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Frédéric Amiel et

Marie-Laure Guislain
Le néolibéralisme va-t-il mourir ?
(Et comment faire pour que ça aille plus vite)
Fabrication numérique : Le vent se lève...

Conception de la couverture : Valérie Lagarde

Tous droits réservés


© Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières,
Ivry-sur-Seine, 2020
www.editionsatelier.com
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ISBN : 978-2-7082-5449-7
– Après l’ère industrielle chez nous,
y’a eu les grands procès et les
boycotts.
– Les grands procès ?
– Tous les gens qui fabriquaient des
produits nocifs contre la santé des
humains, des animaux et des plantes
ont été jugés coupables de génocide et
de crime contre la planète.
Coline SERREAU, La Belle Verte, 1996.
Sommaire
Introduction
Chapitre 1. La bataille de Seattle
L’offensive libérale
Vers une nouvelle phase de la libéralisation
Aperçu du champ de bataille
Chapitre 2. L’hôtel du libre-échange
La multiplication des accords de libre-échange
Les tentatives de régulation internationale des entreprises
Émergence de la norme privée contre la norme publique
Chapitre 3. Contre-feux
Les campagnes d’image contre les entreprises et les multinationales
Les campagnes du mouvement climat concentrées sur l’action des
gouvernements
Le déploiement d’alternatives au niveau local
Les campagnes s’appuyant sur le contentieux juridique comme levier de
changement
Chapitre 4. Des lois contre l’impunité
L’insuffisance du « droit mou »
La nécessité de lois contraignantes
Chapitre 5. Des moyens au service de la justice
Le besoin de juges spécialisés
Le besoin de juges indépendants
Le besoin de reconnaître la compétence du juge du pays où se trouve le
siège social de la société-mère
Le besoin d’appliquer des peines dissuasives
Le besoin de renforcer l’accès à la justice des victimes
Empêcher les « poursuites-bâillon »
Renforcer une action civile associative de plus en plus restreinte
Vers l’égalité des armes devant la justice ?
Chapitre 6. Un autre monde est encore possible
Faire de la régulation une bataille commune pour rééquilibrer les rapports
de force
Rendre le pouvoir aux citoyen·nes pour réformer le commerce mondial
Le libéralisme nous divise : comment se rassembler ?
Vaincre le libéralisme au cœur même des organisations de la société civile
Conclusion
Bibliographie
Remerciements
Introduction
« Déroute », « coma », « échec total », les qualificatifs ne manquaient pas
dans la presse, au début de ce mois de décembre 1999, pour qualifier
l’annulation du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à
Seattle suite aux manifestations monstres et à la résistance farouche, au sein
même de l’enceinte, de certains pays du Sud. Le quotidien Libération, dans
son édition du 6 décembre, va même jusqu’à parler de « moratoire de la
mondialisation{1} ».
Vingt ans plus tard, alors que l’OMC peine toujours à se remettre des
conséquences de ce sommet et de ses suites, peut-on pour autant considérer
que la mondialisation a fait une pause ? Partout dans le monde, l’ordre
néolibéral continue d’assurer son emprise. Rien n’est venu compenser les
désastres économiques provoqués dans les pays en développement par les
politiques dites d’« ajustement structurel » imposées par le Fonds monétaire
international (FMI) et la Banque mondiale dans les années 1990. Au
contraire, la multiplication des accords de libre-échange continue de
soumettre ces pays aux caprices d’une économie mondiale dérégulée.
Dans tous les domaines, les craintes exprimées par les manifestant·es de
Seattle se confirment, les inégalités explosent : 26 personnes possèdent autant
que la moitié la plus pauvre de l’humanité ; la biodiversité continue à
s’éroder à un rythme effrayant, une espèce sur huit est menacée d’extinction ;
dans l’atmosphère, la concentration de CO2 est passée en vingt ans de 368
parties par millions (ppm) à plus de 415, alors qu’il faudrait raisonnablement
redescendre en dessous des 350 ; les organismes génétiquement modifiés
(OGM) ont définitivement, et sans doute de manière irréversible, envahi des
continents entiers, laissant des milliers d’agriculteurs et d’agricultrices à la
merci des laboratoires détenteurs de brevets et les condamnant à un usage
irraisonné de pesticides ; les hommes continuent de posséder 50 % de
richesses en plus que ce que possède l’ensemble des femmes ; les populations
du monde entier sont soumises depuis vingt ans à un accaparement des terres
sauvages provoqué par l’extension non régulée de l’agriculture industrielle ;
enfin, partout dans le monde, des régimes libéraux continuent de sacrifier à la
sacro-sainte liberté du commerce les structures sociales collectives qui
permettent un usage raisonné des ressources et un accès équitable aux besoins
de base. En France même, le gouvernement d’Emmanuel Macron met en
place depuis 2017 une politique de sape des services publics et de mise en
concurrence généralisée de toutes les composantes de la société que
n’auraient pas reniée une Margaret Thatcher ou un Ronald Reagan.
Dans le même temps, le grand mouvement de convergence des militant·es
qui avait gagné ses lettres de noblesse à Seattle en même temps que le nom
d’« altermondialiste » semble avoir progressivement disparu des radars, après
quelques années d’effervescence au tournant du siècle. Éclaté sur différents
fronts, de la lutte contre le changement climatique à celle contre la
financiarisation, du soutien aux peuples en lutte à la défense des classes
populaires, le mouvement social peine à trouver un nouveau souffle, et cela
fait quelques années que les forums sociaux mondiaux ne font plus les gros
titres de la presse. Pour autant, les composantes de ce mouvement sont
toujours bien présentes et continuent de mener activement campagne pour
défendre un monde plus juste, mobilisant des stratégies innovantes et
ambitieuses qui continuent à contenir, pied à pied, les progrès de l’agenda
libéral. Récemment, de nouvelles avancées ont notamment été obtenues sur le
plan juridique qui permettent d’envisager à plus ou moins brève échéance la
fin de l’historique impunité des multinationales, aujourd’hui soumises à
aucune autre règle que la loi du marché. Si discrètes qu’aient été ces
victoires, elles constituent un renversement de perspective fondamental par
lequel l’économie cesse d’être considérée comme un ensemble de lois
naturelles vouées à échapper à toute régulation sociale.
Alors que la mondialisation libérale s’appuie sur l’idée que c’est
l’économie qui doit organiser les relations entre les individu·es et les groupes
d’individu·es, les avancées juridiques qui visent à faire reconnaître la
responsabilité des acteurs économiques, comme en France la loi sur le devoir
de vigilance adoptée en 2017, rappellent que c’est bien à la société, en tant
que corps politique constitué, qu’il revient de fixer les règles du vivre-
ensemble, et que les acteurs économiques doivent, comme les autres, s’y
soumettre.
Ce livre propose de revenir sur vingt années de bataille entre tenants de la
mondialisation libérale et défenseurs d’une « autre » mondialisation. Il entend
essayer de comprendre quels ont été les mouvements et stratégies des uns et
des autres et, plutôt que de compter les points, d’évaluer la situation actuelle
à l’aune des grandes affaires juridiques qui ont mis en cause des
multinationales au cours des dernières décennies. Faut-il voir dans la capacité
de ces puissances à échapper au bras de la justice un signe de plus de la
victoire du néolibéralisme ? Ou au contraire, alors que sont prononcées les
premières condamnations, sommes-nous sur le point d’assister à une mise au
pas des puissances économiques par la puissance du droit ? C’est-à-dire rien
moins qu’à la mort du néolibéralisme ? Une chose est sûre, la mobilisation de
toutes les forces vives de la société civile est nécessaire pour faire pencher la
balance, ainsi que l’adoption de stratégies rassembleuses et novatrices dont ce
livre propose de premières ébauches.
Chapitre 1
La bataille de Seattle
Le 30 novembre 1999, des milliers de manifestant·es envahissent les rues
de Seattle. Ils et elles sont là pour empêcher la tenue d’une réunion de
l’OMC. En quelques jours, leur détermination, conjuguée aux tensions
internes de l’organisation, conduisent à l’annulation de ce sommet crucial.
Cette victoire marquera une étape importante du mouvement que l’on appelle
alors « antimondialiste » et qui prendra quelques années plus tard le nom plus
positif d’« altermondialiste ».
Mais avant de s’étendre sur les conséquences de cette annulation et son
impact sur les deux décennies qui vont suivre, il faut revenir sur les enjeux
même du sommet de 1999 à Seattle. L’OMC, créée en 1995 dans la
continuité des accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade :
Accord général sur les tarifs et le commerce), a pour ambition d’arbitrer les
conflits entre États concernant les règles du commerce international, et
particulièrement les règles relatives aux tarifs douaniers, dans l’optique de
créer les conditions d’une concurrence supposée équitable entre les États
producteurs. La logique qui préside à ses travaux consiste à libérer les forces
du marché (entreprises et investisseurs) afin de faciliter un jeu commercial
qui doit conduire « naturellement », selon les principes de l’économie
libérale, à un équilibre planétaire qui permette à chacun de faire valoir ses
avantages concurrentiels. Concrètement, il s’agit pour les États membres de
s’accorder sur la suppression des obstacles à un marché « libre », c’est-à-dire
de toutes les règles ou pratiques qui sont réputées créer des déséquilibres
artificiels entre des agents économiques opérant sur un même marché
globalisé. Ces principes théorisés depuis les années 1980 sont connus sous le
nom de « consensus de Washington » et défendus par les principales
institutions financières internationales comme le FMI, la Banque mondiale, le
GATT et, à partir des années 1990, l’OMC.
L’offensive libérale
L’un des épisodes qui illustrent le mieux cette dynamique reste la « guerre
de la banane », dans les années 1990, qui opposa au sein de l’OMC les États-
Unis et les pays d’Amérique latine d’un côté, et l’Union européenne de
l’autre. En 1993, afin de préserver les intérêts des entreprises européennes
impliquées dans le commerce de la banane (principalement entre les
anciennes colonies européennes d’Afrique et des Antilles et l’Europe),
l’Union européenne adopte des règles spécifiques pour son importation. Il
s’agit essentiellement de baisser les taxes à l’importation des bananes en
provenance d’Afrique et des Antilles et d’accorder une préférence sous forme
de quotas aux bananes importées par des entreprises européennes. Les
entreprises états-uniennes qui produisent leurs bananes essentiellement en
Amérique latine sont, elles, soumises à des droits de douane normaux et
doivent céder le pas aux importateurs auxquels on a accordé des quotas
d’importation.
Considérant que ces règles tarifaires sont contraires aux principes d’une
libre concurrence, les États-Unis contestent la légitimité des règles
européennes. Mais plutôt que de porter plainte directement, ils choisissent de
soutenir une plainte déposée par les principaux pays producteurs d’Amérique
latine contre l’Union européenne dans le cadre des accords du GATT, devenu
l’OMC en 1995. L’Organe de règlement des conflits de l’OMC donnera
raison aux États-Unis et mettra l’Union européenne en demeure de conformer
sa réglementation douanière aux principes de l’OMC. Il faudra encore des
années de négociations pour que les parties s’estiment satisfaites du
compromis trouvé, qui consistera principalement à supprimer les quotas
préférentiels accordés aux importateurs européens.
Au fond, ce qui se joue dans cette guerre de la banane, ce n’est pas tant une
question de principes qu’une question d’accès au marché. Ce que recherchent
les États-Unis, c’est bien l’accès au marché européen pour leurs compagnies
qui commercialisent de la banane, et en retour ce que souhaitent les
Européens, c’est protéger les parts de marché de leurs propres compagnies.
Ce conflit illustre le passage d’une organisation compartimentée du marché,
avec des flux historiques de denrées agricoles d’une part entre l’Amérique
latine, les États Unis et le Canada, et d’autre part entre l’Afrique et l’Union
européenne, à un marché unique globalisé. Désormais, les acteurs de chacun
de ces marchés entendent investir l’ensemble du marché global et entrent
donc en concurrence les uns avec les autres. Or ce qui inquiète les Européens,
c’est que les exportateurs de banane états-uniens bénéficient du dynamisme
du dollar par rapport à leurs propres monnaies, et qu’en conséquence ces
« bananes dollar » se retrouvent substantiellement plus concurrentielles que
les fruits d’origine ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). De plus, les trois
grandes compagnies qui dominent le marché nord-américain ont atteint une
taille telle qu’elles réalisent des économies d’échelles importantes par rapport
aux exportateurs européens dont la taille reste modeste en comparaison.
Cet exemple est typique des contradictions inhérentes à la mission que
s’est fixée l’OMC. En prétendant arbitrer entre les États au nom de la
concurrence, et en demandant à l’Union européenne d’abaisser les
« barrières » tarifaires imposées aux bananes latino-américaines, l’institution
néglige la réalité d’autres inégalités de marché créées par d’autres
mécanismes financiers, en l’occurrence le cours des changes de la monnaie.
Mais elle ignore aussi que la concurrence pure et parfaite n’existe pas, et que
la diversité de taille des acteurs est déjà un facteur d’inégalités face
au marché. Plus encore, elle oublie que le marché n’est pas qu’affaire de
chiffres. Il est aussi affaire de pouvoir, de lutte pour l’hégémonie, de rapports
humains et politiques qui, le plus souvent, échappent aux lois mathématiques.
La construction même des deux marchés Sud-Nord – de l’Amérique du Sud à
celle du Nord et de l’Afrique à l’Europe – est l’héritage d’une histoire
géopolitique complexe. Une histoire de colonisation et de pillage, une
histoire d’influences occultes et de coups de force. L’avantage compétitif de
la banane sud-américaine sous capital américain s’est constitué au prix d’une
politique d’interventionnisme extrême de la part des États-Unis dans les États
producteurs. Dès le début et tout au long du XIXe siècle, le gouvernement
états-unien, main dans la main avec les entreprises nationales, a modelé à son
avantage le contexte des pays de production, n’hésitant pas à remplacer un
gouvernement par un autre comme au Panama, voire à occuper militairement
un État comme en Haïti pour y faciliter, entre autres, l’installation de
compagnies fruitières ou sucrières états-uniennes.
Dans les années 1870, un petit pays d’Amérique centrale, indépendant de
l’Espagne depuis 1821, voit se développer de manière significative son
économie grâce à l’exportation de bananes depuis sa côte nord. Le
gouvernement du Honduras passe un accord avec les principales entreprises
exportatrices, dont la compagnie états-unienne United Fruit Company : en
échange de vastes concessions de terres pour développer leurs plantations,
celles-ci s’engagent à développer le nord du pays, économiquement, mais
également en termes d’infrastructure. Au cours des décennies qui suivent, ces
compagnies vont effectivement développer des villes, des routes, des
infrastructures portuaires, et en 1888 une ligne ferroviaire de la côte à la
future capitale : Tegucigalpa. Mais l’ensemble de ces développements se font
sur les terres privées concédées aux compagnies, et donc en dehors des règles
fixées par l’État : police, lignes ferroviaires et routes privées. Ce sont les
règles de la compagnie qui s’appliquent partout, y compris, bien sûr, à
l’ensemble des activités économiques annexes : commerce, logement,
éducation... Des milliers de travailleurs et de travailleuses affluent vers le
nord pour s’installer dans cet « État dans l’État » où, bien sûr, toute activité
est exemptée de taxes...
Pour protéger les intérêts de ces compagnies et maintenir en place des
gouvernements favorables aux accords passés, les États-Unis n’hésiteront pas
à intervenir militairement au Honduras pas moins de sept fois en vingt-trois
ans{2} ! L’étrange situation de ce pays inspire à l’écrivain américain O. Henry
une formule qui connaît un succès fulgurant et durable, celle de « république
bananière{3} ».
C’est dans ce contexte de domination économique, politique et militaire
d’une poignée d’États que l’OMC prétend mettre en place les règles d’une
concurrence idéalisée. Il n’est bien entendu pas question de se pencher sur
la complexité des relations de pouvoir dans un contexte post-colonial, la
mission de l’OMC consiste essentiellement à lever les « barrières » qui
entravent le commerce. Jusqu’à la fin des années 1990, elle va se concentrer
sur les barrières tarifaires, c’est-à-dire essentiellement les droits de douane.
L’idée est que les règles en matière de droits de douane qui s’appliquent aux
frontières d’un pays ne favorisent pas les produits en provenance de certains
pays par rapport à d’autres. L’exemple de la banane, encore une fois, illustre
parfaitement la situation.
Vers une nouvelle phase de la libéralisation
La réunion qui s’ouvre à Seattle le 30 novembre 1999 a pour but de passer
à une deuxième phase de l’offensive libérale de l’OMC. Il s’agit désormais
de s’attaquer aux barrières dites « non tarifaires » qui continuent d’entraver le
marché. Ces barrières sont de différents ordres. Il peut s’agir de normes de
sécurité, ou de normes environnementales. On pense par exemple aux normes
sanitaires dans le secteur de l’élevage, ou aux restrictions de
commercialisation des OGM. Comme l’Europe a ses propres normes, il
pourrait sembler logique que des producteurs de bœuf états-uniens qui
souhaitent vendre sur le marché européen se plient aux normes européennes
de production. Mais ce type de disposition est jugé contraire aux règles de la
concurrence puisqu’il ferme le marché européen aux États qui appliquent des
règles moins strictes. Mais il peut aussi s’agir de règles régissant
l’établissement d’entreprises étrangères sur certains territoires ou de
dispositions réservant certains secteurs du marché à des entreprises publiques
ou nationales. Par ailleurs, les négociations qui s’ouvrent doivent également
concerner l’application des règles dites de libre concurrence au secteur des
services, la notion de service incluant les secteurs de l’éducation, de la santé,
de la culture ou encore de la distribution d’eau et d’énergie.
On comprend que ces intentions inquiètent. En effet, leur conséquence
directe est l’abaissement des règles environnementales et sanitaires,
l’ouverture à la concurrence de tous les secteurs, mais aussi la reconnaissance
de pratiques fortement critiquées comme le brevetage des molécules
naturelles par des compagnies privées. Pour toutes ces raisons, le sommet de
Seattle cristallise l’ensemble des craintes liées à la « mondialisation », et
notamment la crainte qu’elle entraîne un nivellement « par le bas » des règles
qui régissent non seulement l’économie, mais l’organisation tout entière des
sociétés. En ne considérant par exemple les règles environnementales que
comme un obstacle au commerce, les partisans de la libéralisation proposent
un modèle dans lequel le respect de l’environnement devient une simple
mesure d’ajustement qui permet de rendre un système économique plus ou
moins compétitif par rapport aux autres. Dans un tel système, que reste-t-il
pour protéger l’environnement contre la prédation des appétits économiques ?
Le sommet va donc concentrer les critiques de toutes celles et tous ceux
que préoccupe l’état du monde à la fin du XXe siècle. Plus de
1 600 organisations se sont donné rendez-vous à Seattle, et 60 000 personnes
sont attendues pour la manifestation principale. Parmi les opposant·es, on
trouve, pêle-mêle, des militant·es écologistes, des associations de défense des
peuples autochtones, des opposant·es au capitalisme, des organisations
« tiers-mondistes » et des opposant·es aux politiques libérales qui se
déploient depuis vingt ans aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France,
entre autres.
L’inquiétude est telle, et la conviction que rien de bon ne peut sortir de ce
sommet si bien établie, que les mouvements d’opposition se sont fixés un
objectif simple et unique : empêcher la tenue du sommet. Il ne s’agit pas
d’obtenir des modifications substantielles ou marginales des accords
négociés, comme c’est le cas encore aujourd’hui lors des mobilisations autour
des sommets climatiques ou financiers, mais tout simplement d’empêcher
l’ouverture d’un nouveau cycle de négociations sur l’abaissement des
barrières non tarifaires. Ce n’est pas le contenu, ou l’organisation des
négociations qui est en cause. C’est le principe même de la discussion qui est
contesté à travers le mot d’ordre du contre-sommet : « No new Round : Turn
Around » (Pas de nouveau cycle : faites demi-tour). D’où le nom
d’« antimondialiste » qui sera accolé au mouvement, pour signifier que c’est
la mondialisation de l’économie par l’intégration des marchés régionaux dans
un marché mondial unique qui est (ou serait) contestée par les manifestant·es.
Pourtant, ce que demandent ces organisations et individu·es, ce n’est pas
tant de renoncer à la mondialisation que de lui fixer des bornes qui soient
supportables pour les peuples et pour l’environnement. Ce qu’ils et elles
réclament, c’est le maintien de règles minimum en matière sociale et
environnementale afin d’éviter que le principe de la concurrence n’entraîne
les États dans une « course vers le bas » en matière réglementaire qui
conduirait à la destruction des protections sociales et à la prédation des
ressources environnementales. Pour ces raisons, le mouvement choisira de se
baptiser lui-même « altermondialiste » plutôt qu’antimondialiste, choisissant
ainsi un nom plus conforme à son slogan principal : « Un autre monde est
possible ».
Mais pour fonder ce nouveau monde, les composantes du mouvement
altermondialiste jugent que l’OMC n’est pas adaptée, que sa mission
entièrement dévolue à l’organisation du marché ne lui permet pas
d’embrasser la complexité de la situation, et qu’en substance, sa mission
principale étant d’étendre la libéralisation, on ne peut rien en attendre d’autre.
Les mouvements citoyens ne sont pas les seuls à redouter l’ouverture de ce
nouveau cycle de négociations. Au sein même de l’OMC, la grogne monte.
Les pays en développement ne sont pas dupes du discours sur la libre
concurrence. Le sommet de Seattle a été préparé par les États-Unis, le Japon
et l’Union européenne, et les propositions qui sont sur la table de négociation
ne sont pas du goût de tout le monde. Parmi celles qui cristallisent les
oppositions, on trouve les dispositions relatives à la propriété intellectuelle.
La situation est la suivante : sous couvert d’accompagner le développement
de pays peu industrialisés, les puissances occidentales opèrent des transferts
de technologie en accompagnant le déploiement de procédés industriels dans
des domaines comme la production agricole, la transformation de matière
première ou la production d’énergie. Mais auparavant, ils ont pris soin de
faire breveter ces procédés, et le déploiement de ces technologies dans les
pays en développement s’accompagne donc du paiement de redevances de la
part de ces derniers pendant des décennies, ce qui contribue à alourdir leur
dette économique alors qu’ils se sont endettés auprès des mêmes puissances
occidentales pour financer leur développement économique. Le plus souvent,
ce sont également des entreprises occidentales qui bâtissent et font
fonctionner les centres industriels, bénéficiant pour cela de colossales
exemptions de taxes, ce qui contribue encore plus à capter la valeur
économique produite au profit des économies du Nord. Le racket est donc
complet.
Un certain nombre de pays dits du Sud souhaitent donc remettre en cause
le contenu des négociations, mais également la forme même de ces
négociations, et notamment le fait que le contenu, l’agenda et la conduite des
débats ont été entièrement préparés d’avance par les pays les plus
industrialisés.
Aperçu du champ de bataille
Lorsque s’ouvre le sommet le 30 novembre, les partisans de la
libéralisation, au premier rang desquels les États-Unis, pays organisateur qui
préside le sommet, doivent donc faire face à deux oppositions : l’une,
externe, dans les rues de Seattle, qui s’est donnée pour objectif l’annulation
du sommet, et l’autre, interne, qui souhaite qu’en amont des négociations
soient débattues les modalités même de ces négociations.
Le choix de la ville de Seattle est hautement symbolique. Siège de deux
géants industriels états-uniens, Boeing et Microsoft, la ville offre un cadre
idéal pour la rencontre des États parties à l’OMC et des principales
puissances financières et industrielles. Le sommet est d’ailleurs en grande
partie financé par le secteur privé, selon une pratique courante pour ce type
d’événements. En échange de leur participation à l’organisation du sommet,
les entreprises multinationales s’offrent un « ticket d’entrée » qui leur permet
de rencontrer les délégations nationales venues siéger à la conférence.
L’occasion d’entamer ou de finaliser des négociations commerciales avec les
pays en question, mais aussi de pratiquer un lobbying direct auprès des
gouvernements dans le cadre des négociations en cours.
Dès le premier jour, alors que doit se tenir la cérémonie officielle
d’ouverture du sommet, les militant·es envahissent les rues. Certain·es
bloquent les hôtels pour empêcher les délégations de se rendre au centre de
conférence, d’autres manifestent devant le centre lui-même. Partout dans la
ville surgissent des affrontements avec les forces de l’ordre, des slogans, des
« sit-in »... Les rues s’emplissent de gaz lacrymogène, les hélicoptères
tournent au-dessus du centre-ville, les sirènes résonnent un peu partout... La
bataille de Seattle a commencé.
La confusion est telle, l’accès au centre de conférence tellement perturbé
par les manifestants, que l’organisation est contrainte d’annuler purement et
simplement la cérémonie d’ouverture. Le sommet s’annonce agité. Déjà
critiquée au sein de l’OMC, la présidence états-unienne, en marquant un
premier recul face aux contestations externes, apparaît affaiblie en interne
lorsque débutent le lendemain les négociations à proprement parler.
Tout au long des jours qui suivent, la contestation dans les rues de Seattle
ne faiblit pas. La coalition des mouvements citoyens multiplie les
interventions dans un affrontement avec la puissance publique qui fera date,
non seulement par l’ampleur de la contestation, mais aussi par la
médiatisation de la violente répression policière. Face aux manifestant·es,
dont certaine·s n’hésitent pas à s’en prendre directement aux symboles du
capitalisme et du libéralisme comme les banques ou les enseignes
commerciales, les autorités déploient des dispositifs antiémeutes contestés :
canons à eau, grenades lacrymogènes et de désencerclement, armes sonores
destinées à assourdir et disperser les foules... La contestation et les formes de
sa répression deviennent un sujet d’actualité, au même titre que la conférence
elle-même. La panique des autorités et leur incapacité à répondre à la
contestation citoyenne autrement que par une violence débridée se révèlent au
grand jour, et deviendront une constante pendant les années qui suivront,
jusqu’au drame de Gènes trois ans plus tard, lorsque Carlo Giuliani, un
militant italien de vingt-trois ans, est abattu par les carabiniers.
À l’intérieur du centre de conférence, la situation n’est guère plus brillante
pour les organisateurs. Dès le début des discussions, la présidence se heurte
au refus farouche de certains pays d’adopter l’ordre du jour proposé. Les pays
les moins industrialisés, inquiets de se voir imposer des règles commerciales
défavorables, et échauffés par le déséquilibre de pouvoir flagrant entre pays
du Nord et pays du Sud, contestent la présidence états-unienne et réclament
l’ouverture d’un débat sur la question. En effet, c’est toute la question du
fonctionnement de la démocratie internationale qui se joue à Seattle. En
théorie, les institutions comme l’OMC fonctionnent selon un principe
extrêmement simple : un pays = une voix. Mais dans la réalité, l’assemblée
générale des 142 États membres n’a qu’un pouvoir limité dans la négociation.
La plupart des discussions ont lieu en dehors de la salle plénière. Outre le fait
que les États nord-américains et européens (ainsi que le Japon) ont décidé
d’avance de l’ordre du jour et des principales propositions qui seront
débattues à Seattle, ils disposent sur place d’une armée de conseiller·ères et
de diplomates qui leur permet de se démultiplier dans des réunions parallèles
pour négocier avec les différents États membres au mieux de leurs intérêts.
Face à eux, la grande majorité des pays ne dispose que de délégations
réduites à quelques personnes, ministres et conseiller·ères.
Mais le déséquilibre démocratique réside plus encore dans la réalité des
rapports de force et de pouvoir. Il faut considérer que les négociations en
cours interviennent dans un contexte où le monde est divisé entre pays
producteurs de matière première (produits agricoles, minéraux...) et pays
transformateurs, autrement dits « industrialisés ». Dans ce contexte, les pays
producteurs restent fortement dépendants des importations des principaux
pays de transformation. Dans le cadre des négociations parallèles à
l’assemblée plénière, cette dépendance pèse fortement sur les pays les plus
pauvres de la planète. D’autant plus que l’omniprésence des sponsors privés
de la conférence leur fait sentir à quel point chacun d’entre eux pèse
probablement moins sur l’issue de la conférence qu’une entreprise comme
Microsoft ou General Motors.
Or l’enjeu est capital pour ces pays. Certaines des dispositions qui doivent
être débattues pourront avoir des conséquences dramatiques pour leur
économie. En particulier les dispositions sur la propriété intellectuelle qui,
nous l’avons vu, risquent de les obliger à verser des redevances à des
entreprises occidentales pour l’exploitation de leurs propres ressources
naturelles.
Dans ces conditions, leur seule option est de faire bloc contre les intérêts
occidentaux en opposant à leur pouvoir économique le pouvoir de la
majorité. Mais une telle alliance se fait nécessairement au détriment de la
complexité des revendications. C’est donc sur le rejet des modalités de débat
que se fera l’alliance plutôt que sur le fond des principes économiques
discutés. Ce qui se joue ici, c’est le refus du mépris dont les pays les moins
riches de la planète se sentent l’objet de la part des pays occidentaux. C’est
le refus d’un diktat économique de la part de la poignée de pays qui va
nécessairement le plus profiter des mesures libérales, et la revendication d’un
débat plus sain et moins parasité par les intérêts économiques.
