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Sous la direction d'Arnaud Macé, Choses privées et chose publique en Grèce ancienne

Jérôme Millon – Collection Horos – 2012 – format 16 x 24 – 496 pages

X.
Orateurs, logographes et sophistes
dans l’Athènes
du Ve et du début du IVe siècles
par Marie-Pierre Noël

Qu’est-ce qu’un orateur ?


Au V e comme au IV e siècle, le terme désigne tous ceux qui, à
Athènes, jouent un rôle dans la cité en s’exprimant dans les
assemblées, ce qui inclut, pour un citoyen athénien, la prise de
parole à l’Assemblée du Peuple (l’Ecclésia), au Conseil (la Boulè),
et aux différents tribunaux populaires comme l’Héliée, à l’occa-
sion des nombreux procès publics dans lesquels les rhêtores inter-
viennent 1. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un terme
institutionnel, tout citoyen, fût-il un idiôtês (un simple particu-
lier), pouvant monter à la tribune. Cependant, certains semblent
avoir usé de ce droit plus que d’autres, ce qui explique que rhê-
tores désigne souvent, dans les textes, des individus particulière-
ment actifs dans la vie publique2. Parmi les auteurs présentés ici,
un seul peut en réalité être considéré comme un « orateur », à
savoir Andocide, qui prononça en son nom propre et pour se
défendre les trois discours que nous avons conservés de lui, le
plus célèbre étant le discours Sur les Mystères.

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1. Il n’y a pas séparation entre l’activité politique et l’activité judiciaire, qui,
toutes deux, relèvent d’une seule et même participation à la vie civique. Ainsi, dans
les Acharniens d’Aristophane, ce sont les mêmes rhêtores qui se lèvent pour parler à
l’assemblée (v. 38 et 60) et qui attaquent les vieillards dans les procès (v. 680). Voir
sur ces questions la mise au point fondamentale de M. H. Hansen, La démocratie
athénienne à l’époque de Périclès, trad. fr. Paris, 1993 (Oxford 1991), p. 175-176 et
309-312.
2. Le terme est attesté pour la première fois vers le milieu du Ve siècle en ce
sens (IG I2 45, 20). C’est en ce sens qu’Euripide l’emploie lorsqu’il appelle μύθων
ῥήτορες (Hécube, 124) les deux fils de Thésée, Acamas et Démophon, qui prennent la
parole devant l’assemblée des Achéens. Sur ces points, voir W. Kroll, « Rhetorik », RE
suppl. 7, 1940, 1039 sqq. ; M. H. Hansen, op. cit., trad. fr., Paris 1993 (Oxford 1991), p.
175-176 et 309-319 ; M.-P. Noël, « L’art de Gorgias dans le Gorgias », in Papers on
Rhetoric VI, L. Calboli Montefusco (dir.), 2004, p. 131-149.
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Qu’est-ce qu’un logographe ?


Le logographe, lui, écrit des discours que d’autres prononcent3, ce
qui n’interdit pas que les mêmes puissent être tantôt logographes tan-
tôt orateurs. C’est dans cette catégorie que l’on peut ranger aussi bien
Antiphon que Lysias. Le premier, Antiphon de Rhamnonte, que la tra-
dition présente comme le maître de Thucydide, joua un rôle essentiel
dans le premier coup d’État oligarchique à Athènes, celui des Quatre-
Cents en 411, et fut exécuté lors du rétablissement de la démocratie ;
il faut probablement l’identifier aussi avec Antiphon le sophiste,
même si, pour des raisons de clarté, nous avons séparé les citations
du logographe et celles du sophiste. Lysias, lui, est le fils de Céphale
et le frère de Polémarque ; originaire de Syracuse, il n’est pas citoyen
mais métèque, ce qui explique qu’il n’ait pas le droit de prononcer lui-
même les discours qu’il compose. Les discours d’Antiphon et de Lysias
qui sont ici présentés sont donc des discours destinés à d’autres, qui
ne représentent pas nécessairement les pensées et les idées de l’écri-
vain, mais sont plutôt le reflet des idéaux communs de la démocratie
athénienne (dont le rappel est destiné à assurer la victoire lors des
procès). Il n’est pas certain que tous ces discours aient été prononcés.
Il peut s’agir alors de textes destinés à l’enseignement ou bien à l’epi-
deixis, c’est-à-dire à l’illustration de l’art de leur auteur4 ou à l’ex-
pression de ses idées politiques, comme pour le discours Contre
Alcibiade, transmis dans le corpus d’Andocide.

Qu’est-ce qu’un sophiste ?


On considère d’ordinaire ceux qu’on appelle « les sophistes » à
partir de ce que Platon et la tradition platonicienne en ont fait, à
savoir des faux penseurs, opposés aux véritables penseurs que sont
les philosophes. Mais si l’on identifie les sophistes du Ve avec le petit
groupe des adversaires de Socrate présenté par Platon, on ne com-
prend guère pourquoi, dans les Nuées, Socrate peut être présenté
comme un sophiste, ni pourquoi, dans l’Éloge d’Hélène d’Isocrate,
Gorgias est cité aux côtés des Éléates Zénon et Mélissos (§3). Les
sophistes d’Aristophane et d’Isocrate ne sont pas en réalité des
détenteurs de la fausse sophia, les doubles négatifs du philosophe
que présentent les dialogues platoniciens ; ce sont avant tout des
sophoi, qui revendiquent une sophia dans une certaine mesure nou-
velle : comme l’indiquent les nombreux termes qui servent à carac-
tériser cette dernière dans les Nuées, elle est liée essentiellement à
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3. Voir M. Lavency, Aspects de la logographie judiciaire attique, Louvain, 1964.
4. Voir P. Demont, « Die Epideixis über die Techne im klassischen Griechenland »,
in Vermittlung und Tradierung von Wissen in der griechischen Kultur, Hrsg.
W. Kullmann und J. Althoff, ScriptOralia 61, Tübingen, 1993, p. 181-209.
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l’activité de la pensée. À ce registre nouveau de la sophia, corres-


pond le terme σοφιστής, le suffixe -της indiquant en effet qu’il s’agit
d’une catégorie particulière et d’un nom d’agent, composé sur le
verbe σοφίζομαι : le sophos – tout homme compétent dans une
branche ou l’autre du savoir, y compris du savoir technique –, est
devenu celui dont l’activité consiste à rechercher activement la
sophia par la pensée, le sophiste. Cette activité a pu être également
nommée philosophia : dans l’Ancienne Médecine (§ 20), texte du
Corpus hippocratique de la fin du Ve siècle, le terme désigne l’acti-
vité des sophistes comme Empédocle5. C’est seulement au IVe s. que
s’établit, à l’instigation des Socratiques, une distinction entre vrai
et faux savant, philosophos et sophistês, et que le sophiste devient
(mais non de manière exclusive) le double négatif du philosophe6.
Les auteurs présentés ici sont donc avant tout des « savants », qui
se sont illustrés dans diverses formes d’activités. Mais leur œuvre
étant en grande partie perdue et souvent reconstruite à travers les
dialogues platoniciens, il est difficile de se faire une idée précise
de leurs pensées.

1) Orateurs et logographes

À travers les discours des orateurs et des logographes apparais-


sent l’idéologie qui préside au fonctionnement de la démocratie
athénienne ainsi que les différents débats qui se font jour dans la
cité. Cela s’explique par la destination même de ces discours : pro-
noncés devant le peuple, qu’il s’agisse de l’assemblée du peuple ou
des tribunaux, ils ont pour fonction de convaincre le plus grand
nombre. Il n’y a pas, en effet, dans la cité, de juges professionnels
ni de ministère public ; dans cette démocratie directe, sans sépa-
ration des pouvoirs (le peuple a à la fois le pouvoir exécutif, judi-
ciaire et législatif), l’administration de la justice est aux mains
des citoyens qui siègent dans les tribunaux, le plus important
d’entre eux étant le tribunal populaire de l’Héliée (composé de
6000 membres) ; ces juges, tirés au sort parmi les citoyens reçoi-
vent une allocation compensatoire (que l’on nomme un misthos),
ce qui donne aux plus pauvres d’entre eux l’occasion de siéger
sans se trouver privés de moyens de subsistance. Lors des procès,
les plaignants peuvent être membres de la famille de la victime,
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5. C’est ainsi d’ailleurs qu’Isocrate ne récuse pas le titre de sophiste, mais qu’il
se présente comme un sophiste différent des autres, dont l’activité est la philosophia,
c’est-à-dire les politikoi logoi. Sur Isocrate, voir chapitre XIII.
6. Voir M.-P. Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et des
sophistes dans les Nuées », in Le théâtre grec antique : la comédie, Actes du Xe Colloque
de la Villa Kérylos (Beaulieu-sur-mer, 1-2 octobre 1999), Paris 2000, p. 111-128.
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l’action intentée étant alors une dikê ; mais n’importe quel citoyen
athénien peut aussi – au nom du dêmos tout entier – en attaquer un
autre en justice, par exemple pour défendre un orphelin mineur
dont les tuteurs auraient détourné les biens ; il s’agira alors d’une
graphê. De nombreuses procédures liées au recrutement des magis-
trats impliquent aussi les tribunaux, comme les « dokimasies » (exa-
mens préalables des magistrats) ou les euthunai (redditions de
compte des mêmes magistrats). Enfin, certaines procédures comme
les graphai paranomôn (accusations d’illégalité contre ceux qui ont
proposé des décrets contraires aux lois) donnent lieu à de véritables
procès politiques, où les orateurs s’affrontent.
Les textes affirment tous la solidarité entre la sphère privée et la
sphère publique dans le cadre de la loi et des institutions7. C’est
lorsque cette séparation n’est pas respectée et lorsque privé et public
se confondent que le régime est menacé. Les divergences entre les
auteurs s’expliquent par les périodes et les circonstances dans les-
quels ces derniers composent. Elles reflètent aussi les différentes
phases de la démocratie athénienne au Ve siècle : ainsi, les discours
d’Antiphon, mort en 411, sont surtout caractérisés par l’affirmation
de la souveraineté de la loi, alors qu’Andocide et Lysias se font l’écho
de la remise en question de la démocratie par les Trente et par les
troubles intervenus à la fin de la Guerre du Péloponnèse.

Ι. ANTIPHON
Le corpus d’Antiphon s’articule autour de l’idée de la toute-puis-
sance de la loi, qui permet de faire coexister harmonieusement
dans la cité l’espace public et l’espace privé ; d’où l’équivalence
entre violation de la loi et création d’un nouvel espace public.
Le nomos (la loi et la coutume) est le reflet de l’ordre naturel
voulu par les dieux (A1), ce qui explique la dimension à la fois
religieuse et humaine des lois sur l’homicide, qui font des juges
les vengeurs des disparus, comptables du sang versé et redevables
envers les esprits des morts. Tout comme dans l’Orestie d’Eschyle,
la justice publique administrée par la cité se substitue à la justice
privée des familles (genè) en reprenant les cadres, le vocabulaire
et les procédures qui sont les siennes. Ainsi, les juges sont les pro-
tecteurs de la cité (A2), considérée comme leur oikos. Ils doivent
la préserver de la souillure (conception collective de la faute) en
écartant le coupable des lieux et des cérémonies où s’affirment
les liens entre la cité et les dieux, à savoir les sanctuaires, les
sacrifices, et plus généralement les enceintes et les lieux de
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7. Voir sur ces questions Hansen, op. cit., notamment p. 106-109, et D. Cohen,
Law, Violence and Community in Classical Athens, Cambridge, 1995, p. 52-57.
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réunions publics, qui sont des espaces consacrés et protégés par


les dieux.
Le caractère sacré des lois sur l’homicide s’explique par le fait
qu’elles assurent à l’intérieur de la cité l’harmonie entre les hommes
et les dieux, aussi bien dans l’espace public que dans l’espace privé
(A3) : s’il n’y a aucune trace de souillure, c’est qu’il n’y a aucune
faute. L’argument repose sur une conception ancienne de la faute,
mais il est passablement raffiné chez Antiphon8 et appuyé sur le
vocabulaire des preuves techniques : ainsi, les « signes divins » per-
mettent de former des indices (τεκμήρια) qui montrent la contradic-
tion entre les paroles et les actes du locuteur9.
Plus généralement, ce sont les accusateurs qui, en ne respectant
pas les lois sur l’homicide (en usant d’une procédure illégale), lois
qui remontent à Dracon, au VIIe siècle, et sont les plus anciennes
lois de la cité, refusent à l’adversaire le bénéfice de la loi, qui est
commune à tous, pour leur profit privé. Ils s’excluent ainsi de l’es-
pace de la cité (A4)10.
Mais cette toute-puissance de la loi, qui s’impose parfois même
contre la justice et peut exclure de l’espace public tout citoyen
condamné pour meurtre (A6), s’accompagne de garanties légales,
qui visent à inscrire ceux qui l’appliquent dans un cadre bien
défini, qui interdit autant que possible l’arbitraire : serments des
juges, serments des deux parties sur les entrailles des victimes (A5).
La violation de la loi marque la rupture entre le privé et le public
(B1 ; B3) ; l’action des accusateurs est présentée comme mettant en
place une nouvelle législation et créant un espace nouveau,
excluant de ce fait celui qui viole la loi et celui au détriment de
laquelle elle est violée (B2) ; de sorte que l’on peut comprendre que
c’est la loi qui constitue ici la communauté, son respect garantis-
sant l’appartenance à la communauté.
En sens inverse, il y a compatibilité, si l’on respecte la loi, entre
intérêt privé et public : la loi permet l’administration publique des
conflits privés (B4). D’où la valorisation de la tranquillité (apragmo-
sunê ; hêsuchia) comme vertu politique reposant sur l’équilibre entre
activité publique et activité privée, par opposition à l’activisme
(polupragmosunê) de ceux qui intentent sans cesse des procès11, les
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8. Pour M. Gagarin, Antiphon the Athenian : Oratory, Law and Justice in the Age
of the Sophists, Austin, 2002, p. 109-112, l’idée de pollution est beaucoup plus centrale
dans les Tétralogies, peut-être parce que ces dernières sont des exercices d’école et
que l’argument est ici l’objet d’un maniement technique et rhétorique.
9. Voir la définition du terme dans la Rhétorique à Alexandre : « ce sont tous les
faits contraires à ce que dit le discours et tout ce en quoi le discours se contredit lui-
même » (trad. P. Chiron).
10. Ce qui peut leur valoir certaines formes d’atimie (exclusions partielles de
l’espace public).
11. Voir P. Demont, op. cit., p. 90.
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sycophantes, mais aussi les partisans de la démocratie péricléenne


en général, présentés par leurs adversaires comme des plaideurs
acharnés (C1)12.

