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CHAPITRE III

EVOLUTION HISTORIQUE DU DROIT INTERNATIONAL

A première coïncidence des volontés, avons-nous affirmé,

L des deux premiers groupements humains, de force à


peu près égale, forme déjà la première règle d'un droit
quasi international.
Cependant, tandis que les rapports entre ces différents
groupements se confirmaient et s'élargissaient, cette pre-
mière règle, qui devait les régir, ne pouvait elle-même que
se confirmer et s'élargir en multipliant ses ramifications.
Mais il y a mieux; au cours de l'histoire universelle, des
causes multiples, tout en laissant intacte le morale qui de-
vait avant tout être à la base des règles régissant ces rela-
tions, firent évoluer les sanctions attachées à oes règles,
sanctions sans lesquelles il ne saurait y avoir de droit.
Aussi on ne saurait, d'après nous, saisir les grands prin-
cipes régissant le droit international tout entier, si on lais-
sait absolument de côté les différentes conceptions, ainsi que
leurs causes, qui, à travers les âges, imprimèrent à notre
discipline ses plus récentes directives.
Assurément, il est possible, il est même probable, qué les
premiers des accords internationaux ne concernaient que le
droit de la guerre. En effet, le plus grand nombre des traités
qui nous furent légués par les temps anciens ne règlent que
des questions concernant cette matière. Au surplus, il n'y a
là rien de surprenant; en effet, la force, apparaissant tout au
début des sociétés humaines comme la seule autorité repré-
sentant l'ordre, condition indispensable pour l'existence de
toute société, il fallait commencer par la réglementer. Par
ailleurs, même après des siècles de civilisation, en plein
christianisme, c'est encore de la réglementation du droit de
EVOLUTION HISTORIQUE 217

la guerre que le* droit international tout entier s'occupe avec


les canonistes 1 ; et c'est encore de la réglementation de ce
même droit que s'occupèrent plus spécialement les grandes
conférences internationales qui précédèrent la guerre mon-
diale, bien que convoquées en vue de la paix et intitulées
Conférences de la Paix. -•
Cependant, l'humanité a dû sentir, bien avant notre
époque, le besoin de la réglementation juridique du droit
international de la paix. Ainsi pouvons-nous constater deux
fois au moins à travers 'l'histoire ancienne la conception de
l'institution d'une Société dès Nations très analogue à celle
qu'enfanta la dernière guerre.

*
**

Le premier de ces exemples, il semble qu'on le rencontre


dans un passage de Confûcius ainsi textuellement conçu :
<( Le parfait système du droit des gens, c'est de constituer
une association internationale. Tous les Etats qui en devien-
draient Membres y enverraient des délégués choisis parmi
les citoyens les plus vertueux et les plus capables. Le but
de la Grande Union consiste d'abord à appliquer la bonne
foi internationale et à faire régner la concorde entre les
Etats. »
Je ne sais si ce système put produire, ne fût-ce qu'en
Chine même, des effets pratiques. En tout cas, cette Grande
Union, car c'est ainsi que Confucius appelait sa Société des
Nations, n'eut assurément nulle conséquence en dehors du
Céleste Empire. En effet, la fermeture dés frontières chi-
noises à l'étranger — même en supposant qu'elle n'ait été
décrétée que bien après l'enseignement du célèbre moraliste
— qui dura presque jusqu'à notre époque constituait une pra-
tique absolument contraire aux textes que nous venons de

1. V. Le Fur, La Théorie du droit naturel, etc., Recueil des Cours dé


l'Académie de La Haye, t. XVIH, p. 309 : « Or, le droit de guerre à cette
époque, il faut bien se dire que c'est à peu près tout le droit international.
Plus d'un siècle plus tard encore, Hübner peut écrire qu'en dehors du droit
de guerre le droit des gens ne comporte guère que des règles concernant
le cérémonial : les questions de préséance entre ambassadeurs et autres. »
2i8 S. SÊFERIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

citer, et plus spécialement au troisième alinéa de ce même


texte, qui enseigne nettement que « La Grande Union ferait
de sorte que les ressources ne fussent plus enfouies dans le
sol et qu'elles ne fussent plus exploitées au profit exclusif
de l'Etat propriétaire, mais avec l'assentiment de l'Etat pro-
priétaire, au profit de tout le monde ».

*
**

C'est en Grèce, sous la dénomination d'amphictyonieSj que


nous rencontrons le second exemple d'une société d'Etats
analogue.
L'amphictyonie était une confédération des villes grecques
en vue de la protection de leurs intérêts communs. Mais, qui
dit villes grecques dans l'antiquité doit, entendre par là des
petits Etats, aussi indépendants l'un de l'autre que les Etats
européens de nos jours. On pourrait même affirmer, semble-
t-il, de façon certaine, qu'à travers l'histoire universelle, au
point de vue des relations juridiques interétatiques, il n'y
eut point d'époques présentant de plus frappantes analogies
que celle du v* siècle du Monde hellénique d'avant notre ère
et celle qui va de .notre xrx" siècle à nos jours. Chose curieuse,
on rencontre même, en étudiant ces deux époques de vie
parallèles de l'humanité, des tendances politiques presque
identiques. J'en prends pour exemple la théorie de l'équi-
libre apparaissant surtout depuis le traité de Westphalie, et
celle des nationalités, si en vogue depuis le siècle dernier.
En effet, la première se rencontre en Grèce surtout à la veille
de, la guerre du Péloponèse, à la suite d'un grand nombre
de traités; quant à la seconde, nous trouvons presque à la
même époque des traces certaines de son existence, dans le
traité de paix de trente ans conclu en 448 entre Péricles et
les Lacédémoniens, dont une clause stipule clairement que
les Athéniens devront renoncer à leur coutume de contrain-
dre à s'allier avec eux toute ville attachée au Péloponèse
par des liens de commune origine 1 .

1. Cpr. sur ce point et surtout V. les conséquences de ce traité, Séféria-


dès, Réflexions sur le boycottage en droit international, p. 3-5.
EVOLUTION HISTORIQUE 219

Mais revenons aux Amphictyonies;en leur sein, un grand


nombre de .villes se confédéraient, assumant sous serment
l'obligation « de ne détruire aucune ville amphictyonique, de
n'intercepter les eaux potables, ni dans la guerre ni dans la
paix, et de marcher contre le peuple, en détruisant ses villes,
qui transgresserait ces obligations. »*.-'••'.
Les amphictyonies formaient ainsi une sorte de Société .des
Nations organisée, comparable à celle de Genève. Il y avait
plus d'une amphictyonie en Grèce. Cependant, la plus impor-
tante assurément fut l'Amphictyonie de Thermopyles bu de
Delphes, appelée dé la sorte à raison de son siège principal,
qui fut d'abord dans la première, puis dans la seconde de
ces deux cités. Douze peuples de l'ancienne Grèce faisaient
partie de cette confédération. Je më contente de citer ceux
entre lesquels la guerre avait éclaté plus d'une fois; c'étaient":
les Thessaliens, les Phocidiens,; les Doriens — aussi bien
ceux de la Doride qué ceux du Péloponèse, — les Ioniens
—: ceux d'Athènes, d'Eubée et d'Ionie, — les Boétiens, les
Achéèns. Ainsi Athènes et Sparte en faisaient partie, y ayant
accédé, très probablement, à la suite de faits politiques qui
nous échappent; cependant, la communauté du culte d'Apol-
lon dut faciliter cette accession. Une Assemblée des représen-
. tánts des peuples confédérés se réunissait deux fois par an,
au printemps et en automne, soit pour délibérer sur les onté-
rêts généraux de la communauté, soit pour arbitrer les
conflits qui pouvaient les diviser.
Par malheur, les constitutions amphictyoniques, et plus
spécialement la constitution de l'Amphictyonie de Delphes,
avaient, à leur base même, des défauts qui devaient forcé-
ment ébranler leur prestige et leur autorité. Ainsi, d'un
côté, un grand nombré de villes helléniques restèrent en
dehors de cette institution; de l'autre, villes et villages qui
y participaient.étaient considérés en "tous points comme
égaux; en conséquence, le représentant des moindres unités
avait deux voix, à l'égal des délégués d'Athènes et de Sparte.

1. Le serment des amphictyons était prêté par des délégués aux Assem-
blées, nommés hiérimnémons ou pylagores, V. le serment.des amphictyons
de Delphes dans Eschine, De {als. leg., §§ 118, 186.
220 S. SÉFËRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

De la sorte, tout« coalition des petits pouvait prévaloir sur


l'avis des villes de toute première importance; aussi, plus
d'une fois, les décisions des amphictyonies contre leurs mem-
bres puissants demeurèrent-elles inexécutables. Jamais, en
effet, les grandes villes, sur lesquelles reposait toujours et
en définitive le maintien de la paix de la Grèce, ne pouvaient
admettre que, pour des décisions graves, les voix des .petits
villages thessaliens pussent l'emporter sur leur propre vo-
lonté 1 . Devant cette situation, l'Amphictyonie, à moins
qu'elle ne demeurât à l'état d'ombre, devait forcément deve-
nir un instrument aux mains du plus puissant. C'est ce qu'il
advint lorsque Philippe, roi de Macédoine, fut appelé par
les amphictyons à les secourir contre les Phocidiens; ces der-
niers vaincus, on fit raser plusieurs de leurs cités. De lourdes
indemnités leur furent, de plus, imposées. Ce fut le commen-
cement d ; une série de guerres qui ne finirent qu'avec les
guerres macédoniennes contre Athènes. Dès lors, le rôle
politico-juridique des amphictyonies, qui seul intéresse notre
étude, peut être considéré comme définitivement éteint. Les
trésors de Delphes, gages d'une juste paix, furent pillés par
Sylla pour servir à la guerre contre Mithridate.
L'origine et le rôle des institutions dont nous venons de
nous occuper démontrent de façon peremptoire, semble-t-il,
qu'un droit international.de la paix, de nature à peu près
analogue à celle du droit international de notre époque, a
sûrement existé à une époque païenne, mais de civilisation
avancée. Il n'y a là, du reste, rien qui puisse nous surpren-
dre. En effet, à l'époque des amphictyonies, nous rencon-
trons, absolument similaires à ceux d'aujourd'hui, les deux
éléments dont l'existence, d'une part, se présuppose, pour
l'existence même du droit international et qui, de l'autre,

1. Nous rencontrons une réflexion absolument analogue dans un passage


de notre collègue, M. Le Fur, à propos de la théorie moderne de l'égalité
des Etats. Pour démontrer cette similitude de situations, nous avons pres-
que textuellement transcrit dans notre texte les lignes de M. Le Fur, qui
sont ainsi libellées : « Jamais les Grandes Puissances sur lesquelles reposera
toujours, en définitive, le maintien de la paix du monde ne pourront admet-
tre que, pour des décisions graves, les voix de l'Albanie, de Haïti et de
San Salvador... puissent l'emporter sur celles de la Grande-Bretagne ou de
l'Italie... ». V. Heu. gén. de dr. int. pubi., 1921, p. 873, note.
EVOLUTION HISTORIQUE 221

ne sauraient dès leur apparition ne pas faire naître notre


discipline : a) l'existence d'Etats juridiquement égaux, ayant
entre eux des rapports sociaux; 6) la reconnaissance par ces
Etats du besoin d'un minimum de loi commune, loi internatio-
nale, qui par là même serait loi supranationale, loi qui s'im-
pose aux Etats, et qu'ils ne peuvent modifier au gré de leur
volonté, comme ils le peuvent faire pour leur loi nationale *;
Evidemment, le droit international de l'époque grecque
n'était susceptible que d'une application de beaucoup trop
restreinte. Ce serait cependant une erreur que de réduire
ses limites à l'aphorisme à tout propos répété, d'après leque)
les anciens Hellènes proclamaient comme barbare 2 tout peu-
ple de civilisation étrangère à la leur. La raison du cercle
étroit de L'application du droit international hellénique n'est
autre que celle qu'on rencontrie de tout temps : C'est qu'en
vérité, l'existence, et par suite l'application, des règles du
droit international présuppose une certaine similitude de
mœurs et de conceptions juridiques .entre les peuples dont
ce droit est appelé à régir les rapports. Or, cette similitude
né se rencontrait presque pas en dehors des Doriens, des
Ioniens, des Achéens et des Eoliens, dont les cités éparses
en Thessalie et vers le sud, en Asie mineure, dans l'Archipel
et dans le Péloponèse composèrent tout un univers, petit
quant à son étendue, mais possédant d'exceptionnelles qua-
lités de civilisation très rapprochées de notre civilisation
actuelle. Il n'est donc pas étonnant qu'ils n'aient pu consi-
dérer comme ayant une civilisation analogue à la leur des

