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PATRICK VANDERMEERSCH

LA CHAIR DE LA PASSION

UNE HISTOIRE DE FOI :

LA FLAGELLATION

Passages

LES ÉDITIONS DU CERF

PARIS

2002

LA CHAIR DE LA PASSION

à Maurits Sabbe

La publication de ce livre a été rendue possible grâce au soutien de la Fondation Radboud et de


la Fondation Porticus des Pays-Bas.

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

CHAPITRE 1 :

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

13

Cette flagellation qui fascine

13

Les ‘picaos’ de San Vicente de la Sonsierra

17

Deux formes de croire ? Première approche

21

La foi, la chair et la parole


26

Le professeur-psychanalyste fait de l’histoire

30

CHAPITRE 2 :

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

37

Quelle période prendre quand on fait de l’histoire ?

37

Comparatisme ou archéologie ? La leçon de Foucault 40

Une histoire trop peu étudiée

44

Pierre Damien, instaurateur de la discipline dans les couvents ?

46

CHAPITRE 3 :

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

55

La spiritualité du Moyen Âge

55

La Sainte Croix, le Saint Sang et l’eucharistie 63

La montée de la culpabilité

70

La recherche de l’accès direct au divin

73

CHAPITRE 4 :

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS


81

Les faits

81

Se flageller pour s’incorporer le Christ ?

92

Le corps de la Vierge s’interpose

103

Les deux types de flagellations

111

CHAPITRE 5 :

DISCIPLINER LA FLAGELLATION : DE JEAN GERSON À HENRI III 115

La filiation des flagellants

115

Vincent Ferrier et Jean Gerson

118

Le mythe d’Henri III, flagellant

122

Un tournant du sentiment religieux et du vécu sexuel ?

136

La règle de San Vicente

142

CHAPITRE 6 :

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

151

La Réforme et la culpabilité
151

Se représenter très concrètement la flagellation 156

La flagellation jésuite

160

Jacques Gretser : un passionné de la croix du Christ 165

... et un défenseur infatigable de la flagellation 170

La polémique qui s’en suivit

176

Pour finir, on introduit le sexe

180

CHAPITRE 7 :

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

185

Boileau ou l’horreur de la flagellation sur les fesses 185

Les premiers textes médicaux

189

La controverse provoquée par l’abbé Boileau

193

Le silence des théologiens moralistes

202

La flagellation dirigée

208

La fin de la flagellation en Espagne

215

CHAPITRE 8 :
SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

221

La liaison entre sadisme et masochisme

221

La perplexité de Freud

230

Bilan intermédiaire

236

Les niveaux de ‘l’explication’ psychanalytique

239

Vers une métaphysique du corps ?

244

POSTFACE :

BRUGES ET SAN VICENTE

249

Du côté de San Vicente

250

Et du côté de Bruges

253

BIBLIOGRAPHIE

263

PRÉFACE

Bien qu’il traite en grande partie d’histoire, ce livre n’est pas un livre d’histoire ou, pour être plus
précis, un livre d’historien. Il est le fruit de la réflexion d’un psychanalyste et professeur de
psychologie de la religion, confronté tout à coup à une demande d’interprétation à partir d’une
rencontre, au départ fortuite, d’un spectacle de flagellation. Cela se passait, comme cela se passe
encore aujourd’hui, dans un petit village du nord de l’Espagne, un peu en retrait au nord de
l’Èbre : San Vicente de la Sonsierra. Quand on est psychanalyste et qu’on est professeur, et en
plus enseignant catholique en milieu protestant, comment va-t-on ‘expliquer’ une expérience si
charnelle qui donne surtout l’impression de vouloir se passer de mots ? Ce livre est issu de tous
les dilemmes que cela comporte. Il est donc en premier lieu un livre d’herméneutique, vécu au
niveau de la passion académique de celui qui veut comprendre et enseigner.

Dans cette préface il n’y a pas lieu de résumer les conclusions auxquelles l’auteur est parvenu :
c’est un mauvais départ en psychanalyse de vouloir à tout prix faire un petit exposé après les
entretiens prélimi-naires, et c’est de la mauvaise pédagogie (bien qu’on essaie de nous l’imposer)
de résumer d’avance aux étudiants ce que nous aurons à dire. Dans les deux cas, c’est enfermer
ce qu’il y aurait à découvrir dans un déjà-connu sécurisant qui endort l’intelligence. En revanche,
je crois qu’il est utile de préciser pour les historiens ce qu’ils trouveront, et ce qu’ils ne
trouveront pas dans ce livre.

Quelle est donc la différence entre faire de l’histoire en psychanalyste et la faire en historien ? Ce
n’est pas en premier lieu qu’on applique une grille de lecture psychanalytique aux faits qu’on
découvre, mais bien qu’on tâche de devenir et de rester conscient des motifs qui poussent à faire
de l’histoire. C’est la leçon de la cure individuelle : personne n’échappe à la tentation de vouloir
reconstituer ou reconstruire sa propre histoire singulière. C’est à partir de cette expérience,
transposée au niveau du collectif, qu’est venue la question qui traverse ce livre : qu’est-ce que le
fait de plonger dans l’histoire apporte à l’homme qui essaie de se saisir soi-même dans
l’entrecroisement d’un passé souvent oublié ou censuré et d’un présent fuyant ? Pourquoi veut-il
se

LA CHAIR DE LA PASSION

sentir le résultat d’un passé ‘réel’ ? Ce qui est donc au cœur de l’interrogation psychanalytique,
c’est la façon dont un individu essaie de s’approprier le passé.

Une fois cette phrase lâchée, on peut s’attendre à toutes les critiques de subjectivisme et au haro
des historiens. Faire entrer la position subjective dans l’histoire, quoi de pire ? Insistons bien sur
ce dont il s’agit.

Pas question de travestir le passé ou de l’accommoder à nos désirs manifestes ou secrets,


entendons-nous bien. En revanche, il faut accepter le subjectif qui nous motive quand nous
faisons de l’histoire. Le but est d’en devenir conscient et de savoir pourquoi nous voulons savoir
ce qui s’est vraiment passé. Si nous ne devenons pas conscients des motifs qui nous font plonger
dans le passé, la motivation initiale risque de disparaître au profit d’une autre et la recherche
historique risque de perdre la pertinence qu’elle avait au départ.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas, avec tout le sens critique possible, vérifier les lieux
communs et les rumeurs venues de loin. Il faut, bien sûr, passer par la critique des sources et
essayer de savoir ce qui s’est ‘vraiment’ passé. La formule selon laquelle ‘le passé n’a de
l’importance que pour le sujet qui s’y intéresse’ peut en effet servir d’excuse trop facile à celui
qui rechigne à la besogne de la fouille méticuleuse. Mais il m’est aussi apparu que faire de
l’histoire peut devenir une passion en soi, et que c’est un lieu privilégié pour ce que les
psychanalystes appellent l’obsessionalisation et le mécanisme du déplacement. L’énergie, qui
était d’abord investie dans une problématique particulière (D’où vient cette flagellation ?) se
déplace et va animer un groupe de questions qui s’éloignent de plus en plus de ce qui avait
initialement motivé la recherche historique. Que de fois n’ai-je pas entendu : ‘Il faut absolument
que tu lises aussi ceci ou cela, et peut-être y a-t-il aussi cet autre phénomène à étudier en rapport
avec ce que tu fais’. Même sans qu’on m’y ait poussé, j’ai senti continuellement la tentation de
collectionner de plus en plus d’informations — ce qui m’éloignait parfois du questionnement
surgi de l’expérience d’avoir été mis mal à l’aise par cette flagellation. J’ai essayé de savoir, par
exemple, qui étaient le Meugbus et le Rodinginus cités par l’abbé Boileau qui tenta de ridiculiser
le nouveau type de flagellation introduit au dix-septième siècle, et j’ai essayé de démêler tous ces
Sanchez qui ont régné en Castille, en Aragon et à Nájera du temps de la construction de la petite
église de Santa María de la Piscina. Mais je me suis rendu compte qu’en opérant ainsi, je me
construisais un système de défense de type obsessionnel qui me permettait de mettre mon
questionnement à distance.

À la réflexion, je crois que, en tant que psychanalyste, on ne peut s’empêcher de faire de


l’histoire quand on questionne la culture dont on

PRÉFACE

est issu, mais qu’il faut le faire en revenant continuellement sur la problématique de départ. Cela
veut dire qu’à un certain moment, il faut s’arrêter là où les mordus de l’histoire iraient, pleins
d’enthousiasme, se cantonner sur un terrain restreint et bien délimité. De plus, on est surtout
intéressé par la façon dont l’histoire a été transmise. Quand on découvre qu’elle a été tronquée, il
ne suffit pas de rétablir la vérité au niveau des faits bruts. Il faut davantage analyser pourquoi on
a voulu travestir le passé et essayer d’en comprendre les motifs sous-jacents, car c’est au moins
autant par les ruses de la censure que par les faits bruts que nous sommes devenus ce que nous
sommes. De là on comprendra l’intérêt porté aux méandres de la tradition dont l’effet se fait
encore sentir aujourd’hui. C’est pour cela qu’il est plus important de remarquer qu’on a oublié
toute cette masse d’érudition, pourtant disponible, sur la flagellation, que d’aller à la recherche
de faits passés inaperçus, qui n’ont pas donné matière à réflexion dans le passé.

Dans ce livre on ne trouvera donc pas de faits réellement inconnus.

Ce n’est pas à la recherche de l’inédit ou du passé englouti que je me suis attelé. Néanmoins, on
sera peut-être surpris en trouvant des lieux communs subvertis. Deux ‘faits’ d’histoire qu’on a
coutume de retrouver dans les travaux d’historiens méritent d’être abandonnés : on a tort quand
on croit que la pratique des flagellants au quatorzième siècle avait la même motivation que celle
des religieux dans les monastères.1

On a également tort quand on croit que l’usage de se ‘discipliner’ dans les monastères et les
couvents remonte jusqu’à Pierre Damien au on-zième siècle.2 Par amitié pour les mordus de
l’histoire pure, j’ai essayé de donner le maximum d’information possible afin qu’ils puissent
vérifier ou contester mes vues et qu’ils puissent continuer avec leur méthode la recherche que j’ai
entamée. Je donne donc autant de sources que possible, mais je les transcris en modernisant
prudemment l’orthographie, pour que leur lecture ne soit pas réservée aux seuls initiés.

À part les historiens, les sociologues pourraient aussi regretter que cette étude ait été conduite
sans faire référence à leur méthode et leur point de vue. J’admets tout bonnement que la question
ne s’est pas imposée par la logique interne du processus de compréhension qui m’a conduit. Si
j’introduisais leurs questions, ce ne serait que par égard aux différentes méthodes qui ont
fractionné la science humaine et pour faire allégeance aux points de vue qu’un bon universitaire
est censé respec-1. Par exemple : Catherine Vincent, ‘Discipline du corps et de l’esprit chez les
flagellants au Moyen Âge’, Revue historique n°615 (juillet/septembre 2000), pp. 593-614.

2. Fr. Dressler, Petrus Damiani. Leben und Werk, (Studia Anselmiana 34) Rome, Herder, 1954,
p. 219.

10

LA CHAIR DE LA PASSION

ter. Bien sûr, à partir de la pratique de la flagellation du petit village de San Vicente avec ses
1100 habitants, on pourrait envisager d’étudier la fonction de ce rituel à l’intérieur des relations
sociales du village. On pourrait même concevoir de mener une étude en vue de corroborer ou de
falsifier les études bien conduites de W. Christian sur la religion en Espagne.3 Mais ce serait, par
contre, imposer un certain type d’explication qui privilégie les facteurs extérieurs au détriment
du vécu lui-même. Je ne doute pas qu’on puisse trouver de cette façon certains rapports ou
certaines corrélations, mais cela ne me satisfaisait pas, tout comme cela ne satisfaisait pas les
confrères de la Vera Cruz. Ceux-là ont d’ailleurs, bien sagement, envoyé un formulaire
d’enquête, et les réponses obtenues contredisaient ce que des amis en sciences des religions
avaient supposé.4 J’ajoute immédiatement que cette discordance entre la prédiction et les
réponses obtenues ne m’ont pas poussé à approfondir cette voie, aussi intéressante qu’elle puisse
être en soi.

J’ai donc choisi de faire résonner la pratique de la flagellation à l’intérieur de ma sensibilité


propre, telle que mon immersion dans le christianisme l’a façonnée, et d’en faire l’archéologie.
Je me suis d’ailleurs rendu compte que de cette façon je rejoignais l’interrogation de ceux qui
faisaient partie de la confrérie. Le fait de savoir qu’ailleurs, dans d’autres cultures, on se flagelle
aussi, apaise aussi peu la soif de comprendre pourquoi on le fait soi-même que la reconnaissance
qu’il y a un contexte social autour de cette pratique. Les villageois n’étaient pas intéressés par un
jumelage de leur commune avec un village d’Italie, en Calabre, où des jeunes gens se tailladent
les jambes avec des débris de verre pendant les processions de la semaine sainte.5 Ils sentaient
vaguement que c’était autre chose et que, en tout cas, ce n’était 3. William A. Christian jr.,
Person and God in a Spanish Valley, New York, Seminar Press, 1972; Moving Crucifixes in
Modern Spain, Princeton, Princeton University Press, 1992.

4. Donnons l’essentiel de cette enquête, organisée par la confrérie elle-même, en 1996.

Parmi ceux qui se présentent pour se discipliner, plus de la moitié vit au village et un tiers en est
originaire ou est relié à lui de l’une ou de l’autre façon. Il n’y a pas d’âge privilégié pour se
soumettre au rituel : 30% a entre 18 et 25 ans, également 30% entre 25
et 35 ans, 20% entre 35 et 45 ans et de nouveau 20% plus de 45 ans. Cela exclue donc
l’hypothèse d’un rituel de passage. Quant aux motifs qui les ont poussés à accomplir cet acte, la
moitié les définissent comme ‘religieux’, l’autre moitié comme personnels.

Pratiquement tous ont longuement mûri leur décision. Ce n’est d’habitude pas une expérience
qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie : la majorité dit l’avoir faite deux à quatre fois, avec
quelques années d’écart. Quant au vécu pendant la flagellation : la moitié dit ressentir surtout de
la souffrance, tandis que l’autre moitié parle d’un sentiment très particulier de calme intérieur.
Quand on leur demande s’il ne s’agirait pas de sadomasochisme, pratiquement tous disent que
ceux qui pensent à ça ne savent pas ce dont il s’agit.

5. Fr. Ferlaino, Vattienti. Osservazione e riplasmazione di una ritualità tradizionale, Vibo


Valentia/Milan, Qualecultura/Jaca Book, 1990.

PRÉFACE

11

pas leur histoire. Par contre, ils aspiraient à connaître le passé de leur pratique à eux. En cela, ils
rejoignaient le réflexe du psychanalyste qui, lui aussi, essaie de reconnaître les fantasmes et les
scénarios qui structurent notre imagination parce qu’on les a adoptés ‘par tradition’. Car pour
moi, là est bien le regard psychanalytique dirigé sur l’histoire : non pas faire comme si la
psychanalyse offrait un point de vue superbe d’où on peut expliquer ce que d’autres ne
comprennent pas ; mais s’efforcer de devenir conscient des modèles que la tradition nous
propose pour penser, fantasmer et croire. Car on les adopte ou on les rejette souvent sans trop
savoir ce qu’ils contiennent vraiment et d’où vient leur pouvoir de séduction.

Une remarque encore, pour finir : bien que l’inspiration de Michel Foucault soit présente ici, je
ne me suis pas attardé à passer en revue la façon dont il a inspiré une recherche sur le corps en
milieu anglo-saxon. La réception que cet auteur y a eu mériterait un débat à lui seul, et il devrait
d’ailleurs être complété par un débat sur la façon dont la psychanalyse y est perçue. Si cela
n’apparaît pas ici, c’est bien sûr parce qu’on ne peut pas tout faire, et parce que j’ai voulu
consacrer toute mon énergie à ce qui me passionne : combiner une optique de psychanalyste avec
celle d’un théologien, et cela de la façon la plus libre qui soit.

***

Une bonne coutume veut qu’au moment où il livre son manuscrit à l’éditeur, l’auteur remercie
ceux qui ont rendu son cheminement possible.

En premier lieu viennent les personnes particulières qui se sont efforcées à me trouver une
donnée historique, un détail qui pourrait être intéressant ou qui m’ont aidé quand les traductions
étaient plus ardues que prévu. Je remercie particulièrement le Dr G. van Renynghe de Voxvrie,
archiviste de la confrérie du Saint-Sang à Bruges, Ton Hilhorst, mon collègue en Bible à
Groningue, Jan Luth, mon collègue en liturgie, Ann Beddeleem, qui a l’expérience
d’accompagner les Exercices spirituels ignaciens, ainsi que mes assistants et doctorants Hanneke
Muthert, Floris van Delft et Herman Westerink. Paul Dossche a relu mon manuscrit avec minutie
et une attention critique et Gabriel Veyret s’est chargé de la révision finale. François-Michel van
der Mersch m’a appris beaucoup sur mon roman familial et m’a rendu conscient du poids de
l’héritage ecclésiastique — je n’ose pas dire : religieux — qui pèse sur moi.

12

LA CHAIR DE LA PASSION

Je dois aussi remercier certaines bibliothèques, moins connues du grand public, mais
incroyablement riches et où l’accueil a été souvent particulièrement chaleureux : la Hans August
Bibliothek à Wolfenbüttel, la Bibliothèque Inguebertine à Carpentras, la Bibliothèque nationale à
Paris, les Archives nationales à Madrid, les Archives diocésaines à Logroño, l’abbaye de San
Pedro de Cardeña, la bibliothèque des jésuites à Heverlee et, surtout, l’incomparable bibliothèque
de la faculté de théologie à Louvain (Leuven).

Je ne saurais oublier mes étudiants, qui ont suivi avec curiosité et sagacité mes recherches qui
sortaient des sentiers battus. La façon dont ils ont réagi avec émotion à la vue de la flagellation et
la franchise avec laquelle ils m’en ont parlé, m’ont énormément aidé à alimenter ma propre
réflexion.

Et puis, et surtout, il y a la Cofradía de la Vera Cruz de San Vicente de la Sonsierra, qui m’a
accueilli avec une ouverture d’esprit peu commune, et dont les membres sont devenus de vrais
amis. Je nomme-rai spécialement Teodoro Ruiz Monge et Rafael Moraza Martínez. Sans eux, ce
livre n’aurait jamais été écrit.

CHAPITRE PREMIER

LA FLAGELLATION COMME DÉFI

À LA COMPRÉHENSION

Cette flagellation qui fascine

— Et alors, quand est-ce que tu iras te flageller ?

La question pouvait jaillir très vite, elle pouvait prendre plus de temps pour se faire entendre,
mais jamais elle ne manquait de faire son apparition. C’était même devenu un jeu. À un certain
moment de la conversation, qui ne manquait pas de devenir animée une fois que je l’avais lancée
sur le sujet de la flagellation que j’allais observer régulièrement dans un petit village du nord de
l’Espagne, je laissais sciemment lan-guir mon interlocuteur, jusqu’à ce que les paroles que
j’attendais, fussent prononcées. Était-ce du sadisme — sadisme moral, bien sûr —

de ma part ? Et cela en réponse à un sadisme, bien moins moral, moins complexe peut-être, plus
franc, de l’autre ? Probablement, me disais-je.

Mais peu à peu le réflexe épistémologique du philosophe se fit sentir.

‘Sadisme’ : quel mot bouche-trou ! Qu’est-ce qui me fait penser que j’ai compris quelque chose
de moi, ou de l’autre, en proférant ce mot ?
En effet, si la rencontre avec la pratique de la flagellation avait provoqué au début surtout un
désir de comprendre, c’est surtout cet acte de vouloir comprendre qui était revenu sans cesse
comme problème.

Que veut dire comprendre quand on est confronté avec des pratiques qui se situent d’abord et
massivement au niveau du corps, qui ont lieu en silence et dont on a convenu qu’on ne parlera
pas ? De quelle façon les mots ont-ils prise sur ce qui peut bien sûr être vu et décrit, mais ne
demande pas à être exprimé dans des rapports d’interlocuteurs ? Qu’est-ce qu’expliquer veut
dire, surtout quand il ne s’agit pas de faits couchés sur papier, mais du bruit sec et rythmé des
coups, des chaînes qui peuvent mais ne doivent pas être attachées aux chevilles, et du murmure
de l’assistance dont les épaules s’agglutinent avec d’autres épaules dans l’avidité de voir le
moment de la pica ? C’est bien sûr la vieille distinction de Dilthey entre le Erklären et le
Verstehen qui revenait, mais chargée d’autres questions que nos sciences humaines et leur

14

LA CHAIR DE LA PASSION

distinction en disciplines — excusez le mot — y ont ajoutées. Il y avait surtout la jointure ou la


suture de la réflexion épistémologique et du corps propre au moment où celui-ci entre en
résonance avec ce que subissent, ou ce que sont supposés subir, les autres corps.

Sadisme, par exemple, quel genre de mot est-ce ? Il ne fait pas partie de cette série de mots
simples, qui désignent des choses bien repérables, comme ces tables et chaises qui peuplent les
exemples des cours de logique. Sadisme est un mot régulateur, un de ces termes typiques du dix-
neuvième siècle. À cette époque, les sciences, la médecine en particulier, se sont mises à régler
nos vies. Elles ont travesti l’impératif utilisé par la morale en des semblants d’observation sous la
houlette de la nosologie. Se dire ‘n’est-ce pas du sadisme ?’, c’est s’inscrire dans un discours qui
fait le partage entre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. C’est simultanément un appel à
laisser surgir certains fantasmes et un ordre de les contenir. Se dire ou se demander

‘sadisme ?’, c’est suivre une logique bien tempérée qui donne l’impression de permettre un
déferlement de violence tout en posant des garde-fous. Dire ‘sadisme’, c’est rassurant. Le mot
fait surgir des fantasmes tout en les assignant à résidence.

Il en est de même avec les autres catégories du savoir qu’on peut appeler à la rescousse pour
canaliser les sentiments provoqués par le spectacle de la flagellation. On nous a appris à nous
limiter aux questions-clefs qui charpentent les sciences humaines et à domestiquer ainsi ce qui
nous frappe d’étrangeté. Nous nous demandons, par exemple :

‘Est-ce un rite de passage ?’ En procédant ainsi, nous nous abritons sous les ailes d’A. Van
Gennep et du discours nommé ‘anthropologie’

qui nous rassurent bien paternellement en nous disant qu’il n’y a pas lieu de s’affoler, que ce
n’est rien, seulement quelque chose qui peut être assimilé à du connu.6 Mais dans le cas où ce
serait effectivement un rite de passage, aurions-nous mieux compris ce qui se passe, aussi bien
devant nous qu’en nous ? Ou l’avons-nous simplement mis à distance en l’encadrant, en faisant
appel au bien banal principe d’autorité ? Qu’il est difficile de renoncer à cette façon de se
sécuriser !

Quand nous devons admettre, comme nous le verrons, que ce n’est pas un rite de passage,
d’autres questions-clefs prennent le relais dans ce processus de sécurisation. Sous l’égide de V.
Turner on peut penser à une expérience de liminalité, comme celle du carnaval où des
distinctions bien établies sont à nouveau brouillées.7 Peut-être s’agit-il en effet de cela dans ce
rituel bizarre où quelqu’un de masqué se flagelle, 6. A. Van Gennep, Les rites de passage, (1re
éd.: 1909) Paris, Picard, 1991.

7. V. Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Ithaca (New York), Cornell
University Press, 1977.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

15

sans qu’on sache sa position sociale, ni ce qu’il a fait, ni s’il est coupable de quelque chose de
particulier ou s’il recherche seulement une sensation très spéciale. Peut-être serait-ce à
rapprocher de ces expé-

riences initiatiques, qu’elles soient celles des Indiens de la Prairie qui se balancent attachés à un
arbre par des crochets qui leur transpercent les pectoraux, ou celles des athlètes qui s’entraînent à
des triples marathons jusqu’à cracher du sang ?8 Ou, encore, s’agit-il de ce renouement avec
d’anciennes traditions, qu’on n’hésite d’ailleurs pas à inventer, pour raffermir une identité
culturelle propre, au moment ou une monnaie unique et une banque centrale à Francfort effacent
de plus en plus les particularités locales en Europe ?9 Et nous voilà relancés dans nos tentatives
de refondre notre expérience pour la couler dans le moule des questions bien connues qu’il
convient de poser.

Dans le besoin qu’on éprouve de domestiquer le phénomène auquel on est confronté, il n’est
d’ailleurs pas facile de résister à la tentation du comparatisme. Passant outre tout ce que le
structuralisme a décrété comme étant hérésie, on se dit que la flagellation se retrouve ailleurs que
dans le petit village de San Vicente de la Sonsierra. Ne se flagellait-on pas dans les couvents
jusqu’à il y a une trentaine d’années ? Ce n’est donc pas si exceptionnel. Il y a d’ailleurs mieux,
ou pire, comme on voudra. Pendant la semaine sainte on se laisse crucifier aux Philip-pines,
comme dans certaines parties d’Amérique latine. Au Mexique, on se fait même crucifier sur des
cactus, comme une psychologue de passage là-bas a cru devoir me le rapporter. Puis il y a les
pratiques de l’islam chiite, où on se flagelle bien plus fort que dans mon petit village de la Rioja.
Au Yémen, le sang gicle réellement et on tranche le cou à des chèvres pour le boire là où la force
vive coule de source. Il y a d’ailleurs eu des rites de sang un peu partout en religion. Le Christ
n’a-t-il pas été interprété comme le successeur du grand-prêtre qui devait asperger le Saint des
Saints une fois par an avec le sang d’un jeune taureau et d’un chevreau ?10 Peut-être sommes-
nous trop habitués à nos églises qui respirent le catholicisme pour ne plus être effarés de la
cruauté sanguinaire que les images pieuses y répandent. Il y a donc plus qu’il ne faut pour
assouvir notre soif de comparer.

Mais cette accumulation de ce qui pourrait être identique ou du moins couler de la même veine,
pourquoi apporterait-elle plus de compréhension intime de ce qu’on voit et ce qu’on ressent que
le fait brut 8. David le Breton, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, pp. 204-219.

9. J.L. Alonso Hernández, ‘Revindicación de la cultura tradicional en la formación de las


autonomías’, Ibéricas n°8 (1995) (CRIC, Université de Toulouse-le-Mirail), pp. 83-101.

10. Lévitique 16, 14-15, réinterprété comme se rapportant au Christ dans l’épitre aux Hébreux 9,
11-14.

16

LA CHAIR DE LA PASSION

d’être là, au moment où cela se passe ? Bien sûr, en faisant des compa-raisons, en accumulant du
semblable, on fait de la mise à distance, tout comme on installe de la distance, mais d’une autre
façon, en s’abritant sous la couverture des questions-clefs qui organisent les sciences humaines
en disciplines. Cette mise à distance est au cœur de l’objectivité que l’idéal scientifique nous
impose. Mise à distance, objectivité et vérité vont de pair dans notre idéal de scientificité, et là où
elles font défaut, il n’y aurait plus que le règne du subjectif, de l’arbitraire ou, pire, de la foi.
Mais n’est-ce pas justement ce qu’il faudrait mettre en question : que la vérité dépende du fait
qu’on pourra installer un clivage radical entre celui qui observe et ce qui est observé ? Bien sûr,
il est important de ne pas être prêt à croire n’importe quoi, de ne pas se laisser berner, de ne pas
se laisser bercer par de pures illusions. Qu’il faille donc prendre une certaine distance vis-à-vis
du vécu direct et opérer un moment réflexif pour poser la question de la vérité, c’est sûr.

Mais la distance intérieure de celui qui se demande s’il ne se trompe pas, est-elle la même que la
distance qui isole le sujet de l’objet ?

Dans le cas de la flagellation qui nous intéresse, c’est précisément cette question qui s’impose, et
elle rejoint d’ailleurs la question fondamentale de la position du psychanalyste, qui fait de la
pratique, comme on dit, mais pas de la science. Le psychanalyste n’est pas un observateur
extérieur, qui fait dépendre la vérité de son objet du fait qu’il l’a observé en étant coupé de lui, de
préférence au travers d’un miroir sans tain ou d’un quartz ou d’un dispositif électronique. Le
psychanalyste provoque une interaction bien particulière et fort intense entre le sujet et l’objet de
la pratique psychanalytique. C’est en entrant dans la circularité engendrée ainsi, que de nouvelles
formes de compréhension surgissent. Nous touchons ici à l’épistémologie propre à la
psychanalyse, ce qui demanderait tout un développement en soi, et nous ne le poursuivrons pas
pour le moment. Pour ce qui nous intéresse ici, et ce qui risque d’être éludé trop vite par une
réflexion académique qui s’insinuerait ici-même dans notre propos, contentons-nous du ferme
propos de rester attentif à ce qui se passe en nous quand nous voyons quelqu’un se flageller ou,
pour être plus précis, quand une flagellation a lieu devant nous. Essayons d’analyser la différence
entre l’impression de comprendre qui est une mise à distance et la saisie au sein du vécu direct,
même si elle est troublante.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

17

Les ‘picaos’ de San Vicente de la Sonsierra


Mais le lecteur a assez été tenu en haleine pour qu’il ait pu faire l’ex-périence des fantasmes qui
surgissent quand on introduit le thème de la flagellation sans que tous les détails soient donnés
dès le début. Avant d’aller plus loin, avant d’essayer de placer des mots et de voir ce
qu’interpréter pourrait signifier devant la flagellation rituelle à laquelle nous avons assisté
plusieurs fois — après une première rencontre fortuite pendant un voyage d’étude avec des
étudiants — décrivons ce qu’on peut voir. Les flagellations dont il est question ont lieu pendant
la semaine sainte (le jeudi et le vendredi) ainsi qu’aux fêtes de la Découverte et de l’Exaltation
de la Croix du Christ, respectivement le 3 mai et le 14 septembre11 quand ces fêtes tombent un
dimanche, et autrement le dimanche suivant.12 Elles se font en majorité pendant des processions
qui ont lieu à la tombée de la nuit et qui descendent de l’église Sainte-Marie-la-Majeure qui
surplombe le village de San Vicente de la Sonsierra. Des hommes, nu-pieds et portant parfois des
chaînes aux chevilles, se flagellent, le visage caché par une cagoule et vêtus d’une tunique
blanche qui laisse le dos découvert. La procession parcourt un circuit à l’intérieur du village les
soirs des jeudi et vendredi saints. Le matin de ce dernier jour, ainsi qu’en mai et septembre, la
procession va plus loin. Elle traverse le village et remonte sur le versant opposé pour atteindre un
plateau où il y a les stations du chemin de croix. Dans ce cas, c’est seulement au retour, au
moment où les haltes de méditation devant les quatorze stations sont terminées et le retour
entamé, que les pénitents se flagellent. Finalement, il y a des flagellations qui ont lieu de nuit, de
onze heures à minuit pour être précis, à l’intérieur de l’église, pendant l’heure sainte, c’est-à-dire
la veillée traditionnelle devant le reposoir où est gardé le saint sacrement après la messe du jeudi
saint en attendant l’office du vendredi.

Dans tous ces cas, la flagellation se fait d’une façon bien particuliè-

re, d’où le nom de ‘ picaos’, de ‘piqués’, qui est donné à ces flagellants.

Ce n’est pas avec des lanières en cuir, mais avec de longues tresses de lin, que les pénitents se
frappent sur le dos jusqu’à ce que celui-ci soit 11. La fête de la Découverte de la Croix est fondée
sur la légende de sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, qui se serait rendue à Jérusalem
vers 328 pour rechercher la vraie croix, et l’aurait découverte à l’emplacement du Calvaire. La
fête de l’Exaltation de la Croix commémore le fait qu’au VIIe siècle, l’empereur Héraclius reprit
au roi de Perse Chosroès cette croix dont celui-ci s’était emparé pendant le pillage de Jérusalem.
Une grande cérémonie eut lieu à Jérusalem et l’empereur tint à porter lui-même la croix jusqu’au
Calvaire.

12. Rien de particulier ici : lorsqu’une fête ne coïncide plus avec un jour férié, il est coutume de
la reporter au dimanche suivant.

18

LA CHAIR DE LA PASSION

bien meurtri, sans saigner pour autant. Chaque pénitent a un accompagnateur qui le surveille,
l’incitant au calme dans le cas où il aurait tendance à entrer en transe, mais le pressant à frapper
plus fort s’il faiblit. Il s’agit en effet d’éviter toute cruauté inutile. Il faut se frapper vite et fort,
arriver rapidement au stade où le dos est suffisamment meurtri pour recevoir les piqûres qui vont
délivrer le pénitent. Un ancien du village, expert en la matière, applique par six fois une boule de
cire garnie de deux pointes en verre sur le dos tuméfié.13 Les douze piqûres qui en résultent —
le chiffre douze rappelant les douze apôtres

— laissent écouler le sang accumulé dans les hématomes. Le pénitent reprend une ‘discipline’,
faite de coton cette fois,14 se frappe de quelques coups pour que le sang sorte des petits trous
que la pica a causés, s’agenouille devant une des statues et est ensuite emmené par son
accompagnateur vers l’ancien ermitage qui est le siège de la confré-

rie. Là, il est soigné par l’application d’une lotion à base de romarin.

La coutume veut que jamais les plaies ne s’infectent et que le pénitent anonyme, dont on ne
révèle jamais l’identité, travaille le lendemain comme d’habitude. On ne doit pas remarquer la
souffrance qu’il a endurée.

Cette flagellation est donc un rituel d’hommes dont les femmes sont exclues.15 Elles peuvent
néanmoins participer à leur manière, en faisant la procession nu-pieds, avec des chaînes aux
chevilles. Elles sont vêtues de noir, la face cachée par un voile de la même couleur. On les
appelle les Marías (les Maries), et il est clair qu’elles sont censées s’identifier à la Vierge au
Calvaire. Nous rejoignons ici le sens donné à la flagellation des hommes. Eux aussi sont censés
participer à la souffrance du Christ. C’est ce qui nous fut dit dès le début : ‘Ici, ce n’est pas
comme chez vous au Nord, en Flandres, où c’est la peste qui a suscité des hordes de flagellants
poussés par la peur. Ici, il s’agit d’un vécu religieux bien plus authentique : on participe à la
souffrance du Christ.’ Et il est vrai que pendant les deux processions de la semaine sainte, ces
pénitents qui se flagellent entre les différentes statues ou 13. En fait, la pica est plus au moins
triangulaire, et elle a chaque fois deux pointes à chaque angle. Elle peut donc être utilisée pour
trois flagellants différents.

14. Si on prend à ce moment une discipline en coton, c’est parce qu’on peut la faire bouillir et
donc la désinfecter. La confrérie est très consciente du danger de possible contamination par le
sang et garde à cet effet une liste très confidentielle de tous ceux qui se sont disciplinés.

15. Émancipation obligeant, depuis 1998 les femmes peuvent devenir membres de la confrérie,
ce qui ne veut pas dire qu’elles se flagellent. La chose est discutée de temps en temps, mais il y a
un sentiment obscur que cela changerait le climat psychologique dans lequel le rite se passe. En
passant, nous avons glané cette réflexion : ‘Le problème, c’est que les femmes prennent la
religion trop au sérieux, et cela pourrait être préjudiciable au bon fonctionnement de notre
confrérie’.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

19

pasos portés à bras d’homme, semblent faire partie d’un Golgotha ressuscité. Il se flagellent
entre une représentation de la Dernière Cène, un Christ en croix ou un cercueil en verre laissant
voir son corps ex-sangue les yeux mi-ouverts. La statue qui ne manque à aucune des processions
est celle de la Vierge en pleurs. C’est une impressionnante procession, quand tous ces
personnages tanguent comme des navires sur le rythme lancinant des mélodies de la fanfare du
village au milieu de plusieurs milliers de spectateurs. Le tout se passe de façon très digne et
retenue, ce qui n’empêche pas qu’après la procession le sérieux disparaît bien vite. Le fait qu’on
soit un vendredi saint n’empêche pas que les auberges soient pleines, que les jeunes se retrouvent
à la discothèque et que les viticulteurs du village profitent de l’aubaine pour faire leur commerce.

Nous reviendrons bientôt, et longuement, sur les références à l’histoire que la confrérie des
flagellants met elle-même en avant. Mais jetons d’abord un coup d’œil sur ce même rituel de
flagellation aux mois de mai et de septembre, aux fêtes de la Découverte et de l’Exaltation de la
Croix. Ces jours-là, pas de touristes et pas de fanfare. Le tout est plus sobre, plus impressionnant
aussi, et la flagellation est maintenant vraiment le centre autour duquel tout le reste s’ordonne.
On ne promène qu’une statue, mais à notre surprise ce n’est pas celle du Christ en croix, mais
celle de la Vierge en pleurs, la Mater dolorosa.

C’est devant cette statue que les pénitents se flagellent.16

Plus tard, quand nous avons à plusieurs reprises longuement parlé avec des membres de la
confrérie de la Vraie-Croix, j’ai fait remarquer notre surprise. Un des membres m’a répondu avec
un sourire : ‘Oui, c’est curieux, tous ces hommes qui se flagellent devant la représentation d’une
femme ! Je me suis déjà posé des questions moi-même’. Quand les étudiants, qui étaient avec
moi, insistaient en répétant le

‘pourquoi ?’, la réponse était, après un froncement de sourcils et un geste d’impuissance : ‘ El


hombre es un animal curioso, L’homme est un animal curieux’. Et si on continuait à insister, on
retombait sur un argument qui revenait constamment : ‘Cela fait partie de notre tradition, et un
peuple qui oublie ses traditions, ne prend pas soin de son identité et est perdu’.

Tradition : c’en était certainement une, mais cette affirmation ne fait que relancer notre
questionnement. Qu’est-ce qui fait qu’une tradition s’installe dans le for intérieur d’un individu,
et à quel niveau ce processus d’intériorisation se situe-t-il ? S’agit-il de gestes ou de ‘coutumes’

16. Notons au passage qu’en septembre, le lendemain, le 15 septembre, c’est la fête de la Vierge
aux Sept Douleurs. La procession, qui a lieu le soir, coïncide donc avec la veillée de cette fête-là.

20

LA CHAIR DE LA PASSION

qu’on reprend d’autres sans trop y réfléchir parce que cela semble aller de soi ? Ou y a-t-il
quelque chose de particulier qui se passe dans la tête de ces flagellants qui puisent le geste de se
battre avec des tresses de lin dans l’arsenal que la tradition leur présente ? Et si la motivation
intérieure — laissons pour l’instant la question de savoir si elle est consciente ou inconsciente —
joue son rôle, est-elle la même chez tous ceux qui se soumettent à cette pratique ? Pourquoi ne
pourrait-elle pas être fort individuelle ? Il y a peut-être des représentations et des affects fort
différents dans la tête de ces acteurs uniformisés en blanc qui sont censés réactualiser la Passion.

Coupons d’ailleurs court à une supposition faite par un collègue en science des religions, qui
était convaincu dès le départ que cette flagellation rituelle n’était pas une coutume ancestrale qui
avait survécu dans le petit village de San Vicente, mais qu’elle faisait partie de ces soi-disant
traditions que le dix-neuvième siècle a inventées de toutes pièces.
Tout en notant que cela ne rendrait pas le sujet moins digne d’intérêt —

la façon dont le dix-neuvième siècle et la Restauration ont voulu contrer les Lumières par
l’établissement d’un catholicisme populaire nous touche de près — il faut dire que dans ce cas
précis, l’hypothèse ne tient pas. Les archives de la confrérie de la Vraie-Croix nous prouvent une
existence continue dès l’enregistrement de la première règle en 1551 jusqu’à nos jours.
Accordons que cela n’empêcherait pas qu’aujourd’hui la fonction d’affirmer une identité
culturelle vienne à prévaloir. Dans plusieurs villages d’Espagne, il y a un regain de traditions
populaires,17 et ceux qui voudraient en faire l’expérience vibrante n’ont mieux à faire qu’à
passer les nuits des jeudi et vendredi saints à Calanda, au sud de l’Aragon. Là, toute la
population, hommes, femmes et enfants, battent ensemble le tambour pendant des heures sur la
place du village. Là, on voit et on sent de la façon la plus viscérale que chaque individu met son
patrimoine pulsionnel à l’unisson.

Mais c’est une toute autre impression que dégage la procession des flagellants à San Vicente. Il y
a d’abord ce fait troublant que la procession du mois de septembre ne coïncide pas avec les fêtes
patronales du village en l’honneur de Notre-Dame de Bon Secours, qui ont lieu du 8

au 12 septembre.18 Ces jours-là, on fête sans arrêt, et c’est le moment où tous ceux qui ont quitté
le village reviennent pour retrouver leur famille. La procession des flagellants se fait donc
quelques jours plus 17. Voir l’article déjà cité J.L. Alonso Hernández, ‘Revindicación de la
cultura tradicional en la formación de las autonomías’.

18. Fiestas Patronales de Nuestra Señora Virgen de los Remedios. En principe, le 8

septembre est la fête de la Nativité de la Vierge, mais l’église au centre du village est dédiée à
Notre-Dame de Bon Secours.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

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tard, le 14 ou le dimanche suivant, mais à ce moment-là les visiteurs sont repartis et le village a
retrouvé son calme. Alors que toute la population participe aux fêtes patronales, il n’y a qu’une
petite partie qui se dérange pour la procession des flagellants. Les membres de la confrérie de la
Vraie-Croix disent ne pas le regretter, au contraire : les gens ont repris leurs sens et ont récupéré
de trop de nuits sans sommeil.

C’est donc de façon plus recueillie que la procession peut avoir lieu.

Mais la chose la plus marquante dans cette confrérie, qui a conquis de plus en plus notre
sympathie, c’est son propre questionnement.

Pourquoi faisons-nous cela ? Même si nous le faisons par tradition, et que l’homme est un animal
curieux, on voudrait quand même comprendre ! Mais comprendre quoi ? C’est ici que leur
questionnement rejoi-gnait celui du psychanalyste, professeur de psychologie de la religion, qui
s’était trouvé là avec ses étudiants au hasard d’un voyage d’étude.
Deux formes de croire ? Première approche

Si la rencontre avec les flagellants était fortuite, la question de base qui avait motivé le voyage en
Espagne pendant la semaine sainte ne l’était pas. Ayant enseigné pendant des années à Louvain
en Belgique, à une université catholique, j’étais devenu professeur de psychologie de la religion
au nord des Pays-Bas, à l’Université d’État de Groningue. La faculté de théologie, où
j’enseignais, était également une faculté d’État, c’est-à-dire qu’on y étudiait le phénomène
religieux avec la même passion académique et la même liberté d’esprit que tout autre fait
culturel. Demander si on y étudiait la religion d’un point de vue catholique, luthérien, calviniste,
mennonite ou humaniste y était aussi absurde que de demander si une faculté de lettres était
d’obédience renaissanciste, classiciste, romantique ou surréaliste. Il n’empêchait, bien sûr, que
les enseignants et les étudiants venaient en majorité du milieu protestant, un milieu fort mélangé
d’ailleurs, car il regroupait plusieurs Églises distinctes, et celles-ci couvraient tout le spectre
allant du dogmatisme pur et dur à la libre pensée la plus radicale.

Une des choses qui m’avaient fort vite frappé, c’était que la notion de croire y recouvrait une
toute autre psychologie que celle à laquelle j’avais été accoutumé en milieu catholique. Déjà en
Belgique, j’avais souvent été surpris de la différence entre le catholicisme flamand et la façon
dont ce même catholicisme était vécu en France, mais je n’y avais prêté qu’une attention fort
distraite. Quand je fus confronté avec ce que je trouvais plus au Nord, je ne pouvais plus passer à
côté de ce qui me frappait : on y croyait différemment. Ces mots doivent être pris

22

LA CHAIR DE LA PASSION

au sens fort. Ce n’était pas que les gens croyaient à autre chose, et que cela engendrait donc
d’autres conséquences, comme on pourrait le supposer. C’était la façon de croire, je veux dire la
structure interne de l’acte impliqué dans la foi, qui y était d’une autre nature.

Car croire, c’est quoi ? Dans l’acceptation ordinaire, c’est tenir quelque chose pour vrai sans
véritable preuve. On peut croire ou non aux apparitions de la Vierge, aux soucoupes volantes, à
la transmission de la pensée, et même, comme c’est de plus en plus le cas, à l’aura bien fragile
qui enveloppe chaque être humain et dont l’intégrité peut être réparée par une bonne thérapie
New Age.19 Nous nous trouvons de nos jours devant un déferlement de nouvelles croyances,
c’est-à-dire, si nous suivons la conception populaire du croire, de nouvelles choses qu’on tient
pour vraies. Dans cette logique, ce serait la multiplication et la différenciation des objets de l’acte
de croire qui causeraient l’apparition d’autres formes de religion et, par conséquent, le succès
d’autres formes de concevoir le monde.

Au cœur de cette conception populaire, il y a la supposition que la logique psychologique de


l’acte de croire suit celle du savoir, sauf au début. Quand un sujet ne sait pas mais qu’il croit, il
aurait d’autres motifs que ceux de l’observation pure et dure qui introduiraient dans son esprit
des représentations concernant la réalité. La différence entre l’acte de croire et celui de connaître
concernerait uniquement le processus d’adhésion. Une fois que les représentations auraient été
admises et que, à tort ou à raison, certaines propositions se seraient installées dans la tête du
sujet, la suite du processus psychologique se déroulerait de la même façon dans les deux cas.20
C’est d’ailleurs cette similitude présupposée qui est à la source du conflit entre science et foi qui
a si fortement marqué le dix-neuvième siècle et qui fait encore surface de temps en temps
aujourd’hui. La confiance militante en la seule science, le scientisme, suppose qu’une fois que
les représentations erronées concernant la réalité sont remplacées par des représentations fiables,
c’est-à-dire que la phase initiale du croire s’est retirée au profit de celle du savoir, la conception
du monde 19. L’importance de ces thérapies New Age prend des dimensions insoupçonnées,
comme l’a démontré une étude récente que j’ai conduite avec H.J. van Reenen et G.
Hutschemaekers : ‘Alternatieve GGZ en New Age. Verslag van een enquête onder alternatieve
hulpverleners’ [Psychothérapies alternatives et New Age. Rapport d’une enquête tenue parmi des
praticiens de psychothérapies alternatives], Mgv (Maandblad Geestelijke Volksgezondheid) 52
(1997), nr 12, pp. 1207-1218.

20. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que l’idée engendrerait automatiquement l’acte. C’est un fait
bien connu qu’on peut agir en dépit du bon sens et à l’encontre de toute évidence.

Croire et savoir peuvent tous deux porter à des conséquences, ou pas. La différence entre
connaissance et croyance n’est donc pas quelque chose qui transparaît dans le fait qu’on soit prêt
ou non d’accepter les conséquences des représentations qu’on a en tête.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

23

résultant de l’acte de croire cède le pas à celle qui procède de l’acte de savoir. C’était l’espoir des
Lumières, un espoir qui fut d’ailleurs déçu.

Un courant important de la psychologie sociale américaine, celui qui thématise la ‘dissonance


cognitive’, est né de cette déconvenue. Au début des années soixante, une femme disait avoir
reçu par voie de spiritisme le message divin qu’il y aurait un nouveau déluge, mais qu’une
soucoupe volante viendrait sauver un nombre limité de fidèles.

Ayant prévenu le monde en perdition par des annonces dans la presse, elle parvint à rassembler
autour d’elles un petit groupe d’adeptes dont

— comment pourrait-il en être autrement ? — quelques psychologues qui voulaient observer


l’évolution de ce groupe. Après quelques ater-moiements dûment expliqués par des révélations
supplémentaires, le moment du salut était arrivé, et les fidèles attendaient la soucoupe qui allait
se poser à minuit pour les emmener. Les psychologues, eux, s’attendaient à une déconvenue
cruelle quand cette attente se serait avérée vaine, mais à leur grande stupeur ce n’est pas le
désespoir qui s’installa. Au contraire ! Fébrilement on alerta la presse pour clamer joyeusement
que c’était grâce aux prières du groupe que Dieu avait revu sa décision d’anéantir le monde.21

La différence entre l’acte de connaître et celui de croire n’est donc pas limitée aux motifs qui
font qu’au début du processus on donne son assentiment à une représentation particulière de la
réalité. Insistons, car si on ne se rend pas toujours compte de la différence entre croire et
connaître, c’est parce qu’à première vue, c’est bien la déconvenue concernant les choses tenues
pour être vraies, qui semble au cœur du processus de sécularisation. Depuis Richard Simon et
Reimarus, les faits historiques qu’on croyait rapportés par la Bible ont perdu un à un leur statut
de certitude bien établie. Qu’il s’agisse d’Adam et Ève, de l’Arche de Noé, de la fondation de
l’Église par Jésus de Nazareth, de la résurrection du corps de ce dernier, il y a tout lieu de douter
du caractère historique donné à ces faits. Que cela ait provoqué — et provoque — un malaise,
voire une certaine panique, c’est certain. Ce n’est donc qu’à la traîne et de fort mauvaise grâce
que beaucoup d’É-

glises parviennent à accepter l’érosion de ce qui semblait faire autrefois un tout cohérent de
croyances bien ancrées. Cela peut donc donner l’impression que c’est bien au début du
processus, au moment de l’ad-hésion, que croire et savoir se distinguent. On peut renforcer cette
impression par des exemples fort curieux.

21. L. Festinger, When Prophecy Fails. A Social and Psychological Study of a Modern Group
that Predicted the Destruction of the World, Minneapolis, Univ. of Minnesota Press, 1956.

24

LA CHAIR DE LA PASSION

Certains excès, fort comiques, sont là pour nous prouver qu’il n’est pas facile de ranger certaines
de ces croyances parmi les accessoires dont la foi n’a plus besoin. Il y a toujours des gens qui
sont à la recherche des restes de l’Arche aux alentours du mont Ararat. Il y a pire.

Un collègue m’a rapporté que dans une revue d’un niveau pourtant pas trop médiocre,
l’explication suivante a été donnée pour sauvegarder le caractère historique de l’écroulement des
murs de Jéricho aux sons des trompettes d’Israël. Il paraît qu’il existe un trouble nerveux qui a
comme conséquence qu’on ne parvient plus à contrôler sa vessie quand on entend un son d’une
certaine fréquence. Supposez un instant que les murs de Jéricho étaient de terre glaise, que les
défenseurs sur les murs souffraient héréditairement de ce trouble, et que les trompettes
émettaient précisément le son requis... Vous vous doutez de la suite : c’est par une grande
miction que le caractère historique de la Bible est sauvé.

Si le ridicule ne tue pas, il provoquera dans ce cas probablement aussi un haussement d’épaules
d’une bonne majorité de gens qui se disent croyants. Et c’est ici que nous touchons au cœur du
problème.

Intuitivement, beaucoup de croyants le savent : même si le basculement de beaucoup de


certitudes qu’on croyait être basées sur des faits historiques a provoqué de l’embarras, ils ont une
ferme conscience que dans la véritable ‘foi’, il s’agit d’autre chose. La foi ne se résume pas à un
acte de tenir, sans preuve, de l’information pour du vrai. Dans certaines langues, comme en
français, il existe d’ailleurs plusieurs mots qui gravitent autour de ce sentiment qui est
profondément ancré mais qui n’est pas facile à conceptualiser. Croire, croyance, foi... les
signifiants essaient d’avoir prise sur une chose à multiples faces. En tout cas : ils pointent le fait
que dans la foi il y a autre chose que des propositions tenues pour vraies, et que cette autre chose
est l’essentiel. C’est cette conscience qu’on retrouve dans l’affirmation qu’il s’agit de saisir le
caractère symbolique des affirmations contenues dans les formules employées dans un contexte
de foi. Celui qui veut à tout prix écraser l’infâme, dira peut-être que c’est une échappatoire fort
facile. Il n’em-pêche que c’est en tout cas quelque chose qui a été dit dès le début du
christianisme, et qu’on ne retrouve pas sans raison au cœur des recherches actuelles en
psychologie de la religion.

Nous retrouverons plus loin une bonne part de l’histoire de la ré-

flexion théologique sur l’acte de foi. Rappelons ici seulement qu’un des tout premiers
théologiens que le christianisme a connu, Origène d’Alexandrie, disait déjà au début du troisième
siècle que les chrétiens n’étaient pas stupides au point de croire littéralement aux historiettes
contenues dans la Bible. Ils faisaient tout comme les païens cultivés, qui ne croyaient pas, eux
non plus, qu’il y avait eu des dieux qui châ-

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

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traient leur divin père, des déesses-mères qui servaient des cailloux à leur mari quand celui-ci
voulait dévorer ses fils, et cetera. Les intellectuels des deux bords savaient très bien qu’il
s’agissait dans tous ces cas d’allégories.22

C’est cette même insistance sur l’usage symbolique des représentations contenues dans les
formules de foi que nous retrouvons de nos jours en psychologie de la religion. Dans sa tentative
d’indiquer la direction dans laquelle la recherche devrait se mouvoir, une œuvre de psychologie
de la religion qui fait autorité, celle de David Wulff,23

reprend à Ricœur la conception de ‘seconde naïveté’ et insiste sur le fait que c’est là le sujet qui
s’impose aujourd’hui. Toute réticence qu’on puisse avoir concernant l’idéalisation de cette
seconde naïveté — un terme qu’il vaudrait peut-être mieux remplacer par celui de ‘foi post-
critique’24 — il est vrai que plusieurs faits indiquent que la foi ne disparaît pas automatiquement
sous le coup de la critique, même chez ceux qui se laissent questionner. Tout en étant empreints
de relativisme, il y a des gens qui continuent à se dire croyants, même s’ils ne le sont plus
comme avant. Il y en a qui disent tranquillement ne plus adhérer aux articles de foi d’autrefois,
mais qui se considèrent quand même comme des croyants au sens large du terme. Un autre fait
bien connu va dans le même sens. Les jeunes d’aujourd’hui se bricolent souvent, à leur usage
particulier, une conception du monde en employant des matériaux des plus divers, pris dans des
traditions fort diverses. Qu’il n’y ait pas de cohérence dans ce mélange hétéroclite, ne semble pas
les déranger. Même les conversions ne sont plus la preuve qu’il y a des gens qui cherchent à tout
prix l’unique vérité. Aux Pays-Bas, pas mal de protestants passent au catholicisme parce qu’ils
sont séduits par une liturgie et un imaginaire qui parlent plus au cœur qu’à l’intellect, et parce
qu’ils ne se laissent pas troubler par les directives du Vatican concernant le dogme ou le sexe.
Finalement, parmi ceux qui se déclarent explicitement croyants et qui continuent à investir dans
l’institution ecclésiale, une bonne partie est convaincue que le fondamentalisme est un danger
pour la vraie foi et que l’acceptation du caractère symbolique 22. Origène, Contre Celse, IV, 71-
72 (Sources Chrétiennes n° 136), Paris, Cerf, 1968, pp.

358-365.

23. David M. Wulff, Psychology of Religion. Classic and Contemporary, (1re éd.: 1991) New
York, John Wiley & Sons, 1997.
24. Je dois ce dernier terme à mon collègue D. Hutsebaut de Louvain. Pour ma critique de la
façon un peu simpliste dont on reprend de nos jours le terme de seconde naïveté de Ricœur, je
renvoie à mon article ‘The Failure of Second Naivete. Some Landmarks in the French
Psychology of Religion’, dans : J. van Belzen (dir.), Aspects in Contexts. Studies in the History
of Psychology of Religion (International Series in the Psychology of Religion 9), Amsterdam,
Rodopi, 2000, pp. 235-279.

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LA CHAIR DE LA PASSION

des formules est un progrès. Quoi qu’en puissent penser les Églises concernées, cet
élargissement de la façon dont on croit est une donnée culturelle fort répandue, et les processus
psychologiques qui le rendent possible intéressent le psychologue. Croire est un acte qui suit une
logique psychologique différente de celle du savoir.

Une étude plus approfondie des croyants qui tiennent mordicus au sens littéral ou historique des
formules qu’ils professent nous montre d’ailleurs la même chose, prise par l’autre bout. En effet,
ce n’est pas par ordre décroissant, partant du plus important, qu’on se cramponne aux certitudes
de la foi. Pour des raisons qui défient la logique du système tel qu’on devrait le professer,
certains des articles de foi pèsent plus lourds que d’autres. Dire qu’on doute de l’existence de
Dieu n’est pas nécessairement mal vu dans certains milieux catholiques de bon ton. Ce doute
peut être très profond, il montre le sérieux qu’on attache à la chose, et surtout : il y a de bons
exemples. Par contre, mettre en doute la virginité de la Vierge est toute autre chose. C’est du
mauvais goût.

Même si toutes ces impressions sont encore fort confuses, il y a donc des raisons de questionner
les théories qui veulent étudier l’acte de croire en partant du cognitif, et qui supposent que
l’adhésion à des formules est un moment charnière dans la foi. Revenons à mon expé-

rience particulière de catholique me retrouvant dans un milieu protestant : ne fallait-il pas étudier
d’autres processus psychologiques que ceux d’ordre cognitif pour différencier les façons dont on
pose l’acte de foi ? Peut-être y avait-il quelque chose à creuser dans cette boutade que j’avais
souvent entendue : que les protestants croient par la parole, et les catholiques par le corps.

La foi, la chair et la parole

Ce qui frappe dans le protestantisme, c’est la place centrale qui y est prise par la parole. Peu de
symboles, peu de rites, beaucoup de chants, bien sûr, mais du chant qui scande des mots
compréhensibles, et surtout, beaucoup de paroles. En protestantisme, on prêche, et quand on le
fait, on prêche surtout la doctrine.

Cette impression, que j’ai dû nuancer plus tard, tranchait fort sur l’image qui m’était restée du
catholicisme de mon enfance. De ce temps-là, je me rappelle pourtant encore les sermons
tonitruants où des certitudes étaient déversées sur la masse des fidèles qui ne discutait qu’une
fois rentrée chez elle. Et malgré l’impression qui me reste que c’était la morale et surtout le sexe
qui étaient la pierre de touche de l’orthodoxie, je sens encore la gifle bien placée de ma grand-
mère
LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

27

épluchant des crevettes au moment où je butais sur les formules du catéchisme concernant le
Dieu unique et la Trinité. Néanmoins, je ne me rappelle pas avoir été poussé à échafauder des
systèmes de pensée.

J’ai appris à aimer les rites, le latin et le grégorien qui me permettaient de joindre mes propres
associations à des mots qui avaient fini par me sembler familiers. J’ai même appris à m’attacher
à ce que ce catholicisme imposait de rébarbatif. Le catholicisme, c’est plus du Proust que de la
scolastique, au niveau du vécu en tout cas.

Le doute concernant le rôle dévolu au cognitif dans l’acte de foi fut encore renforcé dans un
débat avec des représentants du judaïsme et de l’islam, qui faisaient à juste titre remarquer que la
façon dont on leur demandait ce qu’ils ‘croyaient vraiment’ leur imposait un type de religion qui
leur était étranger. Pour eux, transmettre le patrimoine religieux, c’était en premier lieu
apprendre à ses enfants un certain nombre de prières, de gestes, de coutumes, mais pas leur tenir
un discours sur ce qu’il y a à croire.

Par un retour de réflexion, je me mis à me demander si l’attachement protestant à la formule était


vraiment un attachement à quelque chose de l’ordre cognitif. Les formules, dont je savais
l’importance qu’on pouvait y attacher, renvoyaient-elles à des séries de représentations et de
propositions dont on discourait intérieurement en appuyant régulièrement sur la touche : ‘Oui,
c’est ce que je crois !’ En protestantisme, les mots qui véhiculent des formules ne seraient-ils pas
aussi plutôt des signaux qui entretiennent de l’attachement que de l’information destinée à
nourrir le cognitif ? C’était ce questionnement, encore confus, qui avait motivé le voyage où je
comptais confronter mes étudiants d’origine protestante avec du catholicisme de souche latine.
Car ils en raffolaient, de ce qu’ils croyaient être le catholicisme, je le savais : liturgies sur fond
de grégorien et d’encens, chuchotement dans des confessionnaux avec odeur particulière,
omniprésence de l’image, grouillement des foules à Lourdes. D’un côté la prééminence de la
parole, de l’autre celle du corps : voilà, en gros, l’opposition supposée entre protestantisme et
catholicisme dont je voulais voir l’effet quand elle aurait été posée explicitement comme
problème à défricher.

Mais il n’y a pas que la présence du corps qui frappe quand on aborde le catholicisme de
l’extérieur. Il y a plus particulièrement celle de la souffrance. À ce niveau, le catholicisme
français est très particulier. Le dix-neuvième siècle l’a imprégné d’une sensiblerie qui s’extasie
devant ce qui est petit, simple, inculte et — surtout — devant ce qui souffre. Cette souffrance
m’intriguait. En même temps, elle fait appel à la compassion et elle la refuse, car cette souffrance
est héroïque, de cet héroïsme désarmant des petits. Il est intéressant de regarder avec les yeux
d’un étranger des lieux comme Lisieux et sa ‘petite sainte Thérè-

28

LA CHAIR DE LA PASSION

se’, ou Paray-le-Monial et l’imagerie doucement sanguinolente des différents sacrés-cœurs qui


ont fleuri en terre française. Il faut voir Ars et l’idéalisation du prêtre inculte mais saint.
Bernanos nous a brossé dans Sous le soleil de Satan et Journal d’un curé de Campagne un
portrait saisissant de ce personnage qui va à l’opposé de l’abbé libertin du temps des Lumières
pourtant bien sympathique. Le personnage du prêtre, tel que la Restauration française l’a voulu,
provoque des sentiments de pitié. Il fait donc appel au sentiment de culpabilité chez
l’interlocuteur, et c’est par ce biais qu’il essaie d’en imposer. Quelle différence avec la stature
que la Réforme a tâché de donner à ses ministres : celle de l’érudit qui s’enferme une journée
entière dans sa bibliothèque pour préparer le sermon du dimanche à partir des textes hébreu et
grec de la Bible !

C’est cet intérêt pour la souffrance et pour sa mise en scène qui avait donné l’idée de ne pas
limiter le voyage d’étude projeté à la France, mais de pousser jusqu’en Espagne. C’était la
période de la semaine sainte, l’occasion donc de tâter ce qui restait de la légendaire ferveur
espagnole. Et c’est ainsi que, à partir de quelques suggestions faites par un collègue d’un
collègue à qui nous avions demandé s’il n’y avait rien de particulier à voir au nord de l’Espagne
pendant cette période, nous nous sommes trouvés nez à nez avec les flagellants.

La flagellation comme expression de ferveur religieuse et ce spectacle-là infligé à des esprits qui
identifiaient religion et parole : c’était vraiment une situation rêvée pour examiner à fond deux
façons fort différentes de croire. Mentionnons tout de suite ce qui est ressorti de ces voyages
d’étude. La réaction de mes étudiants protestants a été toute autre que celle qu’ils s’étaient
imaginée avant le voyage, même s’ils avaient pris connaissance de ce qu’ils allaient voir à partir
de la bande vidéo réalisée les années précédentes. Ils n’ont presque jamais été choqués et ont
répété qu’à leur propre étonnement, ils ont ‘senti’

que ce qui se passait devant eux était authentique. Une certaine résonance s’est fait sentir, au
point même que certains de ces étudiants étaient tentés de faire eux-même l’expérience de se
flageller. Cela ne s’est d’ailleurs pas passé. Quand, timidement, ils osaient le suggérer, les
membres de la confrérie de la Vraie-Croix ont souri et dit avec malice :

‘Mais, pour pouvoir se flageller, il faut être bon catholique et avoir une lettre d’introduction de
son curé...’ Puis, ils ont ajouté en riant : ‘Bien sûr, que vous soyez protestants, cela n’a pas
d’importance, car en fin de compte, la différence est fort ténue. Vous êtes de tout aussi bons
chrétiens. Mais vous n’êtes pas d’ici, vous ne savez pas à quoi vous voulez vous engager.’ Ils ne
savaient donc pas comment mes étudiants réagiraient à cette expérience à laquelle ils n’avaient
pas été préparés. Il

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

29

leur manquait la tradition qui permet de se laisser couler dans le moule d’un rituel ancestral.

Nous étions au cœur du problème. Croire, avoir la foi, c’est un ensemble de mouvements
psychiques fort complexes qui a été préformé par un contexte donné. Au cœur de ce tout, il y a le
corps, et peut-être est-ce la pulsation du corps et la façon dont son rythme a assumé la culture qui
est le véritable socle sur lequel l’expérience la plus fondamentale de la foi s’appuie. Dans un
contexte de foi, il y a bien sûr aussi la mise en mots, mais ce n’est pas le corps qui réagit aux
mots. Le corps se pose en premier, et les mots suivent et sortent du corps —

quand ils sortent — comme un cri. Si, schématiquement, cette hypothèse tenait pour le vécu
auquel nous assistions, on pouvait peut-être élargir la question. L’interaction entre le vécu de la
foi au niveau le plus basal et les mots qu’on égrène dans les credo est en tout cas une chose bien
complexe : plus complexe que ce que suggère la formule selon laquelle croire c’est prendre une
information pour du vrai sans preuve véritable. Les paroles qui forment les credo n’ont peut-être
rien à voir avec ce que les Anglo-Saxons appellent des ‘cognitions’, des représentants
intrapsychiques d’informations concernant une réalité existant en soi.

S’il en est autrement, si la foi vit dans d’autres sphères psychiques que celles qui ont trait à la
connaissance, on comprend que l’accord ou le désaccord dans ce qu’on croit n’est pas
discernable dans la formulation des credo, mais dans la structure particulière de l’acte de foi dans
sa complexité. On pourrait même concevoir que deux personnes qui emploient la même formule
au niveau du credo, croient néanmoins différemment, parce que cette formule renvoie à des
vécus intérieurs dissemblables. À l’opposé, on peut concevoir que des gens, habitués à des
formulations de foi fort différentes, se reconnaissent mutuellement comme croyants très proches.

C’était cette intuition qui perçait dans la réponse des membres de la confrérie quand ils disaient
qu’il ne fallait pas se flageller ‘quand on n’est pas d’ici’. Que l’on ait ou n’ait pas la bonne
formule du dogme en tête, ce n’était pas de cela qu’il s’agissait. Par hypothèse, cela n’aurait donc
servi à rien si on avait accepté de se laisser installer les bonnes formules en tête comme on
installe un nouveau logiciel dans son ordinateur. Ce dont on avait besoin pour que la pratique de
se flageller ait son sens, c’était une certaine structure dans l’expérience du croire ou, plus
précisément, dans la façon de concevoir l’acte de foi, qu’on passe à cet acte ou non. Car ‘croire
comme on croit ici’, ce n’est pas tenir pour vraies les mêmes choses que les gens d’ici, ce n’est
pas non plus croire avec la même ferveur que les gens d’ici, mais c’est avoir la même
préconception concernant les facteurs intrapsychiques à mettre à

30

LA CHAIR DE LA PASSION

l’œuvre dans l’acte de foi. C’est avoir une préconception non pas de ce que croire veut dire, mais
de ce que croire peut donner comme expé-

rience. C’est seulement à partir de ces préconceptions que se flageller peut avoir du sens.

Nous voilà donc loin des tentatives de comprendre la foi en la confrontant à la logique du savoir,
loin aussi des tentatives de certains philosophes de la religion qui croient aider le croyant en
mettant plus de logique dans les formules de son credo.25 Quelle aubaine pour nous : nous étions
tombés sur un objet idéal pour la psychologie de la religion, surtout pour celle qui n’élude pas le
non-cognitif, l’inconscient et le corps : celle d’inspiration psychanalytique ! Quelle aubaine,
surtout si nous ajoutons que la problématique ne demande pas seulement à être élucidée pour
elle-même, mais qu’elle interpelle à son tour la psychanalyse. En effet : quelle est la position du
psychanalyste dans cette affaire et à quoi est-il appelé ? Que peut faire un professeur qui est aussi
psychanalyste quand il s’est égaré dans un village espagnol où des gens se flagellent et des
étudiants venant d’autres horizons du christianisme lui demandent ce que cela veut dire ?
Le professeur-psychanalyste fait de l’histoire Une position assez commune dans les milieux
anglo-saxons, et généralement là où le lacanisme n’a pas percé, c’est de dire qu’en psychanalyse
il y a d’une part la pratique et d’autre part la théorie, et que cette dernière peut être appliquée,
comme tout autre modèle heuristique, à des faits culturels. Dans cette optique, la théorie
psychanalytique est considérée comme une forme de savoir qu’on peut transmettre. Ce savoir,
ajoute-t-on, ne doit d’ailleurs pas nécessairement se présenter comme une somme
d’informations. Il peut consister en une grille de lecture qui permet d’ordonner les faits qu’on
observe de telle façon qu’un certain type de compréhension en découle.

Il est clair que cette façon de procéder risque d’introduire la conception exactement opposée à
celle que la cure essaie d’installer. La pratique de la psychanalyse prend son point de départ dans
le fait que le patient qui entre en analyse est à la recherche du ‘sujet supposé savoir’. L’analysant
veut apprendre un tas de choses sur lui-même, il 25. Voir par exemple V. Brümmer, Theology
and Philosophical Enquiry. An Introduction, Londres, Macmillan, 1981; What are we Doing
when we Pray? A Philosophical Enquiry, Londres, SCM Press, 1984. G. van den Brink e.a.
(dir.), Christian Faith and Philosophical Theology. Essays in Honour of Vincent Brümmer,
Kampen, Kok Pharos, 1992.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

31

veut mieux se comprendre soi-même, recevoir une image vraie de toute sa personne, les faces
cachées comprises. Dans la cure qu’il entreprend, il suppose tout naturellement que l’analyste
sera le technicien qui l’aidera à composer cet autoportrait qui sera peut-être sans pitié, mais
assurément fidèle et utile.

La cure analytique ne comble pas cette attente, au contraire. Ce qu’on apprend en analyse, c’est
le caractère illusoire de cette construction imaginaire qu’on a identifié a un ‘moi’. On se rend
compte de tout ce qu’on a sacrifié pour se conformer à cette image de soi-même qui semblait
devoir garantir l’amour qu’on quémandait à autrui. Ce que l’analyse apprend aussi, c’est que le
‘sujet supposé savoir’, l’autorité qui garantit la vérité et qui vaut donc bien qu’on l’écoute ou
qu’on la conteste, n’existe finalement pas. Accepter tout cela et en retirer du profit n’est pas une
mince affaire. Ce n’est pas sans raisons que les analyses durent longtemps. Ce n’est pas sans
raisons non plus qu’elles se font dans cette relation intersubjective particulière qu’on nomme

‘transfert’ et qu’elles ne peuvent être remplacées par l’introspection ou la lecture de bons livres.

En cure, le psychanalyste ne donne donc pas d’informations mais il installe une situation qui
permet à l’analysant d’apprendre par lui-même ce qu’il peut saisir de sa façon de vivre et de son
inconscient. Ne serait-ce pas contradictoire alors si, hors cure, l’analyste faisait le contraire et
offrait un savoir à qui le veut bien ? C’est pourtant ce qui a souvent été fait, en causant pas mal
d’irritation, d’ailleurs. Pensons à ces lectures psychanalytiques qui se contentent de pointer des
fantasmes de castration sous-jacents dans un texte littéraire ou qui se querellent, comme pour le
Déluge biblique, pour savoir si on y trouve un fantasme de régression intra-utérine ou un
fantasme de miction. On se demande en effet ce qu’on fait de réellement psychanalytique en
déployant, sans savoir pourquoi ou pour qui, une imagerie de sexe et de violence.26 Et puis il y a
ces biographies d’inspiration psychanalytique qui veulent expliquer pourquoi tel auteur revient
toujours au même thème dans ses romans, ou qui retrouvent la marque de signifiants venant de
son inconscient particulier dans ce qu’un sujet dit, écrit ou fait. Freud lui-même n’a-t-il pas
montré la voie dans ses essais sur Léonard de Vinci, Schreber et Jenssen, ainsi que dans son
interprétation du pacte avec le diable du peintre Haitzman ?

Même si elles séduisent parfois, ces tentatives mettent néanmoins souvent mal à l’aise. La
première raison est que ces interprétations 26. Voir mon article : ‘Et si, finalement, ça pissait
seulement dru ? Les réflexions d’un psychanalyste au sujet du Déluge’, Gradiva, Revue
Européenne d’Anthropologie Littéraire 3 (1998) pp. 21-53.

32

LA CHAIR DE LA PASSION

peuvent être fort arbitraires. Comment contrôler la pertinence d’une interprétation qui pourrait
être sauvage, puisque le critère analytique de vérité par excellence, la reconnaissance par le sujet
concerné, y fait défaut ? Est-ce vrai que Léonard de Vinci est parvenu à se détacher de la religion
et à devenir un vrai savant — en délaissant un peu son art, malheureusement — une fois qu’il a
trouvé dans son mécène la figure paternelle qui lui manquait ? C’est à Léonard de Vinci lui-
même qu’il faudrait le demander, et l’observateur qui prétend pouvoir l’affirmer de son propre
chef, ne se pose-t-il pas plus en voyant qu’en psychanalyste ?

Mais même si Léonard de Vinci donnait raison à son interprète et devait concéder que Freud
avait vu juste, la gêne subsisterait. Ici nous touchons une seconde raison, plus fondamentale que
celle de pouvoir ou non vérifier l’interprétation analytique. Le problème est de savoir à qui
l’interprétation profite et ce qu’elle provoque dans le for intérieur de celui qui s’y soumet.
L’essentiel dans la pratique analytique, ce n’est pas le gain en connaissances de faits objectifs,
mais ce sont les effets qui accompagnent la prise de conscience de certaines choses : la levée de
refoulements ou d’autres mécanismes de défenses par exemple. À

force de scruter le passé, d’essayer de ne pas censurer les désirs les plus fous ou les plus odieux
qui peuvent passer par la tête, en s’érein-tant à nommer ce qu’on a tendance à taire, on acquiert
une certaine liberté intérieure et on prend ses distances vis-à-vis de son vécu direct.

Mais cela ne se fait pas sur le mode de l’accumulation patiente de faits dont on admet l’existence
‘objective’ et qu’on aligne méthodiquement comme dans des encyclopédies. Au contraire et
paradoxalement : progressivement, à force d’analyser, on s’inquiète de moins en moins de savoir
si ce qu’on se rappelle s’est vraiment passé tel quel. On se rend compte que ce qui produit de
l’effet, ce n’est pas qu’on en sache froidement de plus en plus, mais qu’on se construise une
histoire cohé-

rente personnelle, même si cette reconstruction est marquée par les urgences du présent et par le
besoin de reprendre en main un passé qui n’a que trop tendance à se répéter. Faire une analyse,
ce n’est pas écrire sa propre Recherche du temps perdu, c’est revitaliser le passé, lui dénier sa
valeur d’en-soi, et donner au processus de connaissance sa fonction transformatrice qui consiste
à produire du vécu.
Il y a donc deux choses très spécifiques concernant la ‘connaissance’ qu’on acquiert en
psychanalyse. D’abord, il ne s’agit pas d’un savoir bien ficelé qui peut être transmis d’une
personne à l’autre sans qu’il change de nature. Au contraire : au-delà du contenu, c’est la volonté
de savoir qui est thématisée et devient objet de réflexion dans ce qui ne semblait au début qu’une
recherche d’informations pures.

Ensuite, le contenu informatif qui apparaît à l’intérieur de la relation

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

33

psychanalytique perd progressivement son urgence d’être vérifiable au niveau des faits. Alors
qu’on essayait de reconstruire son histoire personnelle, c’est moins l’exactitude de ce qu’on
trouve que les effets psychologiques du fait de la recherche qui prennent l’avant-plan.

À première vue, cette relégation de l’idéal de l’objectivité pure et dure marque une différence
foncière entre le monde de l’analyse et celui de l’Université. Cette différence existe, en effet,
pour autant que l’idéal de la science, qui exprime une part de la pratique universitaire, est la
quête désintéressée et le dépôt d’un savoir qui doit pouvoir être consulté par n’importe qui, sans
que celui-ci doive se soumettre à l’autorité d’un autre sujet. Mais l’Université n’est pas
seulement le lieu où un savoir encyclopédique, le plus vaste possible, est accumulé et rendu
accessible. C’est aussi un lieu de formation où l’on apprend à s’affranchir de la dépendance des
idées reçues. Sans liberté intérieure et sans décentrement par rapport à ce qu’on a appris à penser,
les résultats de la recherche et les faits qu’on observe sont simplement ajoutés à ce qu’on savait
déjà. Si cela permet de faire avancer la technique, de faire des ordinateurs plus rapides ou des
meilleurs médicaments pour faire baisser le taux de cholestérol, les véritables progrès
scientifiques viennent d’ailleurs. Ils naissent de la capacité de voir que ce qu’on croyait déjà
savoir, peut aussi être compris différemment ou être employé à autre chose.

De nos jours, on a souvent tendance à oublier l’importance de cette prise de distance envers soi-
même et de la mise en question des préju-gés sur lesquels on accumule savoir sur savoir. Quand
on insiste sur la chose, c’est à peine si on parvient à faire passer le message à ceux qui perçoivent
que la réflexion critique de certains présupposés peut être utile. Qu’un médicament, mis au point
pour une maladie particulière, puisse se révéler être utile pour tout autre chose, et qu’il y ait des
esprits bizarres qui soient capables de penser à cela : qui n’applaudirait pas ? Mais quand on veut
rappeler que cette prise de distance intérieure ainsi que l’acquisition d’une tournure d’esprit
critique peuvent être des buts en soi, et que c’est là le noyau dur de la formation universitaire, on
peut parier qu’on se retrouvera bien seul dans l’Université d’aujourd’hui.

Et pourtant, c’est ce qui est à sauvegarder, et cela vaut assurément pour la théologie. Et c’est là
que la psychanalyse est utile. C’est à partir d’elle qu’on peut réfléchir sur la fonction du maître à
penser, plus précisément sur la façon dont on gère le transfert dans une situation d’enseignement
— qui est toute différente d’une situation de cure.27

27. P. Vandermeersch, ‘Hooglerarenmoraal. De wijnschenker en de pentiumprofessor’

34
LA CHAIR DE LA PASSION

C’est aussi à partir d’elle qu’on peut comprendre, tout en la ques-tionnant, l’importance de faire
de l’histoire, non pas comme fin en soi, mais comme outil pour mettre en place ce décentrement
intérieur.

Voilà pourquoi un professeur-psychanalyste, confronté à un spectacle de flagellation rituelle et à


des étudiants qui demandent ce que cela veut dire, fait de l’histoire. Nous ferons donc
banalement ce que les analysants font pendant une bonne partie des heures qu’ils passent sur le
divan. Nous essayerons de remémorer le passé. Nous verrons ce que nous savons et ce que nous
ne savons pas sur l’histoire de la flagellation volontaire. Dans ce partage, il sera bien sûr question
de ce qui s’est vraiment passé et de ce qu’on a tu ou travesti, mais il sera surtout question des
fantasmes qu’on a élaborés, chéris, décriés et interdits. Car faire de l’histoire en psychanalyste,
c’est aller au-delà des faits bruts et expliciter les fantasmes qui ont été véhiculés jusqu’à nous et
qui sont si séduisants que nous leur confions nos sentiments obscurs. Nous essayerons de nous
arrêter régulièrement pour nous rendre compte de ce que cette plongée dans l’histoire provoque
en nous. Il ne faudra pas non plus oublier ce qui a motivé cette entreprise. Puis, avec cette
information en tête, nous irons voir ce que la théorie psychanalytique peut nous apprendre, entre
autres à propos du sadomasochisme, puisque c’est le thème auquel on a tendance à penser en
premier lieu. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’analyser ce terme de sadomasochisme lui-même et
de voir s’il fait plus qu’apposer une vignette moralisatrice sur des émois dont on ne sait que faire.

Voilà tracé le parcours académico-psychanalytique dont nous espé-

rons creuser la fonction pédagogique qu’il peut avoir pour un esprit singulier en quête
d’enseignement et de savoir. Mais notre recherche s’insère aussi dans un autre vécu très concret :
celui des confrères de la Vraie-Croix et de ceux qui vont se flageller pendant les processions que
nous avons décrites. Une sympathie mutuelle s’est établie au long des années entre ces gens fort
ancrés dans leur tradition qui se rendaient bien compte des questions que leur rituel particulier
pouvait soulever, et ce curieux professeur qui revenait chaque fois avec des étudiants pour
montrer et regarder ce qui se passait. N’était-il pas tout aussi bizarre, ce professeur ? N’était-il
pas mû par un intérêt particulier tout aussi suspect que celui qui anime ceux qui meurtrissaient
leur dos avec des tresses de lin ? Le texte qui suit est aussi une tentative de réfléchir
conjointement avec ces cofrades. À propos de l’importance de l’histoire

[L’éthique de l’enseignement. Le sommelier et le professeur au pentium] dans : H.

Hutschemaekers & M. de Winter (dir.), De veranderlijke moraal. Over moraliteit en psychologie


[L’éthique en mouvance. Moralité et psychologie], Nimègues, SUN, 1996, pp. 217-234.

LA FLAGELLATION COMME DÉFI À LA COMPRÉHENSION

35

pour la compréhension, c’est d’ailleurs eux qui nous ont montré la voie, en faisant part de
l’histoire bien particulière de leur village comme explication potentielle de leur façon de se
flageller. Ils étaient contents qu’un universitaire de passage, théologien de surcroît, semblât prêt
à les aider à combler les lacunes dans cette histoire. Si cette approche du phénomène par
l’histoire locale n’est pas allée très loin, pour des raisons que nous verrons, insistons néanmoins
sur le fait que c’est la façon spontanée par laquelle les membres de la confrérie de la Vraie-Croix
ont fait appel à l’histoire pour comprendre leur propre étonnement qui nous a rendus attentifs à la
fonction de la remémoration historique d’un point de vue psychologique. C’était d’ailleurs aussi
une occasion de voir l’importance qu’une réflexion académique peut avoir à un niveau que nous
qualifierons, faute de terme moins suranné, de

‘pastoral’.

Et puisque tout a commencé par ce simple récit de la particularité d’un petit village en pleine
région viticole de la Rioja, racontons-le, ne fût-ce que pour que le lecteur soit tenté d’aller
manger son pain au chorizo arrosé d’un vin épicé sur les rochers qui surplombent la chapelle
romane de Santa María de la Piscina. L’odeur du romarin y envahit tout et en face des tombes
creusées dans le roc il y a au mois de septembre des mûres délicieuses. C’est là que tout aurait
commencé.

Les habitants du village avaient participé à la première croisade, chose à laquelle on n’était pas
appelé ailleurs en Espagne, puisqu’il y avait sur place l’infidèle à combattre. À la prise de
Jérusalem, ils étaient entrés, sans subir de pertes, par la piscine probatique.28 En reconnaissance
à la protection de la Vierge, un ermitage avec une église préromane, qui existe toujours, fut érigé
en 1136 à quelques kilomètres au nord du village : Nuestra Señora de la Piscina. Une relique de
la Sainte Croix, ramenée de la croisade, y aurait été vénérée. La confrérie de la Vraie-Croix serait
née là, pour se propager ensuite dans la péninsule ibérique. Là aussi serait née la coutume de se
flageller, rapportée peut-être de Terre sainte.

Est-ce vrai ? Et, si oui, cela épanche-t-il la soif de celui qui veut comprendre pourquoi on se
flagelle encore aujourd’hui là-bas, alors que la pratique a disparu ailleurs en Espagne ? Ou faut-il
en savoir plus ?

Remarquons en tout cas ce réflexe de plonger dans l’histoire quand on rencontre un fait troublant
comme ce rite de flagellation. C’est peut-être la leçon à retenir : l’homme occidental a besoin de
se situer dans l’histoire quand il bute sur des fantasmes archaïques. Ce sera un des motifs que
nous retrouverons tout au long de cette étude.

28. Voir Jean 5, 1-18.

CHAPITRE II

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

Quelle période prendre quand on fait de l’histoire ?

L’expérience apprend qu’un analysant ne peut s’empêcher de creuser son passé singulier et de
vouloir, finalement, en arriver à se souvenir, comme s’il y était présent, du moment de sa
conception. C’est la fameuse scène primitive, ce fantasme qui tient son poids du fait qu’en y
renonçant, on accepte la contingence et le hasard de sa propre existence. La première amorce de
sa propre identité, on la doit à d’autres humains, dont l’existence est le fruit d’une rencontre tout
autant aléatoire. L’origine échappe donc : on n’était finalement pas là quand on a été conçu, et il
n’y avait donc pas de possibilité d’avoir, à ce moment crucial, prise sur sa propre vie.

Parfois on se demande si l’obstination qu’ont certains historiens de vouloir surplomber le fait pur
et objectif, de pouvoir d’une certaine façon le saisir, d’avoir prise sur lui, n’est pas un rejeton de
ce fantasme originaire et de la nostalgie d’une conception qu’on aurait voulue assistée par soi-
même. La leçon du divan, c’est qu’il faut renoncer à cette nostalgie et se contenter de quelques
bribes de premiers souvenirs qui datent de vers les trois ans. On se rend compte que toute la vie
est un remaniement d’anciens souvenirs et de vieux désirs, et qu’il ne sert à rien de vouloir les
capter, comme de source, dans la pureté de leur première apparition. Ce qui est important, c’est
qu’on se refasse une cohérence dans le vécu du passé. C’est pour cela qu’on va à la recherche
des ratures et des chaînons manquants dans son histoire personnelle.

Mais doit-on raisonner de même quand il s’agit de l’histoire familiale dont on est issu, du bel
arbre généalogique qui plonge avec ses racines dans les strates de plusieurs siècles, et du peuple
et de la culture dont on fait partie ? Suffit-il qu’on en ait en tête un récit cohérent et qu’on
compose avec le passé ? Pour ce qui en est de l’histoire familiale, la psychanalyse s’est rendu
compte, assez récemment d’ailleurs, de l’importance des secrets de famille et du non-dit dont
l’enfant sent

38

LA CHAIR DE LA PASSION

confusément l’insistance.1 Il en résulte parfois plus qu’un vague sentiment d’insécurité. On est
parfois surpris de la façon dont la pathologie d’un enfant reprend avec exactitude le problème
parental ou familial qu’on a voulu lui cacher. Pensons à l’homosexualité mal assumée reprise
d’un père qui l’a refoulée lui-même, ou au délire psychotique dans lequel le fils d’un prêtre marié
qui, hélas, se sentait coupable de son amour, voulait garder des moutons — et donc devenir
pasteur.

Si cela est vrai des secrets de famille, cela pourrait être aussi le cas de l’histoire collective à
laquelle on participe. Peut-on se contenter d’une histoire qui tient sa cohérence du fait qu’on la
raconte ainsi ? On sait la façon dont le dix-neuvième siècle a inventé une historiographie très
romancée pour donner une assise aux différents nationalismes naissants. Il en est de même pour
la religion et l’Église catholique en particulier, quand on a ‘restauré’, comme on dit, les ordres
religieux, la liturgie, le chant grégorien, les dévotions populaires et la discipline ecclésiastique.
Là aussi, on a souvent pour une bonne part créé du neuf ou gonflé de vieux usages pour leur
donner un poids qu’ils n’avaient jamais eu.

C’est d’ailleurs peut-être le cas pour la flagellation qui nous intéresse. Je me rappelle ma stupeur
quand, jeune étudiant, je fis la connaissance de novices franciscains qui me confiaient qu’ils la
pratiquaient chaque vendredi, chacun dans sa cellule mais en même temps, et qu’on entendait le
rythme des coups accompagné du psaume Miserere. Depuis lors, j’ai reçu plusieurs confidences
sur le sujet de collègues un peu plus âgés que moi, et certains m’ont décrit avec un certain plaisir
les facéties que les plus jeunes faisaient pour rendre l’exercice ridicule et le faire tomber en
désuétude. Là où on se flagellait ensemble dans le chœur de la chapelle, les volets baissés, on
allumait par inadvertance la lumière ou bien on introduisait sciemment un rythme différent de se
battre, pour saboter la cadence bien ancrée dans l’esprit de corps. Ou encore, dans le cas où
chacun devait se flageller dans sa propre cellule, on battait son matelas ou on cognait son
armoire tout en faisant monter des petits cris pour bien faire savoir qu’on avait changé d’objet de
dévotion. E. Schillebeeckx, le théologien bien connu, se rappelle bien le moment où, étant maître
des novices, il a supprimé la flagellation. Il m’a dit qu’il doutait que cette pratique soit aussi
ancienne qu’on le dise souvent. N’appartiendrait-elle pas, avec la soutane, l’observance du 1.
C’est le thème inattendu de trois livres très perspicaces sur Tintin : S. Tisseron, Tintin chez le
psychanalyste. Essai sur la création graphique et la mise en scène de ses enjeux dans l’œuvre
d’Hergé, Paris, Aubier/Archimbaud, 1985; Tintin et les secrets de famille.

Secrets de famille, troubles mentaux et création, Paris, Séguier, 1990; Tintin et le secret d’Hergé,
s.l., Édit. Hors Collection/Presses de la Cité, 1993.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

39

célibat et les apparitions de la Vierge, à ces choses qu’on croirait de longue tradition, alors
qu’elles sont relativement récentes ?

On voit donc l’importance du passé récent quand il s’agit de se comprendre soi-même. On y sent
encore l’enchaînement des générations d’où on a émergé ainsi que les luttes, les prises de
pouvoir et les conversions de tout genre qui y sont survenues. C’est pour cela qu’il est important
de rendre à ce passé sa vérité et de l’assumer tel qu’il a été.2

Pourtant, en consultant les ouvrages de références et les encyclopédies, ce n’est pas le dix-
neuvième siècle qui y est mis en avant, pour la flagellation en tout cas. On le tait plutôt, et on
insiste sur les grands mouvements des flagellants du quatorzième siècle. C’est aussi vrai pour les
ouvrages de théologie que pour ceux, bien plus mondains, de sexologie. Pourtant, au dix-
neuvième siècle, la pratique érotique du fouet change d’aspect. Elle devient l’objet de certains
plaisirs discrets dont on ne parle plus que dans le langage châtié de la science. Mais on ne parle
guère de sa nouveauté, on ne la vante pas comme découverte récente, au contraire. On situe son
origine dans un passé lointain, soit chez les mêmes flagellants du quatorzième siècle, soit chez
Henri III et ses mignons, alors qu’il y a peu d’évidence que cette cour se soit servie du fouet dans
une optique érotique, comme nous le verrons.

On voit donc le problème : où commencer la recherche historique quand on a conscience qu’elle


doit servir à élucider le vécu du pré-

sent ? En consultant les manuels, et pas seulement à propos de la flagellation, on constate que la
période des générations qui précèdent directement celle pour qui on écrit, fait d’habitude figure
de parent pauvre. La raison invoquée par les historiens que j’ai questionnés est qu’on n’a pas
assez pu prendre ses distances envers le vécu récent et que cela a tendance à nuire à l’objectivité.
Cette réponse, qui semble plausible, comporte néanmoins une grande ambivalence : si on fait
l’histoire pour mieux se comprendre soi-même, pourquoi faire sauter la dernière marche qui relie
le passé au présent ?

Il y a encore un autre problème concernant l’élucidation du présent par le passé : jusqu’où aller ?
Faut-il concentrer son attention sur un 2. Si la vérité historique importe moins dans le cas d’une
analyse individuelle que dans l’assomption du passé collectif, c’est parce que dans le premier cas
l’acte de se remémorer agit directement sur les processus de refoulement et le psychisme
individuel. La vérité historique est dans ce cas donc d’une certaine façon secondaire. Quand il
s’agit par contre d’un passé collectif, le travail d’historien n’agit pas directement sur le
refoulement.

Parfois, c’est même le contraire qui se passe : la façon dont on investit une part de sa libido dans
la recherche peut être tout à fait au service de défenses psychologiques, celles d’ordre
obsessionnel par exemple. Si la recherche historique peut avoir un effet intrapsychique
libérateur, c’est en secouant les identifications par lesquelles on s’attache à l’histoire collective et
en induisant une relation de conflit potentiel avec les autres participants à cette même histoire.

40

LA CHAIR DE LA PASSION

laps de temps assez restreint qui a directement influencé le présent, en mettant en exergue les
faits-divers et les coïncidences qui font tourner l’histoire ? Ou faut-il tracer de larges vues
d’ensemble, qui suggèrent que l’être humain est porté par un puissant courant souterrain, même
s’il a l’impression de devoir lutter contre les vagues du flux et du reflux ? On ne pourrait poser
cette question, particulièrement à propos du sujet qui nous intéresse, sans se référer à Foucault.

Comparatisme ou archéologie ? La leçon de Foucault L’œuvre de Michel Foucault est des


plus instructives pour celui qui tente de comprendre le présent à partir du passé tout en prêtant le
maximum d’attention aux retournements et cassures qui peuvent marquer profondément
l’histoire. Au début de son entreprise, comme dans son histoire de la folie ou celle des sciences
humaines, Foucault se confinait dans un espace de temps assez restreint, deux siècles environ

— donc quelques générations — et c’est à l’intérieur de ce laps de temps relativement court qu’il
épinglait des changements significatifs.

C’est l’optique de base qui conditionne son Histoire de la folie à l’âge classique.3 Tout à coup,
en moins d’un siècle, le fou était devenu le symbole inquiétant d’un danger qui guettait tout le
monde : la folie.

Alors qu’auparavant, au seuil de la modernité, c’était la mort dont on avait eu peur et qui avait
été le symbole par excellence de la finitude humaine, la déraison avait pris sa place en peu de
temps. Être homme, c’était être soumis au péril de devenir fou. Le danger de la folie guettait tout
le monde. On comprend le succès d’un Descartes et de son affirmation des forces propres au
cogito au moment ou le dix-septième siècle essayait de surmonter cette nouvelle angoisse.

Dans son Histoire de la sexualité,4 sujet brûlant dans les années soixante du siècle déjà passé,
Foucault pointe un même type de retournement dans un laps de temps également court. Là où la
bête humaine se vivait très bien comme un amalgame d’organes, de muqueuses et de parties de
peau recherchant leurs propres plaisirs et attouchements, quelques décennies avaient suffit pour
que le dix-neuvième siècle donne à la sexualité une signification bien plus grande : celle
d’indiquer le type de subjectivité à laquelle on appartient. Au lieu d’avoir de temps 3. M.
Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon 1961.