II. ANDOCIDE
Alors que, chez Antiphon, la loi apparaît comme assurant la
coexistence de l’espace privé et de l’espace public dans la cité démo-
cratique, les discours d’Andocide et de Lysias permettent de mesu-
rer combien, dans la cité secouée par les coups d’état oligarchiques,
qui remettent en question l’assise démocratique, le partage
public/privé est problématique.
Andocide est issu d’une grande famille athénienne. Compromis
dans le scandale de la mutilation des Hermès et de la parodie des
Mystères d’Éleusis, en 415, il obtient l’immunité en dénonçant ses
complices. Mais un décret d’Isotimidès, sans doute dirigé contre lui,
et interdisant la fréquentation de l’agora à tout citoyen ayant avoué
une impiété, l’oblige à s’exiler d’Athènes. Après un essai infruc-
tueux, il revient après le rétablissement de la démocratie en 403, à
la faveur des deux amnisties votées l’une en 405 (décret de
Patroclidès) pour réhabiliter les anciens atimoi (privés de droits
civiques), l’autre en 403 et proclamant une amnistie générale pour
les faits survenus sous les Trente (à l’exception des Trente eux-
mêmes et des Onze, leurs exécutants). Mais il se voit intenter une
action en 400 pour impiété et doit répondre dans le procès Sur les
Mystères. Il sera acquitté.
Il faut tenir compte ici du contexte : Andocide cherche à faire
coïncider son cas privé avec le sort de la cité tout entière (voir aussi
sur la question Lysias, B3). D’où l’importance du thème de l’amnis-
tie et de l’homonoia dans le discours. L’ensemble témoigne des dif-
ficultés à reconstruire l’espace public à la fin du Ve siècle.
Cette amnistie est présentée comme s’inscrivant dans la conti-
nuité des institutions et de l’histoire athéniennes : le serment de
réconciliation est un des nombreux serments sur lesquels reposent
la cohésion de la cité et le bon fonctionnement de ses institutions
(A1-A2), au même titre que le serment des héliastes, qui garantit
l’absence de parti-pris des juges siégeant au nom de tous ; acte reli-
gieux et politique, le serment met en accord la cité et les dieux et
constitue une manifestation publique de l’unité politique ; de même
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12. Le Vieil Oligarque – l’auteur inconnu de la République des Athéniens, un pam-
phlet anti-démocratique daté de la fin du Ve siècle conservé dans le corpus de
Xénophon – fait de cette intense activité judiciaire un des fondements de la démo-
cratie péricléenne qu’il attaque. Sur le goût immodéré des Athéniens pour les procès,
voir aussi les Oiseaux d’Aristophane, où les deux héros quittent leurs compatriotes,
perchés sur les procès, pour rechercher un endroit « tranquille » (v. 39-45).
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pour les lois écrites, lois dont la publication par voie d’affichage
assure la publicité et l’accessibilité à tous les citoyens (A3) ; enfin,
la constitution de l’espace commun se fait par la répartition des
timai (« honneurs, charges ; droits civiques »), répartition égale
entre les citoyens ; la privation partielle de timai (A4) signale l’ex-
clusion progressive de l’espace civique (privation de certains droits,
exclusion de certains espaces publics).
Conçus dans cette perspective, le décret de Patroclidès (B1) et la loi
d’amnistie de 403 (B2) s’inscrivent dans la continuité de la démocra-
tie athénienne et ne constituent pas une exception liée aux circons-
tances. L’« oubli des méfaits » (mê mnêsikakein) et des vengeances
privées (B2) permet chaque fois de reconstituer l’unité de la commu-
nauté, l’homonoia, et d’assurer l’aretê de la cité (B3). On notera que le
terme homonoia ne se trouve pas dans le décret lui-même (B1), qui
établit l’unité sous la forme d’une pistis échangée, forme juridique de
l’engagement entre deux parties, mais semble ajouté par Andocide. Il
apparaît ainsi comme le mot-clef d’un programme politique qui met
l’accord public au-dessus des rancunes privées13.
Le sort d’Andocide paraît dès lors exemplaire et sert l’intérêt
public en affirmant la toute-puissance des lois (C1). La coïncidence
entre Andocide et la cité apparaît à nouveau à la fin du discours, où
l’orateur rappelle le rôle de ses ancêtres dans l’histoire d’Athènes et
en tire argument pour appeler les juges à la pitié (C2). La critique
des orateurs dans le prologue du discours Sur son retour va dans le
même sens : eux disjoignent intérêt privé et public alors que la cité
est un espace où les deux sont compatibles (C2).

III. [ANDOCIDE], Contre Alcibiade


Le discours, transmis dans le corpus d’Andocide, semble écrit par
un partisan de la démocratie péricléenne. On y trouve une première
ébauche de l’idéal du service public, qui demande de faire passer son
intérêt privé au second plan et même de le sacrifier (A1).
L’assimilation de l’isotês à la koinôtês s’explique ici par l’importance
de la notion d’égalité pour définir la communauté dans l’idéologie
démocratique athénienne (noter l’importance croissante des occur-
rences de koinos) (A2)14. C’est au nom de cet idéal que l’attitude
d’Alcibiade est condamnée (B1-B2-B3)15 : elle est marquée par un souci
de l’intérêt personnel et un désir de se distinguer des autres (B2) qui
s’opposent aux idéaux de la communauté. Contre ce type d’hommes
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13. Comparer avec Lysias, qui suggère que l’assouvissement des rancunes pri-
vées peut servir l’intérêt public.
14. Voir la différence que propose Prodicos (A1) entre les termes dans le
Protagoras, 337a.
15. Voir aussi Thucydide et Isocrate.
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plus puissants que les magistrats et les lois le seul recours est l’ac-
tion publique, l’action privée étant impuissante (B4). La cité sert ainsi
de recours à l’individu et le pouvoir public protège la liberté privée.

IV. LYSIAS
Tout en rappelant les fondements de l’idéal démocratique (souve-
raineté de la loi et importance des discours : A1-A2), le corpus de
Lysias en souligne les dysfonctionnements récents : les Trente ont
utilisé les institutions pour satisfaire des haines privées ; ils ont ainsi
bafoué les principes de la cité démocratique, qui assurent la préser-
vation de l’espace et des biens privés (B1) et brouillé l’ordre des géné-
rations et l’équilibre des familles ; plus généralement, dans les procès
privés et dans les procès publics ne prévalent plus les mêmes prin-
cipes, puisque dans les derniers ce sont les victimes qui plaignent
leurs bourreaux (B2)16 ; dans le cas d’Andocide, il ne faut pas non
plus assimiler le cas privé au cas public (B3)17.
Face à ces dysfonctionnements se trouve affirmée la solidarité
entre l’intérêt public et l’intérêt privé : les procès privés ont une
utilité publique (C1) ; les procès intentés aux Trente ou à leurs
séides ne sont pas des vengeances privées mais se font au nom de
l’intérêt commun (C2-C3).
C’est ainsi que se pose la question de l’implication dans la vie
publique, liée chez Antiphon à la revendication de la « tranquillité »,
c’est-à-dire de l’implication modérée dans les affaires publiques
(Antiphon C1). Chez Lysias, la situation semble avoir évolué, proba-
blement à cause de la désaffection relative des Athéniens à l’égard
de l’activité politique (voir Aristophane, Assemblée des femmes) : au
refus de la polupragmôsunê, associée à Andocide (D1), s’ajoute la
méfiance envers la « tranquillité », signe d’un désengagement,
voire d’une hostilité à l’égard du régime (D3) ; l’engagement dans
la vie politique est un engagement pour la cause commune, qui fait
passer au second plan les intérêts privés (D2). On retrouve l’affir-
mation du pseudo-Andocide, qui mettait l’intérêt commun au-dessus
de l’intérêt privé : ici, c’est la conduite privée exemplaire du citoyen
riche qui est la plus lourde des liturgies accomplies dans l’intérêt
de la cité (D4) – espace privé et espace public se confondent.

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16. Sur la distorsion entre conduite privée et conduite publique, voir Isocrate
(B 2, 3, 4).
17. Contrairement à l’argumentation d’Andocide lui-même.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 309

2) Les sophistes

I. PROTAGORAS
Selon le mythe exposé par Protagoras dans le Protagoras de
Platon, la communauté humaine (A1) a pour fondements des ver-
tus qui permettent la juste répartition entre les hommes (dikê) et
le respect des normes reposant sur le regard de l’autre (aidôs) ;
elle repose sur l’égalité entre les citoyens, conception démocra-
tique de la communauté qui correspond bien par ailleurs aux rela-
tions connues de Protagoras avec Périclès et Athènes18. Les liens
entre citoyens sont conçus sur le modèle des liens de philia et
donc comme un prolongement des liens privés, d’où l’accord entre
privé et public affirmé par Protagoras dans la définition qu’il
donne de son enseignement (A2). Mais si privé et public sont
conçus comme solidaires, la vérité est relative (à chaque individu)
et la prise de décision tout comme la définition de ce qui est juste
dans la cité n’est pas de l’ordre de l’absolu (A3).
La « sophistique » telle que la définit Protagoras – toujours
dans le dialogue de Platon – s’inscrit dans la logique du mythe
politique. Elle repose sur l’idée nouvelle d’une diffusion des
savoirs dans l’espace public et de la constitution d’une paideia
apte à enseigner la technê politikê : contrairement aux formes
antérieures de sophia, qui restent cantonnées dans l’espace privé,
elle fait l’objet d’une publicité (B1). Elle s’accorde avec l’action de
la cité et de ses lois, qui après l’instruction privée donnée au
jeune garçon avant qu’il devienne citoyen, forment ce dernier
tout au long de sa vie (B2). À la capacité naturelle des élèves, on
peut ajouter un perfectionnement, qui mérite salaire (B3) et
assure l’aretê, l’excellence, dans la vie publique comme dans la
vie privée.

–––––––––––––––
18. Ces deux notions sont présentées comme le fondement de toute société
humaine (à savoir ici la cité) ; elles permettent le lien entre les hommes par le res-
pect des règles communes. L’idée que la justice distingue les hommes des autres ani-
maux se trouve déjà chez Hésiode dans les Travaux et les Jours. Mais la mise en
rapport entre dikê et aidôs (vergogne ou pudeur), devenues vertus politiques, est
nouvelle. On notera aussi que la partie du mythe qui figure ici constitue un ajout au
mythe hésiodique de Prométhée, repris dans le passage qui précède par Protagoras.
L’humanité se constitue désormais en deux temps : le don du feu permet d’accéder
aux technai, mais ces dernières ne sont pas une condition suffisante pour la survie
des hommes. Seule la capacité à s’assembler, donc la cité, lui permet de s’accomplir.
Ainsi s’explique aussi que, dans la hiérarchie des technai, la technê politikê soit la
plus élevée et pourquoi aussi elle s’enseigne à tous, puisque tous les hommes possè-
dent les conditions nécessaires pour recevoir cette formation.
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II. GORGIAS
Gorgias définit un art de la parole publique, qu’il nomme, dans
le Gorgias de Platon, « rhétorique » (A1). Contrairement à
Protagoras, cet art n’est pas défini comme une formation à l’aretê,
mais comme une technique (A2-A4). C’est pourquoi il est avant tout
un art de combat et c’est pourquoi aussi le maître ne peut être tenu
pour responsable de ce que fait son élève (A3). L’intérêt de cette for-
mation, c’est qu’elle ne repose sur aucun pré-requis et s’adresse
donc à tous les citoyens, assurant le succès sur le plan privé comme
sur le plan public (A4) : de ce point de vue, la position est la même
que celle de Protagoras, qui pose une égalité entre les citoyens.
Mais, à la différence de Protagoras, il ne s’agit pas d’une formation
éthique. C’est une dunamis, une capacité qui est une puissance, un
pouvoir dans la cité (qui peut menacer celui du dêmos). C’est donc
d’abord dans la démocratie que cet art pose problème.
Par opposition à Socrate, qui propose de définir un usage unique
de la parole, cette conception du discours repose sur la différence
entre parole privée et parole publique (B1) et sur l’eikos, le vraisem-
blable (B2). La vérité appartient en effet à la sphère intime, l’individu
ne pouvant la communiquer à autrui20. Il peut en revanche user, pour
obtenir l’approbation de la foule, des doxai (des opinions communes)
et argumenter à partir des arguments de vraisemblance (eikota) pour
convaincre le public de la nécessité logique de ce qu’il dit.

III. PRODICOS
Dans les procès, on fait souvent appel aux juges en usant des
deux termes : être « commun », c’est donc être « égal » ; la distinc-
tion de Prodicos – un exemple de l’art de la synonymique dont il
semble avoir été spécialiste – permet de ne pas fonder cette com-
munauté seulement sur l’égalité arithmétique, mais sur une égalité
géométrique fondée sur une hiérarchie intellectuelle. Le savoir est
ici privilégié, sans doute celui des sophistes.

IV. THRASYMAQUE
La parole publique apparaît comme inutile dans les temps
anciens ou dans la meilleure des constitutions (A1)21. Mais en l’ab-
sence d’homonoia (guerre extérieure et intérieure), il faut s’expri-
–––––––––––––––
19. Voir M.P. Noël, « L’art de Gorgias dans le Gorgias », in Papers on Rhetoric VI,
L. Calboli Montefusco (dir.), 2004, p. 131-149.
20. L’idée apparaît dans le Traité du non-être et dans l’Apologie de Palamède, 5.
21. Voir Aristote, Rhétorique, I, 1.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 311

mer. Le discours des orateurs est ici, comme il le sera au IVe siècle,
remis en question et l’allusion à la patrios politeia, la constitution
des pères, suggère une conception traditionnelle et idéalisée de la
démocratie d’autrefois.

V. ANTIPHON
Même si le texte est lacunaire et s’il est difficile de savoir si ce
passage reflète bien la pensée d’Antiphon22, l’opposition entre loi et
nature est ici remarquable : la loi est présentée comme une conven-
tion, opposée à la nature, qui ne connaît aucune forme de lien. Le
partage privé/public se trouve rejeté du côté des nomoi humains.

