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RENÉ GUÉNON

Aperçus
sur les
Déviations modernes

Recueil posthume

Tome II

1
Table des Matières

La Gnose et les écoles spiritualistes (La Gnose, déc. 1909 et août à nov. 1911) .......... 3
L’orthodoxie maçonnique*(La Gnose, avril 1910) ...................................................... 32
Ce que nous ne sommes pas* (La Gnose, janv. 1911) ................................................. 36
Les néo-spiritualistes* (La Gnose, de août à nov. 1911 et fév. 1912).......................... 38
À propos des Supérieurs Inconnus et de l’« Astral »* (La France Antimaçonnique, 18
déc. 1913)..................................................................................................................... 66
Réflexions à propos du « pouvoir occulte »* (la France Antimaçonnique, les 11 et 18
juin 1914) ..................................................................................................................... 78
« Discours contre les discours »................................................................................... 90
La réforme de la mentalité moderne (Regnabit, juin 1926) ......................................... 97
L’emblème du Sacré-Coeur dans une société secrète américaine (Regnabit, mars
1927) .......................................................................................................................... 103
Une Contrefaçon du Catholicisme (Regnabit, avril 1927) ......................................... 110
La « Religion » d’un Philosophe (Voile d’Isis, janv. 1934) ...................................... 118
Tradition et traditionalisme (Études Traditionnelles, oct. 1936) ............................... 124
Les contrefaçons de l’idée traditionnelle (Études Traditionnelles, nov.-déc. 1936) . 131
Le sens des proportions (Études traditionnelles, déc. 1937) ...................................... 144
L’erreur du « psychologisme » (Études Traditionnelles, janv.-févr. 1938) ............... 149
L’illusion de la « vie ordinaire » (Études Traditionnelles, mars-avril 1938)............. 159
Les origines du Mormonisme (Études traditionnelles, juil. 1939)............................. 168
La maladie de l’angoisse (Études Traditionnelles, avril 1940).................................. 180
La diffusion de la connaissance et l’esprit moderne (Études traditionnelles, mai 1940)
.................................................................................................................................... 186
La superstition de la « valeur » (Études traditionnelles, juin 1940) .......................... 191
La coutume contre la tradition (Études Traditionnelles, oct.-nov. 1945) .................. 198
Contre le « quiétisme » (Études Traditionnelles, déc. 1945) ..................................... 203
Sur la « glorification du travail » (Études Traditionnelles, juin 1948) ...................... 208
Tradition et « inconscient » (Études Traditionnelles, juil.-août 1949) ...................... 212
Nouvelles confusions (Études Traditionnelles, oct.-nov. 1948) ................................ 217
Contre la vulgarisation (Études Traditionnelles, oct.-nov. 1949) .............................. 223
Le sacré et le profane (Études Traditionnelles, janv.-févr. 1950) .............................. 227
Cérémonialisme et esthétisme (Études Traditionnelles, oct.-nov. 1950) ................... 230

2
La Gnose et les écoles spiritualistes
(La Gnose, déc. 1909 et août à nov. 1911)

La Gnose, dans son sens le plus large et le plus élevé, c’est la con-
naissance ; le véritable gnosticisme ne peut donc pas être une école
ou un système particulier, mais il doit être avant tout la recherche de
la Vérité intégrale. Cependant, il ne faudrait pas croire pour cela
qu’il doive accepter toutes les doctrines quelles qu’elles soient, sous
le prétexte que toutes contiennent une parcelle de vérité, car la syn-
thèse ne s’obtient point par un amalgame d’éléments disparates,
comme le croient trop facilement les esprits habitués aux méthodes
analytiques de la science occidentale moderne.
On parle beaucoup actuellement d’union entre les diverses écoles
dites spiritualistes ; mais tous les efforts tentés jusqu’ici pour réaliser
cette union sont restés vains. Nous pensons qu’il en sera toujours de
même, car il est impossible d’associer des doctrines aussi dissem-
blables que le sont toutes celles que l’on range sous le nom de spiri-
tualisme ; de tels éléments ne pourront jamais constituer un édifice
stable. Le tort de la plupart de ces doctrines soi-disant spiritualistes,
c’est de n’être en réalité que du matérialisme transposé sur un autre
plan, et de vouloir appliquer au domaine de l’Esprit les méthodes
que la science ordinaire emploie pour étudier le Monde hylique. Ces
méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que
de simples phénomènes, sur lesquels il est impossible d’édifier une
théorie métaphysique quelconque, car un principe universel ne peut
pas s’inférer de faits particuliers. D’ailleurs, la prétention d’acquérir
la connaissance du Monde spirituel par des moyens matériels est
évidemment absurde ; cette connaissance, c’est en nous-mêmes seu-
lement que nous pourrons en trouver les principes, et non point dans
les objets extérieurs.
Certaines études expérimentales ont assurément leur valeur rela-
tive, dans le domaine qui leur est propre ; mais, en dehors de ce
même domaine, elles ne peuvent plus avoir aucune valeur. C’est
pourquoi l’étude des forces dites psychiques, par exemple, ne peut
présenter pour nous ni plus ni moins d’intérêt que l’étude de
n’importe quelles autres forces naturelles, et nous n’avons aucune
raison de nous solidariser avec le savant qui poursuit cette étude, pas
plus qu’avec le physicien ou le chimiste qui étudient d’autres forces.
Il est bien entendu que nous parlons seulement de l’étude scienti-
3
fique de ces forces dites psychiques, et non des pratiques de ceux
qui, partant d’une idée préconçue, veulent y voir la manifestation des
morts ; ces pratiques n’ont même plus l’intérêt relatif d’une science
expérimentale, et elles ont le danger que présente toujours le manie-
ment d’une force quelconque par des ignorants.
Il est donc impossible à ceux qui cherchent à acquérir la connais-
sance spirituelle de s’unir à des expérimentateurs, psychistes ou
autres, non point qu’ils aient du mépris pour ces derniers mais sim-
plement parce qu’ils ne travaillent pas sur le même plan qu’eux. Il
leur est non moins impossible d’admettre des doctrines à prétentions
métaphysiques s’appuyant sur une base expérimentale, doctrines
auxquelles on ne peut pas sérieusement accorder une valeur quel-
conque, et qui conduisent toujours à des conséquences absurdes.
La Gnose doit donc écarter toutes ces doctrines et ne s’appuyer
que sur la Tradition orthodoxe contenue dans les Livres sacrés de
tous les peuples, Tradition qui en réalité est partout la même, malgré
les formes diverses qu’elle revêt pour s’adapter à chaque race et à
chaque époque. Mais, ici encore, il faut avoir bien soin de distinguer
cette Tradition véritable de toutes les interprétations erronées et de
tous les commentaires fantaisistes qui en ont été donnés de nos jours
par une foule d’écoles plus ou moins occultistes, qui ont malheureu-
sement voulu parler trop souvent de ce qu’elles ignoraient. Il est fa-
cile d’attribuer une doctrine à des personnages imaginaires pour lui
donner plus d’autorité, et de se prétendre en relation avec des centres
initiatiques perdus dans les régions les plus reculées du Tibet ou sur
les cimes les plus inaccessibles de l’Himalaya ; mais ceux qui con-
naissent les centres initiatiques réels savent ce qu’il faut penser de
ces prétentions.
Ceci suffit pour montrer que l’union des écoles dites spiritualistes
est impossible, et que d’ailleurs, si même elle était possible, elle ne
produirait aucun résultat valable, et par conséquent serait bien loin
d’être aussi souhaitable que le croient des gens bien intentionnés,
mais insuffisamment renseignés sur ce que sont véritablement ces
diverses écoles. En réalité, la seule union possible, c’est celle de tous
les centres initiatiques orthodoxes qui ont conservé la vraie Tradition
dans toute sa pureté originelle ; mais cette union n’est pas seulement
possible, elle existe actuellement comme elle a existé de tout temps.
Lorsque le moment sera venu, la Thébah mystérieuse où sont conte-
nus tous les principes s’ouvrira, et montrera à ceux qui sont capables

4
de contempler la Lumière sans en être aveuglés, l’édifice immuable
de l’universelle Synthèse.
Dès le début de la publication de la revue La Gnose, nous avons
répudié très nettement, car il nous importait tout particulièrement de
ne laisser subsister à ce sujet aucune équivoque dans l’esprit de nos
lecteurs, nous avons, disons-nous, répudié toute solidarité avec les
différentes écoles dites spiritualistes, qu’il s’agisse des occultistes,
des théosophistes, des spirites, ou de tout autre groupement plus ou
moins similaire. En effet, toutes ces opinions, que l’on peut réunir
sous la dénomination commune de « néo-spiritualistes1 », n’ont pas
plus de rapports avec la Métaphysique, qui seule nous intéresse, que
n’en peuvent avoir les diverses écoles scientifiques ou philoso-
phiques de l’Occident moderne ; et elles présentent en outre, en ver-
tu de leurs prétentions injustifiées et peu raisonnables, le grave in-
convénient de pouvoir créer, chez les gens insuffisamment informés,
des confusions extrêmement regrettables, n’aboutissant à rien moins
qu’à faire rejaillir sur d’autres, dont nous sommes, quelque chose du
discrédit qui devrait les atteindre seules, et fort légitimement, auprès
de tous les hommes sérieux.
C’est pourquoi nous estimons n’avoir aucun ménagement à gar-
der vis-à-vis des théories en question, d’autant plus que, si nous le
faisions, nous sommes certain que leurs représentants plus ou moins
autorisés, loin d’agir de même à notre égard, ne nous en seraient nul-
lement reconnaissants, et ne nous en témoigneraient pas moins
d’hostilité ; ce serait donc, de notre part, une pure faiblesse qui ne
nous serait d’aucun profit, bien au contraire, et que pourraient tou-
jours nous reprocher ceux qui connaissent là-dessus nos véritables
sentiments. Nous n’hésitons donc pas à déclarer que nous considé-
rons toutes ces théories néo-spiritualistes, dans leur ensemble,
comme non moins fausses dans leur principe même et nuisibles pour
la mentalité publique que l’est à nos yeux, ainsi que nous l’avons dé-
jà dit précédemment, la tendance moderniste, sous quelque forme et
en quelque domaine qu’elle se manifeste2.
1
Il faut avoir soin de bien distinguer ce néo-spiritualisme du spiritualisme dit
classique ou éclectique, doctrine fort peu intéressante sans doute, et de nulle valeur au
point de vue métaphysique, mais qui du moins ne se donnait que pour un système phi-
losophique comme les autres ; tout superficiel, il dut précisément son succès à ce
manque même de profondeur, qui le rendait surtout fort commode pour
l’enseignement universitaire.
2
Voir aussi « L’Orthodoxie Maçonnique », dans Études sur la Franc-
Maçonnerie, t. II, p. 262.
5
En effet, s’il est un point au moins sur lequel le Catholicisme,
dans son orientation actuelle, a toutes nos sympathies, c’est bien en
ce qui concerne sa lutte contre le modernisme. Il paraît se préoccu-
per beaucoup moins du néo-spiritualisme, qui, il est vrai, a peut-être
pris une moins grande et moins rapide extension, et qui d’ailleurs se
tient plutôt en dehors de lui et sur un autre terrain, de telle sorte que
le Catholicisme ne peut guère faire autre chose que d’en signaler les
dangers à ceux de ses fidèles qui risqueraient de se laisser séduire
par des doctrines de ce genre. Mais, si quelqu’un, se plaçant en de-
hors de toute préoccupation confessionnelle, et par conséquent dans
un champ d’action beaucoup plus étendu, trouvait un moyen pra-
tique d’arrêter la diffusion de tant de divagations et d’insanités plus
ou moins habilement présentées, suivant qu’elles le sont par des
hommes de mauvaise foi ou par de simples imbéciles, et qui, dans
l’un et l’autre cas, ont déjà contribué à détraquer irrémédiablement
un si grand nombre d’individus, nous estimons que celui-là accom-
plirait, en ce faisant, une véritable œuvre de salubrité mentale, et
rendrait un éminent service à une fraction considérable de
l’humanité occidentale actuelle3.
Tel ne peut être notre rôle, à nous qui, par principe, nous interdi-
sons formellement toute polémique, et nous tenons à l’écart de toute
action extérieure et de toute lutte de partis. Cependant, sans sortir du
domaine strictement intellectuel, nous pouvons, lorsque l’occasion
s’en présente à nous, montrer l’absurdité de certaines doctrines ou de
certaines croyances, et parfois souligner certaines déclarations des
spiritualistes eux-mêmes, pour montrer le parti qu’on en peut tirer
contre leurs propres affirmations doctrinales, car la logique n’est pas
toujours leur fait, et l’incohérence est chez eux un défaut assez ré-
pandu, visible pour tous ceux qui ne se laissent pas prendre aux mots
plus ou moins pompeux, aux phrases plus ou moins déclamatoires,
qui bien souvent ne recouvrent que le vide de la pensée. C’est dans
le but que nous venons d’indiquer que nous écrivons aujourd’hui le
présent chapitre, nous réservant de reprendre la question toutes les
fois que nous le jugerons à propos, et souhaitant que nos remarques,
faites au hasard des lectures et des recherches qui attireront inci-
demment notre attention sur les théories incriminées, puissent, s’il en

3
En cette époque où pullulent les associations de tout genre et les ligues contre
tous les fléaux réels ou supposés, on pourrait peut-être suggérer, par exemple, l’idée
d’une « Ligue antioccultiste », qui ferait simplement appel à toutes les personnes de
bon sens, sans aucune distinction de partis ou d’opinions.
6
est temps encore, ouvrir les yeux des personnes de bonne foi qui se
sont égarées parmi les néo-spiritualistes, et dont quelques-unes au
moins seraient peut-être dignes d’un meilleur sort.

*
* *

Déjà, à maintes reprises, nous avons déclaré que nous rejetons


absolument les hypothèses fondamentales du spiritisme, à savoir la
réincarnation4, la possibilité de communiquer avec les morts par des
moyens matériels, et la prétendue démonstration expérimentale de
l’immortalité humaine5. D’ailleurs, ces théories ne sont pas propres
aux seuls spirites, et, en particulier, la croyance à la réincarnation est
partagée par la majorité d’entre eux6 avec les théosophistes et un
grand nombre d’occultistes de différentes catégories. Nous ne pou-
vons rien admettre de ces doctrines, car elles sont formellement con-
traires aux principes les plus élémentaires de la Métaphysique ; de
plus, et pour cette raison même, elles sont nettement antitradition-
nelles ; du reste, elles n’ont été inventées que dans le cours du XIXe
siècle, bien que leurs partisans s’efforcent par tous les moyens pos-
sibles, en torturant et dénaturant des textes, de faire croire qu’elles
remontent à la plus haute antiquité. Ils emploient pour cela les argu-
ments les plus extraordinaires et les plus inattendus ; c’est ainsi que
nous avons vu tout récemment, dans une revue que nous aurons la
charité de ne pas nommer, le dogme catholique de la « résurrection
de la chair » interprété dans un sens réincarnationniste ; et encore
c’est un prêtre, sans doute fortement suspect d’hétérodoxie, qui ose
soutenir de pareilles affirmations ! Il est vrai que la réincarnation n’a
jamais été condamnée explicitement par l’Église Catholique, et cer-
tains occultistes le font remarquer à tout propos avec une évidente
satisfaction ; mais ils ne paraissent pas se douter que, s’il en est ain-
si, c’est tout simplement parce qu’il n’était pas même possible de
soupçonner qu’il viendrait un jour où l’on imaginerait une telle folie.
Quant à la « résurrection de la chair », ce n’est, en réalité, qu’une fa-
çon fautive de désigner la « résurrection des morts », qui, exotéri-

4
Voir notamment « Le Démiurge », p. 9 ci-dessus, et aussi Le Symbolisme de la
Croix et L’Erreur spirite.
5
Voir Études sur la Franc-Maçonnerie, t. II, p. 273.
6
On sait que, cependant, la plupart des spirites américains font exception et ne
sont pas réincarnationnistes.
7
quement7, peut correspondre à ce que l’être qui réalise en soi
l’Homme Universel retrouve, dans sa totalité, les états qui étaient
considérés comme passés par rapport à son état actuel, mais qui sont
éternellement présents dans la « permanente actualité de l’être extra-
temporel8 ».
Dans un autre article de la même revue, nous avons relevé un
aveu involontaire, voire même tout à fait inconscient, qui est assez
amusant pour mériter d’être signalé en passant. Un spiritualiste dé-
clare que « la vérité est dans le rapport exact du contingent à
l’absolu » ; or ce rapport, étant celui du fini à l’infini, ne peut être
que rigoureusement égal à zéro ; tirez vous-mêmes la conclusion, et
voyez si après cela il subsiste encore quelque chose de cette préten-
due « vérité spiritualiste », qu’on nous présente comme une future
« évidence expérimentale » ! Pauvre « enfant humain » (sic)9, « psy-
cho-intellectuel », qu’on veut « alimenter » avec une telle vérité (?),
et à qui l’on veut faire croire qu’il est « fait pour la connaître, l’aimer
et la servir », fidèle imitation de ce que le catéchisme catholique en-
seigne à l’égard de son Dieu anthropomorphe ! Comme cet « ensei-
gnement spiritualiste » paraît, dans l’intention de ses promoteurs, se
proposer surtout un but sentimental et moral, nous nous demandons
si c’est bien la peine de vouloir, aux vieilles religions qui, malgré
tous leurs défauts, avaient du moins une valeur incontestable à ce
point de vue relatif, substituer des conceptions bizarres qui ne les
remplaceront avantageusement sous aucun rapport, et qui, surtout,
seront parfaitement incapables de remplir le rôle social auquel elles
prétendent.
Revenons à la question de la réincarnation : ce n’est pas ici le lieu
d’en démontrer l’impossibilité métaphysique, c’est-à-dire
l’absurdité ; nous avons déjà donné tous les éléments de cette dé-
monstration10 et nous la compléterons en d’autres études. Pour le
moment, nous devons nous borner à voir ce qu’en disent ses parti-
sans eux-mêmes, afin de découvrir la base que cette croyance peut
avoir dans leur entendement. Les spirites veulent surtout démontrer

7
Bien entendu, cette interprétation ésotérique n’a rien de commun avec la doc-
trine catholique actuelle, purement exotérique ; à ce sujet, voir Le Symbolisme de la
Croix.
8
Voir « Pages dédiées à Mercure », La Gnose, 2e année, n° 1, p. 35, et n° 2, p. 66.
9
L’auteur a soin de nous avertir que « ce n’est pas un pléonasme » ; alors, nous
nous demandons ce que cela peut bien être.
10
Voir Le Symbolisme de la Croix, et L’Erreur spirite.
8
la réincarnation « expérimentalement » (?), par des faits, et certains
occultistes les suivent dans ces recherches, qui, naturellement, n’ont
encore abouti à rien de probant, non plus qu’en ce qui concerne la
« démonstration scientifique de l’immortalité ». D’un autre côté, la
plupart des théosophistes ne voient, paraît-il, dans la théorie réincar-
nationniste qu’une sorte de dogme, d’article de foi, qu’on doit ad-
mettre pour des motifs d’ordre sentimental, mais dont il serait im-
possible de donner aucune preuve rationnelle ou sensible.
Nous prions nos lecteurs de nous excuser si, dans la suite, nous ne
pouvons donner toutes les références d’une façon précise, car il est
des gens que peut-être la vérité offenserait. Mais, pour faire com-
prendre le raisonnement par lequel quelques occultistes essayent de
prouver la réincarnation, il est nécessaire que nous prévenions tout
d’abord que ceux auxquels nous faisons allusion sont partisans du
système géocentrique : ils regardent la Terre comme le centre de
l’Univers, soit matériellement, au point de vue de l’astronomie phy-
sique même, comme Auguste Strindberg et divers autres11, soit au
moins, s’ils ne vont pas jusque-là, par un certain privilège en ce qui
concerne la nature de ses habitants. Pour eux, en effet, la Terre est le
seul monde où il y ait des êtres humains, parce que les conditions de
la vie dans les autres planètes ou dans les autres systèmes sont trop
différentes de celles de la Terre pour qu’un homme puisse s’y adap-
ter ; il résulte de là que, par « homme », ils entendent exclusivement
un individu corporel, doué des cinq sens physiques, des facultés cor-
respondantes (sans oublier le langage parlé… et même écrit), et de
tous les organes nécessaires aux diverses fonctions de la vie humaine
terrestre. Ils ne conçoivent pas que l’homme existe sous d’autres
formes de vie que celle-là12, ni, à plus forte raison, qu’il puisse exis-
ter en mode immatériel, informel, extra-temporel, extra-spatial, et,

11
Il en est qui vont jusqu’à nier l’existence réelle des astres et à les regarder
comme de simples reflets, des images virtuelles ou des exhalaisons émanées de la
Terre, suivant l’opinion attribuée, sans doute faussement, à quelques philosophes an-
ciens, tels qu’Anaximandre et Anaximène (voir traduction des Philosophumena, pp.
12 et 13) ; nous reparlerons un peu plus tard des conceptions astronomiques spéciales
à certains occultistes.
12
D’ailleurs, nous pouvons noter en passant que tous les écrivains, astronomes ou
autres, qui ont émis des hypothèses sur les habitants des autres planètes, les ont tou-
jours, et peut-être inconsciemment, conçus à l’image, plus ou moins modifiée, des
êtres humains terrestres (voir notamment C. Flammarion, La Pluralité des Mondes
habités, et Les Mondes imaginaires et les Mondes réels).
9
surtout, en dehors et au-delà de la vie13. Par suite, les hommes ne
peuvent se réincarner que sur la Terre, puisqu’il n’y a aucun autre
lieu dans l’Univers où il leur soit possible de vivre ; remarquons
d’ailleurs que ceci est contraire à plusieurs autres conceptions, sui-
vant lesquelles l’homme « s’incarnerait » dans diverses planètes,
comme l’admit Louis Figuier14, ou en divers mondes, soit simulta-
nément, comme l’imagina Blanqui15, soit successivement, comme
tendrait à l’impliquer la théorie du « retour éternel » de Nietzsche16 ;
certains ont même été jusqu’à prétendre que l’individu humain pou-
vait avoir plusieurs « corps matériels » (sic)17 vivant en même temps
dans différentes planètes du monde physique18.
Nous devons encore ajouter que les occultistes dont nous avons
parlé joignent à la doctrine géocentrique son accompagnement habi-
tuel, la croyance à l’interprétation littérale et vulgaire des Écritures ;
ils ne perdent aucune occasion de se moquer publiquement des
triples et septuples sens des ésotéristes et des kabbalistes19. Donc,
suivant leur théorie, conforme à la traduction exotérique de la Bible,
à l’origine, l’homme, « sortant des mains du Créateur » (nous pen-
sons qu’on ne pourra pas nier que ce soit là de
l’anthropomorphisme), fut placé sur la Terre pour « cultiver son jar-
din », c’est-à-dire, selon eux, pour « évoluer la matière physique »,
supposée plus subtile alors qu’aujourd’hui. Par « l’homme », il faut
entendre ici la collectivité humaine tout entière, la totalité du genre
humain, de telle sorte que « tous les hommes », sans aucune excep-
tion, et en nombre inconnu, mais assurément fort grand, furent

13
L’existence des êtres individuels dans le monde physique est en effet soumise à
un ensemble de cinq conditions : espace, temps, matière, forme et vie, que l’on peut
faire correspondre aux cinq sens corporels, ainsi d’ailleurs qu’aux cinq éléments ;
cette question, très importante, sera traitée par nous, avec tous les développements
qu’elle comporte, au cours d’autres études.
14
Le Lendemain de la Mort ou la Vie future selon la Science : voir « propos du
Grand Architecte de l’Univers », dans Études sur la Franc-Maçonnerie, t. II, p. 273.
15
L’Éternité par les Astres.
16
Voir Le Symbolisme de la Croix.
17
Voici encore une occasion de se demander si « ce n’est pas un pléonasme ».
18
Nous avons même entendu émettre l’affirmation suivante : « S’il vous arrive de
rêver que vous avez été tué, c’est, dans bien des cas, que, à cet instant même, vous
l’avez été effectivement dans une autre planète ! »
19
Cela ne les empêche pas de vouloir quelquefois faire de la Kabbale à leur fa-
çon : c’est ainsi que nous en avons vu qui comptaient jusqu’à 72 Séphiroth ; et ce sont
ceux-là qui osent accuser les autres de « faire de la fantaisie » !
10
d’abord incarnés en même temps sur la Terre20. Dans ces conditions,
il ne pouvait évidemment se produire aucune naissance, puisqu’il
n’y avait aucun homme non incarné, et il en fut ainsi tant que
l’homme ne mourut pas, c’est-à-dire jusqu’à la « chute », entendue
dans son sens exotérique, comme un fait historique21, mais que l’on
considère cependant comme « pouvant représenter toute une suite
d’événements qui ont dû se dérouler au cours d’une période de plu-
sieurs siècles ». On consent donc tout de même à élargir un peu la
chronologie biblique ordinaire, qui se trouve à l’aise pour situer
toute l’histoire, non seulement de la Terre, mais du Monde, depuis la
création jusqu’à nos jours, dans une durée totale d’un peu moins de
six mille ans (quelques-uns vont pourtant jusqu’à près de dix
mille)22. À partir de la « chute », la matière physique devint plus
grossière, ses propriétés furent modifiées, elle fut soumise à la cor-
ruption, et les hommes, emprisonnés dans cette matière, commencè-
rent à mourir, à « se désincarner » ; ensuite, ils commencèrent éga-
lement à naître, car ces hommes « désincarnés », restés « dans
l’espace » (?), dans l’« atmosphère invisible » de la Terre, tendaient
à « se réincarner », à reprendre la vie physique terrestre dans de
nouveaux corps humains. Ainsi, ce sont toujours les mêmes êtres
humains (au sens de l’individualité corporelle restreinte, il ne faut
pas l’oublier) qui doivent renaître périodiquement du commence-
ment à la fin de l’humanité terrestre23.

20
Ce n’est pas l’avis de quelques autres écoles d’occultisme, qui parlent des « dif-
férences d’âge des esprits humains » par rapport à l’existence terrestre, et même des
moyens de les déterminer ; il y en a aussi qui cherchent à fixer le nombre des incarna-
tions successives.
21
Sur l’interprétation ésotérique et métaphysique de la « chute originelle » de
l’homme, voir « Le Démiurge », ci-dessus, p. 9.
22
Nous ne contredirions cependant pas l’opinion qui assignerait au Monde une
durée de dix mille ans, si l’on voulait prendre ce nombre « dix mille », non plus dans
son sens littéral, mais comme désignant l’indéfinité numérale. (Voir « Remarques sur
la Notation mathématique », ci-dessus, p. 78.)
23
En admettant que l’humanité terrestre ait une fin, car il est aussi des écoles se-
lon lesquelles le but qu’elle doit atteindre est de rentrer en possession de
l’« immortalité physique » ou « corporelle », et chaque individu humain se réincarne-
ra sur la Terre jusqu’à ce qu’il soit finalement parvenu à ce résultat. – D’autre part,
d’après les théosophistes, la série des incarnations d’un même individu en ce monde
est limitée à la durée d’une seule « race » humaine terrestre, après quoi tous les
hommes constituant cette « race » passent dans la « sphère » suivante de la « ronde »
à laquelle ils appartiennent ; les mêmes théosophistes affirment que, en règle générale
(mais avec des exceptions), deux incarnations consécutives sont séparées par un inter-
valle fixe de temps, dont la durée serait de quinze cents ans, alors que, selon les spi-
11
Comme on le voit, ce raisonnement est fort simple et parfaitement
logique, mais à la condition d’en admettre d’abord le point de départ,
à savoir l’impossibilité pour l’être humain d’exister dans des modali-
tés autres que la forme corporelle terrestre, ce qui, nous le répétons,
n’est en aucune façon conciliable avec les notions même élémen-
taires de la Métaphysique ; et il paraît que c’est là l’argument le plus
solide que l’on puisse fournir à l’appui de l’hypothèse de la réincar-
nation !
Nous ne pouvons pas, en effet, prendre un seul instant au sérieux
les arguments d’ordre moral et sentimental, basés sur la constatation
d’une prétendue injustice dans l’inégalité des conditions humaines.
Cette constatation provient uniquement de ce qu’on envisage tou-
jours des faits particuliers, en les isolant de l’ensemble dont ils font
partie, alors que, si on les replace dans cet ensemble, il ne saurait y
avoir évidemment aucune injustice, ou, pour employer un terme à la
fois plus exact et plus étendu, aucun déséquilibre24, puisque ces faits
sont, comme tout le reste, des éléments de l’harmonie totale. Nous
nous sommes d’ailleurs suffisamment expliqué sur cette question, et
nous avons montré que le mal n’a aucune réalité, que ce qu’on ap-
pelle ainsi n’est qu’une relativité considérée analytiquement, et que,
au-delà de ce point de vue spécial de la mentalité humaine,
l’imperfection est nécessairement illusoire, car elle ne peut exister
que comme élément du Parfait, lequel ne saurait évidemment conte-
nir rien d’imparfait25.
Il est facile de comprendre que la diversité des conditions hu-
maines ne provient pas d’autre chose que des différences de nature
qui existent entre les individus eux-mêmes, qu’elle est inhérente à la
nature individuelle des êtres humains terrestres, et qu’elle n’est pas

rites, on pourrait parfois « se réincarner » presque immédiatement après sa mort, si ce


n’est même de son vivant (!), dans certains cas que l’on déclare, heureusement, être
tout à fait exceptionnels. – Une autre question qui donne lieu à de nombreuses et in-
terminables controverses est celle de savoir si un même individu doit toujours et né-
cessairement « se réincarner » dans le même sexe, ou si l’hypothèse contraire est pos-
sible ; nous aurons peut-être quelque occasion de revenir sur ce point.
24
Voir L’Archéomètre, 2e année, n° 1, p. 15, note 3. – Dans le domaine social, ce
qu’on appelle la justice ne peut consister, suivant une formule extrême-orientale, qu’à
compenser des injustices par d’autres injustices (conception qui ne souffre pas
l’introduction d’idées mystico-morales telles que celles de mérite et de démérite, de
récompense et de punition, etc., non plus que de la notion occidentale du progrès mo-
ral et social) ; la somme de toutes ces injustices, qui s’harmonisent en s’équilibrant,
est, dans son ensemble, la plus grande justice au point de vue humain individuel.
25
Voir « Le Démiurge », ci-dessus, p. 9.
12
plus injuste ni moins nécessaire (étant du même ordre, quoique à un
autre degré) que la variété des espèces animales et végétales, contre
laquelle personne n’a encore jamais songé à protester au nom de la
justice, ce qui serait d’ailleurs parfaitement ridicule26. Les conditions
spéciales de chaque individu concourent à la perfection de l’être to-
tal dont cet individu est une modalité ou un état particulier, et, dans
la totalité de l’être, tout est relié et équilibré par l’enchaînement
harmonique des causes et des effets27 ;mais, lorsqu’on parle de cau-
salité, quiconque possède la moindre notion métaphysique ne peut
entendre par là rien qui ressemble de près ou de loin à la conception
mystico-religieuse des récompenses et des punitions28, qui, après
avoir été appliquée à une « vie future » extra-terrestre, l’a été par les
néo-spiritualistes à de prétendues « vies successives » sur la Terre,
ou tout au moins dans le monde physique29.
Les spirites surtout ont particulièrement abusé de cette conception
tout anthropomorphiste, et en ont tiré des conséquences qui vont
souvent jusqu’à la plus extrême absurdité. Tel est l’exemple bien
connu de la victime qui poursuit jusque dans une autre existence sa
vengeance contre son meurtrier : l’assassiné deviendra alors assassin
à son tour, et le meurtrier, devenu victime, devra se venger encore
dans une nouvelle existence… et ainsi de suite indéfiniment. Un
autre exemple du même genre est celui du cocher qui écrase un pié-
ton ; par punition, le cocher, devenu piéton dans sa vie suivante, sera
écrasé par le piéton devenu cocher ; mais, logiquement, celui-ci de-
vra ensuite subir la même punition, de sorte que ces deux malheu-

26
Sur cette question de la diversité des conditions humaines, considérée comme le
fondement de l’institution des castes, voir L’Archéomètre, 2e année, n° 1, pp. 8 et sui-
vantes.
27
Ceci suppose la coexistence de tous les éléments envisagés en dehors du temps,
aussi bien qu’en dehors de n’importe quelle autre condition contingente de l’une quel-
conque des modalités spécialisées de l’existence ; remarquons une fois de plus que
cette coexistence ne laisse évidemment aucune place à l’idée de progrès.
28
À cette conception des sanctions religieuses se rattache la théorie tout occiden-
tale du sacrifice et de l’expiation, dont nous aurons ailleurs à démontrer l’inanité.
29
Ce que les théosophistes appellent très improprement Karma n’est pas autre
chose que la loi de causalité, d’ailleurs fort mal comprise, et encore plus mal appli-
quée ; nous disons qu’ils la comprennent mal, c’est-à-dire incomplètement, car ils la
restreignent au domaine individuel, au lieu de l’étendre à l’ensemble indéfini des états
d’être. En réalité, le mot sanscrit Karma, dérivant de la racine verbale kri, faire (iden-
tique au latin creare), signifie simplement « action », et rien de plus ; les Occidentaux
qui ont voulu l’employer l’ont donc détourné de son acception véritable, qu’ils igno-
raient, et ils ont fait de même pour un grand nombre d’autres termes orientaux.
13
reux individus seront obligés de s’écraser ainsi alternativement l’un
l’autre jusqu’à la fin des siècles, car il n’y a évidemment aucune rai-
son pour que cela s’arrête.
Nous devons du reste, pour être impartial, ajouter que, sur ce
point, certains occultistes ne le cèdent en rien aux spirites, car nous
avons entendu l’un d’eux raconter l’histoire suivante, comme
exemple des conséquences effrayantes que peuvent entraîner des
actes considérés généralement comme assez indifférents30 : un éco-
lier s’amuse à briser une plume, puis la jette ; les molécules du métal
garderont, à travers toutes les transformations qu’elles auront à subir,
le souvenir de la méchanceté dont cet enfant a fait preuve à leur
égard ; finalement, après quelques siècles, ces molécules passeront
dans les organes d’une machine quelconque, et, un jour, un accident
se produira, et un ouvrier mourra broyé par cette machine ; or il se
trouvera justement que cet ouvrier sera l’écolier dont il a été ques-
tion, qui se sera réincarné pour subir le châtiment de son acte anté-
rieur31. Il serait assurément difficile d’imaginer quelque chose de
plus extravagant que de semblables contes fantastiques, qui suffisent
pour donner une juste idée de la mentalité de ceux qui les inventent,
et surtout de ceux qui y croient.
Une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la ré-
incarnation, et qui compte aussi de nombreux partisans parmi les
néo-spiritualistes, est celle d’après laquelle chaque être devrait, au
cours de son évolution, passer successivement par toutes les formes
de vie, terrestres et autres32. À ceci, il n’y a qu’un mot à répondre :
une telle théorie est une impossibilité, pour la simple raison qu’il
existe une indéfinité de formes vivantes par lesquelles un être quel-
conque ne pourra jamais passer, ces formes étant toutes celles qui
sont occupées par les autres êtres. Il est donc absurde de prétendre
30
Il va sans dire que les conséquences purement individuelles (et imaginaires)
dont il est ici question n’ont aucun rapport avec la théorie métaphysique, dont nous
parlerons ailleurs, d’après laquelle le geste le plus élémentaire peut avoir dans
l’Universel des conséquences illimitées, en se répercutant et s’amplifiant à travers la
série indéfinie des états d’être, suivant la double échelle horizontale et verticale (voir
Le Symbolisme de la Croix).
31
Il y a des occultistes qui vont jusqu’à prétendre que les infirmités congénitales
sont le résultat d’accidents arrivés dans des « existences antérieures ».
32
Nous parlons seulement de « formes de vie », parce qu’il est bien entendu que
ceux qui soutiennent une telle opinion ne sauraient rien concevoir en dehors de la vie
(et de la vie dans la forme), de sorte que, pour eux, cette expression renferme toutes
les possibilités, tandis que, pour nous, elle ne représente au contraire qu’une possibili-
té de manifestation très spéciale.
14
qu’un être, pour parvenir au terme de son évolution, doit parcourir
toutes les possibilités envisagées individuellement, puisque cet
énoncé renferme une impossibilité ; et nous pouvons voir ici un cas
particulier de cette conception entièrement fausse, si répandue en
Occident, selon laquelle on ne pourrait arriver à la synthèse que par
l’analyse, alors que, au contraire, il est impossible d’y parvenir de
cette façon33. Quand bien même un être aurait parcouru ainsi une in-
définité de possibilités, toute cette évolution ne pourrait jamais être
que rigoureusement égale à zéro par rapport à la Perfection, car
l’indéfini, procédant du fini et étant produit par lui (comme le
montre clairement la génération des nombres), donc y étant contenu
en puissance, n’est en somme que le développement des potentialités
du fini, et, par conséquent, ne peut évidemment avoir aucun rapport
avec l’Infini, ce qui revient à dire que, considéré de l’Infini (ou de la
Perfection, qui est identique à l’Infini), il ne peut être que zéro34. La
conception analytique de l’évolution revient donc à ajouter indéfi-
niment zéro à lui-même, par une indéfinité d’additions distinctes et
successives, dont le résultat final sera toujours zéro ; on ne peut sor-
tir de cette suite stérile d’opérations analytiques que par
l’intégration, et celle-ci s’effectue d’un seul coup, par une synthèse
immédiate et transcendante, qui n’est logiquement précédée
d’aucune analyse35.
D’autre part, puisque, comme nous l’avons expliqué à diverses
reprises, le monde physique tout entier, dans le déploiement intégral
de toutes les possibilités qu’il contient, n’est que le domaine de ma-
nifestation d’un seul état d’être individuel, ce même état d’être con-
tient en lui, a fortiori, les potentialités correspondantes à toutes les
modalités de la vie terrestre, qui n’est qu’une portion très restreinte
du monde physique. Donc, si le développement complet de

33
Voir « Le Démiurge ».
34
Ce qui est vrai, d’une façon générale, de l’indéfini considéré par rapport (ou
plutôt par absence de rapport) à l’Infini, demeure vrai pour chaque aspect particulier
de l’indéfini, ou, si l’on veut, pour l’indéfinité particulière qui correspond au dévelop-
pement de chaque possibilité envisagée isolément ; ceci est donc vrai, notamment,
pour l’immortalité (extension indéfinie de la possibilité vie), qui, en conséquence, ne
peut être que zéro par rapport à l’Éternité ; nous aurons ailleurs l’occasion de nous
expliquer plus amplement sur ce point (voir aussi « À propos du Grand Architecte de
l’Univers », dans Études sur la Franc-Maçonnerie, t. II, p. 273).
35
Pour plus de détails sur la représentation mathématique de la totalisation de
l’être par une double intégration réalisant le volume universel, voir notre étude sur Le
Symbolisme de la Croix.
15
l’individualité actuelle, qui s’étend indéfiniment au-delà de la moda-
lité corporelle, embrasse toutes les potentialités dont les manifesta-
tions constituent l’ensemble du monde physique, elle embrasse en
particulier toutes celles qui correspondent aux diverses modalités de
la vie terrestre. Ceci rend donc inutile la supposition d’une multipli-
cité d’existences à travers lesquelles l’être s’élèverait progressive-
ment de la modalité de vie la plus inférieure, celle du minéral,
jusqu’à la modalité humaine, considérée comme la plus élevée, en
passant successivement par le végétal et l’animal, avec toute la mul-
tiplicité de degrés que comporte chacun de ces règnes. L’individu,
dans son extension intégrale, contient simultanément les possibilités
qui correspondent à tous ces degrés ; cette simultanéité ne se traduit
en succession temporelle que dans le développement de son unique
modalité corporelle, au cours duquel, comme le montre
l’embryologie, il passe en effet par tous les stades correspondants,
depuis la forme unicellulaire des êtres organisés les plus élémen-
taires, et même, en remontant plus haut encore, depuis le cristal (qui
présente d’ailleurs plus d’une analogie avec ces êtres rudimen-
taires)36, jusqu’à la forme humaine terrestre. Mais, pour nous, ces
considérations ne sont nullement une preuve de la théorie « trans-
formiste », car nous ne pouvons regarder que comme une pure hypo-
thèse la prétendue loi d’après laquelle « l’ontogénie serait parallèle à
la phylogénie » ; en effet, si le développement de l’individu, ou on-
togénique, est constatable par l’observation directe, personne
n’oserait prétendre qu’il puisse en être de même du développement
de l’espèce, ou phylogénique37. D’ailleurs, même dans le sens res-
treint que nous venons d’indiquer, le point de vue de la succession
perd presque tout son intérêt par la simple remarque que le germe,
avant tout développement, contient déjà en puissance l’être complet ;
et ce point de vue doit toujours demeurer subordonné à celui de la
simultanéité, auquel nous conduit nécessairement la théorie méta-
physique des états multiples de l’être.

36
Notamment en ce qui concerne le mode d’accroissement ; de même pour la re-
production par bipartition ou gemmiparité. – Sur cette question de la vie des cristaux,
voir en particulier les remarquables travaux du professeur J. C. Bose, de Calcutta, qui
ont inspiré (pour ne pas dire plus) ceux de divers savants européens.
37
Nous avons déjà exposé la raison pour laquelle la question purement scienti-
fique du « transformisme » ne présente aucun intérêt pour la Métaphysique (voir
« Conceptions scientifiques et Idéal maçonnique », dans Études sur la Franc-
Maçonnerie, t. II, p. 288).
16
Donc, en laissant de côté la considération essentiellement relative
du développement embryogénique de la modalité corporelle (consi-
dération qui ne peut être pour nous que l’indication d’une analogie
par rapport à l’individualité intégrale), il ne peut être question, en
raison de l’existence simultanée, dans l’individu, de l’indéfinité des
modalités vitales, ou, ce qui revient au même, des possibilités cor-
respondantes, il ne peut, disons-nous, être question que d’une suc-
cession purement logique (et non temporelle), c’est-à-dire d’une hié-
rarchisation de ces modalités ou de ces possibilités dans l’extension
de l’état d’être individuel, dans lequel elles ne se réalisent pas corpo-
rellement. À ce propos, et pour montrer que ces conceptions ne nous
sont pas particulières, nous avons pensé qu’il serait intéressant de
reproduire ici quelques extraits du chapitre consacré à cette question
dans les cahiers d’enseignement d’une des rares Fraternités initia-
tiques sérieuses qui existent encore actuellement en Occident38.
« Dans la descente de la vie dans les conditions extérieures, la
monade a eu à traverser chacun des états du monde spirituel, puis les
royaumes de l’empire astral39, pour apparaître enfin sur le plan ex-
terne, celui qui est le plus bas possible, c’est-à-dire le minéral. À
partir de là, nous la voyons pénétrer successivement les vagues de
vie minérale, végétale et animale de la planète. En vertu des lois su-
périeures et plus intérieures de son cycle spécial, ses attributs divins
cherchent toujours à se développer dans leurs potentialités empri-
sonnées. Aussitôt qu’une forme en est pourvue, et que ses capacités
sont épuisées40, une autre forme nouvelle et de degré plus élevé est
mise en réquisition ; ainsi, chacune à son tour devient de plus en plus
complexe de structure, de plus en plus diversifiée en ses fonctions.
C’est ainsi que nous voyons la monade vivante commencer au miné-
ral, dans le monde extérieur, puis la grande spirale de son existence
évolutionnaire s’avancer lentement, imperceptiblement, mais cepen-

38
Nous ne nous attarderons pas à relever les calomnies absurdes et les racontars
plus ou moins ineptes que des gens mal informés ou mal intentionnés ont répandus à
plaisir sur cette Fraternité, qui est désignée par les initiales H. B. of L. ; mais nous
croyons cependant nécessaire d’avertir qu’elle est étrangère à tout mouvement occul-
tiste, bien que certains aient jugé bon de s’approprier quelques-uns de ses enseigne-
ments, en les dénaturant d’ailleurs complètement pour les adapter à leurs propres con-
ceptions.
39
C’est-à-dire les divers états de la manifestation subtile, répartis suivant leur cor-
respondance avec les éléments.
40
C’est-à-dire qu’elle a développé complètement toute la série des modifications
dont elle est susceptible.
17
dant progresser toujours41. Il n’y a pas de forme trop simple ni
d’organisme trop complexe pour la faculté d’adaptation d’une puis-
sance merveilleuse, inconcevable, que possède l’âme humaine. Et, à
travers le cycle entier de la Nécessité, le caractère de son génie, le
degré de son émanation spirituelle, et les états auxquels elle appar-
tient à l’origine, sont conservés strictement, avec une exactitude ma-
thématique42. »
« Pendant le cours de son involution, la monade n’est réellement
incarnée dans aucune forme, quelle qu’elle soit. Le cours de sa des-
cente à travers les divers règnes s’accomplit par une polarisation
graduelle de ses pouvoirs divins, due à son contact avec les condi-
tions d’externisation graduelle de l’arc descendant et subjectif du
cycle spiral. »
« C’est une vérité absolue qu’exprime l’adepte auteur de Ghost-
Land, lorsqu’il dit que, en tant qu’être impersonnel, l’homme vit
dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à celui-ci. Dans tous
ces mondes, l’âme développe ses états rudimentaires, jusqu’à ce que
son progrès cyclique la rende capable d’atteindre43 l’état spécial dont
la fonction glorieuse est de conférer à cette âme la conscience. C’est
à ce moment seulement qu’elle devient véritablement un homme ; à
tout autre instant de son voyage cosmique, elle n’est qu’un être em-
bryonnaire, une forme passagère, une créature impersonnelle, en la-
quelle brille une partie, mais une partie seulement de l’âme humaine
non individualisée. »
« Lorsque le grand étage de conscience, sommet de la série des
manifestations matérielles, est atteint, jamais l’âme ne rentrera dans
la matrice de la matière, ne subira l’incarnation matérielle ; désor-
mais, ses renaissances sont dans le royaume de l’esprit. Ceux qui
soutiennent la doctrine étrangement illogique de la multiplicité des
naissances humaines n’ont assurément jamais développé en eux-
mêmes l’état lucide de Conscience spirituelle ; sinon, la théorie de la
réincarnation, affirmée et soutenue aujourd’hui par un grand nombre
d’hommes et de femmes versés dans la « sagesse mondaine »,
n’aurait pas le moindre crédit. Une éducation extérieure est relati-
vement sans valeur comme moyen d’obtenir la Connaissance véri-
table. »

41
Ceci au point de vue extérieur, bien entendu.
42
Ce qui implique bien la coexistence de toutes les modalités vitales.
43
Par l’extension graduelle de ce développement jusqu’à ce qu’il ait atteint une
zone déterminée, correspondant à l’état spécial que l’on considère ici.
18
On ne trouve dans la nature aucune analogie en faveur de la réin-
carnation, tandis que, en revanche, on en trouve de nombreuses dans
le sens contraire. « Le gland devient chêne, la noix de coco devient
palmier ; mais le chêne a beau donner des myriades d’autres glands,
il ne devient plus jamais gland lui-même ; ni le palmier ne redevient
plus noix. De même pour l’homme : dès que l’âme s’est manifestée
sur le plan humain, et a ainsi atteint la conscience de la vie exté-
rieure, elle ne repasse plus jamais par aucun de ses états rudimen-
taires. »
« Une publication récente affirme que “ceux qui ont mené une vie
noble et digne d’un roi (fût-ce même dans le corps d’un mendiant),
dans leur dernière existence terrestre, revivront comme nobles, rois,
ou autres personnages de haut rang” ! Mais nous savons ce que les
rois et les nobles ont été dans le passé et sont dans le présent, sou-
vent les pires spécimens de l’humanité qu’il soit possible de conce-
voir, au point de vue spirituel. De telles assertions ne sont bonnes
qu’à prouver que leurs auteurs ne parlent que sous l’inspiration de la
sentimentalité, et que la Connaissance leur manque. »
« Tous les prétendus “réveils de souvenirs” latents, par lesquels
certaines personnes assurent se rappeler leurs existences passées,
peuvent s’expliquer, et même ne peuvent s’expliquer que par les
simples lois de l’affinité et de la forme. Chaque race d’êtres hu-
mains, considérée en soi-même, est immortelle ; il en est de même
de chaque cycle : jamais le premier cycle ne devient le second, mais
les êtres du premier cycle sont (spirituellement) les parents, ou les
générateurs, de ceux du second cycle44. Ainsi, chaque cycle com-
prend une grande famille constituée par la réunion de divers grou-
pements d’âmes humaines, chaque condition étant déterminée par les
lois de son activité, celles de sa forme et celles de son affinité : une
trinité de lois. »
« C’est ainsi que l’homme peut être comparé au gland et au
chêne : l’âme embryonnaire, non individualisée, devient un homme
tout comme le gland devient un chêne, et, de même que le chêne
44
C’est pourquoi la tradition hindoue donne le nom de Pitris (pères ou ancêtres)
aux êtres du cycle qui précède le nôtre, et qui est représenté, par rapport à celui-ci,
comme correspondant à la Sphère de la Lune ; les Pitris forment l’humanité terrestre à
leur image, et cette humanité actuelle joue, à son tour, le même rôle à l’égard de celle
du cycle suivant. Cette relation causale d’un cycle à l’autre suppose nécessairement la
coexistence de tous les cycles, qui ne sont successifs qu’au point de vue de leur en-
chaînement logique ; s’il en était autrement, une telle relation ne pourrait exister (voir
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta).
19
donne naissance à une quantité innombrable de glands, de même
l’homme fournit à son tour à une indéfinité d’âmes les moyens de
prendre naissance dans le monde spirituel. Il y a correspondance
complète entre les deux, et c’est pour cette raison que les anciens
Druides rendaient de si grands honneurs à cet arbre, qui était honoré
au-delà de tous les autres par les puissants Hiérophantes. » On voit
par là combien les Druides étaient loin d’admettre la « transmigra-
tion » au sens ordinaire et matériel du mot, et combien peu ils son-
geaient à la théorie, qui, nous le répétons, est toute moderne, de la
réincarnation.

*
* *

Nous avons vu récemment, dans une revue spirite étrangère, un


article dont l’auteur critiquait, avec juste raison, l’idée saugrenue de
ceux qui, annonçant pour un temps prochain la « seconde venue » du
Christ, la présentent comme devant être une réincarnation45. Mais où
la chose devient plutôt amusante, c’est lorsque ce même auteur dé-
clare que, s’il ne peut admettre cette thèse, c’est tout simplement
parce que, selon lui, le retour du Christ est dès maintenant un fait ac-
compli… par le spiritisme ! « Il est déjà venu, dit-il, puisque, dans
certains centres, on enregistre ses communications. » Vraiment, il
faut avoir une foi bien robuste pour pouvoir croire ainsi que le Christ
et ses Apôtres se manifestent dans des séances spirites et parlent par
l’organe des médiums ! S’il est des gens à qui une croyance est né-
cessaire (et il semble que ce soit le cas de l’immense majorité des
Occidentaux), nous n’hésitons pas à affirmer combien nous préfé-
rons encore celle du catholique le moins éclairé, ou même la foi du
matérialiste sincère, car c’en est une aussi46.
Comme nous l’avons déjà dit, nous considérons le néo-
spiritualisme, sous quelque forme que ce soit, comme absolument
incapable de remplacer les anciennes religions dans leur rôle social
45
Cette opinion bizarre, qui a trouvé en particulier, depuis quelques années, beau-
coup de crédit chez les théosophistes, n’est guère plus absurde, après tout, que celle
des gens qui soutiennent que saint Jean-Baptiste fut une réincarnation du prophète
Elie ; d’ailleurs, nous dirons quelques mots, par la suite, au sujet des divers textes des
Évangiles que certains se sont efforcés d’interpréter en faveur de la théorie réincarna-
tionniste.
46
Voir « À propos du Grand Architecte de l’Univers », dans Études sur la Franc-
Maçonnerie.
20
et moral, et pourtant c’est certainement là le but qu’il se propose,
d’une façon plus ou moins avouée. Nous avons fait allusion précé-
demment, en particulier, aux prétentions de ses promoteurs en ce qui
concerne l’enseignement ; nous venons encore de lire un discours
prononcé sur ce sujet par l’un d’eux. Quoi qu’il en dise, nous trou-
vons très peu « équilibré » le « spiritualisme libéral » de ces « avia-
teurs de l’esprit » (?!), qui, voyant dans l’atmosphère « deux colos-
saux nimbus chargés jusqu’à la gueule (sic) d’électricités con-
traires », se demandent « comment éviter des séries d’éclairs, des
gammes de tonnerre (sic), des chutes de foudre », et qui, malgré ces
présages menaçants, veulent « affronter la liberté de
l’enseignement » comme d’autres ont « affronté les libertés de
l’espace ». Ils admettent pourtant que « l’enseignement de l’école
doit rester neutre », mais à la condition que cette « neutralité » abou-
tisse à des conclusions « spiritualistes » ; il nous semble que ce ne
serait là qu’une neutralité apparente, non réelle, et quiconque a le
moindre sens de la logique ne peut guère penser autrement à cet
égard ; mais pour eux, au contraire, c’est là de la « neutralité pro-
fonde » ! L’esprit de système et les idées préconçues conduisent par-
fois à d’étranges contradictions, et ceci en est un exemple que nous
tenions à signaler47. Quant à nous, qui sommes loin de prétendre à
une action sociale quelconque, il est évident que cette question de
l’enseignement, ainsi posée, ne peut nous intéresser à aucun titre. La
seule méthode qui aurait une valeur réelle serait celle de
l’« instruction intégrale48 » ; et malheureusement, étant donné la
mentalité actuelle, on est loin, sans doute pour bien longtemps en-
core, de pouvoir en tenter la moindre application en Occident, et par-
ticulièrement en France, où l’esprit protestant, cher à certains « spiri-
tualistes libéraux », règne en maître absolu dans tous les degrés et
toutes les branches de l’enseignement.

*
* *

47
Nous pourrions rappeler à ce propos, dans un autre ordre d’idées, l’attitude de
certains savants, qui refusent d’admettre des faits dûment constatés, simplement parce
que leurs théories ne permettent pas d’en donner une explication satisfaisante.
48
Voir l’ouvrage publié sous ce titre, L’Instruction intégrale, par notre éminent
collaborateur F.-Ch. Barlet.
21
L’auteur du discours en question (nous ne voulons pas le nommer
ici, pour ne pas blesser sa… modestie) a cru bon récemment, dans
une circonstance qu’il importe peu de spécifier, de nous reprocher
d’avoir dit que nous n’avons « absolument rien de commun avec
lui » (non plus d’ailleurs qu’avec les autres néo-spiritualistes de
toute secte et de toute école), et il objectait que ceci devait nous con-
duire à « rejeter la fraternité, la vertu, à nier Dieu, l’immortalité de
l’âme et le Christ », beaucoup de choses passablement disparates !
Quoique nous nous interdisions formellement toute polémique dans
cette Revue, nous pensons qu’il n’est pas inutile de reproduire ici
notre réponse à ces objections, pour une plus complète édification de
nos lecteurs, et pour marquer mieux et plus précisément (au risque
de nous répéter quelque peu) certaines différences profondes sur les-
quelles nous n’insisterons jamais trop.
« … Tout d’abord, quoi qu’en puisse dire M. X…, son Dieu n’est
certes pas le nôtre, car il croit évidemment, comme d’ailleurs tous
les Occidentaux modernes, à un Dieu “personnel” (pour ne pas dire
individuel) et quelque peu anthropomorphe, lequel, en effet, n’a
“rien de commun” avec l’Infini métaphysique49. Nous en dirons au-
tant de sa conception du Christ, c’est-à-dire d’un Messie unique, qui
serait une “incarnation” de la Divinité ; nous reconnaissons, au con-
traire, une pluralité (et même une indéfinité) de “manifestations” di-
vines, mais qui ne sont en aucune façon des “incarnations”, car il
importe avant tout de maintenir la pureté du Monothéisme, qui ne
saurait s’accorder d’une semblable théorie.
« Quant à la conception individualiste de l’“immortalité de
l’âme”, c’est bien plus simple encore, et M. X… s’est singulièrement
trompé s’il a cru que nous hésiterions à déclarer que nous la rejetons
complètement, aussi bien sous la forme d’une « vie future” extra-
terrestre que sous celle, assurément beaucoup plus ridicule, de la
trop fameuse théorie de la “réincarnation”. Les questions de “pré-
existence” et de “post-existence” ne se posent évidemment pas pour
quiconque envisage toutes choses en dehors du temps ; d’ailleurs,
l’“immortalité” ne peut être qu’une extension indéfinie de la vie, et
elle ne sera jamais que rigoureusement égale à zéro en face de

49
D’ailleurs, le mot Dieu lui-même est tellement lié à la conception anthropomor-
phique, il est devenu tellement incapable de correspondre à autre chose, que nous pré-
férons en éviter l’emploi le plus possible, ne serait-ce que pour mieux marquer
l’abîme qui sépare la Métaphysique des religions.
22
l’Éternité50, qui seule nous intéresse, et qui est au-delà de la vie, aus-
si bien que du temps et de toutes les autres conditions limitatives de
l’existence individuelle. Nous savons fort bien que les Occidentaux
tiennent par-dessus tout à leur “moi” ; mais quelle valeur peut avoir
une tendance purement sentimentale comme celle-là ? Tant pis pour
ceux qui préfèrent d’illusoires consolations à la Vérité !
« Enfin, la “fraternité” et la “vertu” ne sont manifestement pas
autre chose que de simples notions morales ; et la morale, qui est
toute relative, et qui ne concerne que le domaine très spécial et res-
treint de l’action sociale51, n’a absolument rien à faire avec la Gnose,
qui est exclusivement métaphysique. Et nous ne pensons pas que ce
soit trop “nous risquer”, comme dit M. X…, que d’affirmer que ce-
lui-ci ignore tout de la Métaphysique ; ceci soit dit, d’ailleurs, sans
lui en faire le moindre reproche, car il est incontestablement permis
d’ignorer ce qu’on n’a jamais eu l’occasion d’étudier : à l’impossible
nul n’est tenu ! »
Nous avons dit précédemment, mais sans y insister, qu’il existe
des gens, spirites ou autres, qui s’efforcent de prouver « expérimen-
talement » la thèse réincarnationniste52 ; une pareille prétention doit
paraître tellement invraisemblable à toute personne douée simple-
ment du plus vulgaire bon sens, qu’on serait tenté, a priori, de sup-
poser qu’il ne peut s’agir là que de quelque mauvaise plaisanterie ;
mais il paraît pourtant qu’il n’en est rien. Voici, en effet, qu’un expé-
rimentateur réputé sérieux, qui s’est acquis une certaine considéra-
tion scientifique par ses travaux sur le « psychisme »53, mais qui,
malheureusement pour lui, semble s’être peu à peu converti presque
entièrement aux théories spirites (il arrive assez fréquemment que les

50
Voir plus haut, p. 191, note 38.
51
Sur cette question de la morale, voir Conceptions scientifiques et Idéal maçon-
nique, ouvrage cité.
52
Voir L’Erreur spirite, chapitre sur la Réincarnation.
53
Faute d’un terme moins imparfait, nous conservons celui de « psychisme », si
vague et imprécis qu’il soit, pour désigner un ensemble d’études dont l’objet lui-
même, d’ailleurs, n’est guère mieux défini ; quelqu’un (le Dr Richet, croyons-nous) a
eu l’idée malheureuse de substituer à ce mot celui de « métapsychique », qui a
l’immense inconvénient de faire penser à quelque chose de plus ou moins analogue ou
parallèle à la Métaphysique (et, dans ce cas, nous ne voyons pas trop ce que cela pour-
rait être, sinon la Métaphysique elle-même sous un autre nom), alors que, tout au con-
traire, il s’agit d’une science expérimentale, avec des méthodes calquées aussi exac-
tement que possible sur celles des sciences physiques.
23
savants ne sont pas exempts d’une certaine… naïveté)54, a publié
tout récemment un ouvrage contenant l’exposé de ses recherches sur
les prétendues « vies successives » au moyen des phénomènes de
« régression de la mémoire » qu’il a cru constater chez certains su-
jets hypnotiques ou magnétiques55.
Nous disons : qu’il a cru constater, car, si nous ne pouvons en au-
cune façon songer à mettre en doute sa bonne foi, nous pensons du
moins que les faits qu’il interprète ainsi, en vertu d’une hypothèse
préconçue, s’expliquent, en réalité, d’une façon tout autre et beau-
coup plus simple. En somme, ces faits se résument en ceci : le sujet,
étant dans un certain état, peut être replacé mentalement dans les
conditions où il se trouvait à une époque passée, et être « situé » ain-
si à un âge quelconque, dont il parle alors comme du présent, d’où
l’on conclut que, dans ce cas, il n’y a pas « souvenir », mais « ré-
gression de la mémoire ». Ceci est d’ailleurs une contradiction dans
les termes, car il ne peut évidemment être question de mémoire là où
il n’y a pas de souvenir ; mais, cette observation à part, il faut se de-
mander avant tout si la possibilité du souvenir pur et simple est véri-
tablement exclue par la seule raison que le sujet parle du passé
comme s’il lui était redevenu présent.
À cela, on peut répondre immédiatement que les souvenirs, en
tant que tels, sont toujours mentalement présents56 ; ce qui, pour
notre conscience actuelle, les caractérise effectivement comme sou-
venirs d’événements passés, c’est leur comparaison avec nos percep-
tions présentes (nous entendons présentes en tant que perceptions),
54
Le cas auquel nous faisons allusion n’est pas isolé, et il en existe de tout à fait
semblables, dont plusieurs sont même fort connus ; nous avons cité ailleurs ceux de
Crockes, de Lombroso, du Dr Richet et de M. Camille Flammarion (« À propos du
Grand Architecte de l’Univers ») et nous aurions pu y ajouter celui de William James
et plusieurs autres encore ; tout cela prouve simplement qu’un savant analyste, quelle
que soit sa valeur comme tel, et quel que soit aussi son domaine spécial, n’est pas for-
cément pour cela, en dehors de ce même domaine, notablement supérieur à la grande
masse du public ignorant et crédule qui fournit la majeure partie de la clientèle spirito-
occultiste.
55
Nous ne chercherons pas ici jusqu’à quel point il est possible de différencier
nettement l’hypnotisme et le magnétisme ; il se pourrait bien que cette distinction fût
plus verbale que réelle, et, en tout cas, elle n’a aucune importance quant à la question
qui nous occupe présentement.
56
Que ces souvenirs se trouvent d’ailleurs actuellement dans le champ de la cons-
cience claire et distincte ou dans celui de la « subconscience » (en admettant ce terme
dans son sens tout à fait général), peu importe, puisque, normalement, ils ont toujours
la possibilité de passer de l’un dans l’autre, ce qui montre qu’il ne s’agit là que d’une
différence de degré, et rien de plus.
24
comparaison qui permet seule de distinguer les uns des autres en
établissant un rapport (temporel, c’est-à-dire de succession) entre les
événements extérieurs57 dont ils sont pour nous les traductions men-
tales respectives. Si cette comparaison vient à être rendue impossible
pour une raison quelconque (soit par la suppression momentanée de
toute impression extérieure, soit d’une autre façon), le souvenir,
n’étant plus localisé dans le temps par rapport à d’autres éléments
psychologiques présentement différents, perd son caractère représen-
tatif du passé, pour ne plus conserver que sa qualité actuelle de pré-
sent. Or c’est précisément là ce qui se produit dans les cas dont nous
parlons : l’état dans lequel est placé le sujet correspond à une modi-
fication de sa conscience actuelle, impliquant une extension, dans un
certain sens, de ses facultés individuelles, au détriment momentané
du développement dans un autre sens que ces facultés possèdent
dans l’état normal. Si donc, dans un tel état, on empêche le sujet
d’être affecté par les perceptions présentes, et si, en outre, on écarte
en même temps de sa conscience tous les événements postérieurs à
un certain moment déterminé (conditions qui sont parfaitement réali-
sables à l’aide de la suggestion), lorsque les souvenirs se rapportant
à ce même moment se présentent distinctement à cette conscience
ainsi modifiée quant à son étendue (qui est alors pour le sujet la
conscience actuelle), ils ne peuvent aucunement être situés dans le
passé ou envisagés sous cet aspect, puisqu’il n’y a plus actuellement
dans le champ de la conscience aucun élément avec lequel ils puis-
sent être mis dans un rapport d’antériorité temporelle.
En tout ceci, il ne s’agit de rien de plus que d’un état mental im-
pliquant une modification de la conception du temps (ou mieux de sa
compréhension) par rapport à l’état normal ; et, d’ailleurs, ces deux
états ne sont l’un et l’autre que deux modalités différentes d’une
même individualité58. En effet, il ne peut être ici question d’états su-
périeurs et extra-individuels dans lesquels l’être serait affranchi de la
condition temporelle, ni même d’une extension de l’individualité

57
Extérieurs par rapport au point de vue de notre conscience individuelle, bien en-
tendu ; d’ailleurs, cette distinction du souvenir et de la perception ne relève que de la
psychologie la plus élémentaire, et, d’autre part, elle est indépendante de la question
du mode de perception des objets regardés comme extérieurs, ou plutôt de leurs quali-
tés sensibles.
58
Il en est de même des états (spontanés ou provoqués) qui correspondent à toutes
les altérations de la conscience individuelle, dont les plus importantes sont ordinaire-
ment rangées sous la dénomination impropre et fautive de « dédoublements de la per-
sonnalité ».
25
impliquant ce même affranchissement partiel, puisqu’on place au
contraire le sujet dans un instant déterminé, ce qui suppose essentiel-
lement que son état actuel est conditionné par le temps. En outre,
d’une part, des états tels que ceux auxquels nous venons de faire al-
lusion ne peuvent évidemment être atteints par des moyens qui sont
entièrement du domaine de l’individualité actuelle et restreinte,
comme l’est nécessairement tout procédé expérimental ; et, d’autre
part, même s’ils étaient atteints d’une façon quelconque, ils ne sau-
raient aucunement être rendus sensibles à cette individualité, dont les
conditions particulières d’existence n’ont aucun point de contact
avec celles des états supérieurs de l’être, et qui, en tant
qu’individualité spéciale, est forcément incapable d’assentir, et à
plus forte raison d’exprimer, tout ce qui est au-delà des limites de ses
propres possibilités59.
Quant à retourner effectivement dans le passé, c’est là une chose
qui, comme nous le disons ailleurs, est manifestement aussi impos-
sible à l’individu humain que de se transporter dans l’avenir60 ; et
nous n’aurions jamais pensé que la « machine à explorer le temps »
de Wells pût être considérée autrement que comme une conception
de pure fantaisie, ni qu’on en vînt à parler sérieusement de la « ré-
versibilité du temps ». L’espace est réversible, c’est-à-dire que l’une
quelconque de ses parties, ayant été parcourue dans un certain sens,
peut l’être ensuite en sens inverse, et cela parce qu’il est une coordi-
nation d’éléments envisagés en mode simultané et permanent ; mais
le temps, étant au contraire une coordination d’éléments envisagés
en mode successif et transitoire, ne peut être réversible, car une telle
supposition serait la négation même du point de vue de la succes-
sion, ou, en d’autres termes, elle reviendrait précisément à supprimer
la condition temporelle61. Pourtant, il s’est trouvé des gens qui ont
59
Du reste, dans tous les cas dont nous parlons, il ne s’agit que d’événements
physiques, et même le plus souvent terrestres (quoique tel autre expérimentateur assez
connu ait publié jadis un récit détaillé des prétendues « incarnations antérieures » de
son sujet sur la planète Mars, sans s’être étonné que tout ce qui se passe sur celle-ci
soit si facilement traduisible en langage terrestre !) ; il n’y a là rien qui exige le moins
du monde l’intervention d’états supérieurs de l’être, que d’ailleurs, bien entendu, les
« psychistes » ne soupçonnent même pas.
60
Voir pour ceci, ainsi que pour ce qui suit, notre étude sur « Les Conditions de
l’existence corporelle », ci-dessus p. 109.
61
Cette suppression de la condition temporelle est d’ailleurs possible, mais non
dans les cas que nous envisageons ici, puisque ces cas supposent toujours le temps ;
et, en parlant ailleurs de la conception de l’« éternel présent », nous avons eu bien
soin de faire remarquer qu’elle ne peut rien avoir de commun avec un retour dans le
26
conçu cette idée pour le moins singulière de la « réversibilité du
temps », et qui ont prétendu l’appuyer sur un « théorème de méca-
nique » (?) dont nous croyons intéressant de reproduire intégrale-
ment l’énoncé, afin de montrer plus clairement l’origine de leur fan-
tastique hypothèse.
« Connaissant la série complexe de tous les états successifs d’un
système de corps, et ces états se suivant et s’engendrant dans un
ordre déterminé, au passé qui fait fonction de cause, à l’avenir qui a
rang d’effet (sic), considérons un de ces états successifs, et, sans rien
changer aux masses composantes, ni aux forces qui agissent entre
ces masses62, ni aux lois de ces forces, non plus qu’aux situations ac-
tuelles des masses dans l’espace, remplaçons chaque vitesse par une
vitesse égale et contraire63. Nous appellerons cela “révertir” toutes
les vitesses ; ce changement lui-même prendra le nom de réversion,
et nous appellerons sa possibilité, réversibilité du mouvement du
système. »
Arrêtons-nous un instant ici, car c’est justement cette possibilité
que nous ne saurions admettre, au point de vue même du mouve-
ment, qui s’effectue nécessairement dans le temps : le système con-
sidéré reprendra en sens inverse, dans une nouvelle série d’états suc-
cessifs, les situations qu’il avait précédemment occupées dans
l’espace, mais le temps ne redeviendra jamais le même pour cela, et
il suffit évidemment que cette seule condition soit changée pour que
les nouveaux états du système ne puissent en aucune façon
s’identifier aux précédents. D’ailleurs, dans le raisonnement que
nous citons, il est supposé explicitement (encore qu’en un français
contestable) que la relation du passé à l’avenir est une relation de
cause à effet, tandis que le rapport causal, au contraire, implique es-
sentiellement la simultanéité, d’où il résulte que des états considérés

passé ou un transport dans l’avenir, puisqu’elle supprime précisément le passé et


l’avenir, en nous affranchissant du point de vue de la succession, c’est-à-dire de ce qui
constitue pour notre être actuel toute la réalité de la condition temporelle.
62
« Sur ces masses » aurait été plus compréhensible.
63
Une vitesse contraire à une autre, ou bien de direction différente, ne peut lui être
égale au sens rigoureux du mot, elle peut seulement lui être équivalente en quantité ;
et, d’un autre côté, est-il possible de regarder cette « réversion » comme ne changeant
en rien les lois du mouvement considéré, étant donné que, si ces lois avaient continué
à être normalement suivies, elle ne se serait pas produite ?
27
comme se suivant ne peuvent pas, sous ce point de vue, s’engendrer
les uns les autres64 ; mais poursuivons.
« Or, quand on aura opéré65 la réversion des vitesses d’un sys-
tème de corps, il s’agira de trouver, pour ce système ainsi réverti, la
série complète de ses états futurs et passés : cette recherche sera-t-
elle plus ou moins difficile que le problème correspondant pour les
états successifs du même système non réverti ? Ni plus ni moins66, et
la solution de l’un de ces problèmes donnera celle de l’autre par un
changement très simple, consistant, en termes techniques, à changer
le signe algébrique du temps, à écrire − t au lieu de + t, et récipro-
quement. »
En effet, c’est très simple en théorie, mais, faute de se rendre
compte que la notation des « nombres négatifs » n’est qu’un procédé
tout artificiel de simplification des calculs et ne correspond à aucune
espèce de réalité67, l’auteur de ce raisonnement tombe dans une
grave erreur, qui est d’ailleurs commune à presque tous les mathé-
maticiens, et, pour interpréter le changement de signe qu’il vient
d’indiquer, il ajoute aussitôt : « C’est-à-dire que les deux séries
complètes d’états successifs du même système de corps différeront
seulement en ce que l’avenir deviendra passé, et que le passé de-
viendra futur68. Ce sera la même série d’états successifs parcourue
en sens inverse. La réversion des vitesses révertit simplement le
temps ; la série primitive des états successifs et la série révertie ont,

64
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta. – Par suite, si le souvenir d’une im-
pression quelconque peut être cause d’autres phénomènes mentaux, quels qu’ils
soient, c’est en tant que souvenir présent, mais l’impression passée ne peut actuelle-
ment être cause de rien.
65
L’auteur du raisonnement a eu la prudence d’ajouter ici entre parenthèses :
« non dans la réalité, mais dans la pensée pure » ; par là, il sort entièrement du do-
maine de la mécanique, et ce dont il parle n’a plus aucun rapport avec « un système de
corps » ; mais il est à retenir qu’il regarde lui-même la prétendue « réversion » comme
irréalisable, contrairement à l’hypothèse de ceux qui ont voulu appliquer son raison-
nement à la « régression de la mémoire ».
66
Évidemment, puisque, dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’étudier un mouvement
dont tous les éléments sont donnés ; mais, pour que cette étude corresponde à quelque
chose de réel ou même de possible, il ne faudrait pas être dupe d’un simple jeu de no-
tation !
67
Sur cette notation et ses inconvénients, particulièrement au point de vue de la
mécanique, voir « Remarques sur la Notation mathématique », ci-dessus, p. 78.
68
Voilà certes une singulière fantasmagorie, et il faut reconnaître qu’une opéra-
tion aussi vulgaire qu’un simple changement de signe algébrique est douée d’une
puissance bien étrange et vraiment merveilleuse… aux yeux des mathématiciens !
28
à tous les instants correspondants, les mêmes figures du système
avec les mêmes vitesses égales et contraires (sic). »
Malheureusement, en réalité, la réversion des vitesses révertit
simplement les situations spatiales, et non pas le temps ; au lieu
d’être « la même série d’états successifs parcourue en sens inverse »,
ce sera une seconde série inversement homologue de la première,
quant à l’espace seulement ; le passé ne deviendra pas futur pour ce-
la, et l’avenir ne deviendra passé qu’en vertu de la loi naturelle et
normale de la succession, ainsi que cela se produit à chaque instant.
Il est vraiment trop facile de montrer les sophismes inconscients et
multiples qui se cachent dans de pareils arguments ; et voilà pourtant
tout ce qu’on trouve à nous présenter pour justifier, « devant la
science et la philosophie », une théorie comme celle des prétendues
« régressions de la mémoire » !
Ceci étant dit, nous devons encore, pour compléter l’explication
psychologique que nous avons indiquée au début, faire remarquer
que le prétendu « retour dans le passé », c’est-à-dire en réalité, tout
simplement, le rappel à la conscience claire et distincte de souvenirs
conservés à l’état latent dans la mémoire subconsciente du sujet, est
facilité d’autre part, au point de vue physiologique, par le fait que
toute impression laisse nécessairement une trace sur l’organisme qui
l’a éprouvée. Nous n’avons pas à rechercher ici de quelle façon cette
impression peut être enregistrée par certains centres nerveux ; c’est
là une étude qui relève de la science expérimentale pure et simple,
et, d’ailleurs, celle-ci est déjà parvenue à « localiser » à peu près
exactement les centres correspondant aux différentes modalités de la
mémoire69. L’action exercée sur ces centres, aidée du reste par un
facteur psychologique qui est la suggestion, permet de placer le sujet
dans les conditions voulues pour réaliser les expériences dont nous
avons parlé, du moins quant à leur première partie, celle qui se rap-
porte aux événements auxquels il a réellement pris part ou assisté à
une époque plus ou moins éloignée70.