En substance, les pays du Sud réclament de nouvelles règles de débat qui
permettent de rétablir un équilibre entre les pléthoriques négociations des
pays nord-américains et européens et leurs propres délégations souvent
réduites et dépendantes d’expertises extérieures, au premier rang desquelles
des cabinets de conseil payés par des entreprises privées ou des pays
industrialisés.
Face à la paralysie des débats et à la couverture désastreuse du sommet, le
président Bill Clinton décide de demander la clôture anticipée du sommet. Le
3 décembre, la conférence de Seattle s’achève sans qu’aient pu réellement
commencer les débats en vue de l’ouverture d’un nouveau cycle de
libéralisation. C’est une victoire immense pour le camp des altermondialistes.
Finalement, cette annulation aura été la conjonction d’une mobilisation sans
précédent de la société civile et d’une divergence de vue importante entre les
États membres de l’OMC. Cette convergence entre les représentant·es des
États les moins industrialisés et les mouvements citoyens luttant contre
l’exploitation des peuples et de la nature est, d’une certaine manière, la
confirmation d’un discours antimondialiste qui dénonce la spoliation des
ressources planétaires et l’exploitation des peuples par une minorité d’États
industrialisés, et surtout par la portion la plus riche des habitants de ces États.
L’annulation de la conférence de Seattle est donc, à ce titre, non seulement
une victoire contre une institution internationale symbole de l’ordre et du
projet néolibéraux, mais aussi l’émergence d’une vaste dynamique
d’opposition à ce projet qui ouvre la perspective d’une autre forme de
mondialisation, plus juste, plus démocratique et plus écologique. Une autre
mondialisation, un altermondialisme.
Bien sûr, le rejet du projet de Seattle ne constitue pas en soi un projet
alternatif, tant s’en faut. L’alliance des pays du Sud est précaire et cache des
divergences de fond. À l’exception de l’Équateur et, dans une certaine
mesure, du Brésil de Lula, peu nombreux sont les États qui reprendront à leur
compte au début des années 2000 le discours altermondialiste. Mais la
coalition est suffisamment forte pour continuer de mettre en échec le projet
de l’OMC. Deux ans plus tard, à Doha, l’institution tentera à nouveau de
lancer un cycle de négociations. Les discussions s’enliseront pendant des
années avant d’être définitivement abandonnées en 2006, marquant l’échec
du cycle dit de Doha. À l’heure actuelle, vingt ans après Seattle, l’OMC reste
paralysée, et incapable de faire progresser son agenda. Ce qui ne veut pas dire
pour autant que le libéralisme n’a pas trouvé, nous le verrons, d’autres voies
pour se déployer.
De leur côté, les mouvements citoyens ont été véritablement dopés par le
sommet de Seattle. Dans les années qui ont suivi, les contre-sommets se sont
multipliés : à Gênes, à Évian... Comme l’écrivent Maude Barlow et Tony
Clarke, deux activistes canadiens connus pour leur combat contre la
privatisation des ressources en eau : « Depuis Seattle, le monde de la
politique internationale est prévenu : où que vous teniez vos réunions, le
mouvement antimondialisation sera là{4}. »
Mais la force du mouvement va être confrontée à l’effacement progressif
de son principal ennemi : l’OMC. En effet, les puissances libérales désertent
l’institution pour investir leur énergie dans d’autres mécanismes de
libéralisation qui tirent les leçons des erreurs de Seattle et de l’OMC : la
concentration des enjeux au sein d’un espace physique et institutionnel
susceptible de cristalliser les oppositions, et la lourdeur des processus
démocratiques des organisations internationales.
Chapitre 2
L’hôtel du libre-échange
Il est difficile de savoir si, en réalité, la stratégie libérale dans les années
2000 a résulté d’une adaptation à l’échec des négociations à l’OMC, et donc
de l’impossibilité d’instaurer un ordre libéral dans le cadre du
multilatéralisme, ou si, au contraire, cet échec est à mettre au compte d’une
volonté délibérée de s’affranchir des lourdeurs d’une négociation impliquant
l’ensemble des États pour se tourner vers la conclusion d’accords bilatéraux
plus souples et moins coûteux. Quoi qu’il en soit, on peut en retenir pour la
suite que la mise en œuvre d’un ordre néolibéral et sa traduction dans des
textes réglementaires s’accordent mal avec l’exercice démocratique à
l’échelle internationale.
Il est intéressant de noter que la multiplication des accords bilatéraux
précède de quelques années la séquence 1999-2003 qui marque l’échec des
négociations multilatérales. Mais avant d’y venir, un mot de ces accords et de
ce qu’ils représentent.
La multiplication des accords de libre-échange
Les accords de libre-échange (ALE) représentent une part importante de la
dynamique de libéralisation du commerce international. En effet, comme leur
nom l’indique, ils visent à « libérer » le marché, en s’assurant notamment que
rien ne vient entraver la libre concurrence. Ces accords peuvent être
régionaux – le marché unique européen par exemple, l’Accord de libre-
échange nord-américain (ALENA) qui regroupe les États d’Amérique du
Nord, ou encore le Mercosur qui regroupe les États d’Amérique du Sud – ou
bilatéraux quand ils engagent deux parties l’une envers l’autre (ces deux
parties pouvant elles-mêmes résulter d’accords régionaux, comme dans le cas
de l’accord Union européenne-Mercosur). Ils s’opposent aux accords dits
multilatéraux, signés généralement dans le cadre de l’Organisation des
Nations unies (ONU) et qui engagent l’ensemble, ou une grande partie des
États de la planète. On imagine aisément combien la multiplication des ALE
entraîne une superposition très complexe d’accords au niveau international :
accords régionaux, accords entre États, accords entre accords régionaux... La
géographie du marché qui se dessine a la prétention de viser une
libéralisation globale du marché, mais crée en réalité un système quasiment
illisible d’accords qui s’entremêlent et s’imbriquent les uns dans les autres.
Le système des ALE ne s’arrête d’ailleurs pas aux accords internationaux.
Il est également constitué d’une multitude de traités bilatéraux
d’investissement (TBI) qui, moins médiatiques, participent tout autant à la
structuration du libre marché à l’échelle globale. On compte aujourd’hui plus
de 3 200 ALE, la plupart sous forme de TBI{5}.
Il est notable que les premiers traités d’investissement datent précisément
de la fin des années 1950, pleine période de décolonisation. Face à
l’émergence de « nouveaux » États indépendants, dans un contexte
d’incertitude pour les investisseurs européens présents dans les anciennes
colonies, ces traités ont pour premier objet de faciliter les investissements et
de les protéger des soubresauts politiques caractéristiques de la période.
En 1956, le président égyptien Gamal Abdel Nasser prend une décision qui
va durablement ébranler le monde de la finance internationale, et marquer les
relations entre investisseurs et pays décolonisés du sceau de la défiance et de
la suspicion pour les décennies à venir. Quoique l’Égypte ait obtenu son
indépendance en 1922, le canal de Suez, percé entre 1859 et 1869, appartient
à une compagnie détenue en partie par le Royaume-Uni et en partie par des
actionnaires français. En 1956, pour financer des travaux importants et en
l’absence de soutien des pays du Nord, le Président Nasser décide
unilatéralement de la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez et
exproprie purement et simplement les investisseurs étrangers. Cette
nationalisation est une catastrophe pour les détenteurs européens des actions
du canal, et prive la France et le Royaume-Uni de leur influence directe sur la
zone.
Par les protocoles secrets de Sèvres, les deux pays s’accordent le
29 octobre 1956 avec Israël qui occupe alors militairement le Sinaï et les
abords du canal. En réponse, l’Égypte mobilise ses troupes. La France et le
Royaume-Uni prennent prétexte de l’escalade militaire pour occuper
militairement la zone du canal, au motif fallacieux d’éviter le conflit. La
situation est débattue au sein des Nations unies, et celles-ci finissent par
intimer aux puissances européennes de se retirer de la zone, où elles seront
remplacées par une force internationale sous l’égide de l’ONU. Ce seront les
premiers Casques bleus...
C’est dans ce contexte tendu, où se mêlent intérêts financiers privés, luttes
d’influence géopolitiques et diplomatie secrète que se déploient les premiers
traités d’investissement. Ceux-ci visent en particulier à limiter la capacité de
régulation des États pour garantir la pérennité des investissements étrangers
dans les anciennes colonies et éviter de nouvelles crises semblables à celle du
canal de Suez. À ce titre, les ALE ne participent donc pas seulement d’une
logique libérale, mais aussi d’une politique néocoloniale qui doit permettre à
la domination économique des pays du Nord de survivre à la disparition de
leur domination politique et militaire dans les anciennes colonies. C’est
précisément dans le but d’empêcher les États de prendre des décisions
contraires aux intérêts des investisseurs que ces traités vont établir des
mécanismes de résolution des conflits qui s’affranchissent des droits
nationaux et du droit international et qui vont permettre aux investisseurs de
contester toute mesure politique ou juridique susceptible de nuire à leurs
intérêts.
Le rapport mondial sur les investissements de l’ONU pour le commerce et
le développement de 2019 permet de prendre conscience de la dynamique de
signature de ces accords. On y constate que les signatures ont fortement
augmenté dès le milieu des années 1990, comme pour anticiper les difficultés
à trouver un accord multilatéral pour la libéralisation du commerce. De moins
de 100 ALE par an signés avant 1990, on passe à plus de 200 à partir
de 1994, avant de redescendre progressivement en dessous de 150 à partir de
2002. Ainsi, le pic d’activité dans les signatures d’accords bilatéraux a en
réalité précédé l’échec des négociations multilatérales au sein de l’OMC. À
tel point qu’il est pertinent de se demander dans quelle mesure ces accords,
plutôt que de constituer un pis-aller, une solution de repli face à la paralysie
des négociations multilatérales, ne constituent pas en réalité une des causes
sous-jacentes de l’échec de ces négociations ? À quoi bon en effet négocier
un accord collectif à l’échelle mondiale quand se tisse depuis des années un
réseau obscur d’accords et de traités qui règle déjà en bonne partie la marche
des affaires commerciales et économiques du monde, et dont les règles se
révèlent souvent plus contraignantes encore que celles de l’OMC ?
Cette stratégie, portée notamment par l’Union européenne et les États-
Unis, a l’avantage de contourner les négociations multilatérales, bloquées à
l’OMC depuis 2003, mais aussi de négocier avec un rapport de force
beaucoup plus favorable en multipliant les discussions entre les poids lourds
économiques et les pays en développement, pris un par un ou par petits
groupes régionaux. Ainsi, les ALE ont permis d’obtenir de la part des pays
du Sud des concessions sur certains aspects, de la propriété intellectuelle
notamment, qui représentaient une ligne rouge infranchissable lors des
discussions à l’OMC.
Mais la mise en œuvre progressive de l’ordre néolibéral à travers les traités
de libre-échange ne s’est pas faite sans résistance. Dès les années 1970, la
question de la régulation des activités des entreprises et du contrôle des
investissements internationaux dans le cadre de la mondialisation se pose.
Aux Nations unies, la nécessité d’établir des règles communes, non
seulement pour protéger les investisseurs, mais aussi pour protéger les États
dans lesquels s’effectuent ces investissements, est âprement débattue.
Les tentatives de régulation internationale des entreprises
En 1974, l’Assemblée générale des Nations unies adopte rien moins qu’un
« Programme d’action pour l’instauration d’un nouvel ordre économique
international ». Sous cette appellation équivoque se cache la volonté louable
d’imposer un principe de libre gestion par les États de leurs ressources
naturelles et de leurs activités économiques en leur donnant les moyens de
contrôler l’activité des entreprises, y compris étrangères, présentes sur leur
territoire, tout en établissant un code de conduite général applicable auxdites
entreprises concernant l’impact de leurs activités.
Faute d’accord sur la portée juridique de telles obligations, le code de
conduite ne sera jamais adopté, et l’ensemble du programme est abandonné
au début des années 1990. Cette nouvelle décennie va elle aussi marquer un
tournant. En 1992, lors du Sommet de la Terre de Rio, est reconnue la
participation importante que l’on attend des entreprises dans le
développement économique et social des pays. Dès lors, il ne s’agit plus de
contrôler et de réguler l’activité de ces entreprises, mais bien plutôt de
faciliter le déploiement de leurs activités en vue d’améliorer leur contribution
au bien-être général.
On n’attend plus des entreprises qu’elles se conforment à un code de
conduite, mais on les encourage à adopter des politiques responsables, on leur
demande de rendre compte régulièrement de leurs démarches volontaires, on
les place, en somme, en position de décider par elles-mêmes de la façon dont
elles doivent agir pour limiter leur impact sur les populations et sur
l’environnement. Et tout cela sans imposer la moindre contrainte. C’est la
naissance de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). En 1995, 200
entreprises transnationales créent le World Business Council for Sustainable
Development, en gage de bonne volonté, et en 2000 est lancé par les Nations
unies le Pacte mondial, qui vise à inciter les entreprises (toujours sans
contraintes, et sans risque de poursuites) à respecter un ensemble de principes
volontaires.
En parallèle de cet abandon progressif de la volonté régulatrice des Nations
unies, d’autres débats tout aussi importants ont lieu dans l’enceinte de
l’OMC. Il s’agit du règlement des premiers litiges entre États concernant la
possibilité d’imposer des restrictions environnementales et sociales à la
liberté du commerce. L’article XX de l’accord du GATT fondateur de l’OMC
prévoit bien de telles restrictions, à condition qu’elles ne constituent pas des
« restrictions déguisées » et qu’elles ne s’appliquent pas de manière
« arbitraire ou discriminatoire » entre les pays. Toutefois, les jurys du GATT,
puis les tribunaux de l’OMC, ont généralement proposé une interprétation
très restrictive de cet article et se sont donc opposés presque
systématiquement à toute décision d’un État souhaitant imposer des
restrictions au commerce international{6}. De même, l’OMC a écarté dès 1996
toute possibilité de sanctionner un État ne respectant pas le droit international
du travail{7}.
Une des jurisprudences importantes de l’OMC en la matière concerne une
réglementation états-unienne sur la protection des tortues marines. La loi des
États-Unis disposait que seuls les pays ayant obtenu un « agrément »
pouvaient exporter des crevettes vers leur territoire. Cet agrément
administratif était délivré aux pays producteurs en fonction de la conformité
de leurs mesures de protection des tortues marines avec les normes en
vigueur aux États-Unis. En 1998, un premier jury d’arbitrage a considéré
cette disposition comme non conforme aux accords du GATT. Le jury a
rappelé qu’on ne peut restreindre l’accès à un marché en raison de politiques
environnementales, et est même allé plus loin en affirmant que de telles
dispositions peuvent, « par nature, mettre en péril le système multilatéral de
commerce ».
Les États-Unis ayant fait appel de cette décision, un second tribunal a fini
par reconnaître que, « sur le fond », les États-Unis ont le droit d’imposer des
restrictions au commerce en vue de protéger l’environnement, mais que, « sur
la forme », la législation adoptée est discriminatoire et arbitraire, puisque tous
les pays ne sont pas traités équitablement dans la procédure d’obtention de
l’agrément. Cette décision montre bien que ce n’est pas tant le caractère
environnemental des mesures (en dépit de la décision du premier tribunal) qui
invalide la loi états-unienne que le non-respect des principes de la libre
concurrence. Elle illustre parfaitement la façon dont les décisions de l’OMC
sont finalement toujours rendues en vertu d’une prééminence de l’objectif de
la liberté du commerce sur toute autre considération. D’une manière générale,
le caractère inexpugnable de la « liberté du commerce » et de son corollaire,
la « liberté d’entreprendre », fonde la domination juridique et normative du
libéralisme en s’opposant, presque toujours avec succès, aux tentatives de
régulation sociale et environnementale.
La décennie 1990 a ainsi consacré l’abandon des velléités de régulation
internationale des activités commerciales et industrielles, au profit d’une
vision plus « souple » dans laquelle les entreprises sont invitées à
s’autoréguler, à fixer elles-mêmes leurs objectifs et les moyens de leur
contrôle. En somme, avec la RSE, ce ne sont plus les États qui sont source de
la norme mais les acteurs privés, qui à la fois l’écrivent, l’appliquent et la
contrôlent.
Émergence de la norme privée contre la norme publique
Cette translation qui s’opère de la norme publique à la norme privée a été
analysée par les géographes états-uniens Jamie Peck et Adam Tickell{8}, non
comme une mutation du libéralisme, mais comme une nouvelle étape dans un
projet néolibéral qui continue de poursuivre les mêmes objectifs. Plus
précisément, ils proposent une lecture historique de la fin du XXe et du début
du XXIe siècles dans laquelle ils distinguent deux phases successives.
La première phase, qui s’étend principalement des années 1970 à la fin des
années 1990, est caractérisée par la destruction de la plupart des institutions
caractéristiques de l’État social et de la gestion publique du bien commun :
services publics, assurances maladie, aides sociales, mais aussi syndicats,
systèmes coopératifs, logement social... La destruction de ces institutions est
particulièrement violente dans les « laboratoires » du néolibéralisme que sont
les États-Unis de Ronald Reagan et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher et
de Tony Blair. Les géographes nomment cette première phase « roll back
liberalism », qu’on peut traduire (imparfaitement) par « libéralisme du retour
en arrière ». Comprendre un retour sur les acquis sociaux de la période post-
Seconde Guerre mondiale.
À cette première phase succède une seconde phase plus pernicieuse au
cours de laquelle les architectes de l’ordre néolibéral s’attachent à remplacer
petit à petit la gouvernance « sociale » par une forme de gouvernance
« libérale » qui rebat fondamentalement les cartes du pouvoir en installant
l’idée que le bien commun n’est plus seulement l’affaire du pouvoir public,
mais de l’ensemble des acteurs de la « société civile », à commencer par les
entreprises. Ce faisant, se parant des plumes de la vertu, les entreprises
participent à la mise en place d’un certain nombre de mécanismes qui, en se
substituant à l’action de l’État, contribuent à « privatiser » la question sociale
et environnementale. Or non seulement les nouvelles institutions
(plateformes, forums internationaux, labels, tribunaux privés ou autres
comités) n’ont pas la puissance prescriptive et coercitive de l’État pour faire
respecter les principes affichés, mais en prenant la place des institutions
publiques et démocratiques laissées vides par la phase de « roll back », elles
instaurent même un mode de gouvernance mondial taillé sur mesure pour les
intérêts du commerce et de la finance qui n’a finalement de compte à rendre à
personne, sauf la publication régulière de vagues rapports sur la RSE. De fait,
les acteurs principaux de ces nouvelles institutions se démarquent des
précédents par leur caractère fondamentalement non démocratique,
puisqu’aucune sorte d’élection ou de système de représentativité ne garantit
la légitimité de leurs membres et de leurs décideurs. Cette phase d’installation
d’un nouveau régime de gouvernance néolibéral est appelée par Peck et
Tickell « roll out liberalism » : « déploiement du libéralisme ».
L’un des plus anciens instruments de cette gouvernance basée sur
l’adhésion volontaire des acteurs économiques est l’ensemble des principes
directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économique
(OCDE) à l’intention des entreprises multinationales, adoptés pour
la première fois en 1976. L’OCDE est un forum de coopération international
qui regroupe 36 pays, essentiellement des pays développés, et qui a succédé
en 1961 à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE)
chargée de la mise en œuvre du plan Marshall. Elle produit des études
économiques et des analyses, ainsi que des recommandations en termes de
politiques publiques destinées à ses États membres. Dans cette perspective,
les principes directeurs de l’OCDE sont un ensemble de règles de conduite
que les États membres sont encouragés à faire adopter par leurs entreprises.
Mais ces principes ne sont ni contraignants, ni même destinés à inspirer les
réglementations nationales. Ils constituent tout au plus un référentiel dont
peuvent s’inspirer les entreprises pour mettre en œuvre de « bonnes
pratiques ».
L’OCDE est sans ambiguïté un organisme qui promeut le libéralisme
économique. Elle participe d’une vision du monde qui encourage la
flexibilisation du travail, la baisse des dépenses publiques et la concurrence
économique. Elle fait partie des institutions qui ont soutenu et inspiré les
accords internationaux de libre-échange. L’adoption des principes directeurs
en 1976 contribue à l’idée que le commerce mondial et les investissements
doivent prendre part au développement des pays les « moins avancés », et
que la responsabilité des entreprises du Nord dans ce développement passe
par le respect d’une certaine éthique. Depuis, ces principes ont été révisés à
plusieurs reprises, et notamment en 2000, date qui correspond dans le schéma
de Peck et Tickell au basculement de la phase du « retour en arrière » à celle
du « déploiement du libéralisme ». À cette occasion sont créés les points de
contact nationaux (PCN), organismes chargés dans chaque pays membre
d’accompagner les entreprises dans la mise en œuvre des principes directeurs,
mais aussi de servir d’organes de médiation et de conciliation en cas de litige
dans la mise en œuvre de ces principes. Avec les PCN, l’OCDE met donc en
place les premiers organes de résolution de conflit lié à la « soft law » (« droit
mou »), cette norme non contraignante qui tend peu à peu à remplacer le droit
positif (« hard law »). Les PCN vont se révéler non seulement inefficaces
dans leur mission (comme nous le verrons plus loin), mais extrêmement
contre-productifs car ils donnent l’illusion d’un recours à la justice possible
tout en consommant le temps et l’énergie des défenseurs des droits et de la
société civile, le plus souvent en pure perte...
La dernière révision des principes directeurs de l’OCDE date de 2011. Elle
introduit notamment l’idée d’une responsabilité des multinationales sur
l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, mais également le concept
de diligence raisonnée selon lequel les multinationales ont la responsabilité
d’être diligentes, c’est-à-dire de prévoir et d’anticiper les effets négatifs de
leurs activités sans attendre que des manquements ou des abus soient
rapportés ou détectés. Malgré ces améliorations marginales, la version en
vigueur des principes de l’OCDE reste très insuffisante, principalement en
raison des caractères non contraignant et volontaire de son application.
Pourtant, ils sont considérés comme l’un des instruments les plus robustes
concernant la responsabilité des entreprises du point de vue social comme
environnemental. C’est dire le chemin qu’il reste à parcourir...
Dans le même esprit, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a
adopté en juin 2011 les principes directeurs des Nations unies relatifs aux
entreprises et aux droits de l’homme, également connus sous le nom de
principes de Ruggie, du nom du professeur John Ruggie, Représentant
spécial du secrétaire général de l’ONU pour les droits de l’homme, les
entreprises transnationales et autres entreprises. Dans cette fonction, le
professeur Ruggie a présidé à l’élaboration et à l’adoption de ces principes. Il
avait déjà été, à la fin des années 1990, la cheville ouvrière du Pacte mondial.
Il est intéressant de relever le contexte dans lequel la mission lui a été
confiée. À l’époque, les Nations unies venaient, une fois de plus, de refuser
une proposition, élaborée par un panel d’experts, visant à imposer un cadre
contraignant aux activités des multinationales. Dans l’introduction de son
rapport final remis en mars 2011, Ruggie écrit :
Il s’agissait pour l’essentiel d’étendre aux entreprises, en application
directe du droit international, la même série d’obligations en matière de
droits de l’homme que les États contractent pour eux-mêmes lorsqu’ils
ratifient des traités : « promouvoir, respecter, faire respecter et protéger
les droits de l’homme ». Cette proposition a suscité un débat très
conflictuel entre le monde des affaires et les groupes de défense des
droits de l’homme sans recueillir beaucoup de soutien auprès des
administrations publiques. La Commission n’a pas voulu donner suite à
la proposition.
En lieu et place, elle confie à Ruggie une mission de conciliation qui
aboutira à l’adoption des principes directeurs.
Tout comme ceux de l’OCDE, les principes de Ruggie n’ont donc aucun
caractère contraignant, et renoncent à imposer aux entreprises les mêmes
obligations qu’aux États. Ils se contentent de rappeler le rôle que peuvent
jouer les entreprises dans l’identification et, le cas échéant, l’atténuation de
l’atteinte portée par leurs activités aux droits de l’homme. Mais surtout, ils
rappellent le rôle central des États dans la promotion et la protection de ces
droits. Cette façon d’aborder la question renvoie sans cesse les entreprises et
les États dos à dos, mais surtout, elle accrédite l’idée que les entreprises ne
sont pas directement responsables d’éventuelles infractions aux droits
humains, tant qu’elles respectent le cadre que leur imposent les États. Elle se
conforme ainsi au célèbre adage de Milton Friedman : « L’unique
responsabilité sociale de l’entreprise est celle de faire des profits et de
respecter la loi locale{9}. »
Nombreux sont les exemples de ce « droit mou » qui fleurit depuis l’an
2000 et qui propose une forme atténuée de normes présentées comme des
guides de bonnes pratiques développées par et pour les entreprises, sans les
assortir de moyens de police ou de coercition. Ainsi des directives volontaires
(admirons l’oxymore) de l’Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO) sur
la gouvernance foncière adoptées en 2012, ou des chapitres « non
contraignants » des accords de libre-échange, ces chapitres additionnels qui
apparaissent en annexes des accords et qui listent les mesures de bonne
volonté sur lesquelles s’accordent les partis en matière sociale ou
environnementale. Quel que soit le degré d’ambition de ces chapitres, leur
caractère non contraignant les rend quasiment inopérants. En cas de non-
respect de leur contenu, les États et leurs entreprises ne sont soumis, dans le
pire des cas, qu’à l’obligation de subir une « évaluation indépendante » de
leur politique, ou d’accepter de se voir notifier des « avis d’experts ».
Tout cela participe d’un glissement progressif dans l’histoire du droit
international, par lequel les entreprises ne sont plus vues comme « un sujet
redevable d’obligations » mais comme « un acteur autonome suffisamment
puissant pour s’autoréguler », comme le relève Laurence Dubin, professeure
de droit international à la Sorbonne, dans l’introduction d’un ouvrage
collectif sur le droit et les multinationales{10}.
Les formes de cette autorégulation sont d’ailleurs un autre symptôme
révélateur de ce changement profond. Parmi les outils développés au long des
années 1990, on peut mentionner notamment le développement des labels et
des certifications dits « par tierce partie », dont les plus connus sont les labels
bio et commerce équitable, mais dont on retrouve des exemples dans tous les
secteurs, des labels garantissant la gestion durable des forêts aux labels sur le
caractère social des jouets ou garantissant l’impact raisonné des activités
d’extraction minière... Le foisonnement de ces labels, accompagné de la
multiplication des estampilles qui fleurissent sur les emballages, rendent
difficile la lecture des garanties proposées. D’autant que certains n’hésitent
pas à présenter leurs actions sous un jour extrêmement favorable, tandis que
la réalité sur le terrain laisse souvent à désirer.
La logique des labels est exactement celle de l’autorégulation des
entreprises. Même dans le cas où ces labels doivent faire l’objet d’un audit et
d’un contrôle de la part d’une organisation extérieure (c’est pour cela que
l’on parle de certification « par tierce partie »), ces auditeurs sont en réalité
payés par les entreprises, et donc pris dans une situation de dépendance
financière vis-à-vis de leurs « clients » qui décourage toute forme de
radicalité. De plus, ces auditeurs font eux-mêmes partie du secteur privé et
n’ont pour leur part de compte à rendre à personne, à l’exception de la
certification bio qui fait l’objet, en Europe et aux États-Unis du moins, d’un
statut public ou semi-public. C’est donc finalement le secteur privé qui
certifie le secteur privé sur la base de critères développés par le secteur
privé...
Plus encore, la logique des labels repose sur l’idée que l’amélioration des
conditions sociales et environnementales de production doit venir d’une
demande exprimée par le marché, c’est-à-dire par les consommateurs et
consommatrices finales. Et que ce sont donc ces consommateurs et
consommatrices qui doivent pousser progressivement le marché et les
entreprises du marché à modifier leurs pratiques. C’est renoncer
définitivement à l’idée que la puissance publique, c’est-à-dire la puissance
politique, l’expression de la volonté collective à travers ses institutions, doit
être le moteur de ce changement en imposant des pratiques conformes aux
valeurs sociales et environnementales. La logique de labellisation repose tout
entière sur l’idée que le marché, par ses mécanismes de régulation propres,
peut produire de la norme suffisamment exigeante, en négligeant le fait que
les mécanismes mêmes du marché sont soumis à des contraintes extérieures,
comme le pouvoir d’achat des consommateurs, les contraintes logistiques
s’imposant aux producteurs ou aux transformateurs, ou encore la disponibilité
d’un choix suffisant pour permettre aux consommateurs et consommatrices
finales d’exercer leur pouvoir de prescription.