*
* *

1) Orateurs et logographes

I. ANTIPHON (ca 480-411)


A. Les lois sur l’homicide comme fondement de la communauté
politique
A1. Les lois humaines sur l’homicide, reflet de l’ordre divin. Tétralogie 3,
discours 1, 1-523.
La loi24 prescrit à juste titre à ceux qui jugent les causes de
meurtre de mettre le plus grand soin à ce que poursuites et témoi-
gnages aient lieu selon ce qui est juste, sans laisser échapper les
coupables, sans mettre en jugement ceux qui sont purs. C’est en
effet la divinité qui, voulant créer l’espèce humaine, tout à la fois
fit naître les tout premiers d’entre nous, et leur donna comme nour-
rices la terre et la mer pour que le manque des choses nécessaires
ne les fît pas périr avant le terme de la vieillesse. Puis donc que
–––––––––––––––
22. Voir, sur la question G. A. Pendrick, Antiphon the Fragments, Cambridge 2002,
p. 32-38 et M. Gagarin, Antiphon the Athenian, Austin, 2002, p. 63-92 (et bibliographie
ad loc.).
23. Il s’agit ici du premier discours de l’accusation, comme pour le texte suivant.
un individu ayant été assassiné avec son esclave, un de ses parents cherche à
démonter la culpabilité d’un ennemi personnel de la victime. Les Tétralogies sont
probablement des exercices d’école. Voir M. Gagarin, Antiphon the Athenian : Orality,
Law and Justice in the Age of the Sophists, Austin, 2002, p. 103-134.
24. La loi ou la coutume (en grec nomos) ; ici, il est difficile de distinguer, d’au-
tant que les lois sur l’homicide sont des lois anciennes, qui ont donc aussi force de
coutume.
312 MARIE-PIERRE NOëL

notre vie a paru aux dieux digne de tels bienfaits, quiconque tue
illégalement (ἀνόμως) commet une impiété envers les dieux en même
temps qu’il brouille les usages établis (τὰ νόμιμα) par les hommes.
Ainsi, d’une part, le mort, privé du don de la divinité, laisse naturel-
lement après lui comme vengeance divine (θεοῦ τιμωρίαν) la colère
des esprits infernaux (τὴν τῶν ἀλιτηρίων δυσμενείαν), colère que ceux
qui jugent ou témoignent contrairement au juste, participant à l’im-
piété du criminel, introduisent comme une souillure étrangère dans
leurs demeures privées (εἰς τοὺς ἰδίους οἴκους). Mais si nous, qui
sommes les vengeurs des disparus (οἱ τιμωροί), nous poursuivons des
innocents pour satisfaire une haine personnelle (ἔχθραν), parce que
nous ne vengerons pas le mort, nous susciterons contre nous les
démons redoutables (δεινοὺς ἀλιτηρίους) que sont les fantômes des
défunts réclamant leur dû, parce que nous faisons mettre à mort
injustement des hommes purs (τοὺς καθαρούς), nous encourons les
peines prévues pour un meurtre et enfin, parce que nous vous per-
suadons d’accomplir des actes contraires aux lois, nous devenons res-
ponsable de votre erreur. Pour ma part, je suis pénétré de ces craintes
et c’est pur de tout reproche (καθαρός) que je traduis celui qui a com-
mis un acte impie (τὸν ἀσεβήσαντα) devant vous. Et vous, préoccupez-
vous de donner un jugement digne de la gravité de ce qui vient d’être
dit et infligez à l’auteur de cet acte une peine digne de ce qu’il a fait
subir ; vous purifierez ainsi de la souillure (καθαρὰν τοῦ μιάσματος) la
cité tout entière (ἅπασαν τὴν πόλιν).
A2. Meurtre, souillure et espace public. Tétralogie 1, discours 1, 11.
Il est contraire à votre intérêt que cet homme, qui est impur (μιαρόν)
et souillé (ἄναγνον), pénètre dans les sanctuaires et souille (μιαίνειν)
leur pureté, qu’en s’attablant <dans les banquets lors des sacri-
fices> il remplisse de cette souillure celui qui n’est coupable de
rien. Car ces crimes déclenchent de mauvaises récoltes et font
échouer ce que l’on entreprend. Vous devez donc considérer la ven-
geance comme vous appartenant en propre (οἰκείαν) et faire tomber
sur cet individu seul son impiété de façon que son infortune
demeure privée (ἰδίαν μὲν τὴν συμφοράν) et que la cité se trouve
purifiée (καθαρὰν δὲ τὴν πόλιν καταστῆσαι).
A3. Éviter la souillure dans la vie publique comme dans la vie privée.
Sur le meurtre d’Hérode, 81.
Tout ce qui pouvait être établi à partir d’indices et de témoignages
humains, vous l’avez entendu. Mais il faut aussi dans de tels cas
faire reposer vos votes sur des indices non moins importants, ceux
que fournissent les signes envoyés par les dieux (τοῖς ἀπὸ τὼν θεῶν
σημείων). En effet, c’est parce que vous vous fiez essentiellement à
eux que vous administrez sans risque d’erreur les affaires com-
munes de la cité (τὰ τῆς πόλεως κοινά), dans les situations critiques
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 313

aussi bien que dans celles qui ne le sont pas, et pour les affaires
privées aussi (εἰς τὰ ἴδια) ce sont ces signes-là qu’il faut tenir pour
les plus importants et les plus sûrs. Car vous savez, je pense, que
beaucoup d’hommes dont les mains n’étaient pas pures (μὴ καθαροὶ
χεῖρας) ou qui avaient contracté quelque autre souillure (ἄλλο τι
μίασμα ἔχοντες), une fois embarqués sur un vaisseau, ont causé leur
propre perte mais aussi celle de gens qui respectaient les dieux (τοὺς
ὁσίους διακειμένους τὰ πρὸς τοὺς θεούς), ou bien, sans aller jusqu’à la
dernière extrémité, ces gens-là ont couru les pires dangers à cause
de tels individus ou bien encore, beaucoup d’entre ces derniers, au
moment où ils assistaient à des sacrifices, ont rendu manifeste leur
manque de respect envers les dieux (οὐχ ὁσίους) parce que leur pré-
sence a empêché l’accomplissement des sacrifices prescrits par
l’usage (τὰ ἱερὰ τὰ νομιζόμενα). Mais, en ce qui me concerne, dans tous
ces cas, c’est le contraire qui s’est produit.
A4. Les lois de Dracon comme fondement du droit dans l’empire
d’Athènes. Sur le meurtre d’Hérode, 13-14.
Tu prétends que je ne serais pas resté si j’avais été mis en liberté et
que j’aurais quitté le pays25, comme si c’était contre mon gré, par
la contrainte, que j’étais venu dans ce pays. Pourtant, s’il m’avait
été indifférent que cette cité me fût interdite26, il m’aurait été égal
(ἴσον) aussi de ne pas me présenter lors de la citation préalable et
d’être condamné par défaut, tout autant que de partir avant ma pre-
mière défense. Car cela est <un droit> commun à tous
(ἅπασι…κοινόν)27. Mais toi, ce qui est commun (κοινόν) à tous les
autres Grecs, tu cherches à m’en dépouiller, moi seul, pour ton pro-
fit privé (ἰδίᾳ), en établissant, de ton propre chef et pour toi seul
(αὐτὸς σαυτῷ), une loi (νόμον). Pourtant, les lois qui règlent de telles
questions28 tous, je pense, seraient d’accord pour les considérer
comme les plus belles de toutes et les plus saintes (ὁσιώτατα)29. Elles
sont à la fois les plus anciennes de ce pays et elles sont toujours les
mêmes sur les mêmes sujets ; c’est le temps en effet et l’expérience
–––––––––––––––
25. Au terme des lois qui régissent les membres de la Ligue de Délos, toute
affaire de meurtre concernant un citoyen athénien doit être jugée à Athènes. Mais,
alors que Euxithéos, qui n’est pas un citoyen athénien, devait normalement se trou-
ver engagé dans une procédure pour homicide (une dikê phonou), ses adversaires
ont prétendu qu’il pouvait quitter la cité à tout moment et donc ne pas se présenter
devant le tribunal ou partir au milieu du procès. D’où la procédure exceptionnelle
qu’ils ont demandée et obtenue, celle de l’apagôgê (arrestation sommaire) comme
malfaiteur (κακοῦργος).
26. Litt. « d’être privé de cette cité » (στέρεσθαι τῆσδε τῆς πόλεως).
27. Il est toujours possible à un accusé, avant le 2e discours, de s’exiler, de sorte
que la condamnation est prononcée par contumace.
28. Il s’agit des lois sur l’homicide, qui sont les plus anciennes lois d’Athènes et
remontent à Dracon, comme le montre la suite du passage.
29. Ou « conformes aux prescriptions des dieux ».
314 MARIE-PIERRE NOëL

qui enseignent aux hommes à reconnaître ce qui n’est pas beau. De


sorte que vous n’avez pas à apprendre des discours de mon accusa-
teur si les lois sont ou non bien faites, mais à apprendre des lois si
les discours des accusateurs vous instruisent correctement et léga-
lement (ὀρθῶς καὶ νομίμως) sur l’affaire.

A5. La toute-puissance de la loi. Sur le Meurtre d’Hérode, 85-8930.


Sur tous les points de l’accusation dont je me souviens, juges,
voilà quelle est ma défense. Mais c’est à vous aussi, je pense, qu’il
convient de m’acquitter. Car les éléments qui me sauvent, ce sont
précisément la légalité que vous respectez et les serments que
vous avez prêtés (νόμιμα καὶ εὔορκα). Vous avez en effet juré de
juger selon les lois (κατὰ τοὺς νόμους). Pour moi, les lois selon les-
quelles j’ai été emprisonné ne me concernent pas, tandis que, sur
les faits dont je suis accusé, l’action contre moi est légale
(νόμιμος). Si l’on a fait deux procès au lieu d’un seul, les respon-
sables sont non pas moi, mais mes accusateurs. En tout cas, il est
inconcevable que mes ennemis jurés m’aient intenté deux procès
à la place d’un seul et que vous, qui êtes des juges équitables de
ce qui est juste (τῶν δικαίων ἴσοι κριταί)31, vous alliez, dans ce pro-
cès, préjuger le meurtre à ma charge. Non, juges, non ! Accordez
plutôt du temps au temps, qui couronne de succès les efforts de
ceux qui cherchent à établir l’exactitude des faits. Je trouverais
légitime, pour ma part, que, dans de telles circonstances, mon
affaire (τὴν δίκην) fût jugée conformément aux lois (κατὰ τοὺς
νόμους) et, à défaut, suivant la simple justice (κατὰ τὸ δίκαιον),
qu’elle fût examinée le plus de fois possible (ὡς πλειστάκις
ἐλέγχεσθαι) : le verdict n’en serait que meilleur. Les procès répétés
sont en effet les auxiliaires de la vérité et les pires ennemis de la
calomnie. C’est qu’une sentence pour homicide, même s’il s’agit
d’un verdict injuste, a plus de poids que le juste et le vrai. Il est
nécessaire (ἀνάγκη), en effet, si vous prononcez une condamna-
tion, que même quelqu’un qui n’est pas un meurtrier et qui n’est
pas responsable de l’acte commis se conforme à la sentence et à
la loi (τῇ δίκῃ καὶ τῷ νόμῳ). Et personne n’oserait ni transgresser
–––––––––––––––
30. On retrouve un texte semblable mais sur certains points plus explicite dans
le Sur le Choreute, 2-6 (voir texte suivant). Pour certains éditeurs (comme Gernet
dans la CuF), les paragraphes 87 à 89 sont donc une interpolation dans le texte que
nous citons. À la suite de M. Gagarin (Antiphon, The Speeches, Cambridge, 1997,
p. 226), nous considérons qu’il s’agit plutôt d’une forme de réécriture, phénomène
assez courant dans les plaidoyers conservés, où les mêmes arguments se retrouvent
parfois sous des formes légèrement modifiées pour s’adapter au contexte. De telles
répétitions permettent sans doute aussi la mémorisation du texte par le client et une
meilleure perception de l’argumentation par les jurés.
31. Voir [Andocide] A2 et note ad loc.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 315

le verdict rendu (τὴν δίκην τὴν δεδικασμένην) en se fondant sur la


certitude de sa propre innocence, ni, s’il se sait coupable, ne pas
se conformer à la loi (τῷ νόμῳ). Il est nécessaire (ἀνάγκη) de se
soumettre au verdict, fût-ce en dépit de la vérité, et à la vérité
elle-même, notamment en l’absence de vengeur potentiel32. D’où
le fait que les lois, les serments des deux parties sur les entrailles
des victimes, les interdictions et en général toute la procédure des
actions pour meurtre (οἵ τε νόμοι καὶ αἱ διωμοσίαι καὶ τὰ τόμια καὶ
αἱ προρρήσεις, καὶ τἆλλα ὅσα γίγνεται τῶν δικῶν ἕνεκα τοῦ φόνου)
sont bien différents des autres cas, parce que les faits qui sont en
jeu requièrent plus que tout autre un jugement correct. Car ce
dernier tient lieu de vengeance pour la victime, tandis que, si l’on
condamne comme meurtrier un innocent, il s’agit d’une faute et
d’une impiété envers les dieux et les lois (ἁμαρτία καὶ ἀσέβεια… εἴς
τε τοὺς θεοὺς καὶ εἰς τοὺς νόμους). Par ailleurs, ce n’est pas la même
chose, pour le plaignant, de porter une accusation injuste et pour
vous, qui êtes juges, de rendre une sentence injuste. Car leur
accusation ne peut déterminer l’issue du procès. C’est vous et
votre jugement qui en décidez. Si vous rendez une décision
injuste, il n’y a personne nulle part qui puisse prendre la faute
sur lui pour vous en disculper.
A6. Le coupable interdit d’espace public. Sur le Choreute, 433.
Il est nécessaire (ἀνάγκη), du moment que vous avez voté la condam-
nation, même si l’on n’est pas un meurtrier, de se conformer au ver-
dict et de s’écarter, comme la loi le veut, de la cité, de ses
sanctuaires, procès34 et sacrifices (πόλεως ἱερῶν ἀγώνων θυσιῶν), qui
sont les biens les plus importants et les plus anciens de l’humanité.
Et telle est la nécessité qu’impose la loi (τοσαύτην ἀνάγκην ὁ νόμος
ἔχει) que, si quelqu’un a tué un de ceux sur lesquels il a lui-même
tout pouvoir (κρατεῖ) et qui n’a pas de vengeur potentiel (ὁ
τιμωρήσων), par crainte de l’usage établi <par la loi> et de la
volonté des dieux (τὸ νομιζόμενον καὶ τὸ θεῖον), il se purifie (ἁγνεύει)
et s’écartera des lieux qui sont énumérés dans la loi (ἐν τῷ νόμῳ),
dans l’espoir de s’assurer le meilleur avenir.
–––––––––––––––
32. L’idée peut être comprise grâce au développement parallèle du Sur le
Choreute, 4 : dans le cas où l’on est vraiment un meurtrier, même s’il n’y a pas de
danger immédiat (pas de vengeur possible), on doit se conformer aux prescriptions
de la loi sur les homicides.
33. L’accusé est un chorège (un citoyen chargé d’assurer les frais d’un chœur,
liturgie particulièrement onéreuse), au domicile duquel un choreute (membre du
chœur) est mort après avoir bu une boisson suspecte, sans doute destinée à lui rendre
sa voix. Le choreute est accusé de meurtre par les parents de la victime. Ce discours
est postérieur au précédent (peut-être 412 ?).
34. Le terme désigne aussi les « jeux » (traduction de L. Gernet dans la CuF),
mais désigne en général chez Antiphon le procès. Sur ce point, voir M. Gagarin,
Antiphon, The Speeches, Cambridge, 1997, p. 226.
316 MARIE-PIERRE NOëL

A7. L’espace public et l’espace politique. Accusation de Nicoclès, in


Harpocration, Lexique, 155f.
<Leschai>35 : Antiphon dans le Contre Nicoclès : on appelait leschai
des lieux publics (δημοσίους τινὰς τόπους) dans lesquels de nombreux
hommes s’installaient pendant leur temps libre (σχολὴν ἄγοντες).