1. Cpr. Le Fur, op. cit., p. 373.


2. Le terme « barbare » était presque inconnu à l'époque homérique;
Homère, en effet, ne l'emploie guère par antithèse au terme hellène, qui
n'est point non plus employé par lui. Il est vrai que chez Homère noua
rencontrons l'expression «barbarophones », — ceux qui ont le parler bar-
bare, c'est-à-dire ceux qui parlent en balbutiant, en bégayant. V. le beau
livre de M. A. Jardé sur La formation du peuple grec, p. 283, ainsi que les
auteurs y cités. Ainsi, le terme « barbare » n'avait point, au début tout au
moins, le sens péjoratif qu'on lui attribue aujourd'hui; il signifiait tout
simplement non hellène, c'est-à-dire des peuples de race, de langue, de
religion et de mœurs différents. Cpr. surtout Hérodote, VIII, 144. Ce n'est
que plus tard que les Grecs commencèrent à donner à ce mot sa signification
d'aujourd'hui, par orgueil national peut-être, mais aussi et surtout en raison
des jnœurs des peuples non hellènes, mœurs que la civilisation hellénique
considérait comme inférieures. •
222 S. SEFERIADES. — DROIT DE LA PAIX

peuples polygames qui vendaient leurs femmes, les faisaient


travailler comme esclaves, et qui pis est n'étaient point
citoyens .de : pays libres, mais sujets d'un maître 1 .
Par ailleurs, l'aphorisme plus haut cité, formulé au temps
des anciens Hellènes presque avec rudesse, ne fut pas moins
considéré, même à' notre époque, comme empêchant l'exis-
tence d'un droit international commun entre les peuples de
l'univers, séparés par d'énormes différences de civilisation
et de mœurs. Les expéditions de l'Europe chrétienne contre
l'Orient musulman du xie au xm° siècles, fameuses sous le
nom de Croisades, eurent assurément pour première origine
la différence des civilisations européenne et asiatique et lá
revanche de la première sur la seconde. Les différentes races
d'indigènes de l'Amérique à peine découverte, soit à raison
de l'infériorité de leur civilisation, soit à la suite d'une sem-
blable justification, se voient impitoyablement attaquées,
malgré les sublimes leçons de Vitoria en leur faveur; Et
c'est encore sur. une conception différentielle analogue que
repose tout entier le système des Capitulations. Au surplus,
même dé nos jours, la pratique des mandats, instituée par
les derniers traités de paix, ne saurait se concevoir si les
règles du droit international devaient s'appliquer de façon
absolument uniforme entre toutes les Nations.
L'aphorisme des anciens 'Grecs à l'égard des autres races
de l'humanité ne contient donc au fond qu'une application
de la doctrine de Lorimer divisant l'humanité en humanité
civilisée, barbare et sauvage, doctrine d'après laquelle si,
à l'égard des Etats barbares, le droit international commun
peut ne s'appliquer, que de façon restreinte, à l'égard des
peuples sauvages il doit être considéré comme s'éclipsant
totalement, pour être remplacé uniquement par les règles
humanitaires de la morale.
Par ailleurs, l'idée que la société interétatique, pour pou-
voir être régie par des règles de droit communes, doit être
composée d'Etats ayant des moeurs politiques analogues et
un© conception similaire de la morale, se rencontre plus

1. V. Euripide, Androm., 177180, 216-217, 464-470; ArUtote, Pol., II, 8.


II, 12; Platon, Leg., VII, 808 d-e; Aristote Pol., 7, I, S.
ÉVOLUTION HISTORIQUE 223

accentuée encore dans les textes adoptés par la commission


française qui, le 8 juin 1918, présenta les principes sur les-
quels pourrait être constituée la Société des Nations..D'après
ces principes, en effet, dans le sein de la Société des Nations
à établir, ne devaient pouvoir être admises que « les Nations
constituées en Etats et pourvues d'institutions représenta-
tives».
La conception d'un droit, appelé de nos jours droit inter-
national, et s'imposant au droit national des pays membres
de la communauté des Etats, en créant à leur charge des
obligations similaires, a donc pu exister dans l'Antiquité,
comme elle existe à notre époque. Un tel droit, évidemment,
était loin d'être universel; mais, au surplus, il n'est point
encore universel de nos jours, bien que d'un champ d'appli-
cation en fait infiniment plus élargi. Ainsi, cette particu-
larité mise de côté, on ne saurait nier que les principales
institutions du droit international contemporain se rencon-
trent déjà presque avec une égale valeur dans l'antiquité
grecque.
Il en est plus spécialement ainsi des questions concer-
nant la conclusion et le respect des traités, les privilèges
diplomatiques, la solution arbitrale des conflits internatio-
naux, voire même les cas de délits internationaux.
L'observation des traités — dont la conclusion est entou-
rée d'imposantes cérémonies religieuses, offrandes, libations,
sacrifices et serments — a été de tout temps, dans l'Anti-
quité grecque, considérée comme une obligation sacrée du
pays tout entier au nom duquel le traité était conclu 1 .
Les traités sont, en principe, conclus par les ambassades.
Ainsi, le droit de l'ambassade, comportant des privilèges
analogues à ceux qui sont de nos jours reconnus en faveur
des ambassadeurs, et principalement le droit au respect,
était une institution dont l'existence se rencontre plus d'une
fois déjà dans les poèmes homériques.
Mais c'est surtout un droit consulaire très rapproché du
nôtre que l'époque classique de la Grèce ancienne paraît

1. V. pour les temps homériques Audinet, Lea traces du droit interna-


tional dans l'Iliade et dans YOdytsée, Rev. gin. de dr. int., 1914, p. 31-32.
224 S. SÉFÉRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

avoir nettement institué. En effet, tout en écartant maints


exemples cités souvent et à tort, d'après nous, comme ayant
un rapport plus ou inoins direct avec cette institution *,
on peut affirmer que c'est surtout à Athènes qu'il faudrait
rechercher ses origines, dans la pratique dé la proxénie.
On appelait, en effet, proxènë à Athènes — c'est-à-dire
consul — la personne qui était chargée des intérêts d'une
cité étrangère et de ses citoyens! Le consul était choisi par
la cité qu'il représentait; ce choix devait cependant se faire
parmi les propres citoyens les plus en vue de la cité où il
exerçait ses fonctions. Là, il jouit d'honneurs et de privi-
lèges, aussi bien du côté de son propre pays que du pays
qui l'a choisi; le décret qui le nomme lui est communiqué,
puis gravé sur du marbre 2 .
Mais si l'existence d'un droit international ne saurait se
comprendre sans le respect des traités et certains privilèges
diplomatiques et même peut-être consulaires, elle ne peut se
1. Ainsi nous croyons inexacte et — fût-elle exacte — non probante, l'asser-
tion de Féraud-Giraud, dans son livre sur La juridiction française aux
Echelles du Levant, p. 29, assertion répétée ipar Laigue, dans son article sur
l'institution consulaire, dans la Rev. d'histoire diplomatique, 1890, p. 53S.
D'après elle, Amasis, roi d'Egypte, aurait concédé aux Grecs commerçants
dans la ville de Naucrate • le droit de choisir un magistrat qui devrait
appliquer à leur égard les lois de leur propre patrie. En effet, Amasis, en
donnant aux Grecs arrivant en Egypte la ville de Naucrate afin d'y habiter
et d'y instituer des autels et des temples « ëu>|j.by; «ai TE^ÉVÏ] 6soî<n » n'a fait
que concéder à des étrangers, qu'il estimait particulièrement, certains privi-
lèges n'ayant aucun rapport avec les institutions consulaires. Cpr. Hérodote,
liv. II, § 177 et suiv.
2. Avec l'institution des consuls, il faut se garder de confondre celle des
protecteurs ou .prostates; on nommait ainsi, à Athènes, la personne choisie
par le métèque, c'est-à-dire l'étranger y établi, afin qu'elle le représente
toutes les fois qu'il pourrait avoir affaire avec les autorités de la ville.
Le choix d'un protecteur par tout métèque, surtout à Athènes, était obli-
gatoire; son oubli comportait même de sévères sanctions. Ainsi, le protec-
teur complétait la personnalité de l'étranger. Les étrangers de, passage
n'étaient guère soumis à des obligations analogues. Cependant, même ces
derniers, afin de pouvoir participer aux avantages du droit contractuel
athénien, devaient choisir un citoyen d'Athènes pour les représenter.
C'étaient là des protections spéciales, reconnues d'abord de façon officieuse
par la cité; dans les cas analogues, le protecteur avait le nom spécial de
consul volontaire èõeXcmpóÇevo;, et c'est très probablement de là que tire
son origine l'institution consulaire. V. plus spécialement sur ce point Ch.
T.issot, Les proxénies grecques et leurs analogies avec les institutions consu-
laires modernes; P. Monceaux, Les proxénies grecques. — V. aussi Clerc,
De la condition des. étrangers domiciliés dans les différentes cités grecques,
et du même : Les métèques athéniens.
EVOLUTION HISTORIQUE 225

comprendre non plus sans la possibilité pour les Etats d'ar-


river à la solution de leurs différends par des moyens pacifi-
ques, et surtout par la procédure de l'arbitrage. Aussi,
comme de nos jours malgré l'existence de la Société des
Nations, dans la Grèce ancienne, malgré l'existence des am-
phictyonies, soit en raison des défauts déjà signalés des
constitutions amphictyoniques, soit parce qu'il y avait en
Grèce même des cités qui ne faisaient point partie des am-
phictyonies, la nécessité pratique des arbitrages se présenta
nettement. Les exemples des conflits résolus par des arbi-
tres sont nombreux. Le premier tribunal arbitral, nous dit
Strabon (IX, 3, 7), apparaît déjà aux temps mythiques, ins-
titué par Aoristos, fils d'Abantos et père de Danaé 1 . La
mythologie écartée, parmi les plus anciens exemples d'arbi-
trage grecs, on cite : l'arbitrage de Samos, à propos d'un
différend entre l'île d'Andros et Chalcis, concernant la ville
d'Akanthos, sur la Chalcidique; ainsi que l'arbitrage des
Lacédémoniens, rendu au sujet d'un différend entre Megara
et Athènes à propos de l'Ile de Salamis 2 . Mais c'est surtout
à partir du ve siècle d'avant notre ère que les villes de la
Grèce commencèrent à avoir recours de façon régulière à des
arbitres, pour la solution de leurs différends avant cette date.
Elles préféraient, d'après Hérodote, résoudre leurs conflits
par les armes 3 . Du reste, un grand nombre de décisions
arbitrales sont parvenues à notre connaissance, soit à la suite
des progrès de la science épigraphique, soit par les textes
des auteurs classiques 4.

1. Hérodote (Lib. IV, § 23) nous parle même d'un peuple qui, vivant sans
armes de guerre, était considéré comme sacré. Ce peuple portant le nom
d'Argippaeï arbitrait les différends surgissant entre ses voisins. « ... xaï
TOOTO jiév TotatTCEptoixÉououvofrrot ENT\V oí Taç Siaçopàç 8iatp¿ovr£;... o&vo^a 8s trftffi;
'OpYts|i7taïoi ». Cependant, rien de moins certain que l'existence d'un tel peuple.
2. V. Plutarque, Solon, X : « Où [ir¡v óXXà xaì TÜV MEYOcpÉwv É7I¡(JIEVÓVI(I)V, noXXà
xaxà xaì íptivTe; êv TÙ TtoX^jiai xa\ tiaaxpvzii;, ínoi^uavTo AaxeSaiiiovtout SiaXXaxToi
xai 8ixa<rràç. »
3. V. Hérodote, III, 9.
4. V., par exemple, Thucydide, § 41, à propos d'un différend entre les
Argiens et les Spartiates, à la suite duquel les Argiens demandaient :
Six»]; ÈitiTpoitiQV o-yi'o-t YevéVõai r] èç JTOXIV Tivà ri Î8I<OTÏ)VTCEplTTJC xuvoupíaç -y*|Ç> ^5 «»
ittpe SiaçÉpovrai ¡leöopiac ov"or¡<;. Cpr. sur ce point : V. A. Raeder, L'arbitrage
international chez les Hellènes; Publications de l'Institut Nobel, V. I, 1912;
IV. — 1930. 18
226 S. SËFËRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

Bien mieux, à côté de la solution par voie d'arbitrage de


conflits déjà nés, nous rencontrons un grand nombre de
traités prévoyant la solution arbitrale des conflitsJ bien
avant leur apparition 2 .
Ainsi, on ne peutiaire autrement que de le constater, les
arbitrages grecs de l'antiquité présentaient de frappantes
analogies avec la pratique internationale de nos jours.
Quant aux arbitres, ils étaient, en principe, soit des cités
entières, ainsi qu'il en est dans les cas plus haut mention-
nés, soit un certain nombre d'habitants d'une 3 ou de plu-
sieurs villes non intéressées dans le différend 4.
En étudiant de près le serment amphictyonique, déjà cité,
on peut remarquer que dans ce droit international hellé-
nique de l'antiquité, même la théorie des délits internatio-
naux avait été conçue de façon analogue à nos conceptions
modernes. Ainsi, parmi ces délits, devait-on comprendre
l'interception des eaux et aussi la piraterie; à propos même
de cette dernière matière, l'évolution du droit international
hellénique est frappante. En effet, si, à l'époque homérique,
la piraterie exercée contre les étrangers est presque recon-
nue comme un droit, il en est tout autrement aux temps
classiques. Aussi Plutarque 8 et Démosthène 6 nous font-ils

M. N. Tod. International arbitration amongst the Greeks, Oxford, Clarendon


Press, 1913. Aussi S. Cougéas, L'idée de la Société des Nations chez les Grecs
(en langue grecque), p. 192 et suiv.
1. (( Ta Scáçopa SÍXT) ).úe<70ac. x
2. Il en est ainsi du traité de paix de trente ans, Thucydide, liv. T, 6, 7S;
de la paix de Nicias, Thucydide, V. 18, et du traité de cinquante ans de 418
entre Sparte et Argos.
3. V., par exemple, une inscription de Trizène de l'an 200 avant notre
ère, Bulletin de la Corr. hellen., 1920, p. 190.
4. V., par exemple, un conflit entre la ville mégaréenne Pégé et une cité
voisine, résolu à la suite d'une décision arbitrale rendue par cinq Achéens
et un Sicyonien, vers 146 avant notre ère. V. aussi et surtout une inscrip-
tion de Priène, d'après laquelle, vers 392, un différend entre Milésiens et
Myésiens est résolu par la voie arbitrale, 'Par cinq arbitres choisis dans
cinq villes différentes : Erythrée, Chio, Clazomènes, Levedos et Ephèse.
V. Hiller v. Geertringen, Inscr. t;o« Priene, 1906, p. 202.
5. Cim. 8 Thucydide, V. 79. — V. également une inscription trouvée à
Téos, d'après laquelle, en vertu d'un tranté d'alliance entre Téos et Lévé-
dos, tout conflit pouvant surgir entre elles devait être résolu par un arbi-
trage. On désignait même la ville de Mytilène comme l'arbitre éventuel :
« ëxxXTjTOV hïTCOi.iváy.izó-zpoi (TuvwfjLoXóyTiffav MuTtX^VYjv. »
fl. Théocr., 1339.
EVOLUTION HISTORIQUE 227

connaître des cas de condamnation non seulement de per-


sonnes coupables de ce crime, mais de villes accusées d'avoir
accepté des pirates dans leur port 1 .