Mais au-delà même de ces questions, c’est la capacité réelle de la
labellisation à transformer le marché qui est à questionner, quand on constate
que ces démarches ont essentiellement fait émerger des marchés de niche très
minoritaires, tandis que se perpétue un commerce très largement dominé par
les démarches conventionnelles. Toutefois, malgré la faible emprise des
démarches de certification, celles-ci contribuent à maintenir l’illusion d’une
amélioration marginale des conditions de marché qui fait oublier la réalité des
inégalités et des injustices qui continuent de structurer la mondialisation
marchande. D’autant plus que la « course aux labels » a suscité une réaction
des entreprises qui multiplient à leur tour leurs propres « garanties de
qualité » maison, et les annonces sur leurs produits : « made in France »,
« responsables », « justes », « durables ».
À en croire les emballages, le temps de l’exploitation des hommes, des
femmes et de la nature est révolu. Nous savons malheureusement qu’il n’en
est rien. Cette façade, cette pseudo-régulation qui doit insuffler de la
confiance dans les activités économiques sans leur imposer de véritables
contraintes, est caractéristique de la phase de « déploiement du libéralisme »
décrite par Peck et Tickell. En introduisant de la microrégulation au niveau
local, ou dans des segments spécifiques du marché, les acteurs du libéralisme
tentent de faire oublier que la logique générale qui préside aux relations entre
les acteurs reste, fondamentalement, celle de la dérégulation.
Le tournant des années 1990-2000 a donc marqué une évolution
importante par laquelle le libéralisme est entré dans une phase de maturité.
Moins agressif, il n’en continue pas moins à miner les bases sociales des
sociétés, tout en se parant de vertu à travers l’adoption de principes et
l’annonce régulière de nouveaux engagements. Par ailleurs, le déplacement
des enjeux de libéralisation depuis les grandes enceintes internationales vers
les salons discrets ou se négocient à huis clos les accords de libre-échange
rend le processus moins sensible à la pression de l’opinion et des
mouvements citoyens. Pour autant, ces derniers ne sont pas restés inactifs, et
depuis Seattle, les stratégies de résistance ont évolué pour s’adapter aux
formes nouvelles de l’offensive libérale.
Chapitre 3
Contre-feux
Après la « victoire » de Seattle, le mouvement altermondialiste poursuit
quelques années sur une dynamique de renforcement, multipliant les actions
et les rassemblements. Les contre-sommets deviennent le pendant
contestataire incontournable de toutes les grandes réunions internationales
des institutions néolibérales. Au point de pousser les gouvernements à
rechercher des sites de plus en plus inaccessibles et sécurisés, marquant
concrètement la coupure entre ces espaces internationaux où se décide le
cours de la finance mondiale et les citoyen·nes. Dans le même temps, les
Forums sociaux mondiaux organisés tous les deux ans par le mouvement
deviennent des lieux de débat incontournables où tente de s’établir une vision
différente de la mondialisation et où se rencontrent les différentes formes de
lutte contre le modèle libéral. Ils prennent une telle ampleur qu’on commence
à y croiser régulièrement des responsables politiques nationaux de premier
plan.
Pourtant, après l’échec de l’ultime cycle de négociations de l’OMC lancé à
Doha en 2001, le mouvement semble progressivement perdre son souffle, à
mesure que l’« ennemi » perd de sa consistance. Tout se passe comme si,
petit à petit, les grands enjeux de transformation du modèle économique
mondial désertaient les instances du consensus de Washington : OMC
paralysée par des négociations au point mort, Banque mondiale et FMI
relégués au rôle d’exécuteur de la doxa libérale mais entravées dans leur
action par l’échec patent des politiques d’ajustement structurel des années
1980 et 1990... En lieu et place, comme nous l’avons vu au chapitre
précédent, l’établissement d’un système de gouvernance mondiale sur des
bases idéologiques néolibérales passe par la conclusion d’une multitude
d’accords régionaux ou multilatéraux. Un processus plus long, plus
complexe, mais plus difficile à appréhender pour ses contempteurs. En
multipliant les lieux de négociation, en atomisant le projet libéral en une
multitude de décisions et d’étapes en apparence indépendantes les unes des
autres, ses promoteurs échappent à un front uni d’opposition, et obligent leurs
adversaires à diviser leurs forces en éclatant les enjeux qui, d’internationaux,
deviennent régionaux ou nationaux. Tout l’intérêt de la manœuvre consiste à
réduire les points de convergence entre les multiples composantes du
mouvement altermondialiste pour obliger chacune à engager la bataille sur
son terrain : les uns en Afrique, les autres en Amérique latine, qui sur les
OGM, qui sur la finance internationale... S’ajoute à cela l’ouverture
de nouveaux fronts de mobilisation : le changement
climatique, l’accaparement de terres, les guerres d’invasion au Proche et
Moyen-Orient...
Il n’est pas inutile à ce propos de noter la conjonction entre
l’affaiblissement du multilatéralisme dans le domaine de la régulation des
marchés et de la finance internationale, et l’affaiblissement de ce même
multilatéralisme du point de vue de la diplomatie internationale. La décision
unilatérale des États-Unis et de leurs alliés d’entrer en guerre au Kosovo en
1999, en Afghanistan en 2001, puis en Irak en 2003 ouvre une brèche
profonde dans les principes généraux de résolution des conflits des Nations
unies en consacrant un retour à l’interventionnisme des États en l’absence de
consensus au sein du Conseil de sécurité des Nations unies.
Ce processus entérine peu à peu le renoncement à une gestion globale et
consensuelle des problèmes mondiaux, en renvoyant la gestion de la situation
à un équilibre précaire entre les initiatives des uns et des autres. En cela,
l’affaiblissement du multilatéralisme peut être lu à la fois comme une
conséquence de l’idéologie libérale, et une condition de son déploiement
complet à l’échelle de la planète.
Cet éclatement du pouvoir, et surtout le caractère simultané de son
exercice, notamment par des acteurs économiques, sont caractéristiques du
pouvoir « diffus » du libéralisme analysé par Foucault, dans son cours au
Collège de France{11}, qui décrit la disparition de l’État central autoritaire et
son remplacement par un pouvoir exercé de façon subtile et pernicieuse au
moyen des outils de contrôle et de gestion, présentés comme rationnels, mais
qui en réalité exercent un réel pouvoir d’influence sur l’organisation de la
société. Des outils de contrôle et de gestion qui sont, il n’est pas inintéressant
de le noter, au cœur des outils d’autocontrôle du marché, comme les
principes volontaires d’entreprise ou les labels que nous avons décrits au
chapitre 2.
Ce glissement dans les relations de pouvoir, et le changement de stratégie
qu’il implique pour les organisations non gouvernementales (ONG) de
défense des droits humains, incluant la protection de l’environnement, sont
décrits dans plusieurs ouvrages parus au début des années 2000 et qui
constituent des références pour de nombreux responsables de ces
organisations. On peut citer par exemple Change the world without taking
power de John Holloway{12}, un intellectuel altermondialiste proche des
mouvements zapatistes, et qui défend l’idée que l’objectif de la révolution au
XXIe siècle ne doit plus être de s’emparer des appareils d’État visant à exercer
le pouvoir, mais d’organiser localement des résistances pour exercer de
manière effective un « pouvoir d’action » qui s’oppose au « pouvoir de
domination ». Un autre ouvrage caractéristique de cette époque, Du contre-
pouvoir de Diego Sztulwark et Miguel Benasayag{13}, décrit également un
État centralisé privé de sa capacité d’agir et réduit à un rôle de gestionnaire,
obligeant les contestataires à trouver des leviers de transformation de la
société ailleurs que dans l’exercice direct du pouvoir, en multipliant les
actions dans de nombreux domaines ayant des effets concrets sur la société.
Les quelques années qui suivent Seattle voient ainsi se multiplier au sein
de la mouvance altermondialiste les analyses qui récusent la capacité
transformatrice de l’action politique classique, et qui encouragent les
mouvements citoyens à s’adapter à la réalité d’un éclatement du pouvoir,
prévoyant de fait les conséquences de la défaite de l’OMC et le prochain
effacement des grandes institutions qui ont cristallisé la contestation à la fin
des années 1990. Face à cette multiplication des fronts, les mouvements
citoyens sont donc appelés à diversifier leurs stratégies et leurs approches, ce
qui, d’une part, entraîne un éclatement du « front commun » altermondialiste
et un affaiblissement relatif de l’opposition au modèle libéral vu comme une
globalité, mais, d’autre part, permet l’émergence d’approches innovantes. Ces
nouvelles approches, si elles n’ont pas encore permis de réunir les conditions
d’une société plus juste et plus humaine, portent en germe la possibilité d’un
renversement des logiques de domination du marché et d’un possible retour
au contrôle politique et démocratique de ces marchés. Quatre de ces stratégies
nous intéressent ici : les campagnes d’image contre les entreprises et les
multinationales ; les campagnes du mouvement climat qui se sont
concentrées sur l’action des gouvernements ; le déploiement d’alternatives au
niveau local ; et les campagnes s’appuyant sur le contentieux juridique
comme levier de changement.
Les campagnes d’image contre les entreprises et les
multinationales
Au début des années 2000, le développement des normes volontaires, et
plus généralement du concept de RSE, entraînent à leur tour une mutation de
l’approche des grandes organisations de campagnes. Face à l’incapacité des
gouvernements à juguler les conséquences de la mondialisation, et au pouvoir
grandissant des intérêts privés et des multinationales, nombreuses sont les
ONG qui décident de modifier leur approche pour s’attaquer aux véritables
détenteurs du pouvoir. Plutôt que de continuer à mener des actions de
plaidoyer auprès de gouvernements qui ont abdiqué leur pouvoir de
régulation, il s’agit désormais de s’attaquer directement au pouvoir financier
en mettant en cause ces entreprises et leurs dirigeants sur la place publique, et
en mettant à profit les outils modernes, à commencer par internet, qui
bouleverse les codes de la communication.
Cette transformation des approches est donc non seulement une adaptation
stratégique à un glissement du pouvoir, mais aussi une acceptation des
nouvelles règles du jeu imposé par le libéralisme. En renonçant à influencer
l’État, les contestataires reconnaissent implicitement que le pouvoir n’est plus
dévolu à des entités centralisées, mais éclaté en une multitude d’acteurs qui
exercent concomitamment leur pouvoir dans différentes sphères de la société.
Ludovic François et François-Bernard Huyghe analysent cette évolution
dans leur livre Contre-pouvoirs, de la société d’autorité à la démocratie
d’influence{14}. Ils y décrivent ainsi le pouvoir issu de l’ordre capitaliste : « un
pouvoir dont on ne sait plus vraiment où il se situe, ni comment il peut se
prendre, un pouvoir qui ne descend plus de haut en bas par la hiérarchie et
l’autorité. Un pouvoir dispersé, en réseaux, résultant d’un jeu d’influence ».
Les auteurs expliquent que face à ce pouvoir en réseaux, la stratégie des
contestataires consiste, à leur tour, à se structurer en réseaux d’influence,
influence qu’ils vont mettre au service d’une transformation des pratiques des
acteurs du marché. D’une certaine manière, face à la « soft law » développée
par la RSE, se constitue un « soft power » au sein d’organisations qui en
quelques années vont fortement renforcer leur capacité à utiliser la
communication, le lobbying et les jeux d’influence pour arriver à leurs fins,
en commençant par recycler les outils et les méthodes de leurs propres
adversaires.
Mettant à profit la globalisation de la communication, ces organisations
identifient la réputation des multinationales comme l’une de leurs principales
fragilités. En agissant sur l’image de ces entreprises, non seulement auprès de
leurs consommateurs mais également auprès de leurs partenaires
économiques et commerciaux, elles parviennent, avec parfois peu de moyens,
à les obliger à modifier leurs pratiques ou, à tout le moins, à s’engager à les
modifier. La mécanique de ces campagnes est rodée : les organisations
commencent par révéler publiquement les atteintes aux personnes ou à
l’environnement dont se rendent coupables les entreprises. Cependant, en
plus de demander des comptes à la compagnie en question, les activistes
s’adressent directement, et spécifiquement, à travers des canaux de
communication bien identifiés, aux différentes « parties prenantes », à savoir
les financeurs, les partenaires industriels et commerciaux, les gouvernements
locaux, et bien sûr les client·es de ces entreprises, pour en faire des relais de
leur communication, mais surtout pour pousser ces parties prenantes à
demander des comptes à l’entreprise ciblée.
Habituées à rendre des comptes sur leur équilibre financier et leur gestion,
les premières entreprises ciblées par ces campagnes se retrouvent démunies
quand elles sont attaquées sur le plan des valeurs. François et Huyghe
expliquent que ce n’est pas tant leur incapacité à répondre à ces actions sur le
fond qui est en cause, que la mauvaise organisation interne de ces entreprises
pour faire face à ces accusations. La mauvaise circulation de l’information à
l’intérieur des entreprises, entre les départements chargés des opérations de
terrain, la communication, la direction et les cellules de crise, entraîne des
réactions inadaptées, ou complètement contre-productives, qui
fragilisent encore plus l’entreprise dans l’espace public.
L’un des exemples flagrants de ces erreurs est la tentative des entreprises
de faire supprimer les contenus accusateurs publiés par les ONG. Anticipant
mal le fonctionnement des nouvelles technologies d’information et de
communication, les entreprises qui parviennent à faire supprimer des articles
ou des vidéos sur certaines plateformes voient se multiplier en quelques
heures les plateformes et serveurs qui republient les contenus « censurés », et
provoquent ainsi des vagues massives de diffusion amplifiées par
l’indignation des internautes face à la tentative d’étouffement des affaires.
Incapables de faire face, analysant mal les véritables implications de ces
campagnes qui restent souvent cantonnées à des cercles restreints d’usagers,
les compagnies sont parfois amenées à ouvrir des négociations, et finalement
à accepter de répondre aux demandes des mouvements citoyens à l’origine de
ces campagnes.
Ce phénomène, connu sous le nom d’« effet Streisand{15} », est
caractéristique de la web-culture, et de l’attachement viscéral des utilisateurs
et utilisatrices d’internet (et surtout des plus influent·es d’entre eux·elles,
notamment les journalistes web) à la liberté de circulation des informations.
L’un des exemples les plus connus de l’effet Streisand dans les actions contre
les multinationales est la campagne de Greenpeace contre l’utilisation d’huile
de palme issue de la déforestation par la multinationale suisse Nestlé : en
mars 2010, l’ONG met en ligne une vidéo parodiant une publicité de la
marque Kit Kat, et un site reprenant une version détournée du logo de la
marque. La première réaction de Nestlé est de tenter de faire interdire la
vidéo et le logo par voie judiciaire. Elle va jusqu’à menacer sur les forums les
internautes qui s’adressent à elle dans le cadre de la campagne en utilisant le
logo détourné. Les conséquences sont catastrophiques pour Nestlé, non
seulement parce que la vidéo est massivement reprise et diffusée, mais aussi
parce que tandis que la campagne restait jusque-là cantonnée à la page
Facebook et au site de Greenpeace, elle est désormais présente dans
l’ensemble des médias (sur internet, mais aussi à la télévision et dans
la presse papier), qui relatent l’action juridique intentée par Nestlé. L’impact
sur le plan de l’image est tellement important que la multinationale accepte
d’ouvrir des négociations, s’engage trois ans plus tard à renoncer aux
approvisionnements en huile de palme suspects de déforestation, et va
jusqu’à suspendre ses approvisionnements auprès des fournisseurs mis en
cause par l’ONG.
Cette capacité à jouer de l’impréparation des entreprises a permis à de
nombreuses ONG d’ébranler les plus grandes multinationales en jouant de ce
« risque réputationnel ». La stratégie est d’autant plus payante que son succès
ne dépend pas de la quantité de moyens déployés mais de la faculté à activer
des relais sur les réseaux sociaux et dans les médias pour provoquer un effet
d’emballement. Elle procède également d’une capacité à bousculer
l’organisation interne des entreprises dans leur réponse à ce type d’attaque,
remettant en cause la hiérarchie habituelle de la prise de décision et
contournant les pare-feu habituels qui protègent les départements de ces
entreprises directement responsables des décisions stratégiques et
économiques. Ainsi, comme l’écrivent François et Huyghe : « C’est bien
l’effet de contagion qui va bousculer l’entreprise et non l’origine de la crise. »
Les succès de certaines de ces campagnes à la fin des années 2000 sont tels
qu’une grande partie de la sphère militante va s’en inspirer et commencer à
déployer ce type de stratégies au cours des années 2010. Dès lors, les grandes
entreprises se dotent de départements spécialisés dans les « relations avec la
société civile », les cabinets de conseil développent de nouvelles offres dans
ce domaine, et les jeux d’attaques, de négociations et de réponses entre
entreprises et ONG deviennent un ballet bien réglé qui pousse les entreprises
à mieux anticiper les réponses, ajoutant aux conséquences des campagnes
effectives celles de la crainte pour les plus grandes multinationales d’être
prises pour cible, ce qui les amène à prévenir les demandes des ONG dans
certains domaines. Ne sachant pas qui sera la prochaine sur la liste, elles
ajoutent à leur arsenal de RSE des travaux de prospective et des plateformes
« multiparties prenantes » supposées les renseigner sur les futures attentes de
la société civile et leur permettre de mieux se préparer aux exigences de leurs
consommateurs et consommatrices en matière d’éthique.
Pourtant, quels que soient les succès de ces campagnes et leurs effets
(renforcement des départements RSE des entreprises, prise d’importance des
directeurs et directrices « développement durable » dans les organigrammes,
multiplication des engagements sur le respect des droits du travail, lutte
contre le travail des enfants, la pollution, la déforestation de la part des
entreprises...), ces résultats ne sauraient occulter le fait que, concrètement, la
nature des activités économiques et leurs conséquences sur les êtres humains
et sur l’environnement n’ont guère évolué au cours des vingt dernières
années. En témoignent l’explosion des inégalités au niveau mondial, et la
vitesse à laquelle notre climat et notre biodiversité continuent de se dégrader.
Au point que nombre de ces initiatives sont, à tort ou à raison, qualifiées de
« greenwashing{16} » par un certain nombre d’observateurs et d’observatrices,
à commencer par les ONG mêmes qui ont provoqué ces changements, et qui
n’y voient que des engagements de papier. Les armes de la communication
n’ont peut-être finalement permis d’obtenir que des victoires de
communication.
De plus, l’effet de surprise qui a pu prendre au dépourvu les premières
entreprises ciblées ne joue plus en la faveur des ONG, la plupart des grands
groupes étant aujourd’hui préparés à répondre, voire à ignorer, ces attaques
qui, tant s’en faut, ne se concluent pas toutes par des victoires.
Les campagnes du mouvement climat concentrées sur l’action
des gouvernements
Pour autant, l’action des mouvements citoyens ne s’est pas limitée aux
campagnes contre les multinationales : au moins au cours de la première
décennie du XXIe siècle, un front assez large d’organisations continue à miser
sur la capacité des États à réguler les effets néfastes du modèle dominant de
développement, notamment au sein du mouvement qui lutte contre les causes
du changement climatique.
En 1997, le protocole de Kyoto, signé dans le cadre de la Convention-
cadre des Nations unies sur les changements climatiques, fixait des objectifs
de réduction des gaz à effet de serre pour les principaux pays émetteurs.
Malgré l’absence de ratification de ce protocole par les États-Unis, le
caractère contraignant de cet accord fixait un premier cadre permettant
d’engager la transition économique et industrielle vers une baisse des
émissions responsables du réchauffement global. La conférence de
Copenhague en 2009 avait pour objectif de donner une suite à ce protocole,
impliquant l’ensemble des pays, y compris les États-Unis, et prenant en
compte l’évolution de la responsabilité des pays dans les émissions globales,
notamment l’accélération de l’industrialisation des économies chinoise et
indienne.
Une vaste coalition de mouvements, non seulement d’ONG de protection
de l’environnement mais aussi d’organisations d’aide au développement,
d’organisations de défense des droits humains, de représentants des peuples
autochtones ou d’organisations paysannes, s’était donné rendez-vous dans la
capitale danoise pour faire pression sur les gouvernements du monde afin que
ceux-ci adoptent un accord « ambitieux et contraignant ». Las, après deux
semaines d’intenses négociations, l’accord a minima signé à Copenhague
échoue à fixer des objectifs concrets susceptibles de prendre le relais du
protocole de Kyoto. Plus grave, le caractère contraignant laborieusement
arraché en 1997 est totalement abandonné au profit d’une approche
volontaire basée sur l’encouragement des États du monde à fournir des efforts
en cohérence avec leur responsabilité historique dans la situation. Il faudra
attendre l’accord de Paris en 2015 pour que les modalités et la forme de ces
engagements soient précisées, sans pour autant que soit remis en cause leur
caractère non contraignant. Ce changement d’approche, qui remplace la
contrainte et l’obligation à rendre des comptes par des encouragements
vagues et une confiance aveugle dans la bonne volonté des acteurs en
présence, n’est pas sans rappeler l’évolution générale du cadre économique
international décrite au chapitre précédent.
La leçon de ces mobilisations autour de la question climatique, c’est aussi
l’incapacité des États, dans le cadre actuel des Nations unies, à prendre le
recul nécessaire pour imaginer et bâtir des solutions collectives aux menaces
globales. Le caractère profondément interétatique de ces négociations, dans
lequel les mouvements citoyens ne sont considérés que comme une force de
pression au même titre que les intérêts économiques, mais dont les
délégations nationales débattent souvent à huis clos en l’absence de tout
contrôle démocratique, entraîne mécaniquement un repli sur soi des intérêts
nationaux, le plus souvent incompatible avec l’adoption de règles
contraignantes qui aboutiraient, de fait, à fragiliser les économies les plus
dépendantes de technologies fortement émettrices de gaz à effet de serre. En
l’absence d’une réforme profonde des modes de gouvernance internationaux
qui viseraient à faire des Nations unies non plus une somme d’intérêts
nationaux qui s’affrontent, mais une forme de gouvernance globale qui
s’affranchisse des intérêts particuliers des États et de leurs gouvernements, il
semble malheureusement peu probable d’aboutir à un mécanisme
international efficace dans la lutte contre le changement climatique.
Le déploiement d’alternatives au niveau local
L’immense déception provoquée par l’échec de Copenhague va conduire
de nombreux mouvements à se détourner définitivement de la tentative d’une
réforme globale du modèle économique mondial au sein des institutions de
l’ONU et à favoriser la recherche de solutions et de transformations au niveau
local. La formule de l’écologue américain René Dubos au Sommet de la
Terre de 1972, « Penser global, agir local », va connaître un nouvel essor et
devenir l’antienne d’une société civile désabusée par l’irresponsabilité des
gouvernements du monde et résignée à rechercher les effets de son action à
une échelle plus manifestement contrôlable que celle de la planète. La
multiplication dès lors des initiatives locales destinées à transformer les
relations de gouvernance locale, à rapprocher les conditions de production
économique des consommateurs, à réduire leur impact sur l’environnement
ou à restaurer celui-ci a permis le développement d’un réseau d’alternatives
qui tentent de montrer la compatibilité d’une exploitation raisonnée des
ressources naturelles et d’une approche plus humaine de la production et de
l’économie. Coopératives, Amap (associations pour le maintien d’une
agriculture de proximité), ressourceries, agriculture biologique sont autant
d’initiatives dont l’essor – au moins dans les pays européens et nord-
américains – est incontestable, mais qui peinent malgré tout à sortir de la
marginalité.
C’est que leur développement ne s’est pas réellement accompagné d’un
affaiblissement des modèles de production dominants, qui continuent à
prospérer sur fond d’exploitation des êtres vivants et de la nature. En réalité,
ces initiatives, si louables soient-elles, peinent à tirer leur épingle du jeu dans
un contexte de concurrence exacerbée avec des systèmes de production qui
font fi, non seulement des barrières morales, mais même des règles juridiques
censées réguler la production économique. En l’absence de règles fortes et de
moyens de contrainte ad hoc, il reste infiniment plus profitable de
s’affranchir de toute contrainte sociale ou environnementale, avec l’avantage
certain de proposer au final aux consommateurs et consommatrices des
produits moins chers et donc plus attrayants. En l’état, les alternatives locales
et éthiques sont donc condamnées à rester l’apanage des populations les
mieux dotées économiquement et culturellement, sans parvenir à transformer
en profondeur les règles du commerce mondial.
Plus encore, et au-delà des réalités d’une concurrence commerciale
déloyale, ou tout au moins déséquilibrée, entre initiatives de production
éthiques et production traditionnelle, l’un des effets les plus pernicieux du
libéralisme est sa capacité à s’accommoder de la subsistance d’espaces de
contestation en son sein. Comme l’expliquent les géographes américains
Peck et Tickell{17}, il importe peu que le libéralisme soit mis en œuvre de
manière homogène sur les différents territoires, tant que l’ordre libéral règne
entre ces territoires, c’est-à-dire au niveau international. Pour le dire
autrement, tant que la doxa libérale inspire les règles du commerce
international, comme les relations entre les États, toute tentative locale de
rébellion contre le libéralisme par l’instauration d’un gouvernement social ou
de modes de production vertueux, est condamnée à subir la pression externe
d’une globalisation qui exacerbe la concurrence et conduit in fine à écraser
les modèles les moins adaptés au néolibéralisme.
La persistance d’un droit du travail protecteur dans un pays comme la
France, par exemple, est impuissante à compenser les effets d’une
concurrence internationale sur les prix du travail qui conduit
immanquablement à des délocalisations, et donc à l’augmentation du
chômage et de la désindustrialisation, plongeant finalement les hommes et les
femmes dans la précarité et la pauvreté en même temps qu’elle les exclut du
champ du travail et des protections qui y sont associées. Plus encore, à moyen
terme, ce même chômage sert de prétexte à la destruction dudit droit du
travail au nom de l’efficacité et de la flexibilité. Au final, un pays comme la
France, qui, au moins pour quelques décennies, avait résisté aux
conséquences du libéralisme le plus brutal, est en train de passer par les
mêmes phases de libéralisation sauvage qu’ont connues le Royaume-Uni ou
les États-Unis trente ans auparavant, avec les conséquences que l’on connaît.
À moins de lutter contre l’ordre libéral à la fois au niveau global et au niveau
local, la logique du marché finit immanquablement par broyer toute velléité
de résistance.
Les campagnes s’appuyant sur le contentieux juridique comme
levier de changement
La quatrième forme de stratégie, les campagnes qui s’appuient sur le
contentieux juridique, mérite selon nous de retenir l’attention. Moins
médiatiques, plus austères, elles appartiennent davantage au champ du droit
qu’à celui de la politique ou de la communication, mais contiennent un
potentiel de transformation des rapports marchands qui pourrait constituer la
base d’une nouvelle approche pour la lutte contre les ravages du libéralisme
financier.
Nées du constat que le « droit mou » mis en place par les entreprises ne
permettait pas de prévenir efficacement les atteintes aux droits humains, mais
aussi de la nécessité de faire respecter par les multinationales les
engagements qu’elles avaient pu prendre suite à des campagnes médiatiques
et qui trop souvent restaient lettre morte, ces initiatives visent à faire
reconnaître la responsabilité légale des acteurs économiques dans les atteintes
aux personnes et à l’environnement en mobilisant les outils du droit, qu’il
s’agisse des législations nationales ou des conventions internationales. Plus
encore, elles cherchent à provoquer le développement d’un nouveau droit
international et national susceptible de réguler les activités des acteurs
économiques et des multinationales, et en cela constituent un contre-feu
indispensable à l’autorégulation des acteurs privés. Il s’agit non moins que
d’imposer un droit positif, qui trouve sa source dans l’autorité des instances
politiques et démocratiques, en lieu et place du « droit mou » qui caractérise
aujourd’hui la gouvernance internationale du commerce et des entreprises.
C’est ce qui s’est passé par exemple lors de l’adoption du règlement
européen sur le commerce de bois illégal. Sous la pression des ONG, mais
aussi de certains de ses États membres, l’Union européenne adopte en 2003
un Programme pour l’application des réglementations forestières, la
gouvernance et les échanges commerciaux, connu sous son acronyme
anglais : FLEGT (Forest Law Enforcement on Governance and Trade). En
somme, un plan de lutte contre le commerce de bois illégal. Ce plan contient
plusieurs mesures qui vont de la coopération avec les pays producteurs à la
promotion du commerce légal du bois. Mais surtout, il expose la volonté de
l’Union européenne de se doter d’une réglementation contraignante sur les
importations et la production de bois. Cette disposition trouve son origine
dans le constat d’une responsabilité partagée entre les pays producteurs et les
pays importateurs sur le contrôle de la légalité du commerce. Il s’agit de
reconnaître le fait que l’existence d’une législation au niveau du pays
producteur sur le secteur du bois n’est pas suffisante quand une mise en
œuvre déficiente de cette législation peut conduire malgré tout à la mise en
marché de bois issu de coupes illégales.
Les sept années qui séparent la publication du plan FLEGT en 2003 de
celle du Règlement sur le bois de l’Union européenne (RBUE) en 2010
seront essentiellement occupées par des débats sur la nature et la forme que
doit prendre cette législation. Le débat sera vif entre d’une part des ONG
telles que Fern, Greenpeace et le WWF, et d’autre part les industriels du bois,
le Parlement européen et les États membres. Tout l’enjeu est de trouver une
façon de réglementer le commerce sans empiéter sur les prérogatives des
États producteurs et sans contrevenir aux règles du commerce international.