B. La violation des lois et l’exclusion de la vie publique


B1. La violation des lois pour perdre injustement un homme. Sur le
meurtre d’Hérode, 15.
C’est ainsi que les lois sur le meurtre sont les plus belles et que per-
sonne jamais n’a osé les modifier. Toi seul tu as osé te faire législa-
teur (νομοθέτης) pour prendre des dispositions scélérates (ἐπὶ τὰ
πονηρότερα) et c’est par cette transgression que tu cherches à me
perdre injustement (ἀδίκως).
B2. Être exclu de ce qui est commun. Sur le meurtre d’Hérode, 17.
C’est encore par une complète violation des lois (παρανομώτατα) que
j’ai été emprisonné : alors que j’étais d’accord pour fournir trois
garants conformément à la loi (κατὰ τὸν νόμον), mes adversaires
ont si bien manœuvré qu’il m’a été impossible de le faire. De tous
les étrangers qui ont accepté de fournir des garants, jamais aucun
ne fut emprisonné. C’est pourtant cette même loi que les officiers
en charge des criminels36 appliquent régulièrement. De sorte que
cette loi aussi, qui est commune (κοινός) à tous les autres, je suis le
seul à qui elle n’a pas profité.
B3. Exécution privée d’un homme. Sur le meurtre d’Hérode, 47.
Ils ont acheté l’esclave37 et l’ont tué de façon privée (ἰδίᾳ), lui, le
dénonciateur, sans que la cité l’ait voté, alors qu’il n’était pas le
meurtrier d’Hérode. (…) Oui, vous l’avez de vous-mêmes condamné
à mort et vous l’avez exécuté, alors qu’il n’est même pas possible à
une cité <de la ligue de Délos> de décider de la peine de mort pour
qui que ce soit sans l’aval des Athéniens.
B4. La compatibilité entre intérêt privé et intérêt public dans le cadre
de la loi. Sur le meurtre d’Hérode, 61.
Le meilleur indice qu’il38 ne voulait pas sa perte, le voici : alors
qu’il lui était possible, en intentant <à Hérode> un procès qui l’au-
–––––––––––––––
35. Les leschai sont des portiques ou des galeries où les habitants d’une cité pou-
vaient se retrouver pour deviser. Il s’agit d’un espace commun au dêmos (dêmosios),
mais dans lequel aucune activité politique ne s’exerce.
36. Il s’agit des Onze.
37. Sans doute un compagnon de voyage de l’accusé Euxithéos et de la victime
Hérode ; il avait dénoncé Euxithéos sous la torture.
38. Il s’agit de l’Athénien Lykinos qui, selon les accusateurs, aurait été l’instiga-
teur du meurtre d’Hérode par Euxithéos, lequel n’est pas Athénien.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 317

rait mis dans un très grand danger, de le ruiner avec l’appui de vos
lois et de résoudre son cas privé (ἴδιον) tout en s’attirant la recon-
naissance de votre cité (τῇ πόλει τῇ ὑμετέρᾳ) par la démonstration de
la culpabilité de son adversaire, il ne l’a pas voulu.

C. Le bon citoyen et le citoyen tranquille


C1. Les malheurs poussent les citoyens tranquilles à sortir de leur
réserve. Tétralogie 2, discours 2, 1.
De nos jours il est clair que ce sont les malheurs et le besoin qui, à
eux seuls, forcent les hommes les moins chicaniers (ἀπράγμονας) à
se présenter dans les procès, les citoyens tranquilles (ἡσυχίους) à
oser en général parler et agir contre leur nature.

II. ANDOCIDE (ca 440-ca 390)39

A. Les fondements de la vie publique


A1. Le serment dans les affaires publiques et privées, garant de
l’unité de la cité. Sur les Mystères, 940.
Juger selon les principes du droit, je pense que vous êtes vous aussi
prêts à le faire, ces principes sur la foi desquels j’ai affronté ce pro-
cès, parce que je vous voyais dans les affaires privées comme dans
les affaires publiques (καὶ ἐν τοῖς ἰδίοις καὶ ἐν τοῖς δημοσίοις) atta-
chés avant tout à voter selon les serments41. Or c’est cela seul qui
assure la cohésion de notre cité, en dépit de ceux qui voudraient
qu’il en fût autrement.
A2. Des serments dans toutes les instances de la vie publique. Sur les
Mystères, 90.
Passons à l’analyse de vos serments : celui qui est commun à la cité
tout entière (ὁ μὲν κοινὸς τῇ πόλει ἁπάσῃ) et que vous avez tous prêté
–––––––––––––––
39. Je remercie ici mon collègue Christophe Chandezon pour avoir accepté de
relire ces quelques pages sur Androcide et pour ses remarques précieuses.
40. Après avoir dénoncé en 415 les membres de son hétairie dans l’affaire de la
mutilation des hermès et de la profanation des mystères d’Éleusis, contre l’impunité
pour lui-même et certains membres de sa famille, Andocide avait dû s’exiler
d’Athènes à cause du décret d’Isotimidès, qui frappait d’atimie ceux qui étaient
reconnus coupables d’impiété en leur interdisant l’accès aux sanctuaires et à l’agora.
À partir de 410, il semble avoir cherché sans succès à rentrer (voir le discours Sur
son retour). Mais après le décret de Patroclidès (405), qui avait amnistié les anciens
atimoi et à l’issue de l’amnistie générale qui avait suivi le retour de Thrasybule et le
rétablissement de la démocratie après les Trente (403), il avait regagné Athènes et
avait de nouveau fréquenté les lieux publics et les sanctuaires. C’est alors qu’il fut
l’objet d’une nouvelle poursuite, l’accusant d’avoir malgré le décret d’Isotimidès
assisté aux Mystères et fréquenté l’agora. L’affaire fut probablement plaidée en
401/400 (voir, M. Edwards, Andocides, Warminster, 1995, p. 14).
41. Il s’agit probablement du serment des héliastes.
318 MARIE-PIERRE NOëL

après la réconciliation42, « je ne garderai de ressentiment (οὐ


μνησικακήσω) envers aucun de mes concitoyens si ce n’est envers
les Trente et les Onze43, à l’exclusion de celui qui acceptera de
rendre des comptes pour la magistrature qu’il a exercée44 » ; et le
Conseil, chaque fois qu’il entre en fonction, à quoi s’engage-t-il ?
« Je n’accepterai ni inculpation ni arrestation pour des faits anté-
rieurs, sauf contre les exilés. » Et vous, Athéniens, quel serment
prononcez-vous lorsque vous siégez dans les tribunaux ? « Je n’au-
rai pas de rancune ni ne me laisserai influencer par personne, et je
voterai selon les lois établies45. »
A3. La publicité et la révision des lois : les lois écrites. Sur les Mystères,
84 (décret de Tisaménos : décision de révision des lois : 403)46.
Le peuple a décrété, sur la proposition de Tisaménos, que les Athéniens
doivent se gouverner selon les coutumes ancestrales (κατὰ τὰ πάτρια)47 et
user des lois de Solon et de Dracon comme nous en usions autrefois.
Toutes autres lois dont on aura besoin en plus de celles-là, les Nomothètes
désignés par le Conseil les inscriront sur des tablettes48, les exposeront
devant les statues des Éponymes49 pour qu’elles puissent être consultées
par qui voudra, et ils les remettront aux magistrats dans le courant de ce
mois. Les lois remises seront examinées d’abord par le Conseil et par les
500 nomothètes choisis par les dêmotês50, après qu’ils auront prêté ser-
ment. Il est possible à n’importe quel particulier qui le souhaite (ἰδιώτῃ τῷ

–––––––––––––––
42. Il s’agit de la réconciliation des factions de la ville et du Pirée, garantie par
l’amnistie et par des serments solennels (404-403). Noter ici que le serment des
héliastes (auquel il est fait allusion ensuite) est mis ici sur le même plan que ce ser-
ment de réconciliation.
43. Les magistrats en charge des prisons et des arrestations.
44. Il s’agit de la procédure démocratique de reddition de comptes des magistrats,
qui avait été interrompue lors de l’avènement des Trente. Voir sur tous ces aspects
techniques l’ouvrage de M. H. Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de
Démosthène, trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1993 (1991) et les commentaires de
D. MacDowell, Andokides, On the Mysteries, Oxford, 1962 et M. Edwards, Andocides,
Warminster, 1995.
45. Il s’agit à nouveau du serment des héliastes.
46. une révision des lois avait déjà été décidée en 410, mais il est probable que le
décret d’amnistie de Patrokleidès demande une nouvelle révision.
47. Allusion au thème de la patrios politeia, la constitution des ancêtres, qui ne
cessera de prendre de l’importance dans la réflexion politique au IVe siècle.
48. Les documents provisoires sont inscrits sur des tablettes de bois, les docu-
ments définitifs sont gravés dans la pierre.
49. Les Dix héros éponymes des tribus athéniennes instituées par la réforme de
Clisthène. Les bases de leurs statues se trouvaient sur l’agora et servaient de sup-
port pour l’affichage des ordres du jour de l’assemblée suivante, des listes de mobili-
sation, etc.
50. L’implication des dèmes s’explique sans doute par la nécessité de renforcer le
consensus du dêmos autour de ces lois, qui apparaissent comme une refondation de
la cité démocratique (en reprenant les lois des pères, c’est-à-dire les lois de Solon et
de Dracon). D’où aussi la prestation de serment, pour leur permettre de représenter
le dêmos tout entier (les autres magistrats ayant déjà prêté serment).
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 319

βουλομένῳ)51 d’entrer pour délibérer avec le Conseil en faisant sur les lois
des propositions honnêtes. Quand les lois auront été adoptées, le Conseil
de l’Aréopage doit veiller à ce que les magistrats usent seulement des lois
établies. Les lois ratifiées doivent être affichées sur le mur52 où elles
étaient auparavant, afin que n’importe qui puisse les consulter53.
Les lois furent donc révisées, Citoyens, en vertu de ce décret, et celles
qui furent ratifiées furent affichées dans le Portique.
Cela fait, nous établîmes une loi qui s’applique à vous tous. Lis-moi la
loi :
Une loi non écrite54 ne doit être appliquée par les magistrats en aucun
cas. (…) Il n’est pas permis de faire une loi contre un seul citoyen sans
qu’elle ne s’applique à tous les Athéniens, à moins qu’une majorité de
6000 citoyens55 n’en décide autrement par un vote secret.
A4. L’exclusion de la vie publique : les différents types d’atimie. Sur
les Mystères, 73-76.
Lorsque les navires eurent été détruits56 et que le siège eut com-
mencé57, vous avez délibéré sur la concorde (περὶ ὁμονοίας) et décidé
de rendre leurs droits (ἐπιτίμους) à ceux qui en avaient été déchus
(τοὺς ἀτίμους). L’auteur de cette mesure fut Patrokleidès.
Ces citoyens déchus de leurs droits (ἄτιμοι), qui étaient-ils et dans
quelle catégorie de crime chacun se rangeait-il ?
Les premiers étaient les débiteurs du Trésor public (Οἱ μὲν ἀργύριον
ὀφείλοντες τῷ δημοσίῳ) – les anciens magistrats reconnus coupables
de malversation après leur reddition de comptes, ou ceux qui avaient
été condamnés à une amende pour délit d’expulsion illégale ou pour
complot, ou qui, après avoir acheté des droits d’affermage au Trésor
public, n’ont pas versé la somme due (ἢ ὠνὰς πριάμενοι ἐκ τοῦ δημοσίου
μὴ κατέβαλον τὰ χρήματα) ou n’ont pas fourni des garants au Trésor
public : ces gens-là avaient jusqu’à la neuvième prytanie58 pour s’ac-

–––––––––––––––
51. Tout citoyen athénien peut voter les lois à l’Assemblée du peuple (ekklêsia) et
proposer des amendements. Mais ici il s’agit d’une révision des lois et rien n’est spéci-
fié à propos d’une éventuelle ratification par l’Assemblée. En revanche, exceptionnelle-
ment, les citoyens peuvent intervenir directement au Conseil (donc comme simple
particuliers, non en qualité de conseillers) pour participer aux délibérations.
52. Le mur de la stoa Basileios, sur lequel les lois sont affichées (cf. infra : le
Portique).
53. La publicité des lois est assurée avant et après la révision.
54. Complément du décret précédent : la loi non-écrite et donc aussi non affichée
apparaît ici comme exclue de la cité, afin d’assurer la publicité des lois et le recours
possible de tout citoyen.
55. Il s’agit du quorum demandé pour les votes considérés comme essentiels.
56. À Aigos-Potamos.
57. En 405.
58. La prytanie est une division de l’année à Athènes, en fonction de la vie
publique : il s’agit du temps pendant lequel les 50 membres d’une même tribu
appartenant au Conseil des Cinq Cents (la Boulè) assument la prytanie, à savoir
1/10e de l’année.
320 MARIE-PIERRE NOëL

quitter de leur dette ; sinon ils devaient le double de la somme et


leurs biens étaient vendus.
C’était là une première forme de privation de droits ; l’autre frap-
pait la personne sans confiscation de bien : elle s’appliquait à tous
ceux qui étaient frappés d’une amende pour vol ou vénalité (ceux-là
devaient être déchus de leurs droits, ainsi que leurs descendants) ;
à tous ceux qui avaient quitté leur poste au combat59 ou refusé de
servir dans l’armée, qui s’étaient rendus coupables de lâcheté ou
avaient tenu leur navire hors d’un engagement naval ou abandonné
leur bouclier, ou bien avaient fait trois fois des faux témoignages
ou avaient été convaincus trois fois de fausse assignation ou encore
avaient maltraité leurs parents (tous ces gens-là perdaient leurs
droits en tant que personnes mais conservaient leurs biens).
D’autres étaient frappés de certaines injonctions (προστάξεις) : il
s’agissait de ceux qui n’étaient pas entièrement déchus de leurs
droits, mais d’une partie d’entre eux, par exemple les soldats qui,
parce qu’ils étaient restés à l’époque des Tyrans60 dans la cité,
avaient pour le reste les mêmes droits que les autres citoyens mais
étaient privés de celui de parler à l’assemblée du peuple (εἰπεῖν δ’ ἐν
τῷ δήμῳ) et de siéger au Conseil des Cinq-Cents (οὐδὲ βουλεῦσαι)
(c’est sur ces points qu’ils étaient privés de droits) ; certains
n’avaient pas le droit de faire des assignations en justice, d’autres
de procéder à des dénonciations publiques ; certains étaient inter-
dits de s’embarquer pour l’Hellespont, d’autres pour l’Ionie ; d’autres
se voyaient retirer le droit de pénétrer sur l’agora.
Voilà donc ce que vous avez décidé par votre vote : effacer tous ces
décrets, les originaux aussi bien que les copies, et échanger sur
l’Acropole des engagements de concorde (πίστιν ἀλλήλοις περὶ
ὁμονοίας δοῦναι).