69
Cette « localisation » est rendue possible surtout par l’observation des différents
cas de « paramnésie » (altérations partielles de la mémoire) ; et nous pouvons ajouter
que l’espèce de fractionnement de la mémoire que l’on constate dans ces cas permet
d’expliquer une bonne partie des soi-disant « dédoublements de la personnalité »,
auxquels nous avons fait allusion précédemment.
70
On pourrait également parler, si singulier que cela semble au premier abord,
d’une correspondance, tant physiologique que psychologique, des événements non
encore réalisés, mais dont l’individu porte les virtualités en lui ; ces virtualités se tra-
duisent par des prédispositions et des tendances d’ordres divers, qui sont comme le
29
Mais, bien entendu, la correspondance physiologique que nous
venons de signaler n’est possible que pour les impressions qui ont
réellement affecté l’organisme du sujet ; et de même, au point de vue
psychologique, la conscience individuelle d’un être quelconque ne
peut évidemment contenir que des éléments ayant quelque rapport
avec l’individualité actuelle de cet être. Ceci devrait suffire à mon-
trer qu’il est inutile de chercher à poursuivre les recherches expéri-
mentales au-delà de certaines limites, c’est-à-dire, dans le cas actuel,
antérieurement à la naissance du sujet, ou du moins au début de sa
vie embryonnaire ; c’est pourtant là ce qu’on a prétendu faire, en
s’appuyant, comme nous l’avons dit, sur l’hypothèse préconçue de la
réincarnation, et on a cru pouvoir « faire revivre » ainsi à ce sujet
« ses vies antérieures » tout en étudiant également, dans l’intervalle,
« ce qui se passe pour l’esprit non incarné » !
Ici, nous sommes en pleine fantaisie : comment peut-on parler des
« antériorités de l’être vivant », lorsqu’il s’agit d’un temps où cet
être vivant n’existait pas encore à l’état individualisé, et vouloir le
reporter au-delà de son origine, c’est-à-dire dans des conditions où il
ne s’est jamais trouvé, donc qui ne correspondent pour lui à aucune
réalité ? Cela revient à créer de toutes pièces une réalité artificielle,
si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire une réalité mentale actuelle
qui n’est la représentation d’aucune sorte de réalité sensible ; la sug-
gestion donnée par l’expérimentateur en fournit le point de départ, et
l’imagination du sujet fait le reste. Il en est de même, moins la sug-
gestion initiale, dans l’état de rêve ordinaire, où « l’âme individuelle
crée un monde qui procède tout entier d’elle-même, et dont les ob-
jets consistent exclusivement dans des conceptions mentales71 »,
sans qu’il soit d’ailleurs possible de distinguer ces conceptions
d’avec les perceptions d’origine extérieure, à moins qu’il ne
s’établisse une comparaison entre ces deux sortes d’éléments psy-
chologiques, ce qui ne peut se faire que par le passage plus ou moins

germe présent des événements futurs concernant l’individu. Toute diathèse est, en
somme, une prédisposition organique de ce genre : un individu porte en lui, dès son
origine (« ab ovo », pourrait-on dire), telle ou telle maladie à l’état latent, mais cette
maladie ne pourra se manifester que dans des circonstances favorables à son dévelop-
pement, par exemple sous l’action d’un traumatisme quelconque ou de toute autre
cause d’affaiblissement de l’organisme ; si ces circonstances ne se rencontrent pas, la
maladie ne se développera jamais, mais son germe n’en existe pas moins réellement et
présentement dans l’organisme, de même qu’une tendance psychologique qui ne se
manifeste par aucun acte extérieur n’en est pas moins réelle pour cela.
71
Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.
30
nettement conscient de l’état de rêve à l’état de veille72. Ainsi, un
rêve provoqué, état en tout semblable à ceux où l’on fait naître chez
un sujet, par des suggestions appropriées, des perceptions partielle-
ment ou totalement imaginaires, mais avec cette seule différence
que, ici, l’expérimentateur est lui-même dupe de sa propre sugges-
tion et prend les créations mentales du sujet pour des « réveils de
souvenirs73 », voilà à quoi se réduit la prétendue « exploration des
vies successives », l’unique « preuve expérimentale » que les réin-
carnationnistes aient pu fournir en faveur de leur théorie.
Que l’on essaye d’appliquer la suggestion à la « psychothérapie »,
de s’en servir pour guérir des ivrognes ou des maniaques, ou pour
développer la mentalité de certains idiots, c’est là une tentative qui
ne laisse pas d’être fort louable, et, quels que soient les résultats ob-
tenus, nous n’y trouverons assurément rien à redire ; mais que l’on
s’en tienne là, et qu’on cesse de l’employer à des fantasmagories
comme celles dont nous venons de parler. Il se rencontrera pourtant
encore, après cela, des gens qui viendront nous vanter « la clarté et
l’évidence du spiritisme », et l’opposer à « l’obscurité de la méta-
physique », qu’ils confondent d’ailleurs avec la plus vulgaire philo-
sophie74 ; singulière évidence, à moins que ce ne soit celle de
l’absurdité ! Mais tout cela ne nous étonne aucunement, car nous sa-
vons fort bien que les spirites et autres « psychistes » de différentes
catégories sont tous comme certain personnage dont nous avons eu à
nous occuper récemment ; ils ignorent profondément ce que c’est
que la Métaphysique, et nous n’entreprendrons certes pas de le leur
expliquer : « sarebbe lavar la testa all’ asino », comme on dit irrévé-
rencieusement en italien.

72
Mais cette comparaison n’est jamais possible dans le cas du rêve provoqué par
suggestion, puisque le sujet, à son réveil, n’en conserve aucun souvenir dans sa cons-
cience normale.
73
Le sujet pourrait d’ailleurs les considérer également comme des souvenirs, car
un rêve peut comprendre des souvenirs tout aussi bien que des impressions actuelles,
sans que ces deux sortes d’éléments soient autre chose que de pures créations men-
tales. Nous ne parlons pas, bien entendu, des souvenirs de la veille qui viennent sou-
vent se mêler au rêve, parce que la séparation des deux états de conscience est rare-
ment complète, du moins quant au sommeil ordinaire ; elle paraît l’être beaucoup plus
lorsqu’il s’agit du sommeil provoqué, et c’est ce qui explique l’oubli total qui suit le
réveil du sujet.
74
Certains vont même jusqu’à réclamer des « expériences métaphysiques », sans
se rendre compte que l’union de ces deux mots constitue un non-sens pur et simple.
31
L’orthodoxie maçonnique*
(La Gnose, avril 1910)

On a tant écrit sur la question de la régularité maçonnique, on en a


donné tant de définitions différentes et même contradictoires, que ce
problème, bien loin d’être résolu, n’en est devenu peut-être que plus
obscur. Il semble qu’il ait été mal posé, car on cherche toujours à ba-
ser la régularité sur des considérations purement historiques, sur la
preuve vraie ou supposée d’une transmission ininterrompue de pou-
voirs depuis une époque plus ou moins reculée ; or il faut bien
avouer que, à ce point de vue, il serait facile de trouver quelque irré-
gularité à l’origine de tous les Rites pratiqués actuellement. Mais
nous pensons que cela est loin d’avoir l’importance que certains,
pour des raisons diverses, ont voulu lui attribuer, et que la véritable
régularité réside essentiellement dans l’orthodoxie maçonnique ; et
cette orthodoxie consiste avant tout à suivre fidèlement la Tradition,
à conserver avec soin les symboles et les formes rituéliques qui ex-
priment cette Tradition et en sont comme le vêtement, à repousser
toute innovation suspecte de modernisme. C’est à dessein que nous
employons ici ce mot de modernisme, pour désigner la tendance trop
répandue qui, en Maçonnerie comme partout ailleurs, se caractérise
par l’abus de la critique, le rejet du symbolisme, la négation de tout
ce qui constitue la Science ésotérique et traditionnelle.
Toutefois, nous ne voulons point dire que la Maçonnerie, pour
rester orthodoxe, doive s’enfermer dans un formalisme étroit, que le
rituélisme doive être quelque chose d’absolument immuable, auquel
on ne puisse rien ajouter ni retrancher sans se rendre coupable d’une
sorte de sacrilège ; ce serait faire preuve d’un dogmatisme qui est
tout à fait étranger et même contraire à l’esprit maçonnique. La Tra-
dition n’est nullement exclusive de l’évolution et du progrès ; les ri-
tuels peuvent et doivent donc se modifier toutes les fois que cela est
nécessaire, pour s’adapter aux conditions variables de temps et de
lieu, mais, bien entendu, dans la mesure seulement où les modifica-
tions ne touchent à aucun point essentiel. Les changements dans les
détails du rituel importent peu, pourvu que l’enseignement initia-
tique qui s’en dégage n’en subisse aucune altération ; et la multipli-
cité des Rites n’aurait pas de graves inconvénients, peut-être même

*
Publié sous la signature de « Palingenius ».
32
aurait-elle certains avantages, si malheureusement elle n’avait pas
trop souvent pour effet, en servant de prétexte à de fâcheuses dissen-
sions entre Obédiences rivales, de compromettre l’unité idéale si
l’on veut, mais réelle pourtant, de la Maçonnerie universelle.
Ce qui est regrettable surtout, c’est d’avoir trop souvent à consta-
ter, chez un grand nombre de Maçons, l’ignorance complète du
symbolisme et de son interprétation ésotérique, l’abandon des études
initiatiques, sans lesquelles le rituélisme n’est plus qu’un ensemble
de cérémonies vides de sens, comme dans les religions exotériques.
Il y a aujourd’hui à ce point de vue, particulièrement en France et en
Italie, des négligences vraiment impardonnables ; nous pouvons citer
comme exemple celle que commettent les Maîtres qui renoncent au
port du tablier, alors que pourtant, comme l’a si bien montré récem-
ment le T Ill F Dr Blatin, dans une communication qui doit
être encore présente à la mémoire de tous les FF, ce tablier est le
véritable habillement du Maçon, tandis que le cordon n’est que son
décor. Une chose plus grave encore, c’est la suppression ou la sim-
plification exagérée des épreuves initiatiques, et leur remplacement
par renonciation de formules à peu près insignifiantes ; et, à ce pro-
pos, nous ne saurions mieux faire que de reproduire les quelques
lignes suivantes, qui nous donnent en même temps une définition
générale du symbolisme que nous pouvons considérer comme par-
faitement exacte : « Le Symbolisme maçonnique est la forme sen-
sible d’une synthèse philosophique d’ordre transcendant ou abstrait.
Les conceptions que représentent les Symboles de la Maçonnerie ne
peuvent donner lieu à aucun enseignement dogmatique ; elles échap-
pent aux formules concrètes du langage parlé et ne se laissent point
traduire par des mots. Ce sont, comme on dit très justement, des
Mystères qui se dérobent à la curiosité profane, c’est-à-dire des Véri-
tés que l’esprit ne peut saisir qu’après y avoir été judicieusement
préparé. La préparation à l’intelligence des Mystères est allégori-
quement mise en scène dans les initiations maçonniques par les
épreuves des trois grades fondamentaux de l’Ordre. Contrairement à
ce qu’on s’est imaginé, ces épreuves n’ont aucunement pour objet de
faire ressortir le courage ou les qualités morales du récipiendaire ;
elles figurent un enseignement que le penseur devra discerner, puis
méditer au cours de toute sa carrière d’Initié1 ».

1
Rituel interprétatif pour le Grade d’Apprenti, rédigé par le Groupe Maçonnique
d’Études Initiatiques, 1893.
33
On voit par là que l’orthodoxie maçonnique, telle que nous
l’avons définie, est liée à l’ensemble du symbolisme envisagé
comme un tout harmonique et complet, et non exclusivement à tel ou
tel symbole particulier, ou même à une formule telle que A L
G D G A D L U, dont on a voulu parfois faire une ca-
ractéristique de la Maçonnerie régulière, comme si elle pouvait cons-
tituer à elle seule une condition nécessaire et suffisante de régularité,
et dont la suppression, depuis 1877, a été si souvent reprochée à la
Maçonnerie française. Nous profiterons de cette occasion pour pro-
tester hautement contre une campagne encore plus ridicule
qu’odieuse, menée depuis quelque temps contre cette dernière, en
France même, au nom d’un prétendu spiritualisme qui n’a que faire
en cette circonstance, par certaines gens qui se parent de qualités
maçonniques plus que douteuses ; si ces gens, à qui nous ne voulons
pas faire l’honneur de les nommer, croient que leurs procédés assu-
reront la réussite de la pseudo-Maçonnerie qu’ils essayent vainement
de lancer sous des étiquettes variées, ils se trompent étrangement.
Nous ne voulons pas traiter ici, du moins pour le moment, la
question du G A de l’U. Cette question a même fait, dans les
derniers numéros de L’Acacia, l’objet d’une discussion fort intéres-
sante entre les FF Oswald Wirth et Ch.-M. Limousin ; malheureu-
sement, cette discussion a été interrompue par la mort de ce dernier,
mort qui fut un deuil pour la Maçonnerie toute entière. Quoi qu’il en
soit, nous dirons seulement que le symbole du G A de l’U
n’est point l’expression d’un dogme, et que, s’il est compris comme
il doit l’être, il peut être accepté par tous les Maçons, sans distinction
d’opinions philosophiques, car cela n’implique nullement de leur
part la reconnaissance de l’existence d’un Dieu quelconque, comme
on l’a cru trop souvent. Il est regrettable que la Maçonnerie française
se soit méprise à ce sujet, mais il est juste de reconnaître qu’elle n’a
fait en cela que partager une erreur assez générale ; si l’on parvient à
dissiper cette confusion, tous les Maçons comprendront que, au lieu
de supprimer le G A de l’U, il faut, comme le dit le F Os-
wald Wirth, aux conclusions duquel nous adhérons entièrement,
chercher à s’en faire une idée rationnelle, et le traiter en cela comme
tous les autres symboles initiatiques.
Nous pouvons espérer qu’un jour viendra, et qu’il n’est pas loin,
où l’accord s’établira définitivement sur les principes fondamentaux
de la Maçonnerie et sur les points essentiels de la doctrine tradition-
nelle. Toutes les branches de la Maçonnerie universelle reviendront
34
alors à la véritable orthodoxie, dont certaines d’entre elles se sont
quelque peu écartées, et toutes s’uniront enfin pour travailler à la ré-
alisation du Grand Œuvre, qui est l’accomplissement intégral du
Progrès dans tous les domaines de l’activité humaine.

35
Ce que nous ne sommes pas*
(La Gnose, janv. 1911)

Au début de notre seconde année, il nous parait nécessaire, pour


écarter toute équivoque de l’esprit de nos lecteurs, et pour couper
court à l’avance à des insinuations possibles, de dire très nettement,
en quelques mots, ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne vou-
lons et ne pouvons pas être.
Tout d’abord, comme nous l’avons déjà déclaré (voir 1re année,
nº 5, À nos Lecteurs), nous ne nous plaçons jamais sur le terrain de
la science analytique et expérimentale, qui ne se propose pour but
que l’étude des phénomènes du monde matériel. Nous ne nous pla-
çons pas davantage sur le terrain de la philosophie occidentale mo-
derne, dont nous nous réservons d’ailleurs de démontrer quelque
jour toute l’inanité.
Ne nous occupant nullement des questions d’ordre moral et so-
cial, notre domaine n’a aucun point de contact non plus avec celui
des religions exotériques, avec lesquelles, par conséquent, nous ne
pouvons nous trouver ni en concurrence ni en opposition.
D’autre part, nous ne sommes ni des occultistes ni des mystiques,
et nous ne voulons avoir de près ni de loin aucun rapport, de quelque
nature que ce soit, avec les multiples groupements qui procèdent de
la mentalité spéciale désignée par l’une ou l’autre de ces deux dé-
nominations. Nous entendons donc rester absolument étrangers au
mouvement dit spiritualiste, qui ne peut d’ailleurs actuellement être
pris au sérieux par aucun homme raisonnable ; parmi les gens qui
suivent ce mouvement ou qui le dirigent, nous ne pouvons que
plaindre ceux qui sont de bonne foi, et mépriser les autres.
Ensuite, un autre point qu’il nous importe tout autant que le pré-
cédent de bien établir, c’est que nous ne sommes et ne voulons être
des novateurs à aucun titre ni à aucun degré. Nous n’avons rien du
caractère des fondateurs de nouvelles religions, car nous pensons
qu’il en existe déjà beaucoup trop dans le monde ; fermement et fi-
dèlement attachés à la Tradition orthodoxe, une et immuable comme
la Vérité même dont elle est la plus haute expression, nous sommes
les adversaires irréductibles de toute hérésie et de tout modernisme,
et nous réprouvons hautement les tentatives, quels qu’en soient les

*
Signé La Direction.
36
auteurs, qui ont pour but de substituer à la pure Doctrine des sys-
tèmes quelconques ou des conceptions personnelles. Nous nous ré-
servons le droit de dénoncer au grand jour de tels méfaits intellec-
tuels et spirituels, chaque fois que nous le jugerons utile pour une
raison quelconque ; mais nous rappelons de nouveau que nous
n’entreprendrons jamais aucune espèce de polémique, car nous dé-
testons profondément la discussion, d’autant plus que nous sommes
convaincus de sa parfaite inutilité.
De ce que nous venons de dire, il résulte que nous ne pouvons pas
être des éclectiques ; nous n’admettons que les formes traditionnelles
régulières, et, si nous les admettons toutes au même titre, c’est parce
qu’elles ne sont en réalité que des vêtements divers d’une seule et
même Doctrine.
Enfin, entièrement désintéressés de toute action extérieure, nous
ne songeons point à nous adresser à la masse, ni à nous faire com-
prendre d’elle. Nous ne nous soucions nullement de l’opinion du
vulgaire, nous méprisons toutes les attaques, de quelque côté
qu’elles puissent venir, et nous ne reconnaissons à personne le droit
de nous juger. Ceci étant déclaré une fois pour toutes, nous poursui-
vrons notre œuvre sans nous préoccuper des bruits du dehors ;
comme le dit un proverbe arabe : « Les chiens aboient, la caravane
passe. »

37
Les néo-spiritualistes*
(La Gnose, de août à nov. 1911 et fév. 1912)

Dès le début de la publication de notre Revue1, nous avons répudié


très nettement, car il nous importait tout particulièrement de ne lais-
ser subsister à ce sujet aucune équivoque dans l’esprit de nos lec-
teurs, nous avons, disons-nous, répudié toute solidarité avec les dif-
férentes écoles dites spiritualistes, qu’il s’agisse des occultistes, des
théosophistes, des spirites, ou de tout autre groupement plus ou
moins similaire. En effet, toutes ces opinions, que l’on peut réunir
sous la dénomination commune de « néo-spiritualistes »2, n’ont pas
plus de rapports avec la Métaphysique, qui seule nous intéresse, que
n’en peuvent avoir les diverses écoles scientifiques ou philoso-
phiques de l’Occident moderne3 ; et elles présentent en outre, en ver-
tu de leurs prétentions injustifiées et peu raisonnables, le grave in-
convénient de pouvoir créer, chez les gens insuffisamment informés,
des confusions extrêmement regrettables, n’aboutissant à rien moins
qu’à faire rejaillir sur d’autres, dont nous sommes, quelque chose du
discrédit qui devrait les atteindre seules, et fort légitimement, auprès
de tous les hommes sérieux.
C’est pourquoi nous estimons n’avoir aucun ménagement à gar-
der vis-à-vis des théories en question, d’autant plus que, si nous le
faisions, nous sommes certain que leurs représentants plus ou moins
autorisés, loin d’agir de même à notre égard, ne nous en seraient nul-
lement reconnaissants, et ne nous en témoigneraient pas moins
d’hostilité ; ce serait donc, de notre part, une pure faiblesse qui ne
nous serait d’aucun profit, bien au contraire, et que pourraient tou-
jours nous reprocher ceux qui connaissent là-dessus nos véritables
sentiments. Nous n’hésitons donc pas à déclarer que nous considé-
rons toutes ces théories néo-spiritualistes, dans leur ensemble,
comme non moins fausses dans leur principe même et nuisibles pour

*
Signé Tau Palingénius.
1
Voir La Gnose et les Écoles spiritualistes, in La Gnose, 1re année, n° 2.
2
Il faut avoir soin de bien distinguer ce néo-spiritualisme du spiritualisme dit
classique ou éclectique, doctrine fort peu intéressante sans doute, et de nulle valeur au
point de vue métaphysique, mais qui du moins ne se donnait que pour un système
philosophique comme les autres ; tout superficiel, il dut précisément son succès à ce
manque même de profondeur, qui le rendait surtout fort commode pour
l’enseignement universitaire.
3
Voir À nos Lecteurs, in La Gnose, 1re année, n° 5.
38
la mentalité publique que l’est à nos yeux, ainsi que nous l’avons dé-
jà dit précédemment4, la tendance moderniste, sous quelque forme et
en quelque domaine qu’elle se manifeste5.
En effet, s’il est un point au moins sur lequel le Catholicisme,
dans son orientation actuelle, a toutes nos sympathies, c’est bien en
ce qui concerne sa lutte contre le modernisme. Il paraît se préoccu-
per beaucoup moins du néo-spiritualisme, qui, il est vrai, a peut-être
pris une moins grande et moins rapide extension, et qui d’ailleurs se
tient plutôt en dehors de lui et sur un autre terrain, de telle sorte que
le Catholicisme ne peut guère faire autre chose que d’en signaler les
dangers à ceux de ses fidèles qui risqueraient de se laisser séduire
par des doctrines de ce genre. Mais, si quelqu’un, se plaçant en de-
hors de toute préoccupation confessionnelle, et par conséquent dans
un champ d’action beaucoup plus étendu, trouvait un moyen pra-
tique d’arrêter la diffusion de tant de divagations et d’insanités plus
ou moins habilement présentées, suivant qu’elles le sont par des
hommes de mauvaise foi ou par de simples imbéciles, et qui, dans
l’un et l’autre cas, ont déjà contribué à détraquer irrémédiablement
un si grand nombre d’individus, nous estimons que celui-là accom-
plirait, en ce faisant, une véritable œuvre de salubrité mentale, et
rendrait un éminent service à une fraction considérable de
l’humanité occidentale actuelle6.
Tel ne peut être notre rôle, à nous qui, par principe, nous interdi-
sons formellement toute polémique, et nous tenons à l’écart de toute
action extérieure et de toute lutte de partis. Cependant, sans sortir du
domaine strictement intellectuel, nous pouvons, lorsque l’occasion
s’en présente à nous, montrer l’absurdité de certaines doctrines ou de
certaines croyances, et parfois souligner certaines déclarations des
spiritualistes eux-mêmes, pour montrer le parti qu’on en peut tirer
contre leurs propres affirmations doctrinales, car la logique n’est pas
toujours leur fait, et l’incohérence est chez eux un défaut assez ré-
pandu, visible pour tous ceux qui ne se laissent pas prendre aux mots
plus ou moins pompeux, aux phrases plus ou moins déclamatoires,
qui bien souvent ne recouvrent que le vide de la pensée. C’est dans

4
Voir Ce que nous ne sommes pas, in La Gnose, 2e année, n° 1.
5
Voir aussi L’Orthodoxie Maçonnique, in La Gnose, 1re année, n° 6.
6
En cette époque où pullulent les associations de tout genre et les ligues contre
tous les fléaux réels ou supposés, on pourrait peut-être suggérer, par exemple, l’idée
d’une « Ligue antioccultiste », qui ferait simplement appel à toutes les personnes de
bon sens, sans aucune distinction de partis ou d’opinions.
39
le but que nous venons d’indiquer que nous ouvrons aujourd’hui la
présente rubrique, nous réservant de la reprendre toutes les fois que
nous le jugerons à propos, et souhaitant que nos remarques, faites au
hasard des lectures et des recherches qui attireront incidemment
notre attention sur les théories incriminées, puissent, s’il en est
temps encore, ouvrir les yeux des personnes de bonne foi qui se sont
égarées parmi les néo-spiritualistes, et dont quelques-unes au moins
seraient peut-être dignes d’un meilleur sort.

*
* *

Déjà, à maintes reprises, nous avons déclaré que nous rejetons


absolument les hypothèses fondamentales du spiritisme, à savoir la
réincarnation7, la possibilité de communiquer avec les morts par des
moyens matériels8, et la prétendue démonstration expérimentale de
l’immortalité humaine9. D’ailleurs, ces théories ne sont pas propres
aux seuls spirites, et, en particulier, la croyance à la réincarnation est
partagée par la majorité d’entre eux10 avec les théosophistes et un
grand nombre d’occultistes de différentes catégories. Nous ne pou-
vons rien admettre de ces doctrines, car elles sont formellement con-
traires aux principes les plus élémentaires de la Métaphysique ; de
plus, et pour cette raison même, elles sont nettement antitradition-
nelles ; du reste, elles n’ont été inventées que dans le cours du XIXe
siècle, bien que leurs partisans s’efforcent par tous les moyens pos-
sibles, en torturant et dénaturant des textes, de faire croire qu’elles
remontent à la plus haute antiquité. Ils emploient pour cela les argu-
ments les plus extraordinaires et les plus inattendus ; c’est ainsi que
nous avons vu tout récemment, dans une revue que nous aurons la
charité de ne pas nommer, le dogme catholique de la « résurrection
de la chair » interprété dans un sens réincarnationniste ; et encore
c’est un prêtre, sans doute fortement suspect d’hétérodoxie, qui ose
soutenir de pareilles affirmations ! Il est vrai que la réincarnation n’a

7
Voir notamment Le Démiurge, in La Gnose, 1re année, n° 3, p. 47, et Le Symbol-
isme de la Croix, in La Gnose, 2e année, n° 3, p. 94, note 1.
8
Voir La Gnose et les Écoles spiritualistes, in La Gnose, 1re année, n° 2, p. 20.
9
Voir À propos du Grand Architecte de l’Univers, in La Gnose, 2e année, n° 7, p.
196, note 1.
10
On sait que, cependant, la plupart des spirites américains font exception et ne
sont pas réincarnationnistes.
40
jamais été condamnée explicitement par l’Église Catholique, et cer-
tains occultistes le font remarquer à tout propos avec une évidente
satisfaction ; mais ils ne paraissent pas se douter que, s’il en est ain-
si, c’est tout simplement parce qu’il n’était pas même possible de
soupçonner qu’il viendrait un jour où l’on imaginerait une telle folie.
Quant à la « résurrection de la chair », ce n’est, en réalité, qu’une fa-
çon fautive de désigner la « résurrection des morts », qui, ésotéri-
quement11, peut correspondre à ce que l’être qui réalise en soi
l’Homme Universel retrouve, dans sa totalité, les états qui étaient
considérés comme passés par rapport à son état actuel, mais qui sont
éternellement présents dans la « permanente actualité de l’être extra-
temporel »12.
Dans un autre article de la même revue, nous avons relevé un
aveu involontaire, voire même tout à fait inconscient, qui est assez
amusant pour mériter d’être signalé en passant. Un spiritualiste dé-
clare que « la vérité est dans le rapport exact du contingent à
l’absolu » ; or ce rapport, étant celui du fini à l’infini, ne peut être
que rigoureusement égal à zéro ; tirez vous-mêmes la conclusion, et
voyez si après cela il subsiste encore quelque chose de cette préten-
due « vérité spiritualiste », qu’on nous présente comme une future
« évidence expérimentale » ! Pauvre « enfant humain » (sic)13,
« psycho-intellectuel », qu’on veut « alimenter » avec une telle véri-
té (?), et à qui l’on veut faire croire qu’il est « fait pour la connaître,
l’aimer et la servir », fidèle imitation de ce que le catéchisme catho-
lique enseigne à l’égard de son Dieu anthropomorphe ! Comme cet
« enseignement spiritualiste » paraît, dans l’intention de ses promo-
teurs, se proposer surtout un but sentimental et moral, nous nous
demandons si c’est bien la peine de vouloir, aux vieilles religions
qui, malgré tous leurs défauts, avaient du moins une valeur incontes-
table à ce point de vue relatif14, substituer des conceptions bizarres
qui ne les remplaceront avantageusement sous aucun rapport, et qui,
surtout, seront parfaitement incapables de remplir le rôle social au-
quel elles prétendent.

11
Bien entendu, cette interprétation ésotérique n’a rien de commun avec la doc-
trine catholique actuelle, purement exotérique ; à ce sujet, voir Le Symbolisme de la
Croix, in La Gnose, 2e année, n° 5, p. 149, note 4.
12
Voir Pages dédiées à Mercure, in La Gnose, 2e année, n° 1, p. 35, et n° 2, p. 66.
13
L’auteur a soin de nous avertir que « ce n’est pas un pléonasme » ; alors, nous
nous demandons ce que cela peut bien être.
14
Voir La Religion et les religions, in La Gnose, 1re année, n° 10, p. 221.
41
*
* *

Revenons à la question de la réincarnation : ce n’est pas ici le lieu


d’en démontrer l’impossibilité métaphysique, c’est-à-dire
l’absurdité ; nous avons déjà donné tous les éléments de cette dé-
monstration15, et nous la complèterons en d’autres études. Pour le
moment, nous devons nous borner à voir ce qu’en disent ses parti-
sans eux-mêmes, afin de découvrir la base que cette croyance peut
avoir dans leur entendement. Les spirites veulent surtout démontrer
la réincarnation « expérimentalement » (?), par des faits, et certains
occultistes les suivent dans ces recherches, qui, naturellement, n’ont
encore abouti à rien de probant, non plus qu’en ce qui concerne la
« démonstration scientifique de l’immortalité ». D’un autre côté, la
plupart des théosophistes ne voient, paraît-il, dans la théorie réincar-
nationniste qu’une sorte de dogme, d’article de foi, qu’on doit ad-
mettre pour des motifs d’ordre sentimental, mais dont il serait im-
possible de donner aucune preuve rationnelle ou sensible.
Nous prions nos lecteurs de nous excuser si, dans la suite, nous ne
pouvons donner toutes les références d’une façon précise, car il est
des gens que peut-être la vérité offenserait. Mais, pour faire com-
prendre le raisonnement par lequel quelques occultistes essayent de
prouver la réincarnation, il est nécessaire que nous prévenions tout
d’abord que ceux auxquels nous faisons allusion sont partisans du
système géocentrique : ils regardent la Terre comme le centre de
l’Univers, soit matériellement, au point de vue de l’astronomie phy-
sique même, comme Auguste Strindberg et divers autres16, soit au
moins, s’ils ne vont pas jusque-là, par un certain privilège en ce qui
concerne la nature de ses habitants. Pour eux, en effet, la Terre est le
seul monde où il y ait des êtres humains, parce que les conditions de
la vie dans les autres planètes ou dans les autres systèmes sont trop
différentes de celles de la Terre pour qu’un homme puisse s’y adap-

15
Voir Le Symbolisme de la Croix, in La Gnose, 2e année, nos 2 à 6.
16
Il en est qui vont jusqu’à nier l’existence réelle des astres et à les regarder
comme de simples reflets, des images virtuelles ou des exhalaisons émanées de la
Terre, suivant l’opinion attribuée, sans doute faussement, à quelques philosophes an-
ciens, tels qu’Anaximandre et Anaximène (voir traduction des Philosophumena, pp.
12 et 13) ; nous reparlerons un peu plus tard des conceptions astronomiques spéciales
à certains occultistes.
42
ter ; il résulte de là que, par « homme », ils entendent exclusivement
un individu corporel, doué des cinq sens physiques, des facultés cor-
respondantes (sans oublier le langage parlé… et même écrit), et de
tous les organes nécessaires aux diverses fonctions de la vie humaine
terrestre. Ils ne conçoivent pas que l’homme existe sous d’autres
formes de vie que celle-là17, ni, à plus forte raison, qu’il puisse exis-
ter en mode immatériel, informel, extra-temporel, extra-spatial, et,
surtout, en dehors et au-delà de la vie18. Par suite, les hommes ne
peuvent se réincarner que sur la Terre, puisqu’il n’y a aucun autre
lieu dans l’Univers où il leur soit possible de vivre ; remarquons
d’ailleurs que ceci est contraire à plusieurs autres conceptions, sui-
vant lesquelles l’homme « s’incarnerait » dans diverses planètes,
comme l’admit Louis Figuier19, ou en divers mondes, soit simulta-
nément, comme l’imagina Blanqui20, soit successivement, comme
tendrait à l’impliquer la théorie du « retour éternel » de Nietzsche21 ;
certains ont même été jusqu’à prétendre que l’individu humain pou-
vait avoir plusieurs « corps matériels » (sic)22 vivant en même temps
dans différentes planètes du monde physique23.
Nous devons encore ajouter que les occultistes dont nous avons
parlé joignent à la doctrine géocentrique son accompagnement habi-
tuel, la croyance à l’interprétation littérale et vulgaire des Écritures ;
ils ne perdent aucune occasion de se moquer publiquement des

17
D’ailleurs, nous pouvons noter en passant que tous les écrivains, astronomes ou
autres, qui ont émis des hypothèses sur les habitants des autres planètes, les ont
toujours, et peut-être inconsciemment, conçus à l’image, plus ou moins modifiée, des
êtres humains terrestres (voir notamment C. Flammarion, La Pluralité des Mondes
habités, et Les Mondes imaginaires et les Mondes réels).
18
L’existence des êtres individuels dans le monde physique est en effet soumise à
un ensemble de cinq conditions : espace, temps, matière, forme et vie, que l’on peut
faire correspondre aux cinq sens corporels, ainsi d’ailleurs qu’aux cinq éléments ;
cette question, très importante, sera traitée par nous avec tous les développements
qu’elle comporte, au cours d’autres études.
19
Le Lendemain de la Mort ou la Vie future selon la Science : voir À propos du
Grand Architecte de l’Univers, in La Gnose, 2e année, n° 7, p. 193, note 3.
20
L’Éternité par les Astres.
21
Voir Le Symbolisme de la Croix, in La Gnose, 2e année, n° 3, p. 94, note 1.
22
Voici encore une occasion de se demander si « ce n’est pas un pléonasme ».
23
Nous avons même entendu émettre l’affirmation suivante : « S’il vous arrive de
rêver que vous avez été tué, c’est, dans bien des cas, que, à cet instant même, vous
l’avez été effectivement dans une autre planète » !
43
triples et septuples sens des ésotéristes et des kabbalistes24. Donc,
suivant leur théorie, conforme à la traduction exotérique de la Bible,
à l’origine, l’homme, « sortant des mains du Créateur » (nous pen-
sons qu’on ne pourra pas nier que ce soit là de
l’anthropomorphisme), fut placé sur la Terre pour « cultiver son jar-
din », c’est-à-dire, selon eux, pour « évoluer la matière physique »,
supposée plus subtile alors qu’aujourd’hui. Par « l’homme », il faut
entendre ici la collectivité humaine tout entière, la totalité du genre
humain, de telle sorte que « tous les hommes », sans aucune excep-
tion, et en nombre inconnu, mais assurément fort grand, furent
d’abord incarnés en même temps sur la Terre25. Dans ces conditions,
il ne pouvait évidemment se produire aucune naissance, puisqu’il
n’y avait aucun homme non incarné, et il en fut ainsi tant que
l’homme ne mourut pas, c’est-à-dire jusqu’à la « chute », entendue
dans son sens exotérique, comme un fait historique26, mais que l’on
considère cependant comme « pouvant représenter toute une suite
d’événements qui ont dû se dérouler au cours d’une période de plu-
sieurs siècles ». On consent donc tout de même à élargir un peu la
chronologie biblique ordinaire, qui se trouve à l’aise pour situer
toute l’histoire, non seulement de la Terre, mais du Monde, depuis la
création jusqu’à nos jours, dans une durée totale d’un peu moins de
six mille ans (quelques-uns vont pourtant jusqu’à près de dix
mille)27. À partir de la « chute », la matière physique devint plus
grossière, ses propriétés furent modifiées, elle fut soumise à la cor-
ruption, et les hommes, emprisonnés dans cette matière, commencè-
rent à mourir, à « se désincarner » ; ensuite, ils commencèrent éga-
lement à naître, car ces hommes « désincarnés », restés « dans
l’espace » (?), dans l’« atmosphère invisible » de la Terre, tendaient
à « se réincarner », à reprendre la vie physique terrestre dans de
24
Cela ne les empêche pas de vouloir quelquefois faire de la Kabbale à leur fa-
çon : c’est ainsi que nous en avons vu qui comptaient jusqu’à 72 Séphiroth ; et ce sont
ceux-là qui osent accuser les autres de « faire de la fantaisie » !
25
Ce n’est pas l’avis de quelques autres écoles d’occultisme, qui parlent des « dif-
férences d’âge des esprits humains » par rapport à l’existence terrestre, et même des
moyens de les déterminer ; il y en a aussi qui cherchent à fixer le nombre des incarna-
tions successives.
26
Sur l’interprétation ésotérique et métaphysique de la « chute originelle » de
l’homme, voir Le Démiurge, in La Gnose, 1re année, n° 2, p. 25.
27
Nous ne contredirions cependant pas l’opinion qui assignerait au Monde une
durée de dix mille ans, si l’on voulait prendre ce nombre « dix mille », non plus dans
son sens littéral, mais comme désignant l’indéfinité numérale (voir Remarques sur la
Notation mathématique, in La Gnose, 1re année, n° 6, p. 115.
44
nouveaux corps humains. Ainsi, ce sont toujours les mêmes êtres
humains (au sens de l’individualité corporelle restreinte, il ne faut
pas l’oublier) qui doivent renaître périodiquement du commence-
ment à la fin de l’humanité terrestre28.
Comme on le voit, ce raisonnement est fort simple et parfaitement
logique, mais à la condition d’en admettre d’abord le point de départ,
à savoir l’impossibilité pour l’être humain d’exister dans des modali-
tés autres que la forme corporelle terrestre, ce qui, nous le répétons
n’est en aucune façon conciliable avec les notions même élémen-
taires de la Métaphysique ; et il paraît que c’est là l’argument le plus
solide que l’on puisse fournir à l’appui de l’hypothèse de la réincar-
nation !
Nous ne pouvons pas, en effet, prendre un seul instant au sérieux
les arguments d’ordre moral et sentimental, basés sur la constatation
d’une prétendue injustice dans l’inégalité des conditions humaines.
Cette constatation provient uniquement de ce qu’on envisage tou-
jours des faits particuliers, en les isolant de l’ensemble dont ils font
partie, alors que, si on les replace dans cet ensemble, il ne saurait y
avoir évidemment aucune injustice, ou, pour employer un terme à la
fois plus exact et plus étendu, aucun déséquilibre29, puisque ces faits

28
En admettant que l’humanité terrestre ait une fin, car il est aussi des écoles
selon lesquelles le but qu’elle doit atteindre est de rentrer en possession de
l’« immortalité physique » ou « corporelle », et chaque individu humain se réincar-
nera sur la Terre jusqu’à ce qu’il soit finalement parvenu à ce résultat. – D’autre part,
d’après les théosophistes, la série des incarnations d’un même individu en ce monde
est limitée à la durée d’une seule « race » humaine terrestre, après que tous les
hommes constituant cette « race » passent dans la « sphère » suivante de la « ronde »
à laquelle ils appartiennent ; les mêmes théosophistes affirment que, en règle générale
(mais avec des exceptions), deux incarnations consécutives sont séparées par un inter-
valle fixe de temps, dont la durée serait de quinze cents ans, alors que, selon les spir-
ites, on pourrait parfois « se réincarner » presque immédiatement après sa mort, si ce
n’est même de son vivant (!), dans certains cas que l’on déclare, heureusement, être
tout à fait exceptionnels. – Une autre question qui donne lieu à de nombreuses et in-
terminables controverses est celle de savoir si un même individu doit toujours et
nécessairement « se réincarner » dans le même sexe, ou si l’hypothèse contraire est
possible ; nous aurons peut-être quelque occasion de revenir sur ce point.
29
Voir L’Archéomètre, in La Gnose, 2e année, n° 1, p. 15, note 3. – Dans le do-
maine social, ce qu’on appelle la justice ne peut consister, suivant une formule ex-
trême-orientale, qu’à compenser des injustices par d’autres injustices (conception qui
ne souffre pas l’introduction d’idées mystico-morales telles que celles de mérite et de
démérite, de récompense et de punition, etc., non plus que de la notion occidentale du
progrès moral et social) ; la somme de toutes ces injustices, qui s’harmonisent en
s’équilibrant, est, dans son ensemble, la plus grande justice au point de vue humain
individuel.
45
sont, comme tout le reste, des éléments de l’harmonie totale. Nous
nous sommes d’ailleurs suffisamment expliqué sur cette question, et
nous avons montré que le mal n’a aucune réalité, que ce qu’on ap-
pelle ainsi n’est qu’une relativité considérée analytiquement et que,
au-delà de ce point de vue spécial de la mentalité humaine,
l’imperfection est nécessairement illusoire, car elle ne peut exister
que comme élément du Parfait, lequel ne saurait évidemment conte-
nir rien d’imparfait30.
Il est facile de comprendre que la diversité des conditions hu-
maines ne provient pas d’autre chose que des différences de nature
qui existent entre les individus eux-mêmes, qu’elle est inhérente à la
nature individuelle des êtres humains terrestres, et qu’elle n’est pas
plus injuste ni moins nécessaire (étant du même ordre, quoique à un
autre degré) que la variété des espèces animales et végétales, contre
laquelle personne n’a encore jamais songé à protester au nom de la
justice, ce qui serait d’ailleurs parfaitement ridicule31. Les conditions
spéciales de chaque individu concourent à la perfection de l’être to-
tal dont cet individu est une modalité ou un état particulier, et, dans
la totalité de l’être, tout est relié et équilibré par l’enchaînement
harmonique des causes et des effets32 ; mais, lorsqu’on parle de cau-
salité, quiconque possède la moindre notion métaphysique ne peut
entendre par là rien qui ressemble de près ou de loin à la conception
mystico-religieuse des récompenses et des punitions33, qui, après
avoir été appliquée à une « vie future » extra-terrestre, l’a été par les
néo-spiritualistes à de prétendues « vies successives » sur la Terre,
ou tout au moins dans le monde physique34.

30
Voir Le Démiurge, in La Gnose, 1re année, nos 1 à 4.
31
Sur cette question de la diversité des conditions humaines, considérée comme le
fondement de l’institution des castes, voir L’Archéomètre, in La Gnose, 2e année, n°
1, pp. 8 et suivantes.
32
Ceci suppose la coexistence de tous les éléments envisagés en dehors du temps,
aussi bien qu’en dehors de n’importe quelle autre condition contingente de l’une quel-
conque des modalités spécialisées de l’existence ; remarquons une fois de plus que
cette coexistence ne laisse évidemment aucune place à l’idée de progrès.
33
À cette conception des sanctions religieuses se rattache la théorie tout occi-
dentale du sacrifice et de l’expiation, dont nous aurons ailleurs à démontrer l’inanité.
34
Ce que les théosophistes appellent très improprement Karma n’est pas autre
chose que la loi de causalité, d’ailleurs fort mal comprise, et encore plus mal appli-
quée ; nous disons qu’ils la comprennent mal, c’est-à-dire incomplètement, car ils la
restreignent au domaine individuel, au lieu de l’étendre à l’ensemble indéfini des états
d’être. En réalité, le mot sanscrit Karma, dérivant de la racine verbale kri, faire (iden-
tique au latin creare), signifie simplement « action », et rien de plus ; les Occidentaux
46
Les spirites surtout ont particulièrement abusé de cette conception
tout anthropomorphiste, et en ont tiré des conséquences qui vont
souvent jusqu’à la plus extrême absurdité. Tel est l’exemple bien
connu de la victime qui poursuit jusque dans une autre existence sa
vengeance contre son meurtrier : l’assassiné deviendra alors assassin
à son tour, et le meurtrier, devenu victime, devra se venger encore
dans une nouvelle existence… et ainsi de suite indéfiniment. Un
autre exemple du même genre est celui du cocher qui écrase un pié-
ton ; par punition, le cocher, devenu piéton dans sa vie suivante, sera
écrasé par le piéton devenu cocher ; mais, logiquement, celui-ci de-
vra ensuite subir la même punition, de sorte que ces deux malheu-
reux individus seront obligés de s’écraser ainsi alternativement l’un
l’autre jusqu’à la fin des siècles, car il n’y a évidemment aucune rai-
son pour que cela s’arrête.
Nous devons du reste, pour être impartial, ajouter que, sur ce
point, certains occultistes ne le cèdent en rien aux spirites, car nous
avons entendu l’un d’eux raconter l’histoire suivante, comme
exemple des conséquences effrayantes que peuvent entraîner des
actes considérés généralement comme assez indifférents35 : un éco-
lier s’amuse à briser une plume, puis la jette ; les molécules du métal
garderont, à travers toutes les transformations qu’elles auront à subir,
le souvenir de la méchanceté dont cet enfant a fait preuve à leur
égard ; finalement, après quelques siècles, ces molécules passeront
dans les organes d’une machine quelconque, et, un jour, un accident
se produira, et un ouvrier mourra broyé par cette machine ; or il se
trouvera justement que cet ouvrier sera l’écolier dont il a été ques-
tion, qui se sera réincarné pour subir le châtiment de son acte anté-
rieur36. Il serait assurément difficile d’imaginer quelque chose de
plus extravagant que de semblables contes fantastiques, qui suffisent
pour donner une juste idée de la mentalité de ceux qui les inventent,
et surtout de ceux qui y croient.

qui ont voulu l’employer l’ont donc détourné de son acception véritable, qu’ils ig-
noraient, et ils ont fait de même pour un grand nombre d’autres termes orientaux.
35
Il va sans dire que les conséquences purement individuelles (et imaginaires)
dont il est ici question n’ont aucun rapport avec la théorie métaphysique, dont nous
parlerons ailleurs, d’après laquelle le geste le plus élémentaire peut avoir dans
l’Universel des conséquences illimitées, en se répercutant et s’amplifiant à travers la
série indéfinie des états d’être, suivant la double échelle horizontale et verticale (voir
Le Symbolisme de la Croix, in La Gnose, 2e année, nos 2 à 6).
36
Il y a des occultistes qui vont jusqu’à prétendre que les infirmités congénitales
sont le résultat d’accidents arrivés dans des « existences antérieures ».
47
*
* *

Une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la ré-


incarnation, et qui compte aussi de nombreux partisans parmi les
néo-spiritualistes, est celle d’après laquelle chaque être devrait, au
cours de son évolution, passer successivement par toutes les formes
de vie, terrestres et autres37. À ceci, il n’y a qu’un mot à répondre :
une telle théorie est une impossibilité, pour la simple raison qu’il
existe une indéfinité de formes vivantes par lesquelles un être quel-
conque ne pourra jamais passer, ces formes étant toutes celles qui
sont occupées par les autres êtres. Il est donc absurde de prétendre
qu’un être, pour parvenir au terme de son évolution, doit parcourir
toutes les possibilités envisagées individuellement, puisque cet
énoncé renferme une impossibilité ; et nous pouvons voir ici un cas
particulier de cette conception entièrement fausse, si répandue en
Occident, selon laquelle on ne pourrait arriver à la synthèse que par
l’analyse, alors que, au contraire, il est impossible d’y parvenir de
cette façon38. Quand bien même un être aurait parcouru ainsi une in-
définité de possibilités, toute cette évolution ne pourrait jamais être
que rigoureusement égale à zéro par rapport à la Perfection, car
l’indéfini, procédant du fini et étant produit par lui (comme le
montre clairement la génération des nombres), donc y étant contenu
en puissance, n’est en somme que le développement des potentialités
du fini, et, par conséquent, ne peut évidemment avoir aucun rapport
avec l’Infini, ce qui revient à dire que, considéré de l’Infini (ou de la
Perfection, qui est identique à l’Infini), il ne peut être que zéro 39. La

37
Nous parlons seulement de « formes de vie », parce qu’il est bien entendu que
ceux qui soutiennent une telle opinion ne sauraient rien concevoir en dehors de la vie
(et de la vie dans la forme), de sorte que, pour eux, cette expression renferme toutes
les possibilités, tandis que, pour nous, elle ne représente au contraire qu’une possibil-
ité de manifestation très spéciale.
38
Voir Le Démiurge, in La Gnose, 1re année, n° 3, p. 46.
39
Ce qui est vrai, d’une façon générale, de l’indéfini considéré par rapport (ou
plutôt par absence de rapport) à l’Infini, demeure vrai pour chaque aspect particulier
de l’indéfini, ou, si l’on veut, pour l’indéfinité particulière qui correspond au dé-
veloppement de chaque possibilité envisagée isolément ; ceci est donc vrai, notam-
ment, pour l’immortalité (extension indéfinie de la possibilité vie), qui, en
conséquence, ne peut être que zéro par rapport à l’Éternité ; nous aurons ailleurs
l’occasion de nous expliquer plus amplement sur ce point (voir aussi À propos du
Grand Architecte de l’Univers, in La Gnose, 2e année, n° 7, p. 196, note 1).
48
conception analytique de l’évolution revient donc à ajouter indéfi-
niment zéro à lui-même, par une indéfinité d’additions distinctes et
successives, dont le résultat final sera toujours zéro ; on ne peut sor-
tir de cette suite stérile d’opérations analytiques que par
l’intégration, et celle-ci s’effectue d’un seul coup, par une synthèse
immédiate et transcendante, qui n’est logiquement précédée
d’aucune analyse40.
D’autre part, puisque, comme nous l’avons expliqué à diverses
reprises, le monde physique tout entier, dans le déploiement intégral
de toutes les possibilités qu’il contient, n’est que le domaine de ma-
nifestation d’un seul état d’être individuel, ce même état d’être con-
tient en lui, à fortiori, les potentialités correspondantes à toutes les
modalités de la vie terrestre, qui n’est qu’une portion très restreinte
du monde physique. Donc, si le développement complet de
l’individualité actuelle, qui s’étend indéfiniment au-delà de la moda-
lité corporelle, embrasse toutes les potentialités dont les manifesta-
tions constituent l’ensemble du monde physique, elle embrasse en
particulier toutes celles qui correspondent aux diverses modalités de
la vie terrestre. Ceci rend donc inutile la supposition d’une multipli-
cité d’existences à travers lesquelles l’être s’élèverait progressive-
ment de la modalité de vie la plus inférieure, celle du minéral,
jusqu’à la modalité humaine, considérée comme la plus élevée, en
passant successivement par le végétal et l’animal, avec toute la mul-
tiplicité de degrés que comporte chacun de ces règnes. L’individu,
dans son extension intégrale, contient simultanément les possibilités
qui correspondent à tous ces degrés ; cette simultanéité ne se traduit
en succession temporelle que dans le développement de son unique
modalité corporelle, au cours duquel, comme le montre
l’embryologie, il passe en effet par tous les stades correspondants,
depuis la forme unicellulaire des êtres organisés les plus élémen-
taires, et même, en remontant plus haut encore, depuis le cristal (qui
présente d’ailleurs plus d’une analogie avec ces êtres rudimen-
taires)41, jusqu’à la forme humaine terrestre. Mais, pour nous, ces

40
Pour plus de détails sur la représentation mathématique de la totalisation de
l’être par une double intégration réalisant le volume universel, voir notre étude sur Le
Symbolisme de la Croix, in La Gnose, 2e année, nos 2 à 6.
41
Notamment en ce qui concerne le mode d’accroissement ; de même pour la re-
production par bipartition ou gemmiparité. – Sur cette question de la vie des cristaux,
voir en particulier les remarquables travaux du professeur J. C. Bose, de Calcutta, qui
ont inspiré (pour ne pas dire plus) ceux de divers savants européens.
49
considérations ne sont nullement une preuve de la théorie « trans-
formiste », car nous ne pouvons regarder que comme une pure hypo-
thèse la prétendue loi d’après laquelle « l’ontogénie serait parallèle à
la phylogénie » ; en effet, si le développement de l’individu, ou on-
togénique, est constatable par l’observation directe, personne
n’oserait prétendre qu’il puisse en être de même du développement
de l’espèce, ou phylogénique42. D’ailleurs, même dans le sens res-
treint que nous venons d’indiquer, le point de vue de la succession
perd presque tout son intérêt par la simple remarque que le germe,
avant tout développement, contient déjà en puissance l’être complet ;
et ce point de vue doit toujours demeurer subordonné à celui de la
simultanéité, auquel nous conduit nécessairement la théorie méta-
physique des états multiples de l’être.
Donc, en laissant de côté la considération essentiellement relative
du développement embryogénique de la modalité corporelle (consi-
dération qui ne peut être pour nous que l’indication d’une analogie
par rapport à l’individualité intégrale), il ne peut être question, en
raison de l’existence simultanée, dans l’individu, de l’indéfinité des
modalités vitales, ou, ce qui revient au même, des possibilités cor-
respondantes, il ne peut, disons-nous, être question que d’une suc-
cession purement logique (et non temporelle), c’est-à-dire d’une hié-
rarchisation de ces modalités ou de ces possibilités dans l’extension
de l’état d’être individuel, dans lequel elles ne se réalisent pas corpo-
rellement. À ce propos, et pour montrer que ces conceptions ne nous
sont pas particulières, nous avons pensé qu’il serait intéressant de
reproduire ici quelques extraits du chapitre consacré à cette question
dans les cahiers d’enseignement d’une des rares Fraternités initia-
tiques sérieuses qui existent encore actuellement en Occident43.
« Dans la descente de la vie dans les conditions extérieures, la
monade a eu à traverser chacun des états du monde spirituel, puis les

42
Nous avons déjà exposé la raison pour laquelle la question purement scien-
tifique du « transformisme » ne présente aucun intérêt pour la Métaphysique (voir
Conceptions scientifiques et Idéal maçonnique, in La Gnose, 2e année, n° 10, p. 273).
43
Nous ne nous attarderons pas à relever les calomnies absurdes et les racontars
plus ou moins ineptes que des gens mal informés ou mal intentionnés ont répandus à
plaisir sur cette Fraternité, qui est désignée par les initiales H. B. of L. ; mais nous
croyons cependant nécessaire d’avertir qu’elle est étrangère à tout mouvement oc-
cultiste, bien que certains aient jugé bon de s’approprier quelques-uns de ses ensei-
gnements, en les dénaturant d’ailleurs complètement pour les adapter à leurs propres
conceptions.
50
royaumes de l’empire astral44, pour apparaître enfin sur le plan ex-
terne, celui qui est le plus bas possible, c’est-à-dire le minéral. À
partir de là, nous la voyons pénétrer successivement les vagues de
vie minérale, végétale et animale de la planète. En vertu des lois su-
périeures et plus intérieures de son cycle spécial, ses attributs divins
cherchent toujours à se développer dans leurs potentialités empri-
sonnées. Aussitôt qu’une forme en est pourvue, et que ses capacités
sont épuisées45, une autre forme nouvelle et de degré plus élevé est
mise en réquisition ; ainsi, chacune à son tour devient de plus en plus
complexe de structure, de plus en plus diversifiée en ses fonctions.
C’est ainsi que nous voyons la monade vivante commencer au miné-
ral, dans le monde extérieur, puis la grande spirale de son existence
évolutionnaire s’avancer lentement, imperceptiblement, mais cepen-
dant progresser toujours46. Il n’y a pas de forme trop simple ni
d’organisme trop complexe pour la faculté d’adaptation d’une puis-
sance merveilleuse, inconcevable, que possède l’âme humaine. Et, à
travers le cycle entier de la Nécessité, le caractère de son génie, le
degré de son émanation spirituelle, et les états auxquels elle appar-
tient à l’origine, sont conservés strictement, avec une exactitude ma-
thématique47. »
« Pendant le cours de son involution, la monade n’est réellement
incarnée dans aucune forme, quelle qu’elle soit. Le cours de sa des-
cente à travers les divers règnes s’accomplit par une polarisation
graduelle de ses pouvoirs divins, due à son contact avec les condi-
tions d’externisation graduelle de l’arc descendant et subjectif du
cycle spiral. »
« C’est une vérité absolue qu’exprime l’adepte auteur de Ghost-
Land, lorsqu’il dit que, en tant qu’être impersonnel, l’homme vit
dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à celui-ci. Dans tous
ces mondes, l’âme développe ses états rudimentaires, jusqu’à ce que
son progrès cyclique la rende capable d’atteindre48 l’état spécial dont
la fonction glorieuse est de conférer à cette âme la conscience. C’est
à ce moment seulement qu’elle devient véritablement un homme ; à
44
C’est-à-dire les divers états de la manifestation subtile, répartis suivant leur cor-
respondance avec les éléments.
45
C’est-à-dire qu’elle a développé complètement toute la série des modifications
dont elle est susceptible.
46
Ceci au point de vue extérieur, bien entendu.
47
Ce qui implique bien la coexistence de toutes les modalités vitales.
48
Par l’extension graduelle de ce développement jusqu’à ce qu’il ait atteint une
zone déterminée, correspondant à l’état spécial que l’on considère ici.
51
tout autre instant de son voyage cosmique, elle n’est qu’un être em-
bryonnaire, une forme passagère, une créature impersonnelle, en la-
quelle brille une partie, mais une partie seulement de l’âme humaine
non individualisée. »
« Lorsque le grand étage de conscience, sommet de la série des
manifestations matérielles, est atteint, jamais l’âme ne rentrera dans
la matrice de la matière, ne subira l’incarnation matérielle ; désor-
mais, ses renaissances sont dans le royaume de l’esprit. Ceux qui
soutiennent la doctrine étrangement illogique de la multiplicité des
naissances humaines n’ont assurément jamais développé en eux-
mêmes l’état lucide de Conscience spirituelle ; sinon, la théorie de la
réincarnation, affirmée et soutenue aujourd’hui par un grand nombre
d’hommes et de femmes versés dans la « sagesse mondaine »,
n’aurait pas le moindre crédit. Une éducation extérieure est relati-
vement sans valeur comme moyen d’obtenir la Connaissance véri-
table. »
On ne trouve dans la nature aucune analogie en faveur de la réin-
carnation, tandis que, en revanche, on en trouve de nombreuses dans
le sens contraire. « Le gland devient chêne, la noix de coco devient
palmier ; mais le chêne a beau donner des myriades d’autres glands,
il ne devient plus jamais gland lui-même ; ni le palmier ne redevient
plus noix. De même pour l’homme : dès que l’âme s’est manifestée
sur le plan humain, et a ainsi atteint la conscience de la vie exté-
rieure, elle ne repasse plus jamais par aucun de ses états rudimen-
taires. »
« Une publication récente affirme que « ceux qui ont mené une
vie noble et digne d’un roi (fût-ce même dans le corps d’un men-
diant), dans leur dernière existence terrestre, revivront comme
nobles, rois, ou autres personnages de haut rang » ! Mais nous sa-
vons ce que les rois et les nobles ont été dans le passé et sont dans le
présent, souvent les pires spécimens de l’humanité qu’il soit possible
de concevoir, au point de vue spirituel. De telles assertions ne sont
bonnes qu’à prouver que leurs auteurs ne parlent que sous
l’inspiration de la sentimentalité, et que la Connaissance leur
manque. »
« Tous les prétendus « réveils de souvenirs » latents, par lesquels
certaines personnes assurent se rappeler leurs existences passées,
peuvent s’expliquer, et même ne peuvent s’expliquer que par les
simples lois de l’affinité et de la forme. Chaque race d’êtres humains,
considérée en soi-même, est immortelle ; il en est de même de
52
chaque cycle : jamais le premier cycle ne devient le second, mais les
êtres du premier cycle sont (spirituellement) les parents, ou les géné-
rateurs, de ceux du second cycle49. Ainsi, chaque cycle comprend
une grande famille constituée par la réunion de divers groupements
d’âmes humaines, chaque condition étant déterminée par les lois de
son activité, celles de sa forme et celles de son affinité : une trinité de
lois. »
« C’est ainsi que l’homme peut être comparé au gland et au
chêne : l’âme embryonnaire, non individualisée, devient un homme
tout comme le gland devient un chêne, et, de même que le chêne
donne naissance à une quantité innombrable de glands, de même
l’homme fournit à son tour à une indéfinité d’âmes les moyens de
prendre naissance dans le monde spirituel. Il y a correspondance
complète entre les deux, et c’est pour cette raison que les anciens
Druides rendaient de si grands honneurs à cet arbre, qui était honoré
au-delà de tous les autres par les puissants Hiérophantes. » On voit
par là combien les Druides étaient loin d’admettre la « transmigra-
tion » au sens ordinaire et matériel du mot, et combien peu ils son-
geaient à la théorie, qui, nous le répétons, est toute moderne, de la
réincarnation.

*
* *

Nous avons vu récemment, dans une revue spirite étrangère, un


article dont l’auteur critiquait, avec juste raison, l’idée saugrenue de
ceux qui, annonçant pour un temps prochain la « seconde venue » du
Christ, la présentent comme devant être une réincarnation50. Mais où

49
C’est pourquoi la tradition hindoue donne le nom de Pitris (pères ou ancêtres)
aux êtres du cycle qui précède le nôtre, et qui est représenté, par rapport à celui-ci,
comme correspondant à la Sphère de la Lune ; les Pitris forment l’humanité terrestre à
leur image, et cette humanité actuelle joue, à son tour, le même rôle à l’égard de celle
du cycle suivant. Cette relation causale d’un cycle à l’autre suppose nécessairement la
coexistence de tous les cycles, qui ne sont successifs qu’au point de vue de leur en-
chaînement logique, s’il en était autrement, une telle relation ne pourrait exister (voir
La Constitution de l’être humain et son évolution posthume selon le Védânta, in La
Gnose, 2e année, n° 10, pp. 262 et 263).
50
Cette opinion bizarre, qui a trouvé en particulier, depuis quelques années,
beaucoup de crédit chez les théosophistes, n’est guère plus absurde, après tout, que
celle des gens qui soutiennent que saint Jean-Baptiste fut une réincarnation du
prophète Élie ; d’ailleurs, nous dirons quelques mots, par la suite, au sujet des divers
53
la chose devient plutôt amusante, c’est lorsque ce même auteur dé-
clare que, s’il ne peut admettre cette thèse, c’est tout simplement
parce que, selon lui, le retour du Christ est dès maintenant un fait ac-
compli… par le spiritisme ! « Il est déjà venu, dit-il, puisque, dans
certains centres, on enregistre ses communications. » Vraiment, il
faut avoir une foi bien robuste pour pouvoir croire ainsi que le Christ
et ses Apôtres se manifestent dans des séances spirites et parlent par
l’organe des médiums ! S’il est des gens à qui une croyance est né-
cessaire (et il semble que ce soit le cas de l’immense majorité des
Occidentaux), nous n’hésitons pas à affirmer combien nous préfé-
rons encore celle du catholique le moins éclairé, ou même la foi du
matérialiste sincère, car c’en est une aussi51.
Comme nous l’avons déjà dit, nous considérons le néo-
spiritualisme, sous quelque forme que ce soit, comme absolument
incapable de remplacer les anciennes religions dans leur rôle social
et moral, et pourtant c’est certainement là le but qu’il se propose,
d’une façon plus ou moins avouée. Nous avons fait allusion précé-
demment, en particulier, aux prétentions de ses promoteurs en ce qui
concerne l’enseignement ; nous venons encore de lire un discours
prononcé sur ce sujet par l’un d’eux. Quoi qu’il en dise, nous trou-
vons très peu « équilibré » le « spiritualisme libéral » de ces « avia-
teurs de l’esprit » (?!), qui, voyant dans l’atmosphère « deux colos-
saux nimbus chargés jusqu’à la gueule (sic) d’électricités con-
traires », se demandent « comment éviter des séries d’éclairs, des
gammes de tonnerre (sic), des chutes de foudre », et qui, malgré ces
présages menaçants, veulent « affronter la liberté de
l’enseignement » comme d’autres ont « affronté les libertés de
l’espace ». Ils admettent pourtant que « l’enseignement de l’école
doit rester neutre », mais à la condition que cette « neutralité » abou-
tisse à des conclusions « spiritualistes » ; il nous semble que ce ne
serait là qu’une neutralité apparente, non réelle, et quiconque a le
moindre sens de la logique ne peut guère penser autrement à cet
égard ; mais pour eux, au contraire, c’est là de la « neutralité pro-
fonde » ! L’esprit de système et les idées préconçues conduisent par-
fois à d’étranges contradictions, et ceci en est un exemple que nous

textes des Évangiles que certains se sont efforcés d’interpréter en faveur de la théorie
réincarnationniste.
51
Voir À propos du Grand Architecte de l’Univers, in La Gnose, 2e année, n° 7,
pp. 197 et 198.
54
tenions à signaler52. Quant à nous, qui sommes loin de prétendre à
une action sociale quelconque, il est évident que cette question de
l’enseignement, ainsi posée, ne peut nous intéresser à aucun titre. La
seule méthode qui aurait une valeur réelle serait celle de
l’« instruction intégrale »53 ; et malheureusement, étant donnée la
mentalité actuelle, on est loin, sans doute pour bien longtemps en-
core, de pouvoir en tenter la moindre application en Occident, et par-
ticulièrement en France, où l’esprit protestant, cher à certains « spiri-
tualistes libéraux », règne en maître absolu dans tous les degrés et
toutes les branches de l’enseignement.