La jurisprudence de l’OMC interdit à l’Union européenne de prendre des
mesures excluant certains pays de son marché. L’Union européenne ne peut
pas non plus édicter ses propres règles de coupe et de récolte sans atteindre à
la souveraineté des pays forestiers. Pour contourner ces difficultés, la
réglementation adoptée introduit un concept nouveau qui modifie l’approche
traditionnelle du droit : le principe de « diligence raisonnée ».
Le RBUE s’inscrit au cœur de débats sur l’adoption de législations
globales sur la responsabilité des multinationales. Bien que limité à un
secteur particulier, il est un premier grand pas vers la responsabilisation de
ces dernières vis-à-vis de leurs activités sur leurs chaînes de production à
l’étranger.
Par le principe de « diligence raisonnée », le RBUE reconnaît la
responsabilité de l’entreprise qui met en marché son bois, ou des produits
dérivés du bois, sur l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement. Et en
obligeant les opérateurs à se baser sur la législation des pays producteurs, le
règlement reconnaît la légitimité et la souveraineté des législations nationales,
mais pousse aussi les pays producteurs à clarifier leurs règles et leurs
procédures pour faciliter le travail de diligence des acheteurs, et ainsi accéder
plus facilement au marché européen.
En outre, le RBUE est novateur en ce qu’il introduit un renversement de la
charge de la preuve. En droit, c’est au plaignant (ou à l’État, en tant que
ministère public) d’apporter la preuve de l’infraction commise. Dans le
RBUE en revanche, c’est à l’entreprise qui souhaite commercialiser du bois
sur le marché européen d’apporter la preuve de sa légalité. Pour le faire, elle
doit être en mesure de produire tous les éléments qui lui ont permis de
vérifier que ce bois a été coupé en conformité avec les lois du pays de
production. La société doit donc montrer qu’elle a bien respecté son
obligation de diligence raisonnée, c’est-à-dire qu’elle a pris toutes les
mesures en son pouvoir pour vérifier qu’elle respecte bien la législation du
pays producteur en important son bois. Enfin, la société peut être pénalement
responsable d’un manquement au règlement.
Pour toutes ces raisons, l’adoption du RBUE en 2010, et son entrée en
vigueur en 2013 (après une période de trois ans censée permettre aux États
membres de se préparer à son application), ont été observées de très près par
l’ensemble des analystes des marchés, bien au-delà des acteurs du commerce
du bois. Il constitue en effet un premier grain de sable dans les rouages du
libéralisme, en consacrant des principes de droit qui pourraient à terme ouvrir
de nouvelles perspectives pour la régulation des marchés. La manœuvre est
d’autant plus habile qu’elle s’appuie sur l’obligation faite aux entreprises
d’établir leur propre plan de vérification de la légalité, réintégrant de fait dans
le champ du droit contraignant des initiatives de contrôle de la chaîne
d’approvisionnement inventées par les entreprises, et jusqu’alors uniquement
soumises à leur bon vouloir.
Dans cette même perspective, une autre victoire importante de la société
civile, française cette fois, suscite depuis deux ans l’attention des entreprises
et des mouvements œuvrant pour la reconnaissance de la responsabilité
juridique des acteurs économiques tout au long de leurs chaînes
d’approvisionnement. Il s’agit de l’adoption, le 21 février 2017, de la loi
relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises
donneuses d’ordre, entrée en vigueur le 27 mars de la même année.
Le 24 avril 2013, le sol du Rana Plaza, un immeuble situé dans la banlieue
de Dacca, la capitale du Bangladesh, commence à trembler. En moins de
deux minutes, l’ensemble des huit étages s’effondrent, ensevelissant sous
les décombres plus de 3 000 employé·es des ateliers textiles qui occupent le
bâtiment. La veille pourtant, l’apparition de fissures dans l’immeuble avait
alerté les salarié·es. Des experts dépêchés sur place avaient recommandé
l’évacuation et la fermeture du bâtiment. Menacé·es de retenue sur salaire et
de licenciement par leurs employeurs, les travailleurs et travailleuses des
ateliers textiles avaient été contraint·es de reprendre leurs postes. La
catastrophe a fait au moins 1 138 morts, principalement des femmes, mais
aussi des enfants des employé·es présents dans la crèche de l’établissement.
Dans les décombres de l’immeuble, des vêtements siglés au nom de grandes
marques de prêt-à-porter et de la grande distribution : Mango, Benetton,
Carrefour, Auchan, Camaïeu...
Cette catastrophe au retentissement international a mis en lumière les
conséquences dramatiques de la globalisation des chaînes
d’approvisionnement et du recours inconséquent des grandes marques de
vêtements à des sous-traitants méprisant les règles les plus élémentaires du
droit et de la sécurité au travail. Elle rappelle également la différence
considérable entre le prix de vente d’un vêtement, le salaire misérable des
ouvrier·ères du textile et le bénéfice récolté par les maisons-mères et
donneurs d’ordre européens de ces usines bangladaises. Pourtant, et en dépit
du travail colossal fourni par les organisations syndicales et les ONG
bangladaises et internationales, aucune loi ne permet de faire reconnaître la
responsabilité de ces multinationales dans les conditions de travail des
ouvrier·ères du Rana Plaza. Il a fallu des années de bataille acharnée pour que
certaines d’entre elles acceptent de contribuer à un fonds d’indemnisation des
victimes mis en place au Bangladesh. D’autres nient encore aujourd’hui tout
lien avec les ateliers de confection mis en cause.
L’injustice s’ajoutant à la catastrophe, une poignée d’ONG françaises dont
Sherpa et le CCFD, qui réclamaient déjà depuis plusieurs années un cadre
réglementaire permettant d’affirmer la responsabilité des multinationales
pour leurs filiales et leurs sous-traitants, se sont rapprochées de député·es de
la majorité. Danielle Auroi, Dominique Potier et Philippe Noguès, avec l’aide
des juristes de ces ONG et des syndicats, ont rédigé une première proposition
de loi qui a été rejetée. Mais sur la base de ce projet, Dominique Potier a alors
rédigé une nouvelle proposition et a tenté d’en négocier l’adoption avec le
gouvernement. La proposition possédait au sein de l’équipe gouvernementale
un opposant farouche, le ministre de l’Économie de l’époque : Emmanuel
Macron. Il a fallu attendre l’arrivée de Michel Sapin dans les derniers mois de
la mandature pour que, après quatre années de tractations avec les
représentants des entreprises, la proposition de loi soit adoptée, sur la base
des négociations entre les juristes de la société civile{18} et ceux du
gouvernement. Si le cas dramatique du Rana Plaza, et notamment la plainte
déposée contre Auchan, a fait figure d’exemple pour l’adoption de cette loi, il
a fallu citer dans l’hémicycle le cas Samsung pour travail d’enfants en Chine,
puis de Vinci pour travail forcé de migrants sur les chantiers de la coupe du
monde au Qatar{19}, et enfin le cas Lafarge{20}, notamment pour financement
de terrorisme et travail incompatible avec la dignité humaine en Syrie, pour
que le gouvernement et les parlementaires manifestent la volonté de prévenir
ces drames à l’étranger du fait d’acteurs économiques français. C’est donc
aussi l’utilisation du contentieux stratégique en France qui a permis d’obtenir
la réforme. En dépit d’une ultime tentative des lobbies d’entreprises de faire
reconnaître que la loi n’était pas conforme à la Constitution parce qu’elle
limitait la « liberté d’entreprendre », le Conseil constitutionnel a validé la loi,
sauf en ce qu’elle prévoyait une amende civile en cas de manquement à
l’obligation de vigilance.
Cette loi est la première au monde à reconnaître la responsabilité des
multinationales pour les activités sur leurs chaînes de production et
d’approvisionnement. Elle impose aux entreprises françaises, ou opérant en
France, et comptant plus de 5 000 salariés en France (ou plus de
10 000 salariés dans le monde), d’établir un « plan de vigilance » pour
prévenir « les atteintes graves envers les droits humains et les libertés
fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que
l’environnement, résultant des activités » de leurs filiales, fournisseurs et
sous-traitants principaux. Bien que perfectible, notamment du fait de
l’absence d’un renversement de la charge de la preuve qui devrait incomber à
l’entreprise et non à la victime, la loi est pionnière, et reconnue comme telle,
inspirant déjà aujourd’hui des initiatives similaires dans différents pays. En
élargissant la responsabilité des entreprises aux aspects sociaux et
environnementaux, elle préfigure la possibilité d’une reconnaissance globale
de la responsabilité des entreprises qui permettrait de mettre fin à l’impunité
des multinationales.
Le drame du Rana Plaza n’a pas suscité l’indignation qu’en France. En
2014, l’Équateur et l’Afrique du Sud, soutenus par de nombreux pays en
développement, lancent une initiative à l’ONU en vue d’un traité
contraignant visant à prévenir les violations des droits humains par les
multinationales. Cette initiative prend en 2017 la forme d’une ébauche de
traité en cours de négociation aux Nations unies. Ce projet de traité prévoit
l’instauration d’un devoir de vigilance pour les entreprises, mais mentionne
également le renversement de la charge de la preuve, sur le modèle du
RBUE. S’inspirant donc de ces deux législations pionnières, il pourrait
constituer un instrument puissant pour réguler les effets délétères du
libéralisme.
Le droit reste en effet l’un des outils les plus puissants qui puissent
s’opposer à la force des marchés. Tirant sa légitimité des processus politiques
et (la plupart du temps) démocratiques, il s’impose à chacun des acteurs et
permet surtout de dépasser l’idée que seul le caractère économique des
échanges et des agissements doit déterminer leur régulation, en imposant des
principes supérieurs tirés des grandes conventions sur les droits humains et la
protection de l’environnement. Enfin, il redonne à l’État toute la légitimité et
la force d’action pour contraindre les multinationales et les acteurs privés au
respect de règles consenties en société, et pourrait marquer une reprise en
main du politique sur l’économique dans la conduite des affaires du monde.
C’est pourquoi il nous paraît fondamental de mettre en lumière le caractère
pionnier et novateur de ces initiatives juridiques, et leur potentiel
transformateur, qui devraient encourager l’ensemble des mouvements
citoyens décidés à contester la domination de l’ordre néolibéral à choisir ce
mode d’action et à s’y investir largement. Cet encouragement devrait
également naître du constat que le droit permet encore de rétablir des rapports
de force absolument déséquilibrés entre lobbies économiques et société
civile. L’adoption de la loi sur le devoir de vigilance en est un bel exemple
puisque c’est essentiellement un petit groupe de femmes (chargées de
campagnes des ONG et syndicats, et juristes de Sherpa, impliquées dans la
rédaction des argumentaires juridiques, des amendements et le plaidoyer) qui
a formé les parlementaires, négocié avec le gouvernement, et in fine obtenu
l’adoption de cette loi.
Nous proposons donc dans les chapitres suivants de passer en revue
plusieurs initiatives juridiques en cours susceptibles de faire progresser le
droit vers une meilleure reconnaissance de la responsabilité des acteurs
économiques. L’étude de ces initiatives nous permettra d’identifier les limites
actuelles du droit, et par conséquent d’établir les objectifs de transformation
souhaitables, tant en ce qui concerne l’adoption de nouvelles lois ou de
nouveaux traités qu’en ce qui concerne les moyens de les faire appliquer et de
les rendre effectifs.
Chapitre 4
Des lois contre l’impunité
Parmi les stratégies mises en œuvre par la société civile et les mouvements
citoyens, une partie repose sur l’utilisation (et la transformation) du droit
pour obliger les multinationales à rendre des comptes sur leurs activités, et
pouvoir engager juridiquement leur responsabilité sociale et
environnementale, allant bien au-delà de leurs déclarations de principes
volontaires, qui ont prouvé leur insuffisance. Cette approche, dite du
contentieux stratégique, vise aussi, au-delà des batailles spécifiques, à
rappeler la primauté du droit et donc des règles collectives sur les logiques de
marché et la « loi du plus fort » qui caractérisent le libéralisme économique.
Au cours des vingt dernières années, de nombreux contentieux ont été
entamés devant différents types de juridictions. Ils ont permis de tester des
stratégies juridiques, de faire avancer la jurisprudence, et ainsi de façonner la
loi afin qu’elle permette de plus en plus de responsabiliser les acteurs
économiques impliqués dans des violations graves de droits humains sur leur
chaîne de production. Parfois, trop souvent, ces contentieux stratégiques se
sont heurtés aux obstacles de notre système dans l’application des textes aux
multinationales, ce qui illustre le chemin qui reste à parcourir pour que notre
société dispose enfin d’outils de droit capables de contraindre au respect des
droits humains sur toute la chaîne de production, et de contrer le pouvoir
démesuré des multinationales sur les peuples et la nature.
L’insuffisance du « droit mou »
Comme nous l’avons vu, les principes directeurs de l’ONU et ceux de
l’OCDE pour les multinationales sont les premiers textes appelant les
entreprises transnationales à respecter les droits humains sur leur chaîne
de production. Cependant, ces textes ont montré leurs limites ces dernières
années, du fait de leur caractère non contraignant.
Plusieurs plaintes ont été déposées devant les points de contact nationaux
(PCN) de l’OCDE{21}, des mécanismes chargés de faire appliquer les
principes directeurs de l’OCDE{22} aux multinationales mais qui se sont
révélés impuissants pour faire appliquer in fine les textes aux entreprises qui
ne le souhaitaient pas.
En France, la structure et l’organisation du PCN ne lui permettent pas à
l’heure actuelle de respecter les principes auxquels il devrait être soumis, de
visibilité, d’accessibilité, de transparence, de responsabilité, d’impartialité, de
prévisibilité et d’équité{23}.
L’exemple de la plainte Socapalm illustre bien l’insuffisance du « droit
mou », ou non contraignant, en l’occurrence les principes directeurs de
l’OCDE, et de ses mécanismes d’application. Socapalm, filiale de la holding
de plantation Socfin, une société détenue à 40 % par le groupe Bolloré, est la
plus importante exploitation d’huile de palme du Cameroun, avec plus de
60 000 hectares de plantations{24}.
En 2010, les communautés riveraines de l’exploitation de Socapalm et les
travailleur·ses représenté·es par des ONG locales s’organisent pour faire
valoir leurs droits. Suite à une mission de terrain de l’ONG Sherpa, une
plainte est déposée devant le PCN français, notamment contre le groupe
Bolloré{25}, en tant que société-mère du groupe.
Les riverain·es se plaignent de violences graves (dont des meurtres)
commises par l’entreprise de sécurité embauchée par Socapalm, de pollution
des rivières et des sols, de nuisances sonores, d’altération de la qualité de l’air
et d’accaparement des terres et des rivières. La convention signée en 2000, au
moment de la privatisation, entre l’État et Socapalm prévoyait le maintien
d’un espace vital autour de chaque village, permettant aux riverain·es de faire
pousser leurs propres palmiers et de pratiquer l’agriculture vivrière, or cette
clause n’est pas respectée. Les travailleur·ses des plantations, quant à
eux·elles, se plaignent de conditions de logement et de travail indignes.
Socapalm a en outre massivement recours à la sous-traitance, ce qui entraîne
des inégalités de traitement entre sous-traitant·es et employé·es de la
compagnie, qui ne bénéficient pas des mêmes garanties{26}.
Malgré les nombreux obstacles posés par le groupe Bolloré et les
problèmes de fonctionnement du PCN, la plainte de Sherpa et de ses
partenaires a finalement abouti à un rapport final du PCN en juillet 2012 qui
reconnaît des manquements aux principes directeurs de l’OCDE. Afin de
remédier à ces violations, une médiation est alors ouverte entre Sherpa et le
groupe Bolloré sous les auspices du PCN, pour aboutir en juillet 2013 à la
conclusion d’un « plan d’action », par lequel le groupe Bolloré s’engage à
œuvrer concrètement pour l’amélioration des conditions de vie des
communautés affectées par les activités de Socapalm.
Ce plan d’action est censé répondre aux revendications des riverain·es et
des travailleur·ses. Par exemple, il engage la compagnie à rénover sous trois
ans tous les logements et à garantir un espace minimal à chaque travailleur·se
et à sa famille. Il l’engage également à équiper de façon adéquate les
travailleur·ses pour prévenir les accidents, et à limiter la sous-traitance à
40 % de la masse des travailleur·ses. Ce plan est inédit, par l’ampleur des
violations des droits qu’il entend réparer, mais également du fait qu’il est
assorti d’un mécanisme de suivi confié à deux organismes choisis par les
parties : le Gret, financé par Bolloré, en France, et un organisme indépendant
au Cameroun : le Service national justice et paix (SNJP). Tous deux sont
chargés de vérifier l’application effective du plan d’action négocié. Ce suivi
est primordial pour éviter que le plan d’action ne reste à l’état de déclaration
d’intention.
Une crainte qui se révélera justifiée : quelques mois plus tard, à l’automne
2014, la Socfin entame des discussions avec Greenpeace, qui la conduiront à
publier, en 2015, une politique « zéro déforestation » par laquelle le groupe
prend des engagements de responsabilité sociétale et environnementale
avancés, mais sans préciser le mécanisme de suivi de son application.
Concomitamment, fin 2014, Bolloré annonce soudainement qu’il se retire de
l’application du plan d’action de juillet 2013, se déchargeant de ses
responsabilités sur la Socfin qui, de son côté, a toujours refusé le plan et son
suivi. Après des années de bras de fer, et l’engagement ferme de Bolloré
devant le PCN, auprès de Sherpa et des communautés qu’elle représente, les
sociétés Socfin et Bolloré annoncent donc qu’elles n’appliqueront pas le plan
prévu en tant que tel, et se retranchent derrière leurs propres engagements
volontaires (dont la politique « zéro déforestation » récemment signée) et la
certification RSPO (Roundtable on Sustainable Palm Oil), un label d’huile de
palme « durable », largement insuffisant aux yeux de nombreux observateurs
et observatrices.
Malgré les relances multiples de Sherpa et des PCN français puis belge
(dont dépend l’autre principal actionnaire de la Socfin, Hubert Fabri), les
entreprises ont refusé, jusqu’à ce jour, de se conformer aux engagements pris
par le groupe Bolloré dans le cadre du plan d’action.
En mai 2019, Sherpa assigne alors la société Bolloré dans une action
judicaire novatrice devant le Tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre.
L’ONG demande à la justice de reconnaître que les engagements du plan
d’action ont valeur de « contrat », ce qui permettrait de contraindre Bolloré à
les appliquer en faisant appel, cette fois-ci, au « droit dur », en l’occurrence
au code civil français.
En effet, le cas Socapalm montre que le caractère non contraignant des
principes directeurs de l’OCDE et l’impuissance des PCN à les faire
appliquer soumettent les acteurs affectés par leurs activités au bon vouloir
des entreprises. Ainsi, dans ce système d’autorégulation des multinationales,
malgré des années de travail des représentants des riverain·es et
travailleur·ses de la plantation et du PCN et en dépit des engagements des
entreprises, leur décision soudaine de se retirer n’est assortie
d’aucune sanction.
Face à l’échec du PCN à faire respecter les principes directeurs de
l’OCDE, plusieurs courriers lui ont été adressés appelant au changement de
sa composition, de sa gouvernance et de sa façon de traiter les plaintes, et
dénonçant son manque d’impartialité, de transparence et de ressources. Ces
courriers n’ont jamais reçu de réponse, si bien que les ONG ont décidé de
boycotter le mécanisme et se sont regroupées avec OECD WATCH pour
réclamer une réforme urgente du PCN auprès de son président et du ministère
de l’Économie{27}, sans réponse à ce jour.
L’action en justice menée contre le groupe Bolloré s’est accompagnée
d’une demande de soutien à neuf autres organisations impliquées dans la
défense des riverain·es et des travailleur·ses de Socapalm, qui sont également
parties à l’action, afin de renforcer la capacité d’agir en justice des
associations et de se prémunir, grâce au nombre, de tentatives de discrédit ou
d’intimidation, à l’instar des attaques en diffamation dont certaines
associations avaient déjà fait l’objet{28}.
Afin de mener de telles actions judiciaires, il faut pouvoir se fonder sur des
textes de loi contraignants. Or en matière de responsabilité des
multinationales, mise à part la très récente loi sur le devoir de vigilance
adoptée en mars 2017, unique en son genre, il n’existe pas de disposition
prévoyant la responsabilité d’une multinationale pour ses activités à
l’étranger.
Les actions judiciaires menées jusqu’à aujourd’hui utilisent donc des
fondements juridiques{29} du droit existant qui ne sont pas dédiés à
responsabiliser les multinationales, pour parvenir à mener des actions en
justice de façon innovante et faire respecter les droits humains. Les nombreux
obstacles rencontrés au cours de ces actions montrent néanmoins le besoin de
s’appuyer sur des textes généraux fondant cette responsabilité.
La nécessité de lois contraignantes
Il est nécessaire ici de rappeler que les multinationales ne sont pas des
sujets de droit international, c’est-à-dire qu’en droit international public, seuls
les personnes physiques et les États sont responsables devant la loi et la
justice. La Cour pénale internationale ne peut pas juger une entreprise ; elle
pourrait uniquement juger le dirigeant ou la dirigeante de cette entreprise{30}.
Le principe d’autonomie juridique implique que chaque société est
autonome juridiquement et donc qu’une maison-mère ou une entreprise
donneuse d’ordre, alors même qu’elle récupère tous les bénéfices de ses
filiales et sous-traitants et prend les décisions régissant leurs activités, n’est
pas responsable des dommages causés par leurs activités. Il existe entre les
entités d’un groupe un « voile juridique » difficile à percer devant le juge.
Pour pouvoir engager la responsabilité civile ou pénale d’une entreprise à
la tête d’un groupe, en dehors du fondement de la nouvelle loi sur le devoir
de vigilance, il faut montrer qu’elle est directement impliquée dans les
activités à l’étranger de ses filiales, ce qui nécessite tout un faisceau d’indices
complexes et d’interprétation jurisprudentielle{31}.
Les multinationales ont en leur sein des armées de juristes et font en sorte
de multiplier les entreprises écran sur leurs chaînes de production, afin que le
lien entre elles et les entreprises soit trop ténu pour qu’elles puissent en être
responsables.
Les maisons-mères et donneuses d’ordre sont pourtant les bénéficiaires in
fine de leurs activités, et les dommages causés par elles sont causés pour leur
compte, et pour leur profit.
Aucune loi n’empêche l’organisation de la déresponsabilisation à travers la
multiplication des différentes entités du groupe, ni la défiscalisation à travers
des entreprises implantées dans des paradis fiscaux, ni le contournement du
droit social à travers la contractualisation. Les multinationales
contractualisent un nombre illimité de sous-traitants et de fournisseurs, ce qui
leur permet de contourner les règles du droit social qu’en tant qu’employeur
direct elles seraient tenues de respecter{32}.
La loi sur le devoir de vigilance est unique au monde en ce qu’elle
consacre le devoir de vigilance d’une maison-mère ou d’une entreprise
donneuse d’ordre sur les activités des « sociétés qu’elle contrôle [...],
directement ou indirectement, ainsi que [sur les] activités des sous-traitants
ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie,
lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ». Les personnes affectées
par les activités d’une filiale ou d’un fournisseur d’une multinationale ne
seront donc plus tenues de prouver, pour engager la responsabilité de celle-ci,
qu’elle contrôlait les activités de la société à l’étranger qui aurait commis le
dommage, mais devront montrer que la société à l’origine du dommage est
bien une société du groupe telle que définie par la loi, et que la maison-mère
n’a pas pris les mesures requises par son devoir de vigilance pour empêcher
ce dommage.
Cela rend possible l’engagement de la responsabilité civile d’une
entreprise pour ses activités à l’étranger. La publication des premiers plans de
vigilance montre d’ailleurs à quel point les plus grandes multinationales
françaises sont loin d’avoir mis en place, comme elles le prétendaient, un réel
système de vigilance volontaire ces dernières années. Ces premiers plans
parviennent à peine à faire une cartographie des risques présents sur les
chaînes de production, comme l’exige pourtant la loi. Les mesures imposées
par la loi, et l’interprétation qui en sera faite par les juges au regard des
premiers cas portés en justice, devraient donc obliger les multinationales
françaises à changer leurs pratiques.
Cette loi reste cependant limitée aux plus grandes multinationales
françaises puisqu’elle ne s’applique qu’aux entreprises employant plus de
5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde. La pétrolière Perenco,
détenue par la famille Perrodo (treizième fortune de France{33}) avec un
chiffre d’affaires estimé à 5 milliards d’euros en 2017, dont les activités
polluantes sont dénoncées partout où elle opère dans le monde, n’est par
exemple actuellement pas visée par la loi. De nombreuses améliorations,
telles qu’un renversement de la charge de la preuve pour les victimes, ainsi
qu’un élargissement du champ d’application de la loi, sont donc encore
nécessaires pour que celle-ci ait un réel impact{34}.
De plus, alors que les juristes de Sherpa avaient inclus dans la première
proposition de loi des dispositions pour permettre d’engager la responsabilité
pénale des multinationales en cas de manquement à leur devoir de vigilance
sur leur chaîne de production, elles n’ont pas réussi à négocier ce volet dans
la deuxième proposition et la loi adoptée en mars 2017 ne prévoit donc cette
possibilité qu’au civil. Pourtant, en matière pénale également, la percée du
voile juridique reste extrêmement complexe et les magistrats – notamment
ceux rattachés au ministère public – sont réticents à engager la responsabilité
pénale de multinationales françaises pour leurs activités à l’étranger.
En attendant la reconnaissance d’une responsabilité pénale générale des
maisons-mères pour les infractions commises par leurs filiales ou sous-
traitants, et afin de mettre en évidence les obstacles actuels à la
responsabilisation pénale, il est nécessaire que des avocats et juristes
audacieux utilisent les fondements existants pour faire évoluer la
jurisprudence, et percer le voile juridique des sociétés, grâce à la
démonstration de l’influence d’une société sur une autre à l’aide d’un
faisceau d’indices appréciés par le juge.
En ce sens, une plainte a par exemple été déposée contre la société Vinci
SA pour travail forcé au Qatar, pour laquelle il a fallu démontrer que Vinci en
France avait le pouvoir, la compétence et les moyens de gérer les travailleurs
migrants travaillant sur les chantiers de sa filiale Qatarie QDVC. Les
travailleurs migrants népalais, indiens, bangladais et philippins payent une
fortune à des agences de recrutement pour être employés sur les chantiers de
construction de QDVC sur les infrastructures de la coupe du monde 2022, ce
qui les rend encore plus vulnérables et dépendants économiquement à leur
arrivée. Plusieurs de ces travailleurs ont relaté s’être fait confisquer leur
passeport une fois sur place, avant de devoir fournir un travail extrêmement
physique à 40 degrés au soleil, jusqu’à 70 heures par semaine pour un salaire
très bas, dans des conditions de logement incompatibles avec la dignité
humaine{35}. L’esclavage moderne, qui couvre différentes formes
d’exploitation sévère de travailleur·ses vulnérables, est un des fléaux de la
globalisation « autorégulée », et ce dans tous les secteurs de production
(textile, alimentaire, cosmétique, électronique). Malgré la récurrence de ce
phénomène, cette plainte est une première en France, car les conditions en
matière de preuves et de contrôle de la société sur la filiale sont pour la
première fois réunies.
De même, des plaintes contre Auchan et Samsung pour pratiques
commerciales trompeuses, une infraction du droit de la consommation{36}, ont
été déposées par Sherpa, ActionAid France et le collectif Éthique sur
l’étiquette. En 2013, des étiquettes de la marque Auchan avaient été
retrouvées dans les décombres du Rana Plaza. Le groupe Auchan s’est
toujours défendu en affirmant qu’il ne savait pas qu’un de ses sous-traitants
avait « sauvagement » sous-traité ses commandes à un atelier du Rana Plaza.
Une enquête sur place en décembre 2014 a pourtant montré que dans les
usines actuelles d’Auchan et chez ses sous-traitants officiels, les conditions
de sécurité et de santé sont telles qu’elles pourraient être à l’origine d’un
nouvel effondrement ou d’un incendie, mais surtout qu’elles ne
correspondent pas aux engagements éthiques affichés par Auchan, à savoir un
respect sans faille sur toute sa chaîne de production des droits fondamentaux
des travailleurs et travailleuses{37}.
Dans le cas de Samsung, les conditions de travail, qui pourraient être
qualifiées d’indignes, des ouvrier·ères des usines de la société en Chine, en
Corée et au Vietnam, et la présence d’enfants de moins de seize ans dans
certaines d’entre elles, ne correspondent pas aux chartes éthiques et codes de
conduite de Samsung France et Samsung Corée, qui prétendent que
l’entreprise est « l’une des plus éthiques au monde{38} ».
