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Michel de Certeau

La possession
de Loudun

Édition revue par Luce Giard

Gallimard
Michel de Certeau est né à Chambéry en mai 1925. D’une intelligence étincelante et sans
conformisme, il fut habité de mille curiosités. Après une solide formation en philosophie, lettres
classiques, histoire et théologie, il entre dans la Compagnie de Jésus en 1950, y est ordonné en 1956,
et ne la quittera jamais. Historien des textes mystiques de la Renaissance à l’âge classique, il
s’intéresse tout autant aux méthodes de l’anthropologie, de la linguistique ou de la psychanalyse.
Éveilleur d’esprits, ce voyageur de la pensée forme à la recherche de nombreux étudiants à Paris,
en Europe et dans les deux Amériques. En juillet 1984, il rentre d’un séjour de six ans à l’Université
de Californie pour occuper une chaire d’« anthropologie historique des croyances » à l’École des
hautes études en sciences sociales. Il meurt à Paris d’un cancer le 9 janvier 1986.
Il laisse une œuvre originale et forte, cohérente dans la diversité de ses objets, car une même
exigence de pensée l’habite d’un bout à l’autre, qu’elle porte sur l’épistémologie de l’histoire, sur la
« fable mystique » et l’acte de croire, ou sur les pratiques culturelles contemporaines. De ces
dernières, il a renversé le postulat usuel d’interprétation. À la passivité supposée des consommateurs,
il a substitué la conviction (argumentée) qu’il y a une créativité des gens ordinaires. Une créativité
cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun
s’invente une « manière propre » de cheminer à travers la forêt des produits imposés.
NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Cet ouvrage, paru en 1970 dans la collection « Archives », dirigée par Pierre Nora et Jacques
Revel, pour les éditions Julliard, a été ensuite réimprimé (1980, 1990) dans la même collection pour
les éditions Gallimard et Julliard avec quelques corrections de l’auteur. Cette édition-ci a été établie
par Luce Giard, elle intègre l’ensemble des corrections portées par l’auteur sur son propre exemplaire.
D’autres erreurs de détail relevées lors de diverses vérifications ont été rectifiées, la présentation des
notes et références a été clarifiée et unifiée, un index des noms de personnes a été ajouté. Le texte de
l’auteur n’a subi aucune modification. On a conservé les variantes orthographiques des documents
cités et l’incertitude de certaines sources sur l’identité des personnes mentionnées (confusion des
prénoms, altération ou abréviation des patronymes, modifications graphiques). La consultation de
l’index aidera à résoudre ce type de problèmes.
L’HISTOIRE
N’EST JAMAIS SÛRE
D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes
parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et
envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend
chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force
à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave ; elle en utilise
encore les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une « inquiétude » qui vient de plus loin,
inattendue ; elle brise des clôtures ; elle déborde les canalisations sociales ; elle s’ouvre des chemins qui
laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent.
Est-ce une irruption ou la répétition d’un passé ? L’historien ne sait jamais lequel des deux il faut dire.
Car des mythologies renaissent, qui fournissent à cette poussée de l’étrange une expression comme préparée
pour ce gonflage subit. Ces langages de l’inquiétude sociale semblent récuser également les limites d’un
présent et les conditions réelles de son avenir. Comme des cicatrices fixent à de nouvelles maladies la même
place que les anciennes, ils donnent à l’avance ses signes et sa localisation à une fuite (ou à un retour ?) du
temps. De là, ce caractère d’immémorial qui s’attache aux irrégularités de l’histoire, comme si elles
rejoignaient un commencement sans passé, le fond obscur d’une insécurité, une « singularité » latente,
dévoilée dans le pluriel continu des événements. Mais que vaut cette impression qui renvoie trop vite les
faits à un neutre intemporel ? Peut-on si facilement exiler de l’histoire la panique, pour en faire son dehors,
son dessous ou sa loi ?

UNE CRISE DIABOLIQUE

Ces mouvements étranges ont eu souvent, dans le passé, la forme du diabolique. Dans les sociétés qui
cessent d’être religieuses ou qui ne le sont pas, ils prennent d’autres visages. Mais les grandes montées de
sorcelleries et de possessions, telles que celle qui a envahi l’Europe à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle
désignent de graves cassures dans une civilisation religieuse, peut-être les dernières à pouvoir s’exprimer
avec l’outillage de la religion, les dernières avant un nouveau commencement. Elles semblent bien marquer
une fin qui ne peut encore se dire. D’où leur caractère eschatologique. Elles trahissent, devant l’avenir
aussi, une incertitude dont l’expression même devient un objet de panique et de répression. Elles attestent
un trou qu’elles tentent de combler avec les moyens du bord, encore religieux. Des groupes entiers ne sont
plus sûrs d’« évidences » qu’ils ne pouvaient prouver, mais que supposaient un ordre social et une
organisation des valeurs. À quoi recourront-ils alors pour sortir de ces mouvances intolérables ? Comment
substituer une terre ferme à des certitudes sapées par le soupçon, à des recours devenus incroyables, ou à des
situations désormais privées de sens ? Les diableries sont à la fois des symptômes et des solutions transitoires.
La crise « diabolique » a la double signification de dévoiler le déséquilibre d’une culture et d’accélérer le
processus de sa mutation. Ce n’est pas seulement un objet de curiosité historique. Entre d’autres, plus
visible que d’autres, c’est la confrontation d’une société avec les certitudes qu’elle perd et celles qu’elle
cherche à se donner. Toute stabilité repose sur des équilibres instables que déplace chaque intervention
destinée à les raffermir. Dans des systèmes sociaux spécifiques, la sorcellerie et la possession manifestent une
faille qui s’aggrave soudain, mais sous une forme sauvage et spectaculaire. Toujours proportionnées à la
culture où elles se produisent, ces zébrures prennent ailleurs d’autres formes. Mais, de toute façon, l’histoire
n’est jamais sûre.

LOUDUN : UN THÉÂTRE

W. Mühlmann le remarquait, il y a « des époques riches en démons1 ». C’est le cas de la période qui
embrasse le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe. La possession de Loudun se situe presque au terme
d’une longue épidémie, pendant les années mêmes (1632-1640) qui voient un grand sursaut de la raison
avec la parution du Discours de la méthode de Descartes (1637). Alors, la diablerie s’est déjà subtilisée.
C’est une place où se produisent, s’affrontent, se gesticulent et se verbalisent les tendances de toute sorte. La
possession devient un grand procès public : entre la science et la religion, sur le certain et l’incertain, sur la
raison, le surnaturel, l’autorité. Ce débat, toute une littérature savante et une presse populaire l’orchestrent.
C’est un « théâtre » qui attire les curieux de la France entière et quasi de toute l’Europe — un cirque pour
la satisfaction de ces Messieurs, selon les termes que l’on trouve en tant de procès-verbaux contemporains.
Le spectacle s’installe à Loudun pour près de dix ans, offrant bientôt un centre à l’édification, à
l’apologétique, aux pèlerinages, aux associations pieuses ou philanthropiques. Le diabolique se banalise.
Peu à peu, il devient rentable. Il est réintroduit dans le langage d’une société, tout en continuant à la
troubler. Il joue dans cette histoire le rôle que lui fixent les règles d’une Commedia dell’arte déjà
traditionnelle. Toute une évolution se produit. D’abord violent, voici que le diable se civilise peu à peu. Il
dispute. On le discute. Pour finir, il se répète, monotone. L’horreur se mue en spectacle ; le spectacle, en
sermon. Certes on pleure et l’on crie encore pendant les exorcismes qui se poursuivent après l’exécution du
« sorcier », Urbain Grandier, mais cela n’empêche pas de faire la dînette dans les églises pleines de
spectateurs.

POSSESSION ET SORCELLERIE
Pour comprendre cette évolution et ce fragment d’une histoire, il faut d’abord les replacer dans un cadre
plus vaste.
Qui dit possession ne dit pas sorcellerie. Les deux phénomènes sont distincts et se relaient, alors même
que bien des traités anciens les associent, voire les confondent. La sorcellerie (les épidémies de sorciers et de
sorcières) vient d’abord. Elle s’étend du dernier quart du XVIe siècle (1570, Danemark ; 1575-1590,
Lorraine ; etc.) au premier tiers du XVIIe (1625, en Alsace ; 1632 à Würzburg, ou 1630 à Bamberg, etc.)
avec des prolongements jusqu’en 1663 dans le Massachusetts, jusqu’en 1650 à Neisse (Saxe) ou 1685 à
Meiningen (Saxe). Elle sévit en France (Bretagne, Franche-Comté, Lorraine, Alsace, Savoie, Poitou,
Béarn, etc.), en Allemagne (Bavière, Prusse, Saxe), en Suisse, en Angleterre, aux Pays-Bas, mais non pas,
semble-t-il, en Espagne ou en Italie (sauf dans la région nordique et montagneuse de Côme). Pendant la
période que Lucien Febvre considérait comme celle de la grande « révolution psychologique »,
entre 1590 et 16202, la sorcellerie semble partager deux Europes : celle du Nord, où elle prolifère, et
l’Europe du Sud, où elle est rare. Dernier trait, mais capital, c’est surtout un phénomène rural. Même si
les Cours intéressées traitent en ville les grands procès, elles doivent déléguer commissaires et juges dans les
campagnes (tels Boguet, de Lancre, Nicolas Remy, etc.).
Une espèce différente du genre suit la sorcellerie, la double pendant un temps et lui succède : la
possession. Elle apparaît d’abord en pointillé avec des isolées, telles Nicole Aubry, Jeanne Féry, Marthe
Brossier surtout (1599). Elle trouve son modèle avec le procès de Gaufridy à Aix-en-Provence (1609-
1611), aussitôt orchestré par le livre qui va circuler partout et définir la nouvelle série : l’Histoire
admirable de la possession et conversion d’une pénitente… par le P. Sébastien Michaelis (Paris,
1612). D’autres « possessions » suivront — Loudun surtout (1632-1640), Louviers (1642-1647),
Auxonne (1658-1663), etc. Chacune invente selon le schéma initial, draine sa clientèle, diffuse sa propre
littérature.
Cette espèce n’est plus rurale mais urbaine. Elle n’a plus les formes sauvages, massives et sanglantes de la
sorcellerie primitive ; elle se concentre sur quelques vedettes seulement. Elle laisse apparaître les relations et
les psychologies personnelles (il s’agit d’individus ou de micro-groupes). Le milieu social atteint s’élève et
s’homogénéise ; les personnages en sont de milieu plus « moyen » et il y a une moindre différence sociale
entre juges et accusés qui désormais s’entendent et circulent dans le même type de discours. De binaire
(juges-sorciers), la structure devient ternaire, et c’est le troisième terme, les possédées, qui retient de plus en
plus l’attention publique : autrement dit, ce sont les victimes et non plus les coupables. Quant aux sorciers,
ils sont souvent prêtres, médecins ou lettrés, parfois considérés comme « libertins » ; ils contreviennent donc
d’une manière déjà tout autre à l’image traditionnelle ou populaire du curé, de l’aumônier ou du médecin.
Chez ces nouveaux « sorciers », c’est encore un savoir secret qui est tenu pour menaçant et qu’on traite de
magie, mais un savoir moderne, créateur d’une autre forme de distance par rapport au groupe.
Passant de la violence contre les magiciens à une curiosité apitoyée envers ses victimes ; localisée dans les
couvents et non plus dans les landes et les villages perdus ; devenue moins vengeresse, moins punitive, mais
plus apologétique et prédicante, la diablerie vire d’une « guerre » contre les sorciers à un spectacle qui tient
à la fois du cirque et de la mission populaire — même si la « fête » continue à exiger une mise à mort. La
« possession » représente donc une seconde étape par rapport à la sorcellerie. Mais elle débouche elle-même
sur les procès politiques d’empoisonneuses.
Ces deux moments de la diablerie ne forment ainsi qu’un segment dans une évolution plus vaste qui se
poursuit. D’un côté, le phénomène « diabolique » va prendre des formes plus culturelles, s’étaler dans la
littérature et le folklore, se dissoudre aussi dans l’astrologie populaire et dans les « bergeries » où survivent
pourtant bien des thèmes contestataires. De l’autre, il s’amplifiera, mais, en se politisant, il se
métamorphosera ; des résistances populaires se traduiront par tout un éventail de nouveaux langages, de
l’émeute au pamphlet de colportage, sans cesser pour autant de rester marginaux.

LE MARIAGE DU CIEL
ET DE L’ENFER

Quoi qu’il en soit de ces tenants et aboutissants, il faut souligner aussi des cohésions synchroniques.
L’une d’elles intéresse de plus près l’histoire religieuse. Un étrange rendez-vous associe, en un très grand
nombre de cas, les possédés ou les « possessionnistes » (convaincus de la réalité de la possession) et les
communautés de « spirituels ». Sur la carte française du milieu du XVIIe siècle, on trouve souvent aux
mêmes lieux les cas de possession et les groupes les plus « dévots » (au sens le plus positif du terme) : Nancy,
Évreux, etc. Pendant ses années de folies, Loudun est aussi une école de spiritualité. Au centre de cette foire
démonologique, il y a, pendant trois ans, l’un des plus grands mystiques du XVIIe siècle, Jean-Joseph Surin,
qui est à la fois le Don Quichotte et l’Hölderlin de cette « aventure extraordinaire ». Les théâtres du diable
sont également des foyers mystiques.
Ce n’est pas un hasard. Une mutation culturelle semble marginaliser toutes les expressions du sacré, les
plus suspectes ou les plus pures ; elles se retrouvent à la même place, dans la société : sur ses bords. De
même, l’ébranlement des institutions ecclésiastiques laisse échapper par leurs failles et fait sortir aux mêmes
endroits, comme un « mélange » du plus archaïque et du plus radical (Surin le notera), des symptômes
religieux qui sont alors suspectés et fréquemment accusés ensemble de constituer la même « hérésie » sociale
et doctrinale.
Plus fondamentalement, Alfred Jarry a raison de dire, à propos de Loudun, que la « possession du Saint-
Esprit ou du démon sont, notoirement, symétriques3 ». Les deux « possessions » présentent une structure
analogue. Sur le mode de solutions contraires, elles répondent à un problème de sens, mais posé dans les
termes de l’alternative redoutable et contraignante — Dieu ou le Diable — qui isole des médiations
sociales la quête de l’absolu. La mystique et la possession forment souvent les mêmes poches dans une société
dont le langage s’épaissit, perd sa porosité spirituelle et devient imperméable au divin. La relation avec un
« au-delà » vacille alors entre l’immédiateté d’une mainmise diabolique ou l’immédiateté d’une
illumination divine. Jeanne des Anges elle-même, la plus célèbre des possédées, apparaîtra ensuite, pendant
les vingt-cinq dernières années de sa vie, dans le personnage de la visionnaire « mystique ».

MÉTAMORPHOSES DE L’HISTOIRE

Sous ce biais, il y a une complicité et, pour reprendre un titre de William Blake, un « mariage du ciel et
de l’enfer ». C’est un trait caractéristique de la « possession ». Il rejoint l’un des thèmes de l’art baroque,
celui de la métamorphose. L’instabilité des personnages, les renversements de l’expérience, l’incertitude des
limites, trahissent la mutation d’un univers mental. Comme la grotte de Florence où Bernardo
Buontalenti a sculpté des corps humains encore indécis dans la boue primitive, qui les laisse émerger ou s’en
ressaisit4 — on ne sait —, Loudun est à soi seul, dans un coin de province française, à la frontière de
convictions catholiques et protestantes qui s’opposent et se relativisent, un monde intermédiaire entre ce qui
disparaît et ce qui commence. Complexe, à la fois sauvage et subtil, ce lieu n’est pas sûr. Il se définit comme
un passage. Là se sont fixées les angoisses et les ambitions indissociables de la mouvance sociale. Des
déplacements profonds s’y manifestent, que révèlent, chères à Henri Lefebvre, les « métamorphoses du
diable5 ».
Lisibles dans la suite des épisodes qui forment pendant près de dix ans la guerre de Loudun, ces
métamorphoses se prolongent dans les interprétations successives données aux événements. Depuis les libelli
de 1633 jusqu’à l’opéra de Penderecki (les Diables de Loudun, 1969), toute une littérature leur est
consacrée. On y rencontre Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, Jules Michelet, Aldous Huxley, etc. Dans
des espaces culturels différents, les anciens débats servent de nouvelles causes. D’autres guerres font de
l’histoire loudunaise la légende d’un présent. Les antagonistes d’hier, mobilisés par les partenaires de
conflits plus récents, leur fournissent le moyen de s’expliquer avec leurs propres diables. Pour une part, les
historiens rendent à une société le service de mettre à sa disposition le vocabulaire d’un passé. Les
personnages d’autrefois deviennent les héros éponymes d’un présent.
La bibliographie de Loudun est l’histoire de ces réemplois. Le théâtre de jadis s’inscrit dans de nouveaux
procès qui donnent à Urbain Grandier toute une série d’avatars. Le « sorcier » d’hier se métamorphose en
victime du catholicisme, en « précurseur de la libre pensée6 », en prophète d’un esprit scientiste, ou en
l’annonciateur de l’évangile du progrès. Ses « adversaires » sont promus à des destins semblables mais
contraires : Jeanne des Anges resurgit en martyr de la chrétienté persécutée ; Surin, en témoin d’un
« magnétisme » universel ou du « fait primordial » ; les exorcistes ou Laubardemont, en zélés serviteurs
d’un « ordre social » ou politique… Il y a une histoire de l’histoire de Loudun.

VISITER LOUDUN
Aujourd’hui encore, visitez Loudun, maintenant privée de deux tiers de ses habitants, recroquevillée sur
elle-même, serrant dans ses ruelles trop d’absents et trop de fantômes. On vous fera suivre, depuis le palais
de justice jusqu’à l’église Sainte-Croix, les « stations » qui jalonnent l’ultime voyage du Héros, comme si la
ville avait réorganisé son architecture en un chemin de croix. Des lieux dispersés reconstituent, grâce à la
voix et aux gestes du guide, le déroulement d’une histoire perdue : la salle où fut prononcé l’arrêt de mort ;
l’endroit d’une première chute ; le coin de rue où « un moine » frappa Grandier d’un coup de bâton ; le
porche de l’église Saint-Pierre, devant lequel le condamné dut faire publiquement amende honorable, mais
fut secouru par le père Grillau, une bonne âme ; enfin la place du Marché-Sainte-Croix, car c’est là que,
devant le prêtre René Bernier, bon larron repenti, et sous les yeux de Louis Trincant, le persécuteur
insolemment installé à sa fenêtre, le curé périt dans le feu allumé par ses exorcistes eux-mêmes.
Déambulatoire, la quête du passé a pris la forme d’une légende ; l’itinéraire, un caractère initiatique.
Mais quelle recherche historique ne part d’une légende ? En se donnant des sources ou des critères
d’information et d’interprétation, elle définit à l’avance ce qu’il faut lire dans un passé. De ce point de
vue, l’histoire bouge avec l’historien. Elle suit le cours du temps. Elle n’est jamais sûre.

UN LIVRE PARTAGÉ

Comment le serait-elle ? Le livre d’histoire commence avec un présent. Il s’édifie à partir de deux séries
de données : d’un côté, les « idées » que nous avons sur un passé, celles que véhiculent encore d’anciens
matériaux mais dans les circuits instaurés par une mentalité nouvelle ; de l’autre, des documents et des
« archives », restes triés par le hasard, gelés dans les fonds qui leur affectent une signification elle aussi
nouvelle. Entre les deux, une différence permet de déceler une distance historique, à la manière dont
l’observation à partir de deux points éloignés permit à Le Verrier l’invention d’une planète encore
inconnue.
C’est dans cet entre-deux que s’est formé ce livre sur Loudun. Il est lézardé du haut en bas, révélant la
combinaison, ou le rapport, qui rend possible l’histoire. Car, ainsi partagé entre le commentaire et les
pièces d’archives, il renvoie à une réalité qui avait hier sa vivante unité, et qui n’est plus. Il est en somme
brisé par une absence. Il a une forme proportionnée à ce qu’il raconte : un passé. Aussi bien, chacune de ses
moitiés dit de l’autre ce qui lui manque plutôt que sa vérité.

ARCHIVES DE LA POSSESSION
De la moitié qui est faite d’archives, les « sources » sont considérables. Elles sont indiquées ailleurs7. À
l’inverse de ce qui se passait au temps des sorcelleries, les possédés ont la parole. Désormais, accusés et
victimes ne proviennent plus seulement des campagnes analphabètes et silencieuses, quasi vouées à des
protestations sauvages que l’on n’entend aujourd’hui qu’à travers les rapports ou les grilles des notabilités
ou des juges8. Avec les possessions, le diable parle. Il écrit. Si j’ose dire, il publie, mais parce que ses clients
appartiennent à des milieux sociaux plus élevés. Aussi a-t-on, par centaines, les lettres et les écrits des
possédés, en particulier les écrits (abondants mais la plupart inédits en ce qui concerne les deux derniers)
d’Urbain Grandier, de Jeanne des Anges et du P. Surin à propos de Loudun. On peut écouter ce qui se
passe de l’autre côté de la barricade.
De même, les affaires ne se déroulent plus à huis clos, elles ne sont plus rondement exécutées par les
tribunaux ambulants qui voyagent dans les mauvais quartiers des provinces. Elles sont publiques,
théâtrales, interminables. D’où les dossiers massifs de procès-verbaux exactement rédigés et signés jour après
jour pendant des mois et des années. Les témoins oculaires ont aussi laissé leurs récits : pas seulement les
juges, les exorcistes, les notables locaux, diocésains, nationaux, mais aussi les visiteurs, curieux de toute
sorte, mondains en vacances, érudits en chasse, collectionneurs d’extraordinaire, apologètes intéressés par un
argument de plus, controversistes décidés à combattre une objection, et surtout l’habituelle clientèle de ce
genre de spectacle, pèlerins de l’étrange pour des raisons que leurs comptes rendus ne nous font qu’entrevoir.
Ils affluent à Loudun, venus d’Angers, de Bordeaux, de Lyon, de Paris, mais aussi d’Écosse, d’Italie, des
Pays-Bas, etc.
Les archives nous ouvrent encore les mines d’une histoire plus secrète et plus officielle : rapports adressés à
Richelieu ou à Louis XIII ; correspondance du père général des jésuites (Rome) avec Paris, Bordeaux et
Loudun ; lettres de Laubardemont ; dépositions de médecins ; consultations théologiques ; avertissements
provenant des administrations parisiennes ou poitevines ; etc.
Tous ces manuscrits (qu’il a fallu regrouper comme les pièces dispersées d’un puzzle) représentent,
comme d’un iceberg, la masse cachée sous la part qui émerge au grand jour ; ils restaurent les profondeurs
de ce qui en a été « donné au public » dès l’époque. La surface des publications n’en est pas moins déjà
importante. Elle a la forme de libelles, d’histoires extraordinaires, de véritables relations, et de follicules
que des éditeurs rééditaient de ville en ville, parfois la même année, pour leur public régional, angevin,
lyonnais, parisien, poitevin ou rouennais. Ces « pièces » se situent entre les livrets de dévotion et les
premiers journaux9. Elles relèvent encore de la propagande, mais versent de plus en plus dans la littérature
de faits divers. Éparpillées depuis, non enregistrées dans les inventaires après décès des particuliers ou des
libraires, elles semblent pourtant avoir eu une grande diffusion. En tout cas, dès 1634, le Mercure
françois, utilisé par Richelieu et par le P. Joseph comme un moyen d’orienter ou de redresser l’opinion
publique, étalait sur près de quarante pages la version officielle de la possession10.

L’étrange est donc enraciné dans l’épaisseur d’une société. Il y tient par trop de liens socioculturels pour
en être isolé. Tenter de l’extraire, c’est tirer avec lui tout le sol auquel il se rattache de tant de manières.
Peut-être révèle-t-il une mutation globale qui consisterait, une fois de plus, à exorciser ou à marginaliser les
premiers symptômes d’une crise au fur et à mesure qu’elle donne lieu à un ordre nouveau.
Mais il faut d’abord essayer de comprendre.

1 Wilhelm E. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Paris, Gallimard, 1968, p. 183.


2 Lucien Febvre, in Annales ESC, t. 13, 1958, p. 639.
3 Alfred Jarry, L’Amour absolu, Paris, Mercure de France, 1964, p. 81.
4 Voir Detlef Heikamp, « L’architecture de la métamorphose », in L’Œil, no 114, juin 1964, p. 2-9.
5 Henri Lefebvre, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, 1962, p. 63-71.
6 C’est le titre de l’ouvrage consacré à Urbain Grandier par Thomas Bensa (Paris, Société d’éditions littéraires, 1899).
7 On en trouvera la nomenclature dans Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée De Brouwer,
Bibliothèque européenne, 1966, p. 92-99 ; et dans les compléments donnés par Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au
XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968, au cours de son introduction générale, p. 18-70.
8 Voir Michel de Certeau, « Une mutation culturelle et religieuse. Les magistrats devant les sorciers du XVIIe siècle », in Revue
d’histoire de l’Église de France, t. 55, 1969, p. 300-319.
9 Voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969, p. 164-189, 253-275.
10 Mercure françois, t. 20 (l’an 1634), Paris, E. Richer, 1637, p. 746-780.
1

COMMENT NAÎT
UNE POSSESSION
En 1632, la ville de Loudun est durement éprouvée par la peste : 3 700 décès en quelques mois (mai-
septembre), sur une population d’environ 14 000 habitants1. C’était une tragique répétition de la peste
de 1603. Dès le début, comme le font alors tous ceux qui le peuvent, les médecins se retirent dans leurs
maisons de campagne : ainsi François Fourneau, Jean Fouquet, René Maunoury, etc. Ils ne reviendront
que plus tard, exégètes et témoins de ce qui se passera chez les ursulines.

LA PESTE, UNE PHYSIQUE DU MAL

Ce départ peu honorable n’en est pas moins compréhensible si l’on se réfère aux idées du temps sur la
nature du fléau. Le 6 septembre, le fléau de Dieu qu’on nomme la peste tomba dans cette ville en la
maison d’un cordonnier, écrit le témoin d’une peste en Avignon.… Dieu nous veuille aider ! Amen2.
Aucune thérapeutique, et donc aucun médecin, ne saurait en avoir raison. C’est un mal sans explication,
et sans raisons particulières. Il sort de l’intérieur du corps social et ne peut que l’atteindre tout entier. De
soi épidémique, il ressortit à une sorte de physique sociale et divine. Contre la peste (on en disait alors
autant de la syphilis), il n’y a finalement rien à faire. On attend qu’elle se consume elle-même après avoir
déployé tous ses effets. Il faut que le châtiment opère son travail. À peine peut-on clore les portes de la ville
et fuir la cité en se couvrant la tête. Tout juste est-il possible, d’après tant de Traités consacrés à la peste
(depuis Laurent Joubert, en 1581, ou Claude Fabri, en 1568, jusqu’à Antoine Mizault, en 1623), ou
d’après tant d’Avis alors donnés aux citoyens pour se garder de la peste en temps suspect, de se créer,
dans la ville « possédée » par l’infection de l’air, une autre atmosphère grâce à l’aloès, au térébinthe, à la
rose de vin, à la conserve de roses et à semblables drogues odoriférantes qui forment, avec de nouvelles
odeurs, l’enclave d’un autre air :

Est bon aussi toujours porter sur soi des parfums aux gants, à la chemise, aux mouchoirs, aux
cheveux et à la barbe. Porter quelque pomme de senteur au cou, ou bien patinôtres (chapelets), et les
manier et sentir souvent…
Les riches useront souvent de parfums en leurs maisons, avec les meilleurs qu’ils pourront trouver.
Les pauvres feront provision de feuilles et bois de laurier, de romarin, de genévrier ou cade et de
cyprès, et useront le plus souvent qu’ils pourront de les brûler au milieu de la salle et chambre,
principalement au matin et le soir3.
La fréquence des pestes dans la région depuis deux siècles a rendu la mort partout présente4, — et avec
elle « la peur et la terreur de la mortalité imminente », — mais une mort fatale, irrésistible, « tombant »
du ciel comme l’incompréhensible et l’insensé.
La trace que laissera la peste de 1632, ce sera celle d’une marque : Loudun a été frappée d’un mal
théologique auquel la possession donnera demain un répondant somme toute mieux délimité et une
« explication », puisque le mal sera attribué à une cause (extraordinaire, diabolique) distinguée de la
nature humaine.
En 1632, déjà, la ville cherche des exorcistes contre la peste. Elle fait appel à un médecin de Mirebeau,
Prégent Bonnereau, qui se récuse, et enfin à Guillaume Grémian5. On crée des sanitats, où les pestiférés
sont isolés. En réalité, chaque groupe se retire et obéit à la loi de renfermements réciproques. Les médecins
et les propriétaires s’enfuient aux champs. Les religieuses s’enferment derrière leurs murs, et, tout comme les
sanitats, les couvents se clôturent, interrompant les communications de parloir. Chez les ursulines, il n’y
aura d’ailleurs aucun cas de peste. D’après tous les témoignages, le curé de Saint-Pierre, Urbain Grandier,
se montre courageux et généreux, il porte aux malades les derniers sacrements et ouvre sa bourse aux
indigents.

UNE VILLE BRISÉE

Sans doute, comme en bien d’autres lieux de France et d’Europe, la peste traumatise la ville : Ébranlant
la société urbaine, elle bouleverse les structures mentales et intellectuelles, suscitant d’abord, par la
terreur, l’élan mystique et les mortifications, puis, sous un ciel obstinément silencieux, le désespoir, le
blasphème et les saturnales6. À qui recourir ? Le doute s’étend. La peste, sans doute, ajoute ses effets à ceux
des guerres de Religion qui, cinquante ans auparavant, remplissaient de sang les carrefours de Loudun. Les
adversaires se disputaient la vérité. Ils mettaient Dieu en pièces. Leur opposition a créé une tierce position,
une référence commune, sous la forme d’un statu quo politique où s’esquisse la « solution » de l’avenir.
Mais c’est aussi une période de latence pendant laquelle les ennemis d’hier, obligés de s’accepter,
accumulent leurs ressentiments ou se préparent au scepticisme. Quoi qu’il en soit des positions personnelles,
la bataille pour la vérité reste indécise, et pareil suspense menace les certitudes de chaque religion.
La peste, d’abord référée à la colère divine ou à une physique sociale et astrologique, appelle d’ailleurs
certains hommes à lutter contre la saleté ou la sous-alimentation. Dans les municipalités, des laïcs, des
magistrats, des médecins inaugurent, depuis le XVIe siècle, des institutions sanitaires civiles et des recherches
thérapeutiques. Un travail, chez eux, compense le silence de Dieu. Une fragmentation se produit en même
temps. Pour éviter la contagion, on interdit les assemblées publiques. Du fait de nécessités municipales, les
signes d’une unanimité religieuse disparaissent, en particulier les manifestations liturgiques. Les solidarités
du travail contrastent donc avec le retirement de croyants enterrés face à face dans leurs tranchées sans
visibilité au-devant ou au-dessus d’eux, sans autre assurance que la cohésion de petits groupes renfermés sur
eux-mêmes. Ainsi les ursulines dans leur couvent.
FANTÔMES

La « possession » prend-elle le relais du fléau qui a écrasé Loudun pendant cinq mois ? Un fait est à
noter : les premières « apparitions » fantomatiques se produisent dans le couvent au moment où l’on
mentionne les derniers cas de peste en ville, à la fin de septembre 1632. Dans la nuit du 21 au 22, la
prieure (Jeanne des Anges), la sous-prieure (sœur de Colombiers) et la sœur Marthe de Sainte-Monique
(qui sort de retraite) voient apparaître de nuit l’ombre du prieur Moussaut, confesseur des religieuses,
décédé quelques semaines auparavant. Le 23, c’est une boule noire qui traverse le réfectoire. Le 27, un
homme qu’on ne voit que de dos. Nocturne, puis diurne, le fantôme perd donc son premier visage qui était
encore un souvenir repérable. Il vire à l’anonymat, comme indécis sur son identité, avant d’esquisser la
silhouette, puis, le 7 octobre, de prendre la figure obsédante du curé bien vivant, Urbain Grandier lui-
même.

LA PROCESSION DES CLERCS

Dans le couvent qu’agitent, dès le début d’octobre 1632, les cris et les contorsions des religieuses,
s’introduisent, en ordre, les acteurs du drame. Chez la prieure Jeanne des Anges, les clercs sont les premiers
à venir. Cette entrée précipitée garde quelque chose de processionnel.
D’abord le petit clergé : le chanoine Jean Mignon, nouvel aumônier du couvent ; Antonin de la Charité
(prieur de Loudun), Eusèbe de Saint-Michel, Éloi de Saint-Pierre, Calixte de Saint-Nicolas, Pierre
Thomas de Saint-Charles, Philippe de Saint-Joseph, Eugène de Saint-René (prieur de Poitiers), tous
carmes, les plus pressés au rendez-vous de l’extraordinaire. Pierre Barré, curé de Saint-Jacques à Chinon,
bachelier en la faculté de théologie de Paris, est appelé à la rescousse comme spécialiste en exorcismes ;
accouru avec un groupe de paroissiens, il prendra les choses en mains à partir du 12. Arrivent ensuite
François Grillau, gardien des cordeliers ; Uriel, gardien des capucins, Élisée de Chinon, autre capucin ;
Pierre Rangier, curé de Notre-Dame-de-Veniers, un village proche de Loudun et par lequel s’inaugure une
information des campagnes avoisinantes ; Mathurin Rousseau, chanoine de Sainte-Croix — un notable
juge déjà que l’affaire vaut le déplacement —, etc. Dix, douze, quatorze prêtres participent aux premiers
exorcismes. Ils se multiplieront. Dira-t-on qu’il en manque dans le pays pour prêcher ? Mais pour eux, c’est
d’un ministère qu’il s’agit, et non de curiosité. Ils sont mobilisables. Avec tout un arriéré de controverses,
ils répondent à l’appel que leur signifie l’événement qu’ils désignent aussitôt comme une possession.
Déjà pourtant on déclare aussi en ville que ce ne sont là que des impostures7. Dans la chambre de la
prieure, s’inaugure une guerre du sacré.
LA POSSESSION « PREND »

Le premier procès-verbal présente les commencements de l’affaire avant sa publicité. Les élèves du
pensionnat tenu par les ursulines sont encore là, prises dans le brouhaha où des prêtres circulent. Ce début
vacille entre l’histoire édifiante et la diablerie. C’est le moment, instable et bref, où la possession « prend ».
Il suffira de quelques jours pour que l’ambiguïté soit levée ; pour que le diable soit jugé responsable des faits
« étranges » ; pour que les exorcismes soient estimés expédients (1er octobre). Par voie de conséquence, un
sorcier est désigné (5-11 octobre). Le diabolique — neutre singulier — se diversifie bientôt en un pluriel :
des noms propres de démons (Astaroth, Zabulon, etc.) correspondent aux religieuses possédées, qui prennent
les voix et les visages de rôles fixés par une longue tradition. Très rapidement, les personnages se mettent en
place. Il suffit de trois semaines pour que se monte le théâtre dont la suite va développer le schéma initial.

LE PREMIER PROCÈS-VERBAL

Daté du 7 octobre, le plus ancien des comptes rendus trahit plus de choses que ne le pense le petit groupe
initial dont il sort et qu’il révèle :

Au nom de la Sainte et suradorable Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, nous Pierre Barré, prêtre
bachelier en théologie en la Faculté de Paris, chanoine de l’Église de Chinon et commis au régime de
la paroisse dudit lieu, Jean Mignon, prêtre, chanoine de l’église de Loudun et confesseur ordinaire
des dames religieuses de Sainte-Ursule dudit lieu, Eusèbe de Saint-Michel et Pierre Thomas de Saint-
Charles, prêtre prédicateur et religieux carme du couvent dudit Loudun, étant assemblés dans le
monastère desdites religieuses, sur leur mandement et à leur prière, elles nous ont fait entendre que,
dès la nuit d’entre le vingt et un et vingt-deux septembre dernier [1632], elles avaient été obsédées,
jusqu’à ce jour troisième de ce mois (d’octobre), des malins esprits.
L’un desquels, la nuit, apparut, depuis une heure jusqu’à quatre, à sœur Marthe, en forme d’un
homme ecclésiastique, revêtu d’un grand manteau et soutane, tenant un livre couvert de parchemin
blanc en la main, et le tenant ouvert, lui montra deux images et, après lui avoir tenu plusieurs
discours sur ledit livre, la voulut forcer de le prendre. Ce que refusant, disant que jamais elle ne
recevrait de livre que de sa supérieure, ledit spectre se tut et demeura quelques temps pleurant au
pied de son lit. Enfin ladite fille épouvantée, et ledit spectre lui commençant à dire qu’il était en
grande peine, qu’il ne pouvait prier Dieu, et qu’elle priât Dieu pour lui, celle-ci, présumant que ce
fût l’âme peut-être de quelqu’un en purgatoire, dit qu’elle en avertirait sa supérieure. Et cependant,
ne pouvant plus supporter la présence dudit spectre, elle appela une fille pensionnaire qui était en un
autre lit proche du sien ; se levant toutes deux, et au même moment ne vit plus rien, sinon étant à
genoux une heure durant, avait entendu une voix à son côté se plaignant. Quatre heures sonnées, ne
fut plus rien entendu en ce lieu.
Mais, au logis des religieuses professes, apparut le même spectre à chacune de la mère prieure et
sous-prieure, disant à l’une : « Faites prier Dieu pour moi » ; et à l’autre : « Continuez à prier Dieu
pour moi ».
Comme encore elles nous ont fait entendre que le 24 dudit mois, heure de six à sept du soir, dans
le réfectoire, parut un autre spectre en forme d’un globe tout noir qui alla jeter par terre violemment
ladite sœur Marthe et ladite prieure sur une chaise, les prenant chacune sur les épaules, et au même
temps deux autres religieuses là présentes se sentirent frappées à la jambe, où il est demeuré des
contusions rouges et larges d’un teston (piécette valant 19 sous), pour le temps et espace de huit jours.
En outre, elles nous ont dit que tout le reste dudit mois, il n’avait passé aucune nuit qu’elles
n’eussent reçu de grands troubles, ravages et terreurs. Et même sans rien voir, elles entendaient
souvent des voix qui appelaient les unes ou les autres. Les autres recevaient des coups de poing, les
autres des soufflets, les autres se sentirent excitées à des ris immodérés et involontaires.

« TROIS ÉPINES D’AUBESPIN »

Enfin elles nous ont dit que le premier jour de ce mois, sur les dix heures du soir, ladite prieure
étant couchée, la chandelle allumée, et ayant sept ou huit de ses sœurs autour d’elle pour l’assister, à
cause des attaques que plus particulièrement elle avait, elle sentit une main, sans rien voir, qui, lui
fermant la sienne, y laissa trois épines d’aubespin, qui furent mises, le lendemain, dans les mains de
l’un de nous pour prendre avis de ce qu’en devait être fait. Et, deux jours après, fut trouvé bon que la
prieure les fît brûler elle-même. Ce qu’elle fit en présence du père Gardien des capucins de cette ville.
Mais étant arrivé que ladite prieure, et autres religieuses, depuis la réception desdites épines,
avaient ressenti d’étranges changements en leur corps et leur esprit, en telle sorte que parfois elles
perdaient tout jugement et étaient agitées de grandes convulsions qui semblaient procéder de causes
extraordinaires, on pensa que les dites épines étaient un maléfice pour les faire posséder et, de fait, ce
jourd’hui troisième de ce mois, ayant vu arriver ces étranges vexations et agitations au corps de ladite
prieure, de sœur Louise de Jésus et de sœur Claire de Saint-Jean, nous avons jugé une vraie
possession, et qu’il serait expédient de procéder sur elles par exorcismes de la Sainte Église ; et que
néanmoins nous avons retardé jusques au cinquième de ce mois que nous avons vu la continuation
desdites vexations et agitations si grandes que sept à huit personnes n’étaient capables de les
empêcher, et lesquelles vexations commençaient plus fréquemment après la sainte communion
qu’elles faisaient.
Au premier exorcisme dudit jour, 5e dudit mois, les malins esprits étant commandés en latin de
dire leur nom, ne dirent autre chose par deux ou trois fois, sinon « Ennemis de Dieu ». Et aux
litanies, sur ces mots : Sancte Joannes Baptista, ora pro eis, le démon de la prieure s’écria plusieurs fois,
en soufflant : « Ha ! Jean Baptiste. » Et pendant l’exorcisme récité sur ladite prieure (le démon) a dit
trois fois en la violentant Sacerdos. Et le répéta lors de la prononciation des mots qui sont dans
l’exorcisme.

L’ENNEMI DE DIEU

Au second exorcisme fait après midi dudit jour sur ladite prieure, le diable avisé en latin de dire
son nom, répondit en français, hurlant et muglant :
« Ha, ne te l’ai dit. »
Et pressé répéta :
« Ennemi de Dieu. »
Et en la suite de l’exorcisme, s’écria disant :
« Tu me presses fort, donne-moi encore au moins trois semaines. Il n’y a encore que quinze
jours. »
Et peu après :
« Ha, le méchant ! il avait désigné de perdre toute la communauté pour moi. »
Au troisième exorcisme, la prieure a été grandement privée de sens et de raison. Le diable
commandé de dire son nom, répondit par deux fois :
« Ennemi de Dieu. »
Puis, pressé de ne le céler, dit :
« Je te l’ai dit. »
Interrogé comme il avait été introduit, dit :
« Pacte. »
Et pressé dit :
« Je brûle »,
en criant perpétuellement. Puis commandé de dire l’auteur du pacte, dit :
« Sacerdos. »
— « Quis sacerdos ? » —
Dit : « Petrus. »
— « Dignitas ? »
— « Curé. »
Commandé de sortir, après beaucoup de violences, vexations, hurlements, grincements de dents,
dont il y en eut deux de derrière cassées, laissa enfin ladite prieure en grand repos et déclara qu’elle
était guérie d’une forte peine d’esprit et grand battement de cœur, et croyait être parfaitement guérie.
Elle demeura en ce repos toute la nuit, dormant paisible, plus qu’elle n’avait fait depuis la première
apparition.
Le lendemain matin, ladite prieure et les autres exorcisées, à la sainte communion, témoignèrent
une grande répugnance et commandées de s’y disposer, les diables commencèrent leurs vexations,
agitations et assoupissements, mais enfin, insistant à les presser, ils les laissèrent confesser.
La communion apportée à ladite prieure, les tortures et perte de jugement commencèrent, et le
diable, pressé de la laisser bénir Dieu et l’adorer, dit :
« Il est maudit. »
Et par trois fois :
« Je renie Dieu. »
Enfin pressé, l’a laissé bénir Dieu. Et lorsqu’on lui fit dire : « Mon Dieu, prenez possession de
mon âme et de mon corps », le diable par trois fois la prit à la gorge, lorsqu’elle voulut dire : « De
mon corps », la faisant hurler, grincer les dents, tirer la langue. Enfin contraint à obéir, elle reçut le
saint Sacrement que par plusieurs fois l’esprit tâcha de lui faire jeter hors de la bouche, en la
provoquant à vomir.
La sainte communion portée à sœur Louise de Jésus, elle fut plus d’une demi-heure à la recevoir,
agitée en sorte que six à sept personnes ne la pouvaient tenir. Elle ne pouvait adorer Dieu ; mais
enfin elle ouvrit après la bouche et communia paisiblement.

« UN PRÊTRE M’Y A MIS »

Exorcisée immédiatement après en latin, les vexations renouvelant, les diables furent interrogés :
« Quomodo inductus ? »
Dit plusieurs fois :
« Caractère. »
Pressé :
« Sub quo symbolo ? »,
dit : « Il est épineux. »
Enquis : « Ubi positus ? »
— « Je ne sais. Vous en savez assez. »
Puis dit :
« Ô force du caractère (sacerdotal) : il est tout-puissant. Un prêtre m’y a mis, un prêtre ne m’en
ôtera pas. »
Sœur Claire exorcisée avec la violence pareille riait perpétuellement, et dit deux fois que son nom
était Zabulon…8.

Le 11 octobre, le réseau se resserre. Urbain Grandier est désigné nommément comme sorcier.
L’accusation est redoutable. Elle bloque en un seul tous les crimes. C’est ce que montre, par exemple,
le 12 août 1632, la lettre royale qui donne à l’intendant de Limousin, Haute et Basse Marche et
Auvergne, mission de réprimer les homicides, assassinats, rébellions à justice, maléfices,
empoisonnements et sorcelleries qui seront commis et commettront ès dites provinces9. La sorcellerie
est un mot qui, dans son indétermination, désigne et rassemble toutes les menaces.
Voici donc ce procès-verbal fait au monastère des filles de Sainte-Ursule, le 11 octobre, de 7 à
8 heures du soir, et signé : Mignon ; F. Antoine de la Charité, prieur des Carmes de Loudun ; F.
Eusèbe de Saint-Michel, carme :

DES ROSES

Lorsqu’on a été sur l’exorcisme qui commande au diable de dire son nom, pressé et repressé avec
grande furie a enfin dit par trois fois que son nom était Astaroth. Commandé de dire :
Quomodo domo ingressus fuisset ?
a dit : Per pactum Pastoris ecclesiae S. Petri.
Alors que nous poursuivions les prières, le diable d’un cri épouvantable a dit en français par deux
fois :
« Ô méchant prêtre ! »
Interrogé : Quis sacerdos ?
a dit par deux fois : Urbanista.
Et jussus quinquies ut diceret clare et distincte quisnam ille presbyter ?, a répondu en criant
hautement et longuement, et comme en sifflant :
« Urbain Grandier. »
Pressé de dire qualis esset ille Urbanus ?, a dit :
Curatus S. Petri.
— Cujus S. Petri ?
A dit deux fois : « Du Marché. »
Pressé et repressé encore de dire Sub quo novo pacto remissus fuerit ?, a dit :
Flores.
— Qui flores ?
— Rosarum.
Et toutes ces réponses étaient faites en vertu de tant de comminations qu’on discernait
sensiblement que le diable était grandement forcé. Et même la prononciation qu’on faisait de son
nom, lorsqu’on lui commandait de répondre, lui était si fâcheuse qu’il s’écria une fois en hurlant :
« Ha, pourquoi l’ai-je dit ? »
Enfin la dernière pression qui lui fut faite pour ce soir, fut de dire :
Quare ingressus fuisset in monasterium puellarum Deo Sacramentum ?
— A dit : Animositas10.

LES NOTABLES

Alors une seconde vague monte dans la chambre de la prieure et s’installe dans le couvent, celle des
notables : le 12, noble Me Paul Grouard, juge prévôt ; noble Me Louis Moussault, procureur du roi ; Me
René Maunoury, chirurgien. Le 13, on a en sus : Mes Daniel Rogier11 et Gaspard Joubert, huguenots, nous
dit-on, et docteurs en médecine, plus Me René Adam, apothicaire. De ces trois hommes, le procès-verbal
mentionne qu’ils pleuraient en voyant l’énergumène Jeanne refuser la communion avec de surprenantes
contorsions :

Ils ont testifié tout haut que telles vexations surpassaient les forces humaines et ne pouvaient
procéder d’aucune maladie naturelle12.

Mais qu’est-ce qui est naturel ? Tout le problème est là.


Il y a aussi le bailli, juge ordinaire et présidial de Loudun : Guillaume de Cerisay, écuyer, sieur de la
Guérinière est bailli de robe longue, c’est-à-dire qu’il assure l’exécutif comme bailli (fonctionnaire de robe
courte, ou d’épée), mais il rend aussi la justice comme magistrat de robe longue. Il cumule ainsi deux
fonctions habituellement distinguées depuis l’ordonnance de 1561. C’est non seulement le plus important
des notables, mais la plus haute autorité judiciaire de Loudun. Avec lui arrivent le lieutenant civil (Louis
Chauvet) et son frère Charles, assesseur, le lieutenant criminel (René Hervé), le procureur du roi
(Moussault), le lieutenant à la prévôté (Paul Aubry), les commis greffiers, Pierre Thibault et surtout
Urbain Dupont, toujours la plume à la main. D’autres médecins sont introduits : Mathieu Fanton et
Charles Auger (de Loudun), Vincent de Fos (de Châtellerault), Alphonse Cosnier (de Fontevrault),
François Brion (de Thouars), etc.13. En somme, toute une « société » de province se reconstitue sur le
terrain que la possession lui a fixé : autour des ensorcelées, elle commence un jeu de société où ses valeurs
sont la mise et où le démon n’est que le mort.
Les gentilshommes ne sont pas encore là. Peut-être ne se compromettent-ils pas trop. De plus, ils habitent
leurs terres, plus loin. Mais ils ne vont pas tarder, et avec leur arrivée la diffusion de l’événement aura
passé un seuil de plus.

LA RÈGLE DU JEU

L’ordre d’entrée en scène suit l’ordre du rang plus encore que celui de la distance. On le croirait réglé
selon une étiquette qui remonte les catégories sociales. À tout le moins, il reconstitue une organisation
géographique et hiérarchique de la ville. Il la mobilise. Il ne l’ébranle pas. À ce rendez-vous de
l’extraordinaire, les règles du jeu social fonctionnent avec la même sourcilleuse précision — et peut-être
d’autant plus que leur raison d’être est mise en cause. Ainsi, le 25 octobre, un témoin, le sieur Dugrès,
homme d’honneur et de bonne famille, se prévaut de sa condition et de son mérite pour réclamer au
bailli le droit d’accéder à la chambre et d’approcher de la couche de ladite prieure.
Ce n’est qu’un début. Le bruit se répand qu’Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre-du-Marché, est
désigné par les « possédées » comme l’auteur du maléfice dont elles seraient victimes. Ainsi commence, dans
le couvent où dix-sept ursulines récitaient paisiblement l’office et faisaient la classe aux filles de la région,
l’affaire qui attirera par milliers des curieux venus de toute l’Europe, la plus célèbre des possessions qui, à
l’époque, éclatent à la surface du pays comme une série d’abcès.
Après les apparitions de fantômes, dans la nuit du 21 au 22 septembre, les événements se sont déroulés
selon le cycle qu’une abondante littérature détermine.

L’Histoire admirable de la possession de François Domptius (Paris, Chastellain, 1613) se divisait en


actes : ils disent déjà tout à l’avance, évoquant même l’épine et les roses, fournissant un modèle sous la
forme d’un récit. Dès le premier acte, la scène est composée :

Le septième et huitième de décembre, continuant les mêmes exorcismes deux fois le jour, les
démons étant interrogés répondirent qu’ils étaient trois au corps de Louise, y étant par le moyen d’un
maléfice, et que le premier d’eux se nommait Verrine, l’autre Gresil, et le dernier Sonneillon, et que
tous trois étaient du troisième ordre, savoir au rang des Trônes14.

Les types de contorsions, les noms des diables principaux (il y aura des variantes régionales et des
inventions personnelles), leurs déclarations édifiantes quand ils sont contraints et qu’ils deviennent les
vrais médecins, apothicaires et chirurgiens des âmes : le schéma est complet. Mais l’Histoire provençale
est expliquée et justifiée par l’adjonction d’un Discours des esprits qu’a composé antérieurement le père
Sébastien Michaelis (Paris, Chastellain, 1612). À Loudun, cette belle unité entre le récit et la théorie,
entre l’histoire et le discours, va se perdre : l’histoire se dramatise, se psychologise et se développe
démesurément ; le discours se fragmente et se dissout pour laisser place à d’autres raisons.

Dès le 12 octobre 1632, Jean Mignon souligne le parallélisme avec l’affaire qui a conduit Gaufridy à la
mort. Cette menace contre Grandier est aussi un aveu. La référence au procès d’Aix n’a-t-elle pas permis de
reconnaître aussitôt, « par tous les signes apparents, la vérité de ladite nouvelle possession »15 ? Mais, sans
doute, l’archétype avait servi de norme avant de servir de preuve. Il s’était tacitement imposé depuis
longtemps. On est surpris, à lire les procès-verbaux, de voir le mécanisme fonctionner si rapidement et si
aisément. C’est qu’il a sa tradition, et les habitants semblent s’être distribués sans difficulté des rôles déjà
définis.

1 Voir Dr Pierre Delaroche, Une épidémie de peste à Loudun en 1632, Bordeaux, Delmas, 1936, p. 40.
2 Ph. Tamizey de Larroque, « Instructions sur la peste par le cardinal d’Armagnac », extrait des Annales du Midi, Toulouse, 1892,
p. 6.
3 Advis et remedes souverains pour se garder de peste… par le cardinal d’Armagnac, Toulouse, 1558 ; rééd. Ph. Tamizey de Larroque,
op. cit., p. 10-12.
4 Voir Robert Favreau, « Épidémies à Poitiers et dans le Centre Ouest à la fin du Moyen Âge », in Bibliothèque de l’École des Chartes,
t. 125, 1967, p. 349-398.
5 P. Delaroche, op. cit., p. 70-73.
6 Pierre Deyon, « Mentalités populaires. Un sondage au XVIIe siècle », in Annales ESC, t. 17, 1962, p. 455.
7 Procès-verbaux des 7 et 11 octobre ; BN, Fds fr. 7619, f. 6-9.
8 BN, Fds fr. 7619, f. 6-7.
9 Commission d’intendant de la justice pour le sieur d’Argenson pour servir près M. le Prince, édité dans Gabriel Hanotaux,
Origines de l’institution des intendants des provinces, Paris, 1884, p. 316 sv.
10 BN, Fds fr. 7619, f. 9.
11 Sur ce médecin huguenot, on trouve des renseignements dans Dumontier de la Fond, Essai sur l’histoire de Loudun, Poitiers,
1778, 1re Partie, p. 132 ; 2e Partie, p. 113, 120, 123, 129. Mais ils concordent mal avec les indications données par les procès-verbaux.
12 Procès-verbal du 13 octobre et des jours suivants ; BN, Fds fr. 7619, f. 12 v. et sv.
13 BN, Fds fr. 7619, f. 35.
14 Histoire admirable de la possession…, Paris, Chastellain, 1613, 1re Partie, p. 3.
15 BN, Fds fr. 7619, f. 9.
2

LE CERCLE MAGIQUE
Une mobilisation s’opère tout de suite. Elle organise la cité. Elle en révèle aussi les tensions latentes, celles
qu’on a cru résoudre et qu’on veut oublier, ou celles qui s’aggravent et vont trouver là une issue. Que rue
du Pasquin, où logent les ursulines, des épisodes nocturnes surviennent, rien ne le laissait prévoir. Mais
qu’ils aient un tel écho à Loudun, ce n’est pas surprenant. Le fait n’est pas dû seulement aux racontars et
aux curiosités toujours à l’affût dans une petite ville de province ; il ne résulte pas seulement de querelles
intestines, de batailles entre clans, de rivalités personnelles qui trouvent ainsi, après avoir longtemps couvé
sous les toits, une occasion de se manifester à travers un débat public entre Dieu et le Diable.
Ce débat est pourtant plus qu’une conséquence. Il crée une situation nouvelle. Il partage. Le réseau
complexe de la vie quotidienne se déchire en deux parties, quoique ce soit là précisément où le tissu
présentait des reprises et des usures. La possession regroupe les conflits antérieurs, mais elle les transpose en
leur offrant un autre registre d’expression. Alors même qu’elle suppose des clivages plus anciens, elle
constitue, avec un langage nouveau, une expérience différente. Elle révèle quelque chose qui existait, mais
aussi et surtout elle permet, elle rend possible quelque chose qui n’existait pas. Les dénivellations du sol
loudunais imposent une géographie à la bataille qui, pourtant, va modifier le terrain socioculturel du pays.
Il se passe quelque chose qui ne peut être réduit à l’ancien. Par là, ce qui arrive devient un événement. Il a
ses règles propres, qui bouge les répartitions déjà existantes.

UNE FRONTIÈRE RELIGIEUSE

De ces répartitions, la plus importante est sans nul doute celle qu’a créée la guerre des Religions.
Soixante ans plus tôt, huguenots et catholiques se massacraient dans les lieux où, en 1632, ils se
contenteront de disputer. Tenue par les premiers, assiégée par les troupes catholiques et occupée par elles, la
ville était alors reprise, pillée et incendiée par les huguenots :

[Les églises sont] toutes ruinées d’ornements et les images d’icelles, rompues et brûlées dès l’an
1562 par les mêmes huguenots qui criaient en faisant ce dégât : Vive l’Évangile ! La messe est abolie1.

Les hommes souffrirent plus que les pierres. Dix ans après, les catholiques prennent leur revanche. Ils
effectuent les mêmes ravages, mais au nom du Credo adverse. Une suite de massacres va répéter le processus
qui assure tour à tour la victoire à des « vérités » opposées. Ainsi en sera-t-il jusqu’à ce que l’Édit de Nantes
(1598) fasse de Loudun une « place de sûreté » pour les réformés et leur garantisse la position qu’ils ont
acquise. C’est un poste avancé, quasi une ville frontière en avant des régions, situées plus au sud ou à
l’ouest, où le protestantisme domine. C’est aussi un lieu national quand il s’agit de réparer le fragile accord
entre les deux partis par le Traité de Loudun (février 1616) à la suite d’une conférence où le prince de
Condé et les chefs huguenots rencontrent les délégués de Marie de Médicis.
En réalité, un glissement compromet le statu quo. Toujours majoritaires dans la cité où se sont tenus un
synode national (1619-1620) et tant de synodes provinciaux (1610, 1631, etc.), les huguenots, encore
puissants, majoritaires chez les notables et propriétaires d’écoles destinées aux leurs, se sentent déjà isolés
dans cet avant-poste et inquiétés par la menace que leur annonce la prise de La Rochelle en 1628. Une
déclaration de Louis XIII, donnée à Paris le 15 décembre 1628 en suite de la prise de La Rochelle,
rappelle l’amour paternel du roi et sa volonté de procurer la paix et la tranquillité, mais elle ne laisse
aucun doute sur sa volonté de mettre fin à toute rébellion et sur le renversement qui s’opère dans l’équilibre
des forces :

Ayant mis cette affaire en délibération en notre Conseil, de l’avis d’icelui et de notre certaine
science, pleine puissance, grâce spéciale et autorité royale, Nous avons enjoint et, par ces présentes
signées de notre main, Nous enjoignons à tous nos sujets de la Religion prétendue réformée, de
quelque qualité et condition qu’ils soient, qui de présent se trouveront engagés dans la rébellion et
portant les armes ou tenant nos villes et places contre notre service et l’obéissance qu’ils nous
doivent, et adhèrent à ceux qui les tiennent et occupent, et qui, en quelque manière que ce soit, se
trouvent en icelles, qu’ils aient à poser les armes, se remettre en leur devoir et en faire et passer les
déclarations en bonne forme, par devant nos Cours de Parlements ou Sièges présidiaux étant en
notre obéissance plus prochains de leurs demeures, dans quinze jours après la publication de ces
présentes2.

Habitués dès longtemps à la résistance, mais désormais défendus par le pouvoir royal et promus aux
charges de magistrats, appelés à une croisade apostolique par les prédicateurs de passage, les catholiques se
voient renforcés par les Ordres religieux qui, depuis le début du siècle, s’installent progressivement,
restaurent les églises, construisent de nouveaux couvents, émergent dans la vie urbaine à partir de tout un
système de filiales spirituelles : les cordeliers ouvrent leur couvent près de Saint-Mathurin ; puis les jésuites,
leur résidence, à côté de Saint-Pierre-du-Marché, en 1606 ; les carmes réformés, qui ont commencé à
reconstruire leur couvent en 1604, ont l’église de Saint-Pierre-du-Martray et y tiennent leur première
congrégation générale en 1614 ; les capucins arrivent en 1616 ; les religieuses du Calvaire, en 1624 ; les
ursulines en 1626. La situation se renverse donc, selon un processus que la possession révèle et précipite.

DEUX POLITIQUES

Un indice de cette évolution avait été le remplacement du protestant Boisguérin par le catholique Jean
d’Armagnac, l’un des premiers valets de chambre du roi comme gouverneur de la ville et du château de
Loudun (par lettres patentes du 18 décembre 1617).
Mais un autre type de répartition intervient ici. Il regroupe, au-dessus des différences religieuses, les
défenseurs des privilèges locaux contre les pressions du pouvoir central. Jean d’Armagnac prend le relais de
son prédécesseur huguenot, quand il achève de restaurer la forteresse (1626). Il la doit pourtant au don de
Louis XIII (13 mai 1622). Il a donc une conduite assez ondoyante. Plus passionné qu’intelligent, plus
sournois qu’habile, il finira par servir d’autres causes que la sienne et par se noyer dans ses propres
intrigues. Il cherche d’abord à préserver le donjon, qu’il habite, malgré les décisions du roi concernant le
château (1622)3. En novembre 1631, le baron de Laubardemont a reçu commission royale pour raser le
château et l’enceinte fortifiée de Loudun, comme il l’a déjà fait pour le château de Mirebeau (1629) et la
citadelle de Royan (1630). Mais une lettre de Louis XIII au commissaire excepte le donjon — faveur faite
au gouverneur :

Étant important à mon service et au repos de mes sujets de la province du Poitou, qu’il soit
procédé promptement à la démolition des fortifications de mon château de Loudun selon les ordres
que vous avez reçus de moi, je vous fais cette lettre pour vous dire qu’incontinent icelle reçue, vous
avez à exécuter exactement la commission qui vous a été expédiée à cet effet, à la réserve du donjon
dudit château, que je désire et entends être conservé et au-delà duquel il ne sera rien démoli…4.

Objet de combinaisons subtiles, de complaisances temporaires ou de trahisons mal cachées, le donjon est
l’enjeu de deux politiques. Des prises de position, en s’affrontant ou en se camouflant, composent une
géographie nouvelle : une lutte politique ne recouvre pas le découpage des partis religieux ; elle répartit les
forces et les options au nom de critères qui ne sont plus directement les croyances. Des catholiques, des
huguenots ou des sceptiques se retrouvent pour défendre les juridictions locales, voire une indépendance
régionale. C’est également le cas de l’autre côté. De ce point de vue, la possession oppose les partisans de
d’Armagnac et ceux de Richelieu. Par son action, le pouvoir central mobilise l’adhésion des premiers et
heurte les intérêts des seconds, quels que soient leurs motifs religieux. Il sécularise et déplace les croyances des
uns et des autres en les investissant ou en les enrôlant dans un enjeu d’une nature différente.
La politique devient l’axe qui se substitue discrètement aux références devenues contestables et donc
douteuses. Elle rend ambiguës les positions qui se disent religieuses : catholiques ou réformés défendent
encore leur groupe, soit par la centralisation, soit contre elle ; mais ils attestent peut-être ainsi, simplement,
que l’important n’est plus là ; que le pouvoir cesse d’être religieux ; que la décision, en ce qui concerne les
vérités ou les Églises confrontées, leur échappe désormais, et que la raison se définit en termes d’État.

NAISSANCE D’UN LANGAGE


Bien avant le début de la possession, s’amorce le phénomène qui interdit de la classer exclusivement dans
l’histoire religieuse ou de l’interpréter seulement comme une affaire politique. L’ambiguïté, ici, dévoile une
évolution. Elle l’accélère. C’est l’une des définitions de la possession que d’être ce moment instable, de le
symboliser en un langage qui lui fournit une expression tout à la fois archaïque et neuve, et, au sens
chimique du terme, de « précipiter » ainsi un processus avec des prises de position.
Le plus intransigeant des exorcistes, le plus farouchement convaincu de la présence diabolique, le Père
Tranquille, dira le mieux, dans sa naïveté, le pouvoir qui sortira triomphant de la crise ouverte par
l’incertitude des cadres de référence et qui remplacera celui des hiérarchies catholiques d’hier : la possession,
écrit-il, a montré que les démons ne pourraient être chassés qu’à coups de sceptre et que la crosse ne
serait pas suffisante pour rompre la tête à ce dragon5.
Si la possession donne une issue aux conflits d’une ville divisée, si elle les fait éclater au grand jour, c’est
en les transposant. Dans le champ clos d’un discours diabolique, les inquiétudes, les revanches ou les haines
sont sans doute libérées, dira-t-on, mais surtout elles sont déplacées, enfermées dans un langage, masquées
de nouveau, soumises aux contraintes d’un autre système d’expression. Voilà ce qui est l’important : ce
terrain nouveau, diabolique, découpé sur la surface du pays et qu’on ne peut ramener à ses antécédents.

PLAN DE LA VILLE DE LOUDUN AU XVIIe SIÈCLE


1 Tour carrée

2 Grand château

3 Palais (de justice)


4 Église Saint-Pierre
5 Église Sainte-Croix
6 Ursulines

7 Jésuites

8 Église Saint-Pierre-du-Martray

9 Carmes

10 Capucins

11 Cordeliers

UNE PRISON

Autre chose se passe désormais. Une fois mis en place, le « théâtre » a ses lois propres ; il métamorphose
les problèmes et les passions dont il se nourrit. D’une part, il fait déboucher les rancunes urbaines sur de
grandes et redoutables interrogations : le Malin, Dieu, le monde naturel ou surnaturel, etc. Il les accule à
cette confrontation avec des fins ou des références qui leur manquent. D’autre part, il enferme les
problèmes les plus différents dans une alternative qui bloque ensemble tous les oui d’un côté et tous les non
de l’autre. Il faut être pour ou contre. En transposant les mille querelles d’une cité, la loi unitaire et
monotone d’une structure bipolaire les inscrit toutes à l’avance dans une guerre des dieux. Elle simplifie les
choix ; elle pose dès le départ un code normatif qui les réduit à se ranger dans le camp de Satan ou dans
celui de Dieu. Bien que ce langage « libère » les passions, il est d’abord un système clos ou, comme le diront
tant de témoins, une prison.
Circonscrit sur une scène, le débat s’organise en deux camps, comme en ce « Ballet » dansé par les
pensionnaires d’un collège jésuite en l’honneur de la prise de La Rochelle : La Conquête du Char de la
Gloire par le grand Théandre oppose en effet, d’après l’explication qu’en donne le père Claude
Menestrier, le héros Théandre (Louis XIII), soutenu par le berger Caspis, son premier et principal
ministre, aux Charmes que sont Hérésie et Rébellion6. Le théophore de toutes les bonnes causes fait face
au Rebelle qui symbolise tous les maux. Mais avant la dramaturgie dansée, il y a celle, violente, de la
possession.

VICTIMES OU COMPLICES ?
De plus en plus nombreux, les participants vont être pris à ce jeu. Au départ, il y a une adhésion
minimale — une participation en tout cas, un « accrochage » — à la dramaturgie qui autorise à tout
dire, à tout entendre, à tout voir, mais dans un langage diabolique, allégorique donc, qui cache tout.
Tout est permis, mais parce que c’est le discours d’un autre (du diable) : en fait, un autre discours. Mais ce
jeu développe des « intelligences » initiales, qu’il suppose. Il enferme les participants dans sa logique.
De cette combinaison entre la complicité qu’implique un système pour fonctionner et la contrainte qu’il
exerce, Jeanne des Anges a parlé mieux que personne lorsqu’en 1644 elle écrit de son état passé.
L’entendre elle-même pour la première fois, expliquant sa propre possession à ses commencements, c’est
percevoir sa lucidité aiguë et coquette, qui devance toujours l’attente de l’interlocuteur. Mais elle n’est si
lucide que beaucoup plus tard, à un moment où elle est entrée, avec ses filles, ses directeurs spirituels et sa
clientèle dévote, dans un autre système, celui de la mystique. Elle n’eût pas tenu ce langage à l’époque dont
elle parle. Au-delà de sa propre psychologie, et grâce à l’insinuante perspicacité qui en est un signe, elle
analyse un aspect de la possession collective : à leur manière, les exorcistes, les curieux, le public font
également le geste qui les porte à désirer ce spectacle abominable, à souhaiter ce qu’ils condamneront, à être
eux aussi les acteurs de ce qu’ils repoussent comme un objet scandaleux.
C’est Surin, nous le verrons, qui a expliqué à Jeanne des Anges comment elle était complice des démons
dont elle se disait la victime. Mais, aiguisée par l’habitude de l’examen de conscience et par une longue
pratique des finesses qui muent les aveux en apologies, la prudente confession de la prieure a pour
avantage de désigner par quels passages incertains on est introduit dans le cercle contraignant de la magie :

L’AGRÉMENT DU DIABLE

Le diable me trompait souvent par un petit agrément que j’avais aux agitations et autres choses
extraordinaires qu’il faisait dans mon corps. Je prenais un extrême plaisir d’en entendre parler et
j’étais bien aise de paraître plus travaillée que les autres, ce qui donnait de grandes forces à ces esprits
maudits, car ils sont bien aises de nous pouvoir amuser à regarder leurs opérations, et, par là, ils
s’insinuent peu à peu dans les âmes et prennent de grands avantages sur elles. Car ils font que l’on
n’appréhende pas leur malice. Au contraire, ils se familiarisent avec l’esprit humain et tirent de lui
par ces petits agréments un tacite consentement pour opérer dans l’esprit des créatures qu’ils
possèdent, ce qui leur est fort préjudiciable, car, par-là, ils impriment en elles ce qui leur plaît et leur
font croire ce qu’ils veulent, d’autant plus facilement que moins elles les regardent comme les
ennemis de leur salut. Et si elles ne sont bien fidèles à Dieu et attentives à leur conscience, elles sont
en danger de commettre de grands péchés, et de tomber dans de grandes erreurs. Car après que ces
maudits esprits se sont insinués de la sorte dans la volonté, ils persuadent aux âmes une partie de ce
qu’ils veulent ; ils donnent quelquefois connaissance de leurs desseins, et après, troublant
l’imagination, ils jettent dans de grands désordres…

« J’ÉTAIS LA CAUSE PREMIÈRE


DE MES TROUBLES »

Le plus souvent je remarquais très bien que j’étais la cause première de mes troubles et que le
démon n’agissait que selon les entrées que je lui donnais.
Quand je parlais de cela à mes exorcistes, ils me disaient que c’était le démon qui me donnait ces
sentiments afin de se cacher en moi, ou pour me jeter dans un petit désespoir de me voir en tant de
malignité. Je n’en demeurais pas plus satisfaite, car quoique je me soumisse sur l’heure à croire ce
qu’ils me disaient, néanmoins ma conscience, qui me servait de juge, ne me donnait aucun repos.
Ainsi toutes leurs assurances servaient à m’aveugler. Je pense que c’est qu’ils avaient de la peine à
croire que je fusse si méchante et croyaient que les diables me donnaient ces scrupules…
Pour me mieux faire entendre, il faut que j’en donne quelques exemples, tant en choses
importantes comme en matière légère, afin que ceux qui pourront lire ceci, connaissent combien il
est nécessaire que les âmes qui sont travaillées des démons se tiennent fortement à Dieu et se défient
fort d’elles-mêmes.
Il m’arriva à ma grande confusion que, dans les premiers jours que le père Lactance me fut donné
pour directeur et pour exorciste, je désapprouvai sa manière d’agir en beaucoup de petites choses
quoiqu’elle fût très bonne, mais c’est que j’étais méchante.
Un jour il entreprit de nous faire toutes communier à notre grille.
En ce temps, comme nous étions pour la plupart fort agitées de troubles et de grandes
convulsions, à la réception du saint Sacrement, le prêtre entrait dans notre chœur ou bien l’on nous
en faisait sortir pour nous communier dans l’église. Je fus fâchée de ce qu’il voulait apporter un usage
différent. Je commençai à en murmurer dans mon cœur, et je pensai en moi-même qu’il ferait bien
mieux de suivre la manière des autres prêtres.
Comme je m’arrêtai avec négligence à cette pensée, il me vint dans l’esprit que, pour humilier ce
père, le démon eût fait quelque irrévérence au très saint Sacrement. Je fus si misérable que je ne
résistai pas assez fortement à cette pensée. Comme je me présentai à la communion, le diable
s’empara de ma tête, et, après que j’eus reçu la sainte hostie et que je l’eus à demi humectée, le diable
la jeta au visage du prêtre. Je sais bien que je ne fis pas cette action avec liberté, mais je suis très
assurée à ma grande confusion que je donnai lieu au diable de la faire, et qu’il n’eût point eu ce
pouvoir si je ne me fusse point liée avec lui7.
LE CHARME DES ROSES MUSCADES

Mais quel est donc le lieu propre de la magie ? Rien d’étonnant qu’il soit circonscrit par un « charme ».
Il y en a un indice léger : une odeur couvre cet espace. Ou plutôt elle le « possède ». Qui connaît
l’importance de l’olfactif au XVIIe siècle ne négligera pas ce signe décisif. Comme une vapeur s’étend sur les
terres de légende, comme une dorure nimbe les saints, l’odeur constitue un territoire pour un temps retiré
du temps, livré aux lois, rigides et réprimées, du sentir, de l’imaginaire, de l’immédiat. Pour toutes les
« folies » du geste et de la parole, un cercle magique est tracé autour d’un centre odorant : un bouquet de
roses muscades.
C’est le père Du Pont qui raconte ce début — un bien honnête homme, résidant à Poitiers, religieux de
Fontevrault, frère ou parent d’une demoiselle Du Pont qui avait une maison de campagne à une heure de
Loudun. Toujours placé au premier rang au cours des exorcismes, curieux, bavard, il est l’auteur de huit
lettres et d’une « relation » adressées à Monsieur Hubert après trois séjours sur place :

Le jour même que la sœur Agnès, novice ursuline, fit profession [11 octobre 1632], elle fut
possédée du diable, ainsi que la mère prieure me l’a dit à moi-même. Le charme fut un bouquet de
roses muscades qui se trouva sur un degré du dortoir. La mère prieure l’ayant ramassé, le fleura, ce
que firent quelques autres après elle, qui furent incontinent toutes possédées. Elles commencèrent à
crier et appeler Grandier, dont elles étaient tellement éprises que ni les autres religieuses, ni toutes
autres personnes n’étaient capables de les retenir. Elles voulaient l’aller trouver, et pour ce faire,
montaient et couraient sur les toits du couvent, sur les arbres, en chemise, et se tenaient tout au bout
des branches. Là, après des cris épouvantables, elles enduraient la grêle, la gelée et la pluie, demeurant
des quatre et cinq jours sans manger8.

Dans ce cercle, toute la ville va entrer, comme le montre, quelques semaines après, un autre témoin :

Je voudrais bien avoir assez d’éloquence pour dépeindre l’état des religieuses et de leur église dans
le temps de l’exorcisme. On voyait cinq filles assistées chacune de deux ou trois prêtres ou religieux :
celle-là hurlant et criant, se tournant dans la poussière, grimaçant et faisant tout ce qui peut donner
de l’horreur ; et celle-ci parlant, riant, chantant, levant la main et la voix… Ajouté à tout cela, le
peuple allant et venant, courant de l’une à l’autre, aucuns soupirant, d’autres se moquant, la
poussière fort épaisse, l’air échauffé, fumant et puant l’odeur de l’ail commun à tous ceux du pays. Je
m’assure que c’est une image de l’enfer. Aussi est-il vrai que le plus fort esprit est ému dans cet orage,
et le désordre du lieu met toutes les pensées en désordre ; et si la raison ne venait au secours des sens
étonnés pour faire connaître que cette église est une maison de Dieu, on dirait que c’est une prison
d’effroi, d’horreur et de supplice9.
Procès-verbaux, journaux intimes et « relations » offriront tout un dégradé d’odeurs, depuis celles,
extraordinaires, des roses muscades, de trois épines d’aubépine, ou des soucis et des œillets trouvés le
20 octobre dans la bibliothèque du couvent, jusqu’à celle, infernale aussi, de l’ail commun à tous ceux du
pays. Ce sera une manière de classifier, en une analyse plus fine, la diversité des expériences. Mais, dans
son ensemble, ce vocabulaire a une signification propre, qui tient à une hiérarchie du voir et du sentir.

