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Sieyès, penseur et acteur de la République.

Par Jean-Jacques Sarfati, Professeur de philosophie, docteur en philosophie, ancien avocat


à la Cour de Paris.

Mots clefs : Philosophie, éthique, politique et droit. Révolution française. Siéyès.

Résumé de l'article : réflexion et présentation d'Emmanuel Sieyès, penseur de l'éthocratie, ou


gouvernement éthique de l'Etat. Il fut méprisé par les uns car trop révolutionnaire et critiqué par
les autres car trop réactionnaire. Cet article tente de montrer que Siéyès fut surtout un homme
libre et soucieux de sa liberté, cherchant- en oscillant entre l'ombre et la lumière- à préserver sa
vie privée, sa vie tout court, une pensée et une action publique qui fuyaient toute forme de
démesure.
Son oeuvre mérite d'être étudiée car elle marque le tournant d'une pensée moderne qui prendra
fin avec la Révolution qui prétendra l'incarner.
Emmanuel Sieyès, penseur de notre pos-modernité en ce qu'il incarne à la fois la transversalité
(juriste, philosophe, acteur et penseur) l'éthique et la politique. Il fut acteur et penseur de l'Etat
républicain, si la République s'entend au sens que Socrate donnait à ce terme : une cité gouvernée
par la sagesse et la raison. Mêms s'il ne parvint pas toujours à ses fins, se heurtant en fin de
parcours à la volonté de Napoléon, il voulut toujours - en s'opposant à la Monarchie absolue
décadente et à la terreur - restaurer la pensée et la raison tout en sachant cependant que celui
qui pense n'est pas toujours écouté et qu'il est parfois contraint de demeurer dans une caverne
pour se préserver de l'ignorance de ses semblables

Sieyès, penseur et acteur de la République.

Qui fut Sieyès (1748-1836) ? Voici ce qu'écrit à son sujet l'Encyclopédia Universalis :
"En surface, il ne se manifeste que par des intrigues assez souvent réactionnaires , c'est qu'il met
tous ses soins à proposer et laisser se répandre son propre mythe : celui d'un trés profond
penseur qui élabore en grand secret et en parfaite sagesse, la meilleure constitution imaginable".

Ce portrait peu flatteur n'est pas rare lorsqu'il s'agit de lui.


Les manuels de philosophie l'évoquent peu. Les manuels de droit et d'histoire également.
Pourtant, son nom est toujours cité même birèvement. Mais qui était-il ? Jean-Denis Bredin, qui
eut le mérite de proposer une des premières biographie impartiale de cet auteur/acteur majeur de
l'état Républicain écrivit de lui qu'il fut la clef de la Révolution Française. Il ouvrit la porte qui
devait la permettre et il fut également celui qui devait conduire à la fin de l'épisode
révolutionnaire.
En effet, ses deux pamphlets furent les détonnateurs qui mirent le feu aux poudres en 1789.
Qu'est ce que le tiers Etat ? Sa première brochure inspira la requête des élus du tiers Etat et fut à
l'origine du serment du jeu de Paume. L'essai sur les privilèges inspira, quant à lui la fameuse nuit
du 4 Aout 1789. Mais, Sieyès fut également à l'origine de la fin de la révolution. Il la referma en
effet, car consul avec Bonaparte, il fut celui qui introduisit le futur Empereur en politique.
Robespierre le surnomait la "taupe de la Révolution". Le surnom est resté chez ses détracteurs.
Ceux-ci sont nombreux. Les révolutionnaires "enragés" lui reprochent en effet d'avoir favorisé le
parti "réactionnaire". Mais la "réaction" lui reproche d'avoir précisément permis la Révolution.
L'homme fut pourtant un véritable penseur et un fin politique, oscillant certainement entre ces
deux eaux car rêvant d'une "éthocratie", c'est-à- dire d'un gouvernement gouverné suivant les
règles de l'éthique. Son disciple, Benjamin Constant et lui-même - présentés souvent comme
personnages falots de l'histoire - (on se souvient des ricanneries de Chateaubriand concernant le
second cité) furent pourtant les inspirateurs essentiels de tout ce qui constitue aujourd'hui le
corpus juridique qui assure les garanties républicaines de droit. Ils cherchérent à "éthiciser" la
politique par le truchement de l'action, de la pensée et du droit.
Si ces deux hommes sont peu compris aujourd'hui c'est qu'une connaissance du droit, de la
politique et de la philosophie est nécessaire pour saisir l'intelligence de leur action et de leur
pensée. Ils déplaisent aux acteurs car ils sont jugés trop intellectuels et les "intellectuels" purs ne
les aiment guère en ce qu'ils auraient trop agi...Mais le penseur doit-il demeurer dans sa tour
d'ivoire ? La philosophie n'a-t-elle pas été pensée à son origine - avec le Socrate de la République
- afin d'être active et républicaine ?
La thèse que nous entendons ici soutenir est que Sieyès, pour parvenir à ses fins, et agir sans trop
se "salir", oscilla continuellement entre l'ombre et la lumière. Cette oscillation lui permit ainsi de
préserver ce qui était l'essentiel pour lui : l'action publique et le bonheur privé d'un côté, la vie
politique et l'éthique de l'autre, la pensée et l'action conjointement.
Loin d'être une "taupe", il fut plutôt celui qui chercha à concilier action et délibération dans une
époque pleine de vulgarité et de méprise, de propagande et de discours simplistes.
La lumière c'est l'attachement aux principes des penseurs du XVIIIème, c'est la mise en avant et
la vérité. Mais l'ombre , que faut-il entendre par ce terme ? Un retour aux pensées d'Ancien
régime ? Peut-être par certains côtés chez ce penseur qui se refusait aux positions trop tranchées.
Mais l'ombre s’entend en plusieurs sens : elle est repli et enfermement, confusion ou contrepoint
à la luminosité. Elle est aussi dissimulation, discrétion, modestie….et mystère.
Après avoir été célébré, Sieyès a été ignoré. Le détail de sa pensée est méconnu ou savamment
exprimé dans l’ombre. Toutefois ces exils, ces silences et ce discours dissimulé furent parfois
choisis et l’interprétation simplifiée de sa pensée ne fut pas toujours innocente. Ce sont ces deux
problèmes, ces deux « choix » de l’ombre après les lumières, qu’il convient ici d’aborder en
présentant dans un premier moment, l’ombre en actes Sieyesienne et le pourquoi de cette double
mise à l’ombre de la part de Sieyès et de ses interprètes.