*
* *

L’auteur du discours en question (nous ne voulons pas le nommer


ici pour ne pas blesser sa… modestie) a cru bon récemment, dans
une circonstance qu’il importe peu de spécifier, de nous reprocher
d’avoir dit que nous n’avons « absolument rien de commun avec
lui » (non plus d’ailleurs qu’avec les autres néo-spiritualistes de
toute secte et de toute école), et il objectait que ceci devait nous con-
duire « à rejeter la fraternité, la vertu, à nier Dieu, l’immortalité de
l’âme et le Christ », beaucoup de choses passablement disparates !
Quoique nous nous interdisions formellement toute polémique dans
cette Revue, nous pensons qu’il n’est pas inutile de reproduire ici
notre réponse à ces objections, pour une plus complète édification de
nos lecteurs, et pour marquer mieux et plus précisément (au risque
de nous répéter quelque peu) certaines différences profondes sur les-
quelles nous n’insisterons jamais trop.
« … Tout d’abord, quoi qu’en puisse dire M. X…, son Dieu n’est
certes pas le nôtre, car il croit évidemment, comme d’ailleurs tous
les Occidentaux modernes, à un Dieu « personnel » (pour ne pas dire
individuel) et quelque peu anthropomorphe, lequel, en effet, n’a
« rien de commun » avec l’Infini métaphysique54. Nous en dirons au-

52
Nous pourrions rappeler à ce propos, dans un autre ordre d’idées, l’attitude de
certains savants, qui refusent d’admettre des faits dûment constatés, simplement parce
que leurs théories ne permettent pas d’en donner une explication satisfaisante.
53
Voir l’ouvrage publié sous ce titre, L’Instruction intégrale, par notre éminent
collaborateur F.-Ch. Barlet.
54
D’ailleurs, le mot Dieu lui-même est tellement lié à la conception anthropo-
morphique, il est devenu tellement incapable de correspondre à autre chose, que nous
55
tant de sa conception du Christ, c’est-à-dire d’un Messie unique, qui
serait une « incarnation » de la Divinité ; nous reconnaissons, au
contraire, une pluralité (et même une indéfinité) de « manifesta-
tions » divines, mais qui ne sont en aucune façon des « incarna-
tions », car il importe avant tout de maintenir la pureté du Mono-
théisme, qui ne saurait s’accorder d’une semblable théorie.
« Quant à la conception individualiste de l’« immortalité de
l’âme », c’est bien plus simple encore, et M. X… s’est singulière-
ment trompé s’il a cru que nous hésiterions à déclarer que nous la re-
jetons complètement, aussi bien sous la forme d’une « vie future »
extra-terrestre que sous celle, assurément beaucoup plus ridicule, de
la trop fameuse théorie de la « réincarnation ». Les questions de
« pré-existence » et de « post-existence » ne se posent évidemment
pas pour quiconque envisage toutes choses en dehors du temps ;
d’ailleurs, l’« immortalité » ne peut être qu’une extension indéfinie
de la vie, et elle ne sera jamais que rigoureusement égale à zéro en
face de l’Éternité, qui seule nous intéresse, et qui est au-delà de la
vie, aussi bien que du temps et de toutes les autres conditions limita-
tives de l’existence individuelle. Nous savons fort bien que les Occi-
dentaux tiennent par-dessus tout à leur « moi » ; mais quelle valeur
peut avoir une tendance purement sentimentale comme celle-là ? tant
pis pour ceux qui préfèrent d’illusoires consolations, à la Vérité !
« Enfin, la « fraternité » et la « vertu » ne sont manifestement pas
autre chose que de simples notions morales ; et la morale, qui est
toute relative, et qui ne concerne que le domaine très spécial et res-
treint de l’action sociale55, n’a absolument rien à faire avec la Gnose,
qui est exclusivement métaphysique. Et nous ne pensons pas que ce
soit trop « nous risquer », comme dit M. X…, que d’affirmer que ce-
lui-ci ignore tout de la Métaphysique ; ceci soit dit, d’ailleurs, sans
lui en faire le moindre reproche, car il est incontestablement permis
d’ignorer ce qu’on n’a jamais eu l’occasion d’étudier : à l’impossible
nul n’est tenu ! »

*
* *

préférons en éviter l’emploi le plus possible, ne serait-ce que pour mieux marquer
l’abîme qui sépare la Métaphysique des religions.
55
Sur cette question de la morale, voir Conceptions scientifiques et Idéal maçon-
nique, in La Gnose, 2e année, n° 10, pp. 274 et 275.
56
Nous avons dit précédemment, mais sans y insister, qu’il existe
des gens, spirites ou autres, qui s’efforcent de prouver « expérimen-
talement » la thèse réincarnationniste ; une pareille prétention doit
paraître tellement invraisemblable à toute personne douée simple-
ment du plus vulgaire bon sens, qu’on serait tenté, à priori, de sup-
poser qu’il ne peut s’agir là que de quelque mauvaise plaisanterie ;
mais il paraît pourtant qu’il n’en est rien. Voici, en effet, qu’un expé-
rimentateur réputé sérieux, qui s’est acquis une certaine considéra-
tion scientifique par ses travaux sur le « psychisme »56, mais qui,
malheureusement pour lui, semble s’être peu à peu converti presque
entièrement aux théories spirites (il arrive assez fréquemment que les
savants ne sont pas exempts d’une certaine… naïveté)57, a publié
tout récemment un ouvrage contenant l’exposé de ses recherches sur
les prétendues « vies successives » au moyen des phénomènes de
« régression de la mémoire » qu’il a cru constater chez certains su-
jets hypnotiques ou magnétiques58.
Nous disons : qu’il a cru constater, car, si nous ne pouvons en au-
cune façon songer à mettre en doute sa bonne foi, nous pensons du
moins que les faits qu’il interprète ainsi, en vertu d’une hypothèse
préconçue, s’expliquent, en réalité, d’une façon tout autre et beau-
coup plus simple. En somme, ces faits se résument en ceci : le sujet,

56
Faute d’un terme moins imparfait, nous conservons celui de « psychisme », si
vague et imprécis qu’il soit, pour désigner un ensemble d’études dont l’objet lui-
même, d’ailleurs, n’est guère mieux défini ; quelqu’un (le Dr Richet, croyons-nous) a
eu l’idée malheureuse de substituer à ce mot celui de « métapsychique », qui a
l’immense inconvénient de faire penser à quelque chose de plus ou moins analogue ou
parallèle à la Métaphysique (et, dans ce cas, nous ne voyons pas trop ce que cela pour-
rait être, sinon la Métaphysique elle-même sous un autre nom), alors que, tout au con-
traire, il s’agit d’une science expérimentale, avec des méthodes calquées aussi ex-
actement que possible sur celles des sciences physiques.
57
Le cas auquel nous faisons allusion n’est pas isolé, et il en existe de tout à fait
semblables, dont plusieurs sont même fort connus ; nous avons cité ailleurs ceux de
Crookes, de Lombroso, du Dr Richet et de M. Camille Flammarion (À propos du
Grand Architecte de l’Univers, in La Gnose, 2e année, n° 7, p. 196), et nous aurions
pu y ajouter celui de William James et plusieurs autres encore ; tout cela prouve sim-
plement qu’un savant analyste, quelle que soit sa valeur comme tel, et quel que soit
aussi son domaine spécial, n’est pas forcément pour cela, en dehors de ce même do-
maine, notablement supérieur à la grande masse du public ignorant et crédule qui
fournit la majeure partie de la clientèle spirito-occultiste.
58
Nous ne chercherons pas ici jusqu’à quel point il est possible de différencier
nettement l’hypnotisme et le magnétisme ; il se pourrait bien que cette distinction fût
plus verbale que réelle, et, en tout cas, elle n’a aucune importance quant à la question
qui nous occupe présentement.
57
étant dans un certain état, peut être replacé mentalement dans les
conditions où il se trouvait à une époque passée, et être « situé » ain-
si à un âge quelconque, dont il parle alors comme du présent, d’où
l’on conclut que, dans ce cas, il n’y a pas « souvenir », mais « ré-
gression de la mémoire ». Ceci est d’ailleurs une contradiction dans
les termes, car il ne peut évidemment être question de mémoire là où
il n’y a pas de souvenir ; mais, cette observation à part, il faut se de-
mander avant tout si la possibilité du souvenir pur et simple est véri-
tablement exclue par la seule raison que le sujet parle du passé
comme s’il lui était redevenu présent.
À cela, on peut répondre immédiatement que les souvenirs, en
tant que tels, sont toujours mentalement présents59 ; ce qui, pour
notre conscience actuelle, les caractérise effectivement comme sou-
venirs d’événements passés, c’est leur comparaison avec nos percep-
tions présentes (nous entendons présentes en tant que perceptions),
comparaison qui permet seule de distinguer les uns des autres en
établissant un rapport (temporel, c’est-à-dire de succession) entre les
événements extérieurs60 dont ils sont pour nous les traductions men-
tales respectives. Si cette comparaison vient à être rendue impossible
pour une raison quelconque (soit par la suppression momentanée de
toute impression extérieure, soit d’une autre façon), le souvenir,
n’étant plus localisé dans le temps par rapport à d’autres éléments
psychologiques présentement différents, perd son caractère représen-
tatif du passé, pour ne plus conserver que sa qualité actuelle du pré-
sent. Or c’est précisément là ce qui se produit dans les cas dont nous
parlons : l’état dans lequel est placé le sujet correspond à une modi-
fication de sa conscience actuelle, impliquant une extension, dans un
certain sens, de ses facultés individuelles, au détriment momentané
du développement dans un autre sens que ces facultés possèdent
dans l’état normal. Si donc, dans un tel état, on empêche le sujet
d’être affecté par les perceptions présentes, et si, en outre, on écarte

59
Que ces souvenirs se trouvent d’ailleurs actuellement dans le champ de la con-
science claire et distincte ou dans celui de la « subconscience » (en admettant ce
terme dans son sens tout à fait général), peu importe, puisque, normalement, ils ont
toujours la possibilité de passer de l’un dans l’autre, ce qui montre qu’il ne s’agit là
que d’une différence de degré, et rien de plus.
60
Extérieurs par rapport au point de vue de notre conscience individuelle, bien en-
tendu ; d’ailleurs, cette distinction du souvenir et de la perception ne relève que de la
psychologie la plus élémentaire, et, d’autre part, elle est indépendante de la question
du mode de perception des objets regardés comme extérieurs, ou plutôt de leurs quali-
tés sensibles.
58
en même temps de sa conscience tous les événements postérieurs à
un certain moment déterminé (conditions qui sont parfaitement réali-
sables à l’aide de la suggestion), lorsque les souvenirs se rapportant
à ce même moment se présentent distinctement à cette conscience
ainsi modifiée quant à son étendue (qui est alors pour le sujet la
conscience actuelle), ils ne peuvent aucunement être situés dans le
passé ou envisagés sous cet aspect, puisqu’il n’y a plus actuellement
dans le champ de la conscience aucun élément avec lequel ils puis-
sent être mis dans un rapport d’antériorité temporelle.
En tout ceci, il ne s’agit de rien de plus que d’un état mental im-
pliquant une modification de la conception du temps (ou mieux de sa
compréhension) par rapport à l’état normal ; et, d’ailleurs, ces deux
états ne sont l’un et l’autre que deux modalités différentes d’une
même individualité61. En effet, il ne peut être ici question d’états su-
périeurs et extra-individuels dans lesquels l’être serait affranchi de la
condition temporelle, ni même d’une extension de l’individualité
impliquant ce même affranchissement partiel, puisqu’on place au
contraire le sujet dans un instant déterminé, ce qui suppose essentiel-
lement que son état actuel est conditionné par le temps. En outre,
d’une part, des états tels que ceux auxquels nous venons de faire al-
lusion ne peuvent évidemment être atteints par des moyens qui sont
entièrement du domaine de l’individualité actuelle et restreinte,
comme l’est nécessairement tout procédé expérimental ; et, d’autre
part, même s’ils étaient atteints d’une façon quelconque, ils ne sau-
raient aucunement être rendus sensibles à cette individualité, dont les
conditions particulières d’existence n’ont aucun point de contact
avec celles des états supérieurs de l’être, et qui, en tant
qu’individualité spéciale, est forcément incapable d’assentir, et à
plus forte raison d’exprimer, tout ce qui est au-delà des limites de ses
propres possibilités62.

61
Il en est de même des états (spontanés ou provoqués) qui correspondent à toutes
les altérations de la conscience individuelle, dont les plus importantes sont ordi-
nairement rangées sous la dénomination impropre et fautive de « dédoublements de la
personnalité ».
62
Du reste, dans tous les cas dont nous parlons, il ne s’agit que d’événements
physiques, et même le plus souvent terrestres (quoique tel autre expérimentateur assez
connu ait publié jadis un récit détaillé des prétendues « incarnations antérieures » de
son sujet sur la planète Mars, sans s’être étonné que tout ce qui se passe sur celle-ci
soit si facilement traduisible en langage terrestre !) ; il n’y a là rien qui exige le moins
du monde l’intervention d’états supérieurs de l’être, que d’ailleurs, bien entendu, les
« psychistes » ne soupçonnent même pas.
59
Quant à retourner effectivement dans le passé, c’est là une chose
qui, comme nous le disons ailleurs, est manifestement aussi impos-
sible à l’individu humain que de se transporter dans l’avenir63 ; et
nous n’aurions jamais pensé que la « machine à explorer le temps »
de Wells pût être considérée autrement que comme une conception
de pure fantaisie, ni qu’on en vînt à parler sérieusement de la « ré-
versibilité du temps ». L’espace est réversible, c’est-à-dire que l’une
quelconque de ses parties, ayant été parcourue dans un certain sens,
peut l’être ensuite en sens inverse, et cela parce qu’il est une coordi-
nation d’éléments envisagés en mode simultané et permanent ; mais
le temps, étant au contraire une coordination d’éléments envisagés
en mode successif et transitoire, ne peut être réversible, car une telle
supposition serait la négation même du point de vue de la succes-
sion, ou, en d’autres termes, elle reviendrait précisément à supprimer
la condition temporelle64. Pourtant, il s’est trouvé des gens qui ont
conçu cette idée pour le moins singulière de la « réversibilité du
temps », et qui ont prétendu l’appuyer sur un « théorème de méca-
nique » (?) dont nous croyons intéressant de reproduire intégrale-
ment l’énoncé, afin de montrer plus clairement l’origine de leur fan-
tastique hypothèse.
« Connaissant la série complexe de tous les états successifs d’un
système de corps, et ces états se suivant et s’engendrant dans un
ordre déterminé, au passé qui fait fonction de cause, à l’avenir qui a
rang d’effet (sic), considérons un de ces états successifs, et, sans rien
changer aux masses composantes, ni aux forces qui agissent entre
ces masses65, ni aux lois de ces forces, non plus qu’aux situations ac-
tuelles des masses dans l’espace, remplaçons chaque vitesse par une
vitesse égale et contraire66. Nous appellerons cela « révertir » toutes

63
Voir pour ceci, ainsi que pour ce qui suit, notre étude Les Conditions de
l’existence corporelle, in La Gnose, 3e année, n° 2, pp. 39 et 40 (et particulièrement la
note 4 de la p. 39).
64
Cette suppression de la condition temporelle est d’ailleurs possible, mais non
dans les cas que nous envisageons ici, puisque ces cas supposent toujours le temps ;
et, en parlant ailleurs de la conception de l’« éternel présent », nous avons eu bien
soin de faire remarquer qu’elle ne peut rien avoir de commun avec un retour dans le
passé ou un transport dans l’avenir, puisqu’elle supprime précisément le passé et
l’avenir, en nous affranchissant du point de vue de la succession, c’est-à-dire de ce qui
constitue pour notre être actuel toute la réalité de la condition temporelle.
65
« Sur ces masses » aurait été plus compréhensible.
66
Une vitesse contraire à une autre, ou bien de direction différente, ne peut lui être
égale au sens rigoureux du mot, elle peut seulement lui être équivalente en quantité ;
et, d’un autre côté, est-il possible de regarder cette « réversion » comme ne changeant
60
les vitesses ; ce changement lui-même prendra le nom de réversion,
et nous appellerons sa possibilité, réversibilité du mouvement du
système. »
Arrêtons-nous un instant ici, car c’est justement cette possibilité
que nous ne saurions admettre, au point de vue même du mouve-
ment, qui s’effectue nécessairement dans le temps : le système con-
sidéré reprendra en sens inverse, dans une nouvelle série d’états suc-
cessifs, les situations qu’il avait précédemment occupées dans
l’espace, mais le temps ne redeviendra jamais le même pour cela, et
il suffit évidemment que cette seule condition soit changée pour que
les nouveaux états du système ne puissent en aucune façon
s’identifier aux précédents. D’ailleurs, dans le raisonnement que
nous citons, il est supposé explicitement (encore qu’en un français
contestable) que la relation du passé à l’avenir est une relation de
cause à effet, tandis que le rapport causal, au contraire, implique es-
sentiellement la simultanéité, d’où il résulte que des états considérés
comme se suivant ne peuvent pas, sous ce point de vue, s’engendrer
les uns les autres67 ; mais poursuivons :
« Or, quand on aura opéré68 la réversion des vitesses d’un sys-
tème de corps, il s’agira de trouver, pour ce système ainsi réverti, la
série complète de ses états futurs et passés : cette recherche sera-t-
elle plus ou moins difficile que le problème correspondant pour les
états successifs du même système non réverti ? Ni plus ni moins69, et
la solution de l’un de ces problèmes donnera celle de l’autre par un
changement très simple, consistant, en termes techniques, à changer

en rien les lois du mouvement considéré, étant donné que, si ces lois avaient continué
à être normalement suivies, elle ne se serait pas produite ?
67
Voir La Constitution de l’être humain et son évolution posthume selon le
Védânta, in La Gnose, 2e année, n° 10, pp. 262 et 263. – Par suite, si le souvenir d’une
impression quelconque peut être cause d’autres phénomènes mentaux, quels qu’ils
soient, c’est en tant que souvenir présent, mais l’impression passée ne peut ac-
tuellement être cause de rien.
68
L’auteur du raisonnement a eu la prudence d’ajouter ici entre parenthèses :
« non dans la réalité, mais dans la pensée pure » ; par là, il sort entièrement du do-
maine de la mécanique et ce dont il parle n’a plus aucun rapport avec « un système de
corps » ; mais il est à retenir qu’il regarde lui-même la prétendue « réversion » comme
irréalisable, contrairement à l’hypothèse de ceux qui ont voulu appliquer son raison-
nement à la « régression de la mémoire ».
69
Évidemment, puisque, dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’étudier un mouvement
dont tous les éléments sont donnés ; mais, pour que cette étude corresponde à quelque
chose de réel ou même de possible, il ne faudrait pas être dupe d’un simple jeu de no-
tation !
61
le signe algébrique du temps, à écrire −t au lieu de +t, et récipro-
quement. »
En effet, c’est très simple en théorie, mais, faute de se rendre
compte que la notation des « nombres négatifs » n’est qu’un procédé
tout artificiel de simplification des calculs et ne correspond à aucune
espèce de réalité70, l’auteur de ce raisonnement tombe dans une
grave erreur, qui est d’ailleurs commune à presque tous les mathé-
maticiens, et, pour interpréter le changement de signe qu’il vient
d’indiquer, il ajoute aussitôt : « C’est-à-dire que les deux séries
complètes d’états successifs du même système de corps différeront
seulement en ce que l’avenir deviendra passé, et que le passé de-
viendra futur71. Ce sera la même série d’états successifs parcourue
en sens inverse. La réversion des vitesses révertit simplement le
temps : la série primitive des états successifs et la série révertie ont,
à tous les instants correspondants, les mêmes figures du système
avec les mêmes vitesses égales et contraires (sic). »
Malheureusement, en réalité, la réversion des vitesses révertit
simplement les situations spatiales, et non pas le temps ; au lieu
d’être « la même série d’états successifs parcourue en sens inverse »,
ce sera une seconde série inversement homologue de la première,
quant à l’espace seulement ; le passé ne deviendra pas futur pour ce-
la, et l’avenir ne deviendra passé qu’en vertu de la loi naturelle et
normale de la succession, ainsi que cela se produit à chaque instant.
Il est vraiment trop facile de montrer les sophismes inconscients et
multiples qui se cachent dans de pareils arguments ; et voilà pourtant
tout ce qu’on trouve à nous présenter pour justifier, « devant la
science et la philosophie », une théorie comme celle des prétendues
« régressions de la mémoire » !
Ceci étant dit, nous devons encore, pour compléter l’explication
psychologique que nous avons indiquée au début, faire remarquer
que le prétendu « retour dans le passé », c’est-à-dire en réalité, tout
simplement, le rappel à la conscience claire et distincte de souvenirs
conservés à l’état latent dans la mémoire subconsciente du sujet, est
facilité d’autre part, au point de vue physiologique, par le fait que

70
Sur cette notation et ses inconvénients, particulièrement au point de vue de la
mécanique, voir Remarques sur la Notation mathématique, in La Gnose, 1re année, n°
7.
71
Voilà certes une singulière fantasmagorie, et il faut reconnaître qu’une opé-
ration aussi vulgaire qu’un simple changement de signe algébrique est douée d’une
puissance bien étrange et vraiment merveilleuse… aux yeux des mathématiciens !
62
toute impression laisse nécessairement une trace sur l’organisme qui
l’a éprouvée. Nous n’avons pas à rechercher ici de quelle façon cette
impression peut être enregistrée par certains centres nerveux ; c’est
là une étude qui relève de la science expérimentale pure et simple,
et, d’ailleurs, celle-ci est parvenue à « localiser » à peu près exacte-
ment les centres correspondant aux différentes modalités de la mé-
moire72. L’action exercée sur ces centres, aidée du reste par un fac-
teur psychologique qui est la suggestion, permet de placer le sujet
dans les conditions voulues pour réaliser les expériences dont nous
avons parlé, du moins quant à leur première partie, celle qui se rap-
porte aux événements auxquels il a réellement pris part ou assisté à
une époque plus ou moins éloignée73.
Mais, bien entendu, la correspondance physiologique que nous
venons de signaler n’est possible que pour les impressions qui ont
réellement affecté l’organisme du sujet ; et de même, au point de vue
psychologique, la conscience individuelle d’un être quelconque ne
peut évidemment contenir que des éléments ayant quelque rapport
avec l’individualité actuelle de cet être. Ceci devrait suffire à mon-
trer qu’il est inutile de chercher à poursuivre les recherches expéri-
mentales au-delà de certaines limites, c’est-à-dire, dans le cas actuel,
antérieurement à la naissance du sujet, ou du moins au début de sa
vie embryonnaire ; c’est pourtant là ce qu’on a prétendu faire, en
s’appuyant, comme nous l’avons dit, sur l’hypothèse préconçue de la
réincarnation, et on a cru pouvoir « faire revivre » ainsi à ce sujet

72
Cette « localisation » est rendue possible surtout par l’observation des différents
cas de « paramnésie » (altérations partielles de la mémoire) ; et nous pouvons ajouter
que l’espèce de fractionnement de la mémoire que l’on constate dans ces cas permet
d’expliquer une bonne partie des soi-disant « dédoublements de la personnalité »,
auxquels nous avons fait allusion précédemment.
73
On pourrait également parler, si singulier que cela semble au premier abord,
d’une correspondance, tant physiologique que psychologique, des événements non
encore réalisés, mais dont l’individu porte les virtualités en lui ; ces virtualités se
traduisent par des prédispositions et des tendances d’ordres divers, qui sont comme le
germe présent des événements futurs concernant l’individu. Toute diathèse est, en
somme, une prédisposition organique de ce genre : un individu porte en lui, dès son
origine (« ab ovo », pourrait-on dire), telle ou telle maladie à l’état latent, mais cette
maladie ne pourra se manifester que dans des circonstances favorables à son dé-
veloppement, par exemple sous l’action d’un traumatisme quelconque ou de toute au-
tre cause d’affaiblissement de l’organisme ; si ces circonstances ne se rencontrent pas,
la maladie ne se développera jamais, mais son germe n’en existe pas moins réellement
et présentement dans l’organisme, de même qu’une tendance psychologique qui ne se
manifeste par aucun acte extérieur n’en est pas moins réelle pour cela.
63
« ses vies antérieures », tout en étudiant également, dans l’intervalle,
« ce qui se passe pour l’esprit non incarné » !
Ici, nous sommes en pleine fantaisie : comment peut-on parler des
« antériorités de l’être vivant », lorsqu’il s’agit d’un temps où cet
être vivant n’existait pas encore à l’état individualisé, et vouloir le
reporter au-delà de son origine, c’est-à-dire dans des conditions où il
ne s’est jamais trouvé, donc qui ne correspondent pour lui à aucune
réalité ? Cela revient à créer de toutes pièces une réalité artificielle,
si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire une réalité mentale actuelle
qui n’est la représentation d’aucune sorte de réalité sensible ; la sug-
gestion donnée par l’expérimentateur en fournit le point de départ, et
l’imagination du sujet fait le reste. Il en est de même, moins la sug-
gestion initiale, dans l’état de rêve ordinaire, où « l’âme individuelle
crée un monde qui procède tout entier d’elle-même, et dont les ob-
jets consistent exclusivement dans des conceptions mentales »74,
sans qu’il soit d’ailleurs possible de distinguer ces conceptions
d’avec les perceptions d’origine extérieure, à moins qu’il ne
s’établisse une comparaison entre ces deux sortes d’éléments psy-
chologiques, ce qui ne peut se faire que par le passage plus ou moins
nettement conscient de l’état de rêve à l’état de veille75. Ainsi, un
rêve provoqué, état en tout semblable à ceux où l’on fait naître chez
un sujet, par des suggestions appropriées, des perceptions partielle-
ment ou totalement imaginaires, mais avec cette seule différence
que, ici, l’expérimentateur est lui-même dupe de sa propre sugges-
tion et prend les créations mentales du sujet pour des « réveils de
souvenirs »76, voilà à quoi se réduit la prétendue « exploration des

74
Voir La Constitution de l’être humain et son évolution posthume selon le
Védânta, in La Gnose, 2e année, n° 10, pp. 265 et 266.
75
Mais cette comparaison n’est jamais possible dans le cas du rêve provoqué par
suggestion, puisque le sujet, à son réveil, n’en conserve aucun souvenir dans sa con-
science normale.
76
Le sujet pourrait d’ailleurs les considérer également comme des souvenirs, car
un rêve peut comprendre des souvenirs tout aussi bien que des impressions actuelles,
sans que ces deux sortes d’éléments soient autre chose que de pures créations men-
tales. Nous ne parlons pas, bien entendu, des souvenirs de la veille qui viennent sou-
vent se mêler au rêve, parce que la séparation des deux états de conscience est rare-
ment complète, du moins quant au sommeil ordinaire ; elle paraît l’être beaucoup plus
lorsqu’il s’agit du sommeil provoqué, et c’est ce qui explique l’oubli total qui suit le
réveil du sujet.
64
vies successives », l’unique « preuve expérimentale » que les réin-
carnationnistes aient pu fournir en faveur de leur théorie77.
Que l’on essaye d’appliquer la suggestion à la « psychothérapie »,
de s’en servir pour guérir des ivrognes ou des maniaques, ou pour
développer la mentalité de certains idiots, c’est là une tentative qui
ne laisse pas d’être fort louable, et quels que soient des résultats ob-
tenus, nous n’y trouverons assurément rien à redire ; mais que l’on
s’en tienne là, et qu’on cesse de l’employer à des fantasmagories
comme celles dont nous venons de parler. Il se rencontrera pourtant
encore, après cela, des gens qui viendront nous vanter « la clarté et
l’évidence du spiritisme », et l’opposer à « l’obscurité de la méta-
physique », qu’ils confondent d’ailleurs avec la plus vulgaire philo-
sophie78 ; singulière évidence, à moins que ce ne soit celle de
l’absurdité ! Mais tout cela ne nous étonne aucunement, car nous sa-
vons fort bien que les spirites et autres « psychistes » de différentes
catégories sont tous comme certain personnage dont nous avons eu à
nous occuper récemment ; ils ignorent profondément ce que c’est
que la Métaphysique, et nous n’entreprendrons certes pas de le leur
expliquer : « sarebbe lavar la testa all’ asino », comme on dit irrévé-
rencieusement en italien.

77
Pour ce qui est des cas spontanés de prétendus « réveils de souvenirs », voir La
Gnose, 2e année, n° 11, p. 297.
78
Certains vont même jusqu’à réclamer des « expériences métaphysiques », sans
se rendre compte que l’union de ces deux mots constitue un non-sens pur et simple.
65
À propos des Supérieurs Inconnus et de l’« Astral »*
(La France Antimaçonnique, 18 déc. 1913)

Lorsque nous écrivions notre précédent article sur « La Stricte Ob-


servance et les Supérieurs Inconnus », en y signalant la singulière
hantise qui, à certains écrivains maçonniques et occultistes, fait voir
partout l’action des Jésuites dans la Haute Maçonnerie du XVIII e
siècle et dans l’Illuminisme, nous ne pensions certes pas avoir à
constater des cas d’une semblable obsession parmi les antimaçons
eux-mêmes. Or, voici qu’on nous a signalé un article paru dans la
Revue Internationale des Sociétés Secrètes, dans la section Antima-
çonnique de l’Index Documentaire1, sous la signature A. Martigue,
article dans lequel nous lisons cette phrase vraiment étonnante : « Il
ne faut pas oublier, quand on étudie les Illuminés, que Weishaupt a
été élève, puis professeur, chez les Jésuites, et qu’il s’est beaucoup
inspiré, en les déformant, bien entendu, pour les faire servir au mal,
des méthodes que les R. Pères d’Ingolstadt appliquaient pour le bien
avec tant de succès… sauf quand ils s’en sont servis pour former
Weishaupt et ses premiers disciples ! ».
Voilà des insinuations qui, malgré toutes les précautions dont
elles sont entourées, revêtent un caractère particulièrement grave
sous la plume d’un antimaçon ; M. Martigue serait-il donc en mesure
de les justifier ? Pourrait-il nous expliquer en quoi les R. Pères du
XVIIIe siècle peuvent être rendus, même indirectement, responsables
des doctrines révolutionnaires du F Weishaupt et de ses adeptes ?
Pour nous, jusqu’à ce que cette démonstration soit faite, cela nous
semble être un peu comme si l’on rendait les R. Pères du XIX e siècle
responsables des théories anarchistes développées de nos jours par
leur ex-élève et novice, le F Sébastien Faure ! On pourrait assuré-
ment aller loin dans ce sens, mais cela ne serait ni sérieux ni digne
d’un écrivain qui s’affirme possesseur de « méthodes rigoureuses et
exactes ».
Voici, en effet, ce qu’écrit M. Martigue, un peu avant la phrase
déjà citée, au sujet d’une étude intitulée Les Pièges de la Secte : le
Génie des Conspirations, publiée dans les Cahiers Romains de
l’Agence Internationale Roma : « L’auteur ne paraît connaître que

*
Non signé.
1
N° du 20 octobre 1913, pp. 3725-3737.
66
les ouvrages du P. Deschamps, de Barruel, de Claudio Janet et de
Crétineau-Joly. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, et si ces ex-
cellents travaux, qui devront, certes, toujours être consultés avec
fruit par les étudiants en antimaçonnerie, ont été écrits par des
maîtres respectables, dont tout le monde doit louer et reconnaître les
efforts, il est impossible cependant de ne pas constater qu’ils datent
d’une époque où la science et la critique historiques n’avaient pas
été portées au point où nous les trouvons aujourd’hui. Nos mé-
thodes, qui tendent à se perfectionner chaque jour, sont autrement
rigoureuses et exactes. C’est pourquoi il est dangereux, au point de
vue de l’exactitude scientifique, de négliger les travaux les plus mo-
dernes ; il est encore plus fâcheux de les dédaigner de parti pris ».
Il faut être bien sûr de soi et de tout ce qu’on avance, pour se
permettre de reprocher un manque d’« exactitude scientifique » à
quatre auteurs qui sont parmi les maîtres les plus incontestés de
l’antimaçonnisme. Assurément, M. Martigue a confiance dans les
« progrès de la science et de la critique » ; mais, comme ces mêmes
« progrès » servent à justifier des choses telles que l’exégèse moder-
niste et la prétendue « science des religions », il nous est difficile de
les considérer comme un argument convaincant. Nous ne nous at-
tendions pas à voir M. Martigue faire une déclaration aussi… évolu-
tionniste, et nous nous demandons si les méthodes qu’il préconise, et
qu’il oppose « aux méthodes et aux habitudes défectueuses de cer-
tains » (à qui fait-il allusion ?), ne se rapprochent pas singulièrement
de la « méthode positiviste » dont nous avons déjà parlé… Enfin, s’il
connaît « les papiers de Weishaupt lui-même » comme il le donne à
entendre, nous espérons qu’il ne tardera pas à nous communiquer les
découvertes qu’il a dû y faire, notamment en ce qui concerne les
rapports de Weishaupt avec « les R. Pères d’Ingolstadt » ; rien ne
saurait mieux prouver la valeur de ses méthodes.
Mais, pourtant, ne vaudrait-il pas mieux s’arrêter de préférence au
rôle que les Juifs ont pu jouer à l’origine de l’Illuminisme bavarois,
aussi bien que derrière certains « systèmes » de la Haute Maçonne-
rie ? Citons, en effet, cette phrase de l’étude des Cahiers Romains :
« Les combinaisons de ce génie (Weishaupt) furent sans doute ai-
dées par des Juifs, héritiers des haines implacables de la vieille Sy-
nagogue, car le fameux Bernard Lazare n’a pas reculé devant cet
aveu : “Il y eut des Juifs autour de Weishaupt” (L’Antisémitisme, son
histoire et ses causes, pp. 339-340) ».

67
Nous relevons ceci parce que nous avons déjà eu l’occasion de
parler de cette influence des Juifs, mais il y aurait bien d’autres
choses intéressantes à signaler dans ce travail, contre lequel le rédac-
teur de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes fait preuve
d’une prévention qui confine à la partialité. Après lui avoir reproché
« l’absence de variété dans la documentation » tout en reconnaissant
sa « valeur réelle », il ajoute : « Il est une autre lacune bien regret-
table, quand on veut étudier l’Illuminisme, c’est l’ignorance de la
mystique et de l’occultisme ». Nous reviendrons un peu plus loin sur
ce point ; pour le moment, nous ferons seulement remarquer que la
mystique, qui relève de la théologie, est une chose, et que
l’occultisme en est une autre tout à fait différente : les occultistes
sont, en général, profondément ignorants de la mystique, et celle-ci
n’a rien à faire avec leur pseudo-mysticisme.
Malheureusement, quelque chose nous fait craindre que les re-
proches de M. Martigue ne soient causés surtout par un mouvement
de mauvaise humeur : c’est que l’article des Cahiers Romains con-
tient une critique, très juste à notre avis, du compte rendu donné par
M. Gustave Bord, dans la même Revue Internationale des Sociétés
Secrètes2, sur le livre de M. Benjamin Fabre, Un Initié des Sociétés
Secrètes supérieures : Franciscus, Eques a Capite Galeato. « Parlant
de quelques aventuriers maçonniques qui tâchaient de s’imposer aux
“poires” des Loges, en s’affichant comme mandataires des mysté-
rieux S.I. (Supérieurs Inconnus), centre fermé de toute la Secte, M.
Bord constate que ces aventuriers se vantaient ; d’où il déduit que
ces S.I. n’existaient pas. La déduction est bien risquée. Si les aventu-
riers en question se sont présentés faussement comme des missi do-
minici des S.I., non seulement rien ne dit que ces derniers
n’existaient pas, mais plutôt cela montre la conviction générale de
l’existence de ces S.I., car il aurait été bien étrange que ces impos-
teurs eussent inventé de toutes pièces le mandant, outre le mandat.
Leur calcul de réussite devait, évidemment, se baser sur cette con-
viction, et celle-ci ne dépose pas contre l’existence des Superiores
Incogniti, évidemment ».
En effet, cela est l’évidence même pour quiconque n’est pas
aveuglé par la préoccupation de soutenir à tout prix la thèse oppo-
sée ; mais « ne serait-ce pas M. Bord lui-même qui, se mettant en
contradiction avec les maîtres de l’antimaçonnisme, nie l’évidence,

2
N° du 5 septembre 1913, pp. 3071 et suivantes.
68
et méconnaît absolument (suivant ses propres expressions)
“l’emplacement, la tactique et la force de l’adversaire” ?… il y a des
antimaçons bien étranges. » Et nous ajouterons ici que c’est préci-
sément à ce compte-rendu de M. Gustave Bord, aussi peu impartial
que les appréciations de M. Martigue, que nous songions, lorsque
nous faisions allusion à la « méthode positiviste » de certains histo-
riens. Voici maintenant que M. Martigue, à son tour, reproche à
MM. Benjamin Fabre et Copin-Albancelli « le désir d’apporter un
argument à une thèse préconçue sur l’existence des directeurs incon-
nus de la Secte » ; n’est-ce pas plutôt à M. Bord que l’on pourrait re-
procher d’avoir une « thèse préconçue » sur la non-existence des Su-
périeurs Inconnus ?
Voyons donc ce que répond à ce sujet M. Martigue : « Quant à la
thèse opposée à M. Bord à propos des Supérieurs Inconnus, il est
nécessaire de distinguer : si le directeur des Cahiers Romains entend
par ceux-ci des hommes en chair et en os, nous croyons qu’il est
dans l’erreur et que M. Bord a raison. » Et, après avoir énuméré
quelques-uns des chefs de la Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle, il
continue : « … S’ils s’étaient présentés comme mandataires
d’hommes vivants, on pourrait, avec raison, les traiter d’imposteurs,
comme on a le droit de le faire de nos jours, par exemple, pour Mme
Blavatsky, Annie Besant et autres chefs de la Théosophie, lorsqu’ils
nous parlent des Mahâtmâs, vivant dans une loge du Thibet. » À ce-
la, on peut bien objecter que les soi-disant Mahâtmâs ont justement
été inventés sur le modèle, plus ou moins déformé, des véritables
Supérieurs Inconnus, car il est peu d’impostures qui ne reposent pas
sur une imitation de la réalité, et c’est d’ailleurs l’habile mélange du
vrai et du faux qui les rend plus dangereuses et plus difficiles à dé-
masquer. D’autre part, comme nous l’avons dit, rien ne nous em-
pêche de considérer comme des imposteurs, en certaines circons-
tances, des hommes qui ont cependant pu être réellement des agents
subalternes d’un Pouvoir occulte ; nous en avons dit les raisons, et
nous ne voyons aucune nécessité à justifier de tels personnages de
cette accusation, même par la supposition que les Supérieurs Incon-
nus n’étaient pas « des hommes en chair et en os ». En ce cas
qu’étaient-ils donc, selon M. Martigue ? La suite de notre citation va
nous l’apprendre, et ce ne sera pas, dans son article, notre moindre
sujet d’étonnement.
« Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit (sic) ; cette interprétation
est tout exotérique, pour les profanes et les adeptes non initiés. »
69
Jusqu’ici, nous avions cru que l’« adeptat » était un stade supérieur
de l’« initiation » ; mais passons. « Le sens ésotérique a toujours été
très différent. Les fameux Supérieurs Inconnus, pour les vrais initiés,
existent parfaitement, mais ils vivent… dans l’Astral. Et c’est de là
que, par la théurgie, l’occultisme, le spiritisme, la voyance, etc., ils
dirigent les chefs des Sectes, du moins au dire de ceux-ci. » Est-ce
donc à des conceptions aussi fantastiques que doit conduire la con-
naissance de l’occultisme, ou du moins d’un certain occultisme,
malgré toute la « rigueur » et toute l’« exactitude » des « méthodes
scientifiques et critiques » et des « preuves historiques indiscutables
qu’on exige aujourd’hui (!) des historiens sérieux et des érudits » ?
De deux choses l’une, ou M. Martigue admet l’existence de
l’« Astral » et de ses habitants, Supérieurs Inconnus ou autres, et
alors nous sommes en droit de trouver qu’« il y a des antimaçons
bien étranges, autres que M. Gustave Bord ; ou il ne l’admet pas,
comme nous voulons le croire d’après la dernière restriction, et, dans
ce cas, il ne peut pas dire que ceux qui l’admettent sont « les vrais
initiés ». Nous pensons, au contraire, qu’ils ne sont que des initiés
très imparfaits, et même il n’est que trop évident que les spirites, par
exemple, ne peuvent à aucun titre être regardés comme des initiés. Il
ne faudrait pas oublier, non plus, que le spiritisme ne date que des
manifestations de Hydesville, qui commencèrent en 1847, et qu’il
était inconnu en France avant le F Rivail, dit Allan Kardec. On
prétend que celui-ci « fonda sa doctrine à l’aide des communications
qu’il avait obtenues, et qui furent colligées, contrôlées, revues et cor-
rigées par des esprits supérieurs »3. Ce serait là, sans doute, un re-
marquable exemple de l’intervention de Supérieurs Inconnus selon
la définition de M. Martigue, si nous ne savions malheureusement
que les « esprits supérieurs » qui prirent part à ce travail n’étaient
pas tous « désincarnés » et même ne le sont pas tous encore : si Eu-
gène Nus et Victorien Sardou sont, depuis cette époque, « passés
dans un autre plan d’évolution », pour employer le langage spirite,
M. Camille Flammarion continue toujours à célébrer la fête du Soleil
à chaque solstice d’été.
Ainsi, pour les chefs de la Haute Maçonnerie au XVIIIe siècle, il
ne pouvait pas être question du spiritisme, qui n’existait pas encore,
pas plus d’ailleurs que l’occultisme, car, s’il y avait alors des
« sciences occultes », il n’y avait aucune doctrine appelée « occul-

3
Dr Gibier, Le Spiritisme, pp. 136-137.
70
tisme » ; il semble que ce soit Éliphas Lévi qui ait été le premier à
employer cette dénomination, accaparée, après sa mort (1875), par
certaine école dont, au point de vue initiatique, le mieux est de ne
rien dire. Ce sont ces mêmes « occultistes » qui parlent couramment
du « monde astral », dont ils prétendent se servir pour expliquer
toutes choses, surtout celles qu’ils ignorent. C’est encore Éliphas
Lévi qui a répandu l’usage du terme « astral », et, bien que ce mot
remonte à Paracelse, il paraît avoir été à peu près inconnu des Hauts
Maçons du XVIIIe siècle, qui, en tout cas, ne l’auraient sans doute
pas entendu tout à fait de la même façon que les occultistes actuels.
Est-ce que M. Martigue, dont nous ne contestons pas les connais-
sances en occultisme, est bien sûr que ces connaissances mêmes ne
l’amènent pas précisément à « une interprétation tout exotérique » de
Swedenborg, par exemple, et de tous les autres qu’il cite en les assi-
milant, ou à peu près, aux « médiums » spirites ?
Citons textuellement : « Les Supérieurs Inconnus, ce sont les
Anges qui dictent à Swedenborg ses ouvrages, c’est la Sophia de
Gichtel, de Bœhme, la Chose de Martinez Pasqualis (sic), le Philo-
sophe Inconnu de Saint-Martin, les manifestations de l’École du
Nord, le Gourou des Théosophes, l’esprit qui s’incarne dans le mé-
dium, soulève le pied de la table tournante ou dicte les élucubrations
de la planchette, etc., etc. » Nous ne pensons pas, quant à nous, que
tout cela soit la même chose, même avec « des variations et des
nuances », et c’est peut-être chercher les Supérieurs Inconnus là où
il ne saurait en être question. Nous venons de dire ce qu’il en est des
spirites, et, quant aux « Théosophes », ou plutôt aux « théoso-
phistes », on sait assez ce qu’il faut penser de leurs prétentions. No-
tons d’ailleurs, à propos de ces derniers, qu’ils annoncent
l’incarnation de leur « Grand Instructeur » (Mahâgourou), ce qui
prouve que ce n’est pas dans le « plan astral » qu’ils comptent rece-
voir ses enseignements. D’autre part, nous ne pensons pas que So-
phia (qui représente un principe) se soit jamais manifestée d’une fa-
çon sensible à Bœhme ou à Gichtel. Quant à Swedenborg, il a décrit
symboliquement des « hiérarchies spirituelles » dont tous les éche-
lons pourraient fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une
façon analogue à ce que nous trouvons, en particulier, dans
l’ésotérisme musulman.
Pour ce qui est de Martinès de Pasqually, il est assurément assez
difficile de savoir au juste ce qu’il appelait mystérieusement « la
Chose » ; mais, partout où nous avons vu ce mot employé par lui, il
71
semble qu’il n’ait ainsi rien voulu désigner d’autre que ses « opéra-
tions », ou ce qu’on entend plus ordinairement par l’Art. Ce sont les
modernes occultistes qui ont voulu y voir des « apparitions » pures
et simples, et cela conformément à leurs propres idées ; mais le F
Franz von Baader nous prévient qu’« on aurait tort de penser que sa
physique (de Martinès) se réduit aux spectres et aux esprits »4. Il y
avait là, comme d’ailleurs au fond de toute la Haute Maçonnerie de
cette époque, quelque chose de bien plus profond et de bien plus
vraiment « ésotérique », que la connaissance de l’occultisme actuel
ne suffit aucunement à faire pénétrer.
Mais ce qui est peut-être le plus singulier, c’est que M. Martigue
nous parle du « Philosophe Inconnu de Saint-Martin », alors que
nous savons parfaitement que Saint-Martin lui-même et le Philo-
sophe Inconnu ne faisaient qu’un, le second n’étant que le pseudo-
nyme du premier. Nous connaissons, il est vrai, les légendes qui cir-
culent à ce sujet dans certains milieux ; mais voici qui met admira-
blement les choses au point : « Les Superiores Incogniti ou S.I. ont
été attribués, par un auteur fantaisiste, au théosophe Saint-Martin,
peut-être parce que ce dernier signait ses ouvrages : un Philosophe
Inconnu, nom d’un grade des Philalèthes (régime dont il ne fit
d’ailleurs jamais partie). Il est vrai que le même fantaisiste a attribué
le livre des Erreurs et de la Vérité, du Philosophe Inconnu, à un
Agent Inconnu ; et qu’il s’intitule lui-même S.I. Quand on prend de
l’inconnu, on n’en saurait trop prendre ! »5. On voit assez par là
combien il peut être dangereux d’accepter sans contrôle les affirma-
tions de certains occultistes ; c’est dans de pareils cas surtout qu’il
convient de se montrer prudent et, suivant le conseil de M. Martigue
lui-même, « de ne rien exagérer ».
Ainsi, on aurait grand tort de prendre ces mêmes occultistes au
sérieux lorsqu’ils se présentent comme les descendants et les conti-
nuateurs de l’ancienne Maçonnerie ; et pourtant nous trouvons
comme un écho de ces assertions fantaisistes, dans la phrase suivante
de M. Martigue : « Cette question (des Supérieurs Inconnus) soulève
des problèmes que nous étudions dans l’occultisme, problèmes dont
les Francs-Maçons du XVIIIe siècle poursuivaient avec ardeur la so-
lution. » Sans compter que cette même phrase, interprétée trop litté-
ralement, pourrait faire passer le rédacteur de la Revue Internatio-

4
Les enseignements secrets de Martines de Pasqually, p. 18.
5
Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, pp. 35-36, en note.
72
nale des Sociétés Secrètes pour un « occultiste » aux yeux « des lec-
teurs superficiels n’ayant pas le temps de creuser ces choses ».
« Mais, continue-t-il, on ne peut voir clair dans cette question que
si l’on connaît à fond les sciences occultes et la mystique. » C’est là
ce qu’il voulait prouver contre le collaborateur de l’Agence Interna-
tionale Roma ; mais n’a-t-il pas prouvé surtout, contre lui-même,
que cette connaissance devrait s’étendre encore plus loin qu’il ne
l’avait supposé ? « C’est pourquoi si peu d’antimaçons parviennent à
pénétrer ces arcanes que ne connaîtront jamais ceux qui prétendent
demeurer sur le terrain positiviste. » Ceci est, à notre avis, beaucoup
plus juste que tout ce qui précède ; mais n’est-ce pas un peu en con-
tradiction avec ce que M. Martigue nous a dit de ses « méthodes » ?
Et alors, s’il n’adhère pas à la conception « positiviste » de l’histoire,
pourquoi prend-il envers et contre tous la défense de M. Gustave
Bord, même lorsque celui-ci est le moins défendable ?
« Il est impossible de comprendre les écrits d’hommes qui vivent
dans le surnaturel et se laissent diriger par lui, comme les théosophes
swedenborgiens ou martinistes du XVIIIe siècle, si l’on ne se donne
pas la peine d’étudier et la langue qu’ils parlent et la chose dont ils
traitent dans leurs lettres et leurs ouvrages. Encore moins si, de parti
pris, on prétend nier l’existence de l’atmosphère surnaturelle dans
laquelle ils étaient plongés et qu’ils respiraient chaque jour. » Oui,
mais, outre que cela se retourne contre M. Bord et ses conclusions,
ce n’est pas une raison pour passer d’un extrême à l’autre et attribuer
plus d’importance qu’il ne convient aux « élucubrations » des plan-
chettes spirites ou à celles de quelques pseudo-initiés, au point de
ramener tout le « surnaturel » en question, quelle qu’en soit
d’ailleurs la qualité, à l’étroite interprétation de l’« Astral ».
Autre remarque : M. Martigue parle des « théosophes sweden-
borgiens ou martinistes », comme si ces deux dénominations étaient
à peu près équivalentes ; serait-il donc tenté de croire à l’authenticité
de certaine filiation qui est cependant fort éloignée de toute « donnée
scientifique » et de toute « base positive » ? « À ce sujet, nous
croyons devoir dire que, lorsque M. Papus affirme que Martinès de
Pasqually a reçu l’initiation de Swedenborg au cours d’un voyage à
Londres, et que le système propagé par lui sous le nom de rite des
Élus-Coëns n’est qu’un Swedenborgisme adapté, cet auteur s’abuse
ou cherche à abuser ses lecteurs dans l’intérêt d’une thèse très per-
sonnelle. Pour se livrer à de semblables affirmations, il ne suffit pas,
en effet, d’avoir lu dans Ragon, qui lui-même l’avait lu dans Reghe-
73
lini, que Martinès a emprunté le rite des Élus-Coëns au suédois
Swedenborg. M. Papus aurait pu s’abstenir de reproduire, en
l’amplifiant, une appréciation qui ne repose sur rien de sérieux. Il au-
rait pu rechercher les sources de son document et s’assurer qu’il n’y
a que fort peu de rapports entre la doctrine et le rite de Swedenborg,
et la doctrine et le rite des Élus-Coëns… Quant au prétendu voyage à
Londres, il n’a eu lieu que dans l’imagination de M. Papus »6. Il est
fâcheux, pour un historien, de se laisser entraîner par son imagina-
tion… « en Astral » ; et, malheureusement, les mêmes remarques
peuvent s’appliquer à bien d’autres écrivains, qui s’efforcent
d’établir les rapprochements les moins vraisemblables « dans
l’intérêt d’une thèse très personnelle », souvent même trop person-
nelle !
Mais revenons à M. Martigue, qui nous avertit encore une fois
que, « sans le secours de ces sciences, dites occultes, il est de toute
impossibilité de comprendre la Maçonnerie du XVIII e siècle et
même, ce qui étonnera les non initiés, celle d’aujourd’hui ». Ici, un
ou deux exemples nous auraient permis de mieux saisir sa pensée ;
mais voyons la suite : « C’est de cette ignorance (de l’occultisme),
qui est le partage non seulement des profanes, mais aussi de Maçons,
même revêtus des hauts grades, que proviennent des erreurs comme
celle dont nous nous occupons. Cette erreur a lancé l’antimaçonnerie
à la recherche de Supérieurs Inconnus qui, sous la plume des vrais
initiés, sont simplement des manifestations extranaturelles d’êtres
vivants dans le Monde Astral. » Comme nous l’avons dit, nous ne
croyons pas, quant à nous, que ceux qui peuvent soutenir cette thèse
soient de « vrais initiés » ; mais, si M. Martigue, qui l’affirme, le
croit vraiment, nous ne voyons pas trop pourquoi il s’empresse
d’ajouter : « Ce qui ne préjuge rien sur leur existence (de ces Supé-
rieurs Inconnus), pas plus, du reste, que sur celle dudit Monde As-
tral », sans paraître s’apercevoir qu’il remet ainsi tout en question.
Tout en « ne prétendant indiquer que ce que pensaient les Hauts Ma-
çons du XVIIIe siècle », est-il bien sûr d’interpréter fidèlement leur
pensée, et de n’avoir pas introduit tout simplement une complication
nouvelle dans un des problèmes dont ces FF « poursuivaient avec
ardeur la solution », parce que cette solution devait les aider à deve-
nir les « vrais initiés » qu’ils n’étaient pas encore, évidemment, tant
qu’ils ne l’avaient pas trouvée ? C’est que les « vrais initiés » sont

6
Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, p. 17, en note.
74
encore plus rares qu’on ne pense, mais cela ne veut pas dire qu’il
n’en existe pas du tout, ou qu’il n’en existe qu’« en Astral » ; et
pourquoi, bien que vivant sur terre, ces « adeptes », au sens vrai et
complet du mot, ne seraient-il pas les véritables Supérieurs Incon-
nus ?
« Par conséquent (?), en écrivant les mots Supérieurs Inconnus,
S.I., les Illuminés, les Martinistes, les membres de la Stricte Obser-
vance et tous les Maçons du XVIIIe siècle parlent bien d’êtres consi-
dérés comme ayant une existence réelle supérieure, sous la direction
desquels chaque Loge et chaque adepte initié (sic) sont placés. »
Avoir fait des Supérieurs Inconnus des « êtres astraux », puis leur
assigner un tel rôle d’« aides invisibles » (invisible helpers), comme
disent les théosophistes, n’est-ce pas vouloir les rapprocher un peu
trop des « guides spirituels » qui dirigent de même, d’un « plan su-
périeur », les médiums et les groupes spirites ? Ce n’est donc peut-
être pas tout à fait « dans ce sens qu’écrivent l’Eques a Capite
Galeato et ses correspondants », à moins qu’on ne veuille parler
d’une « existence supérieure » pouvant être « réalisée » par certaines
catégories d’initiés, qui ne sont « invisibles » et « astraux » que pour
les profanes et pour les pseudo-initiés auxquels nous avons déjà fait
quelques allusions. Tout l’occultisme contemporain, même en y joi-
gnant le spiritisme, le théosophisme et les autres mouvements « néo-
spiritualistes », ne peut encore, quoi qu’en dise M. Martigue, con-
duire qu’à « une interprétation tout exotérique ». Mais, s’il est si dif-
ficile de connaître exactement la pensée des Hauts Maçons du
XVIIIe siècle, et, par conséquent, d’« interpréter leurs lettres comme
ils les comprenaient eux-mêmes », est-il indispensable que ces con-
ditions soient intégralement remplies pour ne pas « se tromper com-
plètement en poursuivant ces études, déjà si difficiles, même quand
on est dans la bonne voie » ? Et y a-t-il quelqu’un, parmi les antima-
çons, qui puisse se dire « dans la bonne voie » à l’exclusion de tous
les autres ? Les questions qu’ils ont à étudier sont bien trop com-
plexes pour cela, même sans faire intervenir l’« Astral » là où il n’a
que faire. C’est pourquoi il est toujours « fâcheux de dédaigner de
parti pris », même au nom de la « science » et de la « critique », des
travaux qui, comme le dit fort bien le rédacteur des Cahiers Ro-
mains, « ne sont pas définitifs, ce qui n’empêche pas qu’ils soient
très importants, tels qu’ils sont ». Assurément, M. Gustave Bord a
des prétentions à l’impartialité ; mais possède-t-il vraiment cette
qualité au degré qui doit être nécessaire, nous le supposons du
75
moins, pour réaliser l’idéal de M. Martigue, « l’historien averti qui
sait trouver son bien partout, et à qui la saine critique permet de ju-
ger la valeur des documents » ? Encore une fois, il peut y avoir plu-
sieurs façons d’être « dans la bonne voie », et il suffit d’y être, d’une
façon ou d’une autre, pour ne pas « se tromper complètement », sans
même qu’il soit « indispensable d’éclairer la bonne route aux téné-
breuses lumières (?!) de l’occultisme », ce qui est surtout fort peu
clair !
M. Martigue conclut en ces termes : « En attendant, nous recon-
naissons volontiers que, s’il comprend le pouvoir occulte dans le
sens que nous venons d’indiquer, le rédacteur des Cahiers Romains a
raison d’écrire, ainsi qu’il le fait : “Nous constatons qu’aucun argu-
ment probant n’a été présenté, jusqu’ici, contre le pouvoir central
occulte de la Secte”. Mais s’il entend, par ces mots, contrairement
aux Francs Maçons initiés du XVIIIe siècle, un comité d’hommes en
chair et en os, nous sommes obligé de retourner l’argument et de
dire : “Nous constatons qu’aucun document probant n’a été présenté,
jusqu’ici, en faveur de ce comité directeur inconnu”. Et c’est à ceux
qui affirment cette existence d’apporter la preuve décisive. Nous at-
tendons. La question demeure donc ouverte. »En effet, elle est tou-
jours ouverte, et il est certain qu’« elle est des plus importantes » ;
mais qui donc a jamais prétendu que les Supérieurs Inconnus, même
« en chair et en os », constituaient un « comité », ou même une « so-
ciété » au sens ordinaire du mot ? Cette solution paraît fort peu satis-
faisante, au contraire, lorsqu’on sait qu’il existe certaines organisa-
tions vraiment secrètes, beaucoup plus rapprochées du « pouvoir
central » que ne l’est la Maçonnerie extérieure, et dont les membres
n’ont ni réunions, ni insignes, ni diplômes, ni moyens extérieurs de
reconnaissance. Il est bon d’avoir le respect des « documents », mais
on comprend qu’il soit plutôt difficile d’en découvrir de « probants »
lorsqu’il s’agit précisément de choses qui, comme nous l’écrivions
précédemment, « ne sont pas de nature à être prouvées par un docu-
ment écrit quelconque ». Là encore, il ne faut donc « rien exagérer »,
et il faut surtout éviter de se laisser absorber exclusivement par la
préoccupation « documentaire », au point de perdre de vue, par
exemple, que l’ancienne Maçonnerie reconnaissait plusieurs sortes
de Loges travaillant « sur des plans différents », comme dirait un oc-
cultiste, et que, dans la pensée des Hauts Maçons d’alors, cela ne si-
gnifiait aucunement que les « tenues » de certaines de ces Loges
avaient lieu « dans l’Astral », dont les « archives », d’ailleurs, ne
76
sont guère accessibles qu’aux « étudiants » de l’école de M. Lead-
beater. S’il est aujourd’hui des S. I. « fantaisistes » qui prétendent se
réunir « en Astral », c’est pour ne pas avouer tout simplement qu’ils
ne se réunissent pas du tout, et, si leurs « groupes d’études » ont été,
en effet, transportés « sur un autre plan », ce n’est que de la façon
qui est commune à tous les êtres « en sommeil » ou « désincarnés »,
qu’il s’agisse d’individualités ou de collectivités, de « comités » pro-
fanes ou de « sociétés » soi-disant « initiatiques ». Il y a, dans ces
dernières, beaucoup de gens qui voudraient se faire passer pour des
« mystiques » alors qu’ils ne sont que de vulgaires « mystifica-
teurs », et qui ne se gênent pas pour allier le charlatanisme à
l’occultisme, sans même posséder les quelques « pouvoirs » infé-
rieurs et occasionnels qu’a pu exhiber parfois un Gugomos ou un
Schrœpfer. Aussi, il vaudrait peut-être encore mieux étudier d’un
peu plus près les « opérations » et la « doctrine » de ces derniers, si
imparfaitement initiés qu’ils aient été, que celles de prétendus
« Mages » contemporains, qui ne sont pas initiés du tout, ou du
moins qui ne le sont à rien de sérieux, ce qui revient exactement au
même.
Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire qu’il ne soit pas bon
d’étudier et de connaître même l’occultisme courant et « vulgarisa-
teur », mais en n’y attachant que l’importance très relative qu’il mé-
rite, et bien moins pour y rechercher un « ésotérisme » profond qui
ne s’y trouve pas, que pour en montrer à l’occasion toute l’inanité, et
pour mettre en garde ceux qui seraient tentés de se laisser séduire par
les trompeuses apparences d’une « science initiatique » toute super-
ficielle et de seconde ou de troisième main. Il ne faut se faire aucune
illusion : si l’action des vrais Supérieurs Inconnus existe quelque
peu, malgré tout, jusque dans les mouvements « néo-spiritualistes »
dont il s’agit, quels que soient leurs titres et leurs prétentions, ce
n’est que d’une façon tout aussi indirecte et lointaine que dans la
Maçonnerie la plus extérieure et la plus moderne. Ce que nous ve-
nons de dire le prouve déjà, et nous aurons l’occasion, dans de pro-
chaines études, de rapporter à ce sujet d’autres exemples non moins
significatifs.

77
Réflexions à propos du « pouvoir occulte »*
(la France Antimaçonnique, les 11 et 18 juin 1914)

On a pu lire ici, la semaine dernière, le remarquable article de M.


Copin-Albancelli intitulé « Les Yeux qui s’ouvrent » ; on y a vu que
notre confrère ne craint pas, à propos du socialisme, d’envisager net-
tement une action des Supérieurs Inconnus « dont la Franc-
Maçonnerie n’est que l’instrument », ou même qu’un instrument
entre bien d’autres, et « aux suggestions desquels obéissent les
Francs-Maçons », inconsciemment pour la plupart. C’est là pour
nous une nouvelle occasion de revenir sur certains points de cette
question, si complexe et si controversée, du Pouvoir Occulte, sur la-
quelle le dernier mot n’a pas été dit et ne le sera peut-être pas de
longtemps encore, ce qui n’est pas une raison pour désespérer de
voir la lumière se faire peu à peu.
Tout d’abord, il est nécessaire de dire qu’il existe des « pouvoirs
occultes » de différents ordres, exerçant leur action dans des do-
maines bien distincts, par des moyens appropriés à leurs buts respec-
tifs, et dont chacun peut avoir ses Supérieurs Inconnus. Ainsi, un
« pouvoir occulte » d’ordre politique ou financier ne saurait être con-
fondu avec un « pouvoir occulte » d’ordre purement initiatique, et il
est facile de comprendre que les chefs de ce dernier ne
s’intéresseront point aux questions politiques et sociales en tant que
telles ; ils pourront même n’avoir qu’une fort médiocre considération
pour ceux qui se consacrent à ce genre de travaux. Pour citer un
exemple, dans le monde musulman, la secte des Senoussis, actuelle-
ment tout au moins, ne poursuit guère qu’un but à peu près exclusi-
vement politique ; elle est, en raison même de cela, généralement
méprisée par les autres organisations secrètes, pour lesquelles le pa-
nislamisme ne saurait être qu’une affirmation purement doctrinale, et
qui ne peuvent admettre qu’on accommode le Djefr aux visées ambi-
tieuses de l’Allemagne ou de quelque autre puissance européenne. Si
l’on veut un autre exemple, en Chine, il est bien évident que les as-
sociations révolutionnaires qui soutinrent le F Sun Yat Sen, de
concert avec la Maçonnerie et le Protestantisme anglo-saxons1, ne

*
Signé le Sphinx.
1
Voir, dans la France Antimaçonnique, Sun Yat Sen contre Yuan Shi Kaï (27e an-
née, n° 37, pp. 440-441), et Le Protestantisme et la Révolution (28e année, n° 1, pp.
11-12).
78
pouvaient avoir de relations d’aucune sorte avec les vraies sociétés
initiatiques, dont le caractère, dans tout l’Orient, est essentiellement
traditionaliste, et cela, chose étrange, d’autant plus qu’il est plus
exempt de tout ritualisme extérieur.
Ici, nous pensons qu’il est bon d’ouvrir une parenthèse pour ce
qui concerne ces sociétés initiatiques extrême-orientales : jamais
elles ne se mettront en relations, non seulement avec des groupe-
ments politiques, mais avec aucune organisation d’origine occiden-
tale. Cela coupe court, en particulier, à certaines prétentions occul-
tistes, qu’on a eu grand tort de prendre au sérieux dans les milieux
antimaçonniques ; voici, en effet, ce qu’une plume autorisée a écrit à
ce propos : « Pas plus qu’autrefois – moins encore qu’autrefois – il
n’y a de fraternité possible entre des collectivités jaunes et des col-
lectivités blanches. Il ne peut y avoir que des affiliations indivi-
duelles de blancs à des collectivités jaunes… Mais il n’y a pas de
terrain d’entente pratique entre les sociétés collectives des deux
races ; et si, par suite d’une organisation dont les moyens nous
échappent, ce terrain d’entente pratique venait à exister, les collecti-
vités jaunes refuseraient d’y descendre. C’est pourquoi il est impos-
sible d’ajouter foi à une information déjà ancienne – et dont je
n’aurais certes pas parlé, si sa répétition dans le volume L’Invasion
Jaune, par M. le commandant Driant, n’avait appelé l’attention sur
elle – information d’après laquelle une société secrète jaune et un
groupe occultiste européen auraient uni fraternellement leurs buts et
leurs symboles. “Nous sommes heureux d’apprendre, dit l’Initiation
de mars 1897 (et le commandant Driant le répète dans L’Invasion
Jaune, p. 486), au Suprême Conseil, la création à San-Francisco de
la première Loge martiniste chinoise, sur laquelle nous fondons de
grandes espérances, pour l’entente de notre Ordre avec la Société de
Hung.” Et le commandant Driant ajoute : “La Société de Hung est la
société-mère des Boxers chinois. Ces relations de sectes paraîtront
invraisemblables à nombre de lecteurs, qui ne voient pas les progrès
des sociétés occultes visant à l’internationalisme. Elles sont rigou-
reusement vraies.” ces affirmations sont rigoureusement une fable.
Je ne sais pas si des Chinois, ni quel genre de Chinois se sont intro-
duits dans la Loge martiniste de San-Francisco, ni même s’il y a ja-
mais eu une Loge martiniste à San-Francisco. Ce que je sais et af-
firme, c’est que jamais la Société de Hung – puisque Société de
Hung il y a, et qu’on semble viser une société entre toutes, et le nom
spécial et temporaire d’une secte de cette société – ne s’est affiliée
79
au Martinisme ; c’est que jamais la Société de Hung, ni quelque
autre société secrète chinoise que ce soit, n’a entretenu la moindre
relation, même épistolaire, avec le Martinisme, ni avec quelque autre
société occulte occidentale que ce soit. Pour se livrer ainsi, les Chi-
nois connaissent trop bien le tempérament des blancs, et combien
peu secrètes sont leurs sociétés occultes.2 »
On en pourrait dire à peu près autant pour les organisations initia-
tiques hindoues et musulmanes, qui, d’une façon générale, sont
presque aussi fermées que celles de l’Extrême-Orient, et tout aussi
inconnues des Occidentaux. Maintenant, il est bien entendu que tout
cela ne préjuge rien contre l’existence, pour l’Occident, d’un « Pou-
voir central » compatible avec les conditions d’une pluralité
d’organismes distincts et hiérarchisés (nous ne pouvons plus dire ici
« superposés » comme dans les sphères inférieures). Si l’on admet
cette existence, il faudra certainement assigner, dans la constitution
de ce « pouvoir central », un rôle important à l’élément judaïque ; et,
lorsqu’on sait quelle aversion éprouvent à l’égard du Juif les Orien-
taux en général et les Musulmans en particulier, il est permis de se
demander si la présence d’un tel élément ne contribue pas à rendre
impossible les rapports directs entre les sociétés secrètes orientales et
occidentales. Il y a donc là, au point de vue du « Pouvoir occulte »,
des barrières que l’influence juive ne saurait franchir ; en outre,
même en Occident, il n’y a certainement pas que cette seule in-
fluence à considérer à l’exclusion de toute autre, encore qu’elle pa-
raisse être des plus puissantes. Quant aux communications indirectes
possibles, malgré tout, entre le « Pouvoir occulte central » de
l’Occident et certains pouvoirs plus ou moins analogues qui existent
en Orient, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elles ne pourraient ré-
sulter que « d’une organisation dont les moyens nous échappent ».
Pour en revenir à notre distinction entre différents ordres de
« pouvoirs occultes », nous devons ajouter qu’elle ne supprime pas
la possibilité d’une certaine interpénétration de ces différents ordres,
car il ne faut jamais établir de catégories trop absolues ; nous disons
interpénétration, parce que ce terme nous semble plus précis que ce-
lui d’enchevêtrement, et qu’il laisse mieux entrevoir la hiérarchisa-
tion nécessaire des organismes multiples. Pour savoir jusqu’où
s’étend cette hiérarchisation, il faut se demander s’il existe encore,
dans l’Occident contemporain, une puissance vraiment initiatique

2
Matgioi, La Voie Rationnelle, chapitre X, pp. 336-338.
80
qui ait laissé autre chose que des vestiges à peu près incompris ; et,
sans rien vouloir exagérer, on est bien obligé de convenir qu’il n’y a
guère, apparemment, que le Kabbalisme qui puisse compter dans ce
domaine, et aussi que les Juifs le réservent jalousement pour eux
seuls, car le « néo-kabbalisme » occultisant n’est qu’une fantaisie
sans grande importance. Tous les autres courants, car il y en a3, sem-
blent s’être perdus vers la fin du moyen âge, si l’on excepte quelques
cas isolés ; par suite, si leur influence a pu, jusqu’à un certain point,
se transmettre en-deçà de cette époque, ce n’est que d’une façon in-
directe et qui, dans une large mesure, échappe forcément à notre in-
vestigation. D’autre part, si on envisage les tentatives qui ont été
faites récemment dans le sens d’une « contre-kabbale » (et qui se ba-
saient principalement sur le Druidisme), on ne peut pas dire qu’elles
aient abouti à une réalisation quelconque, et leur échec est encore
une preuve de la force incontestable que possède l’élément judaïque
au sein du « pouvoir occulte » occidental.
Ceci posé, il est bien certain que le Kabbalisme, comme tout ce
qui est d’ordre proprement initiatique et doctrinal, est, en lui-même,
parfaitement indifférent à toute action politique ; sur le terrain social,
ses principes ne peuvent exercer qu’une influence purement réflexe.
Le socialisme, qui, certes, n’a rien d’initiatique, ne peut procéder
que d’un « pouvoir occulte » simplement politique, ou politico-
financier ; il est vraisemblable que ce pouvoir est juif, au moins par-
tiellement, mais il serait abusif de le qualifier de « kabbaliste ». il en
est qui ne savent pas suffisamment se garder de toute exagération à
cet égard, et c’est pourquoi nous avons cru bon de préciser dans
quelles conditions il est possible de considérer Jaurès, par exemple,
comme « le serviteur des Supérieurs Inconnus », ou plutôt de cer-
tains Supérieurs Inconnus.
Maintenant, que Jaurès « soit à peine Franc-Maçon », ce n’est pas
là une objection sérieuse contre cette façon d’envisager son rôle,
comme le fait très justement remarquer M. Colpin-Albancelli. Nous
ignorons même, nous devons l’avouer, si Jaurès a jamais reçu
l’initiation maçonnique ; en tout cas, il n’est certainement pas un
Maçon actif, mais cela ne fait rien à la chose, et il peut même fort
bien ne faire partie d’aucune « société secrète » au sens propre du
mot ; il n’en est qu’un meilleur agent pour les Supérieurs Inconnus

3
Voir L’Ésotérisme de Dante, dans la France Antimaçonnique, 28e année, n° 10,
pp. 109-113.
81
qui se servent de lui, parce que cette circonstance contribue à écarter
les soupçons. Ce que nous disons de Jaurès, parce que notre confrère
l’a pris pour exemple, nous pourrions tout aussi bien le dire d’autres
hommes politiques, qui sont à peu près dans le même cas ; mais
l’exemple est assez typique pour que nous nous en contentions.
Un autre point qui est à retenir, c’est que les Supérieurs Inconnus,
de quelque ordre qu’ils soient, et quel que soit le domaine dans le-
quel ils veulent agir, ne cherchent jamais à créer des « mouve-
ments », suivant une expression qui est fort à la mode aujourd’hui ;
ils créent seulement des « états d’esprit », ce qui est beaucoup plus
efficace, mais peut-être un peu moins à la portée de tout le monde. Il
est incontestable, encore que certains se déclarent incapables de le
comprendre, que la mentalité des individus et des collectivités peut
être modifiée par un ensemble systématisé de suggestions appro-
priées ; au fond, l’éducation elle-même n’est guère autre chose que
cela, et il n’y a là-dedans aucun « occultisme ». Du reste, on ne sau-
rait douter que cette faculté de suggestion puisse être exercée, à tous
les degrés et dans tous les domaines, par des hommes « en chair et
en os », lorsqu’on voit, par exemple, une foule entière illusionnée
par un simple fakir, qui n’est cependant qu’un initié de l’ordre le
plus inférieur, et dont les pouvoirs sont assez comparables à ceux
que pouvait posséder un Gugomos ou un Schrœpfer 4. Ce pouvoir de
suggestion n’est dû, somme toute, qu’au développement de certaines
facultés spéciales ; quand il s’applique seulement au domaine social
et s’exerce sur l’« opinion », il est surtout affaire de psychologie : un
« état d’esprit » déterminé requiert des conditions favorables pour
s’établir, et il faut savoir, ou profiter de ces conditions si elles exis-
tent déjà, ou en provoquer soi-même la réalisation. Le socialisme ré-
pond à certaines conditions actuelles, et c’est là ce qui fait toutes ses
chances de succès ; que les conditions viennent à changer pour une
raison ou pour une autre, et le socialisme, qui ne pourra jamais être
qu’un simple moyen d’action pour des Supérieurs Inconnus, aura
vite fait de se transformer en autre chose dont nous ne pouvons
même pas prévoir le caractère. C’est peut-être là qu’est le danger le
plus grave, surtout si les Supérieurs Inconnus savent, comme il y a
tout lieu de l’admettre, modifier cette mentalité collective qu’on ap-
pelle l’« opinion » ; c’est un travail de ce genre qui s’effectua au

4
Voir La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus, dans la France Antima-
çonnique, 27e année, n° 47, pp. 560-564, et n° 49, pp. 585-588.
82
cours du XVIIIe siècle et qui aboutit à la Révolution, et, quand celle-
ci éclata, les Supérieurs Inconnus n’avaient plus besoin d’intervenir,
l’action de leurs agents subalternes était pleinement suffisante. Il
faut, avant qu’il ne soit trop tard, empêcher que des pareils événe-
ments se renouvellent, et c’est pourquoi, dirons-nous avec M. Copin-
Albancelli, « il est fort important d’éclairer le peuple sur la question
maçonnique et ce qui se cache derrière ».