B. La reconstitution de la vie publique à la fin de la Guerre du


Péloponnèse
B1. Les registres publics : inscrire ou effacer. Sur les Mystères, 77-79
(décret de Patrokleidès, 405).
Décret. Voici la déclaration de Patrokleidès : Attendu que les Athéniens
ont voté l’impunité61 pour les débats sur les débiteurs <publics> (τῶν
ὀφειλόντων)62, de sorte que l’on peut en parler et proposer le vote de
–––––––––––––––
59. Délit de lipotaxia, assimilé à une forme de haute trahison.
60. Il s’agit ici des Quatre-Cents, puisque le décret de Patrokleidès se situe après
la défaite d’Aigos-Potamos, dans l’urgence de la guerre, pour faire face à l’ennemi
spartiate. La chute des Trente et la restauration de la démocratie en 403 donnera
lieu ensuite à l’amnistie générale dont il est question en A2.
61. Litt. l’absence de peur : ἄδειαν.
62. Pour D. MacDowell (Andokides, On the Mysteries, Oxford, 1962), il ne peut
s’agir que des débiteurs du Trésor public. Mais pour M. H. Hansen (« Atimia in
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 321

décrets supplémentaires à leur sujet, puisse le peuple voter les mêmes


mesures que celles qui ont eu cours à l’époque des Guerres Médiques et
qui ont amélioré alors la situation des Athéniens. En ce qui concerne
ceux dont le nom est inscrit dans les registres des huissiers de justice
(εἰς τοὺς πράκτορας), ou dans ceux des trésoriers (τοὺς ταμίας) de la
Déesse63 et des autres divinités, ou dans celui de l’Archonte-Roi ; ou
bien – à condition de ne pas avoir été rayés des listes à l’expiration du
mandat du Conseil siégeant sous l’archontat de Callias64 – tous ceux
qui ont été privés de droits (ἄτιμοι) ou étaient considérés comme des
débiteurs (ὀφείλοντες)65 : ceux dont les comptes avaient été condamnés
dans les Chambres des comptes par les commissaires aux comptes et
leurs assesseurs, ou ceux qui sont sous le coup d’une action concernant
leurs comptes, sans que cette action66 ait été encore portée devant le tri-
bunal, ou bien dont le cas a donné lieu à des décisions d’injonctions ou
à des mesures conservatoires67, cela jusqu’à la date susdite ; ceux dont
les noms sont inscrits comme étant celui d’un des Quatre-Cents, ou qui
ont été enregistrés n’importe où comme étant ceux de partisans actifs de
l’oligarchie – à l’exception de ceux dont le nom a été gravé sur des stèles
parce qu’ils ont été condamnés par contumace, ou qui sous la juridic-
tion de l’Aréopage ou par les Éphètes68, au Prytaneion ou au
Delphinion69, ou par décision de l’Archonte-Roi, sont exilés pour meurtre
ou ont été condamnés à mort comme assassins ou comme tyrans – ; que
tous les autres noms soient effacés, suivant les modalités ci-dessus, par
les percepteurs d’amendes et par le Conseil partout où ils apparaissent
dans les registres publics (ἐν τῷ δημοσίῳ)70 ; toutes les copies des actes
officiels, où qu’elles soient, doivent être remises par les Thesmothètes et
les autres magistrats. La mesure est exécutoire dans les trois jours, à
partir de la décision du peuple. Les noms qu’il est ordonné d’effacer, il
n’est permis à personne d’en garder copie pour son usage privé (ἰδίᾳ)
–––––––––––––––
Consequence of Private Debts », in Symposion 1977. Akten der Gesellschaft für grie-
chische und hellenistische Rechtsgeschichte, Cologne, 1982, p. 113-120), ce décret impli-
querait aussi les dettes entre particuliers.
63. Il s’agit d’Athéna, dont le clergé prête de l’argent à la cité mais aussi aux
particuliers sur les revenus qui sont les siens à Athènes, tout comme à Délos avec
Apollon.
64. Année 406-5 (de juillet à juillet), donc juste après le décret d’amnistie et juste
avant l’instauration du régime des Trente.
65. On peut comprendre aussi ᾗ « en qualité de » débiteurs. Le texte a été réécrit
par les éditeurs, au point de le déformer sur bien des points.
66. Il s’agit d’une graphê, action publique qui peut être intentée par n’importe
quel citoyen au nom du dèmos, et non d’une dikè, action privée, qui est intentée par
la victime ou sa famille.
67. Je comprends ainsi enguai (prises de garanties ?), mais la traduction cou-
rante est « condamnation pour manquement à une caution ».
68. Juges qui traitent des homicides involontaires ou conformes à la loi.
69. Temple où les éphètes jugent les homicides légaux.
70. Il s’agit de registres officiels, qui peuvent être consultés en vertu de la publi-
cité de la loi.
322 MARIE-PIERRE NOëL

ni de conserver de ressentiment à leur encontre (μνησικακῆσαι) ; en cas


de non respect de ces règles, le contrevenant est passible des mêmes sanc-
tions que celles que l’on encoure auprès de l’Aréopage71, afin que ces
mesures scellent le plus sûr des engagements entre Athéniens, aujour-
d’hui et à jamais72.
B2. Le salut de la cité plutôt que la vengeance personnelle. Sur les
Mystères, 81.
À votre retour du Pirée73, alors que vous étiez en mesure de vous
venger, vous avez résolu de laisser de côté le passé, vous avez fait
plus de cas du salut de la cité que de vos vengeances individuelles
(σῴζειν τὴν πόλιν ἢ τὰς ἰδίας τιμωρίας) et vous avez décidé de ne pas
garder de rancunes mutuelles pour les faits passés (μὴ μνησικακεῖν
ἀλλήλοις τῶν γεγενημένων).
B3. Αmnistie et homonoia dans l’histoire d’Athènes : rendre communs
le salut et les dangers. Sur les Mystères, 106-109.
Afin que vous sachiez, Citoyens, que ce que vous avez fait en faveur
de la concorde (εἰς ὁμόνοιαν) n’est pas une mauvaise chose mais que
vous avez accompli votre devoir en servant vos intérêts, je veux
dire quelques mots à ce sujet aussi. Vos pères, à une époque de
grands malheurs pour la cité, lorsque les tyrans tenaient la cité74
et que le peuple était en exil, vainquirent les tyrans dans une
bataille près du sanctuaire de Pallènè (leurs chefs étaient Léogoras,
mon bisaïeul, et Charias, dont il avait épousé la fille, qui fut la
mère de mon aïeul) ; rentrés dans leur patrie, ils mirent à mort les
uns, en condamnèrent d’autres à l’exil et laissèrent certains demeu-
rer dans la cité en les privant de droits.
Mais plus tard, lorsque le Grand Roi se lança dans une expédition
contre la Grèce, connaissant l’importance des dangers à venir et les
préparatifs du roi, ils décidèrent de faire revenir les exilés, de
rendre leurs droits à ceux qui en avaient été déchus (τοὺς ἀτίμους
ἐπιτίμους ποιῆσαι) et de rendre communs à tous le salut et les dan-
gers (καὶ κοινὴν τήν τε σωτηρίαν καὶ τοὺς κινδύνους ποιήσασθαι).
Cela fait, après s’être engagés mutuellement et avoir échangé des
serments solennels, ils n’hésitèrent pas à se placer au premier rang
devant tous les Grecs pour aller au devant des barbares à Marathon,
estimant que leur valeur les rendait capables d’affronter la multi-

–––––––––––––––
71. On comprend en général « ceux qui sont condamnés à l’exil », mais le présent
φεύγοντες me fait supposer qu’il s’agit des accusés dans un procès.
72. La fonction de ces mesures est celle d’un pacte entre les fractions du dêmos
divisé : il en prend aussi la formulation.
73. Cette fois en 403, après la Tyrannie des Trente et le rétablissement de la
démocratie.
74. Il s’agit de la Tyrannie des Pisistratides, au VIe siècle, avant l’établissement
de la démocratie par Clisthène.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 323

tude des ennemis. Par leur victoire à l’issue de cette bataille, ils
libérèrent la Grèce et sauvèrent la patrie.
Après avoir accompli cet exploit, ils ne voulurent garder à personne
rancune pour les événements précédents (μνησικακῆσαι). Et voilà
pourquoi, ayant retrouvé une cité détruite, des sanctuaires incen-
diés et des maisons en ruines, sans ressources, grâce à la concorde
entre eux (διὰ τὸ ἀλλήλοις ὁμονοεῖν) ils ont constitué leur empire sur
les Grecs et vous ont légué une cité si belle et si puissante. Et vous
aussi, donc, plus tard, après des malheurs non moindres que ceux
de vos pères, hommes de bien issus d’hommes de bien, vous avez
fait éclater votre valeur (ἀρετήν) : vous avez décidé de faire revenir
les exilés et de rendre leurs droits à ceux qui en ont été déchus
(τοὺς ἀτίμους ἐπιτίμους ποιῆσαι). Que vous reste-t-il à faire pour éga-
ler la valeur de vos pères ? Oublier toute rancune (μὴ μνησικακῆσαι),
sachant, citoyens, que la cité avait moins de ressources encore à
cette époque-là avant de conquérir la grandeur et la prospérité.
Elles sont à sa portée aujourd’hui si nous, les citoyens, acceptons
d’user de modération et de pratiquer la concorde (σωφρονεῖν τε καὶ
ὁμονοεῖν ἀλλήλοις).

C. Les orateurs et la cité


C1. Le sort de l’orateur lié à l’intérêt public. Sur les Mystères, 105.
Voici donc ce qu’il en est, citoyens : ce procès a pour enjeu ma
propre vie (ἐν τῷ σώματι τῷ ἐμῷ), mais votre vote tranchera une
question d’intérêt public (ἡ δὲ ψῆφος ἡ ὑμετέρα δημoσίᾳ κρινεῖ), à
savoir s’il faut se fier aux lois qui sont les vôtres (τοῖς νόμοις τοῖς
ὑμετέροις) ou bien se ménager les bonnes grâces des sycophantes75
si l’on ne veut pas s’exiler de la cité et disparaître au plus vite.
C2. Une famille d’intérêt public. Sur les Mystères, 143-148.
Eh bien puisque la cité a été sauvée sur le plan public (δημοσίᾳ)
par la valeur de vos ancêtres (τῶν προγόνων τῶν ὑμετέρων ἀρετάς),
je demande à être sauvé moi aussi à cause de la valeur de mes
ancêtres. En effet, des exploits qui ont sauvé la cité, mes ancêtres
ont pris une part et non des moindres. (…) Car personne, en pas-
sant devant notre maison (οἰκία), ne s’est souvenu d’avoir subi un
dommage privé ou public (ἢ ἰδίᾳ ἢ δημοσίᾳ) de la part de ces héros
qui, maintes fois, ont remporté pour vous de nombreux trophées
conquis sur terre et sur mer, ont exercé maintes autres stratégies
et géré vos biens sans jamais avoir été condamnés à une quel-
conque amende ; jamais nous n’avons commis aucune faute
–––––––––––––––
75. C’est-à-dire s’exposer, faute de pouvoir se fier aux lois, aux accusations men-
songères. Andocide lie ici son sort et celui de la démocratie, qui ne peut être sauvée
que par le strict respect des lois qu’elle s’est données.
324 MARIE-PIERRE NOëL

envers vous, ni vous envers nous, et notre maison (οἰκία)76 est de


toutes la plus ancienne (ἀρχαιοτάτη) et la plus commune
(κοινοτάτη) à ceux qui sont dans le besoin. (…) Qui, en effet, ferai-
je venir à la tribune pour intercéder en ma faveur ? Mon père ? Il
est mort. Mes frères ? Je n’en ai pas. Mes enfants ? Je n’en ai pas
encore. C’est donc à vous de me tenir lieu de père, de frères et
d’enfants !
C3. Rendre service à la cité et à chacun : les mauvais orateurs et
l’oubli de l’intérêt commun. Sur son retour, 1-277.
Citoyens, si dans une autre affaire ceux qui vont à la tribune
n’avaient pas tous le même avis, je n’en serais aucunement
étonné. Mais quand il s’agit d’un service que je dois rendre à la
cité (…) c’est à mes yeux la chose la plus terrible du monde que
l’un approuve et l’autre non, et que tous n’aient pas un jugement
semblable. Car si la cité est commune (κοινή) à tous ceux qui y
jouissent de plein droit de la qualité de citoyens, les biens qui lui
arrivent sont, ce me semble, communs à tous (κοινά). C’est donc
une faute grave et terrible qui se produit sous vos yeux, que les
uns soient en train de la commettre ou que d’autres soient sur le
point de le faire bientôt. Et c’est non sans un très grand étonne-
ment que je me demande pourquoi ces hommes s’enflamment
ainsi de colère s’il faut qu’un bon service vous vienne de moi. Oui,
vraiment, ils doivent être ou les plus sots de tous les hommes ou
fort malveillants pour votre cité : s’ils pensent que la prospérité
de la cité peut servir aussi leurs intérêts particuliers (τὰ ἴδια σφῶν
αὐτῶν), ils sont bien sots d’aller avec tant d’ardeur contre leur
intérêt ; et s’ils n’estiment pas que leur intérêt s’accorde avec
votre intérêt commun (τῷ ὑμετέρῳ κοινῷ), c’est donc qu’ils sont
malveillants envers la cité.