Le fondement de pratiques commerciales trompeuses permet de dénoncer
dans ces plaintes un écart inacceptable entre la réalité de la chaîne de
production et les engagements éthiques des entreprises. La mise en examen
de Samsung sur ce fondement en 2019 est une première en France, et en
reconnaissant le caractère de pratiques commerciales aux engagements
éthiques des entreprises, elle devrait obliger les entreprises à aligner leur
pratique sur ce qu’elles déclarent respecter ; l’expression « autorégulation »
n’est plus alors un oxymore, quand le droit pénal contraint les entreprises à
appliquer leurs propres normes. Ce fondement innovant s’appuie sur des
principes de protection des consommateurs et consommatrices qui ne sont
pas, à l’origine, prévus pour protéger les droits humains, mais permet
indirectement de responsabiliser les multinationales concernant les violations
de tels droits. Il ne permet cependant pas de demander l’indemnisation des
travailleur·ses, puisqu’il est destiné à protéger les consommateur·rices,
supposé·es victimes de pratiques trompeuses.
D’autres infractions ont pu être utilisées récemment pour tenter de
responsabiliser pénalement les maisons-mères. Le « recel-profit{39} » est un
fondement intéressant en ce qu’il permet de montrer qu’une entreprise-mère a
profité d’une infraction commise à l’étranger par ses filiales ou sous-traitants.
Ce fondement a été utilisé notamment dans une plainte contre DLH France,
société qui aurait profité du trafic de bois pendant le régime sanglant de
Charles Taylor au Liberia. Le recel-profit devrait se révéler très utile pour
réguler l’activité des entreprises, d’autant plus que c’est à l’entreprise de
montrer que le profit de l’infraction ne court plus dans ses circuits financiers
pour établir la prescription du recel, et donc pour ne plus être poursuivie. Or
il est difficile, au vu de la fongibilité de l’argent dans la trésorerie de
l’entreprise, de séparer un certain profit du reste de son circuit financier.
L’autre fondement pénal utilisé dans plusieurs plaintes ces dernières
années est la complicité de crime de droit pénal international{40}. L’entreprise
Lafarge a été mise en examen le 28 juin 2018 pour complicité de crime contre
l’humanité commis en Syrie par des groupes armés comme l’État islamique
(EI), pour financement du terrorisme, mise en danger délibérée d’autrui et
violation d’un embargo. L’instruction porte également sur le travail
incompatible avec la dignité humaine, et le recel de ces infractions.
Cette mise en examen d’une multinationale sur le fondement de complicité
de crime contre l’humanité est une première mondiale{41}, et constitue un pas
décisif dans la lutte contre l’impunité des multinationales opérant dans des
zones de conflits armés. Elle a été rejetée par la suite dans un arrêt du
7 novembre 2019 de la chambre de l’instruction, qui fera l’objet d’un pourvoi
en cassation.
En revanche, la mise en examen est maintenue par la chambre sur les
autres fondements de financement de terrorisme, mise en danger, et violation
d’un embargo, ce qui reste une première décision en France mettant en cause
la responsabilité pénale d’une entreprise pour ses activités à l’étranger.
Pour obtenir la mise en examen sur le fondement de la complicité, il a
fallu, dès la plainte initiale et dans des notes et mémoires supplémentaires
déposés par les associations plaignantes{42}, montrer en quoi Lafarge s’était
rendue complice de crimes, notamment ceux commis par l’EI. Plusieurs
éléments venaient à l’appui de la plainte : le financement des groupes armés,
dont l’EI, par Lafarge SA à hauteur de plus de 13 millions d’euros, le
maintien de l’usine en Syrie alors que toutes les autres multinationales étaient
parties et la façon défectueuse de gérer les salariés syriens, les exposant aux
crimes dans la région, alors que tous les expatriés avaient été mis à l’abri dès
2012{43}.
Les salariés étaient obligés de se rendre à l’usine et devaient pour cela
traverser systématiquement les checkpoints de groupes armés comme l’EI, ils
étaient hébergés dans une ville d’abord régulièrement bombardée par le
régime puis contrôlée par le groupe EI, plusieurs ont été kidnappés et
menacés, et le jour de l’attaque de l’usine par l’EI, aucun plan d’évacuation
n’a été prévu pour eux, les obligeant à fuir par leurs propres moyens. La
chambre de l’instruction dans son arrêt du 7 novembre affirme la présence
d’éléments suffisants dans l’instruction rendant vraisemblables les crimes
contre l’humanité commis par l’EI, et le financement de ce dernier par
Lafarge à hauteur de plusieurs millions d’euros{44}. Elle interprète cependant
de façon trop restrictive la condition de l’élément intentionnel de Lafarge de
participer aux crimes, n’acceptant pas que la connaissance de la société des
crimes de l’EI soit suffisante pour l’en rendre complice.
Cette interprétation priverait les victimes de conflits armés de la possibilité
d’engager la responsabilité des acteurs complices, tels que les multinationales
engagées dans les conflits armés. Il appartiendra à la Cour de cassation de
rétablir la jurisprudence de principe selon laquelle le complice ne doit pas
avoir eu l’intention de participer aux crimes d’origine, mais bien la
connaissance de l’intention de l’auteur du crime et que ses actes
participeraient aux crimes. L’intérêt d’engager la responsabilité des acteurs
économiques sur le fondement de la complicité de crimes internationaux va
même au-delà de la nécessaire régulation des activités de ces géants et de la
lutte contre leur impunité ; il relève d’une question de paix internationale.
Les juridictions nationales jouent un rôle décisif en matière de poursuites
de droit pénal international telles que celles contre les génocides, les crimes
contre l’humanité ou les crimes de guerre en ce que la Cour pénale
internationale n’est pas compétente pour juger les sociétés, mais seulement,
potentiellement, ses dirigeant·es personnes physiques. Or il est primordial de
pouvoir engager la responsabilité de la société outre celle de ses dirigeant·es,
dans la mesure où les infractions commises le sont pour le compte et dans
l’intérêt de la société. Elles ne résultent pas d’individu·es qui auraient agi de
façon isolée, mais bien de décisions prises à un niveau supérieur de la société,
pour générer des bénéfices pour celle-ci ; c’est donc le système économique
établi qui engendre les infractions et qui doit être sanctionné, et non
seulement les individu·es qui le composent.
Enfin, la capacité d’action des géants économiques dans les conflits armés
est telle qu’ils peuvent être considérés comme des acteurs géopolitiques, au
même titre que leurs investisseurs, et que la recherche de la paix
internationale ne peut donc faire l’économie de la recherche de leur
responsabilité, au moins au même titre que celle des individu·es impliqué·es
dans ces conflits.
S’il n’y a pas eu de précédentes décisions mettant en cause la
responsabilité d’une société pour ses activités à l’étranger, c’est parce qu’il
reste extrêmement difficile d’obtenir la mise en examen d’une telle société,
du fait d’obstacles de procédure et de vide juridique en matière pénale{45}. Le
cas Lafarge a été cité comme exemple, après ceux d’Auchan et de Vinci, dans
l’hémicycle de l’Assemblée nationale pour l’adoption de la loi sur le devoir
de vigilance pour montrer qu’une loi devrait être adoptée pour prévenir ce
type de violations graves à l’étranger. Il devrait aujourd’hui être cité de
nouveau pour encourager le législateur à instaurer un devoir de vigilance des
sociétés-mères et donneuses d’ordres en droit pénal. Si l’instauration d’un
devoir de vigilance en matière civile est un premier pas primordial, et devra
être renforcée, il faudrait en effet qu’il soit accompagné de l’instauration
d’une réelle possibilité d’engager la responsabilité pénale des sociétés-mères
et donneuses d’ordre pour leurs filiales et sous-traitants à l’étranger. Les
valeurs défendues par la justice pénale ne sont pas les mêmes que celles de la
justice civile. La justice pénale protège les intérêts de la société en
sanctionnant l’auteur·e d’une infraction, et répare le préjudice de la victime.
Il est fondamental que les multinationales puissent être sanctionnées, afin que
les sanctions spéciales prévues dans le code pénal pour les sociétés, telles que
la dissolution de la société ou l’exclusion des marchés publics, puissent
s’appliquer. Ces sanctions peuvent avoir un effet dissuasif important.
Enfin, l’impact positif des actions judiciaires contre les multinationales ces
dernières années devrait d’autant plus encourager le législateur à les favoriser
et par conséquent à réguler. Les dénonciations publiques ne suffisent plus à
faire bouger les pratiques des transnationales, nous l’avons vu. Les actions en
justice en revanche ont un impact sur leurs pratiques. Ainsi, après la plainte
contre Vinci pour travail forcé au Qatar, les travailleurs des chantiers ont
témoigné d’améliorations significatives de leurs conditions de travail. Le
dossier Lafarge est un exemple dissuasif de violations graves des droits
humains pour toutes les entreprises qui opèrent en zones de conflits armés.
De même, la mise en examen de Samsung peut faire bouger les pratiques des
géants de l’électronique sur leurs chaînes de production.
Récemment, une action en justice d’organisations visant à suspendre la
livraison de bateaux garde-côtes par le gouvernement français à la Lybie, afin
d’empêcher la France de participer aux crimes commis contre les migrant·es
par le régime libyen, a eu un impact direct, et ce malgré le rejet de l’action
par la justice : l’État français a annoncé la décision de ne pas livrer les
bateaux{46}.
La médiatisation des actions permet de ne pas avoir à attendre la mise en
examen ou la condamnation d’une entreprise pour observer un impact sur les
pratiques. En outre, les actionnaires et les investisseurs, de plus en plus
demandeurs d’investissements socialement responsables, s’intéressent aux
actions déposées contre les multinationales, ce qui vient alors toucher le nerf
de la guerre et donne un poids réel aux actions en justice.
En attendant le renforcement législatif de la responsabilité civile et pénale
des multinationales, afin que la loi reflète mieux la valeur de justice, il faut
pouvoir encourager le système judiciaire à appliquer les lois existantes aux
multinationales, et ainsi renforcer la capacité de ce système à responsabiliser
les acteurs économiques. Il est donc nécessaire que non seulement la loi, mais
aussi le système judiciaire, s’adaptent à la globalisation, pour devenir
efficaces.
Chapitre 5
Des moyens au service de la justice
L’application de fondements existants à des cas inhabituels d’envergure
internationale demande de la part des juges non seulement une connaissance
approfondie de ce domaine complexe du droit mais aussi une grande
indépendance, et du courage. Leur spécialisation et leur indépendance
doivent donc être renforcées. Aussi, au nom de cette valeur de justice, les
victimes étrangères des multinationales françaises devraient avoir accès au
système judiciaire français, et il faut pour cela que les juges français soient
déclarés compétents. Par ailleurs, pour qu’un système judiciaire puisse
responsabiliser les acteurs économiques, il faut qu’il soit en mesure de
prononcer des peines dissuasives et de les faire appliquer. Enfin, quand bien
même un système judiciaire serait efficace, l’impunité ne pourrait reculer si
l’accès des victimes à ce système n’était pas garanti.
Le besoin de juges spécialisés
À l’heure actuelle, les magistrats (du siège ou du parquet) sont réticents à
reconnaître le pouvoir, la compétence et les moyens d’une société sur une
autre et à accepter sa responsabilité au civil ou au pénal pour des violations
de droits humains commises à l’étranger. Une des raisons de cette réticence
est le manque de connaissance en la matière.
Le juge saisi d’une affaire contre une multinationale française, que ce soit
au pénal ou au civil, ou même en matière commerciale, va être saisi sur un
fondement précis, ou une infraction, dans son domaine d’activité. En
revanche, quel que soit son domaine, le juge devra savoir juger l’implication
de la société-mère ou donneuse d’ordre française dans la commission du
dommage commis à l’étranger à travers une autre société, et il devra pour
cela appliquer un faisceau d’indices technique, assez complexe et méconnu
des juges.
De même, les juges n’ont pas l’habitude des affaires internationales, qui
demandent par exemple au civil de savoir manier le droit international privé,
et au pénal, au stade de l’instruction, de bien connaître les rouages de la
coopération judiciaire à l’étranger et notamment les commissions rogatoires
internationales{47}.
Dans le cas contre Perenco – société pétrolière déjà évoquée plus haut, qui
aurait causé en République démocratique du Congo (RDC) des dommages de
pollution de l’air par le torchage de gaz, des eaux par le déversement de
déchets d’hydrocarbures, et des sols avec les fuites et l’enfouissement de
boues toxiques –, lorsque les associations ont présenté une requête afin de
faire saisir des documents dans les bureaux de l’entreprise, certains juges ont
expliqué que les affaires internationales et le contrôle d’une société-mère sur
une autre sont des matières que les juges des requêtes connaissent mal, et
qu’ils sont donc frileux à ordonner des mesures d’instruction en requête dans
ce type de cas.
L’accès à des juges du pôle financier, du pôle antiterroriste, et en dernier
lieu du pôle crime contre l’humanité, a joué un rôle clef dans le fait que
l’instruction contre Lafarge soit bien menée et avance aussi vite par rapport à
d’autres dossiers de la même envergure. Le mouvement de spécialisation des
juges ces dernières années devrait donc augmenter la possibilité d’obtenir
plus de décisions en matière de responsabilité des transnationales.
Les dix-neuf enquêteurs et enquêtrices spécialisé·es du pôle crime contre
l’humanité sont formés à des enquêtes très techniques, à l’étranger, et sur des
faits parfois très anciens. Malgré leur nombre limité au regard des
110 dossiers dont ils ont la charge, les enquêtes qu’ils mènent sont plus
efficaces que si elles étaient conduites par des enquêteurs ou enquêtrices non
spécialisé·es.
La différence entre les diligences du parquet et celles des juges
d’instruction dans ce type de dossiers internationaux est également
significative{48}. Les plaintes Vinci, Auchan et Samsung ont toutes trois été
classées sans suite par le ministère public qui s’était cantonné à effectuer des
actes d’enquête sur le territoire français. Les enquêtes préliminaires se
limitaient à l’audition des dirigeants des entreprises concernées, et à la
demande de documents. Le parquet s’est également fié aux audits effectués
par les entreprises dans leurs filiales ou sociétés sous-traitant·es à l’étranger
comme s’il s’agissait de documents fiables. Ces audits non seulement
manquent d’indépendance, puisqu’ils sont réalisés par des cabinets rémunérés
par l’entreprise qui les commande, mais ils sont en outre insuffisants pour
refléter la réalité des conditions de travail sur les lieux audités, puisqu’ils se
limitent le plus souvent à une audition des travailleur·ses en présence de leurs
responsables. Étant donné le niveau de dépendance économique des
travailleur·ses sur les chaînes du textile, du bâtiment ou de l’électronique, et
l’absence totale de protection face aux licenciements abusifs, on imagine le
niveau de fiabilité de leurs témoignages en ce qui concerne d’éventuelles
infractions au droit du travail.
Les enquêteur·rices et les juges devraient donc mieux connaître les outils
de contrôle des géants économiques pour être à même d’établir la crédibilité
d’un dossier.
Dans le dossier Samsung, l’accès à un juge d’instruction spécialisé du pôle
financier a permis une mise en examen qui n’aurait certainement pas été
ordonnée si le juge Van Ruymbeke n’avait pas déjà bien connu le contexte
financier, notamment en Corée. Les associations plaignantes (Sherpa et
ActionAid) ont choisi de porter plainte à Paris, en montrant qu’en matière de
pratiques commerciales trompeuses, la juridiction compétente n’est pas
forcément celle du siège de l’entreprise mais peut être tout lieu où les
engagements éthiques de Samsung sont diffusés. Le parquet avait demandé
un dessaisissement du juge de Paris au profit de celui de Bobigny, ce qui
ramenait les plaignants devant le même parquet qui avait classé sans suite, et
devant un·e juge d’instruction non spécialisé·e dans ce type d’affaires. Sans
l’accès au juge spécialisé du TGI de Paris, l’affaire aurait certainement été
close à nouveau, sans mise en examen de la société, sans réelle instruction.
Le besoin de juges indépendants
Le rattachement du ministère public ou du parquet à l’exécutif se fait
particulièrement sentir dans ces dossiers impliquant les intérêts économiques
de la France.
Pour les délits commis à l’étranger, le code pénal pose une condition
discriminatoire : « La poursuite des délits ne peut être exercée qu’à la requête
du ministère public. » Or les plaintes simples déposées contre des
multinationales ces dernières années ont été classées sans suite par le
parquet ; il a fallu déposer, à la suite du classement, des plaintes dites « avec
constitution de partie civile » pour pouvoir accéder à un·e juge d’instruction
et finalement obtenir l’ouverture d’une instruction{49}.
Dans un dossier d’envergure internationale, l’enquêteur principal sous les
ordres du parquet a même expliqué à l’association plaignante qu’il ne ferait
pas de perquisition dans les bureaux de la multinationale visée pour éviter
que la valeur des actions de l’entreprise s’en trouve affectée en cas de
médiatisation. Certains membres du parquet peuvent également
s’autocensurer dans le but d’obtenir une promotion, et par crainte de
sanctions indirectes en cas de trop grande diligence de leur part.
Aussi, dans le dossier Vinci, le parquet a classé la plainte sans suite,
acceptant l’argument de Vinci faisant valoir que ses pratiques s’étaient
améliorées au Qatar en matière de conditions de travail. Les infractions
dénoncées n’étaient pourtant pas prescrites, mais sous prétexte notamment
d’améliorations alléguées par l’entreprise, le ministère public a estimé qu’il
n’y avait pas lieu de les poursuivre. On imagine pourtant mal le même
parquet estimer qu’il ne faudrait pas poursuivre un individu pour un viol non
prescrit sous prétexte de meilleure conduite future de l’inculpé.
Les multinationales utilisent fréquemment l’argument d’amélioration des
pratiques, ou la comparaison avec des entreprises multinationales d’autres
pays qui seraient pires en matière de respect des droits humains, pour
s’exonérer de leurs responsabilités. Le plus choquant est que même les
auxiliaires de justice s’imprègnent de cette logique infusée partout. Le
mauvais élève ne devrait pourtant pas être exonéré sous prétexte que d’autres
font pire.
Il est enfin souvent argué par les multinationales poursuivies pénalement
que, même si elles le voulaient, elles ne pourraient contrôler leurs chaînes de
production étant donné le nombre signifiant de sous-traitants ou de
fournisseurs qu’elles possèdent. Cependant, ce système résulte d’un choix
d’organisation dont peuvent difficilement se dédouaner lesdites entreprises. Il
est donc primordial que des juges d’instruction indépendant·es n’accueillent
pas ce type d’arguments économico-politiques, et étudient scrupuleusement
la responsabilité pénale de l’entreprise.
Mais pour que les juges puissent appliquer la loi civile ou pénale aux
multinationales, encore faut-il que cette même loi les désigne comme
compétent·es pour le faire.
Le besoin de reconnaître la compétence du juge du pays où se
trouve le siège social de la société-mère
L’accès à la justice des victimes des chaînes de production des
multinationales devrait pouvoir se faire dans le pays du siège de la
multinationale ; non seulement parce que la maison-mère ou le donneur
d’ordre est le bénéficiaire in fine des violations commises sur sa chaîne et
doit en répondre juridiquement, mais aussi parce que les victimes en question
ont souvent un accès limité à la justice dans leur pays.
En attendant que cet accès devienne effectif, les défenseurs des droits des
pays des sièges doivent pouvoir être les relais des communautés affectées et
leur garantir un accès à un système judiciaire efficace. À cette fin, il faut que
les juridictions des pays d’où proviennent les décisions qui sont à l’origine
des dommages causés à l’étranger puissent être désignées compétentes. Un
ensemble de règles désignent les juridictions compétentes en fonction
notamment de l’endroit où est commise la violation de droit et de la
nationalité des victimes ou des responsables{50}.
Certaines décisions récentes en matière de compétence de tribunaux ont
rouvert une porte qui s’était doucement refermée ces dernières années. La
décision Nestlé aux États-Unis interprète plus largement l’Alien Tort Act{51},
estimant le lien avec les États-Unis suffisant pour déclarer les juridictions
américaines compétentes pour juger Nestlé (dont le siège social se trouve en
Suisse), ce qui s’écarte de l’interprétation restrictive façonnée notamment par
les affaires Chevron et Kiobel. De même, les juges anglais ont récemment
retenu deux décisions prometteuses se déclarant compétentes pour juger Shell
et Vedanta en Angleterre, pays du siège des maisons-mères des groupes.
Une jurisprudence avait aussi donné de l’espoir en France : dans le cas
Comilog, au bout de neuf années de procédure, la justice française en appel
s’était déclarée compétente pour 857 travailleurs congolais embauchés puis
licenciés de façon abusive et sans indemnités par une entreprise gabonaise,
dont la maison-mère était devenue française. La première cour d’appel
reconnaissait la compétence des juridictions prud’homales françaises sur le
fondement du déni de justice en estimant que les travailleurs congolais qui
avaient essayé pendant vingt et un ans d’obtenir justice en République
démocratique du Congo ne pourraient pas y obtenir justice in fine et qu’ils
seraient donc confrontés à un déni de justice. La cour d’appel estimait que
dans la mesure où Eramet, la société-mère de cette société gabonaise, était
désormais française, et même si elle ne l’était pas à l’époque des faits, le lien
de rattachement à la France était suffisant pour donner accès à la justice à ses
victimes.
Cependant, ce chef de compétence exceptionnel qu’est le déni de justice a
été rejeté par la cour de cassation puis par la cour d’appel de renvoi, estimant
que le lien avec la France était trop ténu pour déclarer les juridictions
françaises compétentes, laissant ainsi les travailleurs congolais de cette
maison-mère française sans recours à la justice.
La désignation des juridictions françaises est aussi un long combat en
matière pénale. Dans cette matière encore{52}, pour les auteurs français de
délits commis à l’étranger, il existe de nombreux obstacles de procédure
prévus par le code de procédure pénale et le code pénal, dont ce qu’on
nomme le « verrou », ou « monopole du parquet » : afin que les juridictions
françaises soient désignées compétentes pour appliquer la loi française, il faut
que le parquet en décide ainsi (article 113-8 du code pénal). Or, au vu du
rattachement du parquet à l’exécutif, peu enclin à poursuivre les
multinationales françaises impliquées dans des violations à l’étranger, cette
condition devrait être abolie par le législateur. Non seulement une entreprise
française qui commet un délit à l’étranger a moins de chance d’être
poursuivie que si elle l’avait commis en France, mais aussi les complices
français de crimes commis à l’étranger ont plus de chance de rester impunis
que les complices de délits commis en France{53}. Ces règles de procédure qui
paraissent trop techniques et anodines instaurent en réalité un
protectionnisme et une impunité des éventuels auteurs et complices français
de graves violations de droits à l’étranger. Afin de pouvoir juger les auteurs
économiques complices de délits ou de crimes à l’étranger, cette dernière
condition doit donc être supprimée par le législateur.
De même, en matière de crimes contre l’humanité, génocide et crimes de
guerre, la France a transposé le statut de Rome de façon très restrictive, en
instaurant une compétence dite « universelle » très restreinte{54}.
Si les conditions de mise en œuvre de la compétence universelle ont été
légèrement modifiées récemment sous la pression de la société civile,
notamment de la Coalition française pour la Cour pénale internationale, il l’a
été de façon tout à fait insuffisante pour réellement garantir la compétence
des juridictions françaises en matière de crimes de droit pénal international.
Ces conditions restrictives doivent donc être supprimées pour que la France
respecte ses obligations internationales de poursuivre les auteurs des crimes
les plus graves{55}.
Dans le cas Lafarge, l’entreprise a demandé aux juridictions françaises de
se déclarer incompétentes en invoquant que les conditions prévues n’étaient
pas remplies. Pourtant, les paiements aux groupes armés ont été réalisés grâce
aux pouvoirs financiers de l’entreprise et dans l’intérêt de Lafarge en France,
et l’entreprise française a le pouvoir, la compétence et les moyens d’agir sur
les salariés syriens. C’est donc au groupe de répondre à ces allégations devant
la justice française. La chambre de l’instruction en a d’ailleurs décidé ainsi le
7 novembre 2019 en déclarant les juridictions françaises compétentes sur le
fondement de la compétence universelle précitée{56}. Cette application de la
compétence universelle française au complice et non seulement à l’auteur des
crimes clarifie la possibilité de poursuivre en France les complices des crimes
les plus graves commis à l’étranger, et devrait créer un précédent exemplaire.
Si la jurisprudence permet petit à petit une compétence des juridictions
françaises plus élargie pour juger les acteurs économiques du fait de leurs
activités à l’étranger, il faut espérer que ces cas donneront le courage au
législateur de faire sauter définitivement les conditions restrictives de chefs
de compétence des juridictions françaises pour les délits et crimes commis à
l’étranger par des géants économiques français.
Le besoin d’appliquer des peines dissuasives
Pour qu’un système judiciaire soit efficace, il faut également que les peines
soient dissuasives pour les géants économiques mondiaux, et qu’elles
puissent être appliquées.
La loi sur le devoir de vigilance avait instauré une amende civile
proportionnelle au chiffre d’affaires de l’entreprise, afin d’être dissuasive en
cas de manquement à l’obligation de vigilance, mais le Conseil
constitutionnel a censuré cette partie de la loi, cédant aux arguments
des entreprises arguant une atteinte à la liberté d’entreprendre.
Au pénal, les peines de prison ferme pour les cols blancs pour des
infractions de criminalité économique commencent enfin à être appliquées ;
on pense aux affaires Cahuzac et Balkany. Les dirigeants de Lafarge ont
également été mis en examen et placés en garde à vue. Cela constitue une
première mise en examen de hauts dirigeants français pour ces infractions, et
un pas important vers la fin d’une justice à deux vitesses : l’une pour les
individu·es lambda et l’autre pour les puissant·es. Puisque la justice
condamne une mère de djihadiste à de la prison ferme pour avoir envoyé un
billet d’avion à son fils, elle doit également mettre en examen les dirigeants
d’une entreprise qui auraient versé près de 13 millions d’euros à divers
groupes armés dont l’EI. L’État a jusqu’ici démontré ses actions de lutte
contre le terrorisme à travers des peines ou mesures telles que des
assignations à domicile de prétendu·es individu·es terroristes, il est temps que
tous les acteurs responsables soient visés, surtout ceux qui contribuent à
financer à la source l’entreprise terroriste. À cet égard, il faudra aussi viser
les investisseurs des entreprises impliquées dans le financement du
terrorisme, souvent banques nationales, européennes ou mondiales,
ironiquement appelées banques de développement.
Pour les sociétés, il est important que des peines spéciales soient prévues,
telles que la dissolution ou l’exclusion des marchés publics. Il est aussi
crucial que les amendes soient à la hauteur des chiffres d’affaires de ces
mastodontes, parfois plus élevés que le PIB de certains pays, pour que
l’amende ait un effet dissuasif.
Ainsi, dans certains cas, les compagnies pétrolières dans le delta du Niger
au Nigeria ont souvent préféré payer l’amende pour torchage de gaz interdit
plutôt que d’arrêter ces pratiques extrêmement polluantes. Par ailleurs, les
sommes que doivent payer les entreprises aux victimes pour réparer leurs
dommages devraient également être reconsidérées par les juges dans ce type
de cas, pour obliger l’entreprise à réparer l’entièreté du dommage. Les
victimes seraient ainsi également incitées à attendre un jugement final qui
condamnerait l’entreprise – malgré un délai encore bien trop long pour
l’obtenir – plutôt que de vouloir négocier avec l’entreprise pour obtenir
réparation. La justice transactionnelle est en effet un des obstacles à
l’obtention de précédents judiciaires, qui pourraient servir d’exemples pour
dissuader les multinationales de violations à l’étranger.
En France, il n’y a pas encore d’exemple de peines spécifiques ou
d’amendes exemplaires prononcées contre une multinationale du fait de ses
activités à l’étranger. Lafarge a dû néanmoins payer 30 millions d’euros de
caution lorsqu’elle a été mise sous contrôle judiciaire. Aux États-Unis en
revanche, BNP Paribas a été condamnée, dans le cadre d’un accord
transactionnel, à payer 9 milliards de dollars pour son soutien à différents
régimes, notamment en Irak et au Soudan.
Chevron Texaco a également été condamné à 9,5 milliards de dollars
d’amende par la Cour suprême d’Équateur du fait des milliers de barils de
pétrole déversés dans l’Amazonie par sa filiale Texaco, ayant causé des
dommages environnementaux considérables, ainsi que des dommages graves
aux communautés riveraines de ses exploitations.
Cette peine exemplaire, et certainement dissuasive malgré le chiffre
d’affaires mirobolant de Chevron Texaco (avec plus de 160 milliards de
dollars de chiffre d’affaires en 2018, il s’agit de l’une des six plus grosses
compagnies pétrolières et de l’une des dix plus grosses entreprises au niveau
mondial, toutes activités confondues), n’a cependant pas encore été payée par
l’entreprise qui a usé de tous les moyens judiciaires et extrajudiciaires en son
pouvoir pour différer et même bloquer le paiement.