*
* *

La Bastille du 23 mai 1914 a reproduit une note des Cahiers Ro-


mains intitulée « Les cours populaires d’antisectarisme », note dans
laquelle est formulé, comme le dit notre confrère, « le plan d’études
d’ensemble sans lesquelles il n’y aurait pas de victoire définitive
contre la Franc-Maçonnerie et ce qui se cache derrière elle ». Ce
plan, d’ailleurs très vaste, n’est présenté que comme un simple « ca-
nevas » pour un « cours pratique antisectaire » ; c’est dire qu’il n’est
pas définitif en toutes ses parties, mais, tel qu’il est, il n’en présente
pas moins un intérêt capital.
Tout d’abord, les Cahiers Romains divisent la « science antisec-
taire » en trois parties, qu’ils définissent de la façon suivante :
« Première partie. – Notions techniques sur la Secte et sur les
sectes. Leur organisation. Leur action. Leur but.
« Deuxième partie. – L’observation méthodique appliquée à
l’information et à l’action antisectaires.
« Troisième partie. – Culture et action antisectaires. Essais histo-
riques sur la Secte et sur les sectes. Examen pratique des faits sec-
taires et antisectaires du jour. »
Cette division a le mérite d’être très claire, et sa valeur pratique
est évidente ; c’est là l’essentiel, étant donné le but qu’on se propose.
Sans doute, il peut arriver que certaines questions ne rentrent pas en-
tièrement et exclusivement dans l’une ou l’autre de ces trois parties,
et qu’ainsi on soit obligé de revenir à plusieurs reprises sur ces
mêmes questions pour les envisager à différents point de vue ; mais,
quelle que soit la division adoptée, c’est là un inconvénient qu’il est
impossible d’éviter, et il ne faudrait pas s’en exagérer la gravité.
La première partie se subdivise en deux :
« 1° La question fondamentale : les sectes forment la Secte.
(Pouvoir sectaire central ; Israël et la Secte.)
83
« 2° Sectes principales : a) Franc-Maçonnerie ; b) Carbonarisme ;
c) Martinisme ; d) Illuminisme ; e) Théosophie ; f) Occultisme va-
rié ; g) Sectes locales ou de race. »
Nous devons nous féliciter hautement de voir poser ici, en pre-
mier lieu, la vraie « question fondamentale », celle du « Pouvoir Oc-
culte », en dépit de ceux qui prétendent la résoudre par une négation
pure et simple. Pour préciser d’avantage ce qui n’est qu’indiqué dans
ce programme, il y aurait lieu de s’occuper ici de la pluralité des
« pouvoirs occultes », de leurs attributions respectives, de leur hié-
rarchisation et des conditions de leur coexistence, toutes choses dont
nous avons quelque peu parlé précédemment. Quant aux rapports in-
déniables qui existent entre « Israël et la Secte », il faudrait voir s’ils
n’entraînent pas, corrélativement d’ailleurs à d’autres circonstances
ethniques, une limitation de l’influence de certains « pouvoirs oc-
cultes », comme nous l’avons dit également, et si ce fait ne doit pas
conduire à donner à cette expression générale : « la Secte », une si-
gnification plus restreinte qu’on pouvait le supposer « a priori »,
mais aussi plus précise par là même. Ajoutons que cette restriction
ne modifiera en rien, pratiquement, les conclusions auxquelles on se-
ra conduit pour ce qui concerne l’Occident moderne ; seulement, ces
conclusions ne seraient plus entièrement applicables, même pour
l’Occident, si l’on remontait au-delà de la Renaissance, et elles le se-
raient encore moins s’il s’agissait de l’Orient, même contemporain.
Ceci dit, pour ce qui est de l’étude des « sectes principales », nous
nous permettrons de formuler quelques observations qui ont leur im-
portance ; il est évident, en effet, que cette étude pourrait se subdivi-
ser indéfiniment si l’on ne prenait soin de grouper toutes les sectes
autour d’un certain nombre d’entre elles, dont le choix, tout en ren-
fermant forcément une part d’arbitraire, doit être avant tout celui des
types les plus « représentatifs ». On peut fort bien, à ce point de vue,
commencer par l’étude de la Franc-Maçonnerie, surtout parce que,
de toutes ces sectes, elle est la plus généralement connue et la plus
facilement observable ; sur ce point, il n’y a aucune contestation
possible. Il nous semble seulement que l’historique de la Maçonnerie
moderne, pour être parfaitement compris, devrait logiquement être
précédé d’un exposé, aussi succinct et aussi clair que possible, de ses
origines, en remontant, d’une part, aux divers courants hermétiques

84
et rosicruciens, et, d’autre part, à l’ancienne Maçonnerie opérative5,
et en expliquant ensuite la fusion de ces divers éléments. En outre, il
est nécessaire de faire ressortir que la Maçonnerie moderne, issue de
la Grande Loge d’Angleterre (1717), est essentiellement la « Ma-
çonnerie symbolique », à laquelle, par la suite, sont venus se super-
poser les multiples systèmes de hauts grades ; parmi ceux-ci, chacun
des plus importants pourrait être l’objet d’une étude spéciale, et c’est
alors qu’il y aurait lieu de rechercher à quel ordre d’influences oc-
cultes se rattache sa formation. Cette recherche serait facilitée par
une classification en systèmes hermétiques, kabbalistiques, philoso-
phiques, etc. ; l’ordre rigoureusement chronologique ne peut être
suivi que dans une première vue d’ensemble. Il serait bon de montrer
tout particulièrement le rôle joué par le Kabbalisme dans la constitu-
tion d’un grand nombre de ces systèmes, sans négliger pour cela de
tenir compte des autres influences, dont certaines ont même pu, dans
leur principe et leur inspiration tout au moins, ne pas appartenir au
monde occidental. C’est dire que les cadres d’une telle étude doivent
être aussi larges que possible, si l’on ne veut pas s’exposer à laisser
en dehors certaines catégories de faits, et précisément celles qui,
d’ordinaire, paraissent les plus difficilement explicables.
Maintenant, parmi les organisations superposées à la Maçonnerie
ordinaire, il n’y a pas que les systèmes de hauts grades ; il y a aussi
des sectes qui ne font aucunement partie intégrante de la Maçonne-
rie, bien que se recrutant exclusivement parmi ses membres. Tels
sont, par exemple, certains « Ordres de Chevalerie », qui existent
encore de nos jours, notamment dans les pays anglo-saxons ; mais, là
aussi, il y aurait lieu de distinguer entre les organisations dont il
s’agit, suivant qu’elles présentent un caractère initiatique, ou poli-
tique, ou simplement « fraternel ». Les sectes à tendances politiques
ou sociales méritent une étude particulière ; à ce point de vue, on
peut prendre comme type, au XVIIIe siècle, l’Illuminisme, et, au
XIXe, le Carbonarisme.
Jusqu’ici, nous n’avons donc eu à envisager que la Maçonnerie et
ce qui s’y rattache directement ; mais cette étude ne comprend que
les sections a, b et d du programme des Cahiers Romains. Quant à la
section c, c’est-à-dire au Martinisme, il faudrait s’entendre sur le

5
Sur cette Maçonnerie opérative et ses rituels, il n’y a que très peu de documents
qui aient été publiés ; nous avons donné, dans la France antimaçonnique (27e année,
n° 42, pp. 493-495), la traduction complète de l’ouverture de la Loge au premier
degré.
85
sens de ce mot, et nous nous sommes déjà expliqué à ce sujet ; nous
rappellerons donc seulement que les « Élus Coëns » ont leur place
marquée parmi les systèmes maçonniques de hauts grades, et, quant
à Saint-Martin, nous le retrouverons tout à l’heure. Il ne reste donc
plus que le Martinisme contemporain, qui doit logiquement figurer
au chapitre de l’Occultisme (section f), entre le « néo-kabbalisme »
et le « néo-gnosticisme ». Par contre, nous réserverions volontiers
une section à part au Spiritisme avec ses nombreuses variétés, et
aussi avec toutes les sectes plus ou moins religieuses auxquelles il a
donné naissance, comme l’Antoinisme, le Fraternisme, le Sincé-
risme, etc.
Pour la Théosophie (section e), on devrait distinguer soigneuse-
ment les deux acceptations de ce terme, dont la première s’applique,
d’une façon générale, à un ésotérisme plutôt mystique, comptant
parmi ses principaux représentants des hommes de conceptions
d’ailleurs très diverses, tels que Jacob Bœhme, Swedenborg, Saint-
Martin, Eckartshausen, etc. L’autre acception, toute spéciale et
beaucoup plus récente, est celle qui désigne ce que nous appellerions
plus volontiers le « Théosophisme », c’est-à-dire les doctrines
propres à la « Société Théosophique » ; à l’étude de cette dernière se
joint naturellement celles des schismes qui en sont issus, comme
l’« Anthroposophie » de Rudolf Steiner.
Il ne reste plus que la section g, qui contient des éléments assez
divers, et pour laquelle nous proposerons une subdivision, en mettant
à part, en premier lieu, les sectes qui doivent leur existence à
l’influence du Protestantisme : dans ce groupe se trouveront
l’Orangisme et l’Apaïsme, cités par les Cahiers Romains, ainsi
qu’un bon nombre des sociétés secrètes américaines que nous étu-
dions, depuis longtemps déjà, dans la France Antimaçonnique, et en-
fin certains « mouvements » religieux comme le Salutisme,
l’Adventisme, la « Christian Science », etc. Dans le second groupe
figureraient les associations qui présentent un caractère plus propre-
ment national ou « de race », comme les Fenians, les Hiberniens,
etc. ; on pourrait y joindre le Druidisme, bien que son caractère arti-
ficiel lui assigne une place un peu à part. Un troisième chapitre serait
réservé aux sectes à tendances essentiellement révolutionnaires : il
faudrait y montrer les influences respectives du socialisme et de
l’anarchisme dans l’Internationalisme, dans le Nihilisme, et dans
quelques organisations secrètes ouvrières d’Europe et d’Amérique.
Cela fait, il resterait encore une certaine quantité de sectes diverses,
86
ne rentrant dans aucune de ces catégories, et échappant peut-être
même à toute classification.
Dans tout ceci, nous avons complètement laissé de côté la der-
nière partie de la section g, c’est-à-dire les « sectes secrètes orien-
tales », parce que celles-là ne peuvent pas se ramener au même cadre
que les autres, et parce qu’il serait vraiment difficile de les étudier
d’une façon satisfaisante dans un « cours populaire », qui doit for-
cément rester quelque peu élémentaire, au moins quand il s’agit de
questions particulièrement ardues, à peu près incompréhensibles
sans une préparation spéciale. Le plus qu’on puisse faire, dans ces
conditions, c’est de consacrer à ces organisations orientales quelques
indications très sommaires, et cela dans une section tout à fait à part,
en y établissant d’ailleurs trois grandes divisions très distinctes, sui-
vant que l’on considère le monde musulman, ou le monde hindou, ou
le monde extrême-oriental6. Il est certain que toutes ces organisa-
tions, sans pouvoir rentrer dans la définition précise de « la Secte »
au sens où nous l’avons indiquée, présentent cependant avec certains
éléments de celle-ci une sorte de parallélisme et des analogies assez
remarquables, procédant surtout des grands principes généraux
communs à toute initiation ; mais leur étude, à ce point de vue, trou-
vera mieux sa place dans la deuxième partie de la « science antisec-
taire ».
Cette deuxième partie est subdivisée en deux comme la pre-
mière ; ici, nous citerons intégralement les Cahiers Romains :
« 1° L’“observation” est faite d’intuition, d’attention,
d’expérience. Elle suppose un esprit intelligent et attentif, une bonne
mémoire, une culture compétente sur la matière à observer. On naît
bon observateur, mais une formation rationnelle rend excellent
l’observateur né, et assez apte celui qui n’est pas né observateur.
« 2° Applications générales et particulières de ces constatations à
notre matière. Attention spéciale aux “mystères” de la Secte et des
sectes, en commençant par leur symbolisme (phonique, mimique,
graphique : jargon, gestes, figures). »
Ce qu’il importe de faire ressortir, c’est d’abord que
l’« observation », telle qu’elle est ici comprise et définie, est loin de
se borner à la recherche des « documents », dans laquelle prétendent
se confiner certains antimaçons à courte vue ; c’est ensuite que les

6
Il ne s’agit ici, bien entendu, que des organisations véritablement orientales, et
non celle qui, en Orient, sont d’importation européenne ou américaine.
87
« mystères » méritent une « attention spéciale », et, par « mystères »,
on doit entendre évidemment tout ce qui a une portée proprement
initiatique, et dont l’expression normale est le symbolisme sous
toutes ses formes. Cette étude peut, suivant les circonstances, être
limitée à des notions plus ou moins étendues, ou au contraire être
poussée très loin ; et c’est ici le lieu de faire intervenir ce que nous
pourrions appeler le « symbolisme comparé », c’est-à-dire l’examen
des analogies que nous signalions un peu plus haut. Dans cet ordre
d’idées, il est deux états d’esprit dont il importe de se méfier tout
particulièrement : c’est, d’une part, le dédain que professent, par
ignorance, la plupart des Maçons actuels à l’égard de leurs propres
symboles, vestiges d’une initiation qui est pour eux lettre morte, et,
d’autre part, l’assurance pleine de mauvaise foi avec laquelle les oc-
cultistes, non moins ignorants, donnent de toutes choses les explica-
tions les plus fantaisistes, et parfois les plus absurdes ; d’où la néces-
sité d’une extrême prudence lorsqu’on veut consulter les travaux
courants sur le symbolisme et les questions connexes. Là plus encore
qu’en toute autre matière, il faut se faire des convictions qui soient le
fruit d’un travail personnel, ce qui est sans doute beaucoup plus dif-
ficile, mais aussi beaucoup plus sûr, que d’accepter des opinions
toutes faites ; la compréhension et l’assimilation de ces choses ne
s’acquièrent pas en un jour, et elles demandent avant tout « de
l’intuition, de l’attention, et de l’expérience ».
Quant à la troisième partie de la « science antisectaire », elle est,
elle aussi, susceptible de recevoir autant de développements qu’on le
voudra ; mais nous nous bornerons à en reproduire les subdivisions
générales. Si nous mettons à part, pour les raisons que nous avons
dites, les études qui concernent l’antiquité et le moyen âge (et que
l’on pourrait résumer brièvement en une sorte d’introduction à cette
troisième partie), ces subdivisions, au nombre de trois, seront les
suivantes :
« 1° Essais historiques sur la Secte et sur les sectes, depuis la Re-
naissance jusqu’à notre temps, avant et après la Révolution, jusqu’en
1870.
« 2° Essais pratiques sur les faits sectaires et antisectaires con-
temporains (depuis 1870).
« 3° Bibliographie antisectaire. »
Si un tel programme était rempli dans toutes ses parties, nous
sommes persuadé qu’on arriverait à en dégager un ensemble de no-
tions fort exactes sur le « Pouvoir Occulte » et les conditions de son
88
fonctionnement, et cela sans qu’il soit nécessaire de s’enfermer dans
une systématisation trop étroite. En attendant une semblable réalisa-
tion, nous souhaitons que les quelques réflexions qui précèdent con-
tribuent, pour leur modeste part, à apporter dans ces questions si
complexes un peu d’ordre et de clarté.

89
« Discours contre les discours »*

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers Élèves,

En prenant la parole aujourd’hui devant vous pour me conformer


à l’usage, je me sens, je l’avoue, un peu gêné lorsque ma pensée se
reporte aux circonstances tragiques dans lesquelles nous vivons de-
puis bientôt trois ans, et qui devraient, semble-t-il, bannir de nos es-
prits toute préoccupation étrangère. Aussi j’éprouve un véritable
scrupule, et comme un besoin de m’excuser et de me justifier,
même, et peut-être surtout, à mes propres yeux. L’heure, en effet,
est-elle bien aux discours ? et est-il bien logique d’accepter la tâche
d’en prononcer un, lorsqu’on est convaincu, comme je le suis, de la
parfaite inutilité de tous ces déploiements d’éloquence plus ou moins
sonore, dont certaines solennités sont l’habituelle occasion ? Mais il
est des usages auxquels, n’ayant pas le pouvoir de les changer, on est
forcé de se soumettre ; et, si du moins ce discours pouvait avoir pour
résultat, assez paradoxal en apparence, de vous persuader de la vani-
té de cette éloquence à laquelle je viens de faire allusion, je crois que
nous n’aurions pas tout à fait perdu notre temps.
On a dit, sans doute en plaisantant, que le langage avait été donné
à l’homme pour déguiser sa pensée ; mais ceci renferme pourtant
une vérité plus profonde qu’on ne serait tenté de le supposer au pre-
mier abord, à la condition, toutefois, d’ajouter que ce déguisement
peut être inconscient et involontaire. En effet le rôle essentiel du
langage est d’exprimer la pensée, c’est-à-dire de la revêtir d’une
forme extérieure et sensible, au moyen de laquelle nous puissions la
communiquer à nos semblables, dans la mesure, du moins où elle est
communicable ; et c’est sur cette restriction que j’appelle plus parti-
culièrement votre attention. Peut-on dire que l’expression soit jamais
adéquate à la pensée, et toute traduction n’est-elle pas, par sa nature
même, forcément infidèle ? « Traduttore, traditore », dit un proverbe
italien bien connu, qui, pour ressembler un peu à un jeu de mots dans

*
Discours que René Guénon, professeur de philosophie, prononça fin juin 1917 à
la distribution de prix au collège de Saint-Germain-en-Laye, où il avait enseigné pen-
dant l’année scolaire 1916-1917, et qui fut publié dans le « Bulletin municipal » de la
localité.
90
son extrême concision, n’en est pas moins juste, et à tel point qu’il
est extrêmement difficile et rare de trouver, dans deux langues diffé-
rents, et même assez voisines l’une de l’autre, des termes qui se cor-
respondent exactement, de telle sorte que plus une traduction veut
être littérale, plus elle s’éloigne, bien souvent, de l’esprit du texte. Et
s’il en est ainsi lorsqu’il s’agit simplement de passer d’une langue à
une autre, c’est-à-dire d’une certaine forme sensible à une autre
forme de même nature, de changer en quelque sorte le vêtement de
la pensée, combien ne doit-il pas être plus difficile encore de faire
entrer dans les formes étroites et rigides du langage cette pensée elle-
même, qui est essentiellement indépendante de tout signe extérieur
et radicalement hétérogène à son expression ? Pour comprendre
combien la pensée pure doit être par là amoindrie, réduite et comme
schématisée, il ne faut qu’un instant de réflexion, à moins qu’on ne
partage les illusions de certains philosophes qui, aveuglés par l’esprit
de système, ont cru que toute la pensée pouvait et devait s’enfermer
dans une sorte de formule conçue suivant le type mathématique. Ce
qui est vrai, au contraire, c’est que ce qu’expriment les mots ou les
signes n’est jamais le tout de la pensée, que celle-ci contient toujours
en elle-même une part d’inexprimable, donc d’incommunicable, et
que cette part est d’autant plus grande que la pensée est d’un ordre
plus élevé, parce qu’elle est alors plus éloignée de toute figuration
sensible. Ce que nous pouvons livrer à nos semblables, ce n’est donc
pas notre pensée elle-même, ce n’en est qu’un reflet plus ou moins
indirect et lointain, un symbole plus ou moins obscur et voilé ; et
c’est pourquoi le langage, vêtement de la pensée, en est forcément
aussi, et par là même, le déguisement.
Mais, que le langage soit un déguisement de la pensée, cela sup-
pose encore, évidemment, qu’il y a une pensée cachée derrière les
mots ; en est-il toujours ainsi pour tous les hommes ? On peut être
tenté d’en douter, et de se demander si, pour certains, les mots eux-
mêmes n’arrivent pas à prendre presque entièrement la place d’une
pensée absente. N’en est-il pas beaucoup trop qui, incapables de
penser vraiment et profondément, parviennent pourtant à s’en donner
l’illusion à eux-mêmes, et quelquefois à la donner aux autres, en en-
chaînant avec plus ou moins d’habileté et d’art des mots qui ne sont
guère que des formes vides, des sons qui, pour présenter peut-être un
assemblage harmonieux, n’en sont pas moins dépourvus de signifi-
cation réelle ? Certes, le langage rend à la pensée de grands et pré-
cieux services, non seulement en nous fournissant un moyen de la
91
transmettre autant qu’elle en est susceptible, mais aussi en nous ai-
dant à la préciser et en nous permettant de nous la mieux définir à
nous-mêmes, de la rendre plus complètement et plus clairement
consciente ; mais, à côté de ces avantages incontestables, il y a de
graves inconvénients auxquels donne lieu le langage, ou, si l’on pré-
fère, l’abus du langage, et dont le moindre n’est pas ce verbalisme
que je vous dénonçais tout à l’heure, verbalisme dont ce qu’on est
convenu d’appeler l’éloquence n’est trop souvent que la déplorable
manifestation.
On se tromperait étrangement, en effet, si l’on s’imaginait que le
succès des orateurs les plus réputés est dû, dans la plupart des cas, à
la vérité, à la justesse ou à l’élévation des idées qu’ils expriment. Il
n’est pas nécessaire d’avoir des idées pour être éloquent, et peut-être
même serait-ce plutôt un obstacle, surtout lorsqu’on veut s’adresser
à la foule ; car, il faut bien le reconnaître, la grande masse des
hommes a des impressions bien plus que des idées, et c’est pourquoi
elle se laisse si facilement subjuguer et entraîner par des mots qui,
d’ordinaire, sont d’autant plus sonores qu’ils sont plus vides de sens,
et par là d’autant plus aptes à tenir lieu de pensée à ceux qui n’en ont
pas. Aussi le pouvoir de l’orateur, et plus spécialement de l’orateur
populaire, est-il, presque exclusivement, un pouvoir d’ordre phy-
sique : les gestes, les attitudes, les jeux de la physionomie, les into-
nations de la voix, l’harmonie des phrases, voilà quels en sont les
principaux éléments. L’orateur a, sous ce rapport, plus d’un point de
ressemblance avec l’acteur : ce qui importe, c’est beaucoup moins ce
qu’il dit que la façon dont il le dit ; c’est aux facultés sensibles de
son auditoire qu’il s’adresse, souvent aussi à ses sentiments ou à ses
passions, parfois à son imagination, mais bien rarement à son intelli-
gence. Et ce rôle prépondérant des moyens physiques dans l’art,
j’allais dire dans le jeu de l’orateur, nous explique pourquoi les dis-
cours de ceux qui ont exercé la plus grande influence sur les foules
nous apparaissent, à la lecture, d’une étonnante insignifiance, d’une
désespérante banalité. C’est aussi pourquoi il est fort rare qu’un
même homme unisse en lui les dons si divers de l’écrivain et de
l’orateur : l’écrivain, qui n’a pas à sa disposition les mêmes moyens
extérieurs, a besoin de qualités d’un tout autre ordre, moins bril-
lantes peut-être, mais aussi moins superficielles et plus solides au
fond ; et d’ailleurs l’œuvre de l’orateur n’a sa raison d’être que dans
une circonstance déterminée et passagère, tandis que celle de
l’écrivain doit avoir normalement une portée plus durable. Du
92
moins, il devrait en être ainsi, mais bien entendu, il y a en fait bien
des écrivains dont les phrases ne contiennent pas plus de pensée que
celles des orateurs dont je viens de parler, et bien de la littérature qui
n’est en somme que de la mauvaise éloquence, et qui, fixée sur le
papier, n’a même pas les charmes artificiels que pourrait lui prêter
une diction agréable ou savante ; et naturellement, en m’attaquant à
l’éloquence verbale, j’entends y faire rentrer aussi, et au même titre,
toute cette vaine littérature.
Maintenant, quelles sont les causes qui donnent naissance à ce
verbalisme creux et stérile ? Elles sont sans doute assez complexes,
et je ne voudrais pas m’engager ici dans une étude trop approfondie
de cette question. Il se peut que, parmi ces causes il y en ait qui
soient inhérentes à la nature humaine en général, ou plus particuliè-
rement au tempérament de certains peuples ou de certains ; mais
c’est aussi, en partie, une affaire d’éducation. Comme les Athéniens
autrefois, les Français ont assez généralement la réputation d’avoir
un goût exagéré pour l’éloquence, d’aucuns disent pour le bavar-
dage ; et dans cette critique, que nous adressent mêmes nos meilleurs
amis, il y a quelque chose de vrai. Je devrais dire plutôt : il y avait
quelque chose de vrai, car aujourd’hui, fort heureusement pour nous,
il semble que les choses aient un peu changé ; mais j’y reviendrai
tout à l’heure. Je viens de vous dire que l’on comparait volontiers,
sous ce rapport, les Français aux Athéniens ; faut-il admettre, pour
l’expliquer, que notre tempérament national se rapproche étrange-
ment de celui des anciens Grecs ? Je ne le crois pas ; je croirai plutôt
qu’une telle similitude qui ne se fonde sur aucune communauté de
race, se justifie seulement par l’influence exagérée et trop exclusive
que la civilisation hellénique a exercée sur la nôtre, c’est-à-dire
qu’elle est surtout le produit artificiel d’une certaine éducation. As-
surément, il ne faut ni méconnaître ni mépriser ce qu’ont fait les
Grecs dans divers domaines ; mais il ne faut pas non plus, dans
l’excès d’une admiration qui touche parfois au fanatisme, croire
qu’il n’existe rien qui vaille en dehors de ce qu’ils ont fait, ni se re-
fuser à voir, à côté de leurs mérites qui sont très réels, leurs défauts
qui ne le sont pas moins, et dont un des plus marqués est précisé-
ment la fâcheuse tendance au verbalisme. Ce défaut est nettement
sensible jusque chez les plus grands d’entre eux ; et chez Platon lui-
même, le type le plus représentatif peut-être de la mentalité hellé-
nique, la dialectique trop subtile, pour qui l’examine en toute impar-
tialité et en évitant de s’en laisser imposer par la beauté de la forme,
93
apparaît souvent comme n’étant au fond qu’un amusement assez
vain, qui repose beaucoup plus sur les mots que sur les idées, et qui
ne saurait conduire à aucune conclusion vraiment profonde. J’ai par-
lé de la beauté de la forme ; c’est que les Grecs, il ne faut pas
l’oublier, étaient avant tout des artistes, qu’ils l’étaient en tout ce
qu’ils faisaient, et qu’ils poussaient à l’extrême le culte de la forme,
au détriment de la profondeur et de l’étendue de la pensée ; on pour-
rait même dire, sans aucune exagération, qu’ils ne concevaient rien
au-delà de la forme et de ses limitations, à tel point que, pour eux,
fini et parfait étaient des termes synonymes. Sans doute, l’art, en lui-
même, n’est ni à négliger ni à dédaigner ; mais il faut savoir mettre
chaque chose à sa place, et ne pas permettre à ce culte de la forme,
légitime quand il ne dépasse pas certaines bornes, d’envahir le do-
maine de la pensée pure, ni d’autre part, de réagir outre mesure sur le
domaine de l’action. Et pourtant, n’est-ce pas là ce qu’on a fait trop
longtemps, sous l’influence et à l’imitation de la civilisation grecque,
ou gréco-latine ? Et beaucoup d’entre nous, ceux du moins dont la
culture fut à peu près exclusivement littéraire, n’ont-ils pas encore à
regretter d’avoir reçu une éducation toute verbale, qui trouvait sa
plus complète expression dans le « discours latin », exercice au-
jourd’hui tombé dans l’oubli ? On peut déplorer la tendance qui
pousse certains à abandonner complètement l’étude de l’antiquité ;
mais la connaissance réelle et exacte de cette antiquité est tout autre
chose que cette rhétorique puérile, qui ne consistait guère qu’en un
assemblage de formules copiées servilement ou apprises de mé-
moire, et appliquées indistinctement à tous les sujets : au lieu que
l’idée fût indépendante du mot, comme elle doit l’être naturellement,
c’était le mot qui, au contraire, devenait indépendant de l’idée et
usurpait sa place.
Cependant, les Français n’ont jamais, autant que les Grecs, abusé
de l’éloquence, et elle n’est jamais parvenue à absorber la totalité de
leur existence nationale : la Grèce antique est morte de cet abus ; la
France, elle, n’en mourra pas. Nous avons suffisamment prouvé déjà
que nous étions heureusement capables d’autre chose que de discou-
rir, et nous continuons à le prouver chaque jour. Et c’est bien là, pré-
cisément, ce qui montre le caractère assez artificiel qu’avait chez
nous ce goût de l’éloquence : les circonstances l’ont rapidement, si-
non fait disparaître tout à fait, ce qui ne pouvait se produire d’un seul
coup, du moins relégué au dernier plan. On peut dire, sans rien exa-
gérer, que c’est une véritable victoire que nous avons ainsi rempor-
94
tée sur nous-mêmes, sur nos anciennes habitudes ; et ces victoires-là
ont leur importance, car elles sont une condition des autres, de celles
que nous devons remporter sur l’ennemi. L’éloquence n’est plus
guère à la mode, et il est facile de s’apercevoir qu’elle a singulière-
ment perdu de son prestige ; depuis le début de cette guerre, en effet,
qu’est-ce qui a le plus fortement frappé les esprits ? La proclamation
de Galliéni aux Parisiens, l’ordre du jour de Joffre lors de la bataille
de la Marne, celui de Pétain à Verdun : quelques lignes très simples,
disant nettement ce qu’elles veulent dire, sans grands mots, sans dé-
tours et sans ornements inutiles, sans aucune vaine phraséologie ; et
c’est cela qui restera, croyez-le bien, et qui laissera une impression
autrement durable que les plus beaux discours des hommes poli-
tiques, dont certains, pourtant, sont pleins d’un incontestable talent.
L’éloquence a reçu un coup dont elle ne se relèvera peut-être jamais,
et il n’y a pas lieu de le déplorer ; ne nous laissons plus duper par les
mots comme cela nous est arrivé trop souvent, mais sachons désor-
mais, dans tous les domaines, regarder en face les réalités, les voir
telles qu’elles sont : voilà assurément une des premières leçons que
nous devrons tirer des événements actuels, si nous ne voulons pas
avoir souffert en vain.
Nos héroïques soldats perdent-ils la moindre partie de leur temps
en discours et en déclarations ? Non, car ils ont plus et mieux à faire,
et ils le savent bien : « Res, non verba » ; ce que nous attendions
d’eux, ce sont des actes, non des paroles, et ils tiennent. Et vous aus-
si, chers Élèves, quand le moment sera venu pour vous de quitter ce
Collège, vous aurez mieux à faire que de vous attarder aux jeux de
l’éloquence : quelques-uns, peut-être, seront encore appelés à pren-
dre place auprès de leurs aînés ; mais ce qui est certain, c’est que
tous, même les plus jeunes, vous aurez à remplir d’autres devoirs,
une autre tâche plus obscure sans doute, mais non moins nécessaire,
pour réparer les ruines que cette longue et terrible lutte aura accumu-
lées, et pour aider les glorieux survivants à recueillir et à faire fructi-
fier toutes les conséquences de leur victoire. Vous aurez encore à
lutter sur un autre terrain, car la plupart d’entre vous, vraisembla-
blement, seront des hommes d’action : il semble bien, aujourd’hui
plus que jamais, que le domaine de la pensée pure doive demeurer
l’apanage d’un petit nombre, et il est peut-être bon qu’il en soit ainsi,
s’il est vrai que la spéculation et l’action vont d’ordinaire assez mal
ensemble. Pour être prêts à agir quand il le faudra, et quelle que soit
la forme sous laquelle votre activité devra s’exercer, vous aurez à
95
devenir des hommes dans toute l’acception du mot, plus vite et plus
tôt que ne le devenaient les jeunes gens de certaines générations qui
précédèrent la vôtre, alors qu’il n’y avait pas tant de vides à combler
dans tous les rangs de la nation. Travaillez-y donc dès maintenant,
chers Élèves, préparez-vous, de toutes les forces de votre intelli-
gence et de votre volonté, au rôle que la patrie, à un jour prochain,
sera en droit d’exiger de vous ; habituez-vous, sans retard, à envisa-
ger sérieusement l’avenir, tout en méditant les exemples d’héroïsme
que vous donnent vos aînés, exemples qui vous inciteront à ne ja-
mais faillir à votre devoir, quel qu’il puisse être, pas plus qu’ils
n’auront failli au leur au milieu d’épreuves qui sont parmi les plus
redoutables que l’humanité, en aucun temps, ait traversées, et dont le
souvenir vous rendra votre propre tâche plus facile et moins dure à
accomplir.

96
La réforme de la mentalité moderne
(Regnabit, juin 1926)

La civilisation moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable


anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui
se soit développée dans un sens purement matériel, la seule aussi qui
ne s’appuie sur aucun principe d’ordre supérieur. Ce développement
matériel qui se poursuit depuis plusieurs siècles déjà, et qui va en
s’accélérant de plus en plus, a été accompagné d’une régression in-
tellectuelle qu’il est fort incapable de compenser. Il s’agit en cela,
bien entendu, de la véritable et pure intellectualité, que l’on pourrait
aussi appeler spiritualité, et nous nous refusons à donner ce nom à ce
à quoi les modernes se sont surtout appliqués : la culture des
sciences expérimentales, en vue des applications pratiques aux-
quelles elles sont susceptibles de donner lieu. Un seul exemple pour-
rait permettre de mesurer l’étendue de cette régression : la Somme
Théologique de saint Thomas d’Aquin était, dans son temps, un ma-
nuel à l’usage des étudiants ! où sont aujourd’hui les étudiants qui
seraient capables de l’approfondir et de se l’assimiler ?
La déchéance ne s’est pas produite d’un seul coup ; on pourrait en
suivre les étapes à travers toute la philosophie moderne. C’est la
perte ou l’oubli de la véritable intellectualité qui a rendu possibles
ces deux erreurs qui ne s’opposent qu’en apparence, qui sont en réa-
lité corrélatives et complémentaires : rationalisme et sentimenta-
lisme. Dès lors qu’on niait ou qu’on ignorait toute connaissance pu-
rement intellectuelle, comme on l’a fait depuis Descartes, on devait
logiquement aboutir, d’une part, au positivisme, à l’agnosticisme et à
toutes les aberrations « scientistes », et, d’autre part, à toutes les
théories contemporaines qui, ne se contentant pas de ce que la raison
peut donner, cherchent autre chose, mais le cherchent du côté du
sentiment et de l’instinct, c’est-à-dire au-dessous de la raison et non
au-dessus, et en arrivent, avec William James par exemple, à voir
dans la subconscience le moyen par lequel l’homme peut entrer en
communication avec le Divin. La notion de la vérité, après avoir été
rabaissée à n’être plus qu’une simple représentation de la réalité sen-
sible, est finalement identifiée par le pragmatisme à l’utilité, ce qui
revient à la supprimer purement et simplement ; en effet, qu’importe
la vérité dans un monde dont les aspirations sont uniquement maté-
rielles et sentimentales ?
97
Il n’est pas possible de développer ici toutes les conséquences
d’un semblable état de choses ; bornons-nous à en indiquer
quelques-unes, parmi celles qui se rapportent plus particulièrement
au point de vue religieux. Et, tout d’abord, il est à noter que le mé-
pris et la répulsion que les autres peuples, les Orientaux surtout,
éprouvent à l’égard des Occidentaux, viennent en grande partie de ce
que ceux-ci leur apparaissent en général comme des hommes sans
tradition, sans religion, ce qui est à leurs yeux une véritable mons-
truosité. Un Oriental ne peut admettre une organisation sociale qui
ne repose pas sur des principes traditionnels ; pour un musulman, par
exemple, la législation tout entière n’est qu’une simple dépendance
de la religion. Autrefois, il en a été ainsi en Occident également ; que
l’on songe à ce que fut la Chrétienté au moyen-âge ; mais, au-
jourd’hui, les rapports sont renversés. En effet, on envisage mainte-
nant la religion comme un simple fait social ; au lieu que l’ordre so-
cial tout entier soit rattaché à la religion, celle-ci au contraire, quand
on consent encore à lui faire une place, n’est plus regardée que
comme l’un quelconque des éléments qui constituent l’ordre social ;
et combien de catholiques, hélas ! acceptent cette façon de voir sans
la moindre difficulté ! Il est grand temps de réagir contre cette ten-
dance, et, à cet égard, l’affirmation du Règne social du Christ est une
manifestation particulièrement opportune ; mais, pour en faire une
réalité, c’est toute la mentalité actuelle qu’il faut réformer.
Il ne faut pas se le dissimuler, ceux mêmes qui se croient être sin-
cèrement religieux, n’ont pour la plupart, de la religion qu’une idée
fort amoindrie ; elle n’a guère d’influence effective sur leur pensée
ni sur leur façon d’agir ; elle est comme séparée de tout le reste de
leur existence. Pratiquement, croyants et incroyants, se comportent à
peu près de la même façon, et, ce qui est plus grave, pensent de la
même façon ; pour beaucoup de catholiques, l’affirmation du surna-
turel n’a qu’une valeur toute théorique, et ils seraient fort gênés
d’avoir à constater un fait miraculeux. C’est là ce qu’on pourrait ap-
peler un matérialisme pratique, un matérialisme de fait ; n’est-il pas
plus dangereux encore que le matérialisme avéré, précisément parce
que ceux qu’il atteint n’en ont même pas conscience ?
D’autre part, pour le plus grand nombre, la religion n’est
qu’affaire de sentiment, sans aucune portée intellectuelle ; on con-
fond la religion avec une vague religiosité, on la réduit à une mo-
rale ; on diminue le plus possible la place de la doctrine, qui est
pourtant tout l’essentiel, ce dont tout le reste ne doit être logique-
98
ment qu’une conséquence. Sous ce rapport, le protestantisme, qui
aboutit à n’être plus qu’un « moralisme » pur et simple, est très re-
présentatif des tendances de l’esprit moderne ; mais on aurait grand
tort de croire que le catholicisme lui-même n’est pas affecté par ces
mêmes tendances, non dans son principe, certes, mais dans la façon
dont il est présenté d’ordinaire : sous prétexte de le rendre acceptable
à la mentalité actuelle, on fait les concessions les plus fâcheuses, et
on encourage ainsi ce qu’il faudrait au contraire combattre énergi-
quement. N’insistons pas sur l’aveuglement de ceux qui, sous pré-
texte de « tolérance », se font les complices inconscients de véri-
tables contrefaçons de la religion, dont ils sont loin de soupçonner
l’intention cachée. Signalons seulement en passant, à ce propos,
l’abus déplorable qui est fait trop fréquemment du mot même de
« religion » : n’emploie-t-on pas à tout instant des expressions
comme celles de « religion de la patrie », de « religion de la
science », de « religion du devoir » ? Ce ne sont pas là de simples
négligences de langage, ce sont des symptômes de la confusion qui
est partout dans le monde moderne, car le langage ne fait en somme
que représenter fidèlement l’état des esprits ; et de telles expressions
sont incompatibles avec le vrai sens religieux.
Mais venons-en à ce qu’il y a de plus essentiel : nous voulons
parler de l’affaiblissement de l’enseignement doctrinal, presque en-
tièrement remplacé par de vagues considérations morales et senti-
mentales, qui plaisent peut-être davantage à certains, mais qui, en
même temps, ne peuvent que rebuter et éloigner ceux qui ont des as-
pirations d’ordre intellectuel, et, malgré tout, il en est encore à notre
époque. Ce qui le prouve, c’est que certains, plus nombreux même
qu’on ne pourrait le croire, déplorent ce défaut de doctrine ; et nous
voyons un signe favorable, en dépit des apparences, dans le fait
qu’on paraît, de divers côtés, s’en rendre compte davantage au-
jourd’hui qu’il y a quelques années. On a certainement tort de pré-
tendre, comme nous l’avons souvent entendu, que personne ne com-
prendrait un exposé de pure doctrine ; d’abord, pourquoi vouloir tou-
jours se tenir au niveau le plus bas, sous prétexte que c’est celui du
plus grand nombre, comme s’il fallait considérer la quantité plutôt
que la qualité ? N’est-ce pas là une conséquence de cet esprit démo-
cratique qui est un des aspects caractéristiques de la mentalité mo-
derne ? Et, d’autre part, croit-on que tant de gens seraient réellement
incapables de comprendre, si on les avait habitués à un enseignement
doctrinal ? Ne faut-il pas penser même que ceux qui ne compren-
99
draient pas tout en retireraient cependant un certain bénéfice, peut-
être plus grand qu’on ne le suppose ?
Mais ce qui est sans doute l’obstacle le plus grave, c’est cette
sorte de défiance que l’on témoigne, dans trop de milieux catho-
liques et même ecclésiastiques, à l’égard de l’intellectualité en géné-
ral ; nous disons le plus grave, parce que c’est une marque
d’incompréhension jusque chez ceux-là mêmes à qui incombe la
tache de l’enseignement. Ils ont été touchés par l’esprit moderne au
point de ne plus savoir, pas plus que les philosophes auxquels nous
faisions allusion tout à l’heure, ce qu’est l’intellectualité vraie, au
point de confondre parfois intellectualisme avec rationalisme, faisant
ainsi involontairement le jeu des adversaires. Nous pensons précisé-
ment que ce qui importe avant tout, c’est de restaurer cette véritable
intellectualité, et avec elle le sens de la doctrine et de la tradition ; il
est grand temps de montrer qu’il y a dans la religion autre chose
qu’une affaire de dévotion sentimentale, autre chose aussi que des
préceptes moraux ou des consolations à l’usage des esprits affaiblis
par la souffrance, qu’on peut y trouver la « nourriture solide » dont
parle saint Paul dans l’Épître aux Hébreux.
Nous savons bien que cela a le tort d’aller contre certaines habi-
tudes prises et dont on s’affranchit difficilement ; et pourtant il ne
s’agit pas d’innover, loin de là, il s’agit au contraire de revenir à la
tradition dont on s’est écarté, de retrouver ce qu’on a laissé se
perdre. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de faire à l’esprit moderne
les concessions les plus injustifiées, celles par exemple qui se ren-
contrent dans tant de traités d’apologétique, où l’on s’efforce de
concilier le dogme avec tout ce qu’il y a de plus hypothétique et de
moins fondé dans la science actuelle, quitte à tout remettre en ques-
tion chaque fois que ces théories soi-disant scientifiques viennent à
être remplacées par d’autres ? Il serait pourtant bien facile de mon-
trer que la religion et la science ne peuvent entrer réellement en con-
flit, pour la simple raison qu’elles ne se rapportent pas au même do-
maine. Comment ne voit-on pas le danger qu’il y a à paraître cher-
cher, pour la doctrine qui concerne les vérités immuables et éter-
nelles, un point d’appui dans ce qu’il y a de plus changeant et de
plus incertain ? Et que penser de certains théologiens catholiques qui
sont affectés de l’esprit « scientiste » au point de se croire obligés de
tenir compte, dans une mesure plus ou moins large, des résultats de
l’exégèse moderne et de la « critique des textes », alors qu’il serait si
aisé, à la condition d’avoir une base doctrinale un peu sure, d’en
100
faire apparaître l’inanité ? Comment ne s’aperçoit-on pas que la pré-
tendue « science des religions », telle qu’elle est enseignée dans les
milieux universitaires, n’a jamais été en réalité autre chose qu’une
machine de guerre dirigée contre la religion et, plus généralement,
contre tout ce qui peut subsister encore de l’esprit traditionnel, que
veulent naturellement détruire ceux qui dirigent le monde moderne
dans un sens qui ne peut aboutir qu’à une catastrophe ?
Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela, mais nous n’avons voulu
qu’indiquer très sommairement quelques-uns des points sur lesquels
une réforme serait nécessaire et urgente ; et, pour terminer par une
question qui nous intéresse tout spécialement ici, pourquoi ren-
contre-t-on tant d’hostilité plus ou moins avouée à l’égard du sym-
bolisme ? Assurément, parce qu’il y a là un mode d’expression qui
est devenu entièrement étranger à la mentalité moderne, et parce que
l’homme est naturellement porté à se défier de ce qu’il ne comprend
pas. Le symbolisme est le moyen le mieux adapté à l’enseignement
des vérités d’ordre supérieur, religieuses et métaphysiques, c’est-à-
dire de tout ce que repousse ou néglige l’esprit moderne ; il est tout
le contraire de ce qui convient au rationalisme, et tous ses adver-
saires se comportent, certains sans le savoir, en véritables rationa-
listes. Pour nous, nous pensons que, si le symbolisme est aujourd’hui
incompris, c’est une raison de plus pour y insister, en exposant aussi
complètement que possible la signification réelle des symboles tradi-
tionnels, en leur restituant toute leur portée intellectuelle, au lieu
d’en faire simplement le thème de quelques exhortations sentimen-
tales pour lesquelles, du reste, l’usage du symbolisme est chose fort
inutile.
Cette réforme de la mentalité moderne, avec tout ce qu’elle im-
plique : restauration de l’intellectualité vraie et de la tradition doctri-
nale, qui pour nous ne se séparent pas l’une de l’autre, c’est là,
certes, une tache considérable ; mais est-ce une raison pour ne pas
l’entreprendre ? Il nous semble, au contraire, qu’une telle tâche
constitue un des buts les plus hauts et les plus importants que l’on
puisse proposer à l’activité d’une Société comme la nôtre, d’autant
plus que tous les efforts accomplis en ce sens seront nécessairement
orientés vers le Cœur du Verbe incarné, Soleil spirituel et Centre du
Monde, « en lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la
science », non de cette vaine science profane qui est seule connue de
la plupart de nos contemporains, mais de la véritable science sacrée,

101
qui ouvre, à ceux qui l’étudient comme il convient, des horizons in-
soupçonnés et vraiment illimités.

102
L’emblème du Sacré-Coeur dans une société secrète américaine
(Regnabit, mars 1927)

On sait que l’Amérique du Nord est la terre de prédilection des so-


ciétés secrètes et demi-secrètes, qui y pullulent tout autant que les
sectes religieuses ou pseudo-religieuses de tout genre, lesquelles,
d’ailleurs, y prennent elles-mêmes assez volontiers cette forme.
Dans ce besoin de mystère, dont les manifestations sont souvent bien
étranges, faut-il voir comme une sorte de contrepoids au développe-
ment excessif de l’esprit pratique qui, d’autre part, est regardé géné-
ralement, et à juste titre, comme une des principales caractéristiques
de la mentalité américaine ? Nous le pensons pour notre part, et nous
voyons effectivement dans ces deux extrêmes, si singulièrement as-
sociés, deux produits d’un seul et même déséquilibre, qui a atteint
son plus haut point dans ce pays, mais qui, il faut bien le dire, me-
nace actuellement de s’étendre à tout le monde occidental.
Cette remarque générale étant faite, on doit reconnaître que, par-
mi les multiples sociétés secrètes américaines, il y aurait bien des
distinctions à faire ; ce serait une grave erreur que de s’imaginer que
toutes ont le même caractère et tendent à un même but. Il en est
quelques-unes qui se déclarent spécifiquement catholiques, comme
les « Chevaliers de Colomb » ; il en est aussi de juives, mais surtout
de protestantes ; et, même dans celles qui sont neutres au point de
vue religieux, l’influence du protestantisme est souvent prépondé-
rante. C’est là une raison de se méfier : la propagande protestante est
fort insinuante et prend toutes les formes pour s’adapter aux divers
milieux où elle veut pénétrer ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce
qu’elle s’exerce, d’une façon plus ou moins dissimulée, sous le cou-
vert d’associations comme celles dont il s’agit.
Il convient de dire aussi que certaines de ces organisations ont un
caractère peu sérieux, voire même assez puéril ; leurs prétendus se-
crets sont parfaitement inexistants, et n’ont d’autre raison d’être que
d’exciter la curiosité et d’attirer des adhérents ; le seul danger que
présentent celles-là, en somme, c’est qu’elles exploitent et dévelop-
pent ce déséquilibre mental auquel nous faisions allusion tout à
l’heure. C’est ainsi qu’on voit de simples sociétés de secours mu-
tuels faire usage d’un rituel soi-disant symbolique, plus ou moins
imité des formes maçonniques, mais éminemment fantaisiste, et tra-

103
hissant l’ignorance complète où étaient ses auteurs des données les
plus élémentaires du véritable symbolisme.
À côté de ces associations simplement « fraternelles », comme di-
sent les Américains, et qui semblent être les plus largement répan-
dues, il en est d’autres qui ont des prétentions initiatiques ou ésoté-
riques, mais qui, pour la plupart, ne méritent pas davantage d’être
prises au sérieux, tout en étant peut-être plus dangereuses en raison
de ces prétentions mêmes, propres à tromper et à égarer les esprits
naïfs ou mal informés. Le titre de « Rose-Croix », par exemple, pa-
rait exercer une séduction toute particulière et a été pris par bon
nombre d’organisations dont les chefs n’ont même pas la moindre
notion de ce que furent autrefois les véritables Rose-Croix ; et que
dire des groupements à étiquettes orientales, ou de ceux qui préten-
dent se rattacher à d’antiques traditions, et où l’on ne trouve expo-
sées, en réalité, que les idées les plus occidentales et les plus mo-
dernes ?
Parmi d’anciennes notes concernant quelques-unes de ces organi-
sations, nous en avons retrouvé une qui a retenu notre attention, et
qui, à cause d’une des phrases qu’elle contient, nous a paru mériter
d’être reproduite ici, bien que les termes en soient fort peu clairs et
laissent subsister un doute sur le sens précis qu’il convient
d’attribuer à ce dont il s’agit. Voici, exactement reproduite, la note
en question, qui se rapporte à une société intitulée Order of Chylena,
sur laquelle nous n’avons d’ailleurs pas d’autres renseignements1 :
« Cet Ordre fut fondé par Albert Staley, à Philadelphie (Pennsylva-
nie), en 1879. Son manuel a pour titre The Standard United States
Guide. L’Ordre a cinq Points de Compagnonnage, dérivés du vrai
Point E Pluribus Unum (devise des États-Unis). Son étendard porte
les mots Evangel et Evangeline, inscrits dans des étoiles à six
pointes. La “Philosophie de la Vie Universelle” parait être son étude
fondamentale, et la parole perdue du Temple en est un élément.
Ethiopia, Elle, est la Fiancée ; Chylena, Lui, est le Rédempteur. Le
“Je Suis” semble être le (ici un signe formé de deux cercles concen-
triques). “Vous voyez ce Sacré-Cœur ; le contour vous montre ce
Moi (ou plus exactement ce « Je »)”2, dit Chylena ».

1
C’est la traduction d’une notice extraite d’une brochure intitulée Arquants Asso-
ciations, éditée par la Societas Rosicruciana d’Amérique (Manchester, N. H., 1905).
2
Le texte anglais porte: « You see this Sacred Heart; the outline shows you
that I ».
104
À première vue, il semble difficile de découvrir là-dedans rien de
net ni même d’intelligible : on y trouve bien quelques expressions
empruntées au langage maçonnique, comme les « cinq points de
compagnonnage » et la « parole perdue du Temple » ; on y trouve
aussi un symbole bien connu et d’usage très général, celui de l’étoile
à six pointes ou « sceau de Salomon » dont nous avons déjà eu
l’occasion de parler ici3 ; on y reconnaît encore l’intention de donner
à l’organisation un caractère proprement américain ; mais que peut
bien signifier tout le reste ? Surtout, que signifie la dernière phrase,
et faut-il y voir l’indice de quelque contrefaçon du Sacré-Cœur, à
joindre à celles dont M. Charbonneau-Lassay a entretenu précé-
demment les lecteurs de Regnabit4 ?
Nous devons avouer que nous n’avons pu découvrir jusqu’ici ce
que signifie le nom de Chylena, ni comment il peut être employé
pour désigner le « Rédempteur », ni même en quel sens, religieux ou
non, ce dernier mot doit être entendu. Il semble pourtant qu’il y ait,
dans la phrase où il est question de la « Fiancée » et du « Rédemp-
teur », une allusion biblique, probablement inspirée du Cantique des
Cantiques ; et il est assez étrange que ce même « Rédempteur » nous
montre le Sacré-Cœur (est-ce son propre cœur ?), comme s’il était
véritablement le Christ lui-même ; mais, encore une fois, pourquoi
ce nom de Chylena ? D’autre part, on peut se demander aussi ce que
vient faire là le nom d’Evangeline, l’héroïne du célèbre poème de
Longfellow ; mais il paraît être pris comme une forme féminine de
celui d’Evangel en face duquel il est placé ; est-ce l’affirmation d’un
esprit « évangélique », au sens quelque peu spécial où l’entendent
les sectes protestantes qui se parent si volontiers de cette dénomina-
tion ? Enfin, si le nom d’Ethiopia s’applique à la race noire, ce qui
en est l’interprétation la plus naturelle5, peut-être faudrait-il en con-
clure que la « rédemption » plus ou moins « évangélique » (c’est-à-
dire protestante) de celle-ci est un des buts que se proposent les
membres de l’association. S’il en était ainsi, la devise E Pluribus
Unum pourrait logiquement s’interpréter dans le sens d’une tentative

3
Le Chrisme et le Cœur dans les anciennes marques corporatives, novembre
1925, pp. 396-397.
4
Les représentations blasphématoires du Cœur de Jésus, août-septembre 1924
[cf. L. Charbonneau-Lassay, « L’Iconographie ancienne du Cœur de Jésus. Les Re-
présentations blasphématoires du Cœur de Jésus », cit.].
5
Le Nigra sum, sed formosa du Cantique des Cantiques justifierait peut-être le
fait que cette appellation est appliquée à la « Fiancée ».
105
de rapprochement, sinon de fusion, entre les races diverses qui cons-
tituent la population des États-Unis, et que leur antagonisme naturel
a toujours si profondément séparées ; ce n’est là qu’une hypothèse,
mais elle n’a du moins rien d’invraisemblable.
S’il s’agit d’une organisation d’inspiration protestante, ce n’est
pas une raison suffisante pour penser que l’emblème du Sacré-Cœur
y soit nécessairement détourné de sa véritable signification ; certains
protestants, en effet, ont eu pour le Sacré-Cœur une dévotion réelle
et sincère6. Cependant, dans le cas actuel, le mélange d’idées hétéro-
clites dont témoignent les quelques lignes que nous avons repro-
duites nous incite à la méfiance ; nous nous demandons ce que peut
être cette « Philosophie de la Vie Universelle » qui semble avoir
pour centre le principe du « Je Suis » (I. Am). Tout cela, assurément,
pourrait s’entendre en un sens très légitime, et même se rattacher
d’une certaine façon à la conception du cœur comme centre de
l’être ; mais, étant données les tendances de l’esprit moderne, dont la
mentalité américaine est l’expression la plus complète, il est fort à
craindre que cela ne soit pris que dans un sens tout individuel (ou
« individualiste » si l’on préfère) et purement humain. C’est là ce sur
quoi nous voulons appeler l’attention en terminant l’examen de cette
sorte d’énigme, sur laquelle nous serions heureux d’avoir des éclair-
cissements complémentaires s’il se trouvait quelqu’un de nos lec-
teurs qui puisse nous en fournir, particulièrement parmi nos amis du
Canada, mieux placés pour avoir des informations à ce sujet, et qui
ont souvent à se préoccuper des inconvénients de la pénétration des
organisations du pays voisin dans leur propre contrée.
La tendance moderne, telle que nous la voyons s’affirmer dans le
protestantisme, est tout d’abord la tendance à l’individualisme, qui
se manifeste clairement par le « libre examen », négation de toute
autorité spirituelle légitime et traditionnelle. Ce même individua-
lisme, au point de vue philosophique, s’affirme également dans le
rationalisme, qui est la négation de toute faculté de connaissance su-
périeure à la raison, c’est-à-dire au mode individuel et purement hu-
main de l’intelligence ; et ce rationalisme, sous toutes ses formes, est
plus ou moins directement issu du cartésianisme, auquel le « Je
Suis » nous fait songer tout naturellement, et qui prend le sujet pen-
sant, et rien de plus, comme unique point de départ de toute réalité.
6
Nous avons déjà cité l’exemple du chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin,
qui consacra un livre à la dévotion au Cœur de Jésus (Le Chrisme et le Cœur dans les
anciennes marques corporatives, novembre 1925, p. 402).
106
L’individualisme, ainsi entendu dans l’ordre intellectuel, a pour con-
séquence presque inévitable ce qu’on pourrait appeler une « humani-
sation » de la religion, qui finit par dégénérer en « religiosité »,
c’est-à-dire par n’être plus qu’une simple affaire de sentiment, un
ensemble d’aspirations vagues et sans objet défini ; le sentimenta-
lisme, du reste, est pour ainsi dire complémentaire du rationalisme7.
Sans même parler de conceptions telles que celle de l’« expérience
religieuse » de William James, on trouverait facilement des
exemples de cette déviation, plus ou moins accentuée, dans la plu-
part des multiples variétés du protestantisme, et notamment du pro-
testantisme anglo-saxon, où le dogme se dissout en quelque sorte et
s’évanouit pour ne laisser subsister que ce « moralisme » humani-
taire dont les manifestations plus ou moins bruyantes sont un des
traits caractéristiques de notre époque. De ce « moralisme » qui est
l’aboutissement logique du protestantisme au « moralisme » pure-
ment laïque et « areligieux » (pour ne pas dire antireligieux), il n’y a
qu’un pas, et certains le franchissent assez aisément ; ce ne sont là,
en somme, que des degrés différents dans le développement d’une
même tendance.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner qu’il soit parfois fait
usage d’une phraséologie et d’un symbolisme dont l’origine est pro-
prement religieuse, mais qui se trouvent dépouillés de ce caractère et
détournés de leur première signification, et qui peuvent tromper faci-
lement ceux qui ne sont pas avertis de cette déformation ; que cette
tromperie soit intentionnelle ou non, le résultat est le même. C’est
ainsi qu’on a contrefait la figure du Sacré-Cœur pour représenter le
« Cœur de l’Humanité » (entendue d’ailleurs au sens exclusivement
collectif et social), comme l’a signalé M. Charbonneau-Lassay dans
l’article auquel nous faisions allusion plus haut, et dans lequel il ci-
tait à ce propos un texte où il est parlé « du Cœur de Marie symboli-
sant le cœur maternel de la Patrie humaine, cœur féminin, et du
Cœur de Jésus symbolisant le cœur paternel de l’Humanité, cœur
masculin ; cœur de l’homme, cœur de la femme, tous deux divins
dans leur principe spirituel et naturel »8. Nous ne savons trop pour-

7
Voir Le Cœur rayonnant et le Cœur enflammé, avril 1926, p. 385.
8
Citation de L’Écho de l’Invisible (1917) dans Les représentations blasphéma-
toires du Cœur de Jésus, août-septembre 1921, pp. 192-193. [L. Charbonneau-Lassay,
« L’Iconographie ancienne du Cœur de Jésus. Les Représentations blasphématoires
du Cœur de Jésus », cit., pp. 192-193, réédité dans Idem, Études de symbolique chré-
tienne, op. cit., pp. 250-251.]
107
quoi ce texte nous est revenu invinciblement à la mémoire en pré-
sence du document relatif à la société secrète américaine dont il
vient d’être question ; sans pouvoir être absolument affirmatif là-
dessus, nous avons l’impression de nous trouver là devant quelque
chose du même genre. Quoi qu’il en soit, ce travestissement du Sa-
cré-Cœur en « Cœur de l’Humanité » constitue, à proprement parler,
du « naturalisme », et qui risque de dégénérer bien vite en une gros-
sière idolâtrie ; la « religion de l’Humanité » n’est pas, à l’époque
contemporaine, le monopole exclusif d’Auguste Comte et de
quelques-uns de ses disciples positivistes, à qui il faut reconnaître
tout au moins le mérite d’avoir exprimé franchement ce que d’autres
enveloppent dans des formules perfidement équivoques. Nous avons
déjà noté les déviations que certains, de nos jours, font subir cou-
ramment au mot même de « religion », en l’appliquant à des choses
purement humaines9 ; cet abus, souvent inconscient, ne serait-il pas
le résultat d’une action qui, elle, est parfaitement consciente et vou-
lue, action exercée par ceux, quels qu’ils soient, qui semblent avoir
pris à tâche de déformer systématiquement la mentalité occidentale
depuis le début des temps modernes ? On est parfois tenté de le
croire, surtout quand on voit, comme cela a lieu depuis la dernière
guerre, s’instaurer un peu partout une sorte de culte laïque et « ci-
vique », une pseudo-religion dont toute idée du Divin est absente ;
nous ne voulons pas y insister davantage pour le moment, mais nous
savons que nous ne sommes pas seul à estimer qu’il y a là un symp-
tôme inquiétant. Ce que nous dirons pour conclure cette fois, c’est
que tout cela se rattache à une même idée centrale, qui est la divini-
sation de l’humanité, non pas au sens où le Christianisme permet de
l’envisager d’une certaine manière, mais au sens d’une substitution
de l’humanité à Dieu ; cela étant, il est facile de comprendre que les
propagateurs d’une telle idée cherchent à s’emparer de l’emblème du
Sacré-Cœur, de façon à faire de cette divinisation de l’humanité une
parodie de l’union des deux natures divine et humaine dans la per-
sonne du Christ.

René Guénon.

9
Voir notre communication sur La réforme de la mentalité moderne, juin 1926,
pp. 8-9.
108
P.-S. – Depuis que nous avons écrit notre article de novembre
1926, nous avons eu connaissance d’une intéressante étude de M.
Étienne Gilson sur La Mystique de la Grâce dans la « Queste del
Saint Graal », parue dans la revue Romania (Juillet 1925), et dans
laquelle nous avons trouvé une remarque qui est à rapprocher de ce
que nous disions, à la fin de cet article, sur le sens primitif du mot
« mystique » comme synonyme d’« inexprimable ». Dans le texte de
la Queste del Saint Graal, il est une formule qui revient à maintes
reprises, qui a un caractère en quelque sorte rituel, et qui est celle-ci :
« ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien de-
viser » (c’est-à-dire « ce que cœur mortel ne pourrait penser ni
langue d’homme terrestre exprimer »)10. À propos d’un des passages
qui contiennent cette formule, M. Gilson note qu’« elle rappelle
deux textes de saint Paul si constamment cités, et d’un emploi si dé-
terminé au moyen âge, que la signification du passage tout entier
s’en trouve immédiatement éclaircie. Le premier (Ier Épître aux Co-
rinthiens, II, 9-10) est emprunté par saint Paul à Isaïe (LXIV, 4),
mais accompagné par lui d’une glose importante : l’œil n’a pas vu,
l’oreille n’a pas entendu, le cœur n’a pas connu ce que Dieu prépare
à ceux qui l’aiment11 ; mais Dieu nous l’a révélé par son Esprit, car
l’Esprit scrute tout, même les profondeurs de Dieu… Le second
texte (IIe Épître aux Corinthiens, XII, 1-4) s’apparente si étroitement
au premier qu’il venait se combiner avec lui spontanément par un
procédé de concordance fréquemment employé au moyen âge » ; et
ce second texte n’est autre que celui que nous avons cité nous-même
à propos des états mystiques. Tout cela montre, une fois de plus,
combien les hommes du moyen âge avaient nettement conscience de
ce qui caractérise essentiellement la connaissance des choses spiri-
tuelles et des vérités de l’ordre surnaturel et divin.
10
On remarquera que la pensée est ici rapportée au cœur, et aussi que le cœur et la
langue, représentant respectivement la pensée et la parole, y sont mis en parallèle
exactement comme dans les traditions égyptienne et hébraïque (voir La Terre Sainte
et le Cœur du Monde, septembre-octobre 1926, pp. 218-219). – Dans les passages où
se rencontre la formule en question, on trouve toujours presque immédiatement avant,
l’expression « li Hauz Mestres » (c’est-à-dire « le Grand Maître »), généralement ap-
pliquée à Notre-Seigneur, et qui a, elle aussi, un caractère rituel incontestable.
11
Il y a un texte analogue dans la tradition hindoue : « Lui (le Suprême Brahma),
l’œil ne L’atteint point, ni la parole, ni le mental » (Kêna Upanishad, 1er Khanda,
shruti 3). Suivant la doctrine taoïste également, « le Principe n’est atteint ni par la vue
ni par l’ouïe » (Tchoang-tseu, ch. XXII ; traduction du R. P. Wieger, p. 397). De
même encore, la Qôran dit en parlant d’Allah : « Les regards ne peuvent
L’atteindre ».
109
Une Contrefaçon du Catholicisme
(Regnabit, avril 1927)

Nous faisions allusion, dans notre dernier article, aux sectes pseudo-
religieuses qui, de nos jours, se multiplient d’une étrange façon, et
dont la plupart ont pris naissance dans le monde anglo-saxon ; nous
avons, il y a quelques années, consacré un ouvrage à l’étude histo-
rique de l’une des plus répandues d’entre elles, le théosophisme1.
Nous croyons utile de revenir aujourd’hui sur ce sujet, car les singu-
lières machinations que nous signalions alors ont continué à se déve-
lopper dans le sens que nous prévoyions, et la dernière entreprise
théosophiste présente ce caractère particulier d’être une véritable
contrefaçon du Catholicisme, combinée assez habilement pour in-
duire en erreur des esprits sincères, mais mal informés.
Nous n’avons pas l’intention de refaire ici l’histoire, fort compli-
quée d’ailleurs, de l’organisation qui porte le nom de « Société
Théosophique » ; nous dirons seulement que, dans sa première
phase, elle présentait, sous une étiquette orientale, un mélange con-
fus d’idées très modernes et très occidentales avec des fragments
empruntés à des doctrines des provenances les plus diverses ; et cet
ensemble hétéroclite était, disait-on, la doctrine originelle dont
toutes les religions étaient issues. Le théosophisme était alors assez
violemment antichrétien ; mais, à un certain moment, il se produisit
un changement d’orientation, au moins apparent, et le résultat en fut
l’élaboration d’un « Christianisme ésotérique » de la plus extraordi-
naire fantaisie. On ne devait pas s’en tenir là : bientôt, on annonça la
venue imminente d’un nouveau Messie, d’une autre incarnation du
Christ ou, comme disent les théosophistes, de l’« Instructeur du
Monde » ; mais, pour faire comprendre la façon dont on prépare
cette venue, il est nécessaire de donner quelques explications sur la
conception très particulière qu’on se fait du Christ dans le milieu
dont il s’agit.
Nous devons donc résumer le singulier récit que M me Besant, pré-
sidente de la Société Théosophique, a fait dans son ouvrage intitulé
Esoteric Christianity, d’après des informations soi-disant obtenues
par « clairvoyance », car les chefs du théosophisme ont la prétention

1
Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion (Nouvelle Librairie Nationale,
Paris, 1921).
110
de posséder une faculté leur permettant de faire des recherches di-
rectes dans ce qu’ils appellent les « archives occultes de la terre ».
Voici l’essentiel de ce récit : l’enfant juif dont le nom fut traduit par
celui de Jésus naquit en Palestine l’an 105 avant notre ère ; ses pa-
rents l’instruisirent dans les lettres hébraïques ; à douze ans, il visita
Jérusalem, puis fut confié à une communauté essénienne de la Judée
méridionale. À dix-neuf ans, Jésus entra au monastère du mont Ser-
bal, où se trouvait une bibliothèque occultiste considérable, dont
beaucoup de livres « provenaient de l’Inde transhimâlayenne » ; il
parcourut ensuite l’Égypte, où il devint « un initié de la Loge ésoté-
rique de laquelle toutes les grandes religions reçoivent leur fonda-
teur ». Parvenu à l’âge de vingt-neuf ans, il devint apte à servir de
tabernacle et d’organe à un puissant Fils de Dieu, Seigneur de com-
passion et de sagesse » ; celui-ci, que les Orientaux appellent le
Bodhisattwa Maitreya et que les Occidentaux nomment le Christ,
descendit donc en Jésus, et, pendant les trois années de sa vie pu-
blique, « c’est lui qui vivait et se mouvait dans la forme de l’homme
Jésus, prêchant, guérissant les maladies, et groupant autour de lui
quelques âmes plus avancées ». Au bout de trois ans, « le corps hu-
main de Jésus porta la peine d’avoir abrité la présence glorieuse d’un
Maître plus qu’humain » ; mais les disciples qu’il avait formés restè-
rent sous son influence, et, pendant plus de cinquante ans, il continua
à les visiter au moyen de son « corps spirituel » et à les initier aux
mystères ésotériques. Par la suite, autour des récits de la vie histo-
rique de Jésus, se cristallisèrent les « mythes » qui caractérisent un
« dieu solaire », et qui, après qu’on eut cessé de comprendre leur si-
gnification symbolique, donnèrent naissance aux dogmes du Chris-
tianisme.
Ce qu’il y a surtout à retenir de tout cela, c’est la façon dont se
produit, d’après les théosophistes, la manifestation d’un « Grand Ins-
tructeur », ou même parfois celle d’un « Maître » de moindre impor-
tance : pour épargner à un être aussi « évolué » la peine de se prépa-
rer lui-même un « véhicule » en passant par toutes les phases du dé-
veloppement physique ordinaire, il faut qu’un « initié » ou un « dis-
ciple » lui prête son corps, lorsque, après y avoir été spécialement
préparé par certaines épreuves, il s’est rendu digne de cet honneur.
Ce sera donc, à partir de ce moment, le « Maître » qui, se servant de
ce corps comme s’il était le sien propre, parlera par sa bouche pour
enseigner la « religion de la sagesse ». Il résulte de là une séparation
complète entre la personne du Christ, qui est l’« Instructeur du
111
Monde », et celle de Jésus, qui était seulement le « disciple » qui lui
céda son corps, et qui, assure-t-on, est parvenu lui-même au rang des
« Maîtres » à une époque plus récente ; il n’est pas nécessaire
d’insister sur tout ce qu’il y a de manifestement hérétique dans une
semblable conception.
Dans ces conditions, le retour prochain du « Grand Instructeur »
étant annoncé, le rôle que devait s’attribuer la Société Théosophique
était de trouver et de préparer, comme l’auraient fait jadis les Essé-
niens, le « disciple » de choix en qui s’incarnera quand le moment
sera arrivé, « Celui qui doit venir ». L’accomplissement de cette
mission n’alla pas sans quelques tâtonnements ; après diverses tenta-
tives qui échouèrent, les dirigeants théosophistes jetèrent leur dévolu
sur un jeune Hindou, Krishnamurti, qu’ils éduquèrent spécialement
en vue de la fonction qu’ils lui destinaient. Nous ne redirons pas en
détail tout ce qui s’ensuivit : procès scandaleux, démissions retentis-
santes, schismes à l’intérieur de la Société Théosophique ; ces inci-
dents fâcheux ne firent d’ailleurs que retarder quelque peu la réalisa-
tion des projets de Mme Besant et de ses collaborateurs. Enfin, en dé-
cembre 1925 eut lieu la proclamation solennelle du nouveau Mes-
sie ; mais, bien que plusieurs de ses « Apôtres » soient déjà désignés,
on laissa subsister une telle ambiguïté qu’il est encore impossible de
savoir si Krishnamurti, qu’on appelle maintenant Krishnaji, doit être
lui-même le « véhicule » du Christ, ou s’il ne sera qu’un simple
« précurseur ». Les mésaventures passées incitent à quelque pru-
dence, et on se réfugie dans le vague, à tel point que, d’après cer-
taines publications récentes, il se pourrait que le Christ « choisisse,
dans chaque pays, une individualité qu’il guiderait et inspirerait
d’une manière spéciale », de façon à pouvoir, « sans avoir
l’obligation de parcourir corporellement le monde, parler quand il le
voudrait, dans tel pays de son choix convenant le mieux à son ac-
tion »2. Nous devons donc nous attendre à voir de prétendus Messies
ou prophètes apparaître un peu partout, d’autant plus qu’il semble, et
c’est peut-être là ce qu’il y a de plus inquiétant, que la Société Théo-
sophique ne soit pas la seule organisation qui travaille actuellement à
susciter des mouvements de ce genre. Bien entendu, en disant cela,
nous n’entendons pas parler des organisations qui, sous des appa-
rences plus ou moins indépendantes, ne sont en réalité que des fi-

2
Le Christianisme primitif dans l’Évangile des Douze Saints, par E. F. Udny,
prêtre de l’Église Catholique Libérale ; traduction française, p. 59.
112
liales ou des auxiliaires de la Société Théosophique, et dont cer-
taines, comme l’« Ordre de l’Étoile d’Orient », ont été fondées spé-
cialement pour préparer la venue du futur Messie ; mais, parmi
celles-ci, il en est une sur laquelle nous tenons à attirer l’attention,
car c’est là que se trouve cette contrefaçon du Catholicisme à la-
quelle nous faisions allusion au début.
Il existait en Angleterre, depuis quelques années, une Église
vieille-catholique fondée par un prêtre excommunié, A. H. Mathew,
qui s’était fait consacrer évêque par le Dr Gérard Gul, chef de
l’Église vieille-catholique de Hollande, formée elle-même des débris
du Jansénisme unis à quelques dissidents qui, en 1870, avaient refu-
sé d’accepter le dogme de l’infaillibilité pontificale. En 1913, le
clergé de cette Église s’augmenta de plusieurs membres, tous an-
ciens ministres anglicans et théosophistes plus ou moins en vue ;
mais, deux ans plus tard, l’évêque Mathew, qui ignorait tout du théo-
sophisme, fut épouvanté en s’apercevant que ses nouveaux adhérents
attendaient la venue d’un futur Messie, et il se retira purement et
simplement, leur abandonnant son Église. Les théosophistes comp-
taient bien en effet s’emparer entièrement de celle-ci, mais ce résul-
tat avait été obtenu trop vite, et cela ne faisait pas leur affaire, car,
pour pouvoir se présenter comme « catholiques », ils voulaient tout
d’abord s’assurer le bénéfice de la « succession apostolique » en ob-
tenant la consécration épiscopale pour quelques-uns des leurs. Le se-
crétaire général de la section anglaise de la Société Théosophique, J.
I. Wedgwood, ayant échoué auprès de Mathew, parvint, après di-
verses péripéties, à se faire consacrer par F.-S. Willoughby, évêque
expulsé précédemment de l’Église vieille-catholique ; il se mit à la
tête de celle-ci, dont le titre fut changé, en 1918, en celui d’« Église
Catholique Libérale » ; il consacra à son tour d’autres évêques et
fonda des branches « régionales » en divers pays : il en existe no-
tamment une à Paris.
Le but des théosophistes, en prenant la direction d’une Église
« catholique » de dénomination et de rite, sinon effectivement, est
assez clair : il s’agit d’attirer ceux qui, sans avoir peut-être de prin-
cipes religieux bien définis, tiennent cependant à se dire chrétiens et
à en conserver au moins toutes les apparences extérieures. Dans le
Theosophist d’octobre 1916, Mme Besant, parlant de certains mou-
vements qui sont destinés, suivant elle, à acquérir une importance
mondiale, mentionnait parmi eux « le mouvement peu connu appelé
vieux-catholique : c’est une Église chrétienne vivante, qui croîtra et
113
multipliera avec les années, et qui a un grand avenir devant elle ; elle
est vraisemblablement appelée à devenir la future Église de la Chré-
tienté quand Il viendra ». C’était la première fois qu’il était officiel-
lement question de l’Église vieille-catholique dans un organe théo-
sophiste, et les espoirs que l’on fonde sur cette organisation se trou-
vaient ainsi nettement définis.
Naturellement, il n’est nullement nécessaire d’adhérer à la Socié-
té Théosophique pour faire partie de l’Église Catholique Libérale ;
dans celle-ci, on n’enseigne pas ouvertement les doctrines théoso-
phistes, mais on prépare les esprits à les accepter. La liturgie elle-
même a été assez adroitement modifiée dans ce sens : on y a glissé
une foule d’allusions peu compréhensibles pour le grand public,
mais très claires pour ceux qui connaissent les théories en question.
Chose qui mérite particulièrement d’être signalée ici, le culte du Sa-
cré-Cœur est utilisé de la même façon, comme étant en étroite rela-
tion avec la venue du nouveau Messie : on prétend que « le Règne
du Sacré-Cœur sera celui de l’Esprit du Seigneur Maitreya, et, en
l’annonçant, on ne fait pas autre chose que dire sous une forme voi-
lée que son avènement parmi les hommes est proche ». Ce rensei-
gnement, qui nous est venu d’Espagne, nous montre une déviation
qui est à rapprocher des contrefaçons du Sacré-Cœur dont il a déjà
été question précédemment ; les amis de Regnabit ne se doutaient
certainement pas qu’ils travaillaient directement, quoique d’une fa-
çon dissimulée, à préparer l’avènement du Messie théosophiste !
Il y a mieux encore : ce n’est plus seulement la liturgie, c’est
maintenant l’Évangile lui-même qui est altéré, et cela sous prétexte
de retour au « Christianisme primitif ». On met en circulation, à cet
effet, un prétendu Évangile des Douze Saints ; ce titre nous avait fait
supposer tout d’abord qu’il s’agissait de quelque Évangile apo-
cryphe, comme il en existe un assez grand nombre ; mais nous
n’avons pas été longtemps à nous rendre compte que ce n’était
qu’une simple mystification. Ce prétendu Évangile, écrit en ara-
méen, aurait été conservé dans un monastère bouddhique du Thibet,
et la traduction anglaise en aurait été transmise « mentalement » à un
prêtre anglican, M. Ouseley, qui la publia ensuite. On nous dit
d’ailleurs que le pauvre homme était alors « âgé, sourd, physique-
ment affaibli ; sa vue était des pires et sa mentalité fort ralentie ; il

114
était plus ou moins cassé par l’âge »3 ; n’est-ce pas avouer que son
état le disposait à jouer dans cette affaire un rôle de dupe ? Nous
passons sur l’histoire fantastique qui est racontée pour expliquer
l’origine de cette traduction, qui serait l’œuvre d’un « Maître » qui
fut autrefois le célèbre philosophe François Bacon, puis fut connu au
XVIIIe siècle comme l’énigmatique comte de Saint-Germain. Ce qui
est plus intéressant, c’est de savoir quels sont les enseignements spé-
ciaux contenus dans l’Évangile en question, et qu’on dit être « une
partie essentielle du Christianisme originel, dont l’absence a triste-
ment appauvri et appauvrit encore cette religion »4. Or ces ensei-
gnements se ramènent à deux : la doctrine théosophiste de la réin-
carnation, et la prescription du régime végétarien et antialcoolique
cher à certain « moralisme » anglo-saxon ; voilà ce qu’on veut intro-
duire dans le Christianisme, tout en prétendant que ces mêmes en-
seignements se trouvaient aussi jadis dans les Évangiles canoniques,
qu’ils en ont été supprimés vers le IV e siècle, et que l’Évangile des
Douze Saints a seul « échappé à la corruption générale ». À vrai dire,
la supercherie est assez grossière, mais il en est malheureusement
encore trop qui s’y laisseront prendre ; il faudrait bien mal connaître
la mentalité de notre époque pour se persuader qu’une chose de ce
genre n’aura aucun succès.
On nous fait d’ailleurs prévoir une entreprise de plus grande en-
vergure : « L’auteur, est-il dit dans le petit livre destiné à présenter
l’Évangile soi-disant « retrouvé », a lieu de croire qu’une Bible nou-
velle et meilleure sera, sous peu, mise à notre disposition, et que
l’Église Catholique Libérale l’adoptera probablement ; mais il est
seul responsable de cette opinion, n’ayant pas été autorisé par
l’Église à l’affirmer. Pour que la question puisse se poser, il faut na-
turellement que la Bible meilleure ait paru »5. Ce n’est encore là
qu’une simple suggestion, mais il est facile de comprendre ce que
cela veut dire ; la falsification va être étendue à l’ensemble des
Livres saints ; nous voilà donc prévenus, et, chaque fois qu’on an-
noncera la découverte de quelque manuscrit contenant des textes bi-
bliques ou évangéliques jusqu’ici inconnus, nous saurons qu’il con-
vient de se méfier plus que jamais.