–––––––––––––––
76. Il peut s’agir bien sûr de l’édifice, comme c’est le cas plus haut, mais
Andocide désigne ici plus probablement la famille qui y réside, à savoir celle des
kêrykes à laquelle il appartient (voir introduction). D. McDowell (Andokides, On the
Mysteries, 1962, p. 164) suggère pour l’ensemble de la phrase une structure en
chiasme dans laquelle l’ancienneté de la famille reprendrait sous forme positive
l’idée que jamais la cité ne leur a porté tort et le fait qu’elle soit parfaitement com-
mune à tous l’idée qu’eux-mêmes n’ont jamais fait tort à la cité.
77. Le procès semble avoir eu lieu entre 410 et 406, au cours d’un des essais
infructueux d’Andocide pour rentrer à Athènes. L’orateur (inconnu (Phaeax ?) voir
infra) prend à témoin le peuple contre des adversaires assez malveillants envers lui
et envers la cité pour refuser les services qu’il veut rendre à cette dernière.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 325

III. [ANDOCIDE], Contre Alcibiade (Phaeax ?)78

A. Intérêt public/intérêt privé


A1. L’intérêt public, supérieur à l’intérêt privé, et l’implication du
citoyen dans la vie publique. Contre Alcibiade, 1.
Ce n’est pas seulement dans la présente circonstance que je mesure
combien il est dangereux de toucher à la politique (τῶν πολιτικῶν
πραγμάτων ἅπτεσθαι) : déjà auparavant, j’estimais peu sûr de m’y
hasarder, avant même de m’être aucunement occupé d’aucune des
affaires communes (τῶν κοινῶν τινος). Mais un bon citoyen doit, à
mon sens, ne pas hésiter à s’exposer pour le grand nombre (τοῦ
πλήθους) et ne pas, par crainte de susciter des haines privées (τὰς
ἔχθρας τὰς ἰδίας), choisir de s’abstenir de tout engagement public
(ὑπὲρ τῶν δημοσίων ἔχειν ἡσυχίαν)79. Car ceux qui sont occupés de
leurs affaires privées (τῶν ἰδίων) ne contribuent en rien à la gran-
deur des cités : ce sont ceux qui songent à l’intérêt commun (τῶν
κοινῶν) qui rendent les cités grandes et libres.
A2. Les citoyens, représentants de l’intérêt public. Contre Alcibiade, 7.
Je vous prie d’être, pour nos discours, des épistates80 égaux (ἴσους)
et communs (κοινούς)81, de prendre tous ici la charge d’ar-
chontes82…

–––––––––––––––
78. Sur la question de l’authenticité du texte, voir M. Edwards, op. cit., p. 131-136.
Il s’agit d’un procès fictif, qui a lieu lors d’un vote d’ostracisme à l’assemblée, vote
qui concerne Alcibiade, Nicias et Phaeax (l'auteur véritable ou fictif du discours ?).
L’assemblée est présidée à cette occasion par les archontes et les prytanes. NB : ce
type de vote ne comporte normalement pas de débat préliminaire.
79. Plus exactement « rester tranquille à l’égard des choses publiques ». La tran-
quillité est ici considérée ici comme un manquement du citoyen envers la cité, un
repli sur les intérêts privés. Sur ce thème, voir P. Demont, La cité grecque classique
et l’idéal de tranquillité, Paris, 1990.
80. Les épistates des prytanes, qui président les séances d’assemblée.
81. Voir la différence que propose Prodicos (A1) entre les termes dans le
Protagoras, 337a. L’assimilation de l’isotês à la koinôtês s’explique ici par l’impor-
tance de la notion d’égalité pour définir la communauté dans l’idéologie démocra-
tique athénienne.
82. Les citoyens sont ici invités à se considérer comme investis des devoirs de
l’épistate et des archontes, qui normalement dirigent les séances et les votes d’ostra-
cisme à l’assemblée. Mais ces votes se font sans aucune discussion préalable (l’os-
tracisme n’étant pas une sanction mais une mesure politique pour écarter le risque
d’établissement de la tyrannie) et l’appel de l’accusé ne s’explique que parce qu’il
s’agit d’un procès fictif.
326 MARIE-PIERRE NOëL

B. Le bon et le mauvais homme d’État : Alcibiade comme figure du


tyran
B1. Le détournement des biens communs au profit d’un seul. Contre
Alcibiade, 11.
Mais ce qu’il a commis contre la cité, contre ses parents, contre
ceux des citoyens et des étrangers qui se sont trouvés sur son che-
min, voilà ce que je vais exposer. D’abord, il vous persuada de fixer
de nouveau le tribut des alliés qu’Aristide avait établi le plus juste-
ment du monde (…) et ayant ainsi montré quel homme redoutable
et puissant il était, il sut sur les biens communs (ἀπὸ τῶν κοινῶν) se
ménager des revenus personnels (ἰδίας προσόδους).
B2. L’incapacité à respecter l’idéal collectif, fondement de la démo-
cratie, dans la vie privée comme dans la vie publique. Contre
Alcibiade, 13.
Je m’étonne de voir des gens persuadés qu’Alcibiade aime la démo-
cratie, c’est-à-dire le régime qui s’attache le plus à la communauté
(κοινότητα) : ils ne jugent donc pas d’après sa vie privée (ἀπὸ τῶν
ἰδίων), dans laquelle ils ne voient ni sa cupidité (πλεονεξίαν) ni son
orgueil (ὑπερηφανίαν)83.
B3. Le détournement des objets publics au moment de la victoire olym-
pique. Contre Alcibiade, 29.
Afin de montrer qu’il n’outrageait pas Diomèdès seulement, mais la
Cité tout entière (τὴν πόλιν ὅλην), il demanda aux archithéores de
lui prêter les vases destinés aux processions pour s’en servir, disait-
il, dans la fête qu’il allait donner en l’honneur de sa victoire, la
veille du sacrifice ; mais c’était duperie, car il refusa de les rendre,
voulant se servir le lendemain, avant la cité, de ces aiguières et de
ces vases à encens d’or. Ceux des étrangers qui ne savaient pas que
tout cela était à nous, voyant la procession commune (τὴν πομπὴν
τὴν κοινήν) qui suivait la fête donnée par Alcibiade, croyaient que
ces vases dont nous nous servions étaient à lui ; mais ceux que les
Athéniens avaient renseignés ou qui reconnaissaient les façons
d’agir du personnage, se riaient de nous en voyant qu’un homme, à
lui tout seul, était plus puissant que la Cité tout entière.
B4. Alcibiade ne s’est pas soumis aux lois, qui cherchent à limiter le
pouvoir personnel de certains hommes. Contre Alcibiade, 35.
Voici, selon moi, quelle a été l’intention du législateur en proposant
cette loi84 : ayant en vue certains hommes plus puissants que les
magistrats et les lois, contre lesquels il est impossible sur le plan
privé (ἰδίᾳ) d’obtenir justice, il a ménagé une punition publique
–––––––––––––––
83. Les termes marquent le désir d’Alcibiade d’être au-dessus des autres et donc
le non respect de l’idéal d’égalité qui semble définir ici la communauté.
84. La loi sur l’ostracisme.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 327

(δημοσίαν τιμωρίαν) de leurs crimes. Pour moi, j’ai été jugé quatre
fois devant la communauté (ἐν τῷ κοινῷ) et je n’ai empêché per-
sonne de m’intenter une action privée (δικάζεσθαι). Mais Alcibiade,
lui, qui a fait tout le mal que vous savez, n’a jamais eu à ce jour le
courage d’affronter une action privée (δίκην).

IV. LYSIAS (440-380)


A. Les fondements de la communauté démocratique
A1. L’héroïsme civique : la communauté au fondement de la démocra-
tie. Épitaphios (or. 2), 17-1985.
Pour bien des raisons, il appartenait à nos ancêtres de se faire, avec
une détermination unanime, les champions du juste. Car c’est sur
le juste que se fondait leur vie elle-même. En effet, ils ne se sont
pas, contrairement à la plupart des hommes, regroupés, en prove-
nance de lieux divers, pour occuper un sol étranger dont ils avaient
chassé les habitants, mais étaient des autochtones, qui avaient une
terre qui était à la fois leur mère et leur patrie86 ; ils furent aussi
les premiers et les seuls à cette époque-là qui chassèrent toutes les
formes de pouvoir (τὰς… δυναστείας) présentes chez eux pour établir
la démocratie (δημοκρατίαν), parce qu’ils pensaient que la liberté de
tous était le degré suprême de la concorde (ὁμόνοιαν… μεγίστην) ;
ayant mis en commun entre eux les espoirs que faisaient naître les
dangers (κοινὰς… ἀλλήλοις… τὰς ἐκ τῶν κινδύνων ἐλπίδων), ils pre-
naient part aux affaires de la cité avec des âmes libres (ἐλευϑέραις
ταῖς ψυχαῖς ἐπολιτεύοντο), en s’appuyant sur la loi (νόμῳ) pour hono-
rer les bons et punir les méchants parce que, de leur point de vue,
c’était le propre des bêtes sauvages que d’être dominées les unes
par les autres au moyen de la force (βίᾳ κρατεῖσθαι), tandis qu’il
appartenait aux hommes de fixer le droit par la loi (νόμῳ ὁρίσαι τὸ
δίκαιον), de persuader par le discours (λόγῳ δὲ πεῖσαι) et de servir
par leurs actes (ἔργῳ) ces deux instances, en se soumettant à la sou-
veraineté de la loi (ὑπὸ νόμου βασιλευομένους) et se laissant ins-
truire par le discours (ὑπὸ λόγου διδασκομένους)87.
–––––––––––––––
85. L’authenticité du texte a souvent été mise en doute. L’epitaphios logos étant
un discours demandé à un citoyen choisi par la cité pour honorer les citoyens morts
au combat lors de funérailles publiques, il y a peu de chance que Lysias, qui était un
métèque, ait pu se voir confier une telle charge. Mais il peut s’agir d’un discours fic-
tif, dont le style (assez différent des plaidoyers judiciaires conservés de cet auteur)
peut s’expliquer par le ton même du discours, qui est particulièrement solennel. Sur
ces questions et sur la fonction de ces discours, voir N. Loraux, L’invention
d’Athènes, Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, 1993.
86. Comprendre : à la fois leur mère et la terre de leurs pères.
87. Le terme désigne aussi, bien sûr, le discours raisonné et la raison. Mais la
traduction que nous avons choisie permet de valoriser un des aspects fondamentaux
de la démocratie grecque : l’usage des discours à tous les stades de la vie publique.
328 MARIE-PIERRE NOëL

A2. Le souvenir privé et public de l’héroïsme civique. Épitaphios


(or. 2), 61-62.
C’est de ces héros88 qu’il faut rappeler le souvenir en privé comme
en public (καὶ ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳ), eux qui, fuyant l’esclavage, se bat-
tant pour le juste et s’étant soulevés pour la démocratie (ὑπὲρ τῆς
δημοκρατίας στασιάσαντες) (…) revinrent au Pirée (…), non pas pous-
sés par la contrainte de la loi (οὐχ ὑπὸ νόμου ἀναγκασθέντες) mais
persuadés par leur propre nature (ὑπὸ φύσεως πεισθέντες), imitant
dans des dangers nouveaux la valeur de leurs ancêtres pour
conquérir par leurs propres vies une cité qui soit commune (κοινήν)
aussi aux autres.

B. Les crises de la démocratie et les dysfonctionnements du rap-


port privé/public au tournant du ve et du IVe siècles
B1. Les Trente et la confusion entre intérêt privé et intérêt public.
Contre Agoratos (or. 13), 44-4589.
Vous vous rappelez ceux de la ville qui, à cause de haines privées
(διὰ τὰς ἰδίας ἔχθρας), ont été conduits en prison. Sans avoir fait
aucun mal à la cité, ils ont dû périr de la mort la plus infâmante :
les uns ont laissé derrière eux des parents âgés qui attendaient que
leurs enfants assurent leur subsistance et, à la fin de leur vie, leur
donnent une sépulture ; d’autres des sœurs non mariées ; d’autres
encore de jeunes enfants qui avaient encore grand besoin de leurs
soins (…). Ajoutez-y la perte de vos biens privés (τὰς ἰδίας οὐσίας) et
pour finir votre expulsion en masse de la patrie.
B2. Les remises en question de l’équilibre entre causes privées et
publiques. Contre Épicratès (or. 27), 1290.
Et voici le plus extraordinaire : dans les causes privées (ἐν τοῖς
ἰδίοις), ce sont les victimes qui pleurent et que l’on plaint, tandis
que, dans les causes publiques (ἐν τοῖς δημοσίοις), ce sont les crimi-
nels que l’on plaint et c’est vous les victimes qui les plaignez.
B3. Vengeances privées à l’occasion des malheurs publics. Contre
Andocide (or. 6), 4191.
Non, Athéniens, cette défense est un mensonge, ne vous laissez pas
abuser ! Car ce n’est pas violer les conventions que de punir
–––––––––––––––
88. Ce discours célèbre les morts de la guerre de Corinthe (395-386). Mais à cette
occasion, l’orateur rappelle les autres morts de la cité.
89. Agoratos est accusé d’avoir causé la mort d’un homme sous les Trente. Le procès
semble avoir été plaidé vers 399 (voir S.C. Todd, trad., Lysias, Austin, 2000, p. 138-139).
90. Épicratès est accusé de vol et de corruption, et l’accusateur demande contre lui
la mort. L’affaire semble se placer pendant la guerre de Corinthe (entre 395 et 386).
91. Ce discours est souvent considéré comme n’étant pas l’œuvre de Lysias (voir
S.C. Todd, trad., Lysias, Austin, 2000, p. 63-64). Il semble avoir été composé à l’occa-
sion du procès d’Andocide (vers 401/400 ; voir Sur les Mystères) et prend le contre-
pied de l’argumentation de ce dernier.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 329

Andocide pour ses fautes privées (ἕνεκα τῶν ἰδίων ἁμαρτημάτων) ;


mais on les viole si à l’occasion des malheurs publics (ἕνεκα τῶν
δημοσίων συμφόρων) on cherche à se venger sur le plan privé (ἰδίᾳ).

C. La restauration de l’intérêt public par les procès privés.


C1. L’exemplarité des actions privées. Sur le meurtre d’Ératosthène
(or. 1), 44-47.
Ératosthène ne m’avait pas comme sycophante intenté d’actions
publiques (γραφάς) ; il n’avait pas tenté de me faire exclure de la
cité, il ne m’avait pas intenté d’actions pour des motifs privés (ἰδίας
δίκας). (…) Ainsi, juges, je pense que cette vengeance n’est pas
d’ordre privé (ἰδίαν), dans mon propre intérêt, mais dans l’intérêt de
la cité tout entière92.
C2. Affaires privées et affaires publiques. Contre Ératosthène
(or. 12), 293.
Ce n’est pas parce que j’ai des motifs de haine personnelle (οἰκείαν
ἔχθραν) (…) que je dis cela, mais parce que je songe aux mille rai-
sons que nous avons tous sur les questions privées ou sur les ques-
tions publiques (ὑπὲρ τῶν ἰδίων ἢ ὑπὲρ τῶν δημοσίων) d’être indignés
contre lui.
C3. L’intérêt public porté par un procès privé. Contre Agoratos (or. 13), 2.
En faisant cela, ce n’est pas seulement à moi en particulier (ἰδίᾳ) et
à chacun de mes parents qu’il a fait un tort considérable, mais c’est
aussi la cité qu’il a collectivement (κοινῇ) lésée en la privant de tels
hommes.

