Vous êtes sur la page 1sur 7

Philosophie de la mondialisation

Nous en savons beaucoup sur la mondialisation : elle est inéluctable, qu’on le


veuille ou non ; elle entraîne des bienfaits mais aussi des souffrances ; tout en
supprimant des inégalités elle en crée ou en aggrave d’autres ; elle érode la
souveraineté d’un Etat sur son territoire et le pouvoir de décision d’un peuple
(ou d’un Parlement).

Plus encore, à l’échelle planétaire, elle redistribue les cartes entre puissances,
ce qui accroît la tension entre pays hégémoniques et pays révisionnistes de
l’ordre établi.

Quand on commence à y réfléchir comme un tout, la mondialisation pose des


problèmes éthiques. Elle nourrit les idéologies politiques et les politiques
économiques. Il est donc opportun de s’interroger sur ses bons et ses mauvais
aspects en termes de philosophie morale.

Est-ce possible ? Les obstacles à une réflexion normative sont nombreux. Les
connaître afin de mieux les surmonter est néanmoins utile à celles et ceux qui
se lancent dans son étude.

Des pièges normatifs

Premier obstacle, comment distinguer ce qui est bon pour soi de ce qui est bon
pour l’humanité ?

Il est facile aujourd’hui de condamner la colonisation passée d’une partie du


monde par une autre. Il est difficile à l’inverse d’oublier que les dilemmes des
populations des pays déjà industrialisés depuis longtemps sont dus aux
avancées récentes de sociétés qui se développent rapidement sous nos yeux.

En contrepartie d’ouvriers licenciés dans un pays riche suite à la délocalisation


de leur usine dans un pays moins développé, ou de travailleurs émigrés
embauchés dans ce même pays parce qu’ils y sont moins protégés socialement
que ses citoyens, une famille passe le seuil de pauvreté ailleurs.

Chaque fois qu’un Allemand, un Américain ou un Suédois est confronté à la


concurrence et à la différence, des migrants arrivés dans son pays se portent

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
mieux car ils échappent à la lutte pour la survie en Inde, en Chine, ou en
Afrique.

Pourquoi ce rééquilibrage historique, qui profite à plus d’êtres humains que ce


ne fut le cas lors des phases antérieures de mondialisation, porterait-il atteinte
à une juste distribution des ressources mondiales au lieu de la faciliter ?

Sans se prononcer de façon définitive sur ce dilemme, on peut


raisonnablement faire l’hypothèse que la planète bénéficie de la
mondialisation, même si certains doivent désormais partager leur bien-être
avec d’autres.

Spontanément, la plupart des personnes interrogées dans des enquêtes


nationales et comparatives déplorent la perte de contrôle sur les décisions
publiques, qu’elles ressentent apparemment de façon croissante. Les
référendums français et néerlandais de 2005, et britanniques de 2015 sur
l’Union européenne le montrent bien.

Mais aucune norme n’édicte que la souveraineté exercée par des collectivités
territoriales ou des Etats est en soi préférable au fait d’en déléguer une partie à
des réseaux d’organisations internationales, intergouvernementales et non
gouvernementales.

Celles-ci sont d’ailleurs éclairées par des experts confirmés ou des savants de
renom ; elles sont surveillées par des médias en quête de transparence ; elles
sont auditées par des gouvernements les poussant à la performance.

Leurs dirigeants sont tenus de viser le Bien commun non pas à l’échelle d’un
canton ou d’une circonscription, mais à celle du globe, et bientôt au-delà de
son espace extra-atmosphérique.

Pourquoi cette manière de faire de la politique serait-elle a priori moins bonne


que les usages démocratiques les plus ancrés, comme ceux de la Grande-
Bretagne et des pays dont les lois fondamentales et les modes d’organisation
des pouvoirs s’en sont inspirés (du Canada à la Nouvelle-Zélande en passant
par l’Inde) ?

Il y a longtemps que les ambitions des ONG de « démocratiser » le monde


seules et contre tous ont montré leurs limites : des militants non élus ne sont
pas plus légitimes que des dirigeants nommés (comme ceux des OIG). C’est

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
particulièrement vrai quand aucune assemblée ne contrôle sérieusement leurs
activités, et tant qu’il n’y aura pas un parlement mondial.

Démocratiser la communauté internationale est a priori nécessaire, mais nous


en sommes encore loin et surtout, nous ne savons pas encore très bien
comment y parvenir.