MAGIE DE L’ODEUR

Certes, comme dans le théâtre contemporain, le spectacle change la ville entière, cerclée de murs, en une
« Île enchantée » où les acteurs et le public sont pris dans la même « illusion ». Il crée l’aire d’un système
que d’Aubignac précise dans sa Pratique du théâtre : Une ingénieuse magie, écrit-il, nous met en vue
un nouveau ciel, une nouvelle terre et une infinité de merveilles que nous croyons avoir présentes10.
Tout doit se passer comme si ce n’était pas du théâtre ; tout fonctionne grâce à la complicité qu’un art
illusionniste entretient avec un public charmé d’être trompé. Mais le voir n’en vacille pas moins entre le
songe et le réel. Le site enchanté laisse persister le doute. Un temps intérieur résiste à l’ingénieuse
composition des lieux : dans le même temps, ajoute d’Aubignac, nous sommes bien assurés qu’on nous
trompe.
Découpé par des objets représentés mais instables, l’espace ne « possède » vraiment les esprits que par
l’odeur. Alors seulement, et au sens territorial du terme, il « occupe » témoins et acteurs. Les apparences,
elles, sont toujours à distance, suspectes par suite d’une combinaison de plus en plus subtile de l’artifice et
du doute. Mais elles donnent lieu à une autre expérience quand s’y ajoute la perception olfactive interne.
Il y a saut qualitatif. L’espace interne du corps participe alors à l’étendue des choses. À la limite, le sentir
garantit, juge et précède le voir.
Déjà, pour Montaigne, l’odeur se porte elle-même au nez, s’attache au corps, y tient et y colle :

Celui qui se plaint de nature, de quoi elle a laissé l’homme sans instrument à porter les senteurs au
nez, a tort ; car elles se portent elles-mêmes. Mais à moi particulièrement, les moustaches, que j’ai
pleines, m’en servent. Si j’en approche mes gants ou mon mouchoir, l’odeur y tiendra tout un jour.
Elles accusent le lieu d’où je viens. Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants,
s’y collaient autrefois et s’y tenaient plusieurs heures après…
Les médecins pourraient, crois-je, tirer des odeurs plus d’usage qu’ils ne font ; car j’ai souvent
aperçu qu’elles me changent et agissent en mes esprits selon qu’elles sont11…

Il évoque les maladies populaires qui naissent de la contagion de l’air. Aussi certaines odeurs sont-
elles, on l’a vu, la meilleure défense contre la peste. Elles créent un autre espace. Inversement, Paul
Zacchias, resté au XVIIe siècle le grand classique de la médecine médico-légale avec ses monumentales
Quaestiones medico-legales (Avignon, 1557), s’étend longuement sur les dangers de l’odorat, sur les
poisons dont la senteur provoque vertige, douleur de tête, suffocations…

Nous avons mille exemples, écrit-il, de vivants infectés par le seul odorat… Nous voyons chaque
jour de nombreuses personnes tomber dans un état grave ou très grave dû à des odeurs bonnes ou
mauvaises, ou des gens s’évanouir en respirant certaines choses…

L’odeur, d’après lui, peut nourrir, putréfier ou tuer12. Cette efficace de l’odeur rejoint-elle la doctrine,
représentée par saint Thomas d’Aquin, qui pose connu l’être dont on est imprégné ou imbibé ? Cette
expérience de la contagion par l’odeur se retrouve au XVIIe siècle dans le diagnostic médical comme dans le
discernement spirituel. En entrant chez son malade, le médecin flaire et décèle souvent ainsi la maladie.
Dans d’innombrables récits provenant de couvents, on reconnaît au parfum que répand l’objet d’une
vision s’il est authentique, ou à la bonne odeur attachée à une morte si elle est sainte. La perception
olfactive est principe de discernement. Comme une gustation culinaire, elle juge de la réalité et la qualifie.
L’odeur change la surface des choses que l’on a devant soi en un volume où l’on se trouve pris. L’air
respiré est l’indice du monde où l’on a été introduit — celui d’une maladie, celui de la grâce, ou celui d’un
charme. Quand on le sent, c’est qu’on est déjà dedans, ou, plus exactement, qu’on en est. À Loudun, des
parfums pernicieux, des souffles profonds, des respirs surprenants semblent prévenir (ou appeler) les
désignations visuelles qui épèleront une mutation déjà opérée et qu’il faut bien exprimer avec un
vocabulaire d’objets. Un espace est qualifié par des impressions olfactives avant de pouvoir être décrit ou
gestué, avant qu’une série de spectacles vienne démontrer ou démultiplier la « magie » originaire. Tel un
air de printemps survenu avant tout signe visible, un air étrange désigne déjà son lieu à l’histoire
loudunaise.

1 Louis Trincant, Abrégé des Antiquités de Loudun, ms. cité par Gabriel Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris,
1880, p. 3, note.
2 Édité dans Élie Benoit, Histoire de l’Édit de Nantes, t. 2, Delft, 1693, Preuves, p. 90-91.
3 Voir Alfred Barbier, Jean II d’Armagnac, gouverneur de Loudun, et Urbain Grandier (1617-1635), in Mémoires de la Société des
Antiquaires de l’Ouest, 2e série, t. 8, 1885, p. 183-380.
4 Cité par G. Hanotaux et duc de La Force, Histoire du cardinal de Richelieu, 1935, t. 4, p. 243.
5 Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun et au procès de Grandier, par le R. P.
Tr. R. C., Paris, J. Martin, 1634, f. 31 v.- 32 r.
6 Claude Menestrier, Des Ballets anciens et modernes, Paris, 1682, Préface.
7 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. Gabriel Legué et Gilles de la Tourette, Paris, 1886, p. 76-79 ; texte vérifié sur le ms.
de Tours, Bibl. municipale, ms. 1197.
8 Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 39 v.
9 Relation de l’abbé D. ; Bibl. Arsenal, ms. 5554, f. 109 ; voir BN, Fds fr. 12801, f. 3.
10 D’Aubignac, Pratique du théâtre, 1657 ; voir Jean Rousset, L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe
siècle, Paris, José Corti, 1968, p. 169-176.
11 Montaigne, Essais, I, 55, in Œuvres complètes, éd. A. Thibaudet et M. Rat, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 301-302.
12 Paul Zacchias, Quaestiones medico-legales, 5e éd., Avignon, J. Piot, 1557, Lib. II, p. 61.
3

LE DISCOURS
DE LA POSSESSION
Éphémère, inconsistant, le lieu né d’un charme doit s’inscrire sur un sol. Il a pris figure sur une scène. Il
prend corps en un langage. Mais finalement il sera enclavé dans une ville au titre d’une place publique.

DEUX ÉVÊQUES, DEUX CONDUITES

Rapidement, on l’a vu, la possession se développe : le 11 octobre, Grandier était expressément dénoncé ;
le 12, les officiers de justice intervenaient. Le 22, le curé fait appel à l’évêque de Poitiers, prélat aimable,
enjoué, homme de cour et homme de goût. Fils d’un ambassadeur d’Henri III à Rome et d’une mère
qui se convertit au protestantisme après la mort de son mari, Henri de Chasteignier de La Rocheposay
semble avoir un double visage, celui de l’humaniste, élève de Scaliger, et celui d’un réformateur austère et
rigoureux. Certes, Saint-Cyran, qu’il avait pris pour grand vicaire, avait dû défendre (1615) le droit pour
un ecclésiastique de prendre les armes en cas de nécessité comme son évêque l’avait fait contre Condé.
Mais, à la différence de beaucoup de ses collègues, La Rocheposay réside. Il s’engage dans la Contre-
Réforme, et, après 1642, il tiendra une place importante dans la compagnie du Saint-Sacrement. Il ne
tolérera pas les écarts du curé de Loudun. Il lui faut cet ordre public et privé pour qu’il puisse se livrer aux
joies de l’amateur d’art, aux finesses de la conversation ou à des recherches érudites. C’est un flegmatique,
disait Sully. Sa corpulente majesté d’homme de devoir abrite les libertés et les plaisirs du lettré.
Le 24 novembre, il approuve et autorise officiellement les exorcismes. En décembre, René de Morans et
Basile, doyens des chapitres de Thouars et de Champigny, le représentent à Loudun. Désormais, on y
trouve aussi Marescot, aumônier de la reine. Le 10, Grandier adresse une requête au parlement de Paris.
Le 24 décembre, ce développement tâtonnant est arrêté par une intervention de l’archevêque de
Bordeaux. Après avoir fait examiner et sonder les possédées par un certain Mils, médecin et, nous dit-on,
philosophe, Henri d’Escoubleau de Sourdis envoie une ordonnance sur les dispositions à prendre : c’est un
texte à méditer. Il vient d’un homme ouvert et tempétueux, réformateur lui aussi, mais à la gasconne. Au
siège de La Rochelle, il avait l’intendance de l’artillerie et la direction des vivres. En 1636, il participera à
la guerre d’Espagne comme chef des Conseils du roi en l’armée navale près du sieur d’Harcourt, et directeur
général du matériel de l’armée. Livré à une sorte de génie inquiet et vif, il sera mis en garde par Richelieu
contre « la promptitude de votre esprit et celle de votre langue ». Pour des raisons politiques (spécialement
son opposition à La Rocheposay), personnelles (il a deux nièces ursulines à Loudun) et religieuses (sa piété
comporte plus de fougue que de dévotion), il est peu porté à croire à la réalité de la possession dans le cas
particulier de Loudun.

CONNAÎTRE LA VÉRITÉ
D’abord, écrit-il, la possédée sera isolée, puis examinée par deux ou trois médecins catholiques
habiles ; elle sera suivie par eux plusieurs jours, et purgée, s’ils le jugent à propos. Après, on tâchera, par
menaces, disciplines, si on le juge à propos, ou autres moyens naturels, de connaître la vérité. Enfin
on cherchera si l’on voit quelques marques surnaturelles, comme de répondre aux pensées des trois
exorcistes, qu’ils auraient dites à leurs compagnons secrètement, et qu’elle [la possédée] devine
plusieurs choses qui se fassent à l’instant qu’on parlera à elle, en lieu éloigné, ou hors de soupçon
qu’elle le puisse savoir ; ou qu’en plusieurs et diverses langues, elle fasse un discours de huit à dix
paroles bien correctes et bien tissues ; et que, liée de pieds et de mains sur le matelas par terre, où on
la laisse reposer sans que personne s’approche d’elle, elle s’élève et perde terre quelque temps
considérable…
Donc un contrôle est requis, des critères sont donnés. L’archevêque n’en prend pas moins le soin de
fournir, sur les biens de son abbaye de Touin, toutes les sommes qui seront nécessaires au transport des
filles, appel des médecins et dépens des exorcistes et des femmes qu’il faut commettre pour servir les
malades1.
Ce dernier point se réfère à la situation économique des religieuses. Très rapidement, elle devient
misérable. Scandalisés, bien des parents d’ursulines ne servent plus les pensions qu’ils s’étaient engagés à
verser. Les élèves se dispersent. Une fabrique de glands, établie près de Loudun, ne leur fournit qu’un
travail mal rétribué, et qu’elles ne peuvent plus assurer. En 1638, Jeanne des Anges décrira la chute de son
couvent pendant ces premiers mois — avec des accents d’autant plus pathétiques qu’elle s’adresse alors à la
reine et qu’elle espère des subsides :

Nous tombâmes dans un abandonnement extrême et nécessité de toutes choses, le plus souvent
sans pain, étant obligées pour apaiser notre faim d’amasser quelques restes de choux et autres chétives
herbes dans notre jardinet et de les faire bouillir avec un peu d’huile de noix et de sel, et dîner et
souper de cela sans pain. Comme cette provision manquait souvent, aussi fallait-il souvent se passer
de dîner et souper. Nous avions une autre disgrâce, c’est que, si nous avions du sel, de l’huile et des
herbes, nous n’avions personne pour les faire cuire, car celles d’entre nous qui étaient malades et
infectées des diables, donnions tant d’occupations et de travers à celles qui étaient saines qu’elles
n’avaient pas le temps de vaquer à notre pauvre cuisine, et les pauvres filles avaient jour et nuit des
spectacles si affreux qu’elles n’avaient ni la mémoire, ni le courage de songer au boire et au manger2.

LES MOTS ET LES CHOSES

Avec l’ordonnance de Sourdis, une première étape se clôt, celle de l’organisation. Jusqu’à cette date, la
possession, pendant trois mois, s’étalait. Elle ne recouvrait que superficiellement le quartier, la ville, les
environs. Mais peu à peu les parcours déjà tracés et les histoires déjà faites convergent. Tout le matériau
trouvé sur place prend forme pour devenir le discours de la possession. Un « discours » : d’abord un
pluriel de mots, une diversité d’éléments venus d’ailleurs ou d’avant ; mais aussi un singulier qui oriente
ces fragments de passés différents, les proportionne au charme initial et en fait le langage du même
indicible originellement donné avec une odeur.
Une diversification s’opère donc, qui est à la fois la possibilité d’exprimer et la remontée de traditions
réinvesties dans une nouveauté. Elle a les allures d’une scolastique. On classifie. Bientôt, on raffinera, on
subtilisera. Déjà, on distingue les sortes de possession, les catégories de diables, les types de gestes et de
contorsions, les temps divers durant un même exorcisme. Les témoins et les curieux se répartissent ; les avis
se partagent ; les tactiques pour « attaquer le diable » se diversifient. Mais de quoi parle-t-on toujours,
sinon de la possession ? Ainsi décomposé en tant de divisions et de subdivisions, le « flair » primitif est
changé en analyse verbale. Les mots remplacent les odeurs, très vite.
Sur dix-sept religieuses, trois sont déclarées possédées, le 1er octobre. En décembre, on en compte neuf, et
huit obsédées, les autres religieuses étant saines. Ce tri fait place aux différences observées chez les
ursulines, mais il les classe d’après un codage propre au discours démonologique et qui se retrouve souvent :

La principale différence entre l’obsession et la possession, consiste que, dans l’obsession, le Démon
agit seulement sur les personnes obsédées, quoique d’une manière extraordinaire, comme serait en
leur apparaissant souvent et visiblement, malgré qu’elles en aient, en les frappant, en les troublant, et
en leur excitant des passions et des mouvements étranges, et surpassant notablement la portée de
leurs complexions, ou dispositions, ou facultés naturelles, là où dans la possession, le Démon dispose
des facultés et des organes de la personne possédée pour produire non seulement en elle, mais par
elle, des actions que cette personne ne pourrait produire d’elle-même, au moins dans les
circonstances où elle les produit3.

On comparera bientôt la première à une « ville bloquée », la seconde à une « ville assiégée ». On dira
aussi que, dans l’une, le Démon agit comme principe « externe » ; dans la seconde, comme principe
« interne ».

UN CODE

Cette première répartition est complétée par un dénombrement des démons « possédants ». Le
13 octobre, Jeanne des Anges désigne les sept qui l’habitent. Dès le départ, elle spécifie d’ailleurs, par ses
contorsions et ses masques successifs, les leitmotive et le « style » propres à chacun d’eux (par exemple, le
blasphème, l’obscénité ou la raillerie). Ainsi pourra-t-on repérer ultérieurement leurs diverses « entrées » en
scène, d’après le visage et les propos de la religieuse.

— Le nom du premier ?
— Astaroth.
— Du second ?
— Zabulon.
— Du troisième ?
— Cham.
— Du quatrième ?
— Nephtalon.
— Du cinquième ?
— Achas.
— Du sixième ?
— Allix.
— Du septième ?
— Uriel4.

Cet étrange dialogue établit un code. Des noms propres créent des repères et découpent des régions dans
l’anonymat neutre du diabolique. La désignation pourrait sembler un décryptage, comme s’il s’agissait de
voir se dessiner, dans la mouvance des gesticulations, les forces nocturnes qui remuent par en dessous les
corps, et, ensuite, de donner une étiquette verbale à ces démons. En réalité, le processus est inverse. Il serait
plutôt, ici, de type scientifique. La nomenclature des démons pose une grille sur la surface des phénomènes.
L’exorcisme a dès lors pour tâche d’arracher au « mélange » que lui présentent les possédées le corps
« propre », l’élément pur qui correspond au modèle conceptuel.
Nous pouvons dire aujourd’hui que cet impérialisme verbal ne prévoit pas les conditions d’une
vérification réelle, il ne laisse aux possédées que peu de possibilités de résistance, puisqu’elles « entrent »
elles-mêmes dans son système et s’y moulent. Le codage « réussit » toujours, parce que le fonctionnement est
purement tautologique, dès là que l’opération se déploie à l’intérieur d’un champ clos. Pour les exorcistes, la
difficulté n’est pas de s’assurer le moyen de vérifier le codage reçu, mais de retenir « les filles » dans la
clôture du discours.
Elles s’en échappent : voilà le danger. Tantôt la possédée « demeure muette », et il faut au lutteur
rompre ce « pacte du silence ». Tantôt la religieuse « revient à elle » mais trouve une autre façon de fuir.
Elle dit à l’exorciste :

— Ha, Jésus, vous me tuez.


— Mon Dieu, le cœur me fait mal.
— Laissez-moi, je vous prie. Je n’en puis plus…
— Bon Dieu, que j’endure ! Je suis toute brisée, je crois avoir une côte rompue5…

Avec cette misère pitoyable, avec cette retombée dans la conscience, la possédée sort des données de
l’expérience démonologique. On doit la ramener dans le champ linguistique du débat. Ou alors, comme
cela se pratique souvent, on passe à une autre fille : pour restaurer l’homogénéité du discours, on
abandonne un terrain où l’extérieur s’infiltre et on poursuit le travail sur un langage démonologiquement
« propre ».

LES RUSES DE LA POSSESSION

Tout autant que le « retour à soi », le souvenir de ce qui a précédé est le danger permanent contre lequel
doit être défendu le laboratoire constitué par les définitions premières : un moment de conscience ouvre une
fuite dans le mécanisme ; la mémoire de ce qui s’est passé est une résurgence illicite. Ce qui rend possible le
discours de la possession, ce qui l’autorise finalement, c’est que la religieuse ne s’en souvienne pas,
qu’aucune immixtion personnelle ne compromette le fonctionnement autonome de la grammaire
diabolique. Ainsi se maintient et se développe le réseau créé par un code : un texte pur, un langage sans
sujet, une organisation où se combinent des rôles et où l’on décline des noms « propres ».
Mais l’exorciste doit incessamment vérifier que la religieuse échappée au cercle magique ne se rappelle
pas ses contorsions épuisantes ou ne comprend pas les paroles qu’elle a dites :

… Et comme elle a été revenue à elle, a dit : « Jésus ! ». Et ledit Barré lui ayant commandé, au
nom du Dieu vivant qu’il lui présentait, de dire si elle se souvenait d’avoir parlé latin, a dit qu’elle ne
savait ce que c’était, n’en avoir aucune souvenance, et ne croyait avoir parlé latin ni français, bien
qu’elle se souvenait d’avoir eu des mouvements de renier Dieu, et n’avait senti aucun mal6.
… Et le tout étant cessé, interrogée si elle avait eu sentiment de ce qui s’était passé, a dit que non,
sinon qu’elle se sentait grandement lasse et rompue.
… Les vexations cessées, ladite prieure a dit audit Barré : « Que me demandez-vous ? » Et lui ayant
dit qu’il ne parlait à elle, ains [mais] au diable, a dit : « Je ne sais ce que vous voulez dire. Je n’entends
pas un mot de ce que vous dites7. »

Affaire de langage, donc. Mais un langage fermé. On y accède par l’inconscience, comme au songe. La
langue du diable est une autre langue, où l’on ne s’introduit pas grâce à un apprentissage. De ces mots, on
doit être « possédé », sans les entendre.
PARLER SANS SAVOIR

Au cours des exorcismes, le langage est à la fois le lieu et l’objet du combat. Il apparaît d’abord avec
l’importance accordée aux langues étrangères. Le latin, en tout premier lieu, est le parler diabolique. Il
n’est pas indifférent que la langue ecclésiastique devienne un corpus clos, le texte de l’extraordinaire. Elle
n’est plus, comme jadis, la référence à un ordre sûr et l’enveloppement de l’exceptionnel dans la bénédiction
d’en haut. Elle n’a pas non plus pour effet premier de prouver que sont bien possédées celles qui ne l’ont pas
apprise et la parlent cependant. Elle est d’abord un espace, avec cette particularité qu’on s’y trouve sans le
savoir. Qu’en réalité Jeanne des Anges ait suffisamment appris de latin dans son bréviaire, ou pendant
l’office, pour se hasarder, assez gauchement d’ailleurs, sur ce terrain étranger, là n’est pas le fait le plus
important. Il faut s’interroger plutôt sur le système qui l’a amenée à mimer tour à tour la connaissance et
l’ignorance pour satisfaire à la combinaison que la possession exige d’elle.
Le paradoxe est que si elle parle sans savoir, d’autres, eux, savent : les exorcistes, une part du public.
Ceux-là sont observateurs, examinateurs, lutteurs. Ils sont placés au-dehors du diabolique, non par une
langue étrangère, mais par le fait de l’avoir apprise. Le « surnaturel » est du côté où il n’y a pas de travail.
Cela aussi a été posé comme une règle.
Mais, d’après les procès-verbaux, le système est infiltré de tous côtés : par les curiosités du public ; par les
faux-fuyants du « démon » qui sait se faire moralisant pour interdire les questions gênantes, ou par
l’embarras des exorcistes. Barré, qui se donnait pour un spécialiste, ne sait plus où donner de la tête. Il
s’égare au labyrinthe de grammaire, disait le bailli. Il commande en tous sens. Il travaille à la demande.

LA LANGUE DU DIABLE

… Ledit Barré a commandé, à la suscitation de quelques-uns, de répondre Scotica lingua. Sur quoi
le père gardien des capucins a dit qu’il n’était à propos, vu qu’aucun n’entendait la langue. Et lui a
été répondu qu’il y avait un homme en la compagnie qui l’entendait. A réparti que le témoignage
d’un seul n’était suffisant. À laquelle demande le diable a été quelque temps sans vouloir répondre, et
enfin a dit :
Nimia curiositas.
Et comme l’exorciste le pressait de répondre en la même langue, a dit :
Non volo Deus.
Et sur ce que ledit Barré lui a commandé en latin de parler congrument, n’a plus été agitée. Qui a
fait que ledit Barré a commandé au diable de revenir à la langue de ladite supérieure et répondit
Scotice. Les tourments recommençant, a dit derechef :
Nimia curiositas.
Et ledit Barré le pressant toujours de répondre en la même langue, a dit :
Non voluntatem Dei.
Et commandé de dire congrument, pressé et repressé, a dit pour la dernière fois :
Nimia curiositas.
Qui a fait que ledit Barré, prenant la parole, a dit qu’il paraissait bien que Dieu ne voulait pas que
le diable répondît en cette langue et que ce serait peine perdue de le presser davantage.
Et pendant ce, ladite prieure étant de repos et ledit Barré commandant en latin au diable de
répondre à ce qu’il lui demandait, elle a fait réponse :
« Je ne sais ce que vous dites. »
Et sur ce que quelques-uns lui ont dit que le bruit courait qu’elle savait parler latin, a répondu :
« Je fais serment, sur le Saint Sacrement que voilà devant moi, que je n’ai jamais appris de latin. »
Et comme les exorcismes se continuaient, quelques-uns ont dit que si le diable répondait en langue
étrangère, on croirait lors vraiment qu’elle serait possédée. Sur quoi ledit sieur Bailli a dit audit Barré
qu’il commandât au diable de parler et répondre lingua sacra. Et sur ce, le gardien des capucins, qui
était à la grille de la chapelle, a dit que la langue grecque et latine étaient aussi saintes. Ledit sieur
Bailli a dit :
Hebraica.
Et ledit Barré ayant dit qu’on chantât l’hymne Maria mater gratiae, etc. Lequel commencé par les
religieuses, les tourments ont redoublé à ladite prieure, pendant lesquels ledit Barré a enjoint au
diable par la puissance de Dieu qu’il tenait entre ses mains de répondre lingua sacra :
Quodnam esset pactum ingressus sui ?
Après plusieurs injonctions, a répondu :
« Achad. »
Ceux qui entendent la langue hébraïque disent que ces deux mots, qui sont compris sous un seul,
signifient effusionem vel decursus aquarum…
Et quelques-uns ayant dit audit Barré qu’il commandât au diable de répondre non uno verbo sed
pluribus, ledit Barré leur obéissant l’a commandé au diable ; et, pour le contraindre de parler, on a
commencé à rechanter l’hymne ci-dessus. Et en même temps ont assez recommencé les mêmes
tourments et vexations, pendant lesquels ledit Barré commandant au diable en latin de répondre
pluribus verbis, on a entendu ce mot prononcé par le diable :
Eched.
Et lors quelques-uns ont dit :
« Elle veut renier Dieu. »
Et comme l’exorciste, lui portant la custode contre le visage, a réitéré les commandements au
diable de répondre lingua hebraica, et dire pactum ingressus sui, le diable l’a enlevée en l’air, sans
qu’elle touchât des pieds à sa couche, quoiqu’elle les eût tors, et les bras et les mains comme
auparavant ; le gardien des cordeliers disant qu’il avait passé la main sous le pied qu’elle avait plus bas
et plus proche de la couche. Et le diable lui levant le bras a donné un coup de toute sa force contre la
solive, la plupart des assistants criant : « Miséricorde ! ». Ne voulant le diable répondre aux
interrogatoires que ledit Barré lui faisait et commandements de parler en hébreu, retombant souvent
en même tourment et faisant des gestes et mouvements indécents8…

« J’AI OUBLIÉ MON NOM »

Fragiles, instables, discutés, les mots que l’on fixait à l’au-delà diabolique fuient. Ils sont compensés par
un surcroît exhibitionniste. Demain, ils seront remplacés par les thèmes de la prédication : les diables
sermonneurs, ce sera la fin du discours diabolique, mais un discours quand même utile. Déjà, avec la
malignité seconde et facétieuse dont Jeanne des Anges parlait dans son autobiographie, les possédées elles-
mêmes refusent aux exorcistes ces mots propres qu’ils attendent :

Interrogé : Quis es tu, mendax, pater mendacii ? Quod est nomen tuum ? [le démon] a dit, après un
long silence : « J’ai oublié mon nom. Je ne puis le trouver… »

Et commandé encore de dire son nom, a dit : « J’ai perdu mon nom dans la lessive9. »

L’intervention de la justice royale va d’ailleurs porter à cet ésotérisme linguistique un coup dont il ne se
relèvera pas. Le diable, ce seront des témoins ou des accusés, et ils parleront français comme tout le monde.

LE VOCABULAIRE DU CORPS

Mais dès le début, le démon se dit en une autre langue, qui devient à Loudun beaucoup plus essentielle :
un vocabulaire du corps. Des grimaces, des contorsions, des révulsions, etc., constituent peu à peu le lexique
du diable. Un découpage s’opère, qui circonscrit le surnaturel, ici satanique, grâce à des repères corporels.
Les médecins se contenteront d’abord de reprendre ce repérage, en le qualifiant de naturel, pour définir
certaines de leurs maladies.
En un sens, c’est aussi un dehors du langage commun, tout comme le latin ou l’hébreu. Il s’inscrit dans
le courant plus large qui oppose à l’intellectualité reçue l’inventaire d’un nouveau monde, « baroque » si
l’on veut, celui des sens, celui des frémissements et des sueurs, des surfaces changeantes de la peau et des
mouvements contradictoires du geste. Cette géographie reçoit, dans la littérature et l’expérience, le même
rôle que celle des continents inconnus décrits par les explorateurs. Les cartes du corps ou les « théâtres » de
l’Amérique s’opposent également aux cosmologies ou aux « géographies » traditionnelles. Un savoir naît de
la pratique, contestataire, exploratoire mais codifié, lui aussi.
À Loudun, ce discours du corps prend un caractère obsédant. Une attention aiguë suit les moindres
mutations physiologiques chez les possédées. Exorcistes et curieux semblent avoir le regard du médecin
avant même qu’il arrive. La description dispose pour ce faire d’un appareil linguistique déjà riche qui
vient de recevoir un statut religieux dans la littérature des « spirituels » les plus récents et qui constitue,
avec les émotions (les mouvements) du cœur, des poumons, de l’estomac, ou de la digestion, un vocabulaire
relayant le dictionnaire médiéval de la spiritualité. On en voit les origines avec le passage, à la fin du XVIe
siècle, de la mystique à la médecine. Par exemple, l’Imitation de Jésus-Christ, cette méditation spirituelle
sur le retour au cœur, a introduit et conduit Van Helmont vers ses conceptions médicales sur le « centre »
biologique de l’organisme humain10.
Désormais l’évolution s’accentue. Le corps visible devient, dans la pratique, la lisibilité même de
l’histoire. Les mots ne disent plus les vérités qui seraient derrière lui ou qu’il manifesterait. Ils décrivent
cette surface où les significations sont des phénomènes ; ils racontent les parcours des yeux sur cette surface
indéfiniment riche de faits observables avant même que d’être observés. Ici, un type de regard précède la
technique à laquelle il donnera lieu. L’observable est déterminé avant l’observation.
À Loudun, le procès-verbal des possessions ne vise pas un sujet possédant, le diable, ou des sujets perdus,
les possédées. Comme le récit se fragmente en noms (propres) et en rôles, il efface la référence à des êtres pour
leur substituer une série d’histoires différentes et combinées : celle du pouls, celle de la digestion, celle de la
bouche, de la langue ou des jambes. Ce n’est pas pour rien que le « je » conscient de la possédée est éliminé.
Il doit l’être. Il est exclu à l’avance par l’analyse qui répartit le constatable selon une topographie de mots
diaboliques, et qui classe l’aire du « surnaturel » en histoires d’organes. On peut donc passer
indifféremment d’une possédée à l’autre, pour suivre — comme on le fait ailleurs (ou comme on le fera
plus tard) pour la mélancolie, le pied, le sexe ou le pollen — les épisodes qui se réfèrent à une « unité »
scientifique et inhumaine. Les religieuses sont aliénées par ce regard public, bien plus que par le diable. Ce
qui existe — et ce qui les fait exister — ce sont seulement les avatars de la déglutition, les modalités de
l’ingestion, les écarts, les enroulements ou les élévations des jambes, les sautes du pouls, les variations de la
sudation, etc.

LA CHAIR-DIEU

Ce qui était sensiblement admirable, c’est que [le diable] étant commandé en latin de lui laisser [à
Jeanne des Anges] joindre les mains, on remarquait une obéissance forcée, et les mains se joignaient
toujours en tremblant. Et le saint Sacrement reçu en la bouche, il voulait, en soufflant et rugissant
comme un lion, le repousser. Commandé de ne faire aucune irrévérence, on voyait cesser, le saint
Sacrement descendre dans l’estomac. On voyait des soulèvements pour vomir, et lui étant défendu de
le faire, il cédait11…

Le spectateur ne se lasse pas de voir ces émotions corporelles.

Et commandé [le diable] de dire le nom du troisième [de ses compagnons], [la possédée] s’est
tourmentée davantage, enfonçant sa tête, tirant la langue avec des mouvements indécents, soufflant
et crachant, et s’élevant fort haut12…

L’indécence fascine le regard. L’œil détaille. Le toucher vérifie.

Le corps de la sœur étant couché sur le ventre et retournant ses bras en arrière, y a eu de grandes et
violentes contorsions, comme aussi en ses pieds ou mains, lesquels étant enlacés ensemble et même
les plantes des deux pieds tellement jointes qu’ils semblaient être collés et attachés ensemble de
quelques forts liens, plusieurs personnes s’étant inutilement efforcées de les séparer13…

Ce discours du corps ne se développe comme discours religieux qu’au nom de ce qu’un « diable » appelle
génialement « la chair-Dieu14 ». Chair, en effet, plutôt que « corps », puisque celui-ci, morcelé selon des
divisions qui ne tiennent pas compte des individus, ne peut plus être une unité réelle. Il ne se répartit plus
en éléments célestes ou terrestres qui le composent, mais en organes, membres et fonctions visibles. Mais
chair faite Dieu par l’observation même qui la privilégie. Dieu n’a plus le « corps » que lui donnait la
cosmologie ancienne. Il se perd (diable ou dieu ?) dans le neutre d’un sacré et d’une phénoménologie
corporelle. De son côté, la possédée n’a pas, elle non plus, de corps. Le diable, est-il dit, l’empêche de
prononcer les mots : mon corps15. Dans l’idéologie, le corps appartient au diable ; en fait, il appartient
au public qui le dissémine en objets étalés et distingués entre eux selon un autre code que celui des
substantialités personnelles.
On qualifie souvent ce discours d’indécent, dans les procès-verbaux. L’adjectif désigne sans doute les
résurgences morales qui accompagnent une nouvelle « curiosité ». Mais, en un second sens, il définit très
exactement ce qu’à travers la mythologie du diable (et sous son couvert) on fait de Dieu : il n’est plus le
sujet qui supporte la surface des choses et qu’une herméneutique déchiffre à travers elle ; il est ramené à une
surface dont il n’occupe que l’un des lieux ; il est donné là, immédiat et à découvert. Le vêtement qui le
cachait est désormais la chair, nue, indécente, parce qu’il n’y a rien d’autre dont elle soit le vêtement.

UNE SURENCHÈRE

Les exorcistes ne le savent pas encore, mais les médecins et les visiteurs vont le leur apprendre. À leur
manière, ils sont inconscients, tout comme les possédées requises de parler un langage qui mette entre
parenthèses le sujet ou la conscience qui le parle. Ils pratiquent ce qu’ils ignorent. Mais leur ignorance a
une autre position que chez les possédées. Pour celles-ci, la conscience est à côté de la possession qui se
définit précisément en l’excluant. Pour ceux-là, une distance se crée entre ce que leur langage est pour eux
et ce qu’il est pour une part croissante du public ; donc entre leur interprétation et l’usage commun.
En répertoriant un vocabulaire physiologique, les exorcistes croient défendre une profondeur de l’enfer
ou du ciel, une intériorité diabolique, un au-delà surnaturel. Par là, ils font dire au visible leurs propres
intentions. Enjambant la logique du discours corporel, leur interprétation colle ensemble leur intériorité
spirituelle et une intériorité mystique des choses. Ils postulent la même chose en eux et derrière les
phénomènes corporels. C’est une affirmation tautologique. Mais déjà leur langage ne dit plus cela.
Ils s’en rendent compte, quoique indirectement, lorsque les réticences du public les amènent à une
surenchère mystique. Faute de moyens pour défendre leur interprétation sur son terrain propre, il ne leur
reste que la possibilité de se jeter eux-mêmes dans la balance, d’appeler la damnation au cas où ce qu’ils
disent ne serait pas vrai. L’argument individuel est le seul qui leur reste. Ils cherchent, par le défi, le
miracle qui suppléerait au déficit du raisonnement, c’est-à-dire d’un langage commun. Ils provoquent le
ciel, créant la menace pour donner valeur de preuve au fait qu’ils sont épargnés.
Ainsi, Barré, au début de l’exorcisme du 25 novembre 1632 :

Ledit Barré, revêtu de ses ornements sacerdotaux, ayant la custode dans les mains et le corps de
Notre Seigneur dans icelle, a remontré à toute l’assistance qu’il savait que beaucoup de personnes
faisaient courir le bruit que lui et les religieuses et les carmes qui les avaient assistées, étaient des
sorciers et magiciens, et que tout ce qu’on faisait n’était que des fourbes et impostures ; qu’il priait
Dieu, si cela était, que non seulement lui, mais aussi tous lesdits carmes et lesdites religieuses, avec
tout le couvent, fussent confondus et abîmés aux enfers. Et se mettant à genoux, et la custode sur sa
tête, a fait la même prière. Et lors tous lesdits carmes et religieuses ont dit d’une commune voix :
Amen. Ce qui a été pareillement dit et fait par le prieur desdits carmes [Antonin de la Charité],
tenant aussi la custode ès mains et la mettant sur sa tête, répondant tous lesdits religieux et religieuses
unanimement : Amen16.

Impressionnant, ce forcing n’en implique pas moins une alternative entre deux termes — le ciel,
l’enfer — également soupçonnés ; elle reste interne au système mis en cause.

LOUDUN, VILLE OUVERTE

De fait, les exorcistes sont rapidement frustrés du discours dont ils prétendaient être les inventeurs et les
détenteurs. Pendant un temps, Mignon et Barré ont suffi à tout. Ils vivaient comme un matin héroïque
leurs premiers débats avec les diables : la solitude et l’intimité préservaient les découvertes chuchotées en
latin dans la chambre de la prieure. Ils étaient les seuls maîtres de la langue inconnue repérée mot après
mot, avec force comminations et vexations, sur les corps aliénés qui les fascinaient et les narguaient en
leur tirant la langue. Voici qu’ils doivent partager avec d’autres le trésor de ces phrases diaboliques. Il se
produit une ruée vers cet or qui circule, visible et captif, dans les propos et les gestes de quelques ursulines.
Déjà toute la cité est concernée par ce possible au-delà qui est un ici.
Un vocabulaire lisible est présenté par les exorcistes comme le signe d’une origine mystique (c’est-à-dire
cachée) et doté d’une valeur inestimable puisque son « titre » est surnaturel (comme la monnaie-
marchandise du temps, les mots sont censés donner immédiatement ce qu’ils représentent). Mais une langue
est une institution publique. Elle appartient à tous. À peine « isolés », les mots du diable sont enlevés à
leurs détenteurs, saisis par le commerce de cent et bientôt de mille personnes différentes. Il y a dévaluation
par rapport à la cote que leur avait assurée, au début, un circuit privé, dans la haute chambre de la
prieure. Monnaie instable, dont le cours est d’autant plus incertain qu’elle mobilise plus d’utilisateurs.

LES POUVOIRS

Les premiers occupants du terrain doivent faire place à d’autres. D’abord à des clercs étrangers : envoyés
de Poitiers, de Bordeaux, de Paris, etc. Mais aussi à d’autres pouvoirs que le spirituel. La juridiction civile
intervient : Hervé, le lieutenant criminel, qui est très lié à Mignon, donc encore des nôtres ; puis le bailli,
visiblement irrité par cet absurde complot contre son ami Grandier qu’il ne défend pourtant pas avec la
dernière énergie ; son greffier ; ses assesseurs, Aubry, Daniel Drouin, Thibault, Louis et Charles Chauvet,
etc.
Le pouvoir médical se transporte également dans la place. Il y a été appelé en renfort, avec quelques
docteurs sûrs et amis. Mais qu’il certifie ou dénie la réalité de la possession, le médecin a un autre point de
vue que les exorcistes. Prenant la tête de la prieure dans ses mains, le docteur Gabriel Coustier, médecin à
La Cloistre, déclare tout haut qu’il n’y a point d’artères qui se remuent en toute la substance du
cerveau. Le docteur Daniel Rogier note l’absence de sueur après les convulsions. Alphonse Cosnier, médecin
ordinaire à Fontevrault, remarque particulièrement tous les accidents survenus à plusieurs dames, et
cela, dit-il, l’espace de trois jours17.
De même François Brion, maître chirurgien à Thouars. Parmi les premiers, Daniel Rogier et René
Maunoury signent une attestation, le 18 octobre 1632 :

Nous, docteur en médecine et maître chirurgien, demeurant en cette ville de Loudun, soussignés,
certifions à tous à qui il appartiendra, que par ordonnance de Monsieur le lieutenant général criminel
de Loudun et pays de Loudunois, à nous signifiée par Girard, sergent royal, nous nous sommes
transportés au couvent des dames ursulines de cette ville pour voir, visiter la prieure desdites dames,
et une autre nommée sœur Claire, lesquelles avons trouvées gisant au lit, accompagnées parfois
d’extorsions et mouvements involontaires par tous les membres, et particulièrement la face citrine, les
yeux comme renversés et autres mouvements très affreux, avec cessation du pouls dans lesdites
rigueurs, qui nous fait juger n’être mouvement volontaire, ni supposé, ni aussi morbifique, à raison
des forces qui retournent dans l’instant, ne témoignant après lesdites violences aucune altération au
sujet même18…

Parmi les docteurs, médecins ordinaires ou maîtres chirurgiens qui vont succéder aux deux Loudunais, il
y en aura beaucoup de plus subtils. Le récit de leur visite aura un tour plus savant. Mais déjà ces hommes
juxtaposent à la localisation d’une langue mystique le discours du corps lui-même. À la profondeur
postulée avec la valeur abyssale affectant certains mots, ils opposent la surface constituée par le relevé de
faits visibles, tels que des crispations, la sueur, le pouls régulier, les yeux révulsés, etc. Le diagnostic ne porte
plus sur l’origine (surnaturelle) de phrases isolées, mais sur le rapport qu’entretiennent entre eux les lieux
successivement « visités », palpés, observés et parcourus par l’œil ou les mains des médecins.
Juges et observateurs, le 26 novembre 1632, Rogier, de Fos, Joubert et Fanton, réclamaient une
« visite » plus poussée :

Mondit sieur le bailli et Messieurs les gens du roi nous ont appelés en la cour dudit couvent, et
nous ont sommés verbalement de leur dire et déclarer ce que nous croyions desdits mouvements [des
possédées].
À quoi avons tous d’un commun accord répondu que nous ne pouvions assurément ni en
conscience, pour une seule visite, les rendre certains de la cause de tels mouvements, si premièrement
ils ne nous permettaient de voir plus particulièrement lesdites religieuses,
et qu’il leur plaise nous permettre, pour en avoir l’entière et assurée connaissance, de demeurer
tous en corps quelques jours et nuits avec lesdites religieuses et tels de Messieurs les magistrats et
religieux qu’il plaira à Mondit sieur le bailli ;
ordonner, afin que tous ensemble puissions juger de l’affaire davantage, qu’elles ne fussent
alimentées ni médicamentées, si besoin est, que par nos mains ; que personne ne parle à elles que
tout haut et en présence de tous, ni ne touche auxdites religieuses ayant lesdits mouvements que nous
autres et ce en la présence de tous19.

Double mainmise, et sur ces corps qu’ils entendent se réserver pour un temps au moins, et sur la
connaissance entière et assurée qu’ils prétendent conclure de cet examen. Cette prise de possession n’est pas
le point de tel ou tel, mais de tous ensemble et « d’un commun accord ». Le pouvoir qui s’installe est celui
d’un corps, le corps médical.
UNE PLACE PUBLIQUE

Les exorcistes sont victimes de leurs premiers succès. L’espace qu’ils ont circonscrit est changé par ceux qui
s’y introduisent ; il est altéré par ces entrées. La succession des lieux où se traite l’affaire signifie d’ailleurs les
stades d’une progressive dépossession des exorcistes par un mouvement vers les lieux publics : de la chambre
de Jeanne, on passe à la chapelle des ursulines, puis aux églises paroissiales ; plus tard, le débat se conclura
sur les places de la ville.
Ces modifications topographiques ne suivent donc pas seulement l’extension quantitative dans le type de
la question posée et de la solution à lui apporter. Les premiers acteurs sont délogés de leur projet initial, et
du sens qu’ils lui donnaient, par les présences indiscrètes qui lézardent le cosmos mental de leur « travail ».
Vous ne devriez pas être ici et faire ce que vous faites : le 25 octobre, le procès-verbal note cette
injonction d’un témoin à l’un de ses interlocuteurs. Elle reviendra souvent. Un face-à-face impossible à
isoler se traduit par un déplacement du lieu initial. Des optiques et des interprétations se détruisent en
s’affrontant, et constituent le terrain différent d’une autre discussion.
Le problème de Loudun peut se formuler ainsi : qu’est donc ce « lieu » qui sera le rendez-vous de raisons
incompatibles les unes avec les autres ? Entre les projets qui affirment une « réalité » en fonction de critères
hétérogènes, y a-t-il une langue et des références communes ? « Qu’est-ce qui se passe réellement » et
« comment le dire ? » : les deux questions différentes n’en forment qu’une et renvoient à l’existence d’un
lieu commun. L’énigme de cette histoire est la possibilité d’un discours sur la possession. Au départ, dans
l’enclos sacré ménagé par les exorcistes, la possession, tenue pour certaine, fournissait elle-même une langue
surnaturelle. Mais une fois mis en circulation, les mots de l’au-delà ne sont plus que des mots humains. Ils
ne circonscrivent plus un lieu de l’enfer, mais, disputés entre hommes et mobilisés tour à tour par des
systèmes intellectuels divergents, ils renvoient au lieu qui est à la fois l’objet de la discussion et le principe de
sa solution prochaine : une place publique.

1 Texte déjà publié dans [Aubin], Histoire des diables de Loudun, Amsterdam, 1694, p. 91-93.
2 Toulouse, Archives S.J., Fonds Carrère, « Vie de Jeanne des Anges ».
3 J. Le Breton, La Deffense de la vérité touchant la possession des Religieuses de Louviers, Évreux, 1643, in-4o, 27 p. Voir Robert-Léon
Wagner, « Sorcier » et « Magicien », Genève, Droz, 1939, p. 196.
4 BN, Fds fr. 7619, f. 10 v.
5 Exorcisme du 24 novembre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 30-34.
6 Ibid., f. 31-32.
7 Exorcisme du 25 novembre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 39.
8 Ibid.
9 Exorcisme du 10 mai 1634 ; BN, Fds fr. 7618, f. 9.
10 Jan Baptist Van Helmont, Confessio authoris, 2, in Ortus medicinae, Amsterdam, 1652. Voir M. de Certeau, « Cultures et
spiritualité », in Concilium, no 19, novembre 1966, p. 11-16.
11 Exorcisme du 13 octobre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 11.
12 Exorcisme du 24 novembre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 32.
13 BN, Fds fr. 7618, f. 10.
14 Exorcisme du 24 novembre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 33.
15 Exorcisme du 25 novembre 1632 ; BN, Fds fr. 7619, f. 36.
16 Ibid., f. 35.
17 BN, Fds fr. 12047, f. 2.
18 BN, Fds fr. 7619, f. 28.
19 Édité dans Gabriel Legué, Documents pour servir à l’histoire médicale des possédées de Loudun, Paris, 1874, p. 61-62 ; corrigé
d’après le ms.
4

L’ACCUSÉ
URBAIN GRANDIER
Le discours de la possession tourne autour d’un absent que peu à peu il précise : le sorcier.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le théâtre de Loudun n’est pas provoqué par cette figure
redoutable ou fantastique. Il n’est pas déterminé par son approche ou sa visibilité. Il en a besoin pour
fonctionner. Aussi, à mesure qu’il s’organise pour lui-même, développant et subtilisant ses procédures, il
précise la silhouette, le nom, les méfaits du « possédant » qui conditionne la possession. D’abord se
perfectionnent les procédures exorcisantes, la localisation d’une langue, les règles d’une crise diabolique.
Mais tout cela n’est possible, dans la logique du système, que s’il y a un coupable. Ce qui rend possible et
ce qui autorise ce langage (peut-être est-ce vrai de tout langage, quoique sous d’autres formes), c’est une
mort. Elle seule, finalement, authentifiera le drame et fera du théâtre un discours véritable. Ce titre
donné à tant de follicules contemporains sur Loudun les oriente vers une « fin » qui était le postulat caché
de l’histoire. Il faut un brûlé vif pour que le discours soit véritable.
Un sourd travail prépare donc le filet à saisir un sorcier. Non sans tâtonnements. On a vu qu’à la
première heure, le fantôme a les traits de Moussaut, l’aumônier décédé, avant que lui succède l’aumônier
redouté, espéré, refusé : Urbain Grandier. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le directeur de conscience
qui résiste (Grandier) se substitue à celui qui ne résistait pas (Moussaut) : ainsi réagissent, dans leurs
couvents, des femmes actives, elles-mêmes éducatrices et directrices, nouvellement promues, et pourtant
soumises encore à la férule d’un pouvoir sacré et d’un savoir masculin. À Nancy, dix ans plus tôt (1622)
mais hors du cloître, dans la vie urbaine qui s’organise, c’est un médecin qui passe pour l’ensorceleur
d’Élisabeth de Ranfaing : autre savoir, mais définissant encore un directeur. Une rébellion « féministe »
vise, de façon déguisée, le pouvoir traditionnel qu’occupe un savoir nouveau.
Qui est donc cet Urbain Grandier ?

FAT, VANITEUX, LIBERTIN ?

Je suis, dira Michelet, contre les brûleurs, mais nullement pour le brûlé. Il est ridicule d’en faire un
martyr, en haine de Richelieu. C’était un fat, vaniteux, libertin, qui méritait, non le bûcher, mais la
prison perpétuelle1.

Un portrait en pied nous en a été laissé par le meilleur des historiens anciens de l’affaire, longtemps
pasteur à Loudun : Aubin. Comme Grandier, le style d’Aubin, toujours bien mis, ne marche jamais
qu’en habit long. Il présente une figure un peu poudrée. Il parle pudiquement : le libertinage est évoqué
en termes de galanterie, et l’habileté devient esprit. Mais, après tout, le langage estompé respecte les
proportions et résume bien des documents :
LE BIEN DISANT

Il était de grande taille et de bonne mine, d’un esprit également ferme et subtil, toujours propre et
bien mis, ne marchant jamais qu’en habit long. Cette politesse extérieure était accompagnée de celle
de l’esprit. Il s’exprimait avec beaucoup de facilité et d’élégance. Il prêchait assez souvent. Il
s’acquittait de cet emploi incomparablement mieux que la plupart des moines qui montent en chaire.
On a de lui une harangue funèbre sur la mort de l’illustre Scévole de Sainte-Marthe [1623], qui est
une pièce fort éloquente et qui marque la beauté de son génie. Il était doux et civil à ses amis, mais
fier et hautain à l’égard de ses ennemis. Il était jaloux de son rang et ne relâchait jamais rien de ses
intérêts, repoussant les injures avec tant de rigueur qu’il aigrissait les esprits qu’il aurait pu gagner en
prenant d’autres voies. Cependant il était exposé à beaucoup d’ennemis. Ses hauteurs lui en avaient
suscité un grand nombre, et le penchant extraordinaire qu’il avait à la galanterie lui en avait encore
bien plus fait2.

De son côté, le 7 septembre 1634, dans une lettre adressée à Gassendi, après l’exécution du curé, Ismaël
Boulliau parle aussi de l’homme auprès duquel il a longtemps vécu. Loudunais, témoin sur place, c’est un
savant qui écrit, un érudit, futur conservateur de la bibliothèque de Thou avec les frères Dupuy :

Il avait de grandes vertus, mais accompagnées de grands vices, humains néanmoins et naturels à
l’homme. Il était docte, bon prédicateur, bien disant, mais il avait un orgueil et une gloire si grande
que ce vice lui a fait pour ennemis la plupart de ses paroissiens, et ses vertus lui ont accueilli l’envie
de ceux qui ne peuvent paraître vertueux si les séculiers ne sont diffamés parmi le peuple3.

UNE CARRIÈRE

Grandier était né à Bouère (en Mayenne), dans une maisonnette dont on montre encore aujourd’hui
l’emplacement, à l’extrémité du bourg4. Son père, Pierre, et sa mère, Jeanne Renée Estièvre, eurent six
enfants : Urbain, François, Jean, tous les trois prêtres, et, le second, vicaire à Saint-Pierre-du-Marché au
temps de la possession ; René, conseiller à la Cour de Poitiers ; deux filles enfin, dont l’une se maria et
l’autre, Françoise, résidait avec sa mère chez le curé de Loudun.
Avant d’obtenir le bénéfice de sa cure loudunaise, Urbain a suivi un parcours très ecclésiastique. À dix
ans, il part à Saintes auprès de son oncle, le chanoine Claude Grandier. Il entre ensuite au collège jésuite
de la Madeleine, à Bordeaux. À vingt-cinq ans, il est ordonné prêtre. Chaudement recommandé par les
jésuites de Bordeaux à ceux de Poitiers, qui détiennent la cure de Saint-Pierre-du-Marché à titre de
bénéfice de leur collège, il est agréé et prend possession de la charge en 1617. Il y exerce jusqu’en 16335.
LE POUVOIR DE LA PAROLE

C’était merveille que de l’entendre6 : entre mille autres, un document contemporain indique à la fois
la nature de son succès et la raison de sa ruine. Il a un pouvoir, celui de la parole. Il séduit son public. Les
raisons de son succès ne nous sont plus évidentes. Sa « pièce » la plus célèbre, une oraison funèbre, rejoint
le genre très cultivé alors des récits de belles morts. Elle en a les coquetteries. Éditée à Paris en 1629,
l’Oraison funèbre de Scevole de Sainte-Marthe, président et trésorier général de France à Poitiers,
décédé à 87 ans (1623), joue habilement avec vie et mort pour composer les agréables contrastes que
voici :

… Mort à la vérité pleine de regrets, mais vie beaucoup plus féconde en consolations. Car celui-là
ne doit point être regretté dont l’extrême vieillesse a franchi de bien loin le terme ordinaire de la vie
de l’homme, qui de plus a porté sa réputation au-delà des plus ambitieux souhaits, et qui enfin, par la
constance de sa vie au bien et par les circonstances de sa mort, nous a donné juste sujet de désirer,
espérer et croire que son âme vit heureuse au ciel pendant que son corps repose dans le sein de notre
commune mère, en attendant le jour solennel auquel, suivant le divin et infaillible oracle, il rajeunira
pour ne plus vieillir et renaîtra pour ne plus mourir7.

Le curé charme ainsi bien des paroissiennes, d’ailleurs plus faciles qu’elles ne le diront. Avec sa
rhétorique, il enflamme. Mais après tout, pour ces loudunaises, que sont quelques passades, auprès des
pièces sonnantes ou des biens sous le soleil ? Les réalités solides échappent aux mots et aux amourettes. La
correspondance de Grandier avec le gouverneur Jean II d’Armagnac et sa femme, bien que cordiale,
bourrée d’informations et d’attentions, donne cette impression : il y a là deux emplois différents de la même
langue. Grandier est avec ses mots, il s’y plaît, il y est chez lui. Le duc prodigue ses conseils et raconte ses
interventions, mais il se tient en quelque sorte à distance des paroles ; il s’en sert ; il vit et travaille ailleurs,
sur le terrain de ses manœuvres politiques et locales8.
Les procès contre le curé se succèdent pendant dix ans (1621-1631). Outre leurs motifs, querelles de
préséance, affaires de mœurs, etc., ils servent d’allégorie à la guerre d’un groupe provincial contre le beau
causeur, contre le parvenu, contre l’homme qui n’est pas de la terre et possède seulement l’art de manier les
mots. Cela le désigne comme l’étranger, objet d’une résistance qui ne se nomme pas elle-même. Mais il
semble ne pas comprendre la portée d’accusations qui épellent en sourdine cette menace, à propos des
préséances qu’il bouscule ou d’amours auxquelles surtout on ne pardonne pas d’être notoires. Il se flatte de
troubler impunément le langage d’une petite société pourtant d’autant plus farouche à défendre ses rites, ses
hiérarchies et ses façades qu’elle a moins d’illusions sur la violence de ses conflits internes ou des passions qui
traversent ses institutions. Au fond, ce qu’on reproche à ce curé, ce sont moins des pratiques que des mots ;
c’est moins ce qu’il fait que ce qu’il en dit avec arrogance. Ses réussites dans les joutes oratoires et dans la
chicane sont précisément ce qui le perd. Une part de l’opinion l’applaudit, parce que c’est du théâtre. Elle
applaudira aussi le théâtre où il figurera comme condamné à mort.
Chaque fois qu’il tombe dans le piège caché sous les faveurs d’un public, chaque fois que la brutale
réalité de ses ennemis l’arrache aux charmes de sa fière éloquence, il est surpris et désarmé. Mais il croit
encore s’en tirer avec d’autres mots. En décembre 1629, arrêté pour une affaire de mœurs et emprisonné
dans la tour de l’évêché de Poitiers, il écrit à La Rocheposay en termes fleuris :

… Votre même main pourra, s’il vous plaît, comme la langue de Pélée, guérir la blessure qu’elle a
faite.

En réalité, il se défait derrière le langage, lui-même pitoyable, de la conversion et du désespoir. Telle


cette autre lettre à l’évêque de Poitiers, écrite en prison :

Mes ennemis… me voulant perdre comme un autre Joseph, ont occasionné mon avancement au
royaume de Dieu. Aussi le profit que j’ai tiré de leur persécution a changé ma haine en amour, et
mon appétit de vengeance en des désirs de les servir, ce que je ferais mieux que jamais s’il vous
plaisait de me les rendre, comme je me voudrais rendre à eux si j’étais hors d’ici où j’ai assez demeuré
pour la guérison de mon âme et trop pour la santé de mon corps, lequel ne peut plus seconder ma
constance, étant faible de lui-même et affaibli par les incommodités qui sont ici grandes et en si
grand nombre qu’elles ne m’ont rien laissé entier que l’esprit, lequel s’aiguisant à la dureté de mes
peines me rend d’autant plus malheureux que mieux il pénètre dans mes malheurs, étant du reste en
tel état que je voudrais bien mourir si je ne vivais en espérance d’entendre bientôt de votre part cette
parole du Sauveur encore assez impuissante pour me ressusciter [ « Lazare, sors dehors »], laquelle me
serait d’autant plus douce que ma prison m’est plus cruelle qu’à celui-là son tombeau, où il était en
repos, assisté sans besoin de ses sœurs, — et moi je suis ici enseveli dans mes misères, sans qu’il soit
permis à mes amis, non de me voir ni de me soulager, mais de regarder seulement ma prison.
En quoi je me trouve aucunement plus abandonné que ce misérable de l’Évangile, qui, du milieu
des flammes éternelles, eut la liberté de parler au Lazare et mendier de lui une goutte d’eau pour se
rafraîchir. Et je n’ai pas eu congé de voir ma propre mère pour lui demander ou plutôt lui donner
une goutte de consolation, trait de rigueur digne de votre pitié et qui eût été capable de m’achever, si
Dieu ne m’eût fortifié par sa grâce et persuadé vivement que tout ceci arrive pour m’humilier.
Car encore que je sois innocent de ce dont on m’accuse, étant néanmoins d’ailleurs trop criminel
devant Dieu, il veut, pour mon mieux, se servir de cette fausse accusation au dessein qu’il a de châtier
mes véritables iniquités9.

Cette affliction annonce l’avenir. Mais elle sera suivie, dès la sortie de prison, d’un retour aux brillances
et aux jeux de mots.
UNE PROVINCE QUERELLEUSE

En 1621, une chaire qu’il refusait de déplacer dans l’église a déjà été l’occasion d’injures publiques ; il
portait plainte contre le lieutenant criminel Hervé10. Cette escarmouche est suivie de beaucoup d’autres que
motivent des préséances lésées, des processions modifiées, des voies de fait contre le curé, etc. Tout le lexique
des querelles de village. Puis plusieurs actions sont intentées contre lui pour mœurs. Ici, l’accusation met en
jeu un tabou plus dangereux. Fin 1629, l’affaire « monte » devant l’official de Poitiers ; elle est renvoyée
au parlement de Paris où le procureur général Bignon, d’après l’arrêt qui conclut la délibération du
31 août 1630, rappelle le procès du curé de Beaugé, condamné à mort pour incestes spirituels et
impudicités sacrilèges. L’arrêt poursuit :

Il [le procureur] fut d’avis qu’en la procédure, il n’y avait point abus parce qu’elle était légitime et
que l’official ne délaissait l’accusé au juge laïque que ex officio et non de necessitate11.
Le cas Grandier passe de la juridiction ecclésiastique à la juridiction civile. Le fait est déjà fréquent,
mais discuté : l’intervention de Laubardemont accentuera le processus de laïcisation. En 1630, la Cour de
Paris, à la suite du procureur, conclut au renvoi des parties par devant le Lieutenant criminel de
Poitiers, pour prononcer sur l’instruction du procès telle qu’elle avait été faite par l’official, sauf
d’ouïr des nouveaux témoins et procéder à l’aggravation des lettres monitoires11.

Au lieu de se constituer prisonnier à Poitiers comme le requiert l’arrêt, Grandier rentre à Loudun pour
y préparer sa défense. Imprudence ou provocation ? Son frère René, son procureur le sieur Estièvre, et Jean
d’Armagnac s’activent en sa faveur à Poitiers et à Paris. Le 14 décembre 1630, le gouverneur écrit au
curé :

Pour moi, j’estime que votre affaire ne saurait que bien aller. Mandez-moi de temps en temps de
vos nouvelles et ce que vous ferez et ceux à qui j’aurai encore à écrire. Si nous allons à Paris mercredi
pour y demeurer tout à fait, comme l’on dit, je retirerai les informations et les ferai décréter. Votre
frère [René] vous dira tout. N’oubliez rien en ce qu’il faut faire en votre affaire, et allez à Poitiers au
plus tôt et direz que je suis cause que vous n’y soyez allé plus tôt, à cause que je vous y voulais mener
moi-même, comme je l’écris à Mr de la Fresnaye pour le dire à Mr le procureur du roi12.
Malgré un mandat d’arrêt (3 novembre 1630), le procès traîna jusqu’au 24 mai 1631, date de la
sentence qui ne condamnait ni n’absolvait Grandier, mais se bornait à le mettre hors de cause quant à
présent13. C’était un avertissement.

LE PRÊTRE AMOUREUX
On l’accusait, dit brutalement son compatriote Champion, de fréquentation de filles et de femmes,
et de jouir de quelques veuves d’assez bonne famille. Cette réputation affolera les couvents. Elle est
fondée. Dans les petits salons de Loudun, c’est merveille que de l’entendre. Il est l’ami de la maison et
l’interlocuteur convoité de la petite société littéraire et catholique que réunit Louis Trincant, procureur du
roi aux Sièges royaux de Loudun, député du Tiers-État aux États généraux de 1614. Cet historien érudit
dont l’Histoire généalogique de la maison de Savonnières en Anjou paraîtra en 1638 à Poitiers, chez
Julien Thoreau, qui a publié tant de libelli loudunois, est aussi un polémiste (comme le montre L’Anti-
Anglois, ou responses aux prétextes dont les Anglois veulent couvrir l’injustice de leurs armes, avec
une remonstrance à MM. de la Religion prétendue réformée de Loudun, dédié à Richelieu, chez le
même, 1628). Le curé fait la conquête de sa fille aînée, Philippe. D’où un enfant, que l’on attribue à
Marthe Le Pelletier. Mais on ne trompe pas si aisément les Loudunais.
Peu après, un autre scandale, plus surprenant, remue la ville. Il se produit dans la maison de René de
Brou, conseiller du roi, sieur de Ligueil, allié à toutes les « bonnes familles » de la région et proche parent
du bailli Guillaume de Cerisay. Après la mort de René et de sa femme Dorothée Genebaut (à laquelle le
curé a souvent prêté de l’argent), la plus jeune des trois filles, Madeleine, pas encore mariée, est confiée à la
direction spirituelle du curé. Sauvage, pieuse, un moment tentée par le couvent, elle devient la maîtresse de
son confesseur.
Une fois de plus, s’exerce la fascination du « directeur spirituel » comme si, en perdant son pouvoir
temporel et sa « juridiction civile », le prêtre prenait une autre place et renforçait alors une autorité
psychologique. À mesure que ce pouvoir cesse de définir une politique sacrée, il semble reporté vers les liens
personnels — ou déterminé par une organisation politique qui ne dépend plus de lui. Grandier, avec ses
faiblesses et sa virtuosité propres, n’est qu’un signe, entre mille autres, de l’évolution qui fragmente
l’ancienne société religieuse et répartit les ecclésiastiques d’une part dans des rôles sociaux ou des groupes de
pression, et, d’autre part, dans la conversation spirituelle. Sous le second aspect, la parole cesse peu à peu
d’être une institution publique pour devenir une relation privée. À sa manière, Surin l’attestera aussi
lorsque à partir de 1635, il remplace les exorcismes spectaculaires par des communications spirituelles avec
la possédée Jeanne des Anges.

LE TRAITÉ DU CÉLIBAT

Dans l’union de Grandier et de Madeleine de Brou, la relation sexuelle est préparée, médiatisée,
justifiée par un enseignement théologique. Si on laisse de côté la pièce oratoire sur la mort de Scévole de
Sainte-Marthe, le seul texte développé du curé se situe à cette articulation. C’est à Madeleine et pour elle
qu’est écrit le Traicté du coelibat par lequel il est prouvé qu’un ecclésiastique se peut marier, par des
raisons et autorités claires et évidentes qui seront déduites succinctement et nuement, sans ornement
de langage, afin que la vérité, paraissant toute nue et sans fard, soit mieux reçue… Ce discours
théologique est un langage de l’amour. Ici, la passion se dit dans une argumentation historico-scolastique
qui, en détournant le contenu d’une tradition pour la faire servir aux fins de l’union, mue le discours en
allégorie baroque du sentiment, en vêtement étrange de la vérité toute nue qu’il énonce et qu’il cache à la
fois. Ailleurs, à l’inverse — et bientôt, chez les « spirituels » de Loudun — la description des extases, des
sentiments de l’âme et des « émotions » du corps devient le « langage mystique », celui de la théologie
« véritable » ou de la « nouvelle spiritualité ». Ce sont là deux aspects contraires d’un même changement.
Une métamorphose du langage religieux devance et prépare les usages qui en sont faits avec les intentions
les plus opposées.
Le Traité du bien disant présente d’ailleurs une argumentation d’allure très moderne. La preuve par
l’histoire y prévaut sur les autres. La loi naturelle y décide de la surnaturelle. La logique, claire et pressante,
est celle du plaidoyer. C’est le traitement de la question qui est original, plus qu’un problème bien des fois
discuté aux XVIe et XVIIe siècles.

LA LOI DE NATURE

Pour ne laisser aucun soupçon en cette matière, il faut montrer qu’il a été permis par toutes sortes
de lois aux sacrificateurs de se marier.
Or, la loi n’est autre chose qu’une règle suivant laquelle l’homme doit dresser et conduire ses
actions. Son office est d’enseigner ce devoir et obliger à le faire. Il y a une loi souveraine et éternelle
qui est Dieu même, en tant que, par la règle infaillible de sa Providence, il gouverne toutes les
créatures et les conduit à leur fin. De cette loi éternelle sont dérivées toutes les lois, savoir : la loi
naturelle, la mosaïque, autrement la loi écrite, et l’Évangile, qui est la loi de grâce ; lesquelles lois,
comme elles partent d’une même source et visent au même but, qui est de perfectionner l’homme,
aussi ne sont-elles point contraires et ne se détruisent point les unes les autres ; ains [i.e. mais] se
donnent la main pour s’entraider et servir à leur mutuel accomplissement. Ainsi la loi de grâce
perfectionne la loi écrite et celle-ci la loi de nature. D’où s’ensuit que ce qu’une loi ordonne ne peut
être détruit par l’autre…
La loi naturelle, donc, est un docteur muet, une lumière secrète, une participation de la loi
éternelle, un rayon que le soleil incréé a jeté dans nos âmes, qui s’appelle raison, laquelle nous faisant
connaître ce qui est bien et ce qui est mal nous incline à faire l’un et fuir l’autre. Cette loi est
inviolable, d’autant qu’elle est fondée sur l’immuable vérité des choses et sur la raison qui est
toujours une et semblable à elle-même. Cette loi est la nature dans laquelle toutes les autres lois
doivent prendre naissance et être animées de la droite raison ; autrement elles sont iniques. Elle
produit un précepte général qui commande de faire le bien et fuir le mal, lequel étant bien observé
est seul suffisant de rendre l’homme heureux. Car qui fait le bien et fuit le mal n’a plus rien à faire
pour être parfait. Mais d’autant que ce précepte naturel était trop général et enveloppé, il a été besoin
de le particulariser et expliquer, ce qui a été fait par la loi écrite, laquelle a enseigné ce qui était bien
et ce qui était mal…

MARIAGE ET SACERDOCE

Je dis que le mariage est expressément ordonné par la loi de nature, d’autant que sans icelui elle
périrait, et sa principale intention, qui est non seulement de conserver l’espèce, mais aussi de
multiplier son individu, demeurerait frustrée.
La première raison pour prouver cette vérité se tire de cette véritable maxime que Dieu et la nature
ne font jamais rien en vain. C’est pourquoi, ayant donné à l’homme et à la femme non seulement le
désir et appétit d’engendrer leur semblable, mais aussi les outils, instruments ou vaisseaux propres à
cet effet, il s’ensuit qu’ils en peuvent et en doivent user, car en vain serait cet appétit de cette
puissance si elle n’était réduite en acte et en exercice.
Et pour montrer que cet appétit est juste et conforme à la raison, et non point un effet de la nature
corrompue, il faut remarquer que le mariage a été dès l’état d’innocence et devant le péché. Cette
raison est appuyée d’une puissante autorité, tirée de l’histoire de la création du monde écrite en la
Genèse, où il est dit que Dieu, ayant créé l’homme, jugea qu’il n’était pas juste de le laisser seul et
soudain lui donna une femme pour être son aide et son réconfort, et leur commanda de croître et
multiplier et remplir la terre, de s’entr’aimer d’un amour si cordial et si singulier qu’il fut enjoint à
l’homme d’abandonner père et mère pour adhérer à sa chère moitié.
Vous me direz peut-être qu’il n’est pas question de savoir si le mariage est chose bonne et sainte,
mais de savoir s’il est bienséant aux prêtres et sacrificateurs. À cela, je réponds que notre premier père
était prêtre, d’autant que la religion est aussi ancienne que la créature raisonnable, et que l’homme
n’a pas plutôt été créé qu’il fut obligé de reconnaître et d’adorer son Créateur, lui offrant sacrifice,
lequel sacrifice est comme l’âme de la religion, ne pouvant être sans sacrifice. Il s’ensuit que le
premier homme a sacrifié à son Dieu, et partant il était sacrificateur, et nonobstant il fut marié. Et
après lui, Caïn, Abel, Abraham, Isaac et Jacob, furent sacrificateurs et mariés. D’où il faut conclure
qu’en la loi de nature le mariage n’était pas incompatible avec le sacerdoce.
Quant à la loi écrite, c’est chose claire à qui voudra feuilleter l’Ancien Testament qu’il n’y fut
jamais mention du célibat. Au contraire, le mariage y est tenu à si grand honneur qu’il y avait une
malédiction sur les femmes stériles. Et pour ce qui regarde les sacrificateurs, il faut savoir que tout le
peuple d’Israël, qui était le peuple choisi et bien aimé de Dieu, était distribué en douze lignées
desquelles la seule lignée de Lévi était dédiée au culte de Dieu et tenait la dignité sacerdotale, laquelle
n’empêchait point les Lévites qui étaient les prêtres de l’ancienne loi, de se marier…

LA LIBERTÉ D’UN CHACUN

Reste à justifier que le mariage est encore permis aux prêtres en la loi de grâce, sous laquelle nous
vivons. Je dis permis, d’autant qu’il n’est ni commandé ni défendu, ainsi est laissé à la liberté d’un
chacun. Sur quoi, est à considérer qu’en la loi de nature et au commencement du monde, le mariage
était du tout nécessaire pour peupler la terre. En la loi de Moïse, il n’était pas du tout nécessaire mais
utile et honorable, et son contraire était en opprobre. En la loi évangélique qui est le déclin du
monde, il n’est pas nécessaire ni tellement honorable que le célibat, qui est son contraire, mais il est
permis et libre à un chacun de se marier selon le besoin qu’il en a, ou de garder sa chasteté pour la
plus grande gloire de Dieu. Et de fait, qu’on lise toute la nouvelle loi qui est conforme au Nouveau
Testament, on n’y trouvera point qu’il soit commandé ou défendu de se marier ou de garder sa
virginité. Saint Paul conseille bien l’un, mais c’est sans déroger à l’autre afin de laisser en la liberté
d’un chacun d’embrasser l’un ou l’autre selon qu’il se sent appelé. Le mariage s’y trouve exalté
jusqu’à lui donner le titre de grand sacrement. La virginité y est aussi louée comme une vertu très
noble, voire évangélique. Dieu est glorifié en l’une et en l’autre condition, et l’un et l’autre a ses
attraits, ses louables qualités et ses éloges d’honneur pour se faire chérir suivant les divers goûts et
appétits et inclinations des personnes. Bref, pour conclure avec saint Paul : qui se marie fait bien ;
qui demeure vierge fait encore mieux. Pour moi, je me contente de faire le bien. Fasse le mieux qui
pourra…

UNE QUESTION DE PRÉFÉRENCE

Voyons maintenant comme ce prêtre souverain et éternel s’est gouverné lorsqu’il a jeté les
fondements du christianisme. Il a composé le collège des apôtres d’hommes mariés et d’hommes
vierges, tels qu’ont été saint Pierre et saint Jean, pour montrer que l’un et l’autre état devaient être
reçus et admis dans l’Église…
Mais, me direz-vous, il est dit, dans l’Évangile, que les apôtres quittèrent tout pour suivre Jésus-
Christ, et par conséquent ils quittèrent leurs femmes, car qui dit tout n’excepte rien. C’est ici le
nœud de la difficulté et le passage sur lequel on a fondé la loi du célibat. C’est pourquoi il le faut
examiner sérieusement.
On demeure donc d’accord que les apôtres quittèrent tout, même leurs femmes, pour suivre le
Sauveur, mais ce ne fut pas par obligation, ainsi seulement par bienséance et commodité, car la
charge d’apôtres les obligeant à se transporter en diverses provinces pour annoncer l’Évangile, il eût
été fort mal séant et incommode de traîner après eux leurs femmes et leurs enfants. C’est pourquoi ils
les laissèrent, non par devoir, mais par commodité, préférant le service de Dieu à leur
contentement…
Sur quoi est à remarquer que toutes fois et quantes que l’Écriture commande d’abandonner
quelque chose, qu’on est d’ailleurs obligé d’aimer, cela se doit entendre non d’un abandonnement
absolu, mais de préférence. Pour adhérer à sa femme, ce n’est pas à dire qu’il faille absolument
quitter père et mère, car cela répugne à la loi de nature, laquelle, comme nous avons dit ci-dessus, ne
peut être abolie par aucune autre loi. Mais c’est à dire qu’il faut que le mari préfère sa femme à son
père et à sa mère en cas qu’il ne puisse assister les uns et les autres.

Grandier va son train. Il remonte le temps, passe par les Grecs, traverse le Moyen Âge, cite à leur sujet
les Chroniques de Carion et Jérôme de Prague (indications précieuses sur ses lectures : Carion est le
pseudonyme de Johann Nägelin, revu ensuite par Mélanchton ; Jérôme, un disciple de Jean Huss). Il
aborde enfin le vœu du célibat (qui n’oblige, à son avis, que le religieux), et conclut :

LE DÉSIR ARDENT

Ce n’est pas une chose moins cruelle d’empêcher un homme de se marier que de lui interdire le
boire et le manger, d’autant qu’il n’a pas moins d’inclination à l’un qu’à l’autre. Voire le désir du
mariage est bien plus ardent, son désir plus doux et chatouilleux, d’autant que le manger ne fait
qu’entretenir cette brève vie, mais le mariage fait revivre l’homme après sa mort en ses enfants, qui
souvent par leurs prières mettent dans le ciel celui qui les a mis sur la terre14.