Outre leur tentative de criminalisation des victimes, sur laquelle nous
reviendrons, Chevron a ainsi refusé de payer l’amende, arguant du fait qu’elle
n’avait plus de société sur place en Équateur. Les communautés affectées et
leur avocat Pablo Farjardo ont alors eu recours, dans plusieurs pays où
Chevron détient des parts dans des sociétés, à des procédures dites
d’exequatur, exigeant de ces pays l’application forcée de la décision de
l’Équateur. L’Argentine, le Brésil et le Canada ont cependant tous trois refusé
d’ordonner le paiement de l’amende, sous prétexte, principalement, du
fameux principe d’autonomie juridique qui exclut la responsabilité des
sociétés-mères sur leurs filiales.
Enfin, tout un système de justice parallèle a été mis en œuvre pour mettre à
mal les décisions des systèmes judiciaires nationaux, et leur ôter leur valeur
contraignante. Chevron a assigné l’Équateur devant la Cour permanente
d’arbitrage de La Haye, notamment pour contester la décision de la Cour
suprême d’Équateur et demandé qu’elle ne puisse être appliquée. Alors même
que la Cour arbitrale ne peut avoir aucun pouvoir sur une décision de justice
nationale, l’Équateur s’est vu condamné par cette cour parallèle à ne pas faire
appliquer la décision de justice de la Cour suprême.
Le système de tribunaux arbitraux est régulièrement utilisé pour contester
des changements de législation qui sont jugés moins favorables qu’au
moment de la signature des contrats d’investissement. Historiquement, ces
tribunaux arbitraux se sont presque toujours prononcés en faveur des sociétés
privées, et il n’est presque plus nécessaire pour elles d’aller jusqu’au bout de
leurs démarches. En 2017 par exemple, il a suffi aux compagnies pétrolières
étrangères présentes sur le sol français d’agiter la menace d’une procédure
d’arbitrage pour obliger le gouvernement français, et le ministre de la
Transition écologique et solidaire d’alors, Nicolas Hulot, à renoncer à une
partie des mesures de sa loi sur la fin de l’exploitation des hydrocarbures.
L’existence de ces mécanismes d’arbitrage a donc un impact direct sur les
législations sociales ou environnementales dans les pays où ils s’appliquent.
De nombreux accords de libre-échange prévoient le recours à ces mécanismes
d’arbitrage en cas de litige, le plus souvent à travers des tribunaux privés
existants, comme la Cour permanente d’arbitrage de La Haye qui s’est
prononcée dans le cas de Chevron, ou le Centre international pour le
règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), qui dépend de la
Banque mondiale. Cet ensemble de mécanismes, qui s’appuie sur les milliers
d’accords d’investissement et de commerce signés entre les pays, crée un
véritable système de justice parallèle, qui renforce considérablement le
déséquilibre des rapports de force instaurés par le néolibéralisme, d’autant
plus choquant que les multinationales ne sont pas des sujets de droit
international et ne peuvent donc être assignées devant les tribunaux
internationaux. Certains États se retrouvent ainsi confrontés au risque de
devoir payer des indemnités phénoménales aux investisseurs en cas de
modification des conditions d’investissement, et sont alors découragés
d’adopter des réformes sociales ou environnementales tant que courent les
contrats qu’ils ont signés avec ces géants économiques.
La sentence de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye dans le cas
Chevron montre que ce système de justice parallèle permet aux géants
économiques de contester et de bloquer l’application non plus seulement de
lois, mais aussi de décisions de certains États qui leur seraient défavorables.
Les rares peines au potentiel dissuasif prononcées contre des multinationales
pourraient alors être mises à mal par ce système de justice parallèle.
Pour toutes ces raisons, une grande partie de la société civile demande
aujourd’hui l’abolition des mécanismes d’arbitrage et s’oppose à l’inclusion
de possibilités de poursuite en justice devant un système arbitral dans certains
traités de libre-échange, comme le CETA ou le Mercosur.
Le besoin de renforcer l’accès à la justice des victimes
Parallèlement aux actions directes des communautés affectées par les
activités des acteurs transnationaux et le renforcement de l’accès à la justice
dans leurs pays, les pays des sièges de ces acteurs devraient pouvoir garantir
un accès à la justice à ces victimes, à travers une amélioration de la
législation et du système judiciaire, mais aussi en garantissant aux défenseurs
des droits et des victimes une protection de leurs droits, et notamment celui
d’ester en justice librement.
Cet accès passe nécessairement par des relais, ou accompagnants, dans les
pays du siège. La société civile occidentale et les gens de droit de ces pays
doivent donc pouvoir librement dénoncer les activités éventuellement
néfastes à l’étranger et accompagner les victimes.
Il faut noter que l’accès à la justice pour les défenseurs des droits est
d’autant plus crucial à un moment où les appels de la rue ne sont plus écoutés
par le gouvernement. Il n’a jamais été plus difficile d’influencer la fabrication
de la loi parlementaire que depuis que le parti politique La République en
marche y est majoritaire. Ainsi, sur les nombreux amendements suggérés par
la société civile à la loi sur le secret des affaires, aucun n’a été accepté. Si la
société civile est empêchée d’influencer la norme, le moyen d’action de la
justice est d’autant plus important.
Or cet accompagnement ou cette représentation des victimes sont rendus
de plus en plus difficiles par les stratégies juridiques mises en place par les
géants économiques ou les pouvoirs soumis à leur lobby. Les personnes qui
dénoncent les violations de droits à l’étranger sont victimes de « poursuites-
bâillon » qui les intimident et les découragent d’entamer une action, l’action
civile des personnes qui accompagnent les victimes est de plus en plus
restreinte, et enfin l’égalité des armes devant la justice est loin d’être garantie.
Empêcher les « poursuites-bâillon »
Les poursuites dites bâillon deviennent une forme de contentieux
stratégique pour les multinationales. Face à la dénonciation croissante des
violations de droits humains dans lesquelles les géants économiques sont
impliqués, ceux-ci ont cherché des moyens pour faire taire les dénonciateurs.
Ils ont pour cela estimé comme la société civile que l’arme du droit était
efficace, et ont su utiliser la justice à leur avantage.
On peut ainsi observer un mouvement général de « criminalisation » des
victimes qui se retrouvent « prévenues » devant des tribunaux sur différents
fondements. Certains tribunaux connaissent même principalement des
plaintes en diffamation d’acteurs bien connus des services d’enquête : à
Nanterre, par exemple, le parquet a pu se spécialiser malgré lui dans les
affaires en diffamation de Bolloré, tant ce dernier dépose régulièrement de
plaintes en diffamation au tribunal de son siège de Puteaux.
Depuis 2009, une vingtaine de poursuites en justice, soit une procédure
tous les deux mois environ, auraient été déposées par le groupe Bolloré, qui
attaquerait ainsi presque systématiquement en justice toute personne qui
essaye de dénoncer publiquement les effets néfastes de ses activités en
Afrique. En avril 2015 par exemple, alors que des problèmes fonciers avaient
été reconnus dans le dossier Socapalm, notamment par le groupe Bolloré
devant le PCN français, l’utilisation des termes « accaparement de terres » a
entraîné une plainte pour diffamation de la part de Socfin (filiale du groupe
Bolloré) contre les associations Sherpa et ReAct et les médias Mediapart,
L’Obs et Le Point. Le 29 mars 2018, la 17e chambre correctionnelle du TGI
de Paris, en prononçant la relaxe de tous les défendeurs attaqués, a affirmé la
primauté de la liberté d’expression et de l’intérêt général sur les activités des
multinationales.
Les multinationales sont aussi créatives que la société civile en matière de
contentieux stratégique et ont bien plus de ressources. Elles mobilisent dans
ces poursuites de nouveaux fondements juridiques innovants autres que la
diffamation, tels que le dénigrement devant les tribunaux de commerce, la
dénonciation calomnieuse, le harcèlement, l’atteinte à la présomption
d’innocence, ou choisissent des cours étrangères en sus de la France pour ces
poursuites.
Le groupe Bolloré a par exemple attaqué France 2 en diffamation et
dénigrement en France, et en diffamation à Douala, au Cameroun. Sherpa a
également assisté à un décuplement de procédures en subissant six attaques
différentes sur divers fondements juridiques de la part de Vinci, suite à la
plainte de l’association pour travail forcé au Qatar.
Chevron Texaco avait trouvé un fondement également innovant pour
criminaliser les victimes indigènes des milliers de barils déversés en
Amazonie, pour échapper aux 9,5 milliards de dollars auxquels elle avait été
condamnée à payer par l’Équateur : faire déclarer l’organisation des victimes
comme mafieuse par les cours américaines.
On peut observer également que dans leurs stratégies, les multinationales
ne visent plus seulement les organisations mais aussi les individu·es, ce qui
peut davantage intimider. Vinci a non seulement attaqué Sherpa mais aussi
sa directrice de l’époque, Lætitia Liebert, et Marie-Laure Guislain, la
responsable du contentieux. Aussi ces poursuites n’épargnent-elles aucun
maillon de la chaîne qui travaille à la dénonciation d’éventuelles violations de
droits : communautés locales, défenseur·es des droits directs ou syndicalistes,
lanceur·ses d’alerte, médias, blogueur·ses, ou même académiques (en atteste
la diffamation contre le professeur Neyret pour un commentaire d’arrêt qui
condamnait une entreprise du fait de violation en matière environnementale).
Enfin, l’augmentation considérable des sommes demandées pour réparer le
prétendu dommage de « réputation » amplifie le pouvoir d’intimidation de
ces poursuites. Près de 600 000 euros ont été demandés à Sherpa par Vinci
(quand il est réclamé en général un euro symbolique), et 50 millions d’euros
à France 2 par le groupe Bolloré sur le fondement du dénigrement
commercial.
Ces poursuites visent bien à affaiblir psychologiquement et financièrement
les personnes visées. La défense contre des géants du secteur privé
s’apparente souvent au combat de David contre Goliath. De par l’ampleur des
risques financiers encourus, ces procédures sont suffisamment dissuasives
pour que les organisations, médias ou personnes physiques s’autocensurent.
Les poursuites-bâillon menacent ainsi directement la liberté d’expression
mais aussi l’accès de toutes et tous à la justice.
Face à cette stratégie de bâillon systématique, les organisations de la
société civile se sont regroupées, invitées par Sherpa et d’autres, dans le
collectif « On ne se taira pas », afin de dénoncer de façon collective les
poursuites et d’apprendre des expériences judiciaires, pour pouvoir s’en
prémunir et répondre de façon juridiquement adaptée. Différents médias ont
dans ce but également créé le collectif « Informer n’est pas un délit ».
Dans cet esprit, à l’occasion de la poursuite de Sherpa, ReAct, Mediapart,
Le Point et L’Obs par Socfin, une cinquantaine d’organisations et de médias
se sont mobilisés pour publier ensemble une tribune dénonçant les
poursuites-bâillon à répétition de Bolloré{57}. Cette publication collective
devait notamment permettre de s’exprimer librement, en dissuadant le groupe
d’attaquer un nombre aussi important d’auteurs.
Si les défenseur·ses des droits dans les pays des sièges des multinationales
se voient contraint·es de s’asseoir sur les bancs des tribunaux, les
défenseur·ses des droits ou activistes des pays où les multinationales
implantent leurs activités sont souvent, eux, victimes d’arrestations
arbitraires, de menaces et de violences physiques, sans accès à la justice.
Les pays de ces sièges devraient donc non seulement obliger les sociétés-
mères à être responsables sur toute la chaîne de production, mais aussi les
empêcher de bâillonner les défenseur·ses des droits qui restent les relais du
message des communautés affectées par leurs activités. La France devrait en
ce sens adopter des mesures de procédure et une loi anti-poursuites-bâillon, à
l’instar du Québec, de certains États des États-Unis ou de l’Australie{58}.
Le gouvernement français actuel semble pourtant prendre le chemin
inverse en renforçant la protection du secret des affaires à travers notamment
l’adoption récente de la loi de transposition de la directive européenne. La loi
adoptée sur les lanceur·ses d’alerte aurait par ailleurs dû aller plus loin dans
leur protection.
Enfin, la concentration des médias et leur détention par les plus grands
groupes fragilisent d’autant plus la possibilité de dénoncer les violations
éventuelles de droits commises dans le cadre de leurs activités à l’étranger.
L’absence de régulation en la matière renforce là encore l’impunité de
certains acteurs. Il est donc primordial de garantir la possibilité pour la
société civile de dénoncer librement les éventuelles violations graves de
droits humains.
Renforcer une action civile associative de plus en plus restreinte
Par ailleurs, une victime des activités néfastes d’une entreprise
transnationale a déjà beaucoup de mal à prouver que son dommage provient
de l’entreprise implantée chez elle, elle a donc nécessairement besoin de
relais pour prouver qu’in fine son dommage peut être dû à des directives
prises par une maison-mère ou un donneur d’ordre à l’autre bout du monde,
raison supplémentaire pour laquelle les membres de la société civile
spécialisé·es dans ces domaines de violations doivent pouvoir accompagner
ces victimes vers un accès effectif à la justice.
Or depuis quelques années, en sus des attaques par poursuites-bâillon,
l’accès aux tribunaux des associations, notamment à travers la constitution de
partie civile, est de plus en plus restreint. Des habilitations législatives ont été
adoptées dans le code de procédure pénale au gré des différents
gouvernements. L’interprétation actuelle qui en est faite par les juges est
tellement restrictive qu’une déclaration de défiance semble être posée envers
les associations, qu’on accuse parfois d’être des procureurs privés.
Il faut rappeler cependant qu’à l’heure où les lobbies financiers et les
enjeux politiques freinent l’action du parquet encore rattaché à l’exécutif,
l’action associative est plus que jamais essentielle. Ainsi, dans le dossier
Lafarge, sans l’action de Sherpa et d’ECCHR en tant que parties civiles,
l’affaire n’aurait certainement pas vu le jour et les victimes syriennes
n’auraient pas eu d’espoir d’accéder à la justice. Pourtant, dans cette même
affaire, la recevabilité des associations a été contestée et rejetée par la
chambre de l’instruction, interprétant les habilitations législatives précitées et
la jurisprudence en matière de recevabilité de façon extrêmement restrictive.
Il faut espérer que la Cour de cassation revienne sur cette interprétation pour
garantir l’accès des victimes à la justice à travers l’action civile associative.
Vers l’égalité des armes devant la justice ?
Enfin, pour garantir un réel accès à la justice des victimes, il faut s’attaquer
à l’inégalité des armes.
Il suffit de se figurer la salle d’audience devant la chambre de l’instruction
de la Cour d’appel de Paris où étaient présent·es plus de vingt avocat·es pour
Lafarge et ses ex-dirigeants, contre trois pour toutes les associations et les
Syriens parties civiles, pour avoir une idée de la différence des moyens des
multinationales et des potentielles victimes de leurs activités.
L’accès à la défense a un coût considérable. Par ailleurs, les coûts de
procédure de ces dossiers d’envergure internationale sont extrêmement élevés
par rapport aux coûts d’une procédure nationale. Les frais de traduction,
d’huissier, d’enquête, de transport et d’hébergement des témoins ou
plaignant·es restent à la charge des associations qui les accompagnent. Une
étude pour mesurer la pollution environnementale à l’étranger pour une
affaire au civil ou une étude d’épidémiologie pour mesurer l’impact de la
pollution sur la santé se compte en dizaines de milliers d’euros.
En outre, en matière civile, il n’existe pas en France, contrairement aux
pays de common law, de moyen de forcer une multinationale à fournir des
preuves indispensables à un procès. Sherpa a à cette fin voulu utiliser le
recours à la requête ou au référé sous le fondement de l’article 145 du code
de procédure civile. Depuis 2012, l’association travaille à la faisabilité d’une
action au civil contre Perenco, qui aurait causé en RDC de graves dommages
environnementaux, ainsi qu’il a été décrit plus haut. Engager une action au
civil contre la société française sur le fondement du préjudice écologique
requerrait préalablement une série de preuves sur son implication dans les
opérations en RDC. Seulement, du fait de l’opacité particulièrement
organisée de cette multinationale sur son système structurel et opérationnel,
les associations demandeuses ne parvenaient pas à accéder aux preuves
nécessaires et devaient donc trouver un moyen de les obtenir devant la
justice.
Une juge courageuse a donné gain de cause à Sherpa, estimant que les
circonstances justifiaient le recours exceptionnel à une mesure d’instruction
dans les locaux du siège parisien de l’entreprise. Elle permettait ainsi à la
société civile d’avoir un outil de récolte de preuves, semblable au système de
discovery anglo-saxon obligeant l’entreprise à fournir les éléments essentiels
à un potentiel litige en justice. Cependant, quand l’huissier est arrivé dans les
locaux du 17e arrondissement, les dirigeants de l’entreprise ont déclaré
arbitrairement cette décision de justice illégale et, malgré la présence de la
force publique, refusé de l’appliquer et de laisser l’huissier se saisir des
documents ordonnés.
En dépit des actions successives de Sherpa pour tenter d’obtenir
l’exécution forcée de l’ordonnance de la juge, le refus de l’entreprise
d’exécuter une décision de justice est resté impuni et les associations de
victimes sont toujours démunies d’instruments de récolte de preuves. Là
encore, l’intervention du législateur est nécessaire pour exiger d’une part une
transparence totale des multinationales sur leurs structures et activités afin
que leur responsabilité puisse être mise en cause, et d’autre part pour rétablir
l’égalité des armes devant la justice en matière de preuves et permettre
d’exiger des multinationales la communication d’éléments essentiels à un
litige.
De même, dans certains domaines comme celui de l’armement, la société
civile qui veut par exemple agir contre l’État français qui livre des armes à la
coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen ou contre les multinationales
françaises de l’armement pour dénoncer leur participation à ce conflit et cette
crise humanitaire sans précédent{59}, se heurte dans son accès à la justice au
manque de preuves sur les licences d’exportation, les contrats de maintenance
ou sur le lien entre l’utilisation de ces armes et les crimes de guerre commis
sur place. Pour contourner ces obstacles, un groupe d’organisations a engagé
la responsabilité de l’État devant la justice administrative mais s’est vu
opposer l’argument de « l’acte de gouvernement » : le gouvernement est
discrétionnaire sur certaines décisions comme la délivrance des licences
d’exportation d’armes, les citoyens n’ont donc pas de droit de regard. Au-
delà de la privation d’accès à la justice, l’inégalité des armes en matière de
preuves dans ce domaine prive ici la démocratie d’accès à un débat d’intérêt
général fondamental.
L’absence de régulation des armes fait pourtant des milliers de victimes
chaque année au profit des États et de l’industrie de l’armement. Il faut
espérer que le Conseil d’État, devant lequel les organisations se sont
pourvues en cassation, rétablira l’accès à la justice des victimes et l’égalité
des armes dans cette zone de non-droit.
Les plaignant·es ou témoins sont par ailleurs réticents à témoigner ou
fournir des preuves qui pourraient les identifier de peur de représailles, une
peur justifiée au vu de l’absence de moyens de protection réels à disposition
de la justice française, a fortiori pour les victimes résidant à l’étranger ; un
autre domaine de plaidoyer pour les associations de victimes et de
contentieux stratégique afin de faire réagir le législateur.
Toutes ces réformes ne pourront être faites sans un plaidoyer assidu et
expert auprès des parlementaires. Seule l’utilisation du système judiciaire
pour mettre en cause la responsabilité des entreprises multinationales permet
de se rendre compte de tous ces obstacles à l’accès à la justice, et de devenir
expert dans ces domaines techniques. La société civile doit donc progresser
dans sa pratique, son expertise et sa coordination pour gagner en efficacité et
en finir avec un néolibéralisme non régulé.
Chapitre 6
Un autre monde est encore possible
Nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le néolibéralisme se porte
bien. Certes, il est attaqué sur plusieurs fronts, et certaines campagnes
juridiques commencent à entamer la forteresse d’impunité qui protège les
multinationales. Certain·es vont même jusqu’à professer la mort prochaine du
libéralisme, voyant dans la multiplication des troubles sociaux le signe d’une
prise de conscience globale des conséquences de l’économie basée sur la
croissance, et dans le retour des tentations nationalistes (à travers des
gouvernements souvent qualifiés d’« antilibéraux ») des signes de
l’épuisement du triomphe néolibéral qui a déferlé sur le monde à la fin de la
guerre froide.
Dès 1944, dans son ouvrage La Grande Transformation, Karl Polanyi
théorisait la nécessaire réaction de la société face aux ravages causés par
l’utopie libérale, et prédisait que toute montée en puissance du modèle libéral
conduirait, soit au retour à un ordre social plus protecteur, soit au repli
national et au fascisme. Plus près de nous, nombreux sont donc celles et ceux
qui, y compris parmi les défenseurs farouches du modèle, prédisent une fin
imminente de la mondialisation libérale héritée du consensus de Washington.
Pourtant, force est de constater que, nonobstant les quelques
aménagements consentis dans le cadre des politiques de RSE et des principes
volontaires, le modèle économique actuel basé sur la recherche perpétuelle de
la croissance et la dérégulation fonctionne à plein régime, et continue de
broyer sur son chemin les hommes et les femmes comme la nature. Même si
le caractère autoritaire et la tentation protectionniste des gouvernements
d’extrême droite qui parviennent au pouvoir un peu partout dans le monde
depuis quelques années ne font aucun doute, rien ne laisse à penser
aujourd’hui qu’ils entendent revenir sur les grands principes qui structurent
les règles économiques mondiales. Bien au contraire, leur méfiance viscérale
vis-à-vis de toute tentative de régulation multilatérale des affaires
internationales, de la lutte contre le changement climatique aux droits des
peuples autochtones, en passant par les règles du commerce ou la protection
des forêts, est bien plutôt de nature à laisser le champ libre à un libéralisme
débridé qu’à en atténuer les effets.
C’est que le libéralisme mondialisé, au contraire des formes historiques du
capitalisme – qui, se déployant à l’intérieur des frontières des États-nations,
s’accommodaient mal d’une autorité centralisée –, prospère dans un contexte
de renforcement des souverainetés nationales et d’absence totale de règles et
de cadre international, faisant son miel des rivalités qui conduisent les pays à
s’éloigner de plus en plus d’une conception commune de l’intérêt général, et
à ériger des frontières qui contiennent les hommes et les femmes mais
laissent circuler les biens et les devises. On a donc affaire, plutôt qu’à une
« fin du libéralisme », à « une combinaison de management économique
néolibéral et de formes autoritaires de l’État », comme le décrivent Peck et
Tickel{60}, dont le Chili de Pinochet fut un exemple glaçant.
Le libéralisme a de beaux jours devant lui, sauf à courir le risque d’un
« effondrement » général de nos civilisations tel que le prophétise le courant
émergent de la collapsologie. Mais des raisons d’espérer une victoire de la
résistance à l’ordre libéral existent, et nous voulons consacrer ce dernier
chapitre à esquisser des pistes afin de contribuer, sans se contenter d’en être
spectateurs, à la chute d’une idéologie néfaste et au retour d’une gestion plus
juste et plus démocratique des affaires des peuples et du monde.
Faire de la régulation une bataille commune pour rééquilibrer
les rapports de force
La première condition pour mettre fin aux conséquences dramatiques des
logiques économiques actuelles est de fixer des règles, telles que développées
dans le chapitre 4, pour mettre fin à la concurrence sauvage dont sont
victimes les peuples et la nature. Comme le résume Alain Supiot dans sa
leçon de clôture au Collège de France :
Il n’est donc pas surprenant que, entre autres prophéties millénaristes du
XXe siècle finissant, le néolibéralisme ait annoncé la dissipation
prochaine de ce que Friedrich Hayek a nommé le « mirage de la justice
sociale ». Mais un demi-siècle plus tard, c’est bien plutôt « l’ordre
spontané du marché » qui se révèle avoir été un mirage. Car le reflux des
rapports de droit laisse le champ libre aux rapports de force{61}.
Or pour rétablir les rapports de droit, il est nécessaire de mettre fin à
l’impunité des multinationales et des acteurs financiers, en établissant leur
responsabilité devant la loi. Cela nécessite un effort conséquent et concerté
des forces de transformation citoyennes pour faire adopter des lois
contraignantes générales, civiles, administratives et pénales, qui obligent ces
acteurs à rendre des comptes.
Il ne s’agit pas ici que d’une bataille législative, mais bien d’une bataille
culturelle contre l’hégémonie de l’ordre économique. Comme l’a montré le
long chemin qui a conduit à l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance en
France, l’idée que prime la protection des hommes et des femmes et de leur
intégrité face à la liberté du commerce et à la liberté d’entreprendre ne va pas
de soi pour tout un chacun. C’est cette prééminence des droits humains (et
demain du droit de la nature ?), incluant le droit à un environnement sain, sur
les besoins supposés naturels de l’économie qu’il s’agit de réaffirmer, et
d’imposer comme socle des décisions futures en matière de législation.
Remporter cette bataille suppose également de renoncer aux abdications
partielles qui font le jeu du libéralisme dans sa phase de « déploiement ». Les
stratégies qui s’appuient sur un renforcement du « droit mou » à travers les
engagements volontaires des entreprises, et qui visent à rendre le marché plus
vertueux par l’amélioration progressive des pratiques économiques sont
vouées à l’échec, parce qu’elles renforcent, par leur action même, la place
démesurée qu’occupent aujourd’hui ces acteurs économiques dans les
processus décisionnels et dans la formation même de la norme. Accepter que
le changement vienne d’une supposée « prise de conscience » du monde
économique, c’est déjà renoncer à l’idée que ce monde économique puisse se
plier à une force supérieure : la force du droit.
Cela suppose que les mouvements citoyens, au premier rang desquels les
ONG, renoncent à certaines associations stériles avec les puissances
économiques qui les conduisent à s’épuiser année après année à fournir du
conseil gratuit, ou à tout le moins, à bas coût, pour des entreprises qui
continuent à dépenser par ailleurs des sommes faramineuses auprès de
cabinets de relations publiques pour bloquer toute avancée législative visant à
les contraindre à respecter des normes minimums en matière sociale ou
environnementale. A fortiori quand les expériences passées nous montrent
que les années de batailles pour obtenir des engagements volontaires et
politiques de RSE sont souvent suivies d’autres années de bras de fer pour les
faire respecter, le plus souvent sans plus de succès. L’énergie de ces forces
citoyennes nous semblerait mieux employée dans le cadre d’une convergence
en vue de faire adopter les lois contraignantes qui font encore défaut en
matière de responsabilité civile et pénale des multinationales, afin que la
régulation de leurs activités puisse se régler devant la justice.
L’idée n’est pas, bien entendu, que tous les mouvements citoyens
s’alignent sur la même stratégie, mais de reprendre le contrôle sur les forces
économiques en les soumettant à l’autorité du droit, un droit qui soit le fruit
d’un processus politique et, c’est à souhaiter, démocratique. C’est ni plus ni
moins de cette bataille entre la démocratie et la concurrence sauvage du
système libéral qu’il est question, du choix fondamental entre un droit qui
peut garantir une égalité entre les individu·es et le « droit du plus fort » qui
caractérise la mondialisation actuelle. Autour de cet idéal commun devraient
pouvoir se réunir des mouvements qui, par ailleurs, agissent chacun dans leur
domaine de prédilection et dans leurs spécialités.
Force est de constater que le terrain du droit a été quelque peu déserté par
la majorité de la société civile, comme si, après la « victoire » de Seattle, les
mouvements citoyens avaient renoncé à travailler à l’élaboration, en lieu et
place du corpus de règles libérales proposé par l’OMC, d’un corpus de règles
plus conformes à leur vision du monde, tant le but paraissait inatteignable.
Les quelques exemples de batailles juridiques remportées devant les
parlements et la justice ces dernières années paraissent aujourd’hui faire
éclore à nouveau un espoir commun de régulation et de responsabilisation,
qui pourrait fédérer le mouvement social dans cette direction d’action.
En France, il est patent que pendant les années d’effort qui ont conduit à
l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance en 2017, la plus grande partie
du travail a été le fait d’une poignée de militant·es et juristes déterminé·es,
qui ont rassemblé un noyau dur d’organisations autour du sujet, alors même
que nombre d’acteurs importants du mouvement social et écologique
manquaient à l’appel. Pourtant, maintenant que cette loi est adoptée, on voit
se multiplier les initiatives qui s’appuient sur cette loi pour tenter de mettre
au pas les multinationales coupables de violations des droits et d’atteintes à
l’environnement. C’est comme si tout le potentiel de cette loi ne s’était révélé
à une grande partie du monde militant qu’une fois celle-ci adoptée. L’impact
des dernières affaires judiciaires et des premiers cas déposés sur le fondement
de la loi sur le devoir de vigilance{62} a fait fleurir les embauches de juristes
au sein des organisations de la société civile, afin de leur permettre d’utiliser
le contentieux stratégique comme moyen d’action.
