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L’EMPREINTE AMÉRICAINE SUR LA NOTION D’IES

La mutation américaine dans le domaine de l’IES prend forme dans les années 1990, à la suite de
plusieurs phénomènes internationaux. La construction européenne donne naissance à des
concurrents sérieux des entreprises américaines – que Washington croyait intouchables –, tels que
Airbus face à Boeing dans le domaine des gros porteurs et Arianespace face à la National Aeronautics
and Space Administration (NASA) dans le domaine spatial. Avec l’effondrement des pays
communistes, on a cru à l’avènement d’un monde sans conflits dans lequel le modèle de la
démocratie libérale à économie de marché triompherait, mais le début de la crise économique a
donné aux grands marchés internationaux une dimension stratégique pour des pans entiers de
l’économie, donnant ainsi naissance au concept de « guerre économique mondiale ». Les imposants
services de renseignement hérités de la guerre froide sont alors en quête de nouvelles missions et le
réseau Échelon est réorienté vers des écoutes à vocation plus économique et industrielle.

La mondialisation des échanges, doublée de l’explosion d’Internet, bouleverse le paysage de


l’information tant dans les contenus que dans les méthodes. En quelques années, l’information
accessible est devenue plus importante que l’information fermée pour nombre d’acteurs obligés de
mener une stratégie mondiale. Cette nouvelle donne bouleverse également les métiers du
renseignement. Le concept de société de l’information a été formalisé dans les think tanks qui
travaillent indifféremment pour le Pentagone ou les entreprises. La forme militaire de celui-ci est le
concept d’information dominance : « Nous devons détenir la supériorité dans le domaine de
l’information, c’est-à-dire la capacité à collecter, traiter et diffuser l’information en flux continus, et
empêcher dans le même temps l’adversaire d’acquérir cette capacité. La supériorité dans
l’information exigera des moyens à la fois offensifs et défensifs dans la guerre de l’information. »

À cet égard, il est symbolique de constater que cette révolution dans les affaires militaires
(Revolution in Military Affairs – RMA), qui privilégie entre autres la supériorité de l’information, a été
mise en œuvre en même temps et sous la même Administration que celle qui a donné naissance,
autour de la Maison-Blanche, à tout un dispositif d’IES basé sur la centralisation de l’information, du
renseignement et de l’action publique de soutien. Ainsi, la nouvelle mission de l’État devient l’aide
aux entreprises sur les marchés importants à dimension stratégique et, d’une façon générale, à
toutes les entreprises américaines, qu’elles soient exportatrices ou simplement en concurrence avec
des firmes étrangères. Le descriptif complet serait trop long à faire ici, mais il est intéressant d’en
retenir les grands axes d’organisation.

Le système constitutionnel américain conduit naturellement à une centralisation autour de la


Maison-Blanche. Un certain nombre d’agences ou de conseils entourent le président et ont vocation
à centraliser les outils et les informations. C’est le cas notamment du National Economic Council, créé
en 1993 et dont il n’est nul besoin de développer la mission, mais dont il faut remarquer qu’il
constitue une innovation de taille dans un pays aussi empreint de libéralisme économique que sont
les États-Unis. La mobilisation de moyens d’État donne naissance à un dispositif assez complet qui
couvre l’analyse prospective, géo-économique, scientifique, l’aide à la décision, le renseignement et
les actions d’influence. Le centre de ce dispositif est l’Advocacy Center, créé en 1993, qui a pour
mission d’aider les exportateurs américains en leur apportant des moyens publics, en dénonçant
publiquement les pratiques irrégulières de leurs concurrents, en apportant une assistance politique
aux processus d’acquisition (politicizing procurement processes), et en liant l’achat de produits
américains à des politiques publiques d’aide ou de financement.

Ces modes de fonctionnement inédits, tels que la War Room, qui réunit les acteurs publics et privés
intéressés autour d’une ou plusieurs affaires, concrétisent le nouveau rôle de l’État. Devenu stratège
du dispositif, il doit détecter les tendances, produire des informations et des analyses surtout
internationales, protéger les secteurs sensibles et les informations critiques, garantir la sécurisation
des systèmes d’information, ainsi que fournir des moyens non économiques pour appuyer ces
initiatives (renseignement, appui législatif, etc.). Est également importante la philosophie générale
du système dit de « push and pull », qui conduit les services administratifs à répondre non seulement
aux besoins mais aussi à alerter et à solliciter les acteurs privés. On est loin de la philosophie de base
du renseignement construite sur le restrictif « besoin d’en connaître » qui organise limitativement la
distribution de l’information administrative – et surtout le renseignement – vers les entreprises
privées qui le sollicitent et dont le besoin est professionnellement constaté. Ainsi, avec l’ingénuité de
la puissance, les Américains affichent leurs intentions. À cet égard, le projet de création d’un Office of
Strategic Influence, prôné par Donald Rumsfeld, a été suspendu puis dissous sous la pression
internationale. Il a toutefois été remplacé par un Office of Global Communications (OGC), qui a pour
vocation de faire connaître les points de vue et les valeurs américaines mais par des moyens et les
médias américains. Il associe ainsi le contenu et le contenant. Les secteurs des télécommunications
et les systèmes d’information sont presque un cas d’école de la nouvelle politique américaine avec le
soutien en matière de R&D. Ainsi, bien que cinq des dix plus grandes entreprises mondiales de
télécommunications, les deux premiers équipementiers, sept des dix premiers constructeurs
informatiques, et huit des dix premiers éditeurs de logiciels sont américains, Washington continue à
tout mettre en œuvre pour empêcher une rivalité dans ce domaine considéré comme stratégique.

