin qu’on leur avait assigné, celui d’être à la 214

Conclusion

marge des métropoles et condamnés à disparaître.

Non seulement ils ont réussi à renverser les choses, à créer de nouvelles
dynamiques, mais surtout ils bousculent

nos

croyances

et

révèlent

nos

potentiels.
Non, l’avenir n’est pas le tout urbain. Non, nos campagnes ne sont pas
condamnées au déclin. Elles sont, bien au contraire, précurseures d’un autre
monde pour demain. Elles proposent de vraies alternatives qui ne demandent
qu’à être systé-matisées.

Loin du défaitisme, de la résignation, j’espère vous avoir transmis mon


profond optimiste sur l’avenir qui nous attend. Nous pouvons faire mieux et,
surtout, nous en avons largement les capacités !

Les trente histoires que je vous ai racontées démontrent qu’à leur échelle, on
peut s’organiser différemment et être à la hauteur des défis qui nous
attendent. Une économie différente est possible, au service de l’homme et de
la planète.

Je le constate tous les jours à travers mon activité ou au gré de mes


rencontres, pas besoin de grande technicité ni de grands spécialistes ! Cet
autre monde est à notre portée. Avec une bonne dose de bon sens et une
forme de simplicité à l’image de nos campagnes. Soyons à l’écoute de ce que
le 215

Le bonheur est dans le village monde rural peut nous enseigner et ce qu’il a à
nous transmettre. Il a tant de cordes à son arc pour faire émerger ce nouveau
paradigme.

Et comme vous l’avez sans doute constaté, nous pourrions tous reproduire à
notre échelle au moins une de ces trente initiatives, qu’importe qui nous
sommes, ce que nous avons fait comme études et où nous vivons. J’espère
donc que ces trente histoires sauront vous inspirer, et vous donneront l’envie
et le courage de devenir à votre tour prota-goniste ! Si nous réussissons à
essaimer ces solutions pour construire un nouvel horizon, alors oui, nous
aurons réussi à changer le monde. La ruralité offre un terrain de jeu inespéré
pour les dupliquer et procéder à de nouvelles expérimentations. Tant d’idées
restent encore à être pensées, et transfor-mées en réalisations concrètes.
Laissons-nous inspirer par notre environnement, et n’ayons pas peur
d’entreprendre. Nous pouvons TOUS le faire vivre à notre niveau. Pour la
planète, pour nos enfants et pour nous-mêmes.

Bibliographie
Romain BERTRAND, Le Détail du monde. L’art perdu de la description de
la nature, Seuil, 2019.

Jean-Benoît BOURON, Pierre-Marie GEORGE, Les Territoires ruraux en


France, Ellipse, 2019.

Hervé LE BRAS, Bertrand SCHMITT, Métamorphose du monde rural.


Agriculture et agriculteurs dans la France actuelle, Quae, coll. « Quae gie »,
2020.

Sylvie BRUNEL, Pourquoi les paysans vont sauver le monde, Buchet-


Chastel, coll. « Autres », 2020.

Valérie CHANSIGAUD, Les Français et la Nature. Pourquoi si peu d’amour


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Éric CHARMES, La Revanche des villages. Essai sur la France péri-


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Matthew CRAWFORD, Éloge du carburateur, La Découverte, 2010.

Laurent DAVEZIES, La Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale,


Seuil, coédition Seuil-La République des idées, 2012.

217

Le bonheur est dans le village Régis DEBRAY, Éloge des frontières,


Gallimard, coll. « Folio », 2013.

Jérôme FOURQUET, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple


et divisée, Points, coll. « Point Essais », 2020.

Mathilde GIRAULT, Déconstruire les imaginaires urbains, Fondation de


l’écologie politique, série « Sociétés écologiques du post-urbain », note no 4,
2020.

David GOODHART, Les Deux Clans, Les Arènes, 2019.

David GRAEBER, Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent, 2018.


Jean-François GRAVIER, Paris et le Désert français, Flammarion, 1947.

Vincent GRIMAULT, La Renaissance des campagnes, Seuil, 2020.

Entretien croisé Michel GROSSETTI et Guillaume FABUREL, Les


Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ? , Le Vent se lève,
mars 2020.

Christophe GUILLUY, No Society, La fin de la classe moyenne occidentale,


Flammarion, 2018, coll. « Champs », 2019.

Rob HOPKINS, The Transition. Start Here, Now and Together, Actes Sud,
coll. « domaine du possible », 2017.

Daniel LABARONNE, Patrice JOLY, Pierre JARLIER, Cécile GALLIEN,


Dominique DHUMEAUX, Ruralités, une ambition à partager, 200
propositions pour un agenda rural, juillet 2019.

Eric LAMBIN, Une Écologie du bonheur, Le Pommier, 2009.

Charles MASSY, Call of the Reed Warbler, Chelsea Green Publishing, 2017.

Éric MAURIN, Le Ghetto français, Seuil, 2004.

218

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l’environnement mondial au XXe siècle, Seuil, 2013.

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« Petite Bibliothèque d’écologie », 2020.

Sylvaine PERRAGIN, Le Salaire de la peine, Seuil, 2019.


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2013.

Hartmut ROSA, Accélération, La Découverte, 2010.

Georg SIMMEL, Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit, in Philosophie de la


modernité, Payot, 1989.

