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X.
Orateurs, logographes et sophistes
dans l’Athènes
du Ve et du début du IVe siècles
par Marie-Pierre Noël
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1. Il n’y a pas séparation entre l’activité politique et l’activité judiciaire, qui,
toutes deux, relèvent d’une seule et même participation à la vie civique. Ainsi, dans
les Acharniens d’Aristophane, ce sont les mêmes rhêtores qui se lèvent pour parler à
l’assemblée (v. 38 et 60) et qui attaquent les vieillards dans les procès (v. 680). Voir
sur ces questions la mise au point fondamentale de M. H. Hansen, La démocratie
athénienne à l’époque de Périclès, trad. fr. Paris, 1993 (Oxford 1991), p. 175-176 et
309-312.
2. Le terme est attesté pour la première fois vers le milieu du Ve siècle en ce
sens (IG I2 45, 20). C’est en ce sens qu’Euripide l’emploie lorsqu’il appelle μύθων
ῥήτορες (Hécube, 124) les deux fils de Thésée, Acamas et Démophon, qui prennent la
parole devant l’assemblée des Achéens. Sur ces points, voir W. Kroll, « Rhetorik », RE
suppl. 7, 1940, 1039 sqq. ; M. H. Hansen, op. cit., trad. fr., Paris 1993 (Oxford 1991), p.
175-176 et 309-319 ; M.-P. Noël, « L’art de Gorgias dans le Gorgias », in Papers on
Rhetoric VI, L. Calboli Montefusco (dir.), 2004, p. 131-149.
302 MARIE-PIERRE NOëL
1) Orateurs et logographes
l’action intentée étant alors une dikê ; mais n’importe quel citoyen
athénien peut aussi – au nom du dêmos tout entier – en attaquer un
autre en justice, par exemple pour défendre un orphelin mineur
dont les tuteurs auraient détourné les biens ; il s’agira alors d’une
graphê. De nombreuses procédures liées au recrutement des magis-
trats impliquent aussi les tribunaux, comme les « dokimasies » (exa-
mens préalables des magistrats) ou les euthunai (redditions de
compte des mêmes magistrats). Enfin, certaines procédures comme
les graphai paranomôn (accusations d’illégalité contre ceux qui ont
proposé des décrets contraires aux lois) donnent lieu à de véritables
procès politiques, où les orateurs s’affrontent.
Les textes affirment tous la solidarité entre la sphère privée et la
sphère publique dans le cadre de la loi et des institutions7. C’est
lorsque cette séparation n’est pas respectée et lorsque privé et public
se confondent que le régime est menacé. Les divergences entre les
auteurs s’expliquent par les périodes et les circonstances dans les-
quels ces derniers composent. Elles reflètent aussi les différentes
phases de la démocratie athénienne au Ve siècle : ainsi, les discours
d’Antiphon, mort en 411, sont surtout caractérisés par l’affirmation
de la souveraineté de la loi, alors qu’Andocide et Lysias se font l’écho
de la remise en question de la démocratie par les Trente et par les
troubles intervenus à la fin de la Guerre du Péloponnèse.
Ι. ANTIPHON
Le corpus d’Antiphon s’articule autour de l’idée de la toute-puis-
sance de la loi, qui permet de faire coexister harmonieusement
dans la cité l’espace public et l’espace privé ; d’où l’équivalence
entre violation de la loi et création d’un nouvel espace public.
Le nomos (la loi et la coutume) est le reflet de l’ordre naturel
voulu par les dieux (A1), ce qui explique la dimension à la fois
religieuse et humaine des lois sur l’homicide, qui font des juges
les vengeurs des disparus, comptables du sang versé et redevables
envers les esprits des morts. Tout comme dans l’Orestie d’Eschyle,
la justice publique administrée par la cité se substitue à la justice
privée des familles (genè) en reprenant les cadres, le vocabulaire
et les procédures qui sont les siennes. Ainsi, les juges sont les pro-
tecteurs de la cité (A2), considérée comme leur oikos. Ils doivent
la préserver de la souillure (conception collective de la faute) en
écartant le coupable des lieux et des cérémonies où s’affirment
les liens entre la cité et les dieux, à savoir les sanctuaires, les
sacrifices, et plus généralement les enceintes et les lieux de
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7. Voir sur ces questions Hansen, op. cit., notamment p. 106-109, et D. Cohen,
Law, Violence and Community in Classical Athens, Cambridge, 1995, p. 52-57.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 305
II. ANDOCIDE
Alors que, chez Antiphon, la loi apparaît comme assurant la
coexistence de l’espace privé et de l’espace public dans la cité démo-
cratique, les discours d’Andocide et de Lysias permettent de mesu-
rer combien, dans la cité secouée par les coups d’état oligarchiques,
qui remettent en question l’assise démocratique, le partage
public/privé est problématique.
Andocide est issu d’une grande famille athénienne. Compromis
dans le scandale de la mutilation des Hermès et de la parodie des
Mystères d’Éleusis, en 415, il obtient l’immunité en dénonçant ses
complices. Mais un décret d’Isotimidès, sans doute dirigé contre lui,
et interdisant la fréquentation de l’agora à tout citoyen ayant avoué
une impiété, l’oblige à s’exiler d’Athènes. Après un essai infruc-
tueux, il revient après le rétablissement de la démocratie en 403, à
la faveur des deux amnisties votées l’une en 405 (décret de
Patroclidès) pour réhabiliter les anciens atimoi (privés de droits
civiques), l’autre en 403 et proclamant une amnistie générale pour
les faits survenus sous les Trente (à l’exception des Trente eux-
mêmes et des Onze, leurs exécutants). Mais il se voit intenter une
action en 400 pour impiété et doit répondre dans le procès Sur les
Mystères. Il sera acquitté.