Dans une lettre du 14 octobre 1634, le sieur Seguin, médecin à Tours, et convaincu de la possession,
parle au sieur Quentin de ce Traité bien connu à Loudun. Sa lettre fut aussitôt publiée dans le Mercure
françois :

Il [Grandier] avoua à la question un petit livret manuscrit contre le célibat des prêtres, qui donne
soupçon qu’il était marié. Notez qu’il est adressé à sa plus chère concubine, le nom de laquelle
partout est supprimé aussi bien qu’au titre, et conclut la fin par ce distique et marque :
Si ton gentil esprit prend bien cette science
Tu mettras en repos ta bonne conscience.
Je ne puis vous dissimuler que ce traité m’a semblé très bien fait et bien suivi jusques à la
conclusion, qui cloche véritablement et qui découvre le venin. Il n’y a rien qui tende à la magie, et
semble plutôt que l’on en pourrait induire le contraire s’il n’y en avait ailleurs des preuves
suffisantes15.

De fait, ces preuves, la procédure civile va seule les fournir. Le discours de la possession parlait du
sorcier ; le pouvoir judiciaire et politique en fera un mort.

1 Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 198.


2 [Nicolas Aubin], Histoire des diables de Loudun, Amsterdam, 1694, p. 7-8.
3 Carpentras, Bibl. Inguimbertine, ms. 1810, 50 ; éd. Tamizey de Larroque, in Le Cabinet historique, 2e série, vol. 3, 1879, p. 4.
4 Les registres paroissiaux de Bouère ne remontent pas au-delà de 1604. La date de naissance d’Urbain Grandier ne peut donc pas
être précisée.
5 La signature d’Urbain Grandier figure pour la première fois dans un acte de baptême du 4 août 1617 et pour la dernière fois
le 5 juillet 1633.
6 BN, Fds fr. 23064, f. 79.
7 Oraison funèbre de Scevole de Sainte-Marthe…, Paris, 1629, Péroraison ; voir G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun,
Paris, 1880, p. 27.
8 Il reste, toutes autographes, trente-huit lettres de Grandier au gouverneur et deux à sa femme. Voir Alfred Barbier, Jean II
d’Armagnac, gouverneur de Loudun, et Urbain Grandier (1617-1635), in Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 2e série, t. 8,
1885, p. 183-380.
9 Édité dans G. Legué, op. cit., p. 73.
10 BN, collection Dupuy, vol. 645, pièce 151, f. 175.
11 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi pour le jugement du procès criminel fait à l’encontre du Maître Urbain
Grandier et ses complices, Poitiers, J. Thoreau, 1634 ; BN, Lb 36.3018 ; Mazarine, Rés. 37297.
12 Édité par A. Barbier, op. cit.
13 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi…
14 Du Traicté de Grandier, il existe plusieurs copies anciennes : BN, collection Dupuy, vol. 571, f. 66 sv. ; Paris, collection
particulière de M. Lambert ; etc. Ce sont des extraits de cette dernière copie qui sont donnés ici, comme de la plus sûre. Il y eut des
éditions dès 1634 (voir BN, Lb 36.3029, 42-51). L’édition de Robert Luzarche (Paris, Pincebourde, 1866), dans la « Petite
bibliothèque des curieux », est faite d’après une copie de 1774 ; elle est agrémentée d’adjonctions et de paraphrases plus utiles pour
l’histoire de ces « curieux » du XIXe siècle que pour celle de Grandier.
15 Mercure françois, t. 20, « continuation de l’an 1634 », Paris, 1637, p. 779-780.
5

LA POLITIQUE À LOUDUN :
LAUBARDEMONT
Derrière la scène où s’agitent exorcistes et possédées, d’autres forces et d’autres causes interviennent. Elles
n’émergent d’abord à Loudun qu’en subissant les distorsions imposées par le discours de la possession. Le
diabolique devient ainsi la métaphore de la politique qui détermine progressivement l’action. Les conflits
dus à la mise en place d’un nouvel ordre public commencent par s’introduire quasi subrepticement, dans la
possession née hors d’eux ; ils en utilisent le vocabulaire et les données ; ils vont peu à peu l’organiser, s’y
dévoiler et s’en servir, avant d’en rejeter le masque et de l’abandonner aux dévotions ou aux curiosités
privées.

L’APPEL AU ROI

Un tournant s’opère, introduction de la politique centralisatrice, avec l’arrivée à Loudun, en


septembre 1633, du baron de Laubardemont, commis par le roi à la démolition du château. Mais cette
intervention était préparée par les références des adversaires à l’autorité royale. Ce qui manque à
l’assurance ou au pouvoir de chacun pour avoir raison du clan ennemi les porte presque tous à évoquer le
sceptre ou l’autorité du roi. À la surprise des interlocuteurs locaux, ces appels (ce sont souvent de simples
menaces verbales) vont prendre un poids redoutable. À l’avance, ils ouvrent une place à l’intervention du
pouvoir central.
Ainsi, dès le 12 décembre 1632, Cerisay, bailli, le lieutenant civil, L. Chauvet, et son assesseur, C.
Chauvet, soulignent, dans la lettre qu’ils adressent à l’évêque de Poitiers, que le sieur Barré, l’exorciste des
ursulines, a dit et fait plusieurs choses au mépris de la juridiction et de l’autorité royale1. Protestation
assez vague et commune. En devenant une réalité, elle va court-circuiter tous les appelants, qu’elle prend
au mot. Après avoir été si souvent une manière de parler, le loup-garou se présente dans Loudun. C’est
Laubardemont.

MESSIEURS LES RASEURS

L’intendant arrive en septembre 1633, chargé d’une mission qui ne concerne en rien la possession, mais
la démolition du château, et cette fois le donjon y compris. En août, il envoie à Mesmin de Silly, à
Loudun, la copie de la lettre royale qu’il a reçue :

Monsieur de Laubardemont,
Ayant su la diligence que vous avez apportée pour la démolition du château de Loudun et pour
exécuter en cela le commandement que vous en aviez reçu de ma part, je vous ai voulu faire cette
lettre pour vous témoigner la satisfaction que j’ai du service que vous m’avez rendu en cette occasion
et, parce qu’il reste encore le donjon à démolir, vous ne manquerez, suivant la commission qui vous a
été expédiée, de le faire raser entièrement sans y rien réserver.
J’ai appris de plus que les portaux de ladite ville tiennent lieu de forteresse et pourraient
préjudicier à la tranquillité des habitants si des personnes malintentionnées venaient à s’en emparer.
C’est pourquoi je désire que vous les fassiez ouvrir par dedans afin que l’on ne s’en puisse prévaloir à
leur désavantage. Ce que me promettant que vous serez soigneux d’accomplir selon ma volonté, je ne
la vous ferai plus expresse, priant Dieu, Monsieur de Laubardemont, vous avoir en sa garde.
Écrit à Montereau ce 6 août 1633
Louis Phélypeaux2.

La commission annoncée par la lettre parviendra à Laubardemont quelques jours après. Elle revient
sur les lettres patentes du 13 mai 1632, par lesquelles Louis XIII, de Royan, a fait don au sieur Jean
d’Armagnac, l’un de ses premiers valets de chambre, et au sieur Michel Lucas, l’un de ses secrétaires, en
considération de leurs services, des domaines, fossés et contrescarpes du grand château de Loudun, en
cas que Sa Majesté prenne résolution de faire démolir ledit grand château comme inutile et réserver
seulement le donjon pour être conservé pour la sûreté de la ville et des habitants de Loudun3.

Une partie des matériaux provenant de la démolition devait revenir à Michel Lucas, l’autre, au
gouverneur.

UN NOUVEL ÉQUILIBRE POLITIQUE

En 1631-1632, Jean d’Armagnac multipliait les combinaisons pour garder, avec le donjon devenu sa
résidence, les fonctions de gouverneur de Loudun. Mais il se faisait illusion lorsqu’il se félicitait des succès
qu’il assurait alors à Grandier contre des adversaires communs, ou de ses éphémères triomphes contre les
démolisseurs — Messieurs les Raseurs, dit-il —, ou de l’appui qu’il pensait trouver auprès de
Laubardemont, naguère délégué par le roi pour assister à Loudun au baptême de son fils (1630) :

Je suis si aise que rien plus de voir tous ces Messieurs là attrapés, et M. le baron [de
Laubardemont] qui s’en réjouissait aussi. Ma femme s’en doit bien donner gorges chaudes devant
tous ceux qui l’iront voir.
Contraint à d’incessants voyages au service du roi, trop éloigné de Paris et de Loudun, trompé par ses
propres intrigues, il ne mesurait pas l’importance des changements qui s’opéraient dans le personnel
politique, ni le poids des intérêts qui jouaient contre lui. Le sieur Lucas, secrétaire de la main du roi,
avait beaucoup plus d’influence auprès de Louis XIII et, très bien informé par ses amis loudunais, il
travaillait maintenant contre son co-bénéficiaire de la veille.

UN VOISIN : RICHELIEU

Surtout, Richelieu venait de voir sa seigneurie de Richelieu (à moins de 20 km de Loudun) agrandie et


érigée en duché-pairie (août 1631), et il entendait bien en constituer solidement le domaine. Il arrivait au
faîte de sa puissance, devenu, comme l’écrit de Hollande Mathieu de Morgues, cardinal, premier
ministre, amiral, connétable, chancelier, garde des sceaux, surintendant des finances, grand maître de
l’artillerie, secrétaire d’État, duc et pair, gouverneur de trente places, abbé d’autant d’abbayes,
capitaine de deux cents hommes d’armes et d’autant de chevau-légers, contraint de comprendre par
un etc. le reste de ses titres4.

Dès le 25 septembre 1631, d’Armagnac écrivait à Urbain Grandier :

J’ai vu de mes amis en cette ville [Paris] qui croyaient que M. de Laubardemont fût déjà à Loudun
et m’ont dit que, assurément, j’aurais tout contentement soit en une façon, soit en une autre.
Assurément ? C’est trop dire, car il ajoutait que pourtant… on croyait que tout serait abattu, même
les murailles de la ville, pour anéantir d’autant la ville et sa juridiction, qu’un conseiller de la Cour va
bien retrancher, allant pour établir la duché-pairie de la ville de Richelieu5.

Réaliste (à la différence de d’Armagnac), Laubardemont ne s’est pas pressé. Il a pris le temps de voir où
se porte la volonté du roi et celle de monseigneur le cardinal. Il cultive Michel Le Masle, prieur des
Roches, premier secrétaire du cardinal, et il entretiendra, nous le verrons, les meilleures relations avec lui.
Il sait aussi avec quelle implacable fidélité, parmi tant d’affaires, Richelieu établit la discipline royale,
poursuit son œuvre centralisatrice et se préoccupe de tout ce qui peut servir de refuge aux protestants après
la prise de La Rochelle (1628).

LAUBARDEMONT
Homme-lige du pouvoir central, affectionné à l’État, dira Richelieu, agent voué par le cardinal à des
tâches précises et urgentes en une période de crise, commissaire — au sens que le mot prendra pendant la
Révolution française —, il arrive à Loudun pour exécuter un ordre. Il doit être l’instrument efficace et
mobile d’une politique. Mais aussi il a calculé. Il mesure également la force qui le soutient et, une fois de
plus, l’âpreté des conflits où il intervient. C’est le moment où Grandier reçoit une lettre, la dernière,
semble-t-il, que lui ait écrite le gouverneur de Loudun (7 septembre). D’Armagnac s’inquiète, mais un peu
tard. Dans l’impossibilité où il est de rentrer dans sa ville, il conjure le curé d’avoir l’œil à tout ce qui se
passera par-delà, et, faisant allusion aux options déjà anciennes de deux cardinalistes, le sieur Hervé et
son beau-père, Mesmin de Silly, fidèle correspondant de Laubardemont à Loudun et moins double qu’on
ne l’a dit6, le gouverneur ajoute :

Je suis fâché de ce que ce gros brutal de lieutenant criminel et son beau-père aient sollicité et
procuré la ruine indubitable de la ville de Loudun7.

À Loudun, Laubardemont ne restera que deux mois. Il n’entend parler que de magie et de diablerie. Il
assiste à un exorcisme. Il s’informe. Il est doublement intéressé, soit parce que deux de ses belles-sœurs se
trouvent chez les ursulines, soit parce qu’il a déjà instruit des poursuites en sorcellerie au Béarn,
entre 1625 et 1629, alors qu’il était conseiller lai au parlement de Bordeaux, puis président des enquêtes
au même parlement. Mais, fait qui surprend les Loudunais en ébullition, il garde pour lui ses pensées :

Il ne donna aucune connaissance de ses sentiments à la vue d’un si étrange spectacle. Étant de
retour en sa maison, il se sentit vivement touché de compassion de l’état déplorable de ces filles. Pour
couvrir son sentiment, il reçut à sa table les amis de Grandier et Grandier même qui y vint avec les
autres8.

Ce même mois, repassant tout exprès à Loudun où il n’est pas revenu depuis la Conférence de 1616
entre catholiques et huguenots, le prince Henri de Bourbon, illustre spectateur, est moins discret. Devant
les prouesses des possédées au cours de l’exorcisme organisé en son honneur, Son Excellence, dont la dévotion
est aussi outrée que tardive, s’émeut, s’extasie et laisse aux exorcistes le témoignage de sa satisfaction.

L’AFFAIRE DE LA « CORDONNIÈRE »

Dans la ville dont le présent remue le passé, une vieille histoire remonte aussi à la surface. Catherine
Hammon, modeste Loudunaise dite la cordonnière, jolie, maligne, chanceuse, avait séduit la reine Marie
de Médicis qui l’avait attachée à sa personne. Elle s’insinuait dans les affaires de Loudun au nom de sa
maîtresse. Elle avait été, à tort ou à raison, mêlée à la parution d’un violent pamphlet contre Richelieu :
Lettre de la cordonnière de la reine-mère à M. de Baradas (1627). Dans ce libelle soi-disant adressé à
François de Baradat, premier gentilhomme de la chambre du roi, disgracié et chassé de la cour en 1626,
Charpentier, l’habile secrétaire du cardinal, relevait surtout le crime de lèse-majesté :

On peut dire que la liberté effrénée de ce siècle en ayant produit plusieurs de ce genre, il n’y en a
point paru encore un si sanglant et si pernicieux que celui-ci… Ce sont calomnies contre les
principaux ministres de l’État… et, qui pis est, injures qui attaquent et offensent la personne du roi,
l’accusant de légèreté, d’inconstance et, ce qui est épouvantable, nonobstant sa vertu connue,
d’impureté détestable9.

Qui était l’auteur ? On ne put l’identifier. Cependant le texte portait les soupçons du côté de Loudun.
La « cordonnière » était censée écrire au sieur Baradat :

Je voudrais que vous voulussiez venir en notre Loudunois. Vous en apprendiez bien d’autres. J’en
ferai recueil pour vous envoyer par la première rencontre.

Seul l’imprimeur avait été saisi, un nommé Jacques Rondin, sieur de la Hoguetière, natif de Bayeux,
aussitôt traduit devant la grand-Cour du Châtelet, condamné le 27 mai 1627, malgré ses dénégations, à
être pendu et étranglé, et finalement envoyé aux galères à Rochefort.

GRANDIER PAMPHLÉTAIRE ?

La même année paraissait pourtant un second libelle du même titre, moins grossier, plus mordant, et
distinguant soigneusement le roi, assez flatté, de ses mauvais conseillers, qu’il fallait écarter. Fort lié à
Catherine Hammon depuis 1617 (à cette date, elle avait fait un séjour à Loudun, et le curé y arrivait),
Grandier était-il l’auteur de ce deuxième pamphlet attribué à la « cordonnière » ? On l’a dit. En tout cas,
il est associé à cette dangereuse histoire, au moment où Suzanne Hammon, sœur de Catherine, l’une des
possédées non religieuses, l’accuse d’être un sorcier. D’après Ménage, les capucins que le père Joseph,
« l’Éminence grise », avait installés à Loudun se seraient chargés d’en instruire leur protecteur — qui avait
d’ailleurs bien d’autres informateurs dans la ville de Théophraste Renaudot :

Les capucins de Loudun, dans le dessein qu’ils avaient de se venger de leur ennemi [Grandier],
écrivirent à Paris au père Joseph, leur confrère, que Grandier était l’auteur d’un libelle intitulé la
Cordonnière de Loudun, très injurieux et à la personne et à la naissance du cardinal de Richelieu10.
Plus d’un historien partagera la conviction des capucins — si elle a été la leur. Ici, où finit la légende,
où commence l’histoire ? Ce témoignage d’un curieux est aussi le symptôme des ragots qui viseront les
capucins ; il n’en trahit sans doute pas moins, à propos des ragots diffusés par un folliculaire contre le
pouvoir, les ragots qui entourent et menacent Grandier. Multiplication de la rumeur. Toutes ces histoires
accusatrices enveloppent la ville de brouillard. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Pris
d’angoisse dans cet évanouissement des certitudes et des distinctions, les Loudunais céderont à un réflexe de
sécurité : faute de pouvoir déceler où est la vérité, ils devront en affirmer une — mais ce ne sera pas la
même pour tous.

LES LETTRES PATENTES


DU 30 NOVEMBRE 1632

Fin octobre : le donjon est démoli. Laubardemont rentre à Paris, avec un arrêt à Chinon pour y
rencontrer l’exorciste Barré et en recueillir de nouvelles informations. Il voit Richelieu à Rueil, et le père
Joseph. Michel Lucas est mis au courant. Un conseil est tenu à Rueil, auquel participent, outre le roi et le
cardinal, le chancelier Séguier, le surintendant Bouthillier de Chavigny, le secrétaire d’État Phélypeaux, le
père Joseph et Laubardemont. Des procédures y sont décidées ; des lettres patentes, rédigées et signées par
Séguier le 30 novembre :

M. de Laubardemont, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, se rendra à Loudun et autres
lieux que besoin sera et, y étant,
informer diligemment contre ledit Grandier sur tous les faits dont il a été ci-devant accusé et
autres qui lui seront de nouveau mis sus, même touchant la possession des religieuses ursulines dudit
Loudun et autres personnes qu’on dit aussi être possédées et tourmentées des démons par le maléfice
dudit Grandier,
informer de tout ce qui s’est passé dès le commencement tant aux exorcismes qu’autrement sur le
fait de ladite possession,
faire rapporter les procès-verbaux et autres actes des commissaires à ce délégués,
assister aux exorcismes qui se feront et du tout faire procès-verbaux, et autrement procéder comme
il appartiendra pour la preuve et vérification entière desdits faits,
et, sur le tout, décréter, instruire, faire et parfaire le procès audit Grandier et à tous les autres qui se
trouveront complices desdits cas jusqu’à sentence définitive exclusivement, nonobstant oppositions,
appellations et récusations quelconques, pour lesquelles et sans préjudice
d’icelles ne sera différé, même, attendu la qualité des crimes, sans avoir égard au renvoi qui
pourrait être requis par ledit Grandier.
Mandant sa Majesté à tous les gouverneurs et lieutenants-généraux de la province, et à tous les
baillis, sénéchaux, vice-sénéchaux, prévôts, leurs lieutenants, maires et échevins des villes et autres
officiers et sujets qu’il appartiendra, donner, pour l’exécution de ce que dessus, toute assistance et
main forte, aide et prisons si métier est qu’ils en soient requis.

Pour examiner tout fait relatif à la possession, pour ouvrir une instruction contre Grandier,
Laubardemont a une compétence pleine et entière qui s’étend à Loudun et à tout autre lieu nécessaire, qui
lui permet de passer outre aux oppositions, appels ou demandes de renvoi (bien qu’en principe ces recours
restent autorisés et utilisables), mais ne l’autorise pas à se prononcer sur la culpabilité ni à prononcer lui-
même la sentence.
À ces lettres patentes sont aussitôt jointes deux ordonnances signées par le roi et par le secrétaire d’État
Phélypeaux : pour faire par ledit sieur de Laubardemont arrêter et constituer prisonnier ledit Grandier
et ses complices en lieu de sûreté, avec pareils mandements à tous prévôts des maréchaux, vice-baillis,
vice-sénéchaux, leurs lieutenants et archers et autres officiers et sujets, tenir la main à l’exécution
desdites ordonnances et obéir, pour l’effet d’icelles, aux ordres qui leur seront donnés par ledit sieur,
et aux gouverneurs et lieutenants-généraux donner toute l’assistance et main forte dont ils seront
requis11.
Enfin Louis XIII remet au commissaire une lettre adressée à Mgr de La Rocheposay par laquelle il
recommande à la sollicitude de l’évêque la cause des ursulines — d’autant, explique le roi, que cette affaire
relève de l’autorité de l’Église. La mention ne manque pas d’humour au moment où une instruction laïque
est ordonnée contre le curé de Loudun : pour n’être pas nécessairement du ressort de la justice ecclésiastique
(la jurisprudence de l’époque n’est pas unanime, bien que d’une façon générale elle tende à écarter les
juridictions ecclésiastiques, même quand il s’agit de prêtres), cette affaire pouvait être confiée à la
sollicitude épiscopale. Mais un tournant s’opère.

RICHELIEU : « FAIRE UN EXEMPLE »

De la part de Richelieu, la décision étonne, moins par sa rapidité, sa sévérité ou son caractère
« exceptionnel », que par son objet : la possession de filles tourmentées des démons par le maléfice dudit
Grandier. Malgré les précautions d’usage, les jeux sont faits, semble-t-il. Tout superstitieux ou vindicatif
qu’il ait pu être, le cardinal obéit plutôt à la « raison » qu’il impose avec tant de rigueur et de cohérence :
la raison d’État. Au milieu de préoccupations bien plus graves, parmi les travaux que jalonnent tant de
luttes, de périls et de morts, cette histoire ennuyeuse est traitée selon un principe général. Avec le recul du
temps et une évidente intention apologétique, Richelieu s’en explique dans ses Mémoires :
Sa Majesté ayant, par sa justice, donné quelque remède aux désordres que la malice des hommes
avait causés en son État, elle fut obligée d’employer encore son autorité pour fortifier l’Église et
l’assister aux remèdes qu’il était nécessaire d’apporter aux troubles que le malin esprit avait depuis
quelque temps excité dans l’Église, en la personne de quelques religieuses ursulines dans la ville de
Loudun.
Dès l’année 1632, quelques religieuses ursulines, en la ville de Loudun, ayant paru possédées, le
cardinal, au retour de son voyage de Guyenne, sur l’avis qu’il en eut, envoya quelques personnes de
dignité ecclésiastique et de piété pour lui en faire un véritable rapport. Ils apprirent, par la déposition
desdites religieuses qu’ils entendirent séparément, que, la nuit, lorsqu’elles étaient retirées, quelques-
unes d’elles avaient entendu ouvrir leurs portes, quelques personnes monter par leur degré, et ensuite
entrer en leur chambre avec quelque lumière obscure qui causait quelque sorte d’horreur.
Toutes convenaient d’avoir vu en leurs chambres un homme qu’elles dépeignaient, sans le
connaître, tel qu’était le curé de Saint-Pierre de Loudun, qui leur parlait d’impureté et, par plusieurs
persuasions impies, essayait d’y attirer leur consentement. Ensuite de ces apparitions, quelques-unes
d’elles se trouvèrent tourmentées, et faire des actions d’obsédées ou possédées du malin esprit. Leurs
confesseurs et quelques autres prêtres savants et pieux les exorcisèrent. Mais, après les avoir délivrées,
la possession recommençait par nouveaux pactes en vertu desquels les démons disaient être revenus.
Mais comme en cette matière il y a beaucoup de tromperie et que souvent la simplicité, qui
d’ordinaire accompagne la piété, fait croire des choses en ce genre qui ne se trouvent pas véritables, le
cardinal n’osa pas asseoir un jugement assuré sur le rapport qu’on lui en fit, d’autant qu’il y en avait
beaucoup qui défendaient ledit Grandier, qui était homme de bonne rencontre et de suffisante
érudition, bien que l’évêque de Poitiers l’eût, il y avait quelque temps, condamné et obligé de se
défaire de son bénéfice dans un temps qu’il lui limita ; mais, ayant appelé de sa sentence à
l’archevêque de Bordeaux, il fut renvoyé absous. Mais enfin cette affaire devint si publique, et tant de
religieuses se trouvèrent possédées, que le cardinal, ne pouvant souffrir davantage les plaintes qui lui
en étaient faites de toutes parts, conseilla au roi d’y vouloir interposer son autorité et d’y envoyer M.
de Laubardemont, conseiller en son Conseil d’État, pour informer de cette affaire afin que la
présence dudit Grandier, qui avait crédit dans le pays, ne pût empêcher les témoins de déposer la
vérité, et le faire mener dans le château d’Angers12…

De la lumière obscure qui cause quelque sorte d’horreur au désordre public que le cardinal ne peut
souffrir, on a l’évolution de l’affaire vue de Paris. Richelieu ne se fait pas d’illusions sur la simplicité qui
d’ordinaire accompagne la piété, et, à tout le moins, il reste hésitant à propos de ces religieuses qui
paraissent possédées. Mais il ne tolère pas un fauteur de troubles qui est peut-être aussi un pamphlétaire,
en un temps proche encore des Ligues et des guerres de Religion. Pour défendre à la fois la discipline royale,
le respect du pouvoir et la réforme du clergé, il entend faire un exemple13. Grandier est le prix d’une
politique. Et il est saisi par la justice royale tel qu’il apparaît à la surface de la grande histoire, pris dans le
filet de la rumeur loudunaise.

« LE BONHEUR DE RÉUSSIR »

Jean Martin, baron de Laubardemont arrive à Loudun le 8 décembre. En pénétrant dans les rues gelées
de la ville pour aller loger, faubourg de Chinon, chez Paul Aubin, gendre de Mesmin de Silly, il entre lui
aussi dans la grande histoire, décidé à réussir. Deux ans plus tard, le 28 août 1636, il écrit au cardinal :

J’ai, Monseigneur, établi de bonnes correspondances pour avoir avis certain de tout ce qui se passe
dans les provinces de mon département où je suis aimé et estimé beaucoup plus que je ne vaux. J’ai
aussi, Monseigneur, toujours eu le bonheur de réussir en toutes les choses qui m’ont été
commandées, et je me reconnais obligé par vos grâces et bienfaits d’employer ma vie, et tout ce que
j’ai au monde, à votre service, auquel je me suis dès longtemps ja voué avec une inviolable affection14.

Inconditionnel et sûr de soi, dévot du roi et du cardinal, mais aussi ambitieux avec calcul et dureté, le
vis-à-vis de Grandier, dans le procès qui commence, est un étrange personnage. Mathieu Martin, son père,
trésorier général de France en Guyenne, audiencier en la chancellerie près le parlement de Bordeaux, avait
acquis en 1607 le château et le moulin de Sablon, près de Coutras, avec justice haute, moyenne et basse.
Né à Bordeaux vers 1590, marié en 1611 à Isabeau de Nort, Jean Martin succède en 1612 à son beau-
père comme conseiller lai au parlement de Bordeaux. En 1624, il obtient du roi que la paroisse de Sablon
et le village de Brautière prennent le nom de Laubardemont. Sa carrière se dessine vraiment lorsque après
avoir acquis l’office de président à la première chambre des Enquêtes du parlement de Bordeaux (1627), il
est appelé à diriger la commission chargée d’aller procéder au jugement des sorciers du Béarn : il se fait une
spécialité. Sa réussite s’accélère. Des dates la jalonnent : 1629, premier président de la cour des Aides de
Guyenne, à Agen ; 1631 (4 novembre), conseiller d’État semestre ; 1631-1632, commissions pour la
destruction des châteaux de Royan, de Montereau, puis de Loudun… En décembre 1635, il sera fait
intendant de la justice, police et finance ès provinces de Touraine, Anjou, Mayenne, Loudunois et
autres circonvoisines. Plus tard, il sera chargé de l’information sur la doctrine de Saint-Cyran (1639),
commis à l’instruction de procès de Cinq-Mars à Lyon (1642), appelé à s’occuper de la possession de
Louviers, etc. Conseiller ordinaire du roi en ses conseils, il mourra à Paris, le 22 mai 165315.

DÉVOT DU ROI
Le bien du service du roi et l’utilité publique16, pour lui, s’identifient. La politique royale est son
éthique. À sa manière, le médecin Duncan le dira en 1634, bien qu’il ne partage pas la simplicité des
possessionnistes :

Pour ce qui concerne M. de Laubardemont, il est trop judicieux pour vouloir que son opinion de
la possession passe pour loi aux autres, et a assez témoigné en plusieurs occurrences ne se piquer
aucunement contre ceux qui en ont d’autres sentiments que lui, et je m’assure qu’il ne demande
autre louange que celle de fidélité et diligence en l’exécution de sa commission17.

Ce sera réussir. Mais au moment où sa conscience d’homme s’aligne sur ses convictions et son intérêt de
fonctionnaire, au moment où la violence des conflits donne à la dureté et la duplicité l’allure du courage
moral et de la fidélité, le commissaire ne se pose pas moins en redresseur de torts. Il ressent comme injuste la
misère du peuple et le défend contre les gens de guerre ou contre les « partisans », fermiers des impôts.

Les charges que la nécessité du temps fait imposer sur les sujets du roi sont très onéreuses, écrira-t-
il encore à Séguier. Mais, Monseigneur, le plus grand mal vient de l’abus que commettent ceux qui
sont ordonnés pour en recevoir les effets, aussi bien que les gens de guerre, dont les violences ne
peuvent être représentées. J’entends partout des clameurs qui sont capables d’étonner les plus
assurés18.

UNE CROISADE

Sa commission à Loudun prend figure de vocation. Elle devient une croisade. Et c’est une chance, une
« grâce », pour Laubardemont, que l’ordre du roi le mette en face d’adversaires qui sont également ceux du
pouvoir central et ceux de Dieu. Certes, dans sa correspondance privée, il montre des sentiments de
dévotion pour les anges, l’Enfant Jésus, les miracles, etc. Sa sincérité semble évidente. Sa dévotion lui
fournit une marge affective qui fait contrepoint à la dureté d’une lutte pour la réussite et combine une
piété privée avec la loi publique. Mais un principe plus personnel réunit ces deux moitiés d’une vie. Le
reliquat des guerres et des ferveurs religieuses d’antan est versé au compte des ordonnances royales. La
politique récupère la dévotion et s’en arme. Elle recueille une tradition et une affectivité religieuses.
De ce point de vue, il n’y a plus de séparation entre « temporel » et « spirituel ». Le laïc qu’est
Laubardemont reçoit de sa position politique une investiture ecclésiastique. Il trouve dans la croisade
royale un pouvoir quasi sacerdotal. Il acquiert et se donne un rôle de directeur spirituel au nom de cet
investissement de l’autorité religieuse dans l’autorité civile. Le passage du religieux au « politique », propre
à ce temps, est vécu par le commissaire comme une coïncidence. Dès lors, les erreurs en matière de dogme
ou de spiritualité, tout comme les occultes rébellions du diable, deviennent pour Laubardemont des cas
royaux, d’autant que cela touche l’État et que le magistrat séculier en peut connaître19.
Promotion du laïcat, instauration d’une politique, mobilisation du sacré au service de l’État : une
pareille fin justifie les moyens. Laubardemont est établi ainsi dans une « hiérarchie » céleste récupérée et
transposée dans la raison d’État alors que, simultanément, des clercs la mobilisent au service d’une nouvelle
théologie du sacerdoce et de la « hiérarchie ecclésiastique ». Pendant des années, il se posera, avec un
incontestable sérieux, en protecteur et en directeur spirituel des ursulines.
Il trouve donc, avec le diable qui s’oppose au roi, le grand combat et la justification de sa carrière.
Comme le suggère un flatteur loudunais dans le pitoyable poème qu’il lui dédiera en 1634, il se veut, il est
partout l’archange de l’État et, glaive en main, le saint Michel du roi :

Vous que le roi commet et donne


Pour condamner en sa personne
Les démons et les écraser
Comme un second Michel archange20…

Toute opposition au pouvoir a le visage du démon. Et voici qu’enfin, devant l’archange, le démon se
démasque à Loudun.

1 BN, Fds fr. 7618.


2 Texte édité dans G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris, 1880, p. 170. Phélypeaux est secrétaire d’État.
3 Louis Charbonneau-Lassay, Le château de Loudun sous Louis XIII, in Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1915,
p. 409 sv.
4 Mathieu de Morgues, Charitable remontrance de Caton chrétien, 1631, p. 4. Sur M. de Morgues, aumônier et défenseur de la reine,
critique impitoyable, vigoureux autant que bien informé, voir Maximin Deloche, La maison du cardinal de Richelieu, 1912, p. 32-50.
5 Alfred Barbier, Jean II d’Armagnac, gouverneur de Loudun, et Urbain Grandier (1617-1635), in Mémoires de la Société des
Antiquaires de l’Ouest, 2e série, t. 8, 1885.
6 Voir la « réhabilitation » de Mesmin par Edmond Mémin, René Mesmin de Silly, adversaire d’Urbain Grandier, Saumur, Godet,
1916.
7 Édité par A. Barbier, op. cit. Dernière en date des manuscrits Barbier de la correspondance du gouverneur à Grandier, cette lettre
semble bien être aussi la dernière qu’il lui ait écrite.
8 Édité par G. Legué, op. cit., p. 174.
9 Paris, Archives des Affaires étrangères, ms. France 1627, f. 119-136.
10 Édité par G. Legué, op. cit., p. 182.
11 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi pour le jugement du procès criminel…, Poitiers, 1634 ; BN, Fds fr. 7618, f.
25.
12 Richelieu, Mémoires, livre XXIV, in Michaud et Poujoulat, Nouvelle collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, 1881, t.
22, p. 568-569.
13 G. Hanotaux et duc de La Force, Histoire du cardinal de Richelieu, 1935, t. 3, p. 278.
14 BN, Fds fr. 24163 ; édité in Bulletin du Bibliophile, 1907, p. 502.
15 Sur Laubardemont, qui semble gommé de l’histoire et prisonnier de la légende, voir à Paris : BN, Pièces originales, 1873 (les
Martin) ; BN, Fds fr. 17368 et 17370-17373 (lettres) ; Archives Saint-Sulpice, ms. R. 438.3 et R. 438.4 (lettres). À Bordeaux,
Archives dép. 1 B 21-23, 1 B 25, 8 J 583 (famille). Au Grand Fougeray, Archives de la Visitation, ms. F I, 1-142 (lettres) ; etc.
Quelques notices in Archives historiques du département de la Gironde, t. 30, 1895, p. 155 ; t. 44, 1909, p. 287 ; Louis Lesourd, Notice
historique sur Martin de Laubardemont, Paris, René, 1847 ; Roland Mousnier, Lettres et mémoires adressés au chancelier Séguier, Paris,
PUF, 1964, surtout p. 1207 ; Pinthereau, Le progrès du jansénisme…, Avignon, 1655, surtout l’« Information de la doctrine de Saint-
Cyran » ; J.-J. Surin, Correspondance, éd. M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 277-280, et Index ; etc.
16 Lettre du 21 mai 1636 à Séguier, éditée dans R. Mousnier, op. cit., p. 291.
17 Marc Duncan, Discours sur la possession des Religieuses de Loudun, Saumur, 1634 (BN 16 Lb 36.3961).
18 Lettre du 15 mai 1636, éditée dans R. Mousnier, op. cit., p. 290.
19 C’est ce qu’il déclare à Vincent de Paul. Voir Jean Orcibal, Les origines du jansénisme, t. 2, Paris, Vrin, 1947, p. 580.
20 BN, Fds fr. 7619, f. 125.
6

LES DÉBUTS
DE L’INSTRUCTION

(décembre 1633-avril 1634)


Laubardemont opère, et vite. Il rassemble les éléments de l’instruction. Avec des archers venus d’Angers
et commandés par Guillaume Aubin, sieur de la Grange, lieutenant en la maréchaussée, il fait arrêter
Grandier, au petit matin, place Sainte-Croix.

L’ARRESTATION

Aubin mit le scellé royal aux chambres, armoires et autres lieux de sa maison, et chargea le sieur
Jean Poucquet, archer des gardes de sa Majesté, de le conduire au château d’Angers, avec l’assistance
des archers, des prévôts de Loudun et Chinon1.

Perquisition est faite chez le curé, le 7 décembre, le 9 et les jours suivants (et plus tard encore, les 1er
et 31 janvier 1634), en présence de la mère de Grandier, Jeanne Estièvre, par Laubardemont, Mesmin,
Hervé, Bourgneuf, le procureur, et l’avocat du roi, Menuau. Parmi les papiers saisis, figurent, d’après les
Registres de la Commission :
1. Certain écrit en traité du célibat, de l’écriture de Grandier, pour prouver que les prêtres se
peuvent marier.
2. Deux feuilles de vers et rimes françaises sales et impudiques.
3. Deux copies de lettres du bailli de Loudun au procureur général de Paris, pour lui persuader
que la possession des religieuses ursulines était une fourbe.
4. Une réponse du procureur général aux deux lettres précédentes.
5. Plusieurs dispenses accordées par l’évêque de Poitiers, à grand nombre de familles de la paroisse
de Saint-Pierre, d’assister au service sous ledit Grandier et de recourir à son ministère pour recevoir
les sacrements de l’Église.
6. Un discours en forme de remonstrance contenant [raisons, explications et arguments pour]
prouver qu’il n’avait aucune part dans la prétendue possession de Loudun2…

Suivent, à partir du 12 décembre, une série d’informations sur les griefs relevés contre le curé. L’évêque
de Poitiers y ajoute les siens en un « monitoire » qu’on lit en chaire dans les églises de la ville. Le 19, tandis
qu’a lieu une autre information, Jeanne Estièvre peut faire parvenir une lettre à son fils, à Angers :

JEANNE ESTIÈVRE
… Ne croyez point que ce soit manque d’affection ni de bonne volonté que nous ayons été si
longtemps sans vous rien mander ni envoyer, car ça été que nous n’avons pas trouvé le moyen
jusqu’à présent. Pour votre affliction, tous nos amis y participent et prient Dieu qu’il veuille faire
voir la vérité et paraître votre innocence. De votre côté, disposez-vous à la volonté de Dieu. Nous
espérons qu’il vous conservera et fera voir votre bon droit à la justice.
Mandez-nous seulement l’état de votre disposition. Nous vous envoyons une chemise, une paire
de caleçons [Jeanne Estièvre écrit « caneçons », selon la prononciation populaire], deux paires de
chaussettes, trois paires de chaussons, deux rabats, deux paires de manchettes, quatre mouchoirs,
deux coiffes de nuit, une sa…3, une paire de bas de serge, vos brosses, vos pantoufles, des bandelettes
et… pistoles d’or pour vos menues nécessités. Si vous avez besoin de quelques autres choses, mandez-
le nous. Cependant nous prions Dieu qu’il vous donne courage. Votre frère François et votre sœur se
recommandent à vous, et moi aussi qui serai toujours
mon fils
votre mère et bonne amie
Jeanne Estièvre4

LE RÉQUISITOIRE D’UNE MÈRE

Le 27 décembre, elle adresse une requête à Laubardemont :

À Monseigneur de Laubardemont, conseiller du roi en ses conseils,


Supplie humblement Jeanne Estièvre, tant en son nom que pour messire Urbain Grandier, curé de
Loudun, son fils, à présent détenu prisonnier dans le château d’Angers, disant
Que depuis cinq ou six ans en çà, aucuns [quelques] ennemis de sondit fils lui auraient voulu ravir
l’honneur et la vie par fausses et calomnieuses accusations, desquelles à leur confusion il aurait été
envoyé absous.
Que continuant leur pernicieux dessein, aucuns d’eux se seraient servi du pouvoir et direction
qu’ils avaient sur certaines religieuses de Sainte-Ursule, qu’ils disaient possédées par les démons, pour
accuser par leurs bouches sondit fils de magie, faussement aussi sauf correction, dont ledit Grandier
aurait fait plainte et s’en serait pourvu en justice, et auraient tant fait, Monseigneur, que, pendant
que vous étiez en cette ville de Loudun pour la démolition du petit château, ils vous auraient engagé
à rechercher et solliciter vous-même la commission pour faire le procès à sondit fils, comme de fait
vous seriez parti de cette ville en cette résolution, auriez séjourné un jour à Chinon pour en
communiquer avec messire Pierre Baré, l’un des principaux instruments de cette trame et
conspiration. Auriez ensuite été à Paris rechercher et poursuivre ladite commission, ainsi que ladite
suppliante justifiera en temps et lieu, même par vos propres écrits.
Qu’ayant, sous faux, donné entendre et par surprise obtenu ladite commission et, contre tous
ordres de justice, seriez venu en cette ville pour faire prendre sondit fils prisonnier.
Que par votre ordre, le sieur de Silly, ses enfants, maître Pierre Menuau avocat du roi, et autres
ennemis capitaux de sondit fils avec lesquels aviez communiqué avant que partir, et encore depuis
votre arrivée en cette ville, auraient assister à sa capture contre l’ordonnance.
Que vous avez couché et été traité plusieurs jours, tant avant que depuis ladite capture, chez le
sieur de Bourgneuf, gendre du sieur de Silly et aussi pareillement son ennemi.
Que, depuis, vous vous êtes logé dans cette dite ville en une autre hôtellerie que n’aviez
accoutumé, afin d’être au milieu de ses ennemis et pouvoir conférer plus aisément avec eux, comme
vous faites secrètement tous les soirs. Qu’ils demeurent le plus souvent avec vous bien avant dans la
nuit.
Que vous avez commis un jeune avocat [Pierre Fournier] pour procureur du roi pour travailler en
cette affaire, sur la nomination qui vous en a été faite par ledit maître P. Menuau, ainsi que lui-même
s’en est vanté en divers endroits.
Qu’auparavant qu’eussiez pris aucune connaissance de l’affaire de sondit fils, vous avez témoigné
un sentiment contraire à son innocence, montrant que vous étiez prévenu, et cette prévention qui est
en votre esprit de l’inclination que vous avez pour sesdits ennemis a encore paru en ce qu’auriez dit à
plusieurs et voulu faire croire que le règlement de monseigneur l’archevêque de Bordeaux, fait à
Richelieu le 24 décembre 1632, sur la prétendue possession des Ursulines était manqué, et que vous
l’auriez ainsi fait reconnaître audit seigneur archevêque, lui étant en votre maison, et sur la vue du
rituel du curé de votre paroisse qu’auriez fait apporter devant lui pour cet effet. Et néanmoins, au
contraire de cela, ledit seigneur archevêque, en votre présence et de grand nombre de personnes,
étant dernièrement audit châtel de Richelieu, aurait dit que sondit règlement était canonique et du
tout conforme aux conciles, et qu’il ne s’en pouvait légitimement faire ni pratiquer un autre, qui est
une chose bien éloignée de ce que vous rapportiez être des sentiments dudit seigneur archevêque, par
lequel procédé vous aidez et favorisez par tous moyens à vous possibles les mauvaises intentions de
sesdits ennemis.

RECOURS CONTRE LAUBARDEMONT

Joint que vous êtes parent, à cause de madame votre femme, de monseigneur l’évêque de Poitiers,
lequel pour de très justes considérations s’est déjà ci-devant déporté [désisté] de ce qui regarde sondit
fils et qu’elle a entendu dire qu’êtes aussi parents d’aucunes desdites religieuses ursulines.
À ces causes, monseigneur, et pour autres encore à déduire en temps et lieu, vous plaise vous
déporter [désister] de la connaissance du procès et accusation que vous faites mouvoir et que vous
instruisez contre sondit fils, et vous ferez bien5.

Réponse du commissaire : il ordonne de passer outre…, attendu ladite commission et n’ayant


d’ailleurs connaissance d’aucune cause véritable ou légitime pour s’abstenir. De fait, la commission
enlevait l’instruction à toutes les juridictions régulières, y compris celle du parlement de Paris (dont dépend
Loudun), et valait nonobstant oppositions, appellations et récusations quelconques… Les dépositions
continuent donc et, le 28 décembre, il est fait défense à toutes personnes d’intimider les témoins, et, en
cas de contravention, permis audit procureur du roi d’en informer6.
Le 7 janvier, Jeanne Estièvre fait appel de cette ordonnance par acte passé devant le notaire royal. Le 6,
elle a fait signifier à Laubardemont par sergent la copie de la forme et ordre prescrits le
24 décembre 1632 par l’archevêque de Bordeaux pour les exorcismes des religieuses. Elle envoie également
à son fils, à Angers, documents, conseils et consignes à propos du futur interrogatoire :

Ne répondez devant M. de Laubardemont. Il est récusé… Vos amis espèrent bientôt ôter ce
commissaire passionné. Surtout ne répondez pas. S’il va pour vous ouïr, donnez-lui les causes de
récusation portées par les susdites requêtes7…

Le 9 et le 10 janvier, deux nouvelles requêtes sont présentées par François Grandier, le frère de l’inculpé.
Le 10 encore, signification d’appel d’un appointement (jugement préparatoire ordonnant une discussion
écrite pour une affaire complexe qui ne peut être tranchée à l’audience), contre Laubardemont. Le 12,
autre appel avec « prise à partie » (recours contre le juge).

« TELLES PROCÉDURES OBLIQUES »

Le 17, nouvelle requête de récusation du commissaire. Jeanne Estièvre ne désarme pas. Elle a mené déjà
bien d’autres combats analogues. Plus encore qu’à Laubardemont d’ailleurs, elle en a aux ennemis
capitaux de sondit fils. Pour elle, semble-t-il, les véritables parties secrètes et adversaires d’Urbain sont
de Loudun, manipulant le commissaire et l’obsédant continuellement. Pendant des années, elle s’est
défendue, elle et lui, contre des diables qu’elle peut désigner du doigt dans sa ville. Installée à Loudun
depuis dix-sept ans, femme d’affaires comme le prouve une longue série d’actes et de procédures, en
l’absence d’un mari dont aucun document ne parle jamais, elle semble être restée une étrangère dans ces
rues et devant ces familles dont elle n’ignore pas les intrigues. À cette heure d’un danger plus grave,
beaucoup de voix « amies » se taisent ou se fondent dans l’anonymat d’un murmure.
En protestant de se pourvoir… par devant juges compétents, elle leur fait confiance pour échapper,
une fois de plus, au cercle des hostilités locales. Mesure-t-elle bien le nouveau pouvoir qu’elle a devant elle ?
La suppliante écrit à Laubardemont :

Qu’en l’instruction du procès criminel que vous faites à sondit fils, elle a su et vérifiera par devant
juges compétents et non suspects
que vous aviez renvoyé plusieurs des témoins qui parlaient à sa décharge, sans vouloir faire écrire
ni rédiger leur déposition,
qu’en autres dépositions vous avez tronqué et retranché ce qui était à la décharge de sondit fils, ne
faisant écrire que ce que vous estimiez être à sa charge,
qu’avez dit et voulu faire écrire à sa charge des choses dont les témoins n’avaient parlé et qui
venaient de votre seul mouvement,
que vous avez voulu insinuer et persuader l’un des témoins de déposer d’un crime capital selon
que vous lui suggériez et, pour l’émouvoir à cela, voyant qu’il ne le voulait faire, lui auriez dit qu’il
serait donc cause de la mort de quatre personnages qui l’avaient déjà déposé et, pour induire plus
facilement les prétendus témoins à déposer ce que les ennemis de sondit fils voulaient inventer et
supposer, vous les attirez et mandez d’ordinaire au couvent de Sainte-Ursule où s’assemblent lesdits
ennemis et qui ont conspiré sa ruine.
Mais depuis, prévoyant que telles procédures obliques faites à l’endroit de divers témoins
pouvaient enfin décrier votre procédé et que l’on en murmurait déjà par toute la ville, vous auriez
trouvé un autre expédient pour ne paraître plus en telles occurrences. C’est que, sous votre aveu et
connivence, deux des principaux officiers de cette ville, de ceux qui vous obsèdent continuellement,
qui sont ennemis capitaux de sondit fils et ses vraies parties secrètes, font venir par devers eux les
témoins, par dons, promesses, intimidations et menaces, essaient de les pratiquer jusqu’à avoir fait
menacer une femme de l’envoyer en prison si elle ne déposait ce qu’ils lui voulaient faire déposer.
Puis lesdits officiers prennent le serment comme s’ils étaient juges en cette partie, et après cela, s’ils
reconnaissent ne pouvoir induire le témoin à consentir à leur pernicieux dessein, ils le renvoient sans
le faire ouïr8…

La requête est rejetée encore, sauf à Jeanne Estièvre de se pourvoir vers le roi. Elle fait appel.
Laubardemont poursuit, avec défense audit Bertrand et à tous autres huissiers et sergents de faire tels
et semblables exploits, soit en vertu dudit relief d’appel [i.e. du droit de reprendre et réitérer l’appel] ou
autrement, à peine de punition exemplaire. Signification de cette ordonnance est faite le 15 janvier à
Gilles Poucquet9.

LE SILENCE DE GRANDIER
Une fois les dépositions terminées à Loudun, le commissaire se rend à Angers en compagnie de son
greffier, Jacques Nozay, d’un avocat loudunais, Pierre Fournier, et du délégué de l’évêque de Poitiers, le
chanoine René de Morans. Avec l’autorisation de Mgr Claude de Rueil, évêque d’Angers, il procède à
l’interrogatoire de Grandier, huit jours consécutifs (4-11 février). Conformément aux conseils reçus de sa
mère, le curé refuse de répondre. Il reconnaît pourtant les contrats, cédules, obligations et autres papiers
saisis chez lui, dont le Traité du célibat des prêtres (mais sans rien avouer de son ou de sa destinataire).
Dès le 11, Laubardemont poursuit sa route jusqu’à Paris d’où il rapporte l’arrêt, pris en conseil d’État, qui
stipule que, sans avoir égard à l’appel interjeté au Parlement et aux procédures faites en conséquence,
que Sa Majesté a cassées, il est ordonné que le sieur de Laubardemont continuera le procès par lui
commencé contre Grandier, nonobstant toutes oppositions, appellations ou récusations faites ou à
faire et sans préjudice d’icelles ; qu’à cette fin le roi, en tant que besoin serait, lui en attribue de
nouveau la connaissance et icelle interdit au parlement de Paris et à tous autres juges, avec défenses
aux parties de s’y pourvoir, à peine de cinq cents livres d’amende10.

RETOUR À LOUDUN

À son retour, le 9 avril, sa première décision est de faire revenir Grandier à Loudun : on l’enferme, au
dernier étage d’une maison particulière, dans une chambre dont les fenêtres ont été barricadées, la
cheminée, murée, et dont la porte est gardée par le sergent Bontemps. Un nom tout aussi empreint d’ironie
que celui de l’exorciste Tranquille ! Mais il faut que le renfermement soit complet, physique et mental, et
qu’aucune fuite ne se produise dans le langage même : en sa prison angevine, le curé avait composé un
recueil de prières et de réflexions pieuses, il se confessait, il communiait, il causait librement avec Pierre
Bucher, chanoine de l’église collégiale de Saint-Pierre, qui l’assistera durant le procès. Aux murs on ajoute
des yeux, des oreilles et des bouches :

Depuis quelques mois en çà, écrira le Père Du Pont, il y a dans la chambre de Grandier deux
capucins qui, par le commandement de monseigneur notre prélat [La Rocheposay] n’en ont bougé ni
jour ni nuit, priant Dieu pour lui et disant tous les jours la messe en sa chambre. Je ne sais pas ce que
cela opérera11.

Les prisons locales, en tout cas, ne pouvaient présenter des raffinements cellulaires et psychiatriques
mieux proportionnés à la contrainte et à l’aveu.

LE SECRET D’UN FILS


Jeanne Estièvre intervient de nouveau. Son fils lui répond :

Ma mère,
J’ai reçu la vôtre et tout ce que vous m’avez envoyé, excepté les bas de serge. Je supporte mon
affliction avec patience, et plains plus la vôtre que la mienne. Je suis fort incommodé n’ayant point
de lit. Tâchez de me faire apporter le mien, car si le corps ne repose, l’esprit succombe. Enfin
envoyez-moi un bréviaire, une Bible, un Saint Thomas pour consolation et, au reste, ne vous affligez
point. J’espère que Dieu mettra mon innocence au jour.
Je me recommande à mon frère et à ma sœur et à tous nos bons amis.
C’est, ma mère, votre très bon fils à vous servir
Grandier12

La solitude du curé fait apparaître davantage le problème de sa relation avec sa mère. En l’absence d’un
père dont personne ne parle, une femme semble être pour Grandier la loi de nature. Dans le temps de la
prospérité, sans doute Grandier peut-il se permettre toutes les femmes pourvu qu’elles passent ou se cachent,
car sa vie n’en comporte qu’une. Sans doute, s’il montre au-dehors, aux jours de ses succès, tous les feux de
l’éloquence, c’est que, derrière ces mots qui brillent et passent comme les femmes, il est le bénéficiaire, la
victime et le rebelle éphémère d’une dépendance maternelle : sans savoir à quelle « idole », à quelle loi il est
attaché, il passe son temps à essayer et à refuser de la briser. Entre lui et Jeanne Estièvre, il y a son secret,
celui de ses arrogances ou de ses « incartades » au-dehors, et celui de sa « patience » devant son destin de
prisonnier.

1 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi… ; BN, Fds fr. 7618, f. 25.
2 Ibid. ; et Bibl. Mazarine, Rés. 37297.
3 Illisible, à cause d’un trou dans la page.
4 Édité dans G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris, 1880, p. 194, et corrigé d’après le ms.
5 Ibid., p. 195-197, et corrigé d’après le ms.
6 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi…
7 Édité dans G. Legué, op. cit., p. 200.
8 Ibid., p. 198-199.
9 Extrait des registres de la commission ordonnée par le Roi…
10 Ibid.
11 Lettre du P. Du Pont à M. Hubert ; Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 23.
12 Voir ms. Poitiers, Bibl. municipale, édité dans G. Legué, op. cit., p. 203.
7

LE THÉÂTRE
DES POSSÉDÉES

(printemps 1634)
Ainsi le curé est soigneusement circonscrit et cerné comme objet de la justice qui l’isole avant de
l’éliminer. D’une manière analogue, les possédées sont individuellement séquestrées. On les distribue en des
cases qui ne sont pas encore celles d’une science mais déjà celles d’une topographie urbaine. La justice les
classe. Par les soins de Laubardemont, Jeanne des Anges, Louise de Jésus et Anne de Sainte-Agnès sont
placées dans la maison de maître Jean de la Ville, élu et avocat (il est aussi conseil de Michel Lucas) ;
Claire de Sazilly et Catherine de la Présentation, chez le chanoine Maurat ; Élisabeth de la Croix, Marthe
de Sainte-Monique, Jeanne du Saint-Esprit et Séraphique Archer, chez Nicolas Moussaut ; d’autres, chez
la veuve Barot, une tante de Mignon ; etc. Évidemment, les gardiens choisis l’ont été parce que sûrs. Plus
caractéristique est ici aussi le geste, déjà scientifique, d’isoler. Mettre à part et se donner un objet, ce sont,
vis-à-vis de Grandier ou des religieuses, les deux aspects complémentaires de l’instruction.
La justice brise le tout homogène constitué par le discours démonologique ou par le cercle magique du
couvent. Elle lui oppose une autre « raison », la sienne, de type « analytique ». Elle découpe les objets qui
vont être présentés à l’examen des médecins. Le pouvoir devance la science en lui fixant non ses jugements,
mais un type d’unité épistémologique sur lequel les docteurs auront à se prononcer.

LES EXORCISTES

Cette intervention de la justice modifie l’équilibre des rôles dans l’organisation de la possession. Parce
que les procédures analytiques et opérationnelles sont prises en main par le commissaire, les exorcismes sont
repoussés vers le spectacle. Leur aspect théâtral s’accentue.
La place des célébrations rituelles offertes à la foule se précise aussi. Le personnel affecté à ces « jeux »
horrifiques et sacrés est d’ailleurs augmenté et renouvelé. Barré et Mignon démissionnent. La relève des
séculiers est assurée par des religieux qui s’ajoutent aux carmes déjà présents. Quatre capucins sont
officiellement désignés : les pères Lactance (à ne pas confondre avec son homonyme récollet), Tranquille
(gardien, i.e. supérieur des capucins de La Rochelle), Protais et Élizée. Avec les religieux, la pression des
groupements nationaux ou internationaux sur les structures locales s’accentue. On assure également la
prévalence à des exorcistes venus des grandes villes voisines, préférés aux exorcistes « de village ». Guilloteau,
théologal de l’évêque de Poitiers, et Gabriel Lactance, Récollet du couvent de Limoges, font partie de la
nouvelle équipe. Ces deux derniers choix représentent un succès de Mgr de La Rocheposay (et, avec lui, du
parti de la Contre-Réforme) sur son voisin plus libéral et plus « autonomiste », l’archevêque de Bordeaux.

LE PRIVÉ ET LE PUBLIC
Les exorcismes reçoivent aussi un statut propre. Ils font l’objet d’une administration dont le principe
premier est de distinguer le privé et le public, le premier assuré par l’isolement et la répartition des possédées
chez des particuliers, le second désormais soumis à des règlements civils. Dès lors, les exorcismes ont des lieux
et des heures propres. Ils se font simultanément dans les églises Sainte-Croix et Saint-Pierre du Martray, et
dans les chapelles de Notre-Dame du Château, des Ursulines et des Carmes. Sur le devant du grand autel
de la collégiale de Sainte-Croix, réservée en général à la prieure, on dresse un échafaut (ou tréteau) sur
lequel l’action se déroulera de manière à être vue de tout le public. Dans les chapelles de l’église et contre les
tréteaux, on a placé des couchettes munies d’un simple matelas et d’un traversin à la tête du lit, pour que
les possédées ne se blessent pas au cours de leurs convulsions.
Une ou deux fois par jour, elles quittent leurs logements privés et, en même temps qu’eux, elles
abandonnent la vie paisible qu’elles y mènent :

C’était chose admirable, dit un ecclésiastique de Tours, de voir que… jamais elles n’ont discontinué
leurs observances ni rompu les exercices de la communauté. Visitez-les en particulier, quand elles ont
de bons intervalles. Vous verrez des religieuses sages, modestes, qui travaillent de la main à quelque
ouvrage ou à filer devant vous, qui prennent plaisir d’entendre parler de Dieu et d’apprendre les
moyens de le bien servir. Elles font leur examen de conscience, se confessent exactement et
communient, quand elles ne sont pas agitées, avec autant de paix et de repos d’esprit que si elles
n’étaient point possédées1.

UN SPECTACLE

Les convulsions sont réservées aux assemblées communes. La tragédie démoniaque n’atteint que la
religion publique. En particulier, comme dit l’ecclésiastique, dans le privé, c’est un autre spectacle que
vous avez devant vous. Pour passer de cette dévotion chez elles aux exhibitions pour la foule, les religieuses
font le chemin par les ruelles de Loudun, en petits groupes. Elles apportent avec elles ou vont prendre à la
sacristie des caleçons et des cordes. Quand l’une des « possédées » refuse d’aller à l’église des exorcismes, un
des prêtres commis par l’autorité vient la chercher, et elle suit docilement. Une fois entrées, elles sont
attachées.

Arrivant pour être exorcisées, ces filles sont mises sur un banc, la tête appuyée sur un oreiller, les
mains dans des menottes faciles à rompre au moindre effort et liées sur le banc avec deux courroies
par les jambes et par l’estomac. Tout cela d’abord donne la pensée que c’est enchaîner des lions. Mais
sitôt que le démon paraît, on détache les filles et on les laisse en pleine liberté, de sorte qu’elles sont
liées comme filles et relâchées comme démons2.
Ne relâche-t-on pas les « lions » dans l’amphithéâtre ? C’est la condition du spectacle.
Le matin, à leur arrivée, « les filles » assistent toutes à la messe, quelquefois sans agitations ; le plus
souvent, convulsions et contorsions se produisent dès le commencement de l’office, ou pendant la messe, à
l’élévation ou à la communion, et l’on procède immédiatement aux exorcismes.

L’ENTRÉE DES ACTRICES

L’après-midi, même cérémonial d’entrée, décrit par l’écrivain anglais Thomas Killigrew (le voyageur,
comme on l’appelle, a passé aussi à Loudun) :

Le prêtre appela du chœur dans l’église une des religieuses possédées. Celle-ci entra dans la
chapelle, avec une autre religieuse jusqu’alors exempte de toute vexation diabolique. Toutes les deux
se placèrent à côté du religieux et prièrent devant l’autel, l’espace d’une demi-heure sans qu’aucune
agitation se produisît. Les prières terminées, la religieuse possédée se tourna vers le prêtre qui lui jeta
autour du cou une corde à laquelle pendaient de nombreuses croix, et y fit trois nœuds. La possédée
tomba de nouveau à genoux et continua à prier jusqu’à ce que les cordes furent attachées. Elle se leva
alors et remit son chapelet à sa compagne. Puis elle fit une révérence à l’autel et se dirigea vers un
siège qui avait la forme d’une couche dont une des extrémités avait été disposée en vue des
exorcismes. J’ai remarqué plusieurs couches de ce genre dans la chapelle. La tête du lit était appuyée
contre l’autel. La religieuse vint s’y placer avec tant d’humilité et de calme qu’il me sembla qu’elle
méritait d’être délivrée, sans le secours des prières du prêtre. Elle s’y étendit et aida l’exorciste à l’y
attacher par deux cordes, l’une entourant sa taille, l’autre retenant ses cuisses et ses jambes. Quand,
ainsi liée, elle vit le prêtre venir à elle, la custode renfermant le saint Sacrement à la main, elle poussa
un soupir et trembla de tous ses membres comme si elle appréhendait les tourments qu’elle allait
subir3.

Ainsi commence, par la mise en situation de la religieuse liée en face du sacrement qui vient à elle, le
combat attendu par le public. Les dieux de la nuit et le dieu du jour, également invisibles, doivent lutter
ici en la forme d’un choc entre la femme humiliée et, brandi par ses ministres, un soleil (ainsi désigne-t-on
l’ostensoir, dont on isole parfois le centre, la custode). La victime, désarmée de ses insignes religieux, ligotée
(mais pas trop, pour qu’un temps de convulsions soit possible), est temporairement abandonnée à ses
démons pour être offerte au vainqueur identifié à l’arme d’or qui approche. Sur scène, il n’y a plus d’êtres
humains ; en ce sens, il n’y a plus personne, mais des rôles.
Pour les acteurs en scène, l’objectif est de contraindre le démon à se manifester comme rebelle vaincu
et de contraindre les démons à montrer les merveilles de Jésus Christ. Ce théâtre consiste à démasquer
les forces qui agissent derrière les apparences humaines, à créer des masques pour démasquer. La
représentation efface hommes et femmes. Elle doit ouvrir sur la représentation de ce qui se passe au-delà
d’eux, sur une scène surnaturelle et intérieure. Le décor sera donc le rideau qui se lève sur une autre scène.
Cela même est tragique pour certains, comique pour d’autres : il se pourrait bien qu’il s’agisse seulement
d’une représentation, que le dévoilement des réalités surnaturelles ne soit qu’un redoublement de l’artifice,
que la combinaison de décors et d’horizons successifs ne soit qu’un trompe-l’œil.

DES FEMMES JEUNES

Qui sont donc ces possédées ? De jeunes femmes, comme ce fut souvent le cas des sorcières ou des possédées
du XVIIe siècle. Pierre de Lancre l’avait constaté au Béarn, quinze ans plus tôt : « C’est un conte de dire
que toutes les sorcières soient vieilles4… »
Pour la plupart, à Loudun, ce sont des ursulines — une congrégation de fondation toute récente (1592-
1594), méridionale dans son premier recrutement, fascinante pour beaucoup de filles, plus proche de
l’exaltation des commencements que de l’installation propre aux ordres dont les origines se sont muées en
un riche héritage. Comme le dit un de leurs apologètes, ces damoiselles partent en Amazones5 pour des
croisades spirituelles vers les régions abandonnées de la charité, de l’éducation et de la contemplation. Dans
des maisons encore mal assises, souvent pauvres, peu insérées dans le jeu des fiefs, des coutumes et des
labyrinthes locaux, elles rencontrent, avec l’audace, l’illusion et la peur.

LES URSULINES

Chez elles, les possessions se multiplient : à Aix-en-Provence (1611-1613), à Pontoise, au Faubourg


Saint-Jacques (1621-1622), à Loudun, à Auxonne, etc. Les cas individuels sont nombreux : Antoinette
Micolon, à dix-sept ans, poursuivie par des « voix » diaboliques, tente de se pendre ; Françoise de
Bermond, une femme forte, est terrifiée par une « vision d’enfer » qui lui rend intolérables la solitude et
l’obscurité de la nuit ; à Toulouse, Jaquette de Maynié, obsédée par une vision semblable et une puanteur
insupportable, est désespérée par une voix secrète qui lui reprochait son athéisme et son idolâtrie ; à
Bourges, sœur Pinette de Jésus voit des nuits durant le démon faire des grimaces, outrager de mille
indignités l’image de la Vierge et vomir cent impostures… ; etc.6. Certes, rien de tout cela ne leur est
propre. Par centaines, par milliers, des monstres et des angoisses analogues hantent l’imaginaire d’un
temps, et pas seulement celui d’autres religieuses. Les chroniques de l’époque en sont pleines. Peut-être les
démons et les spectres qui occupent aussi tant de traités savants trahissent-ils leur secret quand cette violence
entre dans le langage social, quand la vision nocturne devient spectacle diurne, quand la pression du doute
et du blasphème débouche dans la liturgie, quand l’angoisse trouve une issue dans la possession et
l’exorcisme.
En tout cas, il y a une réponse humaine dans l’activité qui divise, précise, localise et tente de cerner ces
manifestations. Le pouvoir qui impose ses artifices et classe les phénomènes est déjà celui du savoir qui
produit des connaissances, en face du voir qui reçoit des énigmes. Il a également valeur thérapeutique.

UN ATLAS DIABOLIQUE : LES LISTES

Il ne se traduit pas seulement avec l’action organisatrice du commissaire ou, comme nous le verrons,
dans les distinctions nosologiques des médecins, mais aussi dans le dénombrement et l’identification des
possédées et de leurs diables. On rassemble les éléments dispersés dans les procès-verbaux. Il en résulte une
géographie étrange où la localisation familiale pour les personnes est doublée de localisations physiologiques
pour les diables. Plus exactement, trois types de références — au corps social, aux Ordres angéliques (d’où
les démons sont déchus), et au corps physique — constituent les coordonnées grâce auxquelles une identité
est donnée à ces femmes pour la plupart déjà cachées et classées sous un « nom de religion ». Le tableau qui
suit, établi d’après plusieurs Listes7, répond à ce besoin de repérer et d’identifier, en opérant des
combinaisons entre trois systèmes hiérarchiques : social, démonologique et médical. Pour se retrouver dans
cette nomenclature du « réel », il faut savoir que, dans l’angélologie du temps, si l’on part des plus élevés, les
êtres célestes se répartissent en Séraphins, Chérubins, Vertus, Puissances, Principautés, Dominations,
Trônes, Archanges et Anges proprement dits.

I. RELIGIEUSES

A. Possédées

1. Jeanne des Anges, supérieure, 30 ans


Fille de Louis de Belcier, baron de Cozes, et de Charlotte de Goumard, de la maison de
Chilles ; nièce de Louis de Barbézieux, Seigneur de Nogeret ; petite-nièce d’Octave de
Bellegarde, archevêque de Sens ; etc.
Sept démons possédants :
Léviathan, des Séraphins, logé au milieu du front ;
Aman, des Puissances ;
Isacaron, des Puissances, logé sous la dernière côte du côté droit ;
Balam, des Dominations, logé dans la seconde côte du côté droit ;
Asmodée, des Trônes ;
Béhémot, des Trônes, logé dans l’estomac.
2. Louise de Jésus, 28 ans
Fille de Louis de Barbezières, sieur de Nogeret, et de Dame Douzerant.
Deux démons :
Caron, des Vertus, logé au milieu du front ;
Eazas ou Eazar, des Dominations, logé au-dessous du cœur.
3. Jeanne du Saint-Esprit
Sœur de la précédente.
Un démon : Cerbère, des Principautés, logé au-dessus du cœur.
4. Anne de Sainte-Agnès, 19 ans
Fille de Jean, marquis de la Motte-Brassé, et de Perronnelle de Cornu.
Quatre démons :
Achaph, des Puissances, logé au milieu du front ;
Asmodée, des Trônes, logé au-dessous du cœur ;
Bérith, des Trônes, logé à l’orifice de l’estomac ;
Achaos, des Archanges, logé à la tempe gauche.
5. Claire de Saint-Jean, sœur converse, 30 ans
Née de Sazilly, parente du cardinal de Richelieu.
Sept démons :
Pollution, des Chérubins, logé près de l’épaule gauche ;
Elimy, des Vertus ;
Sansfin, alias Grandier, des Dominations, logé à la deuxième côte droite ;
Nephtaly, des Trônes, logé au bras droit ;
Zabulon, des Trônes, logé au milieu du front ;
Ennemi de la Vierge, logé au-dessous du cou ;
Concupiscence, logé à la tempe droite.
6. Élisabeth de la Croix, 22 ans
Née Bastad.
Cinq démons :
Allumette d’impureté, des Chérubins ;
Castorin, des Dominations ;
Caph, des Trônes ;
Agal, des Archanges ;
Celse, des Archanges.
7. Catherine de la Présentation, 33 ans
Née Auffray.
Trois démons :
Penault, des Principautés ;
Caleph, des Trônes ;
Daria, des Archanges.
8. Marthe de Sainte-Monique, 25 ans
Fille de Serph, sieur du Magnoux, bourgeois de Loudun.
Un démon : Cédon, des Vertus.
9. Séraphique, novice, 17-18 ans
Possédée ou obsédée par Baruch.
(N. B. Les quatre dernières religieuses ne furent pas exorcisées avant décembre 1634.)

B. Obsédées ou « maléficiées »

10. Gabrielle de l’Incarnation, sous-prieure, 35 ans


Fille de Charles de Fougères de Colombiers et de Françoise de Manon.
Obsédée par trois démons : Baruch, Béhémot et Isacaron.
11. Angélique de Saint-François, 32 ans
Fille de Jacques de Pouville, sieur de la Morinière, et de Louise de Clairauvaux.
Obsédée par un démon : Cerbère.
12. Marie du Saint-Sacrement, 25 ans
Fille de Mérit de Beauvalier, sieur de la Maillardière, et de Marie de Rasilly.
Obsédée par deux démons : Bérith et Caleph.
13. Anne de Saint-Augustin, 30 ans
Fille de feu François de Marbef, sieur de Champoireau, et de Jeanne Le Blanc.
14. Renée de Saint-Nicolas, 34 ans
Obsédée par un démon : Agar.
15. Marie de la Visitation, 36 ans.
16. Catherine de la Nativité, novice, 22 ans.
17. Marie de Saint-Gabriel, novice, 20 ans.
(N. B. Aux quatre dernières religieuses correspondent — mais dans quel ordre ? — :
Anne d’Escoubleau de Sourdis, obsédée par Elimy ;
sa sœur, obsédée par le même démon ;
Marie Acher, obsédée par le démon Fornication, des Anges ;
Mlle de Dampierre, belle-sœur de Laubardemont et parente de Jeanne des Anges.)
II. SÉCULIÈRES

A. Possédées

18. Isabelle ou Élisabeth Blanchard, 18-19 ans


Six démons possédants :
Maron, des Chérubins, logé sous le sein gauche ;
Perou, des Chérubins, logé sous le cœur ;
Belzébuth, des Archanges, logé sous l’aisselle gauche ; Lion d’Enfer, des Archanges, logé
sous le nombril ;
Astaroth, des Anges, logé sous l’aisselle droite ;
Charbon d’impureté, des Anges, logé sous la hanche gauche.
19. Françoise Fillastreau, 27 ans
Quatre démons :
Buffétison, des Puissances, logé au-dessous du nombril ;
Souvillon, des Trônes, logé dans la partie antérieure du cerveau ;
Caudacanis ou Queue de chien, des Archanges, logé dans l’estomac ;
Jabel, des Archanges, qui va et vient dans toutes les parties du corps.
20. Léonce Fillastreau, sœur de la précédente, dite la Benjamine, 24 ans
Trois démons :
Esron, des Trônes, logé dans la partie antérieure du cerveau ;
Lucien, des Archanges ;
Luther, des Archanges.
21. Suzanne Hammon, possédée par Roth. C’est la sœur de Catherine, la « cordonnière », dont
l’ambition et les succès ont été mentionnés.
(Suzanne entreprend une autre carrière, démonologique et non politique.)
22. Marie Beaulieu, dite du Temple
Un démon : Cédon.
23. Une jeune pensionnaire, restée au couvent.
24. Mlle de Rasilly, possédée, est exorcisée dans sa famille, hors de Loudun, aux Omelles.

B. Obsédées ou « maléficiées »

25. Marthe Thibault, obsédée par le démon Béhémoth.


26. Jeanne Pasquier, obsédée par le démon Lezear.
27. Madeleine Béliard.
« MAISONS » ET « RÉSIDENCES »

Ce tableau est-il hallucinatoire ou réel ? C’est précisément la question posée tout au long de ces mois :
qu’est-ce qui est réel ? Mais un espace qui se tient en toutes ses parties est posé par les listes où voisinent,
selon une taxinomie propre, « les noms des démons, le lieu de leur résidence et le nom des possédées8 ». Les
« filles » appartiennent à des « maisons » dans une hiérarchisation de familles ; en leur corps, des
« résidences » appartiennent à ces anges déchus dont la hiérarchie obéit encore à leur rang de naissance.
Entre maisons et résidences, entre promotions sociales et grottes diaboliques, les Listes posent des séries de
« proportions » dont le corps est le tableau. À la supérieure, à la parente de Richelieu ou à la fille du
marquis, sont associés, à la fois possesseurs et propriétés, signes de dépendance et signes du rang, plus de
démons et plus huppés. La « résidence » des diables dans le front, dans l’estomac ou au-dessous du
nombril, n’indiquent pas seulement leurs caractères (longuement décrits, car il y a le superbe, le colérique,
le bavard, l’obscène, etc.), mais d’obscures correspondances entre leurs fonctions célestes et les fonctions
physiologiques du corps. Tout un réseau de relations assure la cohésion de ce lieu commun.

TABLEAUX MOUVANTS

Les éléments n’en sont pas moins en mouvement. Au cours des exorcismes, un changement de posture
organise le corps autour d’une autre « résidence » diabolique. Une modification du regard, chez la
possédée, est l’entrée en scène d’un autre démon, donc la présence d’une autre organisation de l’enfer et le
signe de combinaisons psychologiques nouvelles. Tableaux mouvants avec lesquels se métamorphose un
paysage cosmologique. Pour suivre ces combinaisons subtiles, la connaissance du vocabulaire ne suffit pas.
Il faut une attention soutenue et l’accoutumance au déchiffrage d’une langue.

Autant il y a de filles, écrit le Père Du Pont [apprivoisé depuis longtemps à ce langage], autant font-
elles de divers mouvements, tous extraordinaires, et bien souvent de nouveaux. Le changement de
l’air du visage ne peut être naturel, car, comme chacune d’elles est possédée de plusieurs démons,
quelquefois celui qui est pressé et abjuré, pour éviter la force de l’exorcisme, donne le change comme
font les lièvres et en envoie un autre en sa place. Mais il ne peut le faire que l’on ne le reconnaisse
visiblement. Car au changement des démons, le visage de la fille change aussi d’air et semble un autre
visage. Les yeux particulièrement paraissent d’autres couleurs, et cela si sensiblement que non
seulement l’exorciste, mais toute autre personne qui sera proche, le reconnaîtra très facilement, ainsi
que j’ai fait et plusieurs autres. Ce qui est encore surprenant et fait voir que ce changement provient
d’une cause intérieure de possession, c’est que, durant qu’il dure, la possédée ne fait aucune grimace,
mais son visage demeurant en son état naturel semble néanmoins tout autre, par le moyen des yeux
dont la couleur et la lumière sont changées en un instant9.