3
Le Christianisme primitif dans l’Évangile des Douze Saints, traduction française,
p. 26.
4
Ibid., p. 4.
5
Ibid., p. 41.
115
Il semble que nous entrions dans une période où il deviendra par-
ticulièrement difficile de « distinguer l’ivraie du bon grain » ; com-
ment parviendra-t-on à faire ce discernement, si ce n’est en exami-
nant toutes choses à la lumière du Sacré-Cœur, « en qui sont tous les
trésors de la sagesse et de la science » ? Dans le livre que nous avons
rappelé, nous évoquions, à propos des entreprises messianiques des
théosophistes, cette parole de l’Évangile : « Il s’élèvera de faux
Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des
choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-
mêmes »6. Nous n’en sommes pas encore là, mais ce que nous avons
vu jusqu’ici n’est sans doute qu’un commencement et comme un
acheminement vers des événements plus graves ; sans vouloir ris-
quer aucune prédiction, on peut bien dire que, d’après toutes sortes
d’indices, ce qui se prépare présentement est fort peu rassurant, et
cela dans tous les domaines. Dans le désordre actuel, les théoso-
phistes ne font sans doute que jouer leur rôle, comme beaucoup
d’autres, d’une façon plus ou moins inconsciente ; mais, derrière
tous ces mouvements qui jettent le trouble dans les esprits, il peut y
avoir quelque chose d’autrement redoutable, que leurs chefs mêmes
ne connaissent pas, et dont ils ne sont pourtant en réalité que de
simples instruments, comme d’autres à leur tour le sont entre leurs
mains. En tout cas, il y a là, même pour le présent, un danger très ré-
el et qu’on aurait tort de se refuser à voir ; nous avons cru bon de le
dénoncer une fois de plus, et ce ne sera peut-être pas la dernière, car
il est à prévoir que la propagande insinuante et multiforme à laquelle
nous avons affaire aura encore d’autres manifestations.

René Guénon

P.-S. – Dans un article intitulé Sem et Japhet, paru dans la revue


Europe (15 novembre 1926), M. François Bonjean a écrit ceci :
« Fait significatif, c’est du cœur, et non pas du cerveau, que la doc-
trine cosmologique des plus anciens textes aryens fait le siège, ou
plutôt l’emblème de l’intelligence pure, de celle qui comprend les
vérités transcendantales comme l’oreille entend, et c’est à cette intui-
tion immédiate… qu’elle donne le premier rang parmi les qualités
sensibles ». Il semble qu’il y ait à la fin de ce passage un lapsus,
peut-être dû à une simple omission typographique, et qu’il faille

6
St Matthieu, XXIX, 24.
116
lire : « C’est à cette intuition immédiate qu’elle donne le premier
rang parmi les facultés, comme elle le donne au son parmi les quali-
tés sensibles ». Nous avons précisément parlé de cette doctrine hin-
doue de la primordialité du son dans notre article À propos du Pois-
son (février 1927) ; et, quant à la relation du cœur avec l’intelligence
intuitive, nous l’avons déjà exposée ici à maintes reprises. Il semble
que certaines vérités oubliées commencent à revenir au jour, et c’est
toujours avec plaisir que nous en signalerons les indices, partout où
nous les rencontrerons ; il y a là, fort heureusement, une contrepartie
à l’envahissement de ce désordre mental dont nous venons d’avoir à
signaler quelques symptômes inquiétants.

117
La « Religion » d’un Philosophe*
(Voile d’Isis, janv. 1934)

Nous n’avons guère l’habitude de prêter attention aux manifestations


de la « pensée » profane ; aussi n’aurions-nous sans doute pas lu le
récent livre de M. Bergson, Les deux sources de la morale et de la
religion, et encore moins aurions-nous songé à en parler, si l’on ne
nous avait signalé qu’il y était question de différentes choses qui,
normalement, ne sont point du ressort d’un philosophe. En fait,
l’auteur y traite de « religion », de « mysticisme », voire même de
« magie » ; et nous devons dire tout de suite qu’il n’y a pas une seule
de ces choses pour laquelle il nous soit possible d’accepter l’idée
qu’il s’en fait ; c’est d’ailleurs assez la coutume des philosophes de
détourner ainsi les mots de leur sens pour les accorder à leurs con-
ceptions particulières.
Tout d’abord, en ce qui concerne la religion1, les origines de la
thèse que soutient M. Bergson n’ont rien de mystérieux et sont
même bien simples au fond ; il est assez étonnant que ceux qui ont
parlé de son livre ne semblent pas s’en être aperçus. On sait que
toutes les théories modernes, à cet égard, ont pour trait commun de
chercher à réduire la religion à quelque chose de purement humain,
ce qui revient à la nier, consciemment ou inconsciemment, puisque
c’est refuser de tenir compte de ce qui en constitue l’essence même,
et qui est précisément l’élément « non-humain ». Ces théories peu-
vent, dans leur ensemble, se ramener à deux types : l’un « psycholo-
gique », qui prétend expliquer la religion par la nature de l’individu
humain, et l’autre « sociologique », qui veut y voir un fait d’ordre
exclusivement social, le produit d’une sorte de « conscience collec-
tive » qui dominerait les individus et s’imposerait à eux.
L’originalité de M. Bergson est d’avoir cherché à combiner ces deux
genres d’explication : au lieu de les regarder comme plus ou moins
exclusifs l’un de l’autre, ainsi que le font d’ordinaire leurs partisans
respectifs, il les accepte tous les deux à la fois, en les rapportant à
des choses différentes, mais désignées néanmoins par le même mot

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XXXIII – L’intuitionnisme contemporain,
dans le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.
1
Nous laissons de côté ce qui se rapporte à la morale, qui ne nous intéresse pas
ici ; naturellement, l’explication proposée à cet égard est parallèle à celle de la reli-
gion.
118
de « religion » ; les « deux sources » qu’il envisage ne sont pas autre
chose que cela en réalité. Il y a donc pour lui deux sortes de religion,
l’une « statique » et l’autre « dynamique », qu’il appelle aussi, assez
bizarrement, « religion close » et « religion ouverte » ; la première
est de nature sociale, la seconde de nature psychologique ; et, natu-
rellement, c’est à celle-ci que vont ses préférences, c’est elle qu’il
considère comme la forme supérieure de la religion ; naturellement,
disons-nous, car il est bien évident que, dans une « philosophie du
devenir » telle que la sienne, il ne saurait en être autrement. Une telle
philosophie, en effet, n’admet aucun principe immuable, ce qui est la
négation même de la métaphysique ; mettant toute réalité dans le
changement, elle considère que, soit dans les doctrines, soit dans les
formes extérieures, ce qui ne change point ne répond à rien de réel,
et empêche même l’homme de saisir le réel tel qu’elle le conçoit.
Mais, dira-t-on, si l’on nie qu’il y ait des principes immuables et des
« vérités éternelles »2, on doit logiquement refuser toute valeur, non
seulement à la métaphysique, mais aussi à la religion ; c’est bien ce
qui arrive en effet, car la religion au vrai sens de ce mot, c’est celle
que M. Bergson appelle « religion statique », et dans laquelle il ne
veut voir qu’une « fabulation » tout imaginaire ; et, quant à sa « reli-
gion dynamique », ce n’est pas du tout une religion.
Cette soi-disant « religion dynamique » ne possède même, à vrai
dire, aucun des éléments caractéristiques qui constituent la définition
même de la religion : pas de dogmes, puisque c’est là quelque chose
d’immuable et, comme dit M. Bergson, de « figé » ; pas de rites non
plus, bien entendu, pour la même raison, et aussi à cause de leur ca-
ractère social ; les uns et les autres doivent être laissés à la « religion
statique » ; et, pour ce qui est de la morale, M. Bergson a commencé
par la mettre à part, comme quelque chose qui ne rentre pas dans la
religion telle qu’il l’entend. Alors, il ne reste plus rien, ou du moins
il ne reste qu’une vague « religiosité », sorte d’aspiration confuse
vers un « idéal » quelconque, assez proche en somme de celle des
modernistes et des protestants libéraux, et qui rappelle aussi, à bien
des égards, l’« expérience religieuse » de William James. C’est cette
« religiosité » que M. Bergson prend pour une religion supérieure,
croyant ainsi « sublimer » la religion alors qu’il n’a fait que la vider
de tout son contenu, parce qu’il n’y a rien, dans celui-ci, qui soit

2
Il est à remarquer que M. Bergson semble même éviter d’employer le mot de
« vérité », et qu’il lui substitue presque toujours celui de « réalité ».
119
compatible avec ses conceptions ; et d’ailleurs c’est sans doute là
tout ce qu’on peut faire sortir d’une théorie psychologique, car nous
n’avons jamais vu qu’une telle théorie se soit montrée capable
d’aller plus loin que le « sentiment religieux », qui, encore une fois,
n’est pas la religion.
La « religion dynamique », aux yeux de M. Bergson, trouve sa
plus haute expression dans le « mysticisme », vu d’ailleurs par son
plus mauvais côté, car il ne l’exalte ainsi que pour ce qui s’y trouve
d’« individuel », c’est-à-dire de vague, d’inconsistant, et en quelque
sorte d’« anarchique »3 ; ce qui lui plaît chez les mystiques, disons-le
nettement, c’est leur tendance à la divagation… Quant à ce qui fait la
base même du mysticisme, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, son
rattachement à une « religion statique », il le tient manifestement
pour négligeable ; on sent d’ailleurs qu’il y a là quelque chose qui le
gêne, car ses explications sur ce point sont plutôt embarrassées. Ce
qui peut sembler curieux de la part d’un « non-chrétien », c’est que,
pour lui, le « mysticisme complet » est celui des mystiques chré-
tiens ; à la vérité, il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrétiens
avant même d’être mystiques ; ou du moins, pour les justifier d’être
chrétiens, il pose indûment le mysticisme à l’origine même du Chris-
tianisme ; et, pour établir à cet égard une sorte de continuité entre ce-
lui-ci et le Judaïsme, il en arrive à transformer en « mystiques » les
prophètes juifs ; évidemment, du caractère de la mission des pro-
phètes et de la nature de leur inspiration, il n’a pas la moindre idée…
Maintenant, si le mysticisme chrétien, quelque déformée que soit la
conception qu’il s’en fait, est ainsi pour lui le type même du mysti-
cisme, la raison en est bien facile à comprendre : c’est que, en fait, il
n’y a guère de mysticisme autre que celui-là ; et peut-être même le
mysticisme proprement dit est-il, au fond, quelque chose de spécifi-
quement chrétien. Mais ceci aussi échappe à M. Bergson, qui
s’efforce de découvrir, antérieurement au Christianisme, des « es-
quisses du mysticisme futur », alors qu’il s’agit de choses totalement
différentes ; il y a là notamment, sur l’Inde, quelques pages qui té-
moignent d’une incompréhension inouïe ! Il y a aussi les mystères
grecs, et ici le rapprochement se réduit à un bien mauvais jeu de
mots ; du reste, M. Bergson est forcé d’avouer lui-même que « la

3
Il est étonnant que M. Bergson ne cite pas, comme un des spécimens les plus ac-
complis de sa « religion dynamique », les « enseignements » de Krishnamurti ; il se-
rait pourtant difficile de trouver quelque chose qui réponde plus exactement à ce qu’il
entend par là.
120
plupart des mystères n’eurent rien de mystique » ; mais alors pour-
quoi en parle-t-il sous ce vocable ? Quant à ce que furent ces mys-
tères, il s’en fait la représentation la plus « profane » qui puisse être ;
ignorant tout de l’initiation, comment pourrait-il comprendre qu’il y
eut là, aussi bien que dans l’Inde, quelque chose qui d’abord n’était
nullement d’ordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement
plus loin que son « mysticisme », et même que le mysticisme au-
thentique ? Mais aussi, d’autre part, comment un philosophe pour-
rait-il comprendre qu’il devrait, tout comme le commun des mortels,
s’abstenir de parler de ce qu’il ne connaît pas4 ?
Si nous revenons à la « religion statique », nous voyons que M.
Bergson accepte de confiance, sur ses prétendues origines, tous les
racontars de l’« école sociologique », y compris les plus sujets à cau-
tion : « magie », « totémisme », « tabou », « mana », « culte des
animaux », « culte des esprits », « mentalité primitive », rien n’y
manque de tout le « bric-à-brac » habituel, s’il est permis de
s’exprimer ainsi… Ce qui lui appartient peut-être en propre, c’est le
rôle qu’il attribue dans tout cela à une soi-disant « fonction fabula-
trice », qui nous paraît beaucoup plus véritablement « fabuleuse »
que ce qu’elle sert à expliquer ; mais il faut bien imaginer une théo-
rie quelconque qui permette de dénier en bloc tout fondement réel à
tout ce qu’on est convenu de traiter de « superstitions » ; un philo-
sophe « civilisé », et, qui plus est, « du XXe siècle », estime évi-
demment que toute autre attitude serait indigne de lui !
Nous nous arrêterons seulement sur un point, celui qui concerne
la « magie » ; celle-ci est une grande ressource pour certains théori-

4
M. Alfred Loisy a voulu répondre à M. Bergson et soutenir contrr lui qu’il n’y a
qu’une seule « source » de la morale et de la religion ; en sa qualité de spécialiste de
l’« histoire des religions », il préfère les théories de Frazer à celles de Durkheim, et
aussi l’idée d’une « évolution » continue à celle d’une « évolution » par mutations
brusques ; à nos yeux, tout cela se vaut exactement ; mais il est du moins un point sur
lequel nous devons lui donner raison, et il le doit assurément à son éducation ecclési-
astique : grâce à celle-ci, il connaît mieux les mystiques que M. Bergson, et il fait re-
marquer qu’ils n’ont jamais eu le moindre soupçon de quelque chose qui ressemble à
l’« élan vital » ; évidemment, M. Bergson a voulu en faire des « bergsoniens » avant
la lettre, ce qui n’est guère conforme à la simple vérité historique: et M. Loisy
s’étonne aussi à juste titre de voir Jeanne d’Arc rangée parmi les mystiques. Signal-
ons, car cela est bon à enregistrer, que son livre s’ouvre par un aveu bien amusant : «
L’auteur du présent opuscule, déclare-t-il, ne se connait pas d’inclination particulière
pour les questions d’ordre purement spéculatif. » Voilà du moins une assez louable
franchise ; et, puisque c’est lui-même qui le dit, et de façon toute spontanée, nous l’en
croyons volontiers sur parole !
121
ciens, qui ne savent sans doute pas très bien ce qu’elle est, mais qui
veulent en faire sortir tout à la fois la religion et la science. Telle
n’est pas précisément la position de M. Bergson : cherchant à la ma-
gie une « origine psychologique », il en fait « l’extériorisation d’un
désir dont le cœur est rempli », et il prétend que, « si l’on reconsti-
tue, par un effort d’introspection, la réaction naturelle de l’homme à
sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent,
et qu’il n’y a rien de commun entre la magie et la science ». Il est
vrai qu’il y a ensuite quelque flottement : si l’on se place à un certain
point de vue, « la magie fait évidemment partie de la religion » ;
mais, à un autre point de vue, « la religion s’oppose à la magie » ; ce
qui est plus net, c’est l’affirmation que « la magie est l’inverse de la
science », et que, « bien loin de préparer la venue de la science,
comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le
savoir méthodique eut à lutter ». Tout cela est exactement au rebours
de la vérité : comme nous l’avons expliqué bien souvent, la magie
n’a absolument rien à voir avec la religion, et elle est, non pas
l’origine de toutes les sciences, mais simplement une science parti-
culière parmi les autres, et, plus précisément, une science expéri-
mentale ; mais M. Bergson est sans doute bien convaincu qu’il ne
saurait exister d’autres sciences que celles qu’énumèrent les « classi-
fications » modernes… Parlant des « opérations magiques » avec
l’assurance de quelqu’un qui n’en a jamais vu, il écrit cette phrase
étonnante : « Si l’intelligence primitive avait commencé ici par con-
cevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l’expérience, qui
lui en eût démontré la fausseté ». Nous admirons l’intrépidité avec
laquelle ce philosophe, enfermé dans son cabinet, nie « a priori »
tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses théories ! Comment
peut-il croire les hommes assez sots pour avoir répété indéfiniment,
même sans « principes », des « opérations » qui n’auraient jamais
réussi ? Et que dirait-il s’il se trouvait que, tout au contraire,
« l’expérience démontre la fausseté » de ses propres assertions ?
Évidemment, il ne conçoit même pas qu’une pareille chose soit pos-
sible ; telle est la force des idées préconçues, chez lui et chez ses pa-
reils, qu’ils ne doutent pas un seul instant que le monde soit stricte-
ment limité à la mesure de leurs conceptions.
Or il arrive ceci de particulièrement remarquable : c’est que la
magie se venge cruellement des négations de M. Bergson ; reparais-
sant de nos jours, dans sa forme la plus basse et la plus rudimentaire,
sous le déguisement de la « science psychique », elle réussit à se
122
faire admettre par lui, sans qu’il la reconnaisse, non seulement
comme réelle, mais comme devant jouer un rôle capital pour l’avenir
de sa « religion dynamique » ! Nous n’exagérons rien : il parle de
« survie » tout comme un vulgaire spirite, et il croit à un « approfon-
dissement expérimental » permettant de « conclure à la possibilité et
même à la probabilité d’une survivance de l’âme », sans pourtant
qu’on puisse dire si c’est « pour un temps ou pour toujours »… Mais
cette fâcheuse restriction ne l’empêche pas de proclamer sur un ton
dithyrambique : « il n’en faudrait pas davantage pour convertir en
réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se
rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus sou-
vent verbale, abstraite, inefficace… En vérité, si nous étions sûrs,
absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre
chose ». La magie ancienne était plus « scientifique » et n’avait point
de pareilles prétentions ; il a fallu, pour que quelques-uns de ses
phénomènes les plus élémentaires donnent lieu à de telles interpréta-
tions, attendre l’invention du spiritisme, auquel la déviation de
l’esprit moderne pouvait seule donner naissance ; et c’est bien en ef-
fet la théorie spirite, purement et simplement, que M. Bergson,
comme William James avant lui, accepte ainsi avec une « joie » qui
fait « pâlir tous les plaisirs »… et qui nous fixe sur le degré de dis-
cernement dont il est capable : en fait de « superstition », il n’y eut
jamais mieux ! Et c’est là-dessus que se termine son livre ; on ne
saurait, assurément, souhaiter une plus belle preuve du néant de
toute cette philosophie !

Mesr, 22 shaabân 1352 H.

123
Tradition et traditionalisme*
(Études Traditionnelles, oct. 1936)

Nous avons eu déjà si souvent l’occasion de signaler des exemples


de l’abus de certains mots, détournés de leur véritable sens, qui est
un des symptômes de la confusion intellectuelle de notre époque,
que nous serions presque tenté de nous excuser de revenir une fois
de plus sur un sujet se rapportant à des considérations de cet ordre.
Pourtant, il est des équivoques qu’on ne parvient pas à dissiper d’un
seul coup, mais seulement à force d’y insister ; et, sur le point que
nous avons en vue actuellement, la chose est devenue plus nécessaire
que jamais dans les circonstances présentes, afin de prévenir toute
tentative d’utilisation illégitime de l’idée même de « tradition » par
ceux qui voudraient assimiler indûment ce qu’elle implique à leurs
propres conceptions dans un domaine quelconque. Il doit d’ailleurs
être bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de suspecter la bonne foi des
uns ou des autres, car, dans bien des cas, il peut fort bien n’y avoir là
qu’incompréhension pure et simple ; l’ignorance de la plupart de nos
contemporains à l’égard de tout ce qui possède un caractère réelle-
ment traditionnel est si complète qu’il n’y a même pas lieu de s’en
étonner ; mais, en même temps, on est forcé de reconnaître aussi que
ces erreurs d’interprétation et ces méprises involontaires servent trop
bien certains « plans » pour qu’il ne soit pas permis de se demander
si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces
« suggestions » qui dominent la mentalité moderne et qui, précisé-
ment, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tra-
dition au vrai sens de ce mot.
Expliquons-nous plus complètement là-dessus : la mentalité mo-
derne elle-même, dans tout ce qui la caractérise spécifiquement
comme telle, n’est en somme que le produit d’une vaste suggestion
collective, qui, s’exerçant continuellement au cours de plusieurs
siècles, a déterminé la formation et le développement progressif de
l’esprit antitraditionnel, en lequel se résume en définitive tout
l’ensemble des traits distinctifs de cette mentalité. Nous n’avons pas
à nous demander ici si ce qui apparaît ainsi comme une anomalie, et
même comme une véritable monstruosité, ne se trouve pas cepen-

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XXXI, dans le Règne de la Quantité et les
Signes des Temps.
124
dant à sa place dans un ordre plus général, ou, en d’autres termes, si,
en vertu même des « lois cycliques » auxquelles nous avons souvent
fait allusion, une telle déviation ne devait pas se produire inévita-
blement à cette époque ; c’est là un tout autre aspect de la question ;
nous n’avons présentement en vue que la « technique » par laquelle
cette déviation a pu être amenée en fait, et c’est cette « technique »
dont on peut donner une idée aussi approchée que possible en la dé-
finissant comme une sorte de suggestion collective. Mais, si puis-
sante et si habile que soit cette suggestion, il peut arriver un moment
où l’état de désordre et de déséquilibre qui en est le résultat devient
si apparent que certains ne peuvent plus manquer de s’en apercevoir,
et alors il risque de se produire une « réaction » compromettant ce
résultat même ; il semble bien qu’aujourd’hui les choses en soient
justement à ce point, et c’est là qu’intervient efficacement, pour dé-
tourner cette « réaction » du but où elle tend, ce que nous pourrions
appeler la « contrefaçon » de l’idée traditionnelle.
Si cette « contrefaçon » est possible, c’est en raison de
l’ignorance dont nous parlions plus haut : l’idée même de la tradition
a été détruite à un tel point, dans le monde occidental moderne, que
ceux qui aspirent à la retrouver ne savent trop de quel côté se diriger,
et qu’ils ne sont que trop prêts à accepter les fausses idées qu’on leur
présentera à sa place et sous son nom. Ceux-là se sont rendu compte,
au moins jusqu’à un certain point, qu’ils avaient été trompés par les
suggestions ouvertement antitraditionnelles, et que les croyances qui
leur avaient été ainsi imposées ne représentaient qu’erreur et décep-
tion ; c’est là assurément quelque chose dans le sens de la « réac-
tion » que nous venons de dire, mais, en somme, cela n’est encore
que tout négatif. On s’en aperçoit bien en lisant les écrits, de moins
en moins rares, où l’on trouve les plus justes critiques à l’égard de la
« civilisation » actuelle, mais où les moyens envisagés pour remédier
aux maux ainsi dénoncés ont un caractère étrangement dispropor-
tionné et insignifiant, enfantin même en quelque sorte : projets
« scolaires » ou « académiques », pourrait-on dire, mais rien de plus,
et, surtout, rien qui témoigne de la moindre connaissance d’ordre
profond. C’est à ce stade que l’effort, si louable et si méritoire qu’il
soit, peut facilement se laisser détourner vers des « activités » qui, à
leur façon et en dépit de certaines apparences, ne feront que contri-
buer finalement à accroître encore le désordre et la confusion de
cette « civilisation » dont elles sont censées devoir opérer le redres-
sement.
125
Ceux dont nous venons de parler sont ceux que l’on peut qualifier
de « traditionalistes », lorsqu’on prend ce mot dans son acception lé-
gitime ; en effet, il ne peut indiquer proprement qu’une simple ten-
dance, une sorte d’aspiration vers la tradition, sans aucune connais-
sance réelle de celle-ci ; et l’on peut mesurer par là toute la distance
qui sépare l’esprit « traditionaliste » du véritable esprit traditionnel,
qui implique au contraire essentiellement une telle connaissance. En
somme, le « traditionaliste » n’est et ne peut être qu’un « cher-
cheur », et c’est bien pourquoi il est toujours en danger de s’égarer,
n’étant pas en possession des principes qui seuls lui donneraient une
direction infaillible ; et ce danger sera naturellement d’autant plus
grand qu’il trouvera sur son chemin, comme autant d’embûches,
toutes ces fausses idées suscitées par le pouvoir d’illusion qui a un
intérêt capital à l’empêcher de parvenir au véritable terme de sa re-
cherche. Il est évident, en effet, que ce pouvoir ne peut se maintenir
et continuer à exercer son action qu’à la condition que toute restaura-
tion de l’idée traditionnelle soit rendue impossible ; il est donc tout
aussi important pour lui de faire dévier les recherches tendant vers la
connaissance traditionnelle que, d’autre part, celles qui, portant sur
les origines et les causes réelles de la déviation moderne, seraient
susceptibles de dévoiler quelque chose de sa propre nature et de ses
moyens d’influence ; il y a là, pour lui, deux nécessités en quelque
sorte complémentaires l’une de l’autre, et qu’on pourrait même re-
garder, au fond, comme les deux aspects positif et négatif d’une
même exigence fondamentale de sa domination.
Tous les emplois abusifs du mot « tradition » peuvent, à un degré
ou à un autre, servir à cette fin, à commencer par le plus vulgaire de
tous, celui qui le fait synonyme de « coutume » ou d’« usage »,
amenant par là une confusion de la tradition avec les choses les plus
bassement humaines et les plus complètement dépourvues de tout
sens profond. Mais il y a d’autres déformations plus subtiles, et par
là même plus dangereuses ; toutes ont d’ailleurs pour caractère
commun de faire descendre l’idée de tradition à un niveau purement
humain, alors que, comme nous l’avons souvent expliqué, il n’y a de
véritablement traditionnel que ce qui implique un élément d’ordre
supra-humain, C’est là le point essentiel, celui qui constitue en
quelque sorte la définition même de la tradition et de tout ce qui s’y
rattache ; et c’est là aussi, bien entendu, ce qu’il faut à tout prix em-
pêcher de reconnaître pour maintenir la mentalité moderne dans ses
illusions. Il n’y a d’ailleurs qu’à voir combien ceux qui prétendent se
126
faire les « historiens » des religions et des autres formes de la tradi-
tion s’acharnent avant tout à les expliquer par des facteurs exclusi-
vement humains ; peu importe que, suivant les écoles, ces facteurs
soient psychologiques, sociaux ou autres, et même la multiplicité des
explications ainsi présentées permet de séduire plus facilement un
plus grand nombre ; ce qui est constant, c’est la volonté bien arrêtée
de tout réduire à l’humain et de ne rien laisser subsister qui le dé-
passe ; et ceux qui croient à la valeur de cette « critique » destructive
sont dès lors tout disposés à confondre la tradition avec n’importe
quoi, puisqu’il n’y a plus en effet, dans l’idée qu’on leur en a incul-
quée, rien qui puisse la distinguer réellement de ce qui est dépourvu
de tout caractère traditionnel.
Dès lors que tout ce qui est d’ordre purement humain ne saurait,
pour cette raison même, être légitimement qualifié de traditionnel, il
ne peut y avoir, par exemple, de « tradition philosophique », ni de
« tradition scientifique » au sens moderne et profane de ce mot ; et,
bien entendu, il ne peut y avoir non plus de « tradition politique », là
du moins où toute organisation sociale vraiment traditionnelle fait
défaut, ce qui est le cas du monde occidental actuel. Ce sont pourtant
là quelques-unes des expressions qui sont employées couramment
aujourd’hui, et qui constituent autant de dénaturations de l’idée de la
tradition ; et il va de soi que, si les esprits « traditionalistes » dont
nous parlions précédemment peuvent être amenés à laisser détourner
leur activité vers l’un ou l’autre de ces domaines essentiellement
contingents et à y limiter tous leurs efforts, leurs aspirations se trou-
veront ainsi « neutralisées » et rendues parfaitement inoffensives, si
même elles ne sont parfois utilisées, à leur insu, dans un sens tout
opposé à leurs intentions. Il arrive en effet qu’on va jusqu’à appli-
quer le nom de « tradition » à des choses qui, par leur nature même,
sont nettement antitraditionnelles : c’est ainsi qu’on parle de « tradi-
tion humaniste », ou encore de « tradition nationale », alors que
l’« humanisme », comme son nom même l’indique d’ailleurs, n’est
pas autre chose que cette négation du supra-humain qui est à la ra-
cine de l’esprit moderne sous toute ses formes, et que la constitution
des « nationalités » a été le moyen employé pour détruire
l’organisation sociale traditionnelle du moyen âge ; il n’y aurait pas
lieu de s’étonner dans ces conditions, si l’on en venait quelque jour à
parler tout aussi bien de « tradition protestante », voire même de
« tradition laïque » ou de « tradition révolutionnaire » ! Au degré de
confusion mentale où est parvenue la grande majorité de nos con-
127
temporains, les associations de mots les plus manifestement contra-
dictoires n’ont plus rien qui puisse les effrayer, ni même leur donner
simplement à réfléchir…
Ceci nous conduit encore directement à une autre remarque im-
portante : lorsque certains, s’étant aperçus du désordre moderne en
constatant le degré trop visible où il en est actuellement, veulent
« réagir », le meilleur moyen de rendre inefficace ce besoin de « ré-
action » n’est-il pas de l’orienter vers quelqu’un des stades anté-
rieurs et moins « avancés » de la même déviation, où ce désordre
n’était pas encore devenu aussi apparent et se présentait, si l’on peut
dire, sous des dehors plus acceptables pour qui n’a pas été complè-
tement aveuglé par certaines suggestions ? Il n’est pas suffisant de se
déclarer sincèrement « anti-moderne », comme tout « traditiona-
liste » d’intention doit le faire normalement, si l’on est encore affec-
té soi-même par les idées modernes sous quelque forme plus ou
moins atténuée, et par là plus difficilement discernable sans doute,
mais correspondant toujours en fait à l’une ou à l’autre des étapes
que ces idées ont parcourues au cours de leur développement ; au-
cune « concession », même involontaire ou inconsciente, n’est pos-
sible ici, car, de leur point de départ à leur aboutissement actuel, tout
se tient et s’enchaîne inexorablement. Et, à ce propos, nous ajoute-
rons encore ceci : le travail ayant pour but d’empêcher la « réac-
tion » de viser plus loin que le retour à un moindre désordre, en dis-
simulant d’ailleurs le caractère de celui-ci et en le faisant passer pour
l’« ordre », rejoint très exactement celui qui est accompli, d’autre
part, pour faire pénétrer l’esprit moderne à l’intérieur même de ce
qui peut subsister, en Occident, des organisations traditionnelles de
tout ordre ; le même effet de « neutralisation » des forces dont on
pourrait avoir à redouter l’opposition est pareillement obtenu dans
les deux cas. Ce n’est même pas assez de parler de « neutralisation »,
car, de la lutte qui se produira forcément entre des éléments qui se
trouvent ainsi ramenés pour ainsi dire au même niveau, et dont
l’hostilité ne représente donc plus, au fond, que celle qui peut exister
entre des productions diverses et apparemment contraires de la dé-
viation moderne, il ne pourra finalement sortir qu’un nouvel accrois-
sement du désordre et de la confusion.
Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et
se heurtent présentement, entre tous les « mouvements » extérieurs
de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de
vue traditionnel ou même simplement « traditionaliste », à « prendre
128
parti », suivant l’expression employée communément, car ce serait
être dupe, et, les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout
cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes
voulues et dirigées invisiblement par elles ; le seul fait de « prendre
parti » dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si
inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitradition-
nelle. Nous ne voulons faire ici aucune application particulière, ce
qui serait en somme assez peu utile après tout ce que nous avons dé-
jà dit, et d’ailleurs tout à fait hors de propos ; il nous paraît seule-
ment nécessaire, pour couper court aux prétentions de tout faux
« traditionalisme », de préciser que, notamment, aucune tendance
politique existant dans l’Europe actuelle ne peut valablement se re-
commander de l’autorité d’idées ou de doctrines traditionnelles, les
principes faisant également défaut partout, bien qu’on n’ait assuré-
ment jamais tant parlé de « principes » qu’on le fait aujourd’hui de
tous les côtés, appliquant à peu près indistinctement cette désigna-
tion à tout ce qui la mérite le moins, et parfois même à ce qui im-
plique au contraire la négation de tout véritable principe. Sous cet
autre abus d’un mot, nous retrouvons d’ailleurs encore ce caractère
de « contrefaçon » que nous avons déjà constaté, d’une façon géné-
rale, à l’égard de l’idée traditionnelle, et qui nous paraît constituer
par lui-même une « marque » assez importante et assez significative
pour qu’il ne soit pas sans intérêt d’y insister plus spécialement dans
un prochain article, ce qui nous fournira en même temps l’occasion
de mettre encore plus explicitement les « traditionalistes » en garde
contre quelques-uns des multiples dangers de déviation auxquels
leurs efforts se trouvent exposés.
Pour le moment, il nous reste encore, à cause de certaines gens
malveillants ou mal intentionnés que nous ne connaissons que trop
bien, à prendre une précaution qui, normalement, devrait être tout à
fait superflue : c’est de déclarer expressément que ce que nous ve-
nons de dire en dernier lieu ne saurait, en aucune façon ni à aucun
degré, être regardé comme constituant, de notre part, une sorte
d’incursion plus ou moins déguisée dans le domaine de la politique ;
c’est, tout au contraire, l’expression même d’une des principales rai-
sons pour lesquelles nous entendons demeurer absolument étranger à
tout ce qui touche à ce domaine. Nous ne voulons dire rien de plus ni
d’autre que ce que nous disons ; ce que nous voulons dire, nous
avons l’habitude de le dire nettement, trop nettement même peut-être
au gré de certains ; et nul n’a le droit de prétendre y voir le moindre
129
« sous-entendu », ni d’y ajouter, en nous les attribuant, ses propres
interprétations plus ou moins tendancieuses.

130
Les contrefaçons de l’idée traditionnelle*
(Études Traditionnelles, nov.-déc. 1936)

Nous appelions l’attention, dans notre dernier article, sur le caractère


de « contrefaçon » qu’implique l’abus qui est fait, à notre époque, de
certains mots tels que ceux de « principes », de « tradition », de « re-
ligion », et bien d’autres encore, abus inconscient chez le plus grand
nombre, assurément, mais qui n’en répond pas moins nettement aux
desseins de subversion de tout ordre normal suivant lesquels est diri-
gée toute la mentalité actuelle. On pourrait même dire que ce carac-
tère se retrouve, d’une façon beaucoup plus générale, et sous des
formes multiples, dans tout l’ensemble de ce qui constitue propre-
ment la civilisation moderne, où, quel que soit le point de vue sous
lequel on l’envisage, tout apparaît comme de plus en plus artificiel,
dénaturé et falsifié ; beaucoup de ceux qui font aujourd’hui la cri-
tique de cette civilisation en sont d’ailleurs frappés, même lorsqu’ils
ne savent pas aller plus loin et n’ont pas le moindre soupçon de ce
qui se cache en réalité derrière tout cela. Il suffirait pourtant, nous
semble-t-il, d’un peu de logique pour se dire que, si tout est ainsi de-
venu artificiel, la mentalité même à laquelle correspond cet état de
choses ne doit pas l’être moins que le reste, quelle aussi doit être
« fabriquée » et non point spontanée ; et, dès qu’on aurait fait cette
simple réflexion, on ne pourrait plus manquer de voir les indices
concordants en ce sens se multiplier de toutes parts et presque indé-
finiment ; mais il faut croire qu’il est malheureusement bien difficile
d’échapper aussi complètement aux « suggestions » auxquelles nous
avons fait allusion, et auxquelles, en définitive, le monde moderne
comme tel doit son existence.
Nous avons dit aussi que ce caractère de « contrefaçon » consti-
tue, par lui-même, une « marque » très significative quant à l’origine
réelle de ce qui en est affecté, et, par conséquent, de la déviation
moderne tout entière, dont il met bien en évidence la nature vérita-
blement « satanique ». Nous nous sommes déjà suffisamment expli-
qué, en d’autres occasions, sur le sens que nous entendons attacher à
ce dernier mot, pour qu’il ne puisse y avoir là aucune équivoque : il
s’applique, en somme, à tout ce qui est négation et renversement de

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XXIX – Déviation et subversion, dans le
Règne de la Quantité et les Signes des Temps.
131
l’ordre, dans quelque domaine que ce soit, et c’est bien là, sans le
moindre doute, ce dont nous pouvons constater les effets autour de
nous. Mais, en même temps, il ne faut pas oublier que cet esprit de
négation est aussi, et en quelque sorte par nécessité, l’esprit de men-
songe ; il revêt tous les déguisements, et souvent les plus inattendus,
pour ne pas être reconnu pour ce qu’il est, pour se faire même passer
pour tout le contraire, et c’est ici précisément qu’apparaît la « con-
trefaçon » ; ne diton pas en effet que « Satan est le singe de Dieu »,
et aussi qu’il « se transfigure en ange de lumière » ? Ceci revient à
dire qu’il imite à sa façon, en l’altérant et en le faussant de manière à
le faire toujours servir à ses fins, cela même à quoi il veut
s’opposer : ainsi, il fera en sorte que le désordre prenne les appa-
rences d’un faux ordre, il dissimulera la négation de tout principe
sous l’affirmation de faux principes, et ainsi de suite. Naturellement,
tout cela, au fond, ne peut jamais être que simulacre et même carica-
ture, mais assez habilement présenté pour que l’immense majorité
des hommes s’y laisse tromper ; et comment s’en étonner quand on
voit combien les supercheries, même grossières, réussissent facile-
ment à en imposer à la foule, et combien, au contraire, il est difficile
d’arriver ensuite à détromper celle-ci : « Vulgus vult decipi », di-
saient déjà les anciens ; et il s’est sans doute toujours trouvé, bien
qu’ils n’aient jamais été aussi nombreux que de nos jours, des gens
disposés à ajouter : « ergo decipiatur » !
Malgré tout, qui dit contrefaçon dit par là-même parodie ; ce sont
là presque des synonymes ; aussi y a-t-il invariablement, dans toutes
les choses de ce genre, un élément grotesque qui peut être plus ou
moins apparent, mais qui, en tout cas, ne devrait pas échapper à des
observateurs tant soit peu perspicaces, si toutefois les « sugges-
tions » qu’ils subissent inconsciemment n’abolissaient à cet égard
leur perspicacité naturelle. C’est là le côté par lequel le mensonge, si
habile qu’il soit, ne peut faire autrement que de se trahir ; et, bien en-
tendu, cela aussi est une « marque » d’origine, inséparable de la con-
trefaçon elle-même, et qui doit normalement permettre de la recon-
naître comme telle. Si l’on voulait citer ici des exemples pris parmi
les manifestations diverses de l’esprit moderne, on n’aurait assuré-
ment que l’embarras du choix, depuis les pseudo-rites « civiques » et
« laïques » qui ont pris tant d’extension partout en ces dernières an-
nées, et qui visent à fournir à la masse un substitut purement humain
des vrais rites religieux, jusqu’aux extravagances d’un soi-disant
« naturisme » qui, en dépit de son nom, n’est pas moins artificiel,
132
pour ne pas dire « antinaturel », que les inutiles complications de
l’existence contre lesquelles il a la prétention de réagir par une déri-
soire comédie, dont le véritable propos est d’ailleurs de faire croire
que l’« état de nature » se confond avec l’animalité ; et il n’est pas
jusqu’au plus simple repos de l’être humain qui ne soit maintenant
menacé de dénaturation par l’idée contradictoire, mais conforme à
l’égalitarisme démocratique, d’une « organisation des loisirs » !
Nous mentionnons ici, avec intention, des faits qui sont connus de
tout le monde, qui appartiennent incontestablement à ce qu’on peut
appeler le « domaine public », et que chacun peut donc constater
sans peine ; n’est-il pas incroyable que ceux qui en sentent, nous ne
disons pas le danger, mais simplement le ridicule, soient si rares
qu’ils représentent de véritables exceptions ? « Pseudo-religion »,
devrait-on dire à ce propos, « pseudo-nature », « pseudo-repos », et
ainsi pour tant d’autres choses ; si l’on voulait parler toujours stric-
tement selon la vérité, il faudrait placer constamment ce mot « pseu-
do » devant la désignation de tous les produits spécifiques du monde
moderne, pour indiquer ce qu’ils sont en réalité : des falsifications et
rien d’autre, et des falsifications dont le but n’est que trop évident
pour ceux qui sont encore capables de réfléchir.
Quelle que soit par ailleurs l’idée plus particulière que chacun
pourra se faire de ce qui est appelé « Satan », suivant certaines vues
théologiques ou autres, cela ne saurait rien changer à ce que nous
venons de dire, car il est bien clair que les « personnifications »
n’importent pas ici et n’ont aucunement à intervenir dans ces consi-
dérations. Ce qu’il y a à envisager, c’est, d’une part, cet esprit de né-
gation que nous avons défini et en lequel « Satan » se résout méta-
physiquement, indépendamment des formes spéciales qu’il peut re-
vêtir pour se manifester dans tel ou tel domaine, et, d’autre part, ce
qui le représente proprement et l’« incarne » pour ainsi dire dans le
monde terrestre où nous considérons son action, et qui n’est pas
autre chose que ce que nous avons appelé la « contre-initiation ». Il
faut bien remarquer que nous disons « contre-initiation », et non pas
« pseudo-initiation » ; en effet, on ne doit pas confondre le contre-
facteur avec la contrefaçon, dont la « pseudo-initiation » n’est en
somme qu’un des multiples exemples, au même titre que ceux que
nous venons d’indiquer dans des ordres différents, et bien quelle pré-
sente peut-être, en tant que contrefaçon de l’initiation, une impor-
tance plus spéciale, au point de vue où nous nous plaçons, que la
contrefaçon de n’importe quelle autre chose. En somme, la « pseu-
133
do-initiation » n’est réellement qu’un des produits de l’état de dé-
sordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action
« satanique » qui a son point de départ conscient dans la « contre-
initiation » ; elle peut être aussi, d’une façon inconsciente, un ins-
trument de celle-ci, mais, au fond, cela est vrai également, à un de-
gré ou à un autre, de toutes les autres contrefaçons, en ce sens
qu’elles sont toutes comme autant de moyens aidant à la réalisation
du même plan de subversion, si bien que chacune joue exactement le
rôle qui lui est assigné dans cet ensemble, ce qui, du reste, constitue
encore une sorte de contrefaçon de l’ordre et de l’harmonie mêmes
contre lesquels tout ce plan est dirigé.
La « contre-initiation », elle, n’est certes pas une contrefaçon,
mais au contraire quelque chose de très réel dans son ordre, comme
l’action qu’elle exerce effectivement ne le montre que trop, et
quelque chose qui prétend s’opposer à l’initiation véritable, non pas
imiter celle-ci ; cette prétention, d’ailleurs, est forcément illusoire,
ainsi que nous l’avons déjà expliqué, puisque le domaine spirituel lui
est absolument interdit, et qu’elle ne peut en aucun cas aller au-delà
du « monde intermédiaire », c’est-à-dire du domaine psychique, qui
est du reste, sous tous les rapports, le champ d’influence privilégié
de « Satan » dans l’ordre humain ; mais l’intention n’en existe pas
moins, avec le parti-pris qu’elle implique d’aller proprement au re-
bours de l’initiation. Quant à la « pseudo-initiation », elle n’est
qu’une de ces parodies dont nous parlions tout à l’heure, ce qui re-
vient à dire qu’elle n’est rien par elle-même, qu’elle est vide de toute
réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur intrinsèque n’est ni
positive comme celle de l’initiation, ni négative comme celle de la
« contre-initiation », mais tout simplement nulle ; si cependant elle
ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait
peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce
que nous venons d’exposer, d’une façon tout à fait générale, sur le
véritable caractère des contrefaçons et le rôle auquel elles sont desti-
nées ; et il faut ajouter encore, dans ce cas spécial, que les rites, en
vertu de leur nature « sacrée » au sens le plus strict de ce mot, sont
quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément.
Nous revenons par là à la question plus précise des contrefaçons
« pseudo-traditionnelles » et de ce qui en fait la gravité toute particu-
lière, gravité qui atteint évidemment son maximum quand ces con-
trefaçons s’attaquent au côté « intérieur » de la tradition, à ce qui en

134
constitue l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique ou initia-
tique.
On peut remarquer que la « contre-initiation » s’applique à intro-
duire ses agents dans les organisations « pseudo-initiatiques », qu’ils
« inspirent » ainsi à l’insu de leurs membres ordinaires, et même, le
plus souvent, de leurs chefs apparents, qui ne sont pas moins incons-
cients que les autres de ce à quoi ils servent réellement ; mais il con-
vient de dire que, en fait, elle les introduit aussi, d’une façon sem-
blable, partout où elle le peut, par exemple dans ces « mouvements »
politiques ou autres auxquels nous avons fait allusion précédem-
ment, et jusque dans des organisations authentiquement initiatiques
ou religieuses, mais où l’esprit traditionnel est trop affaibli pour
qu’elles soient encore capables de résister à cette pénétration insi-
dieuse. Cependant, à part ce dernier cas qui permet d’exercer direc-
tement une action dissolvante, celui des organisations « pseudo-
initiatiques » est sans doute celui qui doit retenir surtout l’attention
de la « contre-initiation » et faire l’objet d’efforts plus particuliers de
sa part, par là même que l’œuvre qu’elle se propose est avant tout
antitraditionnelle, et que même c’est à cela seul que, en définitive,
elle se résume tout entière. C’est d’ailleurs très probablement pour
cette raison qu’il existe de multiples liens entre les manifestations
« pseudo-initiatiques » et toute sorte d’autres choses qui, à première
vue, sembleraient ne devoir pas avoir avec elles le moindre rapport,
mais qui toutes sont représentatives de l’esprit moderne sous
quelqu’un de ses aspects les plus accentués ; pourquoi en effet, s’il
n’en était pas ainsi, les « pseudo-initiés » joueraient-ils constamment
dans tout cela un rôle si important ? On pourrait dire que, parmi les
instruments ou les moyens de tout genre mis en œuvre pour ce dont
il s’agit, la « pseudo-initiation », par sa nature même, doit logique-
ment occuper le premier rang ; elle n’est qu’un rouage, bien entendu,
mais un rouage qui peut commander à beaucoup d’autres, sur lequel
ces autres viennent s’engrener en quelque sorte et dont ils reçoivent
leur impulsion. Ici, la contrefaçon se poursuit encore : la « pseudo-
initiation » imite en cela la fonction de moteur invisible qui, dans
l’ordre normal, appartient en propre à l’initiation ; mais que l’on y
prenne bien garde : l’initiation représente véritablement et légitime-
ment l’esprit, animateur principiel de toutes choses, tandis que, pour
ce qui est de la « pseudo-initiation », l’esprit est évidemment absent.
Il résulte immédiatement de là que l’action exercée ainsi, au lieu
d’être réellement « organique », ne peut plus avoir qu’un caractère
135
purement « mécanique », ce qui justifie d’ailleurs pleinement la
comparaison des rouages que nous venons d’employer ; et ce carac-
tère n’est-il pas justement aussi celui qui se retrouve partout, et de la
façon la plus frappante, dans le monde moderne, où la machine en-
vahit tout de plus en plus, où l’être humain lui-même est réduit, dans
toute son activité, à ressembler le plus possible à un automate, parce
qu’on lui a enlevé toute spiritualité ? Mais c’est bien là qu’éclate
toute l’infériorité des productions artificielles, même si une habileté
« satanique » a présidé à leur élaboration : on peut bien fabriquer des
machines, mais non pas des êtres vivants, parce que, encore une fois,
c’est l’esprit lui-même qui fait et fera toujours défaut.
Nous avons parlé de « moteur invisible », et, à part la volonté
d’imitation qui se manifeste encore à ce point de vue, il y a dans
cette sorte d’« invisibilité », si relative qu’elle soit d’ailleurs, un
avantage incontestable de la « pseudo-initiation », pour le rôle que
nous venons de dire, sur toute autre chose d’un caractère plus « pu-
blic ». Ce n’est pas que les organisations « pseudo-initiatiques »,
pour la plupart, prennent grand soin de dissimuler leur existence ; il
en est même qui vont jusqu’à faire une propagande parfaitement in-
compatible avec leurs prétentions à l’ésotérisme ; mais, malgré cela,
elles sont encore ce qu’il y a de moins apparent et ce qui se prête le
mieux à l’exercice d’une action « discrète », par conséquent ce avec
quoi la « contre-initiation » peut entrer le plus directement en contact
sans avoir à redouter que son intervention risque d’être démasquée,
d’autant plus que, dans ces milieux, il est toujours facile de trouver
quelque moyen de parer aux conséquences d’une indiscrétion ou
d’une imprudence. Il faut dire aussi qu’une grande partie du public,
tout en connaissant plus ou moins l’existence d’organisations
« pseudo-initiatiques », ne sait trop ce qu’elles sont et est peu dispo-
sée à y attacher de l’importance, n’y voyant que de simples « excen-
tricités » sans portée sérieuse ; et cette indifférence sert encore les
mêmes desseins, bien qu’involontairement, tout autant que pourrait
le faire un secret plus rigoureux.
Nous avons cherché à faire comprendre, aussi exactement qu’il
est possible, le rôle réel, quoique inconscient, de la « pseudo-
initiation », et la vraie nature de ses rapports avec la « contre-
initiation » ; encore faudrait-il ajouter que celle-ci peut, dans certains
cas tout au moins, y trouver un milieu d’observation et de sélection
pour son propre recrutement, mais ce n’est pas le lieu d’insister là-
dessus. Ce dont on ne peut donner une idée même approximative,
136
c’est la multiplicité et la complexité incroyables des ramifications
qui existent en fait entre toutes ces choses, et dont leur étude directe
et détaillée pourrait seule permettre de se rendre compte ; mais il est
bien entendu qu’ici c’est surtout le « principe », si l’on peut dire, qui
nous intéresse. Cependant, ce n’est pas tout encore : jusqu’ici, nous
avons vu en somme pourquoi l’idée traditionnelle est contrefaite par
la « pseudo-initiation » ; il nous reste maintenant à voir avec plus de
précision comment elle l’est, et c’est là ce que nous examinerons
dans la seconde partie de cette étude.

*
* *

Un des moyens les plus simples que les organisations « pseudo-


initiatiques » aient à leur disposition pour fabriquer une fausse tradi-
tion à l’usage de leurs adhérents, c’est assurément le « syncré-
tisme », qui consiste, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en une
autre occasion, à rassembler tant bien que mal des éléments emprun-
tés un peu partout, à les juxtaposer en quelque sorte « de
l’extérieur », sans aucune compréhension réelle de ce qu’ils repré-
sentent véritablement dans les traditions diverses auxquelles ils ap-
partiennent en propre. Comme il faut cependant donner à cet assem-
blage plus ou moins informe une certaine apparence d’unité, afin de
pouvoir le présenter comme une « doctrine », on s’efforcera de
grouper ces éléments autour de quelques « idées directrices » qui,
elles, ne seront pas d’origine traditionnelle, mais, tout au contraire,
seront généralement des conceptions toutes profanes et modernes,
donc proprement antitraditionnelles ; l’idée d’« évolution », notam-
ment, joue presque toujours à cet égard un rôle prépondérant. Il est
facile de comprendre que, par là, les choses se trouvent singulière-
ment aggravées : il ne s’agit plus simplement, dans ces conditions,
de la constitution d’une sorte de « mosaïque » de débris tradition-
nels, qui pourrait, en somme, n’être qu’un jeu tout à fait vain, mais à
peu près inoffensif ; il s’agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de
« détournement » des éléments empruntés, puisqu’on sera amené
ainsi à leur attribuer un sens qui sera altéré, pour s’accorder à
l’« idée directrice », jusqu’à aller directement à l’encontre du sens
traditionnel. Il est d’ailleurs bien entendu, d’après tout ce que nous
avons déjà expliqué, que ceux qui agissent ainsi peuvent n’en être
pas nettement conscients ; en tout cela, il faut toujours faire la part,
137
d’abord de l’incompréhension pure et simple, et ensuite, nous de-
vrions même dire surtout, des « suggestions » dont nous avons parlé,
et dont ces « pseudo-initiés » peuvent fort bien être eux-mêmes les
premières victimes, avant de contribuer pour leur part à les inculquer
à d’autres : mais cette inconscience ne change rien au résultat et
n’atténue aucunement le danger de ces sortes de choses, qui n’en
sont pas pour cela moins propres à servir, même si ce n’est
qu’« après coup », aux fins que se propose la « contre-initiation ».
Nous réservons ici le cas où des agents de celle-ci auraient, par une
intervention plus ou moins directe, provoqué ou inspiré la formation
de semblables « pseudo-traditions » ; on pourrait sans doute en trou-
ver aussi quelques exemples, ce qui ne veut pas dire que, même
alors, ces agents conscients aient été les créateurs apparents et con-
nus des formes « pseudo-initiatiques » dont il s’agit, car il est évi-
dent que la prudence leur commande de se dissimuler autant que
possible derrière de simples instruments inconscients.
Quand nous parlons d’inconscience, nous l’entendons surtout en
ce sens que ceux qui élaborent ainsi une « pseudo-tradition » sont, le
plus souvent, parfaitement ignorants de ce à quoi elle sert en réalité ;
pour ce qui est du caractère et de la valeur d’une telle production, il
est plus difficile d’admettre que leur bonne foi soit aussi complète, et
pourtant, là-dessus encore, il est possible qu’ils s’illusionnent parfois
dans une certaine mesure, ou qu’ils soient illusionnés dans le cas que
nous venons de mentionner en dernier lieu. Il faut aussi, assez sou-
vent, tenir compte de certaines « anomalies » d’ordre psychique qui
compliquent encore les choses, et qui, du reste, constituent un terrain
particulièrement favorable pour que les influences et les suggestions
de tout genre puissent s’exercer avec le maximum de puissance ;
nous noterons seulement à ce propos, sans y insister autrement, le
rôle non négligeable que des « clairvoyants » et autres « sensitifs »
ont joué fréquemment dans tout cela. Mais, malgré tout, il y a
presque toujours un point où la supercherie consciente et le charlata-
nisme deviennent, pour les dirigeants d’une organisation « pseudo-
initiatique », une sorte de nécessité : ainsi, si quelqu’un vient à
s’apercevoir, ce qui n’est pas très difficile en somme, des emprunts
qu’ils ont faits à telle et telle tradition, comment pourraient-ils les
reconnaître sans se voir obligés d’avouer par là-même qu’ils ne sont
en réalité que de simples profanes ? En pareil cas, ils n’hésitent pas
d’ordinaire à renverser les rapports et à déclarer audacieusement que
c’est leur propre « tradition » qui représente la « source » commune
138
de toutes celles qu’ils ont pillées ; et, s’ils n’arrivent pas à en con-
vaincre tout le monde, du moins se trouve-t-il toujours des naïfs pour
les croire sur parole, en nombre suffisant pour que leur situation de
« chefs d’école », à quoi ils tiennent généralement par-dessus tout,
ne risque pas d’être sérieusement compromise, d’autant plus qu’ils
regardent assez peu à la qualité de leurs « disciples » et que la quan-
tité leur semble bien plus importante, ce qui suffirait d’ailleurs à
montrer combien ils sont loin d’avoir même la plus élémentaire no-
tion de ce que sont réellement l’ésotérisme et l’initiation.
Nous avons à peine besoin de dire que tout ce que nous décrivons
ici ne répond pas seulement à des possibilités plus ou moins hypo-
thétiques, mais bien à des faits réels et dûment constatés ; si nous
devions les citer tous, notre exposé s’en trouverait allongé presque
indéfiniment, et de façon assez peu utile au fond ; il suffit de
quelques exemples caractéristiques. Ainsi, c’est par le procédé
« syncrétique » dont nous venons de parler qu’on a vu se constituer
une prétendue « tradition orientale », celle des théosophistes, n’ayant
guère d’oriental qu’une terminologie mal comprise et mal appli-
quée ; et, comme ce monde est toujours « divisé contre lui-même »,
suivant la parole évangélique, les occultistes français, par esprit
d’opposition et de « concurrence », édifièrent à leur tour une soi-
disant « tradition occidentale » du même genre, dont bien des élé-
ments, notamment ceux qu’ils tirèrent de la Kabbale, peuvent diffici-
lement être dits occidentaux quant à leur origine, sinon quant à la fa-
çon spéciale dont ils les interprétèrent. Les premiers présentèrent
leur « tradition » comme l’expression même de la « sagesse an-
tique » ; les seconds, peut-être un peu plus modestes dans leurs pré-
tentions, cherchèrent surtout à faire passer leur « syncrétisme » pour
une « synthèse », car il en est peu qui aient autant qu’eux abusé de
ce dernier mot. Si les premiers se montraient ainsi plus ambitieux,
c’est peut-être parce que, en fait, il y avait à l’origine de leur « mou-
vement » des influences assez énigmatiques et dont eux-mêmes au-
raient sans doute été bien incapables de déterminer la vraie nature ;
pour ce qui est des seconds, ils ne savaient que trop bien qu’il n’y
avait rien derrière eux, que leur œuvre n’était véritablement que celle
de quelques individualités réduites à leurs propres moyens, et, s’il
arriva cependant que « quelque chose » d’autre s’introduisît là aussi,
ce ne fut certainement que beaucoup plus tard ; il ne serait pas très
difficile de faire à ces deux cas, considérés sous ce rapport,
l’application de ce que nous avons dit tout à l’heure, et nous pouvons
139
laisser à chacun le soin d’en tirer par lui-même les conséquences qui
lui paraîtront en découler logiquement.
Bien entendu, il n’y a jamais rien eu qui se soit appelé authenti-
quement « tradition orientale » ou « tradition occidentale », de telles
dénominations étant manifestement beaucoup trop vagues pour pou-
voir s’appliquer à une forme traditionnelle définie, puisque, à moins
que l’on ne remonte à la Tradition primordiale qui est ici hors de
cause, pour des raisons trop faciles à comprendre, et qui d’ailleurs
n’est ni orientale ni occidentale, il y a et il y eut toujours des formes
traditionnelles diverses et multiples tant en Orient qu’en Occident.
D’autres ont cru mieux faire et inspirer plus facilement la confiance
en s’appropriant le nom même de quelque tradition ayant réellement
existé à une époque plus ou moins lointaine, et en en faisant
l’étiquette d’une construction tout aussi hétéroclite que les précé-
dentes, car, s’ils utilisent naturellement plus ou moins ce qu’ils peu-
vent arriver à savoir de cette tradition sur laquelle ils ont jeté leur
dévolu, ils sont bien forcés de compléter ces quelques données tou-
jours très fragmentaires, et souvent même en partie hypothétiques,
en recourant à d’autres éléments empruntés ailleurs ou même entiè-
rement imaginaires. Dans tous les cas, le moindre examen de toutes
ces productions suffit à faire ressortir l’esprit spécifiquement mo-
derne qui y a présidé, et qui se traduit invariablement par la présence
de quelques-unes de ces mêmes « idées directrices » auxquelles nous
avons fait allusion plus haut ; il n’y aurait donc pas besoin de pous-
ser les recherches plus loin et de se donner la peine de déterminer
exactement et en détail la provenance réelle de tel ou tel élément
d’un pareil ensemble, puisque cette seule constatation montre déjà
bien assez, et sans laisser place au moindre doute, qu’on ne se trouve
en présence de rien d’autre que d’une contrefaçon pure et simple.
Un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de ce dernier cas,
ce sont les nombreuses organisations qui, à l’époque actuelle,
s’intitulent « rosicruciennes », et qui, cela va de soi, ne manquent
pas d’être en contradiction les unes avec les autres, et même de se
combattre plus ou moins ouvertement, tout en se prétendant égale-
ment représentantes d’une seule et même « tradition ». En fait, nous
pouvons donner entièrement raison à chacune d’elles, sans aucune
exception, quand elle dénonce ses concurrentes comme illégitimes et
frauduleuses ; et il arrive souvent que, dans ces disputes, d’autant
plus curieuses qu’elles se produisent dans des milieux où l’on ne fait
que parler sans cesse de « fraternité universelle », on voit apparaître
140
au jour des documents véritablement bien édifiants sur le compte des
unes et des autres ! Quoi qu’il en soit, il n’y eut assurément jamais
autant de gens pour se dire « rosicruciens », si ce n’est même
« Rose-Croix », que depuis qu’il n’en est plus d’authentiques ; nous
ajouterons même que ce phénomène du « pseudo-rosicrucianisme »
constitue en réalité une des meilleures preuves que ces désignations,
ainsi que la forme spéciale à laquelle elles étaient attachées, ne sont
plus en usage dans aucune initiation ayant gardé jusqu’à nos jours
une existence effective. En effet, s’il y avait encore quelque organi-
sation véritablement rosicrucienne, elle aurait certainement à sa dis-
position les moyens nécessaires pour réduire à néant toutes ces con-
trefaçons, et sans avoir besoin de recourir pour cela à des dénoncia-
tions publiques ; mais il est beaucoup moins dangereux de se faire
passer pour la continuation de quelque chose qui appartient entière-
ment au passé, surtout lorsque les démentis sont d’autant moins à
craindre que ce dont il s’agit a toujours été, comme c’est le cas, en-
veloppé d’une certaine obscurité, si bien que sa fin n’est pas connue
plus sûrement que son origine ; et qui donc, parmi le public profane
et même parmi les « pseudo-initiés », peut savoir ce que fut au juste
la tradition qui, pendant une certaine période, se qualifia de rosicru-
cienne ? Des remarques similaires s’appliqueraient aussi, disons-le
en passant, à l’abus qui est fait actuellement de noms désignant cer-
taines « personnifications », et qui furent employés autrefois par des
organisations initiatiques ; dès lors que cet abus est possible, on peut
en conclure que l’usage légitime a cessé d’une façon définitive. Par
contre, ceci ne concerne pas un cas comme celui de la prétendue
« Grande Loge Blanche », dont, ainsi que nous l’avons fait remar-
quer à diverses reprises, il est de plus en plus souvent question de
tous les côtés, car cette dénomination n’a jamais eu nulle part le
moindre caractère authentiquement traditionnel ; si ce nom conven-
tionnel peut servir de « masque » à quelque chose qui ait une réalité
quelconque, ce n’est certes pas, en tout cas, du côté initiatique qu’il
convient de le chercher.
On a assez souvent critiqué la façon dont certains relèguent les
« Maîtres » dont ils se recommandent dans quelque région à peu près
inaccessible de l’Asie centrale ou d’ailleurs ; c’est là, en effet, un
moyen assez facile de rendre leurs assertions invérifiables, mais ce
n’est pas le seul, et l’éloignement dans le temps peut aussi, et cet
égard, jouer un rôle exactement comparable à celui de l’éloignement
dans l’espace. Aussi d’autres n’hésitent-ils pas à prétendre se ratta-
141
cher à quelque tradition disparue depuis des siècles, voire même de-
puis des milliers d’années ; il est vrai que, à moins qu’ils n’osent al-
ler jusqu’à affirmer que cette tradition s’est perpétuée pendant tout
ce temps d’une façon si secrète et si bien cachée que nul autre
qu’eux n’en peut découvrir la moindre trace, cela les prive de
l’avantage appréciable de revendiquer une filiation directe et conti-
nue, qui n’aurait même plus ici l’apparence de vraisemblance qu’elle
peut avoir encore lorsqu’il s’agit d’une forme somme toute récente
comme l’est la tradition rosicrucienne ; mais ce défaut paraît n’avoir
qu’assez peu d’importance à leurs yeux, car ils sont tellement igno-
rants des véritables conditions de l’initiation qu’ils s’imaginent vo-
lontiers qu’un simple rattachement « idéal » peut tenir lieu d’un rat-
tachement effectif ; nous avons déjà suffisamment expliqué ce qu’il
en est, à propos de la transmission initiatique, pour n’avoir pas à in-
sister de nouveau sur ce point. Il est d’ailleurs bien clair qu’une tra-
dition se prêtera d’autant mieux à toutes les « reconstitutions » fan-
taisistes qu’elle est plus complètement perdue et oubliée, et qu’on
sait moins à quoi s’en tenir sur la signification réelle des vestiges qui
en subsistent, et auxquels on pourra ainsi faire dire à peu près tout ce
qu’on voudra ; chacun n’y mettra naturellement que ce qui sera con-
forme à ses propres idées ; sans doute n’y a-t-il pas d’autre raison
que celle-là à chercher pour rendre compte du fait que la tradition
égyptienne est tout particulièrement « exploitée » sous ce rapport, et
que tant de « pseudo-initiés » d’écoles très diverses lui témoignent
une prédilection qui ne se comprendrait guère autrement. Nous de-
vons préciser, pour éviter toute fausse application de ce que nous di-
sons ici, que ces remarques ne concernent aucunement les références
à l’Égypte ou autres choses du même genre qui peuvent parfois se
rencontrer aussi dans certaines organisations initiatiques, mais qui y
ont uniquement un caractère de « légendes » symboliques, sans au-
cune prétention à se prévaloir en fait de semblables origines ; nous
ne visons que ce qui se donne pour une restauration, valable comme
telle, d’une tradition ou d’une initiation qui n’existe plus, restaura-
tion qui d’ailleurs, même dans l’hypothèse impossible où elle serait
en tout point exacte et complète, n’aurait encore d’autre intérêt en
elle-même que celui d’une simple curiosité archéologique.
Nous arrêterons là ces considérations, car cela suffit amplement
pour faire comprendre ce que sont, d’une façon générale, toutes ces
contrefaçons « pseudo-initiatiques » de l’idée traditionnelle : un mé-
lange plus ou moins cohérent, plutôt moins que plus, d’éléments en
142
partie empruntés et en partie inventés, le tout étant dominé par les
conceptions antitraditionnelles qui sont le propre de l’esprit mo-
derne, et ne pouvant par conséquent servir en définitive qu’à ré-
pandre ces conceptions en les faisant passer pour traditionnelles,
c’est-à-dire pour tout le contraire de ce qu’elles sont en réalité, sans
parler de la tromperie qui consiste à donner pour « initiation » ce qui
n’a qu’un caractère purement profane, pour ne pas dire « profana-
teur ». Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de cir-
constance atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré
tout, quelques éléments dont la provenance est réellement tradition-
nelle, nous répondrons ceci : toute imitation, pour se faire accepter,
doit naturellement prendre au moins quelques-uns des traits de ce
qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en augmente encore le dan-
ger ; le mensonge le plus habile et aussi le plus funeste, n’est-il pas
précisément celui qui mélange de façon inextricable le vrai avec le
faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de celui-
ci ?