I L’ombre en actes.
Sieyès parait souvent avoir choisi l’ombre en actes. Ses biographes ont insisté sur ce point et je
n’y reviendrai pas (replis multiples, exils de tous ordre, solitude, mutisme dans les périodes
troubles, discours parfois opaque). Cette démarche a fréquemment suscité la méfiance à son
égard. La gravure qui le représente le plus dans l’imaginaire collectif est celle de l’abbé qui se
dissimule. Toutefois, ce qui est moins connu ce fut le choix de Sieyès pour un discours qui ne
dévoile sa vérité que dans l’ombre et qui, mieux, cherche souvent la vérité en allant au coeur de
ce que l’ombre peut nous dévoiler. Ce choix apparaît à plusieurs niveaux dans l’exposé de la
doctrine.

I-1) Ainsi, dans l’ombre, Sieyés croyait-il à l’idée de législateur d’exception mais il ne fit jamais
étalage de cette croyance. Il se prenait même pour Tel. Ses écrits privés de jeunesse révèlent, en
effet, un jeune homme ambitieux qui écrivait le 25 Juin 1773 « ou je me donnerai une existence
ou je périrai » (1). Outre qu’il se plaisait en la compagnie des êtres d’élite, il reconnaissait à
Lycurgue le mérite d’ avoir été un législateur d’exception et il est fort probable qu‘il s‘était
assigné cette mission.(2). Cependant, choix pour l’ombre, la plupart de ses discours ou textes
publiés montraient le plus souvent, un Sieyès égalitaire, partisan du travail parlementaire et
collectif (3).

I-2) De même en apparence et pour la plupart des auteurs, Sieyès dédaignait l’histoire(4).
Certains textes publics de notre auteur le confirment (5).
Pourtant, ses carnets secrets exprimaient l’idée que :
tout fait qui arrive est… toujours le résultat d’une combinaison d’autres faits
antérieurs (6).
L’histoire, dans l’ombre, n’était donc pas dédaignée. Le double discours n’était cependant pas
nécessairement hypocrisie. En fait, le rejet apparent de celle-ci avait pour objet d’écarter :
cette superstition qui demande toujours des faits et ne sait rien voir au-delà, cette
paresse honteuse qui, à coté des bons matériaux, ne peut jamais se résoudre à rien
combiner… (7).
En clair, il s’agissait de lutter contre les « dogmatiques » de l’histoire, toutes ces pensées
extrêmes (partisans de l’Ancien régime, défaitistes sociaux ou extrémistes religieux) qui faisaient
d’elle une fatalité. D’ailleurs, lorsqu’il fut législateur, l’abbé n’ignora nullement les spécificités
Françaises. (8).

