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Arrière-pensées dans la lutte anticorruption

Prenant habilement appui sur l'indignation que suscite la corruption, la diplomatie américaine
la canalise au service des intérêts de ses grands groupes nationaux en désarmant leurs
concurrents commerciaux, mais en utilisant contre eux les moyens de pression dont elle est la
seule à disposer. Au-delà des discours moralisateurs, l'objectif est de faire de la lutte contre
des pratiques délictueuses le fer de lance d'un projet beaucoup plus vaste : l'imposition de
leur modèle aux pays en voie de développement ou en « transition ».

Si le nombre d'articles répondant au mot-clé « corruption » dans les bases de données de


presse constituait un baromètre fiable, on serait conduit à penser que, depuis quelques années,
ce fléau progresse de manière exponentielle. Et l'on serait alors tenté d'établir un lien de cause
à effet entre, d'une part, cette publicité donnée aux pratiques délictueuses, et, d'autre part, la
multiplication du nombre d'instruments juridiques internationaux visant à les combattre. Cette
corrélation ne résiste pas à l'examen : sur la douzaine d'instruments que l'on peut répertorier
depuis 1995, seuls sept ont valeur contraignante ; parmi ces derniers, on n'en compte que
deux - ceux de l'Organisation des Etats américains (OEA) et de l'Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE) - qui, à ce jour, aient été ratifiés.

Au Nord, c'est moins le nombre de scandales qui croît que le nombre de ceux qui « sortent »
dans les médias, et ce pour de bonnes, ou souvent de moins bonnes raisons. Autre facteur
explicatif : l'entrée de nouveaux « acteurs », après la levée de la chape de plomb qui pesait
sur les pays du bloc soviétique et en faisait officiellement des zones de « tolérance zéro » de
la corruption. Dans l'euphorie du passage à l'économie de marché, on a ainsi vu proliférer les
prédateurs nationaux et étrangers des ressources et entreprises publiques de l'Est, qui
rémunéraient grassement leurs complices en haut lieu. La Russie de M. Boris Eltsine constitue
à cet égard un cas d'école. Mais, dès lors que le modèle ultralibéral imposé par les « thérapies
de choc » occidentales était affiché, les bavures étaient traitées comme des erreurs de jeunesse
méritant tout juste un froncement de sourcil. Pour les pays du Sud, les mêmes écarts étaient
considérés comme autant de phénomènes parasitaires ne remettant nullement en cause la
validité des plans d'ajustement structurel.

Dans ce contexte, on peut s'interroger sur la portée réelle des multiples initiatives
internationales contre la corruption et sur les véritables motivations de leurs inspirateurs, à
l'avant-garde desquels se trouvent les Etats-Unis. Voilà en effet un pays dont le gratin des
multinationales de l'industrie et de la finance, les fondations d'entreprise et une agence
gouvernementale financent largement, après en avoir suscité la création en 1993,
l'organisation non gouvernementale (ONG) anticorruption Transparency International (1) ;
également un pays qui a été en pointe dans l'adoption, en 1997, de la convention « sur la lutte
contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales
internationales » par l'OCDE.

Ce sont les Etats-Unis qui, avec le gouvernement néerlandais, co-organisent à La Haye, du 28


au 31 mai prochain, un « Forum global sur la lutte contre la corruption et pour la préservation
de l'intégrité » dont ils financent le tiers des dépenses. A la réunion d'Okinawa de juillet 2000,
ils ont réussi à convaincre leurs partenaires du G 8 d'appuyer le Forum précité où se
concoctera la future convention des Nations unies contre la corruption. Le coup d'envoi de cet
exercice sera donné lors de la prochaine réunion annuelle, à Vienne, du 8 au 17 mai, de la
commission des Nations unies pour la prévention du crime et la justice pénale.

Un tel activisme a de quoi étonner de la part d'un pays où la politique est soumise au pouvoir
sans limites de l'argent. Les groupes de pression y dépensent officiellement des milliards de
dollars en lobbying auprès des membres du Congrès ou en appui à leurs campagnes
électorales. Le nouveau président, M. George W. Bush, et son vice-président, M. Richard
Cheney, ne font aucunement mystère de leurs liens intimes avec les grands pétroliers qui ont
su se montrer de très généreux bailleurs de fonds. M. Bush leur a d'ailleurs immédiatement
renvoyé l'ascenseur en abrogeant les mesures environnementales prises par son prédécesseur
et en reniant sa signature du protocole de Kyoto qui l'engageait à réduire ses émissions de gaz
à effet de serre.