UNE PREUVE : LE PACTE

Bien qu’en arrivant à Loudun, le 14 avril, pour présider les exorcismes publics, Mgr de La Rocheposay
ait péremptoirement déclaré :

Je ne viens pas pour savoir si la possession est véritable.


J’en suis déjà convaincu10,

le fonctionnement de la possession laisse à désirer, n’en déplaise à Monsieur de Poitiers. On ne se contente


pas de « signes » qui renvoient de certains éléments à d’autres dans un système clos. Ce n’est pas une
organisation autonome et « propre ». Une insécurité s’y révèle par l’exigence interne de confirmations
extérieures. Il faut des preuves, phénomènes mitoyens qui, interprétés en fonction de l’espace où ils sont
appelés et reçus, assurent pourtant un ancrage avec un dehors étranger, avec le monde de l’observation
« incrédule » ou « curieuse », avec les réalités que l’on ne croit pas, mais qui se constatent. Ainsi les
exorcismes mettent au jour des pactes, pièces à conviction, objets destinés à lester un discours de gestes et de
paroles : papiers qui seraient le produit d’un contrat avec le diable ; déchets marqués ; signatures
objectives ; restes visibles. En fait, plus que des preuves que la possession donne d’elle-même, ce sont des
preuves qu’elle se donne. Plus qu’un argument en faveur de la possession, c’est son produit.
Par une feuille écrite et signée du démon, perceptible donc et tangible par tous, le pacte vise à resserrer
les éléments d’un système qui se défait. La relation entre eux est ce pacte, telle la clé de métal entre les
pierres d’un mur qui se lézarde. Mais la liaison entre l’ici et l’au-delà est secrètement si douteuse que sa
trace-objet doit démontrer avec ce lien la possibilité ou l’existence du diable qui en est l’un des termes — et
cela par le truchement de ce que voient des « incrédules » et des spectateurs étrangers au langage
démonologique. Les incrédules sont appelés à certifier (à rendre certaine), par le regard qu’ils portent sur le
document, l’interprétation interne des possessionnistes. L’équivoque consiste à tirer des témoins, qui
constatent la face visible de la chose, la justification d’une face mystique ; à faire jouer le perçu en faveur
du sens caché ; à muer le pacte offert au public en pacte avec le public ; à défendre un langage grâce à un
élément inscrit dans deux tableaux hétérogènes. Cet objet devient terrain décisif pour chaque
interprétation, mais c’est un lieu défini par son ambivalence même.
Ainsi, avec ce symptôme infime, voit-on se poser un espace de l’objectivité qui est celui de l’ambiguïté, au
moment où se déchire une interprétation sociale commune.
Le pacte est donc un document dans cette histoire. Il est tangible et vérifiable. Ce peut être des poils, des
cendres, des tombées d’ongles ou de cheveux, des graines d’orange, du sang, ou des phlegmes (principe
passif fort volatil qui sort par la moindre chaleur du feu en forme d’eau claire et insipide, dit
Richelet). En somme, ce sont leurs déchets et « déjections » que les possédées désignent comme « pactes ».

TECHNIQUE DE PRODUCTION

Comment ce document s’obtient-il ? Comment est-il « produit » — terme qui signifie, au XVIIe siècle, la
mise au jour et, pour nous, la fabrication — ? C’est ce qu’explique le procès-verbal de l’un des exorcismes
(17 mai 1634) qui, en avril et en mai, se sont fixés pour objectif sa recherche. Les Pères Récollets et Mgr de
La Rocheposay opèrent en l’église Sainte-Croix remplie d’un très grand nombre de toute sorte de
personnes. Le nous du texte est Laubardemont, qui l’a rédigé.

… Ledit Père [Récollet] ayant pris ladite sœur des Anges et commandé à Léviathan de paraître, le
visage lui est venu riant et gracieux d’une extraordinaire façon.
Interrogé : Quo profectus eras hodie mane ?, a dit « J’étais allé jusqu’en Picardie. »
Commandé d’aller chercher son pacte par lui ci-devant déclaré, a dit : « Ce que je n’ai garde. Après
cela nous ne tiendrions plus à rien. Les autres auront sujet de se moquer de moi, comme je me suis
moqué d’Asmodée. »
Et étant pressé d’obéir, le visage gracieux qui était en ladite sœur a été changé en une façon toute
furieuse et a été agitée de très violentes convulsions. Et l’exorciste, continuant toujours, a pressé
Léviathan de rapporter son pacte.
À été dit par la bouche de ladite sœur : « À qui penses-tu parler ? »
Interrogé : Quis es tu ?
A dit « Béhémot. »
Sur quoi l’exorciste a fait commandement à Béhémot de se retirer et à Léviathan de monter à la
tête de la sœur et d’occuper pleinement sa bouche et sa langue pour parler en elle. Et après quelques
violentes convulsions qui ont été faites avec grandes contorsions en toutes les parties du corps de
ladite sœur, son visage est encore devenu tout riant, gracieux en telle sorte qu’il a été reconnu que
Léviathan l’occupait.
Ce qui a donné sujet audit exorciste de le lier en cette partie, comme il a fait par l’ordre dudit
seigneur évêque, lequel — ayant dit audit exorciste que, pour mieux contraindre le démon de
rapporter ledit pacte, il tirât le saint Sacrement de la custode et le présentât à découvert à la bouche
de ladite sœur, et prévoyant que, par ce moyen, elle aurait de plus violentes agitations — est monté
sur l’échafaud où nous étions avec lesdits exorcistes et religieuses et, s’étant assis en une petite chaise
basse, a pris les deux bras de ladite sœur des Anges. Et Léviathan pressé avec très grande véhémence
tant par ledit seigneur évêque que par ledit père exorciste qui tenait le saint Sacrement près la bouche
de ladite sœur, a été fait en elle de très grandes et très violentes contorsions, avec des cris fort
épouvantables pendant qu’on a chanté par trois fois le Salve Regina.
Après quoi, le démon étant toujours commandé et pressé de rapporter ce pacte, a été dit par la
bouche de ladite sœur d’une voix hâtive, précipitée et qui semblait sortir du plus profond de la
poitrine :
« Cherche là. »
Interrogé : Ubi est ?
A dit : « Il est ici. »
Interrogé : In quo loco ?
A dit avec la même voix hâtive et précipitée : « Sous Monsieur. »
Et d’autant que lors ladite sœur, étant agitée et le démon parlant dudit seigneur évêque ou de
nous, ne nous a pour le plus souvent désignés l’un ni l’autre que par le mot de « Monsieur », a été
interrogé : De quo Domino loqueris ?
Et répondu par elle, avec la même précipitation : « Monsieur l’évêque. »

DÉJECTION

Et lors ledit seigneur évêque s’étant levé de dessus ladite chaise basse, a été trouvé sous sa soutane
et contre son pied gauche un papier dans lequel a apparu y avoir quelque chose d’enveloppé. Et ayant
été amassé et pris par ledit seigneur évêque et voulant nous le mettre en main, ladite sœur a fait, ou le
démon par elle, toutes sortes de violents efforts pour nous l’ôter. Ce que n’ayant pu, nous l’avons mis
et tenu dans une de nos pochettes, pendant qu’on a chanté le Te Deum laudamus en action de grâces
d’un si favorable succès.
Après ledit seigneur évêque nous a dit qu’Asmodée, quelques jours avant sa sortie du corps de
ladite sœur des Anges, lui avait dit, s’étant approché de lui pendant l’exorcisme qu’on faisait lors sur
ladite Agnès, que le pacte de Léviathan était taché de sang par le dessus et nous a requis de voir si cela
était. Ce que voulant faire, avons tiré de notre pochette ledit papier, lequel ayant développé, avons
trouvé qu’il contenait et servait de couverture à un autre papier, lequel était teint par le dessus de
beaucoup de sang. Et comme nous avons voulu ouvrir cette seconde enveloppe pour voir ce qu’elle
contenait au dedans, avons trouvé que ledit second papier tenait fortement, comme s’il eût été collé,
à cause de quoi, et craignant de le rompre et tomber quelque chose de ce qui était enclos en icelui,
pour la presse grande et incommodité qui nous était faite par les assistants qui étaient autour de nous
en grande foule, avons remis ledit second papier dans son enveloppe et le tout donné à notre greffier
pour servir et valoir au procès ce que raison.
Et après les commandements qui ont été faits aux démons qui lors agitaient ladite sœur de se
retirer aux lieux de leur ordinaire résidence, ladite sœur des Anges nous a dit, sur ce enquise
moyennant serment, n’avoir aucun souvenir de ce qui avait été dit et fait par elle pendant ledit
exorcisme, n’y ayant contribué aucune chose de son esprit et propre volonté.
Et comme après l’exorcisme fait, nous voulions nous retirer, lesdites sœurs ont été encore surprises
de grandes agitations, lesquelles ont enfin cessé par les commandements que tant ledit évêque que
lesdits exorcistes ont fait aux démons de lui laisser le bras. Après quoi nous sommes retirés11…

Ce pacte est trouvé en la place des déchets. Comme le sang qui circule au-dedans du corps, il est chargé
d’attester une intériorité sous le monde des apparences. Il passe du siège de l’évêque à la poche du
commissaire. Il faudra ensuite, comme en d’autres cas, découvrir sur le corps du sorcier la blessure-orifice
par où ce sang est venu. Les localisations se multiplient à partir de l’objet-preuve. Chacune de ces pièces est
un deus ex machina.

« JE RENIE DIEU »

Il reste trois textes de pactes écrits par Grandier au diable, l’un en latin12, deux en français, dont la
« copie » seule parvint aux exorcistes, « l’original » étant conservé en enfer. Voici le second de ces extracta
ex inferis :

Je renie Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, Marie et tous les saints, particulièrement saint Jean-
Baptiste, l’Église tant triomphante que militante, tous les sacrements, toutes les prières qui s’y font.
Je promets de ne jamais faire le bien, de faire tout le mal que je pourrais, et voudrais bien n’être point
homme, mais que ma nature fût changée en diable pour te servir mieux, toi, mon Seigneur et maître
Lucifer, et te promets qu’encore qu’on me fît faire quelque bonne œuvre, je ne la ferai pas en
l’honneur de Dieu, mais à son mépris et en ton honneur et de tous les diables, et me donne toujours
à toi et te prie de garder bien la sédule que je t’ai donnée.
Urb. Grandier13.

Où est le désir d’être changé en diable ? Où, la subtile opposition entre l’objectivité de la bonne œuvre
et l’intention mauvaise qui l’habite ? Il n’est pas difficile de le dire : des religieuses elles-mêmes.
LE MONDE SAUVAGE DU DÉSIR

Mais si la distinction entre les « motifs » et l’action est traditionnelle en spiritualité, elle acquiert à
l’époque un poids dangereux et nouveau. Elle permettait un discernement spirituel : la foi n’est pas
identifiable à ses « œuvres », bien qu’elle en soit indissociable ; l’intention bonne ne va pas sans œuvre
bonne, bien qu’elle ne soit pas garantie par elle. Cet instrument de différenciation entre le sens et le signe
devient, chez beaucoup de « spirituels » contemporains, un glaive qui scinde dangereusement la régularité
objective de la vie religieuse et les mauvais « instincts » qu’elle peut couvrir. Les bonnes actions et
l’observance des règles se décollent, comme une « apparence », d’une « réalité » intérieure qu’une attention
aiguisée découvre avec horreur et inquiétude : la violence sauvage du désir.
Une longue pratique de l’examen de conscience, une exigence de fidélité religieuse certaine mais livrée à
cet examen, un discrédit général des institutions qui pourraient être investies de sens et garantes d’une
conformité à l’esprit chrétien, amènent constamment à placer l’expérience réelle derrière le théâtre de la vie
régulière. Le noir pullulement des intentions inavouables, n’est-ce pas cela la réalité ? La quête de vérité
vacille alors entre l’observance qui n’est peut-être qu’un décor (et qu’en savent donc ces messieurs qu’édifie
la vue des religieuses occupées à l’office ou au travail de la couture ?), et la malice secrète qui n’est peut-
être, après tout, qu’illusion et désordre de l’imagination (mais comment le savoir et quelle confiance
accorder aux conseils de qui parle en général de choses indicibles qu’il n’a pu entendre ?)
Bien des ursulines, on l’a vu, tombent alors dans le désespoir où les attire une expérience certaine, mais
non pas sûre, de doutes et d’impulsions intolérables dans le langage de la fidélité. Selon les schémas
théologiques reçus, il leur reste à mettre toute cette réalité au compte du diable, à le reconnaître dans
l’ombre infernale qui s’étend sur leur paysage intérieur et le partage.
Mais si telle est la véritable histoire, celle de « l’intérieur », il faut qu’elle se dise, qu’elle s’avoue enfin,
qu’elle se réintroduise dans le langage social. Faire un pacte avec le diable ou (ce qui revient presque au
même) le supposer chez un autre, mais aussi entrer dans le personnage de la démoniaque, n’est-ce pas à la
fois, avec le matériau culturel disponible, faire accéder au paraître ce qui est (je suis un démon), et faire
rentrer dans la communication un secret trop lourd (je demande à être reconnue pour ce que je suis) ?
À ce titre, l’exhibitionnisme des religieuses les fait parvenir à une vérité vis-à-vis d’elles-mêmes et de la
société.

LE PROFIT DE L’AVEU

Personnage profitable, puisqu’il élimine ce qu’il avoue. Les possédées sont des victimes. Un autre —
diable ou sorcier — est responsable. Elles se libèrent donc de la faute dans le moment où elles la confessent
publiquement, dans l’église, au cours d’un spectacle qui est encore pour elles une liturgie. Elles s’en
débarrassent, puisque la menaçante vérité intérieure est localisée dans l’« inconscience » (un ailleurs qui
leur échappe et qui n’est pas elles) et dans une part isolée de leur temps. Le secret intolérable n’occupe qu’un
espace soigneusement circonscrit par une série d’entrées et de sorties : entrées et sorties de l’exorcisme, entrées
et sorties de l’inconscience, entrées et sorties des diables. Le reste du temps est bon du fait même de la
délimitation d’un temps mauvais. On n’a plus que de « bonnes » religieuses. Ce qui les autorise à déclarer
enfin, sous le voile du diable : Je suis cela, est précisément ce qui leur permet de s’en protéger ; de se dire :
Je ne le suis pas ; de demander aux représentants de l’Église : Dites-moi que ce n’est pas moi.
À cet égard, le théâtre est un véritable exorcisme. Il est d’autant plus nécessaire que les religieuses ne sont
plus de ces « sorciers » qui ne savaient pas s’ils étaient possédés, et qui attendaient de la justice qu’elle en
décide, tel ce condamné dont Jacques d’Autun cite la déclaration :

Ce qui fait beaucoup de la peine à mon esprit, c’est que je ne sais si je suis coupable ou non. C’est
pourquoi je vous prie de me dire si l’on peut être sorcier sans le savoir, car si cela est possible, je puis
bien être de cette misérable secte, bien que je l’ignore.

À cette dépendance à l’égard du jugement social, s’oppose, chez les ursulines, une capacité de jugement
personnel sur soi. Elles savent qu’il y a de la « sorcellerie » en elles-mêmes. Dès lors la société devient le
moyen de se débarrasser d’une déviance occulte, tout comme elle profite elle-même des possédées pour
expulser sa propre inquiétude en la théâtralisant. Une complicité entre les actrices et leur public renforce le
jeu des exorcismes en multipliant son profit. Ce théâtre a un aspect de sécurité sociale.

LA PESTE DE L’ATHÉISME

La thérapeutique est-elle proportionnée aux questions posées ? Est-ce une réponse ou un palliatif ? Car le
problème lisible, à travers les procès-verbaux, dans l’inlassable mention du blasphème, dans la répétition
des reniements de Dieu, dans la contrainte monotone exercée sur les possédées pour qu’elles confessent
Dieu, c’est l’athéisme. Il fait l’objet de toute une littérature d’Athéomachie, de Discours contre
l’athéisme ou contre les athées et libertins, d’Atheomastix, d’Atheismus triumphatus, mais aussi de
mesures politiques, de condamnations juridiques ou de précautions sociales contre les Athéistes. Les
« athées » qui occupent d’abord la polémique sont les « hérétiques » de chaque Église, les croyants non
conformes, etc. Mais, bientôt, la controverse se concentre sur l’existence de Dieu. Autour de 1630, se
forment les groupes de « libertins », érudits et sceptiques, qui s’effaceront vers 1655 (à peu près au moment
où disparaissent les possessions, il faut le noter) avant de reprendre aux approches de 1680. « L’athéisme »,
dont cent ans auparavant on ne parlait jamais, devient un fait reconnu. Il n’est pas propre aux savants.
Entre cent autres, après 1629, le cordelier Jean Boucher le dénonce partout :

Vous ne verrez point maintenant une moustache relevée qui ne vous jette toujours des Pourquoi ?
Pourquoi Dieu a-t-il donné des lois au monde…? Pourquoi la fornication est-elle défendue…?
Pourquoi le Fils de Dieu s’est-il incarné14 ?

Pour Mersenne, Paris est à lui seul affligé d’au moins cinquante mille athées. Pour beaucoup, les plus
dangereux sont les prétendus gens de bien, en réalité pires que les diables, qui tiennent pour maxime
qu’il se faut comporter selon la religion du pays, mais qu’il faut avoir une croyance toute
particulière15. Exagération ? Sans nul doute. Mais le problème hante les esprits, et surtout ceux que
martèlent les mises en garde de prédicateurs. Le père Surin le constatera dans l’un des ouvrages qu’il
consacre à Loudun, la Science expérimentale :

Je dis que, quoique la profession de l’athéisme ne soit pas une chose ordinaire parmi les chrétiens,
néanmoins c’est une tentation qui se forme assez facilement dans l’esprit…

Il entend par là celle qui suggère qu’il n’y a point de Dieu. Il ajoute que le Dieu proposé par l’Église,

quoiqu’il soit l’objet de la foi ordinaire de la plupart des chrétiens, n’est pas tellement cru que
plusieurs n’y aient de l’opposition et n’aient parfois de violentes tentations contre la foi, auxquelles
souvent les bons sont sujets16.

Tentation qui se forme assez facilement et à laquelle souvent les bons sont sujets ; la littérature
spirituelle de l’époque le prouve. Après le temps de la possession, Jeanne des Anges (quoi qu’il en soit de sa
structure psychologique) raconte à sa manière l’angoisse ou la rébellion que les démons étaient chargés
d’annoncer :

LE BLASPHÈME

J’avais souvent l’esprit rempli de blasphèmes, et quelquefois je les proférais sans que je pusse faire
aucune réflexion pour m’en empêcher. Je sentais une continuelle aversion contre Dieu, et je n’avais
point de plus grand objet de haine que la vue de sa bonté et de la facilité qu’il a de pardonner à ceux
qui veulent se convertir. Ma pensée s’occupait souvent à chercher des inventions pour lui déplaire, et
le faire offenser par les autres.
De plus, il me donnait une très grande aversion contre ma profession religieuse, en sorte que,
quelquefois quand il occupait ma tête, je déchirais tous mes voiles, et ceux de mes sœurs que je
pouvais attraper ; je les foulais aux pieds, je les mangeais en maudissant l’heure que j’étais entrée en
religion. Tout cela se faisait avec une grande violence17.

La « tentation », liée au diable, s’accompagne de désespoir :

Je me résolus par désespoir d’être damnée, et mon salut me devint indifférent17.

Elle se laisse aller à la logique de la possession. Elle y trouve un destin. Elle est prise par le jeu des
paroles, par la fascination du démon qui est, disait de Lancre, esprit babillard, mais aussi par la
ritualisation d’une orgie chorégraphique et verbale où le salut personnel s’efface, avec les contraintes
morales, dans l’ivresse d’une folie commune.

SOUFFRIR POUR ÊTRE RASSURÉ

Il y a autre chose. Avec cent de ses contemporains, Yves de Paris annonçait contre les sceptiques les
tourments et les inquiétudes désespérées de ces âmes misérables18.
Le doute et le blasphème doivent être non seulement avoués, mais punis. L’exorcisme procure aux
possédées cette punition. Il leur faut payer de ces peines l’avantage d’être rassurées. À cet égard, elles tirent
bénéfice d’être victimes. Elles sont complices du châtiment qui les rend à la « société » religieuse et qui doit
rendre cette société à elle-même. La peine peut être extrême. Par centaines, pendant ces années mêmes, des
femmes « sorcières » demandent à être brûlées ou deviennent les actrices de leur propre mort19, prévenant le
dernier jour du jugement et de l’assurance, se jetant elles-mêmes dans cette fin qui conjugue la peine ultime
et le salut définitif. Bien plus, pour tout dire, peut-être faut-il mourir, et « se faire justice » pour trouver
dans les mots la communication qu’ils promettent toujours sans jamais la donner vraiment.
S’il y a encore une tragédie du langage à Loudun, elle s’est tempérée par le fait de sa mise en scène. Reste
une analogie de structure. De ces fêtes qui ne sont plus des fêtes mais des exercices épuisants, les religieuses
retirent le privilège d’être des victimes, soumises à la dure loi d’un théâtre purificateur. Mais, en devenant
une tragi-comédie, il ne les punit et ne les sauve qu’à moitié, — et peut-être pas du tout. La possession se
donnait comme une sortie du temps et du doute, une confrontation entre le ciel et la terre, un lieu de
l’essentiel et de la visibilité. En fait, elle est la répétition d’un imaginaire eschatologique. La réalité
surnaturelle y est signifiée en forme de déjections ; les actrices, changées en désespérées ; la durée de l’action,
en temps perdu ; et la fiction, en labeur méritoire.
Au cours d’un exorcisme, en avril, Jeanne dit :

Je suis Jeanne la folle… Ursuline la folle. J’ai la cervelle de côté. Vous gagnerez plus à me mener à
Saint-Mathurin.
Et à son exorciste le Père Lactance :
Ô que je te ferai perdre de temps.

Et d’elle-même :

Faudra souffrir… Nous sommes bons chevaux de trompette. Nous ne nous étonnons pas pour le
bruit.

Un travail de cheval, de bête de somme, dans une guerre d’usure. Car la fête infernale se poursuit, tâche
de chaque jour, alors que les passants attirés par la publicité peuvent repartir, en hochant de la tête :

Après les premiers exorcismes, raconte un Loudunais, Champion, voilà un grand bruit qui s’étend,
non pas seulement en France, mais par toute l’Europe, et bien que les prétendus démons n’aient fait
d’autres signes que des grimaces fort vilaines et des postures désagréables, on crie, on publie qu’ils
courent par les rues de Loudun, qu’on voit des filles transportées sur le pinacle des églises et voler par
l’air, et autres contes de pareille farine. Si bien que le peuple accourt de toutes parts pour voir cette
folie. Les hôtelleries ne sont pas assez grandes pour abriter ceux qui viennent à la foule. Et ce qui est
admirable, c’est que la plupart y demeurent huit ou quinze jours, remettant de démon à démon pour
avoir des merveilles. Et à la fin ils étaient aussi savants qu’avant qu’ils fussent venus20.

Que ce soit autre chose que les merveilles attendues, cela ne veut pas dire que ce ne soit pas une
représentation grave. Champion fait l’office de la commère du coin. Plus tard seulement, cessant d’être
sérieux, le spectacle ne sera plus que « curieux ».

LA RÉBELLION DES AMAZONES

Par un autre aspect, la possession est également une rébellion de femmes, agressives, provocantes,
exposant au grand jour des exorcismes leurs désirs et leurs revendications sous le masque de ces diables qui
rendent tant de services. Elles appartiennent à un temps de régentes, de réformatrices, de saintes mystiques
ou de pionnières en littérature, où l’on chante Le Triomphe des dames et présente La galerie des femmes
fortes. Elles sont éducatrices, instruites, de bonnes familles et de cette jeune congrégation d’Amazones qui
sait la valeur de l’obéissance mais dont les religieuses pourraient souvent en remontrer à leur curé. Leur
aumônier, le prieur Moussaut, n’apparaît que comme une ombre. Beaucoup d’autres, qui traversent en
vivants leur histoire, ne sont guère plus, eux aussi, que des fantômes. Il n’en va pas de même pour
Grandier.
Dans ce temps-là, écrira Jeanne, le prêtre dont j’ai parlé se servait des démons pour exciter en moi
de l’amour pour lui. Ils me donnaient des désirs de le voir et de lui parler. Plusieurs de nos sœurs
étaient dans ces mêmes sentiments sans nous les communiquer. Au contraire, nous nous cachions les
unes des autres autant que nous pouvions…
Quand je ne le voyais pas, je brûlais d’amour pour lui, et quand il se présentait à moi [la nuit, en
songe] et qu’il me voulait séduire, notre bon Dieu m’en donnait une grande aversion. Ainsi tous mes
sentiments changeaient. Je le haïssais plus que le diable21…

Face à face avec l’homme. Mais aussi face à face avec le prêtre. Les possédées n’ont plus, devant les
exorcistes, la docilité révérencielle des sorcières d’antan. Elles les insultent, les raillent, les frappent, sans
épargner l’évêque. La prieure se moque du Père Lactance, honnête capucin de Limoges :

Va-t’en porter ta besace à ton Limoges… Veux-tu que je te donne un soufflet ?

Le bon homme se fâche tout rouge. Le diable ne se laisse pas impressionner :

Oh ! Tu montes sur tes grands chevaux ! Parle gracieusement.

Claire de Sazilly n’est pas moins vive quand, devant les évêques de Nîmes et de Chartres, le secrétaire de
Richelieu, Laubardemont et tout un aréopage distingué, les exorcistes lui font le coup, mille fois répété, de
se dire quelques mots à voix basse et de lui demander de le découvrir — signe public qu’elle est bien
possédée. Elle dit au père Élisée, un carme qui en a beaucoup vu :

Vous me prenez pour une bohème. Vraiment vous abusez de la patience de ces Messieurs. Que
diront-ils au Roi et à Monsieur le cardinal…

et à Laubardemont :

Et vous, Monsieur, vous êtes attrapé. Vous avez jusqu’ici trompé tant de monde, mais vous voilà
découvert. Elle embrasse le compagnon du père Élisée en disant que ses petites joues sont bonnes à baiser
et, s’approchant de Monsieur des Roches, premier secrétaire du cardinal, elle se reprend : Tu es trop vieux.
Ce sont là gentillesses, auprès des coups : et nous a donné ensuite deux grands coups de pied note
piteusement un compte rendu d’exorciste. Un procès-verbal parle de la prieure laquelle étant agitée aurait
peu après, ou le diable par elle, baillé un soufflet audit père Gault. À cause de quoi ledit père
Lactance, exorciste, pour châtier le diable, aurait baillé cinq ou six grands soufflets sur le visage de
ladite sœur des Anges, qui n’aurait fait qu’en rire22.

On se tutoie, on se bat, on en sort tuméfié : ce sont parfois de vraies scènes de ménage.


LES CHASSEURS SAUVAGES

De leur côté, les exorcistes se métamorphosent en « chasseurs sauvages »23, chasseurs de créatures, comme
disent les rapports, et dompteurs de corps. Les jeux troubles et les luttes rituelles qui se déroulent devant le
public ravi, dévoilent et dénient simultanément (par le fait même d’être une représentation) les relations
entre la sexualité et la religion. C’est une fonction de ce langage que d’être le retour du refoulé, la
rémanence de la sexualité que sont en train d’éliminer le discours scientifique et le discours religieux.
Ainsi, le 8 mai 1634, cette lutte entre l’homme et la femme :

… Après quoi l’exorciste [le père Lactance] a contraint le diable [Jeanne des Anges] d’adorer le
saint Sacrement et l’a fait mettre en toutes les postures qu’il a voulues, en telle sorte que tous les
assistants en ont été comme ravis d’admiration, et même en ce que, par sa parole, il a fait mettre ce
corps le ventre contre terre, la tête élevée en haut, les bras et les pieds tournés en arrière, joints et
enlacés ensemble, et les a fait pareillement déprendre et remettre.
Et comme, revenue à elle, la créature était commandée de chanter le verset Memento salutis et
voulait prononcer Maria mater gratiae, on a entendu soudain sortir de sa bouche une voix horrible
disant — « Je renie Dieu. Je la maudis. » Et ensuite elle s’est mordue la langue, puis au bras, d’une
furieuse façon, nonobstant les efforts de l’exorciste pour l’en empêcher.
Ce que voyant, le père Lactance a jeté rudement par terre le corps de la possédée, l’a foulé avec
grande violence sous ses pieds, puis, un pied sur sa gorge, a répété plusieurs fois : Super aspidem et
basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem24.

Freud tenait les tableaux pathologiques du XVIIe siècle pour facilement interprétables, tels des mines à
ciel ouvert25. Celui-ci confirmerait ses vues. Il est l’exégèse mimée d’un Psaume :

Tu marcheras sur l’aspic et le basilic


Tu fouleras aux pieds le lion et le dragon26.

Le verset était traditionnellement attribué par la liturgie à Marie, nouvelle Ève triomphant du Serpent
qui avait été le tentateur dans le jardin de l’Éden. Il est repris à son compte par l’homme luttant contre la
femme « diabolique » qui récuse son allégeance à la Mère fidèle, s’identifie au « Père du mensonge » et
tient, dans le champ clos de la scène, la place du lion et du dragon.

TOI, URBAIN GRANDIER


De cette lutte, on a une idée avec le procès-verbal de la confrontation entre Urbain Grandier et, d’autre
part, neuf religieuses et trois séculières, en l’église Sainte-Croix, l’après-midi du vendredi 23 juin 1634, en
présence de Laubardemont, La Rocheposay, le clergé séculier et régulier, les sieurs Dreux (lieutenant général
de Chinon), de la Barre, de Brézé, Maître Fournier (procureur du roi), etc., et naturellement de trois
médecins, Grolleau, Jacquet et Brion, devant la foule des grands jours. Le père Gabriel Lactance a proposé
que Grandier fit lui-même l’exorcisme des possédées. D’où la scène dont Laubardemont se fait lui-même le
rapporteur :

… Requis ledit Grandier de continuer l’exorcisme, comme il a demandé aux démons qui les avait
envoyés dans lesdits corps, toutes lesdites énergumènes, ou les démons par leurs bouches, ont dit :
« Toi Urbain Grandier. »
Lequel disant que cela était faux et qu’il ne croyait pas qu’il fût en la puissance d’aucun homme ni
magicien, ni autre d’envoyer les démons en aucun corps, a été répondu par la bouche de toutes
lesdites énergumènes qu’il les avait envoyés et était magicien, depuis neuf ans, ayant été reçu par
Asmodée en Béarn [le pays de la sorcellerie pour Laubardemont], à pareil jour que celui-ci, vigile de
saint Jean. Ce qui lui a été particulièrement maintenu par ledit Asmodée, parlant par la bouche de
ladite sœur Agnès extraordinairement agitée.
Et ledit Grandier leur demandant s’ils [les démons] répondront aux interrogatoires qui leur
seraient faits en grec, a été dit par lesdites énergumènes ou la plus grande partie d’elles qu’il y avait
donné bon ordre et avait expressément pactisé afin que lesdits démons par elles ne parlassent pas
autre langage que le français. Et néanmoins fut dit par quelques-unes d’elles que, s’il leur voulait lui-
même proposer des questions en langage grec, ils y répondraient. Ce qui fut particulièrement dit par
la sœur Catherine ; laquelle nous a ci-devant déclaré qu’elle n’a jamais su lire ni écrire, et se présenta
ladite sœur Catherine à cette épreuve avec une assurance merveilleuse.
Et par Verrine parlant en sœur Claire, et par Astaroth parlant en Isabelle, a été dit que, s’il leur
était permis par l’Église, ils feraient présentement voir la marque du magicien qu’il avait sur son
corps ; aussi avec grande assurance, et qu’il avait commis en cette qualité plus de mal que tous les
autres magiciens ensemble…
Et ensuite [Grandier], adressant la parole audit seigneur évêque, lui a dit qu’il le priait, en cas qu’il
fût magicien et eût envoyé les démons en cesdits corps, de commander auxdits démons de lui tordre
le cou présentement ; sur quoi a été dit par toutes lesdites énergumènes, avec des voix pleines de furie
et de rage :
« Ha ! ce serait bientôt fait, s’il nous était permis ; mais tu sais bien que ni l’Église, ni la justice ne
le permettront pas. »
Comme aussi tant ledit seigneur évêque, que nous avons dit que nous ne pouvions et ne voulions
donner telle permission, et tout au contraire défenses très expresses ont été faites aux démons par
ledit évêque de rien entreprendre sur la personne de Grandier et sur nous [Laubardemont] ; lui a été
dit que nous ayant ci-devant fait à diverses fois la même proposition, nous lui avions déclaré ainsi
qu’appert par les actes sur ce fait que telle permission ne pouvait être donnée et qu’il devait employer
d’autres moyens pour sa justification. Et en ce même temps, il a été ému une si grande et si furieuse
tempête par lesdites énergumènes que tout n’était que désordre, confusion et effroi, à cause de quoi
avons dit audit seigneur évêque qu’il fallait au plus tôt finir cette action…
Toutes lesdites énergumènes ont été agitées des plus violentes, plus extraordinaires et plus
effroyables convulsions, contorsions, mouvements, cris, clameurs et blasphèmes qu’on puisse
imaginer, étant impossible de les décrire, ni aucunement représenter, sinon en disant qu’il semblait à
tous les assistants qu’ils voyaient en cette occasion toute la fureur de l’enfer.
Après quoi avons fait retirer ledit Grandier et icelui ramener en sa prison27…

ENTRE LA FRAYEUR ET LE RIRE

Après ce face-à-face entre les furies et le prêtre dont elles veulent dénuder le corps et tordre le cou, faut-il
dire, comme Élisabeth Blanchard au père Du Pont :
Tiens, religieux, regarde. Tu n’as rien vu de pareil ? Mais quatre-vingts ans plus tôt, Du Bellay
envoyait à son ami Remi Doulcin, prêtre et médecin, des impressions analogues à celles de beaucoup de
spectateurs loudunais :

Doulcin, quand quelquefois je vois ces pauvres filles


Qui ont le diable au corps, ou le semblent avoir,
D’une horrible façon corps et têtes mouvoir,
Et faire ce qu’on dit de ces vieilles sibylles ;

Quand je vois les plus forts se retrouver débiles,


Voulant forcer en vain leur forcené pouvoir,
Et quand même j’y vois perdre tout leur savoir
Ceux qui sont en votre art tenus des plus habiles ;

Quand effroyablement écrier je les ois,


Et quand le blanc des yeux renverser je les vois,
Tout le poil me hérisse, et ne sais plus que dire.

Mais quand je vois un moine avecque son Latin


Leur tâter haut et bas le ventre et le tétin
Cette frayeur se passe, et suis contraint de rire28.

1 BN, Fds fr. n.a. 6761, f. 9.


2 Lettre de l’écrivain anglais Killigrew ; Oxford, Bodleian Library, Ashmole, N.S. 800, 21 ; texte édité in The European Magazine, t.
43, février 1801, p. 102. Sur Thomas Killigrew (1612-1683), R. Flecknoe publia dès 1667 The Life of Tomaso the Wanderer (réédition
Londres, 1925).
3 Ibid.
4 Pierre de Lancre, L’Incrédulité et Mescréance du sortilège plainement convaincue…, Paris, 1622, p. 41.
5 La gloire de Sainte Ursule, par un Père de la Compagnie de Jésus, Valenciennes, 1656, Dédicatoire non paginé.
6 Voir Marie de Chantal Gueudré, Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, Paris, Éditions Saint-Paul, 1957, t. 1, p. 201-216.
7 BN, collection Dupuy, vol. 776, f. 254 ; BN, Fds fr. 6764, f. 7 ; Archives des Affaires étrangères, ms. France, vol. 1696, f. 109 ;
Archives nationales K 114, pièce 22. Dijon, Bibl. municipale, Fonds Baudot, ms. fr. 144, p. 1-7. Il faut y ajouter la « liste » placée à la
fin de La Démonomanie de Loudun, qui montre la véritable possession des religieuses ursulines et autres séculières, avec la liste des religieuses
et séculières possédées…, La Flèche, Griveau, 1634 (BN, in-8o Lb 36.3024).
8 Dijon, Bibl. municipale, Fonds Baudot, ms. fr. 144, p. 1.
9 Lettre du 26 juillet 1634 ; Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 17.
10 Poitiers, Bibl. municipale, ms. 303, pièce 26.
11 BN, Fds fr. 7618, f. 45. Autographe de Laubardemont.
12 Le manuscrit se trouvait aux Archives de Poitiers, d’où il a disparu. Fac-similé publié in J.A.S. Collin de Plancy, Dictionnaire
infernal, 2e éd., Paris, Mongie, 1826 ; traduction in Jules Garinet, Histoire de la magie en France…, Paris, Foulon, 1818, p. 327.
13 BN, Fds fr. 7619, f. 83 ; publié, avec quelques inexactitudes, par G. Legué, Documents pour servir à l’histoire médicale des possédées
de Loudun, Paris, 1874, p. 23.
14 Cité par René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 28-29.
15 Ibid., p. 29-30.
16 La Science expérimentale…, II, ch. 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 39.
17 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. Gabriel Legué et Gilles de la Tourette, Paris, 1886, p. 71-72.
18 Yves de Paris, Théologie naturelle, 3e éd., Paris, 1641, t. 4, p. 393 sv.
19 Voir, par exemple, Wilhelm E. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Paris, Gallimard, 1968, p. 251 ; ou
Joost Merlo, in Journal of the American Psychiatric Association, juillet 1963.
20 BN, Fds fr. n.a. 24.383.
21 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, p. 67-68.
22 BN, Fds fr. 7618, f. 2.
23 Voir Geza Roheim, « Die wilde Jagd », in Imago, t. 12, 1926, p. 467 sv.
24 BN, Fds fr. 7618, f. 8.
25 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2002, « Ce que Freud fait de l’histoire. Une névrose
démoniaque au XVIIe siècle », p. 339-364.
26 Psaume 90, 13 (Vulgate).
27 BN, Fds fr. 7618, f. 50-51.
28 Joachim du Bellay, Regrets, sonnet 97. Voir Auguste Viatte, « Du Bellay et les démoniaques », in Revue d’histoire littéraire de la
France, t. 51, 1951, p. 456-460.
8

LE REGARD DES MÉDECINS

(printemps 1634)
À la mi-avril, il est fait appel à toute une suite de médecins chargés d’ausculter, tâter, observer et
médicamenter, alors que par ailleurs on procède à un renouvellement et à une augmentation des exorcistes
en vue d’organiser les séances communes qui se déroulent dans les églises. Dans cette foule de docteurs, il y a
Charles Auger, François Carré, Alphonse Cosnier, Gabriel Coustier, François Duclos, Mathieu Fanton,
Vincent de Fos, Jean-François Grolleau, Antoine Jacquet, Gaspard Joubert, Daniel Rogier, mais aussi les
chirurgiens Allain, François Brion et Maunoury, l’apothicaire Pierre Adam. D’autres viennent de Poitiers,
de Tours, de Saumur, de Niort, de La Flèche, du Mans, de Paris, de Montpellier, etc. Ils vont multiplier
les rapports : les Registres de la commission (1634) en compteront vingt-six rédigés et signés avant la
mort de Grandier, et ils ne les mentionnent pas tous1. La liste des publications médicales n’est pas moins
impressionnante.

VILLAGES ET BONNES VILLES

Les débats entre médecins ne révèlent pas seulement les nouvelles « curiosités » d’une catégorie sociale. La
tragédie de Loudun est une scène où se représente aussi le drame d’un remuement dans le savoir. Quelque
chose se brise, quelque chose naît dans ce qu’alors on appelle la médecine. À cette date, en 1632,
Rembrandt peint « La leçon d’anatomie du Docteur Tulp », le tableau d’un moment épistémologique. À
Loudun, devant les objets soumis à son diagnostic, une science trahit ses ambitions, ses clivages, sa
mutation en cours, le déplacement ou le raidissement de ses concepts, et jusqu’à ses obsessions. Mais les
oppositions doctrinales sont associées, au moins dans l’opinion publique, à une coupure sociale entre la ville
et la campagne. Témoin l’accusation portée contre les « possessionnistes » par le Factum pour Maître
Urbain Grandier (août 1634), libelle édité en bien des lieux :

De quels médecins se sont-ils servis ? L’un est de Fontevrault [Alphonse Cosnier], qui n’a jamais
eu de lettres et à cause de cela a été contraint de sortir de Saumur. Ceux de Thouars, de même, l’un
[Jean-François Grolleau] ayant passé la plupart de sa jeunesse à auner [mesurer] en une boutique de
Loudun du ruban et de la toque ; l’autre [François Brion], ignorant de même et convaincu d’une
extrême impéritie par Mgr l’archevêque de Bordeaux et encore proche parent de la femme de
Trincant. Celui de Chinon, ignorant et tenu, par ceux de la ville, sans emploi, même mal disposé de
son esprit. Celui de Mirebeau [Antoine Jacquet], de même, parent de la sœur de Mignon. Bref, tous
médecins de village…
… Au lieu, en une affaire de si grande conséquence, d’y appeler des plus doctes, fameux et
expérimentés médecins ou apothicaires des bonnes villes voisines, comme Tours, Poitiers, Angers ou
Saumur. Mais on n’en voulait pas avoir de si clairvoyants2.
Ailleurs on accusera d’incompétence le docteur de Châtellerault. Quoi qu’il en soit des erreurs de faits ou
de jugement, la ligne de démarcation est nette ici : pour séparer les mauvais des bons, l’habile avocat utilise
un cliché, la dévalorisation des « villages » au profit des « villes », et s’appuie sur la hiérarchie qui range,
par ordre de croissante importance, les hameaux, les villages, les bourgs (dotés de marché) et les villes. Les
médecins perdent leurs noms propres pour se voir affecté le nom commun d’une catégorie de lieu qui les
« classe » et fixe leur position propre par rapport à un centre socio-culturel. Cela suffit presque pour
distinguer l’« ignorant » et le « clairvoyant ». Le savoir a sa géographie : autour de Loudun, un cercle étroit
de « villages » — Chinon, Fontevrault, Thouars, Mirebeau, Châtellerault… — s’oppose au cercle plus
large des « bonnes villes » et bons crus de la médecine — Angers, Saumur, Tours, Poitiers… (cf. la carte,
p. 215).

DOCTEURS, CHIRURGIENS
ET PHARMACIENS

Autre clivage, plus discret mais pas moins rigoureux, la distinction socioprofessionnelle entre docteurs en
médecine, chirurgiens et apothicaires. Au bas des attestations, une étiquette sourcilleuse règle l’ordre des
signatures, comme elle désigne le rang d’entrée en tête des documents officiels. D’abord les docteurs, avec
leurs titres. Puis viennent les chirurgiens, techniciens de la médecine, hommes de l’outil. Alors que les
docteurs « possèdent », au sens juridique du terme, le voir et le savoir, les chirurgiens reçoivent le statut de
manuels. Le chirurgien Dionis le dit clairement : Les médecins prirent toute la science théorique pour
leur partage, nous laissant la pratique et l’opération de la main. Beaucoup de médecins estiment même
que saigner, c’est se ravaler au niveau de l’artisanat. Entre dire ou savoir, d’une part, et faire ou opérer,
d’autre part, il y a la distance qui sépare deux catégories professionnelles dans une hiérarchie sourcilleuse.
Quant aux apothicaires, tel Pierre Adam, ils n’entrent pas dans les textes des précédents. Ils sont exclus
des lieux où se certifie la « vérité ». On se souvient de ce qu’en dit le traditionaliste Guy Patin (1600 ?
-1672) dans ses Préceptes particuliers d’un médecin à son fils :

La pharmacie est une pierre d’achoppement et de scandale à un médecin, dont il se doit sagement
garder. Ne faites jamais rien contre votre conscience et l’honneur de votre profession en faveur d’un
apothicaire… Si vous ôtez quatre boîtes de leur boutique, tout le reste n’est que forfanterie, boîtes
peintes et dorées où on ne trouve que crottes de souris qui passent pour poivre et pour gingembre.
Cette invention de boutiques et de parties d’apothicaires n’est entrée en crédit que par la connivence
de quelques médecins et par la sottise du peuple qui veut être trompé. Un médecin ne saurait
beaucoup ordonner chez un malade sans lui faire tort et à sa conscience aussi, et même le plus
souvent il se damne et tue son malade3.

Les médecins, à Loudun, sont répartis en « ignorants » ou « clairvoyants » selon qu’ils viennent de
« villages » ou de « bonnes villes ». Mais la distance aussi mesure l’autorité.
La répartition qui mue des métiers en « ordres » correspond-elle à une hiérarchisation entre la science, la
technique et le commerce (ou, pour parler comme Patin, la boutique) ? Signifie-t-elle, entre trois modes
d’approche du corps — la connaissance théorique, l’intervention, la drogue — une classification qui
privilégie pour un temps la représentation ? Au plus haut degré de la science, comme à l’échelon le plus
élevé de l’organisation professionnelle, il y a le spectacle.

VOIR ET VISITER

Les médecins ont pour première tâche de « voir et visiter », et donc de suivre et noter les spectacles du
corps. Ils procèdent à la manière des auteurs qui composent alors un Theatrum Mundi ou un Miroir du
Monde (forme ancienne de nos actuels atlas) et donnent comme indicatif à leur œuvre : Si tu veux voir
(ainsi Bouguereau, dans son Théâtre françois). Ils décrivent le malade comme un sol, un relief, avec des
« émotions » ou mouvements, des irruptions, etc. Mais ils le font en relevant le terrain tel qu’il leur
apparaît. Leurs dépositions sont l’image d’une image : l’image textuelle d’images visuelles. Elles racontent
les voyages de l’œil.
Ainsi, tout élémentaire qu’il soit, le « certificat » et « témoignage » donné le 30 janvier 1634 par les
premiers consultants :
Nous, docteur en médecine et maîtres chirurgiens soussignés, certifions à tous qu’il appartiendra,
que, par vertu d’ordonnance de Mre Laubardemont, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé,
Nous Nous sommes transportés au couvent des dames Ursulines de cette ville de Loudun pour voir
et visiter la mère supérieure dudit lieu, à laquelle avons trouvé plusieurs excoriations et égratignures
en toute la face, particulièrement aux deux joues, au menton et sous la gorge, que nous avons vu plus
visiblement après avoir fait une lotion d’eau et de vin, à cause du sang qui était desséché dessus, et en
avons remarqué deux sur la joue dextre un peu plus profondes et larges que lesdites autres… etc. etc.
Ce que nous témoignons comme dessus contenir vérité. Témoins nos seings y mis. Fait le 30e
janvier 1634.
D. Rogier, docteur médecin
Allain, Mre chirurgien. Maunoury Mre chirurgien4.

Le minutieux « théâtre » de faits « considérés » forme la première vérité dont le médecin « témoigne » et
qu’il « certifie à tous ». Il sera d’autant plus sûr que plus nombreux seront les yeux, c’est-à-dire les
médecins. Combien de choses risquent d’échapper ! Il faut qu’elles entrent toutes dans le « miroir » qui les
recueille. Les regards sont donc multipliés. Le corps des consultants, renforcé. À son tour, composés par les
parcours complémentaires de tant d’yeux sur la même surface, les constats s’allongent. Le récit se fait
accumulatif. Une jubilation semble même l’habiter, celle de conquérir toujours plus d’observations. Un
lyrisme de la précision soutient la rhétorique qui additionne sans fin les détails en suivant la loi de
dispersion de l’espace.

LE SOUPÇON

Pourtant, l’acharnement avec lequel on cherche une vision plus sûre et une observation plus ample
atteste également une inquiétude. Le besoin d’une certitude avoue aussi la crainte de la perdre. Qu’est-ce
qu’on voit vraiment ? L’illusion s’insinue dans la perception. Un soupçon mine les ambitions de l’œil. Il y
a un ver dans le beau fruit du voir.
Quoi qu’il en soit des réflexions auxquelles ce doute donnera lieu et que nous rencontrerons, le spectacle
en reçoit une signification ambiguë. Comme tant de figures de l’art baroque, la « curiosité » est
ambivalente : festive par l’une de ses faces, elle a aussi le visage de l’anxiété.
De la « surprise » à « l’effroi », cette anxiété de l’observateur ne s’annonce pas directement, en général.
Elle se masque et se trahit dans l’objet observé, auquel est attribué, comme à une cause, le caractère d’être
effrayant ou surprenant. Ainsi, dans le rapport des docteurs Grolleau, Brion et Duclos, daté
du 17 avril 1634 — un rapport trop long pour être cité en entier — l’étonnement (c’est-à-dire, au XVIIe
siècle, l’épouvante ou la stupéfaction) et l’horreur circulent, passant de la possédée à l’examinateur, de
celui-ci au public, sans qu’il soit possible de les arrêter à un sujet en particulier. Dans ce récit, il y a de
l’effroi, un effroi qui échappe aux localisations et qui renvoie globalement à une certitude qui devrait être
là et qui manque.
Les médecins décrivent leurs observations au cours d’une célébration de la messe en la chapelle des
ursulines :

ÉTONNEMENT ET EFFROI

… Un peu après, nous avons pareillement admiré en Élisabeth Blanchard les mêmes mouvements,
dont elle a été surprise avec encore plus d’horreur et d’effroi d’un chacun qu’auparavant. Lesquels
mouvements et agitations ont continué tant à ladite Françoise [Fillastreau] qu’à ladite Élisabeth
jusqu’après la communion de la messe, après avoir paru en ladite Élisabeth si prodigieux et énormes
devant [avant] le saint canon de la messe que ladite fille à l’aide de ses pieds et du sommet de la tête
sur lesquels seuls elle était soutenue, le ventre en haut, s’est portée en arrière, la tête la première, en
serpentant, de sa place jusqu’au haut de l’autel, ayant par un moyen tout nouveau et extraordinaire
de disproportion, monté promptement avec le derrière de sa tête les deux marches pour parvenir
jusqu’aux pieds du prêtre, auquel, lors de l’élévation, elle a brusquement et rudement tiré le bout de
l’aube pour l’interrompre et l’empêcher. Et le R. Père Lactance, compagnon du R. Père exorciste,
voulant la tirer de là et l’empêcher de commettre plus de pareilles insolences, ladite Blanchard l’a
porté par terre si rudement qu’il a eu peine à se débarrasser de ses mains.
Puis, vers la fin de la sainte messe, Léonne Benjamine, sœur de la précédente, s’est mise à faire
comme les deux autres avec jurements, grands blasphèmes et menaces, qui sortaient de leur bouche,
tantôt de s’entre-tuer, et tantôt la propre fille par la bouche de laquelle ces paroles étaient
furieusement proférées disant : « Par Dieu, je tuerai cette fille. »
Toutes lesquelles choses nous jugeons surpasser absolument les forces et les moyens de la nature, et
être de pareille condition que celles lesquelles nous remarquons journellement avec étonnement et
effroi ès personnes desdites Dames religieuses ursulines de cette ville5.

JUGER

La « vérité » annoncée et certifiée par ces rapports porte souvent, inscrit avec tout le reste sur le tableau
des succès exploratoires, un élément apparemment hétérogène : cela passe la nature. Ce gros poisson pris
dans le rets du texte y figure, comme les autres, sous le signe de ce qui a été remarqué, ainsi que l’écrit le
docteur Cosnier, ou jugé et remarqué, dit-il aussi. Cette donnée est dangereuse. Elle est à la fois de l’ordre
de ce qu’on voit et de l’ordre de ce que l’on pense. Plus nettement, le 14 avril 1634, les docteurs en
médecine D. Rogier, A. Cosnier, F. Carré, F. Duclos et F. Brion déclarent :

Nous avons jugé qu’il y a quelque chose qui dépasse la nature6.

Mais, le 30 novembre 1632, Brion attestait qu’il était allé voir, dans le couvent des ursulines,
madame la prieure, nommée Jeanne de Belciel, de la maison de Cozes, et sœur Claire de Saint-Jean
de Sazilly, nièce de Mr de Villeneuve, lieutenant de Mr le maréchal de Brézé à Saumur, lesquelles
deux, les ayant considérées tant en leur repos que rigueur de leur mal, nous jugeons (vu les excès qui
surpassent le naturel) qu’il y a possession des mauvais esprits, ce qui nous a paru par divers signes que
nous déduisons en étant requis, comme aussi d’autres dames, jusqu’au nombre de quatre, que nous
avons connues être obsédées. Ce que dessus disons être véritable7.

SAVOIR POUR VOIR

Dans cette déduction médicale (au XVIIe siècle, « déduire », c’est décrire), les faits observés sont aussi
sûrement ramenés à « ce-qui-surpasse-le-naturel » que les religieuses le sont aux titres et aux patronymes
familiaux. Ce qui est vu, c’est Jeanne « de la maison de Cozes », ou Claire, nièce de Mr de Villeneuve,
lieutenant de Mr le maréchal de Brézé. Dans la perception sociale, la « fille » est la visibilité d’une
essence familiale qui est sue. De même, semble-t-il, les contorsions et les gesticulations donnent
l’appréhension immédiate d’une réalité posée par un savoir : ce qui surpasse le naturel. Ainsi en est-il, en
tout cas, de la médecine entière : elle demande de reconnaître dans le malade les essences nosologiques
qu’elle a définies et dont il présente une incarnation (plus ou moins réussie selon que le tableau des
« signes » s’y trouve plus ou moins complet).
L’observation n’en est pas dévalorisée pour autant. Au contraire, le médecin cherche à remplir ce qu’il
sait avec ce qu’il voit. Il quête la manifestation de ses concepts nosologiques. Mobilisé par l’attention, il
considère le déploiement d’un savoir en la forme neuve et visible d’un apparaître. En somme, il découvre
sans apprendre. Cette entreprise est malaisée, car il faut distinguer comment et par où la série indéfinie des
spectacles que le regard balaie s’articule avec la série finie des catégories médicales que détient une science.
La « considération » médicale est ainsi l’alliage d’un voir et d’un juger, ou d’un remarquer et d’un
penser — mais un alliage qui va devenir de plus en plus instable devant les faits « extraordinaires ». Car
alors on verse tantôt dans la simple re-connaissance qui n’accepte du visible que le connu, tantôt dans
l’enregistrement empirique d’un inconnu qui déporte le savoir vers une autre formalisation, en
privilégiant l’expérience. Dans le premier cas, le « juger » circonscrit et réprime le « remarquer » ; dans le
second, l’observation compromet le jugement.

« GARDEZ-VOUS
DE DEVENIR EMPIRIQUE »

Tout se joue autour de l’expérience, notion pivot dans les disputes qui, devant l’extraordinaire, mettent
en cause le statut de la perception et la définition de la nature. Les uns diront, avec Guy Patin (un cas
extrême, il est vrai) :

Gardez-vous bien de devenir empirique. Raisonnez toujours et ne vous servez de l’expérience que
comme de la servante de la raison et de la science que vous vous êtes acquise. Les sectes des
Méthodiques et des Empiriques, si elles ne sont soumises et n’obéissent à la Dogmatique, ne sont que
des extrémités vicieuses que vous devez soigneusement éviter. Hippocrate n’a rien dit de plus vrai
que : Experimentum fallax. Un médecin qui ne raisonne point n’est point médecin, il n’est qu’un
charlatan. Il faut saigner, purger, ventouser, donner du vin ou l’ôter à un malade par raison8.

Cette belle assurance en la science « acquise » n’empêchera pas Guy Patin de dire, à propos de Loudun :

Je ne croirai ni homme ni femme démoniaque si je ne les vois, mais je me doute qu’il n’en est
guère9.

Pour croire, il lui faut donc voir ? Ce qu’il sait ne lui suffit-il pas ? Mais, en réalité, ses connaissances
l’amènent à penser qu’il ne peut voir cela. Se fierait-il à ce qu’il verrait au détriment de ce qu’il sait, ou
trouverait-il dans sa « raison » et sa « dogmatique » de quoi résorber la menaçante interrogation liée à
l’hypothèse d’une telle vision ?

FAIRE PLACE À L’ÉTRANGE :


LE POSSIBLE

Les nombreux médecins qui se rassemblent, le regard tendu, autour des gesticulations de Loudun
— comme ceux de Rembrandt autour du cadavre —, se trouvent portés par leurs observations aux limites
de leur science. Pour affirmer « n’avoir vu et observé aucune chose par dessus les lois communes de la
nature » ou le contraire, de quels critères disposent-ils ? Des questions fondamentales se posent. D’une part,
ils ont à décider de ce qui est possible ou non à la nature. Et de quelle manière en juger sinon au titre de
leurs connaissances ? De ce point de vue, il s’agit de savoir s’ils peuvent situer l’extraordinaire, qui leur
échappe, au-dedans des catégories nosologiques, ou s’ils doivent le caser au-dehors. Où est-il le plus
raisonnable de faire place à l’étrange ? Dans ce qui est théoriquement assimilable, ou dans ce qui est à
reconnaître comme « différent » ou « surnaturel » ? L’inconnu sera-t-il classé en deçà ou au-delà de ce qui
est posé en droit comme compréhensible ?
De soi, il n’est pas évident que l’option la plus totalisante (tout est explicable en termes médicaux) soit la
plus scientifique : elle refuse de se fixer une limite, un degré zéro, qui instaure une rigueur ; en disant que
tout est « naturel », elle récupère seulement à son compte le modèle cosmologique et englobant d’une
théologie. Cette difficulté tient au fait que deux questions sont bloquées : l’établissement d’un champ
médical et la détermination d’un ordre naturel. Elle a des raisons socio-culturelles. Chaque temps impose
un type particulier d’alternative.
Le médecin est amené à se substituer au théologien, comme le témoin d’un savoir laïc qui prend le relais
de la science cléricale. Le docteur Yvelin le dira bientôt clairement, au sujet de la possession de Louviers :

Les médecins en ce cas ont de graves prérogatives par-dessus les ecclésiastiques, car ils savent que si
cette humeur mélancolique croupit dans les hypocondres, il s’en élève des vapeurs et des vents de
qualité assez maligne pour produire tous ces effets qui semblent si étranges et si extraordinaires10…

Ou bien, renonçant à cette place à prendre et qui lui offre, comme à l’homme d’État, un rôle tout
défini, le médecin admet le surnaturel comme une région de faits qui jouxte son propre domaine ; il
reconnaît dans le théologien le propriétaire de fiefs qui délimitent les siens et requièrent encore son
allégeance au nom de Dieu.

L’ILLUSION DE VOIR

D’autre part, le soupçon porte sur l’expérience même qui fait question. Quel est le rapport de ce qui
apparaît avec ce qui est ? Vieille question, qui habite déjà la philosophie post-nominaliste de l’époque. Les
médecins l’expriment en glissant de ce qu’ils voient à ce qu’ils pensent voir. La médiation traîtresse de ce
penser introduit le danger permanent de l’illusion. Quand ils s’interrogent sur le naturel ou le surnaturel
des faits remarqués, ils ont à se demander : qu’est-ce qu’ils voient vraiment ? Véridique, véritable, vérité :
les mots reviennent, obsédants, à la fin ou en tête des Relations, avouant précisément le point fragile et le
lieu manquant : la perception elle-même.
L’anormalité des faits et la contrariété des interprétations ouvrent donc dans le voir la faille du doute.
Par là, les médecins rejoignent à leur manière l’inquiétude sociale dont la possession est un symptôme.
Dans le scepticisme ambiant, ils la ressentent comme une incertitude épistémologique : il y a de la
tromperie. Mais où la localiser ? Question voisine de celle qui consistait à faire quelque part une place à
l’inconnu. Pour les uns, c’est le savoir qui est erroné, et il faut en revenir à un fidéisme, faisant
aveuglément confiance à des vérités reçues d’ailleurs. Pour d’autres, c’est l’expérience qui leurre :
Experimentum fallax, disait Patin. La perception égare. Ou bien, comme le dira le Dr Duncan à propos
de Loudun, l’imagination se trompe, elle est fausse, elle est blessée et elle trompe les sens11. À moins que
l’on puisse mettre l’illusion au compte des acteurs, la refouler dans les artifices et les simulations dont
résulteraient les faits observés, et se débarrasser ainsi du problème. L’hypothèse est de loin la plus tentante,
mais elle reste difficilement admissible. Pas plus que « l’explication » par le miracle, elle ne satisfait
l’ensemble des médecins, même s’ils l’admettent comme un élément non négligeable.

UN EXAMEN TÂTONNANT

Avant d’être élaborés pour eux-mêmes, ces problèmes émergent à travers l’examen quotidien d’un cas
exceptionnel, liés à une pratique professionnelle et aussi à des questions de conscience. Ainsi dans le rapport
où « le sieur Seguin, médecin à Tours », essaie, en avançant à tâtons, de faire le point et d’expliquer sa
position personnelle :

Monsieur,
Ce serait renoncer à l’amitié que je vous ai jurée, si je ne vous déniais ce que vous désirez de moi.
Il est vrai que, sans l’insistance que vous m’en faites, je me fusse volontiers dispensé d’interposer mon
faible jugement en une affaire dont les diables se mêlent, n’ayant rien vu à mon voyage de Loudun
qui puisse davantage vous éclaircir… que ce qui a été publié en divers écrits qui courent partout et, je
m’assure, sur le Pont-Neuf entre autres. Il n’est pas que vous n’ayez vu la lettre qu’écrit Monsieur
Bardin à ses amis sur ce sujet, du nombre desquels je crois que vous êtes. Après laquelle je ne
prétends de vous donner autre satisfaction que celle d’avoir acquiescé à votre désir.
Or pour ne point répéter ce qu’il déduit très parfaitement de l’impossibilité de la fourbe, je vous
ajouterai que j’ai entretenu la plupart de ces pauvres affligées dans leurs bons intervalles, où elles ne
m’ont répondu que de si grandes naïvetés que je ne pense pas qu’elles fussent capables de soutenir si
longtemps une si horrible méchanceté. De façon que de ce côté-là, je suis pleinement convaincu,
quoique, pour vous dire vrai, tout le zèle indiscret d’un exorciste m’ait un peu troublé du
commencement.

MALADIE D’ESPRIT ?
Pour ce qui est de la maladie d’esprit, c’est où j’hésiterais davantage, n’en voyant pas l’impossibilité
absolue telle que beaucoup la concluent. Car premièrement, quant à ce qui est de l’épreuve des
médecins, sur laquelle ils ont fondé leur rapport touchant la possession des religieuses, je ne
comprends pas pourquoi ils réfèrent si nécessairement à une cause surnaturelle le manque d’effet des
médicaments purgatifs par eux ordonnés à dose double. Théophraste (Lib. IX Historiae plantarum,
cap. 18) rapporte diverses histoires de personnes qui dévoraient les manipules entières d’ellébore, sans
en être aucunement émues, entre autres d’un nommé Eudemus, lequel prit un jour, en plein marché,
vingt-deux doses d’ellébore, sans partir de la place tout le matin ; et de là, étant retourné à sa maison,
entra dans le bain, puis soupa à l’ordinaire, sans vomir aucunement. Ce qu’il réfère principalement à
l’accoutumance, qui est si puissante qu’elle se familiarise les poisons même les plus présents et pesants
et les rend sans effet.
De sorte qu’il se peut faire que ces bonnes religieuses, que l’on remarque ci-devant avoir été fort
valétudinaires, se soient tellement accoutumées qu’elles ne ressentent plus aucun changement.
D’ailleurs les humeurs, n’étant peut-être dûment préparées, n’ont pu céder au médicament, duquel
ils ont ainsi entièrement arrêté l’action par leur extrême résistance : et partant, il me semble que cette
première preuve n’est pas suffisante pour assurer le diable auteur de cet empêchement.
Quant aux accès de leurs grandes agitations, je n’y trouve rien d’étrange pour être déréglés et
n’avoir aucune période certaine, mais bien de ce qu’ils leur prennent et cessent à point nommé, au
commandement de l’exorciste. Ce que j’ai vu souvent arriver, et quelquefois aussi manquer.
Néanmoins il est certain que cela ne peut se rencontrer si ordinairement par hasard. D’où l’on infère
qu’il faut que la cause en soit autre que de maladie. Ce que je ne trouve pas qu’il soit encore si
indubitable que l’on le fait, et estime que l’imagination peut être blessée et la raison troublée à ce
point de se persuader d’être possédées des démons, de sorte que l’esprit obsédé de cette erreur se
transporte plus volontiers aux occasions que réveille son illusion. Ce qui se remarque presque en
toutes les maladies d’esprit, qui ont accès et redoublement particuliers, selon l’occurrence des divers
objets dont il se pique. Ainsi donc jusqu’ici, il y aurait lieu de juger que ces pauvres filles tombées en
telle extravagance d’esprit s’emportent jusqu’à la furie lorsqu’elles sont irritées par les exorcistes.
De même l’on pourrait soutenir que tous les changements subits qui leur arrivent sont des effets
de cette imagination pervertie, dont l’on ne se doit émerveiller après ce que l’on voit tous les jours de
la force de l’imagination des femmes, qui paraît d’autant plus en ce sexe qu’il y a moins de raison
maintenant de dire les causes de cette folie. Ce serait pénétrer trop avant en une chose que je ne crois
pas.

IL FAUT QU’IL Y AIT ICI DU DIABLE


Car enfin, considérant qu’une folie si extraordinaire ne pourrait se rencontrer en un si grand
nombre de tempéraments différents et conspirer à une même chose sans un complot malicieux, je me
suis résolu de croire qu’il y entrait du fait du Diable, me défiant plutôt de lui que de la probité de
plusieurs personnes qui n’ont jamais donné sujet de porter un si mauvais jugement d’eux.
Il est vrai qu’il s’y fait des pièces qui choquent cette créance et qui m’ont souvent embarrassé
l’esprit. Mais, quand je reviens à examiner qu’il faut que ces pièces partent ou de l’intrigue des
diables ou des hommes qui fussent pire que Belzébuth, elles me confirment, et ce d’autant plus
qu’elles semblent détruire la vérité dont je sais que le démon est ennemi.
Pourquoi donc, me dira quelqu’un, fait-il tant de reproches à ceux qui ne croient pas la possession,
jusqu’à les dénoncer pour magiciens ? J’avoue que je ne suis pas assez fin pour rendre raison de cette
Archifourbe. C’est un contrecoup qui porte ailleurs que où il touche, et que je trouve si dangereux
qu’il n’y a que Dieu qui y puisse remédier. Vous en croirez ce qu’il vous plaira. Mais encore une fois,
il faut qu’il y ait ici ou de la méchanceté endiablée, ou du Diable. Autrement, comment ces filles
pourraient-elles entendre une langue qu’on assure n’avoir jamais apprise, et répondre sur-le-champ à
toutes sortes de questions, même des plus hautes de la théologie, comme je les ai vu faire
quelquefois ? Comment pourraient-elles faire des mouvements si divers et si difficiles, sans les avoir
longtemps étudiés ? Je ne parle pas des surnaturels, d’autant que je ne m’y suis pas rencontré, qui
sont pourtant attestés de quantité de personnes de mérite, capables d’en juger. Je ne vous parle pas
non plus des divinations et autres signes particuliers qu’elles ont donnés à la plupart des juges, entre
autres à Monsieur le Président Cothereau qui en demeure convaincu. Elles ont aussi répondu en
langage topinambou [langage d’une peuplade brésilienne] que leur parla Monsieur de Launay Razilly,
que je crois plus que moi-même et que je vous allègue à cause que vous le connaissez pour homme de
créance.
De tout ce que j’ai vu, la chose qui me semble la plus étrange est le profond assoupissement où
elles sont quelquefois plongées, comme en léthargie, sans aucun sentiment au moins qui paraisse
quoiqu’on les pique. D’autres fois, elles sont en continuelles agitations très violentes qui durent deux
heures entières, tantôt de tout le corps, tantôt d’une partie, et particulièrement de la tête, sans en
changer ni de pouls, ni d’haleine. Si bien qu’il faut conclure que le Démon n’est pas seulement la
cause morale, mais véritablement l’effective, de tous ces mouvements distatiques. Voilà ce que je sais
et pense de toute cette affaire, que je vous ai représentée, sans autre affectation que de la vérité12.

1 Une première synthèse de ces rapports est présentée par Alfred Barbier, « Rapports des médecins et chirurgiens appelés au cours
du procès d’Urbain Grandier », in Gazette médicale de Nantes, 9 août-9 novembre 1887.
2 Factum pour Maître Urbain Grandier, prêtre, curé de l’église de Saint-Pierre du Marché de Loudun… [1634], in-4o, 12 p. (BN,
Lb 36.3016). Voir BN, collection Dupuy, vol. 641, f. 220-224 ; 500 Colbert, vol. 619, f. 138 ; recueil Thoisy, vol. 92, f. 337 ; Bibl.
Arsenal, 5554 et 4824 ; etc.
3 Préceptes particuliers d’un médecin à son fils, texte édité dans René Pintard, La Mothe le Vayer, Gassendi, Guy Patin, Paris, Boivin,
s.d., p. 67.
4 BN, Fds fr. n.a. 24.380, f. 145.
5 Ibid., f. 156.
6 Ibid., f. 147.
7 BN, Fds fr. 12047, f. 2.
8 Préceptes particuliers…, édité dans René Pintard, La Mothe le Vayer, p. 69.
9 Gui Patin, Lettres, éd. J.-H. Reveillé-Parise, Paris, 1846, t. 1, p. 302.
10 P. Yvelin, Apologie pour l’autheur de l’examen de la possession des Religieuses de Louviers…, Paris, 1643, p. 17. Voir Robert
Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968, p. 288-289.
11 C’est ce que lui reproche Pilet de la Mesnardière, Traité de la mélancholie, La Flèche, 1635, p. 48-49.
12 Adressée à M. Quentin à Paris, et datée du 14 octobre 1634, la lettre a été publiée dans le Mercure françois, t. 20 (l’an 1634),
Paris, E. Richer, 1637, p. 772-780, malgré la recommandation finale (imposée par le genre littéraire) du Docteur Seguin : « Je vous
supplie ne le communiquer qu’à nos amis ».
9

TÉRATOLOGIE DE LA VÉRITÉ
I

L’IMAGINATION
DE LA PHILOSOPHIE

La vérité, le docteur Seguin doit la découvrir dans la grande forêt du sabbat qu’une possédée avait un
jour donnée pour rendez-vous à ses interlocuteurs1. Médecins, exorcistes et théologiens y circulent avec lui.
Trois ans plus tard, Descartes se trouve aussi dans une forêt d’impressions et de connaissances, mais, dit-il
dans le Discours de la méthode (1637),

Imitant… les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en
tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher
toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté et ne le changer point pour de faibles raisons,
encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le
choisir. Car par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin
quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt2.

QUADRUPEDIA

Les doctes de Loudun tiennent une conduite différente. Ils résident dans le monde de l’imagination et du
mensonge. Ils s’arrêtent en cette place, ambitieux de déceler dans l’imaginaire la raison qui s’y trahit,
encore que les images fussent les plus monstrueuses et les plus étranges du monde3 — ou de
reconnaître dans les œuvres du Menteur la vérité qu’elles avouent à travers l’inversion ou la difformité de
ses signes. Leur tactique n’est pas de se retirer de ces lieux enchantés. Ils y viennent au contraire. Ils y
séjournent, fascinés par l’étrange : phénomène général, on le sait, en ce temps du maniérisme, du baroque
ou du gongorisme. Et là, ils pratiquent une tératologie de la vérité.
Si la médecine est à cette époque un lieu philosophique, c’est que la maladie entretient alors un rapport
essentiel avec la vérité. Les savants qui se prononcent sur la possession cherchent moins à extraire du mal le
naturel et de la tromperie l’authentique, qu’à reconnaître la nature (ou la surnature) à son état difforme,
et la vérité devenue monstrueuse ou erronée. Certes, le propos est téméraire ; il risque de verser dans son
contraire, car il conduit à se demander si la nature n’est pas fondamentalement malade, ou si la vérité
n’est pas une illusion qui s’ignore. Le scepticisme s’insinue partout…
Au départ, on admet donc une langue pathologique du normal, une langue démoniaque de Dieu, et
aussi une langue bestiale de l’homme. Les médecins convaincus d’avoir affaire à de saintes religieuses,
vierges et martyres, en parlent comme de quadrupedia. L’immense discours édifiant que forment les procès-
verbaux est fait de cris et de gestes de bêtes. Il épuise le répertoire animalier. C’est l’arche de Noé de
l’imaginaire à l’époque. Comme si l’admiration qui s’attache à la vie ou à la vérité monstrueuse perdait de
vue l’humain. Entre les êtres célestes et la bête, ou entre les éléments combinés du cosmologique et du
« vital », on constate une ellipse de l’homme.
Mais ne s’agit-il pas, précisément, de définir ce qui est humain ? On est loin, à Loudun, de la société
qui permettra à Cyrano de Bergerac d’affirmer avec assurance, dans sa lettre Contre les sorciers : On ne
doit croire d’un homme que ce qui est humain, c’est-à-dire possible4…
La nécessité de se reconnaître sur place, dans la forêt des signes en délire, porte tout l’effort vers leur
interprétation. Il faut déchiffrer cette langue pathologique, démoniaque ou bestiale. Tous les outils du
travail intellectuel sont employés à cette fin : décoder la langue étrangère de la vérité. Étant donné
l’urgence de critères et de normes, chaque technique est mise au service d’une entreprise de définitions et de
repérages. Les médecins semblent oublier qu’ils ont à soigner, tellement il leur importe de diagnostiquer,
tellement il leur est demandé de se prononcer. Les exorcistes font passer avant la délivrance des possédées la
démonstration qu’elles leur permettent. Les doctes cherchent à désigner le vrai plus qu’à éliminer le mal.
L’identification l’emporte sur la thérapeutique. Les moyens de guérir deviennent des moyens de savoir.

RÉCUPÉRER LE VRAI

Peut-être les pratiques professionnelles, médicales ou liturgiques, manifestent-elles seulement


ainsi — avec plus d’évidence qu’en d’autres lieux et d’autres temps — leur rapport avec la vérité sociale
qu’elles supposent et défendent. Parce que l’ordre auquel ils se référaient s’amollit et se lézarde, les actes
thérapeutiques laissent paraître une finalité cachée. Ils prennent le relais d’un objectif qui n’était pas
immédiatement le leur mais que leur fonctionnement normal impliquait : poser une certitude sociale,
assurer un savoir. La purgation ou la fumigation, l’exorcisme ou la bénédiction se mue en opération
« théorique » et en procédé d’investigation. On s’en sert pour reprendre possession du vrai là même où il
s’est altéré dans son contraire.
Car la possession de Loudun signifie aux doctes leur dépouillement : leur savoir est possédé par l’étrange
à la manière dont l’anthropologie du temps voit dans la maladie l’intruse installée chez le malade, ou dans
le diable le colonisateur illégal du chrétien. Les savants sont chez eux dans le monstrueux, mais sur une
propriété qui leur a été ravie, et ils ont pour but de récupérer leurs biens. Ils savent que c’est à eux, mais
cela ne se voit plus. Aussi ont-ils à reconnaître leur savoir et à faire valoir leurs titres là même où leur droit
est caché par un injuste occupant.
Sans doute n’est-il pas indifférent que tous ces doctes en quête de leur vérité altérée — médecins,
exorcistes, théologiens — parlent latin. Plus tard, La Ménardière publiera des traductions du Panégyrique
de Trajan de Pline ; Quillet, des poèmes latins, Henriciados, et une traduction des satires de Juvénal ; etc.
Ils sont chez eux dans cette langue de leur savoir et de leurs loisirs. À Loudun, la langue étrangère dans
laquelle ils ont à retrouver leur bien — langue tératologique, pathologique, démoniaque, bestiale —, c’est
plutôt le français et le langage des faits. Ils se tiennent à distance de l’expérience présente en préservant le
lieu de leur droit et de leurs titres de propriétaires : le latin. À peu près tous les rapports médicaux et toutes
les consultations théologiques restent écrits dans cette langue de leur légitimité. Le plus souvent, les exorcistes
ne s’adressent aux possédées qu’en latin, signe qu’ils sont là en représentants de l’Église, détentrice légale des
révélations devenues folles, et c’est en latin qu’ils prétendent contraindre le Père du mensonge à rendre la
vérité. Quand les uns et les autres céderont sur ce point, l’assurance d’une légitimité aura disparu.