**

Si la conception d'un droit international ,:de la paix


existait presque aussi parfaitement chez les 0«recs anciens
que de nos jours, il n'en est pas autrement du droit inter-
national de la guerre. Malheureusement, ses lois, bien que
souvent et hautement proclamées, sont vite oubliées. Au sur-
plus, tout comme de nos jours, elles n'ont d'autre sanction
que les représailles, remède plus atroce que le mal. Quoi qu'il
en fût, et sans entrer dans les détails d'une étude qui pour-
rait nous entraîner bien en dehors du cadre de notre sujet,
nous croyons pouvoir affirmer qu'en ce qui Concerne la
guerre, le droit des gens de l'antiquité grecque imposait :
une déclaration précise et nette, — déclaration qui d'ordi-
naire était précédée de l'envoi d'un ultimatum —; le res-
pect des parlementaires; le respect de la neutralité; le res-
pect des sanctuaires, des temples, et, en général, des
propriétés des dieux; le respect des ennemis morts. Evidem-
ment, on ne saurait le nier, à côté de ces préceptes, la
morale du droit des gens de l'époque classique de l'hellé-
nisme permettait des horreurs et des atrocités que nulle
morale contemporaine ne peut approuver. Mais le droit
international existait malgré ces horreurs, comme il existe
de nos jours malgré des conceptions et des faits que plus
d'une conscience regrette et désapprouve.
Le droit international hellénique, dont nous venons de
tracer les grands traits, ne s'appliquant qu'entre cités hellé-

1. Hésiode, enseignant dans ses œuvres le droit de la paix, a même, juste-


ment pour cette raison, disait une légende, triomphé d'Homère après un
tournoi. Plus spécialement, je crois devoir citeT les vers suivants du vieux
'poète didactique : « Ceux qui, pour l'étranger et pour le citoyen, rendent
des sentences droites et jamais ne s'écartent de la justice, voient s'épanouir
leur cité, et, dans ses murs, sa population devenir florissante... » (Les tra-
vaux et les jours, p. 225 et suiv.). « Souvent même, une ville entière se
ressent de la faute d'un seul...» (Ibid., p. 240.) Et plus b a s : «Ecoute la
justice, oublie la violence à jamais... » (Ibid., p. 27S et suiv.)
228 S. SËFËRIADÊS. — DROIT DE LA PAIX

niques, avait une dénomination propre. Ont l'appelait le


droit commun des Hellènes ; « xi vói¿ij/.a räv éXX^vwy » * ou « ià
xoivà Sixaia » 2 ; mais, oonstatons-le de nouveau,, il vit le jour
à la suite de causes similaires à celles qui firent naître et
évoluer le droit des gens moderne. Aussi, en maintes occa-
sions, même de nos jours, on pourrait profiter de son ensei-
gnement.
*
**

A partir de l'époque où Rome crut devoir imposer autour


d'elle sa paix à elle, la paix romaine, rejetant toute concep-
tion d'égalité avec ses voisins, époque presque contempo-
raine de la fondation de cette cité, un droit international,
tel que nous le concevons de nos jours ou même tel que nous
l'avions rencontré dans les cités grecques, ne pouvait cer-
tainement pas exister. Car Rome ne fut point un Etat vivant
à côté d'autres Etats; elle ne fut même pas proprement une
monarchie ou une république, mais la tête du corps formé
par tous les peuples du monde 3 .
En effet, si on peut rencontrer les premiers germes dû droit
international dès les premiers accords de deux aggloméra-
tions humaines, qui, sentant la presque égalité de leur force,
acceptent d'un commun accord des règles de droit, ne fût-ce
qu'embryonnaires, pour régir leurs relations, de même et
forcément il ne saurait exister de droit international qu'entre
Etats juridiquement égaux.
Aussi, tous les efforts des historiens et des juristes pour
trouver à Rome les traces d'un droit international analogue
au nôtre ne furent et ne pouvaient être que vains.
Evidemment, ainsi que tout autre peuple, les Romains,
dès leur apparition, eurent des rapports avec leurs voisins;
mais, dès le début, ces rapports portaient l'empreinte d'une
brutalité aujourd'hui légendaire. Evidemment, Rome en-
voya et reçut des ambassadeurs et signa des traités, mais
le droit concernant les ambassades et la signature des traités

1. Th., IV, 97; Eur. Or., 493.


2. Plut., Per., 29.
3. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. VI.
ÉVOLUTION HISTORIQUE 229

n'était guère un droit librement consenti de part et d'autre,


mais des règles internes, des règles de droit romain qui ont
apparu presque exclusivement' dans l'intérêt de Rome. Les
alliances mêmes conclues par Rome n'étaient point des
alliances libres, mais des alliances auxquelles les villes
alliées étaient soumises par la force. On n'a qu'à penser à
l'alliance de Rome avec les villes latines, colonies d'Albe.
Aussi, le titre .d'allié de Rome, comme on l'a souvent cons-
taté, bien que très recherché, n'était qu'une espèce de servie
t u d e i". •
Contester l'exactitude de ces aphorismes, c'est contester
tout entière l'histoire de Rome. Pourtant, depuis cette épo-
que, tant les théologiens que les premiers juristes qui s'oc-
cupèrent de déterminer les règles de droit qui devaient for-
cément régir les relations des peuples, au-dessus desquels il
n'y avait plus d'Etat souverain, invoquèrent à maintes re-
prises les institutions et les règles romaines, soit pour dé-
montrer l'existence même à Rome de normes analogues,
soit pour trouver des règles de droit propres à s'adapter aux
nouveaux besoins de la grande société interétatique, en pleine
et^continuelle évolution. Malheureusement, et il ne pou-
vait en être autrement, la plupart de oes efforts né devaient
avoir qu'un succès absolument relatif.
Aussi, le terme même de jus gentium, emprunté au droit
romain par un nombre élevé d'internationalistes célèbres 2 ,
pour désigner les règles du droit international, doit-il être
considéré comme absolument malheureux. Cette expression
avait, en effet, à Rome, des sens nettement différents. Elle
signifiait soit, dans un sens large et vague, le droit qui, se
1. V. également Montesquieu, ibid., chap. VI.
2. Je me contente de citer Seiden, qui, après son Mare Clausuni, nous
donne vers 1640 un traité : De jure naturale et gentium secondum disciplinam
Hebraeroum; après Zouch (1890-1660) — qui le premier écartant ce titre inexact,
intitule très justement son ouvrage de droit international : Juris et judicii fecia-
lis sive juris inter gentes et quaestionum de eodem explicato, — nous rencon-
trons, reprenant le titre de jure gentium ou droit des gens, Rachel; Pu-
fendorf, Chrétien Thomasius, Leibnitz, Wolfi, Vattel lui-même, Heineccius,
Moser, de Rayneval, Lampredi, de Martens (1789), et plus récemment encore
Kluber (1874), Arntz (1882), de Neumann (1886), Funk-Brentano et Sorel (1877),
et seconde édition 1S94, Contuzzi (1880), Rivière (1896), et toute une pléiade
d'auteurs espagnols, portugais et sud-américains.
23o S. SEFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

retrouvant identique chez tous les peuples, serait par suite


commun à tous les hommes i , soit dans un sens plus précis
le droit qui s'applique à Rome, à la fois aux citoyens et aux
étrangers 2.
Si le terme romain de jus gentium n'avait absolument
aucun rapport avec le droit international de nos jours, il
n'en n'est pas autrement, tout au moins en fait, du terme
jus jetiale. Les féciaux, fetiales, étaient un collège de vingt
prêtres, ayant, a-t-on pu dire, le droit de faire la paix et
la guerre 3 . En prenant même trop à la lettre Cicerón 4, qui
paraît indiquer nettement leurs attributions, on aurait pu
considérer le collège des féciaux comme une sorte de tribunal
suprême, statuant, après avoir été consulté, sur les traités,
la paix, la légitimité de la guerre, les trêves 3 , c'est-à-dire
sur toute question rentrant.essentiellement dans le cadre du
droit international, tel qu'il est compris de nos jours. Il y
aurait pourtant là une grave erreur, à notre avis. A Rome,
ce n'était point les féciaux qui décidaient de la conclusion
d'un traité, de la guerre ou de la paix, mais, suivant les
époques, le roi, le peuple, le sénat, l'empereur. Quant aux
fetiales ils avaient surtout une double mission. I o Lors de
la conclusion des traités : de prononcer, en immolant un
porc, les formules et imprécations sacramentelles, contre le
peuple, romain ou autre, qui viendrait à les violer 6. 2° Lors

1. Quod vero naturalis ratio inter omnes homines constituit, id apud


ornnes populos peraeque custoditur vocaturque jus gentium. Gaïus, Inst.,
I, 2, De jure nat. et gent.
2. V. Girard, Pr. de Dr. rom., p. 2.
3. V. Festus au mot Fetiales : <c Fetiales a feriendo dicti apud hos enim
belli pacisque iaciendae jus est ».
4. De legibus, liv. II § 9, Comp, aussi Cicerón, De officiis, I, 2, 31 et Plutar-
que, Numa 12, et Denys d'Alicarnasse, Ant. Rom., I, 21, TT, 17, "72. Le célèbre
internationaliste anglais Zouch se basait sur un autre passage de Cicerón
pour enseigner que le droit fecial de Rome n'était en somme que le droit
international au sens actuel. Mais la citation fut considérée comme erro-
née. V. sur cette question : G. Scelle, Zouch, p. 279-280. n. I, Les Fondateurs
du droit international, Paris, 1904.
5. Foederum pacis, belli induciarum oratores fetiales judices duo sunto;
bella disceptando.
6. « Tu, ilio die, Jupiter, Populum Rumanum sic ferito, ut ego hune porcum
hic hodie feriam. » V. Tite-Live, § 24, qui nous cite ces paroles comme
ayant été dites lors d'un traité entre Albe et Rome, traité qui ne fut pas
du reste de longue durée et qui précéda le fameux combat des Horaces
EVOLUTION HISTORIQUE 231.

de la déclaration de la guerre; la guerre ne pouvait en effet


commencer qu'après : a) qu'un fecial eût, en franchissant
la frontière, réclamé satisfaction, et la livraison des cou-
pables, dans un délai de trente-trois jours; b) ce délai passé,
lorsque également un fecial l'aurait déclarée, après déci-
sion du Sénat, en s'avançant vers le pays ennemi pour y lan-
cer un javelot 1 , en prononçant certaines paroles reproduites
par Tite-Live, paroles prouvant, de façon peremptoire, le
rôle d'organe purement exécutif des décisions déjà prises que
possédait le fecial 2 .
La contradiction constatée entre les fonctions attribuées
aux f étioles par Cicerón, et celles qui découlent des textes de
Tite-Live, peut cependant s'expliquer aisément; elle est due
tout simplement à la transformation progressive de cette
institution depuis son incorporation dans le droit public de
Rome 3 .
Ainsi, la conscience nationale, les vieilles formules
rituelles et les décisions aussi bien des généraux que de ceux
qui signaient les traités arrivaient à se mettre en parfaite
harmonie 4.
A la suite de la cérémonie que nous venons de signaler,
la guerre déclarée par Rome par la voix du fecial était une
guerre juste, justum bellum; de la sorte, le mot « juste » de
la terminologie romaine avait fini assurément par avoir un
sens tout à fait spécial. Il voulait dire tout simplement
guerre déclarée suivant les formes sacramentelles indiquées
par la loi, bien que, évidemment, cette même expression
et des Curiaces; le plus ancien traité, dit-on, dont on ait conservé la
mémoire. Tite-Live ajoute du reste que le cérémonial de la conclusion des
traités était toujours le même.
1. Lancer le javelot en pays ennemi n'était pas chose aisée lorsque ce
pays était éloigné. Aussi, afin de respecter ces formes, on consacra près de
Rome un champ spécial, qui était censé représenter le pays ennemi. Aussi
c'est là que désormais le javelot fut lancé.
2. « Puisque ce pays s'est permis contre le peuple romain d'injustes
agressions, puisque le peuple romain a ordonné contre lui la guerre, puis-
que le Sénat a proposé, décrété, arrêté cette guerre, moi, au nom du peuple
romain, je la déclare et je commence les hostilités. » (V. Tite-Live, I, § 32,
et aussi Aullu-Gelte, liv. XVI, chap. TV.)
3. V. Tite-Live, liv. I, § 2 et,4 32, et liv. VIII, § 39; aussi Denys d'Alicarnase,
liv. II, § 73.
4. Cpr. Holtzendorff, Introduction au droit des gens, § 60.