Rideau de fumée

Est-il plus choquant d'empocher des pots-de-vin que de prendre des mesures outrancièrement
favorables aux lob bies ? C'est le discours que tiennent en privé des diplomates du Sud, dont
les pays sont considérés par l'Occident comme particulièrement corrompus et qui se voient
imposer des conventions élaborées dans des enceintes dont ils ne font pas partie. Certains
d'entre eux ajoutent que, s'il était aussi soucieux d'intégrité qu'il le proclame, le Nord devrait
d'abord balayer devant sa porte en leur restituant les fortunes - entreposées dans des banques
de pays membres de l'OCDE (Etats-Unis, Suisse et Luxembourg, entre autres) ou leurs
succursales dans des paradis fiscaux - détournées par leurs anciens dirigeants, y compris ceux
élus dans les formes démocratiques.

Pour les Etats-Unis et les institutions multilatérales dont ils dictent les politiques - OCDE,
Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale, entre autres -, il y a l'habillage
médiatique et il y a la réalité. Le discours moralisateur destiné à l'opinion nationale et
internationale est seulement un rideau de fumée dissimulant une froide défense des intérêts
des industriels et des financiers américains, qui passe notamment par l'imposition de toujours
plus de « libéralisation » et d'ouverture des marchés dans les pays en voie de développement
ou en « transition ». Face à cet objectif cohérent, les autres pays peuvent se classer en deux
catégories : ceux qui sont à la fois partenaires et concurrents, et ceux qui sont uniquement des
cibles financières et commerciales. Les premiers - en gros les autres membres du G 7 -
s'affrontent certes aux Etats-Unis sur les marchés mondiaux, mais ils font cause commune
avec eux dans la négociation de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) à
l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les seconds n'ont pratiquement aucune voix
au chapitre dans un domaine, la corruption, où ils se trouvent en permanence sur la défensive.

La convention de l'OCDE de 1997 vise essentiellement le « désarmement » des concurrents


des entreprises américaines (2) par l'interdiction de verser des commissions à des
fonctionnaires étrangers pour l'obtention de grands contrats (systèmes d'armes, énergie,
transports, télécommunications, travaux publics, etc.). En France, par exemple, ces
commissions étaient parfaitement légales et déductibles des bénéfices imposables. Depuis le
29 septembre 2000, date de l'entrée en vigueur de la convention et de la loi de transposition,
ce n'est plus le cas. La même convention a été ratifiée le 10 novembre 1998 par le Congrès
américain, en modifiant un texte existant : la loi fédérale sur les pratiques de corruption à
l'étranger (Foreign Corrupt Practices Act ou FCPA). Mais, pour ce qui est de son application,
et aux termes du FCPA, c'est le ministère fédéral de la justice, et lui seul, qui a compétence
pour engager des poursuites, éventuellement classer sans suite une plainte ou négocier une
transaction (plea bargaining).

Les industriels non américains ne se font pas faute de dénoncer ce dispositif qui laisse toute
marge d'appréciation à un pouvoir politique susceptible, le cas échéant, d'invoquer des
impératifs de « sécurité nationale ». Ils ajoutent que le système planétaire d'espionnage
Echelon (3) permet à leurs concurrents américains de connaître l'état des négociations
commerciales avec leurs clients, et que, par ailleurs, l'existence des sociétés de ventes à
l'étranger (Foreign Sales Corporations ou FSC) tourne en dérision toute possibilité de contrôle
de versement de commissions. Sociétés écrans, filiales des grands groupes américains, créées
pour les activités d'exportation et basées dans des paradis fiscaux (Barbade, îles Vierges,
Guam), les FSC permettent à ces groupes d'y domicilier une partie de leurs bénéfices et de les
rapatrier sans payer d'impôts.