I-3) Autre illustration de ce « choix pour l’ombre ». Dans la pleine lumière, Sieyès est souvent
présenté comme le partisan de l’idée de peuple contrat et précurseur du positivisme juridique.
Pourtant,
- lorsqu’il intervint devant L’assemblée Nationale il demanda de « reconnaître les droits… »
de l’homme vivant en société et non pas d’établir ceux-ci (9). Ce qui doit être re-connu est donc
un mé-connu laissé dans l’ombre et qu’il faut re-découvrir.
- Il ne s’agit nullement d’une évolution de sa pensée sur ce point. En effet, en 1789, lors de ses
premiers discours publics, il indiqua clairement qu’il fallait régénérer la constitution de
l’Etat(10). « Régénérer » , doit s’entendre dans le contexte au sens spinoziste (11) d’une
redécouverte d’un objet perdu (12).
- Etre législateur impliquait permettre que le corps social agisse comme s’il n’avait qu’une seule
« âme » (13).S’agissait-il d’une simple métaphore ? Comme nous l’avons indiqué, le passé avait
valeur constituante pour ce penseur (14) et il ne fallait dédaigner les faits anciens qui pouvaient
révéler une vérité souvent enfouie dans les profondeurs (15). L'âme était donc plus pour lui
qu'une image, elle symbolisait la spécificité historique d'une nation.
- De plus, contrairement à Rousseau, Sieyès estimait que le contrat ne constituait pas la société.
Selon lui, il fallait reconnaître avant toute loi faite par la simple majorité, une volonté unanime
qui constituait la partie essentielle de l’acte d’association(16). Celle-ci originaire, et traduite en
règles constantes, devaient borner l’œuvre législatrice (17).
Sieyès, en effet, craignait les législateurs démagogues (18), partisan d’une « éthocratie », (19) il
savait que le bonheur collectif impliquait parfois limitation des pouvoirs d’une majorité rarement
éclairée. Il était partisan de l’« adunation », c’est-à-dire de l’harmonisation progressive de la
nation dispersée par des siècles d’oppression et de bêtise politique (20). Il voulait donc que
l'excellence gouverne la cité. Il fut donc sur ce point un Républicain soucieux de l'intérêt général
sans confondre celui-ci avec l'addition de quelques intérêts particuliers.
- Enfin, certains de ses manuscrits publiés ou non font référence à une volonté législatrice
indépendante de celle du peuple. Ainsi pour lui, s’il appartenait au législateur de créer son objet,
provoquer les hommes capables de le remplir, il considérait que ce n’était pas à ce dernier de :
déterminer les méthodes… fixer les connaissances ou les vérités. Ce travail appartenait
à ce qu’il y avait de plus libre sur la terre, à l’esprit humain dont les progrès étaient
incalculables, dont la marche ne pouvait être réglée par aucune autorité, ni entravée
sans danger pour la liberté et le perfectionnement des hommes. (21).
De quel esprit était-il question ici , était-ce la Raison glorifiée par les Lumières ou une entité plus
spirituelle ? Il semble que l’abbé voulait confusément mêler les deux, autre forme de l‘ombre,
qu‘est la confusion.
Certes, ses textes « officiels » plaident pour l’œuvre systématique et rationnelle. Toutefois, un
texte des manuscrits compare les peuples à des espèces . Un document plus intéressant nous
indique que, pour notre auteur, il était possible de :
conjecturer d’après les portions des sciences et d’institutions qui restent héréditaires
dans les nations les moins propres à cultiver la science… (22).
Sieyès annonce-t-il ici Durkheim et la sociologie ? Certainement mais le propos n‘est pas aussi
scientiste que celui du premier cité. Il laisse planer des zones d’ombre sur la nature exacte d’une
hérédité qui ressemble, par certains points à celle de ces peuples « éternels » dont De Maistre et
d’autres se firent les héros.