LE REMÈDE ET L’EXORCISME

Cela ne veut pas dire que, parlant la même langue, médecins et théologiens traditionalistes s’entendent.
Ils ont des intérêts communs, mais ils sont concurrents. Dans la bataille de chaque jour, ils opposent la
démonstration de leurs droits. Ainsi, le 20 mai 1634, après la « sortie » de trois démons de Jeanne des
Anges par trois plaies en la place du cœur, l’une des exorcisées prévient le public contre le savoir des
médecins :

L’un des démons sortant fut contraint par le saint Ange de la mère de déclarer qu’ils avaient
dessein d’envenimer ses trois plaies et, par ce moyen, faire mourir la mère ; que, si l’on appliquait
quelque remède pour les guérir ou pour amoindrir la douleur que la patiente souffrait, qui était très
cuisante et continua près de trois semaines, ce serait leur donner lieu d’accomplir leur projet ; mais
que, n’y faisant rien du tout, au bout de trois semaines, jour pour jour, elles seraient entièrement
guéries. Ce qui fut vérifié au pied de la lettre. Il n’en est même resté aucune cicatrice. La mère eût
fort désiré que l’on eût tâché d’amoindrir ses douleurs par quelques remèdes humains, ses plaies lui
causant de cuisantes peines et plus de quinze jours durant. Mais on voulait expérimenter s’il était vrai
que Satan avait été contraint de déclarer sa propre malice5.

Une autre fois, l’exorciste fait la preuve de son pouvoir céleste sur le corps, à l’encontre de l’autorité qui
ordonne des potions ou des saignées. Du moins c’est ainsi que l’entend le chroniqueur de cette scène où
l’exorciste commande au sang comme Moïse à la mer :
On lui donne [à Jeanne des Anges] une potion d’antimoine préparée beaucoup plus forte qu’on ne
la donne aux tempéraments les plus robustes. Elle fut observée et veillée pendant vingt-quatre heures
pour voir l’opération du remède. Il n’y en eut aucune. Le lendemain, la dose fut doublée, et, le
troisième jour, triplée. Et à tout cela, il ne parut chose aucune sortir de la patiente. Elle n’en sentit
pas la moindre émotion et parut, les trois jours, en son bon sens et fort égale. On la fit saigner au
bras, tous ces Messieurs présents et le Père exorciste, lequel au plus fort de la course du sang,
commanda au démon présent dans le corps de l’arrêter. Dans l’instant du commandement, le sang
s’arrêta et fut retenu élevé au-dessus du bras un assez long espace de temps. Puis l’exorciste
commandant de laisser couler le sang, le sang vint comme auparavant. Les divers commandements
furent réitérés plusieurs fois, en sorte que la prieure perdit une si grande quantité de sang que le corps
le plus fort en eût été notablement affaibli, et la mère, quoique d’une complexion délicate, ne le fut
point du tout. Les médecins, surpris et étonnés de ne voir aucun effet de l’antimoine, ni de tout ce
qui se passa en cette saignée, avouèrent tous qu’il n’y avait rien de naturel6.

Il faut distinguer deux types de pratiques et de théories, celles des médecins et celles des théologiens
exorcistes, même si elles appartiennent souvent à un même système d’interprétation.

UN VOYEUR

Parmi les médecins, en voici un qui vient de Paris. Humaniste distingué, docteur en médecine en la
faculté de Paris, le sieur Léon Le Tourneur écrit de Loudun, le 7 juillet 1634, en bel et bon latin :

Alors qu’à Paris l’esprit est constamment occupé par les soucis les plus lourds, quasi accablé sous le
poids, et que chacun aspire au loisir de quelque Ithaque, seul repos contre la fatigue…

Monsieur Le Tourneur partait en vacances rejoindre son île d’Ulysse, son Ithaque familiale.

Je dus, persuadé par la pression d’amis et conduit surtout par l’ordre reçu de supérieurs, faire un
détour à Loudun en vue d’examiner la vérité de cette fameuse démonomanie, très célèbre dans toute
la France depuis déjà deux ans. Dans ce haut lieu (monumentum), j’ai passé huit jours, si grande était
la curiosité d’un spectacle aussi étrange.

Ce monumentum, il vient le « visiter » — au sens médical du terme. Plus qu’en touriste, il arrive en
« voyeur ». Son vocabulaire, comme celui de ses collègues, s’ordonne autour de verbes indéfiniment répétés :
admirari, considerare, contemplari, examinare, explorare, inspectare, investigare, mirari, notare,
observare, reperire, stupere (in ou ad), videre, etc. Les opérations du regard, accompagnées d’adjectifs
quasi obsessionnels (accurate, sagacissime, etc.), butent cependant contre la « tromperie » de ce qui
apparaît. En particulier, ce que montre le visage n’est-il pas un leurre ? Une science médicale, la
métoposcopie, prétend fonder un diagnostic sur les connexions entre les organes corporels et les parties du
visage, mais elle est alors fort discutée. Elle inspire confiance au sieur de La Forge, médecin venu de La
Flèche en juin 1634, grand scrutateur de visages. Le Tourneur semble lui préférer une autre lecture (mais
n’est-elle pas plus incertaine encore ?) dont le principe est que les parties du visage ne renvoient pas à des
« résidences » corporelles, mais à des vices ou à des vertus :

Le front, les yeux, l’expression du visage, et les traits de caractères mentent très souvent. Pourtant,
chez ces vierges [de Loudun], le front ne parle que de dignité ; les yeux, de modestie ; les joues, de
pudeur ; la bouche, de choses graves et sérieuses ; tout l’air du visage, d’un éloignement à
l’imposture7.

De son côté, Pilet de la Ménardière, docteur de la faculté de médecine de Nantes, ne peut ou ne veut pas
croire

que mes sens ont été charmés ou que les livres sont des fourbes8.

FAIRE PARLER LE CORPS

Encore faut-il le démontrer. Affectés à la défense d’un savoir sur le terrain du voir, les médecins utilisent
leurs thérapeutiques comme des preuves. Aussi les pratiques sont-elles destinées à « faire parler » le corps, à
faire avouer ce qui est su à ce qui est vu. Rien de plus pernicieux, à cet égard, que la léthargie ou, comme le
notent le docteur Pilet, le docteur Du Chesne, d’autres encore, le sommeil vigilant, où tombent les
religieuses. Les fumigations réveilleront les corps endormis et clos. Cette technique olfactive (fondée, une fois
de plus, sur la « vertu » des odeurs) passe des médecins aux exorcistes :

Ladite sœur [Agnès] a été surprise d’assoupissement, et, après, de convulsion. Et l’assoupissement
lui étant revenu, ledit Père [Lactance] l’a fait cesser par des fumigations qui ont été suivies de grandes
convulsions9…

Le procédé prend la forme de la torture lorsqu’il est manié par le père Tranquille, vieux routier des
batailles contre le diable, et qui en a une conception de soudard :

Il tenait pour maxime qu’il fallait contraindre les diables possédants à parler souvent et à
répondre… Il arrivait de fois à autre que la mère prieure restait un et deux jours de suite sans que les
démons qui étaient en elle parussent la travailler. S’il arrivait en ce temps-là que quelques personnes
considérables, et que l’exorciste voulait obliger, témoignassent désirer voir des marques de la
possession, il usait vers la possédée de toutes les inventions qu’il jugeait propres à toucher son
humeur et à aigrir ses passions, disant pour raison qu’il n’y avait autre moyen de faire paraître et
parler ces démons.
Par exemple, voulant procurer que la mère fût mise en des agitations extérieures surpassantes la
portée naturelle, il excitait la colère. Pour mettre Satan en train de parler, il excitait la gaieté et la joie.
Il se servait pour la colère et aigrir l’humeur de la possédée, des fumées produites de chandelles de
poix résine allumées, de soufre d’hièbles et choses semblables, faisant tenir le visage de la possédée sur
cette fumée tant et si longtemps que, n’en pouvant plus et perdant patience par l’excès de la douleur,
Satan parût en elle. Pour les autres passions, il usait de moyens aussi peu raisonnables, ce que l’on
apprenait lorsque, la pauvre fille n’ayant autre défense que ses cris et lamentations, elle les employait
de toute sa force. Alors celles qui l’entendaient, accourant à son secours, tombaient dans
l’étonnement de voir telle chose, et cet homme renvoyait si brusquement et rudement qu’on
craignait d’y retourner10.

DROGUES

Ce cas aberrant, armé par une apologétique, est l’extrême conséquence d’un déplacement dans un
système thérapeutique : il atteste un usage nouveau de la fumigation. Il en va de même pour les drogues
qu’ont employées les docteurs Rogier, Cosnier, Grolleau, Carré, Brion, Jacquet et Duclos :

Pour donner des médicaments, nous avons procédé par ordre, commençant par les plus légers et
compte tenu des forces, de l’âge, du tempérament et de l’humeur peccante. Tels ont été le séné, la
rhubarbe, l’agaric, le starpethe, le carthame et semblables, comme pour des splénétiques, des
hépatiques, des céphaliques, des hyplériques, etc. Ensuite de plus forts ont été utilisés : la scammonée
(dacrydium), l’alkandal (alhandual) et leurs composés qui se vendent dans les boutiques, sans omettre
l’ellébore et le safran de métaux. Tous ces médicaments ont été donnés sans aucun effet, comme il a
été noté plus haut11.

Ces drogues sont essentiellement des purges : le séné purge la bile noire et la pituite du cerveau (on sait
que la folie est causée par la conformation irrégulière du cerveau, ou de quelque humeur froide ou
pituiteuse qui l’accable) ; la rhubarbe, pesante, chaude et sèche au second degré, purge la bile (comme
le fait la scammonée) ; l’agaric, le flegme ; etc. D’autres médecins administrent l’antimoine diaphorétique,
le sel polychreste, la coloquinte. Avec cela, on fabrique un petit clystère insinuatif, préparatif et émollient
ou un bon clystère détersif.
À côté des drogues, il existe d’autres techniques. Certains docteurs multiplient les saignées. On analyse
surtout le pouls et la sueur, moins souvent la déglutition, les déjections, les urines : ce sont les examens de
base.
Ces diverses thérapeutiques ont pour sens d’être des tactiques démonstratives. Elles doivent contraindre le
corps à parler en témoin de la science qui les organise. Elles visent à faire renvoyer par le corps, comme par
un miroir, l’image d’un savoir. Que, par exemple, elles soient sans effet, cela confirme le caractère
surnaturel du phénomène et, tout autant, la théorie qui refuse à la mélancolie la capacité de les produire.

DÉFINIR CE QUI PROUVE

La définition de ce qui peut être démonstratif appartient au docte puisqu’il définit lui-même quelles
sont les causes et quels sont leurs effets. Dans son Traité de la mélancholie, Pilet de la Ménardière pense
que la mélancolie ne peut avoir les effets qu’il constate à Loudun ; donc la mélancolie ne les explique pas,
mais quelque chose qui surpasse la nature. Dans son Discours de la possession des religieuses de
Loudun12, l’Écossais Marc Duncan, philosophe et médecin installé à Saumur, se fait de l’imagination une
théorie qui lui permet d’y rattacher tous les faits loudunois dont la fourbe ne serait pas l’origine. La Satire
latine adressée en 1635 au Clergé de France par Claude Quillet, alors médecin à Chinon, et sa Relation
de tout ce que j’ay veu à Loudun en neuf jours que j’ay visité les possédées (1634), représentent la
même position pour les mêmes raisons13. Du Chesne est plus incertain, mais, parce que ses conceptions
générales hésitent, il penche plutôt du côté des « possessionnistes14 ». François Pidoux, doyen de la faculté de
médecine de Poitiers, n’a lui aucune hésitation en publiant coup sur coup, contre Duncan, son In actiones
Juliodunensium Virginum… Exercitatio medica (deux éditions la même année), et sa Deffensio contre
le sieur Duval qui l’avait traité d’ignorant dans un ouvrage paru sous le pseudonyme d’Eulalius (« celui
qui parle bien »)15.

UNE PHYSIQUE DE LA MÉLANCOLIE

Le véritable débat est d’ordre théorique. Ces médecins sont philosophes, ou bien ils se réfèrent à une
philosophie (à une cosmologie) comme à ce qui tranchera la question posée par les observations faites à
Loudun. Ainsi Pilet de la Ménardière écrit en septembre 1634 à son ami parisien, le sieur Du Bois-
Daufin :

Vous qui êtes une compétence en philosophie naturelle, examinez, je vous prie, si, d’après les
Physiques, les faits [de Loudun] peuvent découler d’une cause [naturelle].

Et dans son Traité, il s’en prend à l’opinion ridicule (attribuant à l’humeur noire les actions des
possédées) qui n’eut jamais de fondement que dans une erreur populaire ou dans celle des philosophes
de la secte de Pomponace16.

Paru à Bâle en 1556, réédité en 1567, le De naturalium effectuum (admirandorum) causis, sive de
incantationibus (Les causes des merveilles de la nature, ou les enchantements), du mantouan Pietro
Pomponazzi, est la cible visée par La Ménardière ; l’ouvrage est en effet l’un des plus hardis parmi ceux
qui ouvrent la philosophie moderne17. Il définit les causes entre lesquelles les faits seront répartis au titre
d’effets. La conception que Pomponazzi se fait de l’imagination et, plus encore, d’un déterminisme naturel,
l’amène à ranger sous cette cause les données perçues, si étranges qu’elles paraissent. En 1616, à Paris,
Vanini reprend ses idées, et copie même son texte, dans son De Admirandis Naturae Reginae Deaeque
Mortalium Arcanis. Les querelles auxquelles cette thèse donna lieu se placent sur le terrain de la théorie
cosmologique, et non de l’observation. Elles définissent quelle « vérité » il faudra reconnaître dans les
symptômes les plus extraordinaires. Ainsi procède l’Angevin Pierre Le Loyer, lorsqu’il prend à partie
Pomponazzi (parce qu’il a acquis vogue entre les savants) dans ses IV Livres des spectres ou
apparitions et visions d’esprits, anges et démons (Angers, 1586 ; Paris, 1605 et 1608) — un livre dont
Pilet de la Ménardière s’inspire beaucoup bien qu’il en parle peu.
Quoi qu’il en soit d’un sujet débattu par tous les « philosophes » contemporains, ou des systèmes qui
combinent diversement les tempéraments (sanguins, mélancoliques, flegmatiques, etc.), les quatre éléments
(feu/chaud, eau/humide, air/froid, terre/sec), les humeurs (bile, atrabile, pituite, sang), les « esprits »
(naturels, vitaux ou animaux), etc., l’essentiel est la décision épistémologique à laquelle l’observateur des
possédées est renvoyé et qui accule le « savant » à prendre position sur le possible, soit au nom d’une
tradition contestée, soit au titre d’options théoriques nouvelles.

L’IMAGINATION INNOCENTE

Rendre les faits apparents à leur « cause Maternelle », tel est le propos de Pilet de la Ménardière.
Partisan convaincu de la possession, il conteste que les « prodiges » de Loudun soient simplement les effets
d’une Humeur capricieuse réveillée par la puissance de la seule Imagination à l’aspect des
instruments et à la parole des personnes qui servent aux exorcismes.

Non, répond-il, l’Imagination n’a pas ce pouvoir. Il le sait :

L’Imagination de qui l’on fait tant de bruit et qui est l’asile de ceux qui sont au bout de leurs
finesses et non pas de leurs injustices dans l’affaire qui se présente [Loudun], n’a point un si grand
pouvoir que la plupart du monde pense. Et il faudrait qu’en ce rencontre elle fût aussi puissante que
les Idées de Dieu même pour qu’une mélancolique fût possédée tout de bon à cause qu’elle aurait cru
l’être.
… Les pensées des hommes, bien qu’elles soient spirituelles et semblables en quelque chose à la
forme qui donne l’être, elles n’ont pas cette vertu de faire être réellement leurs êtres de la raison.
Autrement, il s’ensuivrait que si je m’imaginais être le château de Sablé, je deviendrais incontinent ce
que je penserais être. Et par la même conséquence, l’on ne serait point malade pourvu que l’on crût
être sain, d’autant que cette pensée, en tempérant les humeurs ou en chassant les autres causes, nous
mettrait en l’état qu’il faut pour être en parfaite santé.

IMAGINATION ET JUGEMENT

Ce n’est point une injustice d’ôter à l’Imagination une puissance imaginaire qui ne lui appartient
pas…
Ceux qui la connaissent mieux savent bien que c’est son métier de concevoir simplement les
fantômes [i.e. ce qu’aujourd’hui nous appellerions fantasmes] ou les images qui représentent les choses
mêmes… Quand la glace d’un miroir représente comme ils sont les objets qui la regardent, on ne la
peut accuser de n’être pas bien fidèle, encore que les images dans son cristal fussent les plus
monstrueuses et les plus étranges du monde. Et si j’avais dessus la vue des lunettes de verre peint,
j’aurais tort de trouver mauvais que mes yeux vissent toutes choses de la couleur de la vitre, puisque
leur fonction naturelle c’est d’apercevoir leurs objets de la sorte qu’ils paraissent, et non pas de
s’enquérir si elle est fausse ou véritable.
Ainsi lorsque, dans le sommeil qui est engendré des vapeurs qui s’élèvent des entrailles, ou dans
quelque incommodité qui en fait monter au cerveau, comme font les mélancolies, nous imaginons
des chimères et d’autres choses qui ne sont point, que l’impureté des fumées (qui sont les causes
matérielles des idées que nous avons) fait passer pour véritables à l’épreuve du jugement, en lui ôtant
la liberté de connaître qu’il se trompe, ce n’est pas l’Imagination, j’entends la faculté de l’âme, qui
mérite d’être blâmée puisqu’elle ne laisse pas de faire sa charge comme il faut…
Mais c’est notre jugement qui fait la faute entière (bien qu’il en soit innocent et qu’il ne soit égaré
que par la privation de ses lumières qui sont éteintes ou offusquées par l’obscurité des vapeurs) si, en
examinant les choses dont il doit être l’arbitre et le contrôleur général, il fait un faux raisonnement
sur la qualité des espèces et s’il approuve mal à propos une vision erronée qui, à en parler
proprement, ne doit être dite trompeuse qu’à cause que la raison ne l’a pas rectifiée et qu’elle n’a pu
discerner le vrai être de l’apparent, et la vérité du mensonge.

LES LIMITES DE LA NATURE

Les questions issues de l’expérience18 faisaient appel à une décision théorique classant parmi les
possibles tout ce qu’offre la vue. Ici, par un mouvement analogue, la vérité et le mensonge sont enlevés à
l’imagination comme à la vue pour être portés au compte du jugement, dont la valeur dépend seulement de
sa liberté et des raisonnements. Avec son renfermement dans l’acte de juger et de discourir, la vérité échappe
aux difficultés de l’observation. Mais elle est liée à l’arbitrage solitaire du penseur ou à la correction de
raisonnements dont les prémisses ne peuvent être que reçues (et d’où ?).
Situation cartésienne ou pré-cartésienne ! Bien plus, lorsque La Ménardière attribue les faits de Loudun
à une cause surnaturelle dont la « vérité » se reconnaît là, il pose ainsi la limite d’une région (naturelle) où
s’étend son savoir.

Je maintiens [la nature] dans les choses où je sais qu’elle est bien fondée, et je suis aussi scrupuleux
à ne rien lui ôter du sien que je tâche d’être équitable en n’étendant pas son domaine au préjudice
des causes surnaturelles19…

AUX HONNÊTES GENS

Pour lui, être « possessionniste », c’est en somme une décision qui fonde la possibilité du raisonnement
sur la nécessité réciproque de localiser le surnaturel. Il pose une raison en lui donnant un lieu où le
jugement soit l’arbitre et le contrôleur général. Dans sa Dédicace Aux honnêtes gens, il déclare que sa
publication est une pièce détachée tirée d’un ouvrage qui est prêt il y a longtemps et que vous verrez si
je m’y sens obligé par des raisons aussi pressantes que celles qui me contraignent à vous donner ce
petit mot… Je ne vous fais point d’injustice de disposer de mon travail, et bien que tout le monde
dise que les enfants et les livres appartiennent au public, je ne suis pas de cet avis en ce qui touche les
derniers. Je pense que mes écrits sont plus à moi qu’à autrui, puisqu’ils partent de mon esprit qui est
naturellement libre, et exempt par sa condition, des lois de la police humaine20…

Le livre paraissant anonyme, La Ménardière ajoute :

Si ceci vous semble bon, vous serez assez curieux pour vous enquérir qui je suis. Et s’il n’est pas à
votre goût, il ne sera point nécessaire que vous en connaissiez l’auteur. Adieu21.

Il s’efface de ses écrits comme pour les voir du lieu de son retrait, de là d’où « ils partent », et avec un
autre regard que celui du public. La cause des choses perceptibles a en quelque sorte la même place par
rapport à ses effets, qui ne disent pas non plus son nom propre et « parlent » seulement au docte qui
connaît l’agent lui-même.

En 1638, devenu conseiller et médecin de S.A.R. Gaston d’Orléans, il publiera ses Raisonnements
sur la nature des esprits… Après, nommé lecteur du roi, élu membre de l’Académie française, il
s’intéressera davantage à la poésie, à laquelle, dès 1640, il consacre sa Poétique. En 1634, pour être
« possessionniste », il n’est pas nécessairement rétrograde. Mais il doit prendre une position théorique
devant un cas extrême.
Chez les partisans de la causalité surnaturelle, il y a des options étrangères, voire opposées à la sienne.
Mais, comme celles des « antipossessionnistes », elles se réfèrent toutes au clivage qui s’est opéré entre la
cause et les effets, de sorte qu’il faut ou bien voir dans l’expérience l’apparition exorbitée d’un vrai être
déterminé par la raison, ou bien, changeant de pôle, faire de l’expérimental le départ d’une autre raison.
D’un côté, se dessine le rationalisme cartésien. De l’autre, un positivisme qui, à Loudun, prendra déjà une
figure tour à tour « scientifique » ou « mystique ». En fait, ces options se déterminent réciproquement parce
qu’elles ne peuvent se détacher du problème, ou, si l’on préfère, du système qui les commande.

LES ANTIPOSSESSIONNISTES

Les antipossessionnistes s’appuient eux aussi sur une théorie de la mélancolie, de l’Imagination,
finalement de la nature et donc du possible, lorsqu’ils « se prononcent » sur la possession. Mais leur option
est l’inverse de celle de La Ménardière. Bien loin de poser une limite à la raison pour constituer le domaine
où s’exerce la connaissance naturelle, ils englobent à l’avance dans une causalité naturelle tout le
connaissable. C’est là un défi, un choix audacieux de l’esprit, bien avant d’être le résultat de l’observation.
Ce choix, rendu possible par la cassure de l’homogénéité religieuse de la société, s’énonce le plus souvent
dans un relevé traditionnel et inchangé des faits.
Dans la perspective « antipossessionniste », l’inconnu ou l’étrange n’est pas affecté à une cause
surnaturelle (mais connue d’ailleurs), c’est-à-dire à un dehors de la nature ; il est casé dans la
connaissance naturelle, mais comme son avenir. Autrement dit, l’inconnu n’appartient pas à une autre
connaissance (révélée). Il appartient au futur de la même connaissance ; il représente ce que n’a pas
encore atteint le pouvoir, déjà défini, de la raison. De fait, la théorie rendra possible des procédures
techniques et des « observations » nouvelles, à partir du moment où elle pose que les faits ne peuvent être
surnaturels.
L’explication des prodiges loudunais peut donc, dans les deux camps, faire état des mêmes faits en leur
attribuant des sens opposés. Par exemple, certains possessionnistes, et certains antipossessionnistes
admettront (verront) également que telle religieuse s’élève au-dessus du sol, mais les premiers se
prononceront pour un effet du diable, les seconds, pour un effet de la mélancolie. La Ménardière note que
les filles ne se livrent à des actions extraordinaires que si les exorcistes s’adressent à elles comme possédées, et
que le moyen de radoucir et d’apaiser ces tempêtes qui donnent jusque dans le ciel, c’est de parler à
ces Esprits comme à des hôtes de la terre et témoigner par ses gestes que l’on ne croit point de diables
dans ces corps misérables22.
De ce fait, il conclut que les puissances infernales se manifestent seulement lorsque l’Église les interpelle,
et que la régularité des convulsions lorsque les exorcistes s’adressent aux diables exclut l’explication des faits
par le tempérament mélancolique des possédées. À l’inverse, d’autres déduisent du même fait que les
exorcistes, armés de latin, d’ornements et d’injonctions sacrées, impressionnent des mélancoliques portées à
se conformer au personnage qu’on attend d’elles.

ÉROTOMANIE

Pour Claude Quillet, le diagnostic est simple : Hystéromanie. Ce médecin de Chinon n’a que vingt-
sept ans. Rabelaisien, intrigant, poète, érudit inlassable, ami de bonne chère et de bonne raison, il va
inaugurer à partir de 1636, date de son départ à Rome avec le maréchal d’Estrées, une brillante carrière
appuyée sur la complaisance de Richelieu et entourée des relations que vaut son libre génie à cet homme
petit, gros, rouge, mais admiré de Naudé pour son franc parler et ses connaissances. Pour lui, au dire de
Naudé,

Il vaudrait mieux dire Hystéromanie, ou bien Érotomanie… Ces pauvres diablesses de religieuses,
se voyant enfermées entre quatre murailles, raffolent, tombent dans un délire mélancolique,
travaillées par l’aiguillon de la chair, et, en réalité, c’est d’un remède charnel qu’elles ont besoin pour
être parfaitement guéries23.
Cette boutade de carabin n’empêchera pas Quillet, dans sa Callipaedia (Paris, 1655-1656), d’attribuer
aux signes du zodiaque une influence déterminante sur la conception des enfants. Mais il veut d’abord
maintenir qu’il n’y a rien que de « naturel » à Loudun, quitte à définir quelles causes naturelles se
manifestent dans les prodiges constatés.
Son voisin et ami le Loudunais Ismaël Boulliau en fait autant. Encore dans toute sa vivacité première,
âgé de vingt-neuf ans, ce protestant converti au catholicisme et ordonné prêtre en 1630, astronome,
passionné d’histoire et de langues orientales, depuis 1631 fidèle correspondant de Gassendi, est aussi ardent
à répandre sa foi qu’à condamner l’injustice du procès mené contre son ami Grandier ou la superstition
des dévots entichés de miracles.

UN SCEPTIQUE : DUNCAN

La meilleure analyse des événements loudunais provient d’un aîné de ces « érudits » liés entre eux par
convictions et rencontres : Marc Duncan. Il a déjà publié un abrégé de logique. Il s’intéresse aux
mathématiques, à la philosophie, à la théologie autant qu’à la médecine qu’il exerce à Saumur, où il est
marié. Bientôt, il sera invité par Jacques Ier, roi de Grande-Bretagne, comme médecin ordinaire. Il
refusera, pour rester à Saumur. Son Discours sur la possession des religieuses ursulines de Loudun
(1634) lui vaudra des difficultés avec la maréchale de Brézé, sa cliente, impressionnée par les critiques de
Laubardemont. Il y écrit :

Mais posons qu’il n’y ait point de fourbe ni de fiction en cette affaire. S’ensuit-il pour cela que ces
filles soient possédées ? Ne se peut-il pas faire que, par folie et erreur d’Imagination, elles croient être
possédées, ne l’étant point ? Cela arrive facilement aux esprits disposés à la folie, s’ils sont renfermés
dans un couvent et s’embarrassent dans la méditation, et ce en plusieurs manières.
Premièrement, après des jeûnes, veilles et profondes méditations des peines des enfers et des
diables, et de leurs artifices, et des jugements de Dieu et autres choses semblables. Et serait à désirer
que tels esprits ne s’abandonnassent pas à la vie solitaire et religieuse, car la fréquentation ordinaire
des hommes leur pourrait servir de préservatif contre tels maux.
Secondement, une parole de leur confesseur bien dite mais mal interprétée, y pourrait donner
occasion. Car s’il leur disait que tels ou tels mauvais désirs, comme de quitter le couvent et se marier,
qu’elles auraient eus et dont elles se seraient confessées, viennent de la tentation et suggestion du
diable, les sentant souvent renaître dans leurs cœurs, elles pourront entrer en l’opinion d’être
possédées, et la frayeur qu’elles auraient des enfers leur ferait imaginer avoir toujours un diable à la
queue.
Tiercement, un confesseur, leur voyant dire et faire choses étranges, pourrait, par ignorance et
simplicité, croire qu’elles seraient ou possédées ou ensorcelées, et ensuite le leur persuader par le
pouvoir qu’il a sur les esprits.
Et de fait, sœur Agnès a souvent dit, quand on l’exorcisait, « qu’elle n’était pas possédée, mais
qu’on le lui voulait faire croire, et qu’on la contraignait de se laisser exorciser ». Et le vingt-sixième
jour de juin dernier [1634], l’exorciste ayant par mégarde laissé tomber du soufre brûlant sur la lèvre
de la sœur Claire, elle se mit à pleurer amèrement en disant « que, puisqu’on disait qu’elle était
possédée, elle en voulait bien croire quelque chose, mais que pour cela elle ne méritait pas d’être ainsi
traitée ».
Or si de telles pensées saisissent une fois les esprits de deux ou trois d’entre elles, soudain elles
s’étendent et se communiquent à toutes les autres. Car les pauvres filles ajoutent beaucoup de foi à ce
que disent leurs compagnes et n’osent révoquer en doute ce que dit leur mère supérieure. Ensuite
s’effraient, et à force d’y penser jour et nuit, elles rapportent leurs songes pour visions et leurs
appréhensions pour visites. Et si elles entendent le bruit d’une souris dans les ténèbres, elles croient
que c’est un démon, ou si un chat monte sur leur lit, elles croient que c’est un magicien qui serait
entré par la cheminée pour attenter à leur pudicité24…

LE SONGE ET LE LIVRE

La force de l’imagination, par laquelle Pomponazzi expliquait déjà les miracles25, opère, entre
personnes très susceptibles d’impression, grâce au renfermement et à la contagion, deux dangers qui
appellent ici, comme dans la thérapeutique du temps, l’aération et la séparation. En particulier, les esprits,
comme une sorte de fluide, se transmettent entre proches. Cette contagion ou communication des esprits
est, chez Duncan, à la base d’une pathologie mentale et physique. Elle le sera pendant longtemps.
En 1677, Jean de Santeul soumettra encore le « cas » suivant au docteur Vallant, médecin de la marquise
de Sablé :

On supplie Monsieur Vallant de dire sa pensée sur ce fait : deux personnes étaient très proches
l’une de l’autre, en sorte qu’elles se touchaient. L’une avait la colique avec des tranchées assez
violentes, et l’autre se portait très bien. Une demi-heure ou une heure après, la personne qui se
portait bien se plaignit qu’elle se sentait au ventre comme des dards et des pointes dont on la
perçait…
Ne peut-on pas avec raison attribuer cet effet subit à la communication des esprits qui passèrent
d’un corps à l’autre et qui les ébranlèrent tous deux du même mouvement ? On vous a pris,
Monsieur, pour juge, et on aura nulle peine à se soumettre à votre jugement, auquel on défère tout à
fait26.

Sous les symptômes, circulent ces « esprits » dont le médecin détient la connaissance, dont il est juge au
titre de son savoir et qu’il doit déceler sur la surface bouleversée ou étrange des « apparences ».
Il n’est donc pas surprenant que l’imaginaire, les songes ou les obsessions — ces livres de la nuit, comme
dit Le Loyer — reportent les doctes vers le livre imprimé, vers la solidité de l’écrit mis au jour, vers la
doctrine établie entre savants : d’où les innombrables « autorités » dont les ouvrages, surtout antiques ou
spécialisés, meublent les bibliothèques de médecins27, et dont les références remplissent les marges ou le texte
des « jugements » et « raisonnements » des docteurs.

Si on en veut croire les plus doctes médecins, est-il dit dans le Factum pour Urbain Grandier, une
suffocation de matrice, une colique de Poitou, une fièvre ardente, une maladie épileptique, peuvent
causer des symptômes, convulsions, extorsions et grimaces bien plus étranges que celles qui ont
paru… Témoins en sont Simon Goulard, en la IIe partie du Ier livre de ses Histoires admirables ;
Brasavole, en son Commentaire sur le 65e aphorisme d’Hypocrate, en son livre Ve ; Uvier, au livre III
de l’Imposture des diables, chapitre 15 ; et le docte chirurgien Pigray, au chapitre 6 du livre VII de sa
Chirurgie28…

Des livres du jour à ceux de la nuit, des « autorités » aux songes, du même à l’autre, les doctes postulent
le texte continu d’un savoir dont ils risquent d’être dépossédés et dont ils doivent sans cesse restaurer la
lecture — ou la légende — en le reconnaissant sous des formes tératologiques.

1 BN, Fds fr. 7618, f. 8.


2 Discours de la méthode, 3, in Œuvres de Descartes, éd. Ch. Adam et P. Tannery, Paris, t. 6, p. 24-25.
3 Pilet de la Mesnardière, Traité de la mélancholie, La Flèche, 1635, p. 51.
4 Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, éd. Frédéric Lachèvre, Paris, Champion, 1922, t. 2, p. 213.
5 Manuscrit de la Bibliothèque de M. Lambert, « Dialogue spirituel », 2e Partie, p. 4-5.
6 Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Extraits de la Vie de Jeanne des Anges », p. 59.
7 BN, Fds fr. n.a. 24.380, f. 180-181.
8 Traité de la mélancholie, p. 23.
9 BN, Fds fr. 7618, f. 30 (23 mai 1634).
10 Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Vie de la Mère Jeanne des Anges », p. 71-72.
11 BN, Fds fr. n.a. 24.380. Sur ces drogues, voir Nicolas Lémery, Pharmacopée universelle contenant toutes les compositions de
pharmacie…, Paris, L. d’Houry, 1697.
12 Discours de la possession des Religieuses de Lodun (sic), Saumur, 1634, 64 p. Une copie ancienne est à la BN : Lb 36.3029, Rés.,
p. 2-20.
13 Sur la Satire, voir René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 221-223. La
Relation de Quillet se trouve à la BN, Fds fr. 12801, f. 1-10. Le procès-verbal de l’exorcisme du 20 mai 1634 auquel Quillet a participé
est conservé à la BN, Fds fr. 7618, f. 25-26.
14 Attestatio Chesnati Medici Coenomanensis (1635), BN, Lb 36.3029, Rés., p. 148-154.
15 In actiones Juliodunensium Virginum, Francisci Pidoux Doctoris Medici Pictaviensis Exercitatio Medica, ad D. Duncan, Doct.
Medic., Poitiers, J. Thoreau, 1635, in-8o : deux éditions, l’une de 77 p. (BN, in-8o Td 86.15), l’autre de 160 p. (BN, in-8o
Td 86.15 A). Et Deffensio Exercitationum Francisci Pidoux, Poitiers, Thoreau, 1636, in-8o.
16 Traité de la mélancholie, p. 3.
17 Voir Pietro Pomponazzi, Les causes des merveilles de la nature…, trad. et introd. Henri Busson, Paris, Rieder, 1930.
18 Traité de la mélancholie, p. 44-55.
19 Ibid., p. 57-58.
20 Ibid., Dédicace, non paginé.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 119-120.
23 Voir René Pintard, Le libertinage érudit, p. 222, citant une lettre postérieure de Naudé à Guy Patin.
24 Discours sur la possession des religieuses ursulines de Loudun, 1634, in-12o, 64 p. (BN, Recueil Thoisy, vol. 92, f. 292-330 ; BN,
Lb 36.3023).
25 Voir Pietro Pomponazzi, Les causes des merveilles de la nature…, p. 62-86.
26 « Portefeuille » de Vallant, édité dans P.-E. Le Maguet, Le Monde médical parisien sous le grand roi, Paris, Maloine, 1899, p. 540.
27 Voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969, p. 527-529.
28 Factum pour Maître Urbain Grandier… (voir chap. 8, note 2).
II

LE MENTEUR
DE LA THÉOLOGIE

Quand il tente d’arracher la vérité au Menteur, l’exorciste combat aussi le livre à la main, celui de
l’Évangile, le traité d’un théologien, l’Histoire véritable du Père Michaelis ou telle autre autorité en
Démonologie. D’après la brochure intitulée Lettre au Roy du sieur Grandier (qui n’est pas de Grandier),
… il ne fut rien dit qui ne se trouve mot pour mot dans le livre du Père Michaelis, qui a fait
l’Histoire des possédées de Provence, qui est l’original sur lequel celles d’ici se sont moulées1…

LES CERTITUDES DES DOCTES

Plus encore que ne le pense l’auteur de la Lettre, les faits sont moulés sur le livre. La nature de
l’événement, c’est-à-dire l’événement lui-même, dépend d’une science qui définit la nature des esprits. D’où
l’importance de la consultation demandée aux doctes théologiens de Paris, au début de l’affaire. Ils sont
éloignés du lieu des prodiges, mais, par là même, situés en la place d’où un savoir peut nommer ce qui se
manifeste à Loudun. Tel est le sens de la réponse (en latin, naturellement) envoyée par les quatre docteurs
de Sorbonne consultés en 1633 par l’évêque de Poitiers :

Nous, soussignés docteurs de théologie de la vénérable Université de Paris, après que sur la
demande de l’Illustrissime et Révérendissime Père dans le Christ, D. D. Henri-Louis de
Chasteignier-Rocheposay, évêque de Poitiers par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, nous
avons vu et mûrement examiné les faits et relations des docteurs en médecine et chirurgie de la
maison des Ursulines de Loudun, nous avons jugé et jugeons que deux de ces religieuses, à savoir la
mère Jeanne de Belciel, supérieure du couvent, et sœur Claire de Sazilly, sont vraiment et réellement
possédées du démon, et à tenir et à traiter comme énergumènes.

LES PREUVES DE L’EXISTENCE


DU DIABLE
En premier lieu, parce, d’après les relations des médecins, ces deux religieuses ont été vues par eux
et par beaucoup d’autres suspendues en l’air pendant un quart d’heure, de sorte qu’il aura fallu que
leur corps, malgré son poids inné, fût élevé en l’air et maintenu ainsi suspendu. Puisque, bien
évidemment, cela ne peut se produire naturellement, quelque puissance supérieure à la nature a dû
les retenir dans cet état de suspension. Cette puissance ne peut être autre que celle du démon,
comme cela ressort clairement des autres effets et adjurations ou exorcismes. Bien que certains
requièrent qu’outre ce maintien en l’air, un éternuement secoue la ou les énergumènes et ramène le
corps en bas, néanmoins, à elles seules, la suspension et demeure en l’air, sans aucun appui, suffisent
amplement à prouver la possession du démon.
Deuxièmement, parce que les religieuses susdites, étendues sur leurs lits, se sont dressées sur leurs
pieds sans aucune inclination du corps ni aucune flexion des articulations, chose naturellement
impossible comme le déclarent tant Aristote dans les Mécaniques et ailleurs, que Galien dans son livre
De l’usage des parties, passim.
Qu’on ne dise pas que les danseurs et funambules, pour étonner un public de simples ou lui tirer
de l’argent, se dressent parfois subitement sur leurs pieds, et que par conséquent on ne peut tenir
cette surrection des religieuses pour une infaillible preuve de la possession diabolique. Cette
objection est doublement réfutée, comme fausse et contraire à l’expérience : d’une part, quand les
danseurs se dressent sur leurs pieds, ils ne sont pas étendus, mais ils se tiennent courbés, comme
Trucardo de Naples l’a montré visuellement par un schéma dessiné ; d’autre part, dans cette
surrection, intervient une flexion du tronc en son milieu qu’on ne vit pas chez les susdites religieuses,
car elles étaient tout à fait étendues, incurvées en aucune partie du corps, lorsque, de couchées, elles
passèrent à la station debout en présence des observateurs et des médecins, et, ce qui est le plus
important, elles ne présentèrent aucune flexion du tronc et des articulations. Aussi cette surrection
est-elle un infaillible signe de la présence en elles d’une puissance plus forte et plus élevée que celle de
la nature, ou (ce qui revient au même) de leur possession par le démon.
Troisièmement, chez les susdites religieuses, pendant le temps des exorcismes, se produisirent des
convulsions, agitations et contorsions épouvantables qu’au dire des docteurs médecins, on ne
constate jamais, dans les nombreux cas de maladie splénétique, utérine, épileptique et semblables,
sans horrible mouvement du visage, de la bouche, des yeux et des joues. Bien plus, ces agitations ne
modifiaient pas du tout le pouls naturel des artères et ne l’entraînaient pas plus vite que de coutume ;
au contraire, il restait dans l’état propre à un corps tranquille et en parfaite santé, du point de vue du
mouvement de systole et de diastole. Certainement, c’est la preuve que l’agitation et le tourment des
susdites religieuses ne provient pas de la nature (dont la pulsion se traduirait par quelque infime
commotion) mais d’un agent supérieur, à savoir le diable. D’autant que ces violents et étranges
symptômes arrivaient par la force des exorcismes et adjurations, qu’ils disparaissaient avec leur
interruption et que les religieuses revenaient alors à leur calme antérieur.
SALVA REVERENTIA

… C’est pourquoi, à tous et à chacun de ceux à qui il convient ou pourra convenir, nous attestons
que ces deux religieuses, Jeanne de Belciel et Claire de Sazilly, sont vraiment et réellement saisies et
possédées par le démon, et que cela ne peut être nié sans malice ou erreur par toute personne qui
examinera attentivement et mûrement ces signes.
Quant aux quatre autres religieuses du même couvent que les docteurs médecins jugent obsédées
et non possédées, nous ne voulons pas porter une appréciation, puisque les symptômes, en ce qui les
concerne, ne sont pas aussi clairs que pour les deux premières. Si l’on désire pourtant de nous
quelque appréciation fondée sur l’examen de l’information reçue, nous dirons, avec tout le respect dû
aux docteurs médecins, qu’elles nous paraissent possédées plutôt qu’obsédées. L’obsession provient
en effet du démon en tant qu’agent externe. Or ce que les exorcismes ou d’autres actions font
apparaître chez ces quatre religieuses semble provenir d’un principe interne. Mais nous tenons en
suspens notre jugement, et nous préférons laisser se prononcer les docteurs susdits et les autres
témoins oculaires.
Délibéré à Paris le onze février de l’année du Seigneur 16332.

L’ADAPTATION

Cet étrange diagnostic est signé par Antoine Martin, Jacques Charton, honnêtes professeurs, et par deux
célébrités théologiques parisiennes du temps : André Duval et Nicolas Isambert.
Eux aussi, eux particulièrement, n’ont que le pouvoir de porter un jugement. Les faits leur arrivent déjà
découpés par une observation qui n’est pas la leur. Sur ce que d’autres, les médecins, ont déjà déterminé, il
ne leur reste que d’ajouter un sens dont ils disent, au nom de connaissances transmises, qu’il est la vérité.
Mais puisqu’en réalité une vérité est déjà posée par la présentation même des faits, il leur faut ajuster leur
vérité à celle qui leur est imposée.
À la différence des docteurs en médecine qui proportionnent leurs « vues » oculaires à leurs vues
théoriques, à la différence surtout du commissaire et des juges civils qui isolent des unités par leur action
même, les docteurs de théologie sont tenus de s’aligner, avec leur argumentation propre, sur des jugements
et des faits établis hors d’eux — même si, pour le principe et salva reverentia, ils notent un écart, tout
hypothétique d’ailleurs, par rapport au diagnostic prononcé par les médecins.
Rien de surprenant que le tableau de symptômes fourni par le regard médical semble captiver et obséder
la réflexion théologique. Elle est prise à la glu des images corporelles, elle colle à ces apparences, bien qu’elle
doive les tenir à distance pour les confronter à la doctrine tirée des livres qui disent la nature des « vrais »
êtres.

DE L’EXORCISME À LA MAGIE

Entre vingt autres, deux traits révèlent chez les exorcistes cette situation ambiguë de la théologie devant
les faits et devant leurs observateurs médecins : d’une part la distorsion de l’exorcisme, qui, d’acte
liturgique, d’opération salvatrice et révélatrice, devient l’arme d’un combat théâtral, l’aveu d’une perte à
travers le travail d’une récupération ; d’autre part, à la suite d’un renversement des positions
traditionnelles, la vérité doit être cherchée dans le mensonge et c’est le menteur qui la dit.
L’exorciste, on l’a vu, se porte vers les pratiques médicales. Il adopte les fumigations du docteur et les
drogues de l’apothicaire comme si, en se plaçant sur le terrain du diable, il acceptait aussi la tactique du
médecin. Par exemple, la religieuse tombant dans l’assoupissement qui neutralise l’action, le Père bénit
du soufre, de la rue et autres drogues, pour faire des fumigations et pour brûler, comme au jour
précédent, l’image de Béhéric [un démon] et de ses compagnons peinte sur une feuille de papier avec
leurs noms3…

Ce syncrétisme de procédés magiques et de procédés alors employés en thérapeutique se retrouve dans tous
les procès-verbaux. Dans le passé, on n’utilisait guère ces techniques étrangères à la liturgie. Serait-ce
qu’aujourd’hui l’exorciste perd confiance dans les siennes, ou qu’elles cessent d’être des pratiques — un
acte — pour se muer en théâtre et en paroles sans efficace ?
Il a pourtant ses instruments et ses moyens propres. Mais alors que les médecins sont mis dans la position
de spectateurs et lui, tel le père Gabriel Lactance, dans celle de metteur en scène,

… le dit exorciste répondit que plusieurs des médecins [ayant] requis de leur faire voir des
contorsions dont ils avaient entendu parler avec admiration, il désirait leur donner cette satisfaction4,

il emploie les choses sacrées, les reliques, l’ostensoir, la custode, l’hostie, comme des objets agissant au titre
d’une causalité physique, à la manière du feu, de l’eau ou de la fumée, plus ou moins selon leur proximité
et l’endroit du corps qu’ils approchent. Seul l’Évangile semble échapper à ce réemploi, mais il est à peine
mentionné dans les procès-verbaux, à la fin des séquences : aux moments d’accalmie, par mode de répit et
d’entracte, l’exorciste dit les Évangiles contenus au rituel. Le reste a valeur d’outil pour déclencher, faire
rebondir ou dramatiser l’action :
Ladite sœur a demeuré paisible jusqu’à ce que ledit Père ayant pris le saint Sacrement et icelui
imposé tant sur la tête que sur l’estomac de ladite sœur et, faisant commandement au démon de
sortir, elle a été renversée en arrière par un assoupissement, lequel a passé par des fumigations.
… Et l’exorciste ayant lors pris le saint Sacrement a contraint le diable… de relever le corps de
ladite sœur5…

LE DOIGT SACRÉ

Saint Sacrement, fumigations, saint Sacrement : les moyens alternent. Dans la même série, figurent
aussi la custode, l’hostie, des reliques, ou un instrument dont il est fait grand usage, le doigt sacré de
l’exorciste, prêtre ou évêque :

Ledit seigneur évêque [Mgr de La Rocheposay] a pris ladite sœur, lui mettant le doigt sacré dans la
bouche, et [elle] est aussitôt tombée en convulsion…
… Après quelques exorcismes pendant lesquels ladite sœur a demeuré paisible, ledit exorciste [l’un
des religieux] l’a prise et, lui mettant le doigt sacré dans la bouche, a commandé à Béhérit de se
manifester et monter aux parties supérieures. Ladite sœur est aussitôt tombée en convulsion très
violente6.

Les stéréotypes de la phrase prolongent le mécanisme des effets qui résultent de ce doigt… Ils enchâssent
ailleurs d’autres objets, isolés comme ce doigt, et qui forment la panoplie sainte de l’exorciste. Ces outils
seront conservés à part, chargés eux-mêmes d’un pouvoir qui semble retiré à la globalité de l’acte humain
ou liturgique et opposé à ces autres « objets » que sont les parties du corps, la bouche, la tête, ou toutes les
« résidences » diaboliques.
Ils suivront des parcours propres. On en retrouve ainsi un chez René d’Argenson lorsque cet homme
remarquable mentionne dans son testament (1652), entre tous ses biens, le reliquaire dont il a vu la
« vertu », probablement quand il était intendant de Saintonge et Poitou (1633-1634), sans doute à
Loudun où ses parents La Trémoille sont en tout cas venus :

… Mon reliquaire de la vraie croix que je porte ordinairement sur moi et que m’a donné feue
Madame de La Trémoille, abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, de la vertu duquel reliquaire j’ai vu
une épreuve miraculeuse sur une personne possédée du démon7.
GUÉRIR LE LANGAGE

Qu’obtient donc la vertu de toutes ces choses ? Elles s’insinuent entre une question et une réponse ; elles
servent à « produire » ou à contraindre l’aveu. D’après les procès-verbaux, c’est-à-dire dans les rapports qui
expriment le mieux la pratique des exorcistes et leurs vues, l’instrument intervient quand la parole latine
des hommes d’Église n’obtient pas la parole qui soit proportionnée à leur attente. Il permet aux parties
disjointes du discours religieux de « coller » ; il contraint les différences de langage à n’être qu’une négation
(l’image inversée et diabolique) des articles de foi — c’est le blasphème — et, deuxième temps de
l’opération, à se nier elles-mêmes pour rejoindre exactement le point de départ — c’est la « confession » du
diable.
Il faut donc d’abord qu’il y ait une parole démoniaque, et ceci implique une lutte contre le silence,
« l’assoupissement » ou les refus des religieuses. Il faut ensuite que cette parole se retourne contre elle-même
et qu’elle annonce les douleurs de l’enfer, la gloire du rédempteur ou la puissance virginale de Marie. Les
objets sacrés ou les drogues inaugurent, maintiennent et rectifient le parcours chaque fois qu’il présente des
accidents ou des arrêts. Comme les coups, ils « corrigent » de l’extérieur, physiquement, toute erreur ou
suspension dans cette déambulation chaque jour répétée. L’artifice technique garantit l’artificielle
construction d’un langage.
C’est par là que cet exorcisme loudunais s’éloigne de la tradition et qu’il l’inverse même. Dans le passé,
avec la sobriété des actes liturgiques, la parole de Dieu avait l’efficace de guérir l’âme et parfois le corps de
la possédée présentée à la bénédiction et à la lecture de l’Évangile. À Loudun, l’objectif premier n’est plus la
guérison des possédées, mais celle du langage. D’où un retournement ou un détournement de sens : l’action
reçoit pour finalité le raffermissement de la parole ébranlée par le doute, alors qu’autrefois la parole
sacerdotale était, par la foi commune, orientée vers une action sanctificatrice et pacifiante. Le faire et le
dire, dans l’exorcisme, ont roqué.

L’ÉVANOUISSEMENT
DE LA PRATIQUE

Si on laisse de côté les étapes qui ont préparé cette inversion, on constate qu’à Loudun l’exorcisme ne fait
plus rien. Les agents s’effacent pour n’être plus que les rôles d’un système dont tous les éléments s’organisent
de manière à dire la même chose. Exorcistes et possédées sont les personnages et les véhicules de vérités qui
doivent resurgir de leur négation, reparaître au-delà du silence et du blasphème, se retrouver identiques là
où elles semblaient perdues. Il faut que le langage religieux parle et se répète. Il est le sujet-objet que sert
chaque action ou chaque acteur en particulier.
À la priorité de l’action dans l’ancienne pratique de l’exorcisme, succède celle de la manifestation
verbale. Au caractère privé, et même secret, du Geste liturgique chassant le diable au nom de Jésus-Christ
et donnant au chrétien la « bénédiction » salutaire, se substitue la tragédie du langage dont la
fragmentation doit être compensée par la réitération des mêmes vérités en chacune des parties qui
constituent le spectacle — les exorcistes, les possédées, le public, etc. Chaque partenaire de la mise en scène
doit renvoyer la même image, le même Oui-Amen, la même affirmation, de manière à garantir qu’est
bien vraie la parole tenue dans le lieu particulier qu’est devenue l’Église.
Le point décisif de cette opération est évidemment le rapport au mensonge. L’exorcisme consiste à lutter
contre le mensonge. Mais il est aussi dangereusement compromis avec lui. Entre la vérité et le mensonge,
entre les témoins du Véritable et le Menteur, le corps à corps est si intime, finalement si indécis, qu’en face
des possédées du démon, l’exorciste ne sait plus s’il a devant lui l’Autre ou le Même. Peut-être qu’à force de
vouloir se confirmer en assimilant l’adversaire, il est pris aux artifices dont il use et il se prive ainsi des
moyens d’être assuré. Il ruse tellement avec le Menteur pour le contraindre à n’être que le témoin de la
vérité, il tient tant à replacer sa réalité dans la tromperie même, qu’il ne peut plus discerner s’il est trompé
par ses propres artifices, s’il est la victime des ruses de l’Ennemi, si sa vérité est altérée par l’illusion, ou si,
au contraire, il trompe le trompeur et force le mensonge. N’est-ce pas avouer, en défendant la vérité, qu’il
ignore où elle est ?

CONTRAINDRE LE MENTEUR

La bataille pour la vérité s’exprime, chez les exorcistes, dans un vocabulaire militaire qui correspond,
chez eux, à ce que représente le lexique du voir chez les médecins. Mais elle tourne autour d’un problème
central : peut-on faire dire la vérité au Menteur ? Ce problème a des registres moins explicites mais tout
aussi fondamentaux. Le langage bestial des possédées (qui griffent, mordent, rampent, sifflent, aboient,
etc.) énonce-t-il une vérité divine des êtres humains ? Les langues étrangères parlées par les démons sont-
elles la traduction et, en quelque sorte, le négatif des révélations véhiculées dans le latin de l’Église ? Mais
ces questions, qui mettent en cause le fonctionnement de l’exorcisme, sont traitées et discutées à propos du
pouvoir qu’a l’Église, notre sainte Mère l’Église, de contraindre le « Père du mensonge » à dire la vérité.
À un premier stade, la vérité révélée par le démon est celle des événements cachés et des pensées secrètes.
C’est ce qu’entend démontrer, après beaucoup d’autres, la Lettre d’un magistrat à Mademoiselle de La
Motte Le Voyer, à Paris, où il est parlé de diverses révélations de choses secrètes, faites par les
possédées aux juges de Grandier (2 août 1634)8.
Il y est raconté que Mademoiselle de Rasilly a en sa possession une chose qui fait étonner les plus
doctes théologiens de Dieu, savoir est que le diable devine les pensées de l’exorciste sans qu’il les
manifeste par signes et par paroles. Cependant saint Thomas et les plus grands théologiens tiennent
que le diable ne peut connaître ce que nous pensons intérieurement9.

« DES PARTICULARITÉS
FORT SECRÈTES »

Cette inquiétante proximité entre la pensée de l’exorciste et le dire de la possédée sera la première
expérience de Surin à Loudun, à la fin de 1634. Il arrivait de Marennes, où il avait pour dirigée
spirituelle Madeleine Boinet, une de ces mystiques illettrées qui le fascinent10, et il est bien étonné de ce
qu’il entend à Loudun :

Le premier [démon] qui se présenta lui dit : pourquoi il avait laissé à Marennes de bonnes âmes
qu’il cultivait, pour se venir ici amuser après des filles folles. Et sur cet article de ces bonnes âmes
dévotes qui étaient à Marennes, il ne tarda guère à découvrir des particularités fort secrètes sur les
personnes qui étaient là, dont la fille possédée [Jeanne des Anges] n’avait aucune connaissance ni
jamais ouï parler.

Voire. La prieure était fine et s’était informée.

Particulièrement, il tira une lettre de cette fille qui lui avait dit qu’il aurait bien à souffrir en cet
emploi [d’exorciste] et, la tenant en main, il la montra à ce démon, qui lui dit :
— « Voilà une lettre de ta dévote. »
Il poursuivit : Quaenam illa est ?
Il répondit : « Ta Madeleine. »
Il ajouta : Dic proprium nomen.
Il dit lors en fureur : « Ta Boinette. »
Cette fille dévote s’appelait Madeleine Boinet, qui depuis fut envoyée à Bordeaux… Après cet
entretien avec la mère, le Père ne tarda guère à protester, particulièrement aux incrédules qui étaient
sans nombre, qu’il ne pouvait faire aucun doute de la possession. Ces mêmes démons qui étaient en
la mère lui parlaient de plusieurs choses qui s’étaient passées du temps qu’il était à Marennes et qu’il
ne savait que très secrètement. Les démons les lui dirent, en sorte que, séduit, lui aussi, par cette vérité
sortant de son secret nocturne, rendue et, nous disent les textes, « vomie » par son adversaire, il avait le
flambeau dans les yeux pour voir la vérité des démons résidant dans ces corps11.
CONTROVERSE AVEC L’ATHÉE

Mais du fait, surprenant, que des secrets émergent ainsi des résidences occupées par les démons, peut-on
passer à un droit ? Les exorcistes sont-ils en droit d’exiger la vérité qui serait indûment altérée et cachée
dans ces corps perdus ? Ou bien, autre forme de la même question, peuvent-ils légitimement prendre appui,
comme s’il s’agissait de « vérités », sur les paroles venues au jour grâce à la contrainte ? Ce qui est en jeu
symboliquement, à travers le droit d’exiger ou de tirer la vérité du Menteur, c’est le rapport de la « vérité
chrétienne » avec l’autre, avec « l’athée » ou avec l’incrédule. Ce droit de faire dire au blasphémateur la
profession de foi chrétienne et de le contraindre à lui donner son consentement s’inscrit ici, quoique sur
mode théâtral et démonologique, dans la même ligne que la grande entreprise apologétique contemporaine.
En cette même année 1634, par exemple, Jean de Silhon déclare dans son traité De l’Immortalité de
l’âme :

Jamais la foi n’a eu plus de besoin d’être vivifiée. Jamais on n’a péché plus dangereusement contre
la Religion. Ce n’est plus le toit ni les défenses qu’on bat ; on attaque le pied de la muraille, on mine
les fondements, on veut faire sauter tout l’édifice12.

Et il prétend bien opposer et arracher à l’assaillant le consentement de tous les âges et de toutes les
nations, déceler chez ses adversaires la créance qu’ils refusent, et dire la vérité qui, présente en eux malgré
eux, doit être confessée par eux en dépit de leurs dénégations. À Loudun, le diable a la même place que
l’athée dans l’apologétique de Silhon. Aussi n’est-ce pas une question secondaire que le droit de l’Église (de
l’exorciste, du théologien) de contraindre le Menteur ou le mensonge à la vérité.

UN DOGME DIABOLIQUE

Ismaël Boulliau envisage le problème d’un point de vue juridique quand il juge intolérable que le procès
de Grandier se fonde sur la déposition des diables seulement, auxquels les juges ont ajouté foi, contre
la doctrine expresse de saint Thomas et de la faculté de Paris13.
Juste protestation, mais, en réalité, les « dépositions des diables » n’entrent pas dans les attendus ou les
preuves juridiques de la condamnation prononcée par les juges. La question se pose plutôt d’un point de
vue théologique. Boulliau ajoute, dans cette perspective, que la confiance faite par les exorcistes aux
« vérités » tirées du démon repose sur une doctrine dangereuse, impie, erronée, exécrable et abominable,
qui rend les chrétiens idolâtres, ruine la religion chrétienne dans ses fondements, ouvre la porte à la
calomnie et fera, si Dieu, par sa providence, ne remédie à ce mal, que le diable se fera immoler des
victimes humaines, non plus sous le nom de Moloch, mais à la faveur d’un dogme diabolique et
infernal14.

Les Remarques et considérations servant à la justification du curé de Loudun (1634) en disent


autant :
On s’étonne comme on croit si facilement au diable, lors particulièrement qu’il accuse le curé ou
qu’il calomnie les gens de bien, rendant la condition des chrétiens pire que celle des païens qui
croyaient au diable, mais ils l’estimaient Dieu. Et on nous dit que le diable est menteur et médisant,
et néanmoins on veut que nous croyions ce qu’il dit particulièrement quand c’est quelque chose pour
nuire au curé ou quand il calomnie les plus vertueux, mais s’il parle à la décharge de Grandier, il est
menteur…
Ainsi on veut détrôner Dieu, qui ne peut dire que vérité, pour mettre en son lieu le diable, qui ne
dit que fourbe et vanité, et cette vanité doit être crue pour vérité15.
La vérité et la vanité se croisent, tout comme le paganisme et le christianisme. Sur le sujet, une autorité
récente est citée par Grandier lui-même : la Refutation de l’erreur du Vulgaire touchant les responses
des diables exorcisez publié à Rouen, en 1618, par Frère Sanson Birette, religieux du couvent des
Augustins de Barfleur. Sur la base d’un dossier abondant où figuraient saint Jean Chrysostome, saint
Thomas d’Aquin, des consultations de la Sorbonne, le frère Sanson concluait :

Il est donc aussi vrai qu’un diable exorcisé peut mentir, qu’il est faux que l’exorcisme le contraigne
toujours de dire la vérité16.

LE MÉLANGE

Ce toujours traduit assez exactement le principe thomiste selon lequel il ne faut pas croire au démon
même s’il dit des vérités17. Il y a là de la vérité, mais où ? et comment la discerner ? Le démon est le
sphinx d’une vérité mêlée au mensonge, comme l’imagination l’est pour Pascal :
maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait
règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge18.

Jean-Joseph Surin tient aussi le mélange du vrai et du faux pour la donnée essentielle de l’expérience
sur laquelle il entend établir une science. Il accorde, à propos des diables, qu’ils ne mentent pas toujours :
Or de savoir quand ils disent vérité et quand ils ne la disent pas, il est malaisé de donner une règle
assurée et indubitable.
Seulement, par les expériences que Dieu nous a données de cela, je puis dire que, quand l’exorciste
fait bien son devoir et qu’on se comporte avec un esprit désintéressé et prudent, notre Seigneur les
oblige à faire ce que l’Église désire et que souvent, pour le bien des âmes, Dieu les contraint de dire,
lorsqu’ils le veulent le moins, de très grandes vérités. Et quand les choses qu’ils disent se trouvent
conformes à ce que la foi nous apprend, nous pouvons avoir une grande assurance19…

Des trois critères combinés ici, le premier (quand l’exorciste fait son devoir) est-il jamais assuré ? Le
second (l’Église le désire ou le commande) est relativisé par un souvent qui indique une proportion globale
et laisse donc indécis chaque cas particulier. Quant à la grande assurance que procure le troisième (la
conformité à l’enseignement de l’Église), elle s’identifie à celle qui a pour fondement et pour mesure ce que
la foi nous apprend. Désintéressement et prudence personnels, mission et ordination ecclésiales, fidélité à
la doctrine : rien, en ces trois points, ne dépasse les règles de la prédication telles que les entendent les
traités du XVIIe siècle. Sans doute est-ce bien le propos de Surin : il prêche une vérité désormais cachée
(« mystique ») à une société dont le public devient « incrédule », et une vérité à énoncer dans le langage de
la communication entre expériences dispersées, puisque les discours tournoient dans la définition
d’essences sans rapport avec ce qui se passe.
Mais quel service les diables rendent-ils donc à une vérité définie, crue ou reconnue sans eux ?
Les manuels que les exorcistes ont en main — depuis le Manuale exorcistarum ac parochorum du
franciscain Candido Brognoli de Bergame (Bergame, 1551) jusqu’au Manuale exorcismorum de
Maximilien de Eynatten (Anvers, 1635) — ne leur apportent pas beaucoup de lumière sur ce point.
Comme tout manuel, ils attestent, par leur sévérité à l’égard des vérités qu’on demanderait aux possédées,
une pratique depuis longtemps dépassée.
En réalité, la demande des exorcistes, à Loudun, se réfère à la situation sociale de ces années-là. Pendant
une période qui se clôt vers 1650 mais dont les courants resurgiront à la fin du siècle, la vérité chrétienne
s’enfonce dans le bouillonnement confus d’idées, d’audaces, de divisions de toute sorte. Dans l’expérience des
croyants, elle semble se perdre dans le mensonge. Bien plus, l’athée habite chez le plus spirituel. Avoir à
trouver la vérité dans le mensonge, c’est une situation religieuse que symbolise le travail de discerner les
vérités mêlées aux paroles des possédées. Mais la pratique de l’exorcisme trahit deux réactions bien
différentes.

LE LIEU DU CONNAÎTRE
Pour les uns, l’important est ce lieu nouveau de la vérité que constitue le mélange avec le mensonge.
Aussi passeront-ils de la représentation publique à une recherche de la vérité en germe dans les duplicités du
cœur, donnée dans la radicalité d’un choix et formulable grâce aux reconnaissances que permettent des
communications spirituelles. Surin le premier fera ce pas, condamnant les spectacles publics pour leur
préférer la retraite des conversations personnelles et la préparation aux décisions qui départagent. Il
élaborera ainsi une « science expérimentale ».

LA DÉFENSE D’UN POUVOIR

Pour d’autres, il s’agit d’abord d’un pouvoir menacé, celui de l’Église. Pour eux, les vérités ne sont pas
touchées par la situation qui change à leur insu les conditions internes de la quête en esprit et en vérité.
Définies, circonscrites et possédées par les institutions et les discours ecclésiastiques, elles ne sont pas l’objet
d’interrogations nouvelles. Tout le problème vient du dehors et des forces inattendues qui se lèvent. Ce n’est
pas une question de vérité, mais de pouvoir.
Deux mots reviennent constamment dans les discussions : pouvoir et contrainte. On le répète : l’Église a
le pouvoir de contraindre le démon. Quoi qu’il en soit des intentions personnelles, la phrase a sa logique.
Réprimer l’adversaire qui menace une « légitimité », voilà ce que mime l’exorcisme. Il use du saint
Sacrement comme d’un sceptre ou d’une arme. Le père Tranquille écrit dans sa Véritable relation des
justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun (1634) :

De savoir si on se peut servir de la déposition des diables adjurés légitimement par l’Église et s’ils
disent vérité, je ne touche point cette matière. Je renvoie le lecteur à un petit imprimé à Poitiers, qui
a été fait depuis peu, qui porte en titre : Briefve Intelligence de l’opinion de trois docteurs de Sorbonne, et
du livre du Père Birette touchant les diables exorcisez.

Seulement je dirai en passant que jamais les diables n’ont voulu jurer un mensonge étant adjurés
sur le saint Sacrement… Un de ces diables accusant l’exorciste d’être lui-même magicien, l’exorciste
lui ayant dit qu’il passerait pour tel s’il le disait étant adjuré sur le saint Sacrement de dire la vérité, il
ne voulut jamais passer outre et fut contraint de se dédire20.

Plus largement, André Duval opposait la juridiction au danger que font courir à l’Église les juridictions
temporelles. Le 16 février 1620, il déclarait :
Empêcher d’exorciser les démoniaques, c’est priver les infidèles et les hérétiques d’un miracle que
les exorcismes opèrent ordinairement et qui devient une preuve manifeste pour eux de la divinité de
l’Église ; c’est en outre reconnaître que les démoniaques sont de la juridiction temporelle, ce qui est
faux21.

Tranquille voit plus justement l’affaire loudunaise lorsqu’il dit que la victoire sur les démons est une
œuvre de Dieu puisque c’est l’œuvre du roi ; que Monsieur de Laubardemont a conduit le procès par
les voies royales de la justice et de la piété ; qu’ainsi la justice est venue dans Loudun… avec ses armes
ordinaires, l’épée et la balance, pour prononcer un arrêt contre l’enfer22. L’effectivité du pouvoir est
bien de ce côté-là, politique.
L’action qui entend défendre l’ancien pouvoir ecclésial sur la vérité est donc contrainte de se muer en
spectacle. Elle est progressivement déportée vers ce qui se dit, et éloignée de ce qui se fait. Il lui reste à se
gratifier d’un appui externe, celui du roi, qu’elle décore de la providence et sur lequel, en réalité, elle
s’aligne. La théâtralisation de l’exorcisme se renforce du refus d’admettre un problème de vérité qui se pose
en des termes nouveaux. Elle est le produit d’un arrêt, le symptôme de la dépossession déniée. La
représentation du pouvoir est d’autant plus spectaculaire qu’elle trahit davantage l’angoisse de le
perdre — ou de l’avoir perdu.

1 Lettre au Roy du sieur Grandier accusé de magie (1634) ; BN, Fds fr. 7619, f. 84-89, et Fds fr. n.a. 6764, f. 115-117 ; Bibl. Arsenal,
ms. 5423, p. 1209-1218 ; etc.
2 BN, Fds fr. n.a. 6764, f. 81-82.
3 BN, Fds fr. 7618, f. 30.
4 Ibid., f. 25.
5 Ibid., f. 32.
6 Ibid., f. 30.
7 Archives nationales, Minutier central, Étude 64, liasse 92, Testament, f. 7.
8 BN, Fds fr. n.a. 6764, f. 145.
9 BN, Fds fr. 20973, f. 241.
10 Voir Michel de Certeau, « L’illettré éclairé. L’histoire de la lettre de Surin sur le jeune homme du coche (1630) », in Revue
d’ascétique et de mystique, t. 44, 1968, p. 369-412.
11 La Science expérimentale…, I, 1 (première version) ; BN, Fds fr. 14596, f. 8.
12 Jean de Silhon, De l’immortalité de l’âme, Paris, Bilaine, 1634, in-4o, 1056 p. : voir p. 3.
13 Lettre à Gassendi (7 septembre 1634) ; Carpentras, Bibl. Inguimbertine, ms. 1810, f. 48 ; texte édité dans Le Cabinet historique,
t. 25, 1879, p. 6-12.
14 Ibid.
15 Remarques et considérations servant à la justification du curé de Loudun, autres que celles contenues en son Factum, 1634, impr. in-4o,
8 p. Voir BN, Lb 36.3017 ; collection Dupuy, vol. 641, f. 214 ; Fds fr. 24163, p. 1-8 ; Fds fr. 12047, f. 3 ; 500 Colbert, vol. 219, f.
144 ; Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 8-11 ; etc.
16 Sanson Birette, Réfutation de l’erreur du Vulgaire touchant les responses des diables exorcisez, Rouen, J. Besongne, 1618, in-12o,
219 p. : voir p. 212.
17 Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica, IIa IIae, quaestio 9, art. 2.
18 Blaise Pascal, Pensées, fragm. 44 (Brunschvig 82), in Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 504.
19 La Science expérimentale…, I, 5 ; BN, Fds fr. 14596, f. 22.
20 Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun, La Flèche, Griveau, 1634 ; Poitiers,
1634 ; Paris, J. Martin, 1634 (BN, in-8o Lb 36.3019) ; un manuscrit (BN, Fds fr. n.a. 13192, f. 27 sv.). La première édition est parue
au début d’août 1634.
21 Cité par G. Hanotaux et duc de La Force, Histoire du cardinal de Richelieu, 1935, t. 4, p. 246.
22 Véritable relation des justes procédures.
10

LE JUGEMENT DU SORCIER

(8 juillet-18 août 1634)


Le procès commence le 8 juillet avec la commission qui désigne les juges de Grandier :

Autre et nouvelle commission du huitième juillet mille six cent trente quatre, signée Louis, et, plus
bas : par le Roi, Phélipeaux, et scellée du grand sceau,
par laquelle sa Majesté commet et députe :
ledit sieur de Laubardemont,
les sieurs Roatin, Richard et Chevalier, conseillers au siège présidial de Poitiers,
Houmain, lieutenant criminel au siège présidial d’Orléans,
Cothereau, président au siège présidial de Tours,
Pequineau, lieutenant particulier,
de Burges, conseiller audit siège [de Tours],
Texier, lieutenant général au siège de Saint-Maixent,
Dreux, lieutenant général au siège de Chinon,
de La Barre, lieutenant particulier audit siège,
de La Picherie, lieutenant particulier et assesseur criminel au siège de Châtellerault,
Rivrain, lieutenant général au siège de Beaufort,
pour tous ensemble… faire et parfaire le procès audit Grandier et ses complices jusques à sentence
définitive et exécution d’icelle exclusivement, nonobstant oppositions ou appellations quelconques
pour lesquelles ne sera différé1.

LE SACERDOCE DES JUGES

Ces commissaires, tous étrangers au lieu du procès, proviennent de villes qui forment à l’ouest de
Loudun un demi-cercle et dessinent ainsi, approximativement, la frontière des régions à majorité
catholique devant l’avancée protestante de Loudun : Beaufort-en-Vallée, Chinon, Tours, Orléans,
Châtellerault, Poitiers et Saint-Maixent-l’École (cf. la carte ci-contre).
D’après certains libelles, plusieurs Loudunais, proposés pour la commission, se seraient récusés : Auguste
du Moustier de Bourgneuf (président aux Élus), Charles Chauvet (assesseur). Le sieur Constant, magistrat
à Poitiers, aurait fait de même, ainsi que Pierre Fournier, d’abord nommé (?) procureur de la commission.
En fait, Jacques de Nyau, conseiller au siège présidial de La Flèche, est désigné à ce dernier poste.
Les élus font tous partie, comme président, lieutenants ou conseillers, de sièges présidiaux, tribunaux
locaux limités aux petites affaires et théoriquement composés chacun de neuf magistrats. L’office qui leur
appartient, et qu’ils ont dû acheter, leur procure une tâche peu rémunérée et peu accablante. À Marennes,
on vante alors la douceur d’une vie oisive qui se rencontre dans cet emploi2.
SIÈGES PRÉSIDIAUX DES MEMBRES DE LA COMMISSION EXTRAORDINAIRE

La résistance catholique contre Loudun, pointe avancée du protestantisme.


Ces robins inscrits dans la hiérarchie de la justice royale appartiennent-ils à la petite bourgeoisie alors
habitée par un « esprit de reniement » qui porte tant des leurs à se désolidariser de la roture ? En tout cas,
ils ont leurs « campagnes » : Chevalier est sieur de Tessec ; de La Barre, sieur de Brisé ; Roatin, sieur de
Jorigny ; etc. On a prétendu que Dreux, La Barre et Houmain étaient des ambitieux et des libertins3. Les
preuves manquent. De Nyau, trésorier de la fabrique d’une église fléchoise, accusé d’en avoir détourné les
vases sacrés, fut acquitté par le parlement de Paris. Plus que de sa moralité, il y a là un indice de ses appuis
et de sa localisation socio-religieuse à La Flèche. De même, Texier sera membre de la Compagnie du saint-
Sacrement à Saint-Maixent ; Roatin, très lié aux jésuites de Poitiers est engagé dans les campagnes de la
Contre-Réforme.
Surtout, leur élection à la commission alloue aux juges, en face du prêtre suspect, un véritable
sacerdoce. Devant le sorcier et les possédées, ils exercent le ministère public de la justice divine, de la
direction spirituelle, de la « remontrance » pastorale. Ils sont persuadés d’assurer le salut de la religion
menacée, de l’ordre compromis et des âmes saisies par le diable. Ces laïcs sont ordonnés à une prêtrise qui
relaie le sacerdoce des clercs, combat le curé blasphémateur et coïncide ainsi avec la mission dont
Laubardemont se prévaut comme ministre d’un nouveau pouvoir sacré4.