t
232 •' S. SEFÊRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

ait pu avoir un sens différent chez les peuples auxquels


les Romains avaient emprunté tout ce cérémonial. Par ail-
leurs, les paroles prononcées par le fecial, lors de la demande
de satisfaction, sont de nature à nous démontrer que même
à Rome, au début, cette demande adressée à l'ennemi devait
elle-même être juste, pour que la guerre fût juste 1 .
Quoi qu'il en soit, les Romains, en se prononçant sur les
différents aspects des questions se rattachant à celles que
le droit international de nos jours étudie le plus spéciale-
ment, faisaient assurément abstraction du droit des autres
pays, pour ne voir que leur propre intérêt 2 . Ainsi, ils é d i -
taient la sainteté des traités; ceux qui les violaient étaient
passibles de peines sévères. Mais les autorités compétentes
pour se prononcer sur la question n'étaient que les autorités
romaines, qui n'hésitaient jamais, abusant de la subtilité
des termes des traités conclus, à accuser les autres de perfidie
pour couvrir les' conquêtes romaines. Ils proclamaient l'im-
munité des ambassadeurs, leur personne devait être consi-
dérée comme inviolable et sacrée, protégée qu'elle fût par
les lois divines et humaines. Mais c'était le peuple romain
qui, en définitive, s'érigeait en juge des droits et des devoirs
des ambassadeurs; aussi voit-on des ambassadeurs de Rome,
oublieux de leur devoir, mais récompensés par le peuple, et
ceci, malgré le collège des féciaux, insistant, au nom de la
religion, pour que justice fût rendue. Exemple : La gens Fabia
eut trois des six places de tribuns militaires, parce qu'un des
trois Fabius — Q. Ambustus — qui furent envoyés comme
ambassadeurs auprès des Gaulois, pour interposer leur média-
tion entre eux et la ville de Glusium, en vue de l'armée gau-
loise et étrusque, tua un chef gaulois, qu'il dépouilla de ses
armes 3 .
1. Ce cérémonial fut appliqué pour la première fois contre les Latins, et
dans le discours du fecial nous rencontrons les paroles suivantes : « Si
la demande que je fais est injuste et impie, ne permets pas, Jupiter, que je
revoie jamais ma patrie, « Si ego injuste impieque illos homines illasque res
dédier nuncio populi romani mihi exposeo, tum patriae compotem me mum-
quam siris esse ». Tout ce cérémonial, d'après Tite-Live, liv. XXXII, fut
emprunté par le roi Ancus aux Equicoles.
2. Montesquieu écrivit un magistral chapitre sur ce point; c'est le chapitre
VI de son ouvrage sur La grandeur et la décadence des Romains, intitulé
« De la conduite que les Romains tinrent pour soumettre tous les peuples ».
3. V. Duruy, Histoire des Romains, t. 1, p. 240-242.
ÉVOLUTION HISTORIQUE 233

Conclusion : A Tépoque romaine, nulle trace de droit


international, parce que le droit ne saurait exister là où ses
sujets ne sont pas soumis à un minimum d'égalité juridique;
or, le peuple romain, dominé par l'aphorisme « adversus
hostem aeterna auctoritas », n'a jamais accepté un tel prin-
cipe.
Mais si, à l'époque romaine, les traces d'un droit interna-
tional sont nulles ou insignifiantes il ne faudrait pas en con-
clure qu'on ne rencontrait guère à cette époque de relations
de peuple à peuple, régies par des règles de droit; mais bien
que la volonté suprême régissant ces relations, c'était la
volonté romaine, c'est-à-dire la loi de Rome, quelle que fût
l'origine proche ou lointaine de cette loi.
M. Le Fur, dans son si complet Recueil des textes de droit
international public, publié en 1928, n'a cité, à juste titre,
comme texte romain se référant au droit international,
qu'une pensée de Marc Aurèle; il ne pouvait pas, en effet, y
avoir à Rome des écrits sur une matière absolument étran-
gère à l'esprit romain. Cependant, on ne saurait nier que la
contribution du droit romain n'ait été de quelque impor-
tance, aussi bien sur la genèse que sur le développement du
droit international moderne; mais ceci n'est dû qu'au fait
que le droit international fait partie du droit tout entier,
et que le droit romain, minutieusement étudié pendant
des siècles, put, avec ses moules de règles juridiques toutes
faites, aider maintes fois les internationalistes à trouver
pour les cas sur lesquels ils avaient à se prononcer des so-
lutions à la fois morales, élégantes et juridiques.
*
** •

Pour qu'il y ait droit, et plus spécialement pour qu'il y ait


un droit international tel que nous le concevons de nos
jours, il faut qu'il y ait, l'avions-nous maintes fois affirmé,
à la base proche ou lointaine de ce droit, la volonté com-
mune, expresse ou latente, des groupes nationaux dont ce
droit est appelé à régir les relations sur un pied d'égalité.
Or, après Rome, un tel droit international aurait pu cer-
234 S. SËFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

tainement voir le jour tout d'abord à la suite du partage


définitif de l'Empire romain (395), et surtout à la suite du
morcellement de l'unité territoriale, qui commence dès l'in-
vasion des barbares, pour s'accentuer de pins en plus, sur-
tout depuis la déposition de Romulus Augustulus, le dernier
des empereurs d'Occident, par Odoacre, chef des Héru-
les (476). •
Il nous paraît même évident que des règles de droit inter-
national appelées à régir les relations des pays nouveaux
durent, forcément, exister à cette époque. Malheureusement,
chose curieuse, ces règles furent encore plus rudimentaires
qu'à l'époque de la civilisation grecque. Get état, dû à des
circonstances multiples, n'a pourtant rien de surprenant.
En effet — on ne peut que le constater — nous assistons
à cette époque à un formidable renversement de tout ce que
le monde avait, jusque-là; produit de grand et de beau. On
aurait dit que l'humanité, fatiguée, dégradée, s'émiettait,
allait s'anéantir. On ne comprenait même plus les arts.
Personne ne s'occupait des sciences. La morale, malgré
Moïse, Platon, Aristote et Sénèque, et le christianisme lui-
même, était mise complètement à l'écart. Quant à la loi,
chaque parcelle des territoires autrefois soumis à la souve-
raineté romaine avait la sienne; et que pouvaient valoir des
leges sine morïbus, des lois sans la morale ? Ainsi, nous
rencontrons : les épreuves judiciaires du fer rouge, de l'eau
bouillante et du combat; le « Wehrgeld », c'est-à-dire le
prix du sang que le criminel était admis à payer à l'offensé
pour racheter son crime; le fredum, c'est-à-dire l'argent de
paix payé au roi; le droit d'aubaine, c'est-à-dire l'inca-
pacité de l'étranger de transmettre et de recueillir à cause
de mort. Dans ces conditions, la morale internationale, et,
a s a suite, le droit international, qui ne doit être que la
morale internationale réglementée, ne pouvait certainement
pas apparaître au Moyen Age.
Cet état de choses parut un moment devoir s'éclaircir
avec le rétablissement de l'Empire romain par Charlemagne;
cet Empire, bien que composé d'une énorme diversité de
peuples de races hétérogènes : la Gaule, l'Italie, la Germanie
EVOLUTION HISTORIQUE 235

et le nord de l'Espagne, fut administré avec une immense


sagesse; aussi, on aurait pu espérer y trouver des normes
de droit, réglant les relations de peuple à peuple, sous l'au-
torité de l'Empereur. Mais le pouvoir central, comme à
l'époque romaine, absorba tout, endiguant de nouveau la
formation d'un droit international que les Romains n'avaient
-presque pas imaginé. Aussi, le rapide démembrement du
Saint-Empire ne laissa-t-il dernière lui, pas plus que Rome,
aucune trace sérieuse d'un droit interétatique. Pis encore,
les relations internationales, la difficulté des moyens de
communication aidant, ne pouvaient qu'effrayer les popu-
lations. Aussi les pays se subdivisèrent, s'isolèrent, et l'homme
ne sut bientôt plus s'il existait un monde au delà de son can-
ton et de sa vallée *'.
Ce fut l'Europe féodale, avec le fractionnement et la sub-
division à l'infini des souverainetés territoriales, dont les
conflits ne pouvaient être résolus sur la base des règles d'un
droit qui devait exister, mais qui n'existait guère.

*
* *

Le régime féodal dura, malgré l'Empire d'Allemagne


fondé surtout par Othon Ier le Grand, de la Maison de Saxe.
Othpn, qui entra solennellement à Rome le 31 janvier 962,
fut couronné empereur deux jours plus tard par le pape
Jean XII, lequel, l'ayant appelé pour le défendre, se reconnut
son sujet. Rien mieux, les Romains prêtèrent le serment de
n'élire à l'avenir aucun pontife sans son assentiment. Et
pourtant l'Empereur, qui, au dehors, se fit l'arbitre des rois
mêmes qui disputaient les parcelles de l'héritage de Char-
lemagne, se voyait obligé de laisser les ducs administrer
les duchés qui appartenaient à la couronne. Aussi, afin de
pouvoir plus aisément s'imposer à la féodalité laïque, sur
laquelle il exerça avec fermeté ses droits de suzeraineté, se
contente-t-il de créer des fiefs ecclésiastiques, dont il nom-
mait les seigneurs.

1. V. Michelet, Histoire de France, liv. II, chap. Ill; aussi Nys, Les Origi-
nes du droit international, p. 14 et suiv.
336 S. SËFERIADËS. — DÃO/T DE LA PAIX

La papauté, subordonnée à l'Empire depuis Othon Ier, fut


complètement sa vassale sous Henri III, à qui le synode
accorda le droit de procéder à l'élection du saint pontife.
Quatre papes furent ainsi choisis par la voix de cet empe-
reur.
Pourtant l'autorité de l'Eglise se relève d'éclatante façon
sous Grégoire VII (1073) qui, interdisant aux ecclésiastiques
de recevoir l'anneau et la crosse des mains d'un laïque 1 ,
déclara hautement que le pape avait le droit de déposer
même les empereurs. Cette doctrine, franchement acceptée
par les canonistes, est soutenue avec une égale vigueur par
le pape Alexandre III contre Frédéric Barberousse, qui pré-
tendait être le maître absolu, aussi bien dans l'Eglise que
dans l'Etat. Finalement, Frédéric vaincu par la papauté,
l'autorité de cette dernier« sur l'Empire se voit mieux confir-
mée sous les papes Innocent III (1198), Honorius III, Gré-
goire II et Innocent IV (1243-1234).
Ainsi, pendant presque tout le Moyen Age, nous rencon-
trons en Europe Occidentale des empereurs et des rois, dont
l'Empire et les royaumes, malgré leurs luttes et leurs efforts
tant en dehors qu'à l'intérieur de leurs frontières, étaient
morcelés, suivant les époques et les pays, en villes libres,
principautés, duchés et comtés; empereurs et rois, dont les
grands vassaux étaient souvent, à plus d'un point de vue,
au moins aussi puissants qu'eux.
C'étaient donc là des circonstances très propices pour
engendrer un droit international bien qu'un peu spécial...
Enfin, si, en gros, le droit tout entier, et en particulier le
droit international, peut se résumer en deux ou trois règles
générales de morale, il n'en n'est pas moins certain que ces
règles de morale, qui restent immuables, pour devenir du
droit ont besoin de sanctions, qui, elles, pour être efficaces,
ne peuvent que différer suivant les époques.
Or, au premier coup d'oeil sur l'organisation suprême qui
dura jusqu'à la Réformation, apparaît, plus qu'à toute autre
époque de l'humanité, la possibilité parfaitement réalisable
de la superposition à. tout autre pouvoir étatique d'un droit
international parfait.
1. Querelle des investitures.
EVOLUTION HISTORIQUE 237

Quant aux normes et aux sanctions de ce droit qui de-


vait être appelé à régir les relations entre les peuples, il
est de toute évidence que ce ne pouvait pas être l'Empire,
mais lã papauté seule, qui aurait pu les poser.
C'est qu'en effet l'Empire — en supposant qu'il eût pu
étendre universellement sa puissance pour devenir le juge
suprême des conflits de peuple à peuple, et même en accep-
tant la possibilité pour le fondement de cette puissance d'être
à la fois séculier et spirituel — ne serait arrivé tout au plus
qu'à recommencer, à peu de chose près, au point de vue
spécial qui nous occupe, l'histoire romaine.
Ainsi, les différents conflits des intérêts des groupes hu-
mains — principautés, villes libres, duchés ou comtés —
composant l'Empire, dont chacun aurait ses propres droits,
seraient régis, non point par un droit international, mais
par le droit public de l'Empire, comme de nos jours les
conflits des intérêts entre deux communes sont régis par le
droit public des Etats.
Evidemment, même avec semblable hypothèse, on pourrait
peut-être aboutir à la paix universelle, but suprême de notre
discipline; mais il n'y aurait encore là qu'une paix romaine,
c'est-à-dire une paix basée sur la volonté du plus fort et
non point une juste paix.
Du reste, en nous plaçant au point de vue des faits, l'éten-
due territoriale de la suzeraineté de l'Empire se restreignait
de plus en plus. Ainsi, en mettant de côté l'Angleterre, qui
ne s'est jamais soumise à lui 1 , en France, cette suzeraineté
ne fut admise, pour la dernière fois, que sous Othon le Grand;
et il en fut de même en Espagne, surtout depuis Alphonse X
(1253-84)2.
Or, il en aurait été tout autrement si les normes suprêmes
de règlement des rapports internationaux avaient pu être
posées par une autorité d'étendue bien plus considérable et
tenant sa primauté universelle non point de la force, mais
directement de la morale, telle que la papauté avant la Rë-

1. V. la déclaration d'Edouard II: «Regnum Angliae ab omni subjectio'ne


imperii esse liberum ».
2. Nys, Les originei du droit international, p. "30.
238 S. SÊFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

forme, fait nouveau, qui, brisant l'unité catholique de l'Eu-


rope occidentale, a soustrait à l'obédience du pape une
immense partie de sa population. Aussi, si, pendant oette
o

période, on n'avait d'un côté vu se dresser devant la papauté,


dans le but de l'inféoder, tout d'abord l'empire d'Allemagne
et plus tard les rois de France, et si de l'autre nul écart aux
règles éternelles de la morale ne fût venu entacher les efforts
sublimes de l'Eglise de Rome, nous aurions pu enregistrer,
tout au moins pendant les quelques siècles du Moyen Age,
l'existence d'une libre société de peuples libres, basée sur
le droit.
Mieux encore, l'arbitrage des papes ne pouvant qu'apparaî-
tre bien au-dessus des empereurs et des rois, parce qu'il ne
pouvait être que plus désintéressé. Et n'est-ce pas à un tel
arbitrage que pensaient les publicistes des xi" et xne siècles en
proclamant que l'autorisation de l'Eglise est une condition
indispensable à la légitimité de la guerre i.
Par ailleurs, c'est grâce à l'existence de la papauté que
l'humanité, avec l'apparition des irénistes (pacifistes), est
redevable, au xii" siècle, de certains mouvements qui auraient
pu être le commencement d'une paix continue et universelle.
Ils sont connus sous les dénominations de « paix de Dieu »
(pax Dei) et « trêve de Dieu » (trenga Dei).
La paix de Dieu, c'était l'interdiction illimitée de tout acte
d'hostilité contre, les non-combattants : les femmes, les
enfants, les étudiants, les paysans, les pêcheurs et les chas-
seurs; les marchands, les pèlerins, les moines, ainsi que les
édifices religieux et leurs dépendances.
C'est même de là, assurément, que doit tirer son origine la
fameuse théorie de Rousseau 2 : La guerre « n'est pas une
relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à Etat,
dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'acciden-
tellement, non point comme hommes, ni même comme
citoyens, mais comme soldats; non point comme membres de
la patrie, mais comme ses défenseurs ».