Il faut tenir compte ici du contexte : Andocide cherche à faire
coïncider son cas privé avec le sort de la cité tout entière (voir aussi
sur la question Lysias, B3). D’où l’importance du thème de l’amnis-
tie et de l’homonoia dans le discours. L’ensemble témoigne des dif-
ficultés à reconstruire l’espace public à la fin du Ve siècle.
Cette amnistie est présentée comme s’inscrivant dans la conti-
nuité des institutions et de l’histoire athéniennes : le serment de
réconciliation est un des nombreux serments sur lesquels reposent
la cohésion de la cité et le bon fonctionnement de ses institutions
(A1-A2), au même titre que le serment des héliastes, qui garantit
l’absence de parti-pris des juges siégeant au nom de tous ; acte reli-
gieux et politique, le serment met en accord la cité et les dieux et
constitue une manifestation publique de l’unité politique ; de même
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12. Le Vieil Oligarque – l’auteur inconnu de la République des Athéniens, un pam-
phlet anti-démocratique daté de la fin du Ve siècle conservé dans le corpus de
Xénophon – fait de cette intense activité judiciaire un des fondements de la démo-
cratie péricléenne qu’il attaque. Sur le goût immodéré des Athéniens pour les procès,
voir aussi les Oiseaux d’Aristophane, où les deux héros quittent leurs compatriotes,
perchés sur les procès, pour rechercher un endroit « tranquille » (v. 39-45).
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 307
pour les lois écrites, lois dont la publication par voie d’affichage
assure la publicité et l’accessibilité à tous les citoyens (A3) ; enfin,
la constitution de l’espace commun se fait par la répartition des
timai (« honneurs, charges ; droits civiques »), répartition égale
entre les citoyens ; la privation partielle de timai (A4) signale l’ex-
clusion progressive de l’espace civique (privation de certains droits,
exclusion de certains espaces publics).
Conçus dans cette perspective, le décret de Patroclidès (B1) et la loi
d’amnistie de 403 (B2) s’inscrivent dans la continuité de la démocra-
tie athénienne et ne constituent pas une exception liée aux circons-
tances. L’« oubli des méfaits » (mê mnêsikakein) et des vengeances
privées (B2) permet chaque fois de reconstituer l’unité de la commu-
nauté, l’homonoia, et d’assurer l’aretê de la cité (B3). On notera que le
terme homonoia ne se trouve pas dans le décret lui-même (B1), qui
établit l’unité sous la forme d’une pistis échangée, forme juridique de
l’engagement entre deux parties, mais semble ajouté par Andocide. Il
apparaît ainsi comme le mot-clef d’un programme politique qui met
l’accord public au-dessus des rancunes privées13.
Le sort d’Andocide paraît dès lors exemplaire et sert l’intérêt
public en affirmant la toute-puissance des lois (C1). La coïncidence
entre Andocide et la cité apparaît à nouveau à la fin du discours, où
l’orateur rappelle le rôle de ses ancêtres dans l’histoire d’Athènes et
en tire argument pour appeler les juges à la pitié (C2). La critique
des orateurs dans le prologue du discours Sur son retour va dans le
même sens : eux disjoignent intérêt privé et public alors que la cité
est un espace où les deux sont compatibles (C2).
plus puissants que les magistrats et les lois le seul recours est l’ac-
tion publique, l’action privée étant impuissante (B4). La cité sert ainsi
de recours à l’individu et le pouvoir public protège la liberté privée.
IV. LYSIAS
Tout en rappelant les fondements de l’idéal démocratique (souve-
raineté de la loi et importance des discours : A1-A2), le corpus de
Lysias en souligne les dysfonctionnements récents : les Trente ont
utilisé les institutions pour satisfaire des haines privées ; ils ont ainsi
bafoué les principes de la cité démocratique, qui assurent la préser-
vation de l’espace et des biens privés (B1) et brouillé l’ordre des géné-
rations et l’équilibre des familles ; plus généralement, dans les procès
privés et dans les procès publics ne prévalent plus les mêmes prin-
cipes, puisque dans les derniers ce sont les victimes qui plaignent
leurs bourreaux (B2)16 ; dans le cas d’Andocide, il ne faut pas non
plus assimiler le cas privé au cas public (B3)17.
Face à ces dysfonctionnements se trouve affirmée la solidarité
entre l’intérêt public et l’intérêt privé : les procès privés ont une
utilité publique (C1) ; les procès intentés aux Trente ou à leurs
séides ne sont pas des vengeances privées mais se font au nom de
l’intérêt commun (C2-C3).
C’est ainsi que se pose la question de l’implication dans la vie
publique, liée chez Antiphon à la revendication de la « tranquillité »,
c’est-à-dire de l’implication modérée dans les affaires publiques
(Antiphon C1). Chez Lysias, la situation semble avoir évolué, proba-
blement à cause de la désaffection relative des Athéniens à l’égard
de l’activité politique (voir Aristophane, Assemblée des femmes) : au
refus de la polupragmôsunê, associée à Andocide (D1), s’ajoute la
méfiance envers la « tranquillité », signe d’un désengagement,
voire d’une hostilité à l’égard du régime (D3) ; l’engagement dans
la vie politique est un engagement pour la cause commune, qui fait
passer au second plan les intérêts privés (D2). On retrouve l’affir-
mation du pseudo-Andocide, qui mettait l’intérêt commun au-dessus
de l’intérêt privé : ici, c’est la conduite privée exemplaire du citoyen
riche qui est la plus lourde des liturgies accomplies dans l’intérêt
de la cité (D4) – espace privé et espace public se confondent.