Venons-en au troisième obstacle : les sociétés du Vieux Monde sont plus âgées
que celle des nouveaux mondes. Or, plus l’on est jeune, plus l’on est
dynamique et entreprenant ; plus l’on accepte le risque ; plus l’on est ouvert au
changement.

Les économistes montrent que le rajeunissement de la population active a des


effets bénéfiques pour tous. Les pays dont la composition démographique est
favorable aux tranches d’âge élevées, comme le Japon, l’Allemagne, l’Italie ou
la Suisse, connaissent une stagnation de leur économie. Ils doivent trouver des
capacités de travail nouvelles (les immigrés, les robots, les femmes, quand elles
ne sont pas déjà sur le marché à même hauteur que les hommes).

D’un point de vue moral, on doit donc se demander ce qui justifierait que les
peuples composés de davantage de vieux que de jeunes accaparent la majeure
partie des richesses produites, ou, tout au moins, ne les partagent pas
équitablement.

Mais on pourrait dire, à l’inverse, que les gens qui ont fait l’effort de produire
de la valeur ont le droit de jouir paisiblement des retombées de leur travail et
de leur créativité passés, donc de décider seuls des aides compassionnelles
qu’ils sont prêts à accorder, et à qui ils choisissent de les réserver.

Là encore, il est difficile de trancher entre ces positions.

Il y a un quatrième obstacle : le brassage des identités rend certainement


moins simple qu’autrefois de s’accorder sur des objectifs communs. Moins l’on
se ressemble, moins l’on est réputé partager les mêmes valeurs, moins
consensuelle et rapide sera la décision publique.

Cela fait sens, spontanément, et un peu partout dans le monde d’écarter les
étrangers des débats collectifs, de leur refuser l’entrée ou l’installation durable
sur son sol, et surtout de les empêcher d’y transplanter un mode de vie et des

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
croyances jugés peu compatibles avec ceux des populations déjà socialisées à la
culture locale ou nationale.

Au nom de quoi la volonté de rester entre soi serait-elle moralement


supérieure au désir de s’ouvrir à autrui ? Il semble plus efficace de faire
participer à la décision des gens plus ressemblants que différents, quoique se
fermer aux migrants coûterait des points de PNB (selon les prévisions faites par
les économistes).

Pourrait-on s’en tenir à des considérations de performance décisionnelle et


non pas à des raisons morales pour justifier le repli sur soi – les décisions
collectives seraient prises plus vite, elles gêneraient moins de monde ?

Non, car ce n’est pas vraiment ainsi que le problème est ressenti par nombre
d’habitants de pays confrontés à l’afflux de produits et de gens venus de
sociétés organisées selon des principes différents des leurs.

D’un côté, l’humanisme pousse à se montrer fraternel : il favorise l’ouverture.


Avoir de la considération pour la dignité humaine invite à respecter les autres
pour ce qu’ils sont, donc à les « reconnaître » comme des égaux ayant les
mêmes droits que soi. La philosophie de la reconnaissance et du
multiculturalisme a d’ailleurs beaucoup progressé dans les vingt dernières
années.

D’un autre côté, les droits sont toujours équilibrés par des devoirs : il n’est pas
injuste de réserver sa solidarité à celles et ceux qui font vivre leur pays par
leurs impôts et par leur capacité à se sacrifier face à un ennemi, celles et ceux
qui font preuve de vertus civiques.

Aux yeux des habitants des pays d’accueil, les considérations éthiques sont
donc trop complexes pour qu’il soit facile de décider jusqu’à quel point les
migrants sont les bienvenus.

Elles sont plus simples pour les migrants qui veulent préserver leurs enfants de
la barbarie, de la pauvreté, de l’absence d’avenir – même si les envoyer ailleurs
affaiblit leur propre pays.
Cinquième obstacle, le dernier mais non le moindre : la mondialisation en cours
est plus capitaliste encore que les précédentes ‘elles aussi basées sur la
propriété et l’argent), comme au temps de la conquête de l’Amérique et à celui
de la colonisation.

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
Dans la phase actuelle, en effet, des montages financiers complexes et
artificiels produisent des effets indésirables ; des ressources épuisables sont
exploitées sans limites ; des paysages sont durablement transformés ou
détruits ; tout devient à la fois marchand et monétisé, même la monnaie, ce qui
est paradoxal, jusqu’aux préférences individuelles les plus intimes.