1. V. de Baluze, Miscellanea, t. V, p. 117, cité par Nys, Les origines du droit


international, p. 338 et suiv.
2. Contrat social, liv. I, chap. IV.
ÉVOLUTION HISTORIQUE 239

La trêve de Dieu, apparue tout- d'abord dans le sud et le


centre de la France, puis en Espagne, était l'interdiction de
tout acte de violence et d'hostilité pendant un délai déter-
miné. Elle fut réglementée surtout vers le xi6 siècle; à la
suite de cette doctrine, les actes d'hostilité furent prohibés
pendant quatre jours par semaine, dû mercredi soir au lundi
matin, auxquels il fallait ajouter les semaines entières com-
prises dans la période qui s'étend depuis l'Avent, c'est-à-dire
le dimanche qui précède la fête de Noël, jusqu'au huitième
jour après l'Epiphanie, et depuis le premier jour de Carême
jusqu'au huitième jour après la Pentecôte. Pour le maintien
de ces abstentions, nobles et vilains se liguent en France sous
le nom de « paissiers » (paciarii).
Ainsi, sous les auspices des grands conciles des xie et
xne siècles et de l'Eglise en général, nous rencontrons, avec
des points de départ peut-être différents, un mouvement paci-
fiste général et de tout premier ordre, aussi bien en France
qu'en Allemagne, où Burchard, évêque de Worms, publie des
lois de paix, afin, dit-il, de soumettre tous ses sujets, riches
et pauvres, à un droit commun l. On rapporte même qu'à la
suite de ce mouvement, lors de l'entrevue en 1023, à Ivoy-
sur-le-Chiers (Mouzon), de l'empereur Henri II et du roi de
France Robert le Pieux, les deux souverains vont jusqu'à
tenter un projet de paix universelle; « de la paix de la sainte
Eglise de Dieu et des moyens de venir en aide à la chrétienté ».
Par ailleurs, si le Saint-Siège, désirant reprendre Jérusa-
lem, inspira les guerres saintes, guerres dont la papauté ne
pouvait qu'admettre la légitimité, les principaux conciles et
les papes, par leurs légats et à chaque prédication de croi-
sades, — sur la base des mêmes institutions de la trêve et
de la paix de Dieu, — firent l'impossible pour imposer la
paix à l'intérieur sous peine d'excommunication.
Avec la trêve de Dieu, surtout, — qui, en France, à l'in-
térieur, depuis le règne de Philippe-Auguste, devint l'apanage
exclusif de la royauté — nous rencontrons des essais de
limitation de la guerre, inconnus jusqu'alors, limitations.

1. Cpr. Bayet, dans Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. I, p. 860.


240 S. SËFÊRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

qui, tombées en désuétude,» ne réapparaissent vraiment


qu'avec la Société des Nations. Ces trêves semblent en effet
présenter, au point de vue des buts poursuivis, des affi-
nités certaines avec la prescription qu'on a fini par insérer
dans l'article III du Pacte; texte d'après lequel les membres
de la Société des Nations que sépare un différend susceptible
d'entraîner la rupture, et qui doivent toujours le soumettre
à des arbitres, des juges ou au conseil, ne doivent en aucun
cas recourir à la guerre avant l'expiration d'un délai de trois
mois, après la décision arbitrale ou judiciaire ou le rapport
du Conseil.
Pendant toute la période du Moyen Age, nous aurions
donc pu avoir un droit international absolument complet,
avec ses préceptes basés sur la morale, ses juges et ses sanc-
tions, droit international s'adressant à la majeure partie du
monde civilisé d'alors.
Malheureusement, nous n'avons eu qu'une ébauche de ce
droit, qui elle-même s'est estompée, avec l'affaiblissement
de l'Eglise de Rome, à la suite de la révolution religieuse
qui, au début du xvi* siècle, brisa l'unité catholique.

*
**

Cependant, cette idée de l'existence d'un droit internatio-


nal en vue d'une paix juste, ressentie en Grèce, ignorée à
Rome, en dehors des philosophes et des poètes (Sénèque,
Cicerón, Juvenal), comprise au Moyen Age sous un autre
aspect, devait être cultivée de" façon plus scientifique, sur
des conceptions nouvelles, à la suite de nouveaux événe-
ments : la stabilisation des peuples établis sur notre conti-
nent, l'accomplissement de certaines grandes unités natio-
nales, la découverte du nouveau monde, la Réforme.
Ces nouvelles conceptions commencent par être étudiées,
sur la base de la doctrine chrétienne, par d'éminents théo-
logiens. Aussi les règles de droit international sont-elles
comprises par eux dans le droit canonique. Cependant, chose
curieuse, tout en s'attachant à l'enseignement du chris-
tianisme, nos premiers spécialistes n'hésitent point à faire
ÉVOLUTION HISTORIQUE 241

des emprunts à la philosophie d'Aristote et de Sénèque, à


moins qu'elle-ne soit contraire aux préceptes de l'Evangile.
C'est qu'en effet l'étude du droit international commence
à apparaître au xve siècle avec la* Renaissance, c'est-à-dire
avec la rénovation littéraire, artistique et scientifique qui
se produisit en Europe occidentale, après la prise et le sac
de Constantinople (1453) et l'émigration en Italie des
savants byzantins, imbus d'hellénisme. Ainsi, l'époque de la
gestation scientifique du' droit international moderne, coïn-
cidant avec la Renaissance, correspond également à des
besoins nouveaux, auxquels il devait s'adapter' '

*
**

Vitoria, Suarez, Grotius, tels sont, par ordre chronolo-


gique, les noms des premiers grands érudits de la science du
droit international, noms qu'on oppose même parfois lès uns
aux autres, comme s'il fallait à tout.prix établir entre eux
une hiérarchie de valeur. Avec, une profonde admiration et
une égale déférence, nous nous contentons d'affirmer que
chacun d'eux.eut le igénie de.voir — en étudiant les ques-
tions'spéciales, qui, d'après les événements de son époque,
avaient attiré le plus son;.attention — dans quel sens devait
être tracée la voie que l'humanité avait'intérêt à suivre dans
sa marche vers une société-vraiment internationale, vivant
dans une juste paix;: société à l'existence et à la prospérité
de laquelle chaque peuple, selon ses aptitudes spéciales, a
le devoir de contribuer.: . ;
Dès les premières années de la découverte du Nouveau
Monde se posa devant .les rois de Castille, au nom de qui
cette, découverte avait été faite, la question du traitement des
¡indigènes, dont lés'.colons espagnols réclamaient ^esclavage.
.,j Théologiens et, jurisconsultes' furent,invités à se prononcer
sur. la question.i-!or > <, ' < o\,t '•.-•. ' 1 •• :
i
..Le droitides'Indiens-à la liberté,fut avec vaillance sou-
tenu, par fBar,tholomé de : Las Casas; surtout contre Sepúlveda,
historiographe de Charles-Quint, qui dans son livre Demo-
crates Secundus, sive dialogus de justis belli causis soutient
rv. — 1930. 16
242 S. SËFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

qu'on a parfaitement le droit de faire la guerre contre tous


ceux qui sont de condition naturelle inférieure et de! les
considérer comine faisant le mal, s'ils refusent de se,sou-
mettre.
A la suite de cette discussion, la question fut posée par
l'empereur devant le Conseil dés Indes réuni à Valladolid
en 15S0; le Conseil,devait principalement se prononcer sur
le point de savoir « s'il était permis ou non de faire la
guerre aux Indiens pour conquérir leur pays, dans le cas où
ils ne voudraient ni accepter la religion chrétienne,, ni se
soumettre volontairement aux rois de Gastille, après en avoir
reçu sommation. » *.
La négative fut vaillamment soutenue par Las Casas, l'affir-
mative par Sepúlveda. Le Conseil donna raison au premier,
mais les mesures proposées par lui ne furent point -exé-
cutées;'la politique ne suit pas toujours les avis des sages.
Si Las Casas eût raison, on est pourtant en général d'ac-
cord pour signaler, sans- rien enlever à sa belle ardeur, que
sa thèse était redevable à un1 maître incomparable • de l'uni-
versité de Salamanqué -— François de Vitoria — de ses plus
beaux arguments. Les droits des Indiens avaient fait, en
effet, l'objet des leçons dé Vitoria, de sorte qu'après- sa
mort, survenue en 1546, mais avant le Conseil de Valladolid,
ses disciples, et'principalement Melchior Caño,'reprenant
son enseignement, ' purent, en se' rangeant du côté de Las
Casas, lui être d'une incomparable utilité.
Les leçons de Vitoria, dominicain et professeur-de'droit
canonique, furent heureusement publiées après sa m o r t p a r
ses élèves sous le titre De Indis et de jure belli hispanorum
in Barbaros; ils font, jusqu'à nos jours, l'admiration de tous
les érudits. Grotius a puisé dans'ces ouvrages bien des pages
et non des'moins belles de son De jure belli'ac pacis; Richard
Zouch, qu'on cité comme celui qui le premier-remplaça le
titre inexact de « jus gentium » de notre ^science' par le
titre juste de « jus inier gentes », a dû très probablement
avoir l'idée de cette substitution en lisant la définition du
1. V. Nys, Etudes de droit international et de droit politique, p. 235, et
les autorités citées.
EVOLUTION HISTORIQUE 243

droit des gens de Vitoria : « Quod naturalis ratio inter


omnes gentes constituit, vocatur jus gentium », définition
qui, comme l'observe notre collègue de l'Université de Valla-
dolid,; M. Barcia Trelles 1 , n'est point due à un pur hasard.
La 'contribution de l'éminent dominicain à la science du
droit international doit donc être considérée comme de tout
premier ordre. Il fut un vrai précurseur. Si bien que;si, les
événements aidant, son enseignement avait été suivi, bien
des doctrines erronées apparues depuis,: et qui gênèrent le
progrès normal du droit' international, auraient pu être
écartées dès leur apparition.
• Il en est; plus'spécialement ainsi du dogme de. la souve7
raineté. En effet la souveraineté est presque exclusive de la
sociabilité. Or, ainsi que Vitoria le constate, le droit des
gens, comme tout droit en général, se base sur la sociabilité.
La nécessité, de cette sociabilité est examinée par Vitoria
avec une pénétration vraiment remarquable ; et il, conclut :
« bien que, dans la famille, les hommes se rendent de mu-
tuels services, chaque famille ne saurait se suffire à.elle-
même, surtout pour repousser toute violence et toute injure 2 .
En conséquence, le droit pour un peuple d'entrer en relation
avec un autre peuple est, tellement fondé que la négation de
ce droit justifie la guerre 3 . » .
.Ainsi, Vitoria, posant oes principes et les développant avec
une science que personne n'a pu surpasser, institue le droit
international en entier, tel qu'il apparaît de nos jours, après
toute son évolution. Ses conceptions nous mènent directe-
ment à la doctrine de l'interdépendance des Etats, qui peut
seule donner naissance à la réciprocité des droits, et des
devoirs.
:
Ces leçons lumineuses restèrent malheureusement trop
longtemps oubliées; à tel point, qu'il n'y a pas cent ans, la
Chine et le Japon gardaient encore fermés leurs ports et les
portes de leurs villes à tout commerce étranger, et que les
auteurs les plus respectés du droit international enseignaient

1. V. Recueil des cours de l'Académie de La Haye, t. 17, p. 197-198.,


2. V. Barcia Trelles, op. cit., p. 196.
3. V. Nys, 'Etudes de droit international et de droit 'politique, p. 244.
244 S. SËFÉRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

que la conception des portes fermées était un droit absolu,


basé sur la doctrine de la souveraineté des Etats, en vertu
de laquelle les devoirs qu'ont les Etats entre eux ne sau-
raient être que tout simplement négatifs; car « si les Etats se
doivent le respect, ils ne se doivent pas l'assistance » *.
Ainsi, d'après ces mêmes auteurs, l'assistance serait « due
par l'homme à l'homme dans la famille, par la société à
l'individu dans l'Etat, mais elle ne serait pas due par l'Etat
à d'autres Etats dans la vie internationale » 2 .
• Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, avec des théories
analogues, qui dominaient non seulement l'esprit des publi-
cistes, mais aussi la conscience des politiciens, l'Angleterre
et la France, lorsqu'elles voulurent, tout au début, forcer les
ports du Japon et de la Chine, se soient basées, pour se
justifier, non point sur l'obligation de sociabilité incombant
à tout Etat, proclamée par Vitoria, mais sur le droit de dé-
fendre leurs ressortissants contre les pirates qui infestaient
les mers de l'Extrême-Orient.
L'enseignement de Vitoria sur le fondement du droit inter
omríes gentes, que nous nous' sommes efforcé de mettre en
relief, fondement, qui ne serait antre que l'obligation à là
sociabilité, fut, avons-nous dit, longtemps oublié. Cet oubli
pouvait, du reste, paraître parfaitement légitime,: puisque ses
leçons sur ce point on les rencontre dans la troisième partie
de sa Releccion snr les Indiens, qui n'a été que récemment
découverte. Elle est intitulée : « Des titres légitimes par
lesquels les barbares purent tomber aux mains des Espa-
gnols. » Et pourtant si cet oubli se comprend, il est tout au
moins surprenant que jusqu'à la veille du xxe siècle personne
après lui n'ait osé proclamer la sociabilité comme un devoir
interétatique; cependant c'est précisément pendant les trois
siècles et demi qui suivirent la mort du grand dominicain que
les besoins de la sociabilité des Etats et les moyens de mettre
à profit cette sociabilité — grâce aux progrès des sciences