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16. Sur la distorsion entre conduite privée et conduite publique, voir Isocrate
(B 2, 3, 4).
17. Contrairement à l’argumentation d’Andocide lui-même.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 309
2) Les sophistes
I. PROTAGORAS
Selon le mythe exposé par Protagoras dans le Protagoras de
Platon, la communauté humaine (A1) a pour fondements des ver-
tus qui permettent la juste répartition entre les hommes (dikê) et
le respect des normes reposant sur le regard de l’autre (aidôs) ;
elle repose sur l’égalité entre les citoyens, conception démocra-
tique de la communauté qui correspond bien par ailleurs aux rela-
tions connues de Protagoras avec Périclès et Athènes18. Les liens
entre citoyens sont conçus sur le modèle des liens de philia et
donc comme un prolongement des liens privés, d’où l’accord entre
privé et public affirmé par Protagoras dans la définition qu’il
donne de son enseignement (A2). Mais si privé et public sont
conçus comme solidaires, la vérité est relative (à chaque individu)
et la prise de décision tout comme la définition de ce qui est juste
dans la cité n’est pas de l’ordre de l’absolu (A3).
La « sophistique » telle que la définit Protagoras – toujours
dans le dialogue de Platon – s’inscrit dans la logique du mythe
politique. Elle repose sur l’idée nouvelle d’une diffusion des
savoirs dans l’espace public et de la constitution d’une paideia
apte à enseigner la technê politikê : contrairement aux formes
antérieures de sophia, qui restent cantonnées dans l’espace privé,
elle fait l’objet d’une publicité (B1). Elle s’accorde avec l’action de
la cité et de ses lois, qui après l’instruction privée donnée au
jeune garçon avant qu’il devienne citoyen, forment ce dernier
tout au long de sa vie (B2). À la capacité naturelle des élèves, on
peut ajouter un perfectionnement, qui mérite salaire (B3) et
assure l’aretê, l’excellence, dans la vie publique comme dans la
vie privée.
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18. Ces deux notions sont présentées comme le fondement de toute société
humaine (à savoir ici la cité) ; elles permettent le lien entre les hommes par le res-
pect des règles communes. L’idée que la justice distingue les hommes des autres ani-
maux se trouve déjà chez Hésiode dans les Travaux et les Jours. Mais la mise en
rapport entre dikê et aidôs (vergogne ou pudeur), devenues vertus politiques, est
nouvelle. On notera aussi que la partie du mythe qui figure ici constitue un ajout au
mythe hésiodique de Prométhée, repris dans le passage qui précède par Protagoras.
L’humanité se constitue désormais en deux temps : le don du feu permet d’accéder
aux technai, mais ces dernières ne sont pas une condition suffisante pour la survie
des hommes. Seule la capacité à s’assembler, donc la cité, lui permet de s’accomplir.
Ainsi s’explique aussi que, dans la hiérarchie des technai, la technê politikê soit la
plus élevée et pourquoi aussi elle s’enseigne à tous, puisque tous les hommes possè-
dent les conditions nécessaires pour recevoir cette formation.
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II. GORGIAS
Gorgias définit un art de la parole publique, qu’il nomme, dans
le Gorgias de Platon, « rhétorique » (A1). Contrairement à
Protagoras, cet art n’est pas défini comme une formation à l’aretê,
mais comme une technique (A2-A4). C’est pourquoi il est avant tout
un art de combat et c’est pourquoi aussi le maître ne peut être tenu
pour responsable de ce que fait son élève (A3). L’intérêt de cette for-
mation, c’est qu’elle ne repose sur aucun pré-requis et s’adresse
donc à tous les citoyens, assurant le succès sur le plan privé comme
sur le plan public (A4) : de ce point de vue, la position est la même
que celle de Protagoras, qui pose une égalité entre les citoyens.
Mais, à la différence de Protagoras, il ne s’agit pas d’une formation
éthique. C’est une dunamis, une capacité qui est une puissance, un
pouvoir dans la cité (qui peut menacer celui du dêmos). C’est donc
d’abord dans la démocratie que cet art pose problème.
Par opposition à Socrate, qui propose de définir un usage unique
de la parole, cette conception du discours repose sur la différence
entre parole privée et parole publique (B1) et sur l’eikos, le vraisem-
blable (B2). La vérité appartient en effet à la sphère intime, l’individu
ne pouvant la communiquer à autrui20. Il peut en revanche user, pour
obtenir l’approbation de la foule, des doxai (des opinions communes)
et argumenter à partir des arguments de vraisemblance (eikota) pour
convaincre le public de la nécessité logique de ce qu’il dit.
III. PRODICOS
Dans les procès, on fait souvent appel aux juges en usant des
deux termes : être « commun », c’est donc être « égal » ; la distinc-
tion de Prodicos – un exemple de l’art de la synonymique dont il
semble avoir été spécialiste – permet de ne pas fonder cette com-
munauté seulement sur l’égalité arithmétique, mais sur une égalité
géométrique fondée sur une hiérarchie intellectuelle. Le savoir est
ici privilégié, sans doute celui des sophistes.
IV. THRASYMAQUE
La parole publique apparaît comme inutile dans les temps
anciens ou dans la meilleure des constitutions (A1)21. Mais en l’ab-
sence d’homonoia (guerre extérieure et intérieure), il faut s’expri-
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19. Voir M.P. Noël, « L’art de Gorgias dans le Gorgias », in Papers on Rhetoric VI,
L. Calboli Montefusco (dir.), 2004, p. 131-149.
20. L’idée apparaît dans le Traité du non-être et dans l’Apologie de Palamède, 5.
21. Voir Aristote, Rhétorique, I, 1.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 311
mer. Le discours des orateurs est ici, comme il le sera au IVe siècle,
remis en question et l’allusion à la patrios politeia, la constitution
des pères, suggère une conception traditionnelle et idéalisée de la
démocratie d’autrefois.