143
Le sens des proportions
(Études traditionnelles, déc. 1937)

Il nous arrive bien souvent, en constatant la confusion qui règne à


notre époque dans tous les domaines, d’insister sur la nécessité, pour
y échapper, de savoir avant tout mettre chaque chose à sa place,
c’est-à-dire la situer exactement, par rapport aux autres, suivant sa
nature et son importance propres. C’est là en effet ce que ne savent
plus faire la plupart de nos contemporains, et cela parce qu’ils n’ont
plus la notion d’aucune véritable hiérarchie ; cette notion, qui est en
quelque sorte à la base de toute civilisation traditionnelle, est, pour
cette raison même, une de celles qui se sont plus spécialement atta-
chées à détruire les forces de subversion dont l’action a produit ce
qu’on appelle l’esprit moderne. Aussi le désordre mental est-il par-
tout aujourd’hui, même chez ceux qui s’affirment « traditionalistes »
(et d’ailleurs nous avons déjà montré combien ce qu’implique ce
mot est insuffisant pour réagir efficacement contre cet état de
choses) ; le sens des proportions, en particulier, fait étrangement dé-
faut, à tel point qu’on voit couramment, non seulement prendre pour
l’essentiel ce qu’il y a de plus contingent ou même de plus insigni-
fiant, mais encore mettre sur un pied d’égalité le normal et
l’anormal, le légitime et l’illégitime, comme si l’un et l’autre étaient
pour ainsi dire équivalents et avaient un même droit à l’existence.
Un exemple assez caractéristique de cet état d’esprit nous est
fourni par un philosophe « néo-thomiste1 » qui, dans un article ré-
cent, déclare que, dans les « civilisations de type sacral » (nous di-
rions traditionnel), comme la civilisation islamique ou la civilisation
chrétienne du Moyen Âge, « la notion de guerre sainte pouvait avoir
un sens », mais qu’elle « perd toute signification » dans les « civili-
sations de type profane » comme celle d’aujourd’hui, « où le tempo-
rel est plus parfaitement différencié du spirituel et, désormais bien
autonome, n’a plus de rôle instrumental à l’égard du sacré ». Cette
façon de s’exprimer ne semble-t-elle pas indiquer qu’on n’est pas

1
Précisons, pour éviter toute équivoque et toute contestation, que, en employant
l’expression « néo-thomisme », nous entendons désigner par là un essai
d’« adaptation » du thomisme, qui ne va pas sans d’assez grandes concessions aux
idées modernes, par lesquelles ceux mêmes qui se proclament volontiers « anti-
modernes » sont parfois affectés beaucoup plus qu’on ne voudrait le croire ; notre
époque est pleine de semblables contradictions.
144
bien loin, au fond, de voir là un « progrès », ou que, tout au moins,
on considère qu’il s’agit de quelque chose de définitivement acquis
et sur quoi « désormais » il n’y a plus à revenir ? Nous voudrions
bien, d’ailleurs qu’on nous cite au moins un autre exemple des « ci-
vilisations de type profane », car, pour notre part, nous n’en connais-
sons pas une seule en dehors de la civilisation moderne, qui, préci-
sément parce qu’elle est telle, ne représente proprement qu’une
anomalie ; le pluriel paraît avoir été mis là tout exprès pour per-
mettre d’établir un parallélisme ou, comme nous le disions tout à
l’heure, une équivalence entre ce « type profane » et le « type sa-
cral » ou traditionnel, qui est celui de toute civilisation normale sans
exception.
Il va de soi que, s’il ne s’agissait que de la simple constatation
d’un état de fait, cela ne donnerait lieu à aucune objection ; mais, de
cette constatation à l’acceptation de cet état comme constituant une
forme de civilisation légitime au même titre que celle dont il est la
négation, il y a véritablement un abîme. Qu’on dise que la notion de
« guerre sainte » est inapplicable dans les circonstances actuelles,
c’est là un fait trop évident et sur lequel tout le monde devra être
forcément d’accord ; mais qu’on ne dise pas pour cela que cette no-
tion n’a plus de sens, car la « valeur intrinsèque d’une idée », et sur-
tout d’une idée traditionnelle comme celle-là, est entièrement indé-
pendante des contingences et n’a pas le moindre rapport avec ce
qu’on appelle la « réalité historique » ; elle appartient à un tout autre
ordre de réalité. Faire dépendre la valeur d’une idée, c’est-à-dire en
somme sa vérité même (car, dès lors qu’il s’agit d’une idée, nous ne
voyons pas ce que sa valeur pourrait être d’autre), des vicissitudes
des événements humains, c’est là le propre de cet « historicisme »
dont nous avons dénoncé l’erreur en d’autres occasions, et qui n’est
qu’une des formes du « relativisme » moderne ; qu’un philosophe
« traditionaliste » partage cette manière de voir, voilà qui est bien fâ-
cheusement significatif ! Et, s’il accepte le point de vue profane
comme tout aussi valable que le point de vue traditionnel, au lieu de
n’y voir que la dégénérescence ou la déviation qu’il est en réalité,
que pourra-t-il bien trouver encore à redire à la trop fameuse « tolé-
rance », attitude, bien spécifiquement moderne et profane aussi, et
qui consiste, comme l’on sait, à accorder à n’importe quelle erreur
les mêmes droits qu’à la vérité ?
Nous nous sommes quelque peu étendu sur cet exemple, parce
qu’il est vraiment très représentatif d’une certaine mentalité ; mais,
145
bien entendu, on pourrait facilement en trouver un grand nombre
d’autres, dans un ordre d’idées plus ou moins voisin de celui-là. Aux
mêmes tendances se rattache en somme l’importance attribuée in-
dûment aux sciences profanes par les représentants plus ou moins
autorisés (mais en tout cas bien peu qualifiés) de doctrines tradition-
nelles, allant jusqu’à s’efforcer constamment d’« accommoder »
celles-ci aux résultats plus ou moins hypothétiques et toujours provi-
soires de ces sciences, comme si, entre les unes et les autres, il pou-
vait y avoir une commune mesure, comme s’il s’agissait de choses
se situant à un même niveau. Une semblable attitude, dont la fai-
blesse est particulièrement sensible dans l’« apologétique » reli-
gieuse, montre, chez ceux qui croient devoir l’adopter, une bien sin-
gulière méconnaissance de la valeur, nous dirions même volontiers
de la dignité des doctrines qu’ils s’imaginent défendre ainsi, alors
qu’ils ne font que les abaisser et les amoindrir ; et ils sont entraînés
insensiblement et inconsciemment par là aux pires compromissions,
donnant ainsi tête baissée dans le piège qui leur est tendu par ceux
qui ne visent qu’à détruire tout ce qui a un caractère traditionnel, et
qui eux, savent fort bien ce qu’ils font en les amenant sur ce terrain
de la vaine discussion profane. Ce n’est qu’en maintenant d’une fa-
çon absolue la transcendance de la tradition qu’on la rend (ou plutôt
qu’on la garde) inaccessible à toute attaque de ses ennemis, qu’on ne
devrait jamais consentir à traiter en « adversaires » ; mais, faute du
sens des proportions et de la hiérarchie, qui donc comprend encore
cela aujourd’hui ?
Nous venons de parler des concessions faites au point de vue
scientifique, au sens où l’entend le monde moderne ; mais les illu-
sions trop fréquentes sur la valeur et la portée du point de vue philo-
sophique impliquent aussi une erreur de perspective du même genre,
puisque ce point de vue, par définition même n’est pas moins pro-
fane que l’autre. On devrait pouvoir se contenter de sourire des pré-
tentions de ceux qui veulent mettre des « systèmes » purement hu-
mains, produits de la simple pensée individuelle, en parallèle ou en
opposition avec les doctrines traditionnelles, essentiellement supra-
humaines, s’ils ne réussissaient que trop, dans bien des cas, à faire
prendre ces prétentions au sérieux. Si les conséquences en sont peut-
être moins graves, c’est seulement parce que la philosophie n’a, sur
la mentalité générale de notre époque, qu’une influence plus res-
treinte que celle de la science profane ; mais pourtant, là encore, on
aurait grand tort, parce que le danger n’apparaît pas aussi immédia-
146
tement, d’en conclure qu’il est inexistant ou négligeable. D’ailleurs,
quand bien même il n’y aurait à cet égard d’autre résultat que de
« neutraliser » les efforts de beaucoup de « traditionalistes » en les
égarant dans un domaine dont il n’y a aucun profit réel à tirer en vue
d’une restauration de l’esprit traditionnel, c’est toujours autant de
gagné pour l’ennemi ; les réflexions que nous avons déjà faites en
une autre occasion, au sujet de certaines illusions d’ordre politique
ou social, trouveraient également leur application en pareil cas.
À ce point de vue philosophique, il arrive aussi parfois, disons-le
en passant, que les choses prennent une tournure plutôt amusante :
nous voulons parler des « réactions » de certains « discuteurs » de
cette sorte, lorsqu’ils se trouvent par extraordinaire en présence de
quelqu’un qui se refuse formellement à les suivre sur ce terrain, et de
la stupéfaction mêlée de dépit, voire même de rage, qu’ils éprouvent
en constatant que toute leur argumentation tombe dans le vide, ce à
quoi ils peuvent d’autant moins se résigner qu’ils sont évidemment
incapables d’en comprendre les raisons. Nous avons même eu affaire
à des gens qui prétendaient nous obliger à accorder, aux petites cons-
tructions de leur propre fantaisie individuelle, un intérêt que nous
devons réserver exclusivement aux seules vérités traditionnelles ;
nous ne pouvions naturellement que leur opposer une fin de non-
recevoir, d’où des accès de fureur vraiment indescriptibles ; alors, ce
n’est plus seulement le sens des proportions qui manque, c’est aussi
le sens du ridicule !
Mais revenons à des choses plus sérieuses : puisqu’il s’agit ici
d’erreurs de perspective, nous en signalerons encore une qui, à vrai
dire, est d’un tout autre ordre, car c’est dans le domaine traditionnel
lui-même qu’elle se produit ; et ce n’est, en somme, qu’un cas parti-
culier de la difficulté qu’ont généralement les hommes à admettre ce
qui dépasse leur propre point de vue. Que certains, qui sont même le
plus grand nombre, aient leur horizon borné à une seule forme tradi-
tionnelle, ou même à un certain aspect de cette forme, et qu’ils
soient par conséquent enfermés dans un point de vue qu’on pourrait
dire plus ou moins étroitement « local », c’est là chose parfaitement
légitime en soi et d’ailleurs tout à fait inévitable ; mais ce qui, par
contre, n’est aucunement acceptable, c’est qu’ils s’imaginent que ce
même point de vue, avec toutes les limitations qui lui sont inhé-
rentes, doit être également celui de tous sans exception, y compris
ceux qui ont pris conscience de l’unité essentielle de toutes les tradi-
tions. Contre ceux, quels qu’ils soient, qui font preuve d’une telle in-
147
compréhension, nous devons maintenir, de la façon la plus inébran-
lable, les droits de ceux qui se sont élevés à un niveau supérieur,
d’où la perspective est forcément toute différente ; qu’ils s’inclinent
devant ce qu’ils sont, actuellement tout au moins, incapables de
comprendre eux-mêmes, et qu’ils ne se mêlent en rien de ce qui n’est
pas de leur compétence, c’est là, au fond, tout ce que nous leur de-
mandons. Nous reconnaissons d’ailleurs bien volontiers que, en ce
qui les concerne, leur point de vue limité n’est pas dépourvu de cer-
tains avantages, d’abord parce qu’il leur permet de s’en tenir intel-
lectuellement à quelque chose d’assez simple et de s’en trouver sa-
tisfaits, et ensuite parce que du fait de la position toute « locale »
dans laquelle ils sont cantonnés, ils ne sont assurément gênants pour
personne, ce qui leur évite de soulever contre eux des forces hostiles
auxquelles il leur serait probablement bien impossible de résister.

148
L’erreur du « psychologisme »*
(Études Traditionnelles, janv.-févr. 1938)

Nous avons eu bien souvent déjà à signaler les travestissements di-


vers que, consciemment ou inconsciemment, les Occidentaux font
subir aux doctrines orientales qu’ils prétendent étudier : incons-
ciemment, quand il ne s’agit que d’une incompréhension tout invo-
lontaire, due simplement à l’influence de certaines idées préconçues
dont il leur est impossible de se débarrasser ; consciemment, au
moins à quelque degré, quand il s’y ajoute la volonté, soit de dépré-
cier ces doctrines, soit de les utiliser en vue d’une propagande quel-
conque. Dans ce dernier cas rentre notamment la tentative faite, de-
puis quelques années, pour transformer en « mysticisme » les doc-
trines dont il s’agit, et plus spécialement leurs aspects d’ordre ésoté-
rique ou initiatique, bien que, naturellement, tous ceux qui acceptent
cette interprétation ne se rendent pas compte des desseins auxquels
elle répond en réalité. En ces tout derniers temps, nous avons remar-
qué la diffusion croissante d’une autre interprétation encore, qui, à
vrai dire, nous semble plutôt rentrer dans la catégorie des déforma-
tions inconscientes, mais qui n’en est pas pour cela moins erronée ni
peut-être moins dangereuse, et qui présente même des côtés singuliè-
rement inquiétants : nous voulons parler de l’interprétation en termes
« psychologiques », surtout quand elle est conçue suivant les théo-
ries des écoles les plus récentes, car alors il ne s’agit plus seulement
d’une insuffisance manifeste, mais bien d’une véritable « subver-
sion ».
Assurément, ce que nous pouvons appeler le « psychologisme »,
c’est-à-dire la tendance à tout ramener systématiquement à des ex-
plications d’ordre psychologique, n’est pas une chose toute nouvelle
dans le monde occidental ; ce n’est, au fond, qu’un simple cas parti-
culier de l’« humanisme », entendu, suivant le sens propre du mot,
comme réduction de toutes choses à des éléments purement hu-
mains. Encore ce « psychologisme » implique-t-il une conception
fort restreinte de l’individu humain lui-même et de ses possibilités,
car la psychologie « classique » se borne à envisager quelques-unes
des manifestations les plus extérieures et les plus superficielles du

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XXXIV – Les méfaits de la psychanalyse,
dans le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.
149
« mental », celles qui sont en rapport plus ou moins direct avec la
modalité corporelle de l’individu. C’est là, disons-le en passant, la
raison pour laquelle nous faisons toujours une différence entre les
deux termes « psychologique » et « psychique », gardant à ce dernier
son acception étymologique, incomparablement plus étendue,
puisqu’elle peut comprendre tous les éléments subtils de
l’individualité, alors qu’il n’y a qu’une portion véritablement infime
de ceux-ci qui rentre dans le domaine « psychologique ». Dans ces
conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner du caractère véritablement
enfantin que revêtent le plus souvent les explications tirées de la
psychologie et prétendant s’appliquer à des choses qui ne relèvent
aucunement de sa compétence, comme la religion par exemple ; ce
n’est d’ailleurs pas à dire qu’elles soient jamais entièrement inoffen-
sives, car elles ont en tout cas leur place parmi les efforts faits par
l’esprit antitraditionnel pour détruire la notion de toute réalité supra-
humaine. Mais, aujourd’hui, il y a lieu d’envisager autre chose en-
core : la situation n’est plus simplement telle que nous venons de
l’indiquer, mais s’est sensiblement aggravée par suite de l’invasion
du « subconscient » dans la psychologie, qui, étendant son domaine
en un certain sens, mais uniquement par le bas, risque de mêler à
tout ce qu’elle touche les pires manifestations du psychisme le plus
inférieur.
À ce propos, nous ferons une remarque d’une portée plus géné-
rale : des « traditionalistes » mal avisés se réjouissent inconsidéré-
ment de voir la science moderne, dans ses différentes branches, sor-
tir des limites étroites où ses conceptions s’enfermaient jusqu’ici, et
prendre une attitude moins grossièrement « matérialiste » que celle
qu’elle avait au siècle dernier ; ils s’imaginent même volontiers que,
d’une certaine façon, la science profane finira ainsi par rejoindre la
science traditionnelle, ce qui, pour des raisons de principe, est chose
tout à fait impossible. Ce dont ils ne s’aperçoivent pas, c’est qu’il
s’agit en réalité d’une nouvelle étape dans le développement, parfai-
tement logique, du plan suivant lequel s’accomplit la déviation pro-
gressive du monde moderne ; le matérialisme y a joué son rôle, mais
maintenant la négation pure et simple qu’il représente est devenue
insuffisante ; elle a servi efficacement à interdire à l’homme l’accès
des possibilités d’ordre supérieur, mais elle ne saurait déchaîner les
forces inférieures qui seules peuvent mener à son dernier point
l’œuvre de désordre et de dissolution. L’attitude matérialiste, par sa
limitation même, ne présente encore qu’un danger également limité ;
150
son « épaisseur », si l’on peut dire, met celui qui s’y tient à l’abri de
certaines influences subtiles, et lui donne à cet égard une sorte
d’immunité assez comparable à celle du mollusque qui demeure
strictement enfermé dans sa coquille ; mais, si l’on fait à cette co-
quille, qui représente ici l’ensemble des conceptions scientifiques
conventionnellement admises, une ouverture par le bas, comme nous
le disions tout à l’heure à propos des tendances nouvelles de la psy-
chologie, ces influences destructives y pénétreront aussitôt, et
d’autant plus facilement que, par suite du travail négatif accompli
dans la phase précédente, aucun élément d’ordre supérieur ne pourra
intervenir pour s’opposer à leur action. On pourrait dire encore que
la période du matérialisme ne constitue qu’une sorte de préparation
théorique, tandis que celle du psychisme inférieur qui lui succède
comporte une « pseudo-réalisation », dirigée au rebours d’une véri-
table réalisation spirituelle, et imitant par là, dans la mesure où le
permet la condition du monde profane comme tel, la réalisation pro-
prement « infernale » qui est celle de la « contre-initiation », donc
étant pour celle-ci à peu près ce qu’est la partie exotérique d’une tra-
dition par rapport à sa partie ésotérique. On pourrait aussi conclure
de là, entre autres choses, que la « contre-initiation », après avoir
préparé le monde en lui inculquant par suggestion toutes les idées
fausses ou illusoires qui forment la mentalité spécifiquement mo-
derne, estime le moment venu de l’appeler à une « participation »
plus directe, sinon plus consciente, et de constituer ainsi une
« contre-tradition » complète, pour laquelle elle serait elle-même ce
qu’est l’initiation pour toute tradition véritable, à cela près, bien en-
tendu, que la spiritualité fait ici totalement défaut ; et l’on peut bien
dire que, en cela encore, le diable apparaît vraiment comme le
« singe de Dieu ».
Il va de soi, d’ailleurs, que les deux phases dont nous venons de
parler ne sont pas toujours rigoureusement séparées en fait, et qu’on
peut actuellement constater leur coexistence dans bien des cas ; il se-
rait en effet fort exagéré de prétendre que la science matérialiste a
entièrement disparu, et, à tout le moins, elle pourra sans doute se
survivre longtemps encore dans les manuels d’enseignement et dans
les ouvrages de vulgarisation. Il en est ainsi notamment dans le cas
de la psychologie, dont ces considérations nous ont beaucoup moins
éloigné qu’on ne pourrait le croire, car c’est là qu’elles trouvent pré-
cisément une de leurs applications les plus nettes et les plus frap-
pantes ; une certaine « psychologie de laboratoire », aboutissement
151
du processus de limitation et de matérialisation dans lequel la psy-
chologie « philosophico-littéraire » de l’enseignement universitaire
ne représentait qu’un stade moins avancé, et qui n’est plus réelle-
ment qu’une sorte de branche accessoire de la physiologie, coexiste
encore avec les théories et les méthodes nouvelles, dont les plus
« représentatives », au point de vue où nous nous plaçons, sont celles
qu’on connaît sous la désignation générale de « psychanalyse » ; et
nous ajouterons même qu’un « psychanalyste » peut fort bien encore
être matérialiste, par l’effet de son éducation antérieure et par
l’ignorance où il est de la véritable nature des éléments qu’il étudie
ou qu’il met en jeu ; un des caractères les plus singuliers de la
science moderne n’est-il pas de ne jamais savoir exactement à quoi
elle a affaire en réalité ?
Il y a certainement bien plus qu’une simple question de vocabu-
laire dans le fait, très significatif en lui-même, que la psychologie ac-
tuelle n’envisage jamais que le « subconscient », et non le « super-
conscient » qui devrait logiquement en être le corrélatif ; c’est bien
là, à n’en pas douter, et même si ceux qui emploient une telle termi-
nologie ne s’en rendent pas compte, l’expression d’une extension qui
s’opère uniquement vers le bas. Certains adoptent même, comme sy-
nonyme ou équivalent de « subconscient », le terme
d’« inconscient », qui, pris à la lettre, semblerait se référer à un ni-
veau encore inférieur, mais qui, à vrai dire, correspond moins exac-
tement à la réalité ; si ce dont il s’agit était vraiment inconscient,
nous ne voyons même pas bien comment il serait possible d’en par-
ler, et surtout en termes psychologiques. Quoi qu’il en soit, ce qui est
encore digne de remarque, c’est l’étrange illusion en vertu de la-
quelle les psychologues en arrivent à considérer des états comme
d’autant plus « profonds » qu’ils sont tout simplement plus infé-
rieurs ; n-y a-t-il pas déjà là comme un indice de la tendance à aller à
l’encontre de la spiritualité, qui seule peut être dite véritablement
profonde, puisque seule elle touche au principe et au centre même de
l’être ?
Remarquons aussi que, par l’appel au « subconscient », la psy-
chologie tend de plus en plus à rejoindre la « métapsychique », en
laquelle, par une coïncidence au moins bizarre, certains « traditiona-
listes » mettent aujourd’hui des espoirs aussi injustifiés que ceux que
leur inspire la nouvelle orientation de la science ordinaire ; et, dans
la même mesure, elle se rapproche inévitablement du spiritisme et
des autres choses plus ou moins similaires, qui toutes s’appuient, en
152
définitive, sur les mêmes éléments obscurs du psychisme inférieur.
Si ces choses, dont l’origine et le caractère sont plus que suspects,
font ainsi figure de mouvements « précurseurs » de la psychologie
récente, et si celle-ci en arrive, fût-ce par un chemin détourné, à in-
troduire les éléments en question dans le domaine courant de ce qui
est admis comme science « officielle », il est bien difficile de penser
que le vrai rôle de cette psychologie, dans l’état présent du monde,
puisse être autre que celui que nous indiquions précédemment.
Le domaine de la psychologie ne s’étant point étendu vers le haut,
le « superconscient », comme nous le disions tout à l’heure, lui de-
meure tout aussi complètement étranger et fermé que jamais ; et,
lorsqu’il lui arrive de rencontrer quelque chose qui s’y rapporte, au
lieu de reconnaître son ignorance à cet égard, elle prétend l’annexer
purement et simplement en l’assimilant au « subconscient », Nous
retrouvons ici cette confusion du psychique et du spirituel sur la-
quelle nous avons déjà attiré l’attention, aggravée encore du fait, que
c’est avec ce qu’il y a de plus bas dans le domaine psychique,
qu’elle se produit ; c’est en cela que réside la « subversion » à la-
quelle nous faisions allusion au début, et c’est ce qui a lieu notam-
ment, ainsi que nous l’expliquerons encore plus complètement par la
suite, dans le cas de l’interprétation psychologique des doctrines
orientales.

*
* *

Nous avons fait remarquer, en de précédentes occasions, que les


déformations les plus grossières, parmi celles qui ont cours en Occi-
dent, par exemple celle qui veut voir dans les méthodes du Yoga une
sorte de « culture physique » ou de thérapeutique d’ordre simple-
ment physiologique, sont, par leur grossièreté même, moins dange-
reuses que celles qui se présentent sous des aspects plus subtils. La
raison n’en est pas seulement que ces dernières risquent de séduire
des esprits sur lesquels les autres ne sauraient avoir aucune prise ;
cette raison existe assurément, mais il y en a une autre, d’une portée
beaucoup plus générale, qui est celle même pour laquelle les concep-
tions matérialistes, comme nous l’avons expliqué, sont moins dange-
reuses que celles qui font appel au psychisme inférieur. Or il n’est
pas contestable que, dans les déformations où intervient le plus bas
psychisme, il faut ranger celles qui prétendent établir une comparai-
153
son et même une assimilation plus ou moins complète entre les
mêmes méthodes du Yoga et les plus récentes techniques de la psy-
chologie occidentale, nous voulons dire celles qui relèvent des di-
verses variétés de la « psychanalyse ».
Bien entendu, le but purement spirituel, qui seul constitue essen-
tiellement le Yoga comme tel, et sans lequel l’emploi même de ce
mot n’est plus qu’une véritable dérision, n’est pas moins totalement
méconnu dans ce dernier cas que dans celui où il ne s’agit que de
« culture physique » : le Yoga n’est pas plus une thérapeutique psy-
chique qu’il n’est une thérapeutique corporelle ; ses procédés ne sont
en aucune façon ni à aucun degré un traitement pour des déséqui-
libres quelconques ; bien loin de là, ils s’adressent au contraire ex-
clusivement à des êtres qui, pour pouvoir réaliser le développement
spirituel qui en est l’unique raison d’être, doivent être déjà, du fait de
leurs seules dispositions naturelles, aussi parfaitement équilibrés que
possible ; il y a là des conditions qui, comme on le comprendra sans
peine, rentrent strictement dans la question des qualifications initia-
tiques. Il est à peine besoin d’ajouter qu’il ne s’agit pas davantage
d’exercices « pédagogiques » : l’éducation profane n’a certes rien à
voir avec l’initiation, ni avec la spiritualité qu’elle tendrait bien plu-
tôt à étouffer ; et nous remarquerons seulement encore, à ce propos,
l’étonnant contresens qui consiste à prendre pour une « science de la
vie » ce qui n’est précisément destiné qu’à permettre à l’être de dé-
passer la vie, aussi bien que toutes les autres limitations de
l’existence conditionnée. Ces considérations suffisent amplement à
montrer tout ce qu’il y a d’erroné dans la prétention du « psycholo-
gisme » à s’annexer certaines doctrines orientales et leurs méthodes
propres de « réalisation » ; mais ce n’est encore que ce que nous
pourrions appeler son côté enfantin, d’une naïveté qui va parfois
jusqu’à la niaiserie, mais incomparablement moins grave que le côté
véritablement « satanique » sur lequel nous allons avoir à revenir
maintenant d’une façon plus précise.
Ce caractère « satanique » apparaît avec une netteté toute particu-
lière dans les interprétations psychanalytiques du symbolisme ou de
ce qui est donné comme tel à tort ou à raison ; nous faisons cette res-
triction parce que, sur ce point comme sur tant d’autres, il y aurait, si
l’on voulait entrer dans le détail, bien des distinctions à faire et bien
des confusions à dissiper : ainsi, pour prendre seulement un exemple
typique, un songe dans lequel s’exprime quelque inspiration « supra-
humaine » est véritablement symbolique, tandis qu’un rêve ordinaire
154
ne l’est nullement, quelles que puissent être les apparences exté-
rieures. Il va de soi que les psychologues des écoles antérieures
avaient déjà tenté bien souvent, eux aussi, d’expliquer le symbolisme
à leur façon et de le ramener à la mesure de leurs propres concep-
tions ; en pareil cas, si c’est vraiment de symbolisme qu’il s’agit, ces
explications par des éléments purement humains méconnaissent tout
ce qui en constitue tout l’essentiel ; si au contraire il ne s’agit réel-
lement que de choses humaines, ce n’est plus qu’un faux symbo-
lisme, mais le fait même de le désigner de ce nom implique encore la
même erreur sur la nature du véritable symbolisme. Ceci s’applique
également aux considérations auxquelles se livrent les psychana-
lystes, mais avec cette différence qu’alors ce n’est plus d’humain
qu’il faut parler seulement, mais aussi, pour une très large part,
d’« infra-humain » ; on a donc affaire cette fois, non plus à un
simple rabaissement, mais à une subversion totale ; et toute subver-
sion, même si elle n’est due, immédiatement du moins, qu’à
l’incompréhension et à l’ignorance, est toujours, en elle-même, pro-
prement « satanique ». D’ailleurs, le caractère généralement ignoble
et répugnant des interprétations psychanalytiques constitue, à cet
égard, une « marque » qui ne saurait tromper ; et ce qui est encore
particulièrement significatif au point de vue où nous nous plaçons,
c’est que, comme nous l’avons montré dans un de nos ouvrages,
cette même « marque » se retrouve précisément aussi dans certaines
manifestations spirites ; il faudrait assurément beaucoup de bonne
volonté pour ne voir là rien de plus qu’une simple « coïncidence ».
Les psychanalystes peuvent naturellement, dans la plupart des cas,
être tout aussi inconscients que les spirites de ce qu’il y a réellement
sous tout cela ; mais les uns et les autres apparaissent comme égale-
ment « menés » par une volonté subversive utilisant dans les deux
cas des éléments du même ordre, sinon exactement identiques, vo-
lonté qui, quels que soient les êtres dans lesquels elle est incarnée,
est certainement bien consciente chez ceux-ci tout au moins, et ré-
pond à des intentions sans doute fort différentes de tout ce que peu-
vent imaginer ceux qui ne sont que les instruments inconscients par
lesquels s’exerce leur action.
Dans ces conditions, il est trop évident que l’usage principal de la
psychanalyse, qui est son application thérapeutique, ne peut être
qu’extrêmement dangereux pour ceux qui s’y soumettent, et même
pour ceux qui l’exercent, car ces choses sont de celles qu’on ne ma-
nie jamais impunément ; il ne serait pas exagéré d’y voir un des
155
moyens mis en œuvre pour accroître le plus possible le déséquilibre
du monde moderne, et dont un autre exemple nous est fourni par
l’usage similaire de la « radiesthésie », car, là encore, ce sont des
éléments psychiques de même qualité qui entrent en jeu. Ceux qui
pratiquent ces méthodes sont, nous n’en doutons pas, bien persuadés
au contraire de la bienfaisance de leurs résultats ; mais c’est juste-
ment grâce à cette illusion que leur diffusion est rendue possible, et
c’est là qu’on peut voir toute la différence qui existe entre les inten-
tions de ces « pratiquants » et la volonté qui préside à l’œuvre dont
ils ne sont que des collaborateurs aveugles. En réalité, la psychana-
lyse ne peut avoir pour effet que d’amener à la surface, en le rendant
clairement conscient, tout le contenu de ces « bas-fonds » de l’être
qui forment ce qu’on appelle le « subconscient » ; cet être, d’ailleurs,
est déjà psychiquement faible par hypothèse, puisque, s’il en était
autrement, il n’éprouverait aucunement le besoin de recourir à un
traitement de cette sorte ; il est donc d’autant moins capable de résis-
ter à cette « submersion », et il risque fort de sombrer irrémédiable-
ment dans ce chaos de forces ténébreuses imprudemment déchaî-
nées ; si cependant il parvient malgré tout à y échapper, il en gardera
du moins, pendant toute sa vie, une empreinte qui sera en lui comme
une « souillure » ineffaçable.
Nous savons bien ce que certains pourront objecter ici en invo-
quant une similitude avec la « descente aux Enfers », telle qu’elle se
rencontre dans les phases préliminaires du processus initiatique ;
mais une telle assimilation est complètement fausse, car le but n’a
rien de commun, non plus d’ailleurs que les conditions du « sujet »
dans les deux cas ; on pourrait seulement parler d’une sorte de paro-
die profane, et cela même donne à ce dont il s’agit un caractère de
« contrefaçon » assez inquiétant. La vérité est que cette prétendue
« descente aux Enfers », qui n’est suivie d’aucune « remontée », est
tout simplement une « chute dans le bourbier », suivant le symbo-
lisme usité dans certains mystères antiques ; on sait que ce « bour-
bier » avait notamment sa figuration sur la route qui menait à Éleu-
sis, et que ceux qui y tombaient étaient des profanes qui prétendaient
à l’initiation sans être qualifiés pour la recevoir, et qui n’étaient donc
victimes que de leur propre imprudence. Nous ajouterons seulement
qu’il existe effectivement de tels « bourbiers » dans l’ordre macro-
cosmique aussi bien que dans l’ordre microcosmique ; ceci se rat-
tache directement à la question des « ténèbres extérieures », à la-
quelle nous avons fait allusion récemment ; et l’on pourrait rappeler,
156
à cet égard, certains textes évangéliques dont le sens concorde exac-
tement avec ce que nous venons d’indiquer. Dans la « descente aux
Enfers », l’être épuise définitivement certaines possibilités infé-
rieures pour pouvoir s’élever ensuite aux états supérieurs ; dans la
« chute dans le bourbier », les possibilités inférieures s’emparent au
contraire de lui, le dominent et finissent par le submerger entière-
ment.
Nous venons de parler de « contrefaçon » ; cette impression est
renforcée par d’autres constatations, comme celle de la dénaturation
du symbolisme que nous avons signalée plus haut, dénaturation qui
tend d’ailleurs à s’étendre à tout ce qui comporte essentiellement des
éléments « supra-humains », ainsi que le montre l’attitude prise à
l’égard des doctrines d’ordre métaphysique et initiatique telles que le
Yoga, attitude qui nous a précisément amené à développer les pré-
sentes considérations. Ce n’est pas tout, et il y a même autre chose
qui, sous ce rapport, est peut-être encore plus digne de remarque :
c’est la nécessité imposée, à quiconque veut pratiquer professionnel-
lement la psychanalyse, d’être préalablement « psychanalysé » lui-
même. Cela implique avant tout la reconnaissance du fait que l’être
qui a subi cette opération n’est plus jamais tel qu’il était auparavant,
ou que, comme nous le disions tout à l’heure, elle lui laisse une em-
preinte ineffaçable, comme l’initiation, mais en quelque sorte en
sens inverse, puisque, au lieu d’un développement spirituel, c’est
d’un développement du psychisme inférieur qu’il s’agit ici. D’autre
part, il y a là une imitation manifeste de la transmission initiatique ;
mais, étant donnée la différence de nature des influences qui inter-
viennent, et comme il y a cependant un résultat effectif qui ne per-
met pas de considérer la chose comme se réduisant à un simple si-
mulacre sans aucune portée, cette transmission serait bien plutôt
comparable, en réalité, à celle qui se pratique dans un domaine
comme celui de la magie, pour ne pas dire plus précisément de la
sorcellerie. Il y a d’ailleurs un point fort obscur, en ce qui concerne
l’origine même de cette transmission : l’invention de la psychanalyse
est chose toute récente ; d’où les premiers psychanalystes tiennent-
ils les « pouvoirs » qu’ils communiquent à leurs disciples, et par qui
eux-mêmes ont-ils bien pu être « psychanalysés » tout d’abord ?
Cette question, qu’il n’est cependant que logique de poser, est pro-
bablement fort indiscrète, et il est plus que douteux qu’il y soit ja-
mais donné une réponse satisfaisante ; mais il n’en est pas besoin
pour reconnaître, dans une telle transmission psychique, une autre
157
« marque », véritablement sinistre par les rapprochements auxquels
elle donne lieu : la psychanalyse présente, par ce côté, une ressem-
blance plutôt terrifiante avec certains « sacrements du diable » !

158
L’illusion de la « vie ordinaire »*
(Études Traditionnelles, mars-avril 1938)

Ce qu’on peut appeler le point de vue profane n’est, comme nous


l’avons dit souvent déjà, rien d’autre que le produit d’une véritable
dégénérescence spirituelle, puisqu’il ne saurait exister dans une civi-
lisation intégralement traditionnelle, où toutes choses, à quelque
domaine qu’elles appartiennent, participent nécessairement au carac-
tère sacré qui est celui de la tradition elle-même. La civilisation tra-
ditionnelle étant en même temps celle qu’on peut considérer comme
normale, il y a donc quelque chose de véritablement anormal dans ce
point de vue, qui consiste en somme, là même où certains éléments
traditionnels subsistent encore, à les mettre en quelque sorte tout à
fait à part, à leur faire une place aussi réduite que possible, de telle
façon qu’ils n’exercent plus aucune influence sur le reste de
l’activité humaine, qui sera dès lors regardé comme constituant un
domaine profane, bien que, en réalité, un tel domaine ne puisse avoir
aucune existence légitime ; et, ce prétendu domaine profane se fai-
sant d’ailleurs toujours de plus en plus envahissant, ce n’est là, en
définitive, qu’un acheminement vers la négation complète de toute
tradition, telle qu’on peut la constater dans le monde occidental mo-
derne.
De ce point de vue profane est née l’idée de ce qu’on désigne
communément comme la « vie ordinaire » ou la « vie courante » ; ce
qu’on entend par là, en effet, c’est bien, avant tout, quelque chose
où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique
(qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute
autre modalité traditionnelle, peu importe ici), rien qui ne soit pure-
ment humain ne saurait intervenir en aucune façon ; et ces désigna-
tions mêmes impliquent en outre que tout ce qui dépasse une telle
conception est relégué dans un domaine « extraordinaire », considéré
comme exceptionnel, étrange et inaccoutumé ; il y a donc là, à pro-
prement parler, un renversement de l’ordre normal, qui ne peut
aboutir logiquement qu’à l’ignorance ou à la négation du « supra-
humain ». Aussi certains vont-ils jusqu’à employer également, dans
le même sens, l’expression de « vie réelle », ce qui, au fond, est

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XV dans le Règne de la Quantité et les
Signes des Temps.
159
d’une singulière ironie, car la vérité est que ce qu’ils nomment ainsi
n’est au contraire que la pire des illusions ; nous ne voulons pas dire
par là que les choses dont il s’agit soient, en elles-mêmes, dépour-
vues de toute réalité, encore que cette réalité, qui est en somme celle
même de l’ordre sensible, soit au degré le plus bas de tous ; mais
c’est la façon dont elles sont envisagées qui est entièrement fausse,
et qui, en les séparant de tout principe supérieur, leur dénie précisé-
ment ce qui fait toute leur réalité.
On voit par là comment, dans cette conception de la « vie ordi-
naire », on passe presque insensiblement d’un stade à un autre, la
dégénérescence allant en s’accentuant progressivement : on com-
mence par admettre que certaines choses soient soustraites à toute
influence traditionnelle, puis ce sont ces choses qu’on en vient à
considérer comme normales ; de là, on arrive facilement à les regar-
der comme les seules « réelles », ce qui revient à écarter comme « ir-
réel » tout le « supra-humain », et même, le domaine de l’humain
étant conçu d’une façon de plus en plus étroitement limitée, jusqu’à
le réduire à la seule modalité corporelle, tout ce qui est simplement
d’ordre « suprasensible » ; il n’y a qu’à remarquer comment nos
contemporains emploient constamment, et sans même y penser, le
mot « réel » comme synonyme de « sensible », pour se rendre
compte que c’est bien à ce dernier point qu’ils en sont effectivement.
On pourrait aussi montrer sans difficulté que la philosophie mo-
derne, qui n’est en somme qu’une expression « systématisée » de la
mentalité générale, a suivi une marche parallèle : cela a commencé
avec l’éloge cartésien du « bon sens », qui est bien caractéristique à
cet égard, car la « vie ordinaire » est assurément, par excellence, le
domaine de ce soi-disant « bon sens », aussi borné qu’elle et de la
même façon ; puis, du rationalisme, qui n’est en somme qu’un aspect
philosophique de l’« humanisme », on arrive peu à peu au matéria-
lisme ou au positivisme : qu’on nie expressément, comme le pre-
mier, tout ce qui est au-delà du monde sensible, ou qu’on se con-
tente, comme le second, de refuser de s’en occuper en le déclarant
« inaccessible » ou « inconnaissable », le résultat, en fait, est exac-
tement le même dans les deux cas, et il est bien celui-là même que
nous venons de décrire. Il convient seulement d’ajouter que, chez la
plupart, il ne s’agit que de ce qu’on peut appeler un matérialisme ou
un positivisme « pratique », indépendant de toute théorie philoso-
phique, et pouvant même très bien exister chez des gens qui, de
bonne foi, se croient fort éloignés du matérialisme et du positivisme,
160
mais qui, en toutes circonstances, ne s’en comportent pas moins
comme leurs partisans ; et cet exemple montre bien que la philoso-
phie n’a, au fond, que fort peu d’importance, ou que du moins elle
n’en a que dans la mesure où elle peut être considérée comme « re-
présentative » d’une certaine mentalité, bien plutôt que comme agis-
sant en fait sur celle-ci ; une conception philosophique pourrait-elle
avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des ten-
dances prédominantes de l’époque où elle est formulée ? Nous ne
voulons d’ailleurs pas dire que les philosophes ne jouent pas, tout
comme d’autres, leur rôle dans la déviation moderne, ce qui serait
exagéré, mais seulement que ce rôle est plus restreint qu’on ne serait
tenté de le supposer, et assez différent de ce qu’il peut sembler exté-
rieurement ; du reste, d’une façon tout à fait générale, ce qui est le
plus apparent est toujours, suivant les lois mêmes qui régissent la
manifestation, une conséquence plutôt qu’une cause, un aboutisse-
ment plutôt qu’un point de départ, et, en tout cas, ce n’est jamais là
qu’il faut chercher ce qui agit de manière vraiment efficace dans un
ordre plus profond, qu’il s’agisse d’ailleurs en cela d’une action
s’exerçant dans un sens normal et légitime, ou bien du contraire
comme dans le cas dont nous parlons présentement.
Nous n’avons pas la prétention d’envisager ici tous les aspects de
la question : ainsi, il y aurait lieu de se demander comment l’illusion
dont il s’agit se trouve liée à une autre illusion spécifiquement mo-
derne, celle qui prétend tout réduire à des éléments purement quanti-
tatifs, ce qui constitue proprement le « mécanisme ». Sur ce point,
nous remarquerons seulement que cette conception « mécaniste »,
bien que naturellement elle ait aussi son expression philosophique
qui remonte au cartésianisme, se rattache plus directement au côté
« scientifique » de la tendance matérialiste (nous disons seulement
tendance, parce que, théoriquement, mécanisme et matérialisme ne
coïncident pas exactement dans tous les cas), et que celui-ci a certai-
nement, pour des raisons diverses, beaucoup plus d’influence que les
théories philosophiques sur la mentalité commune, en laquelle il y a
toujours une croyance au moins implicite à la vérité d’une
« science » dont le caractère hypothétique lui échappe inévitable-
ment, tandis que tout ce qui se présente comme philosophie la laisse
plus ou moins indifférente ; l’existence d’applications pratiques et
utilitaires dans un cas, et leur absence dans l’autre, n’y est d’ailleurs
peut-être pas entièrement étrangère. Ceci nous ramène justement en-
core à l’idée de la « vie ordinaire », dans laquelle il entre effective-
161
ment une assez forte dose de « pragmatisme » ; des lors qu’il est
convenu que la « réalité » consiste exclusivement en ce qui tombe
sous les sens, il est tout naturel que la valeur d’une chose quelconque
ait pour mesure sa capacité de produire des effets d’ordre sensible ;
or il est évident que la « science », considérée, à la façon moderne,
comme essentiellement solidaire de l’industrie, sinon même confon-
due plus ou moins complètement avec celle-ci, doit à cet égard oc-
cuper le premier rang, et que par là elle se trouve mêlée aussi étroi-
tement que possible à cette « vie ordinaire » dont elle devient même
en quelque sorte un des principaux facteurs ; par contrecoup, les hy-
pothèses sur lesquelles elle prétend se fonder bénéficieront elles-
mêmes de cette situation privilégiée aux yeux du vulgaire.
Cela étant dit, on peut comprendre que, quand nous parlons de
l’attitude matérialiste comme étant celle de la grande majorité de nos
contemporains, nous l’entendons au sens le plus général du mot, et
que, par conséquent, cette attitude pourra impliquer, en des propor-
tions très diverses suivant les individus, le matérialisme philoso-
phique, le matérialisme scientifique et le matérialisme simplement
pratique : le premier peut même souvent en être totalement absent,
tandis que, presque toujours, le second exerce une influence qui se
fait sentir, de façon plus ou moins consciente, dans le matérialisme
pratique lui-même. Il va de soi, d’ailleurs, que tout cela n’est au fond
qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi
que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre,
constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer
spontanément ; nous nous sommes assez souvent expliqué sur ce
dernier point pour ne pas y insister de nouveau, et nous rappellerons
seulement ce que nous avons dit dernièrement sur la place plus pré-
cise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du « plan » suivant
lequel s’effectue la déviation du monde moderne, car c’est là une
considération que nous aurons à retrouver encore par la suite. Ce qui
est vraiment singulier, et qui serait même comique s’il s’agissait de
choses moins graves, nous pourrions même dire moins sinistres,
c’est que le matérialisme, dont une des principales prétentions est de
supprimer tout mystère, a lui-même ainsi des « dessous » fort mysté-
rieux ; et ce qui ne l’est pas moins, à un autre point de vue, c’est que
la notion même de « matière », dont il fait sa base par définition, se
trouve être certainement la plus énigmatique et la moins intelligible
qui puisse être. Bien entendu, ce sont là des choses dont les matéria-
listes eux-mêmes sont parfaitement incapables de se rendre compte,
162
aveuglés qu’ils sont par leurs idées préconçues, et dont ils seraient
sans doute tout aussi étonnés qu’ils le seraient de savoir qu’il a exis-
té et qu’il existe même encore des hommes pour lesquels ce qu’ils
appellent la « vie ordinaire » serait la chose la plus extraordinaire
qu’on puisse imaginer, puisqu’elle ne correspond à rien de ce qui se
produit réellement dans leur existence ; c’est pourtant ainsi, et, qui
plus est, ce sont ces hommes qui doivent être considérés comme vé-
ritablement « normaux », tandis que les matérialistes, avec tout leur
« bon sens » tant vanté et tout le « progrès » dont ils se considèrent
fièrement comme les produits les plus achevés et les représentants
les plus « avancés », ne sont, au fond, que des êtres en qui certaines
facultés se sont atrophiées au point d’être complètement abolies.
C’est d’ailleurs à cette condition seulement que le monde sensible
peut leur apparaître comme un « système clos », à l’intérieur duquel
ils se sentent en parfaite sécurité ; il reste à voir comment cette illu-
sion peut, en un certain sens et dans une certaine mesure, être « réa-
lisée » du fait du matérialisme lui-même, mais aussi comment, mal-
gré cela, elle ne représente en quelque sorte qu’un état d’équilibre
éminemment instable, et comment, au point même où nous en
sommes actuellement, cette sécurité de la « vie ordinaire », sur la-
quelle reposait jusqu’ici toute l’organisation extérieure du monde
moderne, risque fort d’être troublée par des « interférences » inat-
tendues.

*
* *

Pour comprendre qu’un monde répondant à la conception maté-


rialiste, au moins jusqu’à un certain point, puisse avoir quelque exis-
tence effective dans la période même où règne cette conception, il
faut considérer que l’ordre humain et l’ordre cosmique ne sont point
séparés comme les modernes se l’imaginent trop facilement, mais
qu’ils sont au contraire étroitement liés, de telle sorte que chacun
d’eux réagit constamment sur l’autre et qu’il y a toujours une corres-
pondance entre leurs états respectifs. Cette considération est essen-
tiellement impliquée dans toute la doctrine des cycles, et, sans elle,
les données traditionnelles qui se rapportent à celle-ci seraient entiè-
rement inintelligibles ; la relation qui existe entre certaines phases
critiques de l’histoire de l’humanité et certains cataclysmes se pro-
duisant suivant des périodes astronomiques déterminées en est peut-
163
être l’exemple le plus frappant, mais il va de soi que ce n’est là
qu’un cas extrême de ces correspondances, qui existent en réalité
d’une façon continue, bien qu’elles soient sans doute moins appa-
rentes tant que les choses ne se modifient que graduellement et
presque insensiblement.
Cela étant, nous pouvons dire que, dans le cours du développe-
ment cyclique, la manifestation cosmique tout entière, et par consé-
quent, avec elle, la mentalité humaine qui y est incluse, suivent une
marche « descendante », dans le sens d’un éloignement graduel du
principe, donc de la spiritualité première. Cette marche peut donc
être décrite comme une sorte de « matérialisation » progressive du
milieu cosmique lui-même, et ce n’est que quand cette « matérialisa-
tion » a atteint un certain degré, déjà très fortement accentué, que
peut apparaître corrélativement, chez l’homme, la conception maté-
rialiste, ainsi que l’attitude générale qui lui correspond pratiquement
et qui se conforme, comme nous l’avons dit, à la représentation de ce
qu’on appelle la « vie ordinaire » ; d’ailleurs, sans cette « matériali-
sation », tout cela n’aurait pas même la moindre apparence de justi-
fication, car la réalité ambiante lui apporterait à chaque instant des
démentis trop manifestes. L’idée même de « matière », telle que les
modernes l’entendent, ne pouvait véritablement prendre naissance
que dans ces conditions ; ce qu’elle exprime n’est d’ailleurs qu’une
« limite » qui, dans la « descente » dont il s’agit, ne peut jamais être
atteinte en fait, car un monde où il y aurait quelque chose de vrai-
ment « inerte » cesserait aussitôt d’exister par là même ; cette idée
est donc bien la plus illusoire qui puisse être, puisqu’elle ne répond
même pas au plus bas degré de réalité, mais seulement à ce qui est,
si l’on peut s’exprimer ainsi, au-dessous de toute réalité. On pourrait
dire encore, en d’autres termes, que la « matérialisation » existe
comme tendance, mais que la « matérialité », qui serait
l’aboutissement complet de cette tendance, est un état irréalisable ;
de là vient, entre autres conséquences, que les lois mécaniques for-
mulées théoriquement par la science moderne ne sont jamais suscep-
tibles d’une application exacte et rigoureuse aux conditions de
l’expérience, où il subsiste toujours des éléments qui leur échappent
nécessairement, même dans la phase où le rôle de ces éléments se
trouve en quelque sorte réduit au minimum. Il ne s’agit donc jamais
là que d’une approximation, qui, dans cette phase, et sous la réserve
de cas devenus alors exceptionnels, peut être suffisante pour les be-
soins pratiques immédiats, mais qui n’en implique pas moins une
164
simplification très grossière, ce qui lui enlève toute valeur de
« science » au vrai sens de ce mot ; et c’est aussi avec cette même
approximation que le monde sensible peut prendre l’apparence d’un
« système clos », tant aux yeux des physiciens que dans le courant
des événements qui constituent la « vie ordinaire ».
Pour en arriver là, il faut que l’homme, du fait de la « matérialisa-
tion » dont nous venons de parler, ait perdu l’usage des facultés qui
lui permettraient normalement de dépasser les limites du monde sen-
sible, car, même si celui-ci est réellement entouré de cloisons plus
épaisses, pourrait-on dire, qu’il ne l’était dans ses états antérieurs, il
n’en est pas moins vrai qu’il ne saurait jamais y avoir nulle part une
séparation absolue entre différents ordres d’existence ; une telle sé-
paration aurait pour effet de retrancher de la réalité même le do-
maine qu’elle enfermerait, si bien que, là encore, l’existence de ce
domaine, c’est-à-dire du monde sensible dans le cas dont il s’agit,
s’évanouirait immédiatement. On pourrait d’ailleurs se demander
comment une atrophie aussi complète et aussi générale de certaines
facultés a bien pu se produire effectivement ; il a fallu pour cela que
l’homme soit amené à porter toute son attention sur les choses sen-
sibles exclusivement, et c’est par là qu’a dû nécessairement com-
mencer cette œuvre de déviation qu’on pourrait appeler la « fabrica-
tion » du monde moderne, et qui, bien entendu, ne pouvait réussir
que précisément à cette phase du cycle et en utilisant, en mode
« diabolique », les conditions présentes du milieu lui-même. Quoi
qu’il en soit de ce dernier point, on ne saurait trop admirer la solen-
nelle niaiserie de certaines déclamations chères aux vulgarisateurs
scientifiques, qui se plaisent à affirmer à tout propos que la science
moderne recule sans cesse les limites du monde connu, ce qui est
exactement le contraire de la vérité : jamais ces limites n’ont été aus-
si étroites qu’elles le sont dans les conceptions admises par cette pré-
tendue science profane, et jamais le monde ni l’homme ne s’étaient
trouvés ainsi rapetissés, au point d’être réduits à de simples entités
corporelles, privées, par hypothèse, de la moindre communication
avec tout autre ordre de réalité !
Il y a d’ailleurs encore un autre aspect de la question, réciproque
et complémentaire de celui que nous avons envisagé jusqu’ici :
l’homme n’est pas réduit, en tout cela au rôle d’un simple spectateur,
qui devrait se borner à se faire une idée plus ou moins vraie, ou plus
ou moins fausse, de ce qui se passe autour de lui ; il est lui-même un
des facteurs qui interviennent activement dans les modifications du
165
monde où il vit ; et nous pourrions ajouter qu’il en est même un fac-
teur particulièrement important, en raison de la position « centrale »
qu’il se trouve occuper dans ce monde. Par suite, la conception ma-
térialiste, une fois qu’elle a été formée et répandue d’une façon quel-
conque, ne peut que concourir à renforcer encore cette « solidifica-
tion » du monde qui l’a tout d’abord rendue possible, et toutes les
conséquences qui dérivent de cette conception ne font que tendre à
cette fin ; nous ne faisons pas seulement allusion, en cela, aux résul-
tats directs et trop évidents de l’activité industrielle et mécanique,
mais aussi aux réactions beaucoup plus générales du milieu cos-
mique lui-même en présence de l’attitude adoptée par l’homme à son
égard. On peut dire véritablement que certains aspects de la réalité se
cachent à quiconque l’envisage en profane et en matérialiste, et se
rendent inaccessibles à son observation ; ce n’est pas là une simple
façon de parler plus ou moins « imagée », comme certains pourraient
être tentés de le croire, mais bien l’expression pure et simple d’un
fait, de même que c’est un fait que les animaux fuient devant
quelqu’un qui leur témoigne une attitude hostile ; et c’est pourquoi il
est des choses qui ne pourront jamais être constatées par des « sa-
vants » matérialistes ou positivistes, ce qui naturellement, les con-
firme encore dans leur croyance à la validité de leurs conceptions,
alors que ce n’est pourtant qu’un effet de ces conceptions elles-
mêmes. C’est là, en quelque sorte, la « contrepartie » de la limitation
des facultés de l’être humain à celles qui se rapportent à la seule mo-
dalité corporelle : par cette limitation, il devient, disions-nous, inca-
pable de sortir du monde sensible ; par ce dont il s’agit maintenant, il
perd en outre toute occasion de constater une intervention manifeste
d’éléments suprasensibles dans le monde sensible lui-même ; et ainsi
se trouve complétée pour lui, autant qu’il est possible, la « clôture »
de ce monde, à l’intérieur duquel il peut sembler que la « vie ordi-
naire » n’ait plus désormais qu’à se dérouler sans trouble et sans ac-
cidents imprévus, à la façon des mouvements d’une « mécanique »
parfaitement réglée ; l’homme moderne, après avoir « mécanisé » le
monde qui l’entoure, ne vise-t-il pas à se « mécaniser » lui-même de
son mieux, dans tous les modes d’activité qui restent encore ouverts
à sa nature étroitement bornée ?
Cependant la « solidification » du monde, si loin qu’elle soit
poussée, ne peut jamais être complète, et il y a des limites au-delà
desquelles elle ne saurait aller, puisque, comme nous l’avons dit plus
haut, son extrême aboutissement serait incompatible avec toute exis-
166
tence réelle, fût-elle du degré le plus bas ; et même, à mesure que
cette « solidification » avance, elle n’en devient toujours que plus
précaire, car la réalité la plus inférieure est aussi la plus instable ; la
rapidité sans cesse croissante des changements du monde actuel n’en
témoigne d’ailleurs que d’une façon trop éloquente. Rien ne peut
faire qu’il n’y ait des « fissures » dans ce prétendu « système clos »,
qui a du reste, par son caractère « mécanique », quelque chose
d’artificiel qui n’est guère de nature à inspirer confiance en sa du-
rée ; et, actuellement même, il y a de multiples indices qui montrent
précisément que son équilibre instable est sur le point d’être rompu,
si bien que ce que nous disions tout à l’heure du matérialisme et du
« mécanisme » de l’époque moderne pourrait presque être mis déjà
au passé, quand bien même ses conséquences pratiques continue-
raient à se développer pendant quelque temps encore ; cela est telle-
ment vrai que, au moment où nous en sommes, la notion même de la
« matière » semble être en train de s’évanouir. Seulement, le mal-
heur est que, la « descente » cyclique n’étant pas encore achevée, les
« fissures » dont il s’agit ne peuvent guère se produire que par le
bas ; autrement dit, ce qui « interfère » par là avec le monde sensible
n’est rien d’autre que le psychisme inférieur, dans ce qu’il a de plus
destructif et de plus dissolvant ; dès lors, il n’est pas difficile de
comprendre que tout ce qui tend à favoriser et à étendre ces « inter-
férences » ne correspond, consciemment ou inconsciemment, qu’à
une nouvelle phase de la déviation dont le matérialisme représentait
un stade moins « avancé », quelles que puissent être les apparences.
La dérisoire sécurité de la « vie ordinaire » est fortement menacée,
certes, et l’on verra sans doute de plus en plus clairement quelle
n’était qu’une illusion ; mais y a-t-il vraiment lieu de s’en féliciter, si
ce n’est que pour tomber dans une autre illusion pire encore que
celle-là, celle d’une « spiritualité à rebours » dont les divers mouve-
ments « néo-spiritualistes » que nous avons vus naître et se dévelop-
per jusqu’ici ne sont encore que de bien faibles et médiocres précur-
seurs ?

167
Les origines du Mormonisme
(Études traditionnelles, juil. 1939)

Parmi les sectes religieuses ou pseudo-religieuses répandues en


Amérique, celle des Mormons est assurément une des plus anciennes
et des plus importantes, et nous croyons qu’il n’est pas sans intérêt
d’en exposer les origines.
Au début du XIXe siècle vivait dans la Nouvelle-Angleterre un
pasteur presbytérien nommé Salomon Spalding, qui avait abandonné
son ministère pour le commerce, où il ne tarda pas à faire faillite ;
après cet échec, il se mit à composer une sorte de roman en style bi-
blique, qu’il intitula le Manuscrit retrouvé, et sur lequel il comptait,
paraît-il, pour remonter sa fortune, en quoi il se trompait, car il mou-
rut sans avoir pu le faire accepter par aucun éditeur. Le sujet de ce
livre se rapportait à l’histoire des Indiens de l’Amérique du Nord,
qui y étaient présentés comme les descendants du Patriarche Joseph ;
c’était un long récit de leurs guerres et de leurs émigrations suppo-
sées, depuis l’époque de Sédécias, roi de Juda, jusqu’au Ve siècle de
l’ère chrétienne ; et ce récit était censé avoir été écrit par divers
chroniqueurs successifs, dont le dernier, nommé Mormon, l’aurait
déposé dans quelque cachette souterraine.
Comment Spalding avait-il eu l’idée de rédiger cet ouvrage,
d’ailleurs fort ennuyeux, prodigieusement monotone et écrit dans un
style déplorable ? C’est ce qu’il ne nous paraît guère possible de
dire, et l’on peut se demander si cette idée lui vint spontanément ou
si elle lui fut suggérée par quelqu’un d’autre, car il est loin d’avoir
été seul à chercher ce qu’étaient devenues les dix tribus perdues
d’Israël et à essayer de résoudre ce problème à sa façon. On sait que
certains ont voulu retrouver les traces de ces tribus en Angleterre, et
il est même des Anglais qui tiennent fort à revendiquer pour leur na-
tion l’honneur de cette origine ; d’autres ont été rechercher ces
mêmes tribus beaucoup plus loin, et jusqu’au Japon. Ce qu’il y a de
certain c’est qu’il existe dans quelques régions de l’Orient, notam-
ment à Cochin, dans l’Inde méridionale, et aussi en Chine, des colo-
nies juives fort anciennes, qui prétendent y être établies depuis
l’époque de la captivité de Babylone. L’idée d’une émigration en
Amérique peut paraître beaucoup plus invraisemblable et pourtant
elle est venue à d’autres qu’à Spalding ; il y a là une coïncidence as-
168
sez singulière. En 1825, un Israélite d’origine portugaise, Mordecaï
Manuel Noah, ancien consul des États-Unis à Tunis, acheta une île
appelée Grand Island, située dans la rivière Niagara, et lança une
proclamation engageant tous ses coreligionnaires à venir s’établir
dans cette île, à laquelle il donna le nom d’Ararat. Le 2 septembre de
la même année, on célébra en grande pompe la fondation de la nou-
velle cité ; or, et c’est là ce que nous voulions signaler, les Indiens
avaient été invités à envoyer des représentants à cette cérémonie, en
qualité de descendants des tribus perdues d’Israël, et ils devaient
aussi trouver un refuge dans le nouvel Ararat Ce projet n’eut aucune
suite, et la ville ne fut jamais bâtie ; une vingtaine d’années plus tard,
Noah écrivit un livre dans lequel il préconisait le rétablissement de la
nation juive en Palestine, et, bien que son nom soit aujourd’hui assez
oublié, on doit le regarder comme le véritable promoteur du Sio-
nisme. L’épisode que nous venons de rapporter est antérieur de près
de cinq ans à la fondation du Mormonisme ; Spalding était déjà
mort, et nous ne pensons pas que Noah ait eu connaissance de son
Manuscrit retrouvé. En tout cas, on ne pouvait guère prévoir alors la
fortune extraordinaire qui était réservée à cet ouvrage, et Spalding
lui-même ne s’était probablement jamais douté qu’un jour devait ve-
nir où il serait considéré par des multitudes comme une nouvelle ré-
vélation divine ; à cette époque on n’en était pas encore arrivé à
composer de dessein prémédité des écrits soi-disant « inspirés »,
comme la Bible d’Oahspe ou l’Évangile Aquarien, bizarres élucu-
brations qui trouvent chez les Américains de nos jours un milieu tout
préparé pour les recevoir.

*
* *

Il y avait à Palmyra, dans le Vermont, un jeune homme d’assez


mauvaise réputation, nommé Joseph Smith ; il s’était d’abord signalé
à l’attention de ses concitoyens, pendant une de ces périodes
d’enthousiasme religieux que les Américains appellent revivals, en
répandant le récit d’une vision dont il prétendait avoir été favorisé ;
puis il s’était fait « trouveur de trésors », vivant de l’argent que lui
remettaient les gens crédules auxquels il promettait d’indiquer, grâce
à certains procédés divinatoires, les richesses enfouies dans le sol.
C’est alors qu’il mit la main sur le manuscrit de Spalding, douze ans
après la mort de son auteur ; on croit que ce manuscrit lui fut donné
169
par un de ses compères, Sydney Rigdon, qui l’aurait dérobé dans une
imprimerie où il faisait son apprentissage ; toujours est-il que la
veuve, le frère et l’ancien associé de Spalding reconnurent et affir-
mèrent formellement l’identité du Livre de Mormon avec le Manus-
crit retrouvé. Mais le « trouveur de trésors » prétendit que, guidé par
un ange, il avait tiré ce livre de la terre où Mormon l’avait enfoui,
sous la forme de plaques d’or couvertes de caractères hiérogly-
phiques ; il ajoutait que l’ange lui avait également fait découvrir
deux pierres translucides, qui n’étaient autre que l’Urim et le Thum-
mim qui figuraient sur le pectoral du Grand-Prêtre d’Israël1, et dont
la possession, procurant le don des langues et l’esprit de prophétie,
lui avait permis de traduire les plaques mystérieuses. Une dizaine de
témoins déclarèrent avoir vu ces plaques ; trois d’entre eux affirmè-
rent même qu’ils avaient aussi vu l’ange, qui les avait ensuite enle-
vées et reprises sous sa garde. Parmi ces derniers était un certain
Martin Harris, qui vendit sa ferme pour subvenir aux frais de publi-
cation du manuscrit, malgré les avis du professeur Anthon, de New
York, à qui il avait soumis un échantillon des prétendus hiéro-
glyphes, et qui l’avait mis en garde contre ce qui lui paraissait bien
n’être qu’une vulgaire supercherie. Il est à supposer que Smith
s’était procuré quelques plaques de laiton et y avait tracé des carac-
tères empruntés à divers alphabets ; d’après M. Anthon2, il y avait
surtout un mélange de caractères grecs et hébraïques, ainsi qu’une
grossière imitation du calendrier mexicain publié par Humboldt. Il
est d’ailleurs extrêmement difficile de dire si ceux qui aidèrent
Smith à ses débuts furent ses dupes ou ses complices ; pour ce qui
est de Harris, dont la fortune fut gravement compromise par le peu
de succès qu’eut tout d’abord le Livre de Mormon, il ne tarda pas à
renier la foi nouvelle et à se brouiller avec Smith. Celui-ci eut bien-
tôt une révélation qui mettait son entretien à la charge de ses adhé-
rents ; puis, le 6 avril 1830, une autre révélation vint le constituer
prophète de Dieu, avec la mission d’enseigner aux hommes une reli-
gion nouvelle et d’établir l’« Église des Saints des Derniers Jours »
(Church of Latter-Day Saints), dans laquelle on devait entrer par un
nouveau baptême. Smith et son associé Cowdery s’administrèrent
l’un à l’autre ce baptême ; l’Église ne comptait alors que six
membres, mais, au bout d’un mois, elle en avait une trentaine, parmi

1
Exode, XXVIII, 30. – Ces deux mots hébreux signifient « lumière » et « vérité ».
2
Lettre à M. Howe, 17 février 1834.
170
lesquels le père et les frères de Smith. Cette Église, en somme, ne se
différenciait guère de la majorité des sectes protestantes ; dans les
treize articles de foi qui furent alors formulés par le fondateur, il y a
lieu de signaler seulement la condamnation du baptême des enfants
(article 4), la croyance « qu’un homme peut être appelé à Dieu par la
prophétie et par l’imposition des mains » (article 5) et que les dons
miraculeux tels que « prophétie, révélation, visions, guérison, exor-
cisme, interprétation des langues », se sont perpétués dans l’Église
(article 7), l’adjonction du Livre de Mormon à la Bible comme étant
la « parole de Dieu » (article 8), enfin la promesse « que Dieu révé-
lera encore de grandes choses concernant Son Royaume » (article 9).
Mentionnons encore l’article 10, ainsi conçu : « Nous croyons au
rassemblement littéral d’Israël et à la restauration des dix tribus ;
nous croyons que Sion sera rebâtie sur ce continent, que le Christ ré-
gnera personnellement sur la terre, et que la terre sera renouvelée et
recevra la gloire paradisiaque. » Le début de cet article rappelle cu-
rieusement les projets de Noah ; la suite est l’expression d’un « mil-
lénarisme » qui n’est pas absolument exceptionnel dans les Églises
protestantes, et qui, dans cette même région de la Nouvelle-
Angleterre, devait aussi donner naissance, vers 1840, aux « Adven-
tistes du Septième Jour ». Enfin, Smith voulut reconstituer
l’organisation de l’Église primitive : Apôtres, Prophètes, Patriarches,
Évangélistes, Anciens, Diacres, Pasteurs et Docteurs, plus deux hié-
rarchies de pontifes, l’une selon l’ordre d’Aaron, l’autre selon
l’ordre de Melchissédec.
Les premiers adhérents de la nouvelle Église étaient des gens fort
peu instruits, petits fermiers ou artisans pour la plupart ; le moins
ignorant d’entre eux était Sydney Rigdon, celui qui avait probable-
ment mis Smith en possession du manuscrit de Spalding ; aussi est-
ce lui qui, par une révélation, fut chargé de la partie littéraire de
l’œuvre, et on lui attribue la première partie du livre des Doctrines et
Alliances, publié en 1846, et qui est en quelque sorte le Nouveau
Testament des Mormons ; du reste, il ne tarda pas à obliger le pro-
phète, à qui il s’était ainsi rendu indispensable, à avoir une autre ré-
vélation qui partageait entre eux la suprématie. Cependant, la secte
commençait à grandir et à faire connaître son existence au-dehors :
les Irvingiens anglais, qui croient aussi à la perpétuation des dons
miraculeux dans l’Église, envoyèrent à Smith une lettre signée d’un
« concile de pasteurs » et exprimant leur sympathie. Mais le succès
même suscita à Smith des adversaires qui ne manquèrent pas de rap-
171
peler son passé peu honorable ; aussi, dès 1831, le prophète jugea-t-
il prudent de changer de résidence : de Fayette, dans le comté de Se-
neca, État de New York, où il avait institué son Église, il alla
s’établir à Kirtland, dans l’Ohio ; puis il fit avec Rigdon un voyage
d’exploration dans les pays de l’Ouest, et, à son retour, émit une sé-
rie de révélations ordonnant aux « Saints » de se rendre dans le com-
té de Jackson, État de Missouri, pour y bâtir une « Sion sainte ». En
quelques mois, douze cents croyants répondirent à cet appel et se mi-
rent à travailler au défrichement du pays et à l’érection de la « Jéru-
salem nouvelle » ; mais les premiers occupants de la région leur fi-
rent subir toutes sortes de vexations, et finalement les expulsèrent de
Sion. Pendant ce temps, Joseph Smith, demeuré à Kirtland, y avait
fondé une maison de commerce et de banque, dans la caisse de la-
quelle, comme nous l’apprend sa propre autobiographie, lui-même et
sa famille avaient un droit illimité de puiser à pleines mains ; en
1837, la banque fut mise en faillite, et Smith et Rigdon, menacés de
poursuites pour escroquerie, durent s’enfuir chez leurs fidèles du
Missouri. Quatre ans s’étaient déjà écoulés depuis que ceux-ci
avaient été chassés de Sion, mais ils s’étaient retirés dans les régions
avoisinantes, où ils avaient acquis de nouvelles propriétés ; Smith
dès son arrivée, leur déclara que l’heure était venue où il allait « fou-
ler ses ennemis sous ses pieds ». Les Missouriens, ayant eu connais-
sance de son attitude, en furent exaspérés, et les hostilités
s’engagèrent presque immédiatement ; les Mormons, vaincus, durent
capituler et s’engager à quitter le pays sans tarder ; le prophète, livré
aux autorités, parvint à échapper à ses gardes et à rejoindre ses dis-
ciples dans l’Illinois. Là, les « Saints » se remirent à construire une
ville, la cité de Nauvoo, sur la rive du Mississippi ; des prosélytes y
arrivèrent, même d’Europe, car une mission envoyée en Angleterre
en 1837 avait amené dix mille baptêmes, et une révélation somma
ces nouveaux convertis d’accourir à Nauvoo « avec leur argent, leur
or et leurs pierres précieuses ». L’état d’Illinois accorda à la cité une
charte d’incorporation ; Joseph Smith en fut constitué maire, et il or-
ganisa une milice dont il fut nommé général ; depuis lors, il affecta
même de paraître souvent à cheval et en uniforme. Son conseiller
militaire était un certain général Bennet, qui avait servi dans l’armée
des États-Unis ; ce Bennet avait offert ses services à Smith dans une
lettre où, tout en professant une complète incrédulité quant à la mis-
sion divine de celui-ci, et en traitant même de « joyeuse mascarade »
le baptême mormon qu’il avait reçu, il promettait au prophète « une
172
assistance dévouée et les apparences d’une foi sincère ». La prospé-
rité croissante de la secte porta la vanité de Smith à un tel point qu’il
osa, en 1844, poser sa candidature à la présidence des États-Unis.
C’est vers cette époque que la polygamie fut introduite dans le
Mormonisme ; la révélation qui l’autorisa est datée de juillet 1843,
mais elle fut longtemps tenue secrète et réservée à un petit nombre
d’initiés ; ce n’est qu’au bout d’une dizaine d’années que cette pra-
tique fut avouée publiquement par les chefs mormons3. Seulement,
on avait eu beau taire la révélation, les résultats en avaient été con-
nus malgré tout ; un corps d’opposition, formé dans le sein même de
la secte, fit entendre ses protestations dans un journal intitulé The
Expositor. Les partisans du prophète rasèrent l’atelier de ce journal ;
les rédacteurs s’enfuirent et dénoncèrent aux autorités Joseph Smith
et son frère Hiram comme perturbateurs de l’ordre public. Un man-
dat d’arrêt fut lancé contre eux, et, pour le faire exécuter, le gouver-
nement de l’Illinois dut faire appel aux milices ; Joseph Smith,
voyant qu’il ne pouvait résister, jugea prudent de se rendre ; il fut
enfermé avec son frère à la prison du comté, à Carthage. Le 27 juillet
1844, une foule en armes envahit la prison et fit feu sur les détenus ;
Hiram Smith fut tué sur place, et Joseph, en voulant s’enfuir par la
fenêtre, manqua son élan et alla se briser au pied des murs ; il était
âgé de trente-neuf ans. Il est peu vraisemblable que des assaillants se
soient assemblés spontanément devant la prison ; on ne sait par qui
ils furent dirigés ou tout au moins influencés, mais il est très possible
que quelqu’un ait eu intérêt à faire disparaître Joseph Smith au mo-
ment précis où il voyait se réaliser toutes ses ambitions.
D’ailleurs, si celui-ci fut incontestablement un imposteur, bien
que quelques-uns aient essayé de le présenter comme un fanatique
sincère, il n’est pas sûr qu’il ait lui-même imaginé toutes ses impos-
tures ; il y a trop d’autres cas plus ou moins similaires, où les chefs
apparents d’un mouvement ne furent souvent que les instruments
d’inspirateurs cachés, qu’eux-mêmes ne connurent peut-être pas tou-
jours ; et un homme tel que Rigdon, par exemple, pourrait fort bien
avoir joué un rôle d’intermédiaire entre Smith et de semblables ins-
pirateurs. L’ambition personnelle qui était dans le caractère de Smith

3
La révélation dont il s’agit a été publiée dans l’organe officiel de la secte, The
Millenary Star (L’Étoile Millénaire), en janvier 1853. – Les autres révélations que
nous avons mentionnées précédemment ont toutes été recueillies dans les Doctrines et
Alliances ; nous n’avons pas cru nécessaire d’indiquer ici, pour chacune d’elles, le
numéro de la « section » où elle se trouve.
173
pouvait, jointe à son absence de scrupules, le rendre apte à la réalisa-
tion de desseins plus ou moins ténébreux ; mais, au delà de certaines
limites, elle risquait de devenir dangereuse, et d’ordinaire, en pareil
cas, l’instrument est brisé impitoyablement ; c’est précisément ce qui
arriva pour Smith. Nous n’indiquons ces considérations qu’à titre
d’hypothèse, ne voulant établir aucun rapprochement ; mais cela suf-
fit pour montrer qu’il est difficile de porter un jugement définitif sur
les individus, et que la recherche des véritables responsabilités est
beaucoup plus compliquée que ne l’imaginent ceux qui s’en tiennent
aux apparences extérieures.

*
* *

Après la mort du prophète, quatre prétendants, Rigdon, William


Smith, Lyman Wight et Brigham Young, se disputèrent sa succes-
sion ; ce fut Brigham Young, ancien ouvrier charpentier et président
du « Collège des Apôtres », qui l’emporta finalement et fut proclamé
« voyant, révélateur et président des Saints des Derniers Jours ». La
secte continuait à s’accroître ; mais on apprit bientôt que les habi-
tants de neuf comtés s’étaient ligués dans l’intention d’exterminer
les Mormons. Les chefs de ceux-ci décidèrent alors une émigration
en masse de leur peuple dans une région éloignée et déserte de la
Haute-Californie, qui appartenait au Mexique ; cette nouvelle fut an-
noncée par une « épître catholique » datée du 20 janvier 1846. Les
voisins des Mormons consentirent à les laisser tranquilles, moyen-
nant la promesse de partir avant le commencement de l’été suivant ;
les « Saints » profitèrent de ce délai pour achever le temple qu’ils
construisaient sur le sommet de la colline de Nauvoo, et auquel une
révélation avait attaché certaines bénédictions mystérieuses ; la con-
sécration eut lieu en mai. Les habitants de l’Illinois, voyant là un
manque de sincérité et la marque d’une volonté de retour de la part
des Mormons, chassèrent brutalement de leurs demeures ceux qui
s’y trouvaient encore et, le 17 septembre, prirent possession de la
ville abandonnée. Les émigrants entreprirent un pénible voyage ;
beaucoup restèrent en route, certains même moururent de froid et de
privations. Au printemps, le président partit en avant avec un corps
de pionniers ; le 21 juillet 1847, ils atteignirent la vallée du Grand
Lac Salé et, frappés par les rapports de sa configuration géogra-
phique avec celle de la terre de Chanaan, résolurent d’y fonder un
174
« jalon de Sion » (stake of Sion), en attendant le moment où ils pour-
raient reconquérir la vraie Sion, c’est-à-dire la cite du comté de
Jackson que les prophéties de Smith leur assuraient devoir être leur
héritage. Quand la colonie fut rassemblée, elle comptait quatre mille
personnes ; elle s’augmenta rapidement et, six ans plus tard, le
nombre de ses membres s’élevait déjà à trente mille. En 1848, le
pays avait été cédé par le Mexique aux États-Unis ; les habitants
demandèrent au Congrès à être constitués en État souverain, sous le
nom d’« État de Deseret », tiré du Livre de Mormon ; mais le Con-
grès érigea seulement le pays en Territoire sous le nom d’Utah, le
Territoire ne pouvant se transformer en État libre que quand sa popu-
lation atteindrait le chiffre de soixante mille hommes, ce qui engagea
d’ailleurs les Mormons à intensifier leur propagande pour y parvenir
au plus vite et pouvoir ainsi légaliser la polygamie et leurs autres
institutions particulières ; en attendant, le président Brigham Young
fut d’ailleurs nommé gouverneur de l’Utah. À partir de ce moment,
la prospérité matérielle des Mormons alla toujours en croissant, ainsi
que leur nombre, malgré quelques épisodes malheureux, parmi les-
quels il faut noter un schisme qui se produisit en 1851 : ceux qui
n’avaient pas suivi l’émigration constituèrent une « Église Réorgani-
sée » ayant son siège à Lamoni, dans l’Iowa, et qui se prétend seule
légitime ; ils placèrent à leur tête le jeune Joseph Smith, le propre
fils du prophète, qui était demeuré à Independence, dans le Missouri.
D’après une statistique officielle datant de 1911, cette « Église Ré-
organisée » comptait alors cinquante mille membres, tandis que la
branche d’Utah en comptait trois cent cinquante mille.