–––––––––––––––
92. En se présentant comme un porte-parole de la cité bien plus que comme un
mari trompé qui se fait justice lui-même, Euphilétos transforme l’accusation de
meurtre dont il est l’objet (le meurtre d’Ératosthène, qu’il a surpris au lit chez lui
avec son épouse) en accusation pour adultère contre Ératosthène. Il échappe ainsi
au soupçon d’avoir agi sous le coup de la colère en oubliant les lois de la cité, dont
il aurait pu se servir pour intenter un procès à son adversaire. Voir sur ce texte les
commentaires de C. Carey, Lysias : Selected Speeches, Cambridge 1989 et de S. usher
(in M. Edwards et S. usher, Greek Orators I : Antiphon, Lysias, Warminster, 1985).
93. Il s’agit d’un procès intenté par Lysias lui-même contre Ératosthène, respon-
sable de la mort de son frère Polémarque pendant le régime des Trente. Si le dis-
cours a bien été prononcé (Lysias étant un métèque, cela n’est guère probable), il
daterait du lendemain du rétablissement de la démocratie, vers 403. Il peut aussi
avoir circulé sous forme de pamphlet (voir S.C. Todd, trad., Lysias, Austin, 2000,
p. 113-116).
330 MARIE-PIERRE NOëL

D. L’implication du citoyen dans la vie publique


D1. L’activisme politique ne sied pas au coupable d’un crime. Contre
Andocide (or. 6), 33.
Il en est arrivé à une telle impudence qu’il se dispose à participer
aux affaires de la cité (τὰ πολιτικὰ πράττειν)94 et qu’il prononce déjà
un discours devant le peuple (δημηγορεῖ), qu’il blâme et veut faire
exclure certains archontes lors de la dokimasie, qu’il participe au
Conseil aux délibérations concernant les sacrifices, les processions,
les prières, les oracles. (…) Il prétend s’impliquer dans les activités
de la cité (πολιτεύεσθαι) non pas en toute tranquillité (ἡσυχίαν ἔχων)
comme le coupable d’un crime95, mais comme s’il avait découvert
lui-même des gens ayant commis des crimes envers la cité (…).
D2. Être naturellement citoyen ou, en outre, désirer l’être. Contre
Philon (or. 31), 5-796.
Pour ma part, j’affirme qu’il n’est pas juste que délibèrent en votre
nom des gens autres que ceux qui, outre le fait d’être des citoyens,
ont aussi le désir de l’être. Pour ceux-là, le fait que la cité soit pros-
père ou non fait une très grande différence, parce qu’il leur semble
nécessaire de prendre leur part des calamités comme ils ont part
aussi à la prospérité. Tandis que pour ceux qui sont citoyens par
nature (φύσις) mais qui ont dans l’idée que toute terre où ils ont
leurs intérêts est leur patrie, il est clair qu’ils laisseraient de côté
le bien commun (τὸ τῆς πόλεως κοινὸν ἀγαθόν) de la cité pour courir
à leur gain privé (τὸ ἑαυτῶν ἴδιον κέρδος), parce que ce n’est pas la
cité mais leur bien qu’ils considèrent comme leur patrie.
D3. La tranquillité d’aujourd’hui n’efface pas les errements politiques
d’hier. Sur l’examen d’Évandros (or. 26), 3-5 (or. 26)97.
Il dira que lui et les siens ont beaucoup dépensé pour la cité, se sont
acquittés avec zèle de leurs liturgies et ont remporté sous la démo-
cratie de nombreuses et belles victoires, que lui (…) ne songe qu’à
s’occuper de ses affaires (τὰ ἑαυτοῦ πράττειν). De mon point de vue,
–––––––––––––––
94. L’expression est l’équivalent ici de πολιτεύεσθαι.
95. L’extraordinaire activité déployée par Andocide s’apparente à la polupragmô-
sunê (l’« activisme », comparable à celui des sycophantes) et s’oppose à la tranquillité
qui siérait à quelqu’un qui a été condamné. Sur la question de la tranquillité dans la
pensée politique grecque voir P. Demont, La cité grecque archaïque et classique et
l’idéal de tranquillité, Paris, 1990.
96. Le procès a été intenté par l’orateur, un membre du conseil (la Boulè) sorti de
charge, à un nouveau bouleute désigné par le sort. Tous les ans, avant leur entrée
en charge, les magistrats devaient subir une dokimasie (examen de leurs titres à
exercer le mandat en question : il s’agit essentiellement de montrer que l’on est bien
citoyen de naissance et que l’on n’a pas commis de crime envers la cité). Les data-
tions proposées vont de 403/2 à 398.
97. Il s’agit de la dokimasie d’Évandros, désigné comme archonte, sans doute
en 382.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 331

on peut facilement opposer à ces discours les arguments suivants :


en ce qui concerne les liturgies, son père aurait mieux fait de ne
pas les exercer ou de ne pas dépenser autant sur sa fortune, parce
que c’est à cause de cela qu’il a gagné la confiance du peuple et a
pu renverser la démocratie ; (…) et en ce qui concerne sa « tran-
quillité » (πρὸς τὴν ἡσυχιότητα), ce n’est pas sa conduite actuelle qu’il
faut examiner, aujourd’hui qu’il ne lui est pas possible de mal se
comporter, mais celle qu’il a eue à l’époque où, libre de son choix, il
a opté pour une conduite contraire aux lois (παρανόμως
πολιτευθῆναι).
D4. Le citoyen modèle en privé et en public. Défense d’un anonyme
accusé de corruption (or. 21), 16-1998.
Je pense, juges, (…) qu’il serait beaucoup plus juste que vous soyez,
vous, dénoncés par les enquêteurs comme détenteurs de mes biens
plutôt que ce soit moi qui me trouve accusé aujourd’hui de détenir
les biens du Trésor public (ὡς τοῦ δημοσίου χρήματα ἔχοντα). Car telle
est ma conduite envers la cité que, dans ma vie privée (ἰδίᾳ), je suis
très économe, mais que je m’acquitte avec plaisir de mes liturgies
sur le plan public (δημοσίᾳ) et que je suis fier non de ce que j’ai
épargné mais de ce que j’ai dépensé pour vous. (…) Certes, on ne
saurait me reprocher de m’être servi sur vos biens dans l’exercice
de mes nombreuses magistratures ou d’avoir eu à subir des procès
(δίκας) infâmants, d’avoir commis un acte honteux ni de m’être
réjoui des malheurs de la cité. En ce qui concerne toutes les ques-
tions privées ou publiques (ὑπὲρ ἁπάντων καὶ τῶν ἰδίων καὶ τῶν
δημοσίων) je pense m’être comporté en citoyen exemplaire
(πεπολιτεῦσθαι) (…). Je vous demande donc, juges, d’avoir le même
jugement sur moi que celle que vous avez eue jusqu’à présent et de
ne pas vous souvenir seulement des liturgies publiques (τῶν
δημοσίων λῃτουργιῶν) que j’ai exercées mais de mes activités pri-
vées (τῶν ἰδίων ἐπιτηδευμάτων), parce que, selon moi, la liturgie qui
demande le plus de peines (λῃτουργίαν ἐπιπονωτάτην) est d’être
continûment jusqu’au bout respectable et sage (κόσμιον καὶ
σώφρονα), sans se laisser vaincre par le plaisir ou circonvenir par
l’appât du gain mais en se conduisant de telle sorte qu’aucun des
citoyens ne puisse se plaindre de nous ni ne prenne le risque de
nous intenter un procès (δίκην).

–––––––––––––––
98. Le procès semble avoir été plaidé vers 403-402.
332 MARIE-PIERRE NOëL

2) Les sophistes

PROTAGORAS D’ABDÈRE (ca 490-ca 420)

A. Les fondements de la communauté humaine


A1. La justice et le sens de l’honneur répartis entre tous les hommes.
Platon, Protagoras, 322a-322d.
Puisque l’homme avait une part du lot divin, tout d’abord il fut le
seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des
autels et des images divines ; ensuite, il articula rapidement en un
art sons et mots, il inventa habitations, vêtements, chaussures, cou-
vertures, aliments produits à partir de la terre. Les humains, ainsi
pourvus, vivaient à l’origine dispersés et il n’existait pas de cités.
Aussi étaient-ils détruits par les bêtes sauvages, parce qu’ils étaient
sur tous les plans plus faibles qu’elles, que l’art de fabriquer des
objets (δημιουργική) était suffisant pour les nourrir mais laissait à
désirer pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possédaient
pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie99. Ils
cherchaient donc à se rassembler et à se sauver en fondant des
cités. Mais, une fois rassemblés, ils se lésaient réciproquement,
parce qu’ils ne possédaient pas l’art politique ; de sorte qu’ils recom-
mençaient à se disperser et à périr.
Zeus alors, craignant pour notre espèce une complète disparition,
envoie Hermès conduire auprès des hommes le respect et la justice
(αἰδῶ τε καὶ δίκην), afin qu’il y eût dans les cités des formes d’orga-
nisation harmonieuses et des liens d’amitié qui rassemblent (πόλεων
κόσμοι τε καί δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί).
Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux
hommes le respect et la justice : « Dois-je les attribuer comme les
autres arts ? Ceux-ci sont attribués de la manière suivante : un seul
médecin suffit à beaucoup de simples particuliers100 (ἰδιώταις), et il
en est de même des autres artisans : dois-je établir ainsi la justice
et le respect chez les hommes, ou les attribuer à tous ? » – « À tous,
dit Zeus, et que chacun en ait sa part : car les cités ne pourraient
subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme
c’est le cas pour les autres arts ; en outre, établis cette loi en mon
nom, que tout homme incapable d’avoir part au respect et à la jus-
tice doit être mis à mort, comme une infection pour la cité. »

–––––––––––––––
99. L’armée dans la cité classique est composée comme on le sait des citoyens en
armes, répartis selon le rang qu’ils occupent dans la cité en temps de paix (les plus
riches et ceux donc qui ont accès aux charges les plus importantes sont devant).
100. Il faut comprendre qu’il s’agit de profanes, mais aussi de simples particuliers,
qui ne connaissent pas encore ce que va leur procurer le don fait par Zeus : la capacité
à s’organiser politiquement et à former une communauté, voir supra note 16 p. 232..
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 333

A2. L’égalité entre tous les hommes dans la prise de parole publique.
Platon, Protagoras, 322d-e.
Voilà, Socrate, comment et pourquoi les Athéniens notamment, lors-
qu’ils discutent à propos de l’excellence (ἀρετή) en architecture ou
en tout autre métier, n’accordent qu’à peu d’hommes le droit d’ex-
primer un avis et ne supportent pas que quelqu’un qui est extérieur
à ce petit nombre se mêle de donner un conseil, comme tu le dis toi-
même ; et, je l’affirme, ils ont raison ; alors que, s’ils doivent délibé-
rer sur l’excellence en politique (πολιτικῆς ἀρετῆς), délibération qui
doit se faire au moyen de la justice et du respect, il est naturel
qu’ils laissent parler n’importe quel homme, convaincus qu’ils sont
que tous doivent avoir part à cette forme d’excellence, sans laquelle
il n’y a pas de cités.
A3. L’homme-mesure. Sextus Empiricus, adv. Math. VII, 60
(=DK80B1) [voir aussi Platon A4].
L’homme est la mesure (μέτρον) de toute chose, de l’être de celles
qui sont et du non-être de celles qui ne sont pas.

B. L’enseignement de la tekhnê politikê


B1. La publicité des savoirs et leur diffusion : la définition de la
sophistique. Platon, Protagoras, 316d-317b.
J’affirme pour ma part que l’art de la sophistique (τὴν σοφιστικὴν
τέχνην) est ancien, mais que ceux des anciens qui le maniaient
avaient coutume, pour éviter la haine qu’il suscite, de dissimuler
leur activité sous un masque, les uns sous celui de la poésie, comme
Homère, Hésiode ou Simonide, les autres sous celui des initiations
et des prophéties, comme les Orphée et les Musée ; quelques-uns
aussi, d’après ce dont j’ai pu m’apercevoir, sous celui de la gymnas-
tique, comme Iccos de Tarente et de nos jours ce sophiste incompa-
rable, Hérodicos de Sélymbrie, et autrefois de Mégare ; de même, la
musique a servi de masque à votre compatriote Agathocle, qui était
un grand sophiste, ainsi qu’à Pythoclide de Céos et à beaucoup
d’autres. (…), J’ai suivi, moi, une voie toute contraire : je reconnais
que je suis un sophiste et que j’éduque les hommes (ὁμολογῶ τε
σοφιστὴς εἶναι καὶ παιδεύειν ἀνθρώπους).
B2. La cité, dispensatrice d’une paideia publique destinée aux
citoyens. Platon, Protagoras, 326c-e.
Quand ils sont affranchis des maîtres, la cité à son tour les force à
apprendre les lois et à s’y conformer toute leur vie afin qu’ils
n’agissent pas de leur propre chef à leur fantaisie ; mais, de même
que les maîtres d’écriture, pour les enfants qui ne savent pas encore
écrire, tracent d’abord les lettres avec son stylet et leur remettent
ensuite l’écritoire et les forcent à suivre docilement l’esquisse des
334 MARIE-PIERRE NOëL

lettres, ainsi la cité, traçant à l’avance le texte des lois (νόμους


ὑπογράψασα), (…) oblige à s’y conformer pour commander ou être
commandé. Celui qui s’en écarte est frappé d’une sanction, et cette
sanction, conçue comme un redressement opéré par la justice (ὡς
εὐθυνούσης τῆς δίκης), a pour nom chez vous comme ailleurs la red-
dition de comptes (εὐθῦναι). Et c’est devant un tel effort sur le plan
public et sur le plan privé (ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳ) en faveur de l’excel-
lence (ἀρετή), que tu te récries, Socrate, et que tu te demandes si
l’excellence peut s’enseigner ?
B3. L’enseignement de la politikê technê. Platon, Protagoras, 328b
[voir aussi Platon F4].
Je crois (…) me distinguer pour ce qui est de rendre aux autres le
service d’en faire des hommes beaux et bons (καλὸν κἀγαθόν), et
mériter par là le salaire que je réclame, ou plus encore, au point
que même mes disciples en conviennent.

GORGIAS DE LÉONTINOI (ca 485-ca 380)


A. La définition de la rhétorique comme art de la parole publique
A1. L’enseignement de la rhétorique. Gorgias 449a-d.
Socrate — Ou plutôt, Gorgias, dis-nous toi-même quel nom il faut te
donner, pour être savant dans quel art.
Gorgias — Dans la rhétorique (τῆς ῥητορικῆς), Socrate.
Socrate — Il faut donc te nommer orateur (ῥήτωρ).
Gorgias — Et bon orateur, Socrate, si tu veux me nommer pour “ce
que je me targue d’être”, comme dit Homère.
Socrate — C’est bien là mon intention.
Gorgias — Eh bien, nomme-moi ainsi.
Socrate — Devons-nous dire alors que tu as aussi le pouvoir de for-
mer d’autres orateurs ?
Gorgias — Telle est bien en effet ma prétention, non seulement ici
mais ailleurs.
A2. La rhétorique comme capacité à persuader devant les assemblées
de citoyens. Platon, Gorgias 452d-454b.
Socrate — Allons donc ! Imagine, Gorgias, que tu es interrogé à la
fois par ces hommes-là et par moi et réponds-nous : quel est ce que
tu appelles “le plus grand bien” pour les hommes et dont tu te pré-
tends, toi, l’artisan ?
Gorgias — Ce qui est, Socrate, vraiment le plus grand bien et qui
garantit à la fois la liberté pour les hommes eux-mêmes et la supré-
matie sur les autres dans la cité.
Socrate — Mais qu’entends-tu par là ?
Gorgias — J’entends la capacité à persuader par des discours aussi
bien les juges au tribunal que les membres du Conseil au Conseil
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 335

ou le peuple devant l’assemblée du peuple, ou dans n’importe quelle


autre quelle réunion, qui soit une réunion de citoyens (τὸ πείθειν
ἔγωγ᾿οἷόν τ᾿εἶναι τοὺς λόγους καὶ ἐν δικαστηρίῳ δικαστὰς καὶ ἐν
βουλευτηρίῳ βουλευτὰς καὶ ἐν ἐκκλησίᾳ ἐκκλησιαστὰς καὶ ἐν ἄλλῳ
συλλόγῳ παντί, ὅστις ἂν πολιτικὸς σύλλογος γίγνηται). Avec ce pouvoir
(ἐν ταύτῃ τῇ δυνάμει), tu feras ton esclave du médecin comme du
pédotribe. Quant au financier, on verra qu’il a exercé son sens de la
finance non pour lui, mais pour un autre, pour toi si tu as le pou-
voir de parler et de persuader la multitude. (…) J’entends par là,
Socrate, la persuasion qui se produit devant les tribunaux et dans
les autres assemblées, comme je l’ai dit tout à l’heure, et qui porte
sur ce qui est juste ou injuste.