Réédité et mieux connu sous le titre : Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard,
1972.

4. M. Foucault, Histoire de la sexualité. Vol. I: La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

41

en temps des plaisirs sexuels variés, un peu comme on choisit un menu au restaurant, l’individu
était devenu quelqu’un qui se posait la question de savoir qui il était, et cela à partir d’une
analyse des désirs sexuels qu’il considérait comme étant les siens. Non sans angoisse, il se
demandait s’il n’en était peut-être pas ‘un’, de ces pédérastes, voyeurs, sadiques, homosexuels,
exhibitionnistes... En quelques décennies étaient donc apparus, pour citer les titres des livres que
Foucault comptait écrire initialement, les problèmes de ‘la femme, la mère et l’hystérique’, celui
de la pédagogie sexuelle ou de ‘la croisade des enfants’, celui du management des ‘populations
et races’, celui des ‘pervers’. Derrière tout cela, Foucault le pressentait déjà vaguement, il y avait
la pastorale catholique post-tridentine et ‘les aveux de la chair’.

Puis, en travaillant précisément l’histoire des rapports entre le sexe et la confession, Foucault se
mit à reculer dans le temps pour chercher l’origine de la problématique sexuelle chez les Pères de
l’Église, puis chez les Romains, et finalement chez les Grecs. L’auteur dut lui-même se rendre
compte du revirement dans son œuvre, car quelques années plus tôt, dans sa leçon inaugurale
comme professeur au Collège de France, il exprime déjà une idée qui est essentielle pour notre
propos : on peut privilégier soit des longues trajectoires historiques, soit le court terme, et il faut
en tout cas donner toute son importance à la notion d’événement, mais il faut bien garder en tête
la série dont l’événement fait partie et la direction que la masse des faits indique ou interrompt.5

On ne fait donc pas de l’histoire quand on rassemble dans des antholo-gies un tas d’historiettes
éparses qui ont trait à la flagellation.

C’est en effet toute la différence entre l’approche historique et le comparatisme qui est en jeu. On
peut essayer de comprendre la flagellation en faisant un inventaire de toutes les cultures où elle
se pratique.

Ce serait la voie à suivre dans l’optique de la science comparée des religions, dont G. van der
Leeuw, professeur à Groningue, a été l’initiateur. Dans cette optique, on évacue l’enracinement
de l’individu dans une histoire particulière. On le pousse à se distancier de soi-même en
l’invitant à aller s’identifier ailleurs que là où il est né. Cela peut avoir de l’effet sur le sujet en
question, bien sûr. Cet effet est pourtant diffé-

rent de celui d’une confrontation avec l’histoire dont on est issu et de laquelle on est conscient de
faire partie. La suggestion liée à l’invitation de se plonger dans d’autres cultures, c’est qu’on n’a
qu’à sauter le fossé pour vivre différemment, selon d’autres mœurs ou d’autres croyances.

S’exposer à d’autres cultures privilégie donc le fantasme de se couper radicalement de son


propre enracinement, ce qui peut avoir des 5. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard,
1971, pp. 56-62.

42

LA CHAIR DE LA PASSION

retombées inattendues. On le voit dans ce qui se passe souvent chez ceux qui en font l’essai :
dans un premier temps ils rompent radicalement avec leur passé et leur famille, mais ils vont
ensuite chercher l’abri d’idéologies fortes et ou de groupes à tendance sectaire, quitte à rompre à
nouveau.6

Se confronter avec l’histoire dont on est issu ne se fait pourtant pas sans peine non plus. Celui
qui reste dans la tradition dont il fait partie, devra oser affronter les figures parentales et les
autorités qui se posent en garants de l’histoire autorisée. En revanche, il ne se coupe pas de ses
racines et il fragilise moins sa propre identité.

Est-ce parce que les deux voies sont ardues qu’on trouve souvent des compromis chez ceux qui
font l’histoire ? On s’intéresse par exemple à une période assez lointaine de l’histoire du
christianisme tout en évitant, parfois avec véhémence, toute référence aux savants des géné-

rations directement précédentes et leur façon de présenter le passé. Je me rappelle un cours sur
Hadewijch, une mystique des Pays-Bas du treizième siècle, et la franche agressivité quand je
voulus imposer entre autres la lecture de textes du dix-neuvième siècle qui étudiaient ses écrits à
partir des études sur l’hystérie. La réaction fut forte : ‘Au diable ce dix-neuvième siècle, qu’en
avons-nous à faire ? Oublions-le et allons voir directement chez Hadewijch elle-même ce que
nous avons à apprendre d’elle !’7 Mais n’est-ce pas, justement, fuir la confrontation et la
contestation qui sont nécessaires pour accéder vraiment à une position personnelle ?

6. C’est ce qu’on voit souvent chez les étudiants en sciences religieuses qui défendent à grand
bruit leur spécificité, mais qui ne parviennent pas à en dire plus que ‘ce n’est pas de la théologie’.
Quand des instances officielles ou les nouveaux ‘managers’, qui prétendent gérer l’université,
prennent le relais de cette réaction psychologique d’ordre primaire, le résultat est
malheureusement qu’on opère un clivage entre, d’une part l’étude objective et non-
confessionelle des religions hormis le christianisme, et d’autre part une théologie confessionnelle
à laquelle on confie en monopole ce dernier. De cette façon on rend impossible l’étude non-
confessionnelle du christianisme alors qu’il est un fait de culture important pour l’Occident et
qu’il mérite donc qu’on l’étudie surtout en dehors du contexte ecclésiastique qui est devenu fort
marginal de nos jours. Le pire, c’est quand les pouvoirs, ne saisissant pas le problème mais
voulant néanmoins être à la traîne des cris des étudiants qu’ils entendent, veulent imposer la
distinction entre sciences des religions et théologie en en faisant une question de méthode et
identifient la science des religions à l’approche extérieure, empiriciste, de préférence à partir de
statistiques, tandis qu’ils laissent à la théologie, réduite à un discours d’Église, l’herméneutique
et la compréhension. Un livre récent sur la question : P. Gisel, La théologie face aux sciences de
la religion (Lieux théologiques 34), Genève, Labor et Fides, 1999.

7. J’ai décrit cette vague de protestations académiques dans mon article ‘Een onbekende vrouw
heeft een visioen van een geliefde die zij niet noemt... Maar dat is Hadewijch!’
[Une femme inconnue à la vision d’un amoureux dont elle ne prononce pas le nom...

Mais c’est Hadewijch !], dans : D. Pätzold, P. Vandermeersch & H. Wilcox, ‘What’s in a
Name?’ Three Essays on Naming and Individual Identity, Groningen, Onderzoeksschool Rudolf
Agicola Instituut, 2000, pp. 9-18.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

43

Nous ferons donc notre parcours historique en partant de ce que nous trouvons dans les manuels
et les encyclopédies, en y relevant les lacunes et en les contrôlant aussi bien que possible, mais
nous com-mencerons par eux : ils reflètent l’histoire reçue, l’histoire telle qu’une génération l’a
confectionnée et affectionnée et telle qu’elle a voulu la transmettre. C’est en effet cette histoire,
aussi construite, reconstruite et mythifiée qu’elle soit, qui doit être mise en question, car c’est le
questionnement de cette histoire-là qui accepte la confrontation avec les générations qui nous
précèdent directement et qui nous ont faits tels que nous sommes.

Dans cette histoire telle qu’elle nous a été léguée, tout commence, bien sûr, par le Moyen Âge.
On sait l’enjeu idéologique dont le Moyen Âge a été l’objet au dix-neuvième siècle — ce siècle
qui a pourtant réuni cet amas d’érudition dont nous aurions tort de nous passer. Pour la laïcité, le
Moyen Âge était le symbole de l’obscurantisme, le contraire de la Renaissance et donc des
Lumières.8 Pour les cléricaux, en revanche, le Moyen Âge était le temps où, grâce au
christianisme, une société sans luttes sociales s’était épanouie.9

C’est dans ce Moyen Âge que l’histoire de la flagellation, telle qu’elle nous a été transmise,
commence. C’est du moins ce que les ouvrages de référence prétendent. Est-ce vraiment le cas ?
Un de mes collègues a insisté pour que je pousse un peu plus en arrière, et que je n’oublie surtout
pas ces femmes qu’on flagellait à Rome, pendant les lupercales ? Pourquoi ne l’ai-je fait ? Par
préférence personnelle, parce que d’autres fantasmes m’excitent plus et que, par exemple, je
préférerais ajouter alors les flagellations chiites ? En partie, mais pas en premier lieu. La raison
en est que faire de l’histoire en psychanalyste signifie ne pas faire du comparatisme. C’est partir
de son propre enracinement et de la façon dont l’histoire a été transmise pour en faire ensuite la
critique. C’est ce mouvement de critique qui a son efficacité psychologique, et c’est à l’intérieur
de ce mouvement que la question de l’objectivité historique trouve son ancrage psychologique.
Voilà pourquoi nous ne ferons pas l’histoire de la flagellation comme si nous la faisions pour la
première fois et que nous n’éluderons pas le discours reçu, même si le relent du dix-neuvième et
du vingtième siècle y flotte fréquemment. Et si, au cours de nos parcours, nous nous rendons 8.
Cette polémique-là se retrouve même dans l’architecture du dix-neuvième siècle.

Quand la laïcité construisait, de nouveaux bâtiments universitaires par exemple, elle construisait
en style néoclassique.

9. Quand ils bâtissaient, eux, c’était en néo-gothique, et guidés par leurs Viollet-le-Duc ils
s’acharnaient (il faut leur être reconnaissant, d’ailleurs !) à sauver des vieilles églises romanes
dont on avait parfois plâtré les tympans, comme à Autun.
44

LA CHAIR DE LA PASSION

compte que l’histoire des femmes battues par les Romains à été censurée, alors qu’il s’agit là
d’un fait important, nous tâcherons de les arracher à l’oubli, tout comme nous le ferions avec les
chiites si leur importance se manifeste.

Une histoire trop peu étudiée

Notons tout d’abord que la bibliographie sur l’histoire des flagellants n’est pas si fournie qu’on
pourrait le croire. Bien sûr, il y a les pamphlets protestants dénonçant la débauche et les
déviations du ‘papisme’,10

il y a les livres typiques de la sexologie naissante du siècle passé et, dans son sillage, les
bouquins à sensation qui se recopient les uns les autres, et où on retrouve toujours les mêmes
anecdotes.11 Pour l’historien sérieux, en revanche, le sujet était bien trop scabreux pour qu’il s’y
arrête. L’auteur de l’article ‘Flagellation’ du Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie
le dit sans détour : ‘Toutefois, le christianisme ne connut pas l’étrange fureur des flagellations
liturgiques : il faut sans doute rappeler les flagellants du Moyen Âge, mais nous n’avons,
heureusement, pas à traiter de cette époque de décadence.’12 Pendant longtemps, le curieux en la
matière a dû se contenter de quelques livres fort anciens, qui ont d’ailleurs encore et toujours de
la valeur.13 Le congrès tenu en 1960 à Pérouse à l’occasion de la naissance du mouvement des
flagellants dans cette ville sept cents ans plus 10. Exemple typique : O. von Corvin, Die Geissler.
Historische Denkmale des Fanatismus in der römisch-katholischen Kirche, Berlin, Friedenau,
1847.

11. La Psychopathia Sexualis de R. von Krafft-Ebing (17e éd., Stuttgart, 1924) ne consacre que
trois pages aux flagellants religieux, dont deux pages consistent en une citation d’un livre peu
cité ailleurs, le Flagellum salutis de Paulini (1698, réimpr.: Stuttgart 1847).

Parmi les autres livres de la veine sexologique, que nous avons trouvés çà et là, notons :
Anonym., Étude sur la flagellation à travers le monde. Aux points de vue historique, médical,
religieux, domestique et conjugal, Paris, Carrington, 1899. A. Lorulot, La flagellation et les
perversions sexuelles, Herblay, Éd. de l’idée libre, s.d. E. Schertel, Der Komplex der
Flagellomanie, Berlin, Pergamon, sd. G.R. Scott, The History of Corporal Punishment, Londres,
Torchstream, 1938. E. Anthony, Thy Rod and Staff, Londres, Little Brown, 1995. A. Dupouy,
Anthologie de la fessée et de la flagellation, Paris, La Musardine, 1998.

12. Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, Letouzey et Ané, tome V, 1923,
col. 1642-1643.

13. Surtout le livre de J. Boileau, Histoire des flagellants, Amsterdam, François vander Plaats,
1701, dont nous parlerons plus loin, et l’étude de E.G. Förstemann, Die christliche
Geisslergesellschaften, Halle, Rengerschen Verlag, 1828. En outre, il y a le chapitre

‘Discipline, instrument de pénitence’ dans L. Gougaud, Dévotions et pratiques ascétiques du


Moyen Âge, Paris, Desclée de Brouwer, 1925, pp. 175-199.
À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

45

tôt a mis un peu les choses au clair,14 bien que les études sur l’Espagne n’aient commencé à
paraître que les dernières années.15 En tout état de cause, nous savons maintenant que, d’un
point de vue historique, deux choses sont à distinguer. D’une part, il y a l’histoire de l’usage de
la discipline dans les monastères et les couvents. D’autre part, il y a les confréries laïques de
pénitents dont font partie nos 14. Les actes de ce congrès restent la documentation de base : Il
movimento dei disciplinati nel settimo centenario dal suo inizio (Perugia - 1260) Convegno
internazionale : Perugia 25 - 28 Settembre 1960, Pérouse, Deputazione di Storia Patria per
l’Umbria, Appendice al Bolletino nr. 9, 1962, 652 pp. Ne pas oublier les tables et la
bibliographie, publiées séparément par L. Scaramucci : Indici del volume ‘Il movimento dei
disciplinati etc.’, Centro di Documentatione sul movimento dei Disciplinati, (Quaderno n. 1),
Pérouse, 1965, 128 p. G. Alberigo, dont on trouvera la contribution à ce congrès sous le titre

‘Contributi alla storia delle Cofraternite dei Disciplinati e della spiritualità laicale nel secc.

XV e XVI’ (pp. 156-252), a rédigé l’article encyclopédique qui est la meilleure introduction pour
l’instant : l’article ‘Flagellants’ dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique
(tome XVII, Paris, Letouzey et Ané, 1971, coll. 327-337). En complément, on lira l’article
‘Flagellants’ de P. Bailly dans le Dictionnaire de spiritualité, tome V, Paris, Beauchesne, 1964.
On trouve un résumé succinct dans N. Cohn, The Pursuit of the Millenium. Revolutionary
Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, (1re éd.: 1957) Londres, Maurice
Temple Smith, 1970, G. Leff, Heresy in the Later Middle Ages. The Relation of Heterodoxy to
Dissent c. 1250 - c. 1450, Manchester University Press, 1967, vol. II, pp. 485-493 ainsi que dans
G.S. Sloyan, The Crucifixion of Christ. History, Myth, Faith, Minneapolis, Fortress Press, 1995,
pp. 177-181. Un très bon article dont nous n’avons malheureusement appris l’existence qu’au
moment de sa réédition est celui de G. Dickson, ‘The Flagellants of 1260 and the Crusades’,
Journal of Medieval History 15 (1989) pp. 227-267, repris dans G. Dickson, Religious
Enthusiasm in the Medieval West. Revivals, Crusades, Saints, Oxon, Ashgate, 2000, pp. 227-
267.

15. On trouve quelques données dans W.A. Christian, Jr., Local Religion in sixteenth-century
Spain, Princeton, Princeton University Press, 1981, pp. 185 ss. De plus amples recherches ont dû
être limitées à ce qui était accessible à partir des Pays-Bas et de la Belgique et en profitant de
quelques journées dans des bibliothèques en Espagne au hasard de nos voyages. Nous n’avons
trouvé que l’article de J. Puyol, ‘Plática de disciplinantes’, dans : Estudios eruditos in memoriam
de Adolfo Bonilla y San Martín, Madrid (Publications de la Faculté de Philosophie et Lettres de
l’Université Centrale), 1927, pp.

241-266, et celui de G. Llompart, ‘Desfile iconográfico de penitentes españoles’, dans : Revista


de dialectologia y tradiciones populares, tome XXV, 1969, n° 1-2, pp. 31-51. On ne trouve rien
dans le livre de J.C. Baroja, Las formas complejas de la vida religiosa.

Religión, sociedad y carácter en la España de los siglos XVI y XVII, Madrid, Akal, 1978.

Dans les trois tomes d’un ouvrage récent et important consacré à la religion populaire d’Espagne,
on ne trouve qu’un court article : J. Rodríguez Mateos, ‘La disciplina publica como fenómeno
penitencial barroco’, dans : C. Álvarez Santaló e.a. (dir.), La religiosidad popular, Barcelone,
Anthropos, 1989, vol. II, pp. 528-539. Depuis quelques années, un congrès annuel rassemble
tous ceux qui s’intéressent aux différentes confréries pénitentielles, ce qui donne lieu à une
floraison d’histoire locale, mais à peu d’analyse du fond du phénomène. Les actes viennent de
paraître : Actas del I congreso internacional de hermandades y religiosidad popular, Séville,
1999. Voir également J. Sanchéz Herrero (dir.), Las Cofradías de la Santa Vera Cruz, Séville,
1995. Puis, sur la région qui nous intéresse, vient de paraître un livre de synthèse : Fermín
Labarga García, Las Cofradías de la Vera Cruz en La Rioja. Historia y espiritualidad, Logroño,
Diócesis de Calahorra y La Calzada-Logroño, 2000.

46

LA CHAIR DE LA PASSION

flagellants.

Notons d’ailleurs dès le début l’importance de la terminologie. Dans les monastères et les
couvents où la pratique avait encore cours jusque dans les années soixante, on n’employait pas le
terme de flagellation, mais celui de ‘discipline’. Il relie l’acte de se flageller à un processus
d’intériorisation. On maniait le fouet pour discipliner quelqu’un. Bien qu’il soit déjà présent dans
la description faite par l’abbé de Tournai Li Muisis de la vie dans son couvent au quatorzième
siècle dont nous parlerons plus loin, ce terme ne deviendra commun qu’au moment de la Contre-
Réforme. Nous le trouverons dûment argumenté par le jésuite Gretser. Pour le grand mouvement
laïc, c’est bien celui de flagellants qui était usuel. Ce dernier est d’ailleurs resté vivace dans
plusieurs langues européennes pour indiquer un sujet ne se pliant pas à l’ordre social et la
bienséance, quelqu’un donc de peu discipliné !16

Pierre Damien, instaurateur de la flagellation dans les couvents ?

Dès la fondation des monastères en Occident, l’usage du fouet y est rapporté, sous cette réserve
qu’on ne se flagellait pas soi-même. Cette pratique ne faisait d’ailleurs que prolonger la coutume
romaine d’user du fouet en guise de châtiment. Notons en passant qu’il y a des édits qui
prescrivent explicitement qu’il ne faut pas frapper quelqu’un avec de gros bâtons, mais qu’il faut
employer des verges sur la peau nue.17

Dans les monastères, c’était d’habitude l’abbé qui ordonnait la flagellation pour punir une faute.
L’évêque — et le pape — faisaient usage du fouet en guise de pénitence avant de pardonner les
péchés. Même les rois devaient le subir, ne fût-ce que par personne interposée, comme Henri IV,
quand il abjura le protestantisme pour ceindre la couronne de France. Parfois c’était par piété
qu’on demandait d’être fouetté, comme saint Pardulphe, dont la légende nous dit qu’il demandait
à ses disciples de lui rendre ce service particulier. Ce qui était exceptionnel, c’était de se flageller
soi-même. Ce n’est qu’avec le légendaire Dominique l’Encuirassé (†1060), appelé ainsi parce
qu’il portait directement sur la peau une cotte de mailles qu’il n’ôtait que pour prendre la
discipline, et qu’il 16. En néerlandais : bengel, vlegel. Par contre, pour le mot ‘clochard’, dont
nous avons cru à un certain moment qu’il renvoyait à la ‘cloche’, c’est-à-dire le manteau des
flagellants, il semble d’après les dictionnaires étymologiques qu’il ne date que du dix-neuvième
siècle et qu’il vienne du verbe ‘clocher’, marcher en cherchant son équilibre.

17. ‘Non cum grossa fuste, sed nudi cum virgis vapulent.’ Voir l’article ‘Flagellation’

dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie déjà cité.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

47

avait mis des cercles de fer enserrant ses membres, que l’autoflagellation fait son entrée sur la
scène de l’ascèse.18

Son exemple sera suivi par celui qui deviendra le propagateur par excellence de cette pratique,
Pierre Damien (1007-1072),19 prieur du monastère bénédictin de Fonte Avellana, réformateur de
la vie monastique et pourfendeur du relâchement des mœurs du clergé.20 Les ouvrages de
référence nous disent que c’est lui qui introduisit la pratique de se flageller ou de ‘prendre la
discipline’ dans les monastères, et que cet usage fut rapidement adopté sur une grande échelle.21
Ils ajoutent souvent brièvement que cette nouvelle façon de prendre la discipline se heurta dès le
début à des résistances, qu’on aimerait bien étudier plus en détail. Nous savons en tout cas que
Pierre Damien dut défendre cette pratique à plusieurs enseignes. Tout d’abord, l’Ancien
Testament avait décrété qu’on ne pouvait pas donner plus de quarante coups de fouet, et
comment pouvait-on être sûr du nombre de coups quand on se fouettait soi-même ? Pierre
Damien balaya l’argument biblique en disant que si la flagellation était bonne en soi, il n’y avait
aucune raison de s’arrêter à quarante coups. L’autre critique avait trait à la nudité requise pour
une bonne flagellation. La pudeur n’avait-elle pas, elle aussi, ses droits ? Pierre Damien répliqua
que le port d’une tunique amortirait 18. Pierre Damien donne une brève esquisse de la vie de
Dominique l’Encuirassé dans sa lettre 109, éd. K. Reindel, vol. III, pp. 212-223, trad. angl. pp.
212-223 (voir note suivante).

19. Pour la correspondance et une introduction critique sur ce que nous savons sur la vie de P.
Damien, nous nous sommes basés sur l’édition critique de K. Reindel : Die Briefe des Petrus
Damiani, Monumenta Germaniae Historica, Munich, 4 vol., 1983, 1988, 1989, 1993. Une
traduction en anglais est en cours de publication : The Letters of Peter Damian (trad.: Owen J.
Blum), The Fathers of the Church (Mediaeval Continuation), Washington, The Catholic
University of America Press, 1989, 1990, 1992 et 1998, (4 vol. parus, c’est-

à-dire jusqu’à la lettre 120). Mentionnons en outre l’ouvrage de base de Fr. Dressler, Petrus
Damiani. Leben und Werk (Studia Anselmiana 34), Rome, Herder, 1954, ainsi que le livre plus
succint de J. Leclercq, Saint Pierre Damien, ermite et homme d’Église, Rome, Ed. di Storia e
Letteratura, 1960.

20. Il est l’auteur du célèbre Liber Gomorrhianus, où il stigmatise le fait que l’Église soit
devenue une Sodome et une Gomorrhe. Ce traité a attiré l’attention parce qu’il traite longuement
de l’homosexualité. Cela a motivé une traduction américaine, dont mon regretté collègue J.
Boswell m’a dit qu’elle a malheureusement été faite à partir du texte de la Patrologia Latina de
Migne, qui ne serait pas fiable : The Book of Gomorrah: An Eleventh Century Treatise against
Clerical Homosexual Practices, Waterloo, Wilfried Laurier University Press, 1982. On aurait
donc tout avantage à prendre l’édition critique déjà mentionnée de K. Reindel dans les
Monumenta Germaniae Historica où ce fameux traité est en somme la lettre 31, publiée dans le
vol. I, pp. 284-330.

21. ‘Am deutlichsten ergibt sich dies [das Nachwirken von P. Damiani] für die geisse-lung, die
im Kreis von Fonte Avellana erstmal planmäßig geübt wurde und in der Folge in allen Orden
und Klöstern des Abendlandes Eingang fand, ja schon zu Damianis Lebzeiten auch von
Weltklerikern übernommen wurde und in späteren Zeit im Leben vieler Heiliger eine große Rolle
spielt.’ Fr. Dressler, Petrus Damiani. Leben und Werk (Studia Anselmiana 34), Rome, Herder,
1954, p. 219.

48

LA CHAIR DE LA PASSION

trop les coups donnés et, qu’en plus, le Christ n’avait pas eu honte de se mettre à nu pour sauver
le monde.22

Regardons de plus près quelques-uns des plus importants textes de Pierre Damien qui ont trait à
la flagellation. Tout d’abord, il y a sa lettre 44 à Teuzon, un moine qui avait quitté l’abbaye
Sainte-Marie à Florence après une dispute avec son abbé et qui était devenu ermite, mais habitant
en ville. Pierre Damien lui rappelle la sévérité qui devrait caractériser une véritable vie d’ascèse.
Donnant l’exemple de Dominique l’Encuirassé,23 il fait une digression sur la flagellation en
général :

‘Quand la sainte dévotion des fidèles s’afflige de verges en se remémorant ses péchés, elle croit
communier à la Passion de son Sauveur.’ Il rappelle que le Christ, les apôtres et Paul reçurent le
fouet, ainsi que plusieurs martyrs. Il faut donc accepter avec joie ce type de pénitence dont ils
nous ont donné l’exemple. Après un rappel des saints et des martyrs qui souffrirent du fouet, la
valeur particulière de la flagellation est affirmée ainsi : ‘Si nous avons établi que les jeûnes, les
veillées, la nudité, les cilices, les génuflexions, et les autres choses du même genre sont des
remèdes pénitentiels, parce qu’ils ont pour but de réprimer les tentations des vices et de
contrebalancer les attraits de la chair par diverses choses amères, ne faut-il pas dire que cela vaut
par excellence pour cette forme de pénitence dans laquelle le pécheur se présente tout nu devant
son juge et se punit lui-même en frappant la chair qui a péché, tout comme un voleur pris sur le
fait a l’habitude de le faire ?’24

22. Voir Boileau, Histoire des flagellants, chapitre 7 ainsi que L. Gougaud, Dévotion et
pratiques ascétiques au Moyen Âge, pp. 181-184.

23. La description de la façon dont Dominique l’Encuirassé se flagellait, donne lieu à un calcul
qui vaut la peine d’être mentionné : 3.000 coups de verges comptent pour une année de
pénitence, chanter 10 psaumes correspond à 1.000 coups, le psautier complet (150 psaumes)
représente donc 15.000 coups de verges ou 5 ans ; 20 psautiers en se flagellant équivalait donc à
20 ans de pénitence (même lettre 44). L’exemple de Dominique l’Encuirassé revient entre autres
dans la lettre 50, où il est dit que souvent il passe une journée et une nuit entière à réciter tout le
psautier neuf fois d’affilée, et qu’entre-temps il bat son corps nu avec des verges dans ses deux
mains. Dans la lettre 66, il est question de 12 psautiers récités de cette façon. Dans l’esquisse que
Pierre Damien donne de la vie de Dominique l’Encuirassé (lettre 109, éd. K. Reindel, vol. III, pp.
212-223, trad. angl. pp. 211-217), il raconte que cet ermite avait à un certain moment remplacé
les verges par des lanières de cuir.

24. Nous donnons le texte complet du passage : ‘Devotio sancta fidelium cum se pro peccatorum
suorum memoria verberibus afficit, communicare se sui redemptoris passio-nibus credit. Nam et
ipse salvator noster evangelio teste flagellis caesus est, et apostoli in conspectu concilii
verberibus sunt affecti, et Paulus quiquies quadragenas una minus accepit. Quod etiam innumeri
martyres duris subiacuere verberibus, cui vacat historias legere, non poterit ignorare. Ab illis
ergo hunc paenitentiae modum nos suscaepisse gaudemus, a quibus nimirum omnium studiorum
spiritalium instrumenta didiscimus. Porro si ieiunia, vigilias, nuditatem, cilicia, genuum
flexiones, et caetera his similia, idcirco remedia penitentiae constituimus, ut per haec viciorum
illecebras reprimamus et delecta-tionibus carnis, carnis e diverso amaritudinem opponamus, quae
inter haec congruentius

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

49

Notons que, tout doucement, l’argumentation glisse, et que nous sommes passés des épreuves
que les saints ont supportées sans les avoir cherchées eux-mêmes, à des actes pénibles qu’on
inflige à soi-même pour avoir péché. Pierre Damien sent qu’on pourrait le critiquer sur ce point,
mais c’est néanmoins sans fléchir qu’il poursuit : ‘Faudrait-il donc croire que cette forme de
pénitence, que Dieu a exigée de ceux qui ne la cherchaient pas eux-mêmes, lui déplaise quand les
dévots et ceux qui veulent sacrifier davantage la lui offrent ?’

Nous sommes arrivés au point névralgique : est-ce que l’idée que Dieu nous envoie des épreuves
constitue un argument décisif pour affirmer qu’il se plaît à ce que nous nous en imposions nous-
mêmes ?

Cette question sera l’enjeu principal de toutes les discussions ultérieures, et il est significatif
qu’elle soit posée dès le début. Car le problème est bien là : qui a le droit d’imposer de la
souffrance à un corps ?

Dans une lettre adressée au clergé de Florence (lettre 45) qui date de la même période et qui est
peut-être motivée par le même cas, Pierre Damien donne son avis sur les soi-disant ‘ermites de
villes’ qui ont abandonné l’usage de la flagellation. Le point litigieux revient : bien sûr, le Christ,
les apôtres et plusieurs saints ont été flagellés, mais a-t-on le droit de se flageller soi-même ? La
réponse est simple : le Christ a dit qu’il fallait prendre sa croix et le suivre, et comme il n’y a
plus de persécutions, il faut bien se charger soi-même de ce service. D’ailleurs, qui conteste le
sens du jeûne ? Là aussi, c’est une chose qu’on s’impose soi-même. Et qui critique le roi Achab
de l’Ancien Testament, qui s’est revêtu d’un sac en signe de pénitence ? Puis, avec force, Pierre
Damien semble marteler des phrases qui reviendront souvent :

‘Soyons-en convaincus : avec quelle bienveillance, avec quelle miséricorde la justice divine ne
doit-elle pas regarder de là-haut celui qui s’offre nu aux regards divins comme s’il était
quelqu’un surpris pendant son forfait ! Il est en même temps celui qui accuse et celui qui punit,
le témoin et le coupable, le juge et le bourreau. C’est la meilleure façon de faire pénitence, car en
mortifiant la chair avec des coups, on compense par de la souffrance le gain que les plaisirs de la
chair ont procuré, et on inculque du déplaisir salutaire à ce qui a été la source d’une délectation
maladive. Il ne faut pas faire de distinction entre les différentes peines qu’on afflige à la chair des
pénitents, du moment que dici paenitentiae potest, quam cum se peccator nudum sui iudicis
conspectui repraesentat, et deprehensorum more latronum ipsam, quae peccaverat, carnem
verberando castigat ?

Huc accedit, quod nonullos legimus post culpam in extasi ad judicem raptos hanc exol-visse
vindictam. Credendumne ergo est, quia hunc paenitentiae modum, quem Deum et a nolentibus
exigit, a devotis et ultro offerentibus suscipere contemnit ?’ Lettre 44, éd. K.

Reindel, vol. II, pp. 22-23, trad. angl. p. 233.

50

LA CHAIR DE LA PASSION

la volupté liée à une séduction précédente soit transformée en une douleur correspondante pour
le corps qu’on veut tenir en laisse.’25

Puis il y a la lettre 56 au moine Pierre l’Écervelé,26 qui avait dit que la flagellation devait avoir
été inventée par un esprit dérangé et qu’elle allait à l’encontre de toute la tradition de l’Église. De
nouveau, Pierre Damien rappelle le fait que le Christ et les apôtres ont été flagellés. Arrivé au
point délicat de savoir si on peut se flageller soi-même, il affirme que le Christ, bien qu’il n’ait
pas exécuté l’acte lui-même, en était quand même l’auteur puisqu’il l’avait voulu. En effet, ce
n’est pas seulement Judas qui a livré le Christ, mais aussi le Père et le Fils lui-même. En
conclusion Pierre Damien affirme : ‘Que ce soit quelqu’un d’autre ou moi-même qui le fasse,
dans les deux cas c’est moi qui l’ai voulu quand je me présente moi-même pour être flagellé.’

Suit alors d’une façon assez abrupte une référence scripturaire, dont on se moquera souvent plus
tard. Pierre Damien cite le psaume 150, verset 4, ‘Louez le Seigneur avec des tambourins’, qu’il
explique ainsi : le tambourin est fait d’une peau sèche tendue, et cette peau est comme celle de
l’ascète qui a jeûné. La signification de ce verset est donc claire : il faut louer le seigneur en se
flagellant.27 Pour terminer, Pierre Damien essaie de confondre Pierre l’Écervelé en lui disant
que celui-ci n’avait pas pris ombrage du fait qu’à l’abbaye on punissait par quelques coups de
verges les moines qui avaient fauté, et qu’on s’y flagellait parfois modérément pendant qu’on
récitait quelques psaumes. Aussi, n’est-ce pas contradictoire de dire qu’une chose est bonne
quand il n’y en a qu’une petite quantité et de décréter qu’elle est mauvaise dès qu’il y en a plus ?
28

25. ‘Quod si Achab reprobi videlicet regis cilicium divina pietas non contempsit, quam benigne,
quam misericorditer illum desuper credendus est, qui se velut in atrocimo crimine depraehensum
nudum divinis aspectibus optulit. Accusatorem pariter et tortorem, reum simul et testem,
censorem nichilominus et carnificem fecit. Optime paenitet, qui dum carnem verberibus mactat,
lucrum, quod delectatione carnis amiserat, afflictionibus recompensat, et salubrem illi nunc
amaritudinem ingerit, cuius olim noxia delectatione peccavit. Nichil differt, quibus penis caro
penitentis addicitur, dummodo voluptas praece-dentis illecebre vicaria repressi corporis
afflictione mutetur.’ Lettre 45, éd. K. Reindel, vol. II, p. 37, trad. angl. pp. 246-247.
26. Il nous semble si clair que ce nom est un surnom, que nous ne traduisons pas par

‘Pierre Cérébrose’, comme on le fait parfois.

27. ‘Sive ergo me propria manus afficiat, sive carnifex ictus infligat, ego specialiter huius
examinacionis auctor existo, qui me examinandum ultroneus offero. Praeterea quia tympa-num
pellis est arida, ille iuxta prophetam in tympano Deum veraciter laudat, qui confec-tum ieiunio
corpus per disciplinam verberat.’ Lettre 56, éd. K. Reindel vol. II, p. 157, trad. angl. p. 364.

28. ‘Satis enim absurdum est, ut cuius rei pars minima grate suscipitur, maxima reprobe-tur.’ Éd.
K. Reindel p. 658, trad. angl. p. 365.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

51

Nous commençons à reconnaître les arguments, qui reviendront souvent par la suite. Notons
quand même qu’un thème manque dans cette lettre à Pierre l’Écervelé, celui de la nudité. Il
revient en revanche en force dans une des lettres les plus citées à propos de la flagellation.

C’est la lettre 161 aux moines du Mont-Cassin qui en avaient abandonné l’usage le vendredi —
une chose qui, là du moins et à un certain moment, était donc devenue pratique courante.

Pierre Damien n’y va pas de main morte. Le diable, dit-il, a coutume de rôder là où l’homme
pieux sacrifie à Dieu, tout comme les oiseaux de proie voltigeaient là où Abraham offrait ses
sacrifices. C’est ce même diable qui suggère qu’il ne sied pas de se dénuder sous les regards de
tous ses frères.29 Mais comment est-ce possible qu’on ne reconnaisse pas là l’esprit malin ? Au
Paradis, Adam et Ève n’avaient pas eu honte de leur nudité. Ce n’est qu’en écoutant la voix du
diable que la gêne les avait saisis. Celui qui hésite à se dévêtir, écoute donc la voix du serpent !
Regardez le Christ ! A-t-il eu, lui, honte de se mettre à nu ? D’où vient donc cette hésitation de
participer à la souffrance du Christ ?30 Des pages entières, Pierre Damien poursuit sur cette
lancée et il termine sa lettre par un éloge du flagellant avec les formules que nous connaissons
maintenant : ‘C’est un spectacle agréable et magnifi-que quand le juge suprême regarde des
cieux et l’homme d’en-bas se frappe soi-même pour ses crimes. Le coupable y préside son
propre tribunal intérieur et il y assume les trois fonctions : dans son cœur, il se fait le juge, dans
son corps il se fait le coupable, et avec ses mains il se manifeste comme étant le bourreau. C’est
comme si le saint pénitent disait à Dieu : “Ce n’est pas nécessaire, Seigneur, que tu ordonnes à
tes serviteurs de me punir, il n’y a pas lieu de m’imposer la vengeance qui devrait suivre mon
examen. Je me frappe moi-même, je m’arrache la satisfaction que je te dois, et je rembourse ma
dette pour mes mé-

faits”.’31 Et, triomphalement, Pierre Damien termine ainsi : ‘Voilà 29. ‘Turpe nimis et
inhonestum est, ante tot fratrum intuentium oculos membra nudare.’

Lettre 161, éd. K. Reindel, p. 137 (pas encore paru dans la trad. angl.).

30. ‘Audenter dicam, dilectissimi fratres mei, quia quisquis, ut compatiatur Christo, nudari
vestibus erubescit, hic proculdubio verba serpentis auditur. Et quia de sua nuditate confunditur,
instar primi parentis a divinis, ut ita loquar, aspectibus occultatur. ... Porro cum in initio salutaris
huius observantiae unusquisque vestrum et disciplinam nudus acciperet et nuditatis ignominiam
non timeret, quis vos postmodum fascinavit et Christi passionem, que mundi decus et salus est
hominum, erubescere docuit ?’ Lettre 161, éd. K.

Reindel, pp. 137-138. Un autre passage typique un peu plus loin dans la même lettre :

‘Dic ergo quisquis es, qui Christi passionem superbus irrides, qui cum eo nudari flagella-rique
despiciens nuditatem eius et cuncta supplicia tamquam nugas ac nenias et quedam somniorum
deliramenta subsannas, quid facies cum eum qui publice nudatus est et in cruce suspensus videris
in maiestatis suae decore conspicuum,... ?’ éd. K. Reindel, p. 140.

31. ‘O quod iucundum, quam insigne spectaculum, cum supernus iudex de caelo prospec-tat, et
homo semetipsum in inferioribus pro suis sceleribus mactat. Ubi reus ipse in

52

LA CHAIR DE LA PASSION

donc l’hostie,32 qui est sacrifiée vive et est apportée devant Dieu par les anges. De cette façon la
victime qu’est le corps humain se mélange de façon invisible à l’unique sacrifice, qui a été offert
sur l’autel de la croix. Ainsi, mis en commun dans un seul trésor, on retrouve la totalité du
sacrifice, aussi bien celui que chaque membre a offert que celui qui provient de celui qui est la
tête de tous les élus.’33

Cet éloge passionné veut-il dire que la flagellation est préconisée par Pierre Damien comme
règle générale dans les couvents ? Non. Dans la lettre 50, où il décrit en détail la vie monastique
telle qu’il la conçoit34

— un texte qui mériterait qu’on le décortique d’un point de vue psychologique — il dit
explicitement : ‘Quant aux prostrations, les disciplines et les coups sur les paumes des mains,35
ainsi que les priè-

res faites les bras étendus et les autres exercices de sainte ferveur, nous ne les imposons pas aux
frères dans la règle. Il nous semble plus adapté de les laisser au jugement prévoyant de chacun,
car ces pratiques ne sont pas adaptées à tous les frères.’36

Une autre lettre (133) fixe d’ailleurs explicitement des limites pour les actes de pénitence, en
particulier pour la flagellation. Il ne faut pas qu’on mette sa santé en péril. De plus, il ne faut pas
trop parler de la flagellation car les gens ont tendance à croire qu’elle est plus cruelle qu’elle ne
l’est en fait, et çela fait fuir des candidats potentiels à la vie monastique. En général, il ne faut
pas que la flagellation dépasse la durée de quarante psaumes, une de soixante étant autorisée
pendant la période du Carême et celle de l’Avent. Un court appel à la modération pectoris sui
tribunalibus praesidens tripharium tenet officium : in corde se constituit iudicem, reum in
corpore, manibus se gaudet exhibere tortorem, ac si Deo sanctus poenitens dicat : Non opus est,
Domine, ut officio tuo me punire praecipias, non expedit, ut ipse me iusti examinis ultione
percellas. Ipse michi manus inicio, ipse me vindictam capio, vicemque meis sceleribus reddo.’
Lettre 161, éd. K. Reindel, p. 144.

32. Le mot latin hostia veut dire la victime dans un sacrifice.

33. ‘Haec est hostia, quae viva mactatur, ad Deum per angelos oblata defertur, et sic humani
corporis victima illi unico sacrificio, quod in ara crucis oblatum est, invisibiliter permiscetur. Et
sic in uno thesauro sacrificium omne reconditur, videlicet et quod unumquodque membrum et
quod caput omnium optulit electorum.’ Lettre 161, éd. K.

Reindel, p. 144.

34. Une autre description élaborée de l’idéal monastique est donnée dans la lettre 153.

35. On ne sait pas exactement ce que les metanea (=prostrations ?) ni les palmatae (=coups
donnés sur les paumes des mains ?) veulent dire. Voir la note 89 dans l’édition de K. Reindel.

36. ‘Super metaneis vero disciplinis atque palmatis, sive etiam brachiis in oratione extendis
caeterisque sancti fervoris exercitiis, nulla fratrem lege constringimus, quin potius suae
committenda provisionis arbitrio iudicamus. Sunt enim quibus horum aliqua non conveniunt,
atque ideo tutum videtur, atque liberius, ut in talibus optio proponatur, quam definitiva regulae
sententia praescribatur.’ Lettre 50, éd. K. Reindel p. 109, trad. angl. pp.

312-313.

À LA RECHERCHE DU FONDATEUR

53

dans la flagellation revient dans la lettre 139 adressée à Tébald et ses confrères.

Bien qu’il y ait donc ces appels à la modération, il est clair que Pierre Damien était non
seulement un partisan enthousiaste de la flagellation, mais qu’il transmettait un sentiment de
triomphe lié à cette pratique. Nous voyons aussi ce qui était au cœur de la controverse. Ce qui
choquait, ce n’était pas qu’il y avait des gens qui étaient flagellés, qu’il y avait des corps qu’on
voyait souffrir, et qu’on donnait à cette souffrance valeur de pénitence. Ce qui heurtait
profondément, c’était qu’on voyait quelqu’un se flageller soi-même. On sent d’ailleurs toute la
provocation que contient le passage final de la lettre aux moines du Mont-Cassin. Le flagellant
est en même temps le juge et le coupable, il est celui qui punit et celui qui doit être puni, il est
donc presque le Père et le Fils. C’est bien ce qui est ressenti comme outrancier et à la limite du
lèse-majesté, si ce n’est pas plus. En fait, le flagellant revendiquait une position quasi-divine.
Dans une société où on ne disposait pas de sa vie et de son corps — raison pour laquelle le
suicide était un crime —

s’arroger le droit de disposer de façon autonome non seulement de son corps, mais aussi de son
salut — c’est-à-dire le droit de donner valeur de pénitence à sa souffrance et donc de pouvoir
s’absoudre — c’était se placer au-dessus de tout l’ordre féodal. Pierre Damien va plus loin.

Celui qui se flagelle participe par son corps au corps souffrant du Christ. Les deux corps forment
ensemble une seule victime, dit-il. Plus besoin de médiation. C’était vraiment se placer au-dessus
de l’ordre de

‘l’économie du salut’, tel que l’Église commençait à le mettre en place.

Mais nuançons cette dernière idée : le sacrement de la confession n’en était qu’à ses débuts et le
pouvoir des curés de paroisses était encore fort embryonnaire. C’est seulement le concile du
Latran IV de 1215 qui mettra tout cela en route, en attendant que celui de Trente (1545-1563)
fasse passer la discipline ecclésiastique vraiment dans les faits. Mais se flageller, c’était en tout
cas trop d’autosuffisance, trop de narcissisme, dirions-nous, et c’était là que le bât blessait.

Vu cette critique, on peut se demander comment l’usage de l’autoflagellation est devenu quelque
chose allant de soi dans les monastè-

res ? La pratique n’allait-elle pas à l’opposé de la vertu d’humilité qui y était si centrale ? Ou
faut-il supposer que le narcissisme lié à la flagellation était une formation de compromis qui
rendait, par compensation, la vie communautaire d’abnégation possible ? Ce serait la question à
poser si la pratique était vraiment devenue courante dans les monastè-

res, comme les manuels le suggèrent. Mais cela a-t-il été le cas ? L’auteur à qui tout le monde se
réfère, L. Gougaud, nous dit en passant qu’il y avait des couvents où l’on se flagellait soi-même,
et d’autres où

54

LA CHAIR DE LA PASSION

l’on demandait à être flagellé.37 Gougaud n’y voit qu’une différence mineure, presque d’ordre
technique. Mais la différence n’est-elle pas de taille au niveau psychologique ? Et ne serait-ce
pas la question à étudier en détail avant de disserter trop rapidement sur le sens du succès de ‘la’

flagellation dans la spiritualité médiévale ?

Question d’un esprit psychanalytique du vingtième siècle ? Pas sûr.

Un abbé qui sera témoin du grand mouvement de flagellants de 1349, a décrit deux années plus
tôt la vie de tous les jours dans son abbaye près de Tournai en Belgique. Nous verrons sa
description de la façon dont la flagellation y était pratiquée, et ce n’était pas une autoflagellation.

Notre abbé ne verra donc aucun parallélisme entre ce qu’il connaissait chez lui et ce qu’il verra,
effaré, faire par les flagellants laïcs. Chez lui, la flagellation était fort mesurée, et surtout, on ne
se flagellait jamais soi-même. On respectait donc l’autorité, tandis que ces énergumènes la
contestaient. Et pourtant, leur action avait un effet très bénéfique sur les mœurs brutales de
l’époque... Oui, vraiment, notre abbé restera perplexe, et il nous le dira.

37. L. Gougaud, Dévotions et pratiques ascétiques du Moyen Âge, p. 187.

CHAPITRE III
LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

La spiritualité du Moyen Âge

Mais n’allons pas trop vite. Après nous avoir parlé de Pierre Damien, les ouvrages de référence
poursuivent en nous racontant le phénomène le plus marquant dans l’histoire de la flagellation :
les grands mouvements de flagellants laïcs qui ont parcouru l’Europe centrale et les Pays-Bas au
quatorzième siècle. Mais ne nous laissons pas trop facilement tenter à enchaîner de cette façon,
comme si la poursuite d’un même thème au travers des siècles contenait à elle seule sa logique
de compréhension. Les deux phénomènes ont-ils quelque chose en commun, mis à part le fait
qu’il y ait deux fois des dos meurtris ? Élargis-sons donc le contexte et prenons brièvement
connaissance de ce qu’on dit sur les changements qui se sont opérés au début du deuxième millé-

naire dans la façon dont le christianisme a été vécu et dans ce qu’on appelle ‘la spiritualité’.1

Une des premières choses qui frappent, c’est que la spiritualité du Moyen Âge se caractérise par
une dévotion compatissante à l’humanité du Christ. Le Christ, ce n’est plus d’abord et
essentiellement le Verbe incarné, la manifestation de la divinité qui s’est abaissée pour partager
1. L’auteur qui connaît bien cette période et est attentif à la problématique psychologique est
Jean Leclercq. Son œuvre reste la référence majeure. Un bon ouvrage de base est celui de L.
Bouyer, J. Leclercq e.a., Histoire de la spiritualité chrétienne, 3 vol., vol. II: La spiritualité du
Moyen Âge, Paris, Aubier, 1961. On ne saurait assez conseiller la lecture du petit livre de J.
Leclercq, Monks and Love in Twelfth-Century France. Psycho-Historical Essays, Oxford,
Clarendon Press, 1979. Un ouvrage plus récent mais qui reste néanmoins à une niveau plus
général est celui de B. McGinn & J. Meyendorff (dir., en collaboration avec J. Leclercq),
Christian Spirituality. Origins to the Twelfth Century, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1986.
Un autre livre qui est incontournable bien que beaucoup moins récent, est celui de F. Vernet, La
spiritualité médiévale, Paris, Bloud & Gay, 1929. On trouve malheureusement beaucoup moins
sur la spiritualité dans une bonne œuvre encyclopédique récente : J.-M. Mayeur, Ch. Pietri e.a.,
Histoire du christianisme des origines à nos jours, vol. IV: Évêques, moines et empereurs (610-
1054), Paris, Desclée, 1993; vol. V: L’apogée de la papauté et l’expansion de la chrétienté
(1054-1274), 1993; vol. VI: Un temps d’épreuves (1274-1449), 1990.

56

LA CHAIR DE LA PASSION

la condition humaine. La rédemption sur la croix, ce n’est plus le moment où, au cœur de la
Passion, la résurrection et la glorification transparaissent déjà.2 Dans le Christ, la dévotion va à
l’être humain, dont on peut s’approcher au plus près, sans la retenue que l’insistance sur son
appartenance à la divinité inspirait auparavant. Le Christ, c’est Jésus, c’est un corps qui est né et
a souffert comme un corps humain peut le faire. Naissance et agonie d’un corps saisi dans tout ce
qu’il a de plus physique : voilà ce dont la spiritualité médiévale se nourrira.

N’est-ce pas surprenant ? On pourrait s’attendre à ce que l’insistance sur l’humanité du Christ
mette l’accent sur ce qui fait quand même la plus grande part des évangiles : ce qu’un homme a
dit et fait en parcou-rant la Galilée avant d’être condamné à mort et crucifié à Jérusalem.
Mais non, ce qui va mobiliser l’imagination, ce n’est pas la prédication du Christ, ni les
paraboles et les gestes prophétiques, mais la façon dont il est né et celle dont il est mort. Dans les
deux cas, l’imagination est allée bien au-delà de ce qu’il en est dit dans les évangiles. C’est
surtout manifeste pour les fantasmes concernant sa naissance. Le plus ancien des évangiles, celui
de Marc, n’en parle pas du tout ; ni celui de Jean, le plus récent. Ce n’est que dans les évangiles
de Matthieu et de Luc qu’en sont proposés deux récits, qui sont d’ailleurs discordants entre eux.
Cela n’a pas empêché d’en rajouter, dès les premiers siècles, dans ces nombreux évangiles que
nous disons ‘apocryphes’ parce qu’ils n’ont pas été retenus dans cette sélection qui est devenue
notre Bible. C’est là qu’on trouve, par exemple, le récit d’un enfant Jésus qui fait des petits
oiseaux en terre glaise pour les faire voler ensuite. Ajoutons d’ailleurs que bon nombre d’autres
évangiles apocryphes ne s’intéressent pas du tout à l’humanité du Christ. Issus de courants qu’on
appelle

‘gnostiques’, ils ne voient dans l’humanité de Jésus et sa vie terrestre que des symboles qui
parlent, dans un langage réservé aux initiés, de réalités spirituelles.

Si on trouve donc dès les débuts du christianisme une curiosité concernant la vie terrestre du
Christ dans tout ce qu’elle a de plus humain et de plus concret, l’accent était néanmoins mis sur
le Verbe incarné, sur le fait que dans l’homme Jésus s’était manifesté le mystère du Dieu
invisible. Pendant le Moyen Âge, par contre, c’est à l’homme Jésus et à son corps qu’une
dévotion fervente va s’adresser. Celui dont l’influence fut immense à ce sujet est Bernard de
Clairvaux (1090-1153) qui met l’accent sur l’enfance et la Passion. ‘À voir le petit Enfant de la
crèche ou l’Homme de douleurs, il s’attendrit, il compatit, 2. L.H. Grondijs, L’iconographie
byzantine du crucifié mort sur la croix (Bibliotheca Byzantina Bruxellensis 1), Bruxelles/Leyde,
Byzantion/Sijthoff, s.d.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

57

il pleure, il se sent prêt à toutes les générosités que réclame l’imitation du Christ, à tous les
héroïsmes de l’amour.’3 La légende raconte que quand Bernard méditait la Passion du Christ
dans l’église du monastère, la croix apparaissait. Bernard couvrait le crucifié de baisers. On
voyait parfois le Christ détacher sa main de la croix et attirer le saint à lui pour l’embrasser.4 Au
siècle suivant, François d’Assise (†1226) prend le relais pour propager la dévotion à la figure
humaine du Christ parmi le commun des fidèles. C’est lui qui établira la tradition de la crèche de
Noël, par exemple. Mais François n’est pas seulement attendri par le bébé divin : une fois que le
Christ crucifié lui fut apparu dans l’église délabrée de Saint-Damien, il ne cessa plus de
contempler les différentes souffrances que le Christ avait dû subir pendant sa Passion.

Brigitte de Suède (1302/03-1373) est une représentante typique de cette spiritualité qui se nourrit
d’un amour physique intense pour la personne humaine du Christ. Après la mort de son mari en
1344, elle fut convaincue que Dieu le Fils lui avait demandé de devenir sa femme et sa
médiatrice, une proposition qu’elle accepta. Elle dicta ses nombreuses visions à son confesseur
qui les publia et elles eurent un grand retentissement. Pour le sujet qui nous intéresse, la
flagellation, un élément repris de ces visions sera régulièrement cité : celui de la nudité du Christ
pendant qu’on le flagellait. Brigitte est spécialement préoccupée de savoir si on a arraché les
vêtements du Christ ou s’il s’est dévêtu lui-même. Un dialogue avec la Vierge, qu’elle considère
explicitement comme sa belle-mère, lui donne la réponse : le Christ s’est déshabillé lui-même, et
il a lui-même pris position contre la colonne. La scène revient trois fois dans les visions de
Brigitte, et la dernière fois un détail assez particulier y est ajouté : avant de s’y laisser attacher, le
Christ a embrassé la colonne.5 C’est un de ces détails que certains 3. F. Vernet, La spiritualité
médiévale, pp. 79-80.

4. ‘Notus est mihi monachus, qui beatum Bernardum abbatem aliquando reperit in ecclesia
solum orantem. Qui cum prostratus esset ante altare, apparebat ei quaedam crux cum suo
crucifixo super pavimentum, posita coram illo, quam idem vir beatissimus devotissi-me
adorabat, ac deosculabatur. Porro ipsa majestas, separatis brachiis a cornibus crucis, videbatur
eumdem Dei famulum amplecti, atque astringere sibi : quod cum monachus ille aliquandiu
cerneret, prae nimia admiratione stupidus haerebat, et quasi extra se erat.

Tandem vero metuens ne Patrem suum sanctum offenderet, si eum, veluti secretorum suorum
exploratorem, ita sibi de proximo imminere conspiceret, silenter abscessit, intelligens nimirum ac
sciens de illo homine sancto, quod vere supra hominem esset tota ipsius oratio, atque
conversatio.’ S. Bernardi vita et res gestae, livre VII, chap. 7, PL 185, col. 419-420.

5. C’est la Vierge qui raconte à Brigitte en extase la scène suivante : ‘Rapuerunt eum inimici eius
percutientes eum in maxilam et collo et conspuentes illuserunt ei. Deinde ductus ad columnam,
personaliter se vestibus exuit. Personaliter ad columnam manus applicuit, quas inimici sine
misericordia ligaverunt. Alligatus autem nihil omnino operimenti habebat : sed sicut natus est,
sic stabat, et patiebatur erubescentia nuditatis suae.’

58

LA CHAIR DE LA PASSION

auront peut-être tendance à innocenter en le rangeant auprès de ces petits riens délicieux de la
spiritualité du passé, mais n’incite-t-il pas le lecteur à agrémenter sa spiritualité d’un brin de
sadomasochisme ? Et cela ne serait-il pas plus séduisant qu’on le croirait de prime abord ?

Notons en tout cas que la tradition n’oubliera pas ces détails apportés par Brigitte. Nous les
retrouverons dans la thèse de Jean Glück sur la flagellation soutenue en 1574 à l’université de
Iéna, en milieu protestant, dont nous parlerons plus tard,6 ainsi que dans un livre de piété qui a
été très populaire jusqu’il y a quelques décennies, les Réflexions et affections sur la Passion de
Jésus Christ et sur les sept douleurs de Marie d’Alphonse de Liguori.7

C’est donc bien le corps du Christ qui intéresse cette nouvelle spiritualité qui s’établit au Moyen
Âge. C’est un corps bien charnel, et la mystique rhéno-flamande du treizième siècle lui apportera
tout son amour. On aime le corps du Christ comme on aime son amant et on n’aura pas honte de
dire tout l’érotisme qu’on y met. Des Pays-Bas, cette même mystique passera en Espagne, et
quand Thérèse d’Avila décrira ses propres extases, elle insistera très lucidement sur le rôle joué
par le sexe. En transformant la scène en statue, le Bernin ne s’y est pas trompé, sauf peut-être à
propos du sexe de l’ange qui d’après ce qui est rapporté par Thérèse, est d’une masculinité sans
ambiguïté. Ce n’est pas sans raison que cet érotisme religieux sera étalé à la fin du dix-
Revelationes celestes preelecte sponse Christi beate Birgitte vidue, de regno Suecie, Nuremberg,
Peypus, 1517, livre I, ch. 10, E et F, fol. XIIIv. Puis la Vierge revient sur la nudité humiliante de
son fils au ch. 27, A du même livre I en disant que c’était là la première lance qui lui transpersa
le cœur : ‘Prima enim lancea erat nuditas verecunda et vituperosa : quia videbam filium meum
charissimum et potentissimum adstare ad columnam nudum et nihil operimenti habentem.’ (fol.
XVIIIv). La troisième fois que la Vierge raconte la flagellation, elle répète encore que le Christ
s’est déshabillé lui-même et était nu : ‘seipsum vestibus exuit columnam sponte amplectens ...
Toto ei corpe [sic] nudus erat cum flagellaretur (livre IV, ch. 70, A, fol. LXXIr). On trouvera les
deux premiers textes dans l’édition critique du premier livre des visions par Carl-Gustav
Undhagen, Sancta Birgitta, Revelationes, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1977, pp. 266 et 318.
Il manque malheureusement à cette édition récente l’excellent index qu’on trouve à la fin de
l’édition de 1517.

6. Catalogué de manière erronée dans la bibliothèque de Wolfenbüttel sous le nom de Caspar


Sagittarius, président du jury : De favente de Flagellatione Christi superiorum consensu
disputabunt praeses Caspar Sagitarius, Philos. M. et SS. Theol. ddvs. et respondens Johannes
Glück, Averbaco-Variscus, AD D. XI. Aprilis anni MDLXXIV, alors que le verso mentionne bien
dans la dédicace : ‘Exercitium hoc Academicum in debitae observantiae argumentum, ac
ultioribus favoris et benevolentiae incitamentum dicat ac dedicat Johannes Glück, Phil. & SS.
Theol. Stud.’

7. ‘Arrivé au prétoire, notre aimable sauveur, selon ce qui fut révélé à sainte Brigitte, se
dépouilla lui-même de ses habits, au commandement de ses exécuteurs, embrassa la colonne, et y
appliqua ensuite ses mains pour y être attaché.’ Alphonse de Liguori, Réflexions et affections sur
la passion de Jésus Christ et sur les sept douleurs de Marie, 4e éd., Tournai, Casterman, 1868, p.
127.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

59

neuvième siècle dans la Psychopathia sexualis de R. von Krafft-Ebing.

À ce moment-là, cet érotisme semblera discréditer l’authenticité de cette mystique pourtant bien
acceptée comme telle quelques siècles plus tôt.8

Cet aspect charnel n’était d’ailleurs pas neuf alors : déjà au troisième siècle, le premier texte
célébrant la virginité consacrée, Le Banquet de Méthode d’Olympe, avait appliqué le Cantique
des cantiques à l’amour qui unit la vierge au Christ, laissant ce dernier dire à la première : ‘Tes
lèvres distillent le miel, ô ma fiancée ! et sous ta langue est un nid de miel et de lait’.9 La grande
nouveauté introduite par le Moyen Âge n’est donc pas l’érotisme en soi, mais le fait que l’amour
dévorant s’adresse au corps souffrant du Christ, car c’est dans celui-là qu’on investit surtout son
érotisme, mis à part les cas où on se sent la mère de l’enfant Jésus qu’on pouponne.10

Le signe le plus marquant de cet amour pour le corps souffrant du Christ est la stigmatisation. Le
premier personnage auquel elle est attribuée est François d’Assise. Il s’agit là d’une
stigmatisation très discrète d’ailleurs, car elle n’aurait été reçue que peu de temps avant sa mort
et seulement quelques-uns de ses compagnons les plus intimes l’auraient vue. Mais le signe est
repris, et il a d’ailleurs une double face, car il y a des stigmatisés de gauche et des stigmatisés de
droite, comme le répertoire des saints l’indique. Cela n’a bien sûr rien à voir avec la façon dont
nous alternons nos choix politiques, ni non plus avec ce que les esprits scientifiques du siècle
passé ont voulu posément expliquer : étant donné que c’est le côté droit du Christ en croix qui est
transpercé, on a tout lieu de croire que c’est par le côté gauche que la lance a passé pour toucher
le cœur. Non, celui qui regarde l’iconographie en ayant l’esprit mal tourné, comme il convient à
un analyste, le sait bien : il y a des stigmatisés qui sont stigmatisés du même côté que le Christ,
qui sont donc comme lui, et dont l’amour est donc un amour 8. À moins, bien sûr, que cet
érotisme aille trop loin, comme dans le cas de la religieuse Blanbekin, qui était si préocuppée par
le prépuce du Christ qu’elle le sentait passer par ses lèvres à l’occasion de la communion. On
trouvera une discussion pondérée du caractère érotique de certaines formes de mystique dans A.
Vergote, Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Seuil, 1978.

9. Méthode d’Olympe, Le Banquet, (Sources Chrétiennes 95) Paris, Cerf, 1963, pp. 181-183.

10. Une chose que je n’ai pu étudier plus en détail, c’est le fait que dans le christianisme oriental,
le corps souffrant du Christ est aussi massivement présent dans l’eucharistie : la chair et le sang
qu’on mange sont censés être le corps du Christ encore vivant et se sacrifiant en croix, et non pas
le corps spiritualisé du Christ ressuscité. Pour cette raison, on exigeait que le pain employé soit
du pain au levain, du pain bien vivant donc, et on ajoutait de l’eau chaude au vin consacré, pour
que la communion donne bien l’impression de boire le sang jaillissant de la côte du Christ. Voir
L.H. Grondijs, L’iconographie byzantine du crucifié mort sur la croix.

60

LA CHAIR DE LA PASSION

d’identification, comme dirait Freud.11 Et puis il y a ceux sur qui le Christ s’est couché, ou
presque, parce que des rayons partant de ses plaies à lui transpercent, en négatif donc, les mains,
les pieds et la poitrine de celui ou celle qui lui fait face, pour y laisser la trace d’un quasi-
accouplement céleste.

À côté de la fascination grandissante pour le corps souffrant du Christ, il y a le personnage de


Marie qui prend de plus en plus d’importance et qui devient une mère pour chaque chrétien. De
Bernard de Clairvaux — le revoilà — la légende nous dit que la Vierge lui apparut en songe et
permit qu’il s’allaitât à son sein.12 Mais Marie n’est pas seulement une mère qui offre un corps
source de vie. Elle est aussi une mère intéressée par la souffrance. C’est la mère qui a pitié, celle
qui va vers le souffrant et qui veut l’aider : elle intercède pour les pécheurs.

Mais parfois on se demande si elle ne jouit pas trop d’être la mère de ceux ou de Celui qui
souffre : doucement on prépare l’iconographie de la Mater dolorosa, la mère en pleurs qui grâce
à sa douleur parvient à dominer toute la scène. Déjà Pierre Damien avait mis l’accent sur la
Vierge au Calvaire dans une homélie pour le jour de la naissance de la Vierge,13 mais dans ses
textes sur la flagellation nous n’avions pas trouvé de référence à sa personne. Ce sera désormais
le cas. Le Stabat Mater dolorosa, dont on ne sait pas exactement de quand il date, deviendra vite
populaire au quatorzième siècle, et c’est lui qui sera à la source de beaucoup de chants de
flagellants qui s’adresseront presque toujours à la Vierge.14

La prière par excellence qui s’impose dans cette période au commun des fidèles, c’est l’ Ave
Maria. La prière reprend les formules par lesquelles l’ange et ensuite Élisabeth ont salué Marie
(Luc 1, 28 et Luc 1, 42) pour y joindre une prière d’intercession (‘Sainte Marie, mère de Dieu,
priez pour nous...’). Dès le douzième siècle nous trouvons attesté que la formule est répétée
plusieurs dizaines de fois, souvent accompagnée d’une génuflexion. Rapidement le chiffre de
150 s’impose, en 11. S. Freud, ‘Zur Einführung des Narzissmus’ (1914), Gesammelte Werke X,
pp. 153-167; trad. fr.: ‘Pour introduire le narcissisme’, dans: S. Freud, La vie sexuelle, Paris,
PUF, 1969, pp. 81-105.

12. C. Dupeux, ‘Saint Bernard dans l’iconographie médiévale. L’exemple de la lactation’, in Vies
et légendes de saint Bernard de Clairvaux (Actes des Rencontres de Dijon, 7-8

juin 1991), Citeaux, Commentarii Cisterciences, 1993, pp. 152-164.

13. C’est ce que les encyclopédies signalent, mais en vérifiant, nous n’avons trouvé qu’une
phrase dans ce sermon pour la fête de la Naissance de la Vierge. Rappelant les paroles de Siméon
selon lesquelles un glaive transpercerait son cœur, Pierre Damien poursuit : ‘Dum filius tuus
senserit passionem crucis in corpore, te etiam transfiget gladius compassionis in mente’. PL 144,
col. 748a.

14. W. Irtenhauf dans l’article Stabat Mater dolorosa du Lexikon fur Theologie und Kirche,
Fribourg, Herder, 2e éd., 1964.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

61

rapport avec le nombre des 150 psaumes. Le rosaire viendra en effet remplacer la récitation des
psaumes, et il prendra la forme suivante : quinze fois dix Ave Maria, chaque dizaine étant
commencée par un Notre Père et terminée par la doxologie Gloire au Père, au Fils et au Saint-
Esprit. En 1210 la pastorale se propose comme but d’obtenir de tous les fidèles la connaissance
par cœur de l’ Ave Maria, en complé-

ment du Notre Père et du Credo.15 Quant au rosaire, on ajoute à chaque dizaine la


commémoration d’une scène de la vie de la Vierge ou du Christ, les dits ‘mystères’, qui ont
acquis en 1483 la forme qu’ils ont encore aujourd’hui : cinq mystères joyeux, cinq mystères
douloureux, cinq mystères glorieux.16

La place de la Mère du Christ devient aussi prépondérante dans une dévotion qui se met en place,
celle du chemin de croix.17 Là aussi, c’est une nouveauté. Les dix premiers siècles, dans la
figuration du Christ en croix, évitaient de le représenter souffrant. Par sa mort sur la croix le
Christ avait sauvé le monde. Ce qu’il avait souffert devait être compris sous l’éclairage de la
Résurrection. Même quand on le repré-

sentait sous les outrages, l’expression sur la face du Christ était triom-phante. On évitait de
représenter un ‘homme de douleurs’. Or c’est précisément ce que l’on fera dorénavant.

Dans ce contexte, les endroits présumés des différentes phases de la Passion du Christ
deviennent objet de dévotion. Avec les croisades les Lieux saints étaient à nouveau devenus
accessibles aux fidèles, et les pèlerinages se multipliaient dès le début du douzième siècle. On
s’imagina progressivement le chemin que Jésus aurait suivi chargé de la croix. Les franciscains
ont eu en cela un rôle déterminant. S’étant établis dans les Lieux saints à la fin du quatorzième
siècle, ils avaient pris la direction des pèlerinages et ils faisaient office de guides pour les
pèlerins qui parcouraient la ville. Une partie de la visite se faisait en suivant à rebours le chemin
que le Christ aurait suivi chargé de sa croix. On partait tôt le matin de l’église du Saint-Sépulcre
pour traverser la ville vers le mont des Oliviers. Pour agrémenter le parcours, on indiquait
plusieurs lieux où quelque chose de particulier se serait passé, 15. Lexikon für Theologie und
Kirche, Fribourg, Herder, 2e éd., 1957, article ‘Ave Maria’.

16. Lexikon für Theologie und Kirche, Fribourg, Herder, 2e éd., 1957, article ‘Rosenkranz’. Il
semble que les mystères glorieux ne sont apparus qu’en fin de processus, pour solutionner la
tension entre les mystères joyeux et douloureux. C’est du moins l’opinion d’E. Delaruelle, qui ne
nous donne malheureusement pas ses sources dans son ‘Les grandes processions de pénitents de
1349 et 1399’, pp. 113-114.

17. Amédée Teetaert (de Zedelgem), ‘Aperçu historique sur la dévotion au chemin de la croix’,
Collectanea franciscana 19 (1949), pp. 45-142. Cet article très élaboré de l’auteur qui mourut
l’année-même avait été conçu pour le Dictionnaire de Spiritualité, et y parut sous forme adaptée
par M.J. Picard (voir DS II, 2576-2606).

62

LA CHAIR DE LA PASSION

et on n’hésitait pas à imaginer des scènes qui ne se trouvent pas dans les récits évangéliques,
comme celle de Jésus rencontrant sa mère ou Véronique essuyant la face du Christ. On ne se
limitait d’ailleurs pas à montrer les endroits qui avaient trait à la Passion : on indiquait aussi la
maison du mauvais riche, l’endroit où la Vierge était allée à l’école, la piscine probatique qui
bouillonnait de temps en temps et guérissait le premier malade qui y entrait.18

Mais tout le monde ne pouvait aller à Jérusalem. On invita donc le fidèle à faire mentalement le
voyage, à faire un pèlerinage spirituel.

C’est dans ce contexte qu’est né l’exercice spirituel du chemin de croix.

On suivait le Christ en esprit en compatissant à ce qu’il avait subi. Pour soutenir cette dévotion,
on alla construire des petits monuments, parfois réduits à une série de croix, qui évoquaient
chaque fois un moment précis du chemin que le Christ avait suivi chargé de sa croix. Le fidèle
était invité à suivre ce parcours et y faire chaque fois une halte (on parle des différentes ’stations’
du chemin de croix) pour méditer la scène dont il s’agissait. Bien qu’on soit invité à se
représenter très précisément la géographie de la ville de Jérusalem — certains de ces chemins de
croix reprenaient les distances supposées entre les différents lieux — ce pèlerinage spirituel
supposait bien plus que ce que ferait un touriste s’imaginant d’avance ce qu’il verrait en
feuilletant un guide touristique. Il fallait d’une certaine manière participer à la Passion, et nous
verrons plus tard toutes les querelles qui ont surgi à propos de la méthode précise à observer. À
côté de ce type de chemin de croix, qui semble être originaire des Flandres,19 il y a eu un
exercice de dévotion similaire qui était populaire en Allemagne, celui de méditer les différentes
chutes de Jésus.

Il a fallu plusieurs siècles avant que nous en arrivions au chemin de croix standardisé, comme
nous le connaissons aujourd’hui, et qui comporte quatorze stations :

1. Jésus condamné à mort ;

2. Jésus chargé de sa croix ;

3. première chute de Jésus ;

4. Jésus rencontre sa mère ;

5. Jésus aidé par le Cyrénéen ;

6. Véronique essuie le visage de Jésus ;

18. Jean 5, 1-17.

19. D’après le Père Amédée de Zedelgem, l’origine est à trouver dans un manuscrit de Saint-
Trond qui date de la première moitié du quinzième siècle, et de la description du chemin de croix
dans le ‘pèlerinage spirituel’ publié par le carme Jean Van Paschen ( Een devote maniere om
gheestelyck pelgrimagie te trekhen tot den heiligen Lande als te Jherusalem, Louvain, P.
Calentijn, 1563). Voir son étude pp. 96-102.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

63

7. deuxième chute de Jésus ;

8. Jésus parle aux filles de Jérusalem ;

9. troisième chute de Jésus ;

10. Jésus dépouillé de ses vêtements ;

11. crucifiement de Jésus ;

12. mort de Jésus ;

13. Jésus détaché de la croix ;

14. sépulture de Jésus.

Essayer d’analyser en détail l’origine respective de ces stations et voir pourquoi certaines autres,
qui ont existé, ont disparu, nous mènerait trop loin. Retenons néanmoins de cette brève excursion
historique que ce n’est donc pas sur la base de récits légendaires locaux, racontés par des guides
qui doivent intéresser les pèlerins venus visiter Jérusalem, que ces diverses stations se sont
enchaînées pour faire le chemin de croix.

C’est en Europe occidentale qu’il s’est progressivement élaboré, pour être finalement rapatrié
sous cette forme en Terre sainte. Son souci était de faire participer le fidèle en esprit aux
souffrances du Christ. Dans cette optique, l’insertion assez massive de scènes avec des
personnages féminins ne peut pas être mise au compte d’un circuit touristique qu’il fallait bien
meubler, mais elle reflète une spiritualité qui prend forme en Occident et qui développe sa
psychologie propre.

La Sainte Croix, le Saint Sang et l’eucharistie Deux thèmes méritent une attention particulière,
vu l’importance qu’ils prendront dans ce nouvel imaginaire médiéval dont nous voyons
s’organiser les contours : la Sainte Croix et le Saint Sang. Avec ces deux thèmes nous entrons en
plein dans le monde des reliques, avec tout ce que celui-ci peut évoquer dans notre for intérieur
concernant la mort, le cadavre, la fétichisation d’un bout de corps qui échappera à la dé-

composition mais qui tombera dans le pouvoir d’un survivant... De là, toute une mise en scène
dont on aimerait bien faire l’histoire en détail.

On commence par rassembler dans un coffret plus au moins orné ce qui reste du corps du défunt
qu’on vénère ou quelque chose qui lui a appartenu ou — plus impressionnant encore — un des
instruments de torture qui ont eu prise sur son corps. Puis, au lieu de les laisser simplement à
l’intérieur de ces coffrets ou ces ‘châsses’, on se met à les sortir et à les montrer, non pas pour
satisfaire une curiosité particulière mais pour augmenter l’emprise mutuelle du fidèle et du saint.

Il ne s’agissait pas seulement de voir, mais d’entrer dans une relation de corps à corps avec le
saint : ce fait est illustré par l’usage qui fut fait des reliques de sainte Dymphne à Geel en
Belgique. La sainte

64

LA CHAIR DE LA PASSION

martyre était supposée pouvoir guérir de la folie. Les pèlerinages, faits dès le treizième siècle
pour obtenir cette guérison, se passaient ainsi : d’abord, le patient était censé se confesser et
communier, afin de se libérer d’une possible emprise du diable. Puis, par trois fois, il devait faire
le tour de l’église et ramper, nu-pieds, sous la châsse de la sainte.

À ce moment, le prêtre sortait les ossements et les posait sur le corps de l’aliéné. Ensuite, celui-ci
devait demeurer pendant neuf jours, sans changer de vêtements, dans une chambre spéciale
attenante à l’église d’où il pouvait suivre les offices. À la fin de la messe, on lui faisait boire
chaque jour l’eau avec laquelle le calice avait été rincé. Le moment d’une possible guérison
approchait, mais le patient était devenu l’esclave de la sainte. Pour s’affranchir, il devait faire
offrande de son poids personnel en blé, et ce blé il avait à le mendier.20

Cette emprise mutuelle du croyant et du saint se fera le plus souvent moins brutale, mais elle
existe, même quand les reliques seront devenues de minuscules fragments d’os ou de tout petits
bouts de tissu fixés par un petit fil au milieu d’une charmante auréole de dentelles. Il reste peut-
être quelque chose de trouble dans l’amour avec lequel on appli-quera délicatement les lèvres sur
la petite vitre qui couvre les tout petits restes que, parfois, on possédera chez soi : un petit bout
de sacré gentiment parqué et apprivoisé.

Mais prenons le phénomène par l’origine et laissons-nous imprégner par le climat de violence et
de saintes souffrances qui l’entourait : celui du martyre.21 Dans les premiers siècles, la
commémoration de la Cène du Seigneur, qui deviendra notre ‘messe’, se faisait souvent sur ou
près des tombeaux des martyrs dans les catacombes de Rome. Au début, cela devait se faire
discrètement, mais une fois les persécutions passées on alla construire des petites chapelles près
des tombes et on venait y célébrer l’eucharistie de temps en temps. On suppose que,
progressivement, quand la dévotion pour un martyr particulier se développait, les tombes
devinrent de vrais autels, et que cette transformation fut encouragée par les évêques. L’érection
de vrais autels marquait bien le fait qu’il s’agissait d’une eucharistie chrétienne commémorant la
Cène du Christ et non pas d’un repas avec les morts selon la coutume païenne.

De là, pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires d’un point de vue pratique ou rationnel,
on alla exhumer et transporter des corps 20. M.H. Koyen & M. De Bondt, Geel door de eeuwen
heen, Geel, Maison Communale

[Gemeentehuis], 1975.

21. A. Angenendt, article ‘Reliquien’, Lexikon für Theologie und Kirche, 3e éd., vol. VIII, col.
1091-1093. G.C.J. Snoek, Medieval Piety from Relics to the Eucharist. A Process of Mutual
Interaction, Leiden, Brill, 1995. Le Dictionnaire de Spiritualité n’a malheureusement pas
d’entrée spécifique pour ‘relique’.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

65

de martyrs pour les mettre sous les autels des églises. En principe, cette

‘translation’ des corps était interdite, mais, pour les grands saints, on trouve dès le quatrième
siècle des exceptions. Des histoires épiques de vols de corps de saints ne manquent d’ailleurs
pas, comme dans le cas de saint Martin de Tours, dont le corps fut l’objet d’une dispute entre les
moines de Noirmoutiers et ceux de Ligugé. Finalement les premiers vinrent le voler. Ce qui était
formellement défendu et mieux respecté, en Occident du moins, c’était le démembrement des
corps. Si le corps avait été scindé en parties pendant le supplice, c’était autre chose, et on pouvait
par exemple mettre la main qui avait été coupée par le bourreau dans un reliquaire séparé. Mais
en règle générale, il fallait respecter l’intégrité du corps.

Mais que faire quand la demande de reliques se fit plus pressante, non seulement parce que l’on
voulait davantage les vénérer, mais surtout parce qu’on leur attribuait souvent une force magique
? On commença par admettre que certaines parties moins vitales ou plus détacha-bles du corps,
comme la barbe, les ongles et les dents, pouvaient être séparées du corps. Cela ne devrait en effet
pas faire problème au moment de la résurrection des morts, où chacun recevrait un corps glorifié.

Puis, à l’occasion des pèlerinages et des reliques rapportées, on vit qu’en Orient on avait moins
de scrupules. Suivant l’exemple venu de là-bas, on se mit à fragmenter de plus en plus ce qui
restait des saints, et c’est ainsi que la particule minuscule sur le petit fond de dentelles dont nous
parlions plus tôt est née.

Mais y avait-il des reliques du Christ ? À l’origine, non, et en tout cas pas de son corps. La
première relique dont il est question est celle de sa croix, découverte d’après la légende par sainte
Hélène, la mère de l’empereur Constantin, en 328. Les restes de cette croix étaient conservés
dans la basilique du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Nous trouvons attesté très tôt que des petits
fragments de cette croix étaient concédés à des visiteurs de marque, et qu’ils étaient souvent
utilisés comme instrument magique de protection. Les armées des Francs, par exemple, allaient
souvent au combat en emportant une relique de la Sainte Croix en guise de protection.22 À part
cette relique-là, on montrait à Jérusalem le tombeau du Christ et la colonne à laquelle il avait été
attaché pendant la flagellation. Les récits rapportés par les pèlerins ne nous parlent de rien
d’autre pendant les dix premiers siècles.

Les croisades étaient bien sûr l’occasion par excellence de se procurer des reliques. Quand la
première croisade réussit à prendre Jérusalem 22. A. Frolow, La relique de la vraie Croix.
Recherches sur le développement d’un culte (Archives de l’Orient chrétien 7), Paris, Institut
français d’études byzantines, 1961.

66

LA CHAIR DE LA PASSION

(1099) on se précipita vers la basilique du Saint-Sépulcre pour voir la Croix et essayer de s’en
procurer un morceau, mais on l’avait cachée. Il fallut beaucoup de diplomatie et, d’après
certaines sources, même de la torture, pour qu’on sorte la Croix de l’endroit où on l’avait mise en
sûreté. Un argument de poids fut l’assurance donnée aux habitants de Jérusalem que les croisés
retrouveraient assez d’énergie pour aller libérer la ville d’Ascalon et quitteraient donc la ville. À
partir de ce moment, la relique de la ‘Vraie Croix’ a accompagné presque partout les armées de
croisés.23 Ce sont aussi des reliques de la Croix que les participants à cette première croisade
rapporteront chez eux. Cela vaut aussi bien pour San Vicente de la Sonsierra, que pour Bruges,
comme nous le verrons.

Et les autres reliques ? Car il y a le bassin et la serviette qui ont servi au lavement des pieds
pendant la dernière Cène, la couronne d’épines, l’éponge avec laquelle on a donné à boire au
Christ, le roseau sur lequel elle était fixée, et le Saint Sang. Toutes celles-là existaient en effet,
pas à Jérusalem, mais à Constantinople, sans qu’on sache d’ailleurs bien depuis quand. C’est
dans cette ville que la quatrième croisade, qui avait dévié de son but initial de reprendre
Jérusalem pour aller prêter main forte au prétendant au trône byzantin Alexios, s’était terminée
par la prise de la ville en 1203, suivie d’un grand sac par les Occidentaux l’année suivante. On
pilla de tout, et on n’oublia pas les reliques. Une fois l’ordre restauré sous Baudouin II des
Flandres promu empereur de l’Empire latin, le pillage fut remplacé par des dons. Un flot continu
de reliques submergera dès lors l’Occident et le Saint Sang sera celle qui frappera le plus
l’imagination. Une fiole ira à Venise, une autre à Soissons, d’autres encore à Saint-Aubin, à
Tournai, à Sélincourt.

Une arrivera à Bruges.24


Avec le Saint Sang, nous entrons dans un de ces récits légendaires et presque mythologiques qui
se propageront et se mélangeront avec d’autres restes de mythes européens. Le thème du Graal
fait son apparition. Il trouve sa première expression dans un grand poème épique de Chrétien de
Troyes (v.1135 - v.1183) qui avait été commandé par Philippe d’Alsace (comte de Flandre de
1168 à 1191), qui a probablement aussi fait construire la chapelle du Saint-Sang à Bruges. Le
comte était un passionné des reliques. Il avait rassemblé plusieurs reliques de la 23. A. Frolow,
La relique de la vraie Croix, pp. 258ss. St. Runciman, A History of the Crusades, vol. I: The
First Crusade and the Foundation of the Kingdom of Jerusalem, Cambridge, Cambridge
University Press, 1962, p. 294.

24. N. Huyghebaert, ‘Iperius et la translation du Saint-Sang à Bruges’, Handelingen van het


genootschap voor Geschiedenis 1963, n° 100, pp. 110-187, lu dans la traduction en néerlandais :
‘Iperius en de translatie van de Heilig-Bloedrelikwie naar Brugge’, dans: Het Heilig Bloed te
Brugge, Bruges, Jong Christen Onthaal voor Toerisme, 1990, pp. 19-78.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

67

Croix et il fit cadeau de quelques-unes à l’abbaye de Clairvaux, qu’il affectionnait


particulièrement, et où il demandera d’ailleurs à être enterré. On se demande d’ailleurs si ce ne
serait pas lui, et non pas son père Thierry d’Alsace (comte de 1126 à 1168), qui aurait apporté le
Saint Sang à Bruges, mais rien ne permet de l’attester. En tout cas, le thème l’intéressait, comme
la commande du poème le prouve. Toutefois, le poète ne parvint pas à exécuter complètement
celle-ci. Le Conte del Graal, auquel il avait travaillé de 1178 à 1181, resta inachevé. Le thème
fut repris par Robert de Boron dans son Roman de l’Estoire dou Graal (entre 1200 et 1215), et
très vite plusieurs autres romans reprirent le thème qui devint rapidement très populaire.

Le motif central du cycle du Graal est bien connu. Dans le château d’un roi très malade le jeune
chevalier Perceval voit arriver une procession où on porte une lance ensanglantée et un vase
mystérieux. Dans ce vase il y a une hostie qui est destinée à maintenir en vie le vieux roi.

Ce vase prendra de plus en plus d’importance au fur et à mesure que le cycle se développera. Au
lieu que le réceptacle de l’hostie soit simplement perçu comme un ciboire quelconque, on
l’identifiera avec le calice dans lequel on avait bu pendant la dernière Cène, qui aurait été ensuite
employé par Joseph d’Arimathie pour recueillir le sang du Christ cloué en croix.25

Le thème de la lance avait son assise historique : pendant la première croisade, après la prise
d’Antioche le 3 juin 1098, on avait découvert une lance sous les dalles de l’église Saint-Pierre.
Comme cette découverte avait été la conséquence d’un rêve prémonitoire d’un pèlerin provençal,
on fut rapidement convaincu que cette lance était celle qui avait transpercé le coeur du Christ en
croix.26 Néanmoins, il ne s’agissait pas d’une lance ensanglantée et, comme nous avons vu à
propos de la prise de Jérusalem qui suivra l’année suivante, il n’était pas question d’une relique
du sang du Christ. Nous voyons donc que ce n’est que deux siècles plus tard que la symbolique
du sang prend une place prépondérante dans l’imaginaire qui étoffe la spiritualité concernant la
Passion du Christ.

Il est difficile de ne pas faire le rapport avec la façon dont la liturgie eucharistique évolue
pendant cette période. Là aussi, la présence réelle d’un corps devient l’enjeu d’âpres débats, et on
a l’impression que la distinction entre le corps et le sang, entre le pain et le vin, joue un rôle 25.
N. Huyghebaert, ‘Iperius en de translatie van de Heilig-Bloedrelikwie naar Brugge’, p.

75.

26. R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, vol. I: L’anarchie
musulmane et la monarchie franque, Paris, Plon, 1934, pp. 102-103; St. Runciman, A History of
the Crusades, pp. 241-245.

68

LA CHAIR DE LA PASSION

considérable dans le vécu des fidèles. Au milieu du onzième siècle Béranger de Tours (†1088)
avait déjà contesté la transsubstantiation, c’est à dire le fait que le Christ soit ‘substantiellement’
présent dans l’eucharistie, et on l’avait plusieurs fois contraint à révoquer ses opinions sur une
présence purement spirituelle dans le pain et le vin consacré. Mais une nouvelle question fut
soulevée, par deux théologiens parisiens cette fois, Pierre le Mangeur (†1178) et Pierre le
Chantre (†1197). Le Christ devenait-il réellement présent dès les mots ‘ceci est mon corps’ qui
consacrent le pain, ou sa présence ne devenait-elle réelle qu’après la consécration du vin par la
formule ‘ceci est mon sang’ ? La question était importante pour savoir ce qu’on devait faire
quand un prêtre n’était pas capable de poursuivre sa messe après la première formule, ou quand
on se rendait compte au moment de la communion qu’il n’y avait pas eu de vin, mais de l’eau
dans le calice.

Y avait-il eu consécration avec le seul pain, ou fallait-il recommencer la messe ?

La réponse de l’orthodoxie catholique fut claire et nette : dès la consécration du pain, le Christ
est présent, et il suffit donc de manger l’hostie, sans devoir boire le vin, pour communier
vraiment. Pour bien marquer cette position dogmatique, on prit l’habitude d’élever l’hostie après
la consécration du pain et de la montrer aux fidèles.27 Au début, cette élévation ne se faisait pas
pour le calice, mais elle suivit vite sous la pression du peuple. Puis on ajouta deux génuflexions
après ce qui devint presque deux consécrations. L’orthodoxie prônée par le clergé favorisa le
pain : on alla exposer l’hostie en dehors de la messe, on la promena dans les processions et on
bénit le peuple avec. Le pain seul était devenu le ‘saint sacrement’. En 1246 on instaura à Liège
la Fête-Dieu, le Corpus Christi, qui sera étendue en 1264 à toute la chrétienté occidentale par le
pape Urbain IV.28 Cette fête donnera lieu aux processions du saint sacrement, qui
commencèrent au quatorzième siècle.

On y promènera le saint sacrement comme on promena autrefois les reliques.29

On voit donc à quel point cette spiritualité du Moyen Âge favorise l’imagination concernant le
corps du Christ, et spécialement son corps souffrant. L’eucharistie rend ce corps encore plus
présent, plus acces-27. Article ‘Élévation’ dans Dictionnaire de Théologie catholique, vol. IV-2,
Paris, Lethouzey, 1920.

28. F. Vernet, La spiritualité médiévale, p. 83-84. J. Dürig & J.A. Jungmann dans l’article
‘Fronleichnam’ du Lexikon für Theologie und Kirche, vol. IV, 2e éd., Fribourg, Herder, 1960.

29. D’où le titre très adéquat du livre déja mentionné de Snoek, Medieval Piety from Relics to the
Eucharist. A Process of Mutual Interaction.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

69

sible aussi, car on pousse les fidèles à aller régulièrement à la communion, ce qu’ils ne faisaient
pas souvent auparavant. Mais à cette communion plus fréquente le fidèle ne reçoit plus que le
pain, alors que la communion sous les deux ‘espèces’ avait été commune pendant les dix
premiers siècles. Cet accent mis sur le pain, est-ce une tentative de dé-

tourner le commun des fidèles d’une communion vécue de façon trop charnelle où il sentirait le
sang du Christ couler en lui ? Le peuple, en tout cas, rechigna et tenta d’exiger le vin. Il s’agit
bien là d’un groupe de fantasmes où le rapport très physique avec l’homme Jésus est en jeu.

Une image par excellence condensera tout ce monde imaginaire : celle du Sacré-Cœur.
N’oublions pas qu’avant le dix-septième siècle et la découverte par Harvey de la circulation
sanguine, on ne concevait pas le cœur comme une simple pompe. On croyait que c’était un foyer
et que le sang qui y était réchauffé était porteur d’une substance très volatile et spirituelle qui
contenait l’essence du sperme, cet esprit qui transmettait la vie de génération en génération. Le
degré de substance vitale et spirituelle contenue dans le sang dépendait de la température.

On voit donc l’importance du cœur comme source de chaleur, comme foyer intérieur, et ce sera
ainsi jusqu’au Traité des passions de Descartes. Ce cœur-là deviendra le symbole par excellence
de l’amour du Christ pour l’humanité. Mais là aussi, l’image physique d’un contact charnel est
massivement présente. Et qu’il y ait quelque chose d’érotique qui s’y joue, nous le lisons
aisément en filigrane dans l’article du Dictionnaire de Théologie catholique qui nous raconte
l’origine de la dévotion : ‘C’est au XIe ou au XIIe sciècle que nous trouvons les premières traces
du Sacré-Cœur, qui peu à peu se montre à l’âme dévote dans le côté percé, et se montre percé lui-
même, comme pour inviter à entrer plus avant, à l’union avec ce cœur divin. C’est donc par la
plaie de côté que la dévotion a trouvé le cœur.’30 En effet, quand on voit comment la dévotion
va évoluer, il est clair que des tas de fantasmes peuvent s’arrimer à ce cœur saignant. On voudra
y appliquer la bouche pour boire la grâce comme d’une source, ou plutôt comme d’un sein, car
autour de ce cœur saignant s’agglutineront des tas de représentations qui feront du Christ une
mère. Cette mère ne sera d’ailleurs pas seulement souffrante et nourricière, comme l’image du
pélican l’exprimera, mais aussi franchement sexuelle : on mettra sa bouche à la plaie et au cœur
du Christ, sur une plaie qui ressemble, a-t-on dit, à un sexe féminin. Peut-être trouvons-nous là la
raison du fait que la Renaissance 30. Dictionnaire de Théologie catholique, article ‘Cœur sacré
de Jésus’, tome III, 1e partie, 1911.

70

LA CHAIR DE LA PASSION

représentera le Christ explicitement comme un homme, marquant bien le sexe sous le pagne ou
même le montrant tout nu en croix.31

Cette sexualisation marquée est-elle déjà présente pendant cette partie du Moyen Âge qui nous
intéresse ? C’est une question que nous devons garder à l’esprit, sans croire trop vite que le
commun des fidèles partageaient ce que certains mystiques écrivaient sans rougir. Laissons cette
question en suspens. En revanche, ce qui était manifestement répandu, c’était la mystique du
sang et d’un amour qui s’adresse au Christ en tentant quasiment de l’incorporer. C’est en tout cas
ce qui ressort de cette poussée massive de ferveur que sont les grands mouvements de flagellants
de l’an 1349.

La montée de la culpabilité

Jusqu’ici nous avons surtout insisté sur les rapports de corps à corps qui sous-tendent la
spiritualité médiévale. Il nous faut maintenant rappeler brièvement une autre chose, bien mieux
connue, dont on ne souligne pourtant pas souvent le rapport avec la première : la montée de la
culpabilité. Le Moyen Âge est une période de grande peur, et cette peur donne progressivement
lieu à la conscience du péché.32 Les historiens font d’ailleurs souvent appel à un brin de
psychologie pour expliquer ce passage : là où les calamités fondent sur l’homme, celui-ci ne peut
se résoudre à se sentir impuissant. Il préfère donc s’imaginer qu’il est puni à cause du mal qu’il a
fait, plutôt que d’avoir l’impression d’être soumis aux caprices d’une force aveugle. Ce raccourci
psychologique gagnerait néanmoins à être mis en rapport avec les fantasmes sous--

jacents d’ordre corporel. Le geste de se fouetter soi-même ne renverrait-il pas à une expérience
de base qui permet l’existence d’une structure psychologique plus élaborée, celle de la
culpabilité ?

Au point de vue des faits, notons en tout cas que le Moyen Âge voit naître la pratique de la
confession. Aux premiers temps de l’Église, pour les grands péchés comme le meurtre et
l’apostasie, il y avait eu la pratique de la ‘réconciliation’. Les coupables étaient temporairement
exclus de la communauté, ils étaient obligés d’assister aux services religieux au fond de l’église à
l’endroit réservé aux pénitents, et ils 31. Leo Steinberg, The Sexuality of Christ in Renaissance
Art and in Modern Oblivion, New York, Pantheon Books, 1983. L’auteur donne deux raisons à
cette sexualisation : que la relation entre le Christ (même enfant) et la Vierge est conçue comme
maritale et que la théologie de la Renaissance insista sur le phénomène de l’Incarnation, c’est-à-
dire que Dieu s’était fait vraiment homme.