On peut avoir le sentiment légitime que l’accélération soudaine et l’extension


géographique stupéfiante des échanges économiques, commerciaux, et
financiers, sont les causes d’une croissance incontrôlée, que nous ne pourrions
même plus stopper si nous le voulions.

Mais là encore, au nom de quoi une plus grande humilité dans l’exploitation de
notre environnement et une simplification de nos modes de vie permettant de
les égaliser sur l’ensemble de la planète seraient-elles préférables à une
croissance tirée par des pays leaders, dont les précédents laissent penser
qu’elle finit toujours par s’autoréguler ?

On peut considérer comme immoral que 1% de la population mondiale


accapare plus de la moitié des richesses de la planète, et surtout que ce
rapport évolue vers encore plus d’inégalité. `

Mais qui voudrait diminuer son niveau de vie confortable pour réduire cet écart
scandaleux ? Qui voudrait voir son accès aux soins ou aux télécommunications
limité ?

On le voit, tout ce qui peut nous choquer moralement à propos de la


mondialisation et qui devrait nous inciter à réfléchir à ce qu’elle ne devrait pas
devenir dans le futur est à la fois complexe et discutable.

Comment nous sortir de cette difficulté dans ce cours ?

Comment se positionner ?

Face à ces dilemmes moraux, comment concevoir un cours sur la


mondialisation ? Ni en prenant position, ni en recommandant des solutions.

L’auteur de ce cours a, comme chacun et chacune, ses préférences


personnelles sur ce qu’il attend de l’avenir du monde.

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
Mais ses auditeurs n’ont pas besoin de le savoir. Il revient à chacun de se faire
une opinion par soi-même ou, mieux, d’infléchir ses convictions initiales après
les avoir confrontées à celles des autres.

Une chose est sûre : ignorer les arguments d’autrui et les faits qui contredisent
ses propres croyances serait éthiquement moins louable que d’essayer de les
comprendre en se mettant à la place d’autrui. Ou bien, en s’appuyant sur ce
que la science nous apporte à cet égard.

Pire encore, imputer à autrui de mauvaises intentions quand il s’en tient à une
position sur la mondialisation que l’on ne partage pas soi-même – par exemple,
abriter son intérêt personnel en tant que gagnant du processus derrière un
prétendu intérêt général – ne conduirait nulle part.

En effet, nous ne serions jamais certains de la justesse de nos supputations sur


ce que chaque personne pense réellement.

Chacun de nous doit découvrir de son côté où la mondialisation risque de nous


entraîner avant de décider s’il ou si elle veut l’accompagner dans cette
direction, la freiner, ou s’y opposer franchement.

Il faut nous demander ensuite comment y parvenir : par un soutien explicite au


lieu d’être juste silencieux face aux minorités actives ? Par la protestation, la
résistance, voire la révolution pour libérer les peuples malgré eux du joug de la
mondialisation ?

Même une fois que nous serons au clair là-dessus, nous n’en aurons pas fini
avec les dilemmes éthiques.

Quel monde demain ?

Il faudra encore nous prononcer sur le monde de demain : souhaitons-nous


vivre dans un monde d’égaux en droit (comme dans les déclarations des droits
humains) mais peuplé de gens différents sous tous les autres aspects
(économiques, culturels, religieux, idéologiques) ?

Voudrions-nous plutôt que les peuples de la planète des normes forgées par
certains mais acceptables par tous, quitte à vivre encore longtemps dans
l’inégalité ?

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018
Ou encore : désirons-nous rester au sein d’Etats parfois étriqués et souvent
égoïstes, ou au contraire vivre dans un monde où des organisations
universelles et compassionnelles se substituent aux administrations nationales
pour délivrer des biens communs et éviter des maux mondiaux ?

Sur tous ces points, aucune réponse n’est simple ni aisément justifiable.
Chacune obéit à sa propre rationalité, conformément à une éthique qu’il serait
hardi de juger universelle.

En guise de conclusion provisoire

Se positionner par rapport à la mondialisation est un des défis les plus grands
que les citoyens et citoyennes d’un pays mais aussi de la planète ont à
résoudre.

La complexité des faits et des projections dans le futur dans ce domaine est
sans comparaison avec les problèmes que les sciences sociales ont
habituellement à résoudre.

Ce cours nous invite donc à la patience, à la modestie, et au recours à la science


pour nous aider dans nos propres décisions.

Global Studies: The Future of Globalization


Yves Schemeil pour Grenoble Ecole de Management - 2018

Vous aimerez peut-être aussi