V. ANTIPHON
Même si le texte est lacunaire et s’il est difficile de savoir si ce
passage reflète bien la pensée d’Antiphon22, l’opposition entre loi et
nature est ici remarquable : la loi est présentée comme une conven-
tion, opposée à la nature, qui ne connaît aucune forme de lien. Le
partage privé/public se trouve rejeté du côté des nomoi humains.
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* *
1) Orateurs et logographes
notre vie a paru aux dieux digne de tels bienfaits, quiconque tue
illégalement (ἀνόμως) commet une impiété envers les dieux en même
temps qu’il brouille les usages établis (τὰ νόμιμα) par les hommes.
Ainsi, d’une part, le mort, privé du don de la divinité, laisse naturel-
lement après lui comme vengeance divine (θεοῦ τιμωρίαν) la colère
des esprits infernaux (τὴν τῶν ἀλιτηρίων δυσμενείαν), colère que ceux
qui jugent ou témoignent contrairement au juste, participant à l’im-
piété du criminel, introduisent comme une souillure étrangère dans
leurs demeures privées (εἰς τοὺς ἰδίους οἴκους). Mais si nous, qui
sommes les vengeurs des disparus (οἱ τιμωροί), nous poursuivons des
innocents pour satisfaire une haine personnelle (ἔχθραν), parce que
nous ne vengerons pas le mort, nous susciterons contre nous les
démons redoutables (δεινοὺς ἀλιτηρίους) que sont les fantômes des
défunts réclamant leur dû, parce que nous faisons mettre à mort
injustement des hommes purs (τοὺς καθαρούς), nous encourons les
peines prévues pour un meurtre et enfin, parce que nous vous per-
suadons d’accomplir des actes contraires aux lois, nous devenons res-
ponsable de votre erreur. Pour ma part, je suis pénétré de ces craintes
et c’est pur de tout reproche (καθαρός) que je traduis celui qui a com-
mis un acte impie (τὸν ἀσεβήσαντα) devant vous. Et vous, préoccupez-
vous de donner un jugement digne de la gravité de ce qui vient d’être
dit et infligez à l’auteur de cet acte une peine digne de ce qu’il a fait
subir ; vous purifierez ainsi de la souillure (καθαρὰν τοῦ μιάσματος) la
cité tout entière (ἅπασαν τὴν πόλιν).
A2. Meurtre, souillure et espace public. Tétralogie 1, discours 1, 11.
Il est contraire à votre intérêt que cet homme, qui est impur (μιαρόν)
et souillé (ἄναγνον), pénètre dans les sanctuaires et souille (μιαίνειν)
leur pureté, qu’en s’attablant <dans les banquets lors des sacri-
fices> il remplisse de cette souillure celui qui n’est coupable de
rien. Car ces crimes déclenchent de mauvaises récoltes et font
échouer ce que l’on entreprend. Vous devez donc considérer la ven-
geance comme vous appartenant en propre (οἰκείαν) et faire tomber
sur cet individu seul son impiété de façon que son infortune
demeure privée (ἰδίαν μὲν τὴν συμφοράν) et que la cité se trouve
purifiée (καθαρὰν δὲ τὴν πόλιν καταστῆσαι).
A3. Éviter la souillure dans la vie publique comme dans la vie privée.
Sur le meurtre d’Hérode, 81.
Tout ce qui pouvait être établi à partir d’indices et de témoignages
humains, vous l’avez entendu. Mais il faut aussi dans de tels cas
faire reposer vos votes sur des indices non moins importants, ceux
que fournissent les signes envoyés par les dieux (τοῖς ἀπὸ τὼν θεῶν
σημείων). En effet, c’est parce que vous vous fiez essentiellement à
eux que vous administrez sans risque d’erreur les affaires com-
munes de la cité (τὰ τῆς πόλεως κοινά), dans les situations critiques
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 313
aussi bien que dans celles qui ne le sont pas, et pour les affaires
privées aussi (εἰς τὰ ἴδια) ce sont ces signes-là qu’il faut tenir pour
les plus importants et les plus sûrs. Car vous savez, je pense, que
beaucoup d’hommes dont les mains n’étaient pas pures (μὴ καθαροὶ
χεῖρας) ou qui avaient contracté quelque autre souillure (ἄλλο τι
μίασμα ἔχοντες), une fois embarqués sur un vaisseau, ont causé leur
propre perte mais aussi celle de gens qui respectaient les dieux (τοὺς
ὁσίους διακειμένους τὰ πρὸς τοὺς θεούς), ou bien, sans aller jusqu’à la
dernière extrémité, ces gens-là ont couru les pires dangers à cause
de tels individus ou bien encore, beaucoup d’entre ces derniers, au
moment où ils assistaient à des sacrifices, ont rendu manifeste leur
manque de respect envers les dieux (οὐχ ὁσίους) parce que leur pré-
sence a empêché l’accomplissement des sacrifices prescrits par
l’usage (τὰ ἱερὰ τὰ νομιζόμενα). Mais, en ce qui me concerne, dans tous
ces cas, c’est le contraire qui s’est produit.
A4. Les lois de Dracon comme fondement du droit dans l’empire
d’Athènes. Sur le meurtre d’Hérode, 13-14.