32. J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siè-

cles), Paris, Fayard, 1983. Il y parle curieusement peu des flagellants.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

71

devaient manifester leur réel désir de conversion par des jeûnes et d’autres signes de repentir. Le
temps fixé étant écoulé, ils étaient à nouveau admis dans la communauté et réconciliés. Tout
n’était pas comme avant pour autant. Les réconciliés restaient astreints à une vie presque
monacale : ils devaient vivre de façon très austère et se tenir en marge de la vie publique. Pas
question pour eux d’assumer des charges officielles ni de porter des armes — chose qui, dans ces
temps-là, était un handicap sérieux.33

Résultat de cette politique très sévère : on demanda de moins en moins la réconciliation ou on ne


le faisait que sur son lit de mort. La pratique disparut. Par contre, une autre pratique, issue du
monachisme, prit le relais. En Orient, les moines avaient pris l’habitude d’exposer leur
conscience et de confesser leurs fautes, leurs mauvaises pensées et leurs tentations à un moine
plus âgé. Passant des déserts d’Asie Mineure par l’Irlande, cette pratique fut transportée en
Europe occidentale par les missionnaires celtes. De là est née la pratique de la confession telle
qu’elle a été en vogue jusqu’à son déclin il y a une bonne trentaine d’années.

La différence avec la réconciliation d’antan était marquée. Tout d’abord, il n’y avait pas
seulement les fautes lourdes qui donnaient lieu à cette pratique. En principe, chaque péché
pouvait être confessé.

Ensuite, on pouvait se confesser plusieurs fois. Il n’était plus question d’une chance unique de
pardon pendant la vie. Finalement, dire ce qu’on avait fait ou seulement conçu de faire, voire
fantasmé, devenait essentiel. Là où la réconciliation antique ne visait que les fautes publiques, la
nouvelle confession sondait l’intimité des cœurs.

Le concile du Latran décréta en 1215 que tout chrétien devrait se confesser au moins une fois
l’an, à Pâques, et cela à son prêtre ordinaire. Cela ne veut pas dire que, dès le début, il fallait
déverser tout ce qu’on avait sur le cœur. On n’était pas moine. On avait l’obligation de confesser
que les péchés graves qu’on avait commis : les péchés mortels. Ce n’est que plus tard qu’on
insistera pour que, par dévotion, les fidèles se confessent plus souvent et fouillent plus
scrupuleusement leur conscience, sans que cela ne devienne une obligation.

33. Voir P. Anciaux, Le sacrement de pénitence, (1re éd.: 1957) Louvain, Nauwelaerts, 3e éd.,
1963 et B. Poschmann, Busse und letzte Ölung (Handbuch der Dogmengeschichte IV, 3),
Fribourg en Br., Herder, 1951. On trouvera un bon résumé succint et une sélection de textes dans
C. Vogel, Le pécheur et la pénitence dans l’Église ancienne, (1re éd.: 1966) Paris, Cerf, 1982 et
Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1969.

L’auteur, mort en 1969, ne put continuer son projet, mais on trouvera un aperçu de la période
manquante dans le livre de J. Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession
XIIIe-XVIIIe siècle, (1re éd.: 1964) Paris, Fayard, 1992.

72

LA CHAIR DE LA PASSION

Corrélativement à la pratique de la confession, les conceptions sur la façon dont les péchés
seraient jugés plus tard se précisèrent. Tous les actes humains, les bons comme les mauvais,
seraient dûment pesés. En conséquence on commença à compter et comptabiliser les péchés, au
détriment de l’attention portée aux vertus. Dans ce contexte naquit, à la fin du treizième siècle, le
purgatoire.34 Jusque là, on avait bien sûr spéculé sur la condition des défunts, en particulier sur
la période située avant la résurrection. Dans cet ordre d’idées, il y a eu au début du christianisme
une forte croyance ‘millénariste’ : à la fin des temps, avant l’avènement du Christ, il y aurait une
très longue période de paix, à laquelle les bons morts, ressuscités, participeraient. Ils auraient
droit à une première résurrection alors que les autres morts devraient attendre pour cela la fin des
temps et le Jugement dernier. Cette croyance millénariste, qui était marquée au deuxième siècle,
connut au Moyen Âge des flambées plus ou moins fortes, entre autres avec Joachim de Fiore
(†1202). C’est d’ailleurs par une telle poussée de millénarisme que N. Cohn expliquera le grand
mouvement des flagellants de 1349, à tort probablement, comme nous verrons. En tout cas, on
faisait donc une distinction entre les morts selon qu’ils étaient plus ou moins en odeur de
sainteté. Malgré certaines ébauches, comme chez Augustin, il n’y avait pas avant le treizième
siècle de doctrine cohérente et communément admise du purgatoire, conçu comme lieu
intermédiaire où on devrait encore purger certaines peines avant de pouvoir jouir de la gloire
céleste. Il n’y avait pas, non plus, de doctrine différenciant les péchés mortels, censés mener à
l’enfer, et les péchés véniels, ne méritant pas directement un châtiment éternel mais empêchant
néanmoins d’entrer directement au ciel.

À la fin du treizième siècle, par contre, le purgatoire fut mis en place, en même temps que la
comptabilité qu’il requérait. On peut considérer comme son acte de naissance la lettre du 6 mars
1254 du pape Innocent IV qui voulait trouver un terrain d’entente avec les chrétiens grecs avec
lesquels on essayait de refaire l’unité, perdue depuis le schisme de 1054. Évitant la question
controversée de savoir si c’est avant ou après la résurrection qu’il y aurait passage éventuel par le
purgatoire, il affirma l’existence du purgatoire comme lieu particulier.35 Très vite, ce purgatoire
entra dans les mentalités et donna lieu à la querelle des indulgences. Celles-ci sont liées aux
‘jubilés’, années périodiques de pardon général qui furent pour la première fois introduites dans
le christianisme occidental en 1300. On invita les fidèles à 34. J. Le Goff, Naissance du
purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.

35. Ibid. , pp. 379-380.

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

73

faire un grand pèlerinage à Rome et à se réconcilier à cette occasion.

Du temps des croisades, on croyait fermement que les croisés morts en cours de route entraient
directement au paradis. Le pape appliqua cette conception à ceux qui feraient route vers Rome.
En décrétant cela, il se posa comme celui qui pouvait décider de la rémission des peines que les
défunts avaient encore à subir après leur mort.36 Le tournant était pris, et graduellement les
étapes suivantes furent franchies. Certains exercices de piété pouvaient aussi diminuer les peines
qu’on aurait à subir au purgatoire, et toute une comptabilité s’installa pour déterminer le cours
des changes des péchés véniels et de la satisfaction. C’étaient les indulgences. On décréta aussi
qu’on pouvait transférer ces indulgences à des âmes qu’on pouvait désigner dans le purgatoire et
ainsi écourter le temps qu’elles avaient à passer là-bas.

La recherche de l’accès direct au divin

Purgatoire, indulgences, un Dieu comptant les péchés tandis que l’homme tente de régler ses
comptes par des indulgences : ces corollaires du sacrement de pénitence qui se mettent en place
pourraient donner l’impression que le haut Moyen Âge est caractérisé par un embrigadement du
peuple chrétien par le biais de la culpabilité. C’est en effet cet aspect des choses qui a donné son
titre au célèbre livre de J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-
XVIIIe siè-

cles).37 L’image qui pourrait en ressortir est celle de l’individualité réprimée et assujettie à une
morale dictée au nom de Dieu et régie par la peur de la punition. La religion s’évertuerait à
imposer et conserver le bon fonctionnement d’un surmoi, dirions-nous en langage
psychanalytique simplifié. Dans cette optique, une interprétation simple du phénomène de
flagellation, dont nous traiterons tout de suite, se pré-

senterait : elle serait la figure emblématique de l’homme qui a intériorisé la punition que sa vie
de péché mérite. Et reconnaissons dès à présent que c’est en effet cette fonction que les jésuites
donneront à cette pratique au seizième siècle.

Mais en est-il de même au Moyen Âge ? N’oublions pas une autre face de son histoire religieuse
: la fréquence des hérésies et son versant mystique. Il y a une puissante réaction contre la
tentative de mainmise du clergé sur les voies d’accès au divin. Il y a eu le mouvement cathare,
d’abord, et puis il y eut les différentes formes de mystique. Tous 36. Ibid., pp. 442-443.

37. Paris, Fayard, 1983.

74

LA CHAIR DE LA PASSION

réagissent à leur façon contre le fait que l’Église s’interpose entre le croyant et son Dieu, et ils
ont probablement influencé le mouvement des flagellants dont nous parlerons.

Pour le catharisme, il y aurait encore à se demander quelle fut son influence sur les flagellants.
Certains éléments comparables, comme le refus de prendre soi-même la nourriture en main, nous
font penser à une certaine filiation. Bornons-nous à noter que le catharisme, qui devint un
mouvement populaire en Languedoc au début du treizième siècle, refusa la plupart des
sacrements et la fonction de prêtre. La médiation par la hiérarchie ecclésiale était donc contestée.
Le catharisme avait en outre une conception particulière du corps. Héritier du manichéisme, il
croyait que le monde d’ici-bas était une création du diable dont l’âme avait à s’arracher pour
retrouver son unité avec un Dieu pur esprit. Par conséquent, le corps devait être tenu pour rien,
ce qui menait à une ascèse radicale, particulièrement chez ceux qui avaient atteint le sommet du
catharisme, les perfecti. Ceux-là maudissaient par exemple la nourriture qu’on leur apportait et
qu’ils devaient bien prendre pour ne pas se laisser mourir, et ils la faisaient déposer devant eux
sans la prendre eux-mêmes en mains. Pour ceux qui n’étaient pas des perfecti et qui faisaient
partie du commun des fidèles, l’ascèse n’allait pas aussi loin, mais le corps était également
considéré comme vil et ne méritant pas d’être régi par une morale qui lui donnait de
l’importance. Par conséquent, ils refusaient le mariage organisé, ce qui donnait lieu à des unions
libres. On s’imagine à quel commérage sur le libertinage de ces ascètes cela donnait lieu.

Si on peut évoquer des facteurs politiques et sociaux pour le succès populaire de ce catharisme
— par exemple leur refus de la propriété privée ou leur contestation du pouvoir royal — le
mouvement des béguines et des bégards est nettement plus exclusivement religieux.
Vers le milieu du même treizième siècle, on rapporte que des milliers de femmes célibataires
allèrent vivre ensemble ou dans le voisinage les unes des autres, sans vœux, sans communauté de
biens, sans règle, sans nécessairement abandonner leur travail dans le monde, et qu’elles se
mirent à discuter théologie et vivre une spiritualité propre. Cela se passait surtout dans les Pays
Rhénans et aux Pays-Bas, et il en naîtra la mystique rhénane. On ne peut pas vraiment parler de
mouvement populaire, car ces femmes étaient érudites, mais le mouvement prit une telle ampleur
que le clergé se sentit menacé et réagit. Il y eut même de franches persécutions et le pape lui-
même condamna en 1317 ces femmes qui, ‘communément appelées béguines, atteintes d’une
sorte de folie, discutent de la Sainte Trinité et de l’essence divine, et expriment

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

75

sur la question de la foi et des sacrements des opinions contraires à la foi catholique, trompant
ainsi beaucoup de gens simples.’38

Au centre de cette nouvelle spiritualité il y avait la conviction que le rapport entre Dieu et sa
création était si intime qu’une relation d’amour allant presque jusqu’à la fusion peut unir le
croyant à son Créateur.

Cette conviction pouvait mettre en doute le caractère déchu de l’homme et de la chair, alors
qu’Augustin avait désigné cette dernière comme marquée par le péché en soulignant la
concupiscence. Cette conception se retrouvait curieusement exarcerbée en son contraire, chez
une secte proche du mouvement des béguines, avec laquelle elle fut souvent confondue, l’hérésie
du Libre Esprit. Pour ses adeptes, la chair était innocente. Alors que leur conception de la
création était en fait très différente du catharisme, car la chair n’y était pas considérée comme
l’œuvre du diable, on colportait sur les béguines et bégards les mêmes histoires de licence
sexuelle, et on les retrouve dans les charges portées contre eux par les inquisiteurs. Ainsi les
noces spirituelles avec le Christ sont décrites comme une union charnelle où on se ‘pollue au
corps du Christ’ ( carnaliter cognosci a Christo, se polluere corpore Christi), et on raconte des
rites d’initiation qui ont lieu dans un ‘paradis’ et auxquels deux personnages nus participent pour
représenter Jésus et Marie.39

Les béguines ont eu le souci de se démarquer de ces excès — sans pouvoir toujours éviter
l’Inquisition — mais elles se nourrissaient d’une spiritualité qui allait quand même dans le même
sens : celui d’un rapport direct et amoureux au Christ. Issues de leur milieu ou apparentées à
elles, ne fût-ce que comme hommes ou femmes d’Église chargés de les mener dans le droit
chemin, on trouve nombre d’âmes mystiques. Parmi elles : Marguerite Porète, qui finit sur le
bûcher en 1310, et celles et ceux qui eurent plus de chance : Hadewijch (XIIIe siècle), Jean de
Ruusbroeck (1293-1381), Béatrice de Nazareth (†1268), Aleit Bake (1415-1455), Eckhart (1260-
1328), Suso (v.1295-1366), Tauler (v.1300-1361).40 Tous ces noms se rapportent, comme nous
l’avons déjà dit, aux Pays-Bas et aux Pays Rhénans ainsi qu’à la Thuringe (Erfurt), bien qu’on
doive aussi souligner l’influence de l’esprit courtois sur leur vécu de l’amour divin : à ce
moment, la Provence, pays des troubadours, n’est pas si loin des Flandres — elle est d’ailleurs
sur la route de l’Italie où ceux qui ont soif de culture vont se ressourcer. Ce que ce 38. Bulle Ad
nostrum, cité par A. de Libera, Eckhart, Suso, Tauler et la divinisation de l’homme, Paris,
Bayard, [1996], p. 12.
39. A. de Libera, Eckhart, Suso, Tauler, pp. 13-17.

40. K. Ruh, Geschichte des abendländischen Mystik, Munich, Beck, 4 vol., 1990, 1993, 1996,
1999.

76

LA CHAIR DE LA PASSION

large mouvement prouve en tout cas, c’est qu’il y eut un contre-courant qui s’opposa à la montée
de la culpabilité et de la peur de Dieu qui faisaient chercher un abri chez la mère-Église.

Autre chose étonne encore du point de vue psychologique. Nous avons dit que la spiritualité de
tous ces mouvements voisins était caractérisée par un amour très charnel pour l’homme Jésus.
Cet amour peut parfois s’affirmer comme jaloux et exclusif, ainsi par exemple dans la vision de
Hadewijch où elle affiche sa mauvaise humeur quand saint Augustin y apparaît comme
concurrent.41 Quand on a une relation très particulière à Dieu, on est peu tenté de se ranger dans
le troupeau des fidèles qui ne vont à Dieu qu’en passant par leurs pasteurs. On comprend donc
que l’amour du Christ et le sentiment d’être son élu(e) contrebalance la culpabilité que le
processus social veut imposer. Ce qui étonne par contre, car on ne l’attend pas directement dans
cette logique, c’est le fait que chez certains cet amour n’aille pas au Christ glorieux, mais au
Christ souffrant. À cet égard le personnage de Suso est le plus connu pour toutes les
automutilations qu’il s’infligea par amour du Christ. Il semble y avoir eu, aussi, un intérêt plus
discret et plus maternant pour les souffrances du Christ. Une exposition à Bruxelles a fait
découvrir des tas de broderies et de petites scènes confectionnées par les béguines à la manière
de crèches et qui donnent l’impression qu’on a voulu toucher des mains un petit Christ souffrant
en miniature.42 On a l’impression de s’être attendri, sans que cela mène à rechercher la
souffrance soi-même. La souffrance du Christ était donc vécue comme quelque chose qui avait
sa place dans la relation jalouse-ment gardée entre le Christ et celle ou celui qu’il aimait. La
souffrance du Christ était attendrissante, mais pas culpabilisante.

Il y a donc deux usages possibles de la représentation du Christ souffrant. Elle peut, bien sûr,
évoquer ce que le Christ a dû souffrir pour sauver l’humanité et, par là, être l’indice du mal
foncier qui enta-che l’existence humaine. Prise ainsi, la représentation du Christ souffrant induit
la culpabilité et affirme la distance entre l’homme et Dieu.

C’est cette image qui est reprise par le corps ecclésiastique qui se propose comme médiateur
entre le pécheur et Dieu. Les souffrances que l’homme s’impose dans cette optique sont
autopunition et expression du sentiment d’être indigne.

41. Hadewijch, Visioenen (éd.: Fr. Willaert), Amsterdam, Prometheus/Bert Bakker, 1996, vision
11. Trad. fr.: Visions (trad. et intr.: J.-B. M. Porion) Paris, Œil, 1989.

42. P. Vandenbroeck (dir.), Le jardin clos de l’âme. L’imaginaire des religieuses dans les Pays-
Bas du Sud, depuis le XIIIe siècle (Catalogue de l’exposition à Bruxelles du 25

février au 22 mai 1994), Bruxelles, Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, 1994.
LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

77

L’autre usage de la représentation du Christ souffrant, auquel nous sommes devenus attentifs, est
l’expression d’un lien très intime et personnel où l’aimé s’abandonne à celui ou celle qui l’aime.
Dans cette optique, il y a jouissance dans la souffrance et non pas construction de culpabilité. Il
se pourrait même que cette deuxième façon de se laisser prendre par la Passion du Christ ait été
une des voies pour déjouer la culpabilité qui était occupée à se greffer sur la même
représentation. Et dans cette dernière optique, on peut se demander si, quand on reprend
certaines scènes de la Passion en les rapportant à soi, en se flagellant par exemple, il ne s’agit pas
plus d’une identification amoureuse et d’une tentative de fusion que d’un acte de soumission.

Notons en tout cas que la flagellation a changé de visage depuis Pierre Damien et que des
éléments s’y sont ajoutés. Chez lui, c’était l’image du Christ, juge triomphant, qui était à l’avant-
scène, même s’il était dit en passant que le flagellant s’incorporait à l’unique sacrifice, celui qui a
réalisé la Rédemption. Il y avait en tout cas quelque chose de triomphant et d’exaltant dans le fait
de se sentir presqu’égal au Juge en se flagellant soi-même. On n’avait pas peur de se montrer
avec ostentation dans l’acte fier de s’appliquer le fouet. On souffrait, mais narcissiquement en
s’identifiant à Dieu, ou du moins à son Fils. Avec Bernard de Clairvaux et François d’Assise la
relation au Christ souffrant se développe et devient plus intime, plus amoureuse, plus érotique
même. C’est moins narcissique, et sous bénéfice de voir ce que ce terme explique, on serait tenté
de dire qu’il s’agit d’un relation amoureuse à un autre corps, teintée de sadomasochisme.

Évitons d’ailleurs de nous mettre trop vite à l’abri des termes techniques, et osons voir en face
les deux fantasmes en jeu dans cette spiritualité qui est fascinée par le corps souffrant du Christ.
Il y a le fantasme d’incorporer le corps du Christ en mangeant le pain, par la morsure donc, ce
qui implique une position plus fièrement sauvage, carnassière. C’est un corps à corps dur. Celui
qui mord reste bien maître de soi-même tout en s’appropriant l’autre. Cela ne veut pas dire que la
culpabilité est évitée. Elle devient possible, au contraire, puisqu’on se positionne comme autre
devant un autre. Le second fantasme est celui de s’abreuver du sang du Christ, de laisser sa
substance mystérieuse, porteuse de vie, couler en soi et se mélanger avec ses sucs.

C’est aussi le fantasme de rentrer dans son corps, de se fondre en lui.

Ce corps à corps bien plus fluide sous-tend un autre type de vécu, une autre forme
d’incorporation que celle greffée sur la morsure. Dans ce type de rapport intime, on s’abîme dans
le corps de l’autre, on ne fait plus qu’un, et on jouit d’une autosuffisance qui n’a plus à s’affirmer
vis-à-vis des autres et n’est donc plus narcissique dans le sens de l’ostentation.

78

LA CHAIR DE LA PASSION

Mais il n’y a pas que le rapport au corps du Christ et les deux dimensions qu’il peut prendre. En
même temps une figure latérale prend place et rend le vécu plus complexe : Marie, ou plutôt la
Mère de Dieu, ou — fort différent encore — la Vierge apparaît sur scène. Le fidèle est invité à se
sentir fils de cette mère, mais il ne vit pas l’autre Fils comme étant le concurrent, au contraire.
Souvent, il s’identifie donc à cette figure féminine — plusieurs mystiques considéreront leur âme
comme étant féminine — et ils compatiront du point de vue de la Vierge et Mère à la souffrance
du Fils. Le fidèle de sexe masculin jouirait-il quand même de sentiments sadiques envers ce Fils
sacrifié sous le couvert d’une position féminine ? Pourrait-il y avoir des retrou-vailles d’une
déesse féminine pour celles qui sont les plus nombreuses et se rassemblent en béguinages ? Ou y
aurait-il pour les deux sexes une identification à une mère toute-puissante et phallique ? Peut-
être, mais restons prudent en interprétant ce que les sujets en question, décédés depuis des
siècles, ne peuvent plus ni confirmer, ni infirmer.

Mais pour nous-mêmes, gardons tous ces fantasmes à l’esprit, et faisons l’hypothèse que nous
pourrions peut-être y distinguer le début de la structure de notre culpabilité à nous, quelque chose
de la construction du surmoi d’après Freud, avec ses composantes de masochisme éro-gène,
masochisme féminin et masochisme moral. Mais que cette brève allusion à un morceau de
théorie psychanalytique très complexe suffise provisoirement pour montrer que nous n’avons pas
perdu de vue l’objectif de cette étude. L’important ici était d’attirer l’attention sur certains
fantasmes de base qui permettent de différencier ce qu’on aurait tendance à mettre, trop
facilement, dans le fourre-tout de ‘l’inté-

riorisation de la culpabilité’. Ces différences seront utiles maintenant que nous allons nous
approcher du grand mouvement des flagellants.

Avant cela, encore une dernière remarque. N’oublions pas que ce treizième siècle qui voit la
montée de cette mystique concernant le corps du Christ est aussi celui où Aristote fait son entrée
en théologie.

Jusque-là, le penseur péripatéticien grec n’avait pas joué de rôle dans la théologie chrétienne.
C’était surtout le platonisme et le néoplatonisme qui avaient soutenu une réflexion axée
principalement sur le mystère de l’Incarnation. Avec l’entrée d’Aristote et la théologie de
Thomas d’Aquin, c’est la création qui est poussée vers l’avant-scène, à tel point que cette
théologie a du mal à assigner une place à l’Incarnation et la Rédemption.43 D’une certaine façon,
cette théologie-là nous parle aussi 43. Voir par exemple la Somme théologique, IaIIae, quaest.
91, art. 4, où Thomas d’Aquin doit se rabattre sur quatre arguments de second rang pour
expliquer pourquoi la loi naturelle, inscrite dans la nature et déchiffrable par l’intelligence
humaine, ne suffit pas pour indiquer la voie à suivre, et qu’on a besoin en plus de la loi divine,
c’est-à-dire la

LE CONTEXTE MÉDIÉVAL

79

de déification, ou plutôt de rapport naturel entre Dieu et l’homme, puisqu’elle affirme que
l’homme fait partie de l’ordre de la nature par son intellect, et que cet intellect est donc
naturellement porté à la connaissance du Créateur. Mais, à l’encontre du courant mystique dont il
a été question, le cœur y cède sa place à la raison. Bien sûr, à y voir de près, il y a aussi du cœur
en thomisme, et l’histoire de la scolastique est complexe, en particulier dans ses rapports avec le
nominalisme. En gros on peut néanmoins affirmer qu’un clivage s’installe ici dans la pensée
chrétienne, entre le mouvement dont se nourrit la spiritualité et celui qui fonde la réflexion
théologique. La divergence se répétera au dix-septième siècle, quand la spiritualité se détachera
encore plus de la

‘vraie’ théologie dogmatique, et quand, en plus, à côté de la théologie, la philosophie se posera


comme différente et autonome. N’oublions pas pour autant, malgré l’histoire acceptée qui n’y
accorde pas d’importance, que Descartes à du défendre ses positions philosophiques contre
l’incidence possible qu’elles auraient pu avoir sur la doctrine de la transsubstantiation. Il parle
même d’une ‘transsubstantiation naturelle’ qui se fait quand les particules du pain et du vin
s’instillent dans notre sang.44 Même chez lui nous retrouvons le corps du Christ. C’est une
présence qu’il faut vraiment avoir à l’esprit, non seulement quand on se demande pourquoi on se
flagelle, mais quand on essaie tout simplement de saisir la pensée occidentale.

Révélation. Il ne reprend donc pas l’optique d’Augustin, qui emploie l’argument de la dé-

chéance humaine : celle-ci a comme conséquence que notre intellect troublé n’y voit plus clair et
a donc besoin du secours divin.

44. Œuvres de Descartes (éd.: Ch. Adam et P. Tannerey), vol. IV, Paris, Vrin, 1972, lettre 367 (à
Merland).

CHAPITRE IV

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

Les faits

L’histoire des mouvements de flagellants est en premier lieu celle de laïcs qui vont de ville en
ville pour se flageller publiquement et qui forment des groupes autonomes, souvent en rupture
avec l’Église officielle. C’est surtout l’histoire de ces flagellants-là que l’on retrouve dans la
littérature.

Le mouvement débute selon toute vraisemblance à Pérouse en 1260

et il est très marqué par le courant franciscain. À ce moment, l’Italie est déchirée par des luttes
intestines et par les conflits entre le pape et l’empereur. On aspire à la paix et des tendances
millénaristes font surface.1 Nous avons vu que c’est le moment où la culpabilité s’inté-

riorise et où le sacrement de la confession est mis en place. Dans ce contexte, ces premiers
flagellants sont bien acceptés par les autorités civiles et religieuses, qui parviennent à canaliser le
mouvement en le cantonnant à des ‘confréries’ qui sont en pleine expansion à ce moment-là.2
Ces confréries sont des associations de laïcs qui sont calquées sur le modèle du corporatisme
médiéval. Elles reflètent une montée du sentiment d’autonomie du laïcat à l’intérieur de l’Église.
En principe elles ne dépendent pas de la hiérarchie catholique et se distribuent les charges
d’autorité entre laïcs. Bien sûr, on ne saurait concevoir en ce temps-là que tout puisse se faire
sans prêtre, mais celui-là n’est souvent prié que comme confesseur et pas du tout comme
directeur spirituel. On préfère d’ailleurs souvent un religieux, franciscain par exemple, au curé de
paroisse. Mais malgré tout cela, la confrérie se maintient dans l’or-1. C’est l’accent mis par
Norman Cohn dans sa présentation de l’épisode des flagellants dans son livre The Pursuit of the
Millenium. Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, (1re éd.:
1957) Londres, Maurice Temple Smith, 1970; trad. fr.: Les fanatiques de l’apocalypse.
Millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Âge, Paris, Payot, 1983.

2. A. Fliche & V. Martin, Histoire de l’Église, vol. XIV-2, pp. 667 ss.

82

LA CHAIR DE LA PASSION

dre établi de la religion et exige de ses membres les pratiques que l’Église tend à imposer
pendant cette période : la confession et la dévotion eucharistique.3

Tout autre est le grand mouvement de 1349.4 Alors que la flagellation s’était faite plus discrète,
entre membres des confréries, elle réapparaît soudainement de façon massive et en public. Cette
fois, c’est l’Europe centrale et les Pays-Bas qui en sont le théâtre. En histoire, on explique
d’habitude cette poussée soudaine de ferveur particulière par la grande épidémie de peste qui
sévit alors, bien que les deux phénomènes ne soient pas liés au début. En effet, les premières
vagues de flagellants apparaissent plus tôt,5 et leur progression en Europe suit exactement un axe
opposé à celui de la progression de la maladie. Au début, les flagel-3. Cette période a été bien
étudiée et je me contente de renvoyer à l’œuvre maîtresse de G. Meersseman, Ordo fraternitatis.
Confraternite e pieta dei laici nel Medievo, Rome, Herder, 1977, 3 vol., ainsi qu’à Ronald F.E.
Weissman, Ritual Brotherhood in Renaissance Florence, New-York, Academic Press, 1982 et J.
Henderson, Piety and Charity in Late Medieval Florence, Oxford, Clarendon Press, 1994. Je ne
ferai qu’une observation : souvent le terme de disciplinati apparaît dans le texte de ces auteurs et
dans les intitulés indiquant les sources, alors que dans la plupart des cas il est absent des sources
elles-mêmes. Mon étude m’a pratiquement convaincu que ce terme, qui renvoyait dans les
couvent à la flagellation imposée comme pénitence et infligée par quelqu’un d’autre, n’a été
appliqué à l’autoflagellation qu’à la fin du quinzième siècle. Pour les mouvements laïcs de
flagellants, on employait les termes de flagellation, en italien battuti, en espagnol azotados. Il y a
peut-être une exception à faire pour l’Italie où le terme de ‘discipline’

pourrait avoir été repris de l’usage monastique, qui ne connaissait en géneral pourtant pas
l’autoflagellation, comme nous verrons. En tout cas : à l’origine, l’autoflagellation était conçue
comme participation aux souffrances du Christ et comme pénitence, mais pas comme exercice
par lequel on intériorisait des préceptes moraux — chose psychologique très différente. Ce
n’était donc pas de la ‘discipline’.

4. Une bonne synthèse : E. Delaruelle, ‘Les grandes processions de pénitents de 1349 et 1399’,
dans Il movimento dei disciplinati nel settimo centenario dal suo inizio, pp. 109-145. L’article
classique sur la façon dont le mouvement s’est propagé en Europe est celui de K. Lechner, ‘Die
grosse Geisselfahrt des Jahres 1349’, Historisches Jahrbuch, V

(1884), pp. 445-452, qui a été critiqué par M. Erbstösser, Sozialreligiöse Strömungen im späten
Mittelalter. Geissler, Freigeister und Waldenzer in 14. Jahrhundert, Berlin, Akademie Verlag,
1970, qui a été critiqué à son tour à propos de sa thèse selon laquelle le mouvement avait été
sujet à un processus de radicalisation par R. Kieckhefer, ‘Radical tendencies in the flagellant
movement of the mid-fourteenth century’, The Journal of Medieval and Renaissance Studies 4
(1974) nr. 2, pp. 157-176. Presque tous les auteurs qui traitent de ce mouvement sont redevables
aux travaux de P. Frédéricq, Corpus documentorum Inquisitionis haereticae pravitatis
Neerlandicae, Gand et La Haye, 5 vol., 1889-1906. On connaît malheureusement trop peu la
monographie, écrite en néerlandais, par ce même auteur : ‘De secten der geeselaars en der
dansers in de Nederlanden tijdens de 14e eeuw’ [La secte des flagellants et des danseurs aux
Pays-Bas au 14e siècle], Mémoires de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-
arts de Belgique 53, 1895-1898, Bruxelles, Hayez, pp. 1-62.

5. Voir les données dans N. Cohn, The Pursuit of the Millenium, pp. 131 ss. et note 132 à la p.
347; A. Coville, ‘Écrits contemporains sur la peste de 1348 à 1350’ et ‘Documents sur les
flagellants’, dans Histoire littéraire de la France, tome XXXVII, Paris, Imprimerie Nationale,
1938, pp. 325-390 et 390-411.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

83

lants arrivent dans les villes de l’est de l’Europe plusieurs mois avant la maladie, mais plus à
l’ouest après son passage.6 Il n’empêche qu’on peut comprendre que la peur engendrée par une
épidémie qui fera mourir en certains endroits jusqu’à un tiers de la population, ait contribué à
l’essor du mouvement.

Le mouvement était-il millénariste, comme on le dit parfois à la suite de N. Cohn qui lui donne
une part assez importante dans son The Pursuit of the Millenium ?7 À l’origine peut-être, mais ce
n’est pas ce qui revient comme une constante bien repérable quand on prend les textes en main.
Il est vrai que certains flagellants prétendaient avoir reçu précédemment à Jérusalem, dans cette
même année 1349, une lettre du Christ gravée sur une table de pierre. Le Christ y aurait dit qu’il
avait songé à mettre fin au monde le 10 septembre suivant, c’est à dire le dimanche après la fête
de la naissance de la Vierge, mais qu’il avait abandonné l’idée suite à l’intercession de celle-ci et
des saints anges.8

Ce sera en effet fin juillet-début septembre que le mouvement trouvera toute son ampleur,
comme nous le verrons, mais rien n’indique que cette attente d’une fin prochaine des temps fut
reportée sur une autre date ou qu’elle continua à jouer un rôle déterminant dans le mouvement.

Plusieurs chroniqueurs nous rapportent les faits.9 Ils nous disent que 6. R. Kieckhefer, ‘Radical
tendencies in the flagellant movement’, p. 175.

7. Voir note 1.

8. Voir Frédéricq, pas dans le Corpus II, p. 119 (où il ne donne qu’une partie du texte, le
reprenant de J.M.B.C. Kervyn de Lettenhove, Histoire de Flandre, Bruxelles, Vandale, vol. III,
1847, p. 353-354) mais dans le Corpus III, p. 22 (où il donne le texte complet en ayant contrôlé
la source, la Chronique des Rois de France par le frère Guillaume de Nangis. A. Coville décrit
ce manuscrit dans son article ‘Documents sur les flagellants’, pp. 395-396, mais n’en donne pas
le texte complet. Comme c’est un texte-clef, nous sommes allés vérifier sur place le 28 décembre
1998. C’est bien le manuscrit français 2598, microfilm 5311, du folio 56 recto au 58 recto. Il y a
d’abord une courte description des faits (folios 56 recto-verso), puis suivent des documents
transcrits : d’abord Isti sunt articuli extracti ex littera quam dicunt flagellatores sibi missam a
Deo per angelum, puis Isti sunt articuli extracta a regula flagellatorum quam flagellatores de
Brugis miserunt capitulo Tornacenci ut approbaretur eorum status, puis Isti sunt articuli quos
praedicavit unus frater de Leodeo Tornaci coram populo, puis Isti sunt ceremoniae et
superstitiones fraternitatis eorum quae visae sunt fieri in multis locis, puis Ista regula
flagellatorum quam flagellatores de Brugis miserunt capitulo Tornacensi sede vacante, puis Item
sensuit la teneur d’une prière qu’ils disaient en chantant quand ils se battaient de leurs
escourgées.

9. Il s’agit surtout de l’abbé de l’abbaye de Saint-Martin à Tournai, Li Muisis, de Jan de Klerk de


Boendale, du Breve chronicon clerici anonymi (XIVe s.), de Robert d’Avesbury, de Jehan le Bel,
des Gesta abbatum Trudenensium, et de Jean Froissart. Pour le détail, nous renvoyons à P.
Frédéricq, De secten der Geeselaars en der Dansers in de Nederlanden tijdens de 14de eeuw et à
son Corpus documentorum Inquisitionis haereticae pravitatis Neerlandicae. On trouvera le texte
des Chronica Aegidii Li Muisis, qui nous intéressent le plus, dans: J.-J. De Smet, Recueil des
chroniques de Flandre (Collection des chroniques belges inédites, publiées par la Commission
Royale d’Histoire), tome II, Bruxelles, M. Hayez, 1841, pp. 344-359. Pour plus d’informations
sur ce chroniqueur,

84

LA CHAIR DE LA PASSION

le mouvement est issu d’Autriche et de Hongrie, qu’il a débordé l’Allemagne pour submerger
ensuite les Pays-Bas. Les chroniqueurs, qui sont surpris par son ampleur, disent ne jamais avoir
vu quelque chose de pareil. Non seulement des hommes et des femmes de toutes conditions y
participaient, mais aussi des prêtres et des religieux. On avance des chiffres impressionnants.
L’abbaye de Baudeloo en Flandre, au nord de Gand, aurait hébergé en l’espace de six mois près
de deux mille cinq cents flagellants. Un contemporain estime le nombre total des flagellants en
Flandre à la Noël 1349 à plus de huit mille.10 On peut douter de ce chiffre qui semble incroyable
vu la population à l’époque, mais c’est en tout cas un signe de l’impression énorme faite par le
mouvement.

Nous sommes mieux renseignés sur ce qui s’est passé à Tournai, où le siège épiscopal était
vacant, et où des milliers de flagellants se sont rassemblés pendant plusieurs mois. L’abbé Li
Muisis de l’abbaye Saint-Martin de cette ville, auteur d’une chronique volumineuse, et à qui
nous devons la majeure partie de notre information sur le mouvement des flagellants, nous donne
ses chiffres jour après jour. Le 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge, les premiers firent leur
apparition à Tournai : un groupe de 200 qui venaient de Bruges. Dans la semaine qui suivit,
s’ajoutèrent à eux : 450 de Gand, 300 de Sluis (la petite ville portuaire à quelques kilomètres de
Bruges), et 400 de Dordrecht. Puis, le 29 août, 180 arrivèrent de Liège. L’exemple fut suivi par
les habitants de Tournai eux-mêmes, qui formèrent un groupe de 565 flagellants. L’affluence
continua au mois de septembre : 500 de Damme, 200

d’Enghien, 160 de Namur, à nouveau 150 de Bruges, 120 de Tirlemont, 80 de Sluis, 160 de
Louvain, 80 de Nieuport, 52 d’Eeklo, 300 de Bruges, 100 de Damme, 50 de Kassel (en Flandre),
250 de Sluis, 100
de Deinze, 60 de Dixmude, 240 de Mons, 300 d’Audenarde, 120 de Genappe, 200 de Lille. Puis
il signale, le 21 septembre, l’arrivée d’un groupe de 20 femmes, qui se flagellent comme les
hommes mais se découvrent seulement le dos. Entre-temps, les hommes continuent voir A.
Coville, ‘Gilles li Muisis, abbé de Saint-Martin de Tournai, chroniqueur et moraliste’, dans:
Histoire littéraire de la France, tome XXXVII, Paris, Imprimerie Nationale, 1938, pp. 250-324,
et A. d’Haenens, ‘Gilles li Muisis historien’, Revue Bénédictine 69 (1959), pp. 258-286.

10. Pour le nombre de flagellants, nous avons lu ceci dans la Chronique des rois de France: ‘Ils
multiplièrent en telle manière que dedans le Noël ensuivant, qui fut l’an mil CCCXLIX, ils furent
bien huit mille et plus, si comme l’en tenait fermement ; mais se tenaient en Flandre, en Hainaut
et en Brabant, et y avait grand foison de grands hommes et gentils’. P. Frédéricq cite le chiffre de
huit- cent mille dans son De secten der geeselaars en der dansers p. 9 et dans son Corpus II, p.
118, se basant sur la lecture faite par Kervyn de la chronique mentionnée. Personnellement, nous
n’avons pas pu lire sur le microfilm autre chose qu’une tache d’encre là où il faudrait lire ce cent.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

85

d’affluer : 200 de Maubeuge, 300 de Bailleul, 450 de Valenciennes...

On dépasse donc allègrement le chiffre de cinq mille flagellants.11

Pourquoi ce rassemblement à Tournai ? Notre chroniqueur nous dit que la grande procession, qui
avait lieu le 14 septembre, jour de la fête de l’Exaltation de la Croix, y avait attiré comme
d’habitude beaucoup de monde. Bien que ce ne fût donc pas une de ses fêtes, c’était néanmoins
une célèbre statue de la Vierge, conservée à la cathédrale, qu’on promenait par les rues de la
ville.12 En effet, nous trouverons toujours la Vierge au cœur de la spiritualité du flagellantisme.
C’est à elle qu’on s’adresse habituellement dans les chants qui accompagnent la flagellation et
c’est devant sa statue qu’on se prosterne avant et après.

Les autres femmes, par contre, doivent être écartées de l’esprit des flagellants. Quand ils
reçoivent l’hospitalité la nuit dans les villages où ils se sont arrêtés, ils ne peuvent pas leur parler.
Seul leur chef (le senior) peut s’adresser à la maîtresse de céans ou à sa fille, si c’est nécessaire.

Mais n’anticipons pas, et voyons les caractéristiques de ce mouvement de flagellants qui a


parcouru l’Europe en quelques années. Nous ne pouvons qu’être étonnés par l’uniformité dans ce
qu’on nous rapporte. On entrait dans un groupe de flagellants pour une période de trente-trois
jours et demi, en mémoire de la vie du Christ sur terre. Pendant cette période on faisait vœu de se
flageller deux fois par jour, de renoncer aux relations sexuelles et de ne manger que ce qu’on
recevait.

Au-dessus des vêtements ordinaires, on endossait une cape blanche qu’on appelait ‘cloche’,
ornée d’une croix rouge au devant et à l’arrière.

À la ceinture, on portait sa ‘scorgie’ faites de cordes avec trois nœuds garnis de pointes de fer. La
tête était couverte d’un capuchon avec, au-dessus, un chapeau orné à nouveau, au devant et à
l’arrière, d’une croix rouge.
Ainsi vêtus, les flagellants entraient en procession dans une ville ou un village, précédés d’une
croix, de cierges et de drapeaux, tout en chantant des chants religieux. Ensuite, arrivés à un
endroit assez vaste pour qu’ils puissent se flageller, ils se dévêtaient pour se ceindre les reins
d’une toile, formaient un cercle et entonnaient un cantique ou répons souvent adressé à la Vierge.
Puis ils commençaient à se flagel-11. Je suis ici le résumé du texte de Li Muisis fait par
Frédéricq, De secten der geeselaars, pp. 12-14.

12. Dans son De secten der geeselaars, P. Frédéricq parle d’une procession en l’honneur de la
Sainte Vierge et ne souffle mot du fait que ce soit la fête de l’Exaltation de la Croix, alors que Li
Muisis le sait très bien, puisqu’il intitule son récit (p. 359) : ‘De devotione populi Tornacensis,
virorum ac mulierum et etiam gentium extranearum in festo processionis, quod festum de
consuetudine in die exaltationis sanctae crucis celebratur, et in illis diebus erat in civitate gravis
mortalitas et crescebat quotidie.’

86

LA CHAIR DE LA PASSION

ler, s’arrêtant trois ou cinq fois pour se jeter à terre les bras en croix.13

Pour terminer, ils récitaient encore quelques prières à genoux et une dernière debout,
généralement adressée à la Vierge. Puis, ils attendaient qu’on s’approchât d’eux pour se voir
offrir le couvert et le gîte.

Une des choses sur laquelle tous les chroniqueurs insistent, c’est que les prières et les chants
étaient en langue vernaculaire. Les flagellants avaient d’ailleurs plusieurs chants propres, dont
certains sont parvenus jusqu’à nous.14 Parfois ils récitaient néanmoins les prières officielles de
la liturgie en latin, en particulier le Credo, et cela, nous est-il dit, comme on en avait l’habitude
aux obsèques ou après les sermons. Cela nous renvoie à la présence de religieux qui pouvaient
faire partie des groupes de flagellants ou du moins assister à leurs flagellations. C’est d’ailleurs
ici que nous voyons apparaître des divergences. Certains groupes de flagellants étaient
farouchement hostiles au clergé. Ils refusaient la confession et parfois même le baptême, en
arguant que leur sang versé était une marque bien plus forte d’attachement au Christ. En cela, ils
se comparaient aux martyrs, mais ils insistaient sur une diffé-

rence capitale : là où les martyrs avaient étés contraints de subir leur supplice, c’était de plein gré
que les flagellants se l’imposaient à eux-mêmes. En cela, ils surpassaient donc les martyrs.
Critiquant souvent sévèrement le relâchement des mœurs parmi le clergé, ils n’obéissaient qu’à
leur propre chef, qui était un laïc, lui aussi. Ils lui soumettaient tout litige qui pouvait surgir entre
eux, sans faire appel aux tribunaux.

On le voit : tout en étant une manifestation de protestation, la tendance à la secte, société repliée
sur elle-même, faisait jour.

Dans d’autres cas, en revanche, nous voyons que le clergé prend part au mouvement ou tente de
le canaliser. Il ne le fait pas de manière uniforme et, l’exemple de ce qui s’est passé à Tournai le
montre bien, le partage n’est pas toujours celui qu’on attendrait. Le groupe de flagellants qui était
arrivé de Liège fin août 1349 était accompagné d’un dominicain qui fit un sermon très violent en
critiquant les franciscains 13. Frédéricq cite la chronique de Robert d’Avesbury qui fait état
d’une pratique particulière des flagellants de Zéelande et de Hollande, intéressante au niveau
psychologique : pour terminer la flagellation, une fois que tous furent prosterné au sol, l’un après
l’autre se levait, enjambait ceux qui se trouvaient devant lui en leur donnant chaque fois un coup
de fouet, et cela jusqu’à ce que le dernier se soit ainsi relevé. Frédéricq, Corpus II, p.

121.

14. Frédéricq en a rassemblé plusieurs dans son Corpus II, pp. 136-140 et dans son Onze
historische volksliederen van vóór de godsdienstige beroerten der 16de eeuw. Récemment, un
collèque a trouvé un texte inscrit sur un rouleau dont tout laisse à penser qu’il s’agit d’un
cantique de flagellants. Voir R. Jansen-Sieben, ‘Oogetuigen en flagellanten anno 1349’, dans:
Quatrième symposium d’histoire des sciences médicales : La peste aux Pays-Bas ;
Considérations médico-historiques 650 ans après la peste noire, Bruxelles, Academia Regia
Belgica Medicinae, 1999, pp. 103-104.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

87

qui avaient mené campagne contre la flagellation. Le clergé, qui avait pris note de quelques
positions non orthodoxes dans ce prêche que nous discuterons plus loin, se réunit, mais n’osa pas
prendre de mesures contre le dominicain qui jouissait visiblement de la faveur de la foule.

Très diplomatiquement, on annonça donc que le clergé irait avec la foule en grande procession
quelques jours plus tard, et à cette occasion on demanda à un augustin de faire un autre sermon.
Mais quand celui-ci commença à critiquer le sermon du dominicain et, qui plus est, quand il
s’abstint de prier pour les flagellants, il fut bruyamment interrompu.

Le clergé prit donc le parti d’accepter le mouvement populaire mais il l’encadra : un groupe de
565 habitants de Tournai reçut l’autorisation de quitter la ville pour trente-trois jours et de former
quatre groupes de flagellants, mais les magistrats de la ville intervinrent dans le choix des chefs
et des membres du clergé. Ceux-ci devaient les accompagner, en particulier pour entendre la
confession...

On voit donc l’hésitation du clergé qui se sentait clairement dépassé par les événements. Le
chroniqueur qui nous donne tous ces renseignements sur Tournai, le père abbé Li Muisis, est lui
aussi perplexe malgré ses presque quatre-vingts ans. Il nous dit qu’il y avait un tel relâchement
des mœurs qu’on s’attendait à ce que le Seigneur sévisse. La mode, avec ses vêtements trop
serrés et ses vestes trop courtes qui ne couvrent plus le caleçon, fonctionne déjà comme symbole
de désordres plus profonds qu’on soupçonne dans les cœurs.15 L’abbé est donc enclin à
respecter cette poussée soudaine de piété populaire qui étalait au grand jour le sentiment de
culpabilité que l’Église promouvait à ce moment. La piété de ces flagellants était assurément
sincère. Le peuple était fort impressionné par ces groupes, qui avaient d’ailleurs l’avantage de
rester rarement plus d’un jour dans la même ville ou le même village. De plus, l’effet de leur
action était bénéfique. C’était incroyable. Les gens redevenaient pieux. Des conflits enracinés
faisaient place à la paix et à la réconciliation. Le relâchement des mœurs était endigué. On ne
jurait plus sans vergogne et on délaissait les jeux de 15. Donnons lui la parole dans son latin
charmant : ‘Certum est enim quod in principio dicti anni, transacto quadragesimali tempore,
statim post festum Paschae, populus univer-sus virorum ac mulierum, ecclesiasticorum et
mundanorum in tantam ordinationem omnium excessuum devenerunt, quod videre erat horribile,
maxime illis qui viderant tempora praeterita, et hoc erat universaliter per totum mundum, et
difficile esset omnia in scriptis redigere, nam de vestibus et ornamentis quid dicere possem ?
Quia viri tam strictas, tam curtas vestes faciebant, quod in multis femoralia subtus apparebant,
quod erat inhonestum. Hoc tamen gratanter videbant mulieres impudicae et lascivae, quia omnes
actus hominum tendebant ad luxuriam. Et quid dicam de mulieribus lascivis ? Ipsae enim instar
et similitudinem hominum in vestibus et omnibus suis ornamentis sequebantur, stricte se
vestiendo et per strictas vestes forma nuditatis earum apparebat.’ Chronica Aegidii Li Muisis, pp.
346-347.

88

LA CHAIR DE LA PASSION

dés. On mettait un frein aux chansons paillardes et aux danses lascives et surtout à la façon
provocante de se vêtir — un sujet sur lequel notre auteur revient plusieurs fois.16

Mais n’y avait-il pas lieu de craindre un dérapage ? Le mouvement n’avait pas demandé à être
approuvé par les autorités ecclésiastiques et il introduisait des nouveautés non prévues par la
tradition. Les flagellants ne se gênaient pas pour interrompre les services religieux réguliers. De
plus, ils transgressaient un interdit bien établi : on ne pouvait pas faire couler du sang à
l’intérieur des églises. Notre père abbé hésite donc. Plusieurs fois il dit qu’il ne peut pas se
prononcer. Il écrit, nous dit-il, pour que plus tard l’Église puisse prendre position, tout en tenant
compte du fait qu’en dernière instance, Dieu seul a le droit de juger.17

Du point de vue des faits, le problème sera résolu prestement. Les flagellants étaient critiqués
parce qu’ils avaient érigé, sans autorisation préalable de la hiérarchie ecclésiastique, des
confréries religieuses. En outre, ils faisaient faire des vœux à ceux qui entraient dans leurs
groupes, entre autres celui de continuer à se flageller toute leur vie le vendredi saint, et cela
également sans que ces vœux soient reçus par le clergé. De plus, on leur reprocha d’enterrer eux-
mêmes leurs morts et d’avoir joué un rôle — en réalité, fort peu prouvé — dans les pogroms
contre les juifs qui avaient eu lieu au début de l’épidémie de la grande peste. S’y ajoutait la
superstition avec cette fameuse lettre tombée du ciel sur un autel à Jérusalem. Mais à part ces
problèmes de discipline ecclésiastique, on avait surtout peur des débordements que ces grands
groupes en vagabondage pourraient occasionner. On en appela à l’autorité du pape, qui résidait
alors à Avignon et on lui demanda d’intervenir.18 Celui-ci avait d’ailleurs eu lui-même maille à
partir avec un 16. ‘Miro modo et inenarrabili, viri ac mulieres seculares toto illo tempore in
tantam devotionem devenerunt, quod non est facile ad credendum ; quia multi et multae instincto
divino, hoc Deus det, mutaverunt suas vestes et sua ornamenta et plurimae mulieres habitum
capitis mutaverunt, cornua sua e haucettas deponendo, juramenta etiam consueta, defigurationes
Jesu Christi et ejus passionum, virginis Mariae et omnium sanctorum dimittendo ; ludos
taxillorum et alios ludos ubi taxelli currerere solebant dimittentes ; choreas, cantilenas luxuriosas
et multa levia et inhonesta quae communiter erant consueta totaliter omittentes : cessavit etiam
fama fornicationum et adulteriorum virorum ac mulierum in aperto. Et Deus Israel custodiat
istam voluntatem et perseverandi det gratiam.’
Ibid., p. 352.

17. ‘Et quia homo videt in facie, Deus autem in corde, et praedicta sunt novitates, et Salvator
noster dixit : “Nolite ante tempus judicare”, idcirco utilitatem sanctae matris ecclesiae et
honorem, fidei observationem et christianitatis, et profectum animarum, ego committo divinae
sapientiae et majestati, quia tantas novitates, et illa quae in illo tempore eveniebant, nescirem
scribere aut posteris demandare.’ Ibid., p. 354.

18. On a souvent affirmé que le roi de France prit l’avis de la Sorbonne qui opina le 3

novembre 1349 que cette nouvelle forme de dévotion ne pouvait être acceptée et que c’est
ensuite qu’on en appela au pape. Cela semble aller contre la chronologie. Frédéricq ( Corpus II,
pp. 113-114) renvoie à une note de C.E. Bouleus (du Boulay) qui signale le

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

89

groupe de 2.000 flagellants allemands, qui étaient venus à Avignon pour le convaincre de leur
bonne foi, et y avaient causé quelques dé-

sordres. Heureusement ils avaient quitté la ville dès qu’ils avaient étés menacés de peines
ecclésiastiques.

Une délégation de la Sorbonne conduite par Jean du Fayt, un Flamand qui deviendra plus tard
abbé de Saint-Bavon à Gand, prit la route pour Avignon et tenta de démontrer, dans plusieurs
sermons, que cette nouvelle forme de pénitence devait être proscrite. Le 20 octobre 1349, dans sa
Bulle Inter sollicitudines, le pape Clément VI suivit son avis et condamna les flagellants en les
déclarant hérétiques.19 Le roi de France ne se laissa pas prier pour lui prêter main forte et aider à
l’extirpa-tion de ce qu’on appela dès lors une secte. Son aide semble avoir été nécessaire, car ce
n’est par exemple qu’au mois de février 1350 que la magistrature de Tournai, ayant reçu une
missive du roi, osa sévir et interdit de faire partie de groupes de flagellants sous peine d’être
exilé à vie. De lourdes peines allaient frapper ceux qui oseraient mettre un terrain ou des locaux à
la disposition des flagellants pour qu’ils puissent pratiquer. Il semble que les mesures royales
parvinrent d’abord à contenir le mouvement dans la région du nord de la France entre Lille,
Arras, Douai et Saint-Omer, même si quelques groupes poussèrent jusqu’à Troyes et Reims.
Puis, grâce au pouvoir royal, le mouvement disparut relativement vite. En Allemagne, par contre,
on eut plus de mal à l’éradiquer.20 Aux Pays-Bas, il y eut une résurgence en 1400, surtout dans
les environs de Liège, et aussi de nouveau en Flandre, mais la répression fut efficace. Elle se
dirigea d’ailleurs aussi contre quelque chose qui a dû être important : le fait que les flagellants
enterraient leurs morts à leur façon et en dehors des cimetières réguliers. À

Tournai, où le mouvement avait eu le plus d’ampleur, les magistrats de la ville eurent encore à
répéter plusieurs fois cette interdiction,21 et en fait dans son Historia universitatis Parisiensis,
vol. IV, 1668, p. 314, mais qui mentionne aussi qu’il n’a pas trouvé le compte-rendu original des
délibérations de l’université à ce sujet. Si la date du 3 novembre est juste, l’appel à Rome ne
viendrait pas après l’avis des théologiens de Paris, puisque la Bulle condamnant les flagellants
est datée du 20 octobre 1349.
19. Epistola Clementis papae VI ad omnes archiepiscopos eorumque suffraganos de
flagellantium haereticorum condemnatione, dans: J.D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et
amplissima collatio, tome 25, Venise, A. Zatta, 1782, col. 1153-1155; l’essentiel du texte avec
quelques variantes dans C. Baronius & A. Theiner, Annales ecclesiastici, tome 25, Bar-le-Duc,
Grérin, 1872, pp. 471-472 et Frédéricq, Corpus I, pp. 200-201.

20. P. Frédéricq, De secten der geeselaars en der dansers, pp. 40-46.

21. Frédéricq, Corpus II, p. 112.

90

LA CHAIR DE LA PASSION

1355 l’évêque d’Utrecht dut réitérer la défense d’enterrer des corps revêtus de l’habit, du
chapeau ou du bâton des flagellants.22

La partie d’Europe où le mouvement survécut le plus longtemps est la Thuringe en Allemagne.


N. Cohn raconte cette période plus en détail dans The Pursuit of the Millenium. D’après son
récit, c’est ici que le mouvement des flagellants devint franchement millénariste et se resserra
autour d’un chef.23 Konrad Schmid, un laïc, prit vers 1360 la tête du mouvement et se proclama
roi de Thuringe. Le mouvement devint très puissant et défia non seulement l’autorité religieuse,
mais aussi le pouvoir séculier. La ville d’Erfurt ferma prestement ses portes quand des flagellants
voulurent y pénétrer, mais dans beaucoup de villes et de villages ils furent accueillis en triomphe
tandis qu’on lapidait le clergé.

Ceux qui voulaient devenir membres du groupe devaient faire une confession générale à Konrad
Schmid, se faire flageller par lui et lui promettre obéissance absolue. Se considérant comme le
précurseur messianique, un nouveau Jean-Baptiste, il inculqua à ses disciples que leur salut
dépendait de leur attitude envers lui : s’ils ne le suivaient pas en tout, il les livrerait au diable
pour que celui-ci les torture. Tout comme le Christ avait changé l’eau en vin aux noces de Cana,
il fallait remplacer le baptême de l’eau par un baptême du sang. Le meilleur vin, dont l’Évangile
nous dit dans le récit des noces de Cana qu’il était réservé pour la fin, était en effet le sang des
flagellants. On dit même que cette insistance à remplacer l’eau par le sang les amena à ‘baptiser’

eux-même leurs enfants en les flagellant un peu au lieu de demander au prêtre de les baptiser à
l’eau.

Si d’après N. Cohn le mouvement de Konrad Schmid reprit simplement l’idéologie des


flagellants,24 la relation plus circonstanciée de E.G. Förstemann nous montre par contre un
développement plus inté-

ressant.25 Le mouvement des flagellants, qui avait dû se faire souter-22. ‘Item inhibemus sub
poena excommunicationis omnibus presbyteris nobis subditis, ne cadavera mortuorum cum
pilleo, baculo vel alio habitu flagellatorum ecclesiasticae tradant sepulturae, vobis insinuamus et
praecipimus in virtute sanctae obedientiae fideliter observari.’ Frédéricq, Corpus II, p. 143, qui
mentionne dans son titre sans raison apparente qu’il s’agirait aussi de leur fouet. Le terme de
‘baculum’, qui remplace ici celui de
‘burdo’ qu’on trouve d’habitude, renforce l’hypothèse dons nous parlerons plus tard, qu’il s’agit
d’un bâton de pèlerin surmonté d’une croix, comme celui que les membres de la confrérie de San
Vicente tiennent encore aujourd’hui en main. La spiritualité de la flagellation est donc associée à
celle du pèlerinage. Voir plus loin, note 44.

23. Nous n’avons pas examiné toutes les sources données pour cette période par N. Cohn dans
son The Pursuit of the Millenium, pp. 142-147, car ce serait entrer tout à fait dans l’histoire
locale. Néanmoins, signalons que son récit ne concorde pas tout à fait avec le livre de
Förstemann.

24. Voir p. 142.

25. E.G. Förstemann, Die christlichen Geisslergesellschaften, Halle, Rengscherschen Verlag,


1828, pp. 161-184.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

91

rain, se mêla à celui des bégards. Le bruit se mit à courir que le bégard qu’on avait brûlé vif à
Erfurt à la fin des processions de flagellants de 1349, était le prophète Élie qui était revenu sur
terre. L’Inquisition s’en mêla, spécialement à Sangerhausen en 1414 et à Nordhausen en 1446.

Parmi les 50 propositions hérétiques relevées par les inquisiteurs, plusieurs sonnent
différemment et annoncent des critiques qui seront reprises avec vigueur par la Réforme. La
façon dont l’Église use de son pouvoir est sujet d’opprobre. Quand le mouvement des flagellants
est né, Dieu aurait retiré tout pouvoir spirituel au pape, aux cardinaux, aux évêques et à tout le
reste du clergé. Les sacrements sont critiqués, spécialement le sacerdoce, et il est dit que le corps
du Christ n’est pas réellement présent pendant la messe — car, si cela avait été le cas, ‘il aurait
déjà depuis longtemps été complètement consommé, même s’il avait été de la taille d’une
montagne’.26 La confession fait bien sûr aussi l’objet de critiques, et il est dit qu’un péché, aussi
grand soit-il, est pardonné quand on se flagelle librement. On refuse également le sacrement du
mariage et celui de l’extrême-onction. Pour conclure : la hiérarchie catholique est donc
l’Antéchrist dont le règne annonce la fin des temps.

Parmi ces propositions plusieurs montrent la façon très concrète dont on essayait de s’imaginer le
retour d’Hénoch et d’Élie sur terre. Dieu aurait en effet créé toutes les âmes ensemble au début
des temps, et au moment où, au courant de la grossesse, le fœtus devient humain, une de ces
âmes y est insufflée.27 Les âmes d’Élie et d’Hénoch ont ainsi été ré-insufflées au moment où
l’embryon du bégard et celui de Konrad Schmid sont devenus humains. C’est Konrad Schmid, et
non pas le Christ, qui jugera les morts. Il ne faut d’ailleurs pas croire au purgatoire et il est inutile
de prier pour les morts comme si on pouvait changer quelque chose à la façon dont leur vie serait
jugée.

26. ‘Der Leib Christi ist nicht wesentlich gegenwärtig im Sacramente des Altars; 16) denn wäre
sein Leib wahrhaftig zugegen, so hätte man ihn längst aufgezehrt, und sollte er auch so gross
seyn als ein Berg; 17) und da Christus sich nach der Auferstehung von Maria Magdalena nicht
wollte anruhen lassen, wie viel weniger wird er es thun in Sacramente.’
Cité par Förstemann, p. 166.

27. Ne nous y trompons pas : que l’âme soit insufflée par Dieu à un moment donné au cours de
la grossesse et que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’un avortement est un meurtre, est bien la
doctrine catholique vraiment traditionnelle. Ce n’est que récemment que certains conservateurs
ont tenté de faire passer le message que tout avortement est meurtre. Que celui qui doute de ce
que nous affirmons ici, lise l’article Animation dans le Dictionnaire de Théologie catholique ou
D. Mercier, Cours de philosophie, vol. III : Psychologie, 9e éd., Louvain/Paris, Institut de
Philosophie/Alcan, 1912, pp. 329-333. Un document d’époque qui discute le changement
d’optique : E.W.M. von Olfers, Pasto-ralmedizin. Die Naturwissenschaft auf dem Gebiete der
katholischen Moral und Pastoral, 3e éd., Fribourg en Br., Herder, 1911, pp. 25-27.

92

LA CHAIR DE LA PASSION

Enfin, une série de propositions rejette les images et statues des saints au motif que c’est de
l’idolâtrie. À part les dimanches, il n’y a donc pas de jours de fêtes à respecter, sauf celles de
Noël et de l’Assomption de la Vierge. Il faut jeûner les soirs avant ces deux fêtes ainsi que le
vendredi, mais pas les autres jours que le pape ordonne.

Résistons à la tentation de faire un inventaire plus complet de toutes les résurgences du


mouvement jusque vers 1450 au centre de l’Allemagne, où elles seront d’ailleurs relayées par
Thomas Müntzer et la rébellion des paysans qui effrayera tant Calvin. Entrer dans le détail, ce
serait se laisser prendre par l’histoire locale jusqu’à en oublier les motifs d’ordre plus pulsionnel
qui nous ont fait entreprendre cette recherche. Ce serait donner dans l’obsessionalisation tant
redoutée.

Souligner la continuité entre les lieux où le mouvement des flagellants fut le plus coriace à
éradiquer, et ceux où d’autres mouvements de protestation sociale ont surgi, c’est risquer de faire
passer le vécu particulier de la flagellation pour un épiphénomène négligeable qui ne ferait que
remplir une structure de protestation préexistante. Ce serait une autre façon d’évacuer le vécu
particulier de la flagellation, en laissant entendre, sans beaucoup d’arguments, que se flageller ou
prendre les armes, c’est finalement la même chose. Car notre question est bien là : quelles sont
les représentations qui sous-tendent ce geste qui a tant impressionné les gens d’alors, comme il
nous désarçonne encore aujourd’hui ? Essayons donc d’entrer plus profondément dans le vécu
intérieur qui a dû accompagner cette pratique de la flagellation et con-centrons notre attention sur
ce qui en a été rapporté.

Se flageller pour s’incorporer le Christ ?

La littérature existante nous fournit quelques schémas d’explication de la montée subite (mais
beaucoup moins du déclin tout aussi rapide) de ce grand mouvement des flagellants laïcs. Il y
avait l’insécurité politique, la grande peste, le millénarisme et, surtout, le scandale d’un clergé
aux mœurs relâchées qui essayait d’imposer son pouvoir. Aussi pertinentes que puissent être ces
explications d’ordre socio-historique, elles ne nous éclairent pas sur ce point particulier :
pourquoi l’expé-
rience de se flageller ou de voir quelqu’un d’autre se flageller a-t-elle eu un poids tel que c’est
autour d’elle que tout ce mouvement s’est organisé ? Essayons d’accéder à un niveau plus
psychologique en nous concentrant sur quelques éléments-clefs dans le matériel que l’histoire
nous a légué. Relisons, autant que possible dans l’original, ce qui est dit à propos de cette
flagellation, en prenant soin de ne pas apposer trop vite des vignettes explicatives simplistes —
une tentation à laquelle

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

93

succombent facilement ceux qui veulent trop bien montrer qu’ils font de la psychologie.

Prenons d’abord la règle des flagellants de Bruges, remise par eux au chapitre de Tournai pour se
faire reconnaître lors de leur arrivée en août 1349, et dont des extraits nous sont parvenus dans la
Chronique des Rois de France par le frère Guillaume de Nangis.28 Elle décrit fort
sommairement le cadre de la fraternité dans lequel celui qui allait se flageller aurait à s’insérer.
Après avoir reçu sa croix, signe manifeste de l’engagement dans un groupe qui allait durer
trente-trois jours et demi, on ne pouvait plus mendier mais simplement accepter ce que les gens
donnaient spontanément. On devait obéissance à quatre chefs à qui on soumettrait tout litige. Il
ne fallait pas se laisser confondre avec les pénitents, groupe qui devait donc être distinct, en ne
portant pas leur habit, la tunique blanche. Dans chaque ville, on entrerait ensemble, et on ne
logerait jamais deux fois au même endroit. Si quelqu’un du groupe était malade, on ne
l’abandonnerait pas mais on l’emmènerait avec soi. Après la dissolution du groupe, il faudrait
encore se flageller pendant toute sa vie le vendredi saint : trois fois de jour et une fois de nuit.

Tout ceci reste très extérieur et ne nous éclaire pas trop sur la façon dont les participants vivaient
cette expérience et ce qui se passait dans leur for intérieur. Notons quand même quelques
instructions qui pointent dans cette direction. On coucherait par terre, et ceux du groupe qui
avaient commis le meurtre ou l’adultère, se mettraient à part. Il serait interdit de parler aux
femmes et on n’accepterait rien de leurs mains. Et 28. ‘Isti sunt articuli extracti a regula
flagellatorum, quam flagellatores de Brugis miserunt capitulo Tornacenci, ut approbaretur eorum
status.

Primo quod, recepta cruce, non debeant recipere elemosinas.

Item, debent habere quatuor rectores seu magistros.

Item, debent simul intrare civitates.

Item, quando habent aliquas causas seu discordias, debent conqueri suo magistro.

Item, qualibet nocte mutabunt hospicia.

Item, non loquentur cum mulieribus.

Item, nihil poterunt recipere a mulieribus.


Item, nullus recipiet aquam vel manutergium nisi de terra.

Item, non debent ponere super se vestem albam, qua utuntur penitentes.

Item, infirmos suos non debent dimittere in aliqua villa, per quam ibunt, sed secum ducere.

Item, homicidae et adulteri aliter jacebunt super terram quam alii.

Item, non debent refusare elemosinas.

Item, durabit fraternitas 33 diebus cum dimidio.

Item, transgressores punientur per magistros.

Item, in die Parasceve flagellabunt se ter de die et semel de nocte, quam diu vixerint.

Frédéricq, Corpus III, p. 14, vérifié sur l’original de la Chronique des Rois de France à la
Bibliothèque nationale à Paris.

94

LA CHAIR DE LA PASSION

puis, règle assez intrigante, on n’accepterait pas d’eau ni de serviette sauf [quand on les a posées]
par terre.

Vraisemblablement, le chapitre n’a pas approuvé cette première mouture de la règle, car dans la
même Chronique des Rois de France nous en trouvons une seconde version, qui aurait été
également envoyée au chapitre de Tournai. Dans ce second texte plusieurs articles ont été ajoutés
qui vont exactement dans le sens exigé par le clergé.29 Avant de s’affilier au groupe, il faut
restituer les biens qu’on aurait acquis de façon douteuse et demander la permission de son
épouse. Un serviteur doit obtenir l’accord de son maître. Il faut se confesser à son curé et
également lui demander la permission. Il est défendu de porter des armes. Puis on insiste sur la
récitation du Notre Père et de l’ Ave Maria : on en dira cinq avant et après le repas, on en dira
cinq également en quittant la maison où on a reçu le gîte aux intentions de ceux qui ont donné
l’hospitalité, et on en dira quinze en cours de route avant d’entrer dans une nouvelle ville pour
remercier tous les bienfaiteurs. On veillera à ne pas se flageller jusqu’à perdre la santé ou la vie.

On voit donc que le clergé s’est employé à imposer à ces groupes de flagellants un minimum de
discipline et à les insérer, pour autant qu’il le pouvait, dans les formes de piété qu’il mettait en
place. Mais cela ne nous informe pas trop sur la façon dont les flagellants eux-mêmes vivaient
leurs pratiques.

Nous en apprenons plus dans le sermon prononcé à Tournai par le dominicain qui accompagnait
le groupe de flagellants liégeois. Le chroniqueur Li Muisis nous dit que plusieurs prirent des
notes et que le chapitre discuta ensuite de l’orthodoxie de ce qui avait été dit. Dans sa chronique
il nous donne d’ailleurs lui-même un bref résumé de ce sermon, qui s’était tenu dans son propre
monastère.30 Le frère prê-
cheur aurait commencé en citant la phrase de l’Évangile ‘Si le grain de blé tombé à terre ne
meurt pas, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.’ (Jean 12, 24) Puis, arrivé
à peu près au milieu de son sermon, il en vint à ce dont il s’agissait en fait, c’est-à-dire la façon
dont ceux avec qui il était venu faisaient pénitence, et ils les appela ‘les soldats rouges’ ( rubeos
milites), tandis qu’il reprochait aux frères des ordres mendiants, qui s’étaient opposés à la
pratique des flagellants, d’être des scorpions et des Antéchrists. Revenant à ceux qu’il avait
nommé les soldats rouges, il dit que leur sang devait être comparé au sang du Christ. Il ajouta
qu’après que le Christ eut versé son sang, aucune autre effusion de sang ne fut aussi noble que
celle provoquée 29. On le trouve dans Frédéricq, Corpus II, pp. 111-112.

30. Chronica Aegidii Li Muisis, pp. 349-350.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

95

par ceux qui se flagellaient eux-mêmes. Notre chroniqueur nous dit en conclusion que le
dominicain prêcha encore d’autres choses qui frôlaient l’erreur.31

Nous trouvons un résumé plus élaboré de ce sermon dans la Chronique des Rois de France de
Guillaume de Nangis sous le titre ‘Voici les articles qu’un certain frère de Liège a prêchés en
public à Tournai’.32 Là aussi, on commence par rappeler que les flagellants sont appelés les
soldats rouges ( milites rubicundos), et il est précisé que si le sang de ces soldats est juste, il est
uni au sang du Christ. Si le sang du Christ est au paradis, c’est le cas aussi de celui des
flagellants. Le texte poursuit en disant de façon surprenante que si le sang du Christ est en enfer,
le sang des flagellants y est aussi, et que si le sang du Christ est damné, il en est de même avec le
leur. Après l’effusion du sang du Christ le vendredi saint, affirme-t-il ensuite, la plus précieuse
qui puisse suivre est celle de ces soldats-là.

Après cette insistance sur l’intime connexion entre le sang du Christ et celui des flagellants, le
frère prêcheur passe au problème de savoir si le mouvement a besoin de l’autorisation des
autorités ecclésiastiques.

La réponse vient de façon bien rhétorique : pourquoi faudrait-il demander une autorisation pour
une chose qui est naturellement bonne ? Ce serait comme s’il fallait une autorisation pour
respecter ses parents ou vénérer le saint sacrement !33 Ceux qui prétendent qu’on ne peut pas
former de groupes de flagellants ne savent donc pas ce qu’ils disent et ne comprennent rien au
droit ! Il ajoute qu’il est convaincu que tous ceux qui pratiquent la flagellation seraient sauvés.
Ceux qui prétendent le contraire méritent d’être brûlés, plus que les juifs, car ceux-ci n’ont fait
du mal qu’aux corps (est-ce une allusion à la rumeur selon laquelle les juifs auraient empoisonné
des sources et des puits ?), tandis que 31. ‘Frater autem antedictus coepit praedicare dicens :
“Nisi granum frumenti cadens in terra mortuus fuerit, et caetera.” Propositisque plurimis, quasi
in medio sermonis, descendit ad materiam illorum cum quibus venerat, qui poenitentiam
faciebant, vocans societatem rubeos milites, et imponens fratribus de ordinibus mendicantium,
quod contra devotionem assumptae poenitentiae praedicabant, et quod multis ut cessarent
suadebant, vocans tales fratres scorpiones et antechristos, comparans etiam sanguinem illorum
quos vocabat rubeos milites, prout multi intellexerunt, sanguini Domini nostri Jesu Christ ;
dicens etiam quod, post emissionem sanguinis Salvatoris nostri, non fuerat tam nobilis effusio
sanguinis, sicut erat illorum quam se verberando emittebant. Multaque alia proposuit errorem
tangentia, et hoc scripserunt aliqui qui praesentes assistebant. Finitaque praedicatione, placuit
communitati ultra modum, et coeperunt pene omnes contra ordines mendicantium, et etiam supra
totum clerum murmurare.’ Chronica Egidii Li Muisis, pp.

349-350.

32. Toujours dans la même Chronique des Rois de France que nous sommes allés vérifier sur
l’original à Paris.

33. A. Coville paraphrase ‘pas plus que pour honorer ses parents ou les saints’, mais le texte dit,
comme Frédéricq l’a bien lu, ‘ut puta de honore parentum et de sacramento’.

96

LA CHAIR DE LA PASSION

ceux qui combattent les flagellants nuisent autant à l’âme qu’au corps.

Notre prédicateur en rajoute en disant que même si son propre père prenait position contre les
flagellants, il faudrait l’emmener au bûcher et le brûler. Il reproche ensuite aux ‘faux’
prédicateurs de ne pas parler de cette forme de pénitence qu’est la flagellation. La raison en est
bien simple : ils se la coulent douce, et leurrent donc le peuple. Il exhorte donc l’assistance à
s’insurger contre ceux qui prêcheraient contre les flagellants et à les obliger à descendre de
chaire. Finalement — et cela semble une réfutation de l’opinion contraire — il insiste sur le fait
que c’était bien dans sa chair que saint Paul portait les stigmates du Christ, et non pas seulement
dans sa conscience, et que Paul aurait beaucoup de renfort s’il vivait de nos jours, car il aurait
beaucoup de compagnons pour porter les stigmates du Christ.34

Quelques autres documents concernant les flagellants font partie de ce qui a été inséré dans le
même manuscrit de la Chronique des Rois de France, de sorte qu’on peut supposer qu’il
s’agissait d’un dossier réuni en vue de l’appel au pape pour qu’il condamnât le mouvement.

L’un de ces documents est intitulé : Voici les cérémonies, les supersti-tions des fraternités qu’on
a vu se produire en plusieurs lieux.35 Il y 34. ‘Item, praedicavit, quod beatus Paulus portaverit
stigmata Christi in corpore, sed non in conscientia, et quod idem beatus Paulus nunc in magna
edia esset, si viveret, si multos socios haberet stigmata Christi ferentes.’ Corpus III, p. 18,
contrôlé sur l’original.

35. ‘Istae sunt ceremoniae, supersticiones fraternitatis eorum, que visae sunt fieri in multis locis.

Visum est in multis villis quod dum dicti penitentes se verberabant aliqui habebant panniculos
lineos et eos tangebant eorum sanguine, et quasi essent sanctorum reliquie aliqui populares tam
viri quam muliere petebant illos panniculos, et aliqui eorum petebant illis panniculis oculos sibi
tangi et ita fiebat.

Item dicunt et publicant quod Deus facit pro ipsis miracula et in hoc mencientur ut expertum est
a multis.

Item adducuntur ad eos infirmi et languidi et caeci et eos nituntur curare per suorum baculorum
contactum, eorum orationes et corrigiarum suarum ligationem circa eorum collum et suos
pilleorum appositionem supra caput.

Item si mulier intret infra processionem vel clericus dum faciunt suas penitencias, ipsi reincipiunt
a capite suas penitencias.

Item faciunt portare cruces et vexilla ante se, per villam et per patriam.

Item non possunt comedere panem nec aliquod ferculum nisi prius hospes vel alius frangat eis
panem vel ferculum.

Item habent magistros suos quibus obedient in omnibus.

Item vocantur in multis villis ad visitandum infirmos ut ipsi melius habeant et ad eos venientes
ponunt pilleos suos super eorum capita et colla sua ligant suis flagellis, dicent Pater Noster, Ave
Maria.

Item alique societates eorum semper habent pilleos sive mantellos sive comedant sive bibant, nisi
cum vadunt ad opus nature.

Item aliquarum societarum fratres non intrant hospicia ad quae sunt invitati vel vocati nisi aliquis
unus eorum traxerit per manum eos introducendo.

Item vocant se invicem fratres dicendo frater Johannes, frater Petre etc.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

97

est dit que des gens recueillaient le sang des flagellants avec des bouts de tissu et qu’on les
considérait comme une relique. On amenait des malades à eux, qu’ils essayaient de guérir par
des prières, en les tou-chant de leur bâton, en nouant leur fouet autour de leur cou, en posant leur
chapeau sur leur tête. Si une femme ou un clerc survenait au milieu de leurs pénitences, celles-ci
devaient être recommencées depuis le début. Ils ne pouvaient manger du pain ou goûter à un plat
( ferculum) à moins qu’on ne les serve. Ils n’entraient pas dans la maison qui leur offrait
l’hospitalité à moins qu’on les y entraîne par les mains. Ils gardaient leurs manteaux et leurs
capuchons en mangeant mais ils les ôtaient quand ils allaient satisfaire leurs besoins naturels (
cum vadunt ad opus naturae). Entre-eux, ils s’appelaient ‘frères’.

Le texte le plus important concernant les réticences que les flagellants inspirèrent, est bien sûr
celui du sermon prononcé par Jean du Fayt devant le pape à Avignon le 5 octobre 1349.36 Ce
sermon commence par la citation d’un verset du livre d’Esther (Esther 3,8) : ‘Il y a un peuple qui
est dispersé dans toutes les provinces de ton royaume. Il observe de nouvelles lois et de
nouveaux rites’.37 Ce texte, qui renvoie aux juifs dans le livre d’Esther, est appliqué aux
flagellants.
Le ton, qui accompagnera tout le sermon, est donc donné dès le début. Notre prédicateur, qui
insistera sur le fait que le mouvement des flagellants est un mouvement de gens incultes,
commence par une référence à Aristote qui dit qu’il n’est pas bon que les haut-placés s’abaissent
à s’occuper de bas problèmes et de simples conflits. C’est une chose qu’il faut laisser à des
subalternes. La Bible dit d’ailleurs la même chose, par exemple dans le cas décrit dans le livre de
l’Exode (chapitre 18), où Jéthro, le beau-père de Moïse, lui conseille de nommer des juges pour
que ceux-ci s’occupent des affaires courantes, et que lui-même puisse se réserver les plus
importantes. Le message est clair : le prédicateur veut convaincre le pape que le problème des
flagellants est un problème important : autrement on ne l’aurait pas dérangé. On attend donc de
lui une décision claire et nette, qui puisse être appliquée Item quilibet eorum portat mantellum
vel pilleum cum crucem ante et retro in mantello et pilleo.

Item portant crucem magnam et vexilla cum incedunt per villas et patriam.’

36. On trouve le texte, la conclusion exceptée, dans Frédéricq, Corpus III, pp. 28-38, qui l’a
trouvé dans le bibliothèque municipale de Douai, ms nr 509, où il porte à tort l’intitulé Egidii de
Campis Sermones, fol. 129v-132v (Egide de Campis n’était que le copiste). Un autre exemplaire,
moins bon, se trouve d’après lui dans la bibliothèque de Mons, ms. nr.

96 (313), fol. 99v- 102.

37. Le manuscrit cite le latin: ‘Est populus per omnes provincias regni tui dispersus, novis utens
legibus et ceremoniis’. Dans le livre d’Esther, il s’agit bien sûr des juifs, et le conseiller du roi
poursuit en disant que l’intérêt national ne peut tolérer cette dissension, ce qui aura pour
conséquence la persécution des juifs.

98

LA CHAIR DE LA PASSION

avec toute la fermeté qui convient.

Puis le prédicateur commence la description des flagellants, explicitement désignés comme ‘une
nouvelle secte qui observe de nouvelles règles et pratique de nouvelles cérémonies’. C’est plutôt
une superstition, ajoute-t-il, et elle a déjà envahi tant de provinces de la chrétienté qu’on peut
dire qu’elle est partout.38 Le phénomène rend beaucoup d’évêques et de princes perplexes, et ils
ne savent que faire: le tolérer ou le réprimer. La faculté de Paris n’a pas osé prendre position,39
vu le nombre de personnes impliquées, mais aussi parce qu’elle se rendait compte que cette
‘insolite nouveauté’ risquait d’apporter des changements importants aux traditions religieuses.

Suit alors la critique qui s’appuie de nouveau sur le verset d’Esther du début du sermon et où il
était dit que, dispersé par tout le royaume, un peuple avait ses coutumes propres. Le prédicateur
reprend le terme de peuple sous la signification de ‘populace’. Là où le peuple triomphe,
l’intelligence est absente, affirme-t-il, des citations d’auteurs anciens à l’appui. Et seuls des gens
du peuple font partie de ces groupes de flagellants. Il insiste : ‘Vraiment, très saint père, aucun
homme de culture et seulement quelques-uns des laïcs importants qui ont du jugement, font
partie de cette secte. Il s’agit presque uniquement de gens du peuple’.40 Il doit néanmoins
admettre qu’il y a quelques clercs qui en sont membres, mais ce sont aussi des gens sans culture,
des ‘ânes couronnés’, attirés par l’appât du gain. Il en cite même un qui aurait dit : ‘Nous devons
bien vivre de ce que les habitants de cette ville nous donnent, et que ce soit du bien ou du mal ce
qu’ils font, nous n’avons pas d’autre choix que de les suivre’.41 Mais à part cette partie du clergé
et des ordres mendiants, tous sont des hommes du peuple et donc, des incultes. C’est à cause de
leur ignorance que beaucoup de gens croient que cette secte est autorisée, et ils se laissent berner
par ce qui a 38. ‘Insurrexit siquidem quorundam hominum, quos alii Flagellatores appellant,
nova secta, novas leges et cerimonias, id est singulares observantias circa cultum divinum
observans ; quequidem secta, seu potius superstitio, iam sic crevit et iam per tot christianitatis
provincias se dispersit, ut [...] congrue dici potest per omnes christianitatis provincias esse
diffusa.’ P. Frédéricq, Corpus III, p. 31.

39. Ce qui confirme notre hypothèse que si la faculté a vraiment pris position, ce n’est que plus
tard, se sachant déjà couverte par la décision papale.

40. ‘Et revera, pater sanctissime, nulli viri litterati et etiam paucissimi de laicis majoribus
vigentibus intellectu huic sectae adherent, sed quasi sunt omnes homines populares.’

Frédéricq, Corpus III, p. 32.

41. ‘Utique in mei et multorum aliorum presentia quidam frater interrogatus, cur illis adheret,
cum audiret et sciret istorum facta et ritus espiscopis et clericis maioribus displicere, respondit :
“Certe opportet nos vivere de bonis burgentium huius villae, et sive sit bonum sive malum, quod
faciunt, eius obsequi nos opportet”.’ Frédéricq, Corpus III, p.

32.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

99

l’air positif dans le résultat de leur action.

Vient alors un développement sur le fait que le mal se travestit souvent en bien et que ce n’est
pas parce qu’à première vue quelque chose est utile, qu’il s’agit vraiment de quelque chose de
bien. Il en vient alors à la superstition. Plusieurs flagellants croient qu’ils gagnent la même
indulgence plénière que s’ils avaient fait le pèlerinage à Rome à l’occasion de l’année sainte. Ils
croient même qu’ils peuvent faire des miracles. Notre prédicateur dit avoir vu de ses propres
yeux qu’ils posaient leur bâton ou leur chapeau sur des malades dans l’espoir de les guérir. Des
âmes simples en sont venues à une déraison telle qu’elles vénèrent leur sang comme des reliques
! Dans une ville, des gens recueillaient le sang sur leurs dos avec des bouts d’étoffe et se
mettaient ces linges sur les yeux, tandis que les flagellants laissaient superbement faire. Oui,
vraiment, on ne peut que conclure en citant Isaïe (27, 11) :

‘Le peuple n’est pas intelligent’.42

Ayant ainsi insisté sur l’aspect inculte de cette nouvelle forme de pénitence populaire, le
prédicateur retrace son ampleur. Le mouvement a commencé en Allemagne, puis est allé vers
l’est par la Hongrie et la Bohème. Vers l’ouest, il est déjà en Frise, en Brabant, en Hainaut, en
France du nord, et même en Picardie. Il est devenu si important que les autorités n’osent pas
sévir. En certains endroits, comme en Bohème, les flagellants ont même tué des membres du
clergé. Bien sûr, ajoute notre prédicateur, il n’est pas toujours bon de vouloir extirper le mal.
Saint Augustin avait déjà dit : ‘Chassez les prostituées, et toute la ville sera ébranlée par la
licence.’43 Il faut parfois tolérer un moindre mal pour éviter un mal plus grand. Mais ce n’est
pas pour cette raison que les autorités ne veulent pas intervenir. C’est parce que le mouvement a
une telle ampleur qu’on en a peur.

Puis notre prédicateur, faisant encore une fois référence au texte d’Esther, en vient au thème des
nouvelles lois et cérémonies qui ont fait leur apparition avec ces flagellants. Faisant de nouveau
appel à l’autorité d’Aristote, il rappelle qu’il n’est jamais bon de changer les lois, 42. ‘Vidi
utique, quod ad huiusmodi Flagellatores adducebantur infirmi, ut sanitatem haberent, et super
ipsos infirmos ipsi pileos suos et baculos imponebant, ut bene haberent ; immo quidem simplices
ad tantam dementiam devenerunt, quod sanguinem per huiusmodi flagellationem effusum pro
reliquiis venerantur. Ita vidi, in quadam villa, quod, dum se flagellarent et a dorsis suis modicus
sanguis exiret, quedam vetule et alii simplices peciis panni linei detergebant huiusmodi
sanguinem et ipsum suis et aliorum oculis quasi reliquiis apponenbant ; et hoc huiusmodi miseri
Flagellatores ad magnam ostentationem sibi fieri permittebant ; sicut autem dixi, huiusmodi
abusivum pro maiori parte causa erat ruditas nubilosa, que tangebatur in themate, cum premittitur
: populus. Ysaye 27 : “Non est populus sapiens”.’ Frédéricq, Corpus III, p. 33.

43. ‘Unde dicit Augustini communis auctoritas : “Aufer meretrices de civitatibus et omnia
turbabis libidinibus”.’ Frédéricq, Corpus III, p. 34.

100

LA CHAIR DE LA PASSION

parce que l’habitude est un des facteurs essentiels qui fait qu’on les observe. Puis, sans plus
d’explication, il énumère en treize points les innovations qui sont contenues dans le
comportement de ces flagellants, comme si cette énumération devait automatiquement choquer
son auditoire :

1. Dans leur façon de se vêtir, ils se distinguent par cinq choses des autres (tout comme les
pharisiens aimaient se distinguer par leurs vêtements) : leur tablier de lin qui va des reins aux
pieds, le bâton de pèlerin, le manteau avec la croix [ burdo 44] dessinée devant et derrière, leur
chapeau, une sorte de crochet auquel pendent trois ou quatre cordes avec des nœuds garnis de
pointes.

2. Ils s’assemblent par groupes pour aller de ville en ville pendant trente jours, et ils portent des
croix et des drapeaux.

3. Ils jeûnent tous les vendredis et ils prétendent que de ne pas jeûner alors est un péché pour tout
chrétien.

4. Chaque jour, ils se flagellent deux fois le torse nu dans des endroits publics, et en certains
endroits ils se prosternent par terre.
5. Pendant cette flagellation ils se battent jusqu’au sang, et ils croient que cela plaît à Dieu,
comme les prêtres de Baal dans le troisième livre des Rois [1 Rois 18, 28].45 Mais il ne faut pas
douter que c’est en fait le diable qui les pousse à cela, car nous savons que les démons se
délectent du sang humain et que c’est pour cela qu’en magie noire, on fait appel à la couleur du
sang.

6. Pendant qu’ils se flagellent publiquement, trois ou quatre chantres entonnent des vers
composés spécialement pour ce rituel, et ils y ré-

pondent ensuite tous en chœur.

7. Si une femme rentre dans le cercle au moment où ils font pénitence, ils prétendent que leur
pénitence a été profanée, et ils recommencent le tout.

8. Dans le cas où ils restent plusieurs jours dans la même ville, ils changent chaque jour de
maison où ils reçoivent l’hospitalité, ce qui va à l’encontre des paroles du Christ (Matthieu 10,
11) qui dit de rester 44. Après de multiples recherches dans des dictionnaires, la conclusion est
que ce burdo, qui est aussi le bâton de pèlerin, indique ici la croix. Dans les règlements
ultérieurs, et encore aujourd’hui à San Vicente, les accompagnateurs des flagellants porteront un
bâton de pèlerin se terminant en croix. Mais pourquoi ne dit-on pas simplement crux ? Peut-être
parce qu’on considérait la tournée des flagellants comme une forme de pèlerinage ou de croisade,
comme l’affirme G. Dickson dans son article ‘The Flagellants of 1260 and the crusades’.

45. La Vulgate, la traduction latine de la Bible employée par notre orateur, avait réuni les deux
livres de Samuel et les deux livres des Rois sous le titre des quatre livres des Rois.

Nos éditions modernes distinguent à nouveau, comme le fait la Bible en hébreu, les livres de
Samuel et ceux des Rois. Le troisième livre des Rois correspond donc au premier livres des Rois
dans nos bibles actuelles.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

101

dans la même maison où on a été accueilli jusqu’à ce qu’on quitte la ville.

9. Pour saluer d’honnêtes gens ils n’ôtent pas leur chapeau, et ils ne le font même pas, ce qui est
pire, à l’élévation du Corps du Christ.46

10. Quand ils sont à table, ils ne peuvent pas manger de pain à moins que celui-ci ait été rompu
par quelqu’un d’autre.

11. Pour se laver les mains ils ne peuvent pas se verser de l’eau sur les mains, mais ils doivent
plonger leurs mains dans un bassin posé devant eux par terre.

12. Pendant les trente jours qu’ils font pénitence, ils doivent s’abstenir de relations sexuelles,
sans que leur femme ait à donner son accord, alors que saint Paul dit bien (1 Corinthiens 7,5) :
‘Ne vous refusez pas l’un à l’autre, sauf parfois pour un certain temps et de commun accord,
pour être libre pour la prière’.

13. Ils essayent partout d’exterminer les juifs en croyant que cela plaît à Dieu.

Le dernier argument a dû être de poids, car le prédicateur s’y attarde longuement, non pas pour
fustiger des pogroms qui auraient eu lieu —

il ne nous donne donc pas d’informations à ce sujet — mais pour rappeler longuement que si les
juifs ont été perfides, et si saint Augustin les appelle des ennemis, on a toujours interdit de les
tuer. L’Église est convaincue que, finalement, ils se convertiront. C’est, enfin, sur la superstition
que le prédicateur revient pour terminer. On veut rejeter la cause de la peste, qui sévit déjà depuis
trois ans, sur les juifs et on s’imagine qu’ils ont empoisonné les sources et les puits, tandis que
l’on sait bien que cette épidémie a été créée dans les airs par les sphères célestes, chose que les
astronomes ont prédit depuis longtemps.47

L’argumentation est arrivée à sa fin. Il reste au prédicateur à demander au pape de ne pas donner,
par son silence, l’impression de couvrir cette nouvelle secte. Sans la moindre pitié, le prédicateur
conclut : ‘S’il vous plaît, décidez qu’elle périsse’.48

Le pape a dû être convaincu. La Bulle du 20 octobre 1349 reprit un bon nombre des arguments
contenus dans le sermon de Jean de Fayt.

Le pape dit avoir entendu qu’en Allemagne et dans les régions voisines une ‘vaine et
superstitieuse’ forme de religion s’est répandue sous le 46. Donc quand, après la consécration, le
pain et le vin sont présentés aux fidèles.

47. ‘Dicunt enim, quod aquam, unde maxima pars humani nutrimenti dependet, infecerunt in
fontes et puteos proiciendo venena, nec volunt credere epydimiam, id est infectionem aeris
creatam a corporibus celestibus, mortalitatis prehabite causam esse ; quam tamen astronomi ex
cursu astrorum esse futuram hoc tempore longe ante dixerunt.’ Frédéricq, Corpus III, p. 37.

48. ‘Si tibi placet, decerne ut pereat’, Frédéricq, Corpus III, p. 37.