I-4) La philosophie politique et juridique de Sieyès était donc beaucoup moins binaire qu’on ne
nous l’a souvent indiqué. Il en est de même à l’égard de ce qui a fait la relative célébrité de notre
auteur, son opposition aux privilèges. Certes, ses textes les plus apparents assimilent l’exception
à l’abus (23). Ils considèrent indéniablement les privilèges :
par la nature des choses injustes, odieux et contradictoires à la fin suprême de toute
société politique (24).
Toutefois, Sieyès n’était pas Marx. La loi n’avait, pour lui, aucune vocation à égaliser les
situations économiques, elle devait simplement limiter les outrances des égoïstes (25).
Il ne fut pas plus anarchiste car, non seulement il admettait une gradation des pouvoirs dans la
société mieux, il distingua (très tôt on l‘oublie souvent) les citoyens passifs des citoyens actifs et,
en juillet 1789, il proposa même d’exclure du vote
les femmes , les enfants, les étrangers et ceux encore - les mendiants notamment- qui ne
contribueront en rien à soutenir l’établissement public (26).
Dans une projet de constitution élaboré dans l‘ombre de ses carnets intimes, il proposait même
une société de classes mettant au dessus :
les hommes éclairés…gens de lettres, artistes,tous les citoyens à génie ou à talent,
propriétaires ou non…choisis par les Etats eux-mêmes (27).
L’habile et lumineux pamphlétaire de l’Essai sur les privilèges se plaisait donc aux distinctions
que l’ombre de certains de ses discours mettent en évidence. Il n’y a nulle incohérence dans cette
démarche ni dans le fait d’avoir ensuite accepter l’anoblissement.
En fait, ce discours apparemment double s’explique surtout par le fait que Sieyès, nullement
partisan d’un égalitarisme outrancier, craignait les fausses distinctions qui disloquent le lien
social et qui, en figeant les emplois, interdisent la libre circulation des hommes et des moyens
sans toujours choisir les plus compétents.
Il distinguait d’ailleurs les privilèges des récompenses. (28) Il acceptait ainsi de favoriser les
carrières de ceux qui oeuvraient pour le bonheur de l’ensemble mais il abhorrait la politique de
l’acquis, craignait qu’un état d’esprit paresseux ne s’installe et que les meilleurs soient dissuadés
de vouloir rendre gracieusement
service… à la patrie…et à l’humanité (29).
Il estimait donc qu’il fallait tout faire pour mettre en valeur la véritable noblesse, celles des
hommes de vertu qu’il tenait pour les plus « honnêtes, les plus éclairés, les plus
disponibles »(30).
En conséquence, comme Constant son disciple sur ce point, Sieyès rejetait essentiellement les
distinctions héréditaires car elles
soumettent également les divers degrés du mérite à l’empire du hasard ; elles créent une
inégalité mais factice et qui peut être sans cesse en contraste avec l’inégalité naturelle ;
elles mettent dans une opposition forcée et par cela même désavantageuse le rang social
de l’homme et sa valeur intrinsèque…. (31).
En conséquence, il ne détestait pas les élus, il rejetait ceux qui se revendiquait de l'élection pour
légitimer leur paresse. Mais il n'était pas dupe de la simplification outrancière que les esprits
vulgaires veulent parfois nous imposer. Le Sieyès qui nous a été souvent présenté n’était donc
pas le Sieyès réel sur ce sujet essentiel. Il aimait le peuple mais il voulait que la République -
conçue comme un espace éthique et sage - soit gouvernée par les "meilleurs" au sens moral du
terme. Il savait que tout ceci n'était guère facile à exprimer, d'où un discours parfois tenu pour
obscur par certains car tout ne peut se dire et à tous dans les mêmes conditions surtout sur ces
sujets qui fâchent.
A l’ombre des manuscrits non publiés, dans le détail des discours, une pensée plus complexe que
celle qui nous est ordinairement présentée s’affirme donc. Cette dualité entre ombre et
lumière,dans le discours et l’action,ainsi ébauchée, deux questions se posent alors à l‘herméneute
: comment plus profondément encore que nous avons tenté de le faire, et expliquer ce choix
d’une mise à l’écart de l’essentiel d‘une pensée, d’une action et d’une vie ? Pourquoi relier ce
discours en demie-teinte à la personnalité de Sieyés et évoquer un choix de l’ombre le concernant
?

II) Explications de ce choix pour l’ombre et de cette mise à l’ombre.


Le choix pour l’ombre fut un. Il n’y a aucune raison de séparer Sieyès. Ses attitudes, sa démarche
et son œuvre (son silence fréquent, sa solitude, ses replis, etc) ne doivent donc pas être dissociés
de ces discours subtils, dissimulés ou confidentiels qui mettaient une bonne partie de sa pensée à
l’écart. Mais comment expliquer ce choix et lui donner sens ? Pourquoi les interprètes ont-ils ( à
de rares et contemporaines exceptions) si peu mis en évidence ces points ? Ce sont ces deux
questions qu’il convient à présent de traiter.