A3. La rhétorique comme art de combat. Platon, Gorgias 456a-457b.


Gorgias — Si tu savais tout, Socrate, tu saurais qu’elle [sc. la rhéto-
rique] a concentré sous sa domination pour ainsi dire tous les pou-
voirs. En voici un grand indice : de nombreuses fois déjà, j’ai
accompagné mon frère ou d’autres médecins chez un de leurs
malades qui refusait de boire une drogue ou de se laisser opérer ou
cautériser par le médecin. Et, alors que ce dernier ne pouvait le per-
suader, j’y suis parvenu, moi, sans user d’aucun autre art que de la
rhétorique. J’affirme également que, lorsque arrivent dans n’im-
porte quelle cité un spécialiste de rhétorique et un médecin, s’il fal-
lait procéder à un combat verbal devant l’assemblée ou dans toute
autre réunion pour déterminer lequel des deux doit être choisi
comme médecin, le médecin n’aurait aucun succès : on choisirait
celui qui a le pouvoir de parler, si tel était son désir. Et quel que
soit l’homme de métier qu’il aurait à combattre, le spécialiste de
rhétorique (ὁ ῥητορικός) pourrait, plus que tout autre, persuader
qu’on le choisisse. Car il n’y pas de sujet sur lequel un tel spécia-
liste ne parlerait de façon plus persuasive que n’importe quel
homme de métier, cela devant la foule (ἐν πλήθει). Telle est donc la
force et la nature de mon art. Il faut cependant, Socrate, user de la
rhétorique comme de l’art du combat en général (ἀγωνία). Dans l’art
du combat, ce n’est pas parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace
et le combat en armes qu’il faut en user contre tous les hommes,
pour dominer aussi bien ses amis que ses ennemis, ce n’est pas pour
cela, en somme, qu’il faut frapper ses amis ni les transpercer, ni les
tuer. Ce n’est pas non plus, par Zeus, parce qu’un habitué de la
palestre, devenu physiquement robuste et spécialiste du pugilat,
frappe son père, sa mère ou n’importe quel autre de ses familiers
ou de ses amis, non, ce n’est pas pour cela qu’il faut détester et
chasser de la cité les pédotribes et ceux qui enseignent le combat
en armes. Ces hommes-là ont transmis leur art pour qu’on en use
contre les ennemis et les injustes, pour la défense, non pour l’at-
336 MARIE-PIERRE NOëL

taque. Mais leurs disciples usent de cette force et de cet art en


modifiant leur destination, d’une manière qui n’est pas correcte. Ce
n’est donc pas ceux qui ont enseigné qui sont mauvais, ni leur art
qui est responsable et mauvais pour cela. Les coupables sont, à mon
avis, ceux qui n’en usent pas correctement. Eh bien, le même rai-
sonnement vaut aussi pour la rhétorique : l’orateur a le pouvoir de
parler contre n’importe quel adversaire de manière à être plus per-
suasif devant la foule, en un mot, sur tout sujet de son choix. Mais
ce n’est pas une raison pour qu’il prive les médecins de leur réputa-
tion — uniquement parce qu’il aurait le pouvoir de le faire — ni les
autres hommes de métier. On doit user de la rhétorique aussi avec
justice, comme de toute forme de combat. Et si, à mon avis, quel-
qu’un devient spécialiste de rhétorique et se sert de ce pouvoir et de
cet art pour commettre l’injustice, ce n’est pas celui qui a enseigné
qu’il faut détester et chasser de la cité. Car cet homme a transmis
son art pour un usage juste ; c’est son disciple qui en fait un usage
contraire à sa destination.
A4. La rhétorique comme technique. Platon, Ménon 95 c.
Ménon — Ce que j’apprécie particulièrement chez Gorgias, Socrate,
c’est que jamais on ne l’entendrait faire ce genre de promesse (être
capable d’enseigner l’excellence [ἀρετή]). Au contraire, il se moque
des autres, lorsqu’il les entend prendre cet engagement. Selon lui,
il faut seulement produire des orateurs habiles.
A5. La rhétorique comme instrument de pouvoir et de richesse sur le
plan privé et sur le plan public. Hippias Majeur 282b-c.
Socrate — Le fameux Gorgias, le sophiste de Léontini, est venu ici
en mission publique (δημοσίᾳ), comme ambassadeur de sa patrie,
parce qu’il avait été jugé le plus apte parmi les Léontins à servir
les intérêts communs, et il s’est montré devant l’assemblée du
peuple un excellent orateur, ce qui ne l’a pas empêché, dans le
même temps, à titre privé (ἰδίᾳ), de donner des conférences et de
s’entourer de jeunes gens, et d’amasser ainsi une grande fortune
aux dépens de notre cité.

B. La différence entre la parole publique et la parole privée


B1. Les différents usages de la parole. Platon, Phèdre, 261a-c.
Socrate. — L’art de la rhétorique dans son ensemble ne serait-il pas
une forme de psychagogie (ψυχαγωγία) par les discours, non seule-
ment dans les tribunaux et dans toutes les assemblées publiques,
mais aussi dans les réunions privées (οὐ μόνον ἐν δικαστηρίοις καὶ
ὅσοι ἄλλοι δημόσιοι σύλλογοι, ἀλλὰ καὶ ἐν ἰδίοις), et qui ne varie pas
selon la petitesse et la grandeur du sujet, une activité qui n’est en
rien plus honorable, du moins si elle est correctement menée, et si
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 337

elle porte sur des sujets sérieux ou sur des sujets futiles ? N’est-ce
pas cela que tu as entendu dire101 ?
Phèdre. — Non, par Zeus, ce n’est absolument pas cela. C’est plutôt
en ce qui concerne les procès que l’on parle et que l’on écrit avec
art. Et l’on parle aussi avec art en ce qui concerne les discours
publics (περὶ δημηγορίας). Mais je n’ai rien entendu dire de plus.
Socrate. — Alors, c’est que tu n’as entendu parler que des Arts des
discours (τέχνας περὶ λόγων) de Nestor et d’ulysse, qu’ils ont compo-
sées pendant leurs moments de loisir à Troie, mais pas de ceux de
Palamède ?
Phèdre. — Par Zeus, je ne connais même pas ceux de Nestor, à
moins que ne ce soit Gorgias que tu imagines comme une sorte de
Nestor ou Thrasymaque et Théodore comme une sorte d’ulysse.
B2. Le vraisemblable comme fondement du discours public. Platon,
Phèdre, 272c-273c, trad. L. Brisson.
Socrate — Alors souhaites-tu que je te répète, moi, la thèse que j’ai
entendu soutenir par certains de ceux qui sont des spécialistes en
la matière ? (…) Ils prétendent donc qu’(…) il est absolument cer-
tain (…) qu’on ne devrait avoir aucun besoin de connaître la vérité
sur la justice et sur la bonté des choses ou même des hommes, tels
que les a faits la nature ou l’éducation, quand on veut devenir un
orateur convenable. En effet, dans les tribunaux, personne n’a là-
dessus le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est
susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable (τὸ εἰκός), à
quoi doit s’attacher quiconque veut parler en suivant les règles de
l’art. Il y a même des cas, en effet, où il faut éviter d’exposer les
faits, s’ils ne sont pas vraisemblables, et s’en tenir à la vraisem-
blance, et cela aussi bien dans l’accusation que dans la défense. Et,
d’une manière générale, quand on parle, c’est bien le vraisemblable
qu’il faut poursuivre en disant au vrai tous les « au revoir » du
monde. En effet, c’est le vraisemblable qui, se retrouvant d’un bout
à l’autre du discours, constitue l’art oratoire dans sa totalité.
B3. La restauration de l’homonoia. Philostrate, Vies des Sophistes,
I 9, 4 (=DK82A 1).
Il se distingua également dans les Panégyries des Grecs, tout d’abord
en faisant retentir son Discours Pythique du haut de l’autel d’Apollon
Pythien, ce qui lui valut également de se voir consacrer un statue en
or dans l’enceinte du temple ; puis il y eut son Discours Olympique,
qui abordait des problèmes politiques d’une portée capitale : comme il
voyait la Grèce en proie aux luttes internes, il se fit pour ses enfants
–––––––––––––––
101. L’idée de Socrate est ici de définir un usage unique de la parole. Mais il se
heurte à l’objection de Phèdre, qui ne connaît que les technai logôn des sophistes, sur
lesquelles repose l’enseignement des discours publics et non privés, notamment la
plus ancienne, celle de Gorgias, qui porte sur les discours judiciaires.
338 MARIE-PIERRE NOëL

l’avocat de la concorde (ὁμόνοια), en cherchant à les retourner contre


les Barbares et à les persuader de prendre pour enjeu de leurs armes
non pas leurs propres cités, mais le territoire de ces derniers.

PRODICOS DE CÉOS (ca 465-ca 395)


A1. La différence entre ce qui est commun et ce qui est égal.
Protagoras, 337a-c.
Ceux qui assistent à des débats de ce genre doivent être communs
(κοινούς) aux deux parties, mais non pas égaux (ἴσους)102. Ce n’est
pas la même chose en effet : il faut écouter les uns et les autres
avec une attention commune (κοινῇ), mais non pas leur attribuer un
lot égal (ἴσον) ; il convient d’accorder plus au plus habile (τῷ
σοφωτέρῳ), moins au moins savant (τῷ ἀμαθεστέρῳ).

THRASYMAQUE DE CHALCÉDOINE (ca 459-400)


A. L’importance de la parole publique en temps de guerre
A1. Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 3 (=DK85B1) : Sur la
Constitution [voir aussi Platon, F2].
Je voudrais, Athéniens, avoir eu part à ce temps ancien où il fallait
que les plus jeunes se taisent parce que les événements ne contrai-
gnaient pas à prendre la parole en public (ἀγορεύειν) et que les
anciens s’occupaient correctement de la cité. Mais puisque la divi-
nité nous a imposé une époque telle que (…), de nos malheurs, les
plus grands ne sont l’œuvre ni des dieux ni de la fortune mais de
ceux qui s’occupent de nous, il est nécessaire de parler.
En voilà assez de la période passée, assez qu’à la place de la paix
nous ayons connu la guerre et les dangers jusqu’à maintenant, le
soulagement de chaque jour passé et la crainte de chaque jour à
venir, assez qu’à la place de la concorde (ὁμονοίας) nous en ayons
été réduits à la haine et aux troubles intérieurs. Les autres, c’est
l’abondance des biens qui les pousse à l’excès et à la guerre intes-
tine, alors que nous, nous montrons de la modération dans la pros-
périté et nous devenons fous dans les malheurs, qui d’ordinaire
incitent les autres à la mesure… (…)
Tout d’abord, je montrerai en préalable à mon discours que ceux des
orateurs ou autres qui s’affrontent sont dans la situation des chica-
neurs sans cervelle : pensant agir au rebours les uns des autres, ils
ne s’aperçoivent pas qu’ils ont la même attitude et que le discours
–––––––––––––––
102. Sur les enjeux de cette distinction, voir [Andocide], A2. Dans les procès, on fait
souvent appel aux juges en usant de l’un ou des deux termes : être « commun », c’est
donc être « égal » ; la distinction de Prodicos permet de ne pas fonder cette commu-
nauté seulement sur l’égalité. Le savoir est ici privilégié, sans doute celui des sophistes.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 339

des uns est inclus dans celui des autres. Examinez en effet en pre-
mier lieu ce que les uns et les autres recherchent : tout d’abord la
constitution de nos pères (πάτριος πολιτεία) les perturbe parce qu’elle
est très facile à connaître et tout à fait commune (κοινοτάτη) à tous
les citoyens…103

ANTIPHON
A1. Loi et nature : la publicité comme critère de distinction. Sur la
Vérité, P. Oxy. XI, 1364 (=DK87B44A).
(col. I) La justice (δικαιοσύνη) consiste à ne pas transgresser les
normes (νόμιμα) de la cité où l’on exerce ses droits de citoyen. Ainsi
donc un homme usera de la justice de la manière la plus avantageuse
pour lui si, en présence de témoins, il fait grand cas des lois, et seul,
sans témoins, des dispositions de la nature104. Car les dispositions des
lois105 sont des ajouts, tandis que celles de la nature sont nécessaires.
Celles des lois sont le résultat d’un accord, celles de la nature sont
innées et ne résultent pas d’un accord. (col. II) Celui donc qui trans-
gressera les règles (νόμιμα), s’il le fait sans être vu par ceux qui se
sont mis d’accord sur ces dernières, il échappe à la honte et à la peine
infligée, celui qui se fait voir, non. Tandis que, si l’on fait violence à
une disposition naturelle et si l’on n’est vu d’absolument personne, le
mal n’en est pas moindre ; si tous le voient, il n’en est pas plus grave.
Ce n’est pas à cause de l’opinion (διὰ δόξαν) que l’on est blâmé mais à
cause de la vérité (δι᾿ἀλήθειαν).
La raison de cet examen est le fait que la plupart des choses qui sont
justes selon la loi (τὰ πολλὰ τῶν κατὰ νόμον δικαίων) sont hostiles
(πολεμίως) à la nature. Car on a légiféré sur les yeux pour déterminer
ce qu’ils doivent voir ou sur les oreilles, pour dire ce qu’elles doivent
(col. III) entendre ou non ; sur la langue, sur ce qu’elle doit dire ou
non ; sur les mains, sur ce qu’elles doivent faire ou non ; sur les pieds,
vers où ils doivent aller ou non ; sur l’esprit, sur ce qu’il doit désirer
ou non. En vérité, ce dont les lois détournent les hommes n’est pas
plus proche (φιλιώτερα) de la nature ni plus familier (οἰκειότερα) que
ce à quoi ces mêmes lois les incite106. Car ce qui est du ressort de la
nature est la vie et la mort (…).
–––––––––––––––
103. Les thèmes développés ici, notamment le rappel de la patrios politeia, sug-
gèrent que le discours a pu être composé dans la dernière partie de la Guerre du
Péloponnèse, au moment des remises en question de la démocratie à Athènes (411 ?).
Pour S. A. White cependant (« Thrasymachus the Diplomat », CPh 90, 1995, p. 307-
327), il s’agirait d’un discours écrit en 407 pour la cité de Chalcédoine, dont
Thrasymaque est originaire.
104. = « la nature ».
105. = « les lois ».
106. Comprendre ici que nature et loi ne sont pas sur le même plan, de sorte que
rien de ce que prescrit ou proscrit la loi n’intéresse la nature.
340

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