102

LA CHAIR DE LA PASSION

couvert de la dévotion.49 Pour illustrer cette superstition, le pape rappelle une chose dont Jean
du Fayt n’avait curieusement pas parlé, la lettre soi-disant tombée du ciel qui aurait été remise au
patriarche de Jérusalem, et à laquelle on prête foi, alors que depuis longtemps il n’y a plus de
patriarche à Jérusalem ! Devant ce qu’on ne peut comprendre que comme une forme de folie (
vesania), on doit soupçonner l’œuvre du diable, qui aime travestir le mal en bien. Puis viennent
les critiques essentielles : les flagellants ne reconnaissent pas l’autorité ecclésiastique, ils
usurpent le vêtement qui est réservé aux confréries autorisées, ils font leurs propres statuts sans
demander qu’ils soient reconnus. Ce qui est grave, c’est que des religieux appartenant aux ordres
mendiants participent au mouvement et donnent donc l’impression qu’il est légitime. Il n’y a
d’ailleurs pas que Dieu qui est offensé par ces pratiques.
L’ordre public est troublé, lui aussi. Et le pape de reprendre l’accusation selon laquelle les
flagellants ont tué des juifs ainsi que des chré-

tiens et qu’ils ont mis la main sur des biens appartenant à l’Église. Le pape demande donc aux
évêques d’user de toute leur autorité pour que ces inventions récentes et ces rites cessent, et de
faire appel au bras séculier si nécessaire. Pour terminer, il ajoute toutefois qu’il ne veut pas
interdire la pénitence qui est imposée aux chrétiens ou qu’ils s’imposent eux-mêmes, aussi
longtemps qu’elle n’enfreint pas les bornes de ce que la tradition a établi, qu’elle est soutenue par
une bonne intention et une vraie dévotion, et qu’elle se fait discrètement à l’intérieur des
maisons, en toute humilité, et donc sans ces rassemblements superstitieux.50

La Bulle de Clément VI se borne donc à des considérations de discipline ecclésiastique et elle ne


rejette pas la flagellation en elle-même, aussi bien celle qu’on accepte parce qu’elle a été
imposée par une autorité religieuse que celle qu’on impose à soi-même de sa propre initiative.
Mais elle ne dit rien sur le vécu, acceptable ou non, de cette flagellation, et elle ne parle pas non
plus de toutes ces représentations 49. ‘[...] auditum, quod in partibus regni Allemaniae et eius
convicinis quaedam sub praetextu devotionis et agendae poenitentiae vana religio et superstitiosa
adinventio [...]’

Mansi 25, col. 1153, avec des variantes sans importances dans Baronius, Annales 25, p.

471 et Frédéricq, Corpus I, p. 200. Ce dernier texte reprend les Annales Hirsaugienses de
Trithemius, vol. II, pp. 209-211.

50. ‘Per praedicta tamen nequaquam intendimus prohibere, quin Christi fideles impositam sibi
canonice poenitentiam vel eam non impositam, dummodo recta intentione et pura devotione ad
illam peragendam procedant, in suis hospitiis vel alibi [Baronius et Frédé-

ricq : alias], absque superstitionibus, congregationibus, societatibus et conventiculis supradictis,


possint facere, et se in bonis operibus exercendo virtutum [inséré par Frédé-

ricq : actibus] Domino, prout [inséré par Baronius et Frédéricq : ipse] inspiraverit, in humilitate
spiritu deservire.’ Mansi, tome 25, col. 1155, Baronius p. 472, P. Frédéricq, Corpus I, p. 201.
Dans ce dernier texte, qui est en général moins lisible, à part les variantes indiquées, il manque
aussi les mots ‘canonice’ et ‘operibus’.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

103

qui nous ont été rapportées, souvent taxées de superstition. En particulier, rien n’est dit sur la
valeur accordée au sang que le flagellation mêlerait à celui du Christ. C’est comme si l’autorité
ecclésiastique refusait de s’immiscer dans ce que ces flagellants pouvaient avoir en tête, évitait
de discourir sur les représentations dont se nourrissait leur foi et se cantonnait dans une position
fort extérieure pour les condamner.

C’était une innovation et, surtout, cela portait atteinte à l’autorité.


La sociologie contemporaine pourrait très bien être encline à raisonner de même. C’est ce que
nous ferions si nous nous bornions à dire que ces flagellants croyaient d’une certaine façon qu’ils
étaient eux-mêmes le Christ, et que grâce à cette identification ils se sentaient bien au-dessus du
clergé. C’est donc à juste titre qu’on les considérait comme dangereux pour l’ordre ecclésiastique
établi. Mais ne ratons-nous pas, de cette façon, le détail de ce vécu psychologique qui sous-tend
l’identification au Christ par la flagellation ? Dire qu’il y a rébellion contre l’ordre établi est vrai,
mais n’explique pas la fonction symbolique de l’autoflagellation. Pourquoi ce geste prend-il une
signification de rébellion ? Et est-il d’ailleurs vraiment en première instance un geste de
rébellion, ou est-il d’abord l’expression d’un autre vécu, qui se muera après-coup en acte de
protestation ou pourra être compris comme tel ?

Le corps de la Vierge s’interpose

Jusqu’ici, nous nous sommes basés uniquement sur ce qu’on disait sur les flagellants, et les
témoins sur lesquels nous nous sommes appuyés étaient rarement en leur faveur. Au mieux, ils
étaient étonnés et ils appréciaient les effets sociaux de leur passage : conflits résolus et
adoucissement des mœurs. Par contre, ils n’exprimaient pas ce qui était vécu à l’intérieur du
groupe. À notre connaissance, un seul texte de flagellant en parle, et ce texte est sujet à caution.
L’auteur prétend, en effet, avoir fait partie du groupe mais l’aurait quitté en se rendant compte
qu’il avait été mené là par le diable. Il évoque peu le vécu à l’intérieur du groupe : il dit
seulement que si certains sont sincères dans leur dévotion, d’autres cherchent seulement de la
compagnie, veulent échapper à la peste qui sévit, profiter du produit des aumônes qu’on se
partage, voir du pays ou bien naïvement croient qu’on y apprendra à faire des miracles. Ce texte
nous apprend donc peu, et peut-être a-t-il été construit de toutes pièces pour des raisons de
contre-propagande.51

51. U. Berlière, ‘Trois traités inédits sur les flagellants de 1349’, Revue bénédictine (25)

104

LA CHAIR DE LA PASSION

Pour essayer d’entrer plus en avant dans le vécu des flagellants, nous restons donc tributaires de
ce que d’autres rapportent et de ce qui est laconiquement dit dans leur règle. Essayons néanmoins
de progresser, en nous rappelant deux éléments qui nous ont frappés : les gestes concernant la
nourriture et les rapports aux femmes.

Au sujet de la nourriture, ce qu’on nous raconte rappelle curieusement ce qui a été rapporté des
manichéens, et des cathares en particulier : ils ne touchaient pas directement à la nourriture qu’ils
devaient pourtant avaler pour ne pas mourir, et cela parce qu’elle appartenait à cette vile matière
dans laquelle leur âme spirituelle était malheureusement tombée. Les cathares allaient même
jusqu’à maudire rituellement celui qui leur apportait à manger et s’était d’une certaine façon
sacrifié pour préparer cette nourriture. Y aurait-il chez nos flagellants une croyance analogue de
type dualiste ?

L’autre élément a peut-être un lien inattendu avec le précédent : pas de relations sexuelles
pendant les trente-trois jours et demi, ne pas parler aux femmes, ne rien recevoir d’elles et avoir à
reprendre la flagellation du début quand une femme pénètre à l’intérieur du cercle qu’on forme.
À première vue, on croirait qu’il s’agit ici tout simplement de renoncer au plaisir sexuel, chose
très commune dans beaucoup de formes d’ascèse. Certains de leurs contemporains n’y ont en
effet rien vu d’autre, comme le montre la querelle entre le doyen de Courtrai et le prévôt de
l’abbaye Saint-Martin d’Ypres, l’un pour et l’autre contre les flagellants. Ils discutent assez
longuement de la façon dont les flagellants évitent les femmes, et pour eux ils est clair qu’il
s’agit tout simplement d’éviter la séduction produite par le corps féminin.52

Mais s’agit-il simplement de sacrifier les plaisirs, aussi bien ceux de la table que ceux du sexe ?
C’est ici que nous sommes frappés par l’apparition du personnage de la Vierge. C’est à elle que
les flagellants adresseront de plus en plus leurs prières, et c’est surtout elle qui est au centre des
chants qu’ils entonnent en se flagellant. On pourrait s’en tenir à une interprétation
psychanalytique assez plate : ne s’agirait-il pas simplement du retour à une bonne mère qui aime
ses fils envers et contre tout, une mère que le monothéisme chrétien a chassée du pan-théon mais
qui revient, comme une mamma increvable, au Moyen Âge pour reprendre sa place ?
Interprétation vraie, en partie, et ceux qui 1908, p. 355.

52. Le prévôt d’Ypres réplique que, même à la messe, il vaudrait peut-être mieux qu’il n’y ait
pas de femmes pour éviter la distraction : ‘Forte etiam si fieri potest sine prejudi-cio mulieris
securius esset quod in missa et oblationibus non convenirent cum precipue nudis vultibus, ne
aliquis videat eas ad concupiscendum, quia objectum delectabile praesens plus movet vel attrahit
quam non praesens.’ U. Berlière, ‘Trois traités inédits sur les flagellants de 1349’, p. 348.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

105

usent des clichés de la psychanalyse voudront conclure allègrement : on s’abstient de la femme


sous la forme de partenaire sexuelle pour ré-

gresser vers l’attachement à la mère. Pour cela il faut bien sûr refouler l’érotisme qui pourrait
être dirigé vers elle. Et ceux qui aiment manier la théorie ajouteront peut-être : si on régresse vers
cet attachement primaire, on peut comprendre que les processus de clivage et d’identification
projective, dont Mélanie Klein nous a parlé, refont leur apparition. Ce sont eux qui motivent la
promptitude avec laquelle on adopte des théories séparant radicalement le bien et le mal, comme
celles du manichéisme. Mais arrêtons ces soi-disant psychanalystes bien trop bavards, et ne
remplaçons pas trop vite l’analyse des faits par une déclamation de théories. En pratique
analytique, la théorie sert surtout à tenir l’attention en éveil. Cela a été fait. Continuons donc à
démêler, pour autant que nous le puissions, les fantasmes entrecroisés dans cet imaginaire
religieux au sein duquel on se flagelle.

Il reste encore un texte que nous n’avons pas interrogé, celui du chant que les flagellants
entonnaient et dont l’essentiel nous est parvenu. Pour autant que nous le sachions, le chant
original était en allemand, fut traduit pratiquement littéralement en flamand et a inspiré une
version un peu différente en français.53

Le texte du chant flamand commence par dire que celui qui veut prendre son âme en charge, doit
d’abord rendre l’argent qu’il aurait pris et faire ainsi ‘rougir’ son âme. Après une courte
invocation de l’aide du
‘Bon Dieu’, ceux qui veulent échapper au diable sont invités à s’avancer pour se flageller. Suit
l’invocation à la ‘Reine Marie’ pour que l’on obtienne le bon vouloir de son Fils. Puis le Christ
intervient, sur sa croix rouge de sang, et il dit au flagellant : ‘Vois comme moi je souffre ! Et toi,
que souffriras-tu pour moi ?’ Celui-ci demandant alors au Christ d’accepter qu’il verse à son tour
son sang pour ses péchés.

Une invocation à la Vierge suit à nouveau, cette fois-ci sous les titres de ‘Mère, Reine’ et ‘Mère
et pure Vierge’. Après un appel à pleurer et à fuir le péché, Marie au Calvaire est évoquée : Elle
a dû souffrir ellemême et ressentir comme un glaive qui lui transperçait le cœur ! Puis, après
avoir rappelé que le Christ avait reçu du fiel à boire, les flagellants sont invités à élever les bras
et à se laisser tomber en croix.

Suivent quatre vers que nous retrouverons exactement traduits dans le refrain de la version
française où ils seront repris trois fois :54

53. On trouve le chant flamand dans Frédéricq, Corpus II, pp. 136-139, et le chant français dans
Corpus III, pp. 23-28. Ce dernier a été contrôlé sur l’original de la Chronique des rois de France
par le frère Guillaume de Nangis.

54. Le texte se trouve respectivement dans Frédéricq, Corpus II, p. 138 et III, p. 25 : Jesus, dorch
dine namen dry,

Jhésus, par tes trois dignes noms,

106

LA CHAIR DE LA PASSION

Jésus, par tes trois dignes noms

fais nous de nos péchés pardon

Jésus, par tes cinq rouges plaies

de mort soudaine nous délivre.

Suit une injonction à ne pas devenir l’objet du ricanement du diable et donc à fuir l’orgueil,
vraisemblablement toujours perçu comme le vice de base, comme c’était déjà le cas dans
l’ancienne tradition monastique.55 Puis, après une nouvelle invocation à Marie dont il est dit
qu’elle a intercédé au moment où le Christ voulait faire périr le monde, viennent d’autres péchés
plus précis : le mensonge, le parjure, l’usure, le meurtre et le brigandage. Notons en passant que
la luxure, que la tradition considérait comme second vice, après l’orgueil, n’est pas mentionnée.
On rappelle à nouveau que grâce à Marie le monde n’a pas été détruit, on prévient le pécheur que
saint Pierre monte la garde à la porte du paradis et qu’on sera mené par lui devant la Reine. Sans
la moindre mention du Christ comme juge, le chant conclut par une invocation à saint Michel en
lui demandant de sauvegarder le croyant de l’enfer à cause de la mort du Sauveur.
Le chant français reprend en gros les mêmes thèmes. Mais si on reconnaît au passage plusieurs
formules, ce qui frappe surtout, c’est qu’il amplifie les titres attribués à Marie. Elle est appelée
‘Marie, vierge reine, temple de virginité, glorieuse chair divine’ et ‘dame angélique’

(strophe 3), ‘royal vierge corps Marie’ (strophe 9), et puis ‘reine, pure et aimable, belle, étoile de
la mer, lune où Dieu se cacha, saint rejeton, rose excellente’ (strophe 12),56 ‘créatrice de
créature’, ‘douce, royale Vierge, pure’ (strophe 13).57 On insiste beaucoup sur le corps de
Marie, sur sa chair plus précisément, dont le caractère non corrompu est nu make uns hier van
sunde vry

Fay nous de nos péchiez pardons ;

Jesus, dor dine wunden rod,

Jhésus, par tes cinq rouges playes,

behod uns von den gehen dod.

De mort soudaine nous deslayes.

55. Voir mon article ‘Passions and Virtues’, dans: F. Vosmans & K.-W. Merks (dir.), Aiming at
Happiness. The Moral Teaching in the Catechism of the Catholic Church. An Analysis and
Commentary, Kampen, Kok Pharos, 1996, pp. 93-112.

56. (Strophe 12)

Ave, regina, pure et gente

Ave, saincte glorieuse ente !

Très-haulte, ave, maris stella !

Ave, tu plena gratia !

Ave, précieuse jovante [jeunesse],

Faictes finer [finir], rose excellente,

Lune où Dieu s’esconsa [se cacha] !

Le mortuaire [l’épidémie] qui ores va.

57. (Strophe 13)

O créeresse de créature,

Hée ! doulce, royaux vierge et pure,

Qui oncques ne fustes créé,


Priez que pour nous soit pitez ;

Défendez-nous de grief morsure :

Au peuple laissez l’œuvre obscure

Sire Dieu et vous afrenez [appaisez]

De péchié ; si vous amendez.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

107

souligné. Il est dit d’ailleurs la même chose de la chair du Christ ou, comme il est littéralement
dit dans le texte, de la chair de Dieu,58

tandis que pour les humains il est question de ‘notre chair vilaine’.59

Un des titres qui reviendront continuellement, et qui fait partie du refrain chanté encore de nos
jours à San Vicente, est celui de ‘Marie, étoile de la mer’.60 Il remonte à un des premiers
cantiques à Notre Dame, l’ Ave maris stella, qui date du début du neuvième siècle et qui est
considéré comme un des plus importants tournants de l’hymnologie mariale.61 On ne sait pas
bien d’où vient l’image, mais on l’explique traditionnellement en disant que Marie rassemble
dans sa personne deux pôles opposés, le divin et l’humain, comme le ciel et la mer. De plus,
Marie indique la direction à suivre, la mer représentant traditionnellement la vie humaine avec
tout ce que celle-ci peut compter de houleux. Dans l’hymne, Marie est aussi appelée la nouvelle
Ève, et on lui confie le pouvoir de pardonner, chose traditionnellement réservée à Dieu le Père ou
au Christ, qui doivent donc céder ici la place à la Notre Dame.

Notons encore que dans l’énumération des péchés qu’il faut éradiquer, les choses très concrètes
comme le meurtre, l’usure et le brigandage, qui faisaient partie du chant flamand, n’apparaissent
plus dans la version française. On y trouve par contre une série de vices issue de la tradition
monastique, comme la paresse, la gloutonnerie, la colère, l’avarice et la ‘lècherie’ (gourmandise).
Vu la place que la luxure prend dans cette spiritualité, il est encore plus curieux qu’elle manque
ici à l’appel tandis que la retenue dans le registre alimentaire revient deux fois, au lieu d’une.

Ce qui nous surprend dans les deux chants, c’est que nous y voyons bien moins une fascination
par le sang du Christ et une incorporation à sa personne qu’une supplication à la Vierge. Bien
sûr, le Christ en croix 58. (Strophe 4)

‘O roy des roy, char précieuse,

Et la fut grief et douloureuse,

Dieux Pères, Filz, sains Esperis,

Car du saint sang bénéis


Vostre sainctisme char glorieuse

Fut la croix vermeille et hideuse :

Fut pendue en croix par les juifs ;

Loons Dieu, et batons nos pis.’

59. Strophe 8 : ‘Or rebattons nostre char villaine, ...’

60. Ce terme, entendu si souvent dans mon enfance, n’avait pas retenu mon attention alors qu’il
revenait chaque fois dans le refrain chanté pendant le chemin de croix à San Vicente (‘Reina del
cielo, Estrella del mar, alcánzame gracia para no pecar’). Il fallut qu’un étudiant protestant me
pose la question, et qu’il la répète à un membre de la confrérie, pour que je m’arrête à l’image et
remarque sa présence dans le texte du cantique des flagellants datant de 1349.

61. ‘Ein außerordentlich wichtiger Wendepunkt ist der berühmte Marienhymnus “Ave maris
stella” aus der Zeit um oder nach 800.’ J. Szövérffy, Marianische Motivik der Hymnen, Leiden,
Classical Folia Editions/Brill, 1985, p. 14.

108

LA CHAIR DE LA PASSION

est invoqué, il est dit que cette croix est rouge de sang, et la chanson commence par le Christ
s’adressant au flagellant : ‘J’ai tellement souffert pour toi ! Que vas-tu faire à ton tour ?’. Mais
très vite, Marie est au centre de l’attention, particulièrement dans le chant français.

C’est elle qu’on invoque et qu’on implore pour qu’elle intervienne en faveur des pécheurs. Ne
nous contentons pourtant pas de remarquer, banalement, que Marie y fait office de bonne mère,
qui console et cajole ses fils perdus et qui comprend leurs faiblesses. Non que cela ne soit pas
vrai : c’est d’ailleurs cette voie qu’on indiquera à la piété populaire. Mais Marie n’est pas
seulement une bonne mère : elle a un corps différent du corps humain. Et cela donne une autre
dimension à la flagellation que celle qui consisterait à provoquer les sentiments de pitié d’une
mère.

Pour voir cela, il faut bien comprendre ce que la virginité de Marie veut dire à cette époque. De
nos jours, nous pensons en premier lieu au fait que la Marie n’a pas eu de relations sexuelles et
que le Christ est né, par conséquent, d’une fécondation attribuée au Saint-Esprit. Ce n’est
pourtant pas de cela qu’il s’agit en premier lieu. Non pas que la naissance virginale du Christ soit
niée, mais elle n’est pas la chose sur laquelle on s’attarde, et ce n’est d’ailleurs pas un si grand
miracle, vu les idées qu’on avait alors de la reproduction humaine. À cette époque, on n’avait
connaissance ni de cellules spermatiques, ni d’ovules, et on croyait que l’embryon tirait sa
matière du sang menstruel de la mère.

Fidèle aux conceptions antiques, la médecine d’alors croyait que l’embryon se solidifiait à la
manière du fromage pour recevoir ensuite et successivement ses trois âmes : celle des végétaux,
celle des animaux, et finalement celle des humains (l’âme végétative, l’âme sensitive, et l’âme
rationnelle). De cette dernière, la science chrétienne croyait, à la suite d’Augustin, qu’elle était
directement insufflée par Dieu. Le seul miracle que Dieu avait donc dû faire dans le cas du
Christ, c’était de pourvoir aussi à l’installation des deux âmes précédentes, des âmes moins
complexes — peu de chose, donc.62

Non, ce n’est pas l’absence de relations sexuelles qui est au centre de la représentation de Marie
comme Vierge. C’est le fait qu’elle soit faite d’un corps différent, non corrompu par le péché, un
corps intermédiaire entre le divin et l’humain.63 Sa virginité est mise en relation 62. Voir, par
exemple, la description du fœtus chez Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, qu. 118.

63. Ce qui, en bonne orthodoxie, définira l’Immaculée Conception selon laquelle Marie a été
conçue dans le sein de sa mère, sainte Anne, sans être chargée du péché originel.

Cette conception n’avait rien de virginal : on a donné au père de Marie le nom de Joachim.

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

109

avec son corps qui est un corps spirituel parce que c’est en lui que la divinité s’incarna, comme
le soleil qui s’éclipse en se fondant dans la lune.64 L’idée de l’Immaculée Conception, qui fera
fortune plus tard, prend forme ici, et cette idée exprime le fait que la chair de Marie soit
différente de celle des autres humains. L’idée de l’Immaculée Conception n’a d’ailleurs rien à
voir avec la naissance virginale du Christ, car la conception dont il s’agit là, c’est celle de Marie :
elle aurait été conçue par ses parents sans être porteuse du péché originel. Il s’agit donc du corps
de la Vierge, qui serait différent, sans concupiscence notamment.

La façon de concevoir le corps de la Vierge rappelle des conceptions gnostiques, datant des
premiers siècles, dont on se demande si elles n’ont pas survécu plus longtemps que l’on croit,
échappant à l’œil vigilant de l’orthodoxie. Dans leurs récits de la Création, par exemple dans l’
Apocryphe de Jean, Dieu le Père crée de sa propre pensée ou de son reflet, en se dédoublant
d’une certaine façon, un être féminin. C’est de cet être féminin, qui est aussi ‘trois fois mâle’ et
androgyne, que procédera l’homme.65 Est-ce le fantasme d’une première figure féminine, d’un
premier corps divin, qui serait à la source de la création ?

Revenons aux chants de nos flagellants et aux fantasmes auxquels ils peuvent inviter. On
demande à Marie de prendre pitié des flagellants et d’intercéder auprès de son fils, mais on ne
fait pas simplement appel au sentiment maternel vis-à-vis de la souffrance de ses enfants. On
flatte Marie pour son corps céleste, parfait, presque divin, on fait en un certain sens appel à son
narcissisme. C’est en marquant le contraste avec le corps de ses fils qu’on veut la séduire pour
qu’elle partage avec eux sa corporéité. Si cela est vrai, l’important dans la flagellation n’est pas
de souffrir et de payer une partie de la dette qu’on a accumulée par les péchés en offrant en
compensation du plaisir à un dieu ou une déesse qui prend plaisir à la souffrance.66 C’est
manifester et sentir soi-même profondément que ‘la chair est vilaine’, que son propre corps est
de mauvaise composition, et demander que l’autre corporéité se 64. C’est la même idée qui a
donné naissance au terme de bain-marie, dont peu de cuisinières s’imaginent l’origine religieuse
: tout comme le feu passe par son contraire, l’eau, pour parvenir à son résultat, ainsi la divinité
est passée par l’humanité.
65. M. Waldstein & Fr. Wisse, The Apocryphon of John, Leyde, Brill, 1995. On trouvera une
traduction française plus ancienne dans M. Tardieu, Écrits gnostiques. Codex de Berlin (Sources
gnostiques et manichéennes 1), Paris, Cerf, 1984.

66. C’est l’interprétation de Nietzsche dans son Zur Genealogie der Moral (1887), dans
Kritische Studienausgabe, vol. V, Munich, DTV, 1999; trad. fr.: La généalogie de la morale,
dans: Fr. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1971.

110

LA CHAIR DE LA PASSION

donne en partage. La flagellation procurerait donc le sentiment d’un corps différent.

Dans ce sens, on comprend mieux le rapport entre le mépris pour la nourriture et la relation à la
Vierge, chose qu’une interprétation de Marie comme bonne mère rendrait plus malaisée puisque,
généralement, une mère aime qu’on mange. De cette façon on voit aussi une certaine cohérence
entre la relation au Christ, qui est une relation de sang partagé, et la déploration admirative de la
Vierge souveraine. Dans les deux cas il y a le désir ardent de faire partie du corps de l’autre, bien
que la façon d’y entrer soit fort différente. La peur que ces fantasmes peuvent engendrer est
d’ailleurs différente, elle aussi. Dans la relation au Christ, il y a plus de violence, plus
d’affrontement amoureux, de corps à corps pour préparer la fusion. Dans le rapport à la Vierge,
mère intouchable et asexuée pour éviter les émois incestueux, on se contente de sentir sa chaleur
quand on se blottit sous son manteau.

Peut-être pouvons-nous ressentir maintenant quelque chose de ce qu’on peut vivre pendant qu’on
se flagelle. À la différence des cou-teaux ou des autres instruments de torture qu’on applique à
une partie bien déterminée du corps, les verges, les tresses ou les lanières sont lancées et c’est
avec une certaine autonomie qu’elles atterrissent quelque part sur les épaules ou le dos. Les
fouets ne pénètrent pas dans le corps comme un couteau le ferait. Ils glissent sur la peau vers des
endroits qu’on ne peut prévoir exactement, et quand ils prennent un bout de peau, c’est en
l’arrachant à la volée et non en la découpant. Avant de mordre, le cuir en particulier enveloppe le
corps, et ce n’est que parce qu’il ne peut aller plus loin que, brusquement, il s’arrête. À bout de
course, il passe alors le relais à ces fameux ‘scorpions’, ces pointes ou crochets dont il est garni.

En faisant ainsi rougir son corps, en le faisant en un sens prendre feu, on peut concevoir qu’on se
sente dépersonnalisé et devenir l’autre.

De corps vil on est devenu à son tour corps extatique, corps céleste.

C’est probablement de cette façon qu’on se sent libéré du péché, parce qu’on a acquis la
substance du Christ. Quant au rôle de Marie, elle fait peut-être ici figure de médiatrice, mais de
médiatrice quant au rapport au corps : elle se pose comme garante du corps et elle empêche que
le fantasme de fusion ne se traduise par l’implosion de l’individualité.

Cette façon de chercher à se purifier du péché tranche fort sur la pénitence et l’ascèse qu’on
faisait dans la vie monastique. Bien sûr, là aussi on mortifiait la chair en vue de la vie future, y
dépréciant probablement le corps, même si des esprits éclairés comme Thomas d’Aquin n’ont pu
concevoir la vie dans l’au-delà autrement que comme la pro-

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

111

longation du bonheur que nous pouvons déjà goûter sur terre.67 Sans l’expérience du plaisir des
tables d’ici-bas, le festin céleste n’avait pas de sens. S’il fallait le mériter et faire pénitence pour
ses fautes, cela restait néanmoins à un niveau très humain et ne prenait pas ces formes extatiques
qui voulaient échapper à la condition humaine. Il en allait ainsi aussi pour la flagellation, quand
on l’appliquait dans les monastè-

res.

Les deux types de flagellations

Quand ils parlent des flagellants, tous les chroniqueurs disent qu’il s’agissait de quelque chose
qu’on n’avait encore jamais vu, et ceux qui critiquent leur façon de faire pénitence emploient
toujours l’argument de la ‘nouveauté’. Pourtant, puisque la flagellation existait déjà dans les
couvents, on devait bien savoir de quoi il s’agissait. Eh bien, non. Faut-il en conclure que la
flagellation, initiée par Pierre Damien, ne s’était pas encore répandue partout et que notre abbé
de Saint-Martin à Tournai, Li Muisis, ne la connaissait pas ? Ou faut-il dire que l’on ne
reconnaissait en rien la flagellation des moines dans la pratique des flagellants ? Probablement
les deux choses à la fois.

En effet, le même Li Muisis a décrit en 1347, donc deux ans avant l’apparition des flagellants, la
façon dont la flagellation se pratiquait autrefois dans son monastère. Une surprise de taille attend
le lecteur.

Dans la description faite par notre père abbé, qui a dépassé les soixante-dix ans et qui fait l’éloge
du bon vieux temps où on se soumettait encore à la vraie discipline monastique, il ne s’agit pas
d’une autoflagellation, mais d’une flagellation qu’on demande à un autre moine.

Celui qui veut recevoir la discipline, nous dit-il, doit demander ce service à un confrère qui est
prêtre. Les deux iront ensuite à la chapelle de Saint-Augustin dont ils fermeront la porte, pour
qu’on voie que le lieu est occupé. Dans cette chapelle, un siège est prévu pour l’exercice ainsi
qu’un fouet, caché quelque part. Le moine qui demande la discipline se dévêt ‘comme au
chapitre’ et, le dos nu, se met à réciter la formule classique de la confession des péchés du début
de la messe : le Confiteor ainsi que les prières en répons qui suivent. Pendant ce temps, trois fois
trois coups de verges sont donnés au pénitent, et le tout est 67. C’est l’armature centrale sur
laquelle est construite la seconde partie de la Somme théologique, où le schéma de l’ Éthique à
Nicomaque d’Aristote est repris et christianisé en l’insérant dans l’ordre de la création : le but de
la vie est le bonheur, et comme l’homme a été créé, cette aspiration ne saurait être vaine. Nous
trouverons donc au ciel l’accomplissement des désirs que le Créateur a disposés en nous.

112
LA CHAIR DE LA PASSION

repris cinq, sept ou neuf fois, avec des coups plus ou moins forts, d’après la dévotion de celui qui
demande à être discipliné.68

Cette description confirme donc l’hypothèse faite plus haut selon laquelle l’autoflagellation
n’était pas aussi courante dans les couvents que l’on avait tendance à le croire en la faisant
remonter à Pierre Damien. Allons au bout de notre curiosité, et demandons-nous ce qu’est cette
façon de se dévêtir ‘comme au chapitre’, en ayant à la mémoire les discussions provoquées par le
fait que Pierre Damien voulait absolument qu’on se flagellât nu. Li Muisis donne une description
très précise de cette réunion de la communauté monastique qu’on appelle ‘le chapitre’, où il est
beaucoup moins question de la façon dont on délibère que de la façon dont on punit les fautes
commises par un des moines. Il distingue deux formes de correction par flagellation, la discipline
‘simple’ pour les fautes légères, et la discipline ‘régulière’

pour les fautes plus graves. Dans le premier cas, les coupables devaient se dévêtir mais gardaient
une chemise de laine, et c’est sur celle-là qu’on les frappait avec une longue verge pendant qu’ils
demandaient pardon, étendus à terre, le reste de leurs vêtements sur la tête. Dans le cas de la
discipline régulière, ils restaient assis, mais tous les vêtements, la chemise de laine comprise,
étaient relevés au-dessus de leur tête et ils étaient frappés sur leur dos.69 Notre abbé prend
d’ailleurs bien soin 68. ‘Caput XII. Modus consuetus accipiendi disciplinas antiquitus.

Monachus recipere volens disciplinam debet vocare unum commonachum suum sacerdo-tum et
sic ambo debent ire in capellam sancti Augustini et claudere post se hostium ut transeuntes
percipiant locum esse occupatum.

In capella autem debet esse sedes apta et semper una virga abscondita. Recipere autem volens
disciplinam debet sedere et se devestire sicut in capitulo, apparente dorso nudo, et debet incipere
et dicere Confiteor Domino Deo etc. Quo finito, monachus dans disciplinam debet tenere virgam
in manu et percutiens super nudum dorsum debet dicere Misere-atur vestri omnipotens Deus, et
dimissis omnibus peccatis vestris, perducat vos ad vitam eternam. Item tres ictus feriendo dicat :
Indulgentiam, absolutionem et remissionem omnium peccatorum vestrorum tribuat vobis
omnipotens et misericors Dominus. Amen.

Item tres ictus feriendo supra dorsum dicat : In nomine Patris et Filij et Spiritus Sancti.

Amen. Recipiens autem disciplinam debet itrato incipere Confiteor sicut prius, et monachus dans
disciplinam debet facere et dicere ut superius dictum est. Et sic secundum devotionem recipientis
debet fieri, verberando dulciter vel fortiter, quinque vicibus vel septem vel novem. Et post
recipiens potest se revestire.’ A. D’Haenens, ‘Le Tractatus de consuetudinibus de Gilles Li
Muisis (1347)’, Bulletin de la Commission Royale d’Histoire

- Handelingen van de Koninklijke Commissie voor Geschiedenis, CXXIV, 1959, pp. 193-194.

69. ‘Eratque magna differentia in capitulo inter simplicem disciplinam et regularem, quia hijs qui
capitulum tenebat iniungebat pro aliqua levi culpa simplicem disciplinam. Et tunc se
devestiebant se genibus flexis et ponebant vestes suas praeter stamineam super caput suum et
proiciebant se super natam sicut petitur venia et de una virga longa super stamineam
corrigebantur ad nutum presidentis.

Pro culpis autem maioribus iungebatur a presidente disciplina regularis. Et tunc monachi seu
conversi sedendo totas vestes suas cum staminea ponebant super caput suum et super carnem
nudam de virga corrigebantur ad nutum presidentis, et erant omnes cincti

LE MOUVEMENT LAÏC DES FLAGELLANTS

113

de dire qu’ils gardaient un caleçon et qu’ils n’étaient pas complètement nus.

Notons la terminologie de ‘discipline’, qui apparaît ici et que nous ne retrouvons pas quand on
parle des groupes de flagellants. Il s’agit de supporter un nombre de coups déterminé d’avance
ou rituellement réglé, et cette insertion dans un contexte bien ordonné tranche particulièrement
sur la démesure qui pouvait se produire chez les flagellants

— bien que, là aussi, un minimum de structure ait été imposé pour permettre des gestes bien plus
extatiques. La symbolique du sang est tout à fait absente chez ces moines et la participation à la
souffrance du Christ, sans exclure qu’elle soit présente, n’est pas mise en exergue. Et puis,
surtout, pour se flageller, il faut se confier à quelqu’un d’autre.

On ne se flagelle pas soi-même. Craint-on une érotisation possible de la relation


disciplinant/discipliné et est-ce la raison pour laquelle notre père abbé insiste sur le fait que celui
qui reçoit la discipline ne doit pas être tout à fait nu ? Peut-être, mais n’oublions pas que ce
même témoin verra deux années plus tard dans l’effronterie de la mode, qui moule trop bien les
fesses, un des signes du relâchement moral qui devait provoquer la colère divine et motiver la
peste. Ce n’est donc pas nécessairement par suspicion d’une relation sadomasochiste érotisée que
les remarques sur les vêtements à garder doivent être prises. Notre père abbé fuit tout érotisme.

Cette flagellation ou cette discipline dans les couvents est en tout cas fort différente du vécu des
flagellants, même si le geste peut prêter à assimilation. La description par Li Muisis des usages
dans son abbaye prouve en tout cas que l’autoflagellation n’y était pas commune. Cela semble
aussi être vrai pour le peuple avant l’explosion des mouvements de flagellants. Quand, vers
1191, le célèbre prédicateur Fulco amena la foule parisienne à se repentir d’un mode de vie trop
frivole, elle se présenta devant lui avec des verges et des courroies à la main, mais le texte ne
donne pas l’impression qu’elle ait songé à se flageller elle-mê-

me.70 Cela ne prouve pas, pour autant, que ce n’était pas le cas super stamineam, et secundum
quantitatem culpe poterant tenentes capitulum auferre prebendam vini et piscium et abstinentiam
facere pluribus diebus et reddere in refectorio.’

Ibid. , p. 172. La traduction de ‘cincti super stamineam’ serait à comprendre, d’après mon
collègue A. Hilhorst, au sens de ‘ils étaient encore enveloppés en plus de leur chemise de laine
(staminea)’, c’est-à-dire ils portaient un caleçon.

70. Ce qui ne veut pas dire que Fulco lui-même l’ait flagellée, comme le suggère la
Realenzyklopädie für protestantische Theologie und Kirche, art. ‘Geißelung — kirchliche’, vol.
VI, Leipzig, Hinrich, 1899, p. 434. La source est L’histoire occidentale de Jacques de Vitry, qui
donne ceci dans l’édition critique de J.F. Hinnebusch, The Historia Occidentalis of Jacques de
Vitry. A Critical Edition (Spicilegium Friburgense 17), Fribourg, Presses Universitaires, 1972, p.
96: ‘Aperuit ei Dominus sensum, ut intelligeret scripturas, et verbis eius tantam addidit gratiam,
ut multi, puncti et compuncti ad penitentiam, exutis

114

LA CHAIR DE LA PASSION

ailleurs. Rappelons-nous que la Bulle condamnant les flagellants affirmait explicitement ne pas
vouloir interdire la pénitence que des chré-

tiens s’imposent de leur propre initiative si elle se fait par vraie dévotion et discrètement.
Néanmoins, vu les autres indices que nous trouverons plus loin, nous serions tentés de situer
l’apparition de cette autoflagellation régulière ou de la discipline qu’on s’administre soi-même
plus tard, au début de la Contre-Réforme. Et cela surtout sous l’influence des jésuites qui
falsifieront l’histoire pour suggérer que cette pratique était fort ancienne.

vestibus et pedibus discalciatis, virgas seu corrigias in manibus portantes, ad pedes eius
prosternerentur, peccata sua coram omnibus confitentes et eius voluntati et mandato se et sua
penitus exponentes. Ille autem, Domino gratias agens qui potens est de lapidibus suscitare filios
Abrahe, omnes in osculo pacis recipiens, ...’.

CHAPITRE V

DISCIPLINER LA FLAGELLATION :

DE JEAN GERSON À HENRI III

La filiation des flagellants

C’est au moment où les flagellants allaient quitter la Flandre pour entrer en France que Philippe
de Valois fit appel au pape. Clément VI les condamna par sa Bulle Inter sollicitudines du 20
octobre 1349. On perd leur trace alors qu’ils sont en route pour Avignon en espérant faire
changer le pape d’avis. Pendant un demi-siècle, ils renaissent à plusieurs reprises en différents
endroits, parfois sous des formes si curieuses qu’il est difficile de parler de filiation. Ainsi, en
Flandre et en certains régions d’Allemagne, des ‘danseurs’ apparaissent.1 C’est de nouveau un
mouvement contestant le pouvoir du clergé. Les participants dansaient à moitié nus, comme
possédés du démon, jusqu’à ce qu’ils tombent. On disait qu’ils dansaient en sautant aussi haut
parce qu’ils avaient l’impression de devoir traverser une mare de sang... Mais ce spectacle a été
considéré comme trop grotesque pour que des études lui soient consacrées. Dommage ! Faute de
savoir si les contemporains percevaient ces danseurs comme une variante des flagellants, nous
devons nous borner à supposer qu’il s’agissait dans les deux cas d’actes extatiques de
protestation contre un ordre social qui tentait d’imposer le conformisme du for intérieur, sans
pouvoir mieux comprendre l’un par l’autre.

Pendant ce temps, les confréries de pénitents, dont nous avons signalé l’existence déjà un siècle
avant celle des flagellants du quatorzième siècle, continuaient à exister, et l’on s’y flagellait
aussi. Nous 1. P. Frédéricq, ‘De secten der geeselaars en der dansers in de Nederlanden tijdens
de 14e eeuw’, Mémoires de l’académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de
Belgique 53, 1895-1898, Bruxelles, Hayez, pp. 1-62. E.G. Förstemann signale dans son Die
christliche Geisslergesellschaften leur apparition en Allemagne, tout en disant qu’ils ne faut pas
les confondre avec les flagellants.

116

LA CHAIR DE LA PASSION

sommes renseignés surtout sur l’essor de ces confréries en Italie.2 Ces organisations de laïcs
restaient dans le giron de l’Église, mais combi-naient leur fonction de groupe de spiritualité avec
celle d’entre-aide sociale. Il en est sorti le mouvement des Bianchi et des Battuti, dont on discute
pour savoir s’ils doivent être considérés comme de ‘vrais’

flagellants.3 À la même époque, la dévotion franciscaine prenait de l’ampleur. François d’Assise


ayant repris à son compte l’idée des fraternités de pénitents, il est probable que c’est sous
l’influence du mouvement qu’il a engendré que la flagellation, prise comme pratique ascétique
d’identification au Christ, s’est popularisée. C’est du moins ce qu’on affirme au seizième et dix-
septième siècle : la pratique de la flagellation est devenue courante par les franciscains et les
jésuites.

Nous sommes finalement assez mal informés sur la flagellation dans les confréries du quinzième
siècle. Il n’y a vraisemblablement pas eu de discussions théologiques qui ont retenu l’attention
de la tradition. Les textes toujours cités passent de la Bulle de Clément VI (1349) à la querelle
entre Jean Gerson et Vincent Ferrier (1417) et ils ont trait à des mouvements de flagellations
publiques. Certains fils conducteurs concernant la diffusion de ces confréries apparaissent
néanmoins. Gênes semble avoir été un des centres d’où elles se sont diffusées dans d’autres pays.
En Espagne, les Génois reçurent en 1487 l’autorisation de former une confrérie de disciplinants
et d’avoir leur chapelle à Valence, et les chroniqueurs du quinzième siècle affirment également
que ce sont les Génois qui ont introduit la coutume en Espagne.4 À

2. Voir les actes déjà cités du congrès de Pérouse, Il movimento dei disciplinati nel settimo
centenario dal suo inizio (Perugia — 1260), Ronald F.E. Weissman, Ritual Brotherhood in
Renaissance Florence, New-York, Academic Press, 1982 ainsi que l’article plus succinct de
Catherine Vincent, ‘Discipline du corps et de l’esprit chez les flagellants au Moyen Âge’, Revue
historique n°615 (juillet/septembre 2000), pp. 593-614.

3. Daniel E. Bornstein, The Bianchi of 1399. Popular Devotion in Medieval Italy, Ithaca, Cornell
University Press, 1993.

4. Voir J. Puyol, ‘Plática de disciplinantes’, dans : Estudios eruditos in memoriam de Adolfo


Bonilla y San Martín, Madrid, 1927, pp. 241-266, ainsi que G. Llompart, ‘Desfile iconográfico
de penitentes españoles (Siglos XVI al XX)’, Revista de Dialectología y Tradiciones Populares
(Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Instituto Miguel de Cervantes) 25 (1969) pp.
43-45. Ce dernier donne comme source pour la confrérie érigée à Valence en 1487 : J. Teixidor,
Antiguedades de Valencia, 2, p. 369, et pour les chroniqueurs : A. de Santa Cruz, Crónica del
Imperador Carlos V (éd.: Madrid, 1923), 27, qui en parle à propos des processions des rogations
en 1539, et G.F. de Oviedo, Las quincagenas, 1 (éd.: Madrid, 1880). Ce dernier écrit vers 1556 :
‘En especial en nuestra España han introducido esa su devoción; aquel jueves de la Cena se
azotan así los ginoveses como otros de nuestros españoles, lo cual sin duda parece cosa muy
devota, e tienen su cofradía y orden para ello y su sacos y capirotes de auge hechos para este
efecto’.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

117

Marseille, c’est aussi le modèle de Gênes qui est repris quand apparaît en 1499 la première
confrérie de disciplinati en France.5

Les franciscains ont probablement joué un rôle déterminant dans la propagation de la pratique,
avant que les jésuites prennent le relais.

Pour l’Espagne, en tout cas, c’est autour de leurs couvents que nous trouvons le plus de
confréries de la Sainte-Croix, où l’on se flagelle.

Devant la retenue causée par les textes de Jean Gerson, dont nous parlerons ultérieurement et
qu’on n’avait vraisemblablement pas oubliés, certaines confréries éprouvèrent pourtant des
scrupules. C’était le cas de celle de Tolède. Pour apaiser leur conscience le cardinal Fran-cisco
de Quiñones, franciscain, demanda au pape des indulgences spéciales pour cette confrérie, et
celui-ci les lui concéda en 1536.6 Paul III (1534-1549) écrivit à cette occasion qu’à condition de
se confesser et de communier régulièrement, ‘on peut reconnaître la valeur de la discipline tant
pour dompter la sensualité que pour faire pénitence, offrir de la satisfaction pour les péchés du
monde, calmer le courroux de Dieu et obtenir son pardon. Dans ces cas, la discipline n’est pas
répréhensible mais sainte et digne de louanges.’7 Ce texte fut rapidement traduit et fit le tour de
l’Espagne. Nous le retrouvons dans beaucoup de règles de la région de la Rioja.

Notons la terminologie de ‘disciplinants’ qui s’est installée entre-temps — si nos sources sont
fidèles et si les auteurs ne projettent pas dans le passé un terme qui ne deviendra habituel qu’au
quinzième siècle. Peut-être ce terme convient-il en effet à la flagellation pratiquée dans les
confréries et était-il employé en Italie où on l’avait repris de l’usage monastique. Par contre,
l’Espagne a connu une résurgence de la flagellation du type des mouvements du quatorzième
siècle, autour de Vincent Ferrier. Ce mouvement a été très important et a provoqué des
discussions théologiques qui seront continuellement remémorées. Il reste néanmoins difficile de
dire si les confréries de disciplinants qui se propageront avec force en Espagne au seizième
siècle, sont héritières des Génois, de Vincent Ferrier ou, ce qui est peut-être plus probable, des
franciscains et du recyclage de toutes ces influences par les jésuites.

5. Ch. Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France, XIIIe-XVe siècle, Paris,
Albin Michel, 1994, pp. 120 et 234.

6. F. Labarga García, Las cofradías de la Vera Cruz en La Rioja, pp. 82-86.

7. Cité par F. Labarga García, Las cofradías de la Vera Cruz en La Rioja, p. 84.
118

LA CHAIR DE LA PASSION

Vincent Ferrier et Jean Gerson

Revenons aux incontestables ‘flagellants’. On les retrouve, à la fin du quatorzième siècle, où un


personnage important rend de la vigueur à la pratique : Vincent Ferrier.8 Ce dominicain né à
Valence en 1350, avait été professeur de théologie dans la même ville avant de devenir de 1395 à
1397 grand-pénitencier à la cour papale d’Avignon. Est-ce là qu’il a fait la connaissance des
confréries de flagellants qui s’y étaient installées suivant l’exemple de celles d’Italie ? En tout
cas, après être retourné pour quelques années à Valence, il devint prédicateur ambu-lant. Il mena
une grande campagne qui le fit passer de 1399 à 1409 par la Catalogne, Marseille, la Côte
d’Azur, le nord de l’Italie, Genève, Lausanne et Fribourg. En prêchant la pénitence, il annonçait
la venue de l’Antéchrist et il traînait des groupes de flagellants derrière lui. Ses paroles étaient
dures, elles semblaient parfois sectaires, et aujourd’hui encore on débat pour savoir si ce saint est
resté dans les limites de l’orthodoxie. Plus particulièrement, on n’est pas d’accord sur la portée
exacte des pratiques de pénitence qu’il favorisait et sur la façon dont il promouvait la
flagellation.9 Quoi qu’il en soit, certaines plaintes, dont nous ne connaissons pas le détail, étaient
arrivées au concile de Constance (1414-1418), et il y avait d’autant plus de raisons d’y prêter
attention que Vincent Ferrier, après s’être établi quelques années en Catalogne, avait repris ses
tournées en 1416 et avait déplacé son terrain d’action vers la France. Pendant la semaine sainte
1416 il avait prêché à Toulouse et il y avait fait monter une telle ferveur que des centaines de
personnes, et même des théologiens, s’étaient flagellés.10

Les pères conciliaires devaient néanmoins être prudents. Ce visionnaire était aussi un fin
politique. Il était intervenu efficacement pour convaincre le roi d’Aragon de ne plus reconnaître
Benoît XIII (Pierre Lune), un des trois papes qui se disputaient la papauté. Le concile de
Constance, qui essayait de remédier à cette situation de schisme en Occident, devait en être
reconnaissant à Vincent Ferrier. C’est donc 8. J.M. de Garganta & V. Forcada, Biografía y
escritos de San Vicente Ferrer, Madrid, Bibliotheca de autores cristianos, 1956. Sur les
flagellants : pp. 46-51, 131, 207, 227-232.

9. Voir P. M. Cátedra García, Sermón, sociedad y literatura en la Edad Media. San Vicente
Ferrer en Castilla (1411-1412), (Salamanca), Junta de Castilla y Léon, Consejería de Cultura y
Turismo, 1994, p. 228.

10. ‘Cada noche se hacía una solemne procesión, a la cual acudía innumerable gente, y se
disciplinaban en ella muchas personas, en tanto número, que se halló por cuenta que en la
primera noche se disciplinaron más de cuatro-cientos muchachos. Y tal día hubo que se hallaron
entre los disciplinantes poco menos de cien doctores o bachilleres en teología o leyes, que
haciendo pública penitencia se azotaban.’ Vie de Vincent Férrier par J. Antist (1575), dans J.M.
de Garganta & V. Forcada, Biografía y escritos de San Vicente Ferrer, p. 208.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

119
avec ménagement qu’il fallait critiquer la renaissance de ces groupes de flagellants, dont on
craignait néanmoins l’effet néfaste au moment où on voulait astreindre le fidèle à ancrer sa piété
sur la fréquentation des sacrements administrés par le clergé. Un des grands théologiens de
l’époque, Jean Gerson (1363-1429), prit l’initiative de la critique.

Gerson avait habité Bruges pendant un certain temps et il y avait été doyen. Avait-il eu écho des
flagellants brugeois de 1349 ? Nous ne le savons pas.

Quoi qu’il en soit, au concile il commença par écrire une lettre à Vincent Ferrier le 9 juin 1417. Il
l’invitait à venir collaborer aux tentatives de refaire l’union et pousser à ce qu’on choisisse un
nouveau pape après que les autres auraient abdiqué. En fin de lettre, un passage évoque ces
flagellants11 qui accompagnent Ferrier lors de ses prédications et qui font jaser. Gerson dit qu’il
sait bien que Ferrier ne les approuve pas mais, pour couper court aux racontars, il serait bon que
celui-ci affichât plus clairement sa réprobation.12 La lettre traîna chez le secrétaire, qui devait la
copier, jusqu’au 21 juin, date à laquelle Gerson la signa en signalant dans un post-scriptum
qu’une délégation de Castillans venait d’arriver en apportant la bonne nouvelle qu’ils reti-raient
leur soutien à Pierre Lune, ce qui faisait bien avancer les choses.

En effet, un bon mois plus tard, le 26 juillet 1417, le concile déposa celui-ci et le 11 novembre
Martin V était élu. Ce fut la fin du fameux schisme occidental.

Mais Gerson n’avait pas attendu ce dénouement pour revenir à la charge au sujet des flagellants.
Le 18 juillet 1417 il publia son court traité Contra sectam flagellantium,13 un texte qui ne fait
que cinq pages mais qui aura un retentissement énorme. Nous y retrouvons presque tous les
arguments qu’on répétera inlassablement plus tard. Le ton est y donné dès le départ : la loi du
Christ est une loi d’amour, et le Seigneur se contente de très peu de sacrements. On aurait tort
d’y ajouter un joug que la première génération des fidèles n’a pas dû porter ! Après ce 11. Le
terme employé est ‘ se verberantium’.

12. ‘Crede mihi, doctor emerite, multi multa loquuntur super praedicationibus tuis et maxime
super illa secta se verberantium qualem constat praeteritis temporibus fuisse pluries et in locis
variis reprobatam, quam nec approbas, ut testantur noti tui, sed nec efficaciter reprobas.
Jacatantur tamen inde varii rumores per populos et apud nos quorum multa, etsi neque vera
neque credenda censeantur ab illis qui te, sicut Persius loquitur, intus et cute norunt, nihilominus
exemplo Pauli qui per revelationem certissimus erat praedicationem suam esse secundum Deum,
voluit propter condescensionem apud infirmos, propter autorizationem insuper pleniorem per
apostolos, descendere in Jerusalem et collationem habere cum apostolis.’ Jean Gerson, Œuvres
complètes (Introduction, texte et notes par Mgr Glorieux), vol. II: L’œuvre épistolaire, Paris,
Desclée & Cie, 1960, p. 201.

13. Jean Gerson, Œuvres complètes, (Introduction, texte et notes par Mgr Glorieux), Paris, vol.
X: L’œuvre polémique, 1973, pp. 46-51.

120

LA CHAIR DE LA PASSION

renvoi aux Actes des Apôtres,14 Gerson ajoute qu’il faut éviter tout ce qui donnerait
l’impression que le christianisme fait bon ménage avec l’idolâtrie, et il rappelle la façon dont les
prêtres de Baal se tailladaient jusqu’au sang avec des épées et des lances.15 Pour nous chrétiens,
par contre, le sang du Christ a suffit à lui seul pour que nous soyons sauvés. Pas question d’en
rajouter ! Argument central qui sera repris avec force par Luther.

Puis Jean Gerson en vient aux hérésies et aux déviations qui sont fréquemment associées à la
flagellation. Souvent on méprise le sacrement de la confession, en prétendant que la flagellation
absout plus efficacement le péché. On va même jusqu’à dire que les flagellants surpassent les
martyrs, puisque c’est de leur propre main qu’ils versent leur sang ! Après ces deux remarques,
on s’attendrait à ce qu’il les accuse de suffisance et qu’il insiste sur la logique psychologique de
l’orgueil, mais il passe de façon curieuse à des considérations d’ordre juridique. Si le sang d’un
membre du clergé coule à force de flagellation, n’oublions pas qu’une église peut en être
profanée ! En outre, le droit canon défend qu’on impose des pénitences publiques à des membres
du clergé car cela minerait leur autorité. Raison de plus de s’abstenir de flagellation ! Car, même
masqué, on peut se reconnaître. Et comment respecter la jeunesse qui se dénude ainsi, comment
maintenir l’autorité des anciens et surtout des parents ?

Jean Gerson, s’il admet qu’une coutume ecclésiastique permet la flagellation, ajoute que c’est le
supérieur qui l’impose comme pénitence et qu’elle ne va jamais jusqu’au sang.16 Il rappelle que
les flagellants qu’on a connus en Lorraine, en Allemagne et en France ont tous été condamnés.
Ce n’est pas parce qu’on donne l’impression de promouvoir une foi plus vivante et plus
exemplaire qu’on ne se fourvoie pas dans l’erreur : pensons aux bégards.

L’essentiel, Gerson insiste sur ce point, est que l’homme doit tenir compte de son prochain et de
la hiérarchie, et il faut donc se garder d’introduire des nouveautés qui sapent l’ordre établi. Car
dans ces groupes de flagellants — Gerson le répète — il y a des jeunes garçons et des jeunes
filles, des vieux et des jeunes, des riches et des pauvres, et tout ce beau monde fraye ensemble
sans chef, sans règlement durable 14. Actes 15, 10.

15. 1 Rois 18, 28 (mentionné par Jean Gerson comme 3 Rois, parce qu’alors on indiquait le 1er
et 2e Livre de Samuel comme le 1er et 2e Livre des Rois).

16. ‘Una, quod huiusmodi flagellatio fiat judicio superioris imponentis talem poenitentiam ac
sine sanguine, juxta traditionem Guillelmi Parisiensis, quemadmodum fit hujus flagellatio in
religionibus approbatis et ab aliquibus devotis personis. Sed aliter longe videmus in illis quae
reprobamus flagellis observari.’ p. 47.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

121

et sans ordre : c’est vraiment la pagaille dont nous parle l’Ecclésiaste quand il nous dit que le
nombre des sots est infini ! Seule une bonne,

‘grosse’ foi qui se contente de respecter les préceptes du décalogue et s’abstient d’y ajouter
d’autres fardeaux, mène au salut et protège l’ordre social. Les flagellants laissent derrière eux
l’hérésie, le manque de respect pour les prêtres, le mépris du sacrement de pénitence, sans parler
de l’argent extorqué, du vol, de la fornication !
Pour terminer, Gerson donne quatre règles de conduite. D’abord, il faut exhorter fréquemment et
avec vigueur à obéir au concile et au pape. Ensuite, il faut prêcher contre la flagellation en
évitant néanmoins de charger des personnes particulières car elles peuvent être de bonne volonté.
Troisièmement, il faut exalter la vertu de patience et bien dire qu’il faut préférer les fléaux que
Dieu nous envoie à ceux qu’on va chercher soi-même.

Venu à ce point du raisonnement, Gerson n’hésite pas à citer le philosophe stoïcien Sénèque :
rechercher la maladie est folie, mais il faut bien sûr la supporter avec patience quand elle nous
tombe dessus.

Dans une optique chrétienne il faut accepter les peines que la vie apporte d’elle-même. Celles-ci
sont de meilleures preuves de piété que la fureur impatiente de celui qui se lacère les membres.
‘Il y a la maladie, la pauvreté, les vexations, la servitude, la mort des parents et des enfants, la
guerre, les pillages, les incendies, [...] Il vaut mieux accepter pieusement ce fouet-là qui est tenu
par la main de Dieu, sans murmurer et sans critiquer l’ordre divin, sans développer de rancœur
ou de colère envers ce que nos supérieurs ou d’autres nous imposent à juste titre ou injustement,
que de rester colérique et impatient tandis qu’on se flagelle jusqu’au sang, se lacère et se déchire
membre par membre jusqu’à la mort’.17

Le quatrième point du raisonnement montre bien dans quelle direction il veut pousser la piété.
D’après lui, il faut dire à ceux qui se flagellent qu’ils feraient mieux d’arrêter cette pratique au
lieu de scan-daliser d’autres fidèles. Il ne faut pas annoncer la fin du monde ou la venue de
l’Antéchrist de façon trop concrète, car le jugement particulier 17. ‘Non sum tam demens, inquit
Seneca, ut aegrotare velim, sed si aegrotandum est, patienter tolerabo. Debebunt proinde
numerari diligenter atque sigillatim, tribulationes variae, nunc temporales, tunc spirituales, quae
assiduum nobis dant et ingerunt, volimus nolimus, patientiae materiam, cujusmodi sunt
infirmitates, paupertates, vexationes, angariae, mortes parentum atque filiorum, bella, rapinae,
incendia, detractiones, contu-meliae, labores manuum in agricolis et mechanicis, tentationes
rursum variorum peccatorum quando intus pugnae et foris timores. [...] Plus aliquando valet pia
flagellorum Dei sub manu ejus tolerantia sine murmure, sine reprehensione divinorum
judiciorum, sine rancore vel odio contra superiores suos vel alios affligentes se, juste vel injuste,
quam si manens iracundus et impatiens nedum flagellaret seipsum ad sanguinem, sed laceraret et
discerperet membratim ad mortem.’ Jean Gerson, Contra sectam flagellantium, p. 50.

122

LA CHAIR DE LA PASSION

que chaque homme devra subir à la fin de sa vie personnelle est bien plus important que les
grandes visions fantastiques.

Le traité contre les flagellants se termine par un appel réitéré à Vincent Ferrier pour qu’il prenne
ses distances par rapport au mouvement et vienne au concile. Celui-là n’en fit rien. Il envoya une
courte réponse polie,18 mais continua sa tournée de prédication par la France, jusqu’en
Normandie et en Bretagne. Il paraît qu’il se fit quand-même de moins en moins accompagner par
des flagellants. Un peu moins de deux ans après, le 5 avril 1419, il mourut à Vannes, où il est
enterré dans la cathédrale.
On le voit : nous sommes à l’aube d’une nouvelle pensée, aussi bien au niveau de l’organisation
de la vie sociale qu’à celui de la responsabilité dévolue à la conscience individuelle. L’individu
doit apprendre à se contrôler soi-même, à faire sa propre police, et dans ce contexte il n’y a plus
place pour des rituels cathartiques qui exaltent le vécu intime de l’individu et le placent au-
dessus de sa culpabilité. On n’est plus friand de visions religieuses collectives, non plus. Si on
tolère encore la flagellation, c’est quand elle se fait discrète, quand elle se fait sans ostentation,
sans qu’on y gagne du prestige donc, et surtout, quand elle devient signe d’obéissance et non de
protestation. Bientôt, grâce aux jésuites, on remplacera le terme ‘flagellation’ par celui de
‘discipline’.

Mais, devenue exercice individuel avec comme but de se donner l’expérience de la soumission,
la flagellation se sexualisera.

Ce sexe, les historiens nous ont habitués à le voir à partir du seizième siècle, avec tout ce que le
personnage d’Henri III de France et ses mignons peuvent évoquer. Mais en est-il vraiment ainsi
ou s’agit-il d’une projection sur ce ‘roi maudit’ d’un débat qui surgira plus tard ?

Disons-le tout de suite : c’est pour cette dernière conception que nous opterons. Henri III ne s’est
pas flagellé parce qu’il avait découvert un nouveau plaisir sexuel. Mais voyons d’abord en détail
ce que l’histoire nous rapporte et ce que nous pouvons vérifier des goûts particuliers du dernier
des Valois.

Le mythe d’Henri III, flagellant

‘En 1268 ils [les flagellants] formèrent une véritable secte, [...] La peste qui désola l’Allemagne
en 1348 redoubla leur ferveur, et ils se multiplièrent, malgré les censures et les anathèmes du
clergé. En 1574 le roi de France Henri III s’enrôla dans cette secte avec toute sa cour. Il n’y a pas
un siècle qu’on trouvait encore de ces fanatiques en Italie et dans le 18. D’après Glorieux,
L’œuvre épistolaire, p. 45.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

123

Midi de la France.’19 Voilà le lieu commun qui sera répété à partir du dix-neuvième siècle.
Henri III, figure charnière dans la propagation de la flagellation... Ce cliché sera véhiculé et nous
le retrouvons par exemple dans une des multiples éditions du fort sérieux Dictionnaire
encyclopédique des sciences médicales, où l’auteur de l’article ‘flagellation’, A. Tardivel, nous
renvoie à Henri III en ajoutant qu’il est connu que la flagellation a un caractère sexuel et que les
pervers le savent :

‘Vers la fin du seizième siècle on vit, par un raffinement digne de lui et de sa cour, le roi Henri
III se flageller en public avec ses mignons dans les processions qu’ils suivaient, vêtus de robes
blanches, s’excitant ainsi aux orgies de luxure auxquelles, après la cérémonie, ces dévots
personnages se livraient dans les appartements secrets du Louvre.’20

Michelet attachera à cette conception le poids de l’autorité de l’historien. Il écrit sur Henri III,
qu’il n’aime pas et dont la sensiblerie religieuse l’agace tout autant que son aspect efféminé :
‘Lyon, trop sérieux, l’ennuyait. Il se fit, au cours du Rhône, reporter vers le Midi, terre papale, à
Avignon, terre classique des processions, où il fut régalé à grand spectacle de courses de
flagellants. Ces comédies indécentes, propres à stimuler la chair bien plus qu’à la réprimer
étaient, pour la belle jeunesse qui suivait partout Henri III, une luxurieuse exhibition de
sensualités réelles et de fausses pénitences. [...] Ces bons pénitents, qui faisaient risée de leurs
flagellations, furent sérieusement étrillés.’ Et Michelet d’enchaîner que la petite ville de Livron,
passée au protestantisme, repoussa le 10 janvier 1575 les assauts conduits par ‘la plus belle
jeunesse de France’ et invectiva le roi en reprenant à son compte ‘les bruits faux ou vrais qu’on
commençait à faire courir sur les amitiés d’Henri III’.21

D’où vient cette propension du roi à la pénitence ? Pour Michelet, il n’y a pas de doute : elle
vient des jésuites, et plus précisément du père Edmond Auger, ‘de bateleur devenu marmiton des
jésuites’.22 Le roi l’avait entendu prêcher à Lyon et avait été fort impressionné. Michelet ajoute
dans la foulée que le roi le prit pour confesseur. Le commentaire de Michelet ne laisse pas de
doute sur ce qu’il en pense : ‘Ils se chérirent tout d’abord, chacun d’eux sentant que l’autre était
l’homme 19. Article ‘Flagellants’, dans le Nouveau Dictionnaire de la Conversation ou
Répertoire universel, Bruxelles, 1845, tome XII, p. 156.

20. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (Dir.: A. Dechambre), (1re éd.: 1864)
Paris, Asselin/Masson, 1878, article ‘Flagellation’.

21. J. Michelet, Histoire de France au seizième siècle, (1re éd.: 1856) dans : Œuvres complètes
de Michelet (éditées par Paul Viallaneix), vol. VIII, Paris, Flammarion, 1980, p.

305.

22. Ibid., p. 310.

124

LA CHAIR DE LA PASSION

qui lui fallait’.23 Et plus précisément : le confesseur était ‘ravi des petites flagellations, et
d’autres dévotions menues d’Henri III’.24

Le ton est donc donné. Dans la littérature du dix-neuvième siècle, le lien entre flagellation et
sexe est supposé comme allant de soi. On tentera même de le préciser en suggérant que c’est
peut-être spécialement le couple homosexualité/masochisme qui apparaît comme étant la trame
de cette pratique. La question qui se pose est celle de savoir si ce caractère sexuel propre à la
flagellation a été perçu comme tel dès le temps d’Henri III, où si ce n’est que rétrospectivement
que le dix-neuvième siècle a vu du sexe là où le seizième n’en avait pas été conscient. Avant
d’entrer dans la critique historique, notons que si le personnage d’Henri III flagellant s’avère être
mythique, le dossier n’est pas clos pour autant. Cela nous ramènerait éventuellement au dix-
neuvième siècle et aux raisons pour lesquelles celui-ci aurait créé le mythe.

Michelet ne nous donne pas ses sources, mais on peut supposer qu’il aura consulté en tout cas l’
Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, président du Parlement de Paris. En lisant le
texte de près, on se demande si la confrérie de pénitents se flagellait réellement. Bien sûr, elle
donne lieu à une digression où l’auteur rappelle le mouvement des flagellants du quatorzième
siècle et le fait que certaines de ses pratiques se poursuivirent dans des confréries en Italie, mais
il met surtout en relief que l’on suit la procession masqué et couvert d’un sac.25 À cette 23. Ibid.,
p. 322.

24. Ibid., p. 311 en note.

25. Dans son Histoire des flagellants, J. Boileau cite de Thou ainsi : ‘Le Roi se mit au nombre
des Flagellants, et les seigneurs de sa Cour suivirent son exemple. Il en coûta la vie à Charles,
Cardinal de Lorraine ; surpris par la froidure du soir, il tomba dans une fièvre chaude
accompagnée de violents maux de tête et même du délire, et enfin, accablé d’insomnies, il
mourut deux jours avant Noël.’(Réédition de Cl. Louis-Combet p. 201, qui donne comme
référence : Lib. LIX, Histor. pag. 47, tome III) Le texte original de l’ Histoire universelle de J.A.
de Thou n’est pas si clair, et ne parle pas de flagellants, mais de pénitents : ‘Le Roi voulut donc
assister aux processions des Pénitents, et tous les Seigneurs de la Cour suivirent l’exemple du
Prince.´ (Éd. de Bâle, Brandmuller, 1742, vol. V, pp. 123-124). Donnons le texte complet :
‘Tandis que la guerre était si vivement allumée dans les deux partis, la Cour s’occupait de scènes
bien différentes. Le Roi qui avait naturellement de la piété, était un grand amateur de certains
spectacles que l’Antiquité connaissait à peine, ou qu’elle eut toujours en horreur. Il trouva dans
cette ville de la nomination du Pape, une belle occasion de satisfaire cette inclination ; des
hommes déguisés faisaient à Avignon des processions pendant l’Avent, Henri ne manqua pas à
s’y trouver.

Il y avait environ cent ans que la superstition, prenant de jour en jour de plus fortes racines dans
le sein de la Religion à la faveur d’un culte arbitraire, avait donné naissance à une secte de gens
qui faisaient procession publique de pénitence. Non contents de la porter dans le cœur, ils avaient
prétendu la produire au-dehors par des marques extérieures. Ainsi, comme dans l’ancienne loi on
se revêtait d’un sac dans les accidents funestes, ceux-ci prirent cet habillement. Ils donnèrent
même un sens détourné à ce passage des

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

125

occasion, de Thou mentionne qu’en 1583 Henri III donna l’autorisation d’ériger plusieurs
sociétés de flagellants distinguées par des couleurs, et cela malgré l’avis défavorable de plusieurs
hommes politiques et de beaucoup de membres du clergé.26 Une de ces sociétés, celle des
Pénitents Bleus de Bourges, sera suspendue par un arrêt du Parlement de Paris en 1601, à la
requête de Servin, avocat général, car elle était devenue un groupe séditieux s’employant à
renverser l’autorité royale.27

La confrérie la plus en vue était sûrement celle fondée par Henri III le 20 mars 1583 à Paris : la
‘Congrégation des pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame’ dont les statuts furent publiés
peu avant cette date.28 Nous apprenons que la cérémonie de fondation commencerait par un
sermon d’Edmond Auger, jésuite, et qu’ensuite le cardinal de Psaumes, où David dit qu’il est
soumis aux fléaux de la colère du Seigneur, et dans cet équipage ils allaient se fouetter par les
rues ; c’est pour cela qu’on leur donna le nom de flagellants. Gerson Chancelier de l’université
de Paris, et le plus saint Théologien de son temps, écrivit dès lors contre eux. Cependant les
Papes jugèrent depuis cet établissement autrement qu’on avait fait d’abord : ils lui accordèrent
leur protection, et l’érigèrent en confréries ; de là vient qu’aujourd’hui en Italie on court en foule
s’y enrôler comme dans une pieuse milice, persuadé que par là on obtient la rémission de tous
ses péchés. Dans la suite les confrères se distinguèrent par leur couleur : comme autrefois Rome
entière fut partagée entre la faction bleue et la faction verte, on vit de même en différents
endroits les Pénitents bleus, les Pénitents blancs, et les Pénitents noirs, causer une espèce de
schisme dans l’Eglise. Depuis ces dévotions, jusqu’alors inconnues à la France et à tous les pays
d’obéissance à nos Rois, s’introduisirent aussi parmi nous ; de là des esprits ambitieux prirent
occasion non seulement d’exciter des brouilleries dans l’État ; mais cette superstition fit tomber
la majesté du trône même dans le mépris.

Le Roi voulut donc assister aux processions des Pénitents, et tous les Seigneurs de la Cour
suivirent l’exemple du Prince. Le Cardinal Charles le Lorraine fut de ce nombre ; dans une de
ces cérémonies il sentit sur le soir un peu de froid, et fut pris sur le champ d’une fièvre violente ;
elle était accompagnée de grandes douleurs à la tête, qui furent suivies de transports et
d’insomnies. Il mourut deux jours avant Noël.’ Le Thou continue son récit en mentionnant des
suppositions qui disaient qu’il avait en fait été empoisonné.

Pierre de l’Estoile est bien plus laconique dans son Registre-journal du règne de Henri III (éd.
avec introd. et notes de M. Lazard et G. Schrenk), Paris, Droz, vol. I, 1992, p. 97 : ‘En ce temps,
le Roi étant en Avignon, va à la procession des battus, et se fait confrère de leur confrérie’. En
note, les éditeurs nous disent que c’est sous l’influence de Charles Borrommée, rencontré à
Monza lors de sa fuite de Pologne. Nous savons, comme nous le verrons plus tard, que celui-ci
avait favorisé ces confréries et même uniformisé leur règlement.

26. ‘Voilà la confrérie de flagellants qui s’établirent à Paris, dont les uns étaient vêtus de blanc,
les autres de noir, et les autres de bleu. On leur fit des statuts datés du treize Mars, qui furent
confirmés par le Roi et publiés par son autorité. Le Ministre du Pape, Jean-Baptiste Castello
évêque de Rimini, était à la tête de ces nouvelles pratiques.’ J.A. de Thou, Histoire universelle,
tome VI, p. 294.

27. D’après J. Boileau, p. 198. L’éditeur Cl. Louis-Combet met l’aspect politique en avant, alors
que, d’après Boileau, ç’est la flagellation elle-même qui aurait motivé l’interdiction.

28. Les statuts de la Congrégation des pénitents de l’Annociation de Notre-Dame, Paris,


Mettayer, 1583.

126

LA CHAIR DE LA PASSION

Bourbon prendrait la charge de recteur pour la première année. Le but avoué de la confrérie était
de faire des bonnes œuvres, dont nous trouvons l’énumération suivante : ‘les prières, le jeûne,
l’aumône, la visite des malades, le rachat des prisonniers, le mariage des pauvres filles, les
confessions, les communions, les exhortations, la réconciliation des querellants, la correction des
délinquants, l’assistance au service divin assez longue, qu’à cause de la façon qu’on les exerce
étant les personnes revêtues de sac, couvertes, est hors de toute apparence de vanité, et sans
aucun projet que la récompense de l’éternité, de sorte qu’il nous semble bien fort approcher de la
sainte police de ces anciens Chrétiens, qui de bon matin en leurs assemblées le dimanche (et
nous avons choisi le mercredi, pour laisser chacun en liberté d’aller en sa paroisse, selon les
ordonnances de l’Église) dressaient entre eux une bien excellente façon de vivre sous la sage
conduite de leurs bons pasteurs, à laquelle comme à une butte bien haut élevée nous voulons
perpétuellement vivre’.

Puis suit la profession de foi que les membres doivent prononcer.

Celle-là respire parfaitement le bon esprit tridentin : on affirme croire aux sacrements, à la
transsubstantiation, et plus précisément à la concomitance, c’est-à-dire que le Christ est
entièrement présent dans le pain et que son sang n’est donc pas uniquement dans le calice.29 La
discussion concernant le calice et le caractère spécial du sang du Christ semble donc encore être
d’actualité. En plus de ces bonnes œuvres, les membres de la congrégation devaient assister à la
messe souvent, et ils devaient participer aux processions de pénitence qu’ils suivraient masqués,
habillés d’un sac de grossière toile et ceints d’une corde à laquelle pendait un fouet et un rosaire.

Mais se flagellait-on ? Pas sûr...

Plusieurs sources décrivent le tumulte que cette confrérie occasion-na.30 Elle sortit pour la
première fois en procession le jour de la fête 29. Pour plus de détails : Dictionnaire de Théologie
catholique, article ‘Eucharistie — au XIIIe-XVe siècle’, vol. V-2, p. 1311.

30. ‘On en célébra la solemnité le vingt-cinq mars, jour le l’Annonciation. Le Roi, les Princes,
les Grands de la Cour, et toute la Noblesse s’y trouvèrent, et surtout les factieux, qui étaient ravis
de voir que ces fortes assemblées faites par l’autorité de Roi, leur ouvraient une belle porte pour
la conjuration qu’ils méditaient depuis longtemps contre ce Prince. Les premiers magistrats, le
Cardinal Birague Chancelier, et Chiverny Garde des Sceaux y assistèrent tous, vêtus de sacs,
c’est le nom qu’on donne à l’habit des flagellants, et le visage couvert : ils allèrent en procession
dans toute la ville dans cet équipage, et par un temps de pluie. Ce fut un sujet de railleries pour
les uns, et d’indignation pour les autres, qui criaient tout haut que les auteurs de ces spectacles,
donnés si à contre-temps, se moquaient de Dieu et des hommes : et malgré l’autorité du Pape et
du Nonce, qui approuvaient ces nouveautés, les Prédicateurs, qui avaient commencé depuis
quelque temps à parler avec beaucoup de liberté du Roi et des Magistrats, ne gardaient aucune
mesure ; en sorte que le lendemain toutes les chaires retentirent d’invectives contre cette

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

127

de l’Annonciation, le 25 mars 1583. Le roi, qui était allé s’amuser masqué avec ses mignons
pendant les jours de carnaval qui la précé-

daient de peu, y participait en portant la cagoule et le sac des pénitents.31 La procession était très
solennelle : les chantres du roi, divisés en trois groupes, chantaient des litanies tandis que les
dignitaires de la cour suivaient sans se distinguer par aucune préséance. Arrivé à l’église Notre-
Dame, tout ce beau monde se jeta à genoux et chanta le Salve Regina. Puis, malgré la pluie
battante, on retourna solennellement en procession au couvent des augustins. Cet acte de
dévotion n’impressionna pourtant pas tout le monde. Le personnel subalterne du Louvre parodia
la procession en se mettant des mouchoirs avec des trous devant les yeux et cela fit du bruit. Le
roi l’apprit et fit flageller les coupables. Le moine Poncet, qui prêchait le Carême à Notre-Dame,
stigmatisa la nouvelle confrérie et accusa la dévotion royale d’être hypocrite. Il fut reconduit
dans son abbaye à Melun avec ordre d’y rester.

Le jeudi saint suivant, le 8 avril, on refit une procession, de nuit cette fois, et c’est alors que
quelques-uns des participants se seraient flagellés :32 ‘Et il en eût quelques-uns (même des
mignons, à ce qu’on disait), qui se fouettèrent pendant cette procession, auxquels on voyait le
pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se donnaient’.33 La risée populaire alla bon train et Pierre
de l’Estoile nous a transmis un choix de vers satiriques dans le style de :

nouvelle espèce de Religieux. Celui qui alla le plus loin en telle occasion, fut Maurice Poncet,
théologien habile, mais mordant et quelquefois bouffon. Il parla avec force contre ces courtisans,
qui cachaient leurs désordres sous le masque de la piété. Et par allusion au temps pluvieux qui
dura pendant cette procession, il dit que ces confrères faisaient à peu près comme ceux qui se
couvrent d’un sac mouillé pour se garantir de la pluie ; ce qui se dit par manière de proverbe de
ceux qui prétendent excuser leurs crimes par des contes également ridicules et impertinents. Ce
trait, qui renferme beaucoup de vérité, piqua fort le Roi, et lui fit craindre que ce nouvel
établissement, par où il avait voulu se rendre agréable au peuple, ne l’en rendît le jouet ; ce que
l’événement ne justifia que trop. La liberté de Poncet le fit exiler à Melun, et il eut l’ordre de
demeurer pour quelque temps à l’abbaye de Saint Pierre, où il avait fait profession. Châtiment
bien léger pour une injure que le Roi avait ressentie si vivement.

La procession des Flagellants recommença le vendredi saint : mais pour la rendre plus
respectable, on la fit la nuit aux flambeaux. Georges de Joyeuse Sieur de Saint-Dizier, frère
d’Anne de Joyeuse, y ayant assisté nu-pieds dans un temps où il faisait encore froid, tomba
malade de la dysenterie, et mourut peu de jours après ; mauvais commencement de cette pieuse
institution.’ J.A. de Thou, Histoire universelle, édit. de Bâle, Brandmuller, 1742, tome VI, pp.
294-295.

31. Pierre de l’Estoile, Registre-Journal du règne de Henri III, tome IV (1582-1584), Paris,
Droz, 2000, pp. 73 et 76-78.

32. Ibid. , pp. 79-87.

33. Ibid., p. 79.

128

LA CHAIR DE LA PASSION

Mignons, qui portez doucement

En croupe le sang de la France

Ne battez pas le dos seulement


Mais le Q qui a fait l’offense

ou encore :

Si les fouteurs, foutants en fesse

Ne veulent plus être foutus

Mais très bien fouettés et battus

Y trouvez-vous quelque finesse ?

ou, stigmatisant l’hypocrisie royale :

Du suprême degré, la sainte Hypocrisie

De fouets encordelés fait que l’iniquité

Séditieusement gâte l’antiquité

Pour placer entre nous sa sœur, la Tyrannie.

Le chef embéguiné de cette Confrérie

Pense, par ce chemin, au peuple inusité,

Faire croire qu’il est plein de divinité

Et qu’il gouverne, Dieu, seul, à sa fantaisie.

Ah ! qu’il est abusé par son méchant conseil,

Le pauvre malheureux ! Dieu le voit de son œil

De tout vice souillé, sous la sainte apparence.

D’un zélateur de foi : mais il est un pipeur

Privé de charité, de foi, de conscience,

Et qui n’a jamais eu que poison dans le cœur.

Remarquons que bien que ces vers satyriques prennent ouvertement l’homosexualité du roi
comme cible, ils ne suggèrent aucunement que la flagellation en soi pourrait avoir un caractère
sexuel. C’est vraisemblablement une idée qui ne circule pas encore. N’empêche. Devant cette
risée, les promoteurs de la nouvelle dévotion se sentirent obligés de réagir. Le premier qui le fit
est Christophe de Cheffontaines, franciscain, depuis huit ans gouverneur général de son ordre. Il
écrivit une Apologie de la confrairie des pénitents érigée et instituée en la ville de Paris par le
tres chrestien roy de France et de Pollogne, Henry troisième de son nom.34 Ce livre, écrit
l’année même de la fondation de la 34. Paris, M. Julian, 1583, 44 p.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

129

confrérie, est une mine d’or, même s’il est apologétique. Il nous retrace l’histoire de la pénitence
et des confréries de pénitents, telle qu’elle est perçue à ce moment-là, et à la fin du texte, il est
question de la flagellation dont il nous dit — mentionnons le tout de suite — qu’elle n’est pas
pratiquée en France.

L’apologie de Cheffontaines commence par admettre que pour la France, les confréries et
sociétés de pénitents sont en effet des nouveautés qui peuvent surprendre. Ce n’est pas le cas
dans d’autres pays.

Les premières confréries de pénitents furent fondées par François d’Assise en 1221. Le but en
était que des laïcs, femmes et enfants compris, puissent faire pénitence sans devoir quitter le
monde. Puis, inspiré par une vision divine, le franciscain Venuto fonda à Rome la célèbre
confrérie de Confalon, celle qu’on appelle aussi ‘de la Banniè-

re’. Elle reçut sa règle de Bonaventure, en 1264. Elle fonda un hôpital et aida les pauvres filles à
se marier — en leur fournissant la dot. C’est sur le modèle de cette confrérie romaine que celle
de Paris est calquée.

Mais pourquoi faire pénitence en organisant des processions où on se promène bien


singulièrement affublé ? Cheffontaines admet que si l’Évangile nous invite à faire pénitence, il
ne nous dit pas concrètement comment. L’Ancien Testament, par contre, est plus précis. Le
prophète Isaïe nous invite à nous revêtir d’un sac.35 ‘Il ne faut donc point qu’un chrétien se
moque de ceux qui se vêtent de sacs, pour requérir la grâce et la miséricorde de Dieu. Porter la
corde, porter le fouet, signifie que les pénitents font amende honorable à Dieu, protestant par
telle cérémonie qu’ils ont mérité la mort, d’être fouettés et bien châtiés par Dieu. Porter le
chapelet de Notre-Dame, signifie que lesdits pénitents ont grande espérance que par les prières
de Notre-Dame, de laquelle ils protestent d’être serviteurs, et pour l’amour d’elle ils trouveront la
grâce et miséricorde de Dieu. Toutes telles cérémonies sont les humiliations des pénitents qui en
baisant la terre, portant un sac, une corde et un fouet, s’humilient devant Dieu, confessant la dette
et demandant miséricorde que les superbes et orgueilleux ne peuvent pas impétrer.’36

On porte donc le fouet à la ceinture, mais on ne se flagelle pas.

Cheffontaines est formel sur ce point. Répliquant aux opposants qui rappellent que Jean Gerson a
écrit un traité contre la flagellation, Cheffontaines affirme que dans la confrérie, on ne la pratique
pas. On porte le fouet uniquement pour la valeur du symbole : pour montrer qu’on mérite d’être
châtié pour ses péchés et pour se mettre en mémoire la Passion du Christ flagellé. Néanmoins,
ajoute-t-il, même si on se fla-35. Is. 22, 12 : ‘Le Seigneur Yahvé Sabaot vous appelait ce jour-là
à pleurer et vous lamenter, à vous tondre et à ceindre le sac.’

36. Chr. de Cheffontaines, Apologie de la confrairie des pénitents, p. 23.


130

LA CHAIR DE LA PASSION

gellait, il n’y aurait rien à redire, car c’est une façon de dompter le corps rebelle à l’esprit. Il y a
d’ailleurs à Rome des confréries autorisées où on ‘se fouette discrètement et raisonnablement’.37

Ces processions sont donc des actes par lesquels on s’humilie, d’où le scandale quand des
dignitaires de la cour et de l’Église ainsi que le roi lui-même y participent. En effet : ne mine-t-
on pas ainsi l’autorité que ces personnages sont censés avoir ? C’est vraisemblablement la
critique par excellence que ces processions ont soulevée, car Cheffontaines s’y attarde
longuement. Son raisonnement passe par la façon dont le clergé doit préserver son autorité. Il y a
en effet une tradition bien établie qui défend que des prêtres fassent pénitence publique et se
mettent ainsi aux rang des infâmes. Se soumettre à une pénitence publique indique qu’on a
commis une faute grave, et s’il s’agit de prêtres, les fidèles perdraient confiance en eux. Ne
faudrait-il pas raisonner de même quand il s’agit des autorités civiles ? La réponse de
Cheffontaines est qu’il ne faut pas confondre une pénitence publique imposée par un confesseur
et la même pénitence qu’on s’impose à soi-même de plein gré. Dans le dernier cas on ne
manifeste que la conscience géné-

rale d’être pécheur et le ferme propos de se réformer le cœur. Y a-t-il un meilleur moyen de
prouver que c’est de façon désintéressée qu’on veut servir l’État ?

Le raisonnement s’arrête malheureusement là. Dommage qu’il se termine ainsi sur un effet
oratoire car deux choses méritent notre attention d’un point de vue psychologique. La première
chose est la façon dont celui qui dirige est supposer en imposer. Pour avoir de l’autorité, il faut
avoir de la superbe, car ce n’est que parce qu’il peut admirer que le peuple est enclin à la
soumission. Cela, l’homme politique le sait depuis toujours. Notons le texte de Cheffontaines qui
montre que, de son temps, on concevait l’exercice du pouvoir ecclésiastique de la même façon.
Cela est fort différent de la technique d’emprise sur l’âme qui fera son apparition avec le curé
d’Ars au dix-neuvième siècle. Ce sont la pauvreté, le dénuement et l’inspiration d’un sentiment
de pitié, qui 37. ‘Ils [les opposants] allèguent que le docteur vénérable Gerson a écrit un traité
contre ceux qui se fouettent. Je réponds que ceux-ci ne se fouettent point. À quoi donc, disentils,
portent-ils le fouet ? Je réponds que c’est pour protester qu’ils ont mérité d’être châtié pour leurs
péchés, et pour avoir souvenance de la peine que notre Seigneur a endurée pour nous quand il fut
fouetté par les ministres de Pilate. Et quand ils se fouetteraient, je dis qu’ils feraient une bonne
œuvre, en châtiant par ce moyen leur corps rebelle à l’esprit et le réduisant à la servitude d’icelui.
À Rome, où est la fontaine de la vraie foi et religion, l’on a approuvé les confréries de ceux qui
pour leurs péchés, ou pour la dévotion à la passion de notre Seigneur, se fouettent discrètement et
raisonnablement.’ Ibid., pp.

27-28.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

131

feront que les fidèles s’attacheront à leur clergé et lui confieront leur culpabilité.
La seconde chose est la conviction que celui qui se discipline soi-même est un concitoyen en qui
on peut avoir confiance. Là aussi, les choses changeront. Comme nous le verrons, on dira le
contraire quelques siècles plus tard en Angleterre, et spécialement quand il s’agit de quelqu’un
qui se flagelle de sa propre initiative. En référence explicite à Henri III, on ira même jusqu’à dire
que celui qui se flagelle ne mérite aucune confiance, parce qu’il croit pouvoir juger lui-même des
pénitences qu’il mérite.38

Revenons au texte de Cheffontaines et à ce qui est présenté comme une annexe, la Plus ample
déclaration de certains points de l’apologie précédente. Ici, notre auteur revient longuement sur
la question de la flagellation, comme si ce qu’il en avait dit jusqu’ici n’avait pas suffi. Il
commence par évoquer Jean Gerson, dont il a dû se rendre compte qu’il l’avait expédié un peu
vite quelques pages plus haut. D’après Cheffontaines, Gerson n’a condamné que les flagellations
excessives qui vont jusqu’à l’effusion de sang. Mais se flageller pour ‘châtier la chair rebelle et
mutine à l’esprit’ et pour se punir pour ses péchés est une chose licite. Nous apprenons à cette
occasion que les franciscains de la stricte obédience se flagellaient (ici il emploie le mot : se
‘disci-plinaient’) chaque vendredi matin en récitant le psaume Miserere, et que l’année du jubilé
les fraternités de pénitents qui étaient venues à Rome avaient fait une procession en se flagellant
les épaules nues.39

Puis il revient encore une fois au caractère possiblement infamant de la pénitence publique à
laquelle les prêtres ne peuvent en principe se soumettre. Cette règle vient du fait que la pénitence
publique imposée correspond à un crime particulier et qu’on saurait donc de quoi le pénitent
s’est rendu coupable. La pénitence imposée à soi-même renvoie à toutes les fautes qu’on a
commises et à la condition générale de 38. J. de Lolme (ou Delolme), The History of the
Flagellants or the Advantages of Discipline, being a Paraphrase and Commentory on the
Historia Flagellantium of the Abbé Boileau, Doctor of the Sorbonne, by Somebody who is not
Doctor of the Sorbonne, Londres, Fielding & Walker, 1777, pp. 296-297.

39. ‘[Gerson condamne] seulement quand il se flagelle avec excès, ou pensant être nécessaire à
son salut l’effusion de son propre sang. Car pour sentir plus en soi les peines que notre
Rédempteur a pour nous endurées le jour de sa passion, et pour châtier la chair rebelle et mutine
à l’esprit, et pour faire pénitence et se punir de ses péchés, soutenons être licite se flageller et se
discipliner. En la religion de saint François de l’Observance, chaque vendredi après matines ou
après coulpes, les frères se disciplinent soi-même, chacun à sa dévotion, durant qu’on dit le
psaume Miserere etc. avec l’oraison Respice etc. ’ Ibid., pp. 34-35.

132

LA CHAIR DE LA PASSION

pécheur. Rendre cette condition publique est tout autre chose que de rendre public un crime
particulier.40

Pourquoi un homme confessant son caractère de pécheur en général resterait-il digne de


confiance, et celui qui se repent d’un crime particulier perdrait-il son autorité ? Nous entrevoyons
là une intuition qui pourrait être importante à ce moment charnière de l’histoire de la culpabilité
occidentale, mais elle ne s’explicite pas. C’est par une gravure un peu énigmatique d’une
représentation très sexuée de la Vierge que prend fin cette Apologie.

L’année suivante, en 1584, ce fut à Edmond Auger de prendre la défense de la confrérie. Il


écrivit sa Metanœologie.41 Dans ce texte, il assure ses arrières dès les premières lignes, Gamaliel
à l’appui (Actes 5, 34-40), en disant : quand une nouveauté se présente à nous, il ne faut pas la
juger avant de voir ses effets. Puis il pose la base de son argumentation : il est difficile de savoir
ce qui se passe réellement dans la tête d’un homme et quels sont les motifs qui sont à l’œuvre
dans sa conscience. De là il passe à la propension naturelle à la pénitence, chose que nous
trouvons attestée dès le début de la création, car la période du Paradis terrestre, où il n’y avait pas
de péché, a duré si peu de temps qu’on peut dire que le péché et le besoin de faire pénitence sont
aussi vieux que l’humanité.42 Après un survol des deux Testa-ments où il souligne tout ce qui a
trait à la pénitence, il revient à son argumentation de départ et insiste longuement sur le fait que
les confré-

ries de pénitents, bien qu’étant de date récente, sont basées sur une propension plus générale à la
pénitence. Elles ont été d’ailleurs dûment autorisées par les pouvoirs compétents et se sont
montrées fort utiles pour la moralité publique. Elles ont même amené des gens à dédaigner le
luxe excessif.

Quant au thème de la flagellation, l’auteur ménage son effet. Au début du livre, il n’est question
que de confrères qui se promènent 40. ‘Car c’est une générale pénitence qu’ils font, pour tous les
péchés qu’ils pourraient avoir commis par le passé, sans spécifier ou confesser publiquement
quels sont leurs péchés’. Ibid., p. 38.

41. E. Auger, Metanœologie. Sur le suget de l’Archicongrégation des Penitents de


l’Annonciation de nostre Dame et de toutes telles autres deuotieuses assemblées en l’Église
sainte, Paris, Mettayer, 1584 (appelé aussi Metanoia ou Discours sur la repentance).

42. ‘Or le premier précepteur, et prédicateur de cette belle doctrine, ainsi que nous a écrit un de
ses anciens disciples, fut le Dieu même, ayant pour son auditeur comme j’ai dit, notre grand
Aïeul [Adam], et sa femme, qui à cette voix terrible ‘Adam, où es-tu ?’ se repentit, se mussa
parmi les arbrisseaux fruitiers, et à fin de donner un beau commencement à l’École et
Congrégation des pénitents, aux sacs, haires et tous autres tels instruments d’austérité, il se
couvrit lui-même les parties du corps les plus délicates et les plus mutines, à fin de les mater, de
feuilles de figuier, qui sont âpres et piquantes.’ pp. 16-17.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

133

vêtus d’un sac, masqués, une torche à la main et en récitant des psaumes. Nous apprenons que la
confrérie de Paris avait fait pendant le Carême une procession à Chartres.43 Nous apprenons
aussi qu’à l’occasion du jubilé extraordinaire de 1575, plusieurs confréries italiennes étaient
présentes à Rome ‘avec leur sac’ (contrairement à Cheffontaines, Auger ne dit pas qu’on s’y soit
flagellé) et qu’il existe déjà plusieurs confréries en France : 1575 a vu l’érection des trois
confréries à Toulouse ; Lyon en eut une quelques années plus tard, Rodez deux différentes en
1578, ensuite il y en eut à Tours, Dole...44 Ce n’est qu’à Paris qu’une si vive opposition à ce
nouveau type de dévotion est apparue. Pourtant, il ne faut pas confondre les congrégations de
pénitents avec la secte défendue des flagellants. Il énumère les hérésies de cette dernière pour
bien marquer la différence avec les congrégations actuelles : la secte du quatorzième siècle ne
croyait pas au baptême ou à la confession qu’elle voulait remplacer par la flagellation jusqu’au
sang ; elle prétendait qu’on pouvait commettre un parjure, du moment qu’on distinguait ce que le
cœur pensait et ce que la langue disait. C’est pour cela qu’elle fut déclarée hérétique, et non pas
pour la flagellation en soi.