*
* *

Le succès du Mormonisme peut sembler étonnant ; il est probable


qu’il est plutôt dû à l’organisation hiérarchique et théocratique de la
secte, fort habilement conçue, il faut le reconnaître, qu’à la valeur de
sa doctrine, quoique l’extravagance même de celle-ci soit susceptible
d’exercer un attrait sur certains esprits ; en Amérique surtout, les
choses les plus absurdes dans ce genre réussissent d’une façon in-
croyable. Cette doctrine n’est pas restée ce qu’elle était au début, et
cela se comprend sans peine, puisque de nouvelles révélations pou-
vaient venir la modifier à chaque instant : c’est ainsi que la polyga-
mie était appelée dans le Livre de Mormon « une abomination aux
175
yeux du Seigneur », ce qui n’empêcha pas Joseph Smith d’avoir une
autre révélation par laquelle elle devenait « la grande bénédiction de
la dernière Alliance ». Les innovations proprement doctrinales pa-
raissent avoir été dues surtout à Orson Pratt, sous la domination in-
tellectuelle duquel Smith était tombé vers la fin de sa vie, et qui avait
une connaissance plus ou moins vague des idées de Hegel et de
quelques autres philosophes allemands, popularisées par des écri-
vains tels que Parker et Emerson4.
Les conceptions religieuses des Mormons sont du plus grossier
anthropomorphisme, comme le prouvent ces extraits d’un de leurs
catéchismes :
« Question 28. Qu’est-ce que Dieu ? — Un être intelligent maté-
riel, ayant un corps et des membres.
« Question 38. Est-il aussi susceptible de passion ? — Oui, il
mange, il boit, il hait, il aime.
« Question 44. Peut-il habiter plusieurs lieux à la fois ? — Non. »
Ce Dieu matériel habite la planète Colob ; c’est matériellement
aussi qu’il est le Père des créatures et qu’il les a engendrées, et le
prophète dit dans son dernier sermon : « Dieu n’a pas eu le pouvoir
de créer l’esprit de l’homme. Cette idée amoindrirait l’homme à mes
yeux ; mais je sais mieux que cela. » Ce qu’il savait ou prétendait
savoir, c’est ceci : d’abord, le Dieu des Mormons est un Dieu qui
« évolue » ; son origine fut « la fusion de deux particules de matière
élémentaire », et, par un développement progressif il atteignit la
forme humaine : « Dieu, cela va sans dire, a commencé par être un
homme, et, par une voie de continuelle progression, il est devenu ce
qu’il est, et il peut continuer à progresser de la même manière éter-
nellement et indéfiniment. L’homme, de même, peut croître en con-
naissance et en pouvoir aussi loin qu’il lui plaira. Si donc l’homme
est doué d’une progression éternelle il viendra certainement un
temps où il en saura autant que Dieu en sait maintenant. » Joseph
Smith dit encore : « Le plus faible enfant de Dieu qui existe mainte-
nant sur la terre, possédera en son temps plus de domination, de su-
jets, de puissance et de gloire que n’en possède aujourd’hui Jésus-
Christ ou son Père, tandis que le pouvoir et l’élévation de ceux-ci se
seront accrus dans la même proportion. » Et Parly Pratt, frère
d’Orson, développe ainsi cette idée : « Que fera l’homme lorsque ce

4
Orson Pratt édita en 1853 un organe intitulé The Seer (Le Voyant), auquel nous
empruntons une grande partie des citations qui suivent.
176
monde-ci sera trop peuplé ? Il fera d’autres mondes et s’envolera
comme un essaim d’abeilles. Et quand un fermier aura trop d’enfants
pour sa part de terre, il leur dira : Mes fils, la matière est infinie ;
créez-vous un monde et peuplez-le. » Les représentations de la vie
future sont d’ailleurs aussi matérielles que possible, et comportent
des détails aussi ridicules que les descriptions du Summerland des
spirites anglo-saxons : « Supposez, dit le même Parly Pratt, que de la
population de notre terre, une personne sur cent ait part à la résurrec-
tion bienheureuse ; quelle portion pourrait bien avoir chacun des
Saints ? Nous répondons : chacun d’eux pourrait bien avoir cent cin-
quante acres de terre, ce qui serait pleinement suffisant pour ramas-
ser la manne, bâtir de splendides habitations, et aussi pour cultiver
des fleurs et toutes les choses qu’affectionnent l’agriculteur et le bo-
taniste. » Un autre « Apôtre », Spencer, chancelier de l’Université de
Deseret et auteur de l’Ordre Patriarcal, dit aussi : « La résidence fu-
ture des Saints n’est point une chose figurée ; aussi bien qu’ici-bas,
ils auront besoin de maisons pour eux et leur familles. C’est littéra-
lement que ceux qui ont été dépouillés de leurs biens, maisons, fonds
de terre, femme ou enfants, en recevront cent fois davantage…
Abraham et Sarah continueront à multiplier non seulement ici-bas,
mais dans tous les mondes à venir… La résurrection vous rendra
votre propre femme, que vous garderez pour l’éternité, et vous élè-
verez des enfants de votre propre chair. » Certains spirites, il est vrai,
n’attendent même pas la résurrection pour nous parler de « mariages
célestes » et d’« enfants astraux » !
Mais ce n’est pas tout encore : de l’idée d’un Dieu « en devenir »,
qui ne leur appartient pas exclusivement et dont on peut trouver plus
d’un exemple dans la pensée moderne, les Mormons sont bientôt
passés à celle d’une pluralité de dieux formant une hiérarchie indéfi-
nie. En effet, il fut révélé à Smith « que notre Bible actuelle n’était
plus qu’un texte tronqué et perverti, qu’il avait la mission de rame-
ner à sa pureté originelle », et que le premier verset de la Genèse de-
vait être interprété ainsi : « Dieu le chef engendra les autres dieux
avec le ciel et la terre. » En outre, « chacun de ces dieux est le Dieu
spécial des esprits de toute chair qui habite dans le monde qu’il a
formé ». Enfin, chose plus extraordinaire encore, une révélation de
Brigham Young, en 1853, nous apprend que le Dieu de notre planète
est Adam, qui n’est lui-même qu’une autre forme de l’archange Mi-
chel : « Quand notre père Adam vint en Éden, il amena avec lui Ève,
l’une de ses femmes. Il aida à l’organisation de ce monde. C’est lui
177
qui est Michel, l’Ancien des Jours. Il est notre père et notre Dieu, le
seul Dieu avec qui nous ayons à faire. » Dans ces histoires fantas-
tiques, il y a des choses qui nous rappellent certaines spéculations
rabbiniques, tandis que, d’un autre côté, nous ne pouvons nous em-
pêcher de songer au « pluralisme » de William James ; les Mormons
ne sont-ils pas parmi les premiers à avoir formulé la conception,
chère aux pragmatistes, d’un Dieu limité, « l’Invisible Roi » de
Wells ?
La cosmologie des Mormons, autant qu’on peut en juger d’après
des formules assez vagues et confuses, est une sorte de monisme
atomiste, dans lequel la conscience ou l’intelligence est regardée
comme inhérente à la matière : la seule chose qui ait existé de toute
éternité est « une quantité indéfinie de matière mouvante et intelli-
gente, dont chaque particule qui existe maintenant a existé dans
toutes les profondeurs de l’éternité à l’état de libre locomotion.
Chaque individu du règne animal ou végétal contient un esprit vivant
et intelligent. Les personnes ne sont que des tabernacles où réside
l’éternelle vérité de Dieu. Quand nous disons qu’il n’y a qu’un Dieu
et qu’Il est éternel, nous ne désignons aucun être en particulier, mais
cette suprême Vérité qui habite une grande variété de substances ».
Cette conception d’un Dieu impersonnel, que nous voyons apparaître
ici, paraît être en contradiction absolue avec la conception anthro-
pomorphique et évolutionniste que nous avons indiquée précédem-
ment ; mais sans doute faut-il faire une distinction et admettre que le
Dieu corporel qui réside dans la planète Colob n’est que le chef de
cette hiérarchie d’êtres « particuliers » que les Mormons appellent
aussi des dieux ; et encore devons-nous ajouter que le Mormonisme,
dont les dirigeants passent par toute une série d’« initiations », a
vraisemblablement un exotérisme et un ésotérisme. Mais conti-
nuons : « Chaque homme est un agrégat d’autant d’individus intelli-
gents qu’il entre dans sa formation de particules de matière. » Ici,
nous trouvons quelque chose qui rappelle à la fois le monadisme
leibnizien, entendu d’ailleurs dans son sens le plus extérieur, et la
théorie du « polypsychisme » que soutiennent certains « néo-
spiritualistes ». Enfin, toujours dans le même ordre d’idées, le prési-
dent Brigham Young, dans un de ses sermons, proclama que « la ré-
compense des bons sera une progression éternelle, et la punition des
méchants un retour de leur substance aux élément primitifs de toutes
choses ». Dans diverses écoles d’occultisme, on menace pareille-
ment de « dissolution finale » ceux qui ne pourront parvenir à acqué-
178
rir l’immortalité ; et il y a aussi quelques sectes protestantes, comme
les Adventistes notamment, qui n’admettent pour l’homme qu’une
« immortalité conditionnelle ».
Nous pensons en avoir assez dit pour montrer ce que valent les
doctrines des Mormons, et aussi pour faire comprendre que, malgré
leur singularité, leur apparition ne constitue pas un phénomène iso-
lé : elles représentent en somme, dans beaucoup de leurs parties, des
tendances qui ont trouvé de multiples expressions dans le monde
contemporain, et dont le développement actuel nous apparaît même
comme le symptôme assez inquiétant d’un déséquilibre mental qui
risque de se généraliser si l’on n’y veille soigneusement ; les Améri-
cains ont fait à l’Europe, sous ce rapport, de bien fâcheux présents.

179
La maladie de l’angoisse
(Études Traditionnelles, avril 1940)

Il est de mode aujourd’hui, dans certains milieux, de parler


d’« inquiétude métaphysique », et même d’« angoisse métaphy-
sique » ; ces expressions, évidemment absurdes, sont encore de
celles qui trahissent le désordre mental de notre époque ; mais,
comme toujours en pareil cas, il peut y avoir intérêt à chercher à pré-
ciser ce qu’il y a sous ces erreurs et ce qu’impliquent exactement de
tels abus de langage. Il est bien clair que ceux qui parlent ainsi n’ont
pas la moindre notion de ce qu’est véritablement la métaphysique ;
mais encore peut-on se demander pourquoi ils veulent transporter,
dans l’idée qu’ils se font de ce domaine inconnu d’eux, ces termes
d’inquiétude et d’angoisse plutôt que n’importe quels autres qui n’y
seraient ni plus ni moins déplacés. Sans doute faut-il en voir la pre-
mière raison, ou la plus immédiate, dans le fait que ces mots repré-
sentent des sentiments qui sont particulièrement caractéristiques de
l’époque actuelle ; la prédominance qu’ils y ont acquise est
d’ailleurs assez compréhensible, et pourrait même être considérée
comme légitime en un certain sens si elle se limitait à l’ordre des
contingences, car elle n’est manifestement que trop justifiée par
l’état de déséquilibre et d’instabilité de toutes choses, qui va sans
cesse en s’aggravant, et qui n’est assurément guère fait pour donner
une impression de sécurité à ceux qui vivent dans un monde aussi
troublé. S’il y a dans ces sentiments quelque chose de maladif, c’est
que l’état par lequel ils sont causés et entretenus est lui-même anor-
mal et désordonné ; mais tout cela, qui n’est en somme qu’une
simple explication de fait, ne rend pas suffisamment compte de
l’intrusion de ces mêmes sentiments dans l’ordre intellectuel, ou du
moins dans ce qui prétend en tenir lieu chez nos contemporains ;
cette intrusion montre que le mal est plus profond en réalité, et qu’il
doit y avoir là quelque chose qui se rattache à tout l’ensemble de la
déviation mentale du monde moderne.
À cet égard, on peut remarquer tout d’abord que l’inquiétude per-
pétuelle des modernes n’est pas autre chose qu’une des formes de ce
besoin d’agitation que nous avons souvent dénoncé, besoin qui, dans
l’ordre mental, se traduit par le goût de la recherche pour elle-même,
c’est-à-dire d’une recherche qui, au lieu de trouver son terme dans la
connaissance comme elle le devrait normalement, se poursuit indéfi-
180
niment et ne conduit véritablement à rien, et qui est d’ailleurs entre-
prise sans aucune intention de parvenir à une vérité à laquelle tant de
nos contemporains ne croient même pas. Nous accorderons qu’une
certaine inquiétude peut avoir sa place légitime au point de départ de
toute recherche, comme mobile incitant à cette recherche même, car
il va de soi que, si l’homme se trouvait satisfait de son état
d’ignorance, il y resterait indéfiniment et ne chercherait aucunement
à en sortir ; encore vaudrait-il mieux donner à cette sorte
d’inquiétude mentale un autre nom : elle n’est rien d’autre, en réali-
té, que cette « curiosité » qui, suivant Aristote, est le commencement
de la science, et qui, bien entendu, n’a rien de commun avec les be-
soins purement pratiques auxquels les « empiristes » et les « pragma-
tistes » voudraient attribuer l’origine de toute connaissance hu-
maine ; mais en tout cas, qu’on l’appelle inquiétude ou curiosité,
c’est là quelque chose qui ne saurait plus avoir aucune raison d’être
ni subsister en aucune façon dès que la recherche est arrivée à son
but, c’est-à-dire dès que la connaissance est atteinte, de quelque
ordre de connaissance qu’il s’agisse d’ailleurs ; à plus forte raison
doit-elle nécessairement disparaître, d’une façon complète et défini-
tive, quand il s’agit de la connaissance par excellence, qui est celle
du domaine métaphysique. On pourrait donc voir, dans l’idée d’une
inquiétude sans terme, et par conséquent ne servant pas à tirer
l’homme de son ignorance, la marque d’une sorte
d’« agnosticisme », qui peut être plus ou moins inconscient dans
bien des cas, mais qui n’en est pas pour cela moins réel : parler
d’« inquiétude métaphysique » équivaut au fond, qu’on le veuille ou
non, soit à nier la connaissance métaphysique elle-même, soit tout au
moins à déclarer son impuissance à l’obtenir, ce qui pratiquement ne
fait pas grande différence ; et, quand cet « agnosticisme » est vrai-
ment inconscient, il s’accompagne ordinairement d’une illusion qui
consiste à prendre pour métaphysique ce qui ne l’est nullement, et ce
qui n’est même à aucun degré une connaissance valable, fût-ce dans
un ordre relatif, nous voulons dire la « pseudo-métaphysique » des
philosophes modernes, qui est effectivement incapable de dissiper la
moindre inquiétude, par là même qu’elle n’est pas une véritable con-
naissance, et qui ne peut, tout au contraire, qu’accroître le désordre
intellectuel et la confusion des idées chez ceux qui la prennent au sé-
rieux, et rendre leur ignorance d’autant plus incurable ; en cela
comme à tout autre point de vue, la fausse connaissance est certai-
nement bien pire que la pure et simple ignorance naturelle.
181
Certains, comme nous l’avons dit, ne se bornent pas à parler
d’« inquiétude », mais vont même jusqu’à parler d’« angoisse », ce
qui est encore plus grave, et exprime une attitude peut-être plus net-
tement antimétaphysique encore s’il est possible ; les deux senti-
ments sont d’ailleurs plus ou moins connexes, en ce qu’ils ont l’un et
l’autre leur racine commune dans l’ignorance. L’angoisse, en effet,
n’est qu’une forme extrême et pour ainsi dire « chronique » de la
peur ; or l’homme est naturellement porté à éprouver la peur devant
ce qu’il ne connaît pas ou ne comprend pas, et cette peur même de-
vient un obstacle qui l’empêche de vaincre son ignorance, car elle
l’amène à se détourner de l’objet en présence duquel il l’éprouve et
auquel il en attribue la cause, alors qu’en réalité cette cause n’est
pourtant qu’en lui-même ; encore cette réaction négative n’est-elle
que trop souvent suivie d’une véritable haine à l’égard de l’inconnu,
surtout si l’homme a plus ou moins confusément l’impression que
cet inconnu est quelque chose qui dépasse ses possibilités actuelles
de compréhension. Si cependant l’ignorance peut être dissipée, la
peur s’évanouira aussitôt par là-même, comme dans l’exemple bien
connu de la corde prise pour un serpent ; la peur, et par conséquent
l’angoisse qui n’en est qu’un cas particulier, est donc incompatible
avec la connaissance, et, si elle arrive à un degré tel qu’elle soit
vraiment invincible, la connaissance en sera rendue impossible,
même en l’absence de tout autre empêchement inhérent à la nature
de l’individu ; on pourrait donc parler en ce sens, non pas d’une
« angoisse métaphysique », jouant en quelque sorte le rôle d’un véri-
table « gardien du seuil », suivant l’expression des hermétistes, et in-
terdisant à l’homme l’accès du domaine de la connaissance méta-
physique.
Il faut encore expliquer plus complètement comment la peur ré-
sulte de l’ignorance, d’autant plus que nous avons eu récemment
l’occasion de constater à ce sujet une erreur assez étonnante : nous
avons vu l’origine de la peur attribuée à un sentiment d’isolement, et
cela dans un exposé se basant sur la doctrine vêdântique, alors que
celle-ci enseigne au contraire expressément que la peur est due au
sentiment d’une dualité ; et, en effet, si un être était vraiment seul, de
quoi pourrait-il avoir peur ? On dira peut-être qu’il peut avoir peur
de quelque chose qui se trouve en lui-même ; mais cela même im-
plique qu’il y a en lui, dans sa condition actuelle, des éléments qui
échappent à sa propre compréhension, et par conséquent une multi-
plicité non-unifiée ; le fait qu’il soit isolé ou non n’y change
182
d’ailleurs rien et n’intervient aucunement en pareil cas. D’autre part,
on ne peut pas invoquer valablement, en faveur de cette explication
par l’isolement, la peur instinctive éprouvée dans l’obscurité par
beaucoup de personnes, et notamment par les enfants ; cette peur est
due en réalité à l’idée qu’il peut y avoir dans l’obscurité des choses
qu’on ne voit pas, donc qu’on ne connaît pas, et qui sont redoutables
pour cette raison même ; si au contraire l’obscurité était considérée
comme vide de toute présence inconnue, la peur serait sans objet et
ne se produirait pas. Ce qui est vrai, c’est que l’être qui éprouve la
peur cherche à s’isoler, mais précisément pour s’y soustraire ; il
prend une attitude négative et se « rétracte » comme pour éviter tout
contact possible avec ce qu’il redoute, et de là proviennent sans
doute la sensation de froid et les autres symptômes physiologiques
qui accompagnent habituellement la peur ; mais cette sorte de dé-
fense irréfléchie est d’ailleurs inefficace car il est bien évident que,
quoi qu’un être fasse, il ne peut s’isoler réellement du milieu dans
lequel il est placé par ses conditions mêmes d’existence contingente,
et que, tant qu’il se considère comme entouré par un « monde exté-
rieur », il lui est impossible de se mettre entièrement à l’abri des at-
teintes de celui-ci. La peur ne peut être causée que par l’existence
d’autres êtres, qui, en tant qu’ils sont autres, constituent ce « monde
extérieur », ou d’éléments qui, bien qu’incorporés à l’être lui-même,
n’en sont pas moins étrangers et « extérieurs » à sa conscience ac-
tuelle ; mais l’« autre » comme tel n’existe que par un effet de
l’ignorance, puisque toute connaissance implique essentiellement
une identification ; on peut donc dire que plus un être connaît, moins
il y a pour lui d’« autre » et d’« extérieur », et que, dans la même
mesure, la possibilité de la peur, possibilité d’ailleurs toute négative,
est abolie pour lui ; et finalement, l’état de « solitude » absolue (kai-
valya), qui est au-delà de toute contingence, est un état de pure im-
passibilité. Remarquons incidemment, à ce propos, que l’« ataraxie »
stoïcienne ne représente qu’une conception déformée d’un tel état,
car elle prétend s’appliquer à un être qui en réalité est encore soumis
aux contingences, ce qui est contradictoire ; s’efforcer de traiter les
choses extérieures comme indifférentes, autant qu’on le peut dans la
condition individuelle, peut constituer une sorte d’exercice prépara-
toire en vue de la « délivrance », mais rien de plus, car, pour l’être
qui est véritablement « délivré », il n’y a pas de choses extérieures ;
un tel exercice pourrait en somme être regardé comme un équivalent
de ce qui, dans les « épreuves » initiatiques, exprime sous une forme
183
ou sous une autre la nécessité de surmonter tout d’abord la peur pour
parvenir à la connaissance, qui par la suite rendra cette peur impos-
sible, puisqu’il n’y aura plus rien alors par quoi l’être puisse être af-
fecté ; et il est évident qu’il faut bien se garder de confondre les pré-
liminaires de l’initiation avec son résultat final.
Une autre remarque qui, bien qu’accessoire, n’est pas sans intérêt,
c’est que la sensation de froid et les symptômes extérieurs auxquels
nous avons fait allusion tout à l’heure se produisent aussi, même
sans que l’être qui les éprouve ait consciemment peur à proprement
parler, dans les cas où se manifestent des influences psychiques de
l’ordre le plus inférieur, comme par exemple dans les séances spi-
rites et dans les phénomènes de « hantise » ; là encore, il s’agit de la
même défense subconsciente et presque « organique », en présence
de quelque chose d’hostile et en même temps d’inconnu, du moins
pour l’homme ordinaire qui ne connaît effectivement que ce qui est
susceptible de tomber sous les sens, c’est-à-dire les seules choses du
domaine corporel. Les « terreurs paniques », qui se produisent sans
aucune cause apparente, sont dues aussi à la présence de certaines
influences n’appartenant pas à l’ordre sensible ; elles sont d’ailleurs
souvent collectives, ce qui va encore à l’encontre de l’explication de
la peur par l’isolement ; et il ne s’agit pas nécessairement, dans ce
cas, d’influences hostiles ou d’ordre inférieur, car il peut même arri-
ver qu’une influence spirituelle, et non pas seulement une influence
psychique, provoque une terreur de cette sorte chez des « profanes »
qui la perçoivent vaguement sans rien connaître de sa nature ;
l’examen de ces faits, qui n’ont en somme rien d’anormal, quoi
qu’en puisse penser l’opinion commune, ne fait que confirmer en-
core que la peur est bien réellement causée par l’ignorance, et c’est
pourquoi nous avons cru bon de les signaler en passant.
Pour en revenir au point essentiel, nous pouvons dire maintenant
que ceux qui parlent d’« angoisse métaphysique » montrent par là,
tout d’abord, leur ignorance totale de la métaphysique ; en outre, leur
attitude même rend cette ignorance invincible, d’autant plus que
l’angoisse n’est pas un simple sentiment passager de peur, mais une
peur devenue en quelque sorte permanente, installée dans le « psy-
chisme » même de l’être, et c’est pourquoi on peut la considérer
comme une véritable « maladie » ; tant qu’elle ne peut être surmon-
tée, elle constitue proprement, tout comme d’autres défauts graves
d’ordre psychique, une « disqualification » à l’égard de la connais-
sance métaphysique.
184
D’autre part, la connaissance est le seul remède définitif contre
l’angoisse, aussi bien que contre la peur sous toutes ses formes et
contre la simple inquiétude, puisque ces sentiments ne sont que des
conséquences ou des produits de l’ignorance, et que par suite la con-
naissance, dès qu’elle est atteinte, les détruit entièrement dans leur
racine même et les rend désormais impossibles, tandis que, sans elle,
même s’ils sont écartés momentanément, ils peuvent toujours repa-
raître au gré des circonstances. S’il s’agit de la connaissance par ex-
cellence, cet effet se répercutera nécessairement dans tous les do-
maines inférieurs, et ainsi ces mêmes sentiments disparaîtront aussi à
l’égard des choses les plus contingentes ; comment, en effet, pour-
raient-ils affecter celui qui, voyant toutes choses dans le principe,
sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en définitive
que des éléments de l’ordre total ? Il en est de cela comme de tous
les maux dont souffre le monde moderne : le véritable remède ne
peut venir que d’en haut, c’est-à-dire d’une restauration de la pure
intellectualité ; tant qu’on cherchera à y remédier par en bas, c’est-à-
dire en se contentant d’opposer des contingences à d’autres contin-
gences, tout ce qu’on prétendra faire sera vain et inefficace ; mais
qui pourra le comprendre pendant qu’il en est encore temps ?

185
La diffusion de la connaissance et l’esprit moderne*
(Études traditionnelles, mai 1940)

Nous avons eu déjà plus d’une occasion de dire ce que nous pensons
des tendances modernes à la « propagande » et à la « vulgarisation »,
et de l’incompréhension qu’elles impliquent à l’égard de la véritable
connaissance ; aussi n’avons-nous pas l’intention de revenir encore
une fois sur les inconvénients multiples que présente, d’une façon
générale, la diffusion inconsidérée d’une « instruction » qu’on pré-
tend distribuer également à tous, sous des formes et par des mé-
thodes identiques, ce qui ne peut aboutir qu’à une sorte de nivelle-
ment par le bas ; là comme partout à notre époque, la qualité est sa-
crifiée à la quantité. Encore cette façon d’agir peut-elle trouver une
excuse, au moins relative, dans le caractère même de l’instruction
profane dont il s’agit, qui ne représente en somme aucune connais-
sance au vrai sens de ce mot, et qui ne contient absolument rien d’un
ordre tant soit peu profond ; ce qui la rend néfaste, c’est surtout
qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle tend à nier
tout ce qui la dépasse, et qu’ainsi elle étouffe toutes les possibilités
se rapportant à un domaine plus élevé. Mais ce qui est peut-être plus
grave encore, et ce sur quoi nous voulons plus particulièrement ap-
peler ici l’attention, c’est que certains croient pouvoir exposer des
doctrines traditionnelles en prenant en quelque sorte modèle sur cette
même instruction profane, et en leur appliquant des considérations
qui ne tiennent aucun compte de la nature même de ces doctrines et
des différences essentielles qui existent entre elles et tout ce qui est
désigné aujourd’hui sous les noms de « science » et de « philoso-
phie » ; il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à
quoi il s’oppose radicalement par définition même, et il n’est pas dif-
ficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dis-
solvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et
sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration.
Nous avons eu tout dernièrement, de ce que nous venons de dire,
un exemple assez étonnant sous plus d’un rapport : on ne peut, en
effet, se défendre de quelque stupéfaction en voyant affirmer tout
d’abord qu’« on a considéré pendant longtemps dans l’Inde que cer-

*
A été réutilisé pour réaliser le chapitre XII – La haine du secret,
dans le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.
186
tains aspects de l’enseignement vêdântique devaient être tenus se-
crets », que « la vulgarisation de certaines vérités était réputée
comme dangereuse », et qu’« on avait même interdit d’en parler hors
d’un petit cercle d’initiés ». On comprendra facilement que nous ne
voulions citer aucun nom car ce cas n’a pour nous que la valeur d’un
exemple servant à « illustrer » une certaine mentalité ; mais il faut
dire du moins, pour expliquer notre étonnement, que ces assertions
proviennent, non point d’un orientaliste ou d’un théosophiste quel-
conque, mais d’un Hindou de naissance. Or, s’il est un pays où l’on
a toujours considéré que le côté théorique des doctrines (car il est
bien entendu qu’il ne s’agit aucunement là de la « réalisation » et de
ses moyens propres) pouvait être exposé sans autre réserve que celle
de l’inexprimable, c’est bien précisément l’Inde ; et de plus, étant
donné la constitution même de l’organisation traditionnelle hindoue,
on ne voit pas du tout qui pourrait y avoir qualité pour interdire de
parler de telle ou telle chose ; en fait, cela ne peut se produire que là
où il y a une distinction nettement tranchée entre ésotérisme et exo-
térisme, ce qui n’est pas le cas pour l’Inde. On ne peut pas dire non
plus que la « vulgarisation » des doctrines soit dangereuse ; elle se-
rait plutôt simplement inutile, si toutefois elle était possible ; mais,
en réalité les vérités, de cet ordre résistent par leur nature même à
toute « vulgarisation » ; si clairement qu’on les expose, ne les com-
prennent que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et pour les
autres, elles sont comme si elles n’existaient pas. On sait d’ailleurs
assez ce que nous pensons nous-même des prétendus « secrets »
chers aux pseudo-ésotéristes ; une réserve dans l’ordre théorique ne
peut être justifiée que par des considérations de simple opportunité,
donc par des raisons purement contingentes ; et un secret extérieur
quelconque ne peut jamais avoir au fond que la valeur d’un symbole,
et aussi, parfois, celle d’une « discipline » qui peut n’être pas sans
profit… Mais la mentalité moderne est ainsi faite qu’elle ne peut
souffrir aucun secret ni même aucune réserve ; ce sont là des choses
dont la portée et la signification lui échappent entièrement, et à
l’égard desquelles l’incompréhension engendre tout naturellement
l’hostilité ; et pourtant le caractère proprement monstrueux d’un
monde où tout serait devenu « public » (nous disons « serait », car,
en fait, nous n’en sommes pas encore là malgré tout) est tel qu’il mé-
riterait à lui seul une étude spéciale ; mais ce n’est pas le moment de
nous livrer à certaines « anticipations » peut-être trop faciles, et nous
dirons seulement que nous ne pouvons que plaindre les hommes qui
187
sont tombés assez bas pour être capables, littéralement aussi bien
que symboliquement, de vivre dans des « ruches de verre ».
Reprenons la suite de nos citations : « Aujourd’hui, on ne tient
plus compte de ces restrictions ; le niveau moyen de la culture s’est
élevé et les esprits ont été préparés à recevoir l’enseignement inté-
gral. » C’est ici qu’apparaît aussi nettement que possible la confu-
sion avec l’instruction profane, désignée par ce terme de « culture »
qui est en effet devenu de nos jour une de ses dénominations les plus
habituelles ; c’est là quelque chose qui n’a pas le moindre rapport
avec l’enseignement traditionnel ni avec l’aptitude à le recevoir ; et
au surplus, comme la soi-disant élévation du « niveau moyen » a
pour contrepartie inévitable la disparition de l’élite intellectuelle, on
peut bien dire que cette « culture » représente exactement le con-
traire d’une préparation à ce dont il s’agit. Nous nous demandons
d’ailleurs comment un Hindou peut ignorer complètement à quel
point du Kali-Yuga nous en sommes présentement, allant jusqu’à
dire que « les temps sont venus où le système entier du Vêdânta peut
être exposé publiquement », alors que la moindre connaissance des
lois cycliques oblige au contraire à dire qu’ils y soient moins favo-
rables que jamais ; et, s’il n’a jamais pu être « mis à la portée du
commun des hommes », pour lequel il n’est d’ailleurs pas fait, ce
n’est certes pas aujourd’hui qu’il le pourra, car ce « commun des
hommes » n’a jamais été aussi totalement incompréhensif. Du reste,
la vérité est que, pour cette raison même, tout ce qui représente une
connaissance traditionnelle d’ordre vraiment profond, et qui corres-
pond par là à ce que doit impliquer un « enseignement intégral », se
fait de plus en plus difficilement accessible, et cela partout ; devant
l’envahissement de l’esprit moderne et profane, il est trop évident
qu’il ne saura en être autrement ; comment donc peut-on mécon-
naître la réalité au point d’affirmer tout l’opposé, et avec autant de
tranquillité que si l’on énonçait la plus incontestable des vérités ?
Les raisons mises en avant pour expliquer l’intérêt qu’il peut y
avoir actuellement à répandre l’enseignement vêdantique ne sont pas
moins extraordinaires : on fait valoir en premier lieu, à cet égard,
« le développement des idées sociales et des institutions poli-
tiques » ; même si c’est vraiment un « développement » (et il fau-
drait en tout cas préciser en quel sens), c’est encore là quelque chose
qui n’a pas plus de rapport avec la compréhension d’une doctrine
métaphysique que n’en a la diffusion de l’instruction profane ; il suf-
fit d’ailleurs de voir, dans n’importe quel pays d’Orient, combien les
188
préoccupations politiques, là où elles se sont introduites, nuisent à la
connaissance des vérités traditionnelles, pour penser qu’il serait plus
justifié de parler d’une incompatibilité, tout au moins de fait, que
d’un accord possible entre ces deux « développements ». Nous ne
voyons vraiment pas quels liens la « vie sociale », au sens purement
profane où la conçoivent les modernes, pourrait bien avoir avec la
spiritualité ; elle en avait, au contraire, quand elle s’intégrait à une
civilisation traditionnelle, mais c’est précisément l’esprit moderne
qui les a détruits, ou qui vise à les détruire là où ils subsistent en-
core ; alors, que peut-on bien attendre d’un « développement » dont
le trait le plus caractéristique est d’aller au rebours de toute spiritua-
lité ?
On invoque encore une autre raison : « Par ailleurs, il en est pour
le Vêdânta comme pour les vérités de la science ; il n’existe plus au-
jourd’hui de secret scientifique ; la science n’hésite pas à publier les
découvertes les plus récentes. » En effet, cette science profane n’est
faite que pour le « grand public », et c’est là en somme toute sa rai-
son d’être ; il est trop clair qu’elle n’est réellement rien de plus que
ce qu’elle paraît être, puisque, nous ne pouvons dire par principe,
mais plutôt par absence de principe, elle se tient exclusivement à la
surface des choses ; assurément, il n’y a là-dedans rien qui vaille la
peine d’être tenu secret, ou, pour parler plus exactement, qui mérite
d’être réservé à l’usage d’une élite, et d’ailleurs celle-ci n’en aurait
que faire. Seulement, quelle assimilation peut-on bien vouloir établir
entre les prétendues vérités de la science profane et les enseigne-
ments d’une doctrine telle que le Vêdânta ? C’est toujours la même
confusion, et il est permis de se demander jusqu’à quel point
quelqu’un qui la commet avec cette insistance peut avoir la compré-
hension de la doctrine qu’il veut enseigner ; en tout cas, des asser-
tions de ce genre ne peuvent qu’empêcher cette compréhension chez
ceux à qui il s’adresse. Entre l’esprit traditionnel et l’esprit moderne,
il ne saurait en réalité y avoir aucun accommodement ; toute conces-
sion faite au second est nécessairement aux dépens du premier, et
elle ne peut qu’entraîner un amoindrissement de la doctrine, même
quand ses conséquences ne vont pas jusqu’à leur aboutissement le
plus extrême et aussi le plus logique, c’est-à-dire jusqu’à une véri-
table déformation.
On remarquera que, en tout ceci, nous ne nous plaçons nullement
au point de vue des dangers hypothétiques que pourrait présenter une
diffusion générale de la véritable connaissance ; ce que nous affir-
189
mons, c’est l’impossibilité pure et simple d’une telle diffusion, sur-
tout dans les conditions actuelles, car le monde n’en a jamais été
plus éloigné qu’il ne l’est aujourd’hui. Si cependant l’on voulait à
toute force persister à parler de dangers nous dirions ceci : autrefois,
en exposant les vérités doctrinales telles qu’elles sont et sans aucune
« vulgarisation », on risquait d’être parfois mal compris ; mainte-
nant, on risque seulement de n’être plus compris du tout ; c’est peut-
être en effet moins grave en un certain sens, si l’on veut, mais nous
ne voyons pas trop ce que les partisans de la diffusion peuvent bien y
gagner.

190
La superstition de la « valeur »
(Études traditionnelles, juin 1940)

Nous avons, dans quelques-uns de nos ouvrages, dénoncé un certain


nombre de « superstitions » spécifiquement modernes, dont le carac-
tère le plus frappant est qu’elles ne reposent en définitive que sur le
prestige attribué à un mot, prestige d’autant plus grand que l’idée
évoquée par ce mot est, chez la plupart des gens, plus vague et plus
inconsistante. L’influence exercée par les mots en eux-mêmes, indé-
pendamment de ce qu’ils expriment ou devraient exprimer, n’a ja-
mais été, en effet, aussi grande qu’à notre époque ; il y a là comme
une caricature de la puissance inhérente aux formules rituelles, et
ceux qui sont les plus acharnés à nier celle-ci sont aussi, par un sin-
gulier « choc en retour », les premiers à se laisser prendre à ce qui
n’en est, au fond, qu’une sorte de parodie profane. Il va de soi,
d’ailleurs, que cette puissance des formules ou des mots, dans les
deux cas, n’est aucunement du même ordre ; celle des formules ri-
tuelles, qui se base essentiellement sur la « science sacrée », est
quelque chose de pleinement effectif, qui s’exerce réellement dans
les domaines les plus différents, suivant les effets qu’on veut en ob-
tenir ; au contraire, celle de leur contrefaçon profane n’est naturel-
lement susceptible, directement tout au moins, que d’une action pu-
rement « psychologique » et surtout sentimentale, c’est-à-dire rele-
vant du domaine le plus illusoire de tous ; mais ce n’est pourtant pas
à dire pour cela qu’une telle action soit inoffensive, bien loin de là,
car ces illusions « subjectives », si insignifiantes qu’elles soient en
elles-mêmes, n’en ont pas moins des conséquences très réelles dans
toute l’activité humaine ; et, avant tout, elles contribuent grandement
à détruire toute véritable intellectualité, ce qui, du reste, est proba-
blement la principale raison d’être qui leur est assignée dans le
« plan » de la subversion moderne.
Les superstitions dont nous parlons varient dans une certaine me-
sure d’un moment à un autre, car il y a en cela une sorte de
« mode », comme en toutes choses à notre époque ; nous ne voulons
pas dire par là que, quand il en surgit une nouvelle, elle remplace
immédiatement et entièrement les autres, car on peut au contraire
constater facilement leur coexistence dans la mentalité contempo-
191
raine ; mais la plus récente prend tout au moins une place prédomi-
nante et rejette plus ou moins les autres au second plan. Ainsi, dans
l’ordre de choses que nous avons plus particulièrement en vue pré-
sentement, on peut dire qu’il y eut d’abord la superstition de la « rai-
son », qui atteignit son point culminant vers la fin du XVIII e siècle,
puis celle de la « science » et du « progrès », d’ailleurs étroitement
rattachée à la précédente, mais plus spécialement caractéristique du
XIXe siècle ; plus récemment encore, on vit apparaître la superstition
de la « vie », qui eut un grand succès dans les premières années du
siècle actuel. Comme tout change avec une vitesse sans cesse crois-
sante, ces superstitions, tout comme les théories scientifiques et phi-
losophiques auxquelles elles sont peut-être liées d’une certaine fa-
çon, semblent « s’user » de plus en plus rapidement ; aussi avons-
nous dès maintenant à enregistrer encore la naissance d’une autre
superstition nouvelle, celle de la « valeur », qui ne date apparem-
ment que de quelques années, mais qui tend déjà à prendre le pas sur
celles qui l’ont précédée.
Nous n’avons certes pas tendance à exagérer l’importance de la
philosophie, et surtout de la philosophie moderne, car tout en recon-
naissant qu’elle peut être un des facteurs qui agissent plus ou moins
sur la mentalité générale, nous pensons qu’elle est loin d’être le plus
important, et que même, sous sa forme « systématique », elle repré-
sente plutôt un effet qu’une cause ; mais à ce titre même, elle ex-
prime d’une façon plus nettement définie ce qui existait déjà comme
à l’état diffus dans cette mentalité, et, par suite, elle met en évidence,
un peu à la manière d’un instrument grossissant, des choses qui au-
trement pourraient échapper à l’attention de l’observateur, ou qui
tout au moins seraient plus difficiles à discerner. Aussi, pour bien
comprendre ce dont il s’agit ici, est-il bon de rappeler tout d’abord
les étapes, que nous avons déjà indiquées ailleurs, de la déchéance
graduelle des conceptions philosophiques modernes : d’abord, ré-
duction de toutes choses à l’« humain » et au « rationnel » ; puis li-
mitation de plus en plus étroite du sens donné au « rationnel »
même, dont on finit par ne plus envisager que les fonctions les plus
inférieures ; enfin, descente à l’« infra-rationnel », avec le soi-disant
« intuitionnisme » et les diverses théories qui s’y apparentent plus ou
moins directement. Les « rationalistes » consentaient encore à parler
de « vérité », bien qu’il ne pût évidemment s’agir pour eux que
d’une vérité fort relative ; les « intuitionnistes » ont voulu remplacer
le « vrai » par le « réel » ce qui pourrait être à peu près la même
192
chose si l’on s’en tenait au sens normal des mots, mais qui est fort
loin de l’être en fait, car il faut ici tenir compte de l’étrange déforma-
tion par laquelle, dans l’usage courant, le mot de « réalité » en est
arrivé à désigner exclusivement les seules choses de l’ordre sensible,
c’est-à-dire précisément celles qui n’ont que le moindre degré de ré-
alité. Ensuite, les « pragmatistes » ont prétendu ignorer entièrement
la vérité, et la supprimer en quelque sorte en lui substituant
l’« utilité » ; c’est alors proprement la chute dans le « subjectif », car
il est bien clair que l’utilité d’une chose n’est nullement une qualité
résidant dans cette chose même, mais dépend entièrement de celui
qui l’envisage et qui en fait l’objet d’une sorte d’appréciation indivi-
duelle, sans s’intéresser aucunement à ce qu’est la chose en dehors
de cette appréciation, c’est-à-dire, au fond, à tout ce qu’elle est en
réalité ; et, assurément, il serait difficile d’aller plus loin dans la voie
de la négation de toute intellectualité.
Les « intuitionnistes » et les « pragmatistes », ainsi que les repré-
sentants de quelques autres écoles voisines de moindre importance,
décorent volontiers leurs théories de l’étiquette de « philosophie de
la vie » ; mais il paraît que cette expression n’a déjà plus autant de
succès qu’elle en avait naguère, et que celle qui est le plus en faveur
aujourd’hui est celle de « philosophie des valeurs ». Cette nouvelle
philosophie semble s’attaquer au « réel » lui-même, de quelque fa-
çon qu’on veuille l’entendre, à peu près comme le « pragmatisme »
s’attaquait au « vrai » ; son affinité avec le « pragmatisme », à cer-
tains égards, est d’ailleurs manifeste, car la « valeur », tout aussi
bien que l’« utilité », ne peut être qu’une simple affaire
d’appréciation individuelle, et le caractère « subjectif », comme on
le verra par la suite, en est peut être encore plus accentué. Il est
d’ailleurs possible que le succès actuel de ce mot de « valeur » soit
dû en partie au sens assez grossièrement matériel qui, sans pourtant
lui être inhérent à l’origine, s’y est attaché dans le langage ordinaire :
quand on parle de « valeur » ou d’« évaluation », on pense tout de
suite à quelque chose qui est susceptible d’être « compté » ou « chif-
fré », et il faut convenir que cela s’accorde bien avec l’esprit « quan-
titatif » qui est propre au monde moderne. Pourtant, ce n’est là que la
moitié tout au plus de l’explication : il faut se souvenir, en effet, que
le « pragmatisme », qui se définit par le fait qu’il rapporte tout à
l’« action », n’entend pas l’« utilité » seulement dans un sens maté-
riel, mais aussi dans un sens moral ; la « valeur » est également sus-
ceptible de ces deux sens, mais c’est le second qui prédomine nette-
193
ment dans la conception dont il s’agit, car le côté moral, ou plus
exactement « moraliste », s’y exagère encore ; cette « philosophie
des valeurs » se présente d’ailleurs avant tout comme une forme de
l’« idéalisme », et c’est sans doute là ce qui explique son hostilité à
l’égard du « réel », puisqu’il est entendu que, dans le langage spécial
des philosophes modernes, l’« idéalisme » s’oppose au « réalisme ».
On sait que la philosophie moderne vit en grande partie
d’équivoques, et il y en a une assez remarquable qui se cache dans
cette étiquette d’« idéalisme » ; ce mot, en effet, peut être dérivé in-
différemment d’« idée » ou d’« idéal » ; et à cette double dérivation
correspondent, en fait, les deux caractères essentiels qu’on peut dé-
couvrir sans peine dans la « philosophie des valeurs ». L’« idée »,
bien entendu, est prise ici dans le sens uniquement « psycholo-
gique », qui est le seul que les modernes connaissent (et l’on verra
tout à l’heure qu’il n’est pas inutile d’insister sur ce point pour dissi-
per une autre équivoque) ; c’est là le côté « subjectiviste » de la con-
ception dont il s’agit, et, quant à l’« idéal », il représente non moins
évidemment son côté « moraliste ». Ainsi, les deux significations de
l’« idéalisme » s’associent étroitement dans ce cas et se soutiennent
pour ainsi dire l’une l’autre, parce qu’elles correspondent toutes
deux à des tendances assez générales de la mentalité actuelle : le
« psychologisme » traduit un état d’esprit qui est loin d’être particu-
lier aux seuls philosophes « professionnels », et l’on ne sait que trop,
d’autre part, quelle fascination le mot creux d’« idéal » exerce sur la
plupart de nos contemporains !
Ce qui est presque incroyable, c’est que la philosophie en ques-
tion prétend se réclamer de l’« idéalisme platonicien » ; et il est dif-
ficile de se défendre d’une certaine stupéfaction en voyant attribuer à
Platon l’affirmation que « la réalité véritable réside non pas dans
l’objet, mais dans l’idée, c’est-à-dire dans un acte de la pensée ».
D’abord, il n’y a pas d’« idéalisme platonicien », dans aucun des
sens que les modernes donnent à ce mot d’« idéalisme » ; les
« idées », chez Platon, n’ont rien de « psychologique » ni de « sub-
jectif », et n’ont absolument rien de commun avec un « acte de la
pensée » ; elles sont, tout au contraire, les principes transcendants ou
les « archétypes » de toutes choses ; c’est pour cela qu’elles consti-
tuent la réalité par excellence, et l’on pourrait dire, bien que Platon
lui-même ne s’exprime pas ainsi (pas plus qu’il ne formule expres-
sément nulle part quelque chose qui s’appellerait une « théorie des
idées »), que le « monde des idées » n’est pas autre chose en défini-
194
tive que l’Intellect divin ; quel rapport cela peut-il bien avoir avec le
produit d’une « pensée » individuelle ? Même au simple point de
vue de l’« histoire de la philosophie », il y a là une erreur vraiment
inouïe ; et non seulement Platon n’est ni « idéaliste » ni « subjecti-
viste » à un degré quelconque, mais il serait impossible d’être plus
intégralement « réaliste » qu’il ne l’est ; que le ennemis déclarés du
« réel » veuillent en faire leur prédécesseur, cela est assurément plus
que paradoxal. De plus, ces mêmes philosophes commettent encore
une autre erreur qui n’est guère moins grave lorsque, pour rattacher
aussi à Platon leur « moralisme », ils invoquent le rôle en quelque
sorte « central » qu’il assigne à l’« idée du Bien » ; ici, pouvons-
nous dire en nous servant de la terminologie scolastique, ils confon-
dent tout simplement le « Bien transcendantal » avec le « bien mo-
ral », tellement est grande leur ignorance de certaines notions pour-
tant élémentaires ; et, quand on voit les modernes interpréter ainsi
les conceptions anciennes, alors même qu’il ne s’agit en somme que
de philosophie, peut-on encore s’étonner qu’ils déforment outrageu-
sement les doctrines d’un ordre plus profond ?
La vérité est que la « philosophie des valeurs » ne peut revendi-
quer le moindre lien avec une doctrine ancienne quelle qu’elle soit,
sauf en se livrant à de fort mauvais jeux de mots sur les « idées » et
sur le « bien », auxquels il faudrait même ajouter encore quelques
autres confusions comme celle, assez commune d’ailleurs, de
l’« esprit » avec le « mental » ; elle est au contraire une des plus ty-
piquement modernes qui existent, et cela à la fois par les deux carac-
tères « subjectiviste » et « moraliste » que nous avons indiqués. Il
n’est pas difficile de se rendre compte à quel point elle est, par là,
opposée à l’esprit traditionnel, comme l’est du reste tout « idéa-
lisme », dont l’aboutissement logique est de faire dépendre la vérité
elle-même (et, aujourd’hui, l’on dirait aussi le « réel ») des opéra-
tions de la « pensée » individuelle ; peut-être certains « idéalistes »
ont-ils parfois reculé devant l’énormité d’une semblable consé-
quence, en un temps où le désordre intellectuel n’était pas encore ar-
rivé au point où il en est maintenant ; mais nous ne croyons pas que
les philosophes actuels puissent avoir de telles hésitations… Mais,
après tout cela, il est encore permis de se demander à quoi peut bien
servir au juste la mise en avant de cette idée particulière de « va-
leur », lancée ainsi dans le monde à la façon d’un nouveau « mot
d’ordre » ou, si l’on veut, d’une nouvelle « suggestion » ; la réponse
à cette question est bien facile aussi, si l’on songe que la déviation
195
moderne presque tout entière pourrait être décrite comme une série
de substitutions qui ne sont qu’autant de falsifications dans tous les
ordres ; il est en effet plus facile de détruire une chose en prétendant
la remplacer, fût-ce par une parodie plus ou moins grossière, qu’en
reconnaissant ouvertement qu’on ne veut laisser derrière soi que le
néant ; et, même lorsqu’il s’agit d’une chose qui déjà n’existe plus
en fait, il peut encore y avoir intérêt à en fabriquer une imitation
pour empêcher qu’on éprouve le besoin de la restaurer, ou pour faire
obstacle à ceux qui pourraient avoir effectivement une telle inten-
tion. C’est ainsi, pour prendre seulement un ou deux exemples du
premier cas, que l’idée du « libre examen » fut inventée pour dé-
truire l’autorité spirituelle, non pas en la niant purement et simple-
ment tout d’abord, mais en lui substituant une fausse autorité, celle
de la raison individuelle, ou encore que le « rationalisme » philoso-
phique prit à tâche de remplacer l’intellectualité par ce qui n’en est
que la caricature. L’idée de « valeur » nous paraît se rattacher plutôt
au second cas : il y a déjà longtemps qu’on ne reconnaît plus, en fait,
aucune hiérarchie réelle, c’est-à-dire fondée essentiellement sur la
nature même des choses ; mais, pour une raison ou pour une autre,
que nous n’entendons pas rechercher ici, il a paru opportun (non pas
sans doute aux philosophes, car ils ne sont vraisemblablement en ce-
la que les premières dupes) d’instaurer dans la mentalité publique
une fausse hiérarchie, basée uniquement sur des appréciations senti-
mentales, donc entièrement « subjective » (et d’autant plus inoffen-
sive, au point de vue de l’« égalitarisme » moderne, qu’elle se trouve
ainsi reléguée dans les nuées de l’« idéal », autant dire parmi les
chimères de l’imagination) ; on pourrait dire, en somme, que les
« valeurs » représentent une contrefaçon de hiérarchie à l’usage d’un
monde qui a été conduit à la négation de toute vraie hiérarchie.
Ce qui est encore assez peu rassurant, c’est qu’on ose qualifier
ces « valeurs » de « spirituelles », et l’abus de ce mot n’est pas
moins significatif que tout le reste ; en effet, nous retrouvons ici une
autre contrefaçon, celle de la spiritualité, dont nous avons eu déjà à
dénoncer des formes diverses ; la « philosophie des valeurs » aurait-
elle aussi quelque rôle à jouer à cet égard ? Ce qui n’est pas douteux,
en tout cas, c’est que nous n’en sommes plus au stade où le « maté-
rialisme » et le « positivisme » exerçaient une influence prépondé-
rante ; il s’agit désormais d’autre chose, qui, pour remplir sa destina-
tion, doit revêtir un caractère plus subtil ; et, pour dire nettement
toute notre pensée sur ce point, c’est l’« idéalisme » et le « subjecti-
196
visme » qui sont dès maintenant, et qui seront sans doute de plus en
plus, dans l’ordre des conceptions philosophiques, et par leurs réac-
tions sur la mentalité générale, les principaux obstacles à toute res-
tauration de la véritable intellectualité.

197
La coutume contre la tradition
(Études Traditionnelles, oct.-nov. 1945)

Nous avons dénoncé à diverses reprises l’étrange confusion que les


modernes commettent presque constamment entre tradition et cou-
tume ; nos contemporains en effet, donnent volontiers le nom de
« tradition » à toute sorte de choses qui ne sont en réalité que de
simples coutumes, souvent tout à fait insignifiantes, et parfois
d’invention toute récente : ainsi, il suffit que n’importe qui ait insti-
tué une fête profane quelconque pour que celle-ci, au bout de
quelques années, soit qualifiée de « traditionnelle ». Cet abus de lan-
gage est évidemment dû à l’ignorance des modernes à l’égard de tout
ce qui est tradition au vrai sens de ce mot ; mais on peut aussi y dis-
cerner une manifestation de cet esprit de « contrefaçon » dont nous
avons déjà signalé tant d’autres cas : là où il n’y a plus de tradition,
on cherche, consciemment ou inconsciemment, à lui substituer une
sorte de parodie, afin de combler pour ainsi dire, au point de vue des
apparences extérieures, le vide laissé par cette absence de la tradi-
tion ; aussi n’est-il pas suffisant de dire que la coutume est entière-
ment différente de la tradition, car la vérité est qu’elle lui est même
nettement contraire, et qu’elle sert de plus d’une façon à la diffusion
et au maintien de l’esprit antitraditionnel.
Ce qu’il faut bien comprendre avant tout, c’est ceci : tout ce qui
est d’ordre traditionnel implique essentiellement un élément « supra-
humain » ; la coutume, au contraire, est quelque chose de purement
humain, soit par dégénérescence, soit dès son origine même. En ef-
fet, il faut ici distinguer deux cas : dans le premier, il s’agit de
choses qui ont pu avoir autrefois un sens profond, parfois même un
caractère proprement rituel, mais qui l’ont entièrement perdu par le
fait qu’elles ont cessé d’être intégrées à un ensemble traditionnel, de
sorte qu’elles ne sont plus que « lettre morte » et « superstition » au
sens étymologique ; personne n’en comprenant plus la raison, elles
sont d’ailleurs, par là même, particulièrement aptes à se déformer et
à se mélanger à des éléments étrangers, ne provenant que de la fan-
taisie individuelle ou collective. Ce cas est, assez généralement, ce-
lui des coutumes auxquelles il est impossible d’assigner une origine
définie ; le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il témoigne de la
perte de l’esprit traditionnel, et en cela il peut sembler plus grave
comme symptôme que par les inconvénients qu’il présente en lui-
198
même. Cependant, il n’y en a pas moins là un double danger : d’une
part, les hommes en arrivent ainsi à accomplir des actions par simple
habitude, c’est-à-dire d’une façon toute machinale et sans raison va-
lable, résultat d’autant plus fâcheux que cette attitude « passive » les
prédispose à recevoir toute sorte de « suggestions » sans réagir ;
d’autre part, les adversaires de la tradition, assimilant celle-ci à ces
actions machinales, ne manquent pas d’en profiter pour la tourner en
ridicule, de sorte que cette confusion, qui chez certains n’est pas tou-
jours involontaire, est utilisée pour faire obstacle à toute possibilité
de restauration de l’esprit traditionnel.
Le second cas est celui pour lequel on peut parler proprement de
« contrefaçon » : les coutumes dont il vient d’être question sont en-
core, malgré tout, des vestiges de quelque chose qui a eu tout
d’abord un caractère traditionnel, et, à ce titre, elles peuvent ne pas
paraître encore suffisamment profanes ; on s’attachera donc, à un
stade ultérieur, à les remplacer autant que possible par d’autres cou-
tumes, celles-là entièrement inventées, et qui seront acceptées
d’autant plus facilement que les hommes sont déjà habitués à faire
des choses dépourvues de sens ; c’est là qu’intervient la « sugges-
tion » à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure. Quand un
peuple a été détourné de l’accomplissement des rites traditionnels, il
est encore possible qu’il sente ce qui lui manque et qu’il éprouve le
besoin d’y revenir ; pour l’en empêcher, on lui donnera des « pseu-
do-rites », et on les lui imposera même s’il y a lieu ; et cette simula-
tion des rites est quelquefois poussée si loin qu’on n’a pas de peine à
y reconnaître l’intention formelle et à peine déguisée d’établir une
sorte de « contre-tradition ». Il y a aussi, dans le même ordre,
d’autres choses qui, tout en paraissant plus inoffensives, sont en réa-
lité bien loin de l’être entièrement : nous voulons parler de coutumes
qui affectent la vie de chaque individu en particulier plutôt que celle
de l’ensemble de la collectivité ; leur rôle est encore d’étouffer toute
activité rituelle ou traditionnelle, en y substituant la préoccupation, il
ne serait pas exagéré de dire même l’obsession, d’une multitude de
choses parfaitement insignifiantes, sinon tout à fait absurdes, et dont
la « petitesse » même contribue puissamment à la ruine de toute in-
tellectualité.
Ce caractère dissolvant de la coutume peut surtout être constaté
directement aujourd’hui dans les pays orientaux, car pour ce qui est
de l’Occident, il y a déjà trop longtemps qu’il a dépassé le stade où il
était même simplement concevable encore que toutes les actions
199
humaines puissent revêtir un caractère traditionnel ; mais, là où la
notion de la « vie ordinaire », entendue dans le sens profane que
nous avons expliqué en une autre occasion, ne s’est pas encore géné-
ralisée, on peut saisir en quelque sorte sur le fait la façon dont une
telle notion arrive à prendre corps, et le rôle qu’y joue la substitution
de la coutume à la tradition. Il va de soi qu’il s’agit là d’une mentali-
té qui, actuellement encore tout au moins, n’est point celle de la plu-
part des Orientaux, mais seulement de ceux qu’on peut dire indiffé-
remment « modernisés » ou « occidentalisés », les deux mots
n’exprimant au fond qu’une seule et même chose : lorsque
quelqu’un agit d’une façon qu’il ne peut justifier autrement qu’en
déclarant que « c’est la coutume », on peut être sûr qu’on a affaire à
un individu détaché de sa tradition et devenu incapable de la com-
prendre ; non seulement il n’en accomplit plus les rites essentiels,
mais, s’il en a gardé quelques « observances » secondaires, c’est
uniquement « par coutume » et pour des raisons purement humaines,
parmi lesquelles le souci de l’« opinion » tient le plus souvent une
place prépondérante ; et, surtout, il ne manque jamais d’observer
scrupuleusement une foule de ces coutumes inventées dont nous par-
lions en dernier lieu, coutumes qui ne se distinguent en rien des niai-
series constituant le vulgaire « savoir-vivre » des Occidentaux mo-
dernes, et qui même n’en sont parfois qu’une imitation pure et
simple.
Ce qui est peut-être le plus frappant dans ces coutumes toutes
profanes, que ce soit en Orient ou en Occident, c’est ce caractère
d’incroyable « petitesse » que nous avons déjà mentionné : il semble
qu’elles ne visent à rien d’autres qu’à retenir toute l’attention, non
seulement sur des choses entièrement extérieures et vidées de toute
signification, mais encore sur le détail même de ces choses, dans ce
qu’il a de plus banal et de plus étroit, ce qui est évidemment un des
meilleurs moyens qui puissent exister pour amener, chez ceux qui
s’y soumettent, une véritable atrophie intellectuelle, dont ce qu’on
appelle en Occident la mentalité « mondaine » représente l’exemple
le plus achevé. Ceux chez qui les préoccupations de ce genre arri-
vent à prédominer, même sans atteindre ce degré extrême, sont trop
manifestement incapables de concevoir aucune réalité d’ordre pro-
fond ; il y a là une incompatibilité tellement évidente qu’il serait inu-
tile d’y insister davantage ; et il est clair aussi que ceux-là se trou-
vent dès lors enfermés dans le cercle de la « vie ordinaire », qui n’est
faite précisément que d’un épais tissu d’apparences extérieures
200
comme celles sur lesquelles ils ont été « dressés » à exercer exclusi-
vement toute leur activité mentale. Pour eux, le monde, pourrait-on
dire, a perdu toute « transparence », car ils n’y voient plus rien qui
soit un signe ou une expression de vérités supérieures, et, même si
on leur parlait de ce sens intérieur des choses non seulement ils ne
comprendraient pas, mais ils commenceraient aussitôt par se deman-
der ce que leurs pareils pourraient bien penser ou dire d’eux si par
impossible il leur arrivait d’admettre un tel point de vue, et plus en-
core d’y conformer leur existence !
C’est en effet la crainte de l’« opinion » qui, plus que toute autre
chose, permet à la coutume de s’imposer comme elle le fait et de
prendre le caractère d’une véritable obsession : l’homme ne peut ja-
mais agir sans quelque motif, légitime ou illégitime, et lorsque,
comme c’est le cas ici, il ne peut exister aucun motif réellement va-
lable, puisqu’il s’agit d’actions qui n’ont véritablement aucune signi-
fication, il faut qu’il s’en trouve dans un ordre aussi bassement con-
tingent et aussi dépourvu de toute portée effective que celui auquel
appartiennent ces actions elles-mêmes. On objectera peut-être que,
pour que cela soit possible, il faut qu’une opinion se soit déjà formée
à l’égard des coutumes en question ; mais, en fait, il suffit que celles-
ci se soient établies dans un milieu très restreint, et ne fût-ce tout
d’abord que sous la forme d’une simple « mode », pour que ce fac-
teur puisse entrer en jeu ; de là, les coutumes, s’étant fixées par le
fait même qu’on n’ose plus s’abstenir de les observer, pourront en-
suite se répandre de proche en proche, et, corrélativement, ce qui
n’était d’abord que l’opinion de quelques-uns finira par devenir ce
qu’on appelle l’« opinion publique ». On pourrait dire que le respect
de la coutume comme telle n’est au fond rien d’autre que le respect
de la sottise humaine, car c’est celle-ci qui, en pareil cas, s’exprime
naturellement dans l’opinion ; d’ailleurs, « faire comme tout le
monde », suivant l’expression couramment employée à ce sujet, et
qui pour certains semble tenir lieu de raison suffisante pour toutes
leurs actions, c’est nécessairement s’assimiler au vulgaire et
s’appliquer à ne s’en distinguer en aucune façon ; il serait assuré-
ment difficile d’imaginer quelque chose de plus bas, et aussi de plus
contraire à l’attitude traditionnelle, suivant laquelle chacun doit
s’efforcer constamment de s’élever selon toute la mesure de ses pos-
sibilités, au lieu de s’abaisser jusqu’à cette sorte de néant intellectuel
que traduit une vie absorbée tout entière dans l’observation des cou-
tumes les plus ineptes et dans la crainte puérile d’être jugé défavora-
201
blement par les premiers venus, c’est-à-dire en définitive par les sots
et les ignorants.
Dans les pays de tradition arabe, on dit que, dans les temps les
plus anciens, les hommes n’étaient distingués entre eux que par la
connaissance ; ensuite, on prit en considération la naissance et la pa-
renté ; plus tard encore, la richesse en vint à être considérée comme
une marque de supériorité ; enfin, dans les derniers temps, on ne
juge plus les hommes que d’après les seules apparences extérieures.
Il est facile de se rendre compte que c’est là une description exacte
de la prédominance successive, dans l’ordre descendant, de points de
vue qui sont respectivement ceux des quatre castes, ou, si l’on pré-
fère, des divisions naturelles auxquelles celles-ci correspondent. Or
la coutume appartient incontestablement au domaine des apparences
purement extérieures, derrière lesquelles il n’y a rien ; observer la
coutume pour tenir compte d’une opinion qui n’estime que de telles
apparences, c’est donc là proprement le fait d’un Shûdra.

202
Contre le « quiétisme »
(Études Traditionnelles, déc. 1945)

Bien que nous ayons souvent parlé déjà des différences profondes
qui séparent le mysticisme de tout ce qui est d’ordre ésotérique et
initiatique, nous ne croyons pas inutile de revenir sur un point parti-
culier qui se rattache à cette question, ayant eu l’occasion de consta-
ter qu’il y a là encore une erreur assez répandue : il s’agit de la quali-
fication de « quiétisme » appliquée à certaines doctrines orientales.
Que ce soit une erreur, cela résulte déjà du fait que ces doctrines
n’ont rien de mystique, tandis que le terme même de « quiétisme » a
été créé spécialement pour désigner une forme de mysticisme, qui
est d’ailleurs de celles qu’on peut appeler « aberrantes », et dont le
caractère principal est de pousser à l’extrême la passivité qui, à un
degré ou à un autre, est inhérente au mysticisme comme tel. Or,
d’une part, il convient de ne pas étendre des termes de ce genre à ce
qui ne relève pas du domaine mystique, car ils deviennent alors aussi
impropres que les étiquettes philosophiques quand on prétend les
appliquer en dehors de la philosophie ; et, d’autre part, la passivité,
même dans les limites où elle peut être considérée en quelque sorte
comme « normale » au point de vue mystique, et à plus forte raison
dans son exagération « quiétiste », est tout à fait étrangère aux doc-
trines dont il s’agit. À vrai dire, nous soupçonnons que l’imputation
de « quiétisme », tout comme celle de « panthéisme », n’est bien
souvent, chez certains, qu’un prétexte pour écarter ou déprécier une
doctrine sans se donner la peine de l’étudier plus profondément et de
chercher vraiment à la comprendre ; il en est ainsi, plus générale-
ment, de toutes les épithètes « péjoratives » qu’on emploie à tort et à
travers pour qualifier des doctrines fort diverses, en reprochant à
celles-ci de « tomber » dans ceci ou cela, expression habituelle, en
pareil cas et qui est très significative à cet égard ; mais, comme nous
l’avons fait remarquer en d’autres occasions, toute erreur a nécessai-
rement quelque raison de se produire, de sorte qu’il est bon malgré
tout, d’examiner les choses d’un peu plus près.
Il n’est pas douteux que le quiétisme, au sens propre de ce mot,
jouit d’une mauvaise réputation en Occident, et tout d’abord dans les
milieux religieux, ce qui est naturel en somme, puisque la variété de
mysticisme qui est ainsi désignée a été expressément déclarée hété-
rodoxe, et à juste titre, en raison des nombreux et graves dangers
203
qu’elle présente à divers points de vue, et qui, au fond, ne sont autres
que ceux de la passivité elle-même portée à son plus haut degré et
mise en pratique « intégralement », nous voulons dire sans
qu’aucune atténuation soit apportée aux conséquences qu’elle en-
traîne dans tous les ordres. De ce côté, il n’y a donc pas lieu de
s’étonner si ceux à qui les injures tiennent lieu d’arguments, et qui
ne sont malheureusement que trop nombreux, se servent du quié-
tisme, aussi bien que du panthéisme, comme d’une sorte
d’« épouvantail », si l’on peut s’exprimer ainsi, pour détourner ceux
qui s’en laissent impressionner de tout ce devant quoi eux-mêmes
éprouvent une crainte qui, en fait, n’est due qu’à leur incapacité de le
comprendre. Mais il y a quelque chose de plus curieux ; c’est que la
mentalité « laïque » des modernes retourne volontiers cette même
accusation de quiétisme contre la religion elle-même, en l’étendant
indûment, non seulement à tous les mystiques, y compris les plus or-
thodoxes d’entre eux, mais encore aux religieux appartenant aux
Ordres contemplatifs, qui d’ailleurs sont tous indistinctement des
« mystiques » à ses yeux, bien qu’ils ne le soient pourtant pas néces-
sairement en réalité ; il en est même qui poussent la confusion en-
core plus loin, allant jusqu’à identifier purement et simplement mys-
ticisme et religion.
Ceci s’explique assez facilement par les préjugés qui sont, d’une
façon générale, inhérents à la mentalité occidentale moderne : celle-
ci, tournée exclusivement vers l’action extérieure, en est arrivée peu
à peu, non seulement à ignorer pour son propre compte tout ce qui se
rapporte à la contemplation, mais même à éprouver à son égard une
véritable haine partout où elle la rencontre. Ces préjugés sont telle-
ment répandus que bien des gens qui se considèrent comme reli-
gieux, mais qui n’en sont pas moins fortement affectés par cette
mentalité anti-traditionnelle, déclarent volontiers qu’ils font une
grande différence entre les Ordres contemplatifs et ceux qui
s’occupent d’activités sociales : ils n’ont naturellement que des
éloges pour ces derniers, mais, en revanche, ils sont tout prêts à
s’accorder avec leurs adversaires pour demander la suppression des
premiers, sous prétexte qu’ils ne sont plus adaptés aux conditions
d’une époque de « progrès » comme la nôtre ! Il convient de remar-
quer en passant que, actuellement encore, une telle distinction serait
impossible dans les Églises chrétiennes d’Orient, où l’on ne conçoit
pas que quelqu’un puisse se faire moine pour autre chose que pour
se livrer à la contemplation, et où d’ailleurs la vie contemplative,
204
bien loin d’être taxée sottement d’« inutilité » et d’« oisiveté », est
au contraire unanimement regardée comme la forme supérieure
d’activité qu’elle est véritablement.
Il faut dire, à ce propos, qu’il y a dans les langues occidentales
quelque chose qui est assez gênant, et qui peut contribuer pour une
part à certaines confusions : c’est l’emploi des mots « action » et
« activité », qui ont évidemment une origine commune, mais qui
n’ont cependant ni le même sens ni la même extension. L’action est
toujours entendue comme une activité d’ordre extérieur, ne relevant
proprement que du domaine corporel, et c’est précisément en cela
qu’elle se distingue de la contemplation et qu’elle semble même s’y
opposer d’une certaine façon, bien que, ici comme partout, le point
de vue de l’opposition ait forcément un caractère illusoire, ainsi que
nous l’avons expliqué ailleurs, et que ce soit plutôt d’un complémen-
tarisme qu’il s’agit en réalité. Par contre, l’activité a un sens beau-
coup plus général et qui s’applique également dans tous les do-
maines et à tous les niveaux de l’existence : ainsi, pour prendre
l’exemple le plus simple, on parle bien d’activité mentale, mais,
même avec toute l’imprécision du langage courant, on ne pourrait
guère parler d’action mentale ; et, dans un ordre plus élevé, on peut
tout aussi bien parler d’activité spirituelle, ce qu’est effectivement la
contemplation (distinguée, bien entendu, de la simple méditation qui
n’est qu’un moyen mis en œuvre pour y parvenir, et qui appartient
encore au domaine de la mentalité individuelle). Il y a même
quelque chose de plus : si l’on envisage le complémentarisme de
l’« actif » et du « passif », en correspondance avec l’« acte » et la
« puissance » pris au sens aristotélicien, on voit sans peine que ce
qui est le plus actif est aussi, et par là même, ce qui est le plus
proche de l’ordre purement spirituel, tandis que l’ordre corporel est
celui où prédomine la passivité ; de là dérive cette conséquence, qui
n’est paradoxale qu’en apparence, que l’activité est d’autant plus
grande et plus réelle qu’elle s’exerce dans un domaine plus éloigné
de celui de l’action. Malheureusement, la plupart des modernes ne
semblent guère comprendre ce point de vue, et il en résulte de singu-
lières méprises, comme celle de certains orientalistes qui n’hésitent
pas à qualifier de « passif » Purusha, s’il s’agit de la tradition hin-
doue, ou Tien, s’il s’agit de la tradition extrême-orientale, c’est-à-
dire, dans tous les cas, ce qui est précisément au contraire le principe
actif de la manifestation universelle !