Tu prétends que je ne serais pas resté si j’avais été mis en liberté et
que j’aurais quitté le pays25, comme si c’était contre mon gré, par
la contrainte, que j’étais venu dans ce pays. Pourtant, s’il m’avait
été indifférent que cette cité me fût interdite26, il m’aurait été égal
(ἴσον) aussi de ne pas me présenter lors de la citation préalable et
d’être condamné par défaut, tout autant que de partir avant ma pre-
mière défense. Car cela est <un droit> commun à tous
(ἅπασι…κοινόν)27. Mais toi, ce qui est commun (κοινόν) à tous les
autres Grecs, tu cherches à m’en dépouiller, moi seul, pour ton pro-
fit privé (ἰδίᾳ), en établissant, de ton propre chef et pour toi seul
(αὐτὸς σαυτῷ), une loi (νόμον). Pourtant, les lois qui règlent de telles
questions28 tous, je pense, seraient d’accord pour les considérer
comme les plus belles de toutes et les plus saintes (ὁσιώτατα)29. Elles
sont à la fois les plus anciennes de ce pays et elles sont toujours les
mêmes sur les mêmes sujets ; c’est le temps en effet et l’expérience
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25. Au terme des lois qui régissent les membres de la Ligue de Délos, toute
affaire de meurtre concernant un citoyen athénien doit être jugée à Athènes. Mais,
alors que Euxithéos, qui n’est pas un citoyen athénien, devait normalement se trou-
ver engagé dans une procédure pour homicide (une dikê phonou), ses adversaires
ont prétendu qu’il pouvait quitter la cité à tout moment et donc ne pas se présenter
devant le tribunal ou partir au milieu du procès. D’où la procédure exceptionnelle
qu’ils ont demandée et obtenue, celle de l’apagôgê (arrestation sommaire) comme
malfaiteur (κακοῦργος).
26. Litt. « d’être privé de cette cité » (στέρεσθαι τῆσδε τῆς πόλεως).
27. Il est toujours possible à un accusé, avant le 2e discours, de s’exiler, de sorte
que la condamnation est prononcée par contumace.
28. Il s’agit des lois sur l’homicide, qui sont les plus anciennes lois d’Athènes et
remontent à Dracon, comme le montre la suite du passage.
29. Ou « conformes aux prescriptions des dieux ».
314 MARIE-PIERRE NOëL
rait mis dans un très grand danger, de le ruiner avec l’appui de vos
lois et de résoudre son cas privé (ἴδιον) tout en s’attirant la recon-
naissance de votre cité (τῇ πόλει τῇ ὑμετέρᾳ) par la démonstration de
la culpabilité de son adversaire, il ne l’a pas voulu.
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42. Il s’agit de la réconciliation des factions de la ville et du Pirée, garantie par
l’amnistie et par des serments solennels (404-403). Noter ici que le serment des
héliastes (auquel il est fait allusion ensuite) est mis ici sur le même plan que ce ser-
ment de réconciliation.
43. Les magistrats en charge des prisons et des arrestations.
44. Il s’agit de la procédure démocratique de reddition de comptes des magistrats,
qui avait été interrompue lors de l’avènement des Trente. Voir sur tous ces aspects
techniques l’ouvrage de M. H. Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de
Démosthène, trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1993 (1991) et les commentaires de
D. MacDowell, Andokides, On the Mysteries, Oxford, 1962 et M. Edwards, Andocides,
Warminster, 1995.
45. Il s’agit à nouveau du serment des héliastes.
46. une révision des lois avait déjà été décidée en 410, mais il est probable que le
décret d’amnistie de Patrokleidès demande une nouvelle révision.
47. Allusion au thème de la patrios politeia, la constitution des ancêtres, qui ne
cessera de prendre de l’importance dans la réflexion politique au IVe siècle.
48. Les documents provisoires sont inscrits sur des tablettes de bois, les docu-
ments définitifs sont gravés dans la pierre.
49. Les Dix héros éponymes des tribus athéniennes instituées par la réforme de
Clisthène. Les bases de leurs statues se trouvaient sur l’agora et servaient de sup-
port pour l’affichage des ordres du jour de l’assemblée suivante, des listes de mobili-
sation, etc.
50. L’implication des dèmes s’explique sans doute par la nécessité de renforcer le
consensus du dêmos autour de ces lois, qui apparaissent comme une refondation de
la cité démocratique (en reprenant les lois des pères, c’est-à-dire les lois de Solon et
de Dracon). D’où aussi la prestation de serment, pour leur permettre de représenter
le dêmos tout entier (les autres magistrats ayant déjà prêté serment).
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 319
βουλομένῳ)51 d’entrer pour délibérer avec le Conseil en faisant sur les lois
des propositions honnêtes. Quand les lois auront été adoptées, le Conseil
de l’Aréopage doit veiller à ce que les magistrats usent seulement des lois
établies. Les lois ratifiées doivent être affichées sur le mur52 où elles
étaient auparavant, afin que n’importe qui puisse les consulter53.
Les lois furent donc révisées, Citoyens, en vertu de ce décret, et celles
qui furent ratifiées furent affichées dans le Portique.
Cela fait, nous établîmes une loi qui s’applique à vous tous. Lis-moi la
loi :
Une loi non écrite54 ne doit être appliquée par les magistrats en aucun
cas. (…) Il n’est pas permis de faire une loi contre un seul citoyen sans
qu’elle ne s’applique à tous les Athéniens, à moins qu’une majorité de
6000 citoyens55 n’en décide autrement par un vote secret.
A4. L’exclusion de la vie publique : les différents types d’atimie. Sur
les Mystères, 73-76.