En passant, Auger nous dit que la congrégation royale ne fait pas usage de la discipline qu’elle
porte sur elle pour se flageller, mais que cet exercice se fait actuellement dans la confrérie des
Pénitents Bleus, c’est-à-dire celle de Saint-Jérôme dont le cardinal de Joyeuse est prieur.45 Il
maintient le suspens en n’en disant provisoirement pas plus et passe à la critique de Jean Gerson
qu’il tire de son côté. Auger reprend les limites que Gerson a fixées à l’acte de se flageller, mais
c’est surtout pour les critiquer. Gerson avait énuméré certaines conditions : avoir l’autorisation
de son supérieur, éviter l’excès et le scandale, ne pas se flageller jusqu’au sang et fuir
l’ostentation. Auger rétorque 43. ‘Car quant au voyage qu’on a fait ce dernier Carême à notre
Dame de Chartres, et de Cléry, tout à pied, avec le sac, en jeûnant tous les jours, chantant
continuellement les heures avec aumônes et prières, c’est un acte, qui pour son étrangeté
religieuse, et non plus ouïe, mérite un livre tout entier.’ p. 88. Le Registre-journal de Pierre de
l’Estoile confirme ce fait (IV, p. 132-135), et nous dit d’ailleurs qu’il y avait ‘renfort de
pénitence’, puisque les processions sortaient plusieurs vendredis pendant le carême — ce qui
n’avait pas empêché le roi de s’être conduit scandaleusement en faisant la fête au carnaval.

44. Voir pp. 81-83.

45. ‘Ce que je dis non pour soutenir que l’on use (pour encore) en cette Congrégation de la
discipline sur sa personne, quoi qu’on la porte à sa ceinture, ainsi c’est à fin qu’on sache que ce
qu’en font les autres assemblées par toute la chrétienté (même celle de S.

Jérôme, revêtue de bleu, naguère dressée aux Mathurins à Paris, de laquelle est le premier Prieur
et chef par élection Monsieur le Cardinal de Joyeuse, jeune d’années, mais chenu de sagesse,
mœurs et dévotion, où l’on met cet usage à bon escient ce que je dirai ci-dessous).’ pp. 129-130.

134

LA CHAIR DE LA PASSION

que se fouetter en se meurtrissant la chair est moins bon pour la santé que de se faire saigner
franchement avec ménagement.46 Quant à la critique, qui doit donc encore être vivace, indiquant
que les membres de la confrérie feraient mieux de se laisser fouetter par quelqu’un d’autre, il
répond qu’en le faisant soi-même on peut mieux décider de la juste mesure et éviter l’excès. Il
faudrait d’ailleurs provoquer la colère de l’autre pour que celui-ci soit en mesure de se prêter à ce
service particulier, ce qui n’est pas une bonne chose.47 Pour la critique de l’ostentation qui
pourrait accompagner l’acte, Auger nous dit qu’on voulait éviter la transe extatique des païens,
comme celle de Lacédémonie où des jeunes garçons se flagellaient réciproquement, parfois
jusqu’à la mort, pour montrer leur courage. Par contre, dans les confréries, on se discipline
masqué, et ‘ce jeu d’ordinaire si rude se fait en ténèbres, chandelles éteintes, avec un tel
frémissement de voix, de pleurs et de soupirs que le plus dur cœur s’y laisse amollir et fondre.’48
Bien sûr, Auger l’admet — et voici un nouvel élément qui pointe —

il y a des cas d’abus dans certaines villes où on se fouette publiquement le vendredi saint.
Parfois, on s’y flagelle en prenant des poses lascives.49 Mais il y a de l’abus en toute chose, et
on ne doit pas juger une bonne chose d’après le mauvais usage qu’on pourrait en faire.

Le lecteur alléché devra patienter encore quelques chapitres consacrés aux plaintes du clergé, qui
avait la prolifération des chapelles privées en horreur, avant qu’on revienne explicitement, par le
biais de la description du vêtement blanc des pénitents, à la question de la flagellation. Quel est
le sens du fouet qu’on porte à la ceinture puisque

— dans la congrégation royale du moins — on ne s’en sert pas ?50

Pour Auger cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas qui se disciplinent en privé et il invite celui
qui se sentirait appelé à suivre cet exemple à rejoindre la confrérie des Pénitents Bleus, dont il
affirme qu’elle venait 46. ‘Que si en ces écoles [de pénitence] il y a parfois du sang au milieu du
heurt et parmi le choc, les écoliers ne sont pas pour cela écorchés, et moins assez nuit à la santé
le fouet qui fait saigner, n’en déplaise à ce Docteur, que celui qui seulement noircit et meurtrit la
chair.’ p. 131.

47. ‘Ils font cela eux-mêmes, car la mesure en est plus juste, et le danger moindre, et sans
quelque colère on ne saurait bien étriller son compagnon.’ p. 132.

48. Pp. 132-133.

49. ‘On dira qu’en quelques autres villes, ou telles monstres se font le Vendredi saint, il s’y voit
de l’abus beaucoup, qui se découvre par les regards des pénitents aux fenêtres avec œillades,
mines et contenances amoureuses, et autres telles légèretés qu’on ne saurait aisément déguiser.
Mais qui jamais a vu du blé sans paille, des roses sans épines... ?’ p.

133.

50. C’est le chapitre 20 qui commence ainsi : ‘Voire mais, vos Pénitents, dira quelqu’un, ne
mettent point en usage cette discipline que vous prêchez tant, contents de la porter à la ceinture.’
p. 180.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

135

d’être érigée pendant le carême 1584.51 ‘Il y trouvera un bon nombre de personnes d’honneur,
qui s’affligent d’une telle ardeur et dévotion si bouillante, sans s’épargner, tous les vendredis de
l’année, singulièrement les premiers du mois, qu’en peu d’heures il verra le fruit en sa main de ce
saint exercice et connaîtra ce que les plus grands de la cour ont confessé tous ébahis de cette
ferveur, n’y avoir âme si endurcie qui à ce spectacle ne se rende à contrition et repentance’.52 Le
raisonnement qui suit à propos de la culpabilité est le suivant : d’une part, tout comme il faut
éduquer les enfants sans ménager le fouet, il faut s’éduquer soi-même. D’autre part, en nous
fouettant nous-même, nous devançons Dieu qui, lui, nous corrigerait comme des enfants
indociles.

Ainsi on compose avec la justice divine.53

Après avoir discuté de la marche à pieds nus, Auger parle de quelque chose de moins
spectaculaire mais sûrement aussi important : l’examen de conscience que les confrères sont
censés faire, en privé, chaque soir. Des exemples de prières du matin et du soir sont donnés. Le
livre se termine par une énumération des obligations auxquelles doivent se soumettre les
pénitents et une exhortation à bien garder les statuts.

Le livre n’a pourtant pas dû convaincre beaucoup de monde. Aussi, lorsque le roi fonda une
confrérie pénitentielle avec pratique de la flagellation, ce fut sans publicité. Il s’agit de la
‘Confrérie de la Mort’, érigée le 10 mai 1585 et dont les statuts ne furent pas publiés.54 Le
nombre de membres de cette confrérie était limité à vingt et un, tous choisis par le roi Henri III,
aussi longtemps qu’il serait en vie. Après sa 51. P. 181.

52. P. 181.

53. ‘Et sans doute, puisque l’Écriture si souvent nomme les afflictions que Dieu nous envoie
tantôt verges et tantôt discipline, comme de père à enfants, nous devons courir au meilleur
marché qu’il nous présente, et empoigner le fouet pour nous en cingler modéré-

ment la sensualité, à fin d’échapper à la rude mesure qu’il prend de la peine à l’offense, quand il
y met la main : pour le moins, nous étant asservis au péché et rien de plus séant au serviteur et
esclave n’y a que le fouet, et le nerf de bœuf en galère, ne devrions nous pas aller au devant, et
payant avant terme, s’il faut ainsi parler, composer doucement avec la justice et rabattre de sa
rigueur ? Joint que telle, si poignante et mordante douleur nous est ainsi plus fructueuse et nous
sert d’un coup de lancette ès veines de l’âme, pour soudain faire jaillir non du sang, mais des
larmes du cœur, et des yeux, et laver la couchette de nos consciences, et éventer l’ardeur de nos
passions écumantes, n’étant au reste cette couverte et secrète austérité mise au vent de la gloire,
comme nos autres actions dévotieuses, que nos familiers, amis et domestiques ne peuvent
aisément ignorer, pour aucunes fois nous en chatouiller et flatter.’ p. 182.

54. C’est P. Chevallier qui nous a mis sur la piste ( Henri III, roi shakespearien, Paris, Fayard,
1985, pp. 547-548). C’est bien le manuscrit français 3963 (microfilm 7326) de la Bibliothèque
Nationale à Paris. Par contre, la confrérie s’appelle ‘Confrérie de la mort’ et non pas ‘Confrérie
de la mort et de la passion’ comme il l’écrit. La chapelle où les offices doivent se tenir s’appelle,
elle, ‘Chapelle de la Mort et la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ’.

136

LA CHAIR DE LA PASSION

mort, ce n’est pas son successeur, mais le groupe lui-même qui pourrait décider de la façon de
procéder. Dans cette confrérie un office, en effet, intègre la flagellation (appelée ici ‘discipline’).
Le vendredi-soir, on s’assemble dans la chapelle de la Passion et la Mort de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. On récite la litanie de la Passion suivie d’une exhortation par un confrère. Après
une invocation de la Vierge par une prière usuelle, on éteint les lumières et on dit un Pater, un
Ave et le Credo.

Puis, on récite les psaumes Miserere et De Profundis, les versets étant alternés par le supérieur et
le reste des confrères, et on peut se discipliner pour se mater la chair.55 Puis on laisse à chaque
confrère le temps de dire un Pater, un Ave ou un Confiteor et on se quitte. Une note particulière
clôt cette description : au lieu du Gloria Patri par lequel on termine d’habitude un psaume, on
dira ‘Miserere nostri Domine, Domine miserere nostri’.56

Nous sommes à la fin du règne d’Henri III qui sera assassiné en 1589. Son successeur, Henri de
Navarre, devient catholique car ‘Paris vaut bien une messe’, et s’il est question de flagellation
concernant sa personne, c’est uniquement à propos des quelques coups rituels de verges, reçus
d’ailleurs par personne interposée, au moment de sa conversion politiquement motivée.

Un tournant du sentiment religieux et du vécu sexuel ?

Henri III s’est-il flagellé pour en tirer du plaisir sexuel ? D’après ce que nous avons lu, rien ne
permet de l’affirmer. L’impression qui reste après ces quelques sondages dans les archives, c’est
qu’à la fin de sa vie, les jésuites l’on amené à pratiquer le type de flagellation qu’ils
commençaient à introduire là où ils apportaient la Contre-Réforme.

C’est alors qu’Henri III s’est discipliné, et cela d’une façon qui inculque la culpabilité et évite
sûrement toute visée sexuelle consciente. Il n’est pas de notre compétence d’entrer dans la
psychologie personnelle du roi mal-aimé, dont l’image de bigoterie hypocrite a été contrée par la
biographie de P. Chevallier qui défend l’authenticité de la foi du roi 55. ‘Durant toute la
[récitation] des psaumes se pourra prendre la discipline par chacun des confrères pour se mater la
chair.’

56. Le microfilm que nous avons dû utiliser rendait la lecture des trois dernières pages
pratiquement impossible, parce que le recto et le verso de la page y apparaissaient en
superposition. Nous espérons n’avoir rien manqué d’important.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

137

et de sa conscience tourmentée.57 Les études n’abondent pas sur Henri III, et ce n’est pas à nous
de trancher.

Ce qui nous intéresse, en revanche, c’est le changement du sentiment religieux général dans
lequel le malheureux roi a dû positionner sa propre dévotion, qu’elle ait été sincère ou non. Dans
une étude remarquable, qui allie recherche historique et réflexion psychologique, D. Crouzet a
souligné que la montée de la violence religieuse au seizième siècle était une réponse à une forte
vague d’angoisse liée à la crainte que la fin des temps ne soit proche.58 Nous ne pouvons
malheureusement pas nous étendre sur l’interprétation qu’il donne du succès de la théologie de
Calvin comme une tentative, avortée, de pal-lier à cette peur. Pour la problématique qui nous
concerne directement, Crouzet nous fournit par contre deux données qui ouvrent des perspectives
psychologiques. Il souligne d’abord que la montée du protestantisme a été vécue comme un
danger au niveau du corps. On réagissait avec violence contre cette hérésie parce qu’on craignait
qu’elle ne donne libre cours aux pulsions humaines. L’hérésie allait libérer des forces
démoniaques situées au niveau du bas-ventre, particulièrement la gloutonnerie et la lubricité. De
là, toute l’imagerie de sexualité débridée et de paillardise qui a été projetée sur les protestants. En
filigrane apparaissait la peur qu’en ne se soumettant plus à l’orthodoxie de la seule Église
catholique, on déchaînerait l’animalité la plus infernale.59

La seconde chose que Crouzet nous apprend, c’est qu’en 1583, année où Henri III fonda sa
‘Congrégation des pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame’, un grand nombre de processions
et de longues marches de fidèles vêtus en blanc ont sillonné la France.60 À l’encontre des
historiens qui ne voient dans ces mouvements de piété qu’une reprise mimétique du mouvement
de pénitence initié par le roi, Crouzet insiste sur le caractère fort différent de cette ferveur
populaire. Dans les deux cas il y avait bien sûr de l’angoisse et un sens aigu du péché, mais là où
le roi se posait en médiateur religieux, affichant un règne sacerdotal et se présentant quasi
comme Christ-roi, la foule des fidèles refusa cette médiation et chercha un rapport direct à Dieu.
L’hypothèse de Crouzet est que le peuple abhorrait que ‘le roi s’intronise seul sauveur mystique,
dans une participation rédemptrice aux souffrances 57. P. Chevallier, Henri III, roi
shakespearien, Paris, Fayard, 1985. Voir pour une évaluation : R. Sauzet (dir.), Henri III et son
temps (Actes du Colloque de Tours, octobre 1989), Paris, Vrin, 1992.

58. D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525 -
vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 2 vol., 1990.

59. Vol. I, pp. 240-269.

60. Vol. II, pp. 310-330.

138

LA CHAIR DE LA PASSION

vécues par le Christ dans les dernières heures de sa vie.’ Il refusait donc cette ‘piété ritualisée et
en quelque sorte rationalisée, de pénitence contrôlée et normée, qui allait contre l’approche
pulsionnelle de Dieu qui était dans la profondeur de la tension collective vers Dieu.’61

Si Crouzet a raison, nous retrouvons ici la tension qui existait entre flagellants du Moyen Âge et
clergé, avec cette différence que c’est maintenant la royauté se posant en médiateur religieux qui
est contestée. Que le roi prenne la position du prêtre peut sembler paradoxal au seuil de la
modernité, mais pourquoi ne se serait-il pas accaparé des symboles du sacré pour en faire un
usage séculier ? N’oublions pas qu’Henri III fut le premier roi à se faire appeler ‘Majesté’.

Ce qui surprend, c’est que contrairement au Moyen Âge, nous ne trouvons pas la flagellation du
côté du peuple qui conteste le pouvoir, mais du côté de ceux qui le tiennent. À quelques
exceptions près, on ne se flagelle pas dans ces processions blanches et ce n’est en tout cas pas ce
geste qui saute aux yeux. On n’a pas l’audace médiévale de s’identifier au Christ avec le
narcissisme provocateur que cela comporte. Ici, le peuple se montre contrit et replié sur lui-
même. Le grand calme qui émane de ces processions tranche fortement par rapport aux appels à
la violence que nombre de pamphlets et de sermons incendiai-res avaient répandus. Crouzet
insiste sur cette réaction de repliement sur soi et d’intériorisation de l’agressivité.62
En revanche, ce repliement et cette intériorisation ne semblent pas se faire de la même façon
chez les nobles qui font pénitence avec le roi.

Chez eux, le péché et la faute ne sont pas vécus comme un tout indiffé-

rencié et pesant dont il convient de se débarrasser d’un coup. Les péchés, tout comme les progrès
moraux, se comptent au détail. Les jésuites avaient même conçu un système de comptabilité, tant
pour faire son examen de conscience que pour mesurer l’impact des pénitences qu’on s’imposait
à soi-même en vue du jugement dernier. Sans rougir, on affirmait que Dieu serait bien obligé, par
son propre sentiment de 61. Vol. II, p. 313.

62. ‘À la gestuelle violente de possession par l’Esprit de Dieu, qui avait caractérisé les premières
guerres de religion, me semble avoir succédé une violence retournée d’abord par le fidèle contre
son corps, contre ce qui l’attache au monde, dans une imitation sacrificielle. Les processions de
l’hiver 1589 dans une ville qui s’identifie à Jérusalem menacée de destruction divine pour ses
fautes, prouvent que la crise pénitentielle est un fait collectif, que le contexte de violence divine a
pour correlât une nécessité de marche souffrante. L’on peut comprendre alors le phénomène de
reflux de la violence physique, la sérénité étrange des foules ligueuses qui contraste avec les
multiples appels à l’agres-sion que les prédicateurs et les pamphlets des derniers temps du règne
d’Henri III lancent.

La violence est impossible parce qu’elle est vécue par chacun, intérieurement.’

D. Crouzet, ‘Henri III et la violence collective’, dans R. Sauzet, Henri III et son temps, p. 222.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

139

justice, d’en tenir compte. Bien que pécheur, l’homme se positionne donc en individu face à
Dieu. Tout en se sachant subalterne, il contrôle néanmoins l’addition.

Dans ce contexte, on peut supposer que la flagellation devient un acte vécu à un niveau bien plus
personnel, intime et aussi plus secret.

Elle relie l’individu au Christ ou à Dieu dans un rapport de corps à corps. En effet, comme nous
l’avons lu dans les statuts de la confrérie de la Mort, c’est dans l’obscurité qu’on se flagelle et
après l’exercice on se quitte sans se parler. Si on ne fait pas l’acte complètement seul, à l’écart
des autres, les confrères ne sont pourtant présents qu’en support de ce qu’on se fait à soi-même et
de ce qu’on sent vibrer en soi. On pourrait dire que les autres ne sont là que comme des alter ego
qui rassurent l’individu au moment où il laisse émerger ses fantasmes tout personnels, et peut-
être pas conscients. C’est fort différent des processions de flagellants du Moyen Âge, où le
groupe était important, où l’on chantait ensemble un même texte exprimant la foi du groupe et où
on se flagellait en public. Et si, dans la confrérie de la Mort, on chante et on récite aussi, c’est le
psaume Miserere (Psaume 50), ‘Aie pitié de moi, Seigneur’, qui accompagnera dorénavant les
flagellations qui s’installeront dans les couvents. La répétition de ce texte, dans un latin qu’on ne
comprend pas toujours bien, permet d’arrimer des fantasmes très personnels à des mots reconnus
sinon compris.
Que le sexe apparaisse dans ce contexte de rite secret où l’individu se confronte à un tout-
puissant, cela ne surprendra pas un esprit moderne qui a lu Freud. On comprendra aussi que pour
ne pas se laisser engloutir dans ce rapport, il faut se ressaisir. Donc, on fait des comptes.

On mue une culpabilité faite de dépendance en une comptabilité tenue à jour des dettes et des
paiements. On peut se demander s’il n’est pas anachronique de plaquer ainsi ce que la théorie
freudienne nous apprend sur le vécu du seizième siècle, mais on peut aussi remarquer que nous
nous trouvons ici au moment précis où la sexualité au sens moderne se met en place — donc plus
tôt que ce que M. Foucault avait pressenti dans son œuvre inachevée.

Tout en étant conscient du caractère hypothétique de notre propos, lié au regard rétrospectif par
lequel nous espérons mieux comprendre notre propre identité, examinons de plus près ce rapport
au sexe qui servira de plus en plus à disqualifier la pratique de la flagellation. Les flagellants du
Moyen Âge renonçaient aux rapports sexuels, et cela ne voulait pas dire qu’ils se privaient
simplement de quelque plaisir connu.

Le sexe faisait partie de cette ‘chair vilaine’ dont il convenait de se débarrasser, et c’est pourquoi
ils se confiaient à Marie, conçue de façon immaculée, qui avait échappé au bourbier terrestre.
Nous retrouvons cette même horreur du corps chez le peuple du seizième siècle, tant

140

LA CHAIR DE LA PASSION

dans la façon dont sont perçus les corps des hérétiques que dans la façon dont les participants
aux marches blanches demandent pardon.

Mais cette horreur massive du corps, cette animalité qui doit être rejetée, semble se moduler et se
différencier au début de la modernité.

La sexualité devient une zone à part, dont l’individu se souciera particulièrement comme y
repérant un reflet de sa propre individualité. Si, comme nous l’avons dit, rien ne prouve qu’Henri
III trouvait du plaisir érotique en se flagellant, on peut se demander s’il n’a pas été pris dans un
processus plus large qui n’a plus rien à voir avec sa psychologie particulière. La position de
l’homme moderne, qui ne s’efface pas devant Dieu mais qui détaille et compte, semble avoir eu
comme conséquence de faire du sexe un attribut dont l’homme est possesseur et responsable. Le
sexe perd l’aura mythique qui le rattachait au grand tout de la nature. Et c’est peut-être par ce
processus d’individualisation que la flagellation recevra à la longue son caractère sexuel.

Mais revenons d’abord au sexe en général et aux arguments qui peuvent étayer notre hypothèse
selon laquelle il devient l’indice de l’individualité. Une des choses qui frappe le plus quand on
fait un bref survol des théologies catholiques et protestantes à partir du seizième siècle est le fait
que le catholicisme développe une théologie morale si élaborée, qui parle avec tant de détails des
actes et des pensées sexuelles, qu’on l’a souvent considérée comme de la sexologie avant la
lettre.

En protestantisme, pas trace de la licence que les simples fidèles catholiques du seizième
subodoraient, mais pas de discours détaillé sur le sexe non plus. On reste simplement austère. On
sait ce qu’il convient de faire et surtout ce qui ne convient pas, mais on n’en fait pas un discours
élaboré et croustillant. La question qui se pose maintenant, est de savoir si cette différence n’est
pas liée à une différence plus fondamentale : la façon dont on se pose, comme individu et comme
corps, devant Dieu, son Église, et les autres pouvoirs.

L’hypothèse qu’on pourrait faire, en joignant prudemment théorie psychanalytique et recherche


historique, est que dans le développement du type de subjectivité qui caractérise l’époque
moderne, l’accent a été mis soit sur un renforcement du clivage primitif entre bien et mal soit sur
une élaboration plus différenciée du vécu sexuel comme expression de l’individualité et du corps
propre. Sans nous égarer pour le moment dans le détail des théories psychanalytiques, notons
qu’en indiquant ces deux formes de réagir aux exigences de la modernité, nous faisons appel aux
différents niveaux psychologiques que nous pouvons distinguer d’un point de vue actuel, toutes
écoles psychanalytiques confondues. Certains processus psychologiques entrent très
précocement dans la vie, comme le clivage entre bien et mal dont parle M. Klein ou la relation
avec le ‘réel’ dont parle J. Lacan. Ensuite, les structures plus

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

141

élaborées prennent le relais et l’amour, tant pour soi-même que pour quelqu’un réellement
‘autre’, est investi de fantasmes sexuels différenciés et concrets. Avec tous les dangers que
comportent les raccourcis, disons que nous distinguons les structures prégénitales des
génitales.63

À partir de cette distinction tirée de l’observation du psychisme humain actuel, notre attention est
rétrospectivement attirée par deux types de réactions qui ont lieu au temps d’Henri III. La
première est celle de foules qui participent aux marches blanches. Devant l’angoisse qui monte
en vagues, les fidèles réactivent les processus ancrés au plus profond de leur psychologie, c’est-
à-dire ceux du clivage et de l’identification projective. Tout comme l’enfant qui expérimente ce
qui vient troubler sa satisfaction comme quelque chose qui vient ‘d’ailleurs’ et identifie cet
ailleurs comme un mal — un mal qu’il doit expulser de son propre corps en l’attribuant à
l’autre/ennemi — la foule veut expulser ce mal qui lui fait perdre l’amour de Dieu comme une
vomissure ou un excrément. La seconde façon de faire front à l’angoisse, est celle qui est mise en
place par les jésuites dans la démonstration de religion que fait Henri III. Celle-ci pourrait être
emblématique de la nouvelle façon de se poser comme individu. Là, la souffrance est sexualisée
et, de ce fait, il n’y a plus lieu d’éjecter ce qui fait mal (ou peur) du corps propre. C’est peut-être
ici que s’est constitué ce que Freud appellera le masochisme, l’énigme sur laquelle il a butté à la
fin de son œuvre et qu’il n’est pas parvenu à résoudre.

Notre regard rétrospectif — regard qui tente d’élucider notre vécu actuel et n’échappe donc pas
au cercle herméneutique — met en évidence encore un élément dont nous avons trop peu parlé
jusqu’ici : les changements concomitants dans l’imago de la Vierge. Nous avons vu que la
dévotion mariale a pris son plein essor au Moyen Âge. Crouzet nous dit qu’il y en eut une
nouvelle poussée vers 1560-1570.64 La Vierge semble devenir surtout une bonne mère. Son
statut de médiatrice change. Elle n’est plus le ‘vase’ respectable qui a permis l’incarnation d’un
Dieu qui n’est pas de chair, mais simplement la mère secourable qui intercède pour ses enfants
qui ne sont pas foncièrement mauvais mais qui font divers péchés très concrets. Comme on la
conçoit de plus en plus faite de la même chair que les humains, elle peut devenir l’objet de
fantasmes sexuels.65 Serait-ce la raison pour laquelle la 63. Ce qui est à rapprocher de la
distinction entre le pré-œdipien et l’œdipien employée dans d’autres obédiences
psychanalytiques.

64. Vol. II, p. 320, où il renvoie à l’article de L. Febvre, ‘Changement de climat à Amiens : de la
Renaissance à la Contre-Réforme’ dans son livre Au cœur religieux du XVIe siècle, Paris,
Sevpen, 1re éd.: 1957, 2e éd.: 1968. On y trouve en effet des indications intéressantes, qui
demanderaient néanmoins à être complétées.

65. C’est ce qui fait que de nos jours, presque tout le monde confond l’Immaculée Con-

142

LA CHAIR DE LA PASSION

représentation de la Vierge à la fin de l’apologie de Cheffontaines nous est apparue si sensuelle ?

Jean Gerson avait raison en disant que la flagellation n’était pas bonne pour le commun du
peuple et qu’il valait mieux que celui-ci se contente d’une ‘grosse’ foi. Mais les motifs qui lui
ont donné raison n’étaient probablement pas ceux qu’il avait en tête. Gerson croyait qu’il n’était
pas bon que le peuple se mêle de dogme et qu’il essaie de réflé-

chir trop en détail sur le contenu de la foi. Mais le danger qu’il pressentait pour la cohésion du
corps de l’Église ne venait peut-être pas de la pensée individuelle, mais d’une expérience sous-
jacente au niveau du corps. Cette expérience n’est pas d’un ordre discursif, mais elle fonde
néanmoins le pouvoir de s’affirmer différent des autres. C’est le corps qui, en faisant
l’expérience qu’il n’est pas nécessairement sous l’emprise des autres quand il a mal, fait résonner
le sentiment d’être un ‘je’.

Dès lors, on gagne la possibilité de croire différemment.

La règle de San Vicente

C’est dans cette transition entre un vécu où la religion populaire pouvait donner libre cour à ses
émois, et une discipline de plus en plus grande, que se situe la règle de la Cofradía de la Vera
Cruz, à l’origine de notre enquête.66 Cette règle, une des plus anciennes d’Espagne, est datée de
1551, c’est-à-dire en plein milieu du concile de Trente (1545-1563),67 quatre ans après le décret
sur la justification et l’année même de celui sur la contrition. Sous ces termes, qui peuvent
sembler aujourd’hui assez ésotériques, se cachent des choix concernant le vécu religieux on ne
peut plus directs et concrets. Le décret sur la justification affirme que la peur de la justice divine
est une utile préparation à la foi.68 En affirmant cela, on rejeta la thèse de Luther selon laquelle
ception avec la naissance virginale du Christ.

66. On trouve un résumé de cette règle dans le livre de R. Sáenz Sierra, Los picaos de San
Vicente de la Sonsierra, publié à compte d’auteur, (Barcelone), 1977, pp. 41-45.
Nous avons travaillé sur l’original qui se trouve dans les archives particulières de la confrérie.
Un livre sur les confréries dans la région de la Rioja paraît au moment de terminer ce manuscrit,
où on trouvera un relevé des fondations de confréries, de leur fonction et de leur organisation
interne : F. Labarga García, Las Cofradías de la Vera Cruz en La Rioja. Historia y
espiritualidad, Logroño, Diócesis de Calahorra y la Calzada-Logroño, 2000.

67. Pour être plus précis, il y eut deux interruptions, et le Concile eut donc lieu en 1545-46,
1551-52 et 1562-63.

68. ‘Peccatores se esse intelligentes, a divinae justitiae timore, quo utiliter concutiuntur.’

Décret sur la justification (1547), dans H. Denzinger, Enchiridion Symbolorum, definitionum et


declarationum de rebus fidei et morum, 34e éd., 1967, n° 1526.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

143

on pouvait avoir une confiance radicale en Dieu, qui avait effacé le péché de l’unique Adam par
le sacrifice de l’unique Christ et avait donc rétabli l’humanité dans son amour. Pour Luther, ce
serait donc un manque de foi que de croire qu’il reste des séquelles du péché originel et que
chaque homme devrait s’efforcer de les effacer à son tour par ses propres forces. Nous verrons
comment cet argument reviendra en force quand protestants et jésuites entameront une
polémique sur la flagellation à Augsbourg au début du dix-septième siècle. Quant au décret sur la
contrition, il reste dans cette même optique du rôle de la peur. Il affirme que le pécheur ordinaire
ne peut se passer de la confession. Quand, face à la mort, on se trouve en situation de péché
mortel, on peut être sauvé par une contrition parfaite, c’est-à-dire par un sentiment de regret qui
est uniquement motivé par l’amour de Dieu.

Mais cette contrition est exceptionnelle. Par contre, quand on regrette ses péchés uniquement par
peur de l’enfer, on n’a qu’un repentir imparfait, une ‘attrition’, et cela ne suffit pas à ouvrir les
portes du ciel.

Ces pécheurs-là ne peuvent donc se passer du sacrement de la confession pour se mettre en


règle.69

Cette doctrine tridentine réaffirmait le rôle du clergé. Sans lui, le commun des mortels ne pouvait
pas se débarrasser des péchés mortels qui lui barraient la route du Paradis. Et des péchés mortels,
on en définira maintenant de plus en plus, ainsi la simple masturbation pourra faire obstacle aux
tentatives les plus pieuses d’atteindre le bon port catholique. Il fallait donc des prêtres. Ces
prêtres ne se cantonneront plus dans leurs confessionnaux et deviendront le centre d’une kyrielle
d’actes liturgiques de plus en plus envahissants. Ils s’imposeront non seulement par la liturgie,
mais aussi en prenant le rôle de directeurs de conscience. Pour user d’un vocabulaire qu’on
n’employait pas encore alors : le prêtre excède son rôle de ministre du culte, il commence à faire
de la pastorale.

Dans cette optique, on comprend que le clergé vise la prise en mains des confréries. Ces
institutions, regroupant de pieux laïcs, étaient fort anciennes et elles étaient devenues des
structures d’entraide sociale.

Elles étaient donc un instrument tout trouvé pour faire pénétrer les réformes parmi le peuple, à
condition néanmoins que le clergé parvienne à avoir prise sur lui. Cela n’allait pas de soi : les
laïcs étaient jaloux de l’autonomie dont ils jouissaient, aussi bien du point de vue du vécu
religieux que de celui de l’entraide sociale. Les confréries deviendront donc le lieu du
compromis : le clergé y prendra sa place, 69. Décret sur les sacrements de la confession et de
l’extrême-onction (1551), chap. 4, dans H. Denzinger, n° 1676-1678.

144

LA CHAIR DE LA PASSION

celle de l’autorité spirituelle, mais les laïcs garderont le vrai pouvoir.

Notons que ce seront surtout les ordres religieux, les franciscains en particulier, qui s’installeront
dans les confréries, et qu’ils resteront près du peuple. En général, le bas clergé est réduit à
épouser une position médiane entre la religion populaire et celle que le haut clergé a en vue sur la
base de la réforme tridentine.70

La règle de San Vicente reflète bien cet état des choses et elle fonde, encore aujourd’hui, le
climat d’entente à l’intérieur de la confré-

rie. Les préambules disent que le 9 juin 1551, un certain Martín Pérez de Ularte, se déclarant
administrateur [ mayordomo] de la ‘Santa Cofradía de la Vera Cruz de la Villa de San Vicente de
la Sonsierra’ [la Sainte Confrérie de la Vraie-Croix de la ville de San Vicente de la Sonsierra]
s’est présenté devant Alonso de Vallejo, notaire apostolique, et Andrés Ortíz de Urruña, vicaire
général de l’évêché, pour faire enregistrer les statuts de la confrérie et avoir l’autorisation de
demander l’aumône pour celle-ci, afin qu’elle puisse se payer des messes et des cierges et
‘prendre racine’. La règle ‘de la Sainte Vraie Croix des disciplinants’ — notons ce dernier terme
— commence avec une proclamation de foi, dont certains détails frappent. Ses membres, dit-elle,
se soumettent à la doctrine de la sainte Église catholique qui est illuminée par l’Esprit-Saint. Ils
professent donc que c’est par miséricorde que notre Père céleste a répondu aux pleurs de nos
premiers parents. Il a pris chair humaine pour notre rédemption en envoyant son fils unique
Notre-Seigneur Jésus-Christ ‘qui se donna à nous en frère et en ami en son Incarnation.
Finalement, pour nous réconcilier avec le Père et faire de nous des fils de grâce, il offrit son
corps sacré en sacrifice sur l’arbre de la croix et versa son précieux sang en rançon pour nous,
afin que nous soyons libérés de la misérable servitude et que nous soyons lavés de tous nos
péchés.’71 En enfants 70. Th. A. Mantecón Movellán, ‘Control de las cofradías religiosas.
Iglesia y vida religiosa durante el reformismo Borbónico’, Historia 16 n°168 (1990), pp. 33-43.

71. ‘En el nombre de Dios comienza la Regla de la Santa Vera Cruz de los disciplinantes de la
Villa de San Vicente institudos por la Doctrina de la Santa Iglesia Católica alum-brada por el
Espíritu Santo, como por fe confesamos [...] nuestro Padre Celestial a los llantos de nuestros
primeros padres, por cuyo pecado fuimos hecho hijos de perdición, queriendo tomar carne
humana por nuestra redención, envió al mundo a su unigénito hijo Nuestro Sr. Jesucristo el cual
se nos dio en hermano y amigo y en su encarnación y en fin para nos reconciliar al padre y
hacernos hijos de gracia, ofreció su sagrado cuerpo en sacrificio en el árbol de la Cruz y derramó
su preciosa sangre en nuestro precio, para que redimidos de la miserable servitud fuésemos
limpios de todos nuestros pecados y convirtiésemos en esperanzas de la vida eterna a nosotros
prometida el temor de la muerte en la cual por el pecado de nuestros primeros padres éramos
dignos ; queriéndolo pues en memoria de tan grande beneficio y caridad mostrar alguna señal de
hijos gratos, para en algunas partes de recompensa de tanto bien y para alguna satisfacción de
nuestras culpas y pecados y para persuadir a los fieles Cristianos la memoria de su pasión y su
dolor y

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

145

reconnaissants, les membres de la confrérie veulent, eux-aussi, faire quelque chose pour réparer
les fautes commises.

Après cette introduction le premier article statue qu’on se met sous la protection de Marie qui est
invoquée, non pas sous le vocable de

‘Vierge’, mais sous celui de ‘Notre-Dame la Mère de Dieu, patronne de l’église majeure de cette
ville, qui intercède pour nous et qui est spé-

cialement l’avocate de cette confrérie pour tout ce qui lui convient.’

Ayant en particulier remémoré ‘sa très sainte Conception qui donne instruction, correction et
information’, la confrérie affirme vouloir se mettre sous la protection de la Passion du
Rédempteur et de la Conception de Notre-Dame.72

Remarquons d’une part l’allégeance à l’orthodoxie tridentine, qui venait de statuer sur la doctrine
de la justification, et d’autre part l’insistance sur la proximité du Christ, explicitement nommé
‘frère et ami’.

Il s’agit là probablement de l’écho de la relation directe au Christ recherchée par les flagellants
du Moyen Âge — si ce n’est celui d’un sentiment de confiance plus général dont Luther s’était
fait le héraut.

Quant à l’insistance sur la conception de Notre-Dame, il faut l’entendre, sans doute, en référence
à la corporéité céleste de Marie, due à son engendrement hors péché originel, et non pas en
référence à la naissance virginale du Christ. Marie est ‘Notre-Dame’, et non pas ‘la Vierge’.

La suite de la règle définit comment on devient confrère, à quelles charges il faut pourvoir,
comment se font les réunions et comment on y demande la parole. Il est question des élections
annuelles, de l’assemblée générale à la ‘Croix de Mai’ — c’est-à-dire la fête de l’Invention de la
Croix —, des jours où les confrères ont l’obligation d’aller à la messe, de l’enterrement des
frères défunts, de la procession du jeudi saint, du soutien qu’on doit apporter aux confrères qui
sont dans le besoin et de ce qu’il faut inscrire dans les registres de la confrérie. Pour finir, on
interdit d’apporter trop vite des changements à cette règle et on demande d’éviter tout
amendement inutile.
L’ensemble donne l’impression d’un compromis. D’une part, la règle permet aux confrères non
seulement d’exercer leur coutume de se penitencia y sin culpas y pecados’. Règle de San
Vicente.

72. ‘Primeramente tomamos por intercesora y abogada en nuestra Señora la madre de Dios de la
Iglesia Mayor de esta dicha villa, que es abogada de esta hermandad en todo lo que conviniese a
la dicha Cofradía, especialmente su Santísima concepción para instrucción y corrección e
información, de las buenas ceremonias y ritos y manutención de esta Santa Cofradía donde ahora
para siempre ponemos a la dicha Cofradía y hermanos de ella bajo el amparo y defensa de la
pasión de Nuestro Redentor o de la Concepción de Nuestra Señora y la instituimos y fundamos
en la dicha Iglesia Mayor de la Villa de San Vicente.’ Règle de San Vicente.

146

LA CHAIR DE LA PASSION

flageller — appelée ici clairement ‘discipline’ — mais aussi de s’organiser de façon autonome et
de se soutenir matériellement. Un membre du clergé fait office d’abbé, mais le prieur et les
administrateurs sont des laïcs. Quand un frère est dans le besoin, il faut l’aider, et si l’enfant d’un
frère défunt veut entrer dans la confrérie, il ne paiera que la moitié de la cotisation ordinaire. La
pratique de la discipline et du soutien mutuel doivent néanmoins rester dans des limites bien
définies. On ne peut se réunir que trois fois l’an, le jeudi saint, la fête de l’Invention de la Croix
(la Croix de Mai) et celle de son Exaltation (la Croix de Septembre), sauf exception importante,
et cette réunion ne pourra se faire qu’à l’intérieur de l’église. La confrérie ne fonctionnera donc
pas comme un groupe d’entraide avec une vie sociale intense.
La flagellation, qui a lieu une fois par an, le jeudi saint, n’est pas laissée à la libre improvisation
non plus. Elle doit être encadrée par une liturgie cléricale en accord avec le concile de Trente.
Tous les membres doivent s’être confessés. Le soir tombé, un membre du clergé ou un
religieux73 fait un sermon pour exhorter les membres de la confrérie à la piété. La procession se
met en route, d’abord l’abbé et les ecclé-

siastiques suivis d’un grand crucifix avec la représentation du Sauveur, puis les disciplinants,
vêtus de leur habit blanc, marchant l’un dernière l’autre ou par deux, en groupes de vingt séparés
par un crucifix. On entre dans l’église et on chante l’hymne O Crux, salve spes unica.

Alors, quand on commence les versets — pas plus tôt ! — on se met à genoux et on se
discipline.74 Puis le clergé entonne le psaume Miserere, et la procession reprend. Une fois rentré
dans l’église, on adore le saint sacrement, on se lave en silence et on se quitte.

Les instructions pour la réunion générale du mois de mai, où l’on tient les élections, approuve les
comptes et prie pour les défunts, sont encore plus précises. Les statuts donnent le texte des
prières latines à dire : deux Notre Père, deux Ave Maria, le De Profundis, puis, encadrée par
d’autres prières, il y a la confession générale faite à genoux suivie de l’absolution. Ensuite, la
règle énumère les messes chantées ou basses à organiser ainsi que les collectes destinées à
pouvoir payer les prêtres chargés de l’exécution de cette tâche. On le voit, tout ce qui 73. Alors
on ne manquait pas de distinguer clairement les membres du clergé séculier et les religieux
appartenant aux ordres.

74. ‘Y entrados en la Iglesia los señores eclesiásticos estén de una parte y de la otra los
Disciplinantes en medio y los otros estén en pie hasta que el cantor que para esto fuere señalado,
comience a cantar este verso O Crux, ave, spes unica, y en comenzando el cantor el verso se
hacen de rodillos y entonces, y no antes, comiencen a disciplinarse, y acabado todo el verso
levántense y comiencen todos eclesiásticos el salmo Miserere mei y en tono alto, y salga la
procesión por orden y vayan los señores eclesiásticos detrás de todos los Disciplinantes.’ Règle
de San Vicente.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

147

faisait horreur aux flagellants du Moyen Âge a bien sagement été adopté au seizième siècle. À
première vue, les flagellants se sont en effet disciplinés.

Cette différence est encore plus évidente quand on suit l’évolution de la règle. Dans la première
mouture de 1551, aller aux vêpres et à la messe n’était obligatoire qu’aux deux fêtes de la Croix,
la fête de l’Assomption de Marie ainsi que le dimanche dans l’octave de la Fête-Dieu. En 1593
on ajoute l’obligation d’un office de prière chaque vendredi de l’année devant le saint sacrement,
en tenant compte des indulgences que le Pape a concédées à cette occasion. En période de
carême on éteint les lumières à la fin de cet office et on se donne ‘un peu de discipline’.75

Les règles des confréries qui se sont établies dans la région un peu plus tard, reflètent ce même
état d’esprit.76 Elles donnent de façon concise des directives pour l’organisation interne de la
confrérie, mais insistent longuement sur la façon dont la flagellation doit être encadrée par des
prières liturgiques qu’on veut bien ancrées dans les esprits.

Ainsi, la règle du village de Galilea, datant de 1570, demande que le jeudi saint on fasse d’abord
un court sermon ; puis, tandis que les confrères seront à genoux, le clergé entonnera le O Crux,
ave spes unica ; et, là aussi, on insiste sur le fait que ce n’est qu’alors, et pas plus tôt, qu’on
commencera à se discipliner en se levant et en suivant la croix accompagnée de cierges, tandis
que le clergé psalmodiera le Miserere mei.77

Il est difficile de savoir si cette tentative de faire évoluer la confrérie dans une direction de piété
domestiquée et régulière a eu le succès escompté. Si le terme de ‘discipline’ est parvenu à
s’imposer, il n’est pas certain que les cœurs se soient pliés à la répétition des génuflexions qui
visait à policer les consciences. De nos jours, en tout cas, le clergé 75. ‘Que todos los viernes de
cuaresma concluido este Santo ejercicio y el Miserere que acostumbra el Cabildo se quedan
todos los hermanos en la Iglesia y apagados las luces y lámparas que en ellas hubieran, tengan un
rato de disciplina por espacio de otro Miserere con un exhorto que hará el Señor Abad con los
hermanos.’ Règle de San Vicente.

76. Nous avons pris comme échantillon les règles de Cornago (1556), Cuzcurrita de Río Tirón
(1568), Galilea (1570), Villar de Arnedo (1575) dans la collection ‘Cofradías de la Vera Cruz’
des archives diocésaines à Logoño. Depuis lors, des données complémentaires ont été publiées
par F. Labarga García, Las cofradías de la Vera Cruz en La Rioja.

77. ‘Y el abad, o si hubiera otra persona eclesiástica, los admoneste y diga lo que han de hacer, y
el fin para que instituyó este cofradía, y después, hincado todos de rodilla, comienzan los
clérigos a cantar el verso O Crux, ave spes unica, y entonces y no antes comenzarán los que
fueran de disciplina a disciplinarse y acabándose el verso, se levanta-sen y llevando una cruz
delante con sus lumajes y algunos clérigos cantando en tono el salmo de Miserere mei, Deus
procedan en su procesión por donde y adonde fuere visto por el abad y mayordomos conforme a
la disposición del tiempo’. Règle de Galilea, Archives diocésaines de Logroño.

148

LA CHAIR DE LA PASSION

se sent assez mal à l’aise devant la survivance de la flagellation qui, en Espagne, n’existe plus
qu’à San Vicente. Alors que le village est situé dans une région où l’ Opus Dei est fortement
implanté, et que l’on murmure que dans cette organisation à demi secrète et très conserva-trice le
port des cilices et la ‘discipline’ sont en usage, notre présence s’est au début heurtée à l’hostilité
du clergé. ‘Nous voudrions supprimer cette ridicule coutume, et vous, vous lui donnez un
nouveau souffle en lui prêtant attention’. Le clergé reprochait aux membres de la confrérie d’être
fiers de leur règle de quatre cent cinquante ans mais de n’apparaître que rarement à la messe du
dimanche ou à la confession.

C’est exactement ce qui se passait déjà au seizième siècle.

D’une part, les processions de flagellants deviennent alors un spectacle habituel en Espagne.
Celui qui en est surpris fait pauvre figure, comme Don Quichotte. À la fin de la première partie
de ce roman, écrite en 1605, le héros rencontre une procession de disciplinants pei-nant par une
chaleur suffocante. Ils reviennent d’un ermitage où ils sont aller implorer le ciel pour qu’une
longue période de sécheresse prenne fin, et ils portent avec eux, sur un brancard, une statue de la
Vierge.78

Le texte poursuit en décrivant l’esprit échauffé de Don Quichotte, car celui-ci ‘aurait dû se
souvenir de toutes les fois qu’il avait vu des disciplinants’.79 Mais, malgré cela, leur bizarre
accoutrement lui fait croire à une aventure fantastique, et il s’imagine que la Vierge est en
somme une jeune fille que des malandrins sont occupés à enlever. Il s’ensuit une bataille où un
des flagellants désarçonne Don Quichotte avec sa fourche. Celui-ci, blessé, doit être ramené chez
lui par Sancho Pança. Ainsi se termine le premier livre.80

D’autre part, très vite on signale des abus à l’occasion de ces processions. Très peu de temps
après l’instauration des confréries de disciplinants, on se plaint que les processions donnent lieu
à des déviations. Déjà en 1565-66, aussi bien le concile local de Valence que celui de
Salamanque s’insurgent contre les abus : ‘Ces jours, où il faut jeû-

ner, la plupart s’adonnent à des ripailles et à des beuveries, et on entend des blasphèmes et des
jurons au lieu de louanges adressées à Dieu. Ils perturbent l’office divin et les autres assemblées
religieuses. Ce qui est plus grave, c’est que sous l’aspect du bien ils cachent souvent un 78. Ici,
nous trouvons bien le mot ‘Virgen’.

79. ‘Don Quijote, que vio los extraños trajes de los disciplinantes, sin pasarle por la memoria las
muchas veces que los había de haber visto, se imaginó que era cosa de aventura, que a él solo
tocaba, como a caballero andante, el acometerla.’ Miguel de Cervantes Saavedra, Don Quijote de
la Mancha (Texte établi par J.-B. Avalle-Arce), Madrid, Alhambra, 1979, vol. I, p. 601.

80. Cervantes fut obligé par le succès à écrire une suite, qui fut publiée en 1615.

DISCIPLINER LA FLAGELLATION

149

mauvais esprit, et sous prétexte de dévotion et de sainteté ils abusent de la situation pour faire
des choses scandaleuses.’81 Ces critiques iront en s’amplifiant et, bien vite, il deviendra
commun de dire que, neuf mois après le passage de ces processions, une vague de naissances
survient.

Très vite une tension s’est installée entre une forme de flagellation qui exprimait, à la façon des
flagellants du Moyen Âge, un moment d’accès direct au divin et la façon disciplinée de se
flageller. Dans le premier cas, on se sentait tout proche du Christ et donc suprêmement libre,
tandis que dans le second on se mettait au rang des pécheurs et on baissait la tête pour accepter
l’absolution qui devait passer par le clergé. Ne pouvant faire autrement, les laïcs se sont pliés aux
règles du concile de Trente, ils ont fait enregistrer des statuts, ils ont adopté le mot ‘discipline’
pour indiquer leur geste. Mais ils ont gardé l’esprit libertaire de ceux qui sentent qu’on peut
prendre sa place propre dans la dramaturgie du Fils de Dieu sans devoir se plier intérieurement.

Qu’après cela, on fasse la fête, quoi de plus naturel ? Et si le clergé maugrée, c’est qu’il a
compris.

81. ‘Cum eo tempore, quo jejunandum est, epulationibus et compotationibus plerique eorum se
dedant, quandoque etiam pro Divinis laudibus blasphemiae et Divini Nominis execrationes
audiantur, Divinumque officium, et sacrae conciones ab eis perturbentur; et quod gravius est, sub
hac specie boni in eorum nonullis mens mala lateat, qui hoc devotionis praetextu et quaedam
flagitia abutuntur.’ Texte du synode de Valence, dernière session, 24 février 1566, canon 18, cité
par J. Puyol, Plática de disciplinantes, pp. 252-253.

CHAPITRE VI

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

La Réforme et la culpabilité

Briser l’enchaînement des péchés, des confessions et des satisfactions ; dire clairement que Dieu
n’est pas un apothicaire qui tient ses comptes à jour : voilà l’essentiel du message qui unit tous
les Réformateurs.1 Ils insistent sur le fait que, fondamentalement, l’acte de foi est un acte de
confiance radicale en Dieu qui prend l’homme tel qu’il est. C’est un acte qui part essentiellement
du cœur, comme le dit bien le mot grec pistis, tiré des évangiles.

L’importance de la découverte du grec ne saurait être sous-estimée dans cette période. Jusque là,
la Bible avait été lue dans le texte latin de la Vulgate et le mot qui y était employé pour la foi
était celui de fides.

Grâce à Érasme et Cisneros, on apprit à connaître les textes grecs et hébreux, et l’on vit que dans
l’original, la foi était indiquée sous le vocable de pistis. Le sens premier était donc celui de
confiance, bien avant de celui de ‘tenir pour vrai’. Sur cette lancée, la Réforme ajouta que pour
croire véritablement, il ne suffisait pas d’avoir une fides historica, c’est-à-dire d’admettre
intellectuellement que certaines choses, qu’on ne peut pas prouver, sont vraies. L’acte de foi est
un acte dans lequel on s’implique personnellement, avec toutes ses facultés. La foi est une affaire
de cœur où l’on se laisse imprégner de l’amour que Dieu nous offre. C’est un acte qui doit être
posé consciemment et individuellement. Il ne suffit pas d’avoir un vague sentiment de
l’existence de réalités supérieures difficiles à concevoir et d’en laisser l’élucidation aux
théologiens. Cette foi implicite, la ‘grosse foi’ prônée par Jean Gerson, ne saurait être la véritable
expression de la relation 1. Pour un aperçu clair et synthétique : E. Cameron, The European
Reformation, Oxford, Clarendon Press, 1991. Plus en profondeur et axé sur le fait que la
Réforme reprend des idées déjà présentes dans la devotio moderna : H.A. Obermann, Werden
und Wertung der Reformation. Vom Wegestreit zum Glaubenskampf, (1re éd.: 1977) Tübingen,
Mohr, 3e éd., 1989.

152

LA CHAIR DE LA PASSION

très personnelle que Dieu établit avec l’homme. Il faut prendre clairement conscience de ce que
Dieu propose à l’homme et se rendre compte du fossé que la parole divine est prête à sauter. Il
faut donc en parler explicitement. Ce n’est pas parce que la foi doit être vécue au plus profond de
soi-même que la formulation du message n’importe pas.2

Cet homme, à qui Dieu adresse son amour, n’est pourtant pas un être parfait. Ne pensons pas à
Adam, peint par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine, admirablement fait à l’image de
Dieu comme si le barbu céleste avait créé ce double jeune et vigoureux pour soutenir
narcissiquement sa propre image. Au contraire : pour la Réforme, l’homme est un être déchu,
incapable de s’approcher de Dieu par ses propres moyens, et tout aussi amoindri dans ses
facultés naturelles qui le guident dans la vie de ce monde. Le thème du péché originel est
renforcé par les Réformateurs.

Remarquons que ce thème ne s’est installé que progressivement dans la tradition chrétienne. Son
but est d’expliquer pourquoi le fils de Dieu avait dû descendre sur terre. Cette question n’a
pourtant pas toujours eu la même importance. Dans le christianisme primitif, où l’on croyait la
fin des temps toute proche, le Christ était simplement le Messie venu annoncer le jugement. Le
péché originel n’avait pas de rôle central. En revanche, une fois cette fin du monde remise à bien
plus tard et que, sous l’influence des gnostiques, on se mit à croire que l’âme humaine s’était
égarée dans un monde matériel duquel elle devait parvenir à se libérer, le péché originel devint
l’explication de la déchéance fondamentale de l’homme. Dans le christianisme occidental,
Augustin lui a donné sa formule dogmatique : le péché d’Adam a été transmis à toute sa
progéniture et celle-ci en fait quotidiennement l’expérience. La chair est devenue rebelle à la
volonté qui essaie, souvent en vain, de se positionner sur ce qui est juste et bon. Pour Augustin,
c’était dans la sexualité que cette rébellion de la chair se faisait le plus sentir sous la forme de la
‘concupiscence’.3

Sans prendre le sexe pour cible privilégiée, les Réformateurs reprennent avec force le thème du
péché originel. Contre la tradition catholique qui affirmait que le baptême en effaçait l’essentiel,
la Réforme insiste sur son caractère fondamental qui reste bien présent, même après le baptême.
L’homme est et reste un être profondément marqué par le péché, incapable par lui-même de
rétablir le rapport avec Dieu. Il n’est 2. Ce qu’on pourrait croire, si l’on considère — d’après la
doctrine — que le catholicisme tridentin affirme que l’acte de foi est d’abord un acte de
l’intelligence, s’opposant ainsi à la Réforme.

3. H. Rondet, Le péché originel dans la tradition patristique et théologique, Paris, Fayard, 1966.
A. Vanneste, Le dogme du Péché originel, Louvain, Nauwelaerts, 1971.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

153

même pas en mesure de croire, par ses propres forces, en un Dieu sauveur. Dans le
rétablissement du rapport entre l’homme et Dieu, tout vient de ce dernier : non seulement
l’initiative, mais aussi l’effectuation.

Pour commencer, la foi est un don de Dieu, et elle n’est en rien l’œuvre de l’homme : sola
gratia. Dans la même logique, l’homme ne peut pas se rendre compte de l’existence de Dieu en
se basant sur sa propre intelligence, contrairement à ce que les philosophes métaphy-siciens et
les adeptes de la ‘théologie naturelle’ affirment. Nos facultés ont été si amoindries que nous ne
pourrions rien savoir de fiable sur Dieu s’il ne s’était pas révélé : sola scriptura. Finalement, il
serait présomptueux de croire que nos efforts pourraient, d’une façon ou autre, rétablir ou
renforcer notre rapport à Dieu. Notre relation à Dieu ne dépend pas de ‘bonnes œuvres’ mais de
Dieu lui-même à qui nous devons notre foi : sola fides.

Une image centrale synthétise cette conception de la foi chrétienne : le Christ comme seul et
unique second Adam. Tout comme le péché du monde est venu par un seul homme,4 la
rédemption est venue par un seul homme : le Christ. Il n’y a donc pas lieu de vouloir compléter
ou améliorer l’activité du Sauveur. Dans cette optique — nous le verrons

— toute activité pénitentielle, comme la flagellation, sera proscrite comme un manque de foi.
Jusque-là, tout se tient. Mais nous arrivons à un point difficile : si Dieu à voulu rétablir la
relation avec l’homme et remédier au péché originel, pourquoi a-t-il exigé pour cela le sacrifice
de son Fils ? La question ne semble pas avoir été perçue immédiatement dans son acuité. Luther
paraît s’être contenté de la doctrine classique du sacrifice rédempteur, insistant sur le fait que la
mort du Christ sur la croix avait complètement racheté le péché d’Adam. Mais la question reste :
pourquoi le Fils devait-il souffrir ? L’Incarnation n’aurait-elle pas suffit à sauver le monde —
opinion reconnue dans la tradition chrétienne et que la théologie de la Renaissance avait remise
en avant ? Pourquoi fallait-il ce crucifiement ? Dieu serait-il un sadique pour qui voir souffrir est
un plaisir et qui se fait payer de cette façon-là ? Luther, bien que mettant en avant la bonté de
Dieu, en serait-il resté malgré tout à l’ancienne conception d’un Dieu qui demande réparation par
la souffrance de quelqu’un ?5

4. La Réforme privilégie Adam et ne désigne pas la femme, Ève, comme origine du péché.

5. On ne peut que penser à Nietzsche qui dit que le débiteur insolvable peut payer son créancier
en souffrant, c’est-à-dire en lui permettant de jouir d’un plaisir sadique. Voir son Zur Genealogie
der Moral (1887), 2e partie dans Kritische Studienausgabe, vol. V, Munich, DTV, 1999; trad. fr.:
La généalogie de la morale, dans : Fr. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, vol. VII,
Paris, Gallimard, 1971.

154

LA CHAIR DE LA PASSION

Avouons que cette question persiste au sortir de nos nombreuses lectures. Tout le monde
s’accorde pour dire que, dès le début, Luther avait défini sa théologie comme une théologie de la
Croix, une theologia crucis, qu’il opposait à la theologia gloriae des suppôts romains.6

Mais cette théologie de la Croix nous parle plus de la foi que de la souffrance rédemptrice. La
révélation n’est pas celle d’un dieu qui se manifeste dans ses œuvres, donc dans sa création, et
qui montre ainsi toute sa grandeur. La véritable révélation, c’est celle d’un dieu qui se manifeste
dans une chose incompréhensible pour la logique humaine : un dieu mort sur une croix.7

La mort du Christ en croix devient ainsi en premier lieu l’occasion d’insister sur le fait que Dieu
dépasse la mesure de l’intelligence humaine. Le vrai Dieu reste un Dieu caché, un Deus
absconditus. Nous n’en connaissons qu’une partie, qu’il nous fait connaître dans ce para-doxe
d’un Dieu crucifié qui nous rappelle que nous ne pouvons pas le comprendre à partir de nos
raisonnements humains. Les exposés sur la theologia crucis sont le plus souvent faits de longs
développements assez abstraits sur les limites de la raison humaine, et l’on a l’impression que
l’image émouvante de l’homme de douleurs y est curieusement absente. Et pourtant, qui pense
au protestantisme sans avoir à l’esprit les impressionnantes Passions, telles celles de Bach ? Qui
ne connaît le O Haupt voll Blut und Wunden, dont la mélodie relance continuellement l’émotion
du croyant invité à assister à la scène du Golgotha ?8 Mais il est vrai que nous sommes là deux
siècles plus tard, en plein piétisme allemand, au moment où on redécouvre Bernard de Clairvaux
et où la commisération revient en masse à propos des scènes de la Passion. Ce protestantisme-là
n’est pas forcément indentique aux intuitions majeures de Luther.9

En protestantisme, le vécu de la Passion est complexe et pour brosser un tableau complet il


faudrait passer en revue les conceptions de chacun des Réformateurs, notamment en ce qui
concerne la sainte cène où le fidèle commémore la Passion du Christ. Néanmoins, le sentiment
du croyant qu’il commémore le corps souffrant et ‘brisé’ du Christ semble être général, ce qui
explique que les protestants célèbrent la 6. J. D. Zöckler, Das Kreuz Christi.
Religionsgeschichtliche und kirchlich-archäologische Untersuchungen, Gütersloh, Bertelsmann,
1875.

7. Un livre classique : W. von Loewenich, Luthers Theologia Crucis, (1re éd.: 1929) Witten,
Luther Verlag, 5e éd., 1967.

8. L’hymne est de Paul Gerhardt († 1676).

9. E. Axmacher, »Aus Liebe will mein Heyland sterben«, Untersuchungen zum Wandel des
Passionsverständnisses im frühen 18. Jahrhundert (Beiträge zur theologischen Bachforschung),
Neuhausen/Stuttgart, Hänssler, 1984.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

155

cène le seul jour où les catholiques ne le font pas : le vendredi saint.10

En tout cas, pour Luther, la Passion et la mort du Christ ont une valeur salvatrice parce que Dieu
lui a imputé les péchés des hommes. Il a payé pour toute l’humanité. L’idée d’un sacrifice
réparant les péchés, telle qu’elle existait au Moyen Âge, est donc préservée, même si elle
n’apparaît qu’en filigrane. Car ce n’est pas là-dessus que Luther insiste, mais sur le fait que ce
n’est pas en représentant de l’humanité que le Christ offre réparation. Il refuse la logique
naturelle qui aurait tendance à concevoir la rédemption comme une œuvre faite par l’humanité
ellemême, présente dans l’humanité du Christ.

Ce n’est donc pas par participation aux souffrances du Christ que l’homme est sauvé.11 Si la
Passion du Christ a une valeur salvatrice, c’est parce que Dieu, et Dieu seul, a décidé à cause du
sacrifice de son Fils de ne plus tenir compte des péchés des hommes. Le Christ prend les péchés
de l’humanité sur lui, et le croyant voit dans la figure du Christ souffrant ses propres péchés, qui
ne lui sont dès lors plus imputés.12 Au moment où le Christ est devenu un homme de douleurs,
le croyant n’a plus lieu de se sentir réprouvé.

Cette formulation théologique paraît, au premier abord, n’avoir pas de conséquences pour la
façon dont le croyant ‘revit’ la Passion du Christ. En effet, est-il si différent de méditer
l’évènement de Golgotha ou de le mettre en scène dans des processions exhibant les déroutantes
statues espagnoles qu’on peut voir au musée de Valladolid ? Eh bien, oui. Ce sur quoi insistent
les sermons des pasteurs qui s’opposent aux 10. Les études sur la spécificité de la Cène
protestante en rapport avec la messe catholique sont surtout focalisées sur le problème de la
présence réelle, et on oublie souvent que cette discussion découle d’une différence plus
fondamentale : s’il n’y a pas lieu de répéter le sacrifice du calvaire, la Cène reste un repas de
souvenir et il n’y pas lieu de poser le problème de la présence réelle. Si, par contre, on croit que
ce sacrifice doit être répété pour que chaque fidèle puisse y participer et y apporter sa propre
contribution, ou si l’accent est mis sur l’omniprésence du Christ ressuscité et rassemblant un
‘corps mystique’, la question de la présence réelle prend sens. Voir : K. Lehmann & E. Schlink,
Das Opfer Christi und seine Gegenwart in der Kirche. Klärungen zum Opfercharakter des
Herrenmahls (Dialoge der Kirchen 3), Fribourg en Br. & Göttingen, Herder & Vandenhoek und
Rupprecht, 1983. Un livre plus ancien : W. Hahn, Gottesdienst und Opfer Christi. Eine
Untersuchung über das Heilsgeschehen im christlichen Gottesdienst, Göttingen, Vandenhoeck
und Ruprecht, 1951.

11. C’est la raison pour laquelle Luther refuse, par exemple, qu’on mêle de l’eau au vin qu’on va
consacrer pendant la messe. C’est la première chose sur laquelle il se penche en traitant de la
liturgie en 1523 : ‘Quod pro nobis non est fusus nisi solius [sic] sanguis Christi impermixus
nostro, cuius ibi memoriam facimus. Ut non stet illorum somnium, qui dicunt ibi figurari
unionem nostri cum Christo; huius memoriam hic non facimus. Nec sumus uniti ante eius
fusionem.’ M. Luther, Formulae missae et communionis pro ecclesia Wittembergensis, dans : W.
Herbst, Evangelischer Gottesdienst. Quellen zur seiner Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck &
Rupprecht, 2 vol., 1992.

12. Un résumé succint : G.S. Sloyan, The Crucifixion of Jesus, pp. 141-155.

156

LA CHAIR DE LA PASSION

catholiques, bien que les historiens de la théologie ne l’abordent qu’en passant, est qu’il n’y a pas
lieu de vouloir participer aux souffrances du Christ. En pratique cela veut dire qu’il est inutile de
rechercher la souffrance. Pourtant, Luther dit que le croyant, lui aussi, doit porter sa croix et que
c’est dans la souffrance qu’il apprend à connaître Dieu.

Mais porter sa croix, ce n’est pas porter celle du Christ. Le chrétien doit accepter les tribulations
et le malheur que Dieu lui envoie dans cette vie, ce qui est autre chose que de se faire souffrir
soi-même et d’y donner valeur salvatrice en croyant, par là, participer à la Passion du Christ.

De là découle une différence psychologique énorme entre la façon dont Réforme et Contre-
Réforme se positionnent au moment où elles se représentent la Passion. Dans les deux cas, on
mobilise son imagination mais le scénario intérieur que le croyant est supposé vivre, est fort
différent. Le catholique est convié à entrer, activement, à l’intérieur de la scène. Il conçoit le
Christ presque comme un alter ego, lui disant, au grand dam des protestants : ‘Laisse-moi t’aider,
prendre sur mes épaules une partie de ta croix et diminuer tes souffrances en souffrant un peu à
ta place’. Le protestant, par contre, n’entre pas dans le tableau. Spectateur, il ressent de la
gratitude en réalisant que le Christ, incontestablement autre, a tant souffert pour le décharger de
ses péchés.

Sa compassion se fait modeste, il n’a pas la prétention de pouvoir aider et il reste


respectueusement à distance d’un drame incompréhensible, qui ne peut qu’éveiller en lui des
sentiments de reconnaissance.

Se représenter très concrètement la flagellation La manière dont le Christ fut flagellé fit
travailler l’imagination, et non seulement celle de la Contre-Réforme. C’est ce qu’illustre la thèse
soutenue par Jean Glück le 11 avril 1574 à l’université de Iéna.13 Ce texte, relativement bref (20
pages), nous permet de sentir, en protestantisme aussi, la fascination grandissante pour le corps
souffrant du Christ. Cette fascination est ancienne et nous l’avons déjà rencontrée, en particulier
chez Brigitte de Suède, dont les visions ont été éditées en 1517, dans la période que nous
étudions maintenant,14 ainsi que chez 13. Document catalogué par erreur sous le nom de Caspar
Sagittarius, président du jury, à cause du titre complet : De favente de Flagellatione Christi
superiorum consensu disputabunt praeses Caspar Sagitarius, Philos. M. et SS. Theol. ddvs. et
respondens Johannes Glück, Averbaco-Variscus, Ad D. XI. Aprilis anni MDLXXIV (Bibliothèque
de Wolfenbüttel).

14. Voir chapitre 4.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

157

les béguines. Une des choses qui changent radicalement, maintenant que la Renaissance a eu
lieu, c’est qu’on n’a plus besoin de visionnaires pour décrire en détail comment s’est passée la
Passion. On connaît le texte original des évangiles en grec et en hébreu, ce qui permet non
seulement de corriger l’interprétation de certains passages, mais aussi de lancer l’imagination sur
de nouvelles voies.

Ce qui frappe dès le premier chapitre de cette thèse est que, éty-mologie et parallèles littéraires à
l’appui, le candidat commence par se faire une idée de la sorte d’instrument avec lequel le Christ
a été flagellé. Ce n’est sûrement pas avec des verges, de cela il est sûr, mais avec quoi d’autre ?
Avec le genre de fouet que le Christ lui-même avait confectionné quand il chassa les marchands
du temple ?15 Glück mentionne la manière, racontée par le Talmud, dont les juifs faisaient leurs
fouets : quatre cordes avec des nœuds.16 Il décrit aussi celle des Romains qui attachaient souvent
à leurs fouets des petits cailloux et des crochets. Pour cette raison on appela ces fouets
‘scorpions’ : car tout comme ces insectes nous font le plus de mal par leur queue, ce sont leurs
appendices qui font que ces fouets lacèrent la chair. Parfois on mettait même des boules de
plomb au bout des lanières...17 Après ce panorama qui aura pris deux pages, l’auteur reconnaît
n’être pas sûr de l’instrument précis qui fut appliqué au Christ. Se référant alors aux visions de
Brigitte, qui font vraisemblablement encore autorité pour lui car il les cite plusieurs fois, il opte
pour l’hypothèse que le fouet appliqué au Christ avait des crochets, car l’Évangile dit que son
corps tout entier était lacéré.18

Le sujet du deuxième chapitre est de savoir à quel genre de peine la flagellation appartenait. Pour
les Romains, elle ne pouvait être appliquée à un citoyen libre, car elle était perçue comme
particulièrement déshonorante. Pilate voulait donc humilier le Christ, mais ce n’est pas lui-même
qui allait tenir le fouet, contrairement à ce que laisserait 15. ‘Quod ad materiam flagellorum
attinet, ex funibus vel loris coriaceis contexebantur.

Unde de ipso Christo dicitur, quod flagellum ex funibus fecerit, quo institores & nummu-larios
templo Hierosolymitano ejecerit.’ Chap. 1, § X.

16. ‘Auctoribus Talmudis fidem si habemus, Judaeorum flagella fuerunt ex quatuor loris bubulis
complicata.’ Chap. 1, § XI.

17. ‘Romani alliique populi quandoque flagellis suis taxillos & uncinulos innectebant. [...]

Ejusmodi flagella Scorpios & Scorpiones appellata credo: quod sicuti scorpiones cauda-rum
aculeo maxime laedunt, ita apicibus & extremitatibus flagellorum additis appendici-bus, cutis
verberatorum misere laniaretur. [...] Sed & plumbeae glandas sumitatibus flagellorum interdum
erant impactae.’ Ch. 1, § XII.

18. ‘An tale aliquod flagri genus fuerit, quo Christus etiam noster caesus, certo affirmare non
audemus. Ita tamen quandoque pingitur, & Mariam de Filii flagellatione sic loquentem facit
Brigitta Revelation. lib. IV, cap. LXX. Flagellis aculeatis infixis & retractis non evellendo, sed
fulcando totum corpus ejus laceratur. ’ Cap. I, § XIII.

158

LA CHAIR DE LA PASSION

croire, d’après notre candidat, le texte des évangiles. Il est peu probable qu’un dignitaire si haut
placé eut manié lui-même le fouet, sauf, peut-

être, pour donner symboliquement le premier coup, laissant aux soldats la charge de continuer.
Combien de soldats ? On parle de six, mais c’est là pure spéculation. Mais venons à l’essentiel :
pourquoi cette flagellation avait-elle lieu ? La réponse peut être que les Romains avaient
l’habitude de flageller ceux qui étaient condamnés à mort et plus spécialement ceux qui seraient
crucifiés. Cela concorde avec les récits des évangiles de Matthieu et de Marc, qui situent la
flagellation après le verdict prononcé par Pilate. Nous trouvons par contre une autre présentation
des choses chez Jean, qui laisse Pilate flageller le Christ en espérant que cela suffira pour
émouvoir le peuple juif et qu’il pourra relâcher ensuite Jésus sans devoir le juger. Certains ont
essayé de faire concorder les deux récits en affirmant que le Christ avait été flagellé deux fois,
mais cette idée est repoussée avec vigueur par Glück qui trouve déjà énorme que le Christ ait dû
subir tant d’interrogatoires et qu’il ait été trimbalé d’un juge à l’autre, Hérode et Pilate, tout cela
en si peu de temps. Il se rallie donc à la version donnée par Jean, qui met en avance la tentative
d’apitoyer le peuple, et il explique que les deux autres évangélistes ne voulaient rien dire d’autre
sinon qu’il avait été flagellé avant d’être mis à mort en croix.

Nous en venons au troisième et dernier chapitre, où l’auteur veut essayer de se représenter plus
concrètement la façon dont le Christ a été flagellé. Il commence par quelques citations des
paroles quasi-rituelles que les tribuns prononçaient généralement avant le supplice : ‘Ôtez-lui les
vêtements, liez-lui les mains, attachez-le à l’arbre maudit...’, mais il ajoute immédiatement que
ces formules se rapportent à des exécutions où l’on fouette jusqu’à ce que mort s’en suive, tandis
que la flagellation du Christ n’a fait que préluder à sa crucifixion. Puis, il s’interroge longuement
pour savoir si le Christ à été complètement dévêtu et quelle était sa position pendant la
flagellation. Les Juifs avaient l’habitude de jeter quelqu’un au sol avant de le fouetter et de ne le
dévêtir que partiellement. Les Romains, par contre, attachaient le supplicié à une colonne et le
mettaient complètement nu, souvent précipitamment en lui déchirant ses vêtements. Glück ne
doute pas que le Christ a dû subir la flagellation nu. Pour preuve, il renvoie aux visions de
Brigitte. Il ajoute néanmoins qu’il ne peut concevoir qu’on ait brutalement arraché les vêtements
du corps du Christ. Il est plus probable que le Christ se soit lui-même déshabillé.19

19. ‘In hoc tamen Judaica & Romana flagellatio differebant, quod apud illos flagriones non plane
denudabantur; apud hos autem nullus vestimentis locus esset. Quia autem Christum Romano
modo flagellatum constat, dubium non est, quin penitus nudo corpori

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

159

Mais ce n’est pas tout : la façon précise dont le Christ a été attaché à la colonne est examinée —
puisque l’hypothèse qu’il a été flagellé après avoir été jeté par terre, à la manière juive, a été
écartée. Il s’agirait probablement d’une colonne assez basse, ne dépassant pas les fesses, afin que
tout le corps puisse être plus sévèrement atteint.20 Une citation de Drexelius nous apprend
l’existence d’une colonne qui ne dépassait pas la hauteur des hanches et dont le haut était muni
d’un anneau auquel le supplicié était attaché. Ainsi on pouvait lui flageller aussi bien la poitrine
que le dos. Cette dernière représentation ne retient pourtant pas l’assentiment du candidat. Cette
colonne ne doit pas être prise pour celle qui a servi pour le Christ : elle n’est qu’une de ces
reliques douteuses pour lesquelles la superstition papiste marque, à tort, de la complaisance.

Reste une question : combien de coups ont frappé le corps du Christ ? Les Juifs ne pouvaient
aller au-delà de quarante et, pour être sûrs de ne pas se tromper, ne dépassaient pas les trente-
neuf. Mais dans le cas du Christ, il s’agissait de Romains ! Que les militaires aient eu la main
lourde, on peut le conclure sinon le certifier du fait que le Christ est mort en croix si rapidement
que Pilate s’en est étonné. Mais dire qu’il y a eu huit cent vingt-huit coups, comme le prétend un
sermon sur la Passion, cinq mille comme le conclue Brigitte dans ses visions, ou quinze mille
quatre cent soixante-quinze, comme le dit Landulphe dans sa Vie de Jésus, relève de pures
conjectures. La seule chose que nous devons retenir — et c’est la dernière phrase du candidat au
doctorat —

est que le Christ a supporté beaucoup de coups pour nos péchés, et cela pour nous délivrer du
fouet de la colère divine et nous remettre dans la vraie liberté des enfants de Dieu.21

En milieu protestant, la fascination pour le détail de la Passion du Christ et pour la flagellation en


particulier est donc bien présente. Mais inflicta sunt verbera. Unde Brigitta Revelat. lib. I c. X
Mariam sic loquentem inducit: Alligatus nihil omnino operimenti habebat: sed sicut natus est, sic
stabat & patiebatur erubescentiam nuditatis suae. Et cap. XXVII: Videbam filium meum
charissimum et potentissimum adstare ad columnam nudum, & nihil operimenti habentem. Ac
iterum lib.

IV, c. LXX, Toto corpore nudus erat cum flagellaretur. Et hanc communem omnium opinionem
esse, ait Franciscus Suarez in Commentar. ad III. Part. Thomae tom. II, Quaest. XLVI, disp.
XXXIX, sect. IV. Admodum porro est credible, quod in iisdem Brigittae Visionibus legitur
Christum sponte exuisse vestimenta: ut hic nulla violenta detractatione, scissione vel laceratione
fuerit opus.’ Chap. III, § IV.

20. ‘At non immerito dubites, num ad istam columnam, quam Hieronymus Prudentius & Beda
memorant, Christus inter flagellandum fuerit alligatus. Breviorem fuisse est credibile, & quae
non multum ultra femora surrexerit, ut totum corpus magis patuerit plagis.’

Chap. III, § VIII.

21. ‘Ac suffecerit nobis scire pro multitudine peccatorum nostrorum multa Christum flagella
pertulisse, ut nos a flagellis irae divinae liberaret, ac verae libertati Filiorum Dei restitueret.’
Chap. III, § XII.

160

LA CHAIR DE LA PASSION

on ne participe pas à cette Passion, on ne se flagelle pas. C’est toute la différence avec la
spiritualité catholique concernant la flagellation, apportée au peuple par les franciscains, mais
élaborée, beaucoup plus méticuleusement et froidement, par les jésuites.

Est-ce à dire qu’en protestantisme on intériorise plus la relation au Christ souffrant qu’en
catholicisme ? Peut-être, mais il faudrait préciser ce qu’on entend par ‘intérioriser’. Il y a peut-
être plusieurs façons de le faire, et la présence ou l’absence du geste extérieur n’est pas
nécessairement le bon critère pour les différencier. Un monde sépare celui qui se flagelle et celui
qui reste bien sagement rivé à son inconfortable chaise d’église pendant les trois heures d’une
Passion de Bach. Mais gardons-nous de cette trop facile ligne de partage qui persisterait
jusqu’aujourd’hui. N’oublions pas qu’entre Réforme et Contre-Réforme les positions se sont
longtemps déplacées et, quand elles se sont figées, l’histoire culturelle a pris le relais pour
introduire les chassés-croisés que nous avons déjà mentionnés : le protestantisme privilégiant le
cœur mais s’affirmant dans le dogme, le catholicisme romain affirmant la place centrale de la
raison mais favorisant la foi populaire... Et, vu de cette perspective, nous sommes assez surpris
de voir chez les jésuites, qui propagent la flagellation, une forme d’intériorisation qui ne diffère
pas tellement de ce que nous avons lu chez le docteur de Iéna.

La flagellation jésuite

Les Exercices spirituels d’Ignace le Loyola (v.1491-1556), texte fondateur de la Compagnie,


n’ont pas été créés de toutes pièces. L’histoire raconte que, encore militaire et blessé par un
boulet de canon à la bataille de Pampelune, Ignace était convalescent dans la demeure familiale
quand on lui apporta un livre de méditation au lieu du roman de chevalerie qu’il avait demandé.
La lecture de ce qui semble avoir été La vie du Christ de Landulphe de Saxe (†1378), livre peu
original où cet auteur avait rassemblé des idées tirées de Bonaventure et de Henri Suso, le toucha
profondément. Il partit en 1522 en pèlerinage à Mont-serrat près de Barcelone. Là, ayant appris à
connaître la devotio moderna, il conçut son propre traité de méditation, les Exercices spirituels,
qu’il remania continuellement jusqu’à ce qu’ils deviennent ce que nous connaissons maintenant :
un programme de quatre semaines de prière et de méditation à pratiquer seul de préférence, sans
parler à d’autres personnes qu’à son directeur spirituel.

Notons d’emblée que le texte de ces Exercices n’est pas destiné à l’exercitant — celui qui les
pratique — mais à celui qui les dirige.

Celui-ci donnera en peu de mots quelques indications à l’exercitant, qui

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

161

aura ensuite à trouver sa propre voie dans le rapport au Christ qu’il est censé développer. Qu’au
fil des semaines nous trouvions de moins en moins d’indications concrètes dans le texte n’est
donc pas du tout l’indication de son état inachevé. On doit laisser de plus en plus de place aux
choix personnels de l’exercitant. Nous nous trouvons devant une pratique qui veut promouvoir la
singularité de l’individu qui s’y soumet. Dans ce sens, les Exercices sont l’expression d’une
pensée moderne — nous y reviendrons.

Tout comme pour Luther, les biographies d’Ignace nous rapportent qu’à l’origine son âme était
en butte à une culpabilité et une scrupulo-sité hors pair. Devenu, comme le premier, conscient de
la toute-puissance de l’amour de Dieu, Ignace développe néanmoins une pensée différente sur
deux points essentiels. Tout d’abord, on doit se corriger, et cela passe par une prise de
conscience détaillée de ses mauvaises habitudes qu’on doit changer avec ordre et méthode. Les
Exercices commencent par un examen des péchés dont on se rend coupable et un ferme
engagement à les corriger. Celui qui fait les Exercices est censé compter matin et soir le nombre
de fois qu’il a commis tel péché ou succombé à telle mauvaise habitude et en tenir registre. Cette
comptabilité minutieuse sert à calculer combien on progresse en vertu. C’est donc la possibilité
propre à l’homme de décider lui-même de son état de déchéance ou de salut et d’en calculer la
mesure, qui s’affirme là.

Ignace se distingue aussi de Luther par la façon dont il invite l’exercitant à entrer dans le récit
évangélique et à faire réellement partie de la scène qu’il médite. Après la semaine consacrée à
l’examen de conscience, on passe une semaine à méditer la vie, la Passion et la résurrection du
Christ. Il faut essayer de se représenter le plus concrètement possible, par tous ses sens, la scène
qu’on va méditer. Quand il s’agit de l’Incarnation, il faut se représenter tous les hommes sur
terre, habillés tous différemment, les uns étant de peau blanche, les autres de peau noire, certains
étant heureux et en bonne santé, d’autres souffrants et ayant mauvaise mine. De même pour
l’histoire biblique proprement dite : il faut se représenter la maison où la Vierge habite, Nazareth
avec le paysage environnant, etc. Il faut donc vraiment entrer corps et âme dans le tableau de
façon à y être présent.

C’est à partir de cette immersion dans le récit évangélique que chaque sujet vit de sa propre
façon, que des actes de volonté doivent être posés. Le but des Exercices, c’est apprendre à
vouloir, d’une volonté personnelle, ce que Dieu veut pour nous. Ici réside la nouveauté, souvent
soulignée.22 Nous ne nous trouvons plus devant des modè-

22. Voir l’introduction de Jean-Claude Guy aux Exercices spirituels (texte définitif de

162

LA CHAIR DE LA PASSION

les prédéfinis de vie chrétienne proposés de façon uniforme à chaque individu, dont le
monachisme serait le plus éminent. Non. Pour Ignace, il ne va pas de soi que la vie monastique
soit la meilleure façon de réaliser l’idéal chrétien. Ensuite et surtout, l’idéal ne saurait être le
même pour tout le monde. Chaque individu a sa vocation propre et il doit parvenir à discerner le
chemin particulier que Dieu lui a tracé. Les Exercices ont pour but de mener l’exercitant à faire
des choix qu’Ignace appelle des ‘élections’, le mot exprimant bien qu’il s’agit d’un choix qu’on
doit faire en conformité avec la volonté divine. Pendant les Exercices les méditations ont donc
pour but de faire que la volonté propre et celle de Dieu se rejoignent pour ne plus faire qu’une.
C’est dans ce but que l’exercitant est invité à faire ses élections à la fin de la seconde semaine.

Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont ce choix est supposé se faire ainsi que sur la
conception sous-jacente de la volonté. Une nette différence apparaît aussi entre la pensée
d’Ignace lui-même, chez qui le choix était le fruit d’une expérience finalement assez mystique, et
les générations suivantes de jésuites qui ont éliminé toute tendance mystique et donné la
prédominance à l’intellect dur et à la volonté froide.

Notons quand-même dans le texte des Exercices une oscillation entre le caractère radical du
choix à faire et la conscience que tout choix ne saurait être définitif. Ignace le dit explicitement :
il faut distinguer entre ce qu’on ne saurait mettre en question une fois qu’on l’a choisi, comme le
mariage ou le sacerdoce, et les choix qui sont révocables. Cette conscience de ce qu’il peut y
avoir des raisons pour revenir sur un choix, ne coïncide pourtant pas avec l’ épochè des
sceptiques, chère à Montaigne (1533-1592). Cet autre esprit fondateur de la modernité prescrivait
de ne pas trancher trop vite car les positions entre lesquelles on hésite ont souvent chacune leur
valeur. Pour le sceptique, les options entre lesquelles le cœur balance peuvent être toutes bonnes
et at-trayantes, et choisir peut venir de ce qu’on ne peut pas tout avoir en même temps. C’est
pour cela que tant de gens n’aiment pas faire des choix et hésitent : choisir une chose, c’est en
perdre une autre. Mais à part les circonstances qui nous forcent à laisser une chose pour prendre
l’autre, éviter de choisir est un idéal louable pour le sceptique, ce qui ne semble pas le cas chez
Ignace.

Chez les successeurs d’Ignace, les Exercices prennent de plus en plus la forme de l’exercice de la
volonté pure qui se détache de l’émo-1548) aux éd. du Seuil (Collections Points — Sagesse), s.d.
À côté de cette édition, très répandue, une édition critique des Exercices : Ignace de Loyola,
Écrits, traduits et présentés sous la direction de Maurice Giuliani (Collection Christus, n°6),
Paris, Desclée de Brouwer, 1991.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

163
tion et ne laisse aucune place à la mystique. R. Barthes, dans un essai réputé traitant des
Exercices, soulignait déjà toute l’ambiguïté qui accompagne l’emploi de l’imagination. Nous
avons vu qu’on demande à l’exercitant de se représenter très concrètement les scènes qu’il
médite pour qu’il y entre corps et âme et qu’il se sente directement interpellé par ce qui s’y
passe. Barthes remarque que l’imagination est certes provoquée et valorisée, mais qu’elle est
ensuite déviée vers des éléments qui n’ont pas directement trait au contenu émotionnel de la
scène. Chaque fois, il est dit qu’il faut se représenter la scène dans tous ses détails, mais
l’attention se déplace bien vite sur le paysage environnant, la route menant à Nazareth par
exemple. Ou bien, devant le Christ en croix, l’esprit va examiner la croix pour voir de quel bois
elle est faite, comment ont été forgés les clous, etc.23 Barthes insiste sur la façon dont cette
imagination est chaque fois détournée au moment où elle risquerait de laisser monter l’émotion.
Le psychanalyste se demande alors : les Exercices ne sont-ils pas devenus une mise en œuvre du
mécanisme du déplacement, que nous connaissons sous leur forme pathologique chez les
obsessionnels ? Est-ce ainsi que la volonté est formée ? Ce n’était peut-être pas le cas chez
Ignace lui-même mais c’est ce qui s’est passé plus tard. La façon dont Gretser, le jésuite dont
nous parlerons bientôt, parle de la Passion et de la croix, va en tout cas dans ce sens.

Autre chose nous frappe : pour arriver à l’état d’esprit qui permet les élections, il faut se
mortifier la chair. Le texte dit explicitement :

‘Quand la personne qui s’exerce ne trouve pas encore ce qu’elle désire, comme par exemple les
larmes, les consolations, etc., il est souvent profitable de faire un changement dans la nourriture,
le sommeil et dans d’autres manières de faire pénitence. Ainsi nous ferons des changements en
faisant pénitence pendant deux ou trois jours et en n’en faisant pas pendant deux ou trois autres
jours ; il convient en effet à certaines personnes de faire davantage pénitence et à d’autres d’en
faire moins.’24 Ce conseil des Exercices suit une énumération des formes de pénitences dont on
peut user, et là nous recevons de claires indications sur la façon de se flageller. Notons qu’elles
n’interviennent pas au moment où l’exercitant est convié à méditer la Passion. Nous ne sommes
qu’à la fin de la première semaine et Ignace donne des conseils très pratiques sur la nourriture à
prendre et celle à éviter ainsi que 23. R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, pp.
43-80.

24. N° 89, éd. M. Giuliani p. 101-102.

164

LA CHAIR DE LA PASSION

sur la literie à employer. C’est alors que sont données les recommanda-tions suivantes :25

‘85. [...] châtier la chair, c’est-à-dire lui infliger une douleur sensible, ce qui s’obtient en portant
à même la chair cilices, cordes ou pointes de fer ; en se flagellant, en se meurtrissant ou par
d’autres formes de rigueurs’. 86. Ce qui paraît plus opportun et plus sûr pour la pénitence, c’est
que la douleur soit sensible dans la chair, mais ne pénètre pas jusqu’aux os, de manière à infliger
douleur mais non maladie. Pour cela, il semble qu’il convienne plutôt à se meurtrir avec de fines
cordes qui causent une douleur superficielle, que d’une autre manière qui provoquerait une
maladie interne notable. 87. La première
remarque :

les

pénitences

extérieures

se

font

principalement en vue d’obtenir trois effets : 1. Pour la satisfaction des péchés passés. 2. Pour se
vaincre soi-même, c’est-à-dire pour que la sensualité obéisse à la raison et que toutes les parties
infé-

rieures soient davantage soumises aux supérieures. 3. Pour chercher et trouver quelque grâce ou
quelque don que l’on veut et désire ; comme, par exemple, si l’on désire avoir une contrition
intérieure de ses péchés, ou pleurer abondamment sur eux ou sur les peines et douleurs que le
Christ notre Seigneur endurait dans sa Passion, ou résoudre quelque doute dans lequel on se
trouve.

On le voit : la flagellation ne fait pas partie ici d’un scénario où l’imagination serait exacerbée
jusqu’à ce qu’on se sente poussé à participer en acte aux souffrances du Christ. Elle est aussi très
individualisée.

Qu’on veuille prendre part à la Passion du Christ, on le dit mais seulement à la fin, car l’essentiel
est ailleurs : se vaincre soi-même et — est-ce la même chose ? — résoudre le doute dans lequel
on se trouve. Pas question ici de pratique de groupe ou de rite extatique. Il ne faut pas prendre
des lanières de cuir avec lesquelles on se flagellerait jusqu’au sang sous l’emprise de l’extase.
Pour qui veut se discipliner régu-lièrement et méthodiquement, comme il convient à lui et à lui
seul, de fines cordes sont préférables.

On peut supposer que les jésuites ont propagé ailleurs leur technique de flagellation bien
tempérée. En tout cas, ces fines cordes reviennent dans le règlement des confréries de flagellants,
tel qu’il a été uniformisé par Charles Borromée (1538-1584) en 1569 pour le diocèse de Milan.26
Nous savons que celui-ci a introduit des jésuites dans son 25. Éd. Giuliani, pp. 98-100.

26. ‘Disciplinis utentur ex funiculis aequalibus omnes: in memoria sibi reducentes flagra, quibus
ipse Dominus noster, ad columnen ligatus, pro nostris iniquitatibus caesus fuit,

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

165

diocèse et leur a confié la tâche d’appliquer la réforme exigée par le concile de Trente. La
période est en gros celle des agissements du Père Auger auprès d’Henri III. L’hypothèse que la
flagellation, comprise comme forme de discipline, date du seizième siècle et est l’œuvre des
jésuites, prend corps. Mais la flagellation n’est pas tentative de participer de façon exaltée à la
souffrance du Christ. Elle est plutôt un acte par lequel on ressent qu’on a la charge de sa propre
volonté et qu’on doit l’accorder à la volonté particulière de Dieu nous concernant. La
flagellation, pourrait-on dire, est l’expression corporelle de l’accordement de deux volontés
supérieures.

Cela n’empêche pas que les jésuites ont misé, aussi, sur la piété populaire et la façon dont celle-
ci vivait avec émotion la Passion du Christ. Pour preuve, l’auteur qui est par excellence la source
d’information sur la spiritualité de la Passion et sur la flagellation au tournant du seizième au
dix-septième siècle : Jacques Gretser.

Jacques Gretser : un passionné de la croix du Christ Chaque étude sur la dévotion à la Sainte
Croix nous renvoie au jésuite Jacques Gretser (1562-1625).27 En effet, parmi les 17 tomes que
comportent les œuvres complètes de cet infatigable polémiste allemand du début de dix-septième
siècle, trois tomes sont dédiés à ce sujet.28 Ils traitent aussi bien des représentations et de la
spiritualité de la croix que des sources historiques, des textes patristiques et de l’iconographie.

Faisant suite à ces trois tomes, un quatrième rassemble plusieurs écrits pour défendre la pratique
de la flagellation, ici explicitement appelée

‘discipline’, contre les attaques qu’elles avaient à subir. Oui, Gretser est vraiment l’auteur à
défricher.

Pourquoi le thème de la Passion et de la croix a-t-il tellement inté-

ressé ce jésuite ? L’hagiographe qui brosse le portrait de l’auteur au début des œuvres complètes,
nous le dit sans détour. Ayant perdu son père à treize ans, Jacques Gretser entra dans la
Compagnie de Jésus sicque promptos et alacres in sui flagellatione se reddent, non tantum pro
propriis, sed totius populi peccatis.’ Cité par Gretser en annexe à son Praedicans vapulans, dans
: Opera omnia, vol. IV, p. 208.

27. Pour sa biographie, outre la notice au début du premier tome des œuvres complètes dans
l’édition de 1743, voir la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, (nouvelle édit. par C.
Sommervogel de 1892, réimpression anastatique : Louvain, 1960) vol. III, col. 1743-1809, ainsi
que la Neue Deutsche Biographie, Berlin, Dunker & Humblot, vol. VII, 1966, pp. 51-53 et L.
Koch, Jesuiten-Lexicon, Louvain, 1962. Ce dernier livre tait pieusement tout ce qui a trait à la
passion de Gretser pour la flagellation.

28. J. Gretser, Opera Omnia, Ratisbonne, J.C. Peez & F. Baader, 1743.

166

LA CHAIR DE LA PASSION

ayant à peine seize ans. Quand sa mère mourut quelques années plus tard, il se dévoua
complètement à la Compagnie qui était devenue pour lui une mère adoptive.29 L’auteur
hagiographe a-t-il pressenti Freud ?
À part cette perte du père et de la mère, il révèle à propos de notre auteur, pour qui la dévotion à
la croix et la Passion de Christ ainsi que celle à la Vierge sont des thèmes majeurs, qu’il naquit
un 27 mars 1562, jour qui coïncida avec un vendredi saint. La conséquence fut que le mystère de
la Sainte Croix a présidé comme un horoscope à sa destinée.30

La carrière de Gretser se passe à Ingolstadt, où il devient professeur de métaphysique en 1588, au


moment où la faculté de philosophie passe aux mains des jésuites. Après quelques années
d’enseignement, tant à l’université qu’au collège, on le libère de cette tâche de 1605 à 1609 pour
qu’il puisse se consacrer complètement à la polémique avec les protestants. Puis il reprend
l’enseignement, mais la polémique continue à le passionner. Il s’y donne à fond, la masse de ses
écrits attestant du plaisir qu’il y a trouvé. À l’époque on polémiquait sans mettre des gants et on
n’hésitait pas à employer le langage le plus ordurier pour ridiculiser l’adversaire.