RÉPRIMER LA CRITIQUE
La mise en place de ce tribunal « étranger », dont Laubardemont paraît bien faire sa couronne et sa
couverture, provoque l’opposition : placards et libelles sortent des ruelles, affichés anonymement, imprimés
sans auteur, diffusés sous le manteau. Réagissant à l’un de ces papiers trouvés sur les portes de l’église
Sainte-Croix, le commissaire fait afficher partout, lire au prône et crier aux carrefours l’ordonnance
suivante, dont le manuscrit porte aujourd’hui encore la trace de son collage par les sergents et de sa
lacération par des lecteurs :

De par le Roi et Monsieur de Laubardemont, conseiller de sa Majesté en ses conseils d’État et


privé, et commissaire par elle député pour les exorcismes qui se font en la ville de Loudun sous son
autorité, il est très expressément inhibé et défendu à toutes sortes de personnes, de quelque qualité et
condition qu’ils soient, de méfaire, médire ni autrement entreprendre contre les religieuses ursulines
et autres personnes dudit Loudun affligées des malins esprits, leurs exorcistes ni ceux qui les assistent,
soit au lieu où elles sont exorcisées ou ailleurs, en quelque façon et manière que ce soit, à peine de dix
mille livres d’amende et autre plus grande, et de punition corporelle, si le cas y échoit.
Et afin que personne n’en prétende cause d’ignorance, sera la présente ordonnance lue et publiée
ce jourd’hui ès prône des églises paroissiales de cette dite ville, et affichée tant ès portes d’icelles
qu’ailleurs où besoin sera.
Fait à Loudun, le dimanche second de juillet XVIe trente quatre5.

Après cette ordonnance qui parcourt toutes les issues possibles de la critique pour les fermer, le travail du
tribunal est inauguré, le 26 juillet, par une réunion liturgique en l’église des Carmes, avec messe, prêche,
communion et procession solennelle. Jusqu’au prononcé du jugement, les magistrats se rendront tous les
dimanches et fêtes dans l’une des églises de la ville pour y adorer le saint Sacrement, y assister à une messe
du Saint-Esprit et entendre la prédication de l’un ou l’autre des exorcistes.

CINQUANTE MAINS
DE GRAND PAPIER

Aussitôt après la cérémonie religieuse, les juges procèdent à la lecture de l’ordonnance royale constituant
leur commission, désignent Houmain et Texier comme rapporteurs du procès, inaugurent l’audition de
témoins et se mettent surtout à l’examen du volumineux dossier qui leur a été préparé par Laubardemont
(qui prendra la précaution de ne pas se mêler à leurs délibérations). Vaste entreprise :

Les actes de procédures faites jusqu’à la mort de Grandier, quoique fort succincts, contiennent
cinquante mains de grand papier [chaque « main » équivalant à 96 pages], et les juges furent dix-huit
jours entiers à rapporter le procès quoiqu’ils y aient employé six heures par jour6.
Ces cinquante mains de grand papier sont à peu près ce que l’historien peut encore étudier.

Je sais de bonne part, écrit de son côté le P. Du Pont le 15 juillet, qu’il a été fait trois diverses
informations pour le seul crime de magie, dans l’une desquelles ont été ouïs soixante-et-quinze
témoins, en l’autre, vingt-deux ou vingt-trois, et en la troisième, dix ou onze7.

DIEU LE VEUT

Dès les premiers jours de juillet, La Rocheposay a quitté Loudun où il a dirigé les exorcismes.

Depuis quinze jours Mgr notre évêque s’est retiré de Loudun pour laisser toute liberté et autorité
aux juges commissaires qui y sont allés pour faire le procès à Grandier. Les exorcistes ont
commandement dudit prélat de satisfaire entièrement à tout ce que ces juges voudront et désireront
pour être éclairés. De sorte qu’à présent lesdits commissaires écrivent les procès-verbaux [des
exorcismes] et M. de Laubardemont ne s’en mêle plus, pour fermer la bouche aux calomniateurs.
Les juges font donc interroger les diables de ce qui leur plaît et en la façon qu’ils souhaitent, et
eux-mêmes les interrogent quelquefois… Depuis que ces juges y sont, les merveilles ont cru à tel
point qu’il paraît que Dieu veut faire quelque grande chose. Quant à la possession, ils en ont toutes
preuves qu’ils ont désirées, et ont été ponctuellement obéis des diables, lesquels depuis leur arrivée
sont beaucoup plus souples8.

Laubardemont leur cède la place, La Rocheposay s’efface, les diables deviennent plus « souples » : quelle
autorité soudaine pour ces bons messieurs des présidiaux voisins ! Mais le Commissaire ferme la bouche à la
critique et fait garder les portes derrière eux ; l’évêque part après avoir laissé l’imposant testament de son
absolue conviction ; les « diables », qui sont fins, flattent ces robins annonciateurs de la victoire et de la
délivrance. Du 26 juillet au 18 août, date de la sentence, les juges sont enfermés dans les procès-verbaux
écrits par des « possessionnistes », dans le face-à-face fantastique avec les démons, et dans l’opinion de ceux
qui ont « l’expérience ». À demi étrangers à la ville, « protégés » et isolés de ses bruits — et quand ils
voudraient les entendre, en auraient-ils le temps ? —, ils sont à l’avance honorés comme les sacrificateurs
d’une victime salutaire qui n’est pas la leur. Dans une lutte sacrée, ces justiciers fictifs reçoivent un rôle qui
leur a été fixé bien avant leur désignation. Prisonniers de ce personnage redoutable et providentiel, en sont-
ils flattés ? conscients ? terrorisés ? Nous saurons seulement leur « soulagement » après la reddition de la
sentence.
LA PERTE DE LA PAROLE

Plus qu’eux, l’accusé Grandier est aussi enfermé de son côté, ignorant de ce qui se passe, livré à l’action
et à l’information de sa mère comme ils le sont à celles de Laubardemont. Le 28 ou le 29 juillet, il écrit à
Jeanne Estièvre :

Ma Mère,
M. le procureur du roi député m’a rendu votre lettre par laquelle vous me mandez qu’on a trouvé
mes papiers en ma chambre et retenu ceux qui pouvaient servir à ma justification pour me les
remettre en main. Mais on ne me les a point donnés.
Aussi, quand je les aurais, je ne suis point en état de faire des écritures.
Pour des mémoires, je ne puis dire autre chose que ce que j’ai dit au procès, qui consiste en deux
chefs.
Au premier, l’on m’a interrogé sur les faits de ma première accusation, à quoi j’ai satisfait et
allégué que j’en suis bien justifié, ce qu’il faut faire voir en produisant mes quatre sentences
d’absolution. Savoir deux du présidial de Poitiers, et deux autres de M. l’archevêque de Bordeaux.
Que si Messieurs les commissaires doutent de l’équité d’icelles, ils peuvent de leur autorité faire
apporter le procès qui est au greffe de la Cour du Parlement [de Paris] avec ma production civile qui
sert à faire voir les mauvaises pratiques qui furent alors faites contre moi.
Le second chef est touchant la magie et le mal des religieuses. Sur quoi je n’ai rien à dire qu’une
vérité bien constante qui est que j’en suis du tout innocent et à tort accusé, dont j’ai fait ma plainte à
justice. Ce qu’il faut faire voir en employant les procès-verbaux de M. le bailli où sont insérées toutes
les requêtes que j’ai présentées tant aux juges royaux qu’à Mgr l’archevêque, dont j’ai donné une fois
grosse à Mgr de Laubardemont, que M. le procureur du roi m’a dit avoir aussi produite.
Vous ferez faire une requête d’emploi par notre procureur qui prendra tel conseil qu’il jugera bon.
Mes réponses contiennent mes défenses et raisons. Je n’ai rien mis en avant que je ne justifie par
écritures et témoins si mesdits seigneurs m’en donnent le moyen.
Au reste, je me repose de tout sur la providence de Dieu, sur le témoignage de ma conscience et
sur l’équité de mes juges, pour l’illumination desquels je fais des prières continuelles à Dieu
et pour la conservation de ma bonne mère à qui Dieu veuille me rendre en bref pour lui rendre
mieux que je n’ai jamais les devoirs de son fils et serviteur,
Grandier.

Il ajoute en post-scriptum :
D’autant que je ne sais rien ici de ce qui se fait au monde. S’il s’est passé quelque chose aux actes
publics qui puisse servir, il faut s’en aider selon que le Conseil jugera bon9.

Les adversaires sont également aveugles, quoique pour des raisons différentes. Comment pourraient-ils se
rencontrer, même si une confrontation est organisée plus tard, en août ? D’ailleurs, dans ce texte, l’un des
derniers qui nous restent de lui, Grandier répète : Je ne sais rien… Je n’ai rien à dire. Ce sont les avant-
derniers mots du bien disant. Les choses se présentent à lui différentes des discours où il circulait avec tant
d’aisance. Elles lui restaient cachées, tapies dans la petite société qu’il fuyait en la défiant. Maintenant que
la réalité se révèle sous la forme d’une violence pour lui aveugle, sa parole le quitte. Il « se rend » à cette
force autre. Du même geste, il rend la parole à sa mère, qui sans doute n’a jamais cessé d’en être la
véritable détentrice.

LE TRIOMPHE DE LA VÉRITÉ

Autour de la prison où Grandier est enfermé et des églises qui circonscrivent les exorcismes, la ville va et
vient, poussée par des courants opposés, grossie par les flots de curieux, remplie de bruits et de rumeurs
contradictoires. Des assemblées se réunissent. Les libelles se font plus violents. Aux premiers jours d’août, le
père Tranquille publie (anonyme, naturellement) sa Véritable Relation des justes procédures observées
au fait de la possession des Ursulines de Loudun, qui paraît à Poitiers, avant d’être rééditée à La
Flèche, puis à Paris, et d’être complétée par des Thèses générales touchant les diables exorcisés, d’abord
imprimées à part. Un vocabulaire militaire brille d’un dangereux éclat dans l’épaisseur de son
argumentation. Le prologue sonne déjà comme un chant de combat et de victoire :

L’histoire des filles possédées de Loudun est la plus mémorable et la plus célèbre en ce genre qui se
soit passée en plusieurs siècles. L’enfer se voyant en ce lieu-là réduit au désespoir par la chute de
l’hérésie, et ne pouvant empêcher que la vérité catholique ne triomphe de l’erreur, a voulu faire un
second effort pour mettre la magie en crédit, afin de vomir sa rage avec plus de liberté contre le ciel
et contre les innocents.
Il semble que cette ville est fatale et funeste en ce qu’elle a été le lieu où le malin esprit a conçu ses
pernicieux desseins pour l’hérésie, et n’est-ce pas encore dans la même ville où les diables se sont
assemblés pour faire la guerre à Dieu par la magie10…?

La lutte contre les diables vise, au dire de l’auteur, la tranquillité publique, mais on sait depuis
longtemps que, dans le lexique des occupants, réprimer et pacifier sont deux synonymes, et lourds de quel
sens.
AUTOUR DE GRANDIER

Le parti adverse diffuse également libelles, justificatoires et dénonciations en ce début d’août :

Factum pour Maître Urbain Grandier, prêtre, curé de l’église de Saint-Pierre-du-Marché de


Loudun et l’un des chanoines de l’église Sainte-Croix dudit lieu. Imprimé, in-4o, 12 pages11.
Remarques et considérations servant à la justification du curé de Loudun, autres que celles
contenues en son Factum. Imprimé, in-4o, 8 pages12.
Conclusions à fins absolutoires, mises par-devant les commissaires du procès par Urbain Grandier,
pièce, 8 pages13.

De ces follicules distribués partout, recopiés même parce que les exemplaires imprimés ne suffisent pas,
Grandier est l’objet et non pas l’auteur. On parle de lui. Il ne parle plus. Ces textes violents — et d’ailleurs
solidement charpentés — aggravent son cas devant la justice ; ils le poussent vers la mort presque autant
que les mobilisations pour l’extermination du diable. Ils lui sont pourtant présentés. À leur sujet, il écrit à
son avocat, le procureur Jean Moreau :

Monsieur Moreau,
J’ai signé les Conclusions avec les précautions que vous verrez écrites de ma main. Je ne sais si cela
sera bien, n’entendant pas les formes. Je n’ai pas voulu signer le Factum, pour n’offenser personne.
Voyez ce que j’en dis à la marge des Conclusions, et communiquez le tout au Conseil pour voir s’il n’y
a rien qui me préjudice. Faites ma production, s’il vous plaît, et n’y oubliez rien.
C’est votre serviteur,
Grandier.

Ce mercredi d’onze heures du matin, 9 août, de ma prison14.

Traqué, isolé, il ne reconnaît plus ses défenseurs. La veille, ils ont organisé à l’Hôtel de Ville de Loudun
une réunion convoquée par le bailli Cerisay, annoncée en ville par le trompette Briault, et aussitôt déclarée
illégale par le lieutenant criminel Hervé et par l’avocat Menuau, qui s’y rendent pourtant.
Une foule considérable s’y trouve. Inaugurée par le bailli sous le signe d’une protestation contre des
procédures qui menacent la ville entière, contre le livret de Tranquille et ses prêches injurieux, et contre
une situation qui réclame un recours au roi, l’assemblée se mue rapidement en une polémique entre
huguenots et catholiques. Assez habilement, Hervé accuse la religion « prétendue réformée » de fomenter
une réunion hostile à l’autorité du roi et calomniatrice pour les prêtres catholiques. Finalement Hervé et
Menuau sont contraints de quitter la place, devant l’hostilité d’une foule composée en grande partie, dira-
t-on dans un compte rendu « possessionniste », d’enfants et d’ouvriers ou manicles incapables de juger15.
Une longue adresse au roi est alors présentée et approuvée, ainsi qu’une Censure du livret du père
Tranquille ; le bailli et Chauvet, son assesseur, se chargent de la porter aussitôt à Paris, ce qu’ils font dès
le 9 août :

« NOS INTÉRÊTS »

Sire,

Les officiers et habitants de votre ville se trouvent enfin obligés d’avoir recours à votre Majesté, en
lui remontrant très humblement que, dans les exorcismes qui se font dans ladite ville aux religieuses
de Sainte-Ursule et à quelques autres filles séculières…, il se commet une chose très préjudiciable au
public et au repos de vos fidèles sujets en ce qu’aucuns des exorcistes abusant de leur ministère et de
l’autorité de l’Église font dans les exorcismes des questions qui tendent à la diffamation des
meilleures familles de ladite ville, et M. de Laubardemont, conseiller député de Votre Majesté, a déjà
ci-devant ajouté tant de foi aux dires et réponses que, sur une fausse indication par eux faite, il aurait
été dans la maison d’une demoiselle [Madeleine de Brou] avec éclat et suite d’un grand nombre de
peuple pour y faire perquisition de livres imaginaires de magie. Comme encore d’autres demoiselles
auraient été arrêtées, dans l’église et les portes fermées, pour y faire perquisition de certains prétendus
pactes magiques semblablement imaginaires.
Depuis, ce mal a passé si avant qu’on fait aujourd’hui telle considération des dénonciations,
témoignages et indications desdits démons, qu’il a été imprimé un livret (la Relation du père
Tranquille) et semé dans ladite ville par lequel on veut établir cette créance dans l’esprit des juges :
que les démons dûment exorcisés disent la vérité…
Donc les suppliants,
poussés par leur propre intérêt, vu que si l’on autorise ces démons en leurs réponses et oracles, les
gens de bien et le plus vertueux des innocents, et auxquels conséquemment lesdits démons ont une
haine plus mortelle, demeureront en proie à leur malice,
requièrent et supplient très humblement Votre Majesté d’interposer son autorité royale pour faire
cesser ces abus et profanations des exorcismes qui se font journellement à Loudun en la présence du
saint Sacrement, en quoi elle imitera le zèle de l’empereur Charlemagne, l’un de ses très augustes
devanciers, qui empêcha et défendit l’abus qui se commettait de son temps en l’application de
quelques sacrements dont on détournait et pervertissait l’usage contre le dessein et la fin de leur
institution.
À ces causes, Sire, il plaise à Votre Majesté ordonner que ladite faculté de Paris verra le susdit livre,
et Censure attachée, pour interposer d’abondant son décret et jugement sur les propositions,
doctrines et résolutions ci-dessus16…

UN MORT EN SURSIS

Grandier n’est jamais nommé dans cette supplique de citoyens poussés par leur intérêt, mais ils savent
faire appel, en Louis XIII, au réformateur et restaurateur de la religion. Si le bailli emporte cependant
aussi (ce n’est pas certain) une Lettre au Roi du sieur Grandier accusé de magie17, cette Lettre, qui
circule aussitôt à Loudun, n’est pas du curé ; elle constitue une attaque en règle contre personnages ou
familles de la ville, particulièrement Hervé, Menuau et Mesmin de Silly. Les accusés s’adressent
immédiatement à Laubardemont pour lui signaler trois libelles diffamatoires, tant contre lesdits
suppliants qu’autres personnes qualifiées, un Factum et un imprimé intitulé Estonnements [i.e. les
Remarques et Considérations], avec une Requête à la main [la Lettre], tous les trois composés par des
auteurs inconnus et qui mériteraient punition corporelle comme étant pleins de faussetés et
suppositions, tendant à sédition et émotion populaire.
Ils requièrent que ces libelles soient supprimés, lacérés et jetés au feu, avec protestation qu’ils font de
se rendre partie contre les auteurs desdits libelles, en cas qu’ils les puissent découvrir18.

Grandier est déjà l’absent de ces guerres où les adversaires trouvent dans la nuit de pamphlets anonymes,
comme les religieuses avec le masque de possédées, le moyen de vomir leurs démons. Mort en sursis, effacé
des discours dont il est la cause ou l’occasion, il semble, par ce voile déjà jeté sur la victime, permettre la
peste dont l’odeur « occupe » les maisons loudunaises et les empuantit.

LA POSSESSION DE LOUDUN

Pour que soit complet le dossier sur lequel la commission doit se prononcer, une pièce manque, le
jugement officiel de l’évêque de Poitiers. Il l’envoie de Dissey, sa propriété de campagne :

Nous, Henry Louis, par miséricorde divine évêque de Poitiers, certifions à qui il appartiendra
qu’encore que ci-devant, après avoir vu, mûrement considéré et diligemment examiné avec
personnes capables les procès-verbaux faits par les vénérables doyens de Champigny et de Thouars de
notre diocèse commis par nous et députés pour assister aux exorcismes de quelques religieuses
ursulines de la ville de Loudun que Monsieur Barré, docteur en théologie, avait par notre ordre
exorcisées en leur présence en ladite ville, et que, conformément à la détermination de MM. de
Sorbonne de Paris qui, sur les présents procès-verbaux, avaient jugé et déclaré icelles religieuses être
véritablement possédées, nous eussions juré le semblable,
néanmoins, d’autant que depuis, pendant deux mois et demi que nous avons séjourné en ladite
ville de Loudun, où nous nous serions acheminé pour faire de nouveau en notre présence exorciser
lesdites religieuses ursulines et quelques séculières aussi travaillées de même sorte, et continuellement,
soir et matin, nous aurions assisté et aux concurrences nous-mêmes exorcisé, nous avons reconnu
clairement la vérité de ladite possession par un grand nombre d’actions extraordinaires, circonstances
et autres choses surnaturelles qui seraient survenues en notre présence.
À ces causes d’abondant, nous déclarons lesdites religieuses être véritablement travaillées et
possédées par les démons et malins esprits et désirons procurer à leur délivrance…
Donné à Dissey, ce dixième jour d’août 163419…

Ici, non plus, de la part de son supérieur hiérarchique, pas un mot sur le curé. Mais s’il y a possession, il
faut châtier le sorcier. À la justice civile est laissé le courage de lui donner son nom propre.

UN CRIME EXCEPTÉ

La commission criminelle qui va juger Grandier a dessaisi les juridictions ordinaires (en particulier le
parlement de Paris) et met en œuvre la justice retenue du roi, dont elle dépend entièrement. Pour être
« extraordinaire », privant l’accusé des garanties usuelles, la procédure n’en est pas moins régulière. Elle a
des antécédents, en particulier dans les affaires de sorcellerie ou de possession20. Elle va donner son terme
juridique à une affaire qui a comporté deux étapes : la première, d’octobre 1632 à mars 1633, caractérisée
par la recherche d’une compétence, a été marquée par l’ordonnance de l’archevêque de Sourdis
du 27 décembre 1632 ; la seconde, ouverte par la commission du 30 novembre 1633, comportait le temps
de l’instruction, confiée à Laubardemont, et, distinct, celui du jugement, dont est chargé le Siège désigné
le 8 juillet 1634.
Il s’agit, au sens juridique de ces termes, d’un crime excepté et surnaturel, qui réclame donc un
traitement extraordinaire et implique la recherche de complices, toujours présumés. Le suspect est ici un
clerc. Il n’échappe pas pour autant aux juridictions civiles. Depuis le XVIe siècle, celles-ci ne sont pas
seulement reconnues compétentes pour les coupables laïcs par toute la jurisprudence française (qui récuse les
protestations pontificales en faveur des tribunaux ecclésiastiques, de l’Inquisition, etc.) ; comme le déclare
nettement le conseiller Pierre de Lancre, elles étendent leur compétence « même au prêtre » — etiam in
presbytero — en cas de délit privilégié, crime énorme, meurtre et donc également sorcellerie :

Quand le crime est notoirement atroce et grave et, comme on dit, privilégié (comme nous avons
montré ci-devant qu’était le sortilège), les canonistes [les juristes] mêmes tiennent que le juge séculier
en doit connaître…
Je sais bien que la dignité presbytérale, le sacré-saint caractère du sacerdoce et l’ordre de prêtrise
que le Sauveur en son Église nous a donné pour sacrement, ont en horreur et exécration les mains
profanes et sanglantes des juges séculiers…
Mais quand il s’agit d’un homicide qualifié, d’un assassinat et guet-apens, d’un adultère, de
sodomie, de falsification de titres et de sortilèges… où il y a impiété, imposture, scandale, sodomie,
adultère, hérésie, apostasie, corruption de jeunesse et cent autres crimes dont le juge ecclésiastique n’a
aucune connaissance et n’a accoutumé de traiter, il est raisonnable de retenir cela et le traiter par-
devant les Juges royaux.
Voire on est venu là que les prélats, en France, sont sujets aux lois et coutumes du pays où ils ont
résidence et aux ordonnances du roi…
Même les prêtres et autres ecclésiastiques, pour se sauver et garantir de la juridiction ecclésiastique,
tiennent à grand privilège de pouvoir recourir et se mettre sous la protection de la juridiction
temporelle21.

Jean Bodin en disait autant en 1580, dans sa Démonomanie des sorciers (IV, 5) ; Jean Desloix aussi,
dans son Speculum inquisitionum qu’on vient de traduire à Lyon en 1634 (p. 108 sq.). Le jésuite
Martin Del Rio recommandait plutôt la double juridiction (mixti fori) dans ses Disquisitionum
magicarum libri sex (Lyon, 1608), mais, en fait, les juges ecclésiastiques montraient souvent peu
d’ardeur à réprimer la sorcellerie22.

L’ARGUMENTATION

Sur quelles « preuves » peut se fonder le jugement qu’ont à prononcer les commissaires ? Elles ont été
présentées par l’un d’eux, Dreux, semble-t-il23, le lieutenant général de Chinon, dans l’Extrait des preuves
qui sont au procès de Grandier :

Comme le fondement de toute la procédure du sieur de Laubardemont est la possession des


religieuses ursulines et qu’elle est le sujet du procès qu’il a instruit extraordinairement contre le curé
de Loudun, il a été nécessaire d’y établir une vérité par des témoignages tels que l’on les peut désirer
en cette matière24.

Ainsi débute le rapport qui, tout en requérant des contrôles, fournit un tableau assez clair des questions
à traiter et des critères en fonction desquels ils les ont résolues. Deux problèmes sont distingués nettement :
1. l’authenticité de la possession ; 2. la culpabilité de Grandier.
Le premier n’est pas directement de leur ressort. Ils s’en remettent donc à l’autorité compétente. Ils
citent : la sentence en décret de l’évêque de Poitiers (10 août 1634) ; l’Avis des docteurs de Sorbonne
(11 février 1633) ; les attestations d’exorcistes habilités (Lactance, Élisée, Tranquille et un Carme) ; les
déclarations de quelques théologiens (le P. Gilbert Rousseau, recteur du collège de Poitiers, le prieur des
Jacobins de Tours, et Revol, docteur de Sorbonne) ; les Certificats des nombreux médecins estimant que les
faits surpassent la nature.
Le second point, objet véritable du jugement, peut être éclairé soit par les dépositions de témoins
(preuves ordinaires), soit par des marques ou cicatrices trouvées sur le suspect (preuves extraordinaires),
soit par ses aveux.

LES PREUVES ORDINAIRES

La récolte des preuves ordinaires résulte d’abord des Informations successives et auditions de témoins.
Pour l’essentiel, elles font état de la séduction exercée par Grandier, au point que, de son église, il faisait un
lieu de plaisir et un bordel ouvert à toutes ses concubines : ce pouvoir de sorcier fascinateur retient
l’attention plus que l’inconduite.

Ainsi une femme dit qu’un jour, après avoir reçu la communion de l’accusé qui la regarda
fixement pendant cette action, elle fut incontinent surprise d’un violent amour pour lui, qui
commença par un petit frisson par tous ses membres.
L’autre dit qu’ayant été arrêtée par lui dans la rue, il lui serra la main et qu’incontinent elle fut
aussi éprise d’une forte passion pour lui25…

Autre témoignage : un avocat dépose avoir vu lire à l’accusé des livres d’Agrippa.

Cornelius Agrippa, le grand théoricien de la Philosophie occulte (1531). L’avocat en précisant sa


déposition l’annule à peu près, mais on ne retiendra pas sa rétractation :

Il est vrai que [l’avocat] s’est aucunement [i.e. un peu] expliqué à la confrontation et a dit qu’il
croit que les livres d’Agrippa dont il avait entendu parler par sa déposition sont De Vanitate
scientiarum. Mais cette explication est fort suspecte parce que l’avocat s’était retiré de Loudun et ne
voulut subir la confrontation qu’après y avoir été forcé.

LA VÉRITÉ DES POSSÉDÉES


Une autre source de preuves ordinaires est constituée par les dépositions des religieuses et séculières
possédées hors des exorcismes, textes où il n’y a mot qui ne mérite considération : leur obsédant amour
pour Grandier, leurs visions nocturnes, les coups mystérieusement reçus, etc. Le rapporteur souligne un
épisode de ces dépositions devant Laubardemont (décembre 1633-janvier 1634).

Or, outre tous les accidents dont les bonnes religieuses ont été travaillées, je n’en trouve point de
plus étranges que ce qui est arrivé à la mère prieure et à la sœur de Sazilly. La première, le lendemain
après avoir rendu sa déposition, lorsque le sieur de Laubardemont recevait celle d’une autre
religieuse, se mit en chemise, nue tête, avec une corde au cou et un cierge à la main, et demeura en
cet état l’espace de deux heures, au milieu de la cour où il pleuvait en abondance. Et lorsque la porte
du parloir fut ouverte, elle s’y jeta et se mit à genoux devant le sieur de Laubardemont, lui déclarant
qu’elle venait pour satisfaire à l’offense qu’elle avait commise en accusant l’innocent Grandier. Puis,
s’étant retirée, elle attacha la corde à un arbre dans le jardin, où elle se fût étranglée, sans que les
autres sœurs y accoururent.

L’étrangeté de cet accident est considérée comme un indice du pouvoir exercé par le sorcier ! Suivent
quelques attestations de Barré tendant à suggérer l’identité du suspect. Mais les déclarations faites par les
démons aux exorcismes ne sont pas retenues, laissant aux plus raffinés à examiner si l’on peut ajouter
foi à ce qui vient du père du mensonge, si les démons dûment exorcisés sont obligés de dire la vérité
et si les conditions requises pour rendre un exorcisme parfait sont aussi possibles que nécessaires.

LES PREUVES EXTRAORDINAIRES

Malgré tout, les preuves ordinaires paraissent indicatives plus que probantes. Il faut en venir aux
preuves extraordinaires. L’une d’elles est la cicatrice que le sorcier porterait sur son corps pour avoir signé
de son sang un pacte avec le diable. Le 25 avril, en rendant un pacte, le démon Asmodée avait déclaré
que le sang visible sur le pacte provenait d’une coupure que Grandier s’était faite au pouce de la main
droite pour le signer. Laubardemont, des médecins, des exorcistes, toute une petite troupe s’était alors
transportée à la prison, et le curé, sur lequel on avait constaté la cicatrice à l’endroit indiqué, avait fourni
des explications embarrassées : blessure due à une épingle, pensait-il. Non, les médecins déclarèrent que la
coupure était due à un couteau. Sans doute, reprit Grandier, s’était-il blessé en coupant son pain avec un
couteau qu’un de ses gardes lui avait donné. De toute façon, Jacques d’Autun le répète dans L’incrédulité
savante et la crédulité ignorante au sujet des magiciens et sorciers26, il est bien difficile de distinguer ce
genre de marque et les simples cicatrices.
Plus sûres sont les marques indolores, endroits insensibles et qui ne saignent pas. Pierre de Lancre disait
qu’en pratique il n’y a preuves que je trouve plus certaines que celles-là27.
Objet de toute une littérature, en particulier du Discours des marques des sorciers, de Jacques
Fontaine (qui semble avoir été utilisé à Loudun)28, ces lieux indolores obéissent à des règles précises :

LES MARQUES INDOLORES

La profondeur de ces marques est d’environ trois ou quatre doigts dans la partie qui semble morte
ou insensible puisque tout le fer d’une alène que l’on y plonge n’en fait sortir ni eau ni sortir le sang,
ni sentir aucune douleur au sorcier29.

La recherche de ces régions enlevées par le diable aux lois de la nature avait été faite sur le curé d’après
les indications fournies par le démon Asmodée, possédant Jeanne des Anges, au cours de l’exorcisme
du 26 avril précédent. Chargé de cette visite, le chirurgien Maunoury, accompagné de médecins, fit
dépouiller Grandier tout nu, bander les yeux et raser partout et sonder et piquer jusqu’aux os en
plusieurs endroits de son corps30.
Maunoury fut accusé d’avoir, en certains points du corps, simulé une piqûre pour qu’ils apparussent
insensibles du fait que la victime cessait de crier. Malgré la requête faite par Grandier le 11 août, on
refusa de renouveler l’expérience. L’examen d’avril fut tenu pour régulier et son résultat constitue
l’argument que scelle l’Extrait :
On fit visiter l’accusé par huit médecins qui ont rendu leur rapport, par lequel ils déclarent
qu’entre toutes les marques trouvées sur sa personne, celles de l’épaule et du secretum [le sexe] leur
sont suspectes, parce qu’ayant été fourré une aiguille dans la première à l’épaisseur d’un travers de
pouce, le sentiment y était obtus, et non à l’égard de celui que l’accusé avait témoigné avoir lorsqu’on
l’avait sondé dans les autres parties, et que, de l’un et de l’autre, il n’en était point sorti de sang, après
que l’aiguille en fut retirée.

L’insensibilité du corps répond ainsi, chez le sorcier, à l’inconscience ou à l’assoupissement d’esprit chez
les possédées. De la parole, il ne reste rien d’humain. C’est l’aiguille qui va fonder le jugement en
transperçant la surface. Seule finalement elle tire du corps les preuves les moins indécises, là où les
raisonnements ni les témoignages ne démontrent. Faisant alterner les cris et les silences, l’outil du
chirurgien fait parler le corps et contraint le diable : ces deux objectifs qui obsèdent les exorcistes, il les
obtient. Mais elle est aveugle, l’arme qui impose sa loi et fait raison du démon.

Voilà, conclut l’Extrait, la meilleure partie des preuves sur lesquelles est intervenue la sentence
du 17e d’août.
On a dû étendre au maximum les indices prochains, puisque les preuves complètes font défaut. Les
objets saisis chez le curé ont paru des indices trop lointains et peu sûrs. Les pactes ne sont mentionnés
qu’indirectement, bien qu’habituellement ils constituent l’une des pièces essentielles d’un dossier de
sorcellerie. Enfin et surtout, l’aveu manque.

LE JUGEMENT

Les 15, 16 et 17 août, confronté à ses juges, Grandier avoue, une fois de plus, ses inconduites et
faiblesses de nature, mais, une fois de plus, il nie avoir commis le crime dont on l’accuse. Le 15, il se
confesse et communie. Le lendemain, le Père Archange vient lui annoncer l’imminence de la
condamnation ; il rapportera la réponse du curé :

S’il faut que je meure, je prie Dieu que ce soit pour l’expiation de mes péchés et de mes crimes31.

Les juges se réunissent au couvent des Carmes le vendredi 18 août 1634, à cinq heures du matin, pour
se prononcer. La veille, à Poitiers, M. de Cursay, accusé de magie, est acquitté après la plaidoirie de Me
Lemaistre : Il faut, disait-il, de puissantes preuves pour faire croire qu’un chrétien ait commis cette
espèce d’idolâtrie. Mais le 8 août, à Paris, la Chambre de l’Arsenal condamne à être pendus, leurs corps
brûlés et leurs cendres jetées au vent, deux hommes, dont un prêtre, accusés d’avoir dans leur maison agi
contre le cardinal de Richelieu par invocations, charmes et magie32.
Bourrés jusqu’aux dents de lectures démonologiques, les commissaires ont appris que le crime de
maléfice est d’autant plus énorme qu’en lui seul se retrouvent toutes les circonstances et les crimes
d’apostasie, d’hérésie, de sacrilège, de blasphème, d’homicide, voire souvent de parricide,
d’accouplement charnel contre nature et haine contre Dieu33.
Par tout ce que répète leur dossier, les robins de province, réunis autour du commissaire, sont mis en face
de l’anti-société, devant le crime qui est un pluriel, le rassemblement de tous les crimes.

LA SENTENCE

Au petit matin, ils se prononcent. Après leur jugement, il revient à Laubardemont de l’exécuter. Il se
rend à la prison, précédé du chirurgien Fourneau, qui a été mandé par deux gardes pour le rasage complet
du condamné. Vers sept heures, accompagné d’archers, le carrosse du commissaire traverse les rues déjà
pleines, conduisant jusqu’au palais de justice Laubardemont, La Grange, prévôt de Chinon, Grisart,
exempt des gardes, et le curé. Celui-ci est introduit dans la salle d’audience. Ses juges y sont. Les exorcistes
aussi, en ornements, ainsi qu’un grand public. Grandier se met à genoux et, tête découverte, entend la
lecture de l’arrêt par le greffier Nozay :

Vu par Nous, commissaires députés par le Roi, Juges souverains en cette partie, suivant les lettres
patentes du Roi du huitième juillet mil six cent trente-quatre, le procès criminel fait à la requête du
procureur de sa Majesté demandeur et accusateur pour crime de magie, sortilège, irréligion, impiété,
sacrilège et autre cas et crimes abominables, d’une part, et Maître Urbain Grandier, prêtre, curé à
l’église de Saint-Pierre de Loudun et l’un des chanoines de l’église Sainte-Croix dudit lieu,
prisonnier, défenseur et accusé, d’autre,
Nous, sans avoir égard à ladite requête du onzième du présent mois d’août [la requête en vue de
renouveler l’épreuve des marques], avons déclaré et déclarons ledit Urbain Grandier dûment atteint et
convaincu du crime de magie, maléfice et possession arrivé par son fait ès personnes d’aucunes
religieuses ursulines de cette ville de Loudun et autres séculières mentionnées au procès. Ensemble
des autres cas et crimes résultant d’icelui.
Pour réparation desquels, l’avons condamné et condamnons à faire amende honorable, tête nue et
en chemise, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres devant les
principales portes des églises Saint-Pierre-du-Marché et Sainte-Ursule de cette ville de Loudun, et là,
à genoux, demander pardon à Dieu, au Roi et à la justice. Et ce fait, être conduit en la place publique
de Sainte-Croix de cette dite ville pour y être attaché à un poteau sur un bûcher, qui pour cet effet
sera dressé audit lieu, et y être son corps brûlé vif avec les pactes et caractères magiques restant au
Greffe, ensemble le livre manuscrit par lui composé contre le célibat des prêtres, et ses cendres jetées
au vent.
Avons déclaré et déclarons tous et chacun ses biens acquis et confisqués au Roi, sur iceux
préalablement pris la somme de cent cinquante livres tournois pour être employés à l’achat d’une
lame de cuivre en laquelle sera gravé le présent arrêt par extrait, et icelui apposé dans un lieu éminent
en ladite église des ursulines pour y demeurer à perpétuité.
Et auparavant qu’être procédé l’exécution dudit arrêt, ordonnons que ledit Grandier sera appliqué
à la question ordinaire et extraordinaire sur la vérité de ses complices.
Prononcé audit Loudun le dix-huitième août mil six cent trente-quatre34.

1 Extrait des registres de la Commission ordonnée par le Roi…, p. 22-23.


2 Voir Marcel Marion, Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1923, p. 449-451 ; Babinet, « Le
présidial de Poitiers », in Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1885.
3 G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris, 1880, p. 232.
4 Étienne Delcambre, « Les procès de sorcellerie en Lorraine. Psychologie des juges », in Revue d’histoire du droit, t. 21, 1953,
p. 408.
5 BN, Fds fr. 7619, f. 103.
6 Tours, Bibl. municipale, ms. 1197, 1re Partie, p. 61.
7 Lettre du P. Du Pont à M. Hubert ; Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 25.
8 Ibid., f. 19.
9 Édité dans G. Legué, op. cit., p. 233-234.
10 Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun, début ; BN, Fds fr. 7619, f. 104-
105.
11 Factum pour Maître Urbain Grandier : voir chapitre 8, note 2.
12 Remarques et considérations servant à la justification du curé de Loudun : voir chapitre 9, II, note 15.
13 Conclusions à fins absolutoires, mises par-devant les commissaires du procès par Urbain Grandier. BN, Fds fr. 6764, f. 116-123 ; Fds
fr. n.a. 24380, f. 203-210 ; etc.
14 BN, Fds fr. 7619, f. 108.
15 Ibid., f. 104-106.
16 Ibid., f. 82 sv. Et BN, Fds fr. 6764, f. 80.
17 Lettre au Roi du sieur Grandier accusé de magie : voir chapitre 9, II, note 1.
18 BN, Fds fr. 7619, f. 129.
19 Ibid., f. 109.
20 Voir surtout J. Texier, Le procès d’Urbain Grandier, thèse dactyl., Faculté de droit de Poitiers, 1953, p. 140. Et M. Foucault, Les
procès de sorcellerie dans l’ancienne France devant les juridictions séculières, Paris, Bonvalot-Jouve, 1907.
21 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges…, Paris, N. Buon, 1612, liv. VI, p. 487-489.
22 J. Texier, op. cit., p. 107.
23 BN, Fds fr. 24163, pièce 11.
24 Ibid., f. 29-34 et f. 129-137 : deux textes identiques. BN, Fds fr. 6764, f. 103-109 ; Fds fr. n.a. 24382, f. 92-99. Texte publié
(avec quelques erreurs) et commenté dans [Aubin], Histoire des diables de Loudun, Amsterdam, 1752, p. 171-197.
25 Sauf indication particulière, les textes cités proviennent de l’Extrait des preuves qui sont au procès de Grandier.
26 Jacques d’Autun, L’incrédulité savante et la crédulité ignorante au sujet des magiciens et sorciers, Lyon, 1671, p. 541 sv.
27 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges, p. 189.
28 J. Fontaine, Discours des marques des sorciers, Lyon, Larjot, 1611 : Lyon, Bibl. municipale, 363842/363868.
29 J. d’Autun, L’incrédulité savante et la crédulité ignorante, p. 541.
30 Voir G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, p. 212.
31 BN, Fds fr. 24163, f. 113.
32 Voir Oscar de Vallée, De l’éloquence judiciaire au XVIIe siècle, Paris, 1856, p. 277-279.
33 Martin Del Rio, Les Controverses…, in J. Texier, Le procès d’Urbain Grandier, p. 91.
34 L’Arrest de condamnation, immédiatement imprimé à Paris (Estienne Habert et Jacques Poullard, 1634, in-8o), se trouve,
manuscrit ou imprimé, en plusieurs recueils : BN, collection Thoisy, vol. 92, f. 385 ; Fds fr. 24163, f. 113 ; Archives nationales
K 114 ; etc.
11

L’EXÉCUTION.
LÉGENDE ET HISTOIRE

(18 août 1634)


Cette mort échappe à l’histoire. Il n’existe de l’exécution que des récits postérieurs. Ils laissent en blanc
l’événement lui-même. L’ambiguïté des mots et des gestes de Grandier, pendant ces heures-là, s’aggrave
d’être le fait d’un disparu, morcelé dans les témoignages d’autrui.
Ses ultima verba nous arrivent à travers discours hagiographiques ou apologies de la condamnation qui
affichent partout la « vérité » dans leurs titres — Mémoire au vrai de ce qui s’est passé…, Relation
véritable… —, mais qui se disputent ses restes et inventent des paroles pour l’image à diffuser.

LA MORT ET LA LÉGENDE

Est-il exact que, le matin, avant la sentence, il écarte Texier, lieutenant général à Saint-Maixent, puis
le capucin Archange, venus le presser de se préparer à sa fin, et que, d’après le père Du Pont,

Le Père capucin lui ayant répliqué que la question était de bien mourir, il lui dit, le relevant par le
nez : « Vous m’importunez. Laissez-moi. »

Mais le même Archange, au demeurant persuadé que le curé est mort impénitent et sataniquement,
déposera qu’en cette heure matinale du 18 août sur les exhortations que lui fait le Père Archange, il
[Grandier] lui dit : « Dieu veuille qu’il soit aujourd’hui glorifié en ma constance1. »

Est-elle authentique la réponse qu’il aurait adressée aux juges après la lecture de la sentence ? Faut-il se
fier à la transcription qu’en donne le Mesmoire de ce qui s’est passé à l’exécution de l’arrest contre Me
Urbain Grandier ?

Messeigneurs
J’atteste Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit et la Vierge, mon unique avocate, que je n’ai jamais
été magicien ni commis de sacrilèges ni connu autre magie que celle de la Sainte Écriture que j’ai
toujours prêchée. J’avoue mon Sauveur et le prie que le sang de sa passion me soit méritoire2.

LA VOIX DE LAUBARDEMONT

Le compte rendu le plus proche de l’exécution date du samedi 19 août. Angevin, notaire royal, l’a écrit,
mais ce sont la pensée et les mots de Laubardemont :
Procès-verbal de la question et mort de Grandier, curé de Saint-Pierre-du-Marché de Loudun,
exécuté à mort ce jour d’hier, pour crime de magie et autres, de laquelle avons, suivant l’ordonnance
de Me Laubardemont, conseiller du Roi en ses conseils d’État et privé, commissaire en cette partie, et
autres commissaires nommés par sa Majesté pour le jugement du procès, fait procès verbal de ce qui
s’est passé le jour d’hier et le jourd’hui touchant ladite exécution de mort de la personne dudit
Grandier, circonstance et dépendance d’icelle, appelé avec nous F. Gayet notre clerc commis pour
greffier, en la manière qui s’ensuit :
C’est à savoir que nous, conseiller et commissaire susdit, déclarons avoir été présent, le jour d’hier,
à l’heure de 7 à 8 heures du matin, en la salle de l’auditoire du baillage de Loudun, lorsque lecture a
été faite audit Grandier, du jugement de mort contre lui rendu, et que, ladite lecture faite,
[Grandier] a prié ledit sieur de Laubardemont de ne le faire brûler vif, de crainte qu’il ne tombât en
désespoir3.

Cette demande avait des précédents juridiques. Ainsi, en Lorraine, devant sorciers ou sorcières, les juges,
en bien des cas, se souciaient d’adoucir la mort du condamné, et plus encore de préserver en lui la vertu
d’espérance. Dans cet esprit et pour éviter un désespoir qui aurait entraîné la damnation éternelle du
sorcier, ils abrégeaient souvent les souffrances de ses derniers moments et décidaient qu’après avoir senti
seulement l’ardeur du feu, il serait étranglé avant que son corps ne fût saisi par les flammes4. Le motif
était religieux.

Grandier, d’après le procès-verbal, n’a point dit qu’il était injustement condamné. Auquel ledit sieur
[de Laubardemont] a remontré qu’il était en lui [Grandier] d’obtenir cette grâce en confessant qu’il
était coupable du crime de magie pour lequel il avait été condamné à mort.
[Grandier] a fait réponse qu’il n’avait commis ledit crime.
Lui avons remontré que nous avions été treize juges au jugement de son procès, que tous d’une
voix l’avons déclaré dûment atteint et convaincu des crimes de magie, maléfice, d’être auteur de la
possession d’aucunes religieuses ursulines et autres séculières mentionnées au procès, et lui avons
représenté souvent que nous étions très assurés qu’il était magicien.
À quoi il nous a fait une fois réponse qu’il ne pouvait nous ôter cette croyance5.

LA QUESTION

Le jugement prévoyait la question préalable ordinaire et extraordinaire. D’après le droit en vigueur, ce


n’était pas irrégulier. La torture est ordonnée quand il y a condamnation à mort, mais aussi quand il y a
soupçon de complices non encore dénoncés. N’en sont dispensés que les enfants, les sourds-muets, les
impubères et les femmes enceintes. Grandier ne fait pas partie des catégories dispensées, et son crime est de
ceux qui impliquent des complices. De ceux-ci, on a vainement cherché la trace dans ses papiers ou parmi
ses relations. Le Père Du Pont, curieux de tous les bruits, prétend qu’un des juges dont je suis ami, m’a
fait entendre, quoique obscurément (le bon Père sait entendre les demi-mots et suppléer aux silences de
son ami, sans nul doute le sieur Roatin) que les principales preuves et dépositions de témoins touchant
non seulement ledit Grandier, mais plusieurs autres personnes dont il y en a de très grande qualité,
desquelles on ne peut s’assurer sans un exprès commandement de Sa Majesté, à qui l’on a envoyé le
procès6.

La question « ordinaire », à laquelle le jugement ajoute l’« extraordinaire », n’est donc pas seulement
une peine corporelle ; elle doit permettre de découvrir encore quelques vérités, en particulier « l’école de
magie » qui fait l’objet de la « rumeur » loudunaise. Le supplice consiste à introduire des coins de plus en
plus gros entre les planches qui enserrent les jambes, jusqu’à briser les os.

HORS DES LOIS

La dégradation, traditionnelle quand un prêtre était livré au supplice, a été supprimée par
Laubardemont, soit parce qu’elle paraît odieuse et se pratique moins, soit parce qu’elle pourrait permettre à
l’inculpé un recours à la juridiction ecclésiastique7. D’ailleurs, pour le curé, aucune autorité religieuse
n’intervient. L’archevêque de Bordeaux se tait, pour des raisons politiques, semble-t-il : avec le gouverneur
de Guyenne, Jean-Louis de Nogaret, duc d’Épernon, il est en conflit violent (1633-1634) et il a trop
besoin du soutien de Richelieu pour prendre parti contre Laubardemont, de surcroît adversaire politique
du gouverneur.
Grandier est livré, seul, à la justice. Angevin continue son procès-verbal, sous la dictée du commissaire :

Et avons reconnu qu’il ne regardait point l’image du crucifix, qui était un tableau qui était attaché
à la muraille ; qu’auparavant que d’être appliqué à la question, le Père Lactance, religieux, l’a exhorté
de dire l’oraison de l’ange gardien [l’Ave Maria] laquelle il ne savait pas, au moyen de quoi ledit Père
lui a fait dire mot à mot après lui.
Avons vu qu’il a été appliqué à la question des brodequins ordinaires et extraordinaires, l’espace de
trois quarts d’heure, sans avoir confessé ledit crime. A dit plusieurs fois qu’il en avait commis de plus
grands et plus honteux, et enquis quels ils étaient, a dit ces mots : « C’est de fragilité », et a fait des
confessions d’autres crimes mentionnés par son interrogatoire.
Qu’il n’a jamais prononcé les noms de Jésus, Marie, mais bien souvent a dit ces mots : « Mon
Dieu du ciel et de la terre, fortifie-moi. » Avait durant la question les yeux étincelants, affreux et
épouvantables ; se pleurait et faisant de grands cris, et néanmoins n’a point jeté de larmes, encore
qu’il fût exhorté de pleurer lorsque souvent il jetait des soupirs et sanglots, au moyen de quoi le Père
Lactance, religieux récollet, qui exorcisait les instruments servant à la question, aurait fait un
exorcisme particulier, pour exprimer des larmes de ses yeux, qui ne contenait autre chose que ces
mots : Si es innoxius, infunde lacrymas [si tu es innocent, verse des larmes].
Que, durant ladite question, il a prié ledit Père Lactance de le baiser, et que ledit Père, s’étant
approché de lui, l’a baisé trois fois. N’avons reconnu aucune marque de pénitence et lui, par les
paroles ou gestes, n’a point demandé de prêtre ni devant, ni après ladite question.
Qu’étant hors ladite question, regardant ses jambes, a dit : « Messeigneurs, attendite et videte si est
dolor sicut dolor meus. »

LA PASSION

Prêtez attention et voyez s’il est douleur comparable à la mienne : ce verset biblique est repris de la
liturgie de la Semaine Sainte, où il fait partie du premier nocturne de l’Office des Ténèbres célébré durant
la nuit qui suit le Vendredi saint. La foule des fidèles chantait le cantique des lamentations prêté à
« l’Homme de douleurs » : Ô vous qui passez par le chemin, arrêtez-vous… Peuples de l’univers,
prêtez attention, et voyez s’il est douleur comparable à la mienne. Cet appel du Serviteur souffrant,
Grandier le prend à son compte et l’adresse aux témoins de la « question ».
A été ledit Grandier conduit à l’instant en une chambre haute dudit auditoire pour le chauffer, en
laquelle nous le sommes allés visiter à deux heures de relevée [i.e. de l’après-midi] et, voyant que lors il
parlait souvent de Dieu en bons termes, nous lui avons remontré ainsi que, ce jourd’hui matin, nous
étions très assurés qu’il était magicien et, sur ce fondement, nous savions bien que, lorsqu’il parlait de
Dieu en bonne part, il entendait parler du diable, et, quand il détestait le diable, il entendait détester
Dieu ; que ce que nous lui disions était vrai.
À quoi il n’aurait fait aucune réponse, sinon qu’il priait le Dieu du ciel et de la terre de l’assister8.

Le langage a perdu sens. De toute façon, la logique de Laubardemont détient, avec le diable, le moyen
de déterminer ce que le condamné « entend » dire dans les mots qui affirment le contraire.

L’EXÉCUTION

La foule attend : six mille personnes, d’après les uns ; douze mille, d’après d’autres. À trois ou quatre
heures de l’après-midi, Grandier est revêtu d’une chemise soufrée et, la corde au cou, il est descendu dans la
cour du palais d’où un tombereau attelé de six mules doit le conduire, selon les prescriptions de la sentence,
à l’église de Saint-Pierre-du-Marché, puis à la chapelle des ursulines, enfin à la place du Marché-Sainte-
Croix.
Pour les milliers de spectateurs présents, que se passe-t-il ? Que voient-ils ? Le curé se perd dans cette
foule qui pourtant n’a d’yeux que pour lui.
Version du notaire royal Angevin :

Ledit Grandier étant mené au supplice et devant la porte Saint-Pierre du Marché, dont il était
curé, pour y faire l’amende honorable suivant ledit jugement, ledit Père [Lactance] pria ledit
Grandier de dire : Cor mundum crea in me, Deus. Et pour lors que ledit Grandier lui tourna le dos et
dit d’une façon de mépris : « Eh bien, mon Père, cor mundum crea in me Deus. »

Place du Marché, vers cinq heures de l’après-midi :

Déclarons que Grandier, étant attaché à un poteau pour être brûlé, ledit Père Lactance exorcisait
le bois qui devait servir à le brûler ; que le père Tranquille, religieux capucin et gardien des Pères
capucins de La Rochelle, prédicateur missionnaire du Poitou, qui, avec le père Patience, son
compagnon, assista ledit Grandier depuis qu’il a souffert à la question jusqu’à l’heure de l’exécution,
l’espace de six heures ou environ, il n’y a vu faire aucune action, durant ce temps, de contrition de
ses péchés.
Pour lors il commença à l’exhorter de recommander son âme à Dieu. Il lui présenta un crucifix de
bois, duquel [le curé] détourna le visage, ce que ledit Grandier, s’étant aperçu que ledit Père avait du
mécontentement du mépris qu’il avait fait du crucifix, se tourna vers icelui, et ledit Père l’ayant
pressé de le baiser, ce qu’il fit comme avec regret.

Derniers moments :

Ledit père Lactance, récollet, nous a dit que, le jour d’hier, à l’instant de la mort d’Urbain
Grandier, ledit Grandier étant attaché au poteau où devait être brûlé, lui exorcisant le bois qui devait
servir à brûler le corps dudit Grandier de crainte que la chaleur et activité du feu ne fût suspendue
par le diable, il aurait vu une mouche noire grosse comme une noix qui serait tombée rudement sur
le livre des exorcismes ;
que, pendant ledit temps, il avait remontré audit Grandier que le paradis était encore ouvert pour
lui s’il se convertissait à Dieu. Lequel lui aurait fait réponse en ces mots :
« Je vais tout à cette heure en paradis9. »

Au milieu de la hargne des prêtres, quel sens Grandier donne-t-il à cette nouvelle reprise d’une parole de
Jésus : « En vérité, je te le dis, dès aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis »10 ?
« DIEU DEVANT LES YEUX »

La Relation véritable de ce qui s’est passé en la mort du curé de Loudun, bruslé le vendredy 18
aoust 1634 accentue ce parallèle :

Sur les trois à quatre heures après midi, il fut descendu et mis dans un tombereau et puis conduit
devant la porte de l’église Saint-Pierre où un bon Cordelier [Grillau] l’attendait. Et étant mis à terre
pour exécuter l’arrêt, ce bon Père lui demanda s’il ne mourrait pas content et s’il ne demandait pas
pardon à Dieu de toutes ses fautes ; qu’il les devait à présent confesser ; qu’il était aux derniers abois ;
qu’il n’emportât rien sur sa conscience ; qu’il l’assurait de la part de Dieu de son salut s’il s’en allait
pénitent.
Alors il dit : « Mon doux Sauveur Jésus-Christ, sainte Vierge, vous voyez mon cœur. Je vous
requiers pardon. » Et puis dit : « Adieu, mon Père. Priez Dieu pour moi et consolez ma pauvre
mère. »
Puis est remonté et conduit devant l’église des Ursulines, où, étant, il est encore adjuré de
reconnaître son forfait et ne mourir impénitent. « J’espère, dit-il, que mon Dieu, mon Créateur,
Sauveur et Rédempteur, me fera pardon. Lui seul sait que je suis innocent. Je ne dirai autre chose
que ce que j’ai dit. Ne me troublez point. Je vois mon Dieu qui me tend les bras. »
Le Père [dans d’autres relations, c’est le greffier] qui était avec lui pour le confesser lui dit : « Hé
quoi, Monsieur, ne voulez-vous pas demander pardon à ces filles ? — Ha ! Mon Père, répondit-il, je
ne les ai jamais offensées. »
Il est remis dans le tombereau où il était sur le dos, les yeux au ciel, ayant toujours Dieu en sa
bouche. Et passant devant la maison de son avocat qui était à sa fenêtre, il lui dit : « Monsieur le
curé, ayez toujours Dieu devant les yeux. Ne murmurez point contre lui. C’est ainsi qu’il éprouve ses
enfants. » Le patient lui fit réponse : « Monsieur, j’ai espérance en Dieu. Il ne me délaissera pas. » Il
priait continuellement Dieu, et même, lorsqu’il fut mis dans le tombereau, il disait les litanies de la
sainte Vierge.
Arrivé qu’il est en la place publique, il est mis sur le bûcher où il avait la plus grande assurance
qu’il eût jamais, et disait toujours : « Mon doux Jésus, ne m’abandonne point, aie pitié de moi. » Il
fut longtemps exorcisé par le Récollet [Lactance], auquel il dit : « Mon Père, vous travaillez en vain.
Il n’y a point de diable en moi. Je l’ai renoncé. Mon Dieu le sait. Je ne vous dirai autre chose que ce
que je vous ai dit. » Il fit chanter un Salve Regina et l’hymne Ave maris stella, priant toujours Dieu.
Finalement, après plusieurs interrogatoires, il pria le Père Récollet lui vouloir donner le baiser de
paix, ce que le Père refusa trois ou quatre fois. Enfin il condescendit et lui dit : « Monsieur, voilà le
feu. Il n’y a plus de salut pour vous. Convertissez-vous. »
De fait, le Récollet et les deux capucins prirent chacun un bouchon de paille et mirent eux-mêmes
le feu au bûcher. Ce que voyant, ledit curé dit : « On ne me tient pas ce qu’on m’avait promis », qui
était de l’étrangler auparavant. Et étant dans les flammes, il dit encore ces paroles : « Seigneur Jésus-
Christ, je te remets mon âme entre les mains. Envoie tes anges, mon Dieu, afin qu’ils la portent
devant ta face, et pardonne à mes ennemis. » Ce sont ses dernières paroles11.

D’après le père Du Pont,

Il témoigna en tout ne craindre nullement la mort ni ce qui suit après, mais craignait fort d’être
brûlé vif et ne faisait autre chose que de prier qu’on l’étranglât, comme Mr de Laubardemont lui
avait promis au cas qu’il se convertît. Il en arriva le contraire. Car le feu ou le diable coupa la corde
en un instant et si promptement qu’à peine le feu était-il allumé qu’il tomba dedans et y fut brûlé vif
sans crier. Seulement quelques-uns entendirent qu’il dit : « Ah, mon Dieu12. »

LE PRIX DU MORT

Les cendres sont jetées au vent ; les traces du sorcier, effacées, parce que contagieuses. La place publique
en est nettoyée. Mais pas la mémoire : la polémique va se multiplier, une littérature proliférer, nées
précisément de cette dangereuse absence. Restent aussi les marques du travail loudunais qui a été associé à
« l’affaire » et qui continue après elle. Tels ces reçus, datés du 24 août 1634 :

Je soussigné confesse avoir eu et reçu la somme de 19 livres 16 sols pour le bois qui a été employé
pour faire le bûcher de Mre Urbain Grandier, le poteau où il a été attaché et autres bois…
Deliard13

Je soussigné Jan Verdier, procureur au siège de Loudun, ayant charge de la Pierre Morin, ma
sœur, confesse avoir reçu… la somme de 108 sous 6 deniers pour la journée de dépense de cinq
chevaux des archers de M. le prévôt de Chinon le jour de l’exécution de Mr Urbain Grandier, curé
de Saint-Pierre du Marché de Loudun, et pour la journée de ses mules, charrettes et serviteurs qui
ont mené ledit Grandier au supplice…
Verdier14

L’événement reste inscrit avec précision dans les comptes. L’histoire « objective » du mort est celle de son
prix.

LE SENS DU MORT
Dans le même temps, se divulguent à travers la France entière lettres, pamphlets, Récits et Relations de
toute sorte. Ainsi, une lettre d’Ismaël Boulliau, datée du 7 septembre, circule aussitôt. Le même mois,
d’après un journal de raison, on apprend à Lyon la nouvelle du supplice d’Urbain Grandier. Voici en
quels termes Ismaël Boulliau, de Loudun, etc.15. Dans sa lettre, le jeune érudit mentionnait les
renseignements reçus de Loudun par son frère huguenot. Il écrit à Gassendi :

Puisque je suis sur cette vertu de patience, je vous donnerai ici l’extrait d’une lettre qu’un mien
frère m’a écrite sur le sujet de la mort de M. Urbain Grandier.

L’information se démultiplie par des lettres qui sont des extraits de lettres et par des chroniques qui sont
des copies de copies. Mais elle se met à circuler sous le signe de l’exemplarité. Boulliau l’inscrit au chapitre
de la patience, vertu stoïcienne :

Je ne puis m’empêcher de vous parler de feu M. Urbain Grandier mort ou comme un ange, si les
anges pouvaient mourir, ou comme un diable, s’ils étaient mortels, car si cet homme était innocent,
il a bien usé de la plus grande vertu qui soit entre toutes les vertus. Sa constance, quand j’y pense, me
ravit.
Qu’il se soit vu condamné au supplice le plus cruel qui se puisse imaginer et, par préalable,
appliqué à la question pour savoir ses complices, qu’il ait enduré la torture extraordinaire sans être
épargné, et que telles douleurs n’aient pu tirer de lui un mot de travers, au contraire une persévérance
continuelle sans jamais chanceler, accompagnée de prières et méditations dignes de son esprit, cela
me fait dire qu’il se trouve peu d’exemples pareils, car il savait qu’il devait mourir, et n’était point
alléché du monde en supportant de tels maux, si qu’il n’y avait que cette seule constante vertu qui
pouvait l’obliger à telle résolution, joint le désir de laisser une créance qu’il fût innocent.
Je l’ai vu sur le bûcher parler hardiment, voir le feu allumé sans témoigner l’appréhender, au
contraire dire tout haut : Seigneur Jésus, je remets mon âme en tes mains. Un témoin lui demanda
pardon tant pour lui que pour les autres. Il répondit en ces termes : Mon ami, je vous pardonne
d’aussi bon cœur que je crois fermement que mon Dieu me fera pardon et me recevra aujourd’hui en
paradis.
Cela me fait dire, s’il est mort innocent, qu’il est mort en homme de bien et qu’il a rendu
témoignages d’une vertu incroyable. S’il est mort coupable, il est mort endiablé, ayant employé des
dons si excellents à maintenir sa méchanceté. Les diables disent qu’il est en enfer où il souffre
beaucoup, mais plusieurs en doutent, l’ayant ouï parler comme un chrétien, joint que c’est pécher
contre la charité. Quelques-uns disent, quand il invoquait Dieu, qu’il entendait une déité diabolique
et une trinité de même espèce, mais d’autres qui l’ont ouï disent qu’étant averti par un homme
d’esprit qui, l’ayant entendu parler de Dieu, lui dit que les Juifs reprochaient à notre Seigneur qu’il
avait appelé Élie, il répondit : « J’invoque Dieu qui m’a créé par son fils Jésus-Christ, mon sauveur,
fils de la bienheureuse Vierge et n’en connais point autre. » Il a confessé qu’il avait été homme, qu’il
avait aimé les femmes, mais que, depuis sa sentence de Poitiers [3 janvier 1630], il s’en était retiré et
n’a rien scandalisé, a nié, comme on dit, qu’il fût sorcier ni magicien, ni qu’il eût commis sacrilège16.

1 Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 25 (le P. Du Pont) ; et BN, Fds fr. 24163, f. 113 (le P. Archange).
2 « Mesmoire de ce qui s’est passé à l’exécution de l’arrest contre Me Urbain Grandier, prestre, … exécuté le
vendredy 18 aoust 1634 », BN, Fds fr. n.a. 24383.
3 BN, Fds fr. 7619, f. 111.
4 Voir Étienne Delcambre, « Les procès de sorcellerie en Lorraine. Psychologie des juges », in Revue d’histoire du droit, t. 21, 1953,
p. 414-415.
5 BN, Fds fr. 7619, f. 111.
6 Bibl. Arsenal, ms. 4824, p. 28.
7 Voir J. Texier, Le procès d’Urbain Grandier, thèse dactyl., Faculté de droit de Poitiers, 1953, p. 204-205.
8 BN, Fds fr. 7619, f. 112.
9 Ibid.
10 Évangile de saint Luc, 23, 43.
11 « Relation véritable de ce qui s’est passé en la mort du curé de Loudun… », BN, Fds fr. 6764, f. 124-130. Texte édité dans
Archives curieuses de l’histoire de France, éd. F. Danjou, 2e série, t. 5, Paris, 1838, p. 278-279.
12 Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 27.
13 Voir la reproduction du manuscrit dans G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, p. 266.
14 Ibid., p. 264.
15 A. Pericaud, Notes et documents pour servir à l’histoire de la ville de Lyon, 2e Partie (1594-1643), p. 270-272.
16 Lettre d’Ismaël Boulliau à Gassendi : voir chapitre 9, II, note 13.
12

APRÈS LA MORT,
LA LITTÉRATURE
La mort semble libérer la parole. L’exécution une fois menée à son terme, une littérature prolifère. Elle
raconte ce qui a été, elle plaide en faveur de ce qui aurait dû se faire, elle tire profit de ce mort. Elle décrit
les événements, elle les justifie ou les condamne. Mais tout ce qu’elle dit se conjugue au passé et n’est rendu
possible que par une action qui a été posée, irréversible et définitive : Urbain Grandier a été brûlé.

LA PRESSE LIBÉRÉE

La diffusion de cette petite presse est liée au fait que tout est joué. Parce que Laubardemont a gagné, on
peut l’accuser dans les épigrammes que la journée du 18 août provoque et qu’aussi bien elle permet :

Vous tous qui voyez la misère


De ce corps qu’on brûle aujourd’hui
Apprenez que son Commissaire
Mérite mieux la mort que lui1.

Parce que Grandier a été effectivement tué, il peut devenir un objet littéraire, dans le poème
hagiographique qui semble hésiter encore entre deux interprétations et qui réemploie les épisodes de sa
« passion » (par exemple le bruit, diffusé en ville, selon lequel on aurait présenté au curé, sur son bûcher,
un crucifix rougi au feu et qu’il l’aurait rejeté en crachant) :

L’enfer a révélé que, par d’horribles trames


Je fis pacte avec Lui pour débaucher les femmes.
De ce dernier délit, personne ne se plaint ;
Et dans l’injuste arrêt qui me livre au supplice,
Le démon qui m’accuse est auteur et complice,
Et reçu pour témoin du crime qu’il a feint.

L’Anglais, pour se venger, fit brûler la Pucelle.


De pareilles fureurs m’ont fait flamber comme elle.
Même crime nous fut imputé faussement.
Paris la canonise et Londres la déteste.
Dans Loudun, l’un me croit enchanteur manifeste,
L’autre m’absout. Un tiers suspend son jugement.

Comme Hercule, je fus insensé pour les femmes.


Je suis mort, comme lui, consumé par les flammes.
Mais son trépas le fit placer au rang des dieux.
Du mien l’on a voilé si bien les injustices
Qu’on ne sait si les feux, funestes ou propices,
M’ont noirci pour l’enfer ou purgé pour les cieux.

En vain, dans les tourments, a relui ma constance.


C’est un magique effet, je meurs sans repentance.
Mes discours ne sont point du style des sermons.
Baisant le crucifix, je lui crache à la joue.
Levant les yeux au ciel, je fais aux saints la moue.
Quand j’invoque mon Dieu, j’invoque les démons.

D’autres, moins prévenus, disent, malgré l’envie,


Qu’on peut louer ma mort sans approuver ma vie,
Qu’être bien résigné marque Espérance et Foi,
Que pardonner, souffrir sans crainte, sans murmure,
Est Charité parfaite, et que l’âme s’épure
Quoique ayant mal vécu, en mourant comme moi2.

LE TEMPS DES GAZETTES

Dans la ville de Théophraste Renaudot, dans cette cité où l’industrie du parchemin est si prospère, rue
de la Parcheminerie, la rue qui pue, dit-on, tous les types de presse, de libelle et de dispute sortent du
silence de la stupeur, et refluent sur les faits. Ils développent un génie local. Il en va de même pour tout le
Poitou. D’après un contemporain, ces Poitevins sont généralement assez forts et robustes, hautains,
capables de vengeance, aimant les procès et la nouveauté. Ils sont subtils et aigus d’esprit, d’où vient
qu’ils ont souvent de bons mots et ont beaucoup d’inclination aux lettres et aux sciences… Le paysan
est rude et malicieux, et plus versé dans la chicane que tous les clercs d’un greffe3…

La littérature que Naudé appellera la gazette des sots trouve donc un vaste public, qui sait apprécier.
Sa vague s’étend. De tous côtés, les éditeurs impriment les papiers qui arrivent de Loudun, de Poitiers, de
Chinon ou de Saumur. Le docteur Seguin, dès le 14 octobre 1634, parle à son ami parisien de divers
écrits qui courent partout et, je m’assure, sur le Pont-Neuf entre autres4.
Le Pont-Neuf est le rendez-vous parisien pour le trafic des libelles, des pièces populaires, des livres
d’occasion étalés sur des tréteaux ou alignés sur le parapet5.
Seguin ajoute, après avoir excité la curiosité de son correspondant, le sieur Quentin : Je vous supplie ne
le communiquer qu’à nos amis6…
C’est une manière de parler, car il sait bien quel sera le sort de sa lettre, publiée dans le Mercure
françois de 1634. Ainsi fait le père Du Pont, lorsque de Poitiers, le 29 août, il écrit à son ami parisien,
M. Hubert. Il lui annonce du sensationnel et, dans un second temps, tout rhétorique, il prétend retirer de
la circulation tant de merveilles et de particularités :

Si dans les trois voyages que j’ai faits à Loudun, je n’avais vu moi-même ce qui s’est passé, je ne
voudrais pas le croire. Si vous communiquez mes lettres à quelques-uns de nos amis, je vous prie de
n’en point laisser prendre de copie, mon intention n’étant pas qu’elles soient jamais imprimées7.

Le 25 août, en envoyant sa lettre à ses amis, son auteur inconnu (N.) ne cache même plus le public
auquel sa chronique est destinée : Il y a bien de l’apparence que ce sera un article pour la Gazette
prochaine8 — la Gazette de Renaudot, naturellement, fondée en 1631 et qui, depuis 1634, comporte un
supplément mensuel d’Extraordinaires. N. pense donc à un journal moins officiel et moins sérieux que le
Mercure françois.
On va prendre l’habitude de livrer au public les « papiers » provenant de Loudun. Ils passent dans les
correspondances et les archives d’érudits, les frères Du Puy, Mersenne, Peiresc en particulier, qui les
collectionne et les conserve. La publicité exerce sa contrainte même sur ceux qui en souffrent et prétendent y
échapper. En 1635, Surin, malade dès le début de son séjour à Loudun, parlera du coup qu’a reçu mon
esprit, ayant su qu’une lettre que j’avais écrite à un homme comme à un confesseur a été produite en
la connaissance de tout le monde9.

UNE BIBLIOTHÈQUE

Il est impossible d’analyser en détail l’indéfinie diffraction de l’événement dans la diversité de tant de
récits et d’apologies, ou ses distorsions au cours de leurs itinéraires à travers les réseaux qui les véhiculent.
Par leurs résurgences en de nouvelles éditions, par leurs traces ou leurs copies, par les modifications
textuelles dues à des changements de milieux, d’intérêts ou d’époques, ces pièces font d’ailleurs apparaître,
comme les voyages d’un élément visible dans l’opacité du corps, les circuits socio-religieux et, à certaines
dates, les clivages de mentalité qui diversifient le public destinataire de ces textes « revus et corrigés ».
De ce dossier de presse, l’ensemble est déjà le document caractéristique d’un moment. Depuis la
disparition du sorcier jusqu’à la fin de 1634, les pièces suivantes sont rédigées, colligées ou imprimées. Ce
qui en est présenté ici, selon l’ordre approximatif de leur mise en circulation, ne constitue évidemment
qu’un reste dans une littérature qui est de toutes la plus fuyante et la plus éphémère :
— Interrogatoire de Maistre Urbain Grandier, prestre curé de S. Pierre du Marché de Loudun…
avec les confrontations des Religieuses possédées contre ledit Grandier…, édité à Paris, chez E. Hebert
et J. Poullard, 1634.
— Factum pour Maistre Urbain Grandier, sans lieu ni date, mais, en fait, édité à Paris.
— Requeste de Grandier, curé de Loudun… au Roy (texte qui a circulé aussi sous le titre de Lettre
de U. Grandier), très probablement imprimée à Paris, 1634.
— Remarques et Considerations servans a la justification du Curé de Loudun, autres que celles
contenues en son Factum…, sans lieu ni date, mais très probablement imprimées à Paris, 1634.
— Extrait des Registres de la Commission ordonnée par le Roy, pour le Jugement du procez
criminel fait à l’encontre de Maistre Urbain Grandier et ses complices, édité au moins à Poitiers (chez
J. Thoreau et la veuve Antoine Mesnier) et à Paris10.
— Extrait des preuves qui sont au procès de Grandier, fait à Poitiers semble-t-il11.
— Arrest de condamnation de mort contre Maistre Urbain Grandier, prestre, curé de l’église
Sainct-Pierre-du-Marché de Loudun et l’un des chanoines…, atteint et convaincu du crime de magie
et autres mentionnés au procès, édité à Paris, chez Étienne Habert et Jacques Poullard, et en plusieurs
autres villes12.
— Procès verbal de la question et mort de Grandier, écrit par Angevin, notaire royal (18 août
1634)13.
— Effigie de la condamnation de mort et exécution d’Urbain Grandier, curé de l’Église de Saint-
Pierre-du-Marché de Loudun, atteint et convaincu de Magie, sortilèges et maléfices, lequel a été
bruslé vif en ladite ville, le 18 Aoust 1634. Se vend à Paris, chez Jean de la Noüe, graveur demeurant à
la place Maubert aux Trois Faucelles, 1634, gravure in-folio avec légende et complainte14.
— Pourtraict représentant au vif l’exécution faicte à Loudun en la personne de Urbain
Grandier…, imprimé et gravé à Poitiers, par René Allain, 163415.
— Exorcisme des possédées pendant le supplice d’Urbain Grandier, montrant comment les
possédées, exorcisées pendant que Grandier était sur le siège de fer, lié au poteau, ont fait les diables
joyeux, inquiets, enfin heureux (frappant des mains) de la damnation de Grandier : Il est à nous, il est à
nous16.
— Procès-verbal de l’exorcisme de Jeanne des Anges et de la sœur Agnès, dressé par Houmain,
lieutenant général d’Orléans. D’après ce texte, un seul démon demeure dans les possédées, les autres étant
partis conduire Grandier en enfer17.
— L’Ombre d’Urbain Grandier. Sa rencontre et conférence avec Gaufridi en l’autre monde, sans
lieu indiqué, 163418.
— Le Grand miracle arrivé en la ville de Loudun, en la personne d’Isabelle Blanchard, fille
séculière recevant le Saint Sacrement de l’autel, et le procès-verbal fait sur ce sujet par M. de
Laubardemont. Avec l’exorcisme fait à ladite possédée [22 août 1634], imprimé à Poitiers par R.
Allain, très probablement deux éditions successives, 163419. La Coppie du procez-verbal… [de
Laubardemont]… 22 aoust 1634, a été éditée à part, à Poitiers aussi.
— Lettre d’un habitant de Poitiers sur l’exécution de Grandier20.
— Trois lettres adressées de Tours par le P. Louis de Saint-Bernard, religieux feuillant, au R.P. de
Saint-Bernard, religieux du même Ordre, à Paris21.
— Lettre de N. à ses amis sur ce qui s’est passé à Loudun, imprimé, sans lieu ni date [1634]22.
— Coppie d’une lettre escrite à une religieuse urseline du monastère de Dijon, sur le sujet des
possédées de Loudun, imprimé sans lieu, 163423.
— Discours faict par le Père Archange, Capucin, à Monseignr l’Evesque de Chartres, à Chinon, le
quatriesme jour de 7bre 1634, sur la mort de Grandier24.
— Relation de ce qui s’est passé au voyage de Messieurs de Chartres, de Nîmes et des Roches, à
Chinon et à Loudun (7 septembre 1634)25.
— Lettre de M. Pilet de la Mesnardière à M. du Bois-Daufin sur les possédées (17 septembre 1634)26.
— Lettre du sieur Seguin, médecin à Tours, au sieur Quentin à Paris (14 octobre 1634), éditée dans le
Mercure françois de 163427.