1. V. Beaussire — qui ne fait que condenser les théories généralement


acceptées — Les principes du droit, p. 186, cité par de Lapradelle. La ques-
tion chinoise, Rev. gén. de dr. int. pubi., 1901, p. 336.
2. V. de Lapradelle, La question, chinoise, Reti. gén. de dr. int., 1901, p. 336,
qui justement critique la théorie d'un droit international négatif.
EVOLUTION HISTORIQUE 245

positives — prennent des proportions de plus en plus éten-


dues.
Aussi, force nous est de penser que le génie de Vitoria
dépassait son siècle de plus d'une coudée et que les maîtres
venant après lui, enlisés dans la doctrine de la souveraineté,
furent impuissants à saisir l'évolution des besoins sociaux
de l'humanité, pour faire cadrer avec elle l'évolution du droit
international. Quoi qu'il en soit, nous ne saurions accepter
que cette évolution des besoins sociaux ait commencé à peine
vers la'fin-du xix6 siècle, époque à laquelle la doctrine de
Vitoria semble surgir tout entière avec l'étude sur 'la Question
Chinoise de M. de Lapradelle, comme une doctrine nou-
velle, apparaissant sous l'influence de nouveaux événements
qui, d'après cet auteur, seraient principalement l'atténuation
des mouvements nationalistes et, à sa suite, les besoins de
l'organisation internationale des rapports économiques et
sociaux. Réflexions parfaitement exactes, mais existant déjà
bien avant le xrxB siècle pour conduire M. de Lapradelle à
conclure que ce n'est qu'à notre époque que la solidarité
obligatoire des peuples doit être considérée comme ayant
remplacé la vieille théorie de l'individualisme. En effet c'est
là toute la doctrine de Vitoria, d'après laquelle les sociétés
humaines sont constituées dans ce but, à savoir que nous
nous aidions les uns les autres à porter notre charge.
'L'enseignement de Vitoria, que nous venons de constate^
confirme la pensée que la doctrine de la souveraineté, qui
pouvait tout au plus être l'apanage d'une monarchie unique
et absolue, aurait dû commencer à se désarticuler, non point
à la suite des événements du xix° siècle, que nous venons
dé mentionner, mais après les événements bien plus impor-
tants qui commencèrent à se succéder dès la fin du Moyen
Age : écroulement de la féodalité; stabilisation des Etats
puissants; découverte du Nouveau Monde; apparition de la
Réforme; et plus tard, avec le traité de Westphalie, consé-
cration-de la politique de l'équilibre. Ainsi, Vitoria serait le
génie précurseur de la nouvelle organisation internationale
sur la base du droit, à laquelle devraient se soumettre à
l'avenir aussi bien les pays déjà existants que ceux qui étaient
246 S. SÊFÊRIADES. — DROIT DE LA PAIX

en train d'accomplir leur unité nationale, et ceux que de


nouveaux événements pouvaient enfanter. Malheureusement,
il en est des Etats comme des individus qui les composent. Ils
ne se soumettent que lentement aux conditions nouvelles de
vie que nous imposent les nouveaux événements; les préjugés
et les vieilles conceptions ralentissent la marche du progrès,
devinée et suggérée par les meilleurs d'entre nous.
Toute la doctrine du droit international, tel que l'avait
conçu Vitoria, était entièrement dominée par les besoins de
la sociabilité; le droit international devait, en d'autres ter-
mes, être absolument au service des besoins de sociabilité des
Etats. Cependant, postérieurement à Vitoria, nous consta-
tons un étrange arrêt des progrès de notre science; et il faut
arriver pour retrouver cette doctrine — malgré l'abondant
travail universel, — jusqu'à la fin du dernier siècle. Aussi
a-t-on pu dire, non sans raison, que depuis Vitoria le monde
semblait revenir en arrière en s'écartant chaque jour davan-
tage du droit naturel de communication et s'éloignant d'au-
tant de la compénétration mutuelle i. Quoi qu'il en soit, et
pour revenir aux. années dé la Renaissance, ni les élèves
directs de Vitoria : Melchior Canus et Dominicus Sotus, ni
plus tard Suarez, bien qu'ils basassent le fondement de leur
jus gentium sûr la sociabilité, n'eurent l'ampleur des concep-
tions du Maître. Grotius lui-même, qui avec son « Mare Libe-
rum » paraissait devancer son époque, allait bien moins loin
que Vitoria comme nous allons le constater.

*
* *

Suarez, dans sa conception sur le droit des gens, suit entiè-


rement la doctrine de Vitoria. D'après lui, les Etats, tous
réunis, constituent une société ayant ses lois et ses usagés,
qui, précisément, constituent le droit des gens 2 . C'est exact;
nous n'en disons pas davantage de nos jours. Mais Suarez,
très attaché aux grands principes de la charité chrétienne,

1. Barcia Trelles, op. cit., p. 200-201. ' •


2. Opr. L. Rolland, « Suarez » dans Les fondateurs du droit international,
p. 103. V. surtout Suarez, De legibus, liv. II, chap, xix, n° 9.
EVOLUTION HISTORIQUE 247

fait du droit international presque une branche de la morale


chrétienne; aussi est-ce cette morale et cette charité qui, prin-
cipalement, illuminent son œuvre. Nous ne nous en plaignons
pas. Pourtant, au point de vue juridique, on ne peut que le
considérer comme bien moins objectif que Vitoria, dont il
s'inspire.
» •

** .

Si la conception juridique principale de Vitoria, qui est,


diaprés nous, celle concernant l'obligation à la sociabilité,
devançant trop son époque, semble avoir'passé inaperçue; il
en fut tout autrement de l'œuvré capitale de Grotius. Son
« Mare liberum » en effet a, dès son apparition, établi sa
notoriété, en raison de la compréhension dont son auteur
a fait preuve, aussi bien à l'égard des faits nouveaux que des
besoins de son siècle'; et pourtant la cause dé la liberté des
mers avait été déjà brillamment et de lá manière la plus
ample, défendue par Vitoria, comme le fait remarquer son
dernier biographe, M. Barcia Trellés. '•••'•:
Au surplus, la liberté des mers, telle que Vitoria là con-
cevait, ne pouvait être forcément qu'une dès conséquences de
l'obligation des Etats à' la sociabilité. Aussi' cette liberté
devait-elle être: entendue, jusqu'à comprendre'même la'com-
munauté dés ports, en' tarit qu'éléments' indispensables à la
navigation. Ainsi, d'après Vitoriai « le droit de" navigation
devait être accepté avec toutes ses conséquences; les navires,
quel que sóit le pays auquel ils appartiennent, devraient pou-
voir utiliser'les ports et aborder'à n'importe quel endroit de
la terre', car cela servirait à bien peu de chose de proclamer
la liberté des océans,'si celle-ci ne pouvait être reconnue
jusque dans ses dernières conséquences » *.'
• Grotius a-t-il'connu l'enseignemént : de ! Vitoria sur la liberté
des m'ers? On ne saurait l'affirmer. En effet, toute cette partie
de l'œuvre de Vitoria avait été égarée",' on riè sait à quelle
époque, et elle ne fut que récemment:découverte. Du reste,
' Grotius ne fait nulle part mention de ce travail, qu'il n'aurait

1. Barcia :TreIIes, 'op. cit.,' p.' 20S.


248 S. SËFÊRIADËS. — DROIT DÉ LA PAIX

assurément pas manqué de citer, ne fût-ce que pour indiquer


sa provenance espagnole. En effet, l'argumentation y conte-
nue venant d'un Espagnol aurait pu avoir une utilité de tout
premier plan pour servir une thèse, qui précisément attaquait
les intérêts et' les prétentions espagnols. Aussi, associant le
nom de Grotius à celui de son devancier dans ce chapitre,
où nous traitons uniquement de l'évolution du droit inter-
national à travers les siècles, nous sommes obligé de cons-
tater que cette discipline commençait déjà à vouloir se placer
au-dessus des souverainetés, nationales qui, à üavenir, ne
devaient plus pouvoir se passer d'elle, malgré des préten-
tions qui durèrent presque jusqu'à nos jours.
r
* •
* *

L'ère nouvelle du droit international, commencée avec la


découverte du Nouveau Monde, les leçons de Vitoria et
l'œuvre de Grotius, dura, peut-on dire, jusqu'à la veille de
la Grande Guerre, se subdivisant en périodes de durée iné-
gale. Pendant toute cette époque, et par malheur après, nous
assistons à des frictions continuelles de' multiples souverai-
netés, de'sorte que la tâché du droit international peut être
considérée, même de nos jours, comme n'étant autre que celle
de fixer l'étendue et les limites de chacune d'elles.
Tâche plus que difficile : qui dit souveraineté devrait
entendre, en effet, pouvoir sans limites et ne pouvant en
conséquence se soumettre à aucune autorité supérieure, auto-
rité supérieure sans laquelle nulle sorte de droit ne saurait
pourtant exister et dont l'absence mènerait forcément à
l'anarchie. Aussi pour parer à de tels inconvénients,'qui
fatalement auraient fini par nous conduire à une nou-
velle paix romaine, la diplomatie chercha-t-elle surtout à sau-
vegarder'les situations acquises par la politique dite de l'équi-
libre, c'est-à-dire celle qui à l'aide de cessions de territoires,
d'alliances et de coalitions, s'est efforcée, en l'absence de tout
autre pouvoir juridique superétatique, d'écarter toute supré-
matie d'un Etat déterminé, indépendamment de la question
de savoir si ces cessions et ces coalitions étaient juridique-
EVOLUTION HISTORIQUE, 249

ment et moralement fondées. Politique qui ne pouvait que


pousser, et qui poussa, à la généralisation de tous les grari'ds
conflits qui surgirent depuis, la fin du Moyen Age jusqu'à
nos jours:
Pendant toute cette période, qui fut en même temps la
période la plus marquante de l'évolution de l'humanité vers
la conquête des libertés, des juristes de tous les pays s'efforr
cèrent : soit de créer les principes de droit qui devaient régir
lés relations internationales sur la base de la morale, et qu'on
nomme droit naturel ou même droite raison (recta ratio); soit
de "rechercher ces -principes dans les auteurs anciens et les
faits historiques; soit enfin de combiner ces deux directives
avec des tendances plus ou moins poussées vers l'une ou
l'autre. Vouloir- classer ces auteurs, de façon précise, dans
telle ou telle école, est tâche souvent difficile et délicate.
Aussi contentons-nous de citer comme appartenant à l'école
du droit naturel :
"Vitoria, Suarez, Grotius, déjà mentionnés, et tout au moins
l'Italien Alberic Gentili l , l'Anglais Hobbes 2 , et bien plus tard
Wolff 3, et surtout Vattel *, dont les derniers étaient consi-
dérés d'ordinaire comme tenants de la tradition de Grotius.
Á côté de ces auteurs, on doit peut-être citer, bien qu'à
part, l'ouvrage de Samuel de Pufendorf, Jus naturae et
gentium (1672) s, qui pousse la théorie du caractère de droit
naturel attaché au droit des gens jusqu'à nier la force obli-
gatoire d'un lien de droit résultant des conventions. En effet,
cet auteur, après avoir enseigné que le droit naturel dépend
de la volonté divine qui est libre de toute loi, et ne saurait
dépendre des conventions, n'hésite pas à formuler que « le
droit naturel et le droit des gens ne sont au fond qu'une seule
et même chose, et qu'ils ne diffèrent que par une dénomina-
tion extérieure », citant à l'appui de son avis Hobbes, d'après

1. De legionibus (1383); Advocatio hispánica (1613).


2. Avec ses Elementa philosofica de cive (1642), et Bon Leviathan (1631).
3. Jus naturae methodo scientifici pertractatum (1740-1748); Jus gentium
(1749); Institutiones juris naturae et gentium (1730).
i 4. Avec son traité classique sur Le droit des gens ou principes de la loi
naturelle appliquée à la conduite et aux affaires des nations et des souve-
rains (1738).
3. Traduit et commenté par Jean Barbeyrac.
250 S. SËFÉRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

lequel la même loi. qui se nomme naturelle, lorsqu'on parle


des devoirs des particuliers, s'appelle droit des gens, lorsqu'on
l'applique au corps entier d'un Etat. Cependant, abandon-
nant Hobbes, il ajoute « ne reconnaître aucune autre sorte
de droit des gens volontaire ou positif, qui ait du moins force
de loi proprement dite, et qui oblige les peuples comme éma-
nant d'un supérieur » i.
L'Ecole dite historique est surtout représentée par Zouch 2,
Lèibnitz 3 , Van Bynkershoek i , de Mably 8, dé Gaston de
Real 6, de Moser 7 , qui surtout, presque sans effort d'une
construction scientifique du droit des gens, le considère
comme n'étant qu'un répertoire des faits sans se rendre
compte que « l'histoire justifie ce que l'on veut, car elle con-
tient tout et donne des exemples de tout » 8 . Enfin, avec Je
Précis du droit des gens moderne de l'Europe, de Georges
Frédéric de Martens, on pourrait peut-être clore la liste résu-
mée des savants qui jusqu'à la Révolution Française se sont
occupés d'un droit des gens basé principalement sur l'histoire.