Lorsque les navires eurent été détruits56 et que le siège eut com-
mencé57, vous avez délibéré sur la concorde (περὶ ὁμονοίας) et décidé
de rendre leurs droits (ἐπιτίμους) à ceux qui en avaient été déchus
(τοὺς ἀτίμους). L’auteur de cette mesure fut Patrokleidès.
Ces citoyens déchus de leurs droits (ἄτιμοι), qui étaient-ils et dans
quelle catégorie de crime chacun se rangeait-il ?
Les premiers étaient les débiteurs du Trésor public (Οἱ μὲν ἀργύριον
ὀφείλοντες τῷ δημοσίῳ) – les anciens magistrats reconnus coupables
de malversation après leur reddition de comptes, ou ceux qui avaient
été condamnés à une amende pour délit d’expulsion illégale ou pour
complot, ou qui, après avoir acheté des droits d’affermage au Trésor
public, n’ont pas versé la somme due (ἢ ὠνὰς πριάμενοι ἐκ τοῦ δημοσίου
μὴ κατέβαλον τὰ χρήματα) ou n’ont pas fourni des garants au Trésor
public : ces gens-là avaient jusqu’à la neuvième prytanie58 pour s’ac-
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51. Tout citoyen athénien peut voter les lois à l’Assemblée du peuple (ekklêsia) et
proposer des amendements. Mais ici il s’agit d’une révision des lois et rien n’est spéci-
fié à propos d’une éventuelle ratification par l’Assemblée. En revanche, exceptionnelle-
ment, les citoyens peuvent intervenir directement au Conseil (donc comme simple
particuliers, non en qualité de conseillers) pour participer aux délibérations.
52. Le mur de la stoa Basileios, sur lequel les lois sont affichées (cf. infra : le
Portique).
53. La publicité des lois est assurée avant et après la révision.
54. Complément du décret précédent : la loi non-écrite et donc aussi non affichée
apparaît ici comme exclue de la cité, afin d’assurer la publicité des lois et le recours
possible de tout citoyen.
55. Il s’agit du quorum demandé pour les votes considérés comme essentiels.
56. À Aigos-Potamos.
57. En 405.
58. La prytanie est une division de l’année à Athènes, en fonction de la vie
publique : il s’agit du temps pendant lequel les 50 membres d’une même tribu
appartenant au Conseil des Cinq Cents (la Boulè) assument la prytanie, à savoir
1/10e de l’année.
320 MARIE-PIERRE NOëL
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71. On comprend en général « ceux qui sont condamnés à l’exil », mais le présent
φεύγοντες me fait supposer qu’il s’agit des accusés dans un procès.
72. La fonction de ces mesures est celle d’un pacte entre les fractions du dêmos
divisé : il en prend aussi la formulation.
73. Cette fois en 403, après la Tyrannie des Trente et le rétablissement de la
démocratie.
74. Il s’agit de la Tyrannie des Pisistratides, au VIe siècle, avant l’établissement
de la démocratie par Clisthène.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 323
tude des ennemis. Par leur victoire à l’issue de cette bataille, ils
libérèrent la Grèce et sauvèrent la patrie.
Après avoir accompli cet exploit, ils ne voulurent garder à personne
rancune pour les événements précédents (μνησικακῆσαι). Et voilà
pourquoi, ayant retrouvé une cité détruite, des sanctuaires incen-
diés et des maisons en ruines, sans ressources, grâce à la concorde
entre eux (διὰ τὸ ἀλλήλοις ὁμονοεῖν) ils ont constitué leur empire sur
les Grecs et vous ont légué une cité si belle et si puissante. Et vous
aussi, donc, plus tard, après des malheurs non moindres que ceux
de vos pères, hommes de bien issus d’hommes de bien, vous avez
fait éclater votre valeur (ἀρετήν) : vous avez décidé de faire revenir
les exilés et de rendre leurs droits à ceux qui en ont été déchus
(τοὺς ἀτίμους ἐπιτίμους ποιῆσαι). Que vous reste-t-il à faire pour éga-
ler la valeur de vos pères ? Oublier toute rancune (μὴ μνησικακῆσαι),
sachant, citoyens, que la cité avait moins de ressources encore à
cette époque-là avant de conquérir la grandeur et la prospérité.
Elles sont à sa portée aujourd’hui si nous, les citoyens, acceptons
d’user de modération et de pratiquer la concorde (σωφρονεῖν τε καὶ
ὁμονοεῖν ἀλλήλοις).
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76. Il peut s’agir bien sûr de l’édifice, comme c’est le cas plus haut, mais
Andocide désigne ici plus probablement la famille qui y réside, à savoir celle des
kêrykes à laquelle il appartient (voir introduction). D. McDowell (Andokides, On the
Mysteries, 1962, p. 164) suggère pour l’ensemble de la phrase une structure en
chiasme dans laquelle l’ancienneté de la famille reprendrait sous forme positive
l’idée que jamais la cité ne leur a porté tort et le fait qu’elle soit parfaitement com-
mune à tous l’idée qu’eux-mêmes n’ont jamais fait tort à la cité.
77. Le procès semble avoir eu lieu entre 410 et 406, au cours d’un des essais
infructueux d’Andocide pour rentrer à Athènes. L’orateur (inconnu (Phaeax ?) voir
infra) prend à témoin le peuple contre des adversaires assez malveillants envers lui
et envers la cité pour refuser les services qu’il veut rendre à cette dernière.
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 325
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78. Sur la question de l’authenticité du texte, voir M. Edwards, op. cit., p. 131-136.
Il s’agit d’un procès fictif, qui a lieu lors d’un vote d’ostracisme à l’assemblée, vote
qui concerne Alcibiade, Nicias et Phaeax (l'auteur véritable ou fictif du discours ?).