L’ouvrage De Sancta Cruce (‘Sur la Sainte Croix’), dont les trois tomes sont parus en 1598,
1600 et 1605,31 révèle une érudition immense mais surprend par sa construction. Les toutes
premières phrases du premier livre32 mobilisent d’emblée notre attention, car il est dit que le
mot ‘croix’ peut signifier deux choses en latin : soit la cause d’une douleur, externe ou interne,
soit la douleur elle-même, quelle qu’en soit l’origine. Cette distinction psychologique
intéressante ne fait pourtant qu’ouvrir un développement immense sur la croix dans sa matérialité
: elle est faite d’une ou de deux poutres de bois, elle peut être en forme de T ou en forme d’X ou
bien comme nous avons pris l’habitude de nous la représenter quand nous disons ‘en forme de
croix’. Deux chapitres sont nécessaires pour prouver que c’est bien sur 29. ‘Societatem Jesu
complexus est adolescens vix sedecim annos natus, & jam tum orbus patre, utpote quem trienno
ante defunctum amiserat. Mater quoque vita excessit, cum filius nondum complêsset religiosi
tyrocinii biennum alterius jam optimaeque matris adoptivus, Sanctae nimirum Jesu Societatis,
cujus se filium praebuit tota reliqua vita genuinum. Nam & in tyrocinio lac virtutis, & postea
doctrinae in studio litterarum tam utiliter feliciterque imbibit, ut adoleverit in maximum
praestantissimumque Societatis nostrae virum.’ J. Gretser, Opera Omnia, vol. I, pp. I-II.

30. ‘Ortus est huic mundo P. Jacobus Gretser anno sexagesimo secundo post millesimum
quingentesimum, vigesima septesima Martij, in quam diem tum incidebat Parasceve Domini, ut a
signo S. Crucis, cujus sacrosanctum mysterium ea die consummatum pie recolitur, quodammodo
horoscopus illi potuisse confici videatur’. Opera omnia, vol. I, I.

31. De Cruce Christi, dans le premier volume des Opera Omnia de 1734.

32. Des cinq qui forment le premier tome.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

167

une croix de cette dernière facture que le Christ est mort. L’auteur se demande ensuite de quel
bois elle était faite : en cyprès, en cèdre, en pin, en olivier... ? Après une longue discussion à
propos du chêne, dans laquelle il ne tranche pas, il passe au problème de la taille de la croix.

Au chapitre 8 il est question des supplices que le Christ a soufferts avant d’être crucifié, et c’est
la flagellation par laquelle nous commen-
çons. De nouveau, l’auteur distingue plusieurs sortes d’instruments : on peut employer un bâton,
des verges ou encore un fouet. Les verges étant réservées pour les hommes libres et le fouet pour
les serfs, il semble bien que ce soit avec ce dernier instrument que le Christ ait été flagellé. Mais
un fouet peut être fait soit de cordes, soit de lanières. Là encore l’auteur ne tranche pas, tout
comme il s’abstient de décider s’il y avait ou non des crochets de fer attachés aux cordes ou aux
lanières.

Après ces discussions d’ordre technique, il se demande comment, par qui et à quel degré le
Christ a été flagellé. S’appuyant sur l’opinion selon laquelle Pilate avait voulu faire flageller le
Christ en espérant calmer la foule et n’avoir pas à prononcer de sentence de mort, il opte pour
cette flagellation ‘pédagogique’, assez sévère néanmoins pour qu’elle puisse apaiser le courroux
des juifs. Puis il en vient à un sujet de controverse avec les protestants. Aussi bien à Rome qu’à
Jérusalem on montrait une colonne à laquelle le Christ aurait été attaché pendant la flagellation,
et les protestants se moquaient de ces prétendues reliques dont les évangiles ne soufflaient mot.
Citations de plusieurs auteurs à l’appui, Gretser en défend l’authenticité : le Christ a bel et bien
été attaché à une colonne, sûrement avec les mains et probablement aussi avec les pieds, de façon
que ses mains embrassent la colonne dont nous avons toute raison de croire qu’elle était de
marbre. Après la flagellation, Gretser s’intéresse à la couronne d’épines, se demande de quel
arbuste elle provenait, quelle était la taille des épines, etc.

Cette façon d’aborder la question ne manque pas de nous étonner.

Qu’on ait tendance à représenter et à inventer des scénarios afin que le croyant s’imagine être sur
les lieux de la Passion du Christ, cela nous l’avons déjà vu chez Brigitte de Suède. Qu’on en
appelle à la théologie comme science pour confirmer et élaborer davantage la scénographie, la
thèse de doctorat de Jean Glück l’a montré. Mais ce qui frappe ici, c’est que l’attention est moins
dirigée sur la personne souffrante du Christ que sur les accessoires de la mise en scène. L’auteur
invite ses lecteurs à faire méticuleusement et froidement un inventaire érudit des aspects
techniques de la Passion du Christ. Pour la flagellation, à notre grande surprise, les plaies
ouvertes et le sang ne sont pas mentionnés et nous ne sommes pas invités à nous apitoyer sur
l’homme de douleurs.

Gretser n’insiste pas non plus sur la nudité du Christ, bien qu’il la suppose puisqu’on lui remet
des vêtements dont on le spolie au moment

168

LA CHAIR DE LA PASSION

de la mise en croix. Mais mettre ces images en avant, risquerait probablement de susciter des
représentations trop corporelles et un amour trop charnel.

En feuilletant les longues énumérations de Gretser, on repense à ce que R. Barthes a mis en avant
dans son analyse des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola : si c’est bien un corps qui voit les
scènes qu’on doit méditer, ce corps fixe son attention sur des détails, les nœuds dans le bois de la
croix ou la matière des clous, comme si ce corps devait éviter d’être trop impliqué et comme s’il
avait peur de se confondre avec le corps du Christ.33 C’est ce qui se passe tout au long de ce
premier livre de Gretser. Après l’analyse de la facture de la couronne d’épines, il se demande
comment Pilate a prononcé la sentence, s’il s’est lavé les mains à la manière des juifs, pourquoi
le Christ a porté sa croix lui-même et si c’était la façon habituelle de procéder. La question de
savoir si le Christ a été mené nu au lieu de son supplice est bien vite expédiée pour faire place
longuement à la géographie du mont du Calvaire, aux clous avec lesquels le Christ a été fixé à la
croix, etc.

D’un point de vue psychologique, on n’échappe pas à l’impression qu’il s’agit bel et bien du
mécanisme bien connu de la névrose obsessionnelle, qui déplace l’affect de ce qui peut émouvoir
sur une chose très accessoire.

Mais, souvent, la défense obsessionnelle ne parvient pas à réprimer entièrement l’affect. C’est ce
qui se produit chez Gretser. Il est surprenant de voir l’insistance avec laquelle le thème de la
nudité revient quand il s’agit de savoir comment le Christ a été mis en croix. Plusieurs Pères de
l’Église affirment que le Christ a été crucifié nu, et on sent l’hésitation de Gretser qui, dans un
premier temps, semble l’admettre. Mais ensuite, assez brutalement, il se révolte : ‘Mais en fin de
compte et malgré tout cela, je suis convaincu du contraire à cause de la relique du Saint-Pagne,
qu’on vénère à Aix-en-Othe [Aube] parmi d’autres très saintes reliques.’34 Vraisemblablement,
le corps nu du Christ le trouble. Notre auteur a par contre bien moins de résistances quand il
s’agit de cruauté pure. Il se demande pourquoi on n’a pas frappé le Christ sous les aisselles,
comme on le faisait parfois pour que les condamnés meurent plus vite, et s’il y avait un petit
support pour 33. R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola.

34. ‘Verum enim vero, utcumque haec se habeant, contrarium tamen statuendum & tenendum
est, propter linteum, quod Aquisgrani, una cum aliis sacratissimis reliquiis, religiosissime
asservatur et colitur; quo Christus iis partibus, quas natura tegere jubet, velatus in cruce fertur.
Neque enim credibile est tot annorum centuriis, fidelium de hoc linteo existimationem a vero
aberasse.’ De Sancta Cruce, livre 1, chap. 22, dans : Opera Omnia vol. I, p. 34.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

169

les pieds du Christ. Cette question l’entraîne dans une digression sur la façon dont on crucifie au
Japon.

Le reste de la scène du Calvaire est décrit dans le même style. Puis viennent plusieurs chapitres
qui défendent la valeur de la croix comme symbole central de la foi. Gretser affirme que la croix
fut annoncée par plusieurs textes de l’Ancien Testament, en particulier par l’épisode de Moïse
élevant un serpent d’airain (Nombres 21, 4-9). Il parle longuement de l’Invention de la Croix par
Hélène, mère de Constantin, ainsi que du culte des reliques de la croix qui s’est développé. Le
dernier et long chapitre est une discussion avec Luther. Nous y apprenons pourquoi la Réforme
s’opposait à l’emploi de la représentation de la croix, soit sous la forme du crucifix, soit sous
celle du signe que le croyant fait en portant la main au front, à la poitrine, puis au deux épaules.

Gretser admet que Luther se révoltait contre l’abus magique de la croix, celui des reliques en
particulier. Puis il en vient à la critique centrale.

D’après Luther, le passage de l’Évangile où le Christ demande au croyant de prendre sa croix et


de le suivre, n’est pas à prendre au sens littéral. D’après Luther, la croix doit être prise au sens
spirituel. Cela n’a rien à voir avec les processions où l’on porte un fragment de la croix du Christ
dans un reliquaire, ni avec la coutume d’en porter une parcelle autour du cou comme si c’était
une amulette.35

Gretser ne répond pas à cet argument qui fut déjà opposé aux flagellants du quatorzième siècle et
qui reviendra encore souvent. Il soutient longuement que Luther, qu’il appelle en passant ‘cette
bête extrê-

mement menteuse’,36 n’a rien compris quand le Christ dit ‘prend ta croix’. La croix du Christ est
aussi notre croix. Il conclut agressivement qu’il est heureux que les reliques de la croix ne soient
pas tombées entre les mains de luthériens délirants, car il n’en resterait que des cendres.

Les deuxième, troisième et quatrième livres de ce premier tome traitent des représentations et des
apparitions de la croix et du signe de croix. Le cinquième livre, consacré à la croix spirituelle,
devrait donner lieu à une discussion argumentée des opinions de la Réforme. Il n’en est rien.
Comme s’il avait oublié complètement Luther, l’auteur dit que le terme ‘croix’ peut aussi
s’appliquer aux souffrances en tout genre que la vie apporte inévitablement, et que le fidèle doit
accepter qu’il 35. ‘Addit & illud Lutherus: nusquam nobis praeceptum esse, ut feramus crucem
illam materialem, quam tulit Christus, & in qua obiit, sed ut feramus crucem spiritualem, de qua
illud: Si quis vult venire post me, abneget semetipsum & tollat crucem suam. Male ergo illos
agere, qui partes crucis Dominicae [sic] vel in Monstrantiis, vel ex collo suspensas
circumferunt.’ Ibid., p. 175.

36. ‘Mendacissima bestia.’ Ibid. , p. 175.

170

LA CHAIR DE LA PASSION

s’agit là de la volonté de Dieu. En somme, il répète Luther pour qui

‘prendre sa croix’ c’est accepter la vie comme Dieu nous l’accorde.

Gretser semble avoir oublié la polémique qu’il avait menée justement à ce sujet. Néanmoins, un
mot tombe qui aura un impact important plus tard : celui de ‘discipline’. Si Dieu nous impose de
la souffrance et nous donne de cette façon notre croix à porter, c’est pour nous discipliner.37

Nous ne nous attarderons pas aux deuxième et troisième tomes de cette véritable somme sur la
Sainte Croix. Ils traitent des fêtes et des apparitions de la croix, de l’emploi de sa représentation
dans la numis-matique, des croisades, du culte rendu à la croix et du signe de croix.

Cet amoncellement d’érudition se clôt sans qu’il ne soit soufflé mot de la flagellation.

... et un défenseur infatigable de la flagellation L’introduction aux trois livres en un tome sur
‘la spontanéité des disciplines, c’est-à-dire sur la croix des fouets’38 montre que Gretser savait
très bien ce qu’il avait laissé de côté dans son œuvre précédente. Dans le cinquième livre de son
premier tome sur la Sainte Croix, il avait parlé, nous dit-il, en termes généraux de la croix
spirituelle, ce qui lui avait semblé suffisant. On lui a alors reproché de passer sous silence ce qui
demandait le plus à être discuté, c’est-à-dire la valeur de la croix qu’on recherche soi-même,
c’est-à-dire des souffrances qu’on s’impose de sa propre initiative. On en connaît plusieurs :
jeûner, se limiter à de la nourriture sèche ( xerophagia), dormir sur le sol ( chaemeunia et
humicubationes),39 les pèlerinages et d’autres encore. Parmi celles-ci, une est l’objet de
controverses : la flagellation que l’on appelle communément ‘la discipline’. Ne voulant pas
esquiver le débat, Gretser a dé-

cidé d’y consacrer cette œuvre. Il n’en restera pas là, car ces trois livres ne formeront que le
début d’une controverse immense.

C’est par l’explication du mot ‘discipline’ que Gretser commence. Il indique dès le début sous
quel angle il compte approcher cette pratique.

Le terme de discipline peut signifier trois choses, intimement liées. La 37. Le chapitre 22 du livre
5 est intitulé : ‘Crucem esse humani generis disciplinam’. Il commence ainsi : ‘Alius, et quidem
insignus fructus crucis est eruditio et institutio. Multa discunt homines in cruce, quae sine cruce
numquam didiciscent. Saepe agnoscitur Christus in cruce, qui extra crucem non fuisset cognitus.’
Ibid. , p. 475.

38. J. Gretser, De spontanea disciplinarum seu flagellorum cruce, (1re éd.: 1606), dans : Opera
omnia, 1734, vol. IV.

39. Nous n’avons pas pu différencier chaimeunia et humicubationes, les deux mots employés par
Gretser.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

171

discipline, c’est conformer ses actes et ses pensées à ce qui est de mise, c’est aussi corriger et
punir, et c’est finalement ‘le pâtir, c’est-à-dire le terme de cette punition, qui est la peine, donc la
privation de quelque chose de bon ou d’agréable.’40 Puisque la notion de punition est liée à celle
de discipline, on peut, sans forcer le sens, appliquer la notion de discipline à la pratique
d’hommes pieux qui se punissent eux-mêmes avec des verges ou des fouets.41 C’est sur cet
argument clef que se concentrera toute la polémique. Peut-on en effet se discipliner soi-même ?
Mais avant de convoquer les textes de la Bible et des Pères pour confirmer son propos — ou
plutôt pour détourner les adversaires de ce maillon fragile dans l’argumentation — Gretser ajoute
encore une spécification à l’effet de la discipline conçue comme punition. Elle sert à nous faire
persévérer dans ce qui est bon et à réprimer la sensualité et les mauvais désirs.42 Gretser insiste
sur le danger de tous ces ‘désirs effrénés’ qui risquent de faire sortir l’homme de l’orbite de la
vertu.

Ensuite, des citations, nombreuses, nous disent que nous devons nous mortifier et qu’il faut
crucifier cette chair pleine de concupiscence.

Un des textes centraux que Gretser invoque, est celui de la première épître aux Corinthiens où
Paul dit qu’il a dû soumettre son corps et le réduire en servitude (1 Corinthiens 9, 27). Le verbe
grec hypopiadzo (soumettre) donne lieu à un long développement. Contre les protestants, qui
donnent à ce terme un sens spirituel, Gretser prétend que Paul s’est bel et bien infligé des
punitions corporelles et qu’il s’est même flagellé.

Il évoque longuement la tradition des jeûnes et du port du cilice, donnant à l’appui l’exemple de
Dominique l’Encuirassé, de Pierre Damien et d’autres. Puis il en vient aux processions de
flagellants, dont il situe l’origine à Pérouse sur l’initiative d’un ‘certain ermite’. Il ne mentionne
que brièvement les ‘flagellants hérétiques’ et ne décrit pas le grand mouvement de 1349 — il en
parlera longuement dans le livre suivant. Mais il nous signale d’autres processions43 dont l’une
attire spécialement notre attention : alors que les maladies et les insectes 40. ‘[Significat] tertio
passionem, hoc est, terminum hujus castigationis, qui est poena, seu privatio alicujus boni seu
commodi.’ Lib. 1, chap. 1, dans : Opera omnia vol. IV, p. 2.

41. ‘Cum igitur disciplinae nomen in sacris litteris significat quoque poenam seu castigati-onem,
non iniuria idem vocabulum translatum est ad illud castigationis genus, quo pii homines virgis
seu flagellis in sua corpora animadvertere solent.’ Ibid. , p. 2.

42. ‘An non enim castigatio est, suiipsius per flagella verberatio? An non est sensuum
pravarumque cupiditatum refrenatio? An non via & ratio intra honestatis terminos constanter
immoteque persistendi, compressis domitisque effrenatis appetitionibus, quarum impulsu &
agitatione extra virtutis orbitam excuti quis posset?’ Ibid. , p. 3.

43. Entre autres une grande procession qui a eu lieu en Savoie en 1397 sous la direction d’un
certain Lambert Vanderburch de ‘Guilielmo Paradino’ [?]. Ce nom à consonance flamande nous
a poussé à en savoir plus — ce à quoi nous ne sommes malheureusement pas parvenus.

172

LA CHAIR DE LA PASSION

ravageaient les cultures et les vignobles dans les Cantabriques, le pape envoya en Espagne
l’évêque d’Ostie, Grégoire, pour apprendre aux gens à faire pénitence et, surtout, à former des
processions de flagellants.44

Ramenés au petit village où notre curiosité sur la flagellation est née, nous nous demandons : et
si la tradition de San Vicente venait de là ? En vérifiant la source donnée,45 nous voyons que
l’auteur cité, Pierre Ciruelo, qui écrit en 1530, mentionne en effet des processions de
disciplinants, chose surprenante si elle est exacte. Grégoire d’Ostie (†1044) vécut avant Pierre
Damien (1007-1072), lequel dut défendre l’usage de la flagellation qu’il avait introduit dans les
monastères. Des processions de flagellants ont-elles vraiment eu lieu avant lui ? Ciruelo
n’antidaterait-il pas la pratique, au grand plaisir de Gretser ? Cela semble le cas, car les sources
antérieures n’en parlent pas.46

Gretser signale ensuite, avec un plaisir manifeste, qu’il y a maintenant des processions de
flagellants le vendredi saint en Allemagne, plus précisément à Ingolstadt, Munich, Dillingen,
Constance et Augsbourg.

Et il termine son premier livre en décrivant la procession qui avait eu lieu l’année précédente,
donc en 1605, à Augsbourg. ‘Je ne doute pas’, dit-il sarcastiquement, ‘que les luthériens qui
vivent ailleurs, et spécialement les pasteurs, seront reconnaissants et heureux d’apprendre ce qui
s’est passé dans cette ville qui a donné son nom à la profession de foi luthérienne’.47

44. ‘Qui, ut in Hispania advenit, crebris concionibus populos illos e vitiis variis ad seriam
poenitentiam perduxit, praesertim publicorum flagitiorum. Postea instituit fieri processiones
publicas saevientium in tergum flagellis.’ Gretser, vol. IV, p. 36, citant Ciruelus, De
superstitionibus pars 3, c. 10 et Del Rio, Disquis. mag. , lib. 6.

45. ‘El santo padre [...] delibro de embiar a España por legado suyo a vn gregorio obispo de ostia
hombre santo. El venido aca primero con sus predicationes hizo corregir los pecados publicos:
hizo hazer processiones de disciplinantes, hizo que se hiziesen ayunos, limosnas, y uotas
oraciones por algunos dias: a la fin vestido de sus hornamentos pontifi-cales dixo algunas misas
en el campo sobre los terminos de los lugares en que reynava aquella pestilencia de langosta,
pulpon y oruga. Y por la gracia de dios: y por la santidad de aquel buen obispo y por la autoridad
apostolica que tenía como legado del papa: delante de su presencia se yuan huyendo todas
aquellas malas sauandijas: u ansi dexaron limpia la tierra dellas y de su simiente por muchos
años.’ Pedro Ciruelo, Reprovación de las supersticiones y hechizeías (1re éd.: 1530), Introd. et
comment.: Alva V. Ebersole, Valence, Albatros Hispanofila, 1978, pp. 125-126.

46. Dans son commentaire, Ebersole dit aussi que cela lui semble trop tôt, et il remarque qu’une
autre source sur Grégoire d’Ostie ne souffle mot de flagellation. Cette dernière serait : Ughelli,
Italia sacra, Venise 1717, vol. I, p. 57. Nous n’avons pas eu le loisir de vérifier. Par contre, nous
sommes allés au sanctuaire de Grégoire d’Ostie entre Logroño et Pampelune pour y étudier
l’iconographie et nous avons fait quelques sondages dans la littérature dévotionnelle le
concernant, sans trouver de références à des processions de flagellants.

47. ‘Neque enim dubito, Lutheranis extra Augustam, praesertim Praedicantibus, tam gratum,
jucundumque futurum audire, quid in ea urbe actum fit, a qua Confessio Luthe-rana nomen
accepit; quam gratum, jucundumque fuit Lutheranis, maxime Praedicantibus,

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

173

Le deuxième livre de cet ouvrage sur ‘la discipline spontanée’ est une réfutation des objections
qu’on pourrait avoir au sujet de cette pratique. À propos de l’épître de Paul aux Ephésiens (5,
29), dans laquelle celui-ci dit qu’on ne peut pas mépriser son corps, mais qu’il faut le nourrir et
en prendre soin, la réponse est simple : qui aime bien, châtie bien; cela vaut tout aussi bien pour
le rapport de l’homme à son corps que pour celui d’un père à son fils. Après une rapide
discussion de quelques textes de l’Ancien Testament qui défendent d’inciser sa chair pour
qu’elle saigne (la discipline ne va pas si loin) et un survol des coutumes païennes de flagellation
(ce n’est pas parce que des païens font quelque chose, que celles-ci seraient automatiquement
contraires à la vraie foi), l’auteur en vient au mouvement ‘hérétique’

des flagellants du Moyen Âge, dont il décrit surtout le parcours en Allemagne. Celui qui prend la
discipline aujourd’hui, ne se rend-il pas coupable de la même déviation ? Non, rétorque Gretser,
car ce qui fut proscrit était d’aller de ville en ville en se flagellant, de semer le trouble et de
professer des opinions hérétiques, par exemple que le baptême d’eau a été aboli en faveur de
celui de sang, c’est-à-dire la flagellation.48

Puis vient l’auteur le plus coriace à réfuter, Jean Gerson. Et Gretser s’en rend compte. Le point le
plus difficile se trouve dans les premiers mots du court traité du théologien de Paris : ‘La loi du
Christ est une loi d’amour’. Il ne faut donc pas imposer aux hommes plus de choses que
nécessaire, et par ces mots Gerson vise la flagellation. Gretser réplique que personne n’a jamais
voulu imposer la flagellation à tout le monde, et qu’on ne peut quand même pas supposer que de
grands saints, ou même Paul, n’auraient pas eu une haute estime de la charité, parce qu’ils se
sont flagellés ! Gretser avance ensuite un argument ambigu mais fort pointu : le chrétien a quand
même l’obligation de sacrifier sa vie et donc de verser son sang si c’est nécessaire pour rester
fidèle au Christ ! Voilà ce que l’amour pour Lui exige ! La religion chrétienne est-elle cruelle
pour autant ? Pourquoi s’offusquer de quelque chose qui va moins loin que cela, comme la
flagellation ?49

Cet argument élude bien sûr le point litigieux essentiel, c’est-à-dire la différence entre les
souffrances et tribulations qui viennent d’ailleurs et intra Augustam degentibus, spectare hoc
religiosum agmen per publicas plateas & conser-tissimum populum procedere.’ Gretser, vol. IV,
pp. 36-37.

48. ‘Ex his patet quam inique disciplinis opponantur Flagellantes isti: Nam qui hoc tempore
disciplinas faciunt, diversas regiones nequaquam obeunt, neque perversis illis opinionibus imbuti
sunt.’ Lib. 2, p. 45.

49. ‘Lex enim Christiana a quovis exigit, & quidem severrime, subque certissimo salutis
amittendae periculo, ut sanguinem acriter effundamus, potiusque mortem oppetamus, quam
Christum et Christianam fidem abnegemus.’ Ibid. , p. 46.

174

LA CHAIR DE LA PASSION

celles qu’on cherche soi-même, différence que Gerson souligne dans son texte. Par contre,
Gretser marque quand même un point en soulignant que le Christ est touché — mieux : il l’exige
! — quand le fidèle est prêt à se sacrifier pour lui. Quant à l’argument selon lequel il suffit qu’on
accepte sans murmurer les épreuves de la vie, argument que les protestants jugeront
fondamental, Gretser passe à côté en disant que ce n’est pas parce qu’on se discipline qu’on
murmure davantage.

Puis il examine d’autres critiques, celle en particulier qui affirme que la flagellation est une
invention sans assise dans la tradition. Il reprend la question de savoir si on peut se l’imposer soi-
même et cite longuement Pierre Damien dont les œuvres venaient d’être publiées, donnant sa
lettre au clergé de Florence et celle à Pierre l’Écervelé en annexe. Arrivé au point central, il s’en
tire avec des effets de rhétorique. Puisqu’on accepte qu’on puisse imposer à autrui la flagellation
et même l’autoflagellation comme pénitence (on impose parfois même de boire la ciguë, comme
à Socrate...), il n’y pas de raison pour qu’on ne décide pas soi-même de se l’imposer. Et il
poursuit : ‘Ajoutons ceci.
Un père peut fouetter son fils, s’il commet une faute, un mari sa femme, un professeur son élève,
un maître son domestique. En poursuivant cette logique, je vous le demande, pourquoi quelqu’un
ne pourrait-il pas se fouetter soi-même, s’il a fait quelque chose de mal ? Ou, même s’il n’a rien
fait de mal, parce qu’il voudrait goûter de quelque manière à la Passion du Christ ? Si punir un
délinquant et corriger un fautif est une œuvre de charité, pourquoi l’homme ne pourrait-il pas
profiter lui-même de cette œuvre de charité ? Le langage courant le dit bien : charité bien
ordonnée commence par soi-même, et ce n’est qu’ensuite qu’elle répand ses bienfaits sur
autrui.’50

Ce qui frappe dans ce texte, c’est l’insistance avec laquelle les mots

‘flagellation’ et ‘discipline’ sont opposés, la typographie soulignant chaque fois ces deux
variantes par l’emploi du cursif. Il est clair que pour Gretser, les deux choses sont radicalement
différentes. Les flagellants se sont soustraits à l’ordre établi et à l’autorité ecclésiastique. Pour
celui qui se discipline, ce n’est pas le cas. Mais la différence est-elle si claire que cela ? Qu’on
décide soi-même ou non de la flagellation n’est-ce pas crucial dans le processus ? C’est une
chose d’intérioriser un acte de 50. ‘Addamus et hoc. Pater verberare potest filium, si quid
delinquat; maritus uxorem; Magister discipulum; Dominus servum. Cur, oro, non quivis horum
etiam seipsum, si quid committat; aut ne quid committat, aut ut Christum amarissimum
passionem aliquo modo degustet? Si punire delinquentem & corrigere errantem charitatis est, cur
hanc charitatem ipsemet homo impendere non queat; cum vulgo dici consueverit : Charitatem a
se ipsa concipere, & postea ad alios beneficiam suam diffundere.’ Ibid. , p. 52.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

175

punition reçu de quelqu’un et c’en est une toute autre de faire l’expé-

rience qu’on ne dépend que de soi-même !

Gardons à l’esprit cette question en abordant le troisième livre de cette œuvre sur la discipline
spontanée, où il est question des effets et des fruits de cette pratique. Curieux : ce livre ne compte
que quatre pages et demie — in-folio, je veux bien.

L’auteur souligne d’emblée — et c’est vraiment attaquer là de front la Réforme — que la


flagellation peut être une œuvre méritoire par laquelle on rachète une partie des peines du
purgatoire qu’on aurait à subir même après une confession. Il est évident qu’il s’amuse à
provoquer, tout en protégeant ses arrières. On ne peut, bien sûr, pas faire des choses méritoires,
donc ‘mériter son ciel’, sans la grâce de Dieu, et cela vaut aussi pour la discipline.51 Tout en
admettant cela, il ne se gêne pas d’user de formules comme quoi on oblige Dieu à devenir le
débiteur de l’homme, puisque sa propre justice l’y force.52

En second lieu, la discipline est, selon Gretser, une forme de pédagogie. Elle enseigne plusieurs
choses, dont la sagesse, non celle des philosophes mais celle des saints. Cette dernière a pour
objet le Christ flagellé et crucifié que l’on peut connaître et ‘expérimenter’ par les sens et pas
seulement par l’intellect. La discipline apprend aussi à fuir le péché, puisque le péché n’est
finalement qu’une forme de bêtise. Elle apprend qu’il vaut mieux se soumettre au Christ qu’au
diable, et se flageller donne parfois un sentiment agréable quand on le fait pour le Christ. Gretser
aurait-il entrevu le masochisme ? Il nous dit en tout cas que celui qui se flagelle a la perspective
de la gloire future, ce que Dieu laisse parfois pressentir en instillant une certaine volupté
‘liquide’

dans l’acte.53

En troisième lieu, la discipline aide à maintenir le corps au service de l’esprit. Accumulation de


citations et le rappel réitéré de l’image du père qui doit corriger son fils : le discours se fait
répétitif et s’en-flamme contre ce corps qui a tellement tendance à échapper au contrôle de
l’esprit. Nous avons tendance à intervenir : n’y aurait-il pourtant pas 51. ‘Arbitrantur non absque
causa gravissima quidam Theologi omne opus hominis justi esse meritorium apud Deum, hoc
ipso quod libere fit a justo, & gratia Dei praedito. Si hoc de omni opere hominis justi afferritur,
quanto magis afferri debet de disciplina, quae meritum etiam ex difficultate tam ardui objecti, &
ex aliis circimstantiis adauget.’ Ibid. , p.

61.

52. ‘An non enim actionis ingens fructus est, quod Deum tibi debitorem efficit, et ex justitia ad
solutionem obligat?’ Ibid. , p. 61.

53. ‘Si disciplina jugum est, quomodo suavis est ? Et si onus est, cui qui humeros sup-posuit, is
simul probe novit, quia non sunt condigne passiones hujus temporis ad futuram gloriam, qua
revelabitur in nobis. (Rom. 8) Qua cognitione adeo corroboratur, ut etiam id, quod jugum
onusque esse sentiat, non sine liquida voluptate animo divinitus immissa.’

Ibid. , p. 63.

176

LA CHAIR DE LA PASSION

quelque chose à apprendre de ce corps ? Il fait quand-même partie de la nature, et la morale


thomiste, par exemple, insistait pour qu’on respecte l’ordre inscrit par Dieu dans sa création.
Mais ce type d’idées n’effleure pas l’esprit de Gretser qui ne voit dans ce corps que l’animalité la
plus abjecte.54

Enfin, en quatrième lieu, la discipline est un combat et celui qui se discipline est un lutteur.
Paraphrasant Paul (1 Corinthiens 9, 25), l’auteur rappelle qu’en sainteté, comme au stade, il y a
la couronne de gloire à conquérir. Cette couronne céleste conduit Gretser à une dernière image
biblique avant de clore son ouvrage sur la discipline spontanée : celle de Moïse frappant le roc
avec une verge pour en faire jaillir de l’eau (Exode 17, 1-7 et Nombres 20, 1-11). Une verge,
Moïse en donna une aussi aux chefs des différentes tribus, mais seule celle d’Aaron a fleuri
(Nombres 17, 16-26). Cette verge préfigure les fleurs et les fruits qui proviendront des verges de
celui qui se discipline, quoi qu’en pensent les esprits du siècle.55

La polémique qui s’en suivit


L’œuvre de Gretser fut à l’origine d’une longue et intense polémique.56 Son livre sur la
discipline spontannée de 1606 fut traduit la même année en allemand par Conrad Vetter (1546-
1622).57 La réplique protestante fut rapide. Le vendredi saint 1607, le pasteur Melchior Voltz
(1562-1625) de l’église Saint-Anne à Augsbourg tint deux sermons sur ‘l’affreuse procession de
flagellants que la papauté organise le vendredi saint’ et les fit publier.58 La même année, Jacques
Heilbrunner (1548-1618), pasteur lui aussi, écrivit une réfutation du livre de 54. ‘ Facto flagello
de funiculis, omnes ejecit de templo. Quid aliud est flagellum hoc de funiculis, quam disciplina,
quae ex homine, qui Spiritus sancti templum est, expellit & ejicit omnes bovinas & ovinas, hoc
est, animales, & a ratione aversas cupiditates & affectiones. Et omnia rerum vanarum
phantasmata & ludibria, & ut Germani dicunt, alle Tauben und Mucken, quae Diaboli invidia,
caput obsident ac infestant.’ Ibid. , p. 64.

55. ‘Item et tu tibi pollicere de virga disciplinae, quae nunc quidem, judicio hominum terrena
duntaxat sapientium, plane sterilis est, sed postea fructum pacatissimum exercitatis per eam
reddet justitiae’ (Hébreux 12). Ibid. , p. 66.

56. On en trouvera le récit dans le vol. IV des Œuvres complètes p. 397, mais les références
données des différents écrits ne sont qu’approximatives. Nous avons recherché l’intitulé titre des
titres aussi précisément qu’il était possible.

57. Disziplinbuch, das ist, von der Leibscasteyung und Mortification welche nach altem, und der
Catholischen Kirche wolbekanntem Brauch durch Geißlen geschieht und ueblich gehalten wird,
Ingolstadt, Angermayer, 1606.

58. Zwo Christliche Predigten von der abscheulichen Geisslungs Procession welche jahrlich im
Papstumb am Charfreytag gehalten würdt, Tübingen, Cellische Drückerei, 1607.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

177

Gretser sous le titre de La flagellation jésuite.59 Gretser ne se laissa pas désarmer et répliqua la
même année par son Prédicateur recevant des coups, traduit de nouveau l’année même par
Conrad Vetter.60 On n’en resta pas là. L’année suivante, en 1608, Georges Zeaemann (1580-
1638), un autre pasteur, prit la relève et publia contre Gretser Le jésuite recevant des coups à son
tour.61 Gretser avait pendant ce temps-là écrit sa réfutation des deux sermons de Voltz, et celle-
ci parut également en 1608 sous le titre de Voltz recevant une raclée.62 L’année suivante il fit
paraître sa Lutte spirituelle.63 Zeaemann répliqua de nouveau, et critiqua en 1610 les deux
derniers livres de Gretser dans son Gretser vaincu.64 En 1612, nouvelle charge de Gretser avec
son Art des athlètes 65 et réponse de Zeaemann dans son Pauvre athlète de paille.66 Gretser
répondra encore une fois par son Prédicateur tourmenteur de soi-même.67 C’est son dernier
texte sur le sujet, tandis que du côté protestant on se limite à rééditer en 1615 les textes de
Heilbrunner et de Zeaemann groupés sous le titre parlant de La bou-cherie d’Ésaü.68

Impossible de suivre en détail toute cette prose faite de redites et d’invectives. Limitons-nous aux
deux sermons de Voltz, d’un ton très modéré, qui essayent d’expliquer aux protestants
d’Augsbourg ce qu’il y a de répréhensible dans cette procession annuelle que les papistes
d’Augsbourg organisent le vendredi saint.
59. Jacob Heilbrunner, Flagellatio jesuitica, Jesuitische Lehre von genannten freywilligen Creutz
der Disziplinen oder Geisel, Lauingen, Winter, 1607.

60. Praedicans vapulans (d’après les références données par Gretser lui-même ; nous n’avons
pas retrouvé l’original).

61. Georg Zeaemann, Jesuita revapulans, hoc est apologetici tripartiti, quem flagellationi
Jesuiticae, a R. et Cl. DD. Jacobo Heilbrunnero superiori anno editae Jac. Gretserus opposuit,
refutatio theologico-scholastica, Lauingen, Winter, 1608.

62. J. Gretser, Virgidemia Volciana, Ingolstadt, Angermayer, 1608.

63. J. Gretser, Agonisticum spirituale, Ingolstadt, Sartorius, 1609.

64. Gretserus triumphatus, hoc est Jesuitae revapulantis Defensio et Agonistici quod illi Iacobus
Gretser in ultimo carnificinae suae agone constituit, Lauingen, 1610.

65. J. Gretser, Athleticae spiritualis genuinae, legitimae et illegitimae libri duo, Ingold-stadt, Jo.
Hertsroy, 1612.

66. G. Zeaemann, Athleta larvatus et stramentitius, hoc est Pseudathleticae Gretserianae


contusio, Lauingen, 1612.

67. J. Gretser, Praedicans Heautontimorumenos, seu Septima pro spontanea flagellorum Cruce
lucubratio adversus Sectarios Logodulos, cum appendice quomodo Haeretici Scripturas tractent,
Ingolstadt, Angermayer, 1613. Le mot heautontimorumenos [se tourmentant soi-même] est le
titre d’une comédie de Térence, auteur latin qui avait retrouvé de la popularité du temps de
Gretser, et dont le titre est rendu comme tel dans la traduction française : Térence,
Heautontimoroumenos — Phormius (trad.: J. Marouzeau), Collection Budé, Paris, Les Belles
Lettres, 1947.

68. J. Heilbrunner & G. Zeaemann, Carnificina Esavitica: quatuor libri spontaneae flagellationi
oppositi, Wittenberg, Martinus Henckelius, 1613.

178

LA CHAIR DE LA PASSION

Le premier sermon traite de l’origine de la coutume de se flageller et des arguments des papistes.
Il signale que la flagellation ne date pas d’avant Pierre Damien, ce qui ne la condamne pas
automatiquement mais donne à réfléchir. En effet, dit-il, le pape Clément VI a interdit la
flagellation publique et les jésuites la préconisent. Les jésuites n’acceptent donc pas l’autorité
papale, ce qui est une charge frontale puisqu’ils se distinguent des autres ordres religieux par leur
promesse spéciale d’obéissance au pape.

Puis le pasteur passe en revue les motifs qu’on donne pour justifier la flagellation. Premièrement,
on prétend que c’est pour commémorer la Passion du Christ et plaire à Dieu. Mais comment sait-
on que cela plaît à Dieu ? Dieu nous fait savoir ce qui lui plaît par la Bible, et celle-ci ne nous
parle pas de flagellation. Par contre, elle indique la cène pour commémorer sa Passion.

Un deuxième motif donné par les catholiques est qu’on paye de cette façon pour les péchés
qu’on a commis. Mis à part le fait que cette idée a donné lieu à des formes honteuses de simonie
— on paye quelqu’un pour qu’il réalise la satisfaction à la place du coupable — ce motif va à
l’encontre de ce qui est au cœur de la vraie foi : le Christ a pris, une fois pour toutes, tous nos
péchés sur lui.

Le troisième motif est qu’il faut dompter la chair. C’est vrai, dit le pasteur, mais l’Écriture nous
demande de le faire par l’esprit (Romains 8). Il y a d’ailleurs d’autres moyens de soumettre la
chair, le travail en premier lieu, et Dieu nous a rendu ce travail suffisamment pénible pour nous y
aider.69 Observer la modération en mangeant et en buvant aide aussi, car l’excès de vin conduit
à désirer les femmes. Et si toutes ces choses ne suffisent pas, il reste les épreuves que Dieu nous
envoie dans sa sagesse de bon éducateur : voilà le bon et authentique fouet, celui qui est manié
par Dieu pour corriger ses enfants. Ceux-ci n’ont donc vraiment pas besoin d’un autre fouet.70
C’est dans cette même optique que Dieu a rendu le mariage astreignant, lequel est aussi un
remède contre la concupiscence dont il canalise le désir : voilà pourquoi Paul dit que les époux
ne peuvent pas se refuser l’un à l’autre (1 Corinthiens 7, 1-5). Et pour terminer, il y a la prière. Si
tout cela n’aide pas, comment pourrait-on croire que la flagellation, qu’on ne pratique qu’une
fois par an, apporterait la solution ?

69. ‘Das andere Mittel das Fleisch im Zaum zu halten und die reizende Lust zu brechen und zu
dämpfen, ist fleißige, [un]ablässige Arbeit, Sorge, Angst und Mühe, so Gott einem jeden in
seinem Beruf und Stand aufgelegt und soviel zu tun gegeben hat.’ (pp. 14-15).

70. ‘Das ist die rechte Rute und Geißel Gottes, damit er seine Kinder züchtigt und täglich bei
ihnen anhält, dass sie freilich keiner anderen Geißel bedürfen.’ Ibid. , p. 15.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

179

‘Une fois par an’ : Voltz y revient en disant que si la flagellation aidait, il faudrait la pratiquer
tous les jours, ce qui prouve qu’il ne savait pas que dans certains ordres religieux elle se
pratiquait bien plus souvent ou alors que ce n’était pas le cas.71

Le sermon se poursuit par des réflexions indiquant ce qu’un bon protestant doit faire au lieu de
se plier à la coutume absurde de se flageller. Il lui faut prendre son temps et méditer la Passion,
ce que les jésuites ne font pas, affairés qu’ils sont à préparer leurs grandes processions et tout
apparat. Il lui faut surtout avoir à l’esprit que c’est le Christ, et lui seul, qui a souffert afin de
sauver le monde. Ce point essentiel de la doctrine luthérienne est mis en avant par une parodie de
ce que pourrait dire le flagellant : ‘Me voici, Seigneur, je vais t’aider à sauver et à faire pénitence
pour les péchés, et cela par ma discipline volontaire’. Jésus a bien dit ‘Tu m’as donné du mal
avec tes péchés et tu m’as donné de la peine avec tes crimes’ (Psaume 43), mais le flagellant
répond : ‘Moi, je ferai réparation moi-même avec ma discipline volontaire, tu n’as pas à le faire,
toi, tout seul.’72
Ce premier sermon se termine de façon assez abrupte par l’affirmation que les jésuites font le jeu
du diable en faisant croire à ces pauvres flagellants qu’il faudrait suppléer à l’unique souffrance
du Christ. Ils agissent comme au temps des grands mouvements de flagellants du Moyen Âge,
quand on profita de la crédulité de la foule pour la berner.

Heureusement, les gens connaissent aujourd’hui l’Évangile et savent à quoi s’en tenir.

Le second sermon est une réfutation des passages bibliques que les catholiques essaient de tirer
de leur côté alors qu’ils ne peuvent pas faire remonter la pratique de la flagellation au delà de
Pierre Damien.

Le texte de Paul s’exerçant à dompter son corps (1 Corinthiens 9) y figure bien sûr en bonne et
due place et doit être compris au sens spirituel. L’examen des textes se termine en ridiculisant
l’interprétation du ‘Louez le Seigneur avec des tambourins’ (Psaume 150) qui en fait une
incitation à la flagellation — interprétation qui remonte à Pierre 71. ‘Zum anderen, ist das
Geißeln so ein gutes Mittel das Fleisch zu töten, warum brauchen sie es dann des Jahres nur
einmal in der Fasten-Karwoche und eben am Karfreitag?

Das Gebot der Tötung des Fleisches gilt nicht nur für eine gewisse Zeit, sondern alle Tag und
unser ganzes Leben. Wäre es ihnen ernst das Fleisch zu töten, so würden sie es nicht nur Jahres
einmal gebrauchen, das ist dem lieben Gott viel zu wenig: sondern täglich so oft sie des
Fleisches empfinden und fühlen, so würden sie freilich das Fasten und Karfreitag nicht erwarten
und Ursache haben, sich täglich zu geißeln.’ Ibid. , p. 17.

72. ‘So sagen sie, ja Herr, hier bin ich, ich helfe dir auch retten und Sünden zu büßen, mit dieser
freiwilligen Disziplin. Item da Jesu sagt Ps 43 Mir hast du Arbeit gemacht mit deinen Sünden
und hast mir Mühe gemacht in deinen Missetaten. Ich, ich tilge deine Übertretung um meiner
willen. So sagt der Flagellant: ich, ich, tilge und büße sie selbst mit dieser freiwilligen Disziplin,
du nicht allein.’ Ibid. , p. 20.

180

LA CHAIR DE LA PASSION

Damien pour qui la peau tendue sur les tambours signifiait la peau sèche du dos de l’ascète.

Puis, rapidement, le pasteur passe en revue les saints et ascètes dont l’exemple est proposé pour
inviter les fidèles à la mortification, et en particulier à la flagellation. Ces exemples existent en
effet, mais la question est de savoir s’il ces gens faisaient vraiment la volonté de Dieu. Sans
s’attarder, le prédicateur passe à son exhortation finale. Il comprend très bien que les protestants
soient tentés d’aller regarder cette procession de flagellants qui passera sous peu dans les rues de
la ville. Il conçoit fort bien qu’on veuille l’avoir vue, ne fût-ce qu’une fois, pour assouvir sa
curiosité et savoir de quoi il s’agit. Néanmoins, il serait gênant qu’il y ait plus de protestants pour
regarder que de catholiques pour participer. ‘Je vous demande donc’, termine-t-il, ‘de rester chez
vous’.

Pour finir, on introduit le sexe


Après la mort de Gretser en 1625, la polémique se poursuit mais s’é-

tiole. Le cœur n’y est plus. Pourtant des processions publiques de flagellants ont toujours lieu.
De nouveau un jésuite, Laurent Forer (1580-1659), publie un traité, au titre à première vue fort
surprenant Rien n’est bon pour les yeux.73 Il s’agit en fait d’une réplique à une publication
protestante dont l’auteur disait être attaché à l’unité de l’Allemagne comme ‘à la prunelle de ses
yeux’. Forer y défend à nouveau l’usage de la flagellation.

La riposte protestante vient cette fois-ci de Nicolas Wolschöndorf qui réagit à l’argument repris
par Forer selon lequel la condamnation des flagellants par le pape et l’empereur ne concernait
que leurs abus, et non la flagellation comme telle.74 Il dit vouloir reprendre la problé-

matique et examiner à fond si la flagellation — qu’il appelle explicitement ‘la discipline


entendue au sens des jésuites’ et dont il dit qu’elle est pratiquée de nos jours aussi bien en privé
qu’en public — est une pratique méritoire et agréable à Dieu.75 Il rappelle la polémique fo-73.
L. Forer, Nichts ist gut für die Augen, d.i. vielfeltige offenbare Unwahrheiten, unleugbare
Verfälschungen und ungeschickte Baccantereyen... , Dillingen, Caspar Sutor, 1631.

74. Nicolas Wolschöndorf, Disquisitio Theologico-Historica de Secta Flagellantium, Leipzig,


Ritsch, 1634 : ‘Jam nova progenies prodiit. (Laurentium Forerum digito) qui in Charta
Amologiae Saxonis opposita Lippsque, ac tonsoribus nota: Nichts ist gut für die Augen, hanc
ipsam de flagellatione doctrinam ex orto revocare magno studio conatur.’

(Préface)

75. ‘ Ut rem ab ovo, quod dicitur, repetam, queritur: Num disciplina, i.e. (Jesuitico sensu)

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

181

mentée par Gretser et renvoie à un point controversé resté dans l’ombre jusqu’ici : qu’on pouvait
se fouetter avec n’importe quel instrument et qu’on pouvait le faire non seulement sur le dos
mais aussi sur d’autres parties du corps. Les arguments qu’il avance ensuite ne surprennent pas :
c’est une coutume largement postérieure aux apôtres ; elle va à l’encontre de la vraie foi ; elle est
une abomination aussi bien pour Dieu que pour l’homme ; elle ne peut être considérée comme
une bonne œuvre au sens des catholiques ; elle est une forme d’idolâtrie.

Faisant suite au texte de Wolschöndorf, Les cinq plaies saintes du Christ, texte anonyme, évoque
également la pratique de la flagellation en Allemagne telle qu’elle s’y est à nouveau établie. Les
flagellants de 1349 sont rappelés : du temps de Charles IV (1316-1346-1378), un groupe
d’insensés crut devoir se flageller, mais il a vite disparu. Puis, il y a trente ans — donc vers 1600
— le diable a amené les jésuites en Allemagne suivis, dix ans plus tard, par les capucins. Ils ont
remis l’ancienne coutume à la mode. Ils se flagellent eux-mêmes dans leurs couvents pendant le
carême et lors d’une procession publique la nuit du jeudi saint. Dans cette procession, masqué et
à la lueur des flambeaux, on se fouette si fort et si longtemps, que plusieurs tombent en syncope
et risquent la mort.76
En 1700, paraît le livre de Boileau, dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Son rapide
écho hors des frontières est démontré par la thèse du protestant François Jaede soutenue en
1705.77 Après avoir rappelé la polémique de Gretser contre Heilbrunner, Zeaemann et Voltz, et
avoir mentionné le pamphlet dans lequel Conrad Vetter s’était moqué spontanea proprii corporis
per flagella, aut virgas castigatio et deverberatio non tam privata, quam publica illa, quae in
processionibus hodie fieri solet, opus sit licitum, Deo gratum & acceptum, meritorium item, et
satisfactorium?’ Ibid., préface.

76. ‘Aber was soll ich klagen und sagen, es hat der leitende Satan vor 30 Jahren die Jesuiten und
etwa vor 20 Jahren die Kapuziner-Mönche aus Welschland in dieses unser geliebtes Vaterland
Deutscher Nation herein gebracht, welche beiderseits die alten Geißler aufs neue bestätigen.
Denn da pflegen sie sich während dieser Fastenzeit oben in ihren Collegiis und Klöstern selber
zu peitschen.

Besonders aber am heiligen Gründonnerstag zu Nacht halten sie ein abscheuliches Henkerspiel.
Denn da pflegen sie und viele andere auch vornehmen Standes Personen so ihren Aberglauben
beizupflichten. Nicht anders als natürliche Fastnachtsnarren vermummt, ziehen auf den Gassen
und Straßen der Stadt mit Fackeln und Windlichtern in einer langen Prozession herum. Ein jeder
hat eine Peitsche in der Hand, mit der er sich über den Rücken peitscht und geißelt, so dass das
Blut in großen Mengen herabtropft und -

fließt, und das währt wohl eine oder mehrere Stunden. Manche einer geht so in Ohnmacht dahin
und muss Todes sein.’ Von den Fünf heiligen Wunden Jesu Christ, texte ajouté à celui de
Wolschöndorf.

77. Q.B.V. de Flagellatione Spontanea praeside D. Jo. Frid. Mayero, S. Theol. Profess.

Primario, Fac. suae h.t. Decano, disseret Franciscus Jäde /Gryphisw. Pom, die 23 sept.

Anno MDCCV, Gryphiswaldiae, s.d. (Bibliothèque de Wolfenbüttel, catalogué par erreur sous le
nom du président du jury, Fr. Mayer).

182

LA CHAIR DE LA PASSION

des pasteurs luthériens dans une parodie de litanie, il rétorque par une litanie du même style.
Jaede reprend brièvement quatre arguments qui lui semblent essentiels : les textes du Lévitique
19, 28 et du Deutéronome 14 font partie des lois morales et non des préceptes liturgiques ; le
sang du Christ seul nous a sauvés ; les pratiques des flagellants rappellent le culte de Baal décrit
dans 1 Rois 28, 28 ; 1

Corinthiens 9, 27 est à prendre au sens spirituel. Pour finir, il conseille de lire l’excellent livre de
Boileau !78

La polémique se termine en Allemagne en 1711 par le livre de Chr. Schoettgen, La secte des
flagellants.79 L’auteur connaît le livre de Boileau et c’est pour cela qu’il a décidé de traiter plus
en détail des flagellants du Moyen Âge, auxquels Boileau n’a pas donné l’attention que son titre
promettait. Il énumère les noms donnés aux membres de ce mouvement, dont certains sont
passés dans le langage courant.80

Quant aux causes du succès du mouvement, il y en a de générales : le diable, la façon tyrannique


dont se comporte le pontife romain, le fait qu’on ait négligé la parole de Dieu et qu’on soit
convaincu de l’efficacité des bonnes œuvres, l’inculture et la barbarie qui caractérisent ces
siècles, le relâchement des mœurs chez le clergé et le vice chez les magistrats. Il y a aussi des
causes particulières telles que l’invention de la pratique par Pierre Damien, le contexte de la
guerre civile en Italie et la peste qui touchait tout le monde. L’auteur passe ensuite en revue les
chroniqueurs allemands. Il se préoccupe de savoir si les femmes se couvraient la poitrine ou pas :
le texte des chroniques n’est pas clair sur ce point.81 Schoettgen cite des chants de flagellants et
il mentionne que ceux qui avaient commis des crimes importants se jetaient à terre devant la
procession pour être piétinés et fouettés. En réaction à Boileau, qu’il trouve trop amène avec les
flagellants, il aligne 56 propositions qui doivent démonter leur hérésie. Après une brève
chronologie du mouvement, il rappelle et cite en grande partie les documents doctri-naux
désormais classiques sur le mouvement : la Bulle de Clément VI de 1349, la lettre de Gerson à
Ferrier et son traité contre les flagellants.

Il signale deux traités dont le texte était — et est — introuvable.82

Suivent un bref rappel de la Métanologie d’Edmond Auger, une 78. ‘Liber lectu est dignissimus,
quem insigni illo Salomonis dicto Prov. XXVI, 2 doctis-simus autor acute claudit & in monachos
recte applicat: Flagellum equo, & camus asino

& virga in dorso stultorum! quo & nos has theses obsignamus. Tantum!’

79. Chr. Schoettgen, De secta flagellantium, Leipzig, Martini, 1711.

80. Comme Flegel et Bengel en allemand qui, comme dans leurs formes néerlandaises, ( vlegel,
bengel) signifient quelqu’un d’indiscipliné.

81. Voir pp. 27-28.

82. Hermannus de Schildis, Tractatum contra errores Flagellatorum et Jo. ab Indagine, Contra
flagellatores librum I.

JÉSUITES ET PASTEURS PROTESTANTS

183

mention de Gretser et de Servin, et un nouveau renvoi au livre de Boileau. L’auteur rejette


incontestablement le mouvement des flagellants, contrairement à Boileau qui le préférait à
l’usage de la discipline dans les couvents. Pour Schoettgen, la pratique des flagellants était
motivée par la peur et la superstition et sous son couvert trop de choses douteuses se passaient.83

La discussion entre savants et théologiens prend fin : quand ils ont subodoré le sexe, les savants
préfèrent changer de sujet. À part les sexologues, bien sûr... Mais ils n’entreront que tard en
scène et seront tributaires de ce que les théologiens, les moralistes en particulier, leur auront
légué. En ce qui concerne le masochisme, ils puiseront dans la masse de faits tirés du contexte
religieux et la flagellation fonctionnera souvent comme prototype du masochisme. À tort ou à
raison ? C’est ce que nous allons voir.

83. ‘Nec negamus haec, si vere apud ipsos fuerunt, lauda omnia digna fuisse. Verum, quum ex
ante dictis pateat, haec omnia non ex vera fide processisse, timorem istum, quem prae se
tulerunt, servilem potius quam filialem fuisse, virtutes istas poenitentiae & humilitatis tantum
ostentationis causa fuisse excultas, & sub pietatis tegmine plura nequitiae exempla fuisse peracta,
non possumus non cum Apostolo concludere, omnia ista, quanta etiam aliis visa fuerint, peccata
fuisse.’ Chr. Schoettgen, De secta flagellantium, p. 56.

CHAPITRE VII

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

Boileau ou l’horreur de la flagellation sur les fesses Nous comprenons maintenant mieux le
contexte dans lequel est né le livre de l’abbé Boileau, L’histoire des flagellants, paru en latin en
1700, puis l’année suivante en français, le livre par excellence auquel se réfé-

reront tous ceux qui traiteront de la flagellation.1 Ce livre n’est pas tombé du ciel, il est la
réponse d’un prêtre à l’esprit libre au moment où la flagellation s’installe dans les couvents. ‘Il
ne faut pas douter’, nous dit-il, ‘que cet usage règne dans les sociétés des moines et des
moinesses modernes, surtout dans celles, qui sous prétexte de réforme, ont aboli les anciennes
règles par de nouvelles constitutions’.2 Il veut donc démontrer que cette pratique de la
flagellation — ou de la discipline, comme on l’appelle maintenant — est une nouveauté.3 Rien
de nouveau dans cette critique. Mais ce qui attire surtout les foudres de Boileau, c’est que,
maintenant, on se flagelle les fesses.

1. Jacques Boileau, Historia Flagellantium, de recto et perverso flagrorum usu apud


Christianos. Ex antiquis Scripturae, Patrum, Pontificum, Conciliorum, & Scriptorum
Profanorum monumentis cum cura & fide expressa, Paris, Jean Anisson, 1700. Id., Histoire des
flagellants. Le bon et le mauvais usage des flagellations parmi les chrétiens, Amsterdam,
François vander Plaats, 1701. L’édition latine était parue sous l’anonymat, mais le traducteur
révéla qui en était l’auteur, provoquant la colère, vraie ou feinte (on dit que Boileau fut lui-même
le traducteur) de celui-ci. La seconde édition, revue et corrigée (Amsterdam, Henry du Sauzet,
1732), n’apporte pas réellement du nouveau sinon que sa préface rappelle en quelques pages la
polémique avec Thiers et les jésuites à laquelle la première édition donna lieu. Le texte français
de 1701 a été réédité, à l’exception des citations latines et grecques que l’auteur donne en bas de
page des textes sur lesquels il se base, avec une introduction et un commentaire de Cl. Louis-
Combet, à Montbonnot-St-Martin, aux Éd. Jérôme Millon, 1986. Sauf indication contraire, c’est
à cette édition que nous renvoyons.

2. J. Boileau, Histoire des flagellants, pp. 33-34.

3. ‘C’est pourquoi je me flatte que des juges équitables découvriront facilement par la lecture de
ce livre, que ce qu’on appelle aujourd’hui disciplines, ou flagellations volontaires, dont les
pénitents se déchirent le dos, ou les fesses, de leurs propres mains, avec des éscourgées, des
cordelettes nouées, ou des verges d’osier ou de bouleau, étaient inconnues dans les plus beaux
jours de l’Église naissante.’ J. Boileau, Histoire des flagellants, p. 33.

186

LA CHAIR DE LA PASSION

Boileau procède avec méthode. Il commence par faire deux distinctions. La première, que nous
connaissons déjà, est celle entre se faire flageller et se flageller soi-même. L’auteur ne s’y attarde
pas. Une seconde distinction, qui lui semble plus fondamentale, a trait à l’usage moderne qu’il
fustige. On a remplacé l’ancienne discipline d’en haut par la discipline d’en bas : on se flagelle
maintenant les fesses, tandis qu’autrefois on le faisait uniquement sur le dos.4 Et si Boileau
stigmatise cette déviation, c’est parce qu’elle a un pouvoir de stimulation érotique.

Dès l’introduction, Boileau confirme notre hypothèse selon laquelle la flagellation dans les
couvents ne s’est pas installée avec Pierre Damien au onzième siècle, comme on le dit souvent,
mais qu’elle est bien plus récente. Se flageller soi-même, méthodiquement, pour faire
‘discipline’, est un acte qui naît avec la modernité. Nous avons émis l’hypothèse que la
flagellation des flagellants était toute autre chose : expia-tion et peut-être rite extatique de
participation au corps du Christ, mais pas discipline. Est-ce la même intuition qui pousse Boileau
à prendre les flagellants du Moyen Âge sous sa protection ? La façon dont il les traite est en tout
cas très remarquable. Ils apparaissent peu et tardive-ment dans son livre, alors que le titre pouvait
laisser supposer le contraire. Boileau consacre huit chapitres à démontrer que la flagellation
volontaire était inconnue chez les premiers chrétiens, qu’elle n’est apparue qu’avec Pierre
Damien et a immédiatement donné lieu à des critiques. À l’avant-dernier chapitre, le grand
mouvement du treizième et du quatorzième siècle fait enfin son apparition. Il est introduit par
une longue citation d’un chroniqueur qui est plein de louanges pour leur influence bénéfique sur
les mœurs publiques. Boileau en tire la conclusion suivante : ‘On ne saurait désavouer qu’il n’y
eut dans cette secte plusieurs choses dignes d’imitation, et qui fournissaient un exemple de vertu
à tout le monde. L’humilité, la fréquente confession des péchés, la crainte de Dieu, un sérieux
repentir de ses fautes, l’extinction des vices, la haine de l’usure et de la rapine, la réconciliation
entre les ennemis et la délivrance des prisonniers y paraissent avec éclat. Il n’y a même aucune
erreur ni aucune hérésie dans cette secte, ni rien en un mot qui mérite d’être blâmé, si vous en
exceptez ces cruelles flagellations réitérées que les pénitents se donnaient eux-mêmes de leur bon
gré.’ Et Boileau de s’évertuer à dire que toutes les accusations d’hérésie portées 4. ‘[...] qu’ils se
fouettent ainsi sur les épaules et le dos, ou bien sur les fesses : c’est ce qu’ils appellent la
discipline d’en-haut et la discipline d’en-bas. Je soutiens donc que la dernière est de nouvelle
date, qu’elle était inusitée chez les premiers chrétiens, qu’elle est opposée à la véritable piété et à
la pudeur même, pour plusieurs raisons, que j’alléguerai dans la suit.’ J. Boileau, Histoire des
flagellants, p. 34.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

187

sur ces flagellants viennent d’auteurs postérieurs qui visent en fait des opinions déviantes plus
récentes. Contre toute évidence, il fait dire à Gerson que seule la cruauté de la flagellation est
blâmable et rien d’autre. Ensuite, Boileau cite les textes de Jacques Auguste de Thou que nous
avons vus, mentionne en quelques lignes que Gretser et Auger ont fait l’apologie de la
flagellation et termine en signalant brièvement l’arrêt de 1601 du Parlement de Paris contre les
flagellants de Bourges.
Celui-ci aussi n’aurait condamné que la cruauté de la flagellation.

Boileau termine, de façon assez abrupte, son aperçu historique pour passer à son dernier chapitre,
qui traite du caractère sexuel de la pratique.

Cette protection de la secte des flagellants nous laisse pantois. Ce qui est sûr, c’est que Boileau a
senti quelque chose de radicalement différent entre ceux-ci et les religieux qui ont pris
récemment l’habitude de se discipliner, et le font sur les fesses. Mais pourquoi excuser les
premiers flagellants, en mettant en exergue leur vertu de pacification et d’adoucissement des
mœurs tout en regrettant qu’ils se soient trop cruellement flagellés ? Boileau aurait-il flairé une
différence fondamentale entre la discipline à laquelle les modernes se soumettent et ce qui a été
ressenti par le chroniqueur du Moyen Âge longuement cité en début de son chapitre sur les
flagellants ?

L’abbé, quand il pense aux moines et moinesses qui se découvrent les fesses, a-t-il vraiment été
troublé par le sexe ?5 Boileau nous donne l’impression de bien s’amuser quand il décrit, au
dernier chapitre, comment les coups reçus interrompent le cours naturel des esprits animaux qui
sont contenus dans les nerfs pour les envoyer dans la direction opposée. Quand on se flagelle sur
le dos, on renvoie ces esprits vers le cerveau, ce qui à l’occasion peut être mauvais pour les yeux
; quand on se flagelle sur les fesses, on les envoie vers les parties génitales et on stimule donc la
sexualité.6

Mais cette explication physiologique est-elle essentielle et, surtout, est-elle encore crédible en
1700, l’année où Boileau écrit ? Il y a tout lieu d’en douter.7 Et si Boileau se protégeait derrière
une théorie médi-5. Cl. Louis-Combert dit en note dans son édition (p. 213) que Boileau est
fasciné par ce caractère érotique mais qu’il se protège par son sens du ridicule. Il faudrait étudier
les autres écrits de Boileau pour connaître le fond de sa pensée.

6. ‘Cela posé, il faut de toute nécessité, que lorsque les muscles lombaires sont frappés à coup de
verges, ou de fouet, les esprits animaux soient repoussés avec violence vers l’ os pubis, et qu’ils
excitent des mouvements impudiques à cause de la proximité des parties génitales. Ces
impressions passent d’abord au cerveau, et y peignent de vives images des plaisirs défendus, qui
fascinent l’esprit par leurs charmes trompeurs, et réduisent la chasteté aux derniers abois.’ J.
Boileau, Histoire des flagellants, pp. 208-209.

7. Cl. Louis-Combet dit que Boileau explique ‘exactement, en référence aux connaissan-

188

LA CHAIR DE LA PASSION

cale, cachant que c’est bien le vécu sexuel qui remplit son imaginaire moralisateur ? C’est peut-
être la complexité de ce vécu qui s’insère dans ce qui a (aussi ?) une signification sexuelle plus
simple qui le rend mal à l’aise. Ce n’est d’ailleurs pas une préoccupation à mettre au compte de
la singularité de sa psychologie individuelle : nous verrons que, probablement, Boileau est le
porte-voix d’une sensibilité plus générale. Et la façon la plus simple de conjurer la fascination
pour ce qu’il y a de mystérieux et de trouble dans la sexualité ne réside-t-elle pas dans
l’affirmation, soulignée d’un rire gras, qu’il ne s’agit en fin de compte que d’un mécanisme
corporel bien simple qui veut qu’un homme pénètre une femme ?

Avant d’entrer plus en détail dans cet imaginaire, notons que c’est dans le texte de Boileau qu’il
est pour la première fois explicitement question de la flagellation dans les couvents de femmes.
Le sexe féminin n’est pas seulement mentionné en parallèle avec celui des hommes en accolant
— selon le bon usage du langage inclusif, comme diraient les Anglo-Saxons — les moines et les
moinesses. Vers la fin de son livre, quand il souligne ironiquement l’impact érotisant de la
flagellation, Boileau évoque les cuisses des femmes qu’il met en rapport avec l’horreur du
cadavre. Il rappelle que saint Grégoire de Nysse avait loué la coutume d’enterrer les cadavres
pour que le déshonneur de la nature humaine ne fût pas exposé au soleil. Et il poursuit : ‘Mais
n’est-il pas plus honteux et plus infâme, dans l’état de la nature corrompue, de montrer à la face
du soleil les lombes des jeunes filles, et leurs cuisses d’une excellente beauté, quoique
consacrées à la religion, qu’un cadavre pâle et défiguré ?’8

N’est-ce pas le sadomasochisme qui pointe ici, non seulement chez Boileau, mais dans l’histoire
culturelle de l’imaginaire érotique occidental ? Mais pour en être sûr, il faudrait le demander à
Boileau lui-même, ce qui n’est plus guère possible. Nous pouvons par contre reprendre les textes
sur l’érotisme de la fessée cités par Boileau et voir si nous y retrouvons tel imaginaire.9 Cela
démontrerait que des vénéraces anatomiques du temps, le mécanisme psycho-physiologique de la
tumescence’ et renvoie à la physiologie telle que Descartes la conçoit encore (p. 206). Nous en
doutons, vu les réticences du fils Meibomius à rééditer le livre de son père à cause de ses
connaissances dépassées en physiologie. Nous en parlerons plus loin.

8. Ibid., pp. 214-215. Notons néanmoins que le texte latin, mettant bien sûr l’adjectif

‘juvenalia’ au féminin parce que le nom est féminin, désigne uniquement de ‘jeunes lombes’,
sans en préciser le sexe.

9. L’abbé Boileau prit en tout cas plaisir à écrire sur d’autres sujets soit litigieux (comme l’usage
des bénéfices, l’eucharistie, la confession), soit piquants, et il se plaisait à ironiser.

Parmi ses publications du dernier genre, il y a un De tactibus impudicis prohibendis (1665) et un


De l’abus des nuditez de gorge (1675). Voir l’introduction de Cl. Louis-Combet dans la réédition
dans la collection ‘Atopia.’

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

189

bles préoccupations de spiritualité et de discipline basculent bien vite quand on découvre leurs
dessous.

Les premiers textes médicaux

D’après Boileau, les premières médecins parlant du plaisir sexuel procuré par la flagellation sont
Coelius Rhodinginus, Othon Brunsfeld et Meugbus de Fayence.10 Il en tire des anecdotes qui
montrent que certains hommes ne peuvent parvenir à l’acte sexuel qu’après avoir été flagellés. Il
cite Jean Henri Meibomius qui a écrit en 1639 un traité particulier sur L’usage des coups en
matière de sexe, livre qui sera souvent cité plus tard comme le premier livre médical en la
matière.

Boileau cite ce texte dans la réédition faite en 1670 par Thomas Bartholin (1616-1680), et cette
réédition comporte une préface du fils Meibomius, qui nous en apprend plus sur l’origine de ce
texte.11 Il aurait été écrit par son père à la suite de conversations de table et de plaisanteries des
plus libres. Son père ayant couché son propos sur papier en l’honneur d’un hôte célèbre,
Christian Cassius, conseiller de l’évêque de Lübeck, on l’avait fait imprimer sans que l’auteur
lui-même le sache. Le livre eut beaucoup de succès, mais le tirage en avait été très limité. On
avait tenté, sans succès, de faire paraître une seconde édition pirate et le livre était devenu
introuvable. Le fils Meibomius devait régulièrement décevoir ceux qui s’adressaient à lui pour
obtenir encore un exemplaire. Il n’était d’ailleurs pas réjoui de voir ce texte à nouveau réédité et
cela non pas à cause du sujet qui pouvait faire sour-ciller. Ce qui le gênait le plus, c’est que le
texte reflétait un aspect très rétrograde de la pensée médicale de son père qui refusait d’accepter
les théories de Harvey sur la circulation sanguine, alors qu’on devait bien admettre que ce
dernier avait raison.12 La thèse centrale du père 10. Boileau, p. 210-211. Les références de
Boileau sont sommaires. De fil en aiguille, nous avons reconstitué les données suivantes :
‘Coelius Rhodinginus, tom. II Antiqu.

Lectionum Lib. XI, cap. XV ; Adit. Lugd. in 8° apud haeredes Jacobi Juntae. An. 1560’

renvoie à Ludovico Ricchieri (1450-1520), Lectionum antiquarum libri XXX, Lyon, Junta, 1560
(éd. précédente : Venise, Aldi, 1516). ‘Othon Brunsfeld, Onomasticon de Médecine, art. coitus’
indique Otto Brunsfels (1486-1534), Onomasticon seu Lexicon medicinae simplicis, Strasbourg,
1541. Quant à ‘Meugbus de Fayence, Pratiq. , pars II, chap. Des passions

des

parties

génitales’,

l’auteur est probablement Menghus Blanchellus

Faventinus (1440-1520). C’est à propos des recherches sur cet auteur que nous écrivions dans la
préface que l’histoire est un lieu apte à favoriser le mécanisme de déplacement des affects, avec
toute la défense obsessionnelle que cela comporte.

11. Thomae Bartholini, Joan. Henrici Meibomi, patris, Henrici Meibomi, filii, De usu flagrorum
in re medica & veneria, lumborumque et renum officio, Francfort, Daniel Paullus, 1670.

12. ‘Traxit quidem Epistola illa originem ex liberioribus in convivio jocis, estque illius

190

LA CHAIR DE LA PASSION
Meibomius, qui tenait la flagellation pour un stimulant sexuel, ne pouvait plus s’appuyer sur une
conception du sperme produit dans les reins.

Il n’y avait donc, non plus, de nerfs reliant directement les reins aux testicules.13 Néanmoins,
Henri restait convaincu que son père avait eu raison d’affirmer que des coups sur les lombes et
les reins ont une répercussion sexuelle directe. Il échafauda donc une nouvelle théorie qui tenait
compte de la circulation sanguine pour expliquer comment l’échauffement du bas du dos
réchauffait le sexe. Et, puisqu’un savant comme Bartholin trouvait que le texte de son père valait
la peine d’être réédité, il donna son accord et lui fit parvenir les notes que son père avait ajoutées
en marge de son exemplaire personnel.

Venons-en maintenant au texte de Meibomius père. La discussion semble avoir porté au départ
sur la question générale de savoir si des coups pouvaient être utiles pour la santé. La réponse de
Meibomius avait été ‘oui’, et il avait donné des exemples de coups ayant guéri des blessures ou
redonné vie à des parties meurtries du corps. Dans le cas de la maladie mentale aussi, des coups
pouvaient êtres salutaires, spé-

cialement dans les cas de mélancolies d’amour.14 Mais il ajoutait que des coups, et plus
particulièrement la flagellation, peuvent stimuler directement la sexualité et ‘faire s’insurger
cette partie de notre chair par laquelle nous sommes mâles’, ce qui avait provoqué les exclama-
tions des convives incrédules. Meibomius avait donc réuni des témoignages tirés d’auteurs
importants.15 Suivent quelques exemples pris à editio, parente inscio, Lugduni-Batavorum
procurata a magno illo Viro, cui inscripta est.

Placuit tamen pluribus praestantibus in Europa viris, estque in publicis etiam scriptis a
quibusdam laudata. Quin, cum initio pauca tantum exemplaria essent excusa, inter Amicos
distribuenda, caepit desiderari ab eruditis, & anxiè inquiri a curiosis, cum argumentum nescio
quid haberet helkusikon. Dolui ipse saepius, me Amicis desiderantibus ejus copiam facere non
potuisse; nolebam tamen eam iterato imprimendam dare, partim, quod non omnia illius
probarem, partim, quod inter prima famae meae incrementa illorum censuram incurrere nollem,
quibus jam tum hae tintae sale pruriente chartae nimis Fascenninae videbantur. Interim ante
paucos annos vel Lugduni-Batavorum, vel alibi, nescio quo editore, recusa est, quod quidem non
aegre tuli, si tamen ea de re admonitus fuissem, luculentior forte prodiisset editio. Nunc vero
valde mihi gratulor, quod tibi quoque, quem inter primaria sua decora Europa numerat, ita
placuerit, ut imprimendam iterato censeas, novis accessionibus per Te auctam.’ Ibid., pp. 98-99.

13. ‘Sunt dein nonnulla in hac Epistola, quae sapiunt Anti-Harvejana tempora, in quibus mallo
ipse optimi Parentis mei errorem agnoscere, quam defendere.’ Ibid., pp. 100-101.

14. Les auteurs cités n’y allaient pas de main morte. Dans le cas de la maladie d’amour, il ne
fallait pas hésiter : ‘Ligari jubet, & vapulare fortiter, & pugnis percuti, idque vicibus repetitis, si
non statim subsequatur effectus. Quum una hirundo, ut ait, ver non faciat.’

Ensuite Valescus de Taranta est cité (Philonii lib 1, cap XI) : ‘Si juvenis est, flagelletur culus ejus
cum verberibus, & si non sistit, ponatur in fundo turris cum pane et aqua, donec veniam a sua
insania petat, et teneatur in disciplina.’ Ibid., pp. 35-36.

15. ‘Esse vero, qui in Venerem virgarum plagis stimulentur, aut in libidinem verberibus accensi
despument, partemque illam qua viri sumus, ad flagelli numeros sonosque insurgere; hoc illud
erat quod adferenti mihi tam facile credi non posse putabas. Faciam

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

191

Pic de la Mirandole,16 Caelius Rodiginus et Othon Brunsfeld,17 ainsi que d’autres recueillis à
Lübeck et à Bruxelles.

Comment expliquer cet effet aphrodisiaque des coups de fouet ? Pas en faisant appel aux astres,
poursuit Meibomius, qui salue Pic de la Mirandole pour son scepticisme envers l’astrologie. Puis
il mentionne un exemple, donné par Pic, d’un groupe de jeunes gens ( pueri) qui se flagellaient
mutuellement pour s’exciter sexuellement. En fait, le passage est encore plus piquant dans
l’original, car Pic raconte l’histoire d’un homme qui fait d’abord macérer dans du vinaigre le
fouet avec lequel il veut être battu.18 Pour Pic, c’était la preuve que l’excitation sexuelle vient
des habitudes qu’on prend et non pas de l’influence des astres. Meibomius, par contre, cherche
une explication plus ‘naturelle’, c’est-à-dire d’ordre physiologique. Dans cette optique, il
suppose que toutes ces flagellations qui stimulent la sexualité se font sur le dos, et non pas, par
exemple, sur le sexe lui-même.19 Il en vient à l’explica-tamen ut id credas, mi Cassi, ubi
testimonium auctorum non proletariorum, non vice simplicii usu venisse ostendero, atque
argumenta insuper dixero rationesque, ob quas fieri id ita potuisse, vel alii putarint, vel ego
existimem.’ Ibid., pp. 38-39.

16. Disputatio in Astrologiam, livre III, chap. 27.

17. Ces deux derniers auteurs sont repris par Boileau. Pour Rhodinginus (Riccieri), Meibomius
revoie à Lect. antiq., Lib XI, chap. 15, ce qui ne concorde donc pas avec les références de
Boileau ; pour Brunsfeld, c’est par contre au même article ‘coitus’ dans l’ Onomasticum que
nous sommes renvoyés.

18. ‘Vivit adhuc homo mihi notus prodigiosae libidinis et inauditae. Nam ad Venerem numquam
accenditur, nisi vapulet, et tamen scelus id ita cogitat, saevientes ita plagas desiderat, ut increpet
verberantem, si cum eo lentius egerit, haud compos plene voti, nisi eruperit sanguis, et innocentis
artus hominis nocentissimi violentior scrutica deseruerit.

Efflagitat ille miser hanc operam summis precibus ab ea semper foemina quam adivit,
praebetque flagellum, pridie sibi ad id officii aceti infusione duratum, et supplex a meretrice
verberari postulat, a qua quando caeditur durius eo ferventius incalescit, et pari passu ad
voluptatem doloremque contendit, unus inventus homo, qui corporeas delitias inter cruciatum
inveniat. Is cum non alioquin pessimus sit, morbum suum agnoscit et odit, quoniamque mihi
familiaris multis iam retro annis, quid pateretur libere patefecit. A quo diligenter tam insolitae
pestis causam, cum sciscitarer, a puero inquid sic assuevi. Et me rursus consuetudinis causam
interrogante, educatum se cum pueris scelestissimis, inter quos convenisset hac caedendi licentia
quasi pretio quodam, mutuum sibi vendere flagitiosa alternatione pudorem. Hoc ego factum licet
grave auribus liberalibus, ideo non suppressi, ut cognosceremus evidentia ipsa quantum illis
affectibus valeat consuetudo, ne quasi causam habere terrena nullam possint, coelum statim
accusemus. Nam id quidem astrologus si audiat, damnatam dicet fuisse Venerem in hominis
genitura, et adversis fortasse, aut alio modo minantibus radiis Martis flagellatam.’ Ioannis Pici
Mirandula, Disputatio in Astrologiam, liber III, cap. 27, in Opera Omnia, Bâle, 1557, pp. 518-
520.

19. ‘Quum itque ne astra, nec sola consuetudo in causa sint, ob quam flagra libidinem concitent,
videamus porro, num alia quaepiam subesse queat; quam ut investigemus, utique paulo altius
nobis fuerit res arcessenda. Sciendum igitur, flagellationem istam, virgarumque incussus, non
alibi quam in dorsu factos: quod & meretricula Lubecensis illa concessa est, & de caeteris aeque
certum est. Neque enim partes illae, quibus viri sumus, virgarum flagra, & quidem ad sanguinis
eruptionem, ferre queunt: & communiter flagra tergo sive dorso incutiuntur. Dorsi autem
potissimam partem absolvunt lumbi.’ Ibid., pp.

192

LA CHAIR DE LA PASSION

tion anatomique recherchée, qu’il appuie de nombreuses citations, y compris bibliques (Dieu
sonde les reins) : c’est dans les reins que le sperme est préparé et une innervation directe va des
reins aux testicules.

La région lombaire est donc à juste titre très souvent employée comme métaphore pour le désir
sexuel. Dans la Bible, l’expression ‘se ceindre les reins’ veut dire qu’on opte pour la continence.
Après de multiples citations, l’auteur conclut :20 N’est-il pas dangereux de communiquer ce
savoir car, si des coups de verges peuvent aider celui qui ne peut plus jouir de son plaisir sexuel
légitime, ne peuvent-ils pas être employés aussi par des dévoyés ? La réponse de Meibomius est
conforme à ce que l’éthique médicale dirait aujourd’hui : dans le cas où, en médecin, l’auteur
verrait que ce remède peut soulager, il n’y a aucune raison de ne pas l’indiquer. ‘Au patient de
décider de l’emploi qu’il en fait’, ajouterions-nous aujourd’hui.

Bartholin, qui avait demandé au fils Meibomius de pouvoir rééditer ce traité, ne dit pas grand-
chose dans sa préface sur ce qui a motivé sa requête. Il dit simplement que la flagellation guérit
certaines maladies, surtout celle des simulateurs comme les épileptiques ; il rappelle ensuite les
flagellants du Moyen Âge en Italie et mentionne simplement deux auteurs latins, sans donner
plus de détail. À la lecture, ces textes se révèlent pourtant fort intéressants et il est surprenant que
Boileau ne les reprenne pas. Apulée raconte dans ses Métamorphoses une scène où des adeptes
de la déesse syrienne Atargartis s’accusent d’irréligion et se flagellent frénétiquement.21
Juvénal, quant à lui, fait allusion dans ses Satires à la fête des Lupercales à Rome,22 si ancrée
dans les mœurs que quand le pape Gélase parvint à la supprimer en 496, elle fut 52-53.

20. ‘Concludimus porro, flagra dorso sive lumbis inflicta, quia partes semini generando dicatae,
ac semen ad genitales partes deferrentes, ab iis incalescunt, in Venere excitanda, aut libidine,
multum posse.’ Ibid., p. 93.

21. ‘Cependant l’un d’entre eux se livre à des transports encore plus frénétiques ; il tire du fond
de sa poitrine un souffle haletant et, pour se donner l’apparence d’être rempli de l’esprit divin, il
simule un délire épuisant, comme si, en vérité la présence des dieux n’élevait pas les hommes au-
dessus d’eux-mêmes, mais en faisait des infirmes et des malades. Et voyez quel gain lui a été
l’assistance du ciel. Vociférant comme un inspiré, il échafaude une imposture, commence à
s’accabler lui-même de reproches, à s’accuser d’une profanation sacrilège à l’égard de sa sainte
religion, et s’inflige en outre de ses mains le juste châtiment de son forfait. Enfin, saisissant ce
qui est l’attribut par excellence de ces émasculés, un fouet qui consistait en minces bandes
tressées de laine naturelle se terminant par de longues franges, et qui était garni tout du long
d’osselets de mouton, il s’administre de grands coups de ces noueuses étrivières, en opposant à la
douleur une prodigieuse endurance. On pouvait voir le sol, sous le tranchant des glaives, le
cinglement des fouets, trempé du sang impur de ces efféminés.’ Apulée, Métamorphoses, livre
VIII, 28-29, (Collection Budé) Paris, Les Belles Lettres, 1945, tome III, pp. 58-59.

22. Juvénal, Satires II (Collection Budé) Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 20.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

193

remplacée par celle du carnaval. Cette fête très ancienne, littéralement

‘la fête du loup’, commençait par le sacrifice d’un bouc. Ensuite deux jeunes garçons de bonne
famille découpaient la peau de l’animal en lanières et couraient, nus, par les rues en frappant tous
ceux qu’ils rencontraient. Les femmes souhaitant devenir enceintes ou espérant un accouchement
facile, n’esquivaient pas ces coups mais tendaient les mains pour les recevoir. Juvénal dit que, au
fil des années, la fête se mua en une nuit orgastique où les hommes pouvaient fouetter des
femmes nues, elles aussi.

Le caractère sexuel des flagellations devient donc l’objet de conversations même si on ne dit pas
encore tout. De plus, des auteurs qui ont tout intérêt à montrer qu’ils sont à la pointe du progrès
médical, n’hé-

sitent pas à faire rééditer des textes, basés sur des théories médicales dépassées, pour parler de
l’érotisme contenu dans la flagellation. Il faudra peu de temps pour que l’opinion commune relie
sexe et fouet.

Mais remarquons que dans les exemples qu’on donne, il n’est pratiquement jamais question
d’autoflagellation, ni de flagellation dans un contexte religieux. Ce sont des hommes recherchant
un coït hétérosexuel bien classique auquel ils ne parviennent pas, qu’on nous avance sous le
couvert de la médecine. Quant aux fantasmes évoqués par ces femmes poursuivies aux saturnales
par des hommes fouettards, même si cela met un peu de piquant, ils restent assez inoffensifs dans
le contexte de ce qu’on s’imagine de certains jours de licence dans la Rome décaden-te. Nous
restons bien dans le registre d’un imaginaire hétérosexuel qu’on ne laisse pas trop déborder. On
élargit un peu les bornes du domaine sexuel, mais le garde-fou qui sépare le domaine du sexe
con-ventionnel des ‘autres choses’ reste bien présent. Et finalement, sexe et religion ne se
rapprochent pas trop.

La controverse provoquée par l’abbé Boileau

Le livre de Boileau a tout de suite donné lieu à une réaction virulente de la part d’un autre abbé
— pas un jésuite, cette fois — Jean-Baptiste Thiers (1636-1703), qui publie sa Critique de
l’histoire des flagellants, et justification de l’usage des disciplines volontaires en 1703.23 Cette
réplique fait flèche de tout bois. Thiers n’a pas de mal à corriger les erreurs de Boileau
concernant les discussions doctrinales sur les flagel-23. Paris, Jean de Nully, 1703. On trouvera
quelques données sur Thiers dans la Bibliographie Universelle, ancienne et moderne, Paris,
Michaud, 1826, mais si la majorité des œuvres de Thiers y est présentée, de son livre sur la
flagellation il est dit uniquement que c’était le dernier publié de son vivant.

194

LA CHAIR DE LA PASSION

lants. Mais cela ne lui suffit pas. Il consacre aussi tout un chapitre au mauvais latin de Boileau,24
à sa manie de citer trop longuement ses sources,25 et surtout au fait qu’il ose parler ouvertement
de sexe : ‘Il prouve par les témoignages de Rodigin, d’Otho-Bruns, de Meugbus et de
Meibomius, que les disciplines qu’on prend sur les reins et sur les cuisses, sont capables
d’exciter des passions impures, et de porter à des actions brutales. Je veux qu’il le prouve bien ;
mais sans mentir, les témoignages qui sont ses preuves, renferment des choses affreuses, et dont
la lecture peut coûter bien cher au lecteur. [...] Car ce n’est pas de l’impureté comme des autres
crimes. On peut nommer et reprendre les autres crimes, ainsi que l’observe judicieusement
Salvien Prêtre de Marseille, et même les plus grands et les plus énormes, sans offenser
l’honnêteté ; par exemple on peut nommer l’homicide, le brigandage, l’adultère, le sacrilège, et
semblables ; mais pour ce qui regarde l’impureté, on ne peut même pas accuser de façon honnête
les fautes qu’on a commises : on ne peut que la passer sous silence.’26

Thiers a donc décidé de ne pas parler de sexe et, en passant, il décroche un trait aux moralistes
casuistes parce qu’ils détaillent le péché sexuel de telle façon qu’ils donneraient des idées à ceux
qui ne sont pas portés par eux-mêmes sur de tels raffinements. Il donne aussi quelques
informations complémentaires qu’on a du mal à trouver ailleurs. Ainsi, à propos de l’arrêt du
Parlement de Paris en 1601 contre les pénitents Bleus de Bourges,27 il apparaît que c’était
surtout le fait qu’il refusaient de reconnaître Henri IV comme successeur d’Henri III qui avait
provoqué le procès. Thiers évoque aussi les coups de verges rituels qu’on donnait parfois au
moment de l’absolution en confession, spécialement quand il s’agissait d’absoudre l’hérésie. Il
nous raconte à cette occasion comment Henri IV, au moment de renier le protestan-24. Il va
jusqu’à lui reprocher d’employer des mots de la ‘Basse Latinité,’ comme ‘ Cre-na’, qui signifie
‘la fente de la plume à écrire’.

25. Il lui reproche de mentionner le lieu d’édition et l’imprimeur, comme si c’était nécessaire :
quelle pédanterie, estime Thiers.

26. ‘Solae impuritates sunt quae honeste non possunt vel accusari.’ J.-B. Thiers, Critique de
l’histoire des flagellants, pp. 69-71. À en croire Thiers, Boileau avait écrit encore un autre livre
sur le sujet, où le sexe était encore plus présent. Cet ouvrage n’a pas vu le jour, pour autant qu’on
sache. Contentons-nous donc des informations données par Thiers : ‘Ce qui me paraît encore
moins excusable dans Mr. Boileau, c’est qu’au lieu de profiter des reproches qu’il a bien su
qu’on lui faisait sur cette matière, il a entrepris de justifier sa conduite par un ouvrage que j’ai vu
manuscrit, qui est intitulé Historia Flagellantium vindicata, et dans lequel il rapporte des cas de
conscience métaphysiques et singuliers, tirés des livres de certains casuistes qui ont employé des
descriptions et des expressions que la pudeur a peine à supporter, comme s’il était permis de
défendre une faute par une autre faute’ (pp. 73-74).

27. Mais il ne donne pas tout le texte, comme Cl. Louis-Combet le prétend dans sa réédition p.
198.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

195

tisme pour pouvoir devenir roi de France, les reçut par personne interposée le 17 septembre
1595, chose qu’on tenta de cacher au public pour qu’on ne s’amusât pas trop du fait ‘que le roi
de France avait eu des coups de bâtons à Rome par Procureur’.28 Mais, en fait, il ramène ainsi le
fait de recevoir sans protester des coups administrés sous le couvert de ‘flagellation volontaire’,
ce que déjà Pierre Damien jugeait fort différent. À deux exceptions près, il ne cite que des
exemples de coups de verges donnés par d’autres pour prouver que la flagellation volontaire date
d’avant Pierre Damien. Mais il doit bien avouer que c’est à partir de lui ou, en tout cas,
seulement à son époque, que la pratique devint commune. Ensuite, c’est par les franciscains,
Antoine de Padoue en particulier, et par Vincent Ferrier, que le mouvement se répand parmi les
simples fidèles.29 Puis, comme exemple typique d’un règlement fait pour une confrérie de
flagellants, nous sommes renvoyés au texte du second concile provincial de Milan en 1569,
présidé par Charles Borromée.

En fin de livre, Thiers consacre deux chapitres à citer les statuts et règles de plusieurs ordres
religieux où la flagellation est imposée. Nous serions-nous trompés quand nous avons fait part de
notre conviction grandissante que l’autoflagellation ou discipline ne s’est vraiment installée dans
les couvents qu’à partir du seizième siècle ? À y regarder de près, Thiers nous donne plutôt
raison. Toutes les directives datant d’avant le seizième siècle parlent en effet de coups de verges
qu’on doit recevoir humblement de la main des autres. Le premier texte parlant
d’autoflagellation vient des capucins et date de 1529. Thiers doit admettre à leur propos : ‘Mais
leur première ferveur s’étant un peu ralen-tie depuis cette première congrégation, on ne les a
obligés qu’à se discipliner trois fois la semaine’, et ceci par une adaptation de la règle en 1536.30
Mais cette accumulation de citations tirées de statuts et règlements divers n’apporte pas
d’éléments nouveaux quant aux motifs qui poussent à se discipliner.

En revanche, le début du dernier chapitre énumère les avis et conseils favorables donnés par
diverses autorités religieuses. Les motifs donnés reprennent ce que nous savons déjà, plus
quelques intentions fort générales : imiter Jésus-Christ dans la flagellation, mortifier la chair,
payer pour ses péchés, rendre les autres formes de pénitence —

comme le jeûne — plus agréables à Dieu, se discipliner, satisfaire à la justice de Dieu pour soi-
même et pour les âmes du purgatoire, obtenir 28. J.-B. Thiers, Critique de l’histoire des
flagellants, p. 215.

29. Ibid., pp. 220-225.

30. Ibid., pp. 354-355.

196
LA CHAIR DE LA PASSION

la conversion des pécheurs et obtenir de Dieu qu’il protège les princes et les bienfaiteurs. Parmi
les autorités qui favorisent la pratique de la discipline, sont cités le pape Grégoire XIII,
approuvant le 12 décembre 1572 les confréries de flagellants et leur octroyant des indulgences, et
le second général des jésuites, Claude Aqua-Viva, qui conseille d’ajouter aux exercices intérieurs
de piété des pénitences corporelles, dont la discipline.31 Thiers termine en rappelant que l’année
de la publication du livre de Boileau, une thèse fut défendue en Sorbonne par un confrère de
Boileau qui prit la défense des macérations corporelles, discipline comprise.32 La conclusion de
Thiers est claire : oublions ce livre qui n’aurait jamais dû avoir vu le jour !

Les critiques de Thiers n’empêcheront pas que le livre de Boileau fera fortune et sera traduit, ou
plutôt paraphrasé, en anglais.33 L’auteur de cette adaptation, Jean-Louis de Lolme (1741-1806),
est un Suisse vivant en Angleterre, dont il observe le régime politique. Mais pour la flagellation,
sa plume se fait légère. Il dit explicitement qu’il use d’un style badin parce que le seul but de son
livre est d’amuser le public. Il a néanmoins l’honnêteté de différencier par la typographie sa
paraphrase de Boileau et son propre commentaire qu’il met en bas de page. Son style badin ne
l’empêche pas de fournir nombre d’informations supplémentaires. Mais ce sont surtout les fesses
et les femmes donnant la fessée qui le fascinent.

Il entre en matière avec Brantôme racontant le cas d’une ‘grandis-sime dame’ qui frappait du plat
de la main les fesses d’autres dames pour atteindre l’excitation. Cela le mène à une réflexion
philosophique sur la signification hautement spirituelle et presque métaphysique des fesses. Chez
les animaux, en particulier chez les quadrupèdes, les fesses ne se remarquent pas, dit-il, car elles
se confondent avec la courbure qui va des pattes au dos. Chez l’homme, par contre, à cause de la
position bipède, les fesses font leur apparition. Dans un certain sens, elles sont le symbole par
excellence de l’éminence par laquelle l’homme se différencie de l’animal. Leur courbure
rappelant que l’homme a accédé à la stature debout, symbolisent la raison : l’homme regarde le
ciel.34 Mais les fesses permettent aussi de s’asseoir et de réfléchir.