II-1) Quatre types de raisons expliquent peut-être ce choix ombré. Les trois premières sont liées
au triple état de Sieyès ( politique, philosophe et abbé). La dernière (qui sera première pour nous
dans l’exposé) peut s’expliquer par le caractère de l’homme.
- L’homme était réputé méfiant. L‘ombre préserve des opportuns, de même que les discours
abscons. Elle évite ainsi que les imbéciles ne viennent inutilement vous chercher querelle. Or
Sieyès, même s'il eut des attachements forts notamment pour le peintre David, avait peu de
sympathie pour ses semblables. N’écrivait-il pas dans le silence de ses cahiers intimes ?
les hommes ne croient ni à la probité ni à la bonté morales. Tout esprit public leur est
étranger, ils se partagent en coteries d’intrigants, complices de quelque lâcheté ou d’une
suite de lâchetés distinctives de chaque société… (ils ne se sont) jamais approchés de
(moi)qu’avec l’intention de (me) tromper (32).
L’homme méfiant est parfois déprimé. Or comme le rappelle Hegel, il est un empire des ombres
où les esprits qui
apparaissent sont morts à la vie réelle, détachés des besoins de l’existence naturelle,
délivrés des liens où nous retient la dépendance des choses extérieures, de tous les revers,
de tous les déchirements inséparables du développement de la sphère infinie. (33)
L’ombre fut donc certainement et souvent un refuge pour cet homme dépressif. Celle-ci apaise et
dissimule les souffrances en évitant de les voir de face. Elle est également auto-condamnation
pour celui qui a une haute opinion de lui-même, ne veut se pardonner ses échecs et qui
s’emprisonne ainsi volontairement.
L’ombre est marque de la souffrance elle-même. On dit d’ailleurs souvent que ceux qui ont
connu la guerre sont colériques donc ombrageux. Mais elle préserve également celui qui, meurtri
et dont les plaies ne sont pas refermées, craint de se voir infliger de nouveaux désagréments. Le
choix Sieyèsien pour l’ombre ne peut se comprendre sans connaissance de ces points. Toutefois,
la psychologie n’explique pas tout, loin de là.
- Sieyès fut également un politique. Or le choix du discours eut également deux utilités pour la
carrière de notre homme : -d’une part, elle permettait de dire tout bas ce que la prudence incitait à
ne pas dire tout haut et ainsi permettait de se concilier des camps qui se déchiraient;