Pour remporter les batailles à venir, il sera nécessaire de mobiliser des
forces plus conséquentes encore, et il est souhaitable que chaque composante
des mouvements citoyens apporte, d’une manière ou d’une autre, sa pierre à
l’édifice, car la régulation internationale du commerce et des investissements
est un horizon nécessaire pour l’ensemble des batailles sociales et
environnementales que ces mouvements mènent à travers le monde. C’est
l’appel que lancent les auteures du manifeste Féminisme pour les 99 % quand
elles écrivent :
Nous proposons [...] de nous unir avec tous les mouvements qui se
battent pour les 99 %, que ce soit en luttant pour la justice
environnementale, pour une éducation gratuite de qualité, pour des
services publics élargis, pour des logements abordables, pour le droit du
travail, pour une couverture médicale universelle et gratuite, ou pour un
monde sans racisme ni guerre{63}.
Et plus loin : « Nous entendons identifier et nous confronter directement à
la véritable source de la crise et de la misère : le capitalisme. » Cet appel
mérite d’être entendu.
Cet horizon nous semble pouvoir constituer un but commun, un élément
fédérateur et un mot d’ordre capable de rassembler à nouveau les multiples
composantes des mouvements qui tentent de résister au néolibéralisme et
à ses conséquences. Comme la lutte contre l’OMC a su fédérer les
mouvements altermondialistes en son temps, des défenseurs des droits aux
défenseurs de l’environnement, des associations de solidarité aux
représentants de peuples autochtones, la lutte pour la reconnaissance de la
responsabilité juridique des acteurs économiques{64} nous semble pouvoir
constituer un nouveau point de convergence à même de ressusciter la
puissance d’un mouvement aujourd’hui éparpillé dans de multiples batailles.
Cette convergence est d’autant plus nécessaire que les forces auxquelles il
faudra s’opposer dans cette lutte sont colossales. Les entreprises
multinationales et leurs défenseurs, on l’a vu, possèdent des moyens
financiers et des réseaux sans commune mesure avec ceux de leurs
opposants. Des armées d’avocats et des bataillons de cabinets de conseil
constituent leurs armées qui œuvrent tant sur le plan juridique que politique
pour empêcher l’émergence de nouvelles lois, de nouveaux règlements, ou
l’établissement de jurisprudences contraires à leurs intérêts économiques.
Rendre le pouvoir aux citoyen·nes pour réformer le commerce
mondial
Il est donc crucial de rééquilibrer le rapport de force, non seulement par
l’adoption de normes de régulation contre les règles sauvages du marché,
mais également au niveau même du processus d’adoption de ces normes de
régulation, et ce, en commençant par réguler l’accès des lobbies aux
différents parlements. La formation de la norme doit rester (ou redevenir)
l’apanage des citoyen·nes. Aujourd’hui, cette construction normative est en
grande partie à la merci des lobbies, quand elle ne leur est pas entièrement
abandonnée, à travers la rédaction d’amendements, voire de propositions de
loi qui sont élaborées derrière les portes fermées des cabinets de relations
publiques. Dans ces conditions, les lois et règlements adaptés reflètent plus
souvent l’intérêt particulier de certains secteurs économiques que l’intérêt
collectif. Afin de remettre la norme au service de l’ensemble des citoyen·nes,
il est donc nécessaire de réguler les activités de lobbying, en faisant la
transparence sur les relations entre lobbies et politiques, mais aussi en
limitant, en nombre ou en temps, la quantité de ces interactions, pour que les
décisions prises reflètent plus fidèlement l’état des débats dans la société que
les moyens financiers mis en œuvre par les différents porteurs d’intérêt.
Ce nécessaire rééquilibrage vaut autant pour l’élaboration des règles
nationales que pour celle des règles internationales. Aujourd’hui, les accords
de libre-échange sont négociés à huis clos, par des équipes de
négociateur·rices tenu·es au secret et sans que soient associé·es, même, les
membres des représentations nationales et les parlements de pays concernés.
Cette opacité totale des négociations est justifiée par les enjeux commerciaux
que revêtent ces accords et les risques de « fuite » sur les marchés mondiaux,
tout comme le « secret des affaires » et le « secret défense » justifient en
France le refus de l’État de donner accès aux citoyen·nes à certains contrats,
tels que les contrats d’armement. Quelle que soit la logique commerciale à
l’œuvre dans cette situation, rien ne justifie réellement le déni flagrant de
démocratie que constituent ces pratiques. La transparence sur les négociations
commerciales internationales est une nécessité, et la condition même pour
redonner le pouvoir aux peuples, d’autant que l’issue de ces négociations
peut avoir sur eux des conséquences phénoménales.
Il faut ici rappeler que, contrairement à ce que suggère l’idéal dérégulateur
du libéralisme, ses effets néfastes ne se traduisent pas toujours par une
absence de loi ou de norme, mais également par des excès de normativité
dans certains secteurs, mis au service de certains intérêts privés. Ainsi, des
règles européennes encadrent très strictement le marché des semences ou le
marché du bois, restreignant les autorisations de mise en marché à des
catalogues spécifiques qui favorisent les entreprises détentrices de certains
brevets ou spécialisées dans certaines essences, au détriment d’acteurs
économiques moins importants mais spécialisés dans des solutions
alternatives. L’idéal néolibéral n’est donc pas tant de supprimer la norme en
soi que de faire de celle-ci un outil parmi d’autres au service de la guerre
commerciale.
C’est bien cette idée de la primauté du droit du commerce sur tous les
autres aspects de la vie en société qu’il s’agit de battre en brèche. En somme,
quand les multinationales se défendent contre la régulation de leurs activités
sur leur chaîne de production globalisée, surtout dans le domaine des droits
humains, elles ne font rien d’autre qu’admettre que la violation des droits
humains fait partie du système qui garantit leur viabilité économique. Tous
les arguments techniques invoqués pour justifier l’incapacité des entreprises à
contrôler l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement en raison de leur
complexité ne résistent pas au fait qu’il reste tout à fait en leur pouvoir de
modifier l’organisation de ces chaînes de valeur afin de mieux les contrôler,
en les réduisant et en les simplifiant.
Cette recherche illimitée de marges à distribuer aux actionnaires au
détriment des droits humains a délibérément amené à ce que les règles du
commerce international favorisent les pratiques les moins vertueuses, et
notamment le recours à la sous-traitance en chaîne, à la délocalisation de la
production dans des pays où les normes sociales et environnementales sont
plus faibles, voire inexistantes, et jusqu’au recours, en bout de chaîne, à des
pratiques aussi inadmissibles que l’esclavage moderne ou la destruction
massive des écosystèmes. Cohabitent ainsi dans le système international,
mais sans se fréquenter, d’une part les normes sur les droits humains, incluant
celles sur l’environnement, et d’autre part un droit du commerce dont les
règles sont incompatibles avec lesdites normes. C’est ce qu’Alain Supiot
nomme la « schizophrénie normative » de l’ordre juridique international{65}.
Le simple fait qu’il existe aujourd’hui un commerce dit « équitable », qui
représente 3 à 4 % des échanges commerciaux au niveau mondial, démontre,
en creux, que la plus grande partie du commerce mondial reste inéquitable. Il
est plus que temps de renverser une logique qui consiste à faire payer plus
cher les acteurs d’un commerce vertueux, et à laisser ce faisant le bénéfice de
leurs méfaits aux acteurs les moins vertueux, dont les produits meilleur
marché n’ont aucun mal à trouver preneur dans un contexte concurrentiel, et
où les inégalités de ressources qui se creusent impliquent la recherche de
moindres coûts de consommation.
Les règles du commerce mondial devraient faire peser la contrainte
financière sur les acteurs qui profitent des infractions aux droits humains. La
politique des « bons points » qui consiste à valoriser des pratiques vertueuses,
mais marginales, a montré ses limites et devrait donc être remplacée par une
logique de sanctions à travers lesquelles les entreprises soient efficacement
incitées à respecter les droits des peuples et de la nature. La situation actuelle
est devenue tellement paradoxale que le simple fait pour une entreprise de
respecter les droits humains est présenté comme un engagement digne de
louanges, alors que par nature le respect de ces droits est l’obligation de tous
et toutes. Cette logique, nous l’avons vu, imprègne à tel point les esprits que
même les auxiliaires de justice chargés d’enquêter sur la responsabilité des
acteurs économiques valorisent les pratiques des moins mauvais élèves, ou
l’amélioration de leurs pratiques dans le temps, pour apprécier la violation de
la loi par ces acteurs. Comme si l’argument, si souvent prononcé par les
dirigeants d’entreprises européennes, selon lequel il vaut mieux que ce soit
elles qui opèrent dans les pays en développement plutôt que d’autres acteurs
moins vertueux (et désignant souvent nommément les acteurs chinois,
réactivant le spectre douteux d’un « péril jaune » dans un étalage
compromettant de condescendance et de culturalisme), était investi d’un tel
poids qu’il donnerait droit à un seuil de tolérance de violation de la loi.
Le rééquilibrage du rapport de force au profit d’un système plus juste
passera donc non seulement par l’adoption de lois contraignantes élaborées
de façon plus démocratique, grâce, notamment, à la fédération du mouvement
social, mais également, comme vu plus haut, par le renforcement du système
judiciaire et la garantie de l’accès à la justice des victimes et de leurs
représentants·es. Ce sont les obstacles cités précédemment – manque
d’indépendance de certain·es magistrat·es, manque de spécialisation des
juges, obstacles à la déclaration de compétence des juridictions françaises, à
l’application de peines dissuasives, et à l’accès à la justice effectif des
victimes et des défenseur·es de leurs droits – qui permettent aux
multinationales d’échapper à leur responsabilité, et de maîtriser le rapport de
force entre la loi du marché et celle protégeant les droits humains. Ces
obstacles n’apparaissent qu’aux utilisateurs et utilisatrices du système
judiciaire quand ils essaient d’engager devant lui la responsabilité des acteurs
économiques. C’est également en utilisant le système judiciaire que ces
manquements peuvent être dénoncés, et que ses utilisateur·rices peuvent
développer une expérience et une expertise suffisantes pour proposer de
transformer ces obstacles afin de garantir un accès réel des victimes à un
système judiciaire efficace.
La société civile doit donc s’emparer du droit comme d’une arme puissante
pour atteindre l’objectif de création d’un système plus juste que le système
néolibéral, en persuadant notamment les bailleurs de fonds de la puissance de
cette arme et de la nécessité de financer le contentieux stratégique, et le
plaidoyer législatif en découlant, qui permettront la responsabilisation de tous
les acteurs de ce système.
Le libéralisme nous divise : comment se rassembler ?
Pour rendre la convergence possible en vue de la réalisation de cet objectif
de justice, il est également nécessaire de prendre conscience que
l’éparpillement actuel des mouvements contestataires est la conséquence, non
pas seulement d’une adaptation nécessaire à la stratégie d’éclatement des
partisans du libéralisme qui a consisté, à partir des années 2000, à déserter les
arènes internationales comme l’OMC pour entreprendre une libéralisation
« traité par traité » et « secteur par secteur » de l’économie, mais également le
symptôme de l’emprise que le système libéral a d’ores et déjà sur les formes
même de la contestation de ce système.
L’une des armes les plus pernicieuses du système néolibéral est en effet sa
capacité à briser toute forme de solidarité organisée au sein de la société. Par
la mise en concurrence de toutes et de tous, par l’injonction à l’excellence, et
par la diffusion permanente d’une idéologie de la méritocratie et du succès
individuel, le libéralisme organise les conditions de la rupture entre celles et
ceux qui auraient tout intérêt à faire front commun pour lui résister. Au
premier rang des victimes : les syndicats, les associations, les mutuelles, mais
aussi les solidarités locales, familiales ou communautaires qui constituent
pourtant des filets de sécurité fondamentaux face aux aléas de la vie, et un
obstacle à la réalisation d’une concurrence libre et non faussée, telle que
fantasmée par les économistes libéraux. C’est ni plus ni moins ce que
rappellait Pierre Bourdieu à la fin des années 1990 lorsqu’il affirmait :
Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation
financière, vers l’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait,
s’accomplit à travers l’action transformatrice et, il faut bien le dire,
destructrice, de toutes les mesures politiques [...] visant à mettre en
question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la
logique du marché{66}.
Or le monde associatif, qui héberge en son sein nombre de structures
organisées qui tentent de s’opposer au libéralisme et d’accompagner les
victimes des conséquences néfastes du système, n’échappe pas, tant s’en faut,
à la règle. Bien au contraire, il est concerné au premier chef par des mesures
directes visant à attiser la concurrence entre ses membres et à supprimer tout
ce qui, auparavant, permettait de faire « cause commune ». Emblématique de
cette offensive, la circulaire, dite Fillon, de janvier 2010 instaure un cadre
général pour le financement des associations qui oblige l’État à créer des
conditions de mise en concurrence des acteurs associatifs pour l’obtention de
financements. Cette circulaire, qui vient transposer en droit français une
directive européenne, s’appuie sur l’idée que les règles qui s’appliquent aux
entreprises financées, ou obtenant des marchés publics de l’État, devraient
également s’appliquer au secteur associatif, faisant ainsi fi de la spécificité de
sa nature non lucrative.
Les conséquences de cette circulaire sont dramatiques, sur les associations
dont les financements sont de moins en moins importants et de plus en plus
précaires, sur les salarié·es des associations dont les conditions de travail se
dégradent, notamment à cause des efforts consentis par lesdites associations
pour être plus « compétitives » sur un marché de la subvention concurrentiel,
et en dernier lieu sur les bénéficiaires des activités de ces associations,
puisque les associations étant amenées à fournir un service au plus bas coût
possible se retrouvent, mécaniquement, à proposer un service dégradé, en
qualité sinon en quantité{67}.
Surtout, la concurrence généralisée pour l’accès aux subventions a
profondément transformé les rapports entre les organisations. Non seulement
parce qu’elles sont directement concurrentes entre elles sur un « marché » de
la subvention, mais parce que cette concurrence même induit un besoin de
différenciation et de singularisation des associations qui les éloignent petit à
petit de la capacité à construire des visées communes, sans compter que les
subventions publiques sont de plus en plus conditionnées à l’acceptation de
prérequis et laissent de moins en moins le champ libre aux associations pour
définir leurs objectifs, ou même leur raison d’être.
Il va sans dire que la nouvelle phase de transformation profonde que
traverse le secteur associatif depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel
Macron, avec la volonté affichée de déplacer les sources de financement du
secteur public vers le secteur privé, risque d’avoir pour conséquence une
aggravation importante de ces travers actuels.
Le monde associatif n’est pas seul à subir ces assauts. La réforme de 2008
sur la représentativité des syndicats constitue une autre façon de s’attaquer
aux solidarités. En revoyant les règles de la représentativité (c’est-à-dire les
règles qui fixent quels syndicats sont légitimes à siéger ou à se présenter pour
siéger dans certaines instances), l’objectif était clairement d’une part de
rendre plus complexe l’accès à la représentativité, et d’autre part de la rendre
plus précaire en imposant une révision périodique de la représentativité des
syndicats. Cette réforme a pour conséquence notamment de créer une
concurrence accrue entre les syndicats au sein des entreprises, mais surtout de
concentrer l’énergie de ces syndicats vers la quête d’une représentativité
complexe à établir, détournant son temps et ses moyens de la défense des
salarié·es et de la transformation sociale au bénéfice des travailleur·ses.
Nul besoin de préciser que ces transformations, qui pourraient paraître
propres à la France, se retrouvent partout dans le monde, et particulièrement
dans les économies dites « occidentales ». De même, partout dans le monde,
la violence économique imposée aux structures par le libéralisme a pour
première conséquence un report de cette violence sur les forces productives
de ces mêmes structures, à savoir les travailleurs et les travailleuses.
Il est donc nécessaire que les mouvements citoyens prennent conscience de
ces transformations, afin de construire des stratégies de résilience qui leur
permettent de résister à ces coups de boutoir qui mettent en péril leur capacité
d’action.
Remporter des batailles sur le plan législatif ou juridique nécessite un
investissement sur le temps long, la construction de campagnes et de
stratégies suivies, basées sur une expertise solide. La compréhension des
mécanismes du contentieux stratégique, de la fabrique de la loi, et
l’acquisition d’un savoir-faire en plaidoyer parlementaire sont affaires de
temps. Or le double mouvement qui conduit les associations d’une part à
passer rapidement d’un projet à l’autre en fonction des opportunités de
financement, et d’autre part à proposer des conditions de salariat toujours
plus précaires (entraînant un renouvellement constant des équipes de travail)
rend extrêmement difficile, sinon impossible, l’acquisition de l’expertise
requise et l’investissement de long terme nécessaire.
L’urgence sociale et écologique impose aux acteurs et actrices des
mouvements sociaux de n’être plus seulement des lanceur·ses d’alerte, mais
d’obtenir rapidement des résultats qui aillent au-delà d’engagements de
papier, qui transforment concrètement les conditions de vie et de travail d’une
manière globale. L’expertise est nécessaire, non seulement parce qu’elle vient
en complément de celle développée par les représentants politiques qui font
la norme pour construire des alliances efficaces, comme dans le cas de la loi
sur le devoir de vigilance, mais aussi parce qu’elle permet, dans une certaine
mesure, de se mettre au niveau des armées d’avocat·es embauchées par les
multinationales. Or aujourd’hui, force est de constater que l’expertise
juridique est peu ou pas suffisamment développée dans de nombreuses ONG.
D’une part, les stratégies de résilience pourraient consister en une
meilleure coordination entre les différents mouvements, au-delà des alliances
de circonstance ou des tribunes collectives, afin de s’assurer que, si diverses
que soient les approches, elles s’assurent, au minimum, de ne pas empiéter
les unes sur les autres et de ne pas se faire de tort. Les tenants du libéralisme
et ses bénéficiaires ont beau jeu d’attiser les concurrences entre acteurs des
mouvements sociaux ou de jouer sur la course au financement pour s’assurer
de la bienveillance d’une partie au moins de la sphère militante pour
accompagner la mise en place de leur gouvernance privée des enjeux sociaux
et environnementaux. Seule une solidarité organique forte entre ces
composantes est à même de venir à bout de ces stratagèmes.
D’autre part, il s’agit d’œuvrer à la construction d’un solide réseau
d’expertise transversal qui permette de mettre au service de l’intérêt collectif
les connaissances spécifiques développées par les différentes équipes dans un
esprit de mutualisation des compétences. En somme, il est ici question de
construire de nouveaux systèmes de solidarité pour mieux résister au travail
de sape continu du libéralisme qui s’insinue entre les organisations, mais
aussi entre les individu·es.
Dans cette perspective, les initiatives collectives de plaidoyer en vue
d’obtenir des réformes pour responsabiliser les multinationales, ou d’actions
en justice citées plus haut, ont montré des résultats encourageants. La
campagne européenne « Stop Impunité », sous-titrée « Des droits pour les
peuples, des règles pour les multinationales », et qui vise à mettre fin aux
mécanismes d’arbitrage privés{68}, la campagne pour l’obtention d’un devoir
de vigilance général, qui ne soit pas sectoriel, à l’échelle européenne, la
campagne de plaidoyer pour un traité ONU sur la responsabilité des
multinationales, ou encore les différentes actions judiciaires contre les États
européens dénonçant l’insuffisance de leur action pour lutter contre le
changement climatique, toutes portées par des coalitions d’organisations, de
syndicats et de mouvements sociaux, peuvent permettre de s’inscrire dans cet
esprit d’actions juridiques et législatives concertées. Ces coalitions
d’organisations sur des thèmes tels que le forum citoyen pour la RSE ou le
collectif « On ne se taira pas » sont des exemples de formes de coordination
sur le long terme qui peuvent ainsi porter leurs fruits.
La coordination et le regroupement des organisations dans des actions
communes permettraient également d’éviter l’intimidation systématique des
acteurs et actrices qui gênent les multinationales par leurs actions juridiques,
décrite dans le chapitre 5, rendue possible par leur isolement.
Il convient de noter qu’un effort important est nécessaire de la part des
organisations des pays européens et nord-américains pour mieux impliquer
les organisations des pays dans lesquels les effets du libéralisme se font le
plus vivement sentir. Cette coordination est nécessaire, d’une part pour
s’assurer que les systèmes juridiques évoluent dans le monde entier, et pas
seulement dans les pays « impérialistes », et d’autre part pour garantir une
vision partagée de la forme que devrait prendre un nouvel ordre juridique
international.
Cette nécessité de se coordonner sur le long terme doit pouvoir également
être intégrée par les bailleurs des organisations, qui pourraient favoriser le
financement de campagnes de long terme, et encourager la concertation et les
actions communes plutôt que la concurrence entre organisations{69}.
Vaincre le libéralisme au cœur même des organisations de la
société civile
Reste que la seule coordination des actions des organisations n’est pas
suffisante si celles-ci ne s’accordent pas également pour lutter efficacement
contre les injonctions toujours accrues de concurrence et de productivité du
libéralisme et ses conséquences sur les conditions de travail en leur sein. À
défaut d’œuvrer ensemble à la création d’espaces sécurisés, proposant des
conditions de travail matérielles et économiques acceptables, ces
organisations courent le risque de voir constamment s’éroder leur socle
d’expertise, comme c’est le cas actuellement dans un secteur où le turnover
présente parfois des fréquences vertigineuses. Pourtant, nous l’avons vu, la
construction de réseaux d’influence, l’accumulation de connaissances
spécifiques et la compréhension même des rouages juridiques et législatifs
nécessitent des années de pratique qui font encore trop souvent défaut au sein
des structures actrices du mouvement social.
Pour ces raisons, les burn-out{70} à répétition qui caractérisent le monde
militant ne sont plus acceptables. La responsabilité des structures va ainsi
bien au-delà de leur devoir de protection vis-à-vis des salarié·es et bénévoles.
Les départs trop fréquents au sein des organisations fragilisent la
coordination et obligent souvent à reprendre à zéro un travail de construction
de longue haleine. Il s’agit de préserver les forces vives d’un combat qui
s’annonce long et éprouvant, et il est pour cela nécessaire de parvenir à
garder les personnes-ressources au sein des structures. Les travailleur·euses
de la société civile, souvent paradoxalement non syndiqué·es, sont soumis·es
aujourd’hui aux mêmes pressions de productivité et de chiffres que dans les
entreprises, tout en gagnant un salaire souvent disproportionné par rapport au
travail fourni, justifié par le fait qu’ils doivent se réjouir de travailler dans un
domaine qui les motive. En outre, la restriction des budgets des structures fait
peser sur leurs salarié·es une charge de travail trop importante pour pouvoir
être soutenue pendant des années.
Comme le rappelle Alain Supiot, l’un des traits caractéristiques du
capitalisme est de traiter le travail comme une marchandise, négligeant en
cela que le travail est fondamentalement attaché à la personne du travailleur
ou de la travailleuse, à son histoire, son intelligence et ses compétences. Il est
crucial de ne pas reproduire ces travers dans nos organisations, et de ne pas
oublier que l’autorité conférée aux directions est assortie d’une
responsabilité, que Supiot résume ainsi :
À la différence d’un rapport de domination, un rapport d’autorité
suppose de la part de celui qui l’exerce qu’il soit lui-même au service de
la réalisation d’une œuvre qui transcende son intérêt individuel et à
laquelle puissent s’identifier tous les membres du collectif de travail.
Cette responsabilité suppose que les responsables créent les conditions de
travail qui permettent de pérenniser leurs actions, en contrôlant la charge de
travail de leurs salarié·es afin qu’ils puissent l’assurer sur le long terme, en
instaurant un climat de confiance, en encourageant l’autonomie et la
créativité, non seulement par respect pour les individualités en question, mais
parce que ce faisant, ils s’assurent d’œuvrer à l’efficacité générale du
collectif. Les bailleurs devraient alors accorder leur financement à des
structures qui mettent des mesures en place pour éviter le burn-out et le turn-
over, afin que le mouvement social puisse être pérennisé dans son expertise et
gagner en efficacité.
Pourquoi, par exemple, au même titre que dans les organisations d’urgence
humanitaire ou de police spécialisée comme celle du pôle crime contre
l’humanité, ne pas suivre les recommandations d’experts en santé au travail
qui recommandent que les personnes qui sont quotidiennement confrontées à
la réalité des violences du néolibéralisme dans ce qu’il a de plus noir, aux
récits des victimes, aux comptes rendus des violences et des catastrophes
industrielles et environnementales, puissent avoir accès à des formes de
soutien psychologique, et à des groupes d’échange et de partage{71} ?
Le patriarcat et ses conséquences sont aussi perpétués, malgré les
tentatives d’évolution, par le système de la loi du plus fort protégé par le
capitalisme. À ce titre, il faut noter que le capitalisme est sous-tendu par le
patriarcat et par cette idée de dualité et de hiérarchie entre culture et nature,
entre hommes et femmes. La soumission de la nature par l’homme est le
propre du capitalisme, la soumission de certains peuples par d’autres est le
propre de la colonisation qui, avec l’arrivée des multinationales, s’est
transformée en néocolonisation, synonyme de néolibéralisme à bien des
égards, et la soumission de la femme par l’homme est le propre du patriarcat.
La mort du néolibéralisme passera donc nécessairement par la mort de ces
idées de hiérarchie, de dualité, et de loi du plus fort, ce qui profitera non
seulement aux femmes mais aussi aux hommes.
La majorité des victimes des multinationales, et notamment dans les cas
que nous avons cités, esclaves de la chaîne de production, sont des
femmes{72}. Les organisations de la société civile également, composées en
grande partie de femmes, sont touchées de plein fouet par le système
patriarcal capitaliste, et subissent des discriminations du fait de leur sexe,
notamment salariales{73}. La reconnaissance du travail fourni est rare au sein
des organisations, et encore plus lorsqu’il s’agit de salariées, et il est fréquent
que le travail de femmes soit attribué à des hommes{74}, ce qui accentue en
outre les risques d’épuisement. Il appartient donc aux organisations de la
société civile de mettre en place en leur sein les grands principes de RSE et
de respect des droits fondamentaux, et aux bailleurs de s’assurer de leur
application au sein des organisations qu’ils financent.
Enfin, améliorer l’efficacité du travail collectif des mouvements citoyens
passe nécessairement par un travail sur les ego individuels et collectifs de
certaines associations, gonflés par les mêmes valeurs capitalistes que ces
organisations combattent, afin qu’ils soient des moteurs et non des freins à
leur capacité d’impact. Les acteurs et actrices de la société civile ne peuvent
se croire à l’abri, parce qu’ils et elles luttent contre un système oppressif, de
reproduire des schémas d’oppression et de domination à l’intérieur même de
leurs structures, ou entre leurs structures. Comme l’écrit Juliette Rousseau
dans son livre Lutter ensemble :
On voit beaucoup plus aisément ce qui nous contraint et nous écrase que
ce en quoi nous participons nous-mêmes à contraindre et écraser
d’autres groupes sociaux{75}.
Se coordonner, c’est aussi répartir le travail et donc réfléchir à la
complémentarité des stratégies. Or aujourd’hui, et en partie à cause du
système de financement en vigueur, chaque mouvement peut être tenté de
« chercher la lumière » et d’agir dans l’intérêt de sa visibilité. Pourtant,
quelles que soient les injonctions à l’individualisme consubstantielles à un
contexte gangrené par le néolibéralisme, il est nécessaire de faire taire son
ego au nom de l’intérêt collectif. Ce travail d’introspection et de remise en
cause est indispensable dans la perspective des luttes communes à venir. Le
changement social, pour être pérenne, devra être accompagné des efforts de
chacun et chacune vers un changement individuel.
« C’est notre participation muette à
tout ce qui a lieu sur terre, notre
coresponsabilité qu’il s’agit de
reconnaître. Seul celui qui a osé voir
que l’enfer est en lui, y découvrira le
ciel enfoui. C’est le travail sur
l’ombre, la traversée de la nuit, qui
permettent la montée de l’aube. »
Christiane SINGER,
Où cours-tu, ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
Conclusion
« Mieux vaut un arrêt de jeu. » C’est par ces mots que la représentante
états-unienne au commerce Charlene Barshefsky annonce la suspension des
négociations lors du sommet de l’OMC à Seattle en décembre 1999. L’arrêt
de jeu aura duré vingt ans, et dure encore. Pour preuve le récent blocage par
les États-Unis de la nomination des juges au tribunal d’appel de l’OMC.
Pourtant, pendant que sur le front principal de la contestation, les institutions
qui ont porté le fer pendant des décennies pour imposer l’ordre néolibéral
semblent marquer le pas, la mondialisation a pris le maquis, multipliant les
accords régionaux et bilatéraux. Les États, sous la pression des lobbies
économiques, tissent ainsi petit à petit un réseau de règles et d’obligations
entièrement autonome, affranchi des obligations qu’imposent les traités
internationaux sur les droits humains, et qui met en place un système libéral
basé sur la concurrence généralisée et l’autorégulation des acteurs
économiques qui n’a rien à envier aux modèles promus en son temps par
l’OMC.