31. ‘Memor sit ad interiores meditationes addere etiam corporales afflictiones, disciplinas, et
alias poenitentias.’ Cité par Thiers, p. 418.

32. Thèse défendue par l’abbé du Bourg, le 6 avril 1700, avec pour titre Résompte. Indiqué par
Thiers p. 419-420. Nous n’avons pas eu le loisir de vérifier.

33. J. de Lolme (ou Delolme), The History of the Flagellants or the Advantages of Discipline,
being a Paraphrase and Commentary on the Historia Flagellantium of the Abbé Boileau, Doctor
of the Sorbonne, by Somebody who is not Doctor of the Sorbonne, Londres, Fielding & Walker,
1777.

34. ‘The part we mention, which, to follow the common definition that is given to it, is

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

197

Elles sont donc à la base des sciences et des arts, comme de la musi-que, la peinture, l’algèbre, la
géométrie... Mais les fesses ne contribuent pas seulement à signaler que l’homme est un être
raisonnable et indus-trieux. Elles sont aussi une source particulière de beauté. Ce n’est pas sans
raison que la religion grecque à établi le culte des fesses d’airain de Vénus ( Aphroditè
kallipogè), sans vénérer pour autant d’autres parties de son corps comme ses bras, ses mains, ses
yeux...35 De Lolme ne reste pas en admiration béate. Continuant sur sa lancée, il affirme que les
fesses sont l’endroit indiqué pour la punition, ce que les habitants de plusieurs pays ont fort bien
compris. Et comme si cela allait de soi, il soutient que les femmes, dont le sens moral et le goût
de la justice sont plus aiguisés que ceux des hommes, donnent les coups de fouet les mieux
ordonnés.36 Suit une série de récits de dames fessant différents gentilshommes.

that part on which Men sit, is, of itself, extremely deserving our esteem. It is, in the first place, a
characteristic part and appendage of Man; it is formed by the expansion of muscles, which, as
Anatomists inform us, exist in no other animals, and are entirely proper to the human species.

In the second place, that part does not confer upon Man a distinction from animals, which is of a
honorific kind merely, as does the faculty of walking in an erect situation, which, as Ovid
remarks, enables him to behold the Sun or the Stars, as he goes forward; but in allowing him to
sit, it enables him to calculate the motion, whether real or apparent, of those same Stars, to
ascertain their revolutions, and foreknow their periodical returns. It puts him in the position to
promote the liberal Arts and Sciences, Music, Painting, Algebra, Geometry, etc. without
mentioning the whole tribe of mechanical Arts and manufactures. It even is, by that power of
assiduity it confers upon Man, so useful to the study of the Law in particular, that it has been
looked upon as being no less conducive to it than the head itself, with which it has, in that
respect, been expressly put upon a par; and it is a common saying in the Universities abroad,
that, in order to succeed in that study, a Man must have an iron head, and leaden posteriors; to
which they add, a golden purse to buy books with: caput ferreum, aurea crumena, nates
plumbeae.’ pp. 233-234.

35. Ibid., p. 234.

36. ‘These notions of the Ancients concerning the inclination they attributed to God-desses, for
corrections of the kind here alluded to, may be explained in different ways.

In the first place, they perhaps thought it was owing to the greater irascibility of temper of the
Sex, which prompts them to give effectual marks of their resentment, when they have good
reason to think that no resistance will be attempted. In the second place, they possibly ascribed
that inclination they supposed in the female Sex, to their love of justice; ... However, if I am
allowed to deliver my opinion concerning the above [indicated] inclination of the fair Sex, about
which the Ancients seem to have entertained so great a prepossession, I will say that I think it
owing to the second of the causes above mentioned, that is to say, to their laudable love of
justice, and at the same time, to the peculiar nature of the Sex, which makes them feel a great
reluctance in using any instruments, either of a cruel, or an unwieldy and ungraceful kind, for
instance fire arms or javelins, swords or clubs, but prompts them to employ, when they mean to
give effectual tokens of their resentment, instruments suitable to the mercifulness of their
tempers, and the elegance of their manners.’ Ibid., pp. 262-263.

198
LA CHAIR DE LA PASSION

Ayant épuisé cette veine-là, l’auteur reprend l’histoire des flagellants du Moyen Âge, dont nous
avons vu qu’ils apparaissaient tard dans le livre de Boileau, puis il fait une relation plus étendue
des confréries érigées sous Henri III sans apporter plus que les sources que nous avons passées
en revue. De Lolme développe, par contre, une longue réflexion sur le danger de la flagellation
pénitentielle pour le sentiment de responsabilité morale, surtout si cette pratique est adoptée par
des dignitaires comme des rois ou des ministres. Cette réflexion diffère aussi bien de celle
développée par Jean Gerson pour qui une personne haut-placée risque de perdre son autorité en
se mettant au rang des pé-

cheurs notoires. Elle diffère aussi de celle développée par Cheffontaines qui reconnaissait le
gouvernant consciencieux dans le fait qu’il manifestait être pécheur. L’opinion de De Lolme
rejoint celle, plus ancienne, des objecteurs à la flagellation médiévale : celui qui peut déterminer
par lui-même comment il paie et se débarrasse de ses péchés, ne doit plus tenir compte des
jugements émis par d’autres. Il n’y a donc pas de raisons d’avoir confiance en lui.37

Après avoir traité d’Henri III et de la France, De Lolme passe à l’Espagne, dont l’histoire de la
flagellation a été curieusement absente des aperçus historiques que nous avons suivis jusqu’ici,
Vincent Ferrier excepté. Il nous apprend que la flagellation s’y mêla de galanterie : se basant sur
le récit de voyage de Madame d’Aulnoy, que nous retrouverons plus loin, il raconte comme on
s’y flagellait élégamment devant la femme dont on voulait conquérir le cœur.38 Singulière
coutume, que 37. ‘And indeed, it is no wonder that a practice of so convenient kind, which
enabled everyone, by means of an operation of the duration and the severity of which he was sole
judge, to pay, as he thought, an adequate price for every offence he might have committed, and
silence a troublesome conscience whenever he pleased, should so easily gain ground, and meet
with so much favour, not only from the vulgar, but also from great men, and even kings, and to
these we may no doubt add their ministers.

Among the superstitious notions that may be hurtful to society, it is difficult to imagine one of
worse tendency than the above mentioned, the immediate consequence of which was to render
useless all the distinctions implanted in the human mind between evil and good, and, by making
offenders easy with themselves, to take off the only punishment that is left for the greater
number of crimes. When notions of this kind were adopted by kings, with respect to whom
human laws are silent, the consequences were pernicious in the extreme.’ Ibid., pp. 296-297.

38. ‘Lovers will frequently go at the head of the procession of friends, and discipline themselves
under the window of their Mistresses: or, when they pass by chance under those windows, with a
procession to which they belong, they redouble the smartness of their flagellations. All
disciplinants, in general, show attentions of the same kind to such Ladies as they meet in their
way, when these Ladies appear to them possessed of some charms; and when the latter engage
their attention in a peculiar manner, they then, especially if the procession happens to move
slowly or to stop, never fail, by means of the increased briskness of their flagellations, and
peculiar motions of their disciplines, plentifully to sprinkle them with their blood.’ Ibid., pp. 302-
303.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION
199

nous voudrions mieux comprendre. Aussi nous attendons-nous à en lire plus dans la paraphrase
du dernier chapitre de Boileau qui a trait au sexe. À notre surprise, De Lolme juge ce chapitre
vraiment trop scabreux et ne veut pas en rendre compte.

Curieux : il est vraisemblablement moins difficile d’évoquer les femmes qui manient le fouet en
guise de vengeance ou de punition, que de parler des hommes qui aiment se faire fouetter pour
accéder à l’or-gasme. Nous rentrons ici dans un imaginaire des relations entre hommes et
femmes fort différent de tout ce que nous avons vu jusqu’ici concernant la flagellation dans un
contexte religieux. Nous nous trouvons devant ce qu’on pourrait appeler la sécularisation de la
flagellation. D’une part, la flagellation sur les fesses entre personnes de sexe opposé alimentera
une littérature érotique spécialisée, dont il semble que l’Angleterre victorienne ait été
particulièrement friande.39 D’autre part, le fouet commencera à prendre de l’importance dans
l’éducation, aussi bien chez les pères de famille qui utiliseront le chat à six queues ou le martinet
jusqu’au milieu du vingtième siècle (mon grand-père en avait un), que dans les établissements
scolaires. En Angleterre le fouet sera donné rituellement et avec fair play dans les colleges les
plus renommés.

Suivre les méandres de cet usage du fouet nous éloignerait trop de notre sujet. Remarquons
néanmoins que la littérature spécialisée oubliera très vite tout ce qui avait été dit et écrit sur la
flagellation religieuse et répandra à son sujet de vagues clichés véhiculés jusqu’à nous.40

Remarquons aussi la façon dont le phénomène perd son caractère sacré ou, pour le moins,
d’objet reconnu de polémique théologique. Comme si, quand on introduit le sexe et, surtout,
quand on parle des fesses, le religieux s’évanouissait.

Ainsi, on ne parlera qu’à mi-mots des formes de pénitence qui prendront une place grandissante
dans l’ordinaire de la vie des religieux et des dévots. Dès 1609, dans son Introduction à la vie
dévote,41

François de Sales disait à propos des ‘exercices de mortification exté-

rieure’ : ‘La discipline a une merveilleuse vertu pour réveiller l’appétit de la dévotion, étant prise
modérément. La haire mate puissamment le corps ; mais son usage n’est pas pour l’ordinaire
propre ni aux gens 39. H. Ellis, Études de psychologie sexuelle, vol. III : L’impulsion sexuelle,
Paris, Mercure de France, 4e éd., 1921, p. 201.

40. On ne trouve, par exemple, que 8 lignes bien sommaires sur les flagellants religieux dans :
Anonym., Experiences of Flagellation. A Series of Remarkable Instances of Whipping Inflicted
on Both Sexes, with Curious Anecdotes of Ladies Fond of Administering Birch Discipline,
Compiled by an Amateur Flagellant, Londres, à compte d’auteur, 1885.

41. Nous suivons l’édition de 1609 revue et corrigée par l’auteur, après plusieurs éditions
partielles et sauvages datant des années précédentes.

200
LA CHAIR DE LA PASSION

mariés, ni aux délicates complexions, ni à ceux qui ont à supporter d’autres grandes peines’.42 Et
quand Molière ridiculisait le faux dévot dans son Tartuffe (1664), les premiers mots de ce
personnage sont :

‘Laurent, serrez ma haire avec ma discipline’. Tout le monde com-prenait et riait. Mais on ne
croyait pas un mot de son efficacité pour maîtriser les sens, au contraire ; on croirait entendre
l’abbé Boileau dans les réparties qui suivent. Quand Dorine, trop décolletée, veut lui adresser la
parole, Tartuffe lui lance le fameux : ‘Couvrez ce sein que je ne saurais voir’. À quoi elle
réplique : ‘Vous êtes donc bien tendre à la tentation, et la chair sur vos sens fait grande
impression’.

Après Boileau, la flagellation s’installera davantage dans un coin discret de la spiritualité. On sait
qu’elle se pratique et on en sourit, on suppose quelque plaisir particulier mais on ne s’en
offusque pas. Elle fait partie des petites manies de ceux qui s’entichent de religion, mais elle
n’interpelle pas le commun des mortels qui peut vivre à sa guise et s’amuse à souligner combien
le sexe peut s’oublier. Ne souririons-nous pas, nous aussi, en imaginant les austères messieurs et
dames de Port-Royal se donnant quelques coups de verges pour entrecouper leurs oraisons et
l’étude de la grammaire ? Et ce sourire ne se prolongerait-il pas si nous rajoutions quelque
sentiment sexuel dans leur vécu que nous imaginons bien ordonné ? N’aurions-nous pas le
sourire indulgent de celui qui s’imagine, selon le cliché, le célibataire chaste se masturbant
discrètement sous les draps ? N’afficherions-nous pas l’air narquois d’un M. Foucault quand il a
découvert dans les Collations de Jean Cassien que les saints ermites du désert doivent
méticuleusement compter leurs pollutions nocturnes et s’analyser longuement à leur sujet ?43

Associations gratuites hors de mise ? Pas du tout. Du point de vue historique, c’est-à-dire celui
de notre relation à notre histoire, nous sommes confrontés ici à la période où on essaie de saisir
l’individu, qui a pris toute son importance avec la modernité, dans ce qu’il a de privé, de caché,
comme si gisait là l’essentiel de son identité. Dans cette tentative d’avoir prise sur cette
individualité qui risque de s’échapper, le sexe prend une place essentielle. L’acte solitaire devient
sujet de préoccupations pédagogiques, médicales et morales. Dans cette période où l’on cache,
devine, confesse, espère, désespère et s’en remet finalement à d’autres, il n’est pas seulement
question de masturbation, bien que le traité sur l’ Onanisme (1758) de S.A. Tissot soit considéré
par beaucoup 42. François de Sales, Introduction à la vie dévote, troisième partie, n° 23, (texte
révisé et présenté par É.-M. Lajeunie) Paris, Seuil, 1962, p. 191.

43. M. Foucault, ‘Le combat de la chasteté’, dans : Ph. Ariès & A. Béjin (dir.) Sexualités
occidentales (Communications 35), Paris, Seuil, 1982, pp. 26-40.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

201

comme le moment où la sexualité devient le révélateur par excellence de la véritable identité,


cachée, de l’individu.44 Il s’agit de l’installation de tout le sexe comme point de référence de
l’identité. Les fantasmes qui s’y attachent ont donc trait à quelque chose de plus profond que le
menu détail des vibrations du corps érotique. C’est pour cela, d’ailleurs, que le contrôle — donc :
le regard — de l’autre prend un telle importance.

Voilà pourquoi il ne serait pas plus simple ni plus clair de dire que, sous le couvert de la pruderie
qui s’installe, de plus en plus de choses sont sexualisées, et qu’il en est ainsi pour la flagellation.
La clarté de cette formule donne l’illusion qu’il y a d’abord le sexe de toujours, un sexe par
essence identique à lui-même, qui investirait ensuite des zones étrangères en se faufilant dans les
courbures de l’histoire. Ce serait projeter un fantasme contemporain de sexualité bien identifiable
sur le passé. Ce serait croire, à la façon de Rousseau, que le sexe est de nature pour oublier son
vécu foncièrement historique. La raison pour laquelle nous voulons tenir à cette illusion, c’est
que nous voulons continuer de croire que par un redressement de la nuque, on peut se libérer du
victorianisme et retrouver la nature. La valeur mythique de Tahiti n’est pas loin.

Nous sommes confrontés ici à la constitution de la ‘sexualité’, dont M. Foucault à bien indiqué la
problématique, même si la mort l’a empêché de justifier vraiment le changement d’optique qu’il
avait introduit dans ses derniers livres.45 Pour rester le plus près possible du 44. S.A. Tissot,
L’onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation, (1re éd.: 1758)
Lausanne, 4e éd., 1771. Personnellement, j’ai émis quelques doutes quant à la théorie qui date la
campagne contre la masturbation de la parution du livre de Tissot.

L’œuvre de J. Van Ussel, qui l’a avancée, voulait faire coïncider cette campagne avec le début de
l’industrialisation en Angleterre pour pouvoir appliquer une grille de lecture d’inspiration
marxiste au régime bourgeois de la répression sexuelle : J. van Ussel, Geschiedenis van het
seksuele probleem, Meppel, Boom, 1968, trad. fr.: Histoire de la répression sexuelle, Paris,
Laffont, 1972. L’auteur était content de trouver une preuve de répression près d’un siècle avant
la Reine Victoria, puisque l’industrialisation anglaise commence bien avant son règne. Dans une
étude déjà ancienne, qui demanderait à être reprise, j’ai émis l’hypothèse que le livre de Tissot
était resté très marginal quand il a paru, et que ce n’est que plus tard, en pleine ère victorienne
quand on a en effet combattu la masturbation, que l’on a honoré la mémoire de Tissot pour la
clairvoyance avec laquelle il avait compris, près d’un siècle plus tôt, le danger du vice solitaire :
P. Vandermeersch, ‘S.A. Tissot en de strijd tegen het onanisme : mythe of realiteit?’ [S.A. Tissot
et la campagne contre l’onanisme : mythe ou réalité ?], Documentatieblad Werkgroep Achtiende
Eeuw 65-66 (1985) pp. 173-193. Depuis lors, une étude incontournable a pu mesurer l’impact de
ce livre sur la morale sexuelle en milieu protestant — sujet plutôt rare : K. Baum, Die Krankheit
Onania. Körperangst und die Anfänge moderner Sexualität im 18. Jahrhundert, Francfort,
Campus, 1995. Voir aussi : M. Stollberg, ‘Self-pollution, Moral Reform, and the Veneral Trade.
Notes on the Sources and the Historical Context of Onania (1716)’, Journal of the History of
Sexuality 9 (2000), pp. 37-61.

45. Faut-il le préciser ? La volonté de savoir (Paris, Gallimard, 1976) était conçu comme

202

LA CHAIR DE LA PASSION

concret, reprenons les deux façons, fort distinctes, dont la flagellation a été reliée au sexe. D’une
part, il y a l’Espagne et la flagellation publique pendant les processions. L’acte pénitentiel n’y a
pas donné lieu à une montée de culpabilité sourde. Au contraire, une fois qu’on s’était bien
flagellé, le cœur était joyeux, la nourriture abondait, le vin coulait à flots et les censeurs étaient
choqués par les licences qu’on se permettait. D’autre part, il y a la flagellation plus secrète,
même si elle ne se fait pas nécessairement seul, de ceux qui se soumettent à l’autorité des
confesseurs et directeurs de conscience. Chez eux, l’acte fait partie d’un scénario plus intime où
on se dévalorise, quitte à soutenir son narcissisme par des voies détournées en cultivant le
sentiment d’être un saint. C’est peut-être là qu’est née l’expérience déroutante qu’on es-sayera de
circonscrire plus tard par le terme de ‘masochisme’. Et entre les deux, il y a les moralistes qui,
eux, se taisent.

Le silence des théologiens moralistes

On peut supposer que la flagellation volontaire, ayant disparu de la vie publique, se poursuivait
néanmoins dans les couvents. Avec quelle assiduité ? Difficile à dire. L’hypothèse d’E.
Schillebeeckx selon laquelle c’est à la restauration des ordres religieux, au dix-neuvième siècle,
qu’on aurait amplifié ou même inventé des usages qui n’avaient pas cours avant ou étaient
tombés en désuétude, reste plausible. Difficile de scruter ce silence quand les indices manquent.
Reste l’examen des manuels d’ascétique et de morale qui ont été publiés du seizième siècle à nos
jours. À première vue, la tâche semble immense, comme elle l’est pour l’ascétique et la
spiritualité propre aux différents ordres et congrégations religieuses. En ce qui concerne la
morale, heureusement, tous les livres se ressemblent et ils se citent mutuellement. Il suffit donc
de prendre les plus représentatifs et de faire des sondages pour suivre l’évolution de la pensée
morale et de sa mise en place.46

Commençons par les manuels pour confesseurs édités dès le début du seizième siècle et qui se
multiplieront vite, le clergé ayant décidé de l’introduction à une autre série de volumes que ceux
qui sont parus sous les titres L’usage des plaisirs et Le souci de soi (Tous deux : Paris,
Gallimard, 1984). Voir : D. Eribon, Michel Foucault 1926-1984, Paris, Flammarion, 1989, pp.
290-294.

46. Un aperçu : Th. Pinckaerts, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu,
son histoire (Studien zur theologischen Ethik), Fribourg/Paris, Éditions Universitaires/Cerf,
1985. Mais on trouvera plus sur cette phase de la morale catholique, dont les auteurs ne sont pas
toujours fiers et qu’ils ont tendance à taire, dans la première édition de B. Häring, Das Gesetz
Christ. Moraltheologie dargestellt für Priester und Laien, Fribourg, Wewel, 1954.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

203

forcer le peuple chrétien à aller à confesse. Il fallait donc instruire les confesseurs. La Summa
Angelica (1516) est un ouvrage de ce genre.47

Comme dans un dictionnaire, répertoriés alphabétiquement, de nombreux problèmes sont


sommairement définis et certaines solutions données. Sous le terme de ‘discipline’, une
définition fort laconique : ‘C’est la punition d’une mauvaise vie’.48 La ‘satisfaction’, ce qui
restait à faire après avoir confessé ses péchés en guise de réparation, peut se faire sous trois
formes : la prière, le jeûne et les aumônes. Subsidiaire-ment, on peut faire des veillées, des
pèlerinage ou des disciplines.49
‘Discipline’ est-il à entendre comme flagellation ? C’est possible.

La Summula peccatorum de Cajetan (1469-1534),50 également agencée alphabétiquement, ne


mentionne pas la flagellation.

L’œuvre de Th. Tamburini (1591-1675) remplace, elle, l’ordre alphabétique par celui du
décalogue. À propos du cinquième commandement, ‘Tu ne tueras point’, nous lisons qu’il n’est
pas permis de se mortifier la chair avec l’intention de mourir plus vite. Par contre, il est permis
de faire des pénitences plus modérées, avec l’intention de plaire à Dieu, même si on précipite sa
mort, car dans ce cas ce n’est pas directement mais seulement indirectement qu’on accélère sa
fin.51

Quand la théologie morale se systématise, il devient plus aisé de chercher dans les différents
manuels. Si l’ordre peut changer, on traite généralement du décalogue, des vertus, des
sacrements. On pourrait s’attendre à trouver la flagellation à propos du sacrement de la
pénitence, concernant la manifestation requise de la contrition ou de la satisfaction qui reste à
faire après avoir confessé ses péchés. Elle peut aussi se trouver sous le cinquième
commandement du décalogue, ‘Tu ne tueras point’. Ce dernier donne lieu à un exposé non
seulement sur le meurtre mais aussi sur le suicide et l’automutilation.52 C’est dans ce dernier
contexte que se situe, généralement, la réflexion sur la mesure à 47. Angelus de Clavasio,
Summa Angelica, (1e éd.: 1516) Lyon, Scipion de Gasbiana, 1534.

48. ‘Disciplina : est ultrix malae vitae.’

49. Voir p. 406, ‘satisfactio’.

50. Lyon, Gaspar, 1620.

51. ‘Nego licere te sic macerare ex intentione citius moriendi; quia id, ex certissima sententia,
esset directe sesensim occidere. At te iis afflictionibus moderate afficere, ex intentione placendi
Dei, licebit profecto; quamvis deinde per accidens secutura sit veloci-ter mors. Id enim non est
nisi indirecte mortis sibi causam esse.’ Th. Tamburini, Explicatio decalogi, in Opera Omnia,
Venise, Pezzana, s.d. 5e commandement, p. 193. La distinction entre faire le mal directement —
ce qui n’est jamais permis — ou ne l’admettre que comme effet secondaire en poursuivant un
autre but — ce qui est parfois permis

— a été longtemps un des principes-clés de la morale catholique (la doctrine de l’acte à double
effet).

52. Les traités espagnols comportent souvent un passage sur la tauromachie.

204

LA CHAIR DE LA PASSION

garder dans la pénitence et les mortifications : elles ne peuvent aller jusqu’à mettre sa propre vie
en danger. La flagellation pourrait y être mentionnée.
On a également l’habitude de discuter longuement des différents péchés qui vont à l’encontre de
la chasteté. Le caractère érogène de la flagellation pourrait y être mentionné. Enfin, il y a le
sacrement du mariage, avec l’obligation d’accorder au partenaire des relations sexuelles quand
celui-ci en demande. À ce propos, il y a l’épineuse question de savoir quels actes sexuels sont
licites et quand on a le droit de les refuser parce que la façon dont l’acte est posé ou les caresses
qui l’entourent dépassent les bornes d’une sexualité bien ordonnée. Là aussi, il y aurait matière à
une discussion sur la flagellation, comme Meibomius et Boileau l’avaient déjà signalé.

Commençons par ouvrir un des traités qui a eu le plus d’influence à la fin du seizième et au
début du dix-septième siècle, le cours de théologie morale publié par un groupe de professeurs de
l’université de Salamanque.53 Les auteurs, des pères carmes, avaient la réputation de s’élever
au-dessus des querelles entre jésuites et dominicains et de représenter la voie médiane entre
laxisme et rigorisme. À propos du sacrement de pénitence, ils se demandent s’il faut d’abord
expérimenter de la ‘douleur’ pour s’approcher du sacrement. Cette douleur, est-elle à prendre
comme douleur physique, ou est ce déjà une expérience inté-

riorisée, donc de ‘regret’ ? La suite du texte donne clairement la réponse. Il s’agit bien de cette
dernière, la dolor animi, même si le commentaire discute longuement différentes opinions
concernant l’importance de l’extériorisation du regret par des expressions du corps, ‘par des
soupirs, des larmes, en se frappant la poitrine ou en s’humiliant devant le prêtre.’54 Pas de
flagellation ici, ni pour exprimer son regret, ni non plus, comme on pourrait en faire l’hypothèse,
comme technique pour installer le sentiment intérieur de regret à partir d’une expérience
physique de douleur. Nous ne trouvons pas, non plus, la flagellation parmi ce qu’on peut imposer
comme satisfaction au pénitent après qu’il a confessé ses péchés. Pourtant, il est bien dit qu’il ne
faut pas imposer seulement des choses bonnes qui réparent le mal commis, mais aussi des choses
désagréables, qui ont le caractère d’une punition.55 La 53. Collegii Salmanticensis Cursus
Theologiae Moralis, Venise, éd. corrigée non numéro-tée, 1728, 6 vol.

54. ‘Conveniunt enim hi Auctores cum Auctoribus primae sententiae omnino necessarium esse,
ut dolor animi post narrationem peccatorum habitus externo aliquo signo declaretur, saltem per
suspiria, lacrymas, tunsionem pectoris, vel humiliando se coram Sacerdote.’

Ibidem., Tract. VI, cap. V, punctum II, nr. 26, dans : vol. I, p. 151.

55. ‘Opus, quod a Confessario imponitur oportet esse bonum moraliter, & de se Deo gratum,
siquidem in satisfactionem peccatorum, & perfectam cum Deo reconciliationem

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

205

satisfaction imposée se résume essentiellement à des prières, des aumônes et des jeûnes, ‘tous
ces termes étant à prendre au sens large’, mais sans que la flagellation soit mentionnée.56

Passons au cinquième commandement, ‘Tu ne tueras point’, qui comporte un passage sur les
macérations ou douleurs imposées à soi-même : elles pourraient être une forme indirecte de
suicide. Le texte est concis : ‘À cause de l’amour de la vertu pénitentielle et de la satisfaction
qu’il faut offrir à Dieu pour les péchés, il faut considérer comme licites les jeûnes, les
macérations, les veillées et ce qui est similaire, quand ces pratiques sont réglées par les conseils
d’un prélat ou d’un confesseur prudent.’57 Faut-il supposer que la flagellation est comprise sous
la macération ou ce qui est similaire ? Peut-être, mais ce n’est pas dit explicitement dans cet
ouvrage prolixe qui n’a pas peur de nommer un chat un chat. Nous retrouvons de nouveau ces
mêmes formes de pénitences dans la discussion du sixième commandement, à propos de
l’obligation des relations sexuelles quand le partenaire en demande. Le mari ne peut pas jeûner
ou veiller à tel point qu’il ne soit plus capable de donner à l’épouse son dû.58 La femme, elle, ne
peut pas jeûner jusqu’à se défigurer et ne plus aiguiser l’appétit sexuel de son mari.59

assumitur. Debet item esse penale, seu afflictivum: quia tendere debet ad criminis vindictam, &
affectus exorbitantis refraenationem.’ Ibid., Tract VI, cap. X, punctum III, nr. 26, dans : vol. I, p.
183.

56. ‘Reducitur autem hoc opus satisfactorium, vel ad orationem, vel ad eleemosynam, vel ad
jejunium, quatenus sub illis large acceptis omnia opera satisfactoria continentur: in oratione,
scilicet, omne opus bonum in Deum ordinatum; in eleemosyna omne opus bonum, quod in
proximum dirigitur; & in jejunio omne opus bonum, quod ad nosmetip-sos refertur.’ Ibid., Tract.
VI, caput X, punctum I, nr. 1, dans : vol. I, p. 181.

57. Le contexte est curieux, car il fait précéder le texte sur les exercices de pénitence par une
phrase où il est dit qu’il est permis de refuser des thérapeutiques médicamenteuses qui doivent
être introduites par les parties honteuses, même si c’est en fait licite : ‘Licet ex hucusque dictis
plane constet, in nullo casu nisi ex Dei praecepto, aut inspiratione (quae raro adesse credendum
est) posse aliquem directe sibi mortem adsciscere. Tamen non minus certum est, quod aliquando
potest indirecte eam permittere, & nullo modo vitam defendere, v.g. ob aliquod motivum virtutis.
[...] Similiter ob tuendam castitatem, vel virginitatem abstinere a remediis licitis, faciendis circa
secretiores partes. Et quod ob amorem virtutis poenitentiae, & satisfactionem Deo offerendam
pro peccatis, licet jejunia, macerationes, vigilias, & his similia facere, regulata tamen consilio
Praelati, aut Confessarii prudentis, etsi hinc timeatur vitae abbreviatio: nam si forte eveniat, erit
per accidens, & ob virtutis, majorisque perfectionis motivum.’ Ibid., Tract. XXV, cap. I, § II, nr.
122, dans : vol. VI, pp. 44-45.

58. C’est littéralement ainsi que le problème est posé, car accepter de faire l’amour, c’est
exécuter les clauses du contrat qu’est le mariage.

59. ‘Similiter, non debet exoratus notabili vitae austeritate, vel jejuniis, & poenitentiis ita
extenuare corpus, ut notabiliter fiat impotents ad debiti solutionem. [...] Eodem modo dicendum
est de foemina quae jejuniis, & vigiliis, aliisve exercitiis se deformem, aut exosam viro reddit,
praebens illi occasionem, ut ad alias se divertat,...’ Ibid., Tract. IX, cap. XV, punctum 1, nr. 6-7,
dans : vol. II, p. 173. L’auteur ajoute qu’il ne faut pas exagérer dans le soin pour conserver sa
beauté : si l’âge et les travaux manuels y portent

206

LA CHAIR DE LA PASSION

Passons pour finir aux sixième et neuvième commandements (‘Tu ne t’adonneras pas à la luxure’
et ‘Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain’), où le sexe est le plus explicitement nommé
et décrit. Il y est longuement question des actes sexuels qui sont ‘contre nature’ parce qu’ils ne
sont pas aptes à la procréation, et parmi ceux-ci le manuel débat longuement de ce qui a trait à la
masturbation ou, plus largement, à des excitations sexuelles indues. Si la flagellation était
reconnue comme pouvant stimuler l’érotisme, fut-ce comme effet secondaire, on devrait la
trouver ici parmi les ‘baisers, embrassements et autres attouchements lascifs’ ou parmi ‘le vice
contre nature’.60 Ce n’est pas le cas, et pourtant les auteurs n’hésitent pas à entrer dans les
détails. Le manuel attire en effet l’attention non seulement sur les causes directes qui peuvent
provoquer l’éjaculation, mais aussi sur celles qui, indirectement, peuvent y mener, comme abuser
des plaisirs de table ou des boissons, confesser les femmes, étudier des choses concernant le
sexe, monter à cheval, et aussi des causes de moindre importance comme se toucher des doigts
ou se faire du pied, regarder nager quelqu’un du sexe opposé, ou regarder des animaux en
rut...61

La flagellation semble donc absente de ce manuel ; elle n’est en tout cas pas explicitement
nommée. C’est le cas de presque tous les manuels que nous avons consultés sur les points ci-
dessus mentionnés. La Medulla theologiae moralis de H. Busenbaum (1600-1668),62 livre plus
concis mais d’une diffusion énorme et qui a inspiré Alphonse de Liguori (1696-1787), ne nous
parle pas non plus de flagellation.63 Alphonse atteinte, on ne saurait condamner ceux qui pour
des raisons pieuses sacrifient un peu de leur charme naturel.

60. ‘De osculis, amplexibus & similibus tactibus lascivis’, Ibid., Tract. XXVI, caput III, dans :
vol. VI, pp. 104-120 et ‘De vitio contra naturam’, Tract. XXVI, cap. VII, dans : vol. IV, pp. 143-
170.

61. ‘Causae per accidens appellantur illae, que non directe tendunt ad pollutionem. ... Et
hujusmodi sunt immoderatus cibus, & potus, audire confessionem foeminarum, studium de
rebus, & peccatis venereis, [...] equitatio, et denique omnes actiones sive licitae sive illicitae
extra genus luxuriae, ex quibus solet oriri pollutio. Ibid., Tract. XXVI, cap. VII, punctum III, § I,
dans : vol. VI, p. 149. L’énumération des causes de moyenne importance qui excitent
directement la sexualité, est la suivante : ‘aspectus proprii vel alieni corporis ejusdem sexus,
etiam usque ad verenda, & in alieno sexu usque ad partes his vicinas exclusive; aspectus curiosis
hominis natantis, quando fit a diversi sexus persona; intuitus imaginis turpiter depictae, vel
coitus, aut partis pudendae excitae brutorum; proferre, aut canere ex levitate verba turpia, secluso
scandalo; amplexus, & oscula joco habita; & denique tactus pudendorum hominis supra vestes ex
joco, & levitate habitus’

(nr. 37 pp. 149-150). Ces causes sont répétées au nr. 48, p. 152 pour dire qu’elles ne causent
d’habitude qu’un péché véniel. Les causes qui excitent indirectement la sexualité sont reprises au
nr. 51 p. 152 (‘equitatio, aliquorum commestio, aut potus, auditio confessionum, & similes’).

62. H. Busenbaum, Medulla theologiae moralis facili ac perspicua methodo resolvens casus
conscientiae, 3e éd., Westphalie, Raesfeldius, 1653.

63. On trouvera la bibliographie critique de base d’Alphonse de Liguori dans A. De

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

207
lui-même, qui a écrit le manuel qui a influencé tous les suivants jusqu’au second concile du
Vatican, reste également muet. Pourtant, les détails ne manquent pas dans la section consacrée
aux pensées et gestes qui pourraient procurer de la volupté ou simplement un plaisir sensuel.

Alphonse va jusqu’à scruter les émois les plus discrets : le contact avec la main d’une femme ou
simplement avec quelque chose de doux, par exemple une rose ou un foulard de soie.64 Quant à
la stimulation franchement érotique, Alphonse discute en détail le caractère peccamineux de tout
ce qui pourrait l’entraîner, jusqu’au degré de démangeaison nécessaire pour qu’on puisse
légitimement se gratter les organes sexuels.65

Alphonse de Liguori, quand il parle de la direction de conscience des âmes de haute spiritualité
— ce qui est autre chose que de confesser le commun des fidèles — lève quand même une partie
du voile qui couvre la flagellation. Nous y viendrons dans un moment. C’est bien un secret qui
entoure la pratique de la flagellation et les pratiques qui s’y associent, comme le port du cilice, de
chaînes en fer et d’anneaux garnis de pointes avec lesquels on s’enserre les jambes. Mais dans le
domaine religieux public, celui des dévotions qu’on propose au commun des fidèles, la
flagellation a disparu. C’est comme si elle était réservée à des initiés, à certains laïcs, peut-être,
mais surtout au monde clos des couvents. Ce n’est qu’à demi mots que les manuels de morale du
dix-neuvième et vingtième siècle en parlent, quand ils le font.

Ainsi, pour la Theologia moralis d’A. Lehmkuhl (éd. de 1910), un confesseur peut, dans certains
cas et avec prudence, imposer comme satisfaction des actes physiquement pénibles, comme
réciter un certain nombre de prières les bras étendus ou à genoux, ou ‘des choses similaires’.66
Vingt an plus tard B.H. Merkelbach signale brièvement qu’il est licite de se flageller ou de se
frapper pour des raisons de discipline Meulemeester, Bibliographie générale des écrivains
rédemptoristes, La Haye, Nijhoff, 1933, tout le vol. I. Voir pour les compléments et une
évaluation : R. Giglio, ‘Bibliografia delle opere e delle edizioni di Alfonso’, dans : P.
Giannantonio (dir.), Alfonso M. de Ligouri e la civiltá letteraria del settecento (Atti del
Convegno internazionale per il tricenario della nascita del Santo, Naples 20-23 octobre 1996)
(Biblioteca dell’ Archivum Romanicum, série 1, vol. 286), s.l., Leo S. Olschiki, 1999, pp. 333-
352.

64. ‘Si quis delectetur de contactu manus foeminae, prout de contactu rei lenis, puta rosae, panni
serici, et similis.’ Alphonse de Liguori, Theologia Moralis, Anvers, Janssens et Van Merlen,
1821, n° 416, tome II, p. 286.

65. Ibid., n° 483, p. 333.

66. Après la mention du jeûne, l’auteur poursuit : ‘Aliae corporis macerationes difficilius etiam
imponi, vel etiam permitti cum magna prudentia possunt.’ Puis, après un tiret qui indique qu’il
s’agit d’une nouvelle classe de satisfactions, il poursuit : ‘Expansis brachiis (privatim) aliquam
orationem fundere (sed brevem, ne noceat sanitati); genibus flexis orare; mane statuto tempore
statim surgere.’ A. Lehmkuhl, Theologia moralis, 11e éd., Fribourg, Herder, 1910, vol. II, p.
279.

208
LA CHAIR DE LA PASSION

ou de punition : on peut le faire soi-même, ainsi que procurer ce service à quelqu’un d’autre si
celui-ci est d’accord.67 Par contre, quand il discute des pénitences qu’on peut imposer à
quelqu’un qui se confesse, il réagit contre les confesseurs qui en imposent d’incongrues, de
publiques ou de répugnantes, comme réciter des prières les bras étendus au milieu de l’église ou
de faire une croix en léchant le sol.68 En 1951, E. Génicot mentionne dans son commentaire sur
le cinquième commandement que ceux qui se meurtrissent la chair par de grandes pénitences ne
pêchent pas, même si cela devait diminuer leur espérance de vie, à moins que, bien sûr, il y ait
péril de mort.69

Ce silence surprend. Et pourtant, on se flagellait, spécialement dans les couvents, bien qu’avec
une certaine gêne. Au-dehors, on chuchotait, mais on ne savait pas comment ces pratiques de
pénitence étaient réellement vécues. Ce n’est qu’au moment où ce monde clos s’est effrité, puis a
été résolument mis en question par le second concile du Vatican, que les langues se sont déliées.

La flagellation dirigée

Un des témoignages les plus lucides à ce sujet est celui de Karen Armstrong, qui à écrit le best-
seller L’histoire de Dieu.70 Dans un livre plus ancien, La porte étroite,71 elle nous raconte ses
années passées au couvent de 1962 à 1969 et nous fait part de la façon dont on lui a appris à se
flageller. Elle ne supportait pas de renoncer à toute forme d’amitié humaine. Il n’était même pas
permis que deux novices se 67. C’est curieusement dans la discussion de la vertu de justice que
nous trouvons ce passage : ‘Verberatio seu percutio moderata (absque mutilatione), causa
correctionis, disciplinae et punitionis :

1. licita est unicuique respectu sui, et alteri de eius licentia; 2. sine licentia licita est, non privatis
[...] sed publicae autoritati.’

B.H. Merkelbach, Summa Theologiae Moralis, vol. II, Paris, Desclée de Brouwer, 1932, p. 370.

68. Ibid., vol. III, p. 504.

69. ‘Magnis paenitentiis carnem affligentes non pecant, etiamsi propterea expectare debeant
vitam breviorem; graviter autem peccat per se et abstrahendo ab ignorantia excusante, qui tantas
paenitentias assumat ut se in proximum mortis periculum coniciat.’

E. Génicot, Institutiones theologiae moralis, 17e éd., s.l., Desclée de Brouwer, 1951, vol.

I, p. 294.

70. K. Armstrong, A History of God. From Abraham to the Present, Londres, Heinemann, 1993.
Trad. fr.: Histoire de Dieu. D’Abraham à nos jours, Paris, Seuil, 1997.

71. K. Armstrong, Through the Narrow Gate. A Memoir of Spiritual Discovery, New York, St
Martin’s Press, 1981, lu dans la traduction néerlandaise Door de nauwe poort.

Mijn zeven kloosterjaren — een spirituele ontdekkingsreis, Amsterdam, Anthos, 1997. Le


passage dont il est question se trouve dans le chapitre intitulé ‘Enterrement’, pp. 198-206.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

209

parlent en tête-à-tête : il fallait la présence d’une tierce personne pour surveiller qu’il ne se passe
rien d’affectueux et qu’aucune ‘amitié particulière’ ne s’installe. Comme elle avait plusieurs fois
été prise par des crises de larmes, la supérieure lui dit qu’elle devait apprendre à aimer Dieu
vraiment. Ici, pas question de sentiments, mais il fallait se donner radicalement et sans réserve à
la volonté divine. ‘Mais comment pourrais-je arrêter de vouloir que des êtres humains m’aiment
?’ demanda-telle. La réponse fut que le chemin était long et difficile avant qu’on soit capable
d’accepter la solitude humaine. La règle le disait sans détour : il faut se défaire de l’amour pour
toute chose créée et réserver, sans partage, son cœur à Dieu.

Après avoir rapporté cette conversation, Karen Armstrong raconte comment, quelques mois plus
tard, elle alla dans un petit dortoir désaf-fecté en haut d’une tour pour se flageller. On lui avait
donné un petit étui qu’elle ouvrit pour trouver, avec une surprise mêlée de curiosité, un petit
fouet fait de cordes avec des nœuds. Elle s’agenouilla et commença par prier en pensant au verset
où Paul dit qu’il a du soumettre son corps et le réduire en servitude (1 Corinthiens 9, 27). Puis
elle commença à se flageller la nuque, ce qui devait l’aider à supprimer la passion qui couvait à
l’intérieur de son corps. Ayant mal, elle redoubla d’ardeur. ‘Il faut que cela fasse mal, que cela
fasse vraiment mal, Seigneur, faites que cela marche !’. Elle voulait que son corps ou, plutôt, que
sa personne souffre. ‘Mais à mesure que je continuais, je ne sentais plus la douleur. Il n’y avait
plus qu’un sentiment obscur et sauvage d’excitation qui grandissait et effaçait tout sauf lui-
même.

Ensuite, il y eut un énorme sentiment de liberté.’72 Elle regarda avec un certain trouble le
crucifix au mur, se sentant mal à l’aise de ce qu’elle avait vécu. Au lieu d’avoir soumis le corps,
la flagellation lui avait redonné vie. Elle avait ressenti quelque chose qui faisait peur, qui excitait
et provoquait du désarroi. C’était à l’esprit que l’exercice avait imposé le silence, tandis que le
corps tressaillait avec une intensité qu’elle n’aurait jamais imaginée auparavant.

Quand Karen Armstrong raconte son désarroi à la supérieure, celle-ci lui dit que si la flagellation
peut donner de l’excitation au début, il faut continuer et frapper plus fort. Il faut jeûner, se
contrôler plus, baisser les yeux quand on est tentée de regarder autour de soi : c’est ainsi qu’on se
prépare à se donner à Dieu entièrement. Pointant le crucifix du doigt, la supérieure conclut : ‘Le
Christ a souffert tout cela, puis il est mort. Toi aussi, tu commences à mourir. C’est un processus
très lent. Il prendra toute ta vie. Mais tu as commencé !’

72. Texte néerlandais pp. 202-203.

210

LA CHAIR DE LA PASSION

J’ai entendu plusieurs histoires similaires mais celle de Karen Armstrong relève d’une finesse
peu commune dans l’introspection. Les autres témoignages se cantonnaient dans une description
extérieure de la pratique telle qu’elle se faisait pendant le carême ou les vendredis, chacun dans
sa cellule ou tous ensemble dans le chœur de l’église. Je dois ajouter que ce sont surtout des
hommes qui m’en ont parlé, qu’ils étaient de la génération qui avait vécu la disparition de la
coutume, qu’ils disaient qu’ils s’en étaient moqués et avaient été contents de la voir disparaître. Il
fallait avoir établi la confiance avant de recevoir ces confidences, mais une fois que c’était le cas,
c’était le sourire aux lèvres, peut-être pour mieux masquer une certaine gêne, que le récit sortait.
Il serait intéressant de savoir si et comment le vécu de ces hommes différait de celui des femmes
et si c’était chaque fois à la personne du Christ que l’acte s’adressait. En effet, la figure du
Crucifié n’était peut-être qu’un alibi pour que le supérieur ou les confrères, la supérieure ou les
consœurs, remplissent la scène intérieure et soient présents dans le for intérieur du disciplinant.
Peut-être même l’acte menait-il à une extase solipsiste où l’autorité extérieure se confondait avec
le narcissisme du sujet à son niveau le plus charnel.

Qui le dira ? Pour savoir ce qui a vraiment été vécu, il faudrait plus de témoignages, et pour
savoir ce qui était visé, il faudrait plus de textes prescriptifs explicites. Sans doute, serait-il
instructif d’examiner les nombreux traités de spiritualité se référant aux différents ordres et
congrégations religieuses qui se sont mis sous le signe de la Passion tout au long du seizième et
du dix-septième siècle. Vu d’aujourd’hui, compte-tenu de ce qui a résisté à l’écroulement de ce
monde religieux, on serait enclin à étudier de plus près la spiritualité trappiste, telle qu’elle a été
établie par Rancé (1626-1700). Ce gentilhomme, filleul de Richelieu, converti brutalement à la
mort de sa chère amie Madame de Montbazon, se mit à réformer l’abbaye cistercienne de la
Trappe en y introduisant l’ascèse la plus stricte qu’il avait trouvée chez les Pères du désert.
L’abnégation de soi était essentielle et Rancé provoqua une grande controverse en humiliant ses
moines pour des fautes les plus futiles afin de les faire avancer en sainteté. Nous savons que ses
trappistes se flagellaient, et si le biographe de Rancé écrit qu’ils se disci-plinaient les vendredis
du Carême, il souligne qu’au dix-neuvième siècle ils le faisaient tous les vendredis de l’année.73

73. A.J. Krailsheimer, article ‘Rancé’ dans Dictionnaire de Spiritualité, vol. XIII. Notons
pourtant que c’est un trappiste, qui était aussi médecin, qui laisse apparaître son opposition à la
flagellation. Dans son Essai de théologie morale considérée dans ses rapports avec la
physiologie et la médecine, P.J.C. Debreyne consacre une section aux instruments de pénitence
‘tels que le cilice, la haire, les ceintures métalliques et surtout la discipline’.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

211

Se flageller par humiliation, parce qu’on n’est rien : nous sommes loin de ceux qui assumaient
consciemment la position du Christ en posant le même acte. C’est autre chose aussi de se
discipliner parce qu’on est un individu ultra-responsable et qu’on doit faire le bon choix, comme
l’affirmait Ignace. C’est sûrement encore autre chose de se flageller pour se sentir en droit de
faire la fête après. Mais peut-on s’humilier et affirmer qu’on n’est rien s’il n’y a pas quelqu’un
pour soutenir cette affirmation ? Cette question ressort en tout cas d’un des seuls textes que nous
avons trouvés sur la ‘flagellation dirigée’. Ce texte d’Alphonse de Liguori parle d’une spiritualité
de religieux adaptée aux laïcs et, sans être représentative, indique ce qui pourrait être une
nouvelle fonction de la flagellation : accompagner une expérience d’annihilation.
Nous avons déjà brièvement traité d’Alphonse dans notre survol des théologiens moralistes, mais
il vaut bien qu’on revienne à sa personne car son autorité en matière de morale et de spiritualité
plane sur tout le dix-neuvième et une bonne partie du vingtième siècle. Alphonse a écrit
beaucoup sur la confession et sur la façon dont les confesseurs devaient traiter les différents
péchés de leurs ouailles. Même si, de notre point de vue, il est encore très sévère et si son
angoisse du sexe nous choque

— il évitait tout contact avec les femmes et ne se lavait pas pour ne pas voir son propre corps nu
— on dit que sa façon de procéder était bien plus humaine que celle de ses prédécesseurs et que
son autorité avait permis de couper court aux discussions entre probabilistes et probabi-lioristes,
entre laxistes et rigoristes, bref entre les jésuites et les autres.

Mais ce n’est pas la façon dont le commun des fidèles se confesse qui nous intéresse ici. Dans
L’homme apostolique instruit dans sa vocation à entendre les confessions (1759),74 un
appendice traite ‘de la direction de conscience des âmes spirituelles’. En effet, un confesseur ne
doit pas seulement amener les gens à ce qu’ils évitent les péchés mortels, mais il doit aussi
‘diriger les âmes spirituelles vers la perfection’.

Et comme le Seigneur préfère une âme parfaite à mille imparfaites, le confesseur ne saurait sous-
estimer le travail qu’il consacre à cette tâche75.

Immédiatement, il dit de cette dernière qu’elle est la plus nuisible à la santé. (Plusieurs éditions ;
nous avons utilisé celle de Bruxelles, Vanderborght, 1846, pp. 378-383.) 74. Traduction par
l’auteur lui-même de son Instruzione e pratica per un confessore de 1757, lu dans la réédition
sous le titre de : Praxis Confessarii ad bene excipiendas confessiones, Rome, Typis polyglottis
Vaticanis, 1912.

75. ‘Unde expediens est, addere hic caput hoc, quod poterit inservire confessariis tyroni-bus [?]
ad dirigendas animas spirituales ad perfectionem. Non sunt quidem expellendi peccatores, ut
superius diximus, sed e contra opus est etiam multum Deo acceptum, sponsas illi adornare,
animas scilicet spirituales excolere, ut in totum se illi donent

212

LA CHAIR DE LA PASSION

Le texte est intéressant parce qu’il synthétise ce que la tendance mystique acceptée en
catholicisme considérait comme la perfection à laquelle l’âme exceptionnelle pouvait aspirer.
Citations de Thérèse d’Avila à l’appui, Alphonse différencie les formes de vie de prière
auxquelles l’âme peut parvenir. D’abord la méditation, où l’être humain recherche Dieu par le
moyen de la réflexion discursive, en faisant donc usage de ses propres facultés. À ce niveau,
l’âme s’aide au moyen de pénitences. Puis, la contemplation, où Dieu seul agit, l’âme étant en
position passive. Entre les deux, il y a souvent une phase de récollection, où l’âme est encore
active mais n’a plus besoin de l’intellect puisqu’elle jouit, repliée sur elle-même, des vérités et
des mystères éternels. Alphonse prévient qu’il ne faut pas croire que le passage vers les degrés
supérieurs de la vie de prière se fasse sans heurts et d’une lancée. Dieu à l’habitude d’affliger à
l’âme une purge spirituelle. Pour accéder à la contemplation il faut passer par une phase
‘d’aridité’ qui mène parfois au fond du désespoir. Cette aridité a pourtant son sens : Dieu ne veut
s’unir qu’à un esprit ‘nu’ qui s’est défait de ses consolations sensuelles et matérielles, celles qui
sont faites de formes, d’images et de figures. L’âme doit donc s’en débarrasser et devenir
consciente de son état de misère et de sa profonde impuissance. De cette façon elle sera remplie
de vénération pour Dieu, qui lui sera présenté en majesté terrifiante.76

Passée cette phase d’aridité, l’âme peut accéder à la contemplation, qui connaît à son tour
plusieurs degrés. La récollection se mue en récollection surnaturelle, puis viennent la quiétude et
l’union avec Dieu, cette dernière se différenciant à son tour en union simple, en union de
fiançailles et en union consommée, c’est-à-dire en mariage spirituel.

Nous sommes donc bien dans le registre érotique, et c’est dans le cheminement pour accéder à
l’amour de ce Dieu majestueux et effrayant que l’âme s’aidera de pénitences. Alphonse met en
garde contre deux excès : croire qu’on peut se passer de toute mortification corporelle et en
abuser. Au début de la vie spirituelle, nous dit-il, Dieu tradantque. Acceptior est ejus oculis una
anima perfecta quam mille imperfectae.’ Ibid., p.

209.

76. ‘Haec molesta ariditas est quidam tractus gratiae, et lux quaedam supernaturalis, sed lux quae
affert poenam et obscuritatem; quoniam volens se nudo spiritui communicare, et inveniens
sensus atque potentias animae sui nondum capaces, ex eo quia nondum prorsus a consolationibus
sensibilibus sint disjunctae, et consequenter materiales, quae plena sunt formis, imaginibus et
figuris, producit in anima hujusmodi tenebras tam molestas, sed valde utiles; quoniam per ipsas
anima pervenit ad alienationem quamdam ab omnibus voluptatibus sensibilibus tam terrenis
quam spiritualibus; et insuper acquirit magnam suarum miseriam cognitionem atque impotentiae
ad quodvis opus bonum perficiendum, et simul magnam erga Deum venerationem, qui illi
repraesentatur majestate plenus et terribilis.’ n° 128, Ibid., pp. 220-221.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

213

séduit l’âme en lui faisant sentir des consolations sensibles, et certains seraient prêts à pousser la
ferveur jusqu’à se tuer à force de disciplines, de cilices, de jeûnes et d’exercices similaires.77 Le
directeur de conscience en concédera peu, vu que le dirigé pourrait avoir tendance à abandonner
sa vie de prière une fois que la phase aride fait son apparition. En tout cas, ajoute-t-il, il
n’autorisera pas ce qui dépasse la ‘prudence chrétienne’, et il stigmatise certains directeurs qui
n’hésitaient pas à forcer la dose et à imposer de se flageller jusqu’au sang ou se faire des
brûlures.78

Alphonse de Liguori nous dit que les mortifications intérieures sont également utiles : ne pas
répondre aux injures, cacher ce qui pourrait nous faire monter dans l’estime des autres, céder
dans les contentieux et se plier à la volonté d’autrui. Par contre, il n’admet pas que ces
mortifications intérieures puissent suffire et qu’on pourrait laisser les extérieures de côté, car
celles-ci sont nécessaires pour réfréner les sens, comme nous l’apprenons de tous les saints.
Citant Jean de la Croix, il affirme qu’il ne faut jamais faire confiance à quelqu’un qui rechigne à
ces pénitences, même s’il fait des miracles.79 Cela ne veut pourtant pas dire qu’il faille faire des
exercices de pénitence publique. Si le Seigneur a bien dit : ‘Ainsi votre lumière doit-elle briller
aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui
est dans les cieux’ (Matthieu 5, 16), cela ne vaut que pour ce que les chrétiens sont
communément appelés à faire : assister à la messe, prier, rendre visite au saint sacrement. Mais
quant aux œuvres extraordinaires de pénitence, celles qui semblent singulières comme le port des
cilices, l’usage des fouets,80 la prière les bras étendus en croix, manger des herbes amères, les
soupirs et les pleurs pendant la prière, elles doivent être cachées.

Ce texte met en évidence une chose qui jusqu’ici ne s’était pas imposée : la relation au directeur
spirituel sous-tend le vécu religieux et spécialement les pénitences qu’on s’inflige, sur son ordre.
Certes, Alphonse était plus clément que la supérieure enjoignant Karen Armstrong de se flageller
et de commencer à mourir. Mais chez lui aussi la 77. ‘Quoad mortificationem oportet advertere
quod, quando animae vitam spiritualem incipiunt, ex eo quod solet tunc Dominus, ut diximus,
eas allicere consolationibus sensibilibus, in promo illo fervore vellent se interficere disciplinis,
ciliciis, jejuniis et similibus exercitiis afflictivis.’ n° 145, Ibid., p. 247.

78. ‘Dico: secundum christianum prudentiam; quoniam dantur aliqui directores adeo
imprudentes, qui omnem animae progressum collocare videntur in onerando etiam jejuniis,
ciliciis, disciplinis sanguineis, adustionibus et his similibus.’ n° 145, Ibid., p. 248.

79. N° 145, p. 249.

80. Ici le terme ‘flagellorum’ apparaît, et pas celui de ‘disciplinarum’ employé ailleurs.

N° 147, p. 253.

214

LA CHAIR DE LA PASSION

spiritualité inclut une dévaluation de soi, ce qui n’était le cas ni chez Pierre Damien, ni dans le
grand mouvement des flagellants de 1349, ni chez les jésuites. Dans tous ces cas, on se sentait
pécheur, redevable de la bonté de Dieu, mais on était quelqu’un et la souffrance donnait une
impulsion narcissique à celui qui se donnait le fouet. C’est cette valorisation de soi qu’on
considérera désormais comme de plus en plus opposée à la spiritualité.

D’autres pratiques d’humiliation sont encore plus secrètes que la flagellation : quémander à
genoux de la nourriture aux confrères ou consœurs au réfectoire, leur baiser les pieds ou lécher le
soulier.81

Dans ces pratiques, Dieu, le Christ ou les saints ne sont pas seuls concernés. Ils sont même
curieusement absents. On s’humilie devant d’autres êtres humains qui, dès lors, prennent des
statures de maîtres.

Les supérieurs, les confrères et consœurs ne doivent pas croire qu’ils valent mieux, mais on leur
fait quand même jouer un rôle dans ce que nous appellerions aujourd’hui un jeu sadomasochiste.
Ils doivent être conscients que les rôles peuvent être inversés et que le lendemain ce sera peut-
être eux qui iront mendier en tendant l’écuelle à ceux qui sont à table.
Découverte du sadomasochisme ? Peut-être, mais allons voir de plus près ce que ce mot
recouvre. Nous sommes à la période où l’autorité spirituelle et morale devient importante,
spécialement en milieu ecclé-

siastique, et où elle vise l’individu dans sa singularité. Le pouvoir ne s’affirme plus par sa force
brute, mais par sa capacité à ‘en imposer’ à l’imagination. Plus de bûcher, plus de retrait de
bénéfices mais vagues suggestions que des choses terribles pourraient se passer si on se mettait
l’autorité à dos. On peut alors émettre l’hypothèse que la sexualité qui s’introduit dans ce rapport
est une ultime protestation du corps qui n’accepte pas que son esprit lui échappe et qui érotise
par réaction l’image de soi quand elle s’annihile et se fond dans la volonté de l’autre.

La fin de la flagellation en Espagne

Revenons en Espagne, d’où notre recherche est partie. Nous savons que Vincent Ferrier est passé
dans les environs de San Vicente, que dans le groupe qui le suivait des gens se flagellaient, mais
nous savons peu sur la continuité de la pratique après qu’il eut déplacé son terrain d’activité en
France. Est-ce son exemple qui a provoqué la floraison de confréries 81. K. Hulme, The Nun’s
Story, Boston, Little & Brown, 1956; trad. fr.: Au risque de se perdre, Paris, Stock, 1957, pp. 43-
45.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

215

de disciplinants, dont la plupart portent le nom de ‘Confrérie de la Vraie Croix’, ou est-ce la


transposition du modèle des confréries italiennes, celle de Gênes en particulier ? En tout cas,
nous l’avons vu, les premières règles de fraternités de disciplinants sont dûment déposées devant
notaire vers le milieu du seizième siècle : résultat presque certain du concile de Trente où les
Espagnols avaient été particulièrement actifs et dont ils appliquaient les décisions avec une
promptitude qui contraste remarquablement avec d’autres pays, la France par exemple. Parmi ces
règles, celle de San Vicente est une des plus anciennes qui nous soient parvenues (1551), mais un
sondage dans les archives nous a montré que d’autres villages des alentours ont vite érigé des
confréries similaires. De nos jours, seule celle de San Vicente pratique encore la flagellation.
Quand et pourquoi a-t-elle disparue ailleurs ?

Au dix-huitième siècle, des mesures gouvernementales interdirent la flagellation en public. Elles


n’étaient pas seulement motivées par l’esprit des Lumières qui voulait éradiquer la flagellation
comme contraire à la raison. Elles voulaient surtout mettre un frein aux licences commises à
l’occasion des processions de pénitents masqués. On reprochait en outre aux confréries d’être
trop riches et d’utiliser cet argent pour des manifestations d’apparat. Après s’être promené dans
des processions de pénitence somptueuses, on passait à des tables bien fournies et des vins
choisis, ces plaisirs faisant vite oublier un acte de pénitence devenu geste plus symbolique que
réel.82 La flagellation semble, en effet, être devenue surtout une occasion de se montrer en
public. Elle était même devenue élégante et souvent on s’arrangeait pour qu’elle soit moins
pénible. Un voyageur français nous raconte en 1765 qu’on se préparait souvent le dos en le
frottant avec un onguent qui comportait du verre pilé pour qu’il soit déjà bien rouge et que le
sang sorte au moindre coup, sans qu’on le sente trop. Après la procession, on se faisait soigner
avec un autre onguent, on buvait le vin nécessaire, et après une bonne nuit de sommeil plus rien
ne paraissait.83

Qu’à ces processions la pénitence cédât vite le pas au plaisir n’était pas nouveau. Déjà, dès la
moitié du seizième siècle, comme nous l’avons vu, on déplorait les licences à l’occasion des
processions. Mais quelque chose de bien particulier nous est rapporté : on se flagellait par esprit
galant, pour épater les dames et pour conquérir sa belle.

82. Tomás A. Mantecón Movellán, ‘Control de las cofradías religiosas. Iglesia y vida religiosa
durante el reformismo borbónico’, Historia 16 n°168 (1990), pp. 33-44.

83. Il s’agit d’un voyageur anonyme qui a écrit un État du Royaume de l’Espagne en 1765,
publié dans la Revue Hispanique 30 (1914) pp. 466-467, cité par Gabriel LLompart,

‘Desfile iconográfico de penitentes españoles’, p. 35.

216

LA CHAIR DE LA PASSION

Une des description les plus connues de cet usage de la flagellation

— peut-on encore parler de ‘discipline’ ? — est celle de la marquise d’Aulnoy (v.1650-1720) qui
raconte, à propos de son voyage en Espagne, que ‘c’est une chose bien désagréable de voir les
disciplinants. Le premier que je rencontrai pensa me faire évanouir. Je ne m’attendais point à ce
beau spectacle, qui n’est capable que d’effrayer ; car enfin, figurez-vous un homme qui
s’approche si près qu’il vous couvre toute de son sang ; c’est là un de leurs tours de galanterie ; il
y a des règles pour se donner la discipline de bonne grâce et des maîtres en enseignent l’art
comme l’on montre à danser et à faire des armes.’84 Ils vont ainsi, continue-t-elle, se flageller
devant les fenêtres de leurs maîtresses qui observent cette scène et les encouragent en donnant
discrètement un signe d’admiration. Et quand ils rencontrent une jolie femme, ils se frappent de
façon à faire gicler leur sang sur elle en signe d’hommage.

Le récit de Madame d’Aulnoy n’est pas isolé : nombre d’autres récits et même des poèmes
satyriques s’indignent — ou s’amusent —

de l’élément de jeu qui s’est installé dans la discipline et des sous-entendus qui accompagnent les
doux murmures des femmes qui répondent par un ‘Que Dieu l’accepte’ aux petits cris de ceux
qui promènent leur dos meurtri. D’autres se flagellaient avec moins d’œillades et de soupirs,
mais avec d’autant plus d’ostentation. Les riches et les nobles se flagellaient masqués, mais pas
anonymement du tout, car ils se faisaient entourer par leurs gens de maison qui portaient plus de
flambeaux qu’il n’en faut pour trouver son chemin. Une anecdote raconte que deux de ces sieurs,
se flagellant entourés de leur maisonnée en grand apparat, devaient se croiser dans une ruelle
étroite. Bien sûr, aucun d’eux ne voulait laisser passer l’autre. L’autoflagellation se mua en
combat en règle, après quoi on frotta la boue des capuchons qui étaient tombés et on reprit l’air
grave d’avant l’incident.85

Un des textes espagnols qui stigmatise ces pratiques, ainsi que la décadence générale de l’esprit
religieux espagnol au dix-huitième siècle, est L’histoire du fameux prédicateur frère Gerundio
de Campazas de J.F. Isla.86 Ce jésuite, qui sera témoin de la suppression de son ordre, dépeint
en 1758 un Don Quichotte en habit religieux qui devait la vie à un amour né pendant la
procession du jeudi saint. Son père, alors séminariste en vacances, s’était amouraché d’une belle
fille en revenant avec elle de chez le sacristain. Sachant l’engouement des filles pour les 84. Cité
par G. LLompart, ‘Plática de disciplinantes’, p. 40.

85. Ibid., p. 41.

86. J.F. Isla, Fray Gerundio de Campazas (Classicos Castellanos — texte établi par Russell P.
Sebold), Madrid, Espasa-Calpe, 3 vol., 1969, 1970, 1973.

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

217

processions de disciplinants, il était aller se flageller pour l’épater. C’est l’occasion pour notre
auteur de décrire ironiquement la grâce du disciplinant, qui se lance de façon bien calculée la
discipline entre les deux épaules, jusqu’à ce qu’elles commencent à saigner comme deux sources
proéminentes jusqu’à en remplir une outre. Le sang éclabousse la jupe blanche, il coule en
plusieurs petits canaux puis rend vraiment mouillé... ‘Dites-moi,’ poursuit-il, ‘y a-t-il un
spectacle plus galant et plus élégant au monde ?’.87

Laissons de côté la question de savoir si les métaphores érotiques, qui projettent sur le corps du
disciplinant des représentations de corps féminin et qui ne sont pas exemptes de sadisme,
relèvent des fantasmes propres à l’auteur ou s’il savait que, de cette façon, il éveillerait des
fantasmes latents qui rendraient la pratique risible. L’histoire se poursuit en disant que le
flagellant avait fait tant d’effort qu’un des majordomes de la confrérie dut lui dire d’arrêter et
d’aller se faire soigner, ce qui fut fait par la belle. Neuf mois plus tard, Gerundio de Campazas
naquit. À

l’opposé de son père, celui-ci rentrera bien dans le clergé. Si ses aventures sont contées comme
celles d’un Don Quichotte religieux, on peut percevoir une arrière-pensée amère dans le récit de
sa dernière prou-esse, avant que le premier livre se termine :88 un sermon qu’il doit tenir pour
exhorter une confrérie de flagellants. Ses parents s’étaient déplacés pour écouter leur fils célèbre.
Il est présenté, remuant son esprit dans les textes et images qu’il pourrait introduire dans son
sermon. Espérant briller, il débite une série de citations érudites mais il en fait un amalgame
d’exemples tirés des religions les plus diverses et de textes bibliques tout à fait hors contexte.
Dans ce sermon assez comique, le christianisme perd son identité, toute sa symbolique étant
expliquée par ce qu’on trouve dans d’autres religions.

Il raconte par exemple que dans l’Antiquité on faisait une procession pour invoquer Jupiter en lui
demandant de la pluie et que celui-ci fit son apparition sous la forme d’un bélier ( carnero). Ce
carnero découvrit une source en grattant le sol, ce qu’il associe au nom du majordome de la
confrérie devant laquelle il parlera, Carnero, qu’il 87. ‘Contémplese finalmente cómo empieza a
brotar la sangre, que en algunos, si no es en los más, parecen las espaldas dos manantiales de pez
que brotan leche de empegar botas; cómo va salpicando las enaguas, como se distribuye en
canales por el faldón, cómo se humedece, cómo se empapa, hasta entramparse en los pernejones
del pobre disciplinante.

Y dígame con serenidad el más apasionado contra las glorias de Campos, si hay en el mundo
espectáculo más galán ni más airoso.’ Ibid., vol. I, p. 83.

88. Tout comme Cervantès, de l’Isle dut écrire une suite à son premier livre. Les circonstances
furent par contre différentes. Après un vif succès initial, le premier livre fut interdit par
l’Inquisition, et c’est en cachette que le second livre fut imprimé et il dut circuler sous le
manteau.

218

LA CHAIR DE LA PASSION

appelle donc longuement Jupiter-Amon. De là il passe au culte de la déesse Cérès, puis aux dieux
d’Amérique, particulièrement le dieu du feu auquel on offrait des esclaves. Cela le fait penser
aux frères de lumières qui allument par la lueur de leur torches l’ardeur des frères de sang qui,
eux, se flagellent réellement. Il se rappelle aussi que parmi les dieux d’Amérique deux sont
invoqués en période de sécheresse, en particulier la déesse Chivalticue, qu’il traduit par ‘la
déesse des sous-vêtements féminins’, ce qu’il rapproche de l’habit des flagellants dans lequel il
voit une sorte de jupon. Le tout est entrecoupé de citations latines de la Bible. Le peuple, qui ne
le comprend pas, est néanmoins très enthousiaste et plein d’admiration, et la confrérie se flagelle
si fort qu’avant d’avoir quitté l’église, la procession a laissé au sol tellement de sang qu’on aurait
pu en faire des boudins.89

La critique est claire : elle affirme qu’au dix-huitième siècle en Espagne on ne fait plus la
différence entre christianisme et paganisme.

Le jésuite, qui sent l’opposition grandissante à son ordre qui sera en effet supprimé sous peu,
vise les cérémonies pleines d’ostentation mais creuses, ainsi que les sermons baroques dont
d’autres congrégations religieuses s’étaient faites les champions. Paradoxalement, c’est la
flagellation, à laquelle les jésuites avaient eux-mêmes tellement contribué, qu’on montre du doigt
comme l’exemple-type du déclin du vrai sentiment religieux. De plus, l’acte de se flageller
n’apparaît plus du tout comme viril.

Prescience de ce que dira Freud qui, pour des raisons pas tout à fait claires, fait du masochisme
féminin une position médiane entre le masochisme érogène et le masochisme moral ? Gardons la
question à l’esprit.

Quoi qu’il en soit, en 1777 le roi Charles III donna des directives pour qu’on interdise ‘les
disciplinants, les empalés90 et les autres spectacles similaires, car ils ne servent pas à
l’édification, mais au contraire de la dévotion et au désordre.’ Ceux qui voulaient faire vraiment
pénitence étaient invités à trouver des formes plus rationnelles et surtout plus discrètes, en
suivant les directives de leur confesseur.91 Cette 89. ‘Y lo que más es, que quedaron los
penitentes tan movidos con la destinada plática, no obstante que los más, y aunque digamos
ninguno de ellos, había entendido ni siquiera una palabra, que al punto arrojaron las capas con el
mayor denuedo y comenzaron a darse unos azotas tan fuertes, que antes de salir de la iglesia ya
se podían hacer morcillas con la sangre que había caído en el pavimento.’ Ibid., vol. II, p. 297.
90. Les ‘empalés’ se promenaient le corps emmailloté pour rendre la respiration difficile et les
bras étendus en forme de croix sur une traverse de bois garnie de pointes.

91. ‘No permitan disciplinantes, empalados, ni otros espectáculos semejantes, que no sirven de
edificación y pueden servir a la indevoción y al desorden, en las procesiones de Semana Santa,
Cruz de Mayo, rogativas ni en otras algunas; debiendo los que tuvieren

LA SEXUALISATION DE LA FLAGELLATION

219

directive n’eut néanmoins pas l’effet escompté, car plusieurs fois il fallut réitérer l’interdiction
jusqu’à ce que la pratique s’éteigne92... sauf à San Vicente, où des photos témoignent que, même
pendant la Ré-

publique qui ferma les églises et défendit tout acte religieux dans les années 1930, des confrères
sont restés fidèles au rite ancestral, cachés à l’intérieur des ruines de l’ancien château féodal qui
surplombe l’église Sainte-Marie-la-Majeure.

verdadero espíritu de compunción y penitencia elegir otras más racionales, secretas y menos
expuestas, con el consejo y dirección de sus confesores.’ Cité par J. Pujol, Plática de
disciplinantes, p. 259.

92. Ibid., pp. 259-260.

CHAPITRE VIII

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

La liaison entre sadisme et masochisme

Que le mot sadisme ait été créé au dix-neuvième siècle à partir du marquis de Sade (1740-1814),
tandis que le masochisme tire son nom de l’écrivain Léopold de Sacher-Masoch (1836-1895), est
suffisamment connu. En revanche, et on le sait peu, ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle
que les deux termes ont été mariés comme s’ils faisaient partie d’un couple bien assorti. Le
sadique aurait besoin d’un masochiste et vice-versa. Et pourtant, rien n’est moins sûr, comme il
n’est pas sûr non plus que dominer ou être dominé aillent de pair avec infliger du mal ou souffrir.

Sans entrer dans les détails, posons quelques balises de la sexologie qui naît au dix-neuvième
siècle. Les mots ‘sadisme’ et ‘masochisme’

entrent dans le vocabulaire par le biais de la première grande somme de sexologie, la


Psychopathia sexualis de R. von Krafft-Ebing (1840-1902).1 Ce psychiatre autrichien,
professeur à Strasbourg (1872-1873), à Graz (1873-1889), puis à Vienne (1889-1902) publia son
œuvre maîtresse en 1886, œuvre d’énumération, de description et de classifi-cation bien plus que
d’explication et de compréhension. Sous des intitulés qui font depuis lors partie du langage
courant, des cas s’enchaînent.
Ce sont souvent des confessions qui étalent l’impuissance d’un sujet à résister aux impulsions
qu’il sent en lui, et dont le psychiatre souligne 1. Nous avons employé une édition allemande
ainsi que la traduction française : R. von Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis mit
Berücksichtigung der conträren Sexualempfindung. Eine medicinisch-gerichtliche Studie für
Ärzte und Juristen, (12e éd.), Stuttgart, Ferdinand Enke, 1903; trad. fr.: Psychopathia Sexualis.
Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes (avec une préface de P. Janet), Paris,
Payot, 1950. La traduction française de 1940, qui part des 16e et 17e éditions remaniées par A.
Moll en 1923, reflète une optique plus élaborée — mais pas toujours plus claire — sur les
questions traitées.

Pour plus de détails sur la genèse et les changements de perspectives apparaissant dans les
multiples éditions de ce grand classique, voir H. Oosterhuis, Stepchildren of Nature.

Krafft-Ebing, Psychiatry and the Making of Sexual Identity, Chicago, University of Chicago
Press, 2000.

222

LA CHAIR DE LA PASSION

qu’elles ne sont pas si rares puisqu’on les retrouve dans plusieurs cultures et époques. Une partie
importante de l’œuvre, celle qui sera encore développée par A. Moll (1862-1939) qui se chargera
de l’édition de 1923 après la mort de l’auteur, concerne le ‘sentiment sexuel contraire’ ou
l’homosexualité. En Allemagne et en Autriche, celle-ci était encore passible de poursuites
judiciaires, même entre adultes consen-tants. La présentation de témoignages attestant que les
sujets concernés avaient eu, dès leur prime jeunesse, le sentiment d’appartenir à l’autre sexe,
devait démontrer qu’on ne pouvait rien leur reprocher et que la nature s’était trompée. C’était en
somme des âmes de femmes dans des corps d’hommes ou vice-versa. On reconnaît ici les
défenses classiques de ceux qui veulent évacuer la consistance propre à l’homosexualité et le fait
psychologique sui generis qu’il affirme : on réduit l’homosexualité au transsexualisme (ce qui
est tout à fait autre chose) et on pose comme fondement du choix sexuel, quelle qu’en soit la
nature, un instinct biologique univoque.

Bien que l’homosexualité en soi ne soit pas notre sujet, notons qu’en la rapprochant du
transsexualisme ou, plutôt, en envisageant l’homme comme efféminé, homosexualité et
masochisme en viendront vite à voisiner. Car, pour Krafft-Ebing, la femme est masochiste par
nature. Et l’homosexuel mâle l’est donc aussi : logique non ?

Mais voyons de plus près ce que masochisme veut dire. Dans La Vénus à la fourrure (1869),2
œuvre sûrement tout aussi digne d’intérêt

— et moins lassante — que celles de Sade, le personnage principal masculin, Séverin, tombe
amoureux d’une veuve, Wanda, au moment où il la voit dans un jardin par une splendide nuit de
pleine lune. Il la poursuit de son amour, dit ne pas pouvoir se passer d’elle et cherche à devenir
véritablement son esclave. La belle veuve finit par se laisser séduire et un contrat en bonne et due
forme est rédigé : Séverin renonce à toute volonté propre et se comportera comme son esclave ;
en contrepartie, Wanda ne promet rien, sinon de se montrer de temps en temps vêtue seulement
d’une fourrure.
Ce contrat conclu, les deux partent en voyage en Italie et Séverin est présenté partout comme le
valet de Wanda, qui se comporte de la façon la plus odieuse envers lui. Le plus souvent, il loge
dans une chambre réservée aux domestiques, mange à part — s’il en a le temps — après avoir
répondu à tous les caprices de sa maîtresse. Ce n’est qu’à de rares occasions qu’il peut
l’approcher. Elle lui montre parfois de la tendresse, le caresse, le laisse dormir près d’elle, quitte
à le repousser quand il est 2. Lu dans la réédition : L. von Sacher-Masoch, Venus im Pelz, mit
einer Studie über den Masochismus von Gilles Deleuze, Francfort, Insel, 1980.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

223

sur le point de consommer l’acte sexuel. Les tourments qu’elle inflige à Séverin sont donc en
premier lieu d’ordre psychologique, même si de temps en temps elle sort un fouet pour l’en
menacer ou le battre réellement. Décrit comme tel, le masochisme se présente comme un
abandon radical à l’être aimé, auquel on reste éperdument attaché même si aucune forme de
plaisir courant n’est obtenue de cette relation particulière.3

Il n’est pas étonnant que l’amour courtois des ménestrels soit rappelé par Krafft-Ebing pour
illustrer cet amour masochiste : l’histoire de Séverin n’illustre-t-elle pas parfaitement la
satisfaction mélancolique qu’on tire d’un amour pour quelqu’un qu’on ne possédera jamais ?4

Avec les troubadours, nous nous trouvons loin du plaisir érotique lié à la pratique du fouet, pour
autant que nous le sachions. Et si ce fouet est de temps en temps présent dans la main de Wanda,
notons l’hésitation quant à sa place dans la sexologie de Krafft-Ebing. Les flagellants du Moyen
Âge (et d’après) sont bien dans son livre mais dans la partie dévolue à l’excitation sexuelle, qu’il
conçoit comme purement physiologique. C’est une excitation ‘mécanique’. Krafft-Ebing reste
fidèle au modèle de pensée de Boileau et de Meibomius cité par celui-ci. Et quand il renvoie de
nouveau à la flagellation à propos du masochisme, c’est pour nous dire qu’il faut la distinguer de
la flagellation ‘qui n’est pas psychiquement perverse’.5 Ce n’est qu’en seconde instance que le
masochiste utilise la sensation de douleur physique pour exprimer sa soumission à l’autre. Selon
Krafft-Ebing, il y a d’abord masochisme et ensuite se greffe sur lui, éventuellement, le plaisir
sexuel que la physiologie attache à la flagellation.

On voit donc l’ambiguïté : d’une part, la flagellation est présentée comme adjuvant
physiologique pour une sexualité bien hétérosexuelle 3. On remarque trop rarement la
dynamique psychologique qui met fin à ce contrat. À la fin du livre, Wanda prend des amants, ce
que Séverin doit tolérer. Le dernier de ces amants est un beau Grec, qui provoque chez Séverin
une attirance de type homosexuelle.

Seulement, cette attirance n’est pas du tout réciproque, et quand Wanda laisse le Grec flageller
Séverin — chose que celui-ci avait obscurément pressenti et avait voulu exclure par une clause
particulière du contrat — il sent monter en lui un tel sens de rébellion, qu’il quitte la maison et
rompt la relation.

4. Éd. allemande, pp. 154-155.


5. ‘L’excitation érogène semble être ici purement physique primairement, et la repré-

sentation masochiste d’être soi-même sans défense sous certaines conditions, ne semble s’ajouter
que secondairement. Il en est de même avec la flagellation. Elle peut aussi être parfois l’élément
primaire, de telle sorte que les idées masochistes ne s’adjoignent que secondairement ; c’est-à-
dire qu’au début, la flagellation n’a qu’une action purement physique, mais que dans la
disposition au masochisme, le facteur purement psychique de la façon de se sentir masochiste
peut s’ajouter à l’irritation physique.’ R. von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, trad. française
par René Lobstein, Paris, Payot, 1950, p. 300. La même idée fut formulée un peu différemment
dans l’éd. allemande p. 156.

224

LA CHAIR DE LA PASSION

qui répond aux canons de la normalité ; d’autre part, elle est utilisée pour réaliser des fantasmes
masochistes. C’est une distinction à laquelle Krafft-Ebing tient : il insiste sur le fait que certains
aiment se faire flageller pour le seul effet physiologique, sans qu’il y ait le moindre masochisme
chez eux. C’est comme si, quand les fouets entrent en jeu, il fallait préserver bon nombre de gens
du soupçon d’êtres masochistes.

Est-ce parce qu’on pourrait les supposer efféminés ? Krafft-Ebing le dit en effet dans un passage
qu’on ne retrouvera plus dans la traduction française ultérieure : ‘En considérant ces faits on peut
tirer la conclusion que le masochisme est en fait une forme rudimentaire du sentiment sexuel
contraire, une féminisation partielle, qui n’a attaqué que les caractères sexuels secondaires de la
vie sexuelle.’6 Pourtant, les exemples de sexologie ne mettent pas des homosexuels en scène,
mais surtout des hommes masochistes cherchant à être dominés par une femme.

S’ils étaient ‘invertis’, c’est à d’autres hommes qu’en bonne logique ils devraient vouloir se
soumettre... La conception de l’homosexualité comme une inversion et donc comme une
hétérosexualité cachée par un corps mal assorti, commence à craquer.

En effet, toute la logique de Krafft-Ebing est basée sur une conception biologique et
hétérosexuelle de la sexualité. Le mâle doit aimer dominer, la femelle doit aimer se soumettre :
c’est ce que la biologie de la procréation à ancré dans l’âme humaine. Cette âme peut s’être
trompée de corps — c’est le cas de l’inversion — mais une fois que l’on tient compte de cela, on
retrouve l’ordre naturel. Voilà pourquoi ‘le sadisme est la contrepartie parfaite du masochisme.
Alors que les premiers veulent avoir mal et se sentir soumis à de la violence, les seconds sont
portés à faire souffrir et à exercer de la violence’.7 Dans cette optique, il est logique de
poursuivre en disant que la femme est masochiste par nature : ‘Dans le sexe féminin, la
subordination au masculin est un phénomène presque normal’8 et d’ajouter qu’ ‘on ne sera 6.
‘Aus solchen Tatsachen läßt sich der Schluß ziehen, daß der Masochismus eigentlich eine
rudimentäre Form der conträren Sexualempfindung ist, eine partielle Effeminatio, welche nur die
sekundären Geschlechtscharaktere der psychischen Vita sexualis ergriffen hat.’ Texte allemand,
p. 157.

7. ‘Das vollkommene Gegenstück des Masochismus ist der Sadismus. Während jener Schmerzen
leiden und sich der Gewalt unterworfen fühlen will, geht dieser darauf aus, Schmerz zuzufügen
und Gewalt auszuüben.’ Texte allemand, p. 158. Toute la section

‘Masochisme et sadisme’, dont cette phrase est le commencement, a été supprimée dans l’édition
qui était à la base de la traduction française.

8. Texte allemand p. 146, trad. fr. p. 284 qui a ajouté à ce passage ‘Ce rapport entre les sexes
trouve peut-être un certain moyen d’expression dans la position lors de l’accouplement, où la
femme est étendue semblablement à l’être dominé. C’est vraisemblablement la position normale
chez tous les peuples civilisés’ ainsi que des considérations d’ordre culturel du même genre.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

225

pas loin de considérer tout l’ensemble du masochisme comme une excroissance pathologique
d’éléments psychiques féminins, comme un renforcement morbide de certains traits de l’âme de
la femme’.9 De là, à voir de l’inversion chez un homme masochiste, il n’y a qu’un pas. Ce
raisonnement, nous l’avons vu, ne tient pas : la plupart des hommes décrits se soumettent à des
femmes.

Le point de vue biologique ne parvient pas à convaincre non plus quand il distingue la
flagellation qui est une stimulation de la peau de celle qui fait ressentir la soumission à l’autre.
Krafft-Ebing a dû sentir que le bât blessait, car c’est un des points sur lequel il revient dans sa
conclusion sur ‘Masochisme et sadisme’.10 C’est pour lui l’occasion de discuter d’un souvenir
de jeunesse de Jean-Jacques Rousseau qui raconte qu’à l’âge de huit ans il avait éprouvé un
sentiment voluptueux après avoir été battu de verges par Mademoiselle Lambercier, ce qui lui
avait fait désirer d’autres corrections.11 Cette expérience avait marqué sa sexualité, comme il le
dit dans ses Confessions : ‘Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir
des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances.’ Pour Rousseau lui-
même, comme pour Binet qui voyait là le modèle-type de la genèse du masochisme, l’excitation
sexuelle provenant directement de la sensation physique d’être flagellé était le fait primitif
auquel s’adjoignaient d’autres associations pour construire le vécu psychologique du masochiste.
Krafft-Ebing repousse avec fermeté cette opinion.

Partant de la conviction que sadisme et masochisme sont deux phéno-mènes symétriques, mais
qu’on ne saurait expliquer les deux phénomènes à partir d’un même type de vécu corporel — le
sadique n’a pas de stimulation directe de son propre corps — il lui faut trouver une explication
valable dans les deux cas ; cette explication n’est autre que la psychologie propre à l’homme ou
la femme, respectivement vouloir dominer ou vouloir être dominée.12

Si sadisme et masochisme n’ont de racine commune qu’au niveau psychologique, il reste à


comprendre pourquoi le plaisir qu’on tire d’une excitation purement ‘mécanique’ du corps peut
devenir l’expression du sentiment d’être soumis. Avec la difficulté de comprendre le
masochisme de l’homme qu’elle pousse à concevoir comme inverti —

alors qu’il ne se soumet pas à l’homme mais à la femme — cette théorie qui veut arrimer chaque
être humain à sa destinée biologique perd de son évidence. Elle devient tout à fait boiteuse une
fois reconnu que 9. Texte allemand, p. 147; trad. fr., p. 285.
10. Section qui manque donc dans la traduction française.

11. Texte allemand pp. 126-127, trad. fr. p. 309.

12. Texte allemand pp. 159-160.

226

LA CHAIR DE LA PASSION

sadisme et masochisme peuvent être présents en même temps chez le même individu. Les
adeptes du biologique pourront s’en tirer en disant qu’il y a toujours quelque chose de féminin
dans l’homme et vice-versa, mais une fois admis que sadisme et masochisme ne sont pas les
deux faces d’une même pulsion, ces repères ancrés sur le fantasme d’un acte sexuel bien ordonné
s’effondrent.

En petits caractères dans conclusion de ‘Masochisme et sadisme’, Krafft-Ebing avouait pourtant


qu’il était intéressant, mais problématique pour la théorie, de constater qu’il y a des cas où
sadisme et masochisme se rencontrent chez le même individu.13 Krafft-Ebing s’en tirait en
disant qu’une des deux formes devait être la primaire, et qu’on pouvait concevoir qu’une
imagination débridée se nourrissant d’un des pôles puisse à la longue s’invertir : on essaie
d’imaginer ce que l’autre ressent. Mais, ajoute-t-il, ce fantasme est rarement réalisé.

Vraisemblablement, s’imaginer être l’autre est quelque chose dont l’importance n’est pas perçue
par la Psychopathia sexualis. Mais peu à peu les faits s’imposeront aux sexologues. Havelock
Ellis (1859-1939) en tirera la conclusion diamétralement opposée à celle de Krafft-Ebing.

Quand, en 1903, il publie le troisième volume de ses Études de psychologie sexuelle, ‘L’analyse
de l’impulsion sexuelle, l’amour et la douleur, l’impulsion sexuelle chez la femme’14, il y
affirme : ‘Un examen minutieux des phénomènes du sadisme et du masochisme conduit à la
conclusion qu’il n’y a pas de véritable ligne de démarcation entre les deux. Même de Sade ne fut
pas un sadique pur, [...] on peut même soutenir que de Sade était en réalité un masochiste :
l’examen des histoires de sadisme et de masochisme [...] révèle constamment des traces des deux
groupes de phénomènes chez le même individu. On ne peut donc pas les regarder comme des
manifestations opposées.’15 Ellis remarque : ‘Le masochiste désire éprouver de la douleur, mais
il désire que cette douleur soit infligée par amour’ ;16 et il enchaîne sur la longue confession
d’une femme ‘sadique’ qui dit expressément : ‘Je crois que, lorsqu’une personne prend plaisir à
infliger de la douleur, il ou elle s’imagine d’être à la place de la victime.’17 Cette même dame
nous 13. ‘Interessant, aber der Erklärung einige Schwierigkeiten bietend, sind die Fälle, in den
Sadismus und Masochismus in einem Individuum gleichzeitig auftreten.’ Texte allemand, p. 161.

14. H. Ellis, Studies in the Psychology of Sex, vol. III: The Analysis of Sexual Impulse, Love and
Pain, The sexual Impulse in Woman, Philadelphia, F.A. Davis, 1903; trad. fr.

d’A. van Gennep, revue et augmentée par l’auteur : Études de psychologie sexuelle, vol.

III: L’impulsion sexuelle, Paris, Mercure de France, 4e éd., 1921.


15. Trad. fr., p. 190.

16. Ibid., p. 243.

17. Ibid., p. 244.


SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

227

confie qu’étant enfant, elle aimait particulièrement jouer à la maîtresse avec sa sœur cadette et
qu’elle la punissait sévèrement quand elle ne connaissait pas bien ses leçons dont les sujets
étaient souvent fournis par la Bible et le catéchisme. L’ Imitation convenait particulièrement. Et
c’est comme si notre confidente retrouvait d’instinct la méthode des jésuites : elle raconte qu’elle
donnait des ordres arbitraires pour exercer sa sœur à l’obéissance. Elle remarque que ce qu’elle
imposait à l’autre était aussi ce qu’elle aurait voulu faire elle-même. Par un retournement de
volonté analogue, elle n’imposait à son élève que ce que celle-ci voulait déjà, sans le dire.18 Ce
récit montre qu’au cœur des jeux sadomasochistes une sorte de fusion ou de permutabilité des
volontés joue un rôle essentiel. Comme un livre contemporain, très lucide sur le sujet, l’a bien
rappelé : ‘Le [vrai] sadique et le masochiste composent un couple impossible [...] Tandis que le
sadique cherche une victime et est rebuté par l’aptitude du masochiste au plaisir, laquelle
diminue le sien, le masochiste est en quête d’un compagnon de jeu.’19

Mais nous sommes de nouveau passés insensiblement de la flagellation au masochisme.


Comment ce passage se fait-il chez Ellis et que pouvons-nous en tirer ?

La conception qu’a Ellis des rapports entre amour et douleur est éthologique et évolutionniste.
Chez la plupart des animaux, le mâle doit user d’une bonne dose de violence pour amener la
femelle à l’accouplement. Les crocs ou les becs étant l’instrument que les animaux doivent
employer, on comprend que la bouche humaine est restée chargée de ce patrimoine instinctuel et
que la morsure fasse partie des réactions sexuelles. Avec le développement de la culture, son
caractère brutal s’est émoussé et la morsure s’est transformée en baiser. Néanmoins, quelque
chose de violent lui reste et on retrouve en général chez l’être humain une fascination pour la
cruauté, particulièrement pour le sang.

Cette ‘fascination obscure et latente du sang, qui est presque normale’,20 habituellement
inconsciente, peut surgir tout d’un coup. C’est elle qui soutient la fascination religieuse pour
l’histoire des martyrs, 18. ‘Je lui donnais des leçons enfantines, sur lesquelles j’étais très stricte.
J’inventais des catéchismes et des chapitres de la Bible, dans lesquels les sœurs aînées étaient
exhortées à diriger les sœurs plus jeunes sévèrement, et où celles-ci devaient présenter une
soumission et une obéissance complètes. Certaines parties de l’ Imitation se prêtaient à cette
espèce de parodie, qui ne sembla jamais irrespectueuse. Je lui donnais des ordres arbitraires, pour
l’exercer dans l’obéissance, comme je lui disais ; et je la punissais quand elle était désobéissante.
Dans tout cela j’étais guidée par mes propres sentiments de ce que j’aurais aimé à sa place, mais
je n’en étais consciente qu’à demi.’ Ibid., p. 245.

19. A. Philipps, A Defence of Masochism, Londres, Faber and Faber, 1998, pp. 11-12; trad. fr.:
Défense du masochisme, Paris, Odile Jacob, 1999, pp. 23-24.

20. H. Ellis, L’impulsion sexuelle, p. 197.

228
LA CHAIR DE LA PASSION

tout comme elle est derrière certains meurtres sadiques. Arrivé à ce point de son exposé, Ellis
prend un virage curieux. Il note que si dans les cas pathologiques — et il refuse explicitement de
voir une continuité entre normalité et pathologie — ce sont les mâles qui sont sadiques envers les
femelles, normalement c’est le contraire. Araignées et abeilles à l’appui, il nous enseigne qu’au
plus profond du patrimoine que l’évolution nous a laissé, la femelle est bien plus cruelle que le
mâ-

le.21

Puis, sans transition, nous passons à ‘la flagellation, illustration typique de l’algolagnie’.22 Si
l’association réelle de l’émotion sexuelle avec le sang est une perversion extrême, nous dit-il, ce
n’est pas le cas de la flagellation qui a toujours été reconnue comme une pénitence religieuse.
Pas de perversion, donc. Et comme en religion on n’est pas friand de sexe, il ajoute qu’on n’y a
sûrement pas perçu les rapports entre flagellation et érotisme. Ellis assène cette conclusion
brièvement et fermement comme si sa barque venait de traverser de dangereux rapides. Il
semble, en effet, avoir retrouvé des eaux plus tranquilles quand il recense posément les textes
plus séculiers sur la flagellation que nous reconnaissons au passage : Rhodinginus, Brunsfeld,23
Pic de la Mirandole et Meibomius. Ellis fait remarquer qu’on ne s’est vraisemblablement pas
rendu compte de l’aspect sexuel de la flagellation avant le dix-septième siècle, et que c’est
spécialement en Angleterre qu’on l’a fait. Il raconte que la coutume de la flagellation est restée
vivace, surtout en Espagne et au Portugal, et il mentionne ‘les districts éloignés de l’Espagne
(comme près de Haro)’, vraisemblablement donc le petit village de San Vicente.24

Après ce relevé des faits, Ellis avance une explication où il met explicitement l’accent sur les
causes psychiques. ‘La flagellation, soit infligée, soit subie, a une tendance à éveiller vaguement
mais d’une manière forte les émotions fondamentales et primitives de colère et de peur qui,
comme nous l’avons vu, ont toujours été associées avec le flirt ; et la flagellation a tendance à
éveiller ces émotions à un âge où les émotions sexuelles ne sont pas encore clairement définies,
et dans 21. ‘S’il apparaît que notre examen nous amène à regarder comme un phénomène naturel
un certain aspect de cruauté de l’homme dans ses rapports avec la femme, il faut considérer aussi
que ce phénomène n’est qu’un contrepoids bien faible de la cruauté que la femelle a
naturellement exercée sur le mâle, bien longtemps déjà avant que l’homme n’existât.’ Ibid., p.
200.