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Monde en cours », 2019.

Jean VIARD, Le Sacre de la terre, L’Aube, coll. « Monde en cours », 2020.

Table

Introduction .........................................................

RETROUVER LE SENS

Se reconnecter à soi, Tulipe, Esbareich (Hautes-Pyrénées)


...........................................................

17

Reprendre le temps de vivre, Aurélie, Le Change (Dordogne)


.......................................................

23

Donner un sens à sa vie, Marie-Claire, Saint-Bertrand-de-Comminges


(Haute-Garonne).................

29

Se reconnecter à la nature, Tristan (Gers/Haute-


Garonne)...........................................................
35

Travailler autrement, Marie-Lucie et Hugues, Villeneuve


(Aveyron).................................................

41

Créer son emploi à la campagne, Christine et Nicolas, Lormes


(Nièvre)....................................

47

S’engager et réinventer la démocratie locale, Christian et Geneviève,


Dieulefit (Drôme) ........

53

Retrouver le sens du collectif, Jean-François, Loos-en-Gohelle (Pas-de-


Calais)...................................

59

221

Le bonheur est dans le village VIVRE LA CAMPAGNE

Le bien-être au cœur, Jean-Sébastien, Saint-Julien-les-Villas


(Aube)..................................................

67

Redevenir attractif, Gilbert, Saint-Pierre-de-Frugie (Dordogne)


.......................................................

73

Mettre fin aux inégalités territoriales, Virginie, Champdieu (Loire)


............................................
79

Un logement pour construire sa vie, Michel, Parlan (Cantal)


.................................................

85

Désenclaver nos campagnes, Sylvie, Langres (Haute-Marne)


................................................

91

Redonner vie aux commerces des centres bourgs, Roger, Gap (Hautes-Alpes)
................................

97

Des services accessibles à tous, Thomas, Rochefort-Montagne (Puy-de-


Dôme).................................. 103

La santé pour tous, Éric, Guéret, Creuse ............... 109

Des perspectives d’avenir pour la jeunesse, Salomé, Neure (Allier)


....................................... 115

PRÉSERVER L’ENVIRONNEMENT

Reprendre son indépendance énergétique, Anna, Séné (Morbihan)


............................................... 123

Produire une énergie renouvelable, Jean-Claude, Luc-sur-Aude (Aude)


......................................... 129

Se créer un revenu en luttant contre le réchauffement climatique, Pierre,


Lacapelle-Marival (Lot) . 135

Préserver la biodiversité, Philippe, Eurre (Drôme) ... 141

222
Table

Construire une économie circulaire, Salomé et Pierre, Beauzelle (Haute-


Garonne) .................... 147

NOURRIR LA PLANÈTE

Pour une alimentation saine et de qualité, Audrey, La Boissière-École


(Yvelines) .............................. 157

Donner un avenir au métier d’agriculteur, Marc-Antoine et Grégoire, Ger


(Pyrénées-Atlantiques).. 163

Permettre aux agriculteurs de vivre dignement, Fabrice, Remouillé (Loire-


Atlantique)................. 169

Utiliser les nouvelles technologies pour créer l’agriculture

de

demain,

Babacar,

Saint-

Germain-du-Teil (Lozère) .................................. 175

PRODUIRE À TAILLE HUMAINE

Vers une mondialisation juste et équitable, Rémi, Christophe et Stéphane,


Fleurance (Gers) ................ 183

Créer des circuits courts et une économie de proximité, Denis, Hachan


(Hautes-Pyrénées) .... 191

Démondialiser,

relocaliser
et

réindustrialiser,

Thomas, Romans-sur-Isère (Drôme) .................. 197

Inventer de nouveaux équilibres entre villes et campagnes, Nicolas, Joigny


(Yonne) ................... 205

Conclusion ...................................................... 211

Bibliographie.................................................... 217

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No d’édition : L.01ELKN000850.N001

Dépôt légal : février 2021


Document Outline
Le bonheur est dans le village
Introduction
Retrouver le sens
Se reconnecter à soi
Reprendre le temps de vivre
Donner un sens à sa vie
Se reconnecter à la nature
Travailler autrement
Créer son emploi à la campagne
S'engager et réinventer la démocratie locale
Retrouver le sens du collectif
Vivre la campagne
Le bien-être au cœr
Redevenir attractif
Mettre fin aux inégalités territoriales
Un logement pour construire sa vie
Désenclaver nos campagnes
Redonner vie aux commerces des centres bourgs
Des services accessibles à tous
La santé pour tous
Des perspectives d'avenir pour la jeunesse
Préserver l'environnement
Reprendre son indépendance énergétique
Produire une énergie renouvelable
Se créer un revenu en luttant contre le réchauffement
climatique
Préserver la biodiversité
Construire une économie circulaire
Nourrir la planète
Pour une alimentation saine et de qualité
Donner un avenir au métier d'agriculteur
Permettre aux agriculteurs de vivre dignement
Utiliser les nouvelles technologies pour créer l'agriculture de
demain
Produire à taille humaine
Vers une mondialisation juste et équitable
Créer des circuits courts et une économie de proximité
Démondialiser, relocaliser et réindustrialiser
Inventer de nouveaux équilibres entre villes et campagnes
Conclusion
Bibliographie

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