Face à cet éclatement des fronts et à la mise en place progressive d’une
gouvernance libérale extrêmement faible, imposée par les pouvoirs
économiques et dramatiquement inefficace dans ses tentatives de limiter les
impacts sociaux et environnementaux des activités économiques, les
mouvements citoyens – syndicats, ONG et coalitions – ont été à leur tour
obligés de multiplier les stratégies de lutte et de blocage pour enrayer la
machine. Ils ne sont toutefois pas parvenus à imposer une vision de ce que
pourrait être un « autre » ordre international, donnant corps à cet
« altermondialisme » supposé offrir une alternative plus juste et plus durable
à la mondialisation néolibérale.
La construction d’une telle alternative passe, selon nous, par l’émergence
d’un droit contraignant, collectivement consenti, qui tire sa légitimité d’une
construction politique, et non d’un rapport de force économique. Seul un
droit contraignant peut rééquilibrer les rapports de force, et replacer
l’économie au service de l’individu. Ce droit et son application doivent être
conquis, tant au niveau national qu’international, puisque le libéralisme
modélisé, par sa nature même, étouffe toute tentative de constitution
d’espaces de solidarité qui ne corresponde pas à son idéal de compétition.
Or aujourd’hui, d’un côté les libéraux et les conservateurs s’accommodent,
et même valorisent, une mondialisation construite par la juxtaposition
d’intérêts nationaux, parce qu’elle flatte les esprits de clocher en laissant libre
cours à la concurrence entre les peuples et les territoires de production. Mais
de l’autre côté du spectre, les visions plus sociales de l’économie ne
parviennent pas à penser de façon cohérente la manière dont doivent être
régis les rapports entre les peuples et entre les territoires physiques de
production, soit parce que ces visions rejettent l’échelle internationale à
travers la promotion d’un localisme idéalisé, soit parce que, dans la tradition
internationaliste, elles bannissent l’idée d’un ordre international fondé sur la
souveraineté des États et aspirent à bâtir des réseaux de solidarité qui
transcendent les frontières. En d’autres termes, si le néolibéralisme est
compatible avec la souveraineté et les frontières, les visions sociales, dans
une perspective humaniste complète, s’y heurtent frontalement, ne pouvant
concevoir un traitement différencié des peuples selon leur appartenance
géographique.
Comment alors faire émerger les forces politiques internationales qui
permettront de mettre au pas les forces économiques et de les obliger à rendre
des comptes ? Si les États renoncent à jouer leur rôle, comme le démontre
l’échec annuellement renouvelé des négociations relatives au climat, doit-on
en conclure que les souverainetés nationales sont un obstacle à la définition
du bien commun et qu’il est nécessaire de les dépasser ? La question se pose
de la façon dont il faut réformer et reconstruire une « cosmopolitique » dans
laquelle chaque individu·e est respecté·e, indépendamment de sa nationalité.
Fonder ce nouvel internationalisme nécessite de créer de nouvelles solidarités
au sein du tissu social capables de résister aux coups de boutoir du
libéralisme, d’inventer de nouvelles modalités de coopération entre acteurs et
actrices de la société civile, et d’apprendre à ménager les forces vives de la
résistance.
Le droit que nous appelons de nos vœux ne peut pas être un droit qui
s’impose par le haut. Il doit être un droit consenti, émergeant de la parole des
personnes victimes des errements du libéralisme aujourd’hui, contribuant
demain à construire les lois qui protégeront les peuples et les écosystèmes.
Bibliographie
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travail au XXIe siècle, Paris, Éditions du Collège de France, 2019.
Alain Supiot (dir.), Le Travail au XXIe siècle, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de
l’Atelier, 2019.
Remerciements
Merci à Alice qui enrichit chaque jour ma vision du monde et sans qui
l’idée même de ce livre n’aurait pas vu le jour. Merci à Mathilde Dupré,
Amélie Canonne et Bastien Amiel pour leurs conseils avisés et
recommandations de lecture. Merci aux Éditions de l’Atelier, Camille
Deltombe et Bernard Stéphan pour leur confiance depuis le début de ce
projet. Merci enfin aux compagnes et compagnons de lutte d’hier et
d’aujourd’hui.
Frédéric AMIEL
Merci à Marie-Caroline Caillet, précurseure en matière de responsabilité
des multinationales, auteure d’une thèse en la matière, qui inspire depuis le
début mes réflexions et mon travail dans le domaine, et sans qui je n’en serais
pas là. Merci à Cécile Beilvaire de m’avoir soufflé l’idée d’écrire et pour son
soutien, et à Sarah Derouet et Laure Ollivier pour leurs conseils. Merci à
Frédéric Amiel pour la proposition de coécriture, et nos échanges très
enrichissants. Merci aux Éditions de l’Atelier, en particulier à Camille
Deltombe, pour l’accompagnement vers cette publication. Merci à Maud
Perdriel Veissière, Sandra Cossart et Franceline Lepany qui m’ont fait
confiance pour me donner ces responsabilités à Sherpa. Merci aux
nombreux·ses partenaires dans ce combat, à celles et ceux qui ont contribué à
ce que la loi devoir de vigilance soit adoptée, et à ce que les contentieux
stratégiques évoqués dans ce livre puissent voir le jour, particulièrement aux
courageux·ses plaignant·es et témoins.
Marie-Laure GUISLAIN
{1} Patrick Sabatier, « Après les manifestations de Seattle, le sommet de
l’OMC s’est achevé samedi sur un constat d’échec », Libération, 6 décembre
1999.
{2} En 1903, 1907, 1911, 1912, 1919, 1924 et 1925.
{3} Choux et Rois, 1904.
{4} Maude Barlow et Tony Clarke, La Bataille de Seattle. Sociétés civiles
contre mondialisation marchande, Paris, Fayard, 2002.
{5} Frédéric Thomas, « Accords de libre-échange : dynamiques, enjeux et
résistances », in Accords de libre-échange. Cinquante nuances de marché,
CETRI-Syllepse, 2017.
{6} Sur cette question, voir l’excellent article de Maryse Grandbois : « Le droit
de l’environnement et le commerce international : quelques enjeux
déterminants », Les Cahiers de droit, vol. 40, 1999.
{7} Pauline Barraud de Lagerie, « Chaînes globales de valeur et audit social »,
Bureau international du Travail, Département de la recherche, Document de
travail no 8, février 2016.
{8} Jamie Peck et Adam Tickell, « Neoliberalizing Space », Antipode, vol. 34,
juillet 2002, p. 380-404.
{9} Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its
Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
{10} Laurence Dubin, Pierre Bodeau-Livinec, Jean-Louis Iten et Vincent
Tomkiewicz, L’Entreprise multinationale et le droit international, Paris,
Pedone, 2017.
{11} Michel Foucault, La Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de
France (1978-1979), Paris, Seuil, 2004.
{12} Pluto Press, 2002.
{13} Du contre-pouvoir : de la subjectivité contestataire à la construction de
contre-pouvoirs, Paris, La Découverte, 2000.
{14} Paris, Ellipses, 2009.
{15} Du nom de la chanteuse Barbra Streisand qui tenta en 2003 de faire
interdire la diffusion de clichés aériens de sa propriété, provoquant en retour
une diffusion massive des clichés en question sur les réseaux sociaux, mais
aussi dans la presse en ligne.
{16} Que l’on peut traduire par « blanchiment écologique », action qui consiste
pour une entreprise à se donner une image plus écologique, essentiellement
au moyen d’outils de communication, sans réellement modifier ses pratiques
et agir sur ses impacts.
{17} Jamie Peck et Adam Tickell, art. cit.
{18} Les rendez-vous de négociation avec le cabinet du ministre étaient assez
représentatifs des rapports de force existants, en ce que la société civile était
représentée uniquement par des femmes, dont seulement une juriste, tandis
que les juristes du gouvernement étaient tous des hommes, qui se disaient
« experts indépendants » d’université ou de groupe politique.
{19} Salomé Legrand, « Coupe du monde 2022 : nouvelle plainte contre Vinci
pour travail forcé au Qatar », Europe 1, 22 novembre 2018.
{20} Quatre plaintes rédigées et/ou supervisées par la responsable du
contentieux à Sherpa, qui, devant les obstacles rencontrés dans ces plaintes,
était à même de rédiger des propositions de loi qui permettent de les
contourner. « Syrie : le groupe Lafarge reconnaît avoir indirectement financé
des groupes armés », France 3, 2 mars 2017.
{21} Par exemple en France par l’ONG Sherpa : contre Devcot pour le coton
Ouzbek, contre Bolloré pour ses plantations d’huile de palme au Cameroun,
et contre Michelin pour ses usines en Inde.
{22} Il faut noter que de la même manière que le PCN est insuffisant pour faire
respecter des textes non contraignants comme les principes directeurs de
l’OCDE, les mécanismes de plainte prévus par les banques de
développement, qui pourraient traiter de plaintes contre ces mêmes banques,
sont incompétents pour faire appliquer les grands principes qui guident
normalement leur activité. Plusieurs plaintes ont montré l’échec du
mécanisme de plainte devant la Banque européenne d’investissement (BEI)
par exemple, qui se solde par une impossibilité pour le citoyen d’obliger ces
banques publiques à ne pas employer l’argent public de « développement »
dans des mégaprojets mis en place par des multinationales, souvent contraires
à la définition de « projets de développement ». La plainte de Sherpa déposée
contre le projet Bujagali de barrage en Ouganda sur le fleuve Victoria,
dénonçant la violation des droits des communautés locales, n’a pas été traitée
avant des années par le mécanisme de plainte, pour qu’au final le médiateur
en charge du dossier explique que, quand bien même la banque n’avait pas
respecté ses propres règles, elle avait de bonnes raisons de l’avoir fait et allait
y remédier en se dotant de ressources humaines adaptées. Il est donc
nécessaire de pouvoir se fonder sur un texte contraignant, et non plus
seulement sur les principes volontaires de ces banques assortis de leur
mécanisme de plainte, pour donner accès à la justice aux victimes de projets
attentatoires à leurs droits.
{23} Le PCN est composé de représentants de syndicats de travailleurs et du
Medef ainsi que de représentants des ministères. Les personnes amenées à
traiter les plaintes (appelées « circonstances spécifiques ») déposées devant le
PCN ne travaillent donc que périodiquement sur ces dossiers et ne sont pas
spécialisées dans le traitement de tels cas de violations de droits sur les
chaînes de production complexes. Par ailleurs, le mécanisme est directement
rattaché au ministère de l’Économie, ce qui pose des problèmes
d’indépendance.
{24} Socapalm était à l’origine une société publique camerounaise créée dans
les années 1960, quelques années après l’indépendance, à partir d’anciennes
plantations de l’ère coloniale et grâce à un vaste plan d’investissement dans
de nouvelles palmeraies. En 2000, suite aux programmes d’ajustement
structurel imposés au Cameroun par le FMI et la Banque mondiale, Socapalm
est privatisée et vendue à 90 % à la PALMCAM, une filiale camerounaise du
groupe suisse (enregistré au Luxembourg) Socfin, une entreprise acquise par
le groupe Bolloré en 1996 lorsque celui-ci a mis la main sur la banque
Rivaud. En 2018, les plantations d’huile de palme de la Socfin ont rapporté
306 millions d’euros de chiffre d’affaires au groupe Bolloré.
{25} Bolloré, société-mère du groupe, accepte qu’il a une relation d’affaires
avec Socapalm, au nom de laquelle il va rentrer en médiation devant le PCN.
{26} Il est intéressant de noter que ce type de projets d’exploitation d’huile de
palme est financé par Proparco, une filiale de l’Agence française de
développement (AFD), et la Société financière internationale (SFI), filiale de
la Banque mondiale, sans que ces investisseurs et agences de développement
ne soient mis en cause dans leur choix de financer des projets qui ne
correspondent pas tout à fait à ce qui pourrait être attendu de projets de
« développement ».
{27} Communiqué de presse « Point de contact national français de l’OCDE :
des ONG tirent la sonnette d’alarme », 30 mars 2018.
{28} Anne-Cécile Bras, « Environnement : Total, Bolloré... la pression sur les
multinationales s’accentue ! », RFI, 19 août 2019.
{29} Le fondement juridique est la règle de droit sur laquelle vont se fonder
une action en justice et les décisions rendues par le tribunal ou la cour saisie
de cette action. Ce fondement juridique peut être aussi bien un traité ou une
convention, une constitution, une loi, un décret ou un arrêté.
{30} Pourtant, les entreprises peuvent avoir recours à des tribunaux arbitraux,
où elles deviennent des sujets de droit au même titre que les États.
{31} Pour engager la responsabilité d’une entreprise française sur une autre,
qui aurait causé un dommage à l’étranger, il faut montrer que la société
française a des moyens, des pouvoirs et la compétence de contrôler la société
qui a causé le dommage. Afin de juger de ce contrôle, le juge utilise un
faisceau d’indices, composé de divers éléments de faits et de droit (par
exemple, le lien capitalistique entre les sociétés, des administrateurs
communs, une immixtion de gestion). Ce faisceau d’indices est difficile à
démontrer, et bien plus exigeant que pour le constat d’une simple « relation
d’affaires » entre deux sociétés. Or les principes directeurs de l’OCDE et de
l’ONU demandent aux entreprises d’être responsables de ce qui se passe dans
toutes les sociétés de leur chaîne, et pas seulement celles qu’elles contrôlent.
{32} Dans tous les secteurs (bâtiment, agro-industrie, textile, électronique,
cosmétique), les donneurs d’ordre passent par de nombreux sous-traitants,
non pas parce qu’ils ont besoin des compétences particulières des travailleurs,
mais pour soulager leur masse salariale directe. Vinci au Qatar, Auchan au
Bangladesh, Samsung en Chine, Bolloré au Cameroun, se retrouvent alors
avec des travailleurs en contrat de sous-traitance qui travaillent aux côtés des
salariés directs pour y faire la même chose, mais dans des conditions moins
protectrices de leurs droits.
{33} « Les 500 plus grandes fortunes de France 2019 », Challenges.
{34} Encore faut-il également, pour que ces lois nationales civiles s’appliquent
aux maisons-mères, que le droit international privé désigne l’application de
cette loi. En effet, lorsqu’un dommage implique des acteurs de différentes
nationalités, il est nécessaire de décider quelle loi s’applique : cela peut être
la loi du pays dans lequel le dommage est commis ou la loi du pays dont
relèvent la victime ou les personnes mises en cause, ou encore la loi du pays
dont provient ce que l’on appelle « le fait générateur du dommage », c’est-à-
dire par exemple le pays où se trouve le siège social dans lequel les décisions
ont été prises qui ont eu pour conséquence une atteinte au droit des
personnes. Le règlement Rome II désigne pour l’instant l’application de la loi
du lieu du fait du dommage et non pas du fait générateur du dommage. Pour
les dommages environnementaux seuls, la loi applicable peut être celle du fait
générateur du dommage. Or il est aujourd’hui très compliqué, pour les juges
qui ne sont pas spécialisés en matière environnementale, d’admettre que le
fait générateur d’un dommage environnemental commis à l’autre bout du
monde sur une chaîne de production est en fait la décision de la maison-mère
qui contrôle cette filiale ou ce sous-traitant. Cependant, lors des débats au
cours de l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance pour savoir si la loi
française serait appliquée par les tribunaux français, la conclusion a été celle
de la possibilité de la désigner comme loi de police ou d’ordre public qui
mènerait à son application en priorité d’autres lois. C’est la même chose
aujourd’hui pour l’application de la loi sur le préjudice écologique que
Sherpa va utiliser contre des multinationales qui commettent des dommages
environnementaux à l’étranger. Les premiers arrêts seront déterminants pour
savoir s’il faudra aménager les règles de droit international privé existantes
pour pouvoir appliquer la loi.
{35} Laura Motet, « Nouvelle plainte contre Vinci pour “travail forcé” sur des
chantiers liés la Coupe du monde au Qatar », Le Monde, 22 novembre 2018 ;
Manon Aublanc, « Samsung : Pourquoi la filiale française du géant de
l’électronique a-t-elle été mise en examen ? », 20 Minutes, 3 juillet 2019 ;
Corinne Audouin, « Samsung France mis en examen pour “pratiques
commerciales trompeuses” », France Inter, 3 juillet 2019 ; Anne-Cécile Bras,
« La face cachée de nos téléphones portables », RFI, 31 juillet 2018.
{36} D’autres types de fondements, plus éloignés en apparence de la protection
des droits humains que des infractions qui y sont directement liées comme le
travail forcé, peuvent également y contribuer. Tout comme le droit des
contrats (dans le cas Bolloré) peut intervenir pour faire respecter in fine des
droits environnementaux, sociaux et fonciers, le contentieux stratégique peut
aussi utiliser d’autres types de droit tels que le droit de la concurrence, le
droit des actionnaires ou le droit de la consommation pour protéger les droits
humains. Le droit de la consommation en l’espèce reste du droit pénal
puisque les pratiques commerciales trompeuses sont punies de sanctions
pénales.
{37} Voir le reportage sur l’enquête de Marie-Laure Guislain, la responsable
du contentieux de Sherpa, « La Mode à mort » diffusé par Arte en octobre
2015, qui enquête au Bangladesh dans les usines d’Auchan :
https://www.youtube.com/watch?v=21S3Wt1n7Zs&feature=youtu.be.
{38} Corinne Audouin, « Samsung France mis en examen pour “pratiques
commerciales trompeuses” », France Inter, 3 juillet 2019.
{39} Le recel consiste à dissimuler, détenir ou transmettre l’objet ou l’auteur
d’un délit ou d’un crime. Le recel-profit consiste donc à jouir des bénéfices
économiques d’une activité illégale.
{40} La BNP Paribas fait l’objet actuellement de deux plaintes pour complicité
de génocide et crime contre l’humanité au Rwanda et au Soudan, par
respectivement Sherpa et la Fédération internationale des ligues des droits de
l’homme (FIDH) et leurs partenaires.
{41} Ismaël Halissat, « Marie-Laure Guislain : “Lafarge est la première
multinationale poursuivie pour complicité de crimes contre l’humanité” »,
Libération, 29 juin 2018.
{42} Sherpa est à l’origine de la plainte initiale, et a demandé à ECCHR
(European Center for Constitutional and Human Rights) de s’y joindre,
auprès des onze salariés syriens constitués en tant que partie civile.
{43} Liz Alderman, Elian Peltier et Hwaida Saad, « “ISIS Is Coming !” How a
French Company Pushed the Limits in War-Torn Syria », The New York
Times, 10 mars 2018.
{44} C’est la première fois qu’une cour en Europe qualifie les crimes contre
l’humanité de l’EI.
{45} Le financement de terrorisme doit être extrêmement documenté, et
provenir des circuits financiers de la maison-mère, pour pouvoir mettre en
cause sa responsabilité. De même, il a dû être démontré, comme dans la
plainte contre Vinci citée plus haut, que Lafarge avait bien le pouvoir, les
compétences et les moyens d’assurer la sécurité de ses salariés syriens, pour
qu’elle soit mise en examen sur le fondement de mise en danger délibérée
d’autrui.
{46} « La France renonce à livrer des navires aux garde-côtes libyens », Le
Monde, 2 décembre 2019.
{47} Une commission rogatoire internationale est un acte juridique par lequel
un juge, français par exemple, demande à une autorité judiciaire d’un autre
pays d’effectuer, pour son compte, des actes d’enquête et de recherche de
preuves. Dans le cas contre Auchan par exemple, la commission rogatoire
internationale du juge pour une investigation au Bangladesh est bloquée
depuis des années, sans que le juge d’instruction puisse débloquer lui-même
la situation.
{48} Le parquet reçoit les plaintes simples et effectue les enquêtes
préliminaires. S’il classe sans suite ou ne diligente pas d’acte d’enquête
durant trois mois, les plaignants de la plainte simple peuvent déposer une
plainte avec constitution de partie civile, qui ira devant un juge d’instruction.
Le juge d’instruction en revanche ne pourra ouvrir l’instruction sur les délits
commis à l’étranger que si le parquet requiert une instruction sur telle ou telle
infraction.
{49} Lors du dépôt d’une plainte simple, il appartient au parquet de décider s’il
souhaite ouvrir une instruction ou non. En revanche, le dépôt d’une plainte
avec constitution de partie civile entraîne automatiquement la saisine d’un·e
juge d’instruction. Toutefois, il n’est possible de déposer une plainte avec
constitution de partie civile qu’après avoir déposé une plainte simple sans
succès.
{50} En France, en matière civile, c’est le règlement dit Bruxelles I qui désigne
le juge compétent comme celui du lieu de résidence du défendeur. Le juge
français est donc compétent si le siège de la maison-mère visée par une action
au civil se trouve en France.
{51} L’Alien Tort Act est un article de la loi des États-Unis selon lequel des
citoyens étrangers peuvent faire appel à des cours états-uniennes pour tout
litige relevant de la loi nationale ou des traités signés par les États-Unis.
Depuis les années 1980, l’Alien Tort Act a été utilisé par des étrangers pour
demander réparation aux tribunaux américains pour des violations de droits
humains commises à l’étranger.
{52} Les tribunaux français seront compétents, et appliqueront la loi pénale
française, si la victime est française, si l’auteur des faits est français, ou si
l’infraction est commise en France.
{53} Pour ce qui est de la complicité « d’un crime ou d’un délit commis à
l’étranger », la loi pénale française s’appliquera uniquement « si le crime ou
le délit est puni à la fois par la loi française et par la loi étrangère et s’il a été
constaté par une décision définitive de la juridiction étrangère » (article 113-5
du code pénal). Or dans la plupart des cas, l’accès à la justice dans les pays
où opèrent les complices de crimes est restreint, et il est extrêmement difficile
d’obtenir une décision définitive.
{54} Pour être jugé en France, l’auteur de tels crimes doit résider
habituellement sur le sol français, les faits doivent être punis par la législation
de l’État où ils ont été commis, avoir été commis dans un État partie à la
Convention de Rome ou par le ressortissant d’un État partie à la Convention
de Rome et la poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu’à la requête du
ministère public (c’est le fameux verrou du parquet, qui n’existe
normalement que pour les délits commis à l’étranger et non pour les crimes).
Enfin, la Cour pénale internationale doit avoir expressément décliné sa
compétence, aucune autre juridiction internationale compétente ne doit avoir
demandé la remise de l’intéressé et aucun autre État ne doit avoir demandé
son extradition.
{55} Voir le « Projet de loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la
justice (PJL Justice) » de Sherpa.
{56} Elle a jugé que le parquet avait requis les poursuites, et ce malgré le fait
que la plainte était à l’origine une plainte avec constitution de partie civile.
Elle a aussi noté que la Cour pénale internationale avait forcément décliné sa
compétence puisqu’elle n’était pas compétente pour juger les entreprises.
{57} Tribune « Face aux poursuites-bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons
pas ! », 24 janvier 2018, et « Projet de loi de programmation 2019-2022 et de
réforme pour la justice (PJL Justice) », Sherpa.
{58} Sherpa, « Quand les multinationales réduisent les défenseurs des droits
humains au silence », La Tribune, 23 mars 2017.
{59} Communiqué de presse « Les ventes d’armes de la France devant la Cour
administrative d’appel de Paris », Mediapart, 19 septembre 2019.
{60} Jamie Peck et Adam Tickell, art. cit.
{61} Alain Supiot, Le Travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du
travail au XXIe siècle, Paris, Éditions du Collège de France, 2019.
{62} Deux types d’assignation sont possibles sur le fondement de la loi sur le
devoir de vigilance : une qui demande à l’entreprise de publier son plan de
vigilance et des mesures particulières dans ce plan, et une qui engage la
responsabilité de l’entreprise, pour demander la réparation de dommages déjà
causés et dont les preuves doivent être rapportées par les victimes. Quatorze
collectivités territoriales, aux côtés des associations Notre affaire à tous,
Sherpa, ZEA, Les Eco Maires et FNE, assignent la multinationale Total en
justice et demandent qu’il lui soit ordonné de prendre les mesures nécessaires
pour réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit du
premier contentieux climatique en France visant à rehausser les ambitions
climatiques d’une multinationale du pétrole. Par ailleurs, une autre
assignation en injonction de publier le plan a été déposée par Sherpa et UNI
Global Union contre Téléperformance pour absence de prise en compte dans
son plan de vigilance des risques de violation de droits des travailleurs et
absence de mesures préventives. Une autre assignation en injonction de
publier et en référé a été également déposée par Les Amis de la Terre, Survie
et quatre associations contre Total en Ouganda, pour atteintes et risques
d’atteintes à l’environnement et au droit foncier. La première assignation
pour mettre en cause cette fois la responsabilité d’une multinationale est en
cours et devrait être déposée prochainement par Sherpa.
{63} Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les
99 %, un manifeste, Paris, La Découverte, 2019.
{64} Les acteurs économiques incluent non seulement les multinationales, mais
également les autres acteurs éventuellement impliqués dans les violations
graves de droits humains commises sur la chaîne de production, comme les
investisseurs (banques privées, banques et agences de développement,
auditeurs, et États lorsqu’ils agissent en tant qu’acteurs économiques).
{65} Alain Supiot, Le Travail au XXIe siècle, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de
l’Atelier, 2019.
{66} Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Raisons d’Agir, 1998.
{67} Sur ces aspects, voir Simon Cottin-Marx, Sociologie du monde associatif,
Paris, La Découverte, 2019, chapitre V.
{68} Voir la dernière parution de cette campagne : « Pour la troisième année
consécutive, Emmanuel Macron déroulera le tapis rouge à plus d’une
centaine de dirigeants de multinationales au château de Versailles pour le
sommet “Choose France”, ce lundi 20 janvier 2020. Une opération séduction
dans un décorum très ancien régime, en plein mouvement social, au cours de
laquelle l’impact environnemental, social et fiscal réel des activités des
entreprises n’est pas à l’ordre du jour. Nous vous invitons à signer, si vous ne
l’avez déjà fait, la pétition “Stop à l’impunité. Des droits pour les peuples,
des règles pour les multinationales”, comme près de sept cent mille
personnes. »
{69} Les bailleurs pourraient en effet contribuer à la coopération en favorisant
le financement de projets coordonnés. Ils pourraient aussi encourager les
organisations expertes en contentieux stratégique à inviter d’autres
partenaires à se joindre à eux dans leurs cas de contentieux, comme le fait
Sherpa depuis quelques années, pour qu’un renforcement de capacité se fasse
petit à petit.
{70} Alain Supiot décrit ainsi le phénomène qui touche aujourd’hui l’ensemble
de nos sociétés : « À l’emprise physique sur le travailleur s’ajoute dorénavant
une emprise cérébrale. Devenus les maillons de réseaux de communication
appelés à traiter 24 heures sur 24 un nombre toujours plus grand
d’informations, [les travailleurs] sont évalués à l’aune d’indicateurs de
performance coupés de leur expérience concrète de la tâche à accomplir.
D’où un essor spectaculaire de pathologies mentales au travail dont le
nombre en France a été multiplié par sept en cinq ans, de 2012 à 2017 »
(Alain Supiot, Le Travail n’est pas une marchandise, op. cit.).
{71} Voir Margaret Satterthwaite, Sarah Knuckey, Ria Singh Sawhney et al.,
« From a “Culture of Unwellness” to Sustainable Advocacy : Organizational
Responses to Mental Health Risks in the Human Rights Field », Review of
Law and Social Justice, vol. 28, 2019.
{72} Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Éditions
Cambourakis, 2015 (1982) ; Émilie Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes
écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 2016.
{73} En 2019, les femmes gagnaient encore 23 % de moins que les hommes.
{74} Le cas Lafarge par exemple, regardé par les spécialistes du monde en
matière d’entreprises et de droits de l’homme, a été cité parmi les
accomplissements de William Bourdon, ancien président de Sherpa, dans son
classement parmi les avocats les plus puissants de France par le magazine
GQ deux années consécutives (en 2018 et 2019), alors que seules des femmes
ont rédigé et porté la plainte au sein des organisations plaignantes. La plainte
a été rédigée initialement par Marie-Laure Guislain à Sherpa et deux juristes
stagiaires femmes (Sarah Brimboeuf et Tracy Babaka Mputu), puis portée par
ces mêmes femmes avec Claire Texier et Cannelle Lavite d’ECCHR. Elles
ont par la suite rédigé en commun des notes et mémoires aux juges, en
collaboration avec Franceline Lepany (présidente de Sherpa) et Clara
Gonzales de Sherpa, et enfin Maître Marie Dosé qui a assuré la coordination
avec les juges, la procédure et les plaidoiries. Dans ces classements, d’autres
actions judiciaires sont attribuées à William Bourdon : la plainte contre BNP
Paribas pour complicité de génocide au Rwanda – rédigée par Marie-Laure
Guislain, avec l’aide de Tamsin Malbrand au sein de Sherpa –, la plainte
contre Auchan et l’assignation contre Bolloré – également rédigées et portées
par la même responsable du contentieux de Sherpa. Ces actions judiciaires
ont été menées alors que Sherpa était dirigé par des femmes, dont Sandra
Cossart, actuelle directrice et ancienne responsable du pôle Globalisation et
Droits humains.
{75} Paris, Éditions Cambourakis, 2018.

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