22. Ibid., p. 200.

23. Nommé ‘Brunfels’ p. 203.

24. La source qu’il donne est l’ España negra de David [sic — au lieu de Dario] de Regoyos de
1899. Ibid., p. 210.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

229

des circonstances aptes à introduire des associations sexuelles.’25 Les exemples donnés sont des
rêves concernant des enfants qu’on corrige d’une bonne fessée, et à ce propos sa réflexion ne
manque pas de pertinence. Une dame raconte qu’elle imaginait des scénarios qui cul-minaient
dans une scène de flagellation : ‘Elle commença dans des rêves à l’état de veille à s’imaginer
qu’elle fessait quelqu’un, et elle finissait alors par s’imaginer qu’elle était fessée elle-même.’26

Chez Ellis, nous n’en apprendrons guère plus. Les derniers cas cités dans la section sur la
flagellation se bornent à prouver que la flagellation n’éveille que des sentiments diffus pendant la
prime enfance et que ce n’est que plus tard, quand la sexualité devient plus précise, que la
flagellation se sexualise elle aussi.27 Comment et pourquoi ? Cette question n’est pas traitée en
profondeur, bien que certains éléments attirent notre attention. Par exemple, un homme se
rappelle que dans les scénarios qui accompagnaient sa masturbation, il pensait d’abord à des
femmes quand il s’imaginait être flagellé. Ensuite, l’image qu’il avait de celui qui tenait le fouet
devenait plus vague. Quand il essayait néanmoins d’en préciser les contours, elle devint celle
d’un homme et de préférence un instituteur.28 C’est exactement ce point qui sera le début du
questionnement de Freud sur le masochisme.

Mais revenons à Ellis. Ayant quitté le thème de la flagellation de façon assez abrupte, il
s’intéresse à la strangulation comme stimulant sexuel sans en tirer de conclusions, puis il revient
sur les relations entre sadisme et masochisme pour répéter leur différence et noter que, souvent,
le soi-disant sadisme est du masochisme déguisé. Le plaisir s’y joue sur la réversibilité des
phénomènes décrits : ‘Il est encore plus surprenant que ces manifestations traditionnelles et ces
sensations actuelles se complètent si fréquemment sous leurs aspects actifs et passifs ; c’est-à-
dire que le plaisir de flageller égale le plaisir d’être flagellé, que le plaisir de la strangulation
pour rire rivalise avec le plaisir d’être ainsi étranglé, que la douleur infligée n’est pas plus
désirable que la douleur soufferte. Mais cette coïncidence appartient à l’essence même de tout ce
groupe de phénomènes.’29

Une question commence à s’imposer et sera reprise par Freud : Et si l’essence du masochisme
résidait dans la passion d’être un autre ? Suivons donc sa pensée, car même si elle restera
inachevée, elle nous aidera à comprendre mieux ceux qui se flagellent et se sentent confusé-

25. Ibid., p. 212.

26. Ibid., p. 216.

27. Ibid., pp. 164-229.

28. Ibid., p. 224.

29. Ibid., p. 283.

230

LA CHAIR DE LA PASSION

ment à la place du Christ — quand ils ne le disent pas carrément, comme Pierre Damien. Mais
n’oublions pas le sentiment particulier de la douleur venant d’un ailleurs diffus quand les lanières
enveloppent et serrent le corps, quand elles échauffent et brûlent la peau. Une théorie trop
abstraite pourrait faire oublier que le fouet marque, barre et biffe la géographie cutanée du sujet
jusqu’à ce que le corps ne soit plus qu’embrasement enveloppant une âme qui tente de se
resserrer sur soi.

Cette sensation-là risque de disparaître dans un discours qui ne parlera plus du corps mais de
processus physiologiques, indices abstraits de l’évolution humaine.

La perplexité de Freud

C’est bien plus la passion d’être un autre que la spécificité du fouet qui nourrit l’interrogation de
Freud. Son premier texte sur le sadomasochisme s’intitule Pulsions et destins des pulsions
(1915).30 Bien qu’il y considère sadisme et masochisme comme deux faces d’un même phéno-
mène, il reste tributaire de la conception qui fait du sadisme l’élément de base. En bon darwinien,
il conçoit la sexualité mâle comme conquérante, en quête d’une proie sexuelle : le sadisme est
donc la part

‘active’ de la pulsion sous-jacente. La question est de savoir ce qui rend un plaisir passif
possible. Poursuivant son interrogation sur la formation du ‘je’ — son texte fait suite à celui sur
le narcissisme31 — il élabore un modèle où le sujet se met dans la position de l’autre. Le
masochiste s’imagine à la place du sadique et jouit par procuration.

Bien que cela n’apparaisse qu’en filigrane, Freud accole en somme le masochisme aux
phénomènes du narcissisme et de la transitivité. Il est intéressé par la façon dont le ‘je’ peut se
déplacer et trouver son ancrage, soit du côté du corps propre soit du côté d’autrui.32 Freud étend
ce processus de retournement contre la personne propre à d’autres phénomènes, le voyeurisme et
l’exhibitionnisme par exemple.33 Tout 30. S. Freud, ‘Triebe und Triebschicksale’ (1915), G.W.
X, pp. 210-232; trad. fr.:

‘Pulsions et destins des pulsions’ dans : S. Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, pp.
11-43.

31. S. Freud, ‘Zur Einführung des Narzißmus’ (1914), G.W. X, pp. 153-167; trad. fr.:

‘Pour introduire le narcissisme’, dans : S. Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp. 81-105.

32. Pour une discussion de la façon dont la question du ‘je’ a été conditionnée par la polémique
avec Jung, voir : P. Vandermeersch, Unresolved Questions in the Freud/Jung Debate. On
Psychosis, Sexual Identity and Religion (Louvain Philosophical Studies 4), Louvain, Leuven
University Press, 1991.

33. Il traite aussi de l’amour et la haine, mais il se rend compte que dans ce cas, le phénomène
est bien plus complexe.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

231

comme dans le retournement du sadisme en masochisme, l’exhibitionniste jouit de la situation en


s’imaginant être l’autre. L’exhibitionniste est en somme un voyeur qui répète le plaisir de
l’enfant quand il voit l’organe sexuel.

Quant à la flagellation, il en est question — en partie, seulement —

dans l’article suivant de Freud sur le masochisme, Un enfant est battu (1919).34 Freud s’étonne
d’un fantasme fréquent, dont le sens lui échappe à première vue : plusieurs patients avouent — et
ils en sont fort gênés — qu’ils prennent plaisir à s’imaginer qu’un enfant est battu et que ce
plaisir culmine souvent en un acte masturbatoire. Mais, chose encore plus surprenante, les
patients sont incapables de dire qui est cet enfant battu. Après pas mal de détours — qui reflètent
la préoccupation de Freud alors : de faire du complexe d’Œdipe la clef du développement
psychique et d’insister sur l’importance de la levée de l’amnésie infantile en cure analytique — il
en vient à une explication en deux temps. Différente d’ailleurs pour les garçons et les filles, elle
se résume dans les deux cas au fantasme d’être battu par son père. Tôt dans son développement,
avant le complexe d’Œdipe, l’analysant aurait eu une expérience de plaisir en voyant un autre
enfant battu. Il en aurait conclu : ‘Mon père — ou ma mère — n’aime pas cet enfant ; je suis seul
à être aimé.’ Puis, le complexe d’Œdipe ayant donné un caractère sexuel à l’amour pour le parent
en question, la culpabilité s’en serait mêlée et l’enfant rival aurait été remplacé dans le fantasme
de l’analysant par sa propre personne. Au lieu de jouir du fait que l’autre est battu, on fantasme
qu’on est battu soi-même, mais cette représentation est refoulée. D’où, consciemment, on ne sait
vraiment pas qui est l’enfant battu.

L’explication de Freud repose sur la même transitivité que dans Pulsions et destins des pulsions
sauf qu’ici le masochisme ne cache pas un plaisir sadique dirigé vers l’autre. Le processus est
plus élaboré : en somme, on fantasme qu’on est puni. Si sadisme il y a, c’est bien sur sa propre
personne qu’il s’est retourné. Apparaît ici une formule qui n’est pas innocente : Freud dit que la
culpabilité causée par les désirs incestueux fait qu’on régresse vers ‘un masochisme
narcissique’.35 Cette simple évocation est pourtant l’amorce d’un tournant.

34. S. Freud, ‘Ein Kind wird geschlagen’ (1919), G.W. XII, pp. 197-226; trad. fr.: ‘Un enfant est
battu’, Œuvres Complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 115-146.

35. ‘Die Verdrängung [...] verwandelt deren Sadismus in den passiven, in gewissem Sinne
wiederum narzißtischen Masochismus.’ G.W. XII, p. 215; trad. fr. dans Œuvres complètes XV,
p. 136.

232

LA CHAIR DE LA PASSION

Virage connu : ceux qui connaissent l’œuvre de Freud savent qu’avec Le problème économique
du masochisme (1924)36 l’ordre entre sadisme et masochisme se renverse. Le masochisme est
posé comme moment premier. Pourtant, tout n’est pas si clair dans ce texte assez touffu. Il y est
question de plusieurs choses à la fois. D’abord Freud y introduit une spéculation sur la pulsion de
mort qui doit tout à la philosophie de la nature du dix-neuvième siècle. Il pose l’hypothèse que le
psychisme humain, comme tout organisme, est enclin à rechercher son niveau de tension le plus
bas, car il veut faire face au minimum de stimuli possible. L’homme veut mourir ou — autre
formulation que Freud reprend d’une disciple37 — l’homme est à la recherche du nirvana.
Heureusement la libido, qui recherche les tensions parce qu’elle veut vivre, vient à la rescousse,
et de l’alliance des deux naît le masochisme. Le masochisme est, dans cette optique, l’érotisation
salvatrice de la pulsion de mort.

Ayant introduit cette hypothèse philosophique dont il admet lui-même qu’elle n’est que
‘spéculation, une spéculation remontant souvent bien loin’,38 il essaie de l’appliquer à des faits
cliniques qui l’intriguent de plus en plus — quand ils ne l’irritent pas — telle la réaction
thérapeutique négative. La base du masochisme étant jetée par la libido qui contrecarre le désir
de repos éternel et donne du plaisir par le biais de tensions qui sont dérangeantes en soi, Freud
décrit comment ce masochisme se retrouve dans toutes les phases du développement libidinal. La
peur d’être dévoré par son père — que Freud avait repris de la science des religions de l’époque
qui considérait le totémisme et ses rites de communion comme la forme originaire de la religion
— résulte de l’influence masochiste sur l’organisation orale du psychisme ; le désir d’être fessé
par le père est le fruit de l’impact du masochisme sur le stade du sadisme anal ; la crainte d’être
châtré et de devoir se sentir femme résulte de l’influence du masochisme sur l’organisation
génitale.

36. S. Freud, ‘Das ökonomische Problem des Masochismus’ (1924), G.W. XIII, pp. 371-383. ‘Le
problème économique du masochisme’, Œuvres complètes vol. XVII, Paris, PUF, 1992, pp. 9-
23. On trouvera un commentaire fouillé de ce texte dans le livre de B.

Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie (Monographies de la Revue


française de psychanalyse), Paris, PUF, 1991.

37. Barbara Low, qui jouera un rôle dans la fondation de l’A.I.E.M.P.R. (Association
Internationale d’Études Médico-Psychologiques et Religieuses). Voir P. Vandermeersch,

‘The Failure of Second Naivete. Some Landmarks in the French Psychology of Religion’, dans :
J.A. Belzen (dir.), Aspects in Context. Studies in the History of Psychology of Religion,
Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, pp. 235-279.

38. ‘Was nun folgt ist Spekulation, oft weitausholende Spekulation, die ein jeder nach seiner
besonderen Einstellung würdigen oder vernachlässigen wird.’ S. Freud, ‘Jenseits des
Lustprinzips’ (1920), G.W. XIII, p. 23; trad. fr.: ‘Au-delà du principe de plaisir’, Œuvres
Complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 295.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

233

D’où ce schéma qu’on répétera comme une formule : il y a masochisme érogène, masochisme
féminin et masochisme moral ; les trois s’enchaînent. D’abord, toute excitation des nerfs, même
quand elle n’est pas sexuelle en soi, entraîne avec elle une excitation de la libido : c’est le
masochisme érogène. Ensuite l’homme — Freud se limite à lui pour étudier le masochisme
féminin — refuse sa virilité et se soumet à des figures paternelles, ce qui revêt dans l’inconscient
la forme du fantasme d’être pénétré par son père comme si on était une femme. Enfin, quand
l’évolution du sens moral fait que le surmoi se désexualise, le masochisme moral fait qu’on
cherche à être puni et donc à rater sa vie.
Ce masochisme est désexualisé au sens où on ne recherche pas spécialement à être maltraité par
des personnes aimées. Ce masochiste-là tend toujours la joue quand il entrevoit la perspective de
recevoir un coup.39 Cette forme de masochisme se resexualise facilement, ce qui

— nous dit Freud — n’est pas à l’avantage ni du sens moral ni du sujet lui-même.40 Pourquoi ?
Freud ne le dit pas.

Toutes ces positions passives de repli sur soi seraient donc le résultat d’une érotisation de la loi
de l’entropie. C’est pour vivre et vaincre sa propre nostalgie du nirvana qu’on est masochiste. Et
le sadisme, dans tout cela ? Car la pulsion de mort n’est en aucune façon agressivité envers
l’autre ! Selon Freud, le sadisme serait le résultat d’une extériorisation de la pulsion de mort.
Pour ne pas en être totalement la proie, on en dirige une bonne partie sur autrui. Le sadisme n’est
donc pas lié à la libido, même si, après-coup, cette agressivité, cette pulsion à détruire et à
maîtriser, se met bien à son service. Mais il n’y a pas d’intrication intime entre sadisme et sexe,
alors que c’est le cas pour le masochisme puisqu’il résulte de la part non-extériorisée de la
pulsion de mort qui s’allie à la libido.

L’examen de ce texte touffu soulève plusieurs questions, dont une est d’importance pour le sujet
qui nous concerne, c’est-à-dire la flagellation et la fascination pour une souffrance rédemptrice.
Comment peut-on se débarrasser d’une bonne part de la pulsion de mort en la dirigeant vers
l’autre et en transformant cette nostalgie du nirvana en agressivité ? Est-ce parce
qu’inconsciemment on vit l’autre comme étant soi-même ? Freud ne le dit pas explicitement.41
Par contre, mal-39. S. Freud, ‘Das ökonomische Problem des Masochismus’, G.W. XIII, p. 378;
trad. fr.:

‘Le problème économique du masochisme’, Œuvres complètes vol. XVII, p. 17.

40. Ibid., p. 382.

41. Nous retrouvons ici la question analogue à celle qui était restée sans solution dans l’essai sur
le narcissisme : pourquoi finalement va-t-on déplacer cet amour fort commode sur autrui ? ‘Zur
Einführung des Narzißmus’(1914), G.W. X, pp. 153-167; trad. fr.: ‘Pour introduire le
narcissisme’, dans : S. Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp. 81-105.

234

LA CHAIR DE LA PASSION

gré le caractère alambiqué de la théorie, une autre intuition pourrait se révéler lumineuse. Freud
tient absolument à distinguer un surmoi sadique du masochisme. Ne nous attachons pas trop à la
spéculation qui soutient cette opinion et qui dit que dans le premier cas il y a retour de
l’agressivité dirigée vers l’autre sur le sujet lui-même, tandis que dans le masochisme du moi
c’est un processus resté intérieur qui agit. Mais reconnaissons l’observation très fine : un monde
sépare celui qui travaille d’arrache-pied, ne se permet aucun repos, est horriblement exi-geant
pour lui-même ; et celui qui échoue à toutes les occasions et ne parvient jamais à s’en sortir.
Sadisme du surmoi et masochisme du moi renvoient à deux modes de vie fort différents. Dans un
certain sens, à chaque fois le sujet se sent ‘coupable’, mais dans un cas il n’en fait jamais assez,
et dans l’autre il ne s’obstine pas puisque n’importe quoi peut lui être occasion de se prouver
qu’il n’est bon à rien et qu’il doit bien se soumettre à autrui.

Reste une question essentielle : quel est le lien entre avoir mal et se sentir coupable ? Flageller
quelqu’un est tout autre chose que de le terroriser moralement. Quant à se flageller soi-même,
s’agit-il d’une terreur qu’on se ferait à soi-même en se dédoublant en surmoi ?

Les questions laissées en friche par Freud ne trouveront pas vraiment de réponse. La littérature
psychanalytique n’est pas très fournie à ce sujet. Un des ouvrages incontournables reste celui de
Th. Reik (1888-1969), un des seuls fidèles disciples de Freud : Le masochisme.42 Ce texte met
l’accent sur l’importance de l’imagination dans le masochisme et du suspens contenu dans ses
rituels : le masochiste veut être tenu en haleine par quelqu’un de puissant et jouit du fait qu’il ne
sait pas quand ou comment ‘quelque chose’ va se produire sur lui. Si Reik décrit très bien ce
sentiment d’excitation complexe où le sujet se tend et se sent vibrer du fait qu’il sait qu’on lui
fera quelque chose, son explication finale reste à un niveau œdipien bien classique : le
masochiste anticipe en fait la punition qu’il mériterait du fait qu’il recherche du plaisir sexuel.
C’est pourquoi il jouira une fois qu’il aura ‘payé’

pour son plaisir.

L’auteur le plus intéressant pour notre sujet, qui n’est pas le masochisme mais la flagellation, est
D. Anzieu. S’inspirant de l’école de M. Klein, il tente d’expliquer par le concept de ‘Moi-peau’
la fonction de l’espace cutané au moment où le tout petit enfant réalise qu’il est un 42. Th. Reik,
Aus Leiden Freuden. Masochismus und Gesellschaft, Londres, Imago, 1940; trad. fr.: Le
masochisme. L’opinion de Freud, les phénomènes, la dynamique, les gains du moi, les formes
sociales, les aspects culturels, Paris, Payot, 1953 (plusieurs rééditions dans diverses langues).

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

235

moi.43 Dans une première phase, quand il à l’impression de ne faire qu’un avec sa mère et qu’il
a du mal à abandonner le sentiment d’inclusion mutuelle de leurs deux corps, il a le fantasme de
faire avec sa mère peau commune. Quand la séparation se produit, il vit cette expé-

rience comme rupture de cette peau commune, et si cette expérience est trop traumatique, elle
peut fragiliser son sentiment d’être un moi. Des fantasmes typiques viennent alors à la rescousse
du narcissisme mis en danger : fantasme d’une peau renforcée, invulnérable, peau bouclier.

Quand l’évolution se fait dans un sens masochiste, ce sont au contraire des fantasmes de peau
meurtrie, peau écorchée ou peau meurtrière qui apparaissent.44

Pour illustrer ces fantasmes, D. Anzieu fait appel à des thèmes centraux des mythes qui, selon
son vocabulaire, ‘codent’ la réalité externe (botanique, cosmologique, socio-politique,
toponymique, religieuse, ...) ainsi que la réalité interne et installent des correspondances entre ces
deux codages. Il donne le mythe de Marsyas comme exemple du codage de cette réalité
psychique particulière qu’est le Moi-peau.45

Marsyas — rappelons le brièvement — avait défié Apollon en un con-cours de virtuosité où


chacun jouerait de son propre instrument, la lyre pour Apollon, la flûte pour Marsyas. L’ayant
finalement emporté grâce à la ruse de provoquer Marsyas à jouer de son instrument à l’envers,
Apollon pendit le vaincu à un pin et l’écorcha, laissant sa peau pendre à l’arbre. Sous cette peau,
devenue impérissable, jaillit un fleuve dans lequel on reconnut le dieu ressuscité et dont les eaux
abondantes étaient source de vie pour toute la région. Pour Anzieu, le symbolisme est clair : celui
qui a préservé l’intégrité de son Moi-peau est source de fécondité et jouit lui-même des forces et
du charme qu’apportent les pulsions de vie.46

À côté de Marsyas dont la peau est restée intègre, d’autres personnages l’ont transpercée, lacérée
ou déchirée en lambeaux. Dans notre espace culturel, les exemples les plus frappants en sont
sans doute saint Sébastien, transpercé de flèches, et le Christ en croix dont on transperce le corps
d’un coup de lance. Là, la peau perd son pouvoir de contenir le corps et le sang. La victime
meurt — mais cette mort est salutaire pour les autres. Bien qu’il ne dise pas par quel mécanisme
et qu’il paraît, là, 43. D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.

44. Ibid., p. 43.

45. Ibid., p. 46. Il reprend dans ce texte un article plus ancien, où il distingue plus systé-

matiquement la peau meurtrie, la peau bouclier, la peau écorchée, la peau meurtrière, les
oripeaux : ‘La peau de l’autre, marque du destin’, Nouvelle Revue de Psychanalyse n°30

(1984), pp. 55-68.

46. D. Anzieu, Le Moi-peau, p. 51.

236

LA CHAIR DE LA PASSION

contredire le mythe de Marsyas, Anzieu note que ce sang qui s’échappe de la victime peut
fertiliser la terre ou attirer les vampires pour les dé-

tourner des autres, etc.47

À première vue, on pourrait voir une contradiction entre le fait que, dans le premier cas, ce soit la
peau restée intègre qui signifie le salut, tandis que dans le second c’est celle qui est déchirée ou
transpercée. La contradiction vient de ce que nous avons tendance à concevoir les mythes — tout
comme les contes de fée48 — comme des leçons d’éthique. Ces récits indiqueraient à
l’inconscient la voie que le sujet doit suivre dans son développement psychique. Anzieu lui-
même a une conception plus complexe. Dans la mouvance de M. Klein il conçoit les mythes
comme des ‘codages psychologiques’ de conflits centraux qui appartiennent à tout
développement humain. Les éléments centraux des mythes (les mythèmes) font reconnaître et
nomment les différents éléments du conflit.49 Sans entrer dans cette discussion, remercions en
tout cas Anzieu de nous avoir rendus attentifs à l’importance des fantasmes concernant la peau et
à l’étayage des fonctions psychiques sur des représentations du corps. Peut-être nous aidera-t-il à
mieux comprendre pourquoi on croit d’abord avec le corps et pourquoi il arrive qu’on se flagelle.
Bilan intermédiaire

Rassemblons ce que cette incursion dans la sexologie et la psychanalyse nous a appris. Pris sous
différents modèles de théorisation, nous y avons retrouvé plusieurs éléments rencontrés dans
l’histoire et la litté-

rature théologique sur les flagellants. Et nous sommes tentés d’y voir des correspondances. La
flagellation exaltée des flagellants du Moyen Âge pourrait correspondre à une stimulation du
Moi-peau, à une angoisse dépassée en prenant soi-même en main la cause du danger et en
renforçant ainsi son narcissisme. Ce rituel s’adresserait aux couches profondes du psychisme. Il
stimulerait le sentiment d’être un moi au sens le plus primitif et corporel du terme. On comprend
dès lors que sur ce narcissisme se greffe une identification au Christ, qui se vit d’abord comme
un corps à corps et qui permet de faire fi de la mé-

47. Ibid., p. 48.

48. Selon le modèle de Br. Bettelheim, The Uses of Enchantment. The Meaning and Importance
of Fairy Tales, New York, Knopf, 1976; trad. fr.: Psychanalyse des contes de fées, Paris,
Laffont, 1977.

49. D. Anzieu, ‘Freud et la mythologie’, Nouvelle Revue de Psychanalyse n°1 (1970), pp.

114-145.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

237

diation des autorités ecclésiastiques dans le rapport à Dieu. La flagellation-discipline, telle qu’on
la voit introduite à partir d’Henri III, serait par contre différente : du sadisme pur, sans
connotation érotique, qui se serait retourné contre le moi. Dans cette deuxième forme de
flagellation on verrait à l’œuvre le surmoi cruel, tel que Freud le distinguait du moi masochiste.

Chacun de ces deux types de flagellation pourrait devenir érotisé.

Dans le premier cas, suivant l’optique de Freud, cette érotisation serait plus directe puisque, étant
l’érotisation de la pulsion de mort, le masochisme primaire serait érotique par nature. Que cet
érotisme soit plutôt de type homosexuel — dirigé par des hommes sur le corps du Christ —

ne ferait que confirmer cette hypothèse.50 Dans le cas de la ‘discipline’, il y aurait au contraire
un renforcement tyrannique du surmoi avec tous les dangers d’autodestruction que cela
comporte. L’érotisation de cette flagellation, réaction bien compréhensible du moi, ne ferait
qu’exacerber la colère du surmoi et plonger le sujet dans le désespoir.

On pourrait donner une évaluation différente des deux pratiques.

Dans le premier cas, s’agissant d’une expérience cathartique, la flagellation donnerait la


possibilité de libérer momentanément quelques fantasmes et de surmonter l’angoisse qui leur est
liée : cette catharsis n’est pas très grave et si elle n’est pas une solution durable, elle peut être
utile, surtout quand elle se passe dans un rituel circonscrit. C’est d’ailleurs ainsi que beaucoup de
poussées pulsionnelles se déchargent régu-lièrement dans des pratiques admises par nos sociétés,
que ce soit la religion, les sports, les virées du samedi-soir ou la tauromachie... Dans le second
cas il s’agirait de quelque chose de bien plus destructeur.

Celui qui se discipline régulièrement, plus ou moins en cachette, en ayant conscience d’être
pécheur, se sent de plus en plus pécheur et se dévalorise. Là, le sadisme du surmoi devient de
plus en plus grand. On a l’impression de n’être capable de rien de bon et on peut plonger dans le
désespoir. On pourrait même concevoir que se flageller mette hors-jeu le mécanisme de défense
primitif qu’est le clivage, ce qui livrerait le sujet à l’autodestruction — à moins qu’il ne s’arrimât
à la volonté de l’autre dont on il ne pourrait, dès lors, plus douter de la toute-puissance.

On pourrait encore affiner cette grille de lecture en y intégrant des schémas de genèse
psychologique du sujet repris aux divers courants psychanalytiques qui les ont dessinés. On
pourrait même essayer de le 50. Les flagellants d’Espagne, qui se faisaient remarquer au
seizième siècle par leur pré-

ciosité et leur maniérisme, font penser au masochisme féminin. On pourrait penser à un versant
pervers du phénomène, en ajoutant tout de suite que les mécanismes pervers peuvent avoir
quelque chose de positif, tout comme les défenses névrotiques. Mais il nous faudrait plus de
matériel pour creuser cet aspect-là.

238

LA CHAIR DE LA PASSION

faire avec une certaine rigueur sans donner dans un œcuménisme trop facile. Il serait surtout
important de voir comment les théories psychanalytiques qui mettent l’accent sur la
problématique œdipienne —

comme celle de Freud lui-même — peuvent être complétées par celles qui favorisent le pré-
œdipien, même si celles-ci oublient trop souvent la différence sexuelle et le rôle spécifique de la
figure paternelle. Ayant tracé ainsi une genèse consistante du psychisme humain, on pourrait
indiquer les différents moments où le ‘croire’ trouve son ancrage, ce qui permettrait d’en
distinguer les formes ainsi que les pathologies qui le guettent.

Cela permettrait, par exemple, de comprendre la différence, au niveau de la structure


psychologique, entre le croire du catholique et celui du protestant, chose qu’on réduit souvent —
et à tort — à une différence au niveau du contenu de ce qu’on croit. On pourrait vérifier le fondé
de l’intuition que le calvinisme privilégie le mécanisme du clivage entre le bon et le mauvais, le
bien et le mal, dans sa façon de croire, ce qui fait qu’il n’a pas besoin d’élaborer une morale
sexuelle aussi explicite et détaillée que le catholicisme.

Ce cadre général tracé, on pourrait revenir au phénomène de la flagellation, pour le différencier


et essayer de comprendre pourquoi il peut apparaître dans certaines formes de croire et sembler
aberrant dans d’autres. On pourrait aussi — ce que nous avons fort peu rencontré dans la
littérature étudiée — réfléchir sur la flagellation des femmes qui, dans les couvents, semble avoir
été aussi importante que celle des hommes dès le seizième siècle, et dont le vécu a pu être fort
différent.

Si nous avons employé le conditionnel dans ce qui précède, c’est bien sûr d’abord parce qu’on
doit veiller à ne pas céder à la tentation des formules passe-partout avant d’avoir rassemblé
toutes les données nécessaires. Partis de la flagellation, nous sommes arrivés au domaine trop
peu exploré du fondement corporel de l’acte de foi que nous avons essayé de replacer dans le
contexte de l’histoire de la spiritualité. Mais d’autres aspects, peut-être tout aussi fondamentaux,
devraient être pris en compte avant de tirer des conclusions générales sur les différentes
structures de la foi et du croire. Parmi ceux-ci, la fonction de la confession, soit sous la forme de
la confession de foi dont le protestantisme se fera le champion, soit sous celle de la confession
des péchés qui caractérisera la Contre-Réforme. Le chemin à faire est encore long.

Mais ce n’est pas seulement l’ampleur du projet qui nous fait hésiter et nous empêche de
rassembler ce que nous avons trouvé en une formule théorique. Notre point de vue
psychanalytique nous oblige à réfléchir aussi à la fonction de la parole analytique. Nous avons
déjà parlé du problème de l’attente du ‘sujet supposé savoir’ que chaque analyste risque
d’entretenir quand il parle hors cure. En plus de ce

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

239

problème qui relève de la technique clinique, il faut se demander plus fondamentalement si les
concepts psychanalytiques sont faits pour transmettre de l’information. Ces concepts, renvoient-
ils à des réalités existant en soi et cachées dans la profondeur des choses ? Ou perdent-ils leur
pertinence quand ils sont employés en dehors de la discussion technique sur la direction de la
cure ?

Les niveaux de ‘l’explication’ psychanalytique Au début de cette étude, j’ai indiqué les
malentendus qui peuvent surgir quand on veut aborder et rendre compte d’un phénomène ‘en
psychanalyste’. Faire de la psychanalyse au vrai sens du mot, donc diriger une cure, ce n’est pas
transmettre à l’analysant des renseignements sur lui-même, ce qui favoriserait le culte du ‘sujet
supposé savoir’. Ce serait aller à l’encontre du but de l’analyse : que l’analysant s’affranchisse,
autant qu’il le peut, des autorités qui se présentent à lui ou qu’il recherche, et qu’il prenne son
propre destin en main. Si, dans une certaine mesure, ce cheminement s’accompagne d’un gain en
savoir, encore faut-il se rendre compte de quel savoir il s’agit et, surtout, de quelle façon il a été
acquis. Dans une analyse on peut se rappeler le passé, on peut surtout devenir conscient de
l’impact ou de la signification de certains événements auxquels on ne prêtait qu’une attention
distraite ou irritée. On peut aussi — mais cela demanderait à être discuté plus en profondeur —
prendre conscience de certains mécanismes qu’on emploie fréquemment, par exemple
l’occultation de l’émergence d’une réaction agressive par des sentiments dépressifs. Rappelons-
le : ce qui rend ce ‘savoir’ possible, c’est le transfert, et relativisons tout de suite la mesure
d’information contenue dans le savoir qu’il apporte. Il s’agit surtout d’un niveau de conscience
concernant l’importance de ‘ce qu’on avait d’ailleurs toujours su’ et de la ‘perlaboration’ des
conflits hérités du passé.
On voit de suite la difficulté d’appliquer l’expérience de la cure à la recherche ou à
l’enseignement. Dans ce dernier cas, il n’y a pas de demande d’analyse et pas de transfert — du
moins pas de transfert dans un setting qui permet de l’analyser.51 On est loin de la technique qui
51. Dans chaque enseignement il y a bien sûr du transfert dans la relation au maître à penser, et
c’est une bonne chose. J’ai défini mes positions quant à ce problème dans mon article
‘Hooglerarenmoraal. De wijnschenker en de pentiumprofessor’ [L’éthique de l’enseignement. Le
sommelier et le professeur au pentium] dans : G. Hutschemaekers & M. de Winter (dir.), De
veranderlijke moraal. Over moraliteit en psychologie [L’éthique en mouvance. Moralité et
psychologie], Nimègue, SUN, 1996, pp. 217-234.

240

LA CHAIR DE LA PASSION

permet à un sujet de trouver quelque chose de véridique sur lui-même.

De plus, un des aspects centraux de la cure, le dépassement de la tendance à idéaliser ‘le sujet
supposé savoir’, s’y voit rarement réalisé.

Au contraire, confronté à un professeur-analyste, on l’enjoint de trouver quelque chose que


d’autres méthodes ne parviennent pas à cerner. On cherche la plupart du temps un test ‘objectif’
pour vérifier la pertinence de ce qu’il prétend de son point de vue d’analyste. Si la psychanalyse
ne se plie pas à ce jeu du meilleur devin, elle est souvent rejetée sans plus, le moteur du transfert
intensif mais contrôlé manquant pour aller plus loin. Nous nous trouvons donc fort loin du divan
où l’analysant finit par accepter de ne pas trouver le ‘pourquoi’ final de ce qu’il est devenu, où il
doit se résigner à ne plus rejeter la faute sur autrui, et où il accède une certaine conscience — qui
est surtout de l’acceptation —

pour gagner un peu plus de liberté.

Faut-il donc éviter de mêler psychanalyse et enseignement ? La psychanalyse, me dira-t-on, ne se


cantonne pas toujours au divan et il existe une vaste littérature d’interprétation psychanalytique
de textes et de faits culturels, faits religieux compris. Est-ce à tort ? Personnellement, je trouve la
psychanalyse sauvage fort critiquable, mais j’admets que toutes les tentatives de psychanalyse
appliquée ne sont pas à pros-crire. L’essentiel est qu’on essaie de provoquer une réflexion
personnelle chez le lecteur ou l’auditeur et qu’on lui fasse percevoir toute la différence entre
l’objectivité illusoire de celui qui croit être complètement détaché de l’objet qui le fascine, et
l’objectivité vraie de celui qui allie sens critique et questionnement quant à son propre désir de
savoir.52 En ce qui concerne la flagellation et la façon dont un professeur peut en parler, on ne
peut montrer à l’étudiant ou au lecteur son propre désir et lui faire déchiffrer pourquoi, à partir de
son histoire particulière, il a été accroché par ce phénomène. Donner des exemples où la
flagellation s’est inscrite dans une biographie particulière pourrait, au moins, lui offrir plusieurs
miroirs possibles et le convier à réfléchir.

Mais cela ne suffit pas. On ne transplante pas magiquement la motivation profonde de quelqu’un
qui se flagelle d’un cerveau à un autre. Il faut passer par les mots.53 Et c’est ici que se pose la
question 52. J’ai développé ma position à ce sujet dans : R. Kessler & P. Vandermeersch, God,
Biblical Stories and Psychoanalytic Understanding, Francfort, Peter Lang, 2001.
53. On ne saurait sous-estimer l’importance des œuvres de littérature à cet effet.
Malheureusement elle est peu abondante en ce qui concerne l’autoflagellation. Signalons le
roman de Paul Morand, Le flagellant de Séville, Paris, Fayard, 1951. La flagellation n’apparaît
qu’au premier chapitre et n’est pas organiquement reliée au le reste du récit, qui décrit
l’isolement et le doute d’un adepte espagnol de la Révolution française au moment de l’invasion
napoléonienne.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

241

de l’usage des termes psychanalytiques comme outils pour transmettre un savoir que d’autres
mots ne parviennent pas à transmettre.

Cette question dépasse de loin le problème ‘pratique’ de la relation à un analyste qu’on rencontre
hors cure. Il ne s’agit plus simplement —

si cela est simple — du fait que, hors de son fauteuil, l’analyste est presque toujours écouté à
partir de présupposés que le divan a justement pour but de faire dépasser. Il y va, plus
fondamentalement, du statut épistémologique des concepts psychanalytiques. Peuvent-ils servir à
faire connaître, ou simplement faire voir, des choses qu’il ne peut percevoir sans leur aide ?

Pour la flagellation, la réponse est oui et non. La sexologie, nous l’avons vu, mentionne le fouet
pour prouver qu’ ‘il y a’ du sadomasochisme. Qu’est exactement ce sadomasochisme ? C’est
qu’il y a de la flagellation et, peut-être, autre chose. Derrière elle, en arrière-fond, on croit voir
‘quelque chose’ de plus vaste, et ce ‘quelque chose’ est dangereux, perturbant ou fascinant. Le
terme de ‘sadomasochisme’, qui essaie d’avoir prise sur ce ‘quelque chose’, devient vite un
terme moral.

Il essaie de conjurer le danger vaguement pressenti. Il indique la frontière entre le normal et le


pathologique à partir de la vague suggestion que la flagellation s’inscrit dans un ensemble plus
vaste.

Quand la psychanalyse reprend le terme de sadomasochisme, elle le fait de deux manières, qu’il
faut bien distinguer. D’abord, Freud introduit une perspective philosophique : ‘spéculation, une
spéculation remontant souvent bien loin’.54 Est-ce grave ? Non, mais ce point de vue
philosophique, explicité sur une ou deux pages seulement, n’est pas de l’analyse. Ensuite, les
successeurs de Freud, qui prétendent rester dans l’analyse, introduisent le prégénital pour
expliquer un certain nombre de phénomènes, dont le masochisme qui a acquis entre-temps droit
de cité de la façon autoréférentielle que nous avons indiquée. Chez eux, il faut distinguer la
pertinence d’étudier les couches les plus primitives du psychisme et la façon dont les concepts
tentant d’exprimer ces niveaux-là peuvent véhiculer de l’information pour autrui.

L’attention que les successeurs de Freud ont apportée à ces couches les plus primitives du
psychisme a certainement permis de mieux cerner certains problèmes psychologiques et de
développer d’autres types d’interventions psychothérapeutiques que l’analyse classique de Freud.
Ce qui se passe à ce niveau psychologique profond ne s’observe pourtant pas directement. Pour
donner un exemple devenu trivial : les kleiniens différencient des éléments ‘bon sein’ d’éléments
‘mauvais sein’

54. S. Freud, ‘Jenseits des Lustprinzips’ (1920), G.W. XIII, p. 23; trad. fr.: ‘Au-delà du principe
de plaisir’, Œuvres Complètes, vol. XV, p. 295.

242

LA CHAIR DE LA PASSION

pour parler des mécanismes primitifs qui ont formé les toutes premières traces de conscience
entre un moi et un non-moi ; ils estiment que ces

‘pensées’ encore très proches d’expériences corporelles travaillent toujours au fond de nous-
mêmes quand nous pensons de façon très élaborée et qu’elles peuvent éventuellement nous
leurrer. Cela ne veut pas dire que ce bon-sein ou ce mauvais-sein peut être perçu ou atteint
directement par une intervention thérapeutique. Mentionnons simplement les efforts de W. Bion
pour trouver une formulation adéquate à ces strates qui sont bien en deçà du langage et de la
pensée transmissi-ble. Nous rejoignons là le débat actuel sur la compatibilité de la théorie de M.
Klein avec l’orthodoxie freudienne et avec le lacanisme.

Pour ma part, je reconnais volontiers que certaines intuitions sont intéressantes dans la
conception kleinienne. Freud avait d’ailleurs montré la voie quand il distinguait un surmoi
sadique et un moi masochiste — entités que l’on ne peut observer directement mais qui attirent
notre attention sur des types différents de psychologie : celui qui n’en fait jamais assez et celui à
qui un rien suffit pour qu’il s’affiche comme quelqu’un ‘qui ne sait pas’. Je ne veux pas
m’immiscer ici dans le débat de savoir si une technique thérapeutique a le pouvoir de viser
directement ces couches précoces du psychisme et, si oui, si on peut corriger de cette façon les
structures qui se sont ajoutées plus tard sur ces bases primitives.55 Mais je ne vois pas quelle
connaissance ou quel gain les concepts désignant les structures pré-œdipiennes56 peuvent
apporter, hors cure, à celui à qui on les adresse.57

J’ai donc préféré, très classiquement, en appeler implicitement aux structures psychologiques
élaborées — et au surmoi — des étudiants et des lecteurs en leur racontant comment la
flagellation s’est installée 55. Je voudrais quand même dire d’où vient mon irritation. J’ai trop
entendu le cliché :

‘Si j’ai des difficultés sexuelles, mes vraies difficultés ne se situent pas à ce niveau. Tout vient de
ma mère et de qu’elle m’a fait pendant ma prime enfance’. On dépossède ainsi trop souvent les
analysants de leur responsabilité propre en leur faisant rejeter la responsabilité sur d’autres et
cultiver le mécanisme de la paranoïa. Cet exemple est d’ailleurs éculé pour certaines écoles
psychanalytiques. Aux Pays-Bas beaucoup d’analystes ne se gênent pas pour dire qu’il n’y a plus
de problèmes sexuels de nos jours, et que les vrais problèmes se situent à un niveau plus profond.

56. Que les lacaniens me pardonnent cet horrible mot, mais la façon dont ils parle de la

‘chose’ me semble tout aussi peu appropriée pour l’emploi de la psychanalyse hors cure.
57. Ma critique s’adresse là à la psychologie de la religion de mouture anglo-saxonne.

Celle-ci rappelle sans cesse le petit ours de Winnicott ( Playing and Reality, Londres, Tavistock,
1971) si sécurisant pour l’enfant et symbolisant l’ ‘espace transitionnel’ qui serait aussi l’espace
de la religion. Outre de savoir si c’est la religion dans toutes ses dimensions qui est envisagée là
(la religion n’est pas seulement sentiment de sécurité), on peut surtout se demander si ces
théories ne sont pas entendues d’abord par le surmoi du sujet, et donc, sans qu’on s’en rende
compte et sans qu’on en parle, comme un renforcement ou une sape des obligations ou des
interdits contenus dans le surmoi.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

243

dans l’histoire culturelle qui est la leur. J’ai suivi un processus analogue à pratique du divan qui
commence par une analyse du surmoi :

‘Pourquoi ne fait-on pas ceci, qui vous appris cela, etc. ?’ On évoque ainsi l’histoire personnelle
et familiale du sujet, avec ses agendas secrets et refoulements transmis d’une génération à
l’autre. Dans les marges et remuées par cette démarche, des couches plus profondes du
psychisme se mettent alors à résonner. Sur le divan, elles deviennent accessibles, au moment du
moins où cette masse mouvante qui s’appelle ‘je’ s’est suffisamment affermie pour ne pas se
laisser submerger.

Mais envers un étudiant, ou un lecteur, l’emploi d’une terminologie renvoyant à des structures
profondes donnerait l’illusion qu’on parle véritablement de ‘choses’ qu’on peut désigner
clairement. Ce serait de la supercherie et cela occulterait la leçon austère de la psychanalyse :
qu’on ne peut faire l’économie du long chemin requis pour assumer son passé.

C’est la raison pour laquelle, en analyste, j’ai choisi résolument d’insérer le récit de ce que
transmet la tradition du christianisme occidental à propos de la flagellation dans le contexte de la
spiritualité de la souffrance. Cette promenade n’était pas innocente pour autant. Jetant les yeux à
droite et à gauche, j’ai fait remarquer ce qui, dans les marges, me semblait curieux. J’ai suggéré,
parfois, certains rapports ou certaines concomitances. Celui qui, obstinément, ne veut pas
renoncer au sujet supposé savoir, me reprochera de garder le vrai savoir pour moi et de ne pas
vouloir dire ce que je vois ou suspecte vraiment en profondeur.

Il a tort. J’ai dit ce que je voyais et me suis arrêté lorsque je ne savais pas ou que j’estimais que
le reste relevait de la façon très individuelle dont les individus font leur vie à partir des us et
coutumes qu’ils trouvent sur leur chemin. Et je suis sûr qu’en rassemblant le tout sous
d’illusoires schémas et formules, je n’aurais apporté qu’un faux savoir et j’aurais empêché une
résonance psychologique vraie.

Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse approfondir le sujet dans une optique philosophique ou
qu’on doive s’abstenir de jugements de valeur. En ce qui concerne ce dernier point, en tant
qu’individu concret qui en sait trop peu mais qui est obligé à prendre des décisions dans sa vie,
j’interviendrai en postface. Abordons déjà le premier point, à savoir ce que cette histoire de la
flagellation nous apprend des relations entre corps et religion, tout en gardant à l’esprit que si
nous entrons dans ce qu’on appelle communément la ‘métaphysique’, se pose à nouveau le
problème de ce que les mots y désignent exactement et du support transférentiel de l’énonciation.

244

LA CHAIR DE LA PASSION

Vers une métaphysique du corps

Métaphysique et métapsychologie ne sont pas la même chose, tout comme philosophie et


psychanalyse se distinguent. Admettons. Mais si c’est un truisme, pourquoi faut-il si souvent le
répéter ? Ne sert-il pas à autre chose, à enfermer les deux discours dans un monde propre, sans
être acculé à confronter ce qui est chaque fois dit sur la même réalité ?58 N’est-ce pas, comme
M. Foucault l’a indiqué dans son Ordre du discours,59 immuniser une conception de la réalité en
la contrebalançant par une autre sans devoir confronter les deux discours ? S’il ne faut pas mêler
métapsychologie et métaphysique, c’est parce qu’il faut se rendre compte des différents
présupposés qui sous-tendent les deux discours, non parce qu’ils parleraient d’ ‘autre chose’.

Mais venons-en directement au corps. J’ai souvent été frappé par le fait que des philosophes
d’origine catholique étaient tentés d’asseoir leur réflexion métaphysique sur l’expérience du
corps. Contrairement à ceux qui, comme E. Kant ou E. Levinas, partent de l’éthique pour y
découvrir une trace de l’absolu, des penseurs comme M. Heidegger, M.

Merleau-Ponty, M. Serres et M. Foucault découvrent dans l’intrication de ce que nous appelons


esprit et de ce que nous appelons matière, une épaisseur pleine de sens.

Dans la première partie de son œuvre et plus précisément dans la première partie de L’être et le
temps, 60 Heidegger définissait ‘l’être-là’

( Dasein) de l’homme comme l’existence d’un conquérant de la nature qui donne du sens à ce
qu’il trouve. Puis il renversa la perspective. Dès L’origine de l’œuvre d’art (1935)61 il conçoit
l’homme comme celui qui révèle un sens préexistant, un sens mouvant qui évolue d’époque en
époque. L’homme doit se conduire en instrument docile pour que ce sens préexistant se
manifeste. Il n’est plus le Seigneur, mais le gardien de l’être. Sans l’homme, rien n’existe
vraiment, rien ne trouve sa place dans un contexte qui fait ‘sens’ : Heidegger reste fidèle à
l’intuition du début de son œuvre par laquelle il s’opposait à la conception scientiste et
technocrate. La foi du scientiste se berce de l’illusion que, grâce à la technique, on peut faire ce
qu’on veut des ‘choses’ et qu’une vie

‘sensée’ découlerait de cela. Mais dans la seconde partie de son œuvre, 58. J’ai écrit sur ce sujet
un petit livre en néerlandais, Ethiek tussen wetenschap en ideologie [L’éthique coincée entre la
science et l’idéologie], Louvain, Peeters, 1987.

59. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

60. M. Heidegger, Sein und Zeit, Halle/Saale, Niemeyer, 1927; trad. fr.: L’être et le temps, Paris,
Gallimard, 1964.
61. M. Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerkes, plusieurs rééd. dont Stuttgart, Reclam, 1960;
trad. fr.: De l’origine de l’œuvre d’art, Paris, Authentica, 1987.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

245

Heidegger fait un pas de plus. L’activité de donation de sens ne vient pas de l’autonomie de
l’homme. L’absolu est présent dans l’enracinement de chaque existence humaine, dans les
possibilités inclues dans le contexte historique où elle est née, dans les choix éthiques qui
s’imposent à elle, et dans la corporéité qui l’enracine dans la matière.

C’est surtout cette corporéité qui nous intéresse ici — peut-être parce qu’une lassitude envers les
grands mouvements politiques s’est installée,62 mais aussi et surtout parce que c’est par ce biais
que nous entrevoyons un lien avec le masochisme. Avec cette réflexion sur le corps nous
retrouvons les trois autres philosophes mentionnés.

M. Merleau-Ponty, qui a dédié la majeure partie de son œuvre à une réflexion sur la perception,
la termine par un livre inachevé sur la chair, cette mystérieuse interaction entre moi et non-moi
au niveau de la matière.63 M. Serres prolonge cette interrogation dans un essai fulgu-rant, Les
cinq sens, où il imagine comment nous percevrions le monde si nous pouvions privilégier un des
quatre autres sens que la vision. Cet essai consacre des pages sublimes au Sauternes. Le raisin
abandonné à la pourriture noble est comparé au sang du Christ pendant la messe catholique —
sang mystique, tout or, car c’est le vin blanc qu’on y emploie, tandis que les protestants utilisent,
pour la cène, le vin rouge

— aux Pays-Bas en tout cas.

Quand le nectar saisit si fort le nez qu’on hésite à ouvrir la gorge, la sensation de volupté touche
au sacré, et on se demande comment le souvenir d’une mise à mort si cruelle a pu se
transsubstantier sous cette forme. Et, même si son œuvre privilégie à première vue le regard, on
ne peut que penser ici à M. Foucault. Non pas l’auteur tel que l’ont reçu les sciences sociales
anglo-saxonnes ou les polémiques françaises sur le ‘grand renfermement’, mais à celui qui, dès
L’ histoire de la folie, a pressenti que tout sens vient d’un corps à corps primitif d’où la violence
n’est pas absente. Bien que le philosophe ait récusé, plus tard, son adhésion à une expérience
fondamentale de la folie en deçà de tout conditionnement culturel, on peut se demander au vu de
la dernière partie de son œuvre si l’idée primitive n’était pas plus essentielle qu’il ne l’a admise.

L’ Histoire de la folie repose sur cette idée : au plus profond de nous-mêmes, une violence donne
à notre corps — si c’est encore le nôtre — une expérience primordiale de sens. C’est cette
expérience qui transparaît dans la folie et c’est elle que la pensée classique, celle de 62. Nous
nous référons à P. Sloterdijk, Kritik des zynischen Vernunft, Francfort, Suhrkamp, 1983.

63. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

246

LA CHAIR DE LA PASSION
Descartes, a voulu exclure pour donner l’illusion que la rationalité pouvait trouver son
fondement en elle-même. Foucault n’est plus là pour nous dire s’il a vraiment récusé cette idée
ou si elle s’est sour-noisement glissée dans Les aveux de la chair, livre dont il n’a pas voulu
laisser paraître le manuscrit. Et si, au-delà de nos confessions sexuelles bien catholiques et au-
delà de notre volonté de savoir, se profilait le corps d’un dieu souffrant, dans lequel notre corps
veut se fondre ?

Au moment où je relis mon manuscrit, paraît ce livre de M. Henry : Incarnation. Une


philosophie de la chair.64 C’est une relecture du mouvement phénoménologique dans laquelle
l’auteur développe la thèse que ce qui est propre au christianisme et le distingue radicalement de
la pensée grecque, est le concept d’Incarnation. C’est l’idée sur laquelle les Pères de l’Église ont
énormément insisté, mais elle leur était difficile à formuler, tant la terminologie reprise aux
Grecs était revêche à ce genre de pensée. Henry maintient pourtant que l’intuition sous-jacente
mérite d’être préservée, quitte à refaire la phénoménologie, car c’est à partir du ‘Verbe s’est fait
chair’ (Jean 1, 14), accepté pleinement, qu’on peut comprendre pourquoi Incarnation, Révélation
et Salut ne font qu’un.

Jetant un regard rétrospectif sur la spiritualité de la Passion au cœur de laquelle la flagellation a


pris place, notons un curieux tournant dans ce qui a trait à la conception du corps et à la
métaphysique dans l’histoire du christianisme occidental. Tout en créditant M. Henry d’une
analyse pointue de la théologie des premiers siècles — en insistant peut-être plus que lui sur
l’importance de l’érotisme platonicien qui nuance le dualisme imputé aux Grecs — il faut quand
même remarquer un curieux virage vers le douzième siècle.

D’une part — nous en avons déjà parlé — c’est à ce moment-là que la personne du Christ a été
revêtue d’un corps bien plus humain qu’auparavant. De plus, ce corps devint souffrant. L’homme
de douleurs fit son apparition et, avec lui, le désir du fidèle de communier à ce corps souffrant.
C’est donc, pour employer un terme qui, faute d’expliquer le phénomène, permet de le
distinguer, le vécu masochiste qui s’installa comme accès à l’absolu.

D’autre part, le douzième siècle est aussi celui où Aristote, qui n’avait jusque là pas joué de rôle
en théologie chrétienne, fait son entrée. Il remplace Platon sur qui la théologie du premier
millénaire s’était appuyée. Les manuels de philosophie nous ont si souvent répété que ce sont les
Arabes qui nous ont amené Aristote que nous oublions 64. Paris, Seuil, 2000.

SEXOLOGIE, PSYCHANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE

247

de nous demander pourquoi il a été si bien reçu. Il est vrai qu’on ne lisait plus guère le grec et
que ce n’est qu’à la Renaissance qu’on a retrouvé le texte du Banquet de Platon. Mais pourquoi
Aristote ? C’est pourtant sur sa pensée que s’est élaborée la métaphysique scolastique.

Chez Aristote, le corps est bien présent et c’est un corps joyeux, bien terrestre, sans mystère. Il
n’est pas apte à l’idée de l’incarnation chère à M. Henry, mais pas apte non plus à étayer une
spiritualité de corps souffrants et communiant l’un à l’autre. Le corps chez Aristote est plein de
possibilités qui ne demandent qu’à être déployées. Ce corps ne fait qu’un avec son esprit. C’est
ainsi que la scolastique le concevra à son tour. L’âme n’étant que le nom qu’on donne au fait que
le corps vive, ce sont aussi les possibilités spirituelles qui demandent à être réalisées, la plus
importante étant la pensée. C’est sur cette conception que s’appuie la preuve de l’existence de
Dieu selon Thomas d’Aquin.

L’homme ayant été créé et le désir de connaître étant inscrit dans la nature humaine, la possibilité
de réaliser ce désir doit exister et il ne saurait être assouvi avant d’atteindre la cause ultime de
toutes choses, donc de connaître Dieu...65 Ainsi va la logique scolastique, et les discussions à
son sujet concerneront essentiellement la question de savoir si cette cause première que la pensée
doit pouvoir atteindre est vraiment ‘ce que tous appellent Dieu.’66

On le voit : cette pensée métaphysique se développe sur un tout autre registre que la spiritualité
qui se nourrit d’un corps à corps avec la divinité. On peut se demander si l’incommensurabilité
de ces deux discours, qui dissertent parallèlement sur le même absolu, n’a pas pour but
d’occulter le corps souffrant divinisé. Et ces deux discours concernant l’absolu ne se rejoindront
pas avec la modernité. La Réforme, après une première hésitation, rejettera la scolastique et
insistera sur la nature même de l’acte de foi qu’elle voudra dissocier d’un acte de pensée.

Descartes, lui, installera un dualisme radical entre le corps et l’esprit, un dualisme bien plus
radical que celui de Platon, et il ne laissera à la passion aucun pouvoir de révélation de l’absolu.
Quant à la théologie catholique de la Contre-Réforme, elle évitera la plupart du temps les
questions essentielles sur la nature de la foi et de la grâce, laissant à une spiritualité coupée de la
théologie le soin d’accompagner la dévotion à la Passion.

Et, entre-temps, on a continué de se flageller d’une part, de se discipliner de l’autre. Par passion,
par habitude, par devoir... jusqu’à ce que, 65. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae,
quaest. 3, art. 8.

66. Ibid., Ia, quaest. 2, art. 3.

248

LA CHAIR DE LA PASSION

soudain, le bras suspendu en l’air, on se soit demandé ce qu’on faisait là.

Une occasion d’arrêter ici la réflexion ? Ou faut-il se pencher sur ce corpus oublié de la tradition
chrétienne qui comprend non seulement la flagellation, mais aussi les mortifications,
confessions, méditations, récollections, exaltations, hystéries — c’est-à-dire tout un vécu du
corps qui dépasse l’histoire religieuse au sens étroit que nous lui donnons, car il a aussi influencé
l’expérience de l’homme et de la femme de l’Occident sécularisé ? Et sans doute y aurait-il
moyen d’aller plus loin que nous l’avons fait, puisque nous nous sommes bornés à en faire
l’histoire en espérant qu’elle trouvera un écho chez le lecteur. Pourrait-on, par exemple,
reprendre le projet métaphysique en mettant le corps souffrant en avant et en creusant le concept
de masochisme ?

Peut-être, et le coup vaudrait sûrement d’être tenté. Mais n’oublions pas notre questionnement à
propos du statut des concepts psychanalytiques. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de métaphysique
qu’on pourrait les utiliser tels quels et que les avertissements que nous avons lancés à leur propos
ne vaudraient plus. Il faudrait, peut-être, transposer la réflexion critique concernant les concepts
psychanalytiques au statut des concepts métaphysiques eux-mêmes. Plus particulièrement, il
faudrait tenir compte du fait que les deux ne font pas seulement problème dans leur façon de
véhiculer de l’information, mais aussi du fait qu’ils ne font sens que dans un discours sous-tendu
par du transfert. Mais ce serait là l’objet d’un autre livre.

POSTFACE

SAN VICENTE ET BRUGES

Après ces réflexions théoriques, revenons à ce qui a motivé cette étude.

C’est le moment de reconnaître qu’une destinée cachée, liée à mon histoire personnelle et
familiale, m’y a peut-être conduit. D’un côté, le petit village de San Vicente de la Sonsierra,
perché sur sa butte sous le balcón de la Rioja, où je suis arrivé, je n’ose plus dire par hasard, le
vendredi saint 1994. De l’autre côté, la ville de Bruges où, dès ma prime enfance, j’ai connu la
procession du Saint Sang. J’y ai souvent participé comme figurant, parmi le peuple qui devait
répondre à Pilate quand il tentait de libérer Jésus : ‘Que son sang retombe sur nous et sur nos
enfants’. Je suis issu de deux familles distinctes, dont j’ai toujours eu du mal à distinguer les fils
entrecroisés par de multiples mariages, les Vandermeersch et les van der Mersch, dont
l’orthographe en un, deux ou trois mots a fluctuée aux hasards de la plume de l’officier de l’état
civil.

Des Vandermeersch, je revois, dans mon enfance, l’arbre généalogique long de plus de deux
mètres et dessiné par une tante ou cousine lointaine, qui commençait par un Pierre
Vandermeersch, bailli de Bruges de 1343 à 1370. La devise, faite d’inversion de lettres, disait

‘mensch wree aerd’, l’homme est de nature libre. Maintenant, je sais que cet ancêtre bailli a dû
avoir maille à partir avec tous ces flagellants venant de Bruges et présentant leurs statuts au
chapitre de la cathédrale de Tournai.

Chez les van der Mersch, je revois encore une relique de la Croix du Christ posée sur la
cheminée de la chambre à coucher chez ma grande-tante à Ypres, où j’ai souvent séjourné quand
j’étais enfant. De cette branche-là, je me rappelle le portrait du généralissime qui a chassé les
Autrichiens en 1789 et qui a permis ainsi de fonder la République des États Belgiques-Unis. Il
fut emprisonné lorsque les réactionnaires eurent pris le pouvoir : ce fervent adepte des idées de la
Révolution française n’était plus utile. Sa famille a ensuite produit plusieurs évêques et hommes
d’Église, qui ont pour la plupart tiré la leçon de ce retour de fortune et se sont évertués à
restaurer la bonne pensée. Ils ont

250

LA CHAIR DE LA PASSION

œuvré pour un catholicisme assez mièvre et renfermé, dont ils jugeaient qu’il serait utile à l’ordre
établi.1 Est-ce par réaction ou pour rétablir l’équilibre que j’ai toujours conjugué religion et libre
pensée et que je reste convaincu qu’il n’y a pas de foi véritable sans un brin de scepticisme ?
On comprendra que le rapprochement de l’histoire de San Vicente et celle de Bruges m’a de plus
en plus passionné. Les confrères de la Vera Cruz de San Vicente en sont les initiateurs : ils m’ont
demandé si leur coutume pouvait avoir un lien de parenté quelconque avec le culte du Saint Sang
à Bruges. Je suis alors allé voir l’archiviste de l’archi-congrégation du Saint-Sang, un digne
psychiatre, qui m’a affirmé n’avoir rien trouvé dans les archives qui permette de croire que les
premiers membres de cette très aristocratique confrérie se soient flagellés. A-t-il raison ? Arrivés
en fin de notre exploration, mettons en parallèle ce que nous savons des deux histoires et voyons
ce que pourrait produire une reconnaissance mutuelle.

Du côté de San Vicente

D’après l’histoire reçue, que nous avons déjà mentionnée, l’existence le la Cofradía de la Vera
Cruz de San Vicente est issue de la participation du village à la première croisade. Des villageois
avaient pris part à la prise de Jérusalem en 1099, où ils étaient entrés par la piscine Probatique
sans subir de pertes. En reconnaissance pour la protection de la Vierge, un ermitage avec une
église romane, qui existe toujours, fut érigé en 1136 à quelques kilomètres au nord du village :
Nuestra Señora de la Piscina. Une relique de la Sainte Croix, qui aurait été ramenée de la
croisade, y aurait été vénérée. La confrérie de la Vraie Croix serait née là, pour se propager
ensuite dans la péninsule ibérique.2 La flagellation tirerait donc son origine de la vénération
d’une relique de la croix du Christ.

Ce récit est fondé sur le testament de Don Ramiro Sanchez (†1116), qui n’a jamais renoncé au
titre de roi de Navarre, bien que la couronne lui ait échappé quand son oncle Sancho le Noble
(roi de 1054-1076) a été assassiné et que les rois de Castille et d’Aragon ont profité de 1. Voir
Fr.-M. van der Mersch, La Révolution belgique. Chronique d’une famille entre France et
Flandres, Bruxelles, Racine, 2000.

2. Roberto Sáenz Sierra, Los Picaos de San Vicente de la Sonsierra, Barcelone, (G.

Cromotrip), 1977.

SAN VICENTE ET BRUGES

251

l’occasion pour accaparer le royaume et se le partager.3 L’original de ce testament n’existe plus,


mais une copie est conservée dans le cartu-laire de l’abbaye de Nájera.4 Notons que cette
transcription à été faite à l’occasion d’un conflit, ce qui pousse à la prudence quant à l’exactitude
de ce texte. Commençons néanmoins à le lire.

Ramiro Sanchez demande à être enterré au monastère de San Pedro de Cardeña, proche de
Burgos, et il fait don à cette abbaye de toutes les reliques qu’il a rapportées de Jérusalem et dont
il dit qu’il les y a déjà déposées.5 Cela impliquerait que la relique de la Vraie Croix était déjà
dans cette abbaye. Le texte ne suggère donc pas qu’elle soit destinée à l’église de Santa María de
la Piscina qui reste encore à construire à ce moment-là. Elle n’apparaît d’ailleurs qu’en fin du
testament, sinon en codicille, car le texte fait suite à la formule ‘voilà le testament, mes dernières
volontés, que je fais de forme ferme et valide.’ Suit immédiatement : ‘En outre, mon cher abbé
Verilius, du reste de mes biens je te fais don du nécessaire pour que tu construises, en souvenir
de mon pèlerinage à Jérusalem, une église avec les domaines y attenant. Qu’elle soit une copie
de la piscine sacrée de Jérusalem, où j’ai trouvé, grâce à une révélation du Seigneur, une portion
de la Sainte Croix.’6 Une fois l’église édifiée, le lieu recevrait le statut de ‘case divise’ dont
l’abbé et ses successeurs seraient les seigneurs. C’est à propos de ce statut qu’en 1555 un litige
survint et qu’on demanda l’arbitrage de l’abbé de Nájera.

Cela donna lieu à la transcription du testament. Le testament original daterait du 13 novembre


1110 ;7 l’église aurait été terminée en 1136 et 3. Ce royaume s’appelait jusque-là ‘royaume de
Nájera’. Voir : J. García Prado, El reino de Nájera, Ochoa, Logroño, 4e éd., 1982 et Gl. Treviño,
Santa María la Real de Nájera, Barcelone, Escudo de Oro, 1998.

4. Qui se trouve actuellement aux archives nationales à Madrid.

5. ‘In Dei nomine Amen, notum sit cunctis Christi fidelibus, quod Ego Remirus Sanchez, Dei
gratia Rex Navarrae, Begorrae, Comes et Dux Cantabriae facio hanc Cartam mei testamenti et
ultimae voluntatis, existens meorum sensuum potens et intellectus qualia divinae misericordiae
placuit mihi conferre. Primum animam cunctarum rerum conditori Domino Deo commendo, qui
eam de nihilo misericorditer creavit, et quando spiritum meum susceperit, Corpus in hoc
Monasterio cum meo Cido, cum uxore castissima Elvira dilectissima Conjuge mea, et sorore, et
aliorum piorum Christianorum sepulchris terrae redendum mando, cui Monasterio illas Reliquias
mecum de Hierosolima portavi, ut ibi serviant Deo et Christianis relinquo.’ Madrid, Archivo
Historico Nacional, Codices, 105 B

(Cartulario de S. Maria la Real, Najera), 103R et 103V.

6. ‘Hoc testamentum, hanc ultimam voluntatem meam coram vobis venerabilibus Domino Verila
cognato meo Abbate Domino Santio Priore, et coram toto Conventu firma et valida instituo. De
bonis insuper relinquis meis commito tibi dilecto meo Domino Verile Abbati ut in honorem
peregrinationis mei in Hierosolimas Ecclesiam cum suo territorio, quem imaginem referat
piscinae Sacrae Hierolimitanae intra quam domino revelante Crucis Sacrae portionem inveni,
studeas fabricari’.

7. Un piège nous avait d’abord fait douter des dates telles qu’elles sont données par R.

Sáenz Sierra, Los picaos de San Vicente de la Sonsierra, p. 31. La transcription mention-

252

LA CHAIR DE LA PASSION

consacrée en 1137.8

Pour autant que nous puissions attacher foi à ce testament, il n’est en tout cas pas question de
vénération de la relique de la Sainte Croix à Santa María de la Piscina : les reliques avaient été
données à San Pedro de Cardeña où elles avaient été déposées plus tôt. Pourtant, le répertoire des
reliques de la Croix fait par A. Frolow ne mentionne pas d’exemplaire à Cardeña. Il y en avait
un, par contre, beaucoup plus près de San Vicente, à San Millán de la Cogolla.9 La curiosité m’a
poussé à aller voir sur place. Pour Cardeña, il ne reste rien qui puisse nous intéresser. Les troupes
de Napoléon ont tout pillé et incendié sur leur passage en 1814. Depuis lors, Ramiro Sanchez y
repose à nouveau en paix dans la chapelle funéraire restaurée, mais le reliquaire de la Sainte
Croix qui est encore en la possession de la communauté monastique, semble dater de bien plus
tard que de la première croisade : probablement de l’époque où les reliques de la Passion ont
inondé l’Occident. Pas de trace du testament. Seul élément qui pourrait s’y rapporter : le moine
qui a écrit l’histoire de l’abbaye en 1994 note que, pendant la période où Verilius a été abbé,
l’abbaye possédait deux ‘croix de bataille’, dont une était à Salamanque, tandis que l’autre était
toujours — à ce moment-là ! — à l’abbaye.10 Comme nous savons que les reliques de la Croix
étaient souvent portées au cou par les croisés pour se protéger, on peut se demander s’il ne
s’agirait pas de la relique laissée par Ramiro Sanchez. Peut-être... Mais la piste s’arrête là.

Quant à la relique de la Croix qui était dans le coffre de San Millán de la Cogolla, petit
monastère du haut ( de suso), charmant édifice mo-zarabe déclaré depuis peu patrimoine de
l’humanité par l’Unesco, son parcours semble également impossible à tracer. Le coffre lui-même
est probablement celui qui est exposé — vide — dans le grand monastère de Yuso, construit plus
bas dans la vallée. Dans le petit monastère de ne ‘les ides de novembre 1148’, mais à cette
époque on suivait en Espagne un calendrier différent. Il faut ajouter 38 ans pour passer des ‘era’
espagnoles à nos dates. Voir : A.

Capelli, Chronologia, cronografia e calendario perpetuo, 5e éd., Milan, Ulric Hoepli, 1983.

8. R. Sáenz Sierra, Los Picaos de San Vicente de la Sonsierra, p. 31.

9. A. Frolow, La relique de la Vraie Croix. Recherches sur le développement d’un culte,


(Archives le l’Orient Chrétien) Paris, Institut français d’Etudes byzantines, 1961, qui renvoie,
lui, à B. de Gaiffier, Les reliques de l’Abbaye de San Millán de la Cogolla au XIIIe siècle,
Analecta Bollandiana 53 (1935), pp. 90-100.

10. Fr. Dalmatico Ortiz Espinoza, Historia del Real Monasterio San Pedro de Cardeña, p.m.,
1994, p. 84 (consulté dans la bibliothèque de l’abbaye). On ne trouve, par contre, rien sur le sujet
qui nous intéresse dans un livre qui ne traite que de la fonction économique de l’abbaye : S.
Moreta Velayos, El monasterio de San Pedro de Cardeña. Historia de un dominio monástico
castellano (902-1338) (Acta Salmanticensia, Filosofía y letras 63), Salamanque, Universidad de
Salamanca, 1971.

SAN VICENTE ET BRUGES

253

suso, une plaque commémorative bien vieille, qui ne survivra probablement pas aux travaux de
restauration, mentionne que l’ermite du lieu s’y flagellait avec assiduité. Lointain souvenir d’un
fait historique ou, de nouveau, projection dans un passé mythique de la discipline qui est née plus
tard ? Et de nouveau : la piste s’arrête là.

S’est-on flagellé dès l’érection de Santa María de la Piscina ? Rien ne permet de le dire. On peut
continuer à conjecturer en grimpant sur la colline à côté de la petite église et en savourant les
mûres dont j’ai vanté la vertu en début de livre. Mais en tout cas, le seul élément solide que nous
ayons, même si des notes de comptabilité semblent dater de quelques années plus tôt, c’est la
règle de 1551, qui respire l’esprit de la Contre-Réforme et des jésuites.

Une autre énigme, notamment du point de vue psychologique, porte sur la date de l’instauration
de la pica, cette curieuse tradition qu’on ne se flagelle pas soi-même jusqu’au sang mais qu’on se
remette à un ancien du village pour qu’il perfore le dos meurtri afin de laisser s’é-

couler le sang des hématomes. Fruit de l’intuition profonde qu’au fond de l’expérience induite
par la flagellation il faut faire appel à l’autre pour qu’il restaure la singularité du sujet après que
celui-ci s’est fondu et perdu dans ce qui pourrait être de l’ordre du grand corps christique ?

La seule chose que nous savons, parce qu’elle apparaît dans le récit de voyage du poète flamand
É. Verhaeren et de son ami Dario de Regoyos, dont nous parlerons dans un moment, c’est que la
pratique existait déjà en 1890.

Il n’est pas sûr et même peu probable qu’on se soit flagellé dès l’érection de Santa Maria de la
Piscina près de San Vicente. On s’est, par contre, flagellé bien plus tôt à Bruges. On peut même
supposer que c’était le cas dans l’ancienne confrérie du Saint-Sang, même s’il semble saugrenu
d’imaginer les honorables membres d’aujourd’hui maniant le fouet.

Et du côté de Bruges

Passons donc à Bruges, où l’histoire des croisades est très présente. La légende rapporte qu’en
1145, Baudouin III, roi de Jérusalem, était de nouveau assiégé par les Sarrasins. Une nouvelle
croisade, la deuxième (1147-1149), fut prêchée par le pape Eugène III et par Bernard de
Clairvaux. À celle-ci participa Thierry d’Alsace, comte de Flandre (de 1126 à 1168), qui avait
épousé la sœur de Baudouin III. En remercie-ment pour son aide efficace, Thierry se serait vu
remettre par le patriarche de Jérusalem une relique du Saint Sang. Confiée aux soins de

254

LA CHAIR DE LA PASSION

son chapelain Léonius, l’abbé de Saint-Bertin, celui-ci l’aurait amenée à Bruges le 7 avril
1150.11

Cette légende ne semble pourtant pas fondée du point de vue des dates. Il n’y avait pas de
reliques du Saint Sang à Jérusalem et aucune source d’époque ne parle d’une entrée du Saint
Sang à Bruges. Jean d’Ypres, abbé de Saint-Bertin (de 1368 à 1383) raconte que son prédé-

cesseur Léonius (abbé de 1138 à 1163) aurait rapporté le Saint Sang à Bruges. Nous sommes
deux siècles plus tard, époque où la dévotion au Saint Sang est bien installée à Bruges. Tout
donne à croire que l’abbé a transcrit ce que la tradition avait inventé en y faisant jouer un rôle à
son prédécesseur. Il bénéficiait ainsi, lui qui allait régulièrement à Bruges récolter ses dîmes et
assister à la procession, d’une place de choix.

Dans son étude aussi fouillée et passionnante qu’un roman policier,12 N. Huygebaert arrive à la
conclusion que le Saint Sang a dû arriver à Bruges après la quatrième croisade (1202-1204), qui
se termine à Constantinople par la mise à sac de la ville. Baudouin de Flandre y est élu empereur
de l’Empire latin. Dans le flot des reliques qui, dès cette époque, submergent l’Europe, une des
nombreuses reliques du Saint Sang arrive à Bruges, on ne sait trop comment. En tout cas, sa
présence est attestée dès 1256, date où deux prévenus offrent de faire serment sur la relique.13

Si les historiens brugeois se sont surtout intéressés au Saint Sang, ils nous informent aussi sur la
dévotion à la Sainte Croix et sur le très grand nombre de reliques qui en ont circulé, dès avant
celles du Sang.

Un inventaire, fait vers 1300, des reliques de l’église collégiale Saint-Donatien, de nos jours
disparue, mentionne une relique de la Croix,14

et on peut penser que le nom du village de Sainte-Croix, aux portes de Bruges, renvoie à une
autre relique, car on y trouve une chapelle de la Sainte-Croix dès le onzième siècle.15 La
chapelle où le Saint Sang repose est appelée, dans les plus anciens documents, la chapelle de la
Croix.16 Quant à la date de la procession du Saint Sang, elle était fixée 11. J. Gaillard,
Recherches historiques sur la chapelle du Saint-Sang à Bruges, Bruges, à compte d’auteur,
1848.

12. N. Huyghebaert, ‘Iperius et la translation du Saint-Sang à Bruges’, Handelingen van het


genootschap voor Geschiedenis 1963, nr. 100, pp. 110-187, lu dans la traduction en néerlandais :
‘Iperius en de translatie van de Heilig-Bloedrelikwie naar Brugge’, dans : Het Heilig Bloed te
Brugge, Bruges, Jong Christen Onthaal voor Toerisme, 1990, pp. 19-78.

13. Ibid., p. 47.

14. Ibid., p. 46.

15. Ibid., p. 72.

16. Appelée de nos jours ‘Chapelle du Saint-Sang’, elle est une chapelle construite au-

SAN VICENTE ET BRUGES

255

à l’origine le 3 mai, jour de la fête de l’Invention de la Croix...

Pour Huygebaert une conclusion s’impose : il y avait à Bruges —

comme à beaucoup d’endroits — une dévotion à la Sainte Croix, et c’est dans son sillage que la
relique du Saint Sang est apparue. Le rôle de la seconde relique se confond avec celui de la
première avant de la supplanter. Huygebaert mentionne qu’en 1302, année où les Brugeois
défont l’armée du roi de France et recouvrent leurs libertés, la ville fait réaliser un nouveau sceau
officiel de la ville. Alors que les légendes d’alors nous parlent du bouillonnement du Saint Sang
au moment où les armées s’affrontent, ce n’est pas cette relique, mais celle de la Croix qui y
apparaît : Bruges adopte un lion couronné avec une croix pendant à la poitrine. On tient à la
relique du Saint Sang, mais on reste fidèle au symbole de la Croix.
Pourtant, le Saint Sang devenait de plus en plus célèbre. Quelques années plus tôt, en 1297,
quand on croyait encore se soumettre au roi de France, la ville de Bruges avait obtenu de
Philippe le Bel qu’il promette de ne pas toucher à la relique du Saint Sang. En 1302, une Bulle
de Clément V parle de la procession où, ‘depuis à peu près 7 ans, le bourgmestre, les échevins,
les magistrats et tout le peuple portent le Saint Sang en procession’. On y invite les prélats et les
dignitaires de toute la Flandre, comme le montrent par exemple les archives locales de 1331-
1332.17 La dévotion va grandissant. Et c’est dans ce contexte qu’en 1349 les flagellants de
Bruges arrivent à Tournai et y montrent leurs statuts pour y être approuvés...

Je ne sais pas si ces données convaincront les membres de l’honorable confrérie du Saint-Sang
de se flageller. On peut aimer et respecter la tradition, mais d’habitude on le fait à son avantage.
D’ailleurs, la vraie tradition, celle qui colle à la peau, est surtout celle des quelques générations
qui nous précèdent. Je ne sais pas ce que les confrères de Bruges y trouvent, mais dans mon
histoire à moi, je retrouve aussi bien le Saint Sang qu’un parti pris pour un catholicisme
bourgeois et bien discipliné.

La figure familiale ici est l’évêque de Bruges, François-René Boussen (1774-1848), appartenant
par sa mère à une autre branche des van der Mersch que le généralissime aux idées trop libres.
L’évêque avait bien compris que le peuple ne supportait pas la liberté mais voulait être séduit par
l’autorité.18 Il sera la cheville ouvrière d’une révolution mal comprise en France, où libéraux et
catholiques s’unissent pour se dessus de la chapelle Saint-Basile, place du Bourg à Bruges. Voir
ibid., pp. 68-73.

17. Ibid., p. 35.

18. Fr.-M. van der Mersch, La Révolution belgique, pp. 207-295. Voir aussi l’arbre généalogique
p. 540.

256

LA CHAIR DE LA PASSION

défaire des Pays-Bas du Nord et du roi Guillaume d’Orange en 1830.

Cette union entre catholiques et libéraux s’avérera finalement un ‘jeu de dupes’,19 et ceux qui se
retrouveront tout à fait isolés sont ceux qui avaient cru que les Lumières et la foi pouvaient aller
de pair. Boussen sera le promoteur du catholicisme populaire. Avec la fortune familiale il fera
construire l’escalier qui, aujourd’hui encore, mène à la relique du Saint Sang.20 Avec Boussen
nous entrons dans la Restauration catholique, qui est en somme un nouveau catholicisme, celui
qui se nourrit de dévotion et de culpabilité, celui qui admire ce qui est petit, qui exalte le bon
curé d’Ars et la petite sainte Thérèse et qui se sent gêné quand on lui rappelle le temps des abbés
libertins érudits. Où sont passés les Montaigne et les Gassendi ?

Peut-être à l’Élysée, loué puis acheté de 1797 à 1805 par Antoine Hovyn, beau-frère de Pierre
van der Mersch, cousin du généralissime, pour en faire un centre d’attractions payantes avec
bibliothèque, salons de conversations, dégustations de glaces, démonstrations de montgolfiè-

res, conférences scientifiques ; et à Royaumont, propriété de la même famille de 1815 à 1864, où


on jouait du théâtre et même de l’opéra, Les puritains de Bellini par exemple.21 C’est là qu’un
prélat qui jouera un rôle décisif dans la déclaration de l’infaillibilité papale, François de la
Bouillerie, s’amourachera de la charmante Élise van der Mersch et lui dédicacera ce poème :22

Ô mon Élise, mon Élise

Et chacun se raille de nous

Quand sur le pavé d’une église

nous allons prier à genoux.

Sourions et évitons à tout prix un malentendu. Si j’ai une sympathie énorme pour les picaos de
San Vicente et si j’admire leur esprit de liberté quand ils maintiennent en vie un rituel curieux
venant de loin, je n’ai aucune sympathie pour ceux qui abusent de la timidité et de la fragilité de
certains jeunes pour exploiter leur culpabilité. Nous assis-tons, de nos jours, à une piètre reprise
de la politique religieuse de la fin du dix-neuvième siècle. D’une part, les Églises — pour ne pas
nous limiter au catholicisme romain — se cramponnent à la religion populaire et au moralisme
étriqué au lieu d’assumer leurs traditions théologiques avec les interrogations intellectuelles
qu’elles comportent. D’au-19. Ibid., pp. 207-295.

20. Ibid., pp. 273-274.

21. Ibid., pp. 297-402.

22. Ibid., p. 338.

SAN VICENTE ET BRUGES

257

tre part, l’anti-cléricalisme et la libre pensée, souvent tout aussi mina-bles, répètent le scientisme
éculé d’il y a un siècle et se croient les hé-

rauts des Lumières parce qu’ils attaquent des formules dogmatiques prises à la lettre. Les deux
positions encensent la même idole qui n’a plus lieu d’être et prennent la fuite devant le vrai
problème religieux : celui du respect du sacré qui ne se révèle qu’au vrai sceptique, à celui qui
est heureux en étant tolérant, qui sait prendre les décisions quand il le faut et qui est
reconnaissant à Celui qui lui donne la force de douter quand c’est nécessaire.

Quand j’essaie de comprendre pourquoi il est si malaisé d’asseoir un catholicisme libre, éclairé,
jouisseur — ce catholicisme brueghélien que les Hollandais nous attribuent, mais avec l’intellect
en plus — je me rends compte qu’il faut élucider comment cette culpabilité sourde s’est infiltrée
dans le Plat Pays. Pour rester dans la famille, je relis les romans de Maxence Van der Meersch,
Masque de chair par exemple, paru après la mort de l’auteur, et je suis effaré. Quelle culpabilité,
quelle complaisance à étaler une déchéance qui ne devrait pas en être une, une homosexualité qui
ne s’assume pas, pour affirmer à la page finale :23
Cette ruine calcinée, ce voleur, cet ivrogne, cet adultère, cet incestueux, ce détraqué, ce
pédéraste, ce dépravé, ce monstre, irrémé-

diablement voué à son vice sauf un miracle de la grâce, qui en voudrait encore ? Il n’y a plus que
Dieu pour accueillir cette épa-ve ? Il y a encore Dieu. Personne ne descendra jamais trop bas
pour Dieu.

D’autres auteurs ont exploité la même veine, celle de la noirceur de l’âme qui fait resplendir
d’autant plus la grâce divine : G. Bernanos, Fr.

Mauriac, J. Green... Mais je suis bien plus touché quand la voix sort des brumes de Flandre, et je
suis comme foudroyé quand, arrivant à la fin de ce livre, je trouve dans un ouvrage attribué au
poète flamand É.

Verhaeren (1855-1916), l’ España negra (1899), la description de la flagellation de San Vicente.


Texte longtemps ignoré parce qu’il n’existe qu’en espagnol, il se présente comme la traduction
des notes de voyage de Verhaeren par son ami Dario de Regoyos (1857-1913), peintre espagnol
qui connaissait Bruxelles tout comme Paris.24 Verhaeren venait 23. M. Van der Meersch,
Masque de chair, Paris, Albin Michel, 1958, p. 190.

24. J. Waermoes, Émile Verhaeren, «el flamenco español», Bruxelles, Europalia, 1985; A.

García Minor, El pintor Dario de Regoyos y su época, Oviedo, Diputación de Estudios


Asturianos, 1958, pp. 91-101; J. Marx, Verhaeren. Biographie d’une œuvre, Bruxelles,
Académie Royale de Langue et de Littérature française, 1996, pp. 246-254.

258

LA CHAIR DE LA PASSION

de perdre son père en mars 1888. Pour le distraire, De Regoyos lui pro-posa de visiter l’Espagne
et celui-ci accepta. Le voyage eut lieu en juin-juillet 1888. Les deux compères voulaient trouver
tout ce qu’il y avait de plus obscur dans l’âme espagnole et étaient fascinés spécialement par le
culte du sang et de la mort. Le livre se termine par la description de la flagellation à San Vicente
et mentionne la pica, qui existait donc déjà à ce moment-là. Le tout est illustré de belles gravures
de Regoyos, dont une des flagellants.25 Une des dernières phrases du livre dit littéralement :

Si quelqu’un veut voir une Espagne du Moyen Âge, qu’il aille un vendredi saint à San Vicente
de la Sonsierra et s’il veut se laisser piquer, qu’il entre dans la confrérie noire.

Ayant lu cela, je suis retourné aux textes du poète torturé qui rejetait le catholicisme oppressant
sans pouvoir échapper à son emprise, et j’ai lu avec une surprise grandissante le premier poème
du recueil Les débâ-

cles, datant de cette même année 1888 et dédicacé à De Regoyos :26

... Sois ton bourreau toi-même ;


N’abandonne le soin de te martyriser

À personne, jamais. Donne ton seul baiser

au désespoir ; déchaîne en toi l’âpre blasphème ; Force ton âme, éreinte-la contre l’écueil :

Les maux du cœur qu’on exaspère, on les commande ; La vie, hélas ! ne se corrige ou ne
s’amende

Que si la volonté la terrasse d’orgueil.

Sa norme est douleur. Hélas ! qui s’y résigne ?

— Certes, je veux exacerber les maux en moi.

Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi, Se torturaient avec une ferveur maligne,

Je veux boire les souffrances, comme un poison, Vivant et fou ; je cinglerai de mon angoisse

Mes pauvres jours, ainsi qu’un tocsin de paroisse S’exalte à disperser le deuil sur l’horizon.

Cet héroïsme intime et bizarre m’attire :

Se préparer sa peine et provoquer son mal,

Avec acharnement, et dompter l’animal

25. É. Verhaeren & Dario de Regoyos, España negra, (1ère éd.: 1899) Madrid, Taurus, 1963.

26. É. Verhaeren, ‘Dialogue’, dans : Œuvres I, Genève, Slatkine Reprints, 1977, pp. 67-68.

SAN VICENTE ET BRUGES

259

De misère et de peur, qui dans le cœur se mire

Toujours ; se redresser cruel, mais contre soi, Vainqueur de quelque chose enfin, et moins
languide Et moins banalement en extase du vide.

Tandis que le recueil se termine par :27

Et je voudrais aussi ma couronne d’épines !

Une épine pour chaque pensée, à travers

Mon front, jusqu’au cerveau, jusqu’au frêles racines, Où se tordent les mots et les rêves forgés

En moi, par moi. Ô couronne, comme une rage,


Comme un buisson d’ébène en feu, comme des crins D’éclairs et de flammes, peignés de vent
sauvage !

Et ce seraient mes vains et mystiques désirs,

Ma science d’ennui, mes tendresses battues

De flagellants remords, [...]

Et pourtant — exactitude historique oblige — il faut admettre que la description du rituel à San
Vicente ne vient pas d’É. Verhaeren lui-même. C’est De Regoyos qui a ajouté ce passage aux
notes de voyage de celui-ci28 tout en disant qu’il a souvent pensé à son ami, venu en Espagne
pour retrouver la joie de vivre grâce au soleil mais qui en est reparti plus triste qu’avant — disant
néanmoins que ce qui rend l’Espagne triste est aussi ce qui la rend si belle ! Et c’est pour aller au
bout de cette vision dépressive que De Regoyos décrit la procession de San Vicente, car
Verhaeren aurait pu y voir d’un coup toute l’Espagne noire qu’il aime et chante si bien.29

Et c’est peut-être là ce qui différencie, malgré leur similitude, l’Espagnol et le Flamand. Sous la
lumière brutale et parfois crue du Sud, l’intériorisation de l’agressivité ainsi que la fierté qui se
mue en respect pour Dieu — et pour Lui seul — osent se montrer sous leurs formes les plus
charnelles. Même si, dans la nuit, le sang devient noir et les ocres discrets, quelque part une
torche fait luire les ors de ce qui continue à vivre. La passion couve toujours sous les cendres et
elle n’a pas peur 27. Ibid., p. 111.

28. Notes qui avaient bel et bien été publiées dans la revue L’Art Moderne en 1888 et rééditées
dans ses Impressions, Première série, ‘Celui des Voyages : En Espagne’, Paris, Mercure de
France, 1926, pp. 191-225. Pour la rédaction d’ Espana negra, voir : J.

Waermoes, Émile Verhaeren, «el flamenco español», pp. 126-129.

29. ‘Y si para completarlo viniera a pasar un Viernes Santo en Rioja entonces sí que vería al
natural y de une pieza toda su ESPAÑA NEGRA tal como él la desea y la canta con su alma de
gran poeta.’ España negra, p. 80.

260

LA CHAIR DE LA PASSION

de se laisser raviver pour exalter la mélancolie. L’Espagne connaît, tout comme la Flandre, son
intériorité. Elle sait, aussi bien que sa sœur nordique, que l’Absolu ne se laisse pas saisir, mais
elle n’a pas peur de crier tout haut le nada ! de Jean de la Croix. Elle savoure le charme des
plaintes extatiques pour retrouver ensuite le juste milieu en laissant couler le tinto.

Les brumes de Bruges, pas tout à fait morte, n’aiment pas ce bruit.

C’est en silence qu’on y broie du noir ou s’y prépare, et si on file la dentelle, ce n’est pas pour en
faire des petits riens qui montrent le charme des dessous. Cela n’empêche pas qu’on jouit, quand
c’est de mise, pour bien afficher qu’un corps ‘ça veut ce que ça veut’, sans détours. Ne posons
pas de questions. Le commerce de cette ville-musée étouffe les remords d’antan et rend le passé
d’autant moins pesant qu’on parvient à le monnayer. Est-ce un pur mal ? Il faut bien que d’une
façon ou d’une autre les consciences respirent.

Et pourtant, quelque chose dans cette fuite en avant me rebute. Elle n’est pas de l’ordre des
charmes du temps perdu. On aurait tort de confondre les biscuits de Bruges avec les madeleines
de Proust. À

Bruges — et en tout cas chez moi — la fureur couve quelque part : pas une de ces fureurs qui
saisissent l’objet ou fondent sur l’ennemi, mais celle du vent du Nord qui épouse les dunes et
déplace leurs contenus.

C’est ainsi qu’on épouse ses identifications. Une rage de vivre fait sentir qu’on porte en soi un
corps étranger, corps qu’on veut sentir de bout en bout pour prendre ensuite ses distances et
assujettir ses identifications. Refaire son histoire, reconnaître ses identifications, non pour s’en
défaire d’un coup et faire peau neuve — quel fantasme puéril d’auto-engendrement ! — mais
pour trouver sa propre voie, avec ce mélange de lucidité et de sympathie qui fait le sceptique :
c’est cette logique de la foi qu’il faut retrouver.

Cela vaut, par-dessus tout, pour le religieux. Montaigne disait déjà qu’il était catholique comme
il était Périgourdin. Il en est de même en Flandre, et là aussi le tout est de décortiquer, autant
qu’on le peut, le sacré dans lequel on a été immergé. À condition de ne pas en rester prisonnier,
ce n’est pas nécessairement désagréable. Le reste d’encens flottant dans une église a son charme
: ce n’est en rien comparable à un cendrier de la veille. Mais si la sympathie permet de regarder,
avec tendresse, ce qui est suranné pour en sauvegarder l’essentiel, tout n’est pas à excuser et il y
a des choses qu’il faut oser attaquer de front. Il y a des formes de bêtises qu’il ne faut pas
accepter même si ceux qui en sont dupes s’y complaisent.

On ne peut qu’avoir pitié de ceux qui, perdus dans l’obscurantisme d’un catholicisme ou d’une
libre-pensée surannés, croient trouver une identité en affichant leur certitude envers et contre tout
et font de leur

SAN VICENTE ET BRUGES

261

croyance de l’héroïsme. Au cirque, on peut admirer les acrobates, mais on doit rester conscient
qu’ils ne font que leur métier, et qu’ils ne représentent pas un idéal de vie. La foi du charbonnier
peut être admirable, à condition d’être justement celle d’un charbonnier. Le misereor super
turbam (Marc 6, 34), verset de l’Évangile qu’on aime appliquer à la pastorale, ne veut pas dire
qu’il faille ravaler la religion à son niveau le plus bas, ni d’ailleurs qu’il faille la ridiculiser parce
qu’elle comporte de l’irrationnel.

C’est là, en effet, tout le problème. Le sens du sacré ne se donne jamais à l’état pur. Dans tout
sentiment religieux — comme dans toute expérience forte — il y a une bonne dose d’irrationnel,
voire de sentiments infantiles. Cela vaut aussi bien pour la psychologie individuelle que pour les
usages, rites et formules que la tradition véhicule. Rejeter tout cela en bloc parce qu’on croit
pouvoir accéder à un niveau purement adulte et rationnel, relève d’un narcissisme naïf.
Heureusement que celui qui en est dupe ne risque d’habitude que le ridicule. Et le ridicule ne tue
pas. Mais certains profitent et abusent des sentiments primaires chez autrui pour mieux asseoir
leur pouvoir et enfermer les autres dans la dépendance. Là sont les vrais sadiques.

C’est pour cela que j’ai été séduit par les picaos de San Vicente. Ils ont hérité d’une tradition
bizarre, ils savent que ce qu’ils font doit sembler bien curieux, mais ils reprennent le geste à leur
compte comme pour témoigner que la vie se vit sur fond de mystère, et que dans notre tradition
ce mystère est bienveillant et s’appelle Dieu. Et, en même temps, ils confessent que la
bienveillance divine, tout comme celle des hommes, demande des rites pour parer à la cruauté.

Je ne sais pas si un jour j’irai me flageller avec les membres de la Cofradía de San Vicente et, en
tout cas, je ne vous le dirai pas. Mais ce que je veux vous dire c’est que, si Dieu me prête vie, je
continuerai à aller boire avec eux, fumer le cigare, rire et chanter Estrella del Mar. Je sentirai,
ainsi, que je partage leur foi. El hombre es un animal curioso.

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