L’État a en particulier la charge d’assister les entreprises dans le domaine des normes
internationales, lesquelles deviennent progressivement la clé de voûte de tous les systèmes
globalisés (télécommunications, normes comptables des grandes entreprises, processus de
certification et de notification, etc.) et dans les organisations internationales qui régulent le
processus de mondialisation (Organisation mondiale du commerce – OMC –, Organisation de
coopération et de développement économiques – OCDE –, etc.).

Enfin, un dispositif législatif défensif et offensif vient compléter cet ensemble. En dépit des
engagements des États-Unis au sein de l’OMC, pris à Marrakech en 1994, la réglementation
américaine continue à privilégier les sanctions pénales internes contraires au pouvoir réglementaire
de l’OMC. En effet, le Statement of Administrative Action, soumis par William J. Clinton au Congrès le
27 septembre 1994 et approuvé par ce dernier, repose sur le principe de sanctions unilatérales
contre des entreprises étrangères ou des pays soupçonnés de « pratiques déloyales » ayant porté
tort à des intérêts américains. À ce sujet, deux dispositifs sont primordiaux : le Trade Act de 1974
(section 301) et le Omnibus Trade and Competitiveness Act (super et spéciale 301) de 1988. Ces
dispositifs font en sorte que la plainte qui autorise le président ou son représentant à enquêter et à
sanctionner une entreprise étrangère puisse émaner de syndicats comme d’entreprises. De plus, les
sanctions à la disposition de l’exécutif américain peuvent aller de pénalités commerciales ou
douanières à la suspension de l’aide publique ou de la clause de la nation la plus favorisée. La
contrainte exercée par les autorités peut aussi avoir pour objectif d’ouvrir des marchés réservés,
comme ceux des satellites ou des télécommunications. La spéciale 301 est plus particulièrement
destinée à protéger les droits de propriété intellectuelle, dont la violation est considérée par le
National Security Council comme une menace aussi grave à la sécurité nationale que le crime
organisé. Enfin, la loi Carrousel, adoptée par le Congrès le 18 mai 2000, autorise les agents de
l’Administration américaine à modifier tous les six mois la liste des produits couverts par les mesures
de sanctions douanières de façon à perturber le marché de l’entreprise ou du pays sanctionné. Les
Français eurent à subir les effets de cette nouvelle organisation concernant un important prospect de
surveillance aérienne dans la zone amazonienne du Brésil, où s’implantent depuis quelques années
les aérodromes de narcotrafiquants qui préfèrent mettre une frontière entre les zones de production
colombienne et péruvienne et les bases d’expédition. La Maison-Blanche, qui, dans le cadre de son
combat contre les narcotrafiquants, devait considérer ce projet comme stratégique, mit tout en
œuvre pour qu’une entreprise américaine obtienne le marché. L’entreprise Thomson CSF perdit le
marché face à Raytheon, mais les négociateurs français s’aperçurent que les négociateurs brésiliens
connaissaient la nature de leurs dossiers, probablement informés par des écoutes téléphoniques
américaines.

La mobilisation des moyens législatifs à l’appui des entreprises américaines a pris des formes plus
offensives. Les lois Torricelli (1992), Helms-Burton (1996) ou D’Amato (2001) sont destinées à
empêcher la concurrence contre les entreprises américaines dans les zones de pays hostiles aux
États-Unis, en particulier Cuba, la Libye et l’Iran. La justice américaine se trouve donc ainsi
compétente pour poursuivre toute entreprise représentée sur le territoire américain qui violerait ces
règles. Mais les sanctions sont également étendues aux filiales étrangères des sociétés américaines.
À cet égard, le traumatisme provoqué par les attentats du 11 septembre 2001 est venu donner une
nouvelle impulsion à ce dispositif à travers les société de l'information Les sociétés américaines
d’IES sont naturellement les plus importantes de la planète. Kroll International, la plus connue d’une
multitude d’entreprises, compte 2 300 salariés répartis dans 60 bureaux à travers le monde. Elle
exerce son métier d’analyse du « risque économique et commercial » autour de six pôles : le
renseignement d’affaires et les enquêtes ; la vérification d’antécédents professionnels ; le service de
sécurité et de protection ; la sécurité des systèmes d’information ; le soutien judiciaire et l’analyse
stratégique et concurrentielle. À titre comparatif, la plus grande entreprise française en la matière,
l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (ADIT), compte un peu plus d’une
soixantaine de personnes.

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