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Déjà parus:
MICHEL VILLEY
ET
LE DROIT NATUREL EN QUESTION
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de L'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
Avant-propos
et Guillaume Vannier **
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Rome à l'époque de Cicéron. Cette tradition correspond en
effet à la pratique juridique effective, telle qu'elle existe
encore aujourd'hui. "Aristote est moins démodé que Locke
ou Rousseau, il est plus clair que M. Gurvitch ou M. Gény" 1.
Retour, donc, pour comprendre le droit positif authentique,
au droit naturel classique...
Mais dans ce retour au droit classique, Villey définit
le droit comme prudence, et non comme science, ce qui
constitue finalement la troisième opposition où se marque la
spécificité de sa démarche; le droit est saisi par l'équité, et
non seulement par la pure légalité2. Cela signifie que Villey
ne retient de manière sélective qu'un certain Aristote, et qu'un
certain Saint Thomas: ceux qui rapportent le droit à la
"Nature des Choses". La "nature des choses" fait, tout
d'abord, référence à une nature qui dépasse le fait neutre de
la physique moderne, une nature orientée vers des finalités et
des essences3. C'est donc, en termes modernes, un
entrelacement de l'être et du devoir-être, qui méritera d'être
repris aux yeux de certains jusnaturalistes contemporains4.
Cependant il faut ajouter aussitôt que la nature des choses ne
peut être comprise que comme changeante et limitée
changeante, c'est aux yeux de Villey la leçon de la célèbre
présentation du droit naturel par Aristote dans l'Ethique à
Nicomaque, dont il cite cette phrase essentielle:
"Parmi toutes ces solutions qui pourraient être autres
qu'elles ne sont, lesquelles tiennent à la nature des choses,
lesquelles n'y tiennent pas, mais sont seulement
conventionnelles et le fruit d'un accord commun, si les unes
et les autres sont de la même façon sujettes au
changement ?"5. Saint Thomas, pour sa part, répétera
inlassablement que la nature de l'homme est changeante
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In Memoriam
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d'individus, et d'eux seuls, autant dire qu'il ne supporte que
des droits subjectifs ou objectifs, contractualistes ou
légalistes. Là, au contraire, le droit naturel classique est
changeant. Il n'est pas que muable, il est aussi stable, orienté
par le bien, la fin, et trouvant en lui, en elle, son repos,
comme tout ce qui pousse - phuein, phusis, natura - comme
tout ce qui est vivant. C'est le droit du monde sublunaire.
Eudémonique et pas seulement dynamique, ce droit naturel
est encore cosmique, en ce que non seulement les vivants y
sont chacun ordonnés à leur bon état, mais encore en ce
qu'ils sont, les uns par rapport aux autres, placés en bon
ordre, dans une belle et bonne disposition.
Du droit naturel moderne, l'exemple-type est la
Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
Dans ce texte fameux, M. Villey voyait un des derniers
avatars du nominalisme, cette théorie de la connaissance,
élaborée au XIVe siècle par Guillaume d'Occam, qui
débouche sur une logique moniste de la nécessité et sur une
métaphysique individualiste de la volonté: double pilier qui
devait servir à supporter les constructions du subjectivisme
juridique, en attendant d'étayer celles de l'objectivisme
juridique.
Du droit naturel classique, on a une illustration dans
Ie droit romain: jus naturale est quod natura omnia
animalia docuit. Dès les premières phrases du Digeste le
droit naturel est présenté comme ce qui est fait de
mouvements et d'équilibres, de répartition des tâches et
d'échange des services. Les mâles sont attirés par les femelles
qui le leur rendent bien- conjunctio. De cet attrait, jaillissent
d'autres êtres avec les mêmes caractères - procreatio - et, en
particulier ayant un dynamisme propre, soumis à un guide et
mesurable - educatio.. C'est à travers le droit romain que M.
Villey a retrouvé ce droit naturel, et à travers ce droit naturel
qu'il a retrouvé Aristote, sa méthode et la portée
philosophique autant que juridique de celle-ci. La méthode
d'Aristote, c'est la dialectique. Mais la dialectique d'Aristote
ne s'oppose pas moins à la dialectique hégélienne qu'aux
rêveries d'un promeneur solitaire. La discussion organisée,
entre gens préparés, sur des sujets choisis, telle est la méthode
formalisée par Aristote avec un degré de perfection tel que
Kant croira encore qu'il n'est guère possible d'y ajouter.