IMPRIMÉS SUR LOUDUN DE 1633 À 1639


IMPRIMÉS SUR LOUDUN
I. 1634
IMPRIMÉS SUR LOUDUN
II. 1635-1639
N.B. — Ces cartes ne font évidemment état que des éditions conservées ou attestées sûrement,
reste contrôlable d’une « presse » beaucoup plus importante.
— Discours de la possession des religieuses Ursulines de Lodun [de Marc Duncan, médecin],
Saumur, probablement édité par Lesnier, 163428.
— Récit véritable de ce qui s’est passé à Loudun contre Maistre Urbain Grandier, prestre, curé de
l’Église de S. Pierre de Loudun…, à Paris, édité par Pierre Targa, imprimeur officiel du diocèse de
Paris, 163429.
— Véritable Relation des justes procédures observées au fait de la possession des ursulines de
Loudun et au procès de Grandier (2e éd. ou éd. complète, après une première éd. poitevine antérieure à
la mort de Grandier et intitulée Résumé des doctrines exposées depuis le début des Possessions des
Ursulines), par le R.P. Tr. R.C. [Tranquille, religieux capucin], édité à Paris par J. Martin, à Poitiers,
par J. Thoreau et la veuve Mesnier, et à La Flèche, par G. Griveau, 163430.
— La Démonomanie de Loudun, qui montre la véritable possession des religieuses Ursulines et
autres séculières…, seconde édition augmentée de plusieurs preuves. La mort de Grandier Autheur de
leur possession, à La Flèche, chez Georges Griveau, 1634. La 1re édition paraît avoir été antérieure à la
mort de Grandier. L’auteur, anonyme, doit être l’un des exorcistes habitués de Loudun31.
— Relation véritable de ce qui s’est passé en la mort du curé de Loudun, bruslé tout vif le
vendredy 18 aoust 1634…32.
— Relation du procès et de la mort de Grandier33.
— Extrait des choses remarquables qui se sont passées après la mort de Grandier34.
— Mémoire au vray de ce qui s’est passé en la mort de Mre Urbain Grandier, curé de Saint-
Pierre-du-Marché de Loudun…35.
— Mesmoire de ce qui s’est passé à l’exécution de l’arrest contre Me Urbain Grandier, prestre,
…36.
— Discours sur l’histoire de la diablerie de Loudun et sur la mort de Me Urbain Grandier, curé de
ladite ville, fait par Pierre Champion, procureur audit Loudun, pour sa satisfaction37.

Cette production littéraire est encore circonscrite à une aire que définissent les centres d’impression,
Poitiers, Saumur, La Flèche et surtout Paris, avec des expansions vers Bordeaux, Dijon, Lyon, Aix-en-
Provence. De 1635 à 1637, les lieux d’édition à eux seuls dessinent un cercle plus large avec Bordeaux,
Tours, Orléans, Rouen, Lyon, etc., outre les premiers. Mais l’important est, dès 1634, cette première
prolifération autour de la place du mort.

LE « TOMBEAU » D’URBAIN GRANDIER

Le vide laissé par la disparition de Grandier est comblé par cette multiplication d’écrits. Fonction du
langage que de dire l’absent ? Mais l’événement littéraire qui suit l’acte historique a un sens plus précis, qui
esquisse l’avenir de « l’affaire ». Peut-être les acteurs eux-mêmes ne s’en rendent-ils pas bien compte :
Laubardemont va s’acharner quelques semaines contre la famille Grandier ; les exorcistes vont continuer
leurs exorcismes qui se métamorphosent à leur insu ; d’Armagnac va tenter encore une manche, alors que la
partie est perdue ; etc. En réalité, le temps de l’action, à Loudun, est déjà posé comme terminé par tous ces
écrits qui en parlent au passé.
De fait, les vrais conflits vont se déplacer sur d’autres terrains. Devenu l’objet de papiers qui ont
précisément pour effet de l’enlever à l’histoire effective et de la verser dans les « dossiers » ou les discours de
l’histoire, l’affaire Grandier servira désormais, métamorphosée en récit, à désigner d’autres guerres : à
nourrir l’opposition à Richelieu sur d’autres terrains ; à combattre les nouvelles activités de
Laubardemont ; à mobiliser l’opinion contre l’esprit libertin ou contre les associations politico-religieuses en
train de se former.
À la brusque montée de la polémique verbale, à son extension en surface, correspond une fragmentation
des partis et des convictions. Les camps perdent, avec Grandier, ce qui les constituait en adversaires. Ils sont
mis en pièces par son absence. Le lieu public d’un affrontement bipolaire se brise en opinions particulières
ou en groupes qui s’isolent et poursuivent une vie marginale. Le discours du pour ou du contre s’éparpille
selon des curiosités privées ou à des fins d’édification. Le drame se partage en tourismes individuels, en
missions populaires, en communications mystiques, etc.

LA FÊTE DU FEU

Le mort fait parler, mais avec des voix discordantes. Après avoir réuni contre lui, vivant, des intérêts si
divergents, il est, par sa disparition, le révélateur de ces divergences. Sa présence leur fournissait un objectif
unique fondé sur l’équivoque, et son absence provoque leur dispersion. Pourquoi ? Le fait est le problème de
Loudun. Mais il est éclairé par le rapport même entre ses deux temps.
Évoquant l’alliance que l’autorité ecclésiastique et l’autorité royale scellent sur l’autel où la victime est
brûlée, le 18 août, le père Tranquille ose écrire :

Ces deux puissances se donnant les mains font un feu Saint-Elme qui apaise les orages et nous
ramène la bonace d’une tranquillité publique38.

Comme ces feux Saint-Elme que les marins voyaient surgir au sommet des mâts à la fin des tempêtes et
auxquels ils attribuaient le pouvoir de ramener la bonace39, le bûcher du sorcier a ici le sens d’une fête
cosmique, au moment même où les Constitutions synodales et les Catéchismes diocésains commencent à
condamner les grands feux de joie (ignes jucunditatis) et fumigations odoriférantes destinées à écarter les
orages autant que les démons40.
Pour retrouver la cohésion d’un cosmos, une société divisée et inquiète a créé un « déviant » et se l’est
sacrifié. Elle se reconstitue en l’excluant. Elle s’en est pris au bien disant justement parce qu’il manifestait
dans ses paroles l’instabilité des croyances et des règles traditionnelles. Pour qu’il y eût une loi reconnue
(mais non pas nécessairement celle qu’il violait), il devait mourir. Vieux réflexe social, qui fonctionne
d’autant plus sûrement que l’incertitude est plus grande. La mort du « sorcier » (il y en a de toute sorte)
« satisfait » le groupe, dieu anonyme qui a pris la place des dieux antiques et reçu d’eux ses besoins et ses
plaisirs.
La liturgie dont parle Tranquille exige qu’une victime soit brûlée pour le soulagement de la collectivité.
Pour lui, c’est une fête. La mort d’un homme permet au groupe de survivre. Il est des temps où la mise à
feu d’un mannequin suffit. D’autres fois, l’incertitude des représentations est telle que la destruction d’une
effigie n’est plus satisfactoire. Il y faut l’acte d’un crime réel, un retour à ces commencements « primitifs »
qui, dans les mythologies, lient la naissance d’une histoire ou d’un peuple à une transgression criminelle, à
une excommunication par le meurtre.

LA PREUVE QU’IL Y A DE L’ORDRE

L’exécution n’a pas été un moment de cohésion fictive. Tout au contraire, elle a été une épreuve,
redoutée mais décisive, démontrant une raison qui a force de loi. Ce n’est pas la loi qu’on attendait. Mais
l’essentiel est acquis : il y a de l’ordre, celui du pouvoir royal. Alors les discussions sont permises ; la parole
acquiert la liberté de disperser à tous vents les mots et les convictions ; les alliances peuvent se dénouer.
Tout cela est permis par la reconstitution d’un sol et d’un cadre de références, par le dévoilement d’une
force qui porte désormais, à la place de l’autorité religieuse, l’organisation de la cité et le poids du langage.
Les discours reprennent leurs bruits et leurs disputes dès là qu’un terrain leur est donné : cette raison d’État
qui fonde la critique même dont il est l’objet. À l’inverse, le « pouvoir spirituel », dont la fragilité
inquiétait, passe manifestement du côté de ces discours. C’est une « parole » de plus, dans un ordre qu’elle
cesse de soutenir, qui en permet beaucoup d’autres, et qui se donne le pouvoir de les autoriser ou de les
contrôler.
Les obscures complicités nouées dans l’anonymat, le 18 août, se défont donc. De l’acte qui les a
rassemblés un instant, les groupes hétérogènes ont chacun tiré profit. Ils ont acquis à leur langage propre sa
condition de possibilité. Désormais, en s’égaillant, une littérature peut véhiculer sans danger le mort qui est
sa garantie en même temps qu’un objet et un argument.

LA LOI DE L’UNANIMITÉ

De cette exploitation, Laubardemont est le premier témoin. Le 20 août, il annonce à Richelieu la


condamnation à l’unanimité et délègue à Paris, auprès de lui, M. Richard, l’un des juges, conseiller au
siège présidial de Poitiers :
Monseigneur,
Votre Éminence a témoigné des sentiments si pieux et charitables au mal des religieuses ursulines
de cette ville et autres personnes séculières affligées des malins esprits que j’ai cru qu’elle aurait à
plaisir d’être particulièrement informée de ce qui s’est passé au jugement du procès que j’ai fait et
instruit contre l’auteur de ce maléfice, ayant prié le sieur Richard, conseiller à Poitiers et l’un de ceux
qui ont assisté à ce jugement, d’en aller rendre compte à Votre Éminence et, sous sa faveur, s’il lui
plaît, au Roi.
Et comme c’est la vertu propre de Votre Éminence de tirer toujours le bien du mal, je m’assure,
Monseigneur, qu’outre le soulagement de ces pauvres créatures, auxquelles vous nous avez
commandé de nous employer avec les ministres de l’Église qui y travaillent sans cesse, vous
ménagerez, avec l’industrie et sage providence que Dieu vous a données, les miracles que nous avons
reçus et que nous attendons encore de sa main pour le bien universel de la religion catholique. Cette
occasion, Monseigneur, a déjà produit la conversion de dix personnes de différentes qualités et sexe.
Nous n’en demeurerons pas là, s’il plaît à Dieu. Puisque, par la force de votre courage et très
généreuse conduite, il a entièrement éteint la faction des Huguenots, il vous donnera la résolution de
les convertir à lui par l’autorité de ses miracles et de la puissance qu’il a donnée à son Église.
J’oserai vous dire que, vous connaissant autant qu’en ma bassesse je puis connaître la grandeur de
Votre Éminence, je me suis promis pour la fin de cette œuvre la conversation [la conversion] de tous
les hérétiques du Royaume, lesquels, après des miracles si manifestes, n’auront plus besoin que du
commandement du souverain pour retourner au giron de leur mère qui a toujours les bras ouverts
pour les recevoir.
Mais quoi ? Monseigneur, je m’étends peut-être trop avant et au-delà des termes de ma
commission. Pardonnez, s’il vous plaît, à mon zèle et à l’ardent désir que j’ai pour votre gloire. Vous
nous donnez tous les jours de nouveaux sujets d’admirer votre vertu. Je ne puis que je ne fasse aussi
journellement des vœux pour la prospérité de votre administration.
Si vous avez agréable, Monseigneur, que je vous parle de notre affaire, je dirai à Votre Éminence
que nous avons ici vécu dans un grand ordre et police, et avec une telle union qu’il a semblé que
nous étions tous animés d’un même esprit. Nous n’avons eu qu’un avis en toutes choses et même
[surtout] au jugement du procès. L’arrêt a passé tout d’une commune voix quoique chacun de ces
Messieurs, au nombre de quatorze, en ait dit les raisons avec tant de suffisance que j’ose assurer qu’il
n’a été rien dit par aucun en cette occasion qui ne fut très digne de votre audience41…

LE CHAMP D’HONNEUR
Littérature édifiante. Par ailleurs, Laubardemont exploite la victoire en poussant l’achat d’une nouvelle
maison pour les ursulines. Le 20 septembre, il en écrit à Michel Le Masle, « conseiller du Roi en ses
conseils, surintendant général de la Maison de Monseigneur l’Éminentissime Cardinal » et fait prieur des
Roches, près de Fontevrault :

Monsieur,

Ce porteur vous présentera le plan que, suivant votre ordre, j’ai fait faire de la place qu’il vous plut
visiter étant dans cette ville. Elle est suffisante pour y bâtir un très beau couvent42…

Il songe à renouveler aussi l’équipe des exorcistes. Le P. Lactance est mort le 18 septembre, pris d’un
étrange délire. Déjà épuisé lui aussi, le père Tranquille mourra fou le 31 mai 1638, après ce que
Laubardemont appellera lui-même une longue obsession43, et sera célébré alors par le P. Eléazar de
Loudun (Relation de la mort du père Tranquille, Poitiers, 1638) comme un héros tombé au champ
d’honneur. La frénésie atteint également Maunoury, le chirurgien ; Louis Chauvet, le lieutenant civil, etc.
Privé de son ancrage dans une action réelle, le discours de la possession dérive, tourne vertigineusement et
entraîne dans son vertige ceux qui s’assuraient sur lui. Au politique, il faut des troupes fraîches, comme
Laubardemont le dit à des Roches :

Soudain après la mort du père Lactance, récollet, l’un de leurs exorcistes, je dépêchai Mr de
Morans vers Monsieur de Poitiers afin de le prier de faire tout son possible pour engager les Pères
jésuites à prendre part en ce travail. J’en ai même écrit au père Rousseau, recteur du collège de
Poitiers, une lettre fort expresse et lui ai fait les plus honorables offres que j’ai pu imaginer pour leur
satisfaction. J’en attends aujourd’hui la réponse et souhaite fort qu’elle soit conforme à ma demande
afin que par ces bons Pères, qui à bon droit sont en réputation d’être les maîtres des sciences, le
public reçoive avec moins de contradiction les témoignages de la vérité de cette possession.
Pour moi… comme je ne me suis proposé aucune récompense temporelle en mon travail, si ce
n’est celle que je reçois en moi-même en satisfaisant fidèlement aux commandements du Roi et de
Monseigneur le cardinal qui m’ont fait l’honneur de me mettre dans cet emploi, je reçois tous les
jours de la part de Dieu de si bons sentiments de piété et de charité que je ne puis être aucunement
ébranlé par les discours du monde en la résolution que j’ai de chercher sa gloire dans la fin de cette
œuvre44…

LES BONS SENTIMENTS


La piété, chez Laubardemont, se marie au pouvoir ; aussi est-elle solide. Il n’en poursuit pas moins
René, le frère de Grandier, et Madeleine de Brou, sa maîtresse. Lorsque les Juges royaux des « Grands
Jours », à Poitiers, prétendent, fin 1634, ajouter l’affaire de Mademoiselle de Brou à celles qu’ils règlent
sans appel (y ayant, dira le cardinal, un [grand] nombre de vilains pendus et 233 gentilshommes et
puissants personnages décrétés de corps et de biens), le commissaire proteste :

Nous espérons maintenant, Monseigneur, écrit-il à Richelieu, que, considérant l’entreprise que
Messieurs des Grands jours ont, depuis peu, faite pour s’attribuer cette affaire au préjudice du
pouvoir que j’ai en main, vous jugerez qu’elle ne pourrait avoir que de très mauvaises suites si le
cours n’en était arrêté par la souveraine puissance dont vous êtes le très digne et très fidèle
dispensateur.
C’est de quoi je vous supplie très humblement, Monseigneur, et d’avoir agréable que je vous
remontre, avec tout respect, que plusieurs de ces Messieurs étant venus ici, y ont fait, même en
public, des choses indécentes et répréhensibles que j’ai néanmoins tâché de couvrir par le silence et
autres moyens licites45…

Admirable délicatesse ! Il trouve à point nommé les bons sentiments de piété et de charité dont il a
besoin. Flottant, le langage de la dévotion est fixé par le service du roi, et ce service exige le succès de ses
bons serviteurs. Hypocrite ou sincère (l’ensemble des documents rend plus probable la sincérité),
Laubardemont se sert de la dévotion selon les nécessités. Si l’on en juge d’après sa correspondance avec la
prieure de Loudun jusqu’en 165346, il ne semble pas rencontrer intérieurement de résistance de la part de
sa religion. Toute opposition, même, plus tard, celle de Saint-Cyran ou de saint Vincent de Paul, lui
paraît venir de l’extérieur, comme le diable.

LA GRÂCE DU SUCCÈS

Par contre, il reçoit de la religion toutes les justifications ou consolations sensibles désirables. En 1644,
il écrira même l’histoire spirituelle de la possession, un Journal qui tisse les lumières reçues du ciel avec les
combats politiques et dont il entretient longuement sa protégée Jeanne des Anges47. Il tient là dans un
équilibre qu’aucun discours du monde ne peut ébranler, mais qui repose en dernier ressort sur le
bonheur de réussir, rendez-vous et critère de tous les autres bonheurs.
Installé dans ce système, il est fidèle, ainsi que le dit Richelieu. Il n’abandonne pas ceux qu’il défend. Il
sera pendant vingt ans le soutien des ursulines. Ceux qu’il mord, il ne les lâche pas davantage. Après
l’exécution d’Urbain Grandier, il arrête sa maîtresse le 19 août ; il poursuit sa mère, qui devra s’exiler ; il
veut faire condamner son frère René, qui s’échappe de prison le 20 février 1635. Il faudra que le cardinal
lui signifie que cela suffit.
On se demande comment le baron supporta, dans son hôtel parisien de la rue des Filles-Saint-Thomas,
les années de défaveur et de semi-retraite qui suivirent la mort de Richelieu (1642-1653).
Que les bons soient victimes du sort, voilà ce qui l’abasourdit. Du père Tranquille, il écrit au cardinal :

Le Père Tranquille souffre maintenant les mêmes vexations que ces pauvres filles. Son corps est
agité, sans aucune douleur, d’une façon du tout prodigieuse. Je n’ai, Monseigneur, rien vu en tout
cette affaire qui m’ait donné tant d’étonnement que l’accident arrivé à ce bon religieux48…

DU SURNATUREL AU BIZARRE

Dans la mesure où le procès politique est clos, le discours de la possession perd son sérieux. Une fois
disparu l’appareil juridique et royal qui mobilisait un public au théâtre de Loudun pour une question de
vie ou de mort, les exorcistes et les possédées ne se trouvent-ils pas encore masqués dans la ville dont la
« fête » est terminée ? Les mêmes faits, qui hier surpassaient la nature, ne deviennent-ils pas bizarres, selon
un mot de Peiresc en 1635 ? Une nouvelle curiosité anime les visiteurs de plus en plus nombreux qu’attire
la littérature loudunoise.
La situation prend insidieusement la figure de l’insensé pour les acteurs qui ont identifié une question de
vérité à un problème de pouvoir. Lorsque les autorités civiles se mettent à manquer et à se désintéresser des
tréteaux démonologiques, lorsque le sorcier de la veille est changé en martyr par la foule toujours attendrie
par les morts qu’elle a faits, lorsqu’à Chinon, en décembre, pour couper court à une autre affaire de
Loudun, on se contente de faire fouetter des religieuses à leur tour travaillées par les démons, que reste-t-il
du discours qu’on créditait d’un pouvoir propre ?
Parce que le sorcier n’était pas la cause mais le produit de la possession, sa mort ne saurait y mettre fin.
Elle continue donc sans lui. Mais, quoi qu’il en soit des cas personnels, elle change de nature. Dès
l’exorcisme du 20 août, l’évolution se dessine nettement en deux directions.

MIRACLES

Il n’y a plus place pour les dénonciations, fût-ce des complices du sorcier. Par contre, une série de
miracles est inaugurée par l’hostie tachée de sang que rapporte le démon possédant la « séculière »
Élisabeth Blanchard. Cette série va s’étaler sur trois ans. Ainsi des religieuses seront miraculeusement
guéries. Ou bien les diables, au fur et à mesure de leurs sorties, multiplieront les stigmates sur le corps des
possédées, progressivement couvert de ces décorations qui commémorent les victoires sur l’enfer. Jeanne des
Anges sera la miraculée la plus célèbre, et jusqu’à la fin de sa vie elle sera visitée comme le mémorial de ces
divins combats.
Le miracle ne représente pas seulement la surenchère céleste qui accompagne habituellement les doutes ou
l’inquiétude de tout groupe de ce genre. Il restaure une justification, mais interne, puisqu’on ne peut plus
compter sur celle qui, grâce à l’équivoque d’un moment, venait du dehors. La possession survit donc en se
marginalisant. Elle accepte l’isolement. Elle perd sa confiance dans le pouvoir civil ou dans les
démonstrations rationnelles. L’accent est mis sur le danger de l’incrédulité, sur l’opposition aux « discours
du monde », sur la foi simple sans laquelle les yeux ne voient pas.

ÉDIFICATION…

L’autre direction complète et prolonge la première. Moins polémique, la possession vire à l’édification.
En rendant son hostie tachée du sang sacré, le diable d’Élisabeth se fait prédicateur :

Faut-il que les diables donnent des leçons aux chrétiens ! Au ciel, les anges se réjouissent de ce
grand miracle. La toute-puissance divine me contraint de le dire, à ma confusion.
Il verse d’abondantes larmes, d’après le compte rendu, et « s’adressant aux assistants » :

Vous n’avez point de dévotion au Saint Sacrement !


— Volo, dit le P. Thomas, ut adores Jesum Christum et sanguinem ejus.
— J’adore le sang de Jésus-Christ qu’Il a répandu pour faire croire les incrédules, et quiconque ne
le croit pas, ce sera sa condamnation49.

Le procès-verbal est aussitôt publié à Poitiers : Le grand miracle arrivé en la ville de Loudun en la
personne d’Elizabeth Blanchard. À ce livret de 16 pages, beaucoup d’autres succéderont : toute une
littérature pieuse grâce aux bons offices des diables. Peu à peu, leurs « aveux » se feront plus catéchétiques.
Les confessions du diable Lorou formeront un ennuyeux recueil de sermons, mais elles parcourront tous les
articles de la foi50.
Cette mutation ne fait que s’esquisser. Elle s’opérera dans la confusion. Son terme est encore loin. La
venue des jésuites va en marquer la première étape décisive. Non parce qu’ils sont maîtres des sciences,
comme le pensait Laubardemont. Car s’il s’agit désormais de savoir et non plus de pouvoir, ce sera celui de
prédicateurs et de missionnaires.
Parmi eux, le père Surin ajoute sa note propre. Ce d’Artagnan de la mystique est aussi un génie blessé. Il
découvre à Loudun, dans le face-à-face avec les possédées, le nom de l’angoisse dans laquelle il vit alors.
D’un geste qui lui est coutumier, il se jette en avant :
Pour porter des paroles d’amour de votre part, j’irai, avec une trompette d’or, au milieu des
places…
Il trouve une place. Qu’elle soit déjà cernée par la critique ou par l’ironie ne le trouble pas, mais le
confirme plutôt. Il rêve d’une aventure spirituelle où se donner « à corps perdu », ne trouvant rien de plus
beau qu’un coup d’épée au travers du corps, me faisant mourir.
D’abord, ses choix drastiques ne seront pas acceptés. Mais il crée cependant une nouvelle mobilisation. Il
affecte d’un sens transitoire ce langage en dérive. Cela ne suffira pas à le tenir. Entre la lutte contre le
sorcier et la mission populaire, il introduit dans l’histoire de Loudun un temps de la spiritualité, à bien des
égards équivoque lui aussi parce que parcellaire, éphémère donc. À sa manière, cet épisode mystique
prépare pourtant la normalisation de Loudun, le glissement de l’action à la fonction régulière de la parole,
le passage de la possession à la mission et, dans le même mouvement, l’habile métamorphose de la possédée
Jeanne des Anges en témoin des miracles de Dieu, en oracle inspiré, en directrice de conscience.

1 Édité dans [Aubin], Histoire des diables de Loudun, Amsterdam, 1694, p. 380.
2 Édité dans [Aubin], op. cit., p. 379.
3 Géographie Blaviane, Amsterdam, vol. 7, 1667, p. 403.
4 Mercure françois, t. 20 (année 1634), 1637, p. 772.
5 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969, p. 356-357.
6 Mercure françois, t. 20 (année 1634), 1637, p. 780.
7 Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 13.
8 BN, Lb 36.3023 ; etc.
9 Lettre à Laubardemont, dans Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée De Brouwer, 1966, p. 280.
10 BN, Lb 36.3018. Voir chapitre 4, note 11.
11 BN, Fds fr. 24163, p. 129-137 ; Fds fr. 6764, f. 103-109 ; etc.
12 BN, collection Thoisy, vol. 92, f. 385 ; etc.
13 BN, Fds fr. 7619, f. 112 ; Fds fr. 6764, f. 124 ; etc.
14 BN, Cabinet des Estampes, Qb1 1634.
15 Poitiers, Bibl. municipale, ms. 303. Édité dans G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris, 1880, p. 259.
16 BN, Fds fr. 6764, f. 127 ; Carpentras, Bibl. Inguimbertine, Papiers Peiresc, Reg. X, f. 517 ; etc.
17 Bibl. Arsenal, ms. 4824, f. 27.
18 BN, Lb 36.3021.
19 BN, Lb 36.3022. Voir BN, Fds fr. 7619, f. 114-116 ; Fds fr. 6764, f. 149.
20 Édité dans Le Cabinet historique, t. 2, 1856, 1re Partie, p. 61-63 ; et par Ph. Tamizey de Larroque, Documents relatifs à Urbain
Grandier, Paris, 1879.
21 BN, Fds fr. 6764, f. 138, 147 et 149.
22 BN, Lb 36.3023 ; Carpentras, Bibl. Inguimbertine, Papiers Peiresc, Reg. X, f. 524.
23 BN, Lb 36. 3590.
24 BN, Fds fr. 24163, f. 113-115.
25 Ibid., f. 117-128.
26 Éditée ultérieurement à la fin de son livre : Pilet de la Mesnardière, Traité de la mélancholie, La Flèche, 1635.
27 Mercure françois, t. 20 (année 1634), 1637, p. 772-783.
28 BN, Lb 36.3961. Sur l’éditeur, voir Pasquier, Imprimeurs et libraires de l’Anjou, Angers, 1932, p. 270.
29 BN, Lb 36.3020 ; BN, Fds fr. 23064, f. 79-82.
30 BN, Lb 36.3019 ; BN, Fds fr. 7619, f. 104-106 ; etc. Voir Pasquier, op. cit., p. 317.
31 BN, Lb 36.3024.
32 BN, Fds fr. 6764, f. 124-130.
33 Document incomplet, sans début ni fin. BN, Fds fr. n.a. 24380, f. 246-257.
34 Poitiers, collection Barbier, cart. III, no 71.
35 Poitiers, Bibl. municipale, ms. 303, no 21.
36 Ibid., ms. 303, no 20.
37 Ibid., ms. 303, no 26.
38 Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun, La Flèche, Griveau, 1634.
39 Ces feux se rattachaient à la légende de Castor et Pollux.
40 Voir Martin d’Arles, Tractatus de Superstitionibus, Lyon, 1544, et, à l’encontre de ces feux, les documents du XVIIIe siècle cités
par Arnold Van Gennep, Manuel de Folklore français, I, IV, p. 1817-1828.
41 Autographe de la collection Feuillet de Conches, édité dans Michaud, Biographie universelle, t. 23, p. 334.
42 Lettre, éditée par E. Griselle, in Bulletin du Bibliophile, 1907, p. 495.
43 Voir sa lettre à Richelieu en 1637, éditée par E. Chavaray, in Revue des documents historiques, t. 4, 1877, p. 91.
44 Lettre du 20 septembre 1634 à des Roches, in Bulletin du Bibliophile, 1907, p. 496.
45 Lettre du 28 novembre 1634, manuscrit de la collection Morrisson, ibid., p. 498.
46 Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Lettres spirituelles de Loudun », t. I, p. 1-143.
47 Ibid., t. I, p. 73-88. Encore attesté par M. de la Menardaye (Examen et discussion critique des diables de Loudun, 1747, Préface, p.
XIV), ce Journal a disparu.
48 Édité par E. Chavaray, in Revue des documents historiques, t. 4, 1877, p. 91.
49 Le grand miracle arrivé en la ville de Loudun en la personne d’Isabelle Blanchard…, Poitiers, 1634. BN, Lb 36.3022.
50 Poitiers, Archives départementales, ms. 7.
13

LE TEMPS
DE LA SPIRITUALITÉ.
LE P. SURIN
Un théâtre où accouraient toutes sortes de personnes1 : c’est Loudun, au dire de Surin, au moment
où il arrive à son tour, en décembre 1634, dans la cité qui émerge comme une île serrée autour de son
donjon au milieu de la plaine glacée.
Il décrit lui-même les circonstances de sa nomination à Loudun, alors que, malade, épuisé par une
excessive tension, reconnu pourtant comme un religieux exceptionnel mais un peu inquiétant, il a été
éloigné de Bordeaux depuis 1632, pour raisons de santé :

L’APPEL

Sur cela, raconte Surin, le roi, ayant connaissance de ce qui se passait, et M. le cardinal de
Richelieu pensaient à employer les pères jésuites à l’exorcisme de ces filles et sa Majesté écrivit pour
cela au provincial de Guyenne, lui marquant que sa volonté était qu’il députât quelqu’un des siens
pour l’assistance et le soulagement de ces pauvres filles possédées. M. le cardinal en écrivit aussi, et
sur cela le père provincial, qui était le Père Arnault Bohyre, prenant conseil avec soi-même, arrêta sa
pensée sur le Père Surin qui était lors en la résidence de Marennes où il prêchait au peuple. Il voulut
bien, suivant la coutume en chose de conséquence, prendre avis de ses consulteurs. Mais aucun d’eux
ne fut d’avis d’y envoyer ce père, tant pour ce qu’il était jeune, n’ayant lors que trente-trois ans,
comme aussi pour ce qu’ils ne jugeaient pas qu’il eût les qualités nécessaires pour cette fonction.
Nonobstant, le père provincial tint bon en son jugement et demanda au supérieur de Marennes que,
la présente vue, il envoyât le Père Surin à Poitiers pour exorciser les religieuses possédées à Loudun.
Au moment que le père supérieur vint au Père Surin pour lui annoncer cet emploi, ce père était
devant le saint Sacrement, priant notre Seigneur qu’il le voulût mettre en lieu où il lui pût rendre
service ; car il était extrêmement travaillé et indisposé. Quand le père supérieur lui dit cela, il n’eut
rien à répliquer quoique la chose lui semblât surpasser beaucoup ses forces : néanmoins il dit qu’il
était prêt à partir. Mais comme il était quasi nuit et que c’était au temps de l’Avent, il fut conclu que
le lendemain il partirait, ce qui fut fait, car le père fut coucher à La Rochelle. Il alla à pied espérant
faire ainsi tout ce voyage, mais il se trouva bien loin de son compte, car il se trouva si abattu de cette
journée-là de La Rochelle qu’il lui fallut prendre un cheval et se rendre à Poitiers où on lui donna
pour compagnon le Père Bachelerie plus âgé que lui ; et tous deux se rendirent au plus tôt à Loudun.
Cependant le père provincial ayant pensé à cette affaire, écrivit, le lendemain que le père fût parti, au
supérieur de Marennes que, si le Père Surin n’était point parti, il le retînt et qu’il avait changé de
volonté. Cependant le père était parti et la première volonté eut son effet, car il mandait aussi que,
s’il était parti, il le laissât.
Soudain qu’il eut accepté cette obédience, voyant que c’était une chose qui passait ses forces en
toutes façons, le père se proposa de mettre son principal effort à être aux pieds de notre Seigneur
pour demander son secours et, de sa part, de parler à l’âme qui lui serait donnée et lui persuader
l’amour de l’oraison et de la pénitence, et par ces armes combattre le diable plutôt que par l’appareil
de l’exorcisme, à quoi il ne sentait aucune capacité ; car il avait la tête si mal qu’il ne pouvait lire un
quart d’heure…
Cependant la mère [des Anges], qui était fine et naturellement adroite, se résolut d’abord de traiter
ce père avec toute civilité, mais de ne lui pas ouvrir son cœur. Si bien qu’elle tint en cette pratique,
jusqu’à ce que notre Seigneur donnât au père une clef pour entrer dans ce cœur, et y faire son œuvre.
Il commença son exorcisme le jour de saint Thomas [21 décembre 1634], peu avant Noël2.

« MERVEILLEUSEMENT TERRIBLE
ET MERVEILLEUSEMENT DOUX »

Surin est un radical ; il ne veut pas d’un « service à demi ». Pour lui, le temps est court et l’affaire est
grande. Dans quelques semaines, il le dira nettement à l’une de ses correspondantes, Françoise Milon :

Je prie l’amour, victorieux dans le ciel et dans la terre, de prendre sur votre âme un empire absolu.
Soumettez-vous à lui et donnez-lui sur vous tout le pouvoir que vous lui pouvez donner. Cédez-lui
tous vos droits. Laissez-vous vaincre par ses charmes. Souffrez qu’il vous dépouille de tout, qu’il vous
sépare de tout, qu’il vous ravisse à vous-même…
Son ouvrage est de détruire, de ravager, d’abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter. Il est
merveilleusement terrible et merveilleusement doux ; et plus il est terrible, plus il est désirable et
attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la tête de ses armées, fait tout
plier. Ses douceurs sont si charmantes qu’elles font pâmer les cœurs. S’il veut avoir des sujets, c’est
pour leur faire part de son royaume. S’il ôte tout, c’est pour se communiquer lui-même sans bornes.
S’il sépare, c’est pour unir à lui ce qu’il sépare de tout le reste. Il est avare et libéral, généreux et
jaloux de ses intérêts. Il demande tout et donne tout. Rien ne le peut rassasier et cependant il se
contente de peu, parce qu’il n’a besoin de rien…
Rien ne m’est plus agréable que de vous parler de lui, et je le ferai de tout mon cœur, si vous me
mandez de vos nouvelles. Ayons seulement soin que nos lettres ne tombent qu’en des mains sûres,
parce qu’il y a quelques fois dans les miennes certaines expressions dont quelques esprits se
pourraient scandaliser3.
Il s’est donc mis en chemin avec cette idée de travailler plus par voie intérieure que par le tumulte
des paroles, et de gagner les cœurs et les affections de ces âmes vexées du démon, et de leur persuader
l’oraison et la présence de Dieu, et par là résister à la puissance de l’enfer4.

GAGNER LES CŒURS

L’idée ou l’intuition, comme il dit, est neuve par rapport à la technique des exorcismes publics. À
l’arrivée, peu avant Noël 1634, les premiers contacts la confirment :

À la première fois qu’il assista à un exorcisme, … Dieu lui donna une si grande tendresse vers elles
[les possédées], à cause de la grande misère de leur état, qu’il ne se pouvait empêcher de jeter force
larmes en les voyant, et se sentit porté d’une extrême affection à les soulager.
Il fut conduit par Mr de Laubardemont, qui était commissaire de la part du Roi pour faire justice
contre les auteurs de ce maléfice, à visiter la mère prieure, laquelle il trouva en une disposition fort
tranquille et dans l’usage libre de son esprit. À sa première vue, il se trouva merveilleusement touché
du désir de rendre service à cette âme, et faire ses efforts pour la porter aux expériences des biens
cachés dans le royaume intérieur de Dieu5.

Exalté par cette rencontre avec la possédée qui lui est confiée, regardant cette âme d’un œil (ce lui
semblait) de charité, persuadé aussi, par l’expérience qu’il avait faite de soi depuis vingt-cinq ans, qu’il
ne pourrait continuer plus d’un jour en cet exercice tel que l’entendent les exorcistes déjà au travail, il
prend des positions absolues, il va jusqu’à l’extrême :

En premier lieu, il se détermina d’être sans cesse en oraison pour demander à notre Seigneur qu’il
lui plût de lui donner cette âme [Jeanne des Anges] et, en elle, accomplir l’œuvre pour laquelle il
avait voulu mourir en la croix. Cette oraison ne relâchait jamais, hors le temps de l’exorcisme, lequel
était fort court. Il se sentait poussé d’être continuellement à genoux devant Dieu et se sentait
tellement attaché à cette entreprise qu’il n’en partait quasi jamais. Il demandait à Dieu avec larmes
qu’il lui donnât cette fille pour en faire une parfaite religieuse, et se trouvait porté à le prier pour cela
d’une telle ardeur qu’un jour il ne put s’empêcher de s’offrir à la divine Majesté pour être chargé du
mal de cette pauvre fille et participer à toutes ses tentations et misères, jusqu’à demander à être
possédé de l’esprit malin, pourvu qu’il agréât de lui donner la liberté d’entrer en elle-même et
s’adonner à son âme. Dès lors, il s’engendra un amour paternel dans le cœur de ce père vers cette
âme affligée, qui lui faisait désirer de pâtir chose étrange pour elle, et se proposa que son grand
bonheur serait d’imiter Jésus-Christ qui, pour tirer les âmes de la captivité de Satan, avait souffert la
mort après s’être chargé de leurs infirmités6…

Il est avant tout directeur spirituel, résolu de se comporter comme ministre de l’Église dirigeant les
âmes. S’il maintient les exorcismes qui contraignent les « possédées » à se prosterner devant le saint
Sacrement, il leur préfère une autre « batterie » et une autre « manière de combat » : il se mettait à
l’oreille de la possédée, en présence du saint Sacrement, et là il faisait des discours en latin de la vie
intérieure, des biens qui se trouvent en l’union divine, et semblables propos à voix basse7.

NE RIEN ORDONNER

Surtout, il bâtit son dessein et se proposa de tenir une procédure, en la culture de cette âme, toute
conforme à celle de Dieu, usant de la plus grande douceur qu’il lui était possible, attirant par douces
paroles cette âme aux choses de son salut et perfection, et lui laissant en tout sa liberté. Il s’étudia de
découvrir les mouvements de la grâce qui se formeraient de la semence qu’il aurait jetée par ses
discours, et puis les suivre. Son premier projet fut d’établir dans cette âme une solide volonté de la
perfection intérieure, sans lui proposer rien de particulier, traitant en général du bien qu’il y avait
d’être à Dieu ; à quoi la mère prêtait audience autant que les démons le lui permettaient, et peu à peu
ce désir d’être entièrement à Dieu se formait en elle. Le père, non seulement en ce commencement,
mais encore en toute sa conduite, garda cette pratique de ne lui rien ordonner.

Il ne lui disait jamais directement : Faites cela. Mais il la disposait à faire elle-même les propositions.
Il estimait que l’amour était le grand ouvrier en cette besogne8.

DANS LE CAMP DE LA POSSESSION

Parachuté dans le camp de la possession, le Père Surin peut en changer les méthodes, pas le terrain. Il
peut lui donner un sens spirituel, mais il n’en reste pas moins soumis à la loi de cette « place » qu’une
histoire a progressivement circonscrite. Il est dedans. Il pense en conséquence. Pas une seconde, il ne doute
de la réalité de la possession. Comment le pourrait-il sans trahir la cause qu’il a reçu mission de défendre ?
Rencontrant les touristes de Loudun, il ne pouvait comprendre comment plusieurs personnes sages,
même des Pères de la Compagnie dont quelques-uns avaient été là quinze jours entiers en la vue de
ces spectacles, lui avaient tant recommandé de ne se pas laisser surprendre, mais de bien examiner
pour voir s’il n’y avait pas de fiction en tout cela9.

D’ailleurs, pour lui, n’est-ce pas une révélation ? De l’obscur débat qu’il mène depuis des années contre
lui-même, quêtant Dieu au fond de l’angoisse, frappant à la porte de ses propres limites, il perçoit enfin le
véritable adversaire. Un matin se lève à Loudun, et lui rend visible, comme à Jacob, l’ennemi de la nuit.
UNE COLONIE

Mais son interprétation trahit surtout la situation économique et sociale des exorcistes à Loudun. Leur
isolement dans la ville s’accroît en même temps que les curieux viennent de plus loin. La possession,
spectacle pour étrangers, n’est plus l’affaire des Loudunais (sinon celle des commerçants), mais plutôt une
dépendance alimentée et recherchée de l’extérieur : conduite désormais par ces religieux austères et savants
substitués aux pittoresques figures locales ; financée de Paris, ou par des fonds inconnus, ou par des sommes
imposées à la ville ; offerte à un public de citadins, de gentilshommes, d’érudits, d’aventuriers ou de
touristes qui débarquent pour un, cinq, huit ou quinze jours (ce sont les durées habituelles du séjour).
Elle devient même odieuse. Aux anciens exorcistes, aux pères Surin et Bachelerie, sur rapports de
l’évêque de Nîmes à Richelieu (26 décembre, 5 et 18 janvier), doivent s’ajouter cinq autres jésuites. Plus
deux Pères carmes. Plus des aides. Or, par arrêté, Laubardemont prétend exiger de la population le
logement de tout ce beau monde. Il enjoint à la municipalité de préparer douze ou quinze maisons et
lieux et endroits et, en attendant, déclare aux frais et dépens dudit corps de ville les ecclésiastiques, leur
suite et équipages, d’autant, ajoute l’arrêté, qu’aucuns [quelques-uns] desdits exorcistes sont déjà
arrivés et ont été contraints, à défaut d’autres logements, de se mettre dans les hôtelleries10…
Fraîchement accueillis, ils sont alors installés dans le château, place d’honneur et place solitaire au
sommet de la cité.
Faute de recevoir de Monsieur des Roches les fonds destinés à l’achat d’un nouveau couvent.
Laubardemont décide également de faire saisir la maison du Collège, l’école protestante, pour y installer
ses ursulines. Contre les femmes huguenotes en émeute, il aura recours aux archers de Poitiers.
Enfin, on fait appel à la bourse royale. Bien informé par Jeanne des Anges au cours d’un passage à
Loudun fin décembre, Mgr Anthyme Cohon, évêque de Nîmes, expose la situation au cardinal :

Les pensions de toutes les religieuses tant professes que novices se montent à la somme de
900 livres. Sur quoi elles doivent tous les ans, pour la demeure de leur maison, la somme de
250 livres d’intérêt. La mère supérieure m’a dit qu’avec 2 000 livres par an, elle peut entretenir
honnêtement sa communauté. Il lui faudrait donc à peu près 500 écus d’aumône, pendant le cours
du mal, pour la tirer de l’extrême misère…

Jeanne garde la tête froide, quand elle n’est pas sur les tréteaux. Quant aux exorcistes, poursuit l’évêque,
Son Excellence fera, s’il lui plaît, ordonner par Mr de Bullion [Claude de Bullion, surintendant des
finances] un fonds certain et assuré pour leur nourriture, de laquelle Mr de Laubardemont fera
marché au moins disant et au rabais pour les six Pères Jésuites et les sieurs Du Pin [de l’Oratoire de
Tours] et Morans [du diocèse de Poitiers]. Car pour les Capucins et pour les Pères Carmes,
Monseigneur réglera leur entretien selon qu’il lui plaira, assignant pour cet effet quelque partie des
fonds à leurs couvents, qui les retirent et se chargent de les nourrir11.
Résultat : sur sa cassette personnelle, le Roi donna appointement pour l’entretien des Pères Jésuites,
qui firent une communauté dans Loudun, et monseigneur le cardinal donna 2 000 francs par an aux
religieuses12.
Une enclave financière et mentale s’organise, de plus en plus coupée de la vie locale sinon au titre du
profit, de la piété — comme on fait un pèlerinage —, ou du loisir — comme on va au cirque. C’est dans
ce champ clos que Surin plante sa mystique.

UN ÉTRANGE DIALOGUE

Le père Surin passe sa vie en jeûnes et en prières continues pour le soulagement de la mère
supérieure13, écrit Mgr Cohon à Richelieu. Blessé, mal assuré de ses forces, le jésuite se jette dans un
« combat » d’âmes. Il connaît aussi l’importance de l’enjeu. L’évêque le dit à propos de Jeanne des Anges :

Tous les pactes ne s’adressent qu’à elle, et de là nous conjecturons qu’après sa délivrance, celle des
autres ne tiendra plus à rien14.

Elle le sait aussi bien, mieux même que le jésuite. Elle lui résiste. Comme elle en a l’habitude, elle
s’applique à connaître son humeur et, par mille petites souplesses d’esprit, elle lui échappe. Elle ne
prend pas plaisir qu’il veuille pénétrer dans [son] intérieur. Elle évite autant qu’elle peut de lui parler
alors qu’il la recherche à toute heure. Patient, il poursuit. Elle se bute, mais finalement il se forme en
[elle] un tel désespoir… qu’[elle] prend la résolution de [se] faire mourir15. Façon de dire qu’elle
capitule.
La résistance de Jeanne était pour lui moins dangereuse que ne le devient son assentiment. Un étrange
dialogue s’instaure, pendant des heures, des jours, des semaines. Il se met à prier devant elle. En présence
d’un témoin qui n’est pas un interlocuteur, il laisse parler des élans qu’il n’a jamais osé ou pu dire. Elle se
laisse peu à peu gagner par une passion dont, petite fille astucieuse, elle n’avait jamais eu l’idée. Mais aussi,
dans ce vis-à-vis qui n’en est pas un, il s’enferme ; il s’exalte ; il s’épuise ; il va d’un trait au bout de la
logique de la rédemption, qui veut que le médecin porte la maladie pour la guérir ; il sympathise avec le
mal de l’hystérique et se prive des moyens de lui résister. De son côté, prévenant l’expérience qu’elle pressent,
une fois de plus s’accommodant à son humeur, elle mime déjà ce qu’elle commence à désirer, et ces
prémices, mêlées à des postures, enthousiasment trop tôt le confesseur qui les espère avec une attention
exorbitée. Ne retrouve-t-il pas en elle ses mots ? Ainsi, plus il l’appelle à ses propres hauteurs, plus il la
trompe ; mais puisqu’elle voit authentifiés par lui les gestes où elle met une incertaine sincérité, comment
hésiterait-elle, malgré ses doutes, à s’y croire parvenue ? Sait-elle ce que c’est ?

L’EXORCISTE OBSÉDÉ

Dès janvier 1635, il commence à être obsédé du diable, supportant d’étranges effets : céphalées,
dyspnées, crises de tremblement, difficultés soudaines dans la marche, hallucinations cénesthésiques. Il cède.
En mars, le mal s’aggrave :

Il advint donc, raconte-t-il, portant sur lui un regard quasi médical comme sur un objet qui se brise,
environ le temps du carême, qu’un soir, s’étant mis dans son lit pour dormir à son ordinaire, il
commença de sentir la présence du démon, lequel premièrement se mit à marcher sur lui comme eût
fait un animal et, par-dessus la couverture, le presser en divers endroits de la tête ou du corps comme
eût fait un chat de sa patte. Cela ne l’étonna pas beaucoup. Mais, après cela, il sentit sur sa peau
comme si un serpent se fût fourré qui s’entortillait et, par ses morsures plus venimeuses que
douloureuses, lui faisait bien de la peine16…

Puis le mal passe de la nuit au jour, du privé au public :

Outre cela, quand je marchais sortant de la maison pour aller voir la mère, il [le « diable »] se
mettait à mes pieds et les rendait pesants d’une telle manière comme si les semelles de mes souliers
eussent été de plomb.
Quand j’étais à l’exorcisme [il y en a encore quelques-uns] et que je le faisais prononçant ce qui est
dans le rituel, il quittait en un moment la mère possédée et se coulait en moi et commençait toujours
son opération par le fond de l’estomac, et là il imprimait toujours une telle peine que je ne pouvais
avoir aucun repos que je ne fusse couché à terre. Et étant couché, les agitations me prenaient par tous
les membres17.

L’état de Surin empire ; celui de la prieure s’améliore. À Laubardemont, qui lui envoie une belle
chasuble pour le couvent, elle écrit le 8 mai sa crainte que les malheurs du jésuite ne donnent de
l’appréhension aux autres pour s’employer à ce pénible travail18. Le 3 mai, Surin écrit au père Doni
d’Attichy, un vieil ami qui demeure alors à Amiens :

DEUX ÂMES EN MOI


Depuis trois mois et demi, je ne suis jamais sans avoir un diable auprès de moi en exercice. Les
choses en sont venues si avant que Dieu a permis, je pense pour mes péchés, ce qu’on n’a peut-être
jamais vu en l’Église, que dans l’exercice de mon ministère le diable passe du corps de la personne
possédée et, venant dans le mien, m’assault, me renverse et m’agite et travaille visiblement, me
possédant plusieurs heures comme un énergumène.
Je ne saurais vous expliquer ce qui se passe en moi durant ce temps et comme cet esprit s’unit avec
le mien sans m’ôter ni la connaissance, ni la liberté de mon âme, et se faisant néanmoins comme un
autre moi-même, et comme si j’avais deux âmes dont l’une est dépossédée de son corps et de l’usage
de ses organes, et se tient à quartier, regardant faire celle qui s’y est introduite. Ces deux esprits se
combattent en un même champ qui est le corps ; et l’âme même est comme partagée et, selon une
partie de soi, est le sujet des impressions diaboliques et, selon l’autre, des mouvements qui lui sont
propres ou que Dieu lui donne. En même temps, je sens une grande paix sous le bon plaisir de Dieu
et, sans connaître comment, une rage extrême et aversion de lui qui se produit comme des
impétuosités pour s’en séparer qui étonnent ceux qui les voient ; en même temps une grande joie et
douceur et, d’autre part, une tristesse qui se produit par des lamentations et cris pareils à ceux des
damnés. Je sens l’état de damnation et l’appréhende, et me sens comme percé des pointes de
désespoir en cette âme étrangère qui me semble mienne, et l’autre âme, qui se trouve en pleine
confiance, se moque de tels sentiments et maudit en toute liberté celui qui les cause. Voire, je sens
que les mêmes cris qui sortent de la bouche viennent également de ces deux âmes, et suis en peine de
discerner si c’est l’allégresse qui les produit ou la fureur extrême qui me remplit…
Lorsque les autres possédées me voient en cet état, c’est un plaisir de voir comme elles triomphent
et comme les diables se moquent de moi : « Médecin, guéris-toi toi-même ! Va-t’en à cette heure
monter en chaire. Qu’il fera beau voir prêcher cela, après avoir roulé par la place ! »…
Voilà où je suis à cette heure, quasi tous les jours. Il se forme sur cela de grandes disputes. « Et
factus sum magna quaestio » : s’il y a possession ; s’il se peut faire que les ministres de l’Église
tombent en tels inconvénients. Les uns disent que c’est un châtiment de Dieu sur moi et punition de
quelque illusion ; les autres disent autre chose, et moi je me tiens là et ne changerais pas ma fortune
avec une autre, ayant ferme persuasion qu’il n’y a rien de meilleur qu’être réduit en grande extrémité.
Celle où je suis est telle que j’ai fort peu d’opérations libres ; quand je veux parler, on m’arrête tout
court ; à la table, je ne puis porter le morceau à la bouche ; à la confession, je m’oublie tout à coup de
mes péchés et je sens le diable aller et venir chez moi comme dans sa maison. Dès que je me recueille,
il est là ; à l’oraison il m’ôte une pensée quand il lui plaît ; quand le cœur commence à se dilater en
Dieu, il le remplit de rage. Il m’endort quand il veut ; il me réveille quand il veut, et publiquement,
par la bouche de sa possédée, il se vante qu’il est mon maître, à quoi je n’ai rien à contredire, ayant le
reproche de ma conscience et sur ma tête la sentence prononcée contre les pécheurs. Je la dois subir
et révérer l’ordre de la providence divine auquel toute créature se doit assujettir19.
LA NOUVELLE ÉNIGME

Factus sum magna quaestio : c’est la nouvelle interrogation de Loudun. Le père d’Attichy, qui a
beaucoup de relations littéraires, communique la lettre. Comme déjà d’autres textes de Surin, celui-ci
circule. Il en existe encore de nombreuses copies contemporaines. Il est aussitôt publié à Poitiers, à Paris. La
lettre traverse les milieux dévots, passe chez les curieux et les savants. À Peiresc, qui d’Aix-en-Provence se
faisait déjà informer sur Loudun, en 1634, par le père Gilles de Loches, le père Mersenne écrit, le 1er
juillet 1635 :

Je ne sais… si vous savez qu’un père jésuite, étant allé à Loudun pour exorciser, a été possédé ou
obsédé lui-même, comme ses propres lettres en témoignent20.

Peiresc répond à Mersenne, le 17 juillet :

Si la possession ou l’obsession de ce bon père exorcisant a du progrès, il sera plus notable que
toutes autres choses de cette nature, qui tombent communément sur des esprits de femmelettes bien
faibles21.

Le 24 juillet, il écrit encore à l’un de ses correspondants parisiens, M. de Saint-Sauveur Du Puy, érudit
et bibliophile comme lui :

Ce petit imprimé du père Surin est bien bizarre. L’on faisait courir ici une autre relation écrite qui
semble venir de lui-même et qui ne serait pas mal assemblée. Vous l’aurez ici, encore que je ne doute
pas qu’elle ne vous soit notoire ; mais à tout hasard, au cas que ne l’eussiez vue, possible ne la verrez-
vous pas si mal volontiers, en conséquence de l’autre22.

Une autre publication de 1635, éditée à Poitiers, à Paris et à Lyon, la Relation véritable de ce qui
s’est passé aux exorcismes des religieuses possédées de Loudun en la présence de Monsieur, frère
unique du roi, consacre une large place au cas du jésuite, d’autant que ce jour-là, le 10 mai, l’exorciste
blessé est encore renversé par terre et de nouveau rejeté sur le pavé, en présence de son Altesse et de sa
Cour23. Tandis que se poursuivent les spectacles pour la satisfaction du public, Surin s’enfonce. C’est un
enfant humilié qui poursuit sa correspondance avec le père d’Attichy, avide de conseils, comme beaucoup
d’autres à qui le malade trouve encore le temps de répondre :

Je prie notre Seigneur qu’il lui plaise lier votre âme à la sienne avec tant de chaînes d’or de son
amour que jamais elle ne lui échappe. Si je pouvais en quelque chose servir à cela, je ne refuse rien.
Que votre Révérence en use comme si j’étais son esclave… C’est ma qualité vers votre Révérence,
ajoutée à celle de son très humble frère24.

Il peut dire à Laubardemont, en septembre : Nous qui traitons ce qui est de plus important, nous en
savons tout autre chose que les spectateurs des exorcismes25.

LA LITTÉRATURE DE « TRIOMPHE »

Cependant, sur le terrain où la dévotion s’est retirée, les victoires se multiplient, jalonnées de sorties des
diables, de miracles et de conversions que célèbrent les éditions d’une presse désormais spécialisée :
— Relation de la sortie du démon Balaam du corps de la mère prieure des ursulines de Loudun…,
publié en 1635 à Paris et à Poitiers.
— Copie d’une lettre escrite à Mgr l’évesque de Poitiers par un des Pères Jésuites qui exorcisent à
Loudun, contenant un bref récit de l’éjection de Léviatan, chef de cinquante démons…, édité en
1635 à Paris chez J. Martin, à Poitiers chez la veuve Mesnier, et à Orléans.
— Traitté de la Melancholie, sçavoir si elle est la cause des Effets que l’on remarque dans les
Possédées de Loudun. Tiré des Reflexions de M. [Pilet de la Ménardière] sur le Discours de M. D.
[Duncan], édité à La Flèche, chez M. Guyot et G. Laboë, 1635.
— Les miraculeux Effects de l’Église Romaine sur les Estranges, horribles et effroyables actions des
Demons et Princes des diables en la possession des Religieuses Ursulines et Filles séculières de la ville
de Loudum [sic], recueillis par M. de la Foucardière, prieur de Croysay, docteur en théologie, édité à
Paris, chez Claude Morlot, 1635.
— Lettre du R. P. Seurin, Jésuite, exorciste des religieuses ursulines à Loudun, écrite à un sien
ami, où se voient les choses étranges arrivées en sa personne, lesquelles excitent puissamment à la foi
et à la crainte des jugements de Dieu, édité à Poitiers et à Paris, 1635.
— Relation véritable de ce qui s’est passé aux exorcismes des religieuses ursulines possédées de
Loudun en la présence de Monsieur, frère unique du Roi, avec l’attestation des Exorcistes, édité à
Paris chez J. Martin (jouxte la copie imprimée à Poitiers), à Lyon chez J. Jacquemeton, et à Poitiers,
1635.
— In Actiones Juliodunensium Virginum, Francisci Pidoux, Doctoris Medici Pictaviensis,
Exercitatio Medica, édité à Poitiers, chez J. Thoreau. Il y a une deuxième édition en 1635, semble-t-il.
— Relation de la sortie du Demon Balam du corps de la Mère Prieure des Ursulines de Loudun et
ses épouvantables mouvemens et contorsions en l’Exorcisme. Avec l’Extrait du procès verbal…, édité
à Paris chez J. Martin, et à Poitiers, 1635.
— Guillaume Rivet (pasteur de l’Église réformée de Taillebourg) publie La Defence des Droits de
Dieu contre les inventions et artifices du Sieur Tranquille, supérieur des Capucins de La Rochelle,
éditée à Saumur, chez Lesnier et Desbordes, 1635.
— Admirable changement d’un jeune avocat en la cour [de Poitiers], nouvellement opéré par le
moyen d’un démon nommé Cédon dans les exorcismes des religieuses possédées de Loudun. Avec
deux discours du même démon…, La Flèche, chez G. Griveau, en 1636, et à Paris, chez J. Brunet,
en 1637.
— La gloire de saint Joseph. Sur la relation authentique et véritable de ce qui s’est passé en la
sortie d’Isacaron qui possédait le corps de la Mère Prieure des Religieuses Ursulines de Loudun…
Dédiée à Mgr le Duc d’Orléans, Frère unique du Roy, publié en 1636 à Saumur chez Louis Macé, à Paris
chez J. Martin, à Lyon chez Claude Cayne, etc.
— Récit véritable de ce qui s’est passé à Loudun aux exorcismes des filles possédées, ensemble le
miracle qui s’y est fait en présence de tous les assistants, par J.D.P.C. (lettre d’un Carme de Poitiers à
un religieux de son Ordre), à Orléans chez René Fremont, 1636.
— Germana Deffensio Exercitationum Francisci Pidoux in Actiones Juliodunensium Virginum
adversus Ulalium [Duval, avocat de Poitiers], précédé d’un Speculum mentis Eulalii Pictaviensis (non
pag.), édité à Poitiers, chez J. Thoreau, 1636.
— Apologie pour M. Duncan, docteur en médecine, contre le Traité de la Melancholie du Sieur
de la Mesnardière, sans lieu ni date, mais très probablement édité à Saumur en 1636.
— La guérison miraculeuse de sœur Jeanne des Anges… par l’onction de Saint Joseph, Saumur,
chez Macé, 1637.
— Les interrogatoires et exorcismes nouvellement faits à un démon… avec les réponses du démon
au R. P. Matthieu de Luché, capucin exorciste, … au grand estonnement du peuple, publié à Paris,
chez J. Brunet, et à La Flèche, 1637.
— Les Miraculeux effets de la Vierge, de saint Joseph et de saint François dans le soulagement et
délivrance des Filles Ursulines…, Paris, 1637.
— Représentation et sommaire des signes miraculeux qui ont esté faits à la gloire de Dieu et de
son Église en la sortie des sept démons qui possédaient le corps de la mère prieure des religieuses
ursulines de Loudun, Rouen, chez D. Ferrand [1637]26.
— Relation de la mort du P. Tranquille, l’un des exorcistes de Loudun…, Poitiers, 1638. Récit
envoyé par le P. Benoît de Loudun au P. Eléazar de Loudun.

Autant que le mot miracle, le nom de la prieure brille sur toutes les affiches de ces livrets. Son portrait
figure dans l’avant-dernier. Au cours d’une succession de suspenses, de maladies et de guérisons, de
délivrances et de sorties, elle met au jour un nouveau personnage. De Surin, elle apprend tout le
vocabulaire de la mystique, en même temps que, sans doute, elle en soupçonne le sens. Elle conseille. Elle
reçoit. Les dévots ou les touristes huppés ne manquent pas, comme en témoigne la Relation d’une visite
faite par D. pendant huit jours, sur l’invitation de la duchesse d’Aiguillon, aux possédées de Loudun,
et des visites faites aux mêmes possédées par la Duchesse elle-même, par Mademoiselle de
Rambouillet, les marquis de Brézé et de Sablé, Monsieur de Voiture, etc.27.

UNE SPIRITUALITÉ SUSPECTÉE

Surin est sur un sentier dont il n’a pas fini de descendre les marches. Mais il persévère dans sa tâche,
tantôt debout, tantôt à terre. Il voit plus de gens. Il écrit, beaucoup, mais son œuvre est pour plus tard,
quand Job se relèvera, dans plus de vingt ans, usé de corps mais apaisé par l’épreuve, ayant trouvé le soleil
au fond du puits, et découvrant avec un automne tard venu le secret d’être comme un enfant dans le sein
de Notre Seigneur, avec aussi peu de souci qu’en l’âge de huit ans.
Autour de lui, une sorte d’école spirituelle se crée, un groupe « mystique » où passent beaucoup de
visiteurs qui ne l’oublieront pas. Mais il n’en est que plus suspecté. À Rome, le père Vitelleschi, supérieur
général des Jésuites, préoccupé de mettre fin à l’activité loudunaise de ses religieux, reçoit également
dénonciations et accusations contre le malade. Le 28 août 1636, il écrit au supérieur provincial de Surin :

Sur le père Surin, que Votre Révérence loue beaucoup, je reçois de nos Pères de nombreux
mémoires. On dit que, depuis quelque temps, il se croirait possédé par le Verbe incarné autant que
par le démon ; qu’en conséquence, il tiendrait le Verbe pour l’origine de ses paroles et de ses gestes,
comme le mauvais esprit pour celle de ses mouvements d’obsédé… On ajoutait qu’il était peu
soumis aux supérieurs et peu obéissant. J’attends l’avis de votre Révérence28…

En octobre 1636, il est retiré de Loudun. Il y reviendra de juin à novembre 1637. Sur place, après lui
avoir beaucoup reproché de s’adonner à des inventions de spiritualité et de ne pas savoir le métier, à
leur tour les autres exorcistes prennent sa méthode29. En disparaissant, il laisse une trace.

1 Jean-Joseph Surin, La Science expérimentale…, I, 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 5.


2 Ibid., f. 5-6. Voir J.-J. Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée De Brouwer, 1966, p. 246-247.
3 Lettre 85, in J.-J. Surin, Correspondance, p. 339-340.
4 La Science expérimentale…, I, 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 6.
5 Ibid., f. 7-8.
6 J.-J. Surin, Triomphe de l’amour divin, chap. 2 ; Chantilly, Archives S.J., ms. 231 bis, f. 20-22.
7 Ibid., f. 24.
8 Ibid., f. 39-42.
9 La Science expérimentale…, I, 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 7.
10 Manuscrit de la collection Barbier, édité dans G. Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, Paris, 1880, p. 280.
11 Paris, Archives des Affaires étrangères, ms. France, vol. 1696, f. 105-114.
12 La Science expérimentale…, I, 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 7.
13 Paris, Archives des Affaires étrangères, ms. France, vol. 1696, f. 113.
14 Ibid.
15 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. Gabriel Legué et Gilles de la Tourette, Paris, 1886, p. 58, 87, 88.
16 La Science expérimentale… ; BN, Fds fr. 14596, f. 9 et 18-19.
17 La Science expérimentale…, II, ch. 1 ; BN, Fds fr. 14596, f. 39.
18 Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Lettres spirituelles », t. I, p. 1.
19 J.-J. Surin, Correspondance, p. 263-265.
20 P. Marin Mersenne, Correspondance, éd. Mme Paul Tannery et C. De Waard, t. 5, p. 271.
21 Ibid., p. 320.
22 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, Correspondance, éd. Ph. Tamizey de Larroque, t. 3, p. 347 ; et J.-J. Surin, Correspondance,
p. 267-268.
23 Relation véritable de ce qui s’est passé aux exorcismes des religieuses ursulines possédées de Loudun…, Paris, J. Martin, 1635, p. 27.
24 Lettre du 23 octobre 1635, dans J.-J. Surin, Correspondance, p. 286.
25 Lettre du 22 juillet 1635, ibid., p. 279-280.
26 Sur ces diverses éditions, voir J.-J. Surin, Correspondance, p. 290 sv., 294, 301 sv., 359, 385 sv., 417, etc.
27 Bibl. Arsenal, ms. 555, p. 108-147 ; BN, Fds fr. 12801, f. 1-10.
28 Rome, ARSI, Aquit., vol. 2, f. 458.
29 Voir La Science expérimentale…, IV, 8 ; BN, Fds fr. 14596, f. 58-59.
14

LE TRIOMPHE
DE JEANNE DES ANGES
Après beaucoup d’autres, une merveille se produit à nouveau le 7 février 1637. Malade à la suite d’un
exorcisme indiscrètement imposé par le trop fougueux père Ressès, condamnée par les médecins, réduite en
état d’extrémité à la suite d’une congestion pulmonaire, Jeanne des Anges agonise au couvent.

LE BEL ANGE

Lors, raconte-t-elle, j’eus la vue d’une grande nuée qui environnait le lit où j’étais couchée. Je vis au
côté droit mon bon ange qui était d’une rare beauté, ayant la forme d’un jeune homme de l’âge de
dix-huit ans ou environ. Il avait une longue chevelure blonde et brillante, laquelle couvrait le côté
droit de l’épaule de mon confesseur [le père Ressès]…
Jeanne oublie un détail que Surin rapporte naïvement : Elle retint l’idée [l’image] du visage de saint
Joseph qu’elle fit peindre par après, et, M. le duc de Beaufort étant venu quelques jours après voir
l’exorcisme, elle me dit que cet ange avait une perruque comme celle de ce prince1. Petit-fils de
Gabrielle d’Estrées, le jeune François de Vendôme, duc de Beaufort, a alors dix-huit ans. De ce blondin
qu’on appellera le roi des Halles, les conquêtes amoureuses étaient aussi célèbres que les duels. On peut se
demander si, par hasard, sa visite à Loudun n’aurait pas été antérieure au 7 février. Jeanne racontera le
fait beaucoup plus tard à Surin, et elle a la mémoire intelligente.

Je vis aussi saint Joseph en forme et figure d’homme, ayant le visage plus resplendissant que le
soleil, avec une grande chevelure. Sa barbe était à poil de châtain. Il me parut avec une majesté bien
plus qu’humaine, lequel appliqua sa main sur mon côté droit où avait toujours été ma grande
douleur. Il me semble qu’il me fit une onction sur cette partie, après quoi je sentis revenir mes sens
extérieurs et me trouvai entièrement guérie. Je dis au père et aux religieuses qui étaient dans ma
chambre : « Je n’ai plus mal. Je suis guérie par la grâce de Dieu. » Je demandai mes habits et me levai
à l’instant… Deux jours après, je me souvins que je n’avais essuyé l’onction qui m’avait guérie
qu’avec ma chemise. J’appelai la mère sous-prieure et la priai de venir en ma chambre pour visiter
l’endroit où l’onction avait été faite. L’ayant fait, nous sentîmes l’une et l’autre une admirable odeur.
Je quittai cette chemise. On la coupa à la ceinture. Nous trouvâmes cinq gouttes assez grosses de ce
baume divin qui jetait une excellente odeur… Cette merveille étant connue, il n’est pas croyable
combien grande fut la dévotion du peuple vers cette sacrée onction et combien Dieu opéra de
miracles par elle2.

« On » fait tout pour cela. La Guérison miraculeuse de sœur Jeanne des Anges… paraît bientôt à
Saumur, avec une chaleureuse approbation de l’évêque de Poitiers. Le récit s’enrichira d’ailleurs. Sept ans
plus tard, après l’avoir répété tant de fois, la prieure enverra au père Saint-Jure la version mise au point et
officielle, la « vulgate » du miracle3.

LA MIRACULÉE

Une belle carrière commence pour les cinq gouttes merveilleuses, pour la sacrée chemise, pour les papiers
et les cotons humectés de l’onguent. Cela concerne encore seulement le décor de la miraculée. Son corps
même est illustré avec les noms de IOSEPH et de MARIA qu’on a trouvé tracés sur sa main aux dernières
sorties de diables. Reste un dernier démon, Béhémoth. Le 19 mars 1637, il réclame l’honneur d’être chassé
par le père Surin.

Après beaucoup de résistances et de violences, il répondit qu’il ne dépendait pas de lui [de sortir],
et que Dieu voulait que le Père Surin aidât à le chasser4.

La prieure l’écrit elle-même à Laubardemont. Tous les personnages de l’histoire doivent se trouver
autour du char de la délivrée. Son démon exige aussi un voyage à Annecy, pour un pèlerinage au tombeau
de François de Sales. Les projets s’amplifient, la piété se fait publicité, et il semble que les exorcistes jésuites,
ces maîtres savants appelés par Laubardemont, s’engagent complètement dans l’entreprise. À l’incrédulité
d’en face, correspondent toutes les crédulités, de ce côté-ci. Leur supérieur général s’en inquiète
le 9 juillet 1637, tout en acquiesçant au retour provisoire de l’homme abîmé dont tant de gens,
maintenant, attendent la clôture de cette trop longue affaire ; de Rome, il écrit au recteur de Poitiers :

Bien que nous le fassions vraiment à contrecœur, mais non sans raison, nous avons pris la décision
de renvoyer à Loudun les Pères Anginot et Surin. Nous souhaitons extraordinairement que les nôtres
se dégagent au plus vite de cette affaire, et nous leur apporterons toute l’aide nécessaire dans ce but…
On dit que les Pères de Loudun offrent la main de la prieure aux baisers de tout le monde à cause
des noms bienheureux qu’y aurait sculptés le diable ; qu’ils font toucher du coton, du papier et
semblables objets à un onguent attribué à saint Joseph ; que malgré l’avis contraire des gens
compétents, ils les distribuent comme d’authentiques reliques ; qu’ils répandent dans le public, de
leur propre autorité, les miracles accomplis par ces reliques dont nous apprenons pourtant qu’elles
sont la source de bien des maux…

AVIS AUX CRÉDULES


Je prie Votre Révérence de remédier assez efficacement à tant de faits aberrants pour que nous ne
soyons pas contraints de retirer enfin complètement tous les nôtres de ces exorcismes. Qu’ils
remplissent leur tâche, non plus en public, mais à l’intérieur de la maison, comme je l’ai récemment
écrit à Votre Révérence ; qu’ils n’interrogent le démon que sur les points nécessaires, en vue de son
expulsion ; qu’ils ne nous prolongent pas éternellement une occupation qui n’a que trop duré. Tant
de nos ouvriers apostoliques pourraient être employés ailleurs plus utilement.
On disait d’abord, sur la foi d’une révélation, que le démon devait être chassé à Annecy ; on dit
maintenant, d’après une autre révélation de la même, qu’il ne le sera pas si le Père Surin ne retourne
pas à Loudun. Voilà des propos qui se contredisent manifestement. Et après avoir accordé presque
toutes les demandes de nos Pères, nous apprenons quelque nouveau projet, alors que nous sommes
de jour en jour ébranlés par de nouvelles plaintes contre l’imprudence de nos exorcistes. Soit par elle-
même, soit par le recteur de Poitiers, soit par quelque autre père qui ne soit pas trop crédule et naïf,
Votre Révérence devra sérieusement les maintenir dans l’obéissance la plus stricte5.

Surin, de retour, est fort mal. Jeanne des Anges fait sous sa direction une retraite selon les Exercices
spirituels de saint Ignace de Loyola, mais, dira-t-elle plus tard à Guy Lanier, abbé de Vaux, grand vicaire
de l’évêque d’Angers :

Dans les derniers Exercices que le bon Père me fit, il ne me donna aucun sujet. Il voulut que je me
présentasse devant Dieu en simplicité pour recevoir ou souffrir ce qu’il lui plairait… Je trouvai
grande liberté d’esprit dans cette manière de procéder6.

LA DÉLIVRANCE

C’est au cours de cette retraite que la mère fut entièrement délivrée par l’expulsion du dernier
démon, Béhémoth. Le 15 octobre, jour de sainte Thérèse, Surin célèbre la messe, quoique très
languissant. Au moment où il porte la communion à la mère à la petite fenêtre de la grille, tenant la
sainte hostie à la main, sans qu’il fît aucun commandement au démon, comme il disait « Corpus
Domini nostri Jesu Christi », la mère… entra en une furieuse contorsion, se pliant en arrière, ayant
un visage effroyable par la présence du démon, haussant la main gauche, la tournant au beau jour. Le
père vit manifestement, au-dessus des noms de Marie et de Joseph formés en beaux caractères
vermeils et sanglants, le nom de JESUS aussi clairement qu’il ait jamais vu aucune chose. Mais comme
sa main était tellement tournée que le pouce était vers le dedans où étaient les religieuses, et le bas de
la main vers le dehors où était le père, ledit père ne vit point former le nom de FRANÇOIS DE SALES.
Soudain, la mère revint de sa contorsion, le diable l’ayant quittée, et, s’étant remise en sa posture à
genoux, bien à soi, elle reçut le corps de notre Seigneur, lequel prit la place du démon. Et depuis, en
toute sa vie, elle n’a rien senti des opérations ordinaires des diables7…
Le diable de Jeanne ayant eu gain de cause, le pèlerinage est décidé. Surin fait partie des bagages.
Mon âme, dira-t-il en parlant de ce temps, était comme un palais de qui on aurait fermé toutes les
portes, mis des serrures et cadenas partout, laissant la seule chambre du concierge8.
On le traite de fou, et certes, écrit-il encore, il est tombé dans cet inconvénient d’une manière si
authentique que ce serait quasi choquer le sens commun que de dire que non, à cause des étranges
choses qui lui sont arrivées…
Il peut avouer qu’il n’a pas trop craint ce titre, parce qu’il y a fort longtemps qu’il s’était offert à
Dieu pour cela et pour avoir ce beau bouquet sur son chapeau, que personne ne veut guère9.

Atteint d’aphasie temporaire, il part avec le père Thomas, mais, sur l’ordre des supérieurs, par un autre
itinéraire que Jeanne. Il la rejoindra à Lyon, par le Massif central. La prieure a mis Paris dans son
programme.