L’assemblée est présidée à cette occasion par les archontes et les prytanes. NB : ce
type de vote ne comporte normalement pas de débat préliminaire.
79. Plus exactement « rester tranquille à l’égard des choses publiques ». La tran-
quillité est ici considérée ici comme un manquement du citoyen envers la cité, un
repli sur les intérêts privés. Sur ce thème, voir P. Demont, La cité grecque classique
et l’idéal de tranquillité, Paris, 1990.
80. Les épistates des prytanes, qui président les séances d’assemblée.
81. Voir la différence que propose Prodicos (A1) entre les termes dans le
Protagoras, 337a. L’assimilation de l’isotês à la koinôtês s’explique ici par l’impor-
tance de la notion d’égalité pour définir la communauté dans l’idéologie démocra-
tique athénienne.
82. Les citoyens sont ici invités à se considérer comme investis des devoirs de
l’épistate et des archontes, qui normalement dirigent les séances et les votes d’ostra-
cisme à l’assemblée. Mais ces votes se font sans aucune discussion préalable (l’os-
tracisme n’étant pas une sanction mais une mesure politique pour écarter le risque
d’établissement de la tyrannie) et l’appel de l’accusé ne s’explique que parce qu’il
s’agit d’un procès fictif.
326 MARIE-PIERRE NOëL
(δημοσίαν τιμωρίαν) de leurs crimes. Pour moi, j’ai été jugé quatre
fois devant la communauté (ἐν τῷ κοινῷ) et je n’ai empêché per-
sonne de m’intenter une action privée (δικάζεσθαι). Mais Alcibiade,
lui, qui a fait tout le mal que vous savez, n’a jamais eu à ce jour le
courage d’affronter une action privée (δίκην).
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92. En se présentant comme un porte-parole de la cité bien plus que comme un
mari trompé qui se fait justice lui-même, Euphilétos transforme l’accusation de
meurtre dont il est l’objet (le meurtre d’Ératosthène, qu’il a surpris au lit chez lui
avec son épouse) en accusation pour adultère contre Ératosthène. Il échappe ainsi
au soupçon d’avoir agi sous le coup de la colère en oubliant les lois de la cité, dont
il aurait pu se servir pour intenter un procès à son adversaire. Voir sur ce texte les
commentaires de C. Carey, Lysias : Selected Speeches, Cambridge 1989 et de S. usher
(in M. Edwards et S. usher, Greek Orators I : Antiphon, Lysias, Warminster, 1985).
93. Il s’agit d’un procès intenté par Lysias lui-même contre Ératosthène, respon-
sable de la mort de son frère Polémarque pendant le régime des Trente. Si le dis-
cours a bien été prononcé (Lysias étant un métèque, cela n’est guère probable), il
daterait du lendemain du rétablissement de la démocratie, vers 403. Il peut aussi
avoir circulé sous forme de pamphlet (voir S.C. Todd, trad., Lysias, Austin, 2000,
p. 113-116).
330 MARIE-PIERRE NOëL
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98. Le procès semble avoir été plaidé vers 403-402.
332 MARIE-PIERRE NOëL
2) Les sophistes
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99. L’armée dans la cité classique est composée comme on le sait des citoyens en
armes, répartis selon le rang qu’ils occupent dans la cité en temps de paix (les plus
riches et ceux donc qui ont accès aux charges les plus importantes sont devant).
100. Il faut comprendre qu’il s’agit de profanes, mais aussi de simples particuliers,
qui ne connaissent pas encore ce que va leur procurer le don fait par Zeus : la capacité
à s’organiser politiquement et à former une communauté, voir supra note 16 p. 232..
ORATEuRS, LOGOGRAPHES ET SOPHISTES 333
A2. L’égalité entre tous les hommes dans la prise de parole publique.
Platon, Protagoras, 322d-e.
Voilà, Socrate, comment et pourquoi les Athéniens notamment, lors-
qu’ils discutent à propos de l’excellence (ἀρετή) en architecture ou
en tout autre métier, n’accordent qu’à peu d’hommes le droit d’ex-
primer un avis et ne supportent pas que quelqu’un qui est extérieur
à ce petit nombre se mêle de donner un conseil, comme tu le dis toi-
même ; et, je l’affirme, ils ont raison ; alors que, s’ils doivent délibé-
rer sur l’excellence en politique (πολιτικῆς ἀρετῆς), délibération qui
doit se faire au moyen de la justice et du respect, il est naturel
qu’ils laissent parler n’importe quel homme, convaincus qu’ils sont
que tous doivent avoir part à cette forme d’excellence, sans laquelle
il n’y a pas de cités.
A3. L’homme-mesure. Sextus Empiricus, adv. Math. VII, 60
(=DK80B1) [voir aussi Platon A4].
L’homme est la mesure (μέτρον) de toute chose, de l’être de celles
qui sont et du non-être de celles qui ne sont pas.
elle porte sur des sujets sérieux ou sur des sujets futiles ? N’est-ce
pas cela que tu as entendu dire101 ?
Phèdre. — Non, par Zeus, ce n’est absolument pas cela. C’est plutôt
en ce qui concerne les procès que l’on parle et que l’on écrit avec
art. Et l’on parle aussi avec art en ce qui concerne les discours
publics (περὶ δημηγορίας). Mais je n’ai rien entendu dire de plus.
Socrate. — Alors, c’est que tu n’as entendu parler que des Arts des
discours (τέχνας περὶ λόγων) de Nestor et d’ulysse, qu’ils ont compo-
sées pendant leurs moments de loisir à Troie, mais pas de ceux de
Palamède ?