-d‘autre part, elle évitait de se fâcher avec les partis en présence et permettait de dire la vérité
sous ses multiples aspects sans se laisser enfermer dans le dogmatisme outrancier.
La prudence et la stratégie politique ne sont cependant pas les seules explications de ce choix de
l’ombre.
- En effet, Sieyès fut également un philosophe. Or, être de l’étrange par définition , et plus encore
durant les périodes troublées, Socrate en sut quelque chose, le philosophe qui trouble est souvent
« mis à l’ombre », écarté, ignoré. Le choix Sieyésien ne fut donc souvent qu’un choix contraint.
D’autant qu’il était d’autant plus étranger au pouvoir qu’il approcha, homme du sud dans un
monde que le nord commençait à dominer, petit bourgeois dans un monde que la grande
bourgeoisie et la noblesse avaient façonné à leurs images respectives.
Mais, philosophe, il fut inspiré par les Lumières. Il se plaisait à la clarté. Cependant, chacun sait
que plus celle-ci est grande plus l’ombre qu’elle installe l’est également. C’est ainsi. En
conséquence, en penseur intelligent, Sieyès savait que la pensée des Lumières ne nous disait pas
tout, qu’elle était parfois trop limpide pour l’être réellement. Il reconnaissait donc le bien fondé
de certaines des critiques que les penseurs réactionnaires ( de Burke à Joseph de Maistre)
adressèrent aux auteurs du XVIIIème.
Cependant, s’il fut soucieux de nuancer les options trop rationalistes des Modernes (d’où les
atténuations dans l‘ombre de certaines de ses prises de position), Sieyès n’osa jamais reprendre
certains des développements des Romantiques craignant le retour d’un Ancien Régime qu’il
rejetait par-dessus tout.
De plus, comme le débat houleux qui opposa Kant et Constant devait le montrer, les Lumières
eurent de grandes difficultés avec la sincérité. Sieyès fut comme eux sur ce point, voulant
« ouvrir » la pensée philosophique, il était bien conscient du risque d’une telle ouverture. Les
jeux d’ombre et de lumière permettaient ainsi de dire sans dire.
- Enfin et surtout Sieyès avait été abbé. Or, dans la Bible hébraïque, l’ombre est parfois décrite
comme le refuge de Dieu. Comme en témoigne ce passage des Psaumes invoquant l’Eternel :
Les fils de l’humain s’abritent à l’ombre de tes ailes (34)
L’ombre de Dieu protège l’homme faible ou opprimé. Elle est également ce qui fait peur, ce qui
isole et préserve d’une masse orgueilleuse et lâche. Elle est aussi, le lieu de repli d’une vérité qui
se sait fragile, complexe et qui craint de s’exposer à tout vent de peur d’être galvaudée. Cette
vision religieuse de l’ombre est ainsi confirmée par un texte intéressant de l’Exode qui nous
rappelle que lorsque Dieu apparut aux Hébreux, le peuple se tint à distance et seul
Moise s’approcha de la nuée obscure où était Dieu…(35)
L’ombre est donc souvent le royaume de Dieu et seul le Prophète, vertueux par son courage, clair
dans ses intentions ose aller à sa rencontre ne craignant pas l’être par excellence, le vrai, le juste.
Dans les Evangiles chrétiens, l’ombre est plus ambivalente. Elle est ce qui ne peut être secret et
que Dieu voit . Ainsi :
Pour toi, lorsque tu pries, entre dans ta resserre, ferme ta porte et prie ton père qui est
présent dans ce qui est secret et ton père qui voit ce qui est secret, te le rendra…(36)
Toutefois, elle est également le lieu où Dieu s’exprime comme l’atteste cet autre passage où il est
dit :
Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites le en pleine lumière et ce que vous entendez à
l’oreille, proclamez le sur les terrasses. (37)
Craintes et tremblements d’un côté, sauvegarde de l’autre. L’ombre fascinait donc certainement
cet ancien prêtre. En la recherchant, Siéyès se rechercha sans doute lui-même pressentant
combien il lui arrivait de s’égarer dans ses multiples apparitions publiques.

II- 2) Reste alors une dernière question, pourquoi cet aspect de la pensée Sieyesienne a-t-il été
relativement peu exploré ?
Trois troubles expliquent sans doute cette occultation majeure :
- Ces questions troublent les Modernes que nous sommes encore. Elles supposent, pour être
saisies dans leur totalité, une étude de la pensée et de l’action sieyèsienne sous l’angle conjoint de
la métaphysique, la religion, la psychologie et la stratégie politique. Or nous nous plaisons peu
aux études transversales. Nous aimons la séparation heuristique et intellectuelle. De plus, la
métaphysique nous effraie car nous craignons, à juste titre, la tartufferie, l’intégrisme et
l‘enthousiasme religieux. Toutefois, ce rejet ressemble aussi parfois à cette crainte que le peuple
de la Bible a pu ressentir à l’égard de l’ombre ; crainte que Sieyès, en homme intelligent et
courageux ne paraît guère avoir totalement eue.
- De plus, l’ambivalence Sieyèsienne est ignorée car elle trouble également nos juristes. En effet
ce double discours sur les sujets évoqués marque notre droit positif,notre société et notre relation
au politique. Depuis Sieyès et Durkheim notamment, en effet, nous savons que le droit laïc est
plus marqué par le religieux qu’il n’y paraît. Depuis Machiavel, il est bienséant de tenir deux
discours politiques : l’un dans la clarté pour le peuple,l’autre, dans l’ombre, pour les initiés. Or
nous préférons taire cette dualité plutôt que de la vaincre, pensant en effet qu’elle affaiblirait le
droit si elle était révélée ou abandonnée.
- Enfin, étudier la multiplicité Sieyésienne implique accepter la complexité des sujets et plongée
dans l’ombre, sa signification et ses profondeurs. Or celle-ci a toujours effrayé le peuple, nous
l’avons vu. Faisant une histoire pour ce dernier, nous pensons ainsi lui plaire en évitant de l’y
plonger et de nous y plonger avec lui.

En conclusion,en commençant ce travail nous nous posions deux questions : les raisons du
choix sieyèsien et celles de l'ignorance de ce choix.