UNE TOURNÉE TRIOMPHALE

Pendant cette crise, probablement plus bénigne ou plus intermittente que ne le dit Surin, le fameux
voyage en Savoie s’organisait. Pour Jeanne des Anges, partie de Loudun le 26 avril, ce fut une tournée
triomphale de cinq mois : Tours, Paris, Moulins, Nevers, Lyon, Grenoble, Annecy, etc. Les parlementaires,
les gentilshommes les plus huppés, les évêques, les Condé, Richelieu, la reine Anne d’Autriche, le roi Louis
XIII vinrent successivement, comme les foules qui se pressaient dans les parloirs et les hôtels où s’arrêtait la
prieure, rendre hommage à la main sculptée par le diable et à la chemise marquée par l’onguent de saint
Joseph. Dans son récit de petite fille délaissée devenue un miracle ambulant, insatiable de succès qui ne la
rassurent jamais, elle fait défiler ses princes, ses archevêques, ses palais et ses carrosses, dont la séduction est
à peine voilée par les phrases édifiantes qu’elle jette sur ce brillant sillage.
À peine la prieure arrivée à Tours avec M. de Morans et la sœur Gabrielle de Colombiers, sous-prieure,
Monseigneur l’archevêque, Bertrand de Chaux, envoya dès le soir un de ses officiers pour me convier à
le venir visiter. Le lendemain, il nous envoya un de ses aumôniers avec son carrosse, pour me
conduire à l’archevêché… Il nous reçut avec des bontés extraordinaires… Plusieurs personnes de
qualité se trouvèrent dans la salle et, entre autres, Monseigneur l’évêque de Boulogne, neveu dudit
archevêque. Monseigneur le président Cothereau, qui avait été un des juges qui condamnèrent
Grandier, s’y trouva aussi. Tous admirèrent les noms imprimés sur ma main…
Le bruit de l’impression de ces noms s’étant répandu par toute la ville, le peuple accourut en foule
pour les voir, en sorte qu’il vint par jour quatre à cinq mille personnes pour les visiter.
Le mardi 30 avril, au parloir des ursulines, trois médecins regardèrent attentivement la figure et la
beauté des caractères si bien marqués sur la peau de ma main…
Le 5 mai, visite flatteuse de Gaston d’Orléans, frère du roi.
Le jeudi 6e de mai, nous partîmes de Tours. Une dame de qualité, femme d’un conseiller du
parlement, nommée Mme du Tronchet, prit place dans le carrosse avec nous et nous défraya le long
du chemin10.
À Amboise, il fallut tenir le parloir ouvert jusqu’à onze heures du soir pour satisfaire les foules et leur
faire voir ma main. Ainsi à Blois, à Orléans où Laubardemont vient la rejoindre, à Paris enfin, où ils
arrivent ensemble le 11 mai.

LA CONQUÊTE DE PARIS

Là, elle loge chez le baron : conseillers d’État, maîtres des requêtes, docteurs de Sorbonne, religieux
de tous les Ordres… le duc de Chevreuse, M. le prince de Guéménée et plusieurs autres personnes
de qualité me vinrent souvent voir.
On s’empresse de me voir, on admire ma main, on considère ce qui est arrivé à mon corps du fait
des démons : cette inlassable litanie de l’Autobiographie rythme la procession du corps miraculé. Au cœur
de l’ostensoir, au centre de la foule, il y a la main sacrée.
Après la visite chez l’archevêque de Paris qui, toujours d’après Jeanne, dit tout haut : il ne faut pas
cacher ce qui est à la gloire de Dieu, le saint sacrement est exposé au public :
Le peuple s’empressa encore de me voir, de sorte que l’on fut contraint de m’exposer au public,
depuis les quatre heures du matin jusqu’à dix heures du soir, aux flambeaux.
L’on me mit dans une salle basse où il y avait une fenêtre à hauteur d’homme qui répondait à une
cour de la maison. J’étais assise le bras sur un oreiller, et ma main était étendue, hors de la fenêtre,
pour être vue du peuple. Les personnes de la première qualité ne purent entrer dans cette salle parce
que le peuple en occupait les avenues. On ne me donnait pas le loisir d’entendre la messe ni de
prendre mes repas.
Suit la rencontre avec Richelieu, à Rueil.
Mr de Laubardemont nous y mena… Mr le cardinal ayant été saigné ce jour-là, toutes les portes
du château de Rueil furent fermées, même aux évêques et aux maréchaux de France ; cependant,
nous fûmes introduites dans son antichambre quoi qu’il fût au lit. Il ordonna à un gentilhomme et à
son médecin de nous accueillir et de nous donner le bonjour de sa part.

VOILÀ QUI EST ADMIRABLE…


On nous conduisit par son ordre dans une salle où le dîner était préparé. Il était magnifique, et
nous fûmes servies par ses pages. Sur la fin du dîner, Mr le cardinal fit appeler Mr de Laubardemont
et lui demanda s’il n’y avait point d’indécence qu’il nous saluât étant au lit, craignant que cela ne
nous fît de la peine. Il l’assura que non. Il nous vint quérir de sa part.
Nous allâmes proche de son lit ; nous nous mîmes à genoux pour recevoir sa bénédiction. Je
demeurai dans cette posture pour lui parler. Il ne le voulut pas, assurant qu’il ne le souffrirait pas. La
contestation d’honnêteté de sa part et d’humilité de la nôtre dura assez longtemps, mais enfin, je fus
obligée d’obéir. Il me fit donner un fauteuil et il m’y fit asseoir.
Monseigneur le cardinal commença l’entretien en me disant que j’avais de très grandes obligations
à Dieu de m’avoir choisie en ce malheureux siècle pour servir à sa gloire, à l’honneur de l’Église, à la
conversion de plusieurs âmes et à la confusion des méchants. Il ajouta que c’était pour moi un grand
bonheur d’avoir souffert pour ce sujet les opprobres, ignominies, reproches, accusations, calomnies,
et généralement toutes les opérations des démons pendant le cours de plusieurs années…
Monseigneur le cardinal me fit approcher de lui pour voir ma main de plus près ; l’ayant regardée
avec beaucoup d’attention, il dit ces paroles : « Voilà qui est admirable… »
Ensuite, je suppliai très humblement son Éminence de continuer sa protection et ses bienfaits
pour le soutien de notre communauté, l’assurant que nous continuerions nos vœux et nos prières
pour attirer sur lui les bénédictions du ciel.
Mr le cardinal me dit qu’il eût été bien aise de voir le père Surin.
Mr de Laubardemont prit la parole et parla de l’onction que saint Joseph avait faite sur moi, dont
j’avais été guérie. On lui fit voir le morceau de la chemise sur laquelle ladite onction avait été faite ; la
voyant, il fut touché de respect et exprima de grands sentiments de piété, car, avant que de la prendre
en ses mains, quoi qu’il fût malade, il découvrit sa tête, il la fleura et baisa par deux fois, disant :
« Cela sent parfaitement bon. » Il y fit toucher un reliquaire qu’il avait à son chevet de lit. Pendant
qu’il tenait cette chemise avec respect et admiration, je lui fis le récit de la manière que j’avais été
guérie…

Après l’accueil de Richelieu à Rueil, celui de la reine à Saint-Germain-en-Laye n’est pas moins flatteur.
Après un long discours de la prieure sur la misère de la communauté loudunoise, la reine voulut voir ma
main marquée des sacrés noms. Je la lui présentai. Elle la prit et la tint plus d’une heure, admirant
une chose qui ne s’était jamais vue depuis le commencement de l’Église.

La princesse de Condé, présente, s’extasie. Le roi vient et, avec de la joie sur son visage, il dit tout
haut : Ma croyance est fortifiée. Il appelle et détrompe des incrédules dont, par principe de charité, la
prieure se refuse à déclarer le nom.
UN OSTENSOIR

Il faut s’arrêter car Paris, Melun, Montargis, Nevers, Lyon, Grenoble, Chambéry, Annecy épellent
toujours la même épiphanie10. La main sacrée est portée par cette prose immobile comme par un reliquaire
où figurent aussi le précieux onguent et la chemise odoriférante. Il n’y a plus récit, ni voyage, ni histoire.
Ce n’est qu’un miroir. Grandier n’est plus, ici ou là, que l’une des pierres précieuses enchâssées dans le
soleil où tant d’yeux, comme des perles, regardent le bel objet offert à la dévotion. La main dont Jeanne est
seulement la gardienne où la custode a pris la place du doigt sacré dont les exorcistes n’étaient en somme
que les porteurs. Comme le disent les textes, le doigt de Dieu est là. En réalité, le doigt de Dieu, c’est cela.
Loudun se transforme dès lors en caricature des grands retables baroques organisés autour de l’hostie.
Au centre, l’ostensoir, la prieure. Mais peu à peu elle se fera aussi, grâce à son ange, le réceptacle d’un
savoir sur l’au-delà, la prophétesse de l’avenir des âmes, la dépositaire des conseils d’en haut, l’organisatrice
d’un pèlerinage et d’une Centrale de bonnes œuvres, la tête de tout un réseau d’associations spirituelles. De
Bordeaux, Surin s’inquiétera seulement d’apprendre qu’elle en vient à tenir comme une boutique, un
bureau pour savoir tout ce qu’il faut faire touchant les mariages, les procès et autres choses de cette
sorte.
Dans un coin de ce tableau, monstres changés en cariatides et en atlas, Grandier et les démons ont cessé
d’être des menaces pour devenir le repoussoir nécessaire à la décoration de l’ensemble. À ce titre, ils
participent à une rhétorique d’images et à un commerce dévot.
La possession ressemble dès lors aux marques gravées sur la main de Jeanne. Un jour, en 1645, M.
Balthasar de Monconys, de passage à Loudun, fera sauter une lettre de ces mots sacrés :

Avec le bout de l’ongle, j’emportai par un léger attouchement la jambe de l’M [du mot MARIA],
dont elle fut fort surprise… Je fus satisfait de cela et je pris congé d’elle11.

Le drame d’hier tombe lui aussi, pellicule et cicatrice à la surface de l’histoire. Mais il est impossible de
prendre congé de la prieure sans se demander qui elle est.

UN CONTE DE FÉES

La révérende mère Jeanne des Anges vint au monde le deuxième jour de février de l’année 1605.
Ses parents étaient de naissance illustre. Son père se nommait Louis de Belcier, baron de Cozes, et sa
mère Charlotte de Gourmard, héritière de l’illustre maison des Chilles, tous deux sortis ou alliés des
maisons les plus considérables de Gascogne. M. de Cozes eut un frère et une sœur de deux lits
différents ; son frère se nommait Louis de Barbézieux, seigneur de Nogeret, et sa sœur, Catherine de
Belcier, fut mariée à M. du Boudet, capitaine aux gardes du roi sous Henri IV. Madame sa mère eut
aussi deux frères de deux lits, dont l’un s’appelait M. de Saint-Donac Saint-Martin (?), et l’autre fut
Mgr Octave de Bellegarde, archevêque de Sens.
M. et Mme de Cozes eurent dix-neuf enfants, dont quinze furent vus tous ensemble vivre dans
leur maison, chacun les mieux nés, riches d’esprit et ornés de talents naturels très avantageux. Leur
maison était une des plus considérables du Saintonge, tant en noblesse qu’en richesses. Le revenu,
qui était de vingt à trente mille livres de rente, pouvait suffire à peine à la dépense qui s’y faisait
ordinairement tant on y vivait dans la splendeur12.

Ainsi débute, comme un conte de fées, la longue, la triste, l’étrange histoire de la vénérable mère Jeanne
des Anges, telle que les visitandines de Rennes la racontent à la fin du XVIIe siècle, dans une Vie bourrée de
documents fidèlement transcrits, mais beaucoup moins sûre dans l’interprétation des merveilles auxquelles
nous prépare, brodé par ces pieuses copistes, le tableau idyllique d’enfants si bien nés, si riches et si pleins de
talents.

UNE FILLETTE DISGRACIÉE

Encore très petite, mais précoce, l’œil doux et vif, le teint d’un brun clair et les cheveux blond cendré,
Jeanne connut une disgrâce dont rien n’effacera la cicatrice :

Elle se trouva en péril de choir et se blesser considérablement. Elle se fit un effort si violent pour se
retenir qu’elle se disloqua l’épaule et se fit une contorsion aux reins, en sorte qu’elle demeura depuis
le corps un peu de travers et une épaule plus élevée que l’autre. Dieu se servit de cette disgrâce pour
faire résoudre plus facilement ses père et mère à la donner à Dieu en la sainte religion13.
Pieux euphémisme, semble-t-il, car la mère résolut alors de cacher cette fille sous un voile.
À quatre ou cinq ans, l’enfant fut envoyée auprès de sa tante, à l’abbaye royale de Saintes. Elle y acquit
une bonne connaissance du latin et, tout le temps qu’elle demeura dans l’abbaye, elle y fut toujours
beaucoup aimée ; son humeur douce, vive et enjouée, son naturel obligeant et qui avait de quoi plaire
à toutes celles qui l’approchaient, lui conciliaient l’estime et l’affection de toutes, même des plus
anciennes, aussi bien que des plus jeunes. Mais après la mort de sa tante, en 1611, une autre parente,
également bénédictine à Saintes, manifesta beaucoup plus de sévérité à l’égard de cette enfant à l’esprit
curieux, « qui voulait concevoir les choses les plus impénétrables » et qui se faisait remarquer au couvent
non seulement par une exceptionnelle affabilité, mais, déjà, par des pamoisons et des visions. Pareille
rigueur dégoûta la jeune fille de la vie bénédictine, et elle obtint de rentrer à Cozes.
LE PÈRE HUMILIÉ

Son père la revit avec joie, car il avait une prédilection spéciale pour sa chère fille et il se faisait faire
par elle des saintes lectures, particulièrement le soir, pour s’endormir, disait-il, en de bonnes pensées.
L’accueil de la baronne fut moins chaleureux. Madame sa mère était une personne très absolue ; elle
avait grande inclination à tenir sa fille cachée… à raison du défaut de sa taille… En même temps
qu’elle produisait ses autres sœurs, elle la tenait très simplement habillée pour lui ôter les moyens de
se produire, ce que Jeanne ne pouvait souffrir qu’avec grand chagrin. Aussi la fille s’adressa-t-elle à son
père, prenant la liberté de lui marquer le désir qu’elle aurait eu de voir un peu les compagnies, du
moins celles qui venaient à la maison. Lorsqu’un prétendant s’offrit pour la demoiselle, M. de Cozes
agréa aussitôt la recherche ; la dame n’en fit pas autant, faisant clairement connaître les desseins
qu’elle portait sur sa fille, mais celle-ci espérait que son père serait enfin le maître. Il n’en fut rien. Le
beau cavalier s’en alla et se retira au noviciat des jésuites. Impressionnée, Jeanne aurait alors décidé de se
faire religieuse, malgré le nouveau parti qui se présentait (cette fois accepté par sa mère) et, par un choix
subit, elle préféra à tout autre l’Ordre où l’on suivait la règle de saint Augustin, de ce saint dont elle avait
lu bien souvent les Confessions à son père.

LES MOYENS DE SE PRODUIRE

En 1622, elle entre donc chez les ursulines de Poitiers. Après un noviciat marqué par des excès bien
compréhensibles, mais déjà spectaculaires et trop consciemment liés à un sens du public (son dévouement va
aux malades les plus repoussantes, dont elle demande à être chargée pour la plus grande édification de ses
sœurs, ou bien, à l’inverse, devant toutes les religieuses assemblées, elle déclare un jour vouloir reprendre
ses habits séculiers et quitter le couvent), elle fait sa profession le 7 septembre 1623. Intelligente et souple,
habile et zélée, elle se rend indispensable ; elle est chargée ou elle se charge de mille occupations, qui la
dissipent. Elle le dira dans son Autobiographie, écrite sur le modèle de la Vie par elle-même de sainte
Thérèse ou des Confessions de saint Augustin, ces deux ouvrages qu’elle a tant pratiqués :

J’ai passé ces trois années [à Poitiers, septembre 1623-juillet 1627] en grand libertinage, en sorte
que je n’avais aucune application à la présence de Dieu. Il n’y avait point de temps que je trouvasse si
long que celui que la règle nous oblige de passer à l’oraison ; c’est pourquoi, lorsque je trouvais
quelque prétexte pour m’en exempter, je l’embrassais avec affection, sans me mettre en peine de la
reprendre. Je m’appliquais à la lecture de toutes sortes de livres, mais ce n’était pas par un désir de
mon avancement, mais seulement pour me faire paraître fille d’esprit et de bon entretien, et pour me
rendre capable de surpasser les autres en toutes sortes de compagnies14.
Elle ne cherche pas à s’amuser ; rien ne la distrait d’elle-même ni ne l’intéresse vraiment ; ses lectures ni
ses entretiens ne la captivent. Aucune affection, sinon celle de la jeune fille qui rêvait de se produire, et de
la religieuse qui veut paraître… en toutes sortes de compagnies. On ne sera pas étonné que, plus tard,
elle avoue à plusieurs reprises, mais comme si c’était seulement un effet de la « possession », une dureté de
cœur inconcevable : c’est l’envers de ses tendresses sur [elle]-même.

« LES PETITES SOUPLESSES »

Le 31 août 1625, Mgr de La Rocheposay, évêque de Poitiers, autorise la création d’un nouveau couvent
d’ursulines à Loudun. Les fondatrices ne s’y installeront que le 22 juillet 1627. Entre-temps, Jeanne
demande avec grande instance de faire partie du groupe :

On me fit quelques difficultés. Je ne me rendis à aucune. Au contraire, j’usai de toutes sortes


d’inventions pour venir à bout de mon dessein. J’y réussis et je fus du nombre de celles qui vinrent
faire l’établissement. Je me persuadai que, changeant de demeure, je pourrais plus aisément me
changer dans une petite maison, avec peu de personnes, que dans une grande, où je trouvais mon
repos. Mais, hélas ! je me trompais bien, car, au lieu de travailler à la mortification de mes passions et
à la pratique de mes règles, je m’appliquai à reconnaître les humeurs des personnes du pays, à faire
des habitudes avec plusieurs… Je pris soin de me rendre nécessaire auprès de mes supérieures et,
comme nous étions peu de religieuses, la supérieure fut obligée de m’appliquer à tous les offices de la
communauté. Ce n’est pas qu’elle ne se fût bien passée de moi, ayant d’autres religieuses plus
capables et meilleures que moi, mais c’est que je la trompais par mille petites souplesses d’esprit… Je
sus si bien m’accommoder à son humeur et la gagner qu’elle ne trouvait rien de bien fait que ce que
[je] faisais, et même elle me croyait bonne et vertueuse. Cela m’enfla tellement le cœur que je n’avais
pas de peine à faire beaucoup d’actions qui paraissaient dignes d’estime. Je savais dissimuler ; j’usais
d’hypocrisie, pour que ma supérieure conservât les bons sentiments qu’elle avait de moi, et qu’elle fût
favorable à mes inclinations et volontés15…

Jeanne des Anges se dépeint tout entière dans cette confession de fautes en soi trop communes. Son travail
tisse la toile d’araignée où elle se prend elle-même. Après ces petites souplesses d’esprit, elle continuera à
faire semblant, à faire adroitement ce qu’[elle] peut pour éviter son directeur, à dissimuler, etc., offrant
ce masque mobile qui la défend et lui permet de ne pas découvrir l’état de sa conscience. Petites
souplesses, dit-elle : l’adjectif ponctue toute l’Autobiographie ; il innocente à demi la pénitente, mais le
geste d’humilité qu’il esquisse trahit, chez cette femme d’une petite stature, ce que sont réellement ses rêves
de grandeur et ses sentiments : petit agrément, petit désespoir, petites appréhensions, petits
changements, petites inventions, etc. Le mot qui minimise l’affirmation est déjà une fuite en même
temps que le clin d’œil de quelqu’un qui n’est jamais vraiment là. Aussi l’application à reconnaître les
humeurs des personnes du pays ne cessera de se fixer sur d’autres objets : après la supérieure et, jadis,
l’abbesse de Saintes, ce sera son exorciste, le père Surin : Je pris la résolution d’étudier l’humeur de celui
à qui je serai donnée. Combien de visiteurs et, plus redoutable, combien de femmes seront étudiés de la
sorte par ce regard docile qui cherche à plaire et devance leur attente !

CHANGER

Est-ce mauvaise foi ou duplicité ? Ce n’est pas si simple. Jeanne aura toujours le désir, plus sincère,
presque pathétique, de se changer en changeant de demeure. Plus tard, elle changera de personnage ; elle
sera la nouvelle Thérèse d’Avila après avoir été la nouvelle Madeleine de Demandolx, la « mystique » après
avoir été la « possédée » ; elle quittera un masque pour un autre. Bénéficiaire du rôle que lui inspirent les
circonstances et qui ne la trompe pas tout à fait, fragile et comme acculée à se défendre par ces petits
moyens et ces petites souplesses d’esprit, pourtant jamais identique à ses personnages quand bien même ils
lui assurent une revanche ou un triomphe sur un entourage plus fort, elle aspire à devenir vraie, mais elle
imagine la conversion sous la forme d’un autre endroit ou d’un autre épisode qui remplace le précédent : ce
sera encore un visage étranger à elle-même, façonné pour les autres et par eux.
Après sa conversion en juin 1635, ses visions et son vœu du plus parfait ou de la plus grande gloire de
Dieu (1636), approuvé par le père Jacquinot, provincial d’Aquitaine, lui donnent la situation d’une autre
Thérèse d’Avila. Elle a les marques, les succès et la réputation d’une grande thaumaturge : les noms de
Iesus, Maria, Ioseph, F. D. Salles sont mystérieusement tracés sur sa main gauche (1635-1637) ; saint
Joseph, en lui apparaissant, l’aurait miraculeusement guérie en février 1637 et en décembre 1639 ; elle
fait en 1638 une tournée triomphale à travers la France ; elle exerce le supériorat pendant presque toute sa
vie, indéfiniment réélue à Loudun (sauf pour le triennat de 1657-1660) et sollicitée par d’autres
couvents ; elle affirme qu’elle communique avec son ange et, de Bretagne, de Paris, de Guyenne ou
d’Anjou, on fait appel à ses directives spirituelles et aux oracles du saint ange ; ses révélations sont
recopiées, diffusées et rapidement imprimées.

TANT DE FINESSES

Lorsque Surin la traite comme la seule personne avec laquelle il sent la confiance de dire… le fond
de [sa] pensée, lorsque, vieux et caduc, il se réjouit d’avoir encore ainsi le moyen de partager le morceau
que Dieu [lui] donne, et qu’avec elle [il] ne fait presque aucune réserve de dire [ses] sentiments et
quelques intentions et opérations ou bonnes dispositions de grâce, peut-être une telle confiance est-elle
explicable chez l’apôtre qui a payé de sa santé et de son honneur le salut d’une pauvre fille confiée par
hasard à ses soins. L’erreur, chez lui, est du reste inséparable de son affection pour elle. Pourtant, ces
communications n’émoussent pas l’intransigeante netteté qui lui fait écrire un jour à sa confidente :

Je vous prie de mettre le fondement de la vraie vie spirituelle en la sincérité du cœur. J’entends
dire tant de choses de vous, et qu’il y a en votre fait tant de subtilités et de finesses qu’il est malaisé de
trouver en vous un esprit de vérité, tant de contradictions dans les révélations et communications
surnaturelles qu’on est en peine d’y fonder un bon jugement et prendre pied en quelque bonne
chose16.

1 La Science expérimentale…, I, 11 ; BN, Fds fr. 14596, f. 38.


2 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. Gabriel Legué et Gilles de la Tourette, Paris, 1886, p. 196-199.
3 Lettre du 6 février 1644 ; Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Lettres spirituelles », t. I, p. 220-224.
4 Ibid., t. I, p. 10.
5 Rome, ARSI, Aquit., vol. 2, f. 477-478.
6 Lettre du 6 juillet 1639 ; Bibl. Mazarine, ms. 1209, non paginé.
7 J.-J. Surin, Triomphe de l’amour divin, f. 258-259 ; voir ch. 13, note 6.
8 Lettre du 25 août 1660 ; voir J.-J. Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, p. 983.
9 La Science expérimentale…, II, 4.
10 Le récit de son voyage par Jeanne des Anges se trouve dans son Autobiographie, p. 208-254.
11 Journal des voyages de Monsieur Monconys, conseiller du Roy en ses conseils d’Estat et privé et lieutenant criminel au siège présidial de
Lyon, t. I, p. 8-9.
12 Le Grand Fougeray, Archives de la Visitation, « Vie de Jeanne des Anges », p. 1. Voir son Autobiographie, éd. G. Legué et Gilles
de la Tourette, p. 200.
13 « Vie de Jeanne des Anges », p. 3.
14 Sœur Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. G. Legué et Gilles de la Tourette, p. 55-56.
15 Ibid., p. 57-59.
16 J.-J. Surin, Correspondance, p. 1205.
LES FIGURES DE L’AUTRE
La possession ne comporte pas d’explication historique « véritable » puisque jamais il n’est possible de
savoir qui est possédé et par qui. Le problème vient précisément du fait qu’il y a de la possession, nous
dirions de « l’aliénation », et que l’effort pour s’en libérer consiste à la reporter, à la refouler ou à la
déplacer ailleurs : d’une collectivité à un individu, du diable à la raison d’État, du démoniaque à la
dévotion. De ce travail nécessaire, le processus n’est jamais clos.
L’historien lui-même se ferait illusion s’il croyait s’être débarrassé de cette étrangeté interne à l’histoire
en la casant quelque part, hors de lui, loin de nous, dans un passé clos avec la fin des « aberrations »
d’antan, comme si la « possession » était terminée avec celle de Loudun.
Certes, il a reçu de la société, lui aussi, une tâche d’exorciste. On lui demande d’éliminer le danger de
l’autre. Il fait partie de ces sociétés (dont la nôtre) que Lévi-Strauss caractérise par l’anthropémie (de
emein, vomir) en les opposant aux sociétés anthropophages : les secondes, dit-il, voient dans
l’absorption de certains individus, détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser
celles-ci et même de les mettre à profit. Au contraire, nos sociétés ont choisi la solution inverse,
consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social, en les tenant temporairement ou
définitivement isolés… dans les établissements destinés à cet usage1. L’historiographie peut être rangée
parmi ces « établissements » dans la mesure où il serait exigé d’elle de prouver que cette altérité menaçante,
pointant à Loudun, est seulement une légende ou un passé, une réalité éliminée.
Sous sa forme historique, c’est vrai. Le temps des possessions est mort. De ce point de vue, l’exorcisme
historiographique est efficace. Mais les mécanismes qu’ont fait fonctionner l’incertitude des critères
épistémologiques et sociaux, à Loudun, et la nécessité d’en établir, se retrouvent aujourd’hui en face
d’autres « sorciers » : leur exclusion fournit encore à un groupe le moyen de se définir et de s’assurer. Au
XVIIe siècle, le phénomène se constate sous mille formes, sans doute moins visibles que sur le « théâtre » de
Loudun, mais d’autant plus efficaces. Dès là que le poison de l’autre ne se présente plus directement dans
un langage religieux, la thérapeutique et la répression sociales prennent seulement d’autres formes.
Liée à un moment, c’est-à-dire au passage de critères religieux à des critères politiques, d’une
anthropologie cosmologique et céleste à une organisation scientifique des objets naturels rangés par le regard
de l’homme, la possession de Loudun ouvre aussi sur l’étrangeté de l’histoire, sur les réflexes déclenchés par
ses altérations, et sur la question qui se pose à partir du moment où surgissent, différentes des diableries
d’antan mais inquiétantes comme elles, les nouvelles figures sociales de l’autre.

1 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 418.


SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
La littérature consacrée à Loudun est aussi énorme qu’inégale. Les sources, plus encore. Il ne
saurait être question de les présenter ici, d’autant que, dans ce livre, bien des dossiers importants ont
dû être abrégés, seulement évoqués ou tout simplement omis : il était impossible d’imposer aux
lecteurs soit la masse d’informations recueillies au cours de voyages infernaux dans les Archives, soit
l’analyse des métamorphoses de la possession à travers sa bibliographie.
Il suffit donc de renvoyer, d’une part, aux études donnant un bon repérage des sources ou de la
bibliographie, et, d’autre part, à quelques livres de base sur le sujet. Les notes du présent ouvrage
fournissent déjà quelques compléments.

LES SOURCES
ET LA BIBLIOGRAPHIE

CHARLES BARBIER, « Inventaire des pièces manuscrites relatives au procès d’U. Grandier, conservées à
la Bibliothèque de Poitiers », in Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, Poitiers, 3e trim.
1877, p. 153-154.
L. MICHEL, « Les possédées de Loudun », ms., Archives S.J. de Toulouse (22, rue des Fleurs), un
dépouillement considérable, bien que très apologétique.
E. JOUIN et V. DESCREUX, Bibliographie occultiste et maçonnique. Répertoire d’ouvrages imprimés et mss
relatifs à la Franc-maçonnerie, la Magie (…) jusqu’en 1717, Paris, 1930.
J. TEXIER, Le procès d’Urbain Grandier, thèse dactyl., Faculté de droit de Poitiers, 1953.
R. H. ROBBINS, Encyclopedia of Witchcraft and Demonology, New York, 1959, p. 558-571.
H. C. ERIK MIDELFORT, « Recent Witch-Hunting Research », in Papers of the Bibliographical Society
of America, t. 62, 1968.
MICHEL DE CERTEAU, in Jean-Joseph Surin, Correspondance, Paris, Desclée De Brouwer, 1966,
p. 91-99, etc.
ROBERT MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968, p. 18-59 ; voir
MICHEL DE CERTEAU, L’Absent de l’histoire, s.l., 1973, « La magistrature devant la sorcellerie au
XVIIe siècle », p. 13-39.
Enfin il faut signaler, sur le destin littéraire du sujet, la « Bibliographie succincte de l’affaire U.
Grandier », présentée par J. PRÉ et un anonyme, in La Gazette du Loudunais, Loudun, nos 48,
49 et 50, oct.-déc. 1969.

QUELQUES OUVRAGES
Outre quelques travaux essentiels sur la sorcellerie, dus à FRANCIS BAVOUX, CHRISTIAN PFISTER, P.
VILLETTE, et surtout ÉTIENNE DELCAMBRE, il faut mentionner au moins les titres suivants.
JULES MICHELET, La Sorcière, Paris, 1862, p. 269-291 ; rééd., Paris, Garnier-Flammarion, 1966,
p. 195-207, un livre génial qu’il faut encore lire.
GABRIEL LEGUÉ (avec qui l’affaire de Loudun entre vraiment dans l’histoire, bien que dans une
perspective très polémique), Urbain Grandier et les possédées de Loudun. Documents inédits de M.
Charles Barbier, Paris, 1880 ; 2e éd. augm., 1884. Ses Documents pour servir à l’histoire médicale des
possédées de Loudun, Paris, 1874, donnent un ensemble de textes rares, mais dont l’édition n’est
pas sûre.
GABRIEL LEGUÉ et GILLES DE LA TOURETTE, Sœur Jeanne des Anges (…) Autobiographie d’une
hystérique possédée, Paris, 1886.
ALDOUS HUXLEY, The Devils of Loudun, Londres, 1952 ; trad. Les Diables de Loudun, Paris, 1953 :
avec un matériau historique très déficient, des vues très pénétrantes.
J. TEXIER, op. cit., 1953.
MICHEL FOUCAULT, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961,
fondamental pour comprendre le problème épistémologique qui est au centre de l’affaire
loudunaise.
J. VIARD, « Le procès d’Urbain Grandier. Note critique sur la procédure et sur la culpabilité », in J.
IMBERT, Quelques procès criminels des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1964, p. 45-75.
JEAN-JOSEPH SURIN, Correspondance, éd. cit., 1966, p. 241-430.
ROBERT MANDROU, op. cit., 1968, p. 197-368 : c’est le livre de base pour l’ensemble du sujet.
E. W. MONTER, European Witchcraft, New York, 1969, excellente présentation de textes importants.
Sur l’interprétation psychanalytique, voir SIGMUND FREUD, « Une névrose démoniaque au XVIIe
siècle », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1952, p. 213-254 ; et MICHEL DE
CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2002, « Ce que Freud fait de
l’histoire », p. 339-364. Sur le problème de l’énonciation, M. DE CERTEAU, ibid., « Le langage
altéré. La parole de la possédée », p. 284-315.
NOTES ET RÉFÉRENCES
Le lieu de conservation n’est indiqué que pour les bibliothèques et archives situées hors de Paris.
Pour la localisation des documents, imprimés et manuscrits, ainsi que pour leurs cotes respectives, les
indications données correspondent à l’état des fonds en 1970 (lors de la première édition de cet
ouvrage) ; depuis, diverses modifications sont intervenues dans certaines institutions de conservation.
On a conservé l’orthographe et la syntaxe de l’époque dans l’intitulé des documents.
INDEX
Les noms de démons sont indiqués en italique. On a
ajouté, dans la mesure du possible, la fonction ou l’ordre
religieux d’appartenance pour les protagonistes.

Abel : 120.
Abraham : 120.
ACARIE, Jean, sieur du Bourdet (ou Boudet), oncle par alliance de Jeanne des Anges : 408.
Achaos : 177.
Achaph : 177.
Achas : 81.
ACHER, Marie :
voir Catherine de la Nativité.
ADAM, Charles : 443 n. 2.
ADAM, Pierre (ou René), apothicaire : 46, 211, 214.
Agal : 178.
Agar : 179.
AGRIPPA, Cornelius : 310.
AIGUILLON, Marie-Madeleine de Vignerod, duchesse d’ : 390.
ALLAIN, chirurgien : 211, 216-217.
Allix : 81.
Allumette d’impureté : 178.
Aman : 176.
ANGÉLIQUE de Saint-François (Angélique de Pouville) : 178.
ANGEVIN, notaire royal : 322-323, 324, 326-327, 328-330, 345.
ANGINOT, Père Guillaume, jésuite : 398.
ANNE d’Autriche : 402, 406.
ANNE de Saint-Augustin (Anne de Marbef) : 179.
ANNE de Sainte-Agnès (Anne de La Motte-Brassé) : 67, 167, 177, 181, 188, 189, 204, 244, 259,
345.
ANTONIN (ou ANTOINE) de la Charité, carme : 36, 44-46, 95.
ARCHANGE, Père, capucin : 315, 321-322, 346, 448 n. 1.
ARCHER, Séraphique : 167, 178.
ARGENSON, René d’, intendant de Limousin, Haute et Basse Marche et Auvergne : 44, 271-272,
434 n. 9.
ARISTOTE : 265.
ARLES, Martin d’ : 450 n. 40.
ARMAGNAC, cardinal d’ : 31, 32, 434 n. 2 et 3.
ARMAGNAC, Jean, duc d’, gouverneur de Loudun : 57, 58, 110, 114, 131-133, 134-135, 352, 438 n.
7.
Asmodée : 176, 177, 186, 188, 204, 312, 313.
Astaroth : 37, 45-46, 81, 180, 205.
ATTICHY, Père Achille Doni d’, jésuite : 382-384, 386, 452 n. 19, n. 24.
AUBIGNAC, François Hédelin, abbé d’ : 68-69, 435 n. 10.
AUBIN, Guillaume, sieur de la Grange, prévôt de Chinon : 151, 316, 333.
AUBIN, Nicolas : 106-107, 436 n. 1, 437 n. 2, 447 n. 24, 449 n. 1 et 2.
AUBIN, Paul, gendre de Mesmin de Silly : 144.
AUBRY, Nicole : 18.
AUBRY, Paul, lieutenant à la prévôté de Loudun : 47, 97.
AUFFRAY, Catherine :
voir Catherine de la Présentation.
AUGER, Charles, médecin : 47, 211.
AUGUSTIN, saint : 411, 412.
AUTUN, Jacques d’ : 193, 312, 313, 447 n. 26, n. 29.

BABINET, Charles : 446 n. 2.


BACHELERIE, Père Jean, jésuite : 370, 377.
Balam : 176.
BARADAT (BARADAS), François de, gentilhomme de la chambre du roi en disgrâce : 136-137.
BARBEZIÈRES, Jeanne de :
voir Jeanne du Saint-Esprit.
BARBEZIÈRES, Louis de (père de Jeanne du Saint-Esprit et de Louise de Jésus) : 176.
BARBEZIÈRES, Louise de :
voir Louise de Jésus.
BARBÉZIEUX, Louis de, sire de Nogeret (Nogaret ?), oncle de Jeanne des Anges : 176, 408.
BARBIER, Alfred : 435 n. 3, 437 n. 8, n. 12, 438 n. 5, n. 7, 442 n. 1.
BARBIER, Charles : 427.
BARDIN : 227.
BAROT, veuve (tante de Mignon) : 167.
BARRÉ (ou BARÉ), Père Pierre : 36, 38-44, 83, 84, 85-88, 94-96, 130, 138, 154, 168, 305, 311.
Baruch : 178.
BASILE, doyen du chapitre de Champigny : 76, 305.
BASTAD, Élisabeth :
voir Élisabeth de la Croix.
BAVOUX, Francis : 428.
BEAULIEU, Marie, dite « du Temple » : 180.
BEAUVALIER, Marie de :
voir Marie du Saint-Sacrement.
BEAUVALIER, Mérit de, sieur de la Maillardière (père de Marie du Saint-Sacrement) : 179.
Béhémot (ou Béhémoth) : 176, 178, 181, 186, 397, 400.
Béhéric (ou Béhérit) : 269, 271.
BELCIER, Catherine de (tante de Jeanne des Anges), épouse de Jean Acarie : 408.
BELCIER, famille de : 408-409.
BELCIER (ou BELCIEL), Jeanne de :
voir Jeanne des Anges.
BELCIER, Louis de, baron de Cozes (père de Jeanne des Anges) : 176, 408, 409, 411.
BÉLIARD, Madeleine : 181.
BELLEGARDE, Octave de, archevêque de Sens (grand-oncle de Jeanne des Anges) : 176, 408.
Belzébuth : 180, 230.
BENOÎT, Père, capucin peut-être : 389-390.
BENOIT, Élie : 435 n. 2.
BENSA, Thomas : 433 n. 6.
Bérith : 177, 179.
BERMOND, Françoise de : 174.
BERNIER, Père René : 23.
BERTRAND, huissier : 160.
BIGNON, procureur général à Paris : 113, 114, 152.
BIRETTE, Père Sanson, ordre de Saint-Augustin : 280, 284, 445 n. 16.
BLAKE, William : 21.
BLANCHARD, Isabelle (ou Élisabeth) : 179-180, 205, 206, 219, 362, 363-364.
BODIN, Jean : 308.
BOGUET, Henri : 17.
BOHYRE, Père Arnault, jésuite : 369-371.
BOINET, Madeleine : 276-277.
BOISGUÉRIN, Marreau de, huguenot, précédent gouverneur de Loudun : 57.
BONNEREAU, Prégent, médecin : 33.
BONTEMPS, sergent : 161.
BOUCHER, Jean, cordelier (i. e. franciscain) : 194.
BOUGUEREAU, Maurice : 216.
BOULLIAU, Ismaël : 107-108, 257, 278-280, 334-336, 437 n. 3, 445 n. 13 et 14, 448 n. 16.
BOURGNEUF, Auguste du Moustier de, président aux Élus : 151, 155, 290.
BRASAVOLE (Antonio Musa Brasavola) : 261.
BRÉZÉ, Nicole du Plessis-Richelieu, maréchale de : 258.
BRÉZÉ, Urbain de Maillé, marquis et maréchal de : 203, 221, 390.
BRIAULT, trompette : 301.
BRION, François, chirurgien : 47, 97, 203, 211, 212, 218-221, 245-246.
BROGNOLI, Candido, franciscain : 282.
BROSSIER, Marthe : 18.
BROU, Madeleine de : 116, 117, 302, 359, 361.
BROU, René de, sieur de Ligueil (père de Madeleine de Brou) : 116.
BUCHER, Pierre, chanoine de Saint-Pierre : 161.
Buffétison : 180.
BULLION, Claude de, surintendant des finances : 378.
BUONTALENTI, Bernardo : 21.
BURGES, de, conseiller au siège de Tours : 289.
BUSSON, Henri : 444 n. 17.

Caïn : 120.
Caleph : 178, 179.
CALIXTE de Saint-Nicolas, carme : 36.
Caph : 178.
CARION (Johann Nägelin) : 123.
Caron : 176.
CARRÉ, François, médecin : 211, 220, 245-246.
Castor et Pollux : 450 n. 39 et 40.
Castorin : 178.
CATHERINE de la Nativité (Marie Acher ?) : 179.
CATHERINE de la Présentation (Catherine Auffray) : 167, 178, 204-205.
Caudacanis ou Queue de chien : 180.
Cédon : 178, 180.
Celse : 178.
Cerbère : 177, 178.
CERISAY, Guillaume de, sieur de la Guérinière, bailli de Loudun : 46-47, 48, 85, 87, 97, 98, 99, 116,
130, 152, 297, 301, 302, 304.
CERTEAU, Michel de : 428, 429, 433 n. 7, 434 n. 8, 436 n. 10, 439 n. 15, 442 n. 25, 445 n. 10,
449 n. 9, 451 n. 2, 453 n. 8.
Cham : 81.
CHAMPION, Pierre, procureur : 115, 198-199, 351.
Charbon d’impureté : 180.
CHARBONNEAU-LASSAY, Louis : 438 n. 3.
CHARLEMAGNE : 303.
CHARPENTIER, secrétaire de Richelieu : 136.
CHARTON, Jacques, théologien : 264-268, 305, 309.
CHAUVET, Charles, assesseur : 47, 97, 130, 290, 302.
CHAUVET, Louis, lieutenant civil : 47, 97, 130, 358.
CHAUX, Bertrand de, archevêque de Tours : 402.
CHAVARAY, E. : 450 n. 43, 451 n. 48.
CHAVIGNY, Claude Bouthillier de, surintendant : 139.
CHEVALIER, sieur de Tessec, conseiller au siège présidial de Poitiers : 289, 291.
CHEVREUSE, Claude de Lorraine, duc de : 403.
CHILLES, famille des : 408.
CINQ-MARS, Henri Coiffier de Ruzé, marquis de : 145.
CLAIRAUVAUX, Louise de (mère d’Angélique de Saint-François) : 178.
CLAIRE de Saint-Jean (Claire de Sazilly) : 40-41, 44, 98, 167, 177, 181, 200-201, 205, 221, 259,
264-267, 311.
COHON, Anthyme Denis, évêque de Nîmes : 200, 377, 378, 379.
COLLIN DE PLANCY, Jacques Auguste Simon : 441 n. 12.
Concupiscence : 177.
CONDÉ, Charlotte de Montmorency, princesse de : 406.
CONDÉ, Henri II de Bourbon, prince de : 55, 76, 135-136, 402.
CONSTANT, magistrat à Poitiers : 290.
CORNU, Perronnelle de (mère d’Anne de Sainte-Agnès) : 177.
COSNIER, Alphonse, médecin : 47, 97, 211, 212, 220, 245-246.
COTHEREAU, président au siège de Tours : 231, 289, 402.
COUSTIER, Gabriel, médecin : 97, 211.
COZES, famille de : 221, 408-409.
CURSAY, monsieur de : 315.
CYRANO DE BERGERAC, Savinien de : 237, 443 n. 4.

DAMPIERRE, mademoiselle de :
voir Marie de Saint-Gabriel.
DANJOU, Félix : 448 n. 11.
Daria : 178.
DE WAARD, Cornelis : 452 n. 20 et 21.
DEL RIO, Martin, jésuite : 308, 315-316, 447 n. 33.
DELAROCHE, Pierre : 434 n. 1, n. 5.
DELCAMBRE, Étienne : 428, 446 n. 4, 448 n. 4.
DELIARD : 333.
DELOCHE, Maximin : 438 n. 4.
DEMANDOLX, Madeleine de : 415.
DESCARTES, René : 16, 235, 252, 254, 443 n. 2.
DESCREUX, V. : 427-428.
DESLOIX, Jean : 308.
DEYON, Pierre : 434 n. 6.
DIONIS, chirurgien : 214.
DOMPTIUS, François, dominicain : 48-49, 435 n. 14.
DOULCIN, Remi, prêtre et médecin : 206.
DOUZERANT (DONZERANT peut-être), Dame (mère de Jeanne du Saint-Esprit et de Louise de Jésus) :
176.
DREUX, lieutenant général de Chinon : 203, 289, 291, 308-309.
DU BELLAY, Joachim : 206-207, 442 n. 28.
DU BOIS-DAUFIN, correspondant de Pilet de la Ménardière : 248, 346.
DU BOUDET :
voir Jean Acarie.
DU CHESNE, docteur : 243, 247, 444 n. 14.
DU MAGNOUX, Marthe :
voir Marthe de Sainte-Monique.
DU MAGNOUX, Serph (père de Marthe de Sainte-Monique) : 178.
DU PIN, Père, oratorien : 378.
DU PONT, mademoiselle : 66.
DU PONT, Père, ordre de Fontevrault : 66-68, 161-162, 182-183, 206, 294, 295, 321-322, 324-
325, 332, 342, 440 n. 11, 441 n. 9, 446 n. 7 et 8, 448 n. 1.
DU PUY, frères :
voir Dupuy.
DU PUY, Claude, dame de Preuilly (mère d’Henri-Louis de Chasteignier de La Rocheposay) : 75.
DU TRONCHET, madame : 403.
DUCLOS, François, médecin : 211, 218-220, 245-246.
DUGRÈS : 48.
DUMAS, Alexandre (père) : 22.
DUMONTIER DE LA FOND : 434 n. 11.
DUNCAN, Marc, médecin : 146, 226, 247, 258-260, 350, 387, 389, 439 n. 17, 444 n. 15, n. 24,
450 n. 28.
DUPONT, Urbain, greffier : 47.
DUPUY, Jacques, prieur de Saint-Sauveur, et frère de Pierre : 385, 452 n. 22.
DUPUY, Pierre et Jacques : 108, 343.
DUVAL, André (« Eulalius »), théologien : 247, 264-268, 284, 305, 309, 389.

Eazas (Eazar) : 176.


ELÉAZAR, Père, capucin : 358, 389-390.
Élie : 336.
Elimy : 177, 179.
ÉLISABETH de la Croix (Élisabeth Bastad) : 167, 177-178.
ÉLISÉE (ou ÉLIZÉE), Père, capucin : 36, 168.
ÉLISÉE, Père, carme et exorciste : 201, 309.
ÉLOI de Saint-Pierre, carme : 36.
Ennemi de la Vierge : 177.
Esron : 180.
ESTIÈVRE, procureur de Grandier : 114.
ESTIÈVRE, Jeanne Renée (mère d’Urbain Grandier) : 108, 151, 152-156, 157, 158-160, 162-163,
296-298, 361.
ESTRÉES, François-Annibal, duc et maréchal d’ : 257.
ESTRÉES, Gabrielle d’, duchesse de Beaufort : 396.
Eudemus : 228.
EUGÈNE de Saint-René, carme : 36.
« Eulalius » :
voir Duval.
EUSÈBE de Saint-Michel, carme : 36, 38-44, 44-46.
EYNATTEN, Maximilien de : 282.
FABRI, Claude : 32.
FANTON, Mathieu, médecin : 47, 98-99, 211.
FAVREAU, Robert : 434 n. 4.
FEBVRE, Lucien : 17, 433 n. 2.
FÉRY, Jeanne : 18.
FILLASTREAU, Françoise : 180, 219.
FILLASTREAU, Léonce (ou Léonne), dite « la Benjamine » : 180, 219-220.
FLECKNOE, Richard : 440 n. 2.
FONTAINE, Jacques : 313, 447 n. 28.
Fornication : 179.
FOS, Vincent de, médecin : 47, 98-99, 211, 213.
FOUCAULT, M., historien de la sorcellerie : 447 n. 20.
FOUCAULT, Michel : 429.
FOUGÈRES DE COLOMBIERS, Charles de (père de Gabrielle de l’Incarnation) : 178.
FOUGÈRES DE COLOMBIERS, Gabrielle de :
voir Gabrielle de l’Incarnation.
FOUQUET, Jean, médecin : 31.
FOURNEAU, François, chirurgien : 31, 316.
FOURNIER, Pierre, avocat : 155, 157, 160, 203, 290.
FRANÇOIS de Sales (ou Salles), saint : 397, 400, 415.
FREUD, Sigmund : 203, 429, 442 n. 25.

GABRIELLE de l’Incarnation (Gabrielle de Fougères de Colombiers), sous-prieure : 35, 39, 178, 396,
402.
GALIEN : 265.
GARINET, Jules : 441 n. 12.
GASSENDI, Pierre : 107, 257, 278-279, 334-336, 445 n. 13 et 14, 448 n. 16.
GASTON, duc d’Orléans (Monsieur, frère du roi) : 254, 388, 403.
GAUFRIDY (ou GAUFRIDI), Père Louis : 18, 49.
GAULT, Père : 201.
GAYET, F., greffier : 323.
GENEBAUT, Dorothée (mère de Madeleine de Brou) : 116.
GILLES de Loches, capucin : 385.
GIRARD, sergent royal : 97.
GOULARD, Simon : 261.
GOUMARD (ou GOURMARD), Charlotte de (mère de Jeanne des Anges) : 176, 408, 409, 410-411.
GRANDIER, Claude (oncle d’Urbain) : 108.
GRANDIER, François (frère d’Urbain) : 108, 153, 157, 162.
GRANDIER, Françoise (sœur d’Urbain) : 108, 153, 162.
GRANDIER, Jean (frère d’Urbain) : 108.
GRANDIER, Pierre (père d’Urbain) : 108, 158, 162.
GRANDIER, René (frère d’Urbain) : 108, 114, 359, 361.
GRANDIER, Urbain (curé de Saint-Pierre-du-Marché) : 16, 22, 23, 25, 33, 35, 42, 44, 45, 48, 49, 67,
75, 76, 97, 106-125, 132, 133, 134, 135, 137-138, 139-140, 141, 142, 143-144, 145, 151-156,
157, 158-159, 160-163, 167, 177, 189-190, 199-200, 203-206, 211, 257, 263, 278, 279, 280,
289-290, 294, 295, 296-298, 299, 300-301, 304, 306, 307, 308-309, 310, 311, 312, 313-317,
321-336, 339-341, 344-354, 361, 362, 402, 407, 427, 428, 429, 433 n. 6, 437 n. 4 à 8, n. 14,
438 n. 7, 441 n. 12 et 13, 444 n. 1.
GRÉMIAN, Guillaume, médecin : 33.
Grésil : 49.
GRILLAU, Père François, cordelier : 23, 36, 88, 330-331.
GRISART, exempt des gardes : 316.
GRISELLE, Eugène : 450 n. 42.
GROLLEAU, Jean-François, médecin : 203, 211, 212, 218-220, 245-246.
GROUARD, Paul, juge prévôt : 46.
GUÉMÉNÉ, Louis VIII de Rohan, prince de : 403.
GUEUDRÉ, Marie de Chantal : 441 n. 6.
GUILLOTEAU, théologal de l’évêque de Poitiers : 168.

HAMMON, Catherine, dite « la Cordonnière » : 136-137, 180.


HAMMON, Suzanne (sœur de Catherine) : 137, 180.
HANOTAUX, Gabriel : 434 n. 9, 435 n. 4, 439 n. 13, 446 n. 21.
HARCOURT, Henri de Lorraine, comte d’ : 76.
HEIKAMP, Detlef : 433 n. 4.
HENRI III : 75.
HENRI IV : 408.
HERVÉ, René, lieutenant criminel : 47, 97, 113, 134-135, 151, 301-302, 304.
HIPPOCRATE : 223, 261.
HOUMAIN, lieutenant criminel au siège présidial d’Orléans : 289, 291, 294, 345.
HUBERT, correspondant du Père Du Pont : 66, 161-162, 294, 295, 342, 440 n. 11, 446 n. 7 et 8.
HUXLEY, Aldous : 22, 429.

IGNACE de Loyola, saint : 399.


IMBERT, J. : 429.
Isaac : 120.
Isacaron : 176, 178.
ISAMBERT, Nicolas, théologien : 264-268, 305, 309.

Jabel : 180.
Jacob : 120, 376.
JACQUES Ier de Grande-Bretagne : 258.
JACQUET, Antoine, médecin : 203, 211, 213, 245-246.
JACQUINOT, Barthélemy, jésuite : 415.
JARRY, Alfred : 20-21, 433 n. 3.
JEAN, saint : 122.
JEAN-BAPTISTE, saint : 41, 189-190.
JEAN Chrysostome, saint : 280.
JEAN HUSS : 123.
JEANNE d’Arc, sainte : 340.
JEANNE des Anges (Jeanne de Belcier [ou Belciel]), prieure : 21, 23, 25, 35, 36, 39, 40-43, 46, 48,
62-66, 67, 78-79, 81, 83-88, 91-92, 98, 100, 116, 167, 169, 176, 179, 181, 185-189, 195-196,
197-198, 199-200, 201, 202-203, 217, 220-221, 239-241, 244-245, 259, 264-267, 276-277,
311, 313, 360, 363, 365, 371, 373, 378, 379-382, 390, 395-397, 398, 399-417, 435 n. 7, 441 n.
17, n. 21, 451 n. 15, 452 n. 2 à 4, n. 6, 453 n. 10, n. 12 à 15.
JEANNE du Saint-Esprit (Jeanne de Barbezières) : 167, 177.
JÉRÔME de Prague : 123.
JOSEPH, saint : 388, 389, 395-396, 397, 398, 400, 402, 405, 406, 415.
JOSEPH, Père, capucin (François Joseph Le Clerc du Tremblay) : 27, 137-138, 139.
JOUBERT, Gaspard, médecin huguenot : 46, 98-99, 211.
JOUBERT, Laurent : 32.
JOUIN, E. : 427-428.
JUVÉNAL : 239.

KILLIGREW, Thomas : 170-171, 171-172, 440 n. 2 et 3.


LA BARRE, de, sieur de Brisé, lieutenant au siège de Chinon : 203, 289, 291.
LA FORCE, Auguste-Armand-Ghislain-Marie-Joseph-Nom-par, marquis de Caumont, duc de :
435 n. 4, 439 n. 13, 446 n. 21.
LA FORGE, sieur de, médecin : 242-243.
LA FOUCARDIÈRE, de, prieur de Croysay : 387.
LA FRESNAYE, monsieur de : 114.
LA GRANGE :
voir Guillaume Aubin.
LA MENARDAYE, Père Jean-Baptiste de : 450 n. 47.
LA MÉNARDIÈRE (ou MESNARDIÈRE), Hippolyte Jules Pilet de, médecin : 236, 239, 243, 247, 248,
249-254, 255, 256, 346, 387, 389, 443 n. 11, n. 3, n. 8, 444 n. 16, n. 18 à 22, 450 n. 26.
LA MOTTE-BRASSÉ, Anne de :
voir Anne de Sainte-Agnès.
LA MOTTE-BRASSÉ, Jean, marquis de (père d’Anne de Sainte-Agnès) : 177.
LA PICHERIE, lieutenant à Châtellerault : 289.
LA ROCHEPOSAY, Henri (ou Henry)-Louis de Chasteignier de, évêque de Poitiers : 75-76, 77, 111,
130, 141, 143, 152, 156, 160, 161, 168, 169, 183, 185, 186, 187-188, 189, 203, 205, 206, 264,
271, 295, 305-306, 309, 358, 387, 397, 413.
LA ROCHEPOSAY, Louis de Chasteignier de (père d’Henri-Louis) : 75.
LA TOURETTE, Gilles de : 428, 435 n. 7, 441 n. 7, 451 n. 15, 452 n. 2, 453 n. 14 et 15.
LA TRÉMOILLE, Catherine de, abbesse de Sainte-Croix de Poitiers : 271-272.
LA VILLE, Jean de, avocat : 167.
LACHÈVRE, Frédéric : 443 n. 4.
LACTANCE, Père, capucin de Limoges : 65-66, 168, 198, 200, 201, 202-203, 219, 244, 309.
LACTANCE, Père Gabriel, récollet de Limoges : 168-169, 203-204, 269-270, 326-327, 328-330, 331-
332, 358.
LANCRE, Pierre de : 17, 173, 196, 307-308, 313, 440 n. 4, 447 n. 21, n. 27.
LANIER, Guy, abbé de Vaux : 400, 452 n. 6.
LAUBARDEMONT, Jean Martin, baron de : 23, 26, 57, 114, 129, 130-131, 132, 133, 134-135, 138-
139, 140, 141, 143, 144-148, 151, 153-156, 157, 158-161, 167, 175, 179, 185-189, 200, 201,
203, 204-206, 217, 258, 268, 285, 289, 292-293, 294, 295, 296, 297, 302, 304, 307, 308-309,
311, 312, 316, 322-323, 324, 325, 326-327, 328, 332, 339, 343, 346, 351, 352, 355-361, 364,
373, 377, 378, 382, 386, 397, 398, 403, 404-406, 439 n. 15 et 16, n. 18 et 19, 441 n. 11, 449 n.
9, 450 n. 42 à 47, 452 n. 18, n. 25.
LAUNAY RAZILLY, M. de : 231.
LE BLANC, Jeanne (mère d’Anne de Saint-Augustin) : 179.
LE BRETON, J. : 80, 436 n. 3.
LE LOYER, Pierre : 249, 261.
LE MAGUET, Paul-Émile : 444 n. 26.
LE MASLE, Michel, prieur des Roches, premier secrétaire de Richelieu : 134, 200, 201, 357, 358-
359, 378, 450 n. 42, n. 44.
LE PELLETIER, Marthe : 115.
LE TOURNEUR, Léon, médecin : 241-243.
LE VERRIER, Urbain : 24.
LEFEBVRE, Henri : 22, 433 n. 5.
LEGUÉ, Gabriel : 428, 435 n. 1, n. 7, 437 n. 19, n. 7, n. 9, 438 n. 2, n. 8, 439 n. 10, 440 n. 4 et 5,
n. 7 et 8, n. 12, 441 n. 13, n. 17, 446 n. 3, n. 9, 447 n. 30, 448 n. 13et 14, 449 n. 15, 451 n. 10,
n. 15, 452 n. 2, 453 n. 14et 15.
LEMAISTRE, avocat : 315.
LÉMERY, Nicolas : 443 n. 11.
LESOURD, Louis : 439 n. 15.
Léviathan : 176, 185-188.
LÉVI-STRAUSS, Claude : 421-422, 453 n. 1.
Lezear : 181.
Lion d’Enfer : 180.
Lorou : 362, 363-364.
LOUIS de Saint-Bernard, feuillant : 346.
LOUIS XIII : 26, 55-56, 57-58, 62, 129-131, 132, 134, 136, 137, 139, 140, 141, 142, 144, 145,
146, 147, 148, 160, 161, 201, 263, 285, 289, 301, 302-303, 304, 306, 308, 316-317, 323, 325,
354, 356, 359, 360, 369, 373, 378-379, 402, 406, 444 n. 1, 447 n. 17.
LOUISE de Jésus (Louise de Barbezières) : 40-41, 43, 49, 167, 176.
LUC, saint : 330, 448 n. 10.
LUCAS, Michel, secrétaire de la main du roi : 131, 132, 139, 167.
Lucien : 180.
Luther : 180.
LUZARCHES, Robert : 438 (n. 14 à 437).

MANDROU, Robert : 428, 429, 434 (n. 7 à 433), 443 (n. 10 à 442).
MANON, Françoise de (mère de Gabrielle de l’Incarnation) : 178.
MARBEF, Anne de :
voir Anne de Saint-Augustin.
MARBEF, François de, sieur de Champoireau (père d’Anne de Saint-Augustin) : 179.
MARESCOT, René, seigneur de Marcq : 76.
MARIE de la Visitation (sœur d’Anne d’Escoubleau de Sourdis ?) : 179.
MARIE de Médicis : 55, 136.
MARIE de Saint-Gabriel (mademoiselle de Dampierre ?) [belle-sœur de Laubardemont et parente de
Jeanne des Anges] : 179.
MARIE du Saint-Sacrement (Marie de Beauvalier) : 179.
MARION, Marcel : 446 n. 2.
Maron : 179.
MARTHE de Sainte-Monique (Marthe du Magnoux) : 35, 38-39, 167, 178.
MARTIN, Antoine, théologien : 264-268, 305, 309.
MARTIN, Henri-Jean : 434 n. 9, 444 n. 27, 449 n. 5.
MARTIN, Mathieu (père de Jean Martin de Laubardemont) : 145.
MATTHIEU de Luché, Père capucin : 389.
MAUNOURY, René, sieur de la Chaumette, chirurgien : 31, 46, 97-98, 211, 216-217, 313, 358.
MAURAT, chanoine : 167.
MAYNIÉ, Jaquette de : 174.
MÉLANCHTON, Philippe (Philipp Schwartzerd) : 123.
MÉMIN, Edmond : 438 n. 6.
MÉNAGE, Gilles : 137.
MENESTRIER, Père Claude, jésuite : 62, 435 n. 6.
MENUAU, Pierre, avocat : 151, 154, 155, 301-302, 304.
MERLO, Joost : 441 n. 19.
MERSENNE, Père Marin, ordre des minimes : 194, 343, 385, 452 n. 20 et 21.
MESMIN :
voir Silly, René Mesmin de.
MICHAELIS, Père Sébastien, dominicain : 18, 49, 263.
MICHAUD, Joseph-François : 439 n. 12.
MICHAUD, Louis-Gabriel : 450 n. 41.
MICHEL, saint : 148.
MICHEL, L. : 427.
MICHELET, Jules : 22, 106, 428, 437 n. 1.
MICOLON, Antoinette : 174.
MIDELFORT, H. C. Erik : 428.
MIGNON, Jean : 36, 38-44, 44-46, 49, 95-96, 97, 167, 168, 213.
MILON, Françoise, bénédictine : 372.
MILS, médecin : 76.
MIZAULT, Antoine : 32.
Moïse : 121, 240.
Moloch : 279.
MONCONYS, Balthasar de : 407-408, 453 n. 11.
Monsieur, frère du roi :
voir Gaston, duc d’Orléans.
MONTAIGNE, Michel Eyquem de : 69-70, 435 n. 11.
MONTER, E. W. : 429.
MORANS, René de : 76, 160, 305, 358, 378, 402.
MOREAU, Jean, avocat de Grandier : 297, 301, 331.
MORGUES, Mathieu de : 133, 438 n. 4.
MOUSNIER, Roland : 439 n. 15 et 16, n. 18.
MOUSSAULT, Louis, procureur : 46, 47.
MOUSSAUT, prieur décédé, précédent aumônier des ursulines : 35, 106, 199.
MOUSSAUT, Nicolas : 167.
MÜHLMANN, Wilhelm E. : 15, 433 n. 1, 441 n. 19.

NÄGELIN, Johann : 123.


NAUDÉ, Gabriel : 257, 341, 444 n. 23.
Nephtalon : 81.
Nephtaly : 177.
NOGARET, Jean-Louis de, duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne : 325.
NORT, Isabeau de (femme de Jean Martin de Laubardemont) : 145, 156.
NOZAY, Jacques, greffier : 160, 316-318.
NYAU, Jacques de, conseiller au siège présidial de La Flèche : 290, 291-292.

ORCIBAL, Jean : 439 n. 19.

PARIS, Yves de, capucin : 196, 441 n. 18.


PASCAL, Blaise : 280, 445 n. 18.
PASQUIER, Émile : 450 n. 28, n. 30.
PASQUIER, Jeanne : 181.
PATIENCE, Père, capucin : 329.
PATIN, Guy (ou Gui), médecin : 214-215, 216, 222-223, 226, 442 n. 3, n. 8 et 9, 444 n. 23.
PAUL, saint : 121-122.
PEIRESC, Nicolas-Claude Fabri de : 343, 362, 385, 452 n. 20à 21.
Penault : 178.
PENDERECKI, Krzysztof : 22.
PEQUINEAU, lieutenant : 289.
PERICAUD, Antoine : 448 n. 15.
Perou : 179.
PFISTER, Christian : 428.
PHÉLYPEAUX (ou PHÉLIPEAUX), Louis, secrétaire d’État : 131, 139, 140, 289, 438 n. 2.
PHILIPPE de Saint-Joseph, carme : 36.
PIDOUX, François, médecin : 247, 388, 389, 444 n. 15.
PIERRE, saint : 122.
PIERRE THOMAS de Saint-Charles, carme : 36, 38-44.
PIGRAY, Pierre, chirurgien : 261.
PINETTE de Jésus, ursuline : 174.
PINTARD, René : 441 n. 14 et 15, 442 n. 3, n. 8, 443 n. 13, 444 n. 23.
PINTHEREAU, Père François, jésuite : 439 n. 15.
PLINE le Jeune : 239.
Pollution : 177.
Pollux :
voir Castor et Pollux.
POMPONAZZI, Pietro (Pomponace souvent en traduction) : 248-249, 260, 444 n. 17, n. 25.
POUCQUET, Gilles : 160.
POUCQUET, Jean, archer : 151.
POUJOULAT, Jean-Joseph-François : 439 n. 12.
POUVILLE, Angélique de :
voir Angélique de Saint-François.
POUVILLE, Jacques de, sieur de la Morinière (père d’Angélique de Saint-François) : 178.
PRÉ, J. : 428.
PROTAIS, Père, capucin : 168.

QUENTIN, correspondant parisien de Seguin : 124, 227-231, 342, 350, 443 n. 12.
QUILLET, Claude, médecin : 239, 247, 256-257, 443 n. 13.

RAMBOUILLET, Catherine de Vivonne, marquise de : 390.


RANFAING, Élisabeth de : 106.
RANGIER, Pierre : 36.
RASILLY, mademoiselle de : 181, 275.
RASILLY, Marie de (mère de Marie du Saint-Sacrement) : 179.
RAT, Maurice : 436 (n. 11 à 435).
REMBRANDT (Rembrandt Harmenszoon van Rijn) : 212, 224.
REMY, Nicolas : 17.
RENAUDOT, Théophraste : 138, 341, 342-343.
RENÉE de Saint-Nicolas (Anne d’Escoubleau de Sourdis ?) : 179.
RESSÈS, Père Antoine, jésuite : 395, 396.
REVOL, docteur de Sorbonne : 309.
RICHARD, conseiller au siège présidial de Poitiers : 289, 355, 356.
RICHELET, Pierre : 185.
RICHELIEU, Armand Jean du Plessis, cardinal et duc de : 26, 27, 58, 76, 106, 115, 133, 134, 136,
138, 139, 141-144, 177, 181, 200, 201, 257, 315, 325, 352, 355-357, 359-360, 361, 369, 377,
378-379, 402, 404-406, 439 n. 12, 450 n. 43, n. 45.
RIVET, Guillaume, pasteur de l’Église réformée : 388.
RIVRAIN, lieutenant général à Beaufort : 290.
ROATIN, sieur de Jorigny, conseiller au siège présidial de Poitiers : 289, 291, 292, 325.
ROBBINS, R. H. : 428.
ROGIER, Daniel, médecin huguenot : 46, 97-98, 98-99, 211, 216-217, 220, 245-246, 434 n. 11.
ROHEIM, Geza : 442 n. 23.
RONDIN, Jacques, sieur de la Hoguetière, imprimeur : 137.
Roth : 180.
ROUSSEAU, Père Gilbert, jésuite : 309, 358, 398-399.
ROUSSEAU, Mathurin : 36.
ROUSSET, Jean : 435 n. 10.
RUEIL, Claude de, évêque d’Angers : 160.
SABLÉ, Madeleine de Souvré, marquise de : 260.
SABLÉ, Philippe Emmanuel de Laval, marquis de : 390.
SAINT-CYRAN, Jean Duvergier de Hauranne, abbé de : 75-76, 145, 360.
SAINT-DONAC SAINT-MARTIN, de (oncle de Jeanne des Anges) : 408.
SAINT-JURE, Jean-Baptiste, jésuite : 397, 452 n. 3.
SAINTE-MARTHE, Scévole (Gaucher II) de, trésorier général : 107, 109-110, 117, 437 n. 7.
Sansfin : 177.
SANTEUL, Jean de, médecin peut-être : 260-261.
SAZILLY, Claire de :
voir Claire de Saint-Jean.
SCALIGER, Joseph Juste : 75.
SÉGUIER, Pierre, chancelier : 139-140, 146, 439 n. 16, n. 18.
SEGUIN, médecin de Tours : 124, 227-231, 235, 342, 346, 443 n. 12.
SILHON, Jean de : 278, 445 n. 12.
SILLY, René Mesmin de : 130, 134-135, 144, 151, 154-155, 304, 438 n. 6.
Sonneillon : 49.
SOURDIS, mademoiselle d’Escoubleau de :
voir Marie de la Visitation.
SOURDIS, Anne d’Escoubleau de :
voir Renée de Saint-Nicolas.
SOURDIS, Henri II d’Escoubleau de (archevêque de Bordeaux) : 76-78, 79, 143, 155-156, 157, 169,
212, 297, 306, 325.
Souvillon : 180.
SULLY, Maximilien de Béthune, duc de : 76.
SURIN (ou SEURIN), Père Jean-Joseph, jésuite : 20, 23, 25, 63, 116, 195, 276-277, 280-281, 283,
343, 364-365, 369-377, 379-386, 387, 390-391, 395-396, 397, 398, 399-401, 405, 407, 414,
416-417, 428, 429, 433 n. 7, 439 n. 15, 441 n. 16, 445 n. 11, n. 19, 449 n. 9, 451 n. 1 à 9, n.
12, 452 n. 16, n. 19, n. 22, n. 24 à 25, n. 29, n. 1, n. 4, 453 n. 7 à 9, n. 16.
TAMIZEY DE LARROQUE, Philippe : 434 n. 2 et 3, 437 n. 3, 449 n. 20, 452 n. 22.
TANNERY, Marie-Alexandrine : 452 n. 20 et 21.
TANNERY, Paul : 443 n. 2.
TEXIER, lieutenant général à Saint-Maixent : 289, 292, 294, 321.
TEXIER, J. : 428, 429, 447 n. 20, n. 22, n. 33, 448 n. 7.
THÉOPHRASTE : 228.
THÉRÈSE d’Avila, sainte : 400, 412, 415.
THIBAUDET, Albert : 436 (n. 11 à 435).
THIBAULT, Marthe : 181.
THIBAULT, Pierre, greffier : 47, 97.
THOMAS d’Aquin, saint : 70, 162, 275, 279, 280, 445 n. 17.
THOMAS, Pierre, jésuite : 364, 401.
THOREAU, Julien : 115.
TRAJAN : 239.
TRANQUILLE, gardien des capucins de La Rochelle, né d’Osmont : 59, 161, 168, 244-245, 283-285,
299-300, 301, 302, 303, 309, 329, 350, 353, 354, 358, 361, 388, 435 n. 5, 445 n. 20, 446 n. 22,
n. 10, 450 n. 38.
TRINCANT, Louis, procureur du roi : 23, 115, 212, 435 n. 1.
TRINCANT, Philippe (fille de Louis) : 115.
TRUCARDO : 265.
TULP, Nicolaes, médecin : 212.

Uriel : 81.
URIEL, gardien des capucins : 36, 40, 85, 87.
UVIER (Johann WIER), médecin : 261.

VALLANT, médecin : 260-261, 444 n. 26.


VALLÉE, Oscar de : 447 n. 32.
VAN GENNEP, Arnold : 450 n. 40.
VAN HELMONT, Jan Baptist, médecin : 90, 436 n. 10.
VANINI, Giulio Cesare : 249.
VENDÔME, François de, duc de Beaufort : 395-396.
VERDIER, Jan, procureur : 333.
Verrine : 49, 205.
VIARD, J. : 429.
VIATTE, Auguste : 442 n. 28.
VIGNY, Alfred de : 22.
Villeneuve, monsieur de (oncle de Claire de Saint-Jean) : 221.
VILLETTE, P. : 428.
VINCENT de Paul, saint : 360, 439 n. 19.
VITELLESCHI, Muzio, Supérieur général des jésuites : 391.
VOITURE, Vincent de : 390.

WAGNER, Robert-Léon : 436 n. 3.

YVELIN, Pierre, médecin : 224-225, 442 n. 10.

Zabulon : 37, 44, 81, 177.


ZACCHIAS, Paul, médecin : 70, 436 n. 12.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr

© Julliard, 1970 ; Gallimard/Julliard, 1990 ; Gallimard/Julliard, 2005, pour la présente édition. Pour
l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2017. Pour l'édition numérique.

Couverture : D’après gravure Bibliothèque Nationale de France, Paris.


DU MÊME AUTEUR

LE MÉMORIAL DE PIERRE FAVRE, Paris, Desclée de Brouwer, 1960


GUIDE SPIRITUEL DE JEAN-JOSEPH SURIN, Paris, Desclée de Brouwer, 1963
CORRESPONDANCE DE JEAN-JOSEPH SURIN, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque
européenne, 1966
LA PRISE DE PAROLE (1968), repris in La Prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil,
Points, 1994
L’ÉTRANGER OU L’UNION DANS LA DIFFÉRENCE (1969), nouvelle édition, Paris, Seuil,
Points, 2005
L’ABSENT DE L’HISTOIRE, s.l., Mame, 1973
LE CHRISTIANISME ÉCLATÉ (en collaboration avec Jean-Marie Domenach), Paris, Seuil, 1974
LA CULTURE AU PLURIEL (1974), nouvelle édition, Paris, Seuil, Points, 1993
L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE (1975), 3e éd., Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires,
1984 ; Folio Histoire, no 115, 2002
UNE POLITIQUE DE LA LANGUE. LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LES PATOIS :
L’ENQUÊTE DE GRÉGOIRE (en collaboration avec Dominique Julia et Jacques Revel), Paris,
Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1975 ; édition revue et augmentée, Folio Histoire no 117,
2002
L’INVENTION DU QUOTIDIEN, T. I. ARTS DE FAIRE (1980), nouvelle édition, Paris,
Gallimard, Folio Essais no 146, 1990
L’INVENTION DU QUOTIDIEN, T. II. HABITER, CUISINER (1980) (en collaboration avec
Luce Giard et Pierre Mayol), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, Folio Essais
no 238, 1994
LA FABLE MYSTIQUE, XVIe-XVIIe SIÈCLE, T. I (1982), 2e éd., Paris, Gallimard, Tel, 1987
L’ORDINAIRE DE LA COMMUNICATION (en collaboration avec Luce Giard), Paris, Dalloz,
1983
HISTOIRE ET PSYCHANALYSE ENTRE SCIENCE ET FICTION (1987), nouvelle édition
revue et augmentée, Paris, Gallimard, Folio Histoire no 116, 2002
LA FAIBLESSE DE CROIRE (1987), Paris, Seuil, Points, 2003
LE LIEU DE L’AUTRE. HISTOIRE RELIGIEUSE ET MYSTIQUE, Paris, Gallimard-Seuil,
Hautes Études, 2005
Michel de Certeau
La possession de Loudun
Édition revue par Luce Giard

Comment le diable est-il possible ?


En 1632, la ville de Loudun est durement éprouvée par la peste. Les croyants se retirent, s’enterrent
dans leurs petites communautés assiégées par cette épreuve de la colère divine. Parmi elles, les
ursulines.
La possession des sœurs prend alors le relais de la peste : les premières apparitions – fantôme d’un
homme de dos – sont nocturnes, puis elles deviennent diurnes, se précisent, et revêtent la forme
obsédante d’un curé, Urbain Grandier.
L’affaire commence. Loudun, ville ouverte, devient le centre et le théâtre d’un monde : six mille
spectateurs assisteront à la mort de Grandier, sur le bûcher, le 18 août 1634. Entre-temps, les
pouvoirs s’affrontent, les savoirs s’inquiètent, l’âme catholique s’émeut. Le corps social se déchire ;
partout le diable est là, mais il est partout ailleurs : dans le silence des textes, les lacunes du langage.
Michel de Certeau montre, dans ce grand ouvrage, comment guérit une société malade d’elle-même.
Cette édition électronique du livre La possession de Loudun de Michel de Certeau a été réalisée le 07 février 2017 par les Éditions
Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070319138 - Numéro d'édition : 138289).
Code Sodis : N56058 - ISBN : 9782072493492 - Numéro d'édition : 254061

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même
ouvrage.

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