Phèdre. — Par Zeus, je ne connais même pas ceux de Nestor, à
moins que ne ce soit Gorgias que tu imagines comme une sorte de
Nestor ou Thrasymaque et Théodore comme une sorte d’ulysse.
B2. Le vraisemblable comme fondement du discours public. Platon,
Phèdre, 272c-273c, trad. L. Brisson.
Socrate — Alors souhaites-tu que je te répète, moi, la thèse que j’ai
entendu soutenir par certains de ceux qui sont des spécialistes en
la matière ? (…) Ils prétendent donc qu’(…) il est absolument cer-
tain (…) qu’on ne devrait avoir aucun besoin de connaître la vérité
sur la justice et sur la bonté des choses ou même des hommes, tels
que les a faits la nature ou l’éducation, quand on veut devenir un
orateur convenable. En effet, dans les tribunaux, personne n’a là-
dessus le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est
susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable (τὸ εἰκός), à
quoi doit s’attacher quiconque veut parler en suivant les règles de
l’art. Il y a même des cas, en effet, où il faut éviter d’exposer les
faits, s’ils ne sont pas vraisemblables, et s’en tenir à la vraisem-
blance, et cela aussi bien dans l’accusation que dans la défense. Et,
d’une manière générale, quand on parle, c’est bien le vraisemblable
qu’il faut poursuivre en disant au vrai tous les « au revoir » du
monde. En effet, c’est le vraisemblable qui, se retrouvant d’un bout
à l’autre du discours, constitue l’art oratoire dans sa totalité.
B3. La restauration de l’homonoia. Philostrate, Vies des Sophistes,
I 9, 4 (=DK82A 1).
Il se distingua également dans les Panégyries des Grecs, tout d’abord
en faisant retentir son Discours Pythique du haut de l’autel d’Apollon
Pythien, ce qui lui valut également de se voir consacrer un statue en
or dans l’enceinte du temple ; puis il y eut son Discours Olympique,
qui abordait des problèmes politiques d’une portée capitale : comme il
voyait la Grèce en proie aux luttes internes, il se fit pour ses enfants
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101. L’idée de Socrate est ici de définir un usage unique de la parole. Mais il se
heurte à l’objection de Phèdre, qui ne connaît que les technai logôn des sophistes, sur
lesquelles repose l’enseignement des discours publics et non privés, notamment la
plus ancienne, celle de Gorgias, qui porte sur les discours judiciaires.
338 MARIE-PIERRE NOëL
des uns est inclus dans celui des autres. Examinez en effet en pre-
mier lieu ce que les uns et les autres recherchent : tout d’abord la
constitution de nos pères (πάτριος πολιτεία) les perturbe parce qu’elle
est très facile à connaître et tout à fait commune (κοινοτάτη) à tous
les citoyens…103
ANTIPHON
A1. Loi et nature : la publicité comme critère de distinction. Sur la
Vérité, P. Oxy. XI, 1364 (=DK87B44A).
(col. I) La justice (δικαιοσύνη) consiste à ne pas transgresser les
normes (νόμιμα) de la cité où l’on exerce ses droits de citoyen. Ainsi
donc un homme usera de la justice de la manière la plus avantageuse
pour lui si, en présence de témoins, il fait grand cas des lois, et seul,
sans témoins, des dispositions de la nature104. Car les dispositions des
lois105 sont des ajouts, tandis que celles de la nature sont nécessaires.
Celles des lois sont le résultat d’un accord, celles de la nature sont
innées et ne résultent pas d’un accord. (col. II) Celui donc qui trans-
gressera les règles (νόμιμα), s’il le fait sans être vu par ceux qui se
sont mis d’accord sur ces dernières, il échappe à la honte et à la peine
infligée, celui qui se fait voir, non. Tandis que, si l’on fait violence à
une disposition naturelle et si l’on n’est vu d’absolument personne, le
mal n’en est pas moindre ; si tous le voient, il n’en est pas plus grave.
Ce n’est pas à cause de l’opinion (διὰ δόξαν) que l’on est blâmé mais à
cause de la vérité (δι᾿ἀλήθειαν).
La raison de cet examen est le fait que la plupart des choses qui sont
justes selon la loi (τὰ πολλὰ τῶν κατὰ νόμον δικαίων) sont hostiles
(πολεμίως) à la nature. Car on a légiféré sur les yeux pour déterminer
ce qu’ils doivent voir ou sur les oreilles, pour dire ce qu’elles doivent
(col. III) entendre ou non ; sur la langue, sur ce qu’elle doit dire ou
non ; sur les mains, sur ce qu’elles doivent faire ou non ; sur les pieds,
vers où ils doivent aller ou non ; sur l’esprit, sur ce qu’il doit désirer
ou non. En vérité, ce dont les lois détournent les hommes n’est pas
plus proche (φιλιώτερα) de la nature ni plus familier (οἰκειότερα) que
ce à quoi ces mêmes lois les incite106. Car ce qui est du ressort de la
nature est la vie et la mort (…).
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103. Les thèmes développés ici, notamment le rappel de la patrios politeia, sug-
gèrent que le discours a pu être composé dans la dernière partie de la Guerre du
Péloponnèse, au moment des remises en question de la démocratie à Athènes (411 ?).
Pour S. A. White cependant (« Thrasymachus the Diplomat », CPh 90, 1995, p. 307-
327), il s’agirait d’un discours écrit en 407 pour la cité de Chalcédoine, dont
Thrasymaque est originaire.
104. = « la nature ».
105. = « les lois ».
106. Comprendre ici que nature et loi ne sont pas sur le même plan, de sorte que
rien de ce que prescrit ou proscrit la loi n’intéresse la nature.
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BIBLIOGRAPHIE