205
Ces quelques considérations permettent de comprendre pourquoi
les modernes sont tentés de voir du « quiétisme », ou ce qu’ils
croient pouvoir appeler ainsi, dans toute doctrine qui met la contem-
plation au-dessus de l’action, c’est-à-dire en somme dans toute doc-
trine traditionnelle sans exception ; ils semblent d’ailleurs croire que
cela revient en quelque sorte à mépriser l’action et même à lui dénier
toute valeur propre, fût-ce dans l’ordre contingent qui est le sien, ce
qui est tout à fait faux, puisqu’il ne s’agit en réalité que de situer
chaque chose à la place qui doit normalement lui appartenir : recon-
naître qu’une chose occupe le plus bas degré dans une hiérarchie ne
revient certes nullement à nier la légitimité de son existence, car elle
n’en est pas moins un élément nécessaire de l’ensemble dont elle fait
partie. Nous ne savons trop pourquoi on a pris l’habitude de
s’attaquer plus spécialement, sous ce rapport, à la doctrine hindoue,
qui en cela ne diffère absolument en rien des autres traditions,
qu’elles soient orientales ou occidentales ; nous nous sommes du
reste suffisamment expliqué en diverses occasions, sur la façon dont
elle envisage l’action, pour n’avoir pas besoin d’y insister davantage
ici. Nous ferons seulement remarquer combien il est absurde de par-
ler du « quiétisme » à propos du Yoga, comme certains le font,
quand on songe à l’activité prodigieuse qu’il faut déployer, et cela
dans tous les domaines, pour parvenir au but du Yoga (c’est-à-dire
en réalité au Yoga même, entendu dans son sens strict, les moyens
préparatoires n’étant ainsi désignés que par extension) ; d’ailleurs, il
s’agit là de méthodes proprement initiatiques, dont l’activité est un
des caractères essentiels comme telles. Ajoutons, pour prévenir toute
objection possible, que, si les interprétations de quelques Hindous
contemporains peuvent sembler se prêter à l’imputation de « quié-
tisme », c’est que ceux-là ne sont qualifiés à aucun degré pour parler
de ces choses, et que même, du fait de l’éducation occidentale qu’ils
ont reçue, ils sont presque aussi ignorants que les Occidentaux eux-
mêmes de ce qui concerne leur propre tradition.
Mais, si l’on est convenu de reprocher à la doctrine hindoue de
mépriser l’action, c’est surtout, d’une façon générale, au sujet du
Taoïsme qu’on éprouve le besoin de parler plus expressément encore
de « quiétisme », et cela à cause du rôle qu’y joue le « non-agir »
(wou-wei), dont les orientalistes ne comprennent nullement la véri-
table signification, et que certains d’entre eux font synonyme
d’« inactivité », de « passivité » et même d’« inertie » (c’est
d’ailleurs parce que le principe actif de la manifestation est « non-
206
agissant » qu’ils le prétendent « passif » comme nous le disions plus
haut). Il en est pourtant quelques-uns qui se sont rendu compte qu’il
y a là une erreur ; mais, ne comprenant pas davantage au fond ce
dont il s’agit, et confondant également action et activité, ils se refu-
sent alors à traduire wou-wei par « non-agir », et ils remplacent ce
terme par des périphrases plus ou moins vagues et insignifiantes, qui
amoindrissent la portée de la doctrine et ne laissent plus rien aperce-
voir de son sens profond et spécifiquement initiatique. En réalité, la
traduction par « non-agir » est la seule acceptable, mais, à cause de
l’incompréhension ordinaire, il convient d’expliquer comment on
doit l’entendre : non seulement ce « non-agir » n’est point
l’inactivité, mais, suivant ce que nous avons indiqué précédemment,
il est au contraire la suprême activité, et cela parce qu’il est aussi
loin que possible du domaine de l’action extérieure, et complètement
affranchi de toutes les limitations qui sont imposées à celle-ci par sa
propre nature ; si le « non-agir » n’était, par définition même, au-
delà de toutes les oppositions, on pourrait donc dire qu’il est en
quelque sorte l’extrême opposé du but que le quiétisme assigne au
développement de la spiritualité.
Il va de soi que le « non-agir », ou ce qui lui équivaut dans la par-
tie initiatique des autres traditions, implique, pour celui qui y est
parvenu, un parfait détachement à l’égard de l’action extérieure,
comme d’ailleurs de toutes les autres choses contingentes, et cela
parce qu’un tel être se situe au centre même de la « roue cosmique »,
tandis que ces choses n’appartiennent qu’à sa circonférence ; si le
quiétisme professe de son côté une indifférence qui paraît ressembler
à quelques égards à ce détachement, c’est assurément pour de tout
autres raisons. De même que des phénomènes similaires peuvent être
dus à des causes fort diverses, des façons d’agir (ou, dans certains
cas, de s’abstenir d’agir) qui sont extérieurement les mêmes peuvent
procéder des intentions les plus différentes ; mais naturellement,
pour ceux qui s’en tiennent aux apparences, il peut résulter de là bien
des fausses assimilations. Il y a effectivement sous ce rapport cer-
tains faits, étranges aux yeux des profanes, qui pourraient être invo-
qués par eux à l’appui du rapprochement erroné qu’ils veulent établir
entre le quiétisme et des traditions d’ordre initiatique ; mais ceci sou-
lève quelques questions qui sont assez intéressantes en elles-mêmes
pour mériter que nous leur consacrions spécialement un prochain ar-
ticle.

207
Sur la « glorification du travail »
(Études Traditionnelles, juin 1948)

Il est de mode, à notre époque, d’exalter le travail, quel qu’il soit et


de quelque façon qu’il soit accompli, comme s’il avait une valeur
éminente par lui-même et indépendamment de toute considération
d’un autre ordre ; c’est là le sujet d’innombrables déclamations aussi
vides que pompeuses, et cela non seulement dans le monde profane,
mais même, ce qui est plus grave, dans les organisations initiatiques
qui subsistent en Occident1. Il est facile de comprendre que cette fa-
çon d’envisager les choses se rattache directement au besoin exagéré
d’action qui est caractéristique des Occidentaux modernes ; en effet,
le travail, du moins quand il est considéré ainsi, n’est évidemment
pas autre chose qu’une forme de l’action, et une forme à laquelle,
d’autre part, le préjugé « moraliste » engage à attribuer encore plus
d’importance qu’à toute autre, parce que c’est celle qui se prête le
mieux à être présentée comme constituant un « devoir » pour
l’homme et comme contribuant à assurer sa « dignité »2. Il s’y ajoute
même le plus souvent une intention nettement antitraditionnelle,
celle de déprécier la contemplation, qu’on affecte d’assimiler à
l’« oisiveté », alors que, tout au contraire, elle est en réalité la plus
haute activité concevable, et que d’ailleurs l’action séparée de la
contemplation ne peut être qu’aveugle et désordonnée3. Tout cela ne
s’explique que trop facilement de la part d’hommes qui déclarent, et
sans doute sincèrement, que « leur bonheur consiste dans l’action

1
On sait que la « glorification du travail » est notamment, dans la Maçonnerie, le
thème de la dernière partie de l’initiation au grade de Compagnon ; et malheureuse-
ment, de nos jours, elle y est généralement comprise de cette façon toute profane, au
lieu d’être entendue, comme elle le devrait, dans le sens légitime et réellement tradi-
tionnel que nous nous proposons d’indiquer par la suite.
2
Nous dirons tout de suite à ce propos que, entre cette conception moderne du
travail et sa conception traditionnelle, il y a toute la différence qui existe d’une façon
générale, ainsi que nous l’avons expliqué dernièrement, entre le point de vue moral et
le point de vue rituel.
3
Nous rappellerons ici une des applications de l’apologue de l’aveugle et du para-
lytique, dans laquelle ils représentent respectivement la vie active et la vie contempla-
tive (cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. V).
208
même »4, nous dirions volontiers dans l’agitation, car, lorsque
l’action est prise ainsi pour une fin en elle-même, et quels que soient
les prétextes « moralistes » qu’on invoquera pour la justifier, elle
n’est véritablement rien de plus que cela.
Contrairement à ce que pensent les modernes, n’importe quel tra-
vail, accompli indistinctement par n’importe qui, et uniquement pour
le plaisir d’agir ou par nécessité de « gagner sa vie », ne mérite au-
cunement d’être exalté, et il ne peut même être regardé que comme
une chose anormale, opposée à l’ordre qui devrait régir les institu-
tions humaines, à tel point que, dans les conditions de notre époque,
il en arrive trop souvent à prendre un caractère qu’on pourrait, sans
nulle exagération, qualifier d’« infra-humain ». Ce que nos contem-
porains paraissent ignorer complètement, c’est qu’un travail n’est ré-
ellement valable que s’il est conforme à la nature même de l’être qui
l’accomplit, s’il en résulte d’une façon en quelque sorte spontanée et
nécessaire, si bien qu’il n’est pour cette nature que le moyen de se
réaliser aussi parfaitement qu’il est possible. C’est là, en somme, la
notion même du swadharma, qui est le véritable fondement de
l’institution des castes, et sur laquelle nous avons suffisamment in-
sisté en bien d’autres occasions pour pouvoir nous contenter de la
rappeler ici sans nous y étendre davantage. On peut penser ainsi, à ce
propos, à ce que dit Aristote de l’accomplissement par chaque être
de son « acte propre », par quoi il faut entendre à la fois l’exercice
d’une activité conforme à sa nature et, comme conséquence immé-
diate de cette activité, le passage de la « puissance » à l’« acte » des
possibilités qui sont comprises dans cette nature. En d’autres termes,
pour qu’un travail, de quelque genre qu’il puisse être d’ailleurs, soit
ce qu’il doit être, il faut avant tout qu’il corresponde chez l’homme à
une « vocation », au sens le plus propre de ce mot5 ; et, quand il en
est ainsi, le profit matériel qui peut légitimement en être retiré
n’apparaît que comme une fin tout à fait secondaire et contingente,
pour ne pas dire même négligeable vis-à-vis d’une autre fin supé-
rieure, qui est le développement et comme l’achèvement « en acte »
de la nature même de l’être humain.

4
Nous relevons cette phrase dans un commentaire du rituel maçonnique qui ce-
pendant, à bien des égards, n’est certes pas un des plus mauvais, nous voulons dire un
des plus affectés par les infiltrations de l’esprit profane.
5
Sur ce point, et aussi sur les autres considérations qui suivront, nous renverrons,
pour de plus amples développements, aux nombreuses études qu’A. K. Coomaraswa-
my a consacrées plus spécialement à ces questions.
209
Il va de soi que ce que nous venons de dire constitue une des
bases essentielles de toute initiation de métier, la « vocation » cor-
respondante étant une des qualifications requises pour une telle ini-
tiation, et même, pourrait-on dire, la première et la plus indispen-
sable de toutes6. Cependant, il y a encore autre chose sur quoi il con-
vient d’insister, surtout au point de vue initiatique, car c’est là ce qui
donne au travail, envisagé suivant sa notion traditionnelle, sa signifi-
cation la plus profonde et sa portée la plus haute, dépassant la consi-
dération de la seule nature humaine pour le rattacher à l’ordre cos-
mique lui-même, et par là, de la façon la plus directe, aux principes
universels. Pour le comprendre, on peut partir de la définition de
l’art comme « l’imitation de la nature dans son mode d’opération »7,
c’est-à-dire de la nature comme cause (Natura naturans), et non pas
comme effet (Natura naturata) ; au point de vue traditionnel, en ef-
fet, il n’y a aucune distinction à faire entre art et métier, non plus
qu’entre artiste et artisan, et c’est là encore un point sur lequel nous
avons déjà eu souvent l’occasion de nous expliquer ; tout ce qui est
produit « conformément à l’ordre » mérite par là également, et au
même titre, d’être regardé comme une œuvre d’art8. Toutes les tradi-
tions insistent sur l’analogie qui existe entre les artisans humains et
l’Artisan divin, les uns comme l’autre opérant « par un verbe conçu
dans l’intellect », ce qui, notons-le en passant, marque aussi nette-
ment que possible le rôle de la contemplation comme condition préa-
lable et nécessaire de la production de toute œuvre d’art ; et c’est là
encore une différence essentielle avec la conception profane du tra-
vail, qui le réduit à n’être qu’action pure et simple, comme nous le
disions plus haut, et qui prétend même l’opposer à la contemplation.
Suivant l’expression des Livres hindous, « nous devons construire
comme les Dêvas le firent au commencement » ; ceci, qui s’étend
naturellement à l’exercice de tous les métiers dignes de ce nom, im-
plique que le travail a un caractère proprement rituel, comme toutes
choses doivent d’ailleurs l’avoir dans une civilisation intégralement
traditionnelle ; et non seulement c’est ce caractère rituel qui assure
6
Certains métiers modernes, et surtout les métiers purement mécaniques, pour
lesquels il ne saurait être réellement question de « vocation », et qui par suite ont en
eux-mêmes un caractère anormal, ne peuvent valablement donner lieu à aucune initia-
tion.
7
Et non pas dans ses productions, comme se l’imaginent les partisans d’un art dit
« réaliste », et qu’il serait plus exact d’appeler « naturaliste ».
8
Il est à peine besoin de rappeler que cette notion traditionnelle de l’art n’a abso-
lument rien de commun avec les théories « esthétiques » des modernes.
210
cette « conformité à l’ordre » dont nous parlions tout à l’heure, mais
on peut même dire qu’il ne fait véritablement qu’un avec cette con-
formité même9.
Dès lors que l’artisan humain imite ainsi dans son domaine parti-
culier l’opération de l’Artisan divin, il participe à l’œuvre même de
celui-ci dans une mesure correspondante, et d’une façon d’autant
plus effective qu’il est plus conscient de cette opération ; et plus il
réalise par son travail les virtualités de sa propre nature, plus il ac-
croît en même temps sa ressemblance avec l’Artisan divin, et plus
ses œuvres s’intègrent parfaitement dans l’harmonie du Cosmos. On
voit combien cela est loin des banalités que nos contemporains ont
l’habitude d’énoncer en croyant par là faire l’éloge du travail ; celui-
ci, quand il est ce qu’il doit être traditionnellement, mais seulement
dans ce cas, est en réalité bien au-dessus de tout ce qu’ils sont ca-
pables de concevoir. Aussi pouvons-nous conclure ces quelques in-
dications, qu’il serait facile de développer presque indéfiniment, en
disant ceci : la « glorification du travail » répond bien à une vérité, et
même à une vérité d’ordre profond ; mais la façon dont les modernes
l’entendent d’ordinaire n’est qu’une déformation caricaturale de la
notion traditionnelle, allant jusqu’à l’invertir en quelque sorte. En
effet, on ne « glorifie » pas le travail par de vains discours, ce qui n’a
même aucun sens plausible ; mais le travail lui-même est « glori-
fié », c’est-à-dire « transformé », quand, au lieu de n’être qu’une
simple activité profane, il constitue une collaboration consciente et
effective à la réalisation du plan du « Grand Architecte de
l’Univers ».

9
Sur tout ceci, voir A. K. Coomaraswamy, Is Art a Superstition or a Way of Life ?
dans le recueil intitulé Why exhibit Works of Art ?
211
Tradition et « inconscient »
(Études Traditionnelles, juil.-août 1949)

Nous avons déjà exposé ailleurs le rôle de la psychanalyse dans


l’œuvre de subversion qui, succédant à la « solidification » matéria-
liste du monde, constitue la seconde phase de l’action antitradition-
nelle caractéristique de l’époque moderne tout entière1. Il nous faut
encore revenir sur ce sujet, car, depuis quelque temps, nous consta-
tons que l’offensive psychanalyste va toujours de plus en plus loin,
en ce sens que, s’attaquant directement à la tradition sous prétexte de
l’expliquer, elle tend maintenant à en déformer la notion même de la
façon la plus dangereuse. À cet égard, il y a lieu de faire une distinc-
tion entre des variétés inégalement « avancées » de la psychanalyse :
celle-ci, telle qu’elle avait été conçue tout d’abord par Freud, se
trouvait encore limitée jusqu’à un certain point par l’attitude maté-
rialiste qu’il entendit toujours garder ; bien entendu, elle n’en avait
pas moins déjà un caractère nettement « satanique », mais du moins
cela lui interdisait-il de prétendre aborder certains domaines, ou,
même si elle le prétendait cependant, elle n’en atteignait en fait que
des contrefaçons assez grossières, d’où des confusions qu’il était en-
core relativement facile de dissiper. Ainsi, quand Freud parlait de
« symbolisme », ce qu’il désignait abusivement ainsi n’était en réali-
té qu’un simple produit de l’imagination humaine, variable d’un in-
dividu à l’autre, et n’ayant véritablement rien de commun avec
l’authentique symbolisme traditionnel. Ce n’était là qu’une première
étape, et il était réservé à d’autres psychanalystes de modifier les
théories de leur « maître » dans le sens d’une fausse spiritualité, afin
de pouvoir, par une confusion beaucoup plus subtile, les appliquer à
une interprétation du symbolisme traditionnel lui-même. Ce fut sur-
tout le cas de C.G. Jung, dont les premières tentatives dans ce do-
maine datent d’assez longtemps déjà2 ; il est à remarquer, car cela est
très significatif, que, pour cette interprétation, il partit d’une compa-
raison qu’il crut pouvoir établir entre certains symboles et des des-
sins tracés par des malades ; et il faut reconnaître qu’en effet ces
dessins présentent parfois, avec les symboles véritables, une sorte de

1
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXIV.
2
Voir à ce sujet A. Préau, La Fleur d’or et le Taoïsme sans Tao.
212
ressemblance « parodique » qui ne laisse pas d’être plutôt inquié-
tante quant à la nature de ce qui les inspire.
Ce qui aggrava beaucoup les choses, c’est que Jung, pour expli-
quer ce dont les facteurs purement individuels ne paraissaient pas
pouvoir rendre compte, se trouva amené à formuler l’hypothèse d’un
soi-disant « inconscient collectif », existant d’une certaine façon
dans ou sous le psychisme de tous les individus humains, et auquel il
crut pouvoir rapporter à la fois et indistinctement l’origine des sym-
boles eux-mêmes et celle de leurs caricatures pathologiques. Il va de
soi que ce terme d’« inconscient » est tout à fait impropre, et que ce
qu’il sert à désigner, dans la mesure où il peut avoir quelque réalité,
relève de ce que les psychologues appellent plus habituellement le
« subconscient », c’est-à-dire l’ensemble des prolongements infé-
rieurs de la conscience. Nous avons déjà fait remarquer ailleurs la
confusion qui est commise constamment entre le « subconscient » et
le « superconscient » : celui-ci échappant complètement par sa na-
ture même au domaine sur lequel portent les investigations des psy-
chologues, ils ne manquent jamais, quand il leur arrive d’avoir con-
naissance de quelques-unes de ses manifestations, de les attribuer au
« subconscient ». C’est précisément cette confusion que nous retrou-
vons encore ici : que les productions des malades observés par les
psychiatres procèdent du « subconscient », c’est là une chose qui as-
surément n’est pas douteuse ; mais, par contre, tout ce qui est
d’ordre traditionnel, et notamment le symbolisme, ne peut être rap-
porté qu’au « superconscient », c’est-à-dire à ce par quoi s’établit
une communication avec le supra-humain, tandis que le « subcons-
cient » tend au contraire vers l’infra-humain. Il y a donc là une véri-
table inversion qui est tout à fait caractéristique du genre
d’explication dont il s’agit ; et ce qui lui donne une apparence de jus-
tification, c’est qu’il arrive que, dans des cas comme celui que nous
avons cité, le « subconscient », grâce à son contact avec des in-
fluences psychiques de l’ordre le plus inférieur, « singe » effective-
ment le « superconscient » ; c’est là ce qui, pour ceux qui se laissent
prendre à ces contrefaçons et sont incapables d’en discerner la véri-
table nature, donne lieu à l’illusion qui aboutit à ce que nous avons
appelé une « spiritualité à rebours ».
Par la théorie de l’« inconscient collectif », on croit pouvoir ex-
pliquer le fait que le symbole est « antérieur à la pensée indivi-
duelle » et qu’il la dépasse ; la véritable question, qu’on ne semble
même pas se poser, serait de savoir dans quelle direction il la dé-
213
passe, si c’est par en bas comme paraîtrait l’indiquer cet appel au
prétendu « inconscient », ou par en haut comme l’affirment au con-
traire expressément toutes les doctrines traditionnelles. Nous avons
relevé dans un article récent une phrase où cette confusion apparaît
aussi clairement que possible : « L’interprétation des symboles… est
la porte ouverte sur le Grand Tout, c’est-à-dire le chemin qui conduit
vers la lumière totale à travers le dédale des bas-fonds obscurs de
notre individu. » Il y a malheureusement bien des chances pour que,
en s’égarant dans ces « bas-fonds obscurs », on arrive à tout autre
chose qu’à la « lumière totale » ; remarquons aussi la dangereuse
équivoque du « Grand Tout », qui, comme la « conscience cos-
mique » dans laquelle certains aspirent à se fondre, ne peut être ici
rien de plus ni d’autre que le psychisme diffus des régions les plus
inférieures du monde subtil ; et c’est ainsi que l’interprétation psy-
chanalytique des symboles et leur interprétation traditionnelle con-
duisent en réalité à des fins diamétralement opposées.
Il y a lieu de faire encore une autre remarque importante : parmi
les choses très diverses que l’« inconscient collectif » est censé ex-
pliquer, il faut naturellement compter le « folklore », et c’est un des
cas où la théorie peut présenter quelque apparence de vérité. Pour
être plus exact, il faudrait parler là d’une sorte de « mémoire collec-
tive », qui est comme une image ou un reflet, dans le domaine hu-
main, de cette « mémoire cosmique » qui correspond à un des as-
pects du symbolisme de la lune. Seulement, vouloir conclure de la
nature du « folklore » à l’origine même de la tradition, c’est com-
mettre une erreur toute semblable à celle, si répandue de nos jours,
qui fait considérer comme « primitif » ce qui n’est que le produit
d’une dégénérescence. Il est évident en effet que le « folklore »,
étant essentiellement constitué par des éléments appartenant à des
traditions éteintes, représente inévitablement un état de dégénéres-
cence par rapport à celle-ci ; mais c’est d’ailleurs le seul moyen par
lequel quelque chose peut en être sauvé. Il faudrait aussi se deman-
der dans quelles conditions la conservation de ces éléments a été
confiée à la « mémoire collective » ; comme nous avons déjà eu
l’occasion de le dire, nous ne pouvons y voir que le résultat d’une
action parfaitement consciente des derniers représentants
d’anciennes formes traditionnelles qui étaient sur le point de dispa-
raître. Ce qui est bien certain, c’est que la mentalité collective, pour
autant qu’il existe quelque chose qui peut être appelé ainsi, se réduit
proprement à une mémoire, ce qui s’exprime en termes de symbo-
214
lisme astrologique, en disant qu’elle est de nature lunaire ; autrement
dit, elle peut remplir une certaine fonction de conservation, en quoi
consiste précisément le « folklore », mais elle est totalement inca-
pable de produire ou d’élaborer quoi que ce soit, et surtout des
choses d’ordre transcendant comme toute donnée traditionnelle l’est
par définition même.
L’interprétation psychanalytique vise en réalité à nier cette trans-
cendance de la tradition, mais d’une façon nouvelle, pourrait-on dire,
et différente de celles qui avaient eu cours jusque-là : il ne s’agit
plus, comme avec le rationalisme sous toutes ses formes, soit d’une
négation brutale, soit d’une ignorance pure et simple de l’existence
de tout élément « non humain ». On semble au contraire admettre
que la tradition a effectivement un caractère « non humain », mais en
détournant complètement la signification de ce terme ; c’est ainsi
que, à la fin de l’article que nous avons déjà cité plus haut, nous li-
sons ceci : « Nous reviendrons peut-être sur ces interprétations psy-
chanalytiques de notre trésor spirituel, dont la "constante" à travers
temps et civilisations diverses démontre bien le caractère tradition-
nel, non humain, si l’on prend le mot "humain" dans un sens de sé-
paratif, d’individuel. » C’est peut-être là ce qui montre le mieux
quelle est, au fond, la véritable intention de tout cela, intention qui,
d’ailleurs, nous voulons le croire, n’est pas toujours consciente chez
ceux qui écrivent des choses de ce genre, car il doit être bien entendu
que ce qui est en cause à cet égard, ce n’est pas telle ou telle individ-
ualité, fût-ce même celle d’un « chef d’école » comme Jung, mais
l’« inspiration » des plus suspectes dont procèdent ces interpréta-
tions. Il n’est pas besoin d’être allé bien loin dans l’étude des doc-
trines traditionnelles pour savoir que, quand il est question d’un élé-
ment « non humain », ce qu’on entend par là, et qui appartient essen-
tiellement aux états supra-individuels de l’être, n’a absolument rien à
voir avec un facteur « collectif » qui, en lui-même, ne relève en ré-
alité que du domaine individuel humain, tout aussi bien que ce qui
est qualifié ici de « séparatif », et qui de plus, par son caractère
« subconscient », ne peut en tout cas ouvrir une communication avec
d’autres états que dans la direction de l’infra-humain. On saisit donc
ici, d’une façon immédiate, le procédé de subversion qui consiste, en
s’emparant de certaines notions traditionnelles, à les retourner en
quelque sorte en substituant le « subconscient » au « superconsci-
ent » l’infra-humain au supra-humain. Cette subversion n’est-elle
pas bien autrement dangereuse encore qu’une simple négation, et
215
pensera-t-on que nous exagérons en disant qu’elle contribue à
préparer la voie à une véritable « contre-tradition », destinée à servir
de véhicule à cette « spiritualité à rebours », dont, vers la fin du cy-
cle actuel, le « règne de l’antéchrist » doit marquer le triomphe ap-
parent et passager ?

216
Nouvelles confusions
(Études Traditionnelles, oct.-nov. 1948)

Nous avons eu à signaler, il y a quelques années, l’étrange attitude


de ceux qui éprouvaient le besoin de confondre délibérément
l’ésotérisme avec le mysticisme ou même, pour parler plus ex-
actement, d’exposer les choses de façon à substituer entièrement le
mysticisme à l’ésotérisme partout où ils rencontraient celui-ci, et no-
tamment dans les doctrines orientales1. Cette confusion avait
d’ailleurs pris naissance chez les orientalistes, et elle pouvait, à
l’origine, n’être due qu’à leur incompréhension, dont ils ont donné
assez d’autres preuves pour qu’il n’y ait pas lieu de trop s’en étonner
; mais où la chose devint plus grave, c’est quand on s’en empara
dans certains milieux religieux, avec des intentions visiblement
beaucoup plus conscientes et un parti pris qui n’était plus simple-
ment celui de tout faire rentrer bon gré mal gré dans les cadres occi-
dentaux. Dans ces milieux, en effet, on s’était contenté jusque-là de
nier purement et simplement l’existence de tout ésotérisme, ce qui
était évidemment l’attitude la plus commode, puisqu’elle dispensait
d’examiner plus au fond quelque chose que l’on considérait comme
particulièrement gênant, et qui l’est effectivement pour ceux qui,
comme les exotéristes exclusifs, prétendent qu’il ne doit rien y avoir
qui échappe à leur compétence ; mais il semble que, à un certain
moment, on se soit rendu compte que cette négation totale et « sim-
pliste » n’était plus possible, et qu’en même temps il était plus habile
de dénaturer l’ésotérisme de façon à pouvoir l’« annexer » en quel-
que sorte, en l’assimilant à quelque chose qui, comme c’est le cas du
mysticisme, ne relève en réalité que de l’exotérisme religieux. Ainsi,
on pouvait encore continuer à ne pas prononcer le mot d’ésotérisme,
puisque celui de mysticisme en prenait la place partout et toujours, et
la chose elle-même était si bien travestie par là qu’elle paraissait ren-
trer dans le domaine exotérique, ce qui était sans doute l’essentiel
pour les fins qu’on se proposait, et ce qui permettrait à certains de
formuler à tort et à travers des « jugements » sur des choses qu’ils
n’avaient pas la moindre qualité pour apprécier et qui, par leur véri-
table nature, étaient, à tous les points de vue, entièrement en dehors
de leur « juridiction ».

1
Voir Aperçus sur l’Initiation, ch. Ier.
217
En ces derniers temps, nous avons remarqué encore un autre
changement d’attitude, et nous dirions volontiers un autre change-
ment de tactique, car il va de soi que, en tout cela, il ne s’agit pas
seulement d’une attitude qui, si erronée qu’elle soit, pourrait du
moins passer pour désintéressée, comme on peut l’admettre dans le
cas de la plupart des orientalistes2 ; et ce qui est assez curieux, c’est
que cette nouvelle attitude a commencé à se manifester précisément
dans les mêmes milieux que la précédente, ainsi que dans quelques
autres qui tiennent d’assez près à ceux-là, à en juger par le fait que
nous y voyons figurer en partie les mêmes personnages3.
Maintenant, on n’hésite plus à parler nettement d’ésotérisme, comme
si ce mot avait subitement cessé de faire peur à certains ; qu’a-t-il
bien pu se passer pour qu’ils se décident à en arriver là ? Il serait
sans doute assez difficile de le dire exactement, mais il est permis de
supposer que, d’une façon ou d’une autre, l’existence de l’ésotérisme
est devenue une vérité trop évidente pour qu’on puisse continuer à la
passer sous silence ou à soutenir que cet ésotérisme n’est rien d’autre
que du mysticisme ; à dire vrai, nous craignons bien d’être nous-
même pour quelque chose dans la déconvenue plutôt pénible que
cette constatation a dû causer de ce côté, mais c’est ainsi et nous n’y
pouvons rien ; il faut bien qu’on en prenne son parti et qu’on tache
de s’accommoder de son mieux aux modifications qui surviennent
dans les circonstances au milieu desquelles on vit ! C’est d’ailleurs
ce qu’on s’est empressé de faire, mais ce n’est pas à dire que nous
pensions devoir nous en féliciter outre mesure, car il n’y a guère
d’illusions à se faire sur ce que nous pourrions appeler la « qualité »
de ce changement ; il ne suffit pas, en effet, qu’on veuille bien re-
connaître enfin l’existence de l’ésotérisme comme tel, il faut encore
voir comment on le présente et de quelle manière on en parle, et,
comme il fallait s’y attendre, c’est là que les choses se gâtent d’une
assez singulière façon.

2
Nous disons la plupart, car il faut évidemment faire exception pour les quelques
orientalistes qui se trouvent avoir en même temps des liens plus ou moins étroits avec
les milieux religieux dont il est question.
3
Nous avons déjà donné dans nos derniers comptes rendus, à propos d’une publi-
cation nouvelle, un exemple très caractéristique de l’attitude dont il s’agit, et nous au-
rons prochainement l’occasion d’en relever d’autres ; mais il est bien entendu que,
pour le moment, nous nous en tenons à des considérations d’ordre plus général, sans
entrer dans l’examen particulier et détaillé de certains cas individuels (et nous
l’entendons aussi bien des groupements et de leurs organes que des personnes), qui
trouvera mieux sa place ailleurs quand il y aura lieu.
218
Tout d’abord, bien qu’il ne soit pas toujours facile de savoir ce
que certains pensent au fond, parce qu’ils paraissent s’appliquer à ne
jamais dissiper entièrement les équivoques qui peuvent s’introduire
dans leurs exposés (et nous ne voulons pas leur faire l’injure de
croire que ce soit là pure incapacité de leur part), il semble bien
qu’ils admettent non seulement l’existence de l’ésotérisme, mais
aussi sa validité, tout au moins dans une certaine mesure, et cela sur-
tout sous le couvert du symbolisme ; et, assurément, c’est déjà quel-
que chose d’assez appréciable que, pour ce qui est du symbolisme,
ils ne se contentent plus de la fâcheuse banalité des interprétations
exotériques courantes et du plat « moralisme » dont celles-ci
s’inspirent le plus habituellement. Pourtant, nous dirions volontiers
que, sous certains rapports, ils vont parfois trop loin, en ce sens que,
à des considérations fort justes, il leur arrive d’en mêler d’autres qui
ne relèvent que d’un pseudo-symbolisme tout à fait fantaisiste et
qu’il est véritablement impossible de prendre au sérieux ; faut-il ne
voir là que l’effet d’une certaine inexpérience dans ce domaine où
rien ne saurait s’improviser ? Il est bien possible qu’il y ait quelque
chose de cela, mais il peut aussi y avoir autre chose ; on dirait même
que ce mélange est fait tout exprès pour déprécier le symbolisme et
l’ésotérisme, et cependant nous ne pouvons pas croire que telle soit
l’intention de ceux qui écrivent ces choses, car il faudrait alors qu’ils
se résignent volontairement à voir ce discrédit rejaillir sur eux-
mêmes et sur leurs propres travaux ; mais il est moins sûr que cette
intention n’existe en aucune façon chez ceux par qui ils se laissent
diriger, car il va de soi que, en pareil cas, tous ne sont pas également
conscients des dessous de la « tactique » à laquelle ils apportent leur
collaboration. Quoi qu’il en soit, nous préférons, jusqu’à preuve du
contraire, penser qu’il s’agit seulement de « minimiser » cet ésoté-
risme qu’on ne peut plus nier (c’est en somme ce qu’une expression
proverbiale appelle « faire la part du feu »), d’en amoindrir la portée
le plus possible, en y introduisant des questions sans importance
réelle, voire même tout à fait insignifiantes, des sortes
d’« amusettes » pour le public, qui naturellement ne sera que trop
disposé à se faire une idée de l’ésotérisme lui-même d’après ces pe-
tites choses qui sont, beaucoup plus que tout le reste, à la mesure de
ses facultés de compréhension4.
4
Nous savons par ailleurs que tel ecclésiastique, qui avait commencé à exposer
des vues d’un intérêt incontestable au point de vue du symbolisme, s’est vu ensuite
obligé, non pas de les renier, mais de les atténuer en déclarant lui-même qu’il n’y at-
219
Ce n’est pourtant pas encore le plus grave, et il y a autre chose
qui nous paraît plus inquiétant à certains égards : c’est qu’on mé-
lange inextricablement l’ésotérisme véritable avec ses multiples dé-
formations et contrefaçons contemporaines, occultistes, théos-
ophistes et autres, en tirant indistinctement de l’un et des autres des
notions et des références qu’on présente de façon à les mettre pour
ainsi dire sur le même plan, et en s’abstenant d’ailleurs de marquer
nettement ce qu’on admet et ce qu’on rejette dans tout cela ; n’y a-t-
il là qu’ignorance ou manque de discernement ? Ce sont là des chos-
es qui peuvent sans doute jouer assez souvent quelque rôle en pareil
cas, et que d’ailleurs certains « dirigeants » savent fort bien faire
servir aussi à leurs fins ; mais, dans le cas présent, il est malheu-
reusement impossible qu’il n’y ait que cela, car, parmi ceux qui agis-
sent ainsi, nous sommes tout à fait certain qu’il y en a qui sont par-
faitement informés de ce qu’il en est réellement ; alors, comment
qualifier une telle façon de procéder qui semble calculée expressém-
ent pour jeter le trouble et la confusion dans l’esprit de leurs lec-
teurs ? Comme du reste il ne s’agit pas là d’un fait isolé, mais d’une
tendance générale chez ceux dont nous parlons, il semble bien
qu’elle doive répondre à quelque « plan » préconçu ; naturellement,
on peut y voir un nouvel exemple du désordre moderne qui s’étend
partout de plus en plus, et sans lequel des confusions de ce genre ne
pourraient guère se produire et encore moins se répandre ; mais ce
n’est pas suffisant comme explication, et, encore une fois, nous dev-
ons nous demander quelles intentions plus précises il y a là-dessous.
Il est peut-être encore trop tôt pour les distinguer clairement, et il
convient d’attendre quelque peu pour mieux voir dans quel sens ce
« mouvement » se développera ; mais ne s’agirait-il pas en premier
lieu, en confondant tout ainsi, de rejeter sur l’ésotérisme le plus au-
thentique quelque chose de la suspicion qui s’attache très lé-
gitimement à ses contrefaçons ? Cela pourrait sembler contradictoire
avec l’acceptation même de l’ésotérisme, mais nous ne sommes pas
très sûr qu’il en soit réellement ainsi, et voici pourquoi : d’abord, du
fait même des équivoques auxquelles nous faisions allusion plus
haut, cette acceptation n’est en quelque sorte que « de principe » et

tachait qu’une importance tout à fait secondaire et qu’il les regardait en quelque sorte
comme doctrinalement indifférentes ; ce fait paraît bien aller à l’appui de ce que nous
disons ici de ce « rapetissement » voulu de l’ésotérisme, qui peut d’ailleurs fort bien
s’opérer de plusieurs façons apparemment contraires, en attribuant de l’importance à
ce qui n’en a pas et en affaiblissant celle de ce qui en a réellement.
220
ne porte actuellement sur rien de bien déterminé ; ensuite, bien
qu’on se garde de toute appréciation d’ensemble, on lance de temps
à autre quelques insinuations plus ou moins malveillantes et il se
trouve qu’elles sont presque toujours dirigées contre le véritable éso-
térisme. Ces remarques amènent à se demander si, en définitive, il ne
s’agirait pas tout simplement de préparer la constitution d’un nou-
veau pseudo-ésotérisme d’un genre quelque peu particulier, destiné à
donner une apparence de satisfaction à ceux qui ne se contentent
plus de l’exotérisme, tout en les détournant de l’ésotérisme véritable
auquel on prétendait l’opposer5. S’il en était ainsi, comme ce pseu-
do-ésotérisme, dont nous avons peut-être déjà quelques échantillons
dans les fantaisies et les « amusettes » dont nous avons parlé, est
probablement encore assez loin d’être entièrement « au point », il se-
rait compréhensible que, en attendant qu’il le soit, on ait tout intérêt
à rester le plus possible dans le vague, quitte à en sortir pour prendre
ouvertement l’offensive au moment voulu, et ainsi tout
s’expliquerait fort bien. Il est bien entendu que, jusqu’à nouvel or-
dre, nous ne pouvons présenter ce que nous venons de dire en der-
nier lieu que comme une hypothèse, mais tous ceux qui connaissent
la mentalité de certaines gens reconnaîtront sûrement qu’elle ne
manque pas de vraisemblance ; et en ce qui nous concerne, il nous
est revenu de divers côtés, depuis quelque temps déjà, quelques his-
toires de prétendues initiations qui, si inconsistantes qu’elles soient,
seraient aussi de nature à la confirmer.
Nous ne voulons pas, pour le moment, en dire plus sur tout cela,
mais nous avons tenu à ne pas attendre davantage pour mettre en
garde ceux qui, de la meilleure foi du monde, risqueraient de se
laisser trop facilement séduire par certaines apparences trompeuses ;
et nous serions trop heureux si, comme il arrive parfois, le seul fait
d’avoir exposé ces choses suffisait à en arrêter le développement
avant qu’elles n’aillent trop loin. Nous ajouterons encore que, à un
niveau beaucoup plus bas que celui dont il s’agit, nous avons obser-
vé aussi récemment des confusions qui sont en somme du même
genre, et qu’ici du moins l’intention n’est nullement douteuse : il
s’agit manifestement de chercher à assimiler l’ésotérisme à ses pires
contrefaçons et les représentants des organisations initiatiques tradi-

5
L’incorporation de certains éléments réellement traditionnels n’empêcherait pas
que, en tant que « construction » et dans son ensemble, ce ne soit qu’un pseudo-
ésotérisme ; du reste, les occultistes eux-mêmes ont bien procédé ainsi, quoique pour
des raisons différentes et d’une façon beaucoup moins consciente.
221
tionnelles aux charlatans des diverses pseudo-initiations ; entre ces
ignominies grossières, contre lesquelles on ne saurait protester trop
énergiquement, et certaines manœuvres beaucoup plus subtiles, il y a
assurément une différence à faire ; mais, au fond, tout cela ne serait-
il pas dirigé dans le même sens, et les tentatives les plus habiles et
les plus insidieuses ne sont-elles pas aussi les plus dangereuses par là
même ?

222
Contre la vulgarisation
(Études Traditionnelles, oct.-nov. 1949)

La sottise d’un grand nombre et même de la majorité des hommes, à


notre époque surtout, et de plus en plus à mesure que se généralise et
s’accentue la déchéance intellectuelle caractéristique de l’ultime pé-
riode cyclique, est peut-être la chose la plus difficile à supporter
qu’il y ait en ce monde. Il faut y joindre à cet égard l’ignorance, ou
plus précisément une certaine sorte d’ignorance qui lui est d’ailleurs
étroitement liée, celle qui n’est aucunement consciente d’elle-même,
qui se permet d’affirmer d’autant plus audacieusement qu’elle sait et
comprend moins, et qui est par là même, chez celui qui en est affli-
gé, un mal irrémédiable1. Sottise et ignorance peuvent en somme
être réunies sous le nom commun d’incompréhension ; mais il doit
être bien entendu que supporter cette incompréhension n’implique
aucunement qu’on doive lui faire des concessions quelconques, ni
même s’abstenir de redresser les erreurs auxquelles elle donne nais-
sance et de faire tout ce qu’il est possible pour les empêcher de se
répandre, ce qui du reste est bien souvent aussi une tâche fort déplai-
sante, surtout lorsqu’on se trouve obligé, en présence de
l’obstination de certains, de répéter à maintes reprises des choses
qu’il devrait normalement suffire d’avoir dites une fois pour toutes.
Cette obstination à laquelle on se heurte ainsi n’est d’ailleurs pas
toujours exempte de mauvaise foi ; et, à vrai dire, la mauvaise foi
elle-même implique forcément une étroitesse de vues qui n’est en
définitive que la conséquence d’une incompréhension plus ou moins
complète, aussi arrive-t-il qu’incompréhension réelle et mauvaise
foi, comme sottise et méchanceté, se mêlent d’une telle façon qu’il
est parfois bien difficile de déterminer exactement la part de l’une et
de l’autre.
En parlant de concessions faites à l’incompréhension, nous pen-
sons notamment à la vulgarisation sous toutes ses formes ; vouloir

1
Dans la tradition islamique, c’est à supporter la sottise et l’ignorance humaines
que consiste haqiqatus-zakâh, la « vérité » de l’aumône, c’est-à-dire son aspect intéri-
eur et le plus réel (haqîqah s’oppose ici à muzâherah, qui est seulement la manifesta-
tion extérieure, ou l’accomplissement du précepte pris au sens strictement littéral) ;
ceci relève naturellement de la vertu de « patience » (eç-çabr), à laquelle est attachée
une importance toute particulière, comme le prouve le fait qu’elle est mentionnée 72
fois dans le Qorân.
223
« mettre à la portée de tout le monde » des vérités quelconques, ou
ce que l’on considère tout au moins comme des vérités, quand ce
« tout le monde » comprend nécessairement une grande majorité de
sots et d’ignorants, peut-il en effet être autre chose que cela en ré-
alité ? La vulgarisation procède d’ailleurs d’un souci éminemment
profane, et, comme toute propagande, elle suppose chez celui même
qui s’y livre un certain degré d’incompréhension, relativement
moindre sans doute que celui du « grand public » auquel il s’adresse,
mais d’autant plus grand que ce qu’il prétend exposer dépasse da-
vantage le niveau mental de celui-ci. C’est pourquoi les inconvé-
nients de la vulgarisation sont le plus limités quand ce qu’elle
s’attache à diffuser est également d’un ordre tout profane, comme les
conceptions philosophiques et scientifiques modernes, qui, même
dans la part de vérité qu’il peut leur arriver de contenir, n’ont as-
surément rien de profond ni de transcendant. Ce cas est d’ailleurs le
plus fréquent, car c’est là surtout ce qui intéresse le « grand public »
par suite de l’éducation qu’il a reçue, et aussi ce qui lui donne le plus
facilement l’agréable illusion d’un « savoir » acquis à peu de frais ;
le vulgarisateur déforme toujours les choses par simplification, et
aussi en affirmant péremptoirement ce que les savants eux-mêmes ne
regardent que comme de simples hypothèses, mais, en prenant une
telle attitude, il ne fait en somme que continuer les procédés en us-
age dans l’enseignement rudimentaire qui est imposé à tous dans le
monde moderne, et qui, au fond, n’est aussi rien d’autre que de la
vulgarisation, et peut-être la pire de toutes en un sens, car il donne à
la mentalité de ceux qui le reçoivent une empreinte « scientiste »
dont bien peu sont capables de se défaire par la suite, et que le travail
des vulgarisateurs proprement dits ne fait guère qu’entretenir et ren-
forcer encore, ce qui atténue leur responsabilité dans une certaine
mesure.
Il y a actuellement une autre sorte de vulgarisation qui, bien que
n’atteignant qu’un public plus restreint, nous paraît présenter des
dangers plus graves, ne serait-ce que par les confusions qu’elle
risque de provoquer volontairement ou involontairement, et qui vise
ce qui, par sa nature, devrait être le plus complètement à l’abri de
semblables tentatives, nous voulons dire les doctrines traditionnelles
et plus particulièrement les doctrines orientales. À vrai dire, les oc-
cultistes et les théosophistes avaient déjà entrepris quelque chose de
ce genre, mais ils n’étaient arrivés qu’à produire de grossières con-
trefaçons ; ce dont il s’agit maintenant revêt des apparences plus
224
sérieuses, nous dirions volontiers plus « respectables », qui peuvent
en imposer à bien des gens que n’auraient pas séduits des défor-
mations trop visiblement caricaturales. Il y a d’ailleurs, parmi les
vulgarisateurs, une distinction à faire en ce qui concerne leurs inten-
tions, sinon les résultats auxquels ils aboutissent ; naturellement,
tous veulent également répandre le plus possible les idées qu’ils ex-
posent, mais ils peuvent y être poussés par des motifs très différents.
D’une part, il y a des propagandistes dont la sincérité n’est certes pas
douteuse, mais dont l’attitude même prouve que leur compréhension
doctrinale ne saurait aller bien loin ; de plus, même dans les limites
de ce qu’ils comprennent, les besoins de la propagande les entraînent
forcément à s’accommoder toujours à la mentalité de ceux à qui ils
s’adressent, ce qui, surtout quand il s’agit d’un public occidental
« moyen », ne peut être qu’au détriment de la vérité ; et le plus cu-
rieux est qu’il y a là pour eux une telle nécessité qu’il serait tout à
fait injuste de les accuser d’altérer volontairement cette vérité.
D’autre part, il y en a qui, au fond, ne s’intéressent que très médi-
ocrement aux doctrines, mais qui, ayant constaté le succès qu’ont ces
choses dans un milieu assez étendu, trouvent bon de profiter de cette
« mode » et en ont fait une véritable entreprise commerciale ; ceux-
là sont d’ailleurs beaucoup plus « éclectiques » que les premiers, et
ils répandent indistinctement tout ce qui leur paraît être de nature à
satisfaire les goûts d’une certaine « clientèle », ce qui est évidem-
ment leur principale préoccupation, même quand ils croient devoir
afficher quelques prétentions à la « spiritualité ». Bien entendu, nous
ne voulons citer aucun nom, mais nous pensons que beaucoup de nos
lecteurs pourront facilement trouver eux-mêmes quelques exemples
de l’un et de l’autre cas ; et nous ne parlons pas des simples charla-
tans, comme il s’en rencontre surtout parmi les pseudo-ésotéristes,
qui trompent sciemment le public en lui présentant leurs propres in-
ventions sous l’étiquette de doctrines dont ils ignorent à peu près
tout, contribuant ainsi à augmenter encore la confusion dans l’esprit
de ce malheureux public.
Ce qu’il y a de plus fâcheux dans tout cela, à part les idées
fausses ou « simplistes » qui sont répandues par là sur les doctrines
traditionnelles, c’est que bien des gens ne savent même pas faire la
distinction entre l’œuvre des vulgarisateurs de toute espèce et un ex-
posé fait au contraire en dehors de tout souci de plaire au public ou
de se mettre à sa portée ; ils mettent tout sur le même plan, et ils vont
jusqu’à attribuer les mêmes intentions à tout, y compris ce qui en est
225
le plus éloigné en réalité. Ici, nous avons affaire à la sottise pure et
simple, mais parfois aussi à la mauvaise foi, ou plus probablement à
un mélange de l’un et de l’autre ; en effet, pour prendre un exemple
qui nous concerne directement, après que nous avons expliqué
nettement, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, combien et
pour quelles raisons nous sommes résolument opposés à toute prop-
agande, aussi bien qu’à toute vulgarisation, puisque nous avons
protesté à maintes reprises contre les assertions de certains qui, mal-
gré cela, n’en prétendaient pas moins nous attribuer des intentions
propagandistes, quand nous voyons ces mêmes gens ou d’autres qui
leur ressemblent répéter indéfiniment la même calomnie, comment
serait-il possible d’admettre qu’ils soient réellement de bonne foi ?
Si du moins, à défaut même de toute compréhension, ils avaient tant
soit peu d’esprit logique, nous leur demanderions de nous dire quel
intérêt nous pourrions bien avoir à chercher à convaincre qui que ce
soit de la vérité de telle ou de telle idée, et nous sommes bien sûr
qu’ils ne pourraient jamais trouver à cette question la moindre ré-
ponse à peu près plausible. En effet, parmi les propagandistes et les
vulgarisateurs, les uns sont tels par l’effet d’une sentimentalité dé-
placée, et les autres parce qu’ils y trouvent un profit matériel ; or il
est trop évident, par la façon même dont nous exposons les doc-
trines, que ni l’un ni l’autre de ces deux motifs n’y entre pour une
part si minime qu’elle soit, et que d’ailleurs, à supposer que nous
ayons jamais pu nous proposer de faire une propagande quelconque,
nous aurions alors adopté nécessairement une attitude tout opposée à
celle de rigoureuse intransigeance doctrinale qui a été constamment
la nôtre. Nous ne voulons pas y insister davantage, mais, en consta-
tant de divers côtés, depuis quelque temps, une étrange recrudes-
cence des attaques les plus injustes et les plus injustifiées, il nous a
paru nécessaire, au risque de nous attirer le reproche de nous répéter
trop souvent, de remettre encore une fois de plus les choses au point.

226
Le sacré et le profane
(Études Traditionnelles, janv.-févr. 1950)

Nous avons souvent expliqué déjà que, dans une civilisation in-
tégralement traditionnelle, toute activité humaine, quelle qu’elle soit,
possède un caractère qu’on peut dire sacré, parce que, par définition
même, la tradition n’y laisse rien en dehors d’elle ; ses applications
s’étendent alors à toutes choses sans exception, de sorte qu’il n’en
est aucune qui puisse être considérée comme indifférente ou insig-
nifiante à cet égard, et que, quoi que fasse l’homme, sa participation
à la tradition est assurée d’une façon constante par ses actes mêmes.
Dès que certaines choses échappent au point de vue traditionnel ou,
ce qui revient au même, sont regardées comme profanes, c’est là le
signe manifeste qu’il s’est déjà produit une dégénérescence en-
traînant un affaiblissement et comme un amoindrissement de la tra-
dition ; et une telle dégénérescence est naturellement liée, dans
l’histoire de l’humanité, à la marche descendante du déroulement
cyclique. Il peut évidemment y avoir là bien des degrés différents,
mais, d’une façon générale, on peut dire qu’actuellement, même
dans les civilisations qui ont encore gardé le caractère le plus nette-
ment traditionnel, une certaine part plus ou moins grande est
toujours faite au profane, comme une sorte de concession forcée à la
mentalité déterminée par les conditions mêmes de l’époque. Cela ne
veut pourtant pas dire qu’une tradition puisse jamais reconnaître le
point de vue profane comme légitime, car cela reviendrait en somme
à se nier elle-même au moins partiellement, et suivant la mesure de
l’extension qu’elle lui accorderait ; à travers toutes ses adaptations
successives, elle ne peut que maintenir toujours en droit, sinon en
fait, que son propre point de vue vaut réellement pour toutes choses
et que son domaine d’application les comprend toutes également.
Il n’y a d’ailleurs que la seule civilisation occidentale moderne
qui, parce que son esprit est essentiellement antitraditionnel, pré-
tende affirmer la légitimité du profane comme tel et considère même
comme un « progrès » d’y inclure une part de plus en plus grande de
l’activité humaine, si bien qu’à la limite, pour l’esprit intégralement
moderne, il n’y a plus que du profane, et que tous ses efforts tendent
en définitive à la négation ou à l’exclusion du sacré. Les rapports
sont ici inversés : une civilisation traditionnelle, même amoindrie, ne
peut que tolérer l’existence du point de vue profane comme un mal
227
inévitable, tout en s’efforçant d’en limiter les conséquences le plus
possible ; dans la civilisation moderne, au contraire, c’est le sacré
qui n’est plus que toléré, parce qu’il n’est pas possible de le faire
disparaître entièrement d’un seul coup, et auquel, en attendant la ré-
alisation complète de cet « idéal », on fait une part de plus en plus
réduite, en ayant le plus grand soin de l’isoler de tout le reste par une
barrière infranchissable.
Le passage de l’une à l’autre de ces deux attitudes opposées im-
plique la persuasion qu’il existe, non plus seulement un point de vue
profane, mais un domaine profane, c’est-à-dire qu’il y a des choses
qui sont profanes en elles-mêmes et par leur propre nature, au lieu de
n’être telles, comme il en est réellement, que par l’effet d’une cer-
taine mentalité. Cette affirmation d’un domaine profane, qui trans-
forme indûment un simple état de fait en un état de droit, est donc, si
l’on peut dire, un des postulats fondamentaux de l’esprit antitradi-
tionnel, puisque ce n’est qu’en inculquant tout d’abord cette fausse
conception à la généralité des hommes qu’il peut espérer en arriver
graduellement à ses fins, c’est-à-dire à la disparition du sacré, ou, en
d’autres termes, à l’élimination de la tradition jusque dans ses der-
niers vestiges. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre
compte à quel point l’esprit moderne a réussi dans cette tâche qu’il
s’est assignée, car même les hommes qui s’estiment « religieux »,
ceux donc chez qui il subsiste encore plus ou moins consciemment
quelque chose de l’esprit traditionnel, n’en considèrent pas moins la
religion comme une chose occupant parmi les autres une place tout à
fait à part, et d’ailleurs à vrai dire bien restreinte, de telle sorte
qu’elle n’exerce aucune influence effective sur tout le reste de leur
existence, où ils pensent et agissent exactement de la même façon
que les plus complètement irréligieux de leurs contemporains. Le
plus grave est que ces hommes ne se comportent pas simplement
ainsi parce qu’ils s’y trouvent obligés par la contrainte du milieu
dans lequel ils vivent, parce qu’il y a là une situation de fait qu’ils ne
peuvent que déplorer et à laquelle ils sont incapables de se
soustraire, ce qui serait encore admissible, car on ne peut assurément
exiger de chacun qu’il ait le courage nécessaire pour réagir ouverte-
ment contre les tendances dominantes de son époque, ce qui n’est
certes pas sans danger sous plus d’un rapport. Bien loin de là, ils
sont affectés par l’esprit moderne à un tel point que, tout comme les
autres, ils regardent la distinction et même la séparation du sacré et
du profane comme parfaitement légitime, et que, dans l’état de chos-
228
es qui est celui de toutes les civilisations traditionnelles et normales,
ils ne voient plus qu’une confusion entre deux domaines différents,
confusion qui, suivant eux, a été « dépassée » et avantageusement
dissipée par le « progrès » !
Il y a plus encore : une telle attitude, déjà difficilement
concevable de la part d’hommes, quels qu’ils soient, qui se disent et
se croient sincèrement religieux, n’est même plus seulement le fait
des « laïques », chez lesquels on pourrait peut-être, à la rigueur, la
mettre sur le compte d’une ignorance la rendant encore excusable
jusqu’à un certain point. Il paraît que cette même attitude est
maintenant aussi celle d’ecclésiastiques de plus en plus nombreux,
qui semblent ne pas comprendre tout ce qu’elle a de contraire à la
tradition, et nous disons bien à la tradition d’une façon tout à fait gé-
nérale, donc à celle dont ils sont les représentants aussi bien qu’à
toute autre forme traditionnelle ; et on nous a signalé que certains
d’entre eux vont jusqu’à faire aux civilisations orientales un re-
proche de ce que la vie sociale y est encore pénétrée de spirituel,
voyant même là une des principales causes de leur prétendue infé-
riorité par rapport à la civilisation occidentale ! Il y a d’ailleurs lieu
de remarquer une étrange contradiction : les ecclésiastiques les plus
atteints par les tendances modernes se montrent généralement
beaucoup plus préoccupés d’action sociale que de doctrine ; mais,
puisqu’ils acceptent et approuvent même la « laïcisation » de la so-
ciété, pourquoi interviennent-ils dans ce domaine ? Ce ne peut être
pour essayer, comme il serait légitime et souhaitable, d’y réintro-
duire quelque peu d’esprit traditionnel, dès lors qu’ils pensent que
celui-ci doit rester complètement étranger aux activités de cet ordre ;
cette intervention est donc tout à fait incompréhensible, à moins
d’admettre qu’il y a dans leur mentalité quelque chose de profondé-
ment illogique, ce qui est d’ailleurs incontestablement le cas de
beaucoup de nos contemporains. Quoi qu’il en soit, il y a là un
symptôme des plus inquiétants : quand des représentants authen-
tiques d’une tradition en sont arrivés à ce point que leur façon de
penser ne diffère plus sensiblement de celle de ses adversaires, on
peut se demander quel degré de vitalité a encore cette tradition dans
son état actuel ; et, puisque la tradition dont il s’agit est celle du
monde occidental, quelles chances de redressement peut-il bien,
dans ces conditions, y avoir encore pour celui-ci, du moins tant
qu’on s’en tient au domaine exotérique et qu’on n’envisage aucun
autre ordre de possibilités ?
229
Cérémonialisme et esthétisme
(Études Traditionnelles, oct.-nov. 1950)

Nous avons déjà dénoncé l’étrange confusion qui est commise


fréquemment, à notre époque, entre les rites et les cérémonies1, et
qui témoigne d’une méconnaissance complète de la véritable nature
et des caractères essentiels des rites, nous pourrions même dire de la
tradition en général. En effet, tandis que les rites, comme tout ce qui
est d’ordre réellement traditionnel, comportent nécessairement un
élément « non-humain », les cérémonies, au contraire, sont quelque
chose de purement humain et ne peuvent prétendre à rien de plus
qu’à des effets strictement limités à ce domaine, et même, pourrait-
on dire, à ses aspects les plus extérieurs, car ces effets, en réalité,
sont exclusivement « psychologiques » et surtout émotifs. Aussi
pourrait-on voir dans la confusion dont il s’agit un cas particulier ou
une conséquence de l’« humanisme », c’est-à-dire de la tendance
moderne à tout réduire au niveau humain, tendance qui se manifeste
aussi d’autre part par la prétention d’expliquer « psychologique-
ment » les effets des rites eux-mêmes, ce qui supprime d’ailleurs ef-
fectivement la différence essentielle existant entre eux et les céré-
monies.
Il ne s’agit pas de contester l’utilité relative des cérémonies, en
tant que, s’ajoutant accidentellement aux rites, elles rendent ceux-ci,
dans une période d’obscuration spirituelle, plus accessibles à la gé-
néralité des hommes, qu’elles préparent ainsi en quelque sorte à en
recevoir les effets, parce qu’ils ne peuvent plus être atteints immédi-
atement que par des moyens tout extérieurs comme ceux-là. Encore
faut-il, pour que ce rôle d’« adjuvants » soit légitime et même pour
qu’il puisse être réellement efficace, que le développement des
cérémonies soit maintenu dans certaines limites, au-delà desquelles
il risque plutôt d’avoir des conséquences tout opposées. C’est ce
qu’on ne voit que trop dans l’état actuel des formes religieuses occi-
dentales où les rites finissent par être véritablement étouffés par les
cérémonies ; en pareil cas, non seulement l’accidentel est trop sou-
vent pris pour l’essentiel, ce qui donne naissance à un formalisme
excessif et vide de sens, mais l’« épaisseur » même du revêtement
cérémoniel, s’il est permis de s’exprimer ainsi, oppose à l’action des

1
Voir Aperçus sur l’Initiation, ch. XIX.
230
influences spirituelles un obstacle qui est loin d’être négligeable ; il
y a là un véritable phénomène de « solidification », au sens où nous
avons pris ce mot ailleurs2, qui s’accorde bien avec le caractère gé-
néral de l’époque moderne.
Cet abus auquel on peut donner le nom de « cérémonialisme »
est, à vrai dire, une chose proprement occidentale, et cela est facile à
comprendre ; en effet, les cérémonies donnent toujours l’impression
de quelque chose d’exceptionnel, et elles en communiquent
l’apparence aux rites mêmes auxquels elles viennent se surajouter ;
or, moins une civilisation est traditionnelle dans son ensemble, plus
s’y accentue la séparation entre la tradition, dans la mesure
amoindrie où elle y subsiste encore, et tout le reste, qui est alors con-
sidéré comme purement profane et constitue ce qu’on est convenu
d’appeler la « vie ordinaire », et sur lequel les éléments traditionnels
n’exercent plus aucune influence effective. Il est bien évident que
cette séparation n’a jamais été poussée aussi loin qu’elle l’est chez
les Occidentaux modernes ; et, en cela, nous voulons naturellement
parler de ceux qui ont encore gardé quelque chose de leur tradition,
mais qui, en dehors de la part restreinte qu’ils font dans leur vie à la
« pratique » religieuse, ne se distinguent des autres en aucune façon.
Dans ces conditions, tout ce qui relève de la tradition revêt for-
cément, par rapport au reste, un caractère d’exception, que souligne
précisément le déploiement de cérémonies qui l’entoure ; ainsi,
même si l’on admet qu’il y a là quelque chose qui s’explique en par-
tie par le tempérament occidental, et qui correspond à un genre
d’émotivité le rendant plus particulièrement sensible aux céré-
monies, il n’en est pas moins vrai qu’il y a encore à cela des raisons
d’un ordre plus profond, en liaison étroite avec l’extrême af-
faiblissement de l’esprit traditionnel. Il est à remarquer aussi, dans le
même ordre d’idées, que les Occidentaux, quand ils parlent de chos-
es spirituelles ou qu’ils considèrent comme telles à tort ou à raison 3,
se croient toujours obligés de prendre un ton solennel et ennuyeux,
comme pour mieux marquer que ces choses n’ont rien de commun
avec celles qui font le sujet habituel de leurs entretiens ; quoi qu’ils
puissent en penser, cette affectation « cérémonieuse » n’a as-

2
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.
3
Nous faisons cette restriction à cause des multiples contrefaçons de la spiritualité
qui ont cours parmi nos contemporains ; mais il suffit qu’ils soient persuadés qu’il
agit de spiritualité ou qu’ils veuillent en persuader les autres pour que la même re-
marque s’applique dans tous les cas.
231
surément aucun rapport avec le sérieux et la dignité qu’il convient
d’observer dans tout ce qui est d’ordre traditionnel, et qui n’excluent
nullement le plus parfait naturel et la plus grande simplicité
d’attitude, comme on peut le voir encore aujourd’hui en Orient4.
Il est un autre côté de la question, dont nous n’avons rien dit pré-
cédemment, et sur lequel il nous paraît nécessaire d’insister aussi
quelque peu : nous voulons parler de la connexion qui existe, chez
les Occidentaux, entre le « cérémonialisme » et ce qu’on peut appel-
er l’« esthétisme ». Par ce dernier mot, nous entendons naturellement
la mentalité spéciale qui procède du point de vue « esthétique » ; ce-
lui-ci s’applique tout d’abord et plus proprement à l’art, mais il
s’étend peu à peu à d’autres domaines et finit par affecter d’une
« teinte » particulière la façon qu’ont les hommes d’envisager toutes
choses. On sait que la conception « esthétique » est, comme son nom
l’indique d’ailleurs, celle qui prétend tout réduire à une simple ques-
tion de « sensibilité » ; c’est la conception moderne et profane de
l’art, qui, comme A. K. Coomaraswamy l’a montré dans de nom-
breux écrits, s’oppose à sa conception normale et traditionnelle ; elle
élimine de ce à quoi elle s’applique toute intellectualité, on pourrait
même dire toute intelligibilité, et le beau, bien loin d’être la «
splendeur du vrai » comme on le définissait jadis, s’y réduit à n’être
plus que ce qui produit un certain sentiment de plaisir, donc quelque
chose de purement « psychologique » et « subjectif ». Il est dès lors
facile de comprendre comment le goût des cérémonies se rattache à
cette façon de voir, puisque, précisément, les cérémonies n’ont que
des effets de cet ordre « esthétique » et ne sauraient en avoir
d’autres ; elles sont, tout comme l’art moderne, quelque chose qu’il
n’y a pas lieu de chercher à comprendre et où il n’y a aucun sens
plus ou moins profond à pénétrer, mais par quoi il suffit de se laisser
« impressionner » d’une façon toute sentimentale. Tout cela n’atteint

4
Cela est particulièrement manifeste dans le cas de l’Islam, qui comporte naturel-
lement beaucoup de rites, mais où l’on ne pourrait pas trouver une seule cérémonie.
D’autre part, en Occident même, on peut constater, par ce qui a été conservé des ser-
mons du moyen âge, que les prédicateurs, à cette époque vraiment religieuse, ne dé-
daignaient aucunement d’employer un ton familier et parfois même humoristique. –
Un fait assez significatif est la déviation que l’usage courant a fait subir au sens du
mot « pontife » et de ses dérivés, qui, pour l’Occidental ordinaire qui en ignore la val-
eur symbolique et traditionnelle, en sont arrivés à ne plus représenter d’autre idée que
celle du « cérémonialisme » le plus excessif, comme si la fonction essentielle du pon-
tificat était, non pas l’accomplissement de certains rites, mais celui de cérémonies par-
ticulièrement pompeuses.
232
donc, dans l’être psychique, que la partie la plus superficielle et la
plus illusoire de toutes, celle qui varie non seulement d’un individu à
un autre, mais aussi chez le même individu suivant ses dispositions
du moment ; ce domaine sentimental est bien, sous tous les rapports,
le type le plus complet et le plus extrême de ce qu’on pourrait appel-
er la « subjectivité » à l’état pur5.
Ce que nous disons du goût des cérémonies proprement dites
s’applique aussi, bien entendu, à l’importance excessive et en quel-
que sorte disproportionnée que certains attribuent à tout ce qui est
« décor » extérieur, allant parfois, et cela même dans des choses
d’ordre authentiquement traditionnel, jusqu’à vouloir faire de cet ac-
cessoire contingent un élément tout à fait indispensable et essentiel,
tout comme d’autres s’imaginent que les rites perdraient toute valeur
s’ils n’étaient accompagnés de cérémonies plus ou moins « impo-
santes ». Il est peut-être encore plus évident ici que c’est bien
d’« esthétisme » qu’il s’agit au fond, et, même quand ceux qui
s’attachent ainsi au « décor » assurent le faire à cause de la significa-
tion qu’ils y reconnaissent, nous ne sommes pas certain qu’ils ne
s’illusionnent pas bien souvent en cela, et qu’ils ne soient pas attirés
surtout par quelque chose de beaucoup plus extérieur et « subjectif »,
par une impression « artistique » au sens moderne de ce mot ; le
moins qu’on puisse dire, c’est que la confusion de l’accidentel avec
l’essentiel, qui subsiste de toute façon, est toujours le signe d’une
compréhension fort imparfaite.
Ainsi, par exemple, parmi ceux qui admirent l’art du moyen âge,
même lorsqu’ils se persuadent sincèrement que leur admiration n’est
pas simplement « esthétique » comme l’était celle des « roman-
tiques », et que le motif principal en est la spiritualité qui s’exprime
dans cet art, nous doutons qu’il y en ait beaucoup qui le compren-
nent véritablement et qui soient capables de faire l’effort nécessaire
pour le voir autrement qu’avec des yeux modernes, nous voulons
dire pour se placer réellement dans l’état d’esprit de ceux qui ont ré-
alisé cet art et de ceux à qui il était destiné. Chez ceux qui se plaisent
à s’entourer d’un « décor » de cette époque, on retrouve presque
toujours, à un degré plus ou moins accentué, sinon la mentalité à

5
Nous n’avons pas à parler ici de certaines formes de l’art moderne, qui peuvent
produire des effets de déséquilibre et même de « désagrégation » dont les répercus-
sions sont susceptibles de s’étendre beaucoup plus loin ; il ne s’agit plus alors
seulement de l’insignifiance, au sens propre du mot, qui s’attache à tout ce qui est
purement profane, mais bien d’une véritable œuvre de « subversion ».
233
proprement parler, du moins l’« optique » des architectes qui font du
« néo-gothique », ou des peintres modernes qui essaient d’imiter les
œuvres des « primitifs ». Il y a toujours dans ces reconstitutions
quelque chose d’artificiel et de « cérémonieux », quelque chose qui
« sonne faux », pourrait-on dire, et qui rappelle l’« exposition » ou le
« musée » beaucoup plus qu’il n’évoque l’usage réel et normal des
œuvres d’art dans une civilisation traditionnelle ; pour tout dire en
un mot, on a nettement l’impression que l’« esprit » en est absent6.
Ce que nous venons de dire au sujet du moyen âge, afin de don-
ner un exemple pris à l’intérieur du monde occidental lui-même, on
pourrait le dire aussi, et à plus forte raison, dans les cas où il s’agit
d’un « décor » oriental ; il est bien rare, en effet, que celui-ci, même
s’il est composé d’éléments authentiques, ne représente pas surtout,
en tant qu’« ensemble », l’idée que les Occidentaux se font de
l’Orient, et qui n’a que de bien lointains rapports avec ce qu’est
réellement l’Orient lui-même7. Ceci nous amène à préciser encore un
autre point important : c’est que, parmi les multiples manifestations
de l’« esthétisme » moderne, il convient de faire une place à part au
goût de l’« exotisme », qu’on constate si fréquemment chez nos con-
temporains, et qui, quels que soient les divers facteurs qui ont pu
contribuer à le répandre et qu’il serait trop long d’examiner ici en
détail, se ramène encore en définitive à une question de « sensibil-
ité » plus ou moins « artistique », étrangère à toute compréhension
vraie, et même malheureusement, chez ceux qui ne font que
« suivre » et imiter les autres, à une simple affaire de « mode »,
comme il en est d’ailleurs aussi dans le cas de l’admiration affectée
pour telle ou telle forme d’art, et qui varie d’un moment à l’autre au
gré des circonstances. Le cas de l’« exotisme » nous touche en quel-
que sorte plus directement que tout autre, parce qu’il est fort à crain-
6
Nous signalerons incidemment, dans le même ordre d’idées, le cas des fêtes dites
« folkloriques », qui sont si fort à la mode aujourd’hui : ces essais de reconstitution
d’anciennes fêtes « populaires », même quand ils s’appuient sur la documentation la
plus exacte et l’érudition la plus scrupuleuse, ont inévitablement une allure dérisoire
de « mascarade » et de contrefaçon grossière, pouvant faire croire à une intention
« parodique » qui pourtant n’existe certainement pas chez leurs organisateurs.
7
Pour prendre un exemple extrême et par là même plus « tangible », les œuvres
de la plupart des peintres dits « orientalistes » ne montrent que trop bien ce que peut
donner l’« optique » occidentale appliquée aux choses de l’Orient ; il n’est pas dou-
teux qu’ils ont bien pris pour modèles des personnages, des objets et des paysages
orientaux, mais, parce qu’ils ne les ont vus que d’une façon tout extérieure, la manière
dont il les ont « rendus » vaut à peu près autant que les réalisations des « folkloristes »
dont nous parlions tout à l’heure.
234
dre que l’intérêt même que certains manifestent pour les doctrines
orientales ne soit dû trop souvent à cette tendance ; quand il en est
ainsi, il est évident qu’il ne s’agit que d’une « attitude » purement
extérieure et qu’il n’y a pas lieu de prendre au sérieux. Ce qui com-
plique les choses, c’est que cette même tendance peut aussi se mêler
parfois, dans une proportion plus ou moins grande, à un intérêt
beaucoup plus réel et plus sincère ; ce cas n’est certes pas désespéré
comme l’autre, mais ce dont il faut bien se rendre compte alors, c’est
qu’on ne pourra jamais parvenir à la véritable compréhension d’une
doctrine quelconque que quand l’impression d’« exotisme » qu’elle a
pu donner au début aura entièrement disparu. Cela peut demander un
effort préliminaire assez considérable et même pénible pour certains,
mais qui est strictement indispensable s’ils veulent obtenir quelque
résultat valable des études qu’ils ont entreprises ; si la chose est im-
possible, ce qui arrive naturellement quelquefois, c’est qu’on a af-
faire à des Occidentaux qui, du fait de leur constitution psychique
spéciale, ne pourront jamais cesser de l’être, et qui, par conséquent,
feraient beaucoup mieux de le demeurer entièrement et franchement,
et de renoncer à s’occuper de choses dont ils ne peuvent tirer aucun
profit réel, car, quoi qu’ils fassent, elles se situeront toujours pour
eux dans un « autre monde » sans rapport avec celui auquel ils ap-
partiennent en fait et dont ils sont incapables de sortir. Nous ajouter-
ons que ces remarques prennent une importance toute particulière
dans les cas des Occidentaux d’origine qui, pour une raison ou pour
une autre, et surtout pour des raisons d’ordre ésotérique et initia-
tique, les seules en somme que nous puissions considérer comme
véritablement dignes d’intérêt, ont pris le parti d’adhérer à une tradi-
tion orientale ; en effet, il y a là une véritable question de « qualifica-
tion » qui se pose pour eux, et qui devrait, en toute rigueur, faire
l’objet d’une sorte d’« épreuve » préalable avant d’en venir à une
adhésion réelle et effective. En tout cas, et même dans les conditions
les plus favorables, il faut que ceux-là soient bien persuadés que, tant
qu’ils trouveront le moindre caractère « exotique » à la forme tradi-
tionnelle qu’ils auront adoptée, ce sera la preuve la plus incontesta-
ble qu’ils ne se sont pas vraiment assimilé cette forme et que, quelles
que puissent être les apparences, elle demeure encore pour eux quel-
que chose d’extérieur à leur être réel et qui ne le modifie que super-
ficiellement ; c’est là en quelque sorte un des premiers obstacles
qu’ils rencontrent sur leur voie, et l’expérience oblige à reconnaître

235
que, pour beaucoup, ce n’est peut-être pas le moins difficile à sur-
monter.

236
237

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