*
**

Si toute une série de moralistes et de juristes proclamaient


l'existence d'un droit appelé à régir les relations internatio-
nales dès le moment où se sont formés- des Etats ayant une
personnalité à eux, par contre, à la même époque, la possi-
bilité de cette existence était niée nettement par les esprits
les plus marquants.
Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, aux mots
<( droit des gens, droit naturel, droit public », énonce, avec

I . V . Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, liv. II, chap. Ill, § XXIII.
Traduction Barbeyrac, et les notes I et II de cet auteur.
2. Avec son livre intitulé : Juris et Judiei fetialis, sive juris inter gentes
et questionum de etorum explicatio.
3. Codex juris gentium diplomaticus.
4. De domino maris (1702); De foro legatorum (1721); Questiones juris publici
(1737). . . . .
8. Droit public de l'Europe fondé sur les traités (1747).
6. Science du gouvernement (1764).
7. Principes du droit des gens actuel en temps de paix (1750), Principes du
droit des gens actuel en temps de guerre (1782).
8.. Paul Valéry, Remarques extérieures.
EVOLUTION HISTORIQUE 251

l'ironie logique qu'on lui connaît, qu'en fait de droit des


gens il ne connaît rien de mieux que les vers de l'Arioste 1 ,
qui proclament que rois, papes et empereurs, signant aujour-
d'hui des traités, demain se font la guerre, non point'parce
qu'ils n'ont de 'cœur à voir le juste et l'injuste, mais parce
qu'ils ne font attention qu'à leur intérêt. Puis, après avoir
ajouté que « s'il n'y avait que deux hommes sur la terre pour
vivre; ils s'aideraient, se ruineraient, se caresseraient, se
diraient des injures, se battraient et se réconcilieraient, ne
pourraient vivre l'un sans l'autre, ni l'un avec l'autre», il
passe en revue les moeurs opposées des nations peuplant le
monde,'pour finir par.constater que « ce qui sera juste le long
de la Loire, sera injuste sur les bords de la Tamise ».
A là suité : d'un tël : exposé, il commence la deuxième sec-
tion du même article en nous disant que « fieri ne contri-
buera peut-être plus à rendre un esprit faux, obscur, confus
et incertain que la lecture de Grotius, de Pufendòrf et de
presque tous lès commentaires sur le droit public », en con-
cluant que jamais souverain — ni politique — ne s'est embar-
rassé des questions. discutées dans les écoles, et que malgré
les gros livres des publicistes sur .«-les droits au royaume de
Jérusalem », Jérusalem appartient à ceux qui n'en ont point
fait, et elle n?est point un royaume. "
Rousseau n'est ni moins pessimiste ni moins catégorique.'
« Lé droit politique 2 est encore à naître, nous dit-il, et il est
à présumer qu'il ne naîtra jamais: Grotius', lé maître de tous
nos savants en cette partie, n'est'qu'un enfant, et, 'qui pis
est, un enfant de mauvaise foi. Quand j'entends élever Grotius
jusqu'aux nues et couvrir Hobbes d'exécration, je'vois com-
bien peu d'homines senses lisent où coriiprerinent ces deux
auteurs. La vérité-est que leurs principes sorit exactement
semblables; ils 'ne diffèrent que par les expressions. Ils diffè-
rent aussi par-la méthode. Hòbbes s'appuie sur des sophismes
et Grotius sur des poètes : tout le'reste leur est commun » 3 ;

i. Chant XLIV, st. 2,


2. Par droit politique Rousseau veut dire sûrement droit des gens; et pour-
tant Montesquieu, De l'Esprit des lois, liv. I, chap. Ill, avait déjà nettement
distingué les attributs de chacune de ces deux disciplines.
3. Rousseau, Emile, liv. V, Des Voyages, édit. Panthéon^p. 703-706.
252 S. SËFERIADËS. — DROIT DE LA PAIX

et tout en.ajoutant que Montesquieu aurait pu créer cette


grande science, il ne la considère pas moins comme une
science « inutile ».
Certes, chez Montesquieu, de-ci dè-là, on trouve éparses
des pensées faisant croire que son génie avait conçu la possi-
bilité et surtout l'utilité d'un droit international; cependant
on ne peut manquer de relever, dans son ouvrage De l'esprit
des lois', .l'existence de tout un chapitre 1 démontrant l'idée
fausse qu'il s'était faite de cette discipline. Nous avons en
vue le. passage où il s'efforce de démontrer que les traités
que les princes font par force sont aussi obligatoires que ceux
qu'ils auraient faits de bon gré; et il en est ainsi d'après Mon-
tesquieu, parce que « les princes qui ne vivent point entre
eux sous des lois civiles ne sont point libres, ils sont gou-
vernés par la force »; en conséquence, comme tout prince se
trouve dans l'alternative de forcer ou d'être forcé, « il ne
devrait jamais pouvoir se plaindre d'un traité qu'on lui a
fait faire par'violence, car autrement ce serait comme s'il se
plaignait de son état naturel ». En d'autres termes, tout ce
syllogisme de Montesquieu conduit à la conclusion que le
droit des gens, c'est-à-dire le droit régissant les relations
entre les princes, n'est qu'un droit basé sur la force. Or, avec
ce même syllogisme on devrait conclure non point que même
les traités-faits par force' sont obligatoires, mais qu'ils ne
sont obligatoires que tout autant que ceux qu'ils obligent ne
sont pas dé taille à lès renverser.
Ainsi devons-nous constater qu'à la veille de la Révolution
de 1789, après tant d'efforts de théologiens et de juristes pour
arriver à la construction d'un système juridique basé sur là
morale et appelé à régir les relations interétatiques, nous reii-
controns la négation, sous des formes différentes, avec Vol-
taire, Rousseau et Montesquieu. Cependant, malgré cette
négation, le droit international peut être considéré comme
ayant enregistré pendant la première partie de cette période
sa première conquête pacifique : celle de la liberté des mers.

I. Liv. XXVI, chap. xxi.


ÉVOLUTION HISTORIQUE 253

* •
* *

La politique de l'équilibre — née surtout à la suite des


traités de Westphalie de 1648, empêchant, avons-nous déjà
constaté, la suprématie d'un seul Etat, suprématie qui aurait
annihilé le droit des gens dès sa nouvelle eclosión — con-
tinua, jusqu'à nos jours, d'être la seule garantie du droit
entre les Etats, bien que les bases de cette politique fussent
transfigurées suivant les époques. Pendant la première époque
qui suivit 1648, ainsi que le constate l'abbé de Saint-Pierre
dans son Projet de paix perpétuelle, la politique de l'équi-
libre avait un très « solide appui »; cet appui, « c'est le corps
germanique placé presque au centre de l'Europe, lequel en
tient toutes les autres parties en respect, et sert peut-être
plus encore au maintien de ses voisins qu'à celui de ses pro-
pres membres : corps redoutable aux étrangers par son
étendue, par le nombré et' la valeur de ses peuples, mais
utile à tous par sa constitution, qui, lui ôtant les moyens et
la'volonté de rien conquérir¡ en fait l'écueil des conqué-
rants ». Et l'abbé de Saint-Pierre concluait que, malgré les
défauts de la Constitution germanique, tant que cette Consti-
tution^existerait l'équilibre de l'Europe ne serait pas rompu,
car.aucun potentat n'aurait à craindre d'être détrôné par un
autre. Ainsi, continuait-il, « le traité de Westphalie sera
peut-être à jamais parmi nous la base du système politique ».
>La 'constitution de l'empire germanique n'a point changé
eh principe; mais depuis la révolution de 1789, et surtout
après les guerres napoléoniennes, ce sont les bases mêmes du
fondement du système de l'équilibre qui furent transformées.
Ainsi; dès qu'il craquait d'un côté, il se rétablissait bien-
tôt : de l'autre 1 . C'est que cette politique existe et ne peut
qu'exister comme étant dans la nature même des choses; en
effet elle apparaîtra forcément tant qu'il y aura dans ce
monde un certain nombre d'Etats qui; par crainte d'être
subjugués l'un par l'autre, se verront obligés de s'allier.
Or, depuis les traités de ¡Westphalie, il en est ainsi tout

• 'l'.'Cpr. A b b é , d e SainWièrre,- op. cit.- • '• • '• ••'


254 S. SËFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

au moins de l'Europe. Aussi la puissance d'un Etat n'a-t-elle


jamais pu égaler la vigilance concertée des autres. Malheu-
reusement,'cette vigilance, qui aurait pu constituer un idéal
de possibilité de vie en commun si elle avait pour base uni-
que le droit, n'eut d'autres fondements, tout au moins jus-
qu'à la veille de la grande guerre, que la force brutale, qui,
pour se maintenir, transforma chaque pays en arsenal, en
concurrence perpétuelle avec les arsenaux d'à côté.
Quoi qu'il en soit, la politique de l'équilibTe, plus ou moins
nettement réglementée par les traités de Westphalie, soûter
nue par les différentes ligues qui se formaient devant les*
risques d'un pouvoir trop puissant (Ligue d'Augsbourg), et
suivie par les grands traités du xvm" siècle (Traité d'Utrecht,
1713, et Traité d'Aix-la-Chapelle, 1748), apparaît sous une
forme différente avec la « Sainte-Alliance », dont la con-
ception et l'évolution — ou plutôt la transfiguration —
apparaît dans toute une série de traités, dont le premier seul,
•signé à Paris le 26 septembre 1815 entre l'Autriche, " la
Prusse et la Russie, porte le titré de « Traité dit de la Sainte-
Alliance ». Il fut suivi du Traité d'alliance de Paris du 20 no-
vembre 1815, dirigé spécialement contre la France, signé par
les Puissances signataires du Traité du 26 septembre, ainsi
que par l'Angleterre, et fut renouvelé sous une conception
différente par le Protocole du 15 novembre, 1818 d'Aix-la-
Chapelle, signé même par la France. D'après ce dernier,.« les
Cours signataires... déclarent... qu'elles sont fermement dé-
cidées à ne s'écarter, ni dans leurs relations mutuelles ni
dans celles qui les lient aux autres Etats, du principe d'union
intime qui a présidé jusqu'ici à leurs rapports et intérêts
communs, union devenue plus forte et indissoluble par les
liens de fraternité chrétienne que les souverains ont formés
entre eux ».
• Tous ces traités, auxquels d'autres Puissances européennes
accédèrent, malgré leurs titres différents et leur contenu .con-
tradictoire, forment un assemblage qu'on ne. saurait dislo-
quer; contenant une politique identique, la politique de la
Sainte-Alliance, qui, en opposition avec son titre, avait
surtout pour but de protéger les souverains qui l'avaient
EVOLUTION HISTORIQUE 255

signée contre le péril révolutionnaire par n'importe quel


moyen et surtout par la politique.des interventions. Le but
de la Sainte-Alliance, telle qu'elle fut comprise finalement,
était, en d'autres termes, non point de protéger le droit des
peuples — ainsi qu'il semblait, avec le traité du 26 septem-
bre, dû. au mysticisme du c z a r — mais celui des rois au
trône, c'est-à-dire le principe de la « légitimité », mot de
Talleyrand, dont le succès fut grand. . , '
Ainsi, nous avons les Traités de, Troppau (1820), de Lay-
bách (1821), et de Vérone (1822),, où l'on décida l'interven-
tion de l'Autriche à Naples et dans le Piémont (1821), et
l'intervention française en Espagne (1823). Par ailleurs l'in-
tervention même de l'Angleterre au Portugal présupposait
le consentement de la Sainte-Alliance.
L'alliance de 1815 n'était pourtant pas de nature à résis-
ter aux épreuves d'une longue vie-. Elle n'était en effet qu'un
accord de quelques potentats, ayant pour but, sinon de sub-
juguer les autres nations, tout au moins d'imposer aux
autres la volonté de ceux qui l'avaient conclu, en conservant
un certain équilibre entre les signataires. Or, un tel accord,
supposé plus de cent cinquante ans avant la tentative de
181S par le génie de l'abbé de. Saint-Pierre dans son projet
de paix perpétuelle, était déjà taxé par lui de non viable.
En effet, dans un cas analogue, argumentait-il, entre autres,
« les! vues des uns sont trop opposées à celles dès autres »;
il règne' une trop- grande jalousie entre eux^pour qu'ils
puissent même former .un semblable projet; et; ajoutait-il,
«iquand ils l'auraient formé, qu'ils le mettraient à exécution,
et qu'il aurait quelques succès; ces succès mêmes seraient pour
les conquérants alliés des semences de discorde »,.
. Et: iLen. fut à peu près ainsi du sort de la Sainte-Alliance.
• Les'Puissances qui la constituèrent! avaient en effet, sur
maintes question's politiques, des.intérêts absolument oppo-
sés'; Ion n'a qu'à se rappeler les divergences de vues de la
Russie et de l'Autriche sur la question d'Orient. Et puis les
différences !des' régimes internes' de tous 'ces pays, ici ¡cons-
titutionnels, là'absolutistes, : ne'pouvaient que rendre plus
difficile leur, collaboration,, dès qu'apparaîtraient à l'hori¿
2S6 5. SEFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

zon des problèmes comportant des solutions opposées aux


directives politiques des chartes de 1815.
Ces problèmes, sous différents aspects, ne manquèrent pas
du reste de se présenter : d'abord à la suite de la Guerre
de i'indépendance grecque; puis, à la suite de la Révolution
française de 1830, suivie de la Révolution belge de la même
année. Ainsi, dès le lendemain de sa formation, l'organisme
de la Sainte-Alliance tout entier s'ébranle et craque, pour
se rompre définitivement à la suite de la Révolution fran-
çaise de 1848 et de la Guerre de Crimée, à la fin de laquelle
la politique de l'équilibre prend un nouvel aspect : celui du
concert européen.
**