Cette mise en forme de la dialectique par Aristote lui
permettra de servir de modèle aux discussions judiciaires des
Romains, puis aux discussions scolastiques avant de culminer
dans l'emploi qu'en fera saint Thomas d'Aquin. Aristote, le
droit romain, saint Thomas d'Aquin, trois autorités
constamment alléguées par M. Villey, et qu'il tâcha de
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substituer à celles que la mode, l'idéologie ou l'ambition ont
introduites de force dans l'Université.
Le succès de M. Villey n'a pas été grand. Il lui est
arrivé ce qui est arrivé à beaucoup d'autres, notamment à
Aristote et à saint Thomas: de leur vivant, ils ont été suivis
par quelques disciples fervents, mais ils ont été ignorés ou
rejetés par leurs pairs. Nul n'est prophète en son pays. Leur
succès est venu plus tard. Pour M. Villey, le succès est venu
d'ailleurs. En France, il a eu quelques amis avec lesquels il ne
craignait pas de croiser le fer: Henri Batiffol, Georges
Kalinowski, Jean-Louis Gardiès, Michel Virally, Jacques
Ellul, François Terré, Jeanine Chanteur, Yvonne Bongert. Il a
eu quelques disciples, d'orientation très diverse: André-Jean
Arnaud, Nicos Poulantzas, Marcel Thomann, Blandine
Barret-Kriegel, Stéphane Rials1.
Cela fait peu de monde. .
A l'étranger, il a été mieux reconnu, sinon mieux
compris. Sa direction des Archives de philosophie du droit,
son rôle dans le choix des thèmes et des conférences pour le
séminaire hebdomadaire à l'Université de Paris II, sa place au
sein de l'Association internationale de philosophie du droit et
dans les congrès internationaux, tout cela lui a donné une
audience étendue à tous les continents. En Asie, où des liens
plus étroits ont été noués au ,Liban, en Indochine, au Japon.
En Afrique, que ce soit en Egypte, d'où est venu son cher
Mohamed El Shakankiri, que ce soit en Afrique du Nord,
Maroc, Algérie, Tunisie, en Afrique Noire et jusqu'en
Afrique du Sud. C'est en Amérique que l'accueil a été le plus
chaleureux, surtout en Amérique du Sud : Venezuela,
Argentine, Chili, Colombie, Brésil. Il a été traduit en espagnol
et en portugais. Au Canada, comme aux Etats-Unis, il n'a pas
manqué d'auditeurs attentifs et intéressés.
En Europe, enfin. L'Allemagne, l'Italie et l'Espagne
lui ont réservé de solides amitiés: Coing, Fechner, Viehweg,
outre-Rhin; Giuliani, Orestano, Cotta, Lombardi Vallauri,
Todescan, Bobbio, au-delà des Alpes; Vallet de Goytisollo,
Truyol y Serra, Sanchez de la Torre de l'autre côté des
Pyrénées. En Suisse, A.Dufour. Quant à la Belgique, le nom
seul de Perelman suffit à dire quelle sympathie, mais aussi
quelle incompréhension il y rencontra.
1 Pour ne citer que les plus connus. Mais il y en a d'autres: Guy Augé,
Christian Atias, Alain Sériaux, Michel Bastit, Marie-France Renoux-
Zagamé, Jean-Marc Trigeaud, Jean-Louis Vullierme, René Sève, Stamatios
Tzitzis, Pierrette Poncela.
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Un homme est passé devant nous: l'image en a
disparu, mais la réalité demeure, pas seulement dans le
souvenIr.
M. Villey a été un homme simple, d'un abord facile
quoique austère, toujours à la portée de ses étudiants. S'il est
vrai, ainsi que l'a dit Bergson, que l'essence de la philosophie
est dans la simplicité, il a été un vrai philosophe. Homme
désintéressé, il a fui les honneurs, et les honneurs l'ont fui.
Que de fois n'a-t-il pas redit que la philosophie est étrangère
aux soucis pragmatiques, aux succès de carrière, aux
ambitions politiciennes. Sur ce point aussi, il a vécu comme il
a enseigné.
Esprit synthétique, il n'a pas cessé d'affirmer que la
philosophie est un effort d'unité, une vision globale, une
saisie du tout. Esprit exigeant, il a passé sa vie à dénoncer les
simulacres que sont les mots- en droit, les textes de lois-
quand ils ne sont pas porteurs de sens, ou quand ce sens qui
leur vient des choses, et qu'en retour ils leur confèrent, ne
vient pas d'une vision intérieure plus unifiée, plus élevée,
venue d'ailleurs. Cette vision intérieure, il est permis de
penser qu'elle le comble maintenant et qu'elle continuera
d'inspirer ceux pour qui le jus reste ['ars boni et aequi, d'une
entière actualité et d'une continuelle fécondité.
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Première Partie