L'Union européenne a porté plainte devant l'OMC contre ces aides déguisées à l'exportation et
- une fois n'est pas coutume - obtenu un jugement favorable lui permettant d'imposer des
sanctions de 4 milliards de dollars aux Etats-Unis. Pourtant, comme dans le dossier Echelon,
Bruxelles a peur de son ombre, et ces sanctions ne sont toujours pas appliquées. Le
commissaire européen compétent, M. Pascal Lamy (ancien administrateur de la section
française de Transparency International), proclame partout ses liens d'amitié avec son
homologue américain, le représentant du président pour le commerce international, M. Robert
Zoellick. Serait-il à ce point indélicat de parler d'argent entre « amis », se demandent les
représentants de grands groupes européens qui ont nettement l'impression d'être les dindons
de la farce de la convention de l'OCDE. Au point de songer à créer, eux aussi, leurs FSC pour
verser en toute impunité leurs commissions et rétablir une certaine parité. Une parité qui ne
sera jamais atteinte car Washington dispose, pour les marchés publics, d'une force de frappe
politique directe ou indirecte sur les gouvernements, par le biais, notamment, de
« conditionnalités » d'un FMI qui n'a rien à refuser au département du Trésor.

Aucun Etat n'a osé défendre officiellement le versement de commissions par « ses »
entreprises. Il se serait exposé à la réprobation de l'opinion et à une violente campagne
moralisatrice de Washington qui aurait trouvé partout des relais, dans la mesure où ces
commissions reviennent, pour partie, dans le pays d'où elles sont parties, et nourrissent la
rubrique des scandales des pots-de-vin et du financement illicite des partis. Les Etats-Unis
jouaient ainsi sur du velours et, de surcroît, pouvaient quand même compter sur leurs
partenaires pour imposer au reste du monde leur conception de la lutte contre la corruption en
tant que pièce majeure du « kit » néolibéral. Tel est précisément l'objet du Forum global de La
Haye.

Ce Forum est le deuxième du nom. Le premier, plus connu sous le nom de Forum Al Gore,
avait été convoqué personnellement par l'alors vice-président en février 1999. Désireux, pour
sa campagne présidentielle, de se distancier des frasques de M. William Clinton, M. Albert
Gore faisait d'une pierre deux coups : appelant à la rescousse Moïse et Confucius, et faisant
défiler à la tribune un moine bouddhiste, un rabbin, un pasteur et un archevêque pour
expliquer que la corruption relevait du Mal, il soignait son image « morale » et donnait en
même temps l'onction du Bien aux « réformes structurelles dans les marchés émergents, afin
d'éliminer les incitations à la corruption et créer un climat favorable à l'investissement, au
commerce et à la croissance économique » (discours de M. Stuart E. Eizenstat, alors sous-
secrétaire d'État aux affaires économiques et agricoles). A La Haye doit être adoptée « par
acclamation » une déclaration finale dont l'objectif proclamé est de jeter les fondations
(building blocks) de la future convention des Nations unies. Une manière supplémentaire de
faire de l'ONU une chambre d'enregistrement des volontés américaines.

C'est là une démarche identique à celle qui avait présidé à la tenue, toujours à l'invitation des
Etats-Unis, de la conférence sur la démocratie et ses perspectives, tenue à Varsovie en juin
2000. Il s'agissait de créer une « communauté des démocraties » ne jurant que par la « bonne
gouvernance », et dont la composition serait homologuée par Washington. La déclaration
finale avait été adoptée à l'unanimité des Etats représentés (parmi lesquels des modèles aussi
irréprochables que l'Albanie, la Russie et la Tunisie) moins une voix, celle de la France.
M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avait en effet refusé de se prêter à cette
mascarade en regrettant que les Occidentaux donnent parfois l'impression d'utiliser
« l'aspiration universelle à la démo cratie et au respect des droits de l'homme (...) à des fins
d'influence ou de domination politique, économique ou culturelle (4) ». Se trouvera-t-il à La
Haye une voix pour dénoncer la supercherie politique du « couplage » entre la lutte contre la
corruption et le néolibéralisme que les Etats-Unis veulent imposer au reste du monde, sans
pour autant se l'appliquer à eux-mêmes ?

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