Le mot « concert », pris dans un sens spécial analogue,


mais non point identique à celui qui va nous occuper, nous
le rencontrons pour la première fois dans Saint-Pierre, quand
il nous dit qu'avec le système de l'équilibre les différents
pays, dans un « concert » de vigilance, ne permettront jamais
à la puissance d'un Etat de surpasser, ou même d'égaler,
celle des autres réunies. Ce même mot, .avec un sens un peu
plus restreint, se trouve également dans le Traité de Chau-
mont du l6r mars 1814, signé par l'Autriche, la Grande-
Bretagne, la Prusse et la Russie. Ce traité, précédant celui
de la Sainte-Alliance et faisant pressentir son avènement,
formulait que ses signataires s'engageaient à « consacrer
tous leurs moyens... dans un parfait concert, afin de se pro-
curer à eux-mêmes et à l'Europe one paix générale, sous
la protection de laquelle les droits de la liberté de toutes
les nations pourraient être établis et assurés ».
Pourtant,. Ce n'était pas encore là le « concert europ'één »,
terme auquel, pendant'une certaine période, on était d'accord
pour reconnaître un sens absolument spécial; d'après ce'sens,
par « concert européen », on devait entendre un système
presque-constitutionnel de l'Europe, en vertu duquel un cer-
tain nombre d'Etats européens auraient là haute apprécia-
tion sur les affaires générales intéressant plus spécialement
ce continent. Dans ce sens, l'expression qui nous occupé se
ÉVOLUTION HISTORIQUE 257

rencontre pour la première fois dans l'article 7 du Traité de


Paris, du 30 mars 1856; texte d'après lequel la Sublime Porte
était « admise à participer aux avantages du droit public et
du concert européen ». Cependant, même là, le terme de
« concert » se trouve uniquement dans le texte français,
étant remplacé dans le texte anglais par le mot système 1 .
Quoi qu'il en soit, si l'on ne se préoccupe pas de l'expres-
sion employée par les textes de 1856, n'y voyant que le sens
que les faits, qui suivirent, parurent vouloir leur attribuer,«
on peut enseigner nettement que, depuis cette époque, en
maintes circonstances, les Puissances signataires du Traité
de Paris crurent avoir le droit de s'ériger en juges suprêmes
du droit public de l'Europe, tout en s'efforçant de mainte-
nir entre elles, par le jeu des alliances, l'équilibre de leurs
forces, nécessaire pour garantir la propre existence de cha-
cune d'elles.
Ainsi, pas plus avec le système de la Sainte-Alliance
qu'avec celui du Concert Européen, on n'arrivait à supplan-
ter le droit de la force par la force du droit. On était même
arrivé avec ce dernier système à oublier, de la façon la plus
complète, le principe de l'égalité juridique la plus élémen-
taire qui doit exister entre deux Etats libres séparés par un
conflit; on décida, en effet, à un moment donné, que seul le
représentant de la Puissance intéressée, signataire du Traité
de Paris, devrait pouvoir siéger avec'voix deliberative, au
sein d'une conférence chargée de résoudre un différend entre
elle et une Puissance non signataire.
*

1856-1899. — Les expressions « Sainte-Alliance », « Pen-


tarchie », ou même peut-être « Concert Européen », que nous
rencontrons pendant les trois premiers quarts du siècle der-
nier, représentent, au point de vue juridique, la conception
que le droit public, qui devait régir les intérêts communs
de l'Europe tout entière, devait être comme remis, — mal-
gré la clause de l'accession ouverte rencontrée quelquefois

1. «Into the Public Law and System of Europe. »


IV. — 1930. 17
2S8 S. SEFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

— à peu près exclusivement, aux mains de trois, quatre,


cinq ou six Puissances, considérées comme les plus fortes
de notre continent. Mais, peu à peu, d'un côté, le nombre
des Etats forts s'élevant, et de l'autre certains Etats situés
même en dehors de l'Europe, étant appelés à participer aussi,
plus ou moins fréquemment, à la direction des affaires pa-
raissant exclusivement européennes, l'hégémonie des «Gran-
des Puissances » remplaça celle instituée soit en 1813, soit
en 1856.
L'expression de « Grandes Puissances » se rencontre à
maintes reprises dans nombre de traités. Quant au rôle joué
par elles, nous le constatons surtout dans les affaires
d'Orient. Pourtant, leurs interventions quelquefois en faveur
de la justice, plus souvent en faveur de la paix indépendam-
' ment de la justice, étaient basées, non point sur les exigen-
ces du droit, mais sur les besoins politiques. Au surplus, « les
Grandes Puissances », bien moins encore que la Sainte-
Alliance, n'étaient point et ne pouvaient être un organisme
juridique international. En effet, non seulement nulle charte
ne réglementait la constitution, les droits et les pouvoirs d'un
tel organisme, mais encore, chacune des parties le compo-
sant était presque sûre qu'elle ne devait compter que sur sa
propre force, pour assurer son existence, ne pouvant même
pas être certaine que ses alliances de la veille seraient en-
core celles du lendemain.

*
**

Par ailleurs, peu à peu, les forts dédaignèrent de moins


en moins les Etats de moindre importance, dont la clientèle,
pour des raisons économiques, voire même politiques, était
de plus en plus recherchée. Ainsi la sociabilité, à la fois
cause et fin de l'existence d'un droit international, facilitée
par les nouveaux moyens de transport, rendait'de plus en
plus nécessaire la participation effective des petits Etats à
la gérance des affaires communes de l'Europe et du monde. A
la suite de telles nécessités, les conférences et congrès inter-
nationaux deviennent de plus en plus nombreux, réunissant
EVOLUTION HISTORIQUE 259

à côté des délégués d'Etats puissants, et au même titre, des


délégations d'Etats d'importance secondaire. De ces réunions
sortent des conventions d'intérêt général, dont la plupart,
sous le titre d'Unions internationales, relient le monde entier
en un seul nœud de droits et d'obligations, élargissant le
cercle d'action que le droit international allait être appelé
bientôt à embrasser.
Depuis 1856, jusqu'à la fin du siècle dernier, il n'est donc
pas difficile de constater que le droit international com-
mence à subir une profonde évolution, qui ne devait pas res-
ter à mi-chemin : c'est celle qui est due à la part effective
de plus en plus nécessaire des petits Etats dans la confec-
tion des règles qui devraient prédominer dans les relations
internationales, comme règles de droit; c'est-à-dire supé-
rieures à la volonté souveraine de chaque Etat, ou de quelques
Etats de force supérieure.
Au surplus, depuis cette époque, on met complètement de
côté « le principe de légitimité », principe politique que
d'aucuns .crurent pouvoir considérer comme un principe fon-
damental de droit international.
Cependant, depuis cette même époque, un nouveau prin-
cipe a semblé vouloir s'imposer comme étant à la base même
du droit international. C'est celui des nationalités, défendu
surtout par l'école italienne à la suite du célèbre Mancini.
D'après cette école, pour qu'un droit international, de na-
ture à faciliter l'évolution pacifique des peuples, pût sérieu-
sement exister, il faudrait que les Etats membres de la com-
munauté interétatique eussent à la base de leur existence une
population possédant une unité raciale.
Que la prise en considération de cet élément soit un prin-
cipe qui, avant tout, doive servir de directive à toute poli-
tique honnête, cela nous semble incontestable.
Telle est du reste la moralité, de la quatrième des proposi-
tions complémentaires (12 février 1918) du président Wil-
son, aux quatorze points de son message du 8 janvier 1918.
Il est dit, en effet, dans cette proposition, que « toutes les
aspirations nationales bien définies devront recevoir la satis-
faction la plus complète qui puisse être accordée ».
26o S. SEFËRIADÊS. — DROIT DE LA PAIX

Il ne faut pourtant pas exagérer. Par bonheur, pensons-


nous, d'aucuns pourraient dire par malheur, la division du
monde en Etats, dont chacun ne serait composé que'd'une
seule nationalité, n'est guère possible, à moins de diviser
l'Europe en autant d'Etats qu'on y peut rencontrer de masses
homogènes de population, ou de procéder à: des échanges
forcés de populations, dont, par malheur, un des derniers
traités a fourni un bien regrettable essai. Mais, en poussant
à l'extrême cette doctrine, en arrivant, en d'autres termes, à
trier minutieusement les hommes suivant leur race, leur
sentiment national ou leur religion, pour les rejeter de force
les uns au nord, les autres au sud d'une frontière, on abou-
tirait tout simplement à élever de nouvelles murailles entre
les peuples, pareilles à celles d'autrefois dans les pays de
l'Extrême-Orient 1 .
**

Des trois systèmes que nous venons de rencontrer, et qu'on


a voulu, au cours des derniers siècles, ériger en systèmes
juridiques, pour y trouver la base du droit international :
équilibre, légitimité, nationalités, le second doit être com-
plètement écarté et le troisième exclu comme intimement,
lié à la politique morale plutôt que juridique. Quant au sys-
tème de l'équilibre, bien qu'il fût de tout temps et qu'il soit
encore de nos jours un système également de politique, il
ne semble pas qu'on puisse jamais le considérer comme
n'ayant qu'un rapport secondaire avec l'existence du droit
des gens. En effet, il fut, et est encore, la seule garantie de
l'existence d'Etats non soumis les uns à la souveraineté des
autres, existence indispensable à celle du droit internatio-
nal. Ainsi, le droit des Etats à la vie libre, et en conséquence
le droit international, doit être considéré comme ayant eu
pour garantie, pendant les années qui précédèrent la Grande
Guerre, deux grandes alliances : la Triple Alliance et l'En-
tente. Du reste, si le règne du principe de légitimité fut rem-
placé par celui des nationalités, celui de l'équilibre a de tout

1. Séfériadès, l'Echange des populations^ Ree. des cours de l'Ac. de La


Haye, t. XXIV, p. 432.
EVOLUTION HISTORIQUE 261

temps plané au-dessus de l'un et de l'autre, en s'élargissant


de plus en plus.
Ainsi nous paraissent être la conséquence d'un tel élar-
gissement, de nombreux traités du siècle dernier, qui, comme
« l'Acte Général de Berlin »> concernant le Congo et les fleuves
africains, furent signés non seulement par les grandes Puis-
sances, mais encore par des Etats de force inférieure, qui
furent invités à participer à leur élaboration.

*
**

Conférences de La Haye. — Mais ce qui marque le point


de départ de l'époque à laquelle la collaboration des petits
et des grands s'élargit nettement, c'est la réunion en 1899,
à la suite de l'initiative du czar de Russie, à La Haye, de la
Ire Conférence internationale, dite de la Paix, ayant pour but
d'organiser les moyens pacifiques pour la solution des con-
flits internationaux, et de réglementer le droit de la guerre.
Ainsi, pour la première fois, un grand nombre d'Etats, à la
fois petits et grands, non point uniquement européens, mais
de l'univers entier, allaient se réunir pour discuter sur des
questions d'intérêt général. Evidemment, c'était là recon-
naître de la façon la plus éclatante, et l'existence des ques-
tions présentant un intérêt général interétatique, et le droit
pour tout Etat d'émettre un avis sur toute question ayant
un tel aspect, et surtout l'existence d'un droit qui devait ré-
gir les intérêts de cette communauté.
L'initiative par elle-même n'était pourtant pas sans précé-
dent. En effet, déjà, Napoléon HI, le 5 novembre 1863, dans
son discours d'ouverture de la session législative, annonçait
qu'il allait convier à un congrès toutes les Puissances de
l'Europe pour traiter en commun des questions d'intérêt
général. « Les traités de 1815, disait-il, ont cessé d'exister.
La force des choses les a renversés, ou tend à les renverser
partout. » Et, constatant que les ressources les plus précieu-
ses s'épuisaient indéfiniment dans un- étalage ostentatoire
de forces qu'il qualifiait de vaines, — car, en somme, il y
avait là une situation qui n'était « ni la paix avec sa sécurité,
262 S. SEFERIADËS. — DROIT DE LA PAIX

ni la guerre avec ses chances heureuses » — il proclamait la


possibilité du fléchissement des résistances et des amours-
propres « devant un arbitrage suprême ». Presque simultané-
ment, par lettres autographes, il proposait à 22 chefs d'Etat
de l'Europe « de régler le présent et d'assurer l'avenir dans
un congrès ».
Une telle politique fut taxée, même en France, non seule-
ment d'utopiste, mais même d'aventureuse 1 . Aussi malgré
tous les efforts de Drouyn de Lhuys, qui proposait de cir-
conscrire d'avance le programme du Congrès, l'Angleterre
persista dans son avis de ne pouvoir y « entrevoir la proba-
bilité des résultats dont se flattait. l'Empereur ».
L'unique défaut de ce projet, sa prématurité, en était peut-
être la plus belle qualité; car c'est une qualité, pressentant
l'avenir, que de discerner les nécessités de tout un monde, et
de chercher à les satisfaire; de toute façon, la proposition
du czar de 1898 n'était à peu de chose près que la répétition
du projet de Napoléon en 1863.
La circulaire d'invitation à la première Conférence de la
Paix, portant la date du 6 avril 1899, déterminait nettement
son objet: la Conférence serait chargée de rechercher les
moyens les plus efficaces pour assurer aux peuples une paix
durable et mettre un terme au développement progressif des
armements militaires. Il y était de plus expressément déclaré
qu'on-exclurait des délibérations tout ce qui pourrait tou-
cher « aux rapports politiques des Etats ou à l'ordre de cho-
ses établi par les traités ».
Au point de vue de la question de la délimitation des ar-
mements, qui plus spécialement poussa le czar à formuler
sa proposition, la Conférence n'a pas réussi et ne pouvait
réussir; les expériences postérieures ne l'ont malheureuse-
ment que trop prouvé; elle ne put même réussir à faire
accepter le principe de l'arbitrage obligatoire, ne fût-ce que
pour des questions tout à fait secondaires. On n'a même
jamais considéré commed'importance définitive ses décisions
sur les autres questions posées devant elle,'malgré les trois

1. Cpr. Debidour, Hist. dipi, dé l'Europe, f. II, p. 262.


ÉVOLUTION HISTORIQUE 263

conventions, les trois déclarations et les sept vœux auxquels


«lie avait abouti. Il ne pouvait du reste en être autrement.
La Conférence, œuvre essentiellement diplomatique, se pré-
sentait par là avec les moindres chances de succès; en effet,
dans toute réunion composée de diplomates, les délégués
des pays représentés ne voient d'ordinaire que les.intérêts
de leur propre pays, à l'exclusion de tous autres; l'intérêt
local des souverainetés représentées reste ainsi vainqueur de
l'intérêt collectif; le patriotisme local reste triomphant sans
lutte, même quand le patriotisme international, qui est
l'amour de l'humanité, en exige le sacrifice1.
Au surplus, l'expérience des années qui suivirent démon-
tre que mille autres raisons étaient de nature à empêcher la
réussite de l'œuvre entreprise.
La Ire Conférence de la Paix