Pour,résumer notre idée sur la première, terminons pour nous faire comprendre avec Heidegger
qui écrivait dans l’Origine de l’œuvre d’art :
La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve (38)
Les Occidentaux croient généralement que la vérité est dé-voilement ou clarification et Sieyès le
pensait avec eux. Toutefois, il parait avoir également saisi :- d’une part que l’éclairci suppose une
partie auparavant laissée dans l’ombre et qu’il faut mettre en lumière pour dévoiler le vrai, donc
une plongée dans l‘ombre préalable pour saisir ce qui est à dé-couvrir, donc une étude
approfondie de l‘ombre; -d’autre part, de manière plus confuse, Siéyès avait également compris
que la vérité a parfois besoin de l’ombre, qu’elle la réclame tout simplement pour se préserver de
tout…et notamment de la vulgarité des vulgarisateurs . En effet qui dit dé-voilement dit aussi
souvent représentation et qui dit représentation dit fréquemment mise en scène; -enfin, homme
politique mais ancien abbé, Siéyès n’ignorait pas l’ambivalence du discours éclairé et oral que ses
collègues, anciens juristes pour la plupart, ignoraient et dont ils furent parfois les victimes
inconscientes. Il connaissait les autres dimensions de l’ombre. Mais s'il en est ainsi pourquoi
avoir ignoré cet aspect de la pensée Sieyesienne ?
Deux raisons expliquent finalemnt peut-être cette relative ignorance : la première est positive.
Nous savons, en effet qu'il y a deux types d'ombre. La "bonne" qui est celle de la modestie, du
recul volontaire, du silence pensé , du repli et de l’approfondissement du vrai et la "mauvaise"
qui est celle de la confusion, de l’enfermement et de la dissimulation. Sieyès a certainement
oscillé entre l'une et l'autre et nous l'ignorons un peu pour le punir de cette ambiguïté. Toutefois
notre méconnaissance est moins glorieuse par un autre côté, , elle dissimule également une peur :
celle de ce qui est autre voire autrement autre. Celle-ci fait que nous n’aimons guère les hommes
en demie-teinte car, soucieux de donner des leçons plus que d‘écouter, nous préférons les êtres
clairement identifiables; ceux que l’on peut subsumer (casser ou caser) sous une règle. Ceux-là
nous rassurent alors que ceux qui savent se replier dans l’ombre nous inquiètent :ils sont trop
libres pour nous.
Sieyès fut de ces hommes. Il mérite aujourd'hui toute notre attention pour la volonté qui fut la
sienne de réellement transformer l'action publique et la pensée de l'Etat. Il ne se contenta pas de
penser. Il voulut mettre en oeuvre. Le premier, il proposa une éthocratie ou gouvernement
éthique de la Nation. Certaines de ses propositions pourraient aujourd'hui résoudre certaines de
nos difficultés et de nos préoccupations(sur l'équité, sa place, sur les liens à nouer entre politique
et philosophie). Il importe donc de réhabiliter un homme qui ne pensait pas la philosophie
indépendamment des moyens de la mettre en oeuvre concrétement. Il importe d'évoquer ici un
authentique républicain en rappelant que la République à son origine - pour Socrate- fut le lieu
d'un gouvernement sage et juste de la cité.
,
Jean-Jacques Sarfati

Références
(1)Tessier. O (1897), la jeunesse de l’abbé Sieyès, Marseille. p. 8
(2) Sieyès E, Constitution hypothétique. In, Des manuscrits de Sieyès, T II. 1770. 1815
(3) Dires de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal. A la séance du 7 septembre 1789,
Versailles. p 10
(4)Furet F, Ozouf M (1992), dictionnaire critique de la révolution française. Acteurs
,Flammarion p 300
(5)Bastid P (1970), Sieyés et sa pensée, Hachette p 294
(6)Sieyès E, Des forces simples, In, Des manuscrits de Sieyès. 1770.1815
(7) Sieyès, Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront
disposer en 1789,. BNF p 30 -33
(8)Sieyès E (2009), Essai sur les privilèges, Introduction et édition critique de Pierre Yves
Quiviger.
(9) Ibid, p 73.
(10) Ibid, p 71 -
(11) Strauss L(1980), La critique de la religion chez Spinoza, Trad. G Amaleh. A. Baraquier. M
Depadt .Ed. du Cerf
(12) Sièyès cité in, Sieyès Métaphysicien une philosophie en exil, Jacques Guilhaumou in
Ecritures de l’exil. L’harmattan. 2006. Sous la direction de A Giovanoni p.167
(13)Sieyès E (2007). Discussion sur la constitution de l’an III, Des manuscrits de Sieyès.,T II.
1770. 1815. Sous la direction de C. Fauré. Ed. H. Champion.p 531
(14) Pasquino P ( 1998)Sieyès et l’invention de la constitution en France, Odile Jacob p 37
(15) Comme l’écrivait Sieyès « chercher toujours des faits, observer leurs liaisons avec ceux que
l’on connaît déjà et former la science des causes et des effets. Mais pour cela ne se point égarer
dans cette recherche importante, connaître d’avance les lois de l’observation et pour cela suivre
attentivement l’observateur, ses progrès et les bonnes méthodes. » . Sieyès, le grand Cahier de
Métaphysique, Des manuscrits de Sieyès. 1773. 1799, Sous la direction de C. Fauré. p 141
(16) P. Pasquino, op.cité p 178.
(17)Ibid, p 178.
(18) « Toutes les démocraties sont tombées par l’ambition, l’hypocrisie à des démagogues, et
l’entrainement forcé de la multitude. Or une institution anéantit les démagogues et rend toute
liberté aux citoyens… » E. Sieyès. Discussion sur la constitution de l’an III, Des manuscrits de
Sieyès.,T II. 1770. 1815. Sous la direction de C. Fauré. Ed. H. Champion. 2007 p 501
(19) Quand je veux quelque chose, il me semble que je prends avec moi-même un engagement
relatif aux moyens de l’obtenir. Il me faut envisager nos relations avec nos semblables sous un
point de vue analogue. Les autres dépendant de leurs volonté comme nous de la nôtre. L’intérêt
commun est de nous considérer réciproquement comme moyens et non comme obstacles à notre
bonheur ».E Sieyès,Des intérêts de la liberté dans l’état social et dans le système représentatif in
journal d’instruction sociale. 2.8 juin 1793 p 46-47
(20) Terme repris dans un propos de Sieyès cité par Jean Denis Bredin, Sieyès la clé de la
révolution française,.Ed De fallois. Paris 1988. Notre auteur rappelle en effet que Sieyés pense
que la France a une « seule âme…Mais il ne veut pas poursuivre le long travail de centralisation
de la monarchie…Il parle d’adunation ( pour signifier la tension nécessaire pour arriver vers
l’unité) » p 168
(21) Exposé historique des écrits de Sieyès ( écrit anonyme de l’an VIII tiré à 25 exemplaires).
(22) Sieyès E (2007). Discussion sur la constitution de l’an III, Des manuscrits de Sieyès, T II.
1770. 1815. Sous la direction de C. Fauré. Ed. H. Champion. p 563
(23) « l’exception et l’abus sont partout à coté de la règle et surtout dans un vaste
Empire. », Qu Est-ce que le tiers état ?, 1789 Gallica.BNF p 8
(24)Essai sur les privilèges, édition originale. Site Gallica. Bnf p 7
(25) Pasquale Pasquino, op.cité, p 107
(26) Bredin J D, op.cité, p 131. Voir effectivement les Préliminaires de la constitution.
Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen. Lus les 20 et 21
juillet 1789. Paris p 21
(27).Manuscrits de Sieyès. 1773. 1799 Ou la direction de C. Fauré avec la collaboration de J
Guilhaumou et Jacques Valier. Ed H Champion. 1999 p 320
(28) Essai sur les privilèges Introduction et édition critique de Pierre Yves Quiviger, op.cité, p
15
(29)Essai sur les priviléges.édition originale. Site Gallica. Bnf p 11
(30) « Qu’on ne s’y trompe pas, dans les trois industries sociales ce sont les plus honnêtes, les
plus éclairés, les plus disponibles et par conséquent les vrais nobles qui prendront par à la
législation et à l’administration » Manuscrits de Sieyès. 1773. 1799 Ou la direction de C. Fauré
avec la collaboration de J Guilhaumou et Jacques Valier. Ed H Champion. 1999 p 449
(31) Constant B(1991), Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution
républicaine dans un grand pays.(Version 1799 ?), Aubier. Edition établie par H. Grange p116
(32) Manuscrits de Sieyès. 1773. 1799 Ou la direction de C. Fauré avec la collaboration de J
Guilhaumou et Jacques Valier. Ed H Champion. 1999 p 442
(33) Hegel G W ( 1959), Esthétique. Textes choisis, PUF p. 214
(34) Psaumes 36-8. La Bible Trad. E. Chouraqui.
(35)Ibid, Ex 20-7
(36) Matthieu 6-5 voir également, Matthieu 6-16
(37) Matthieu 10-27
(38) Heidegger M (1962) , L’origine de l’œuvre d’art, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad.
W. Brokmeier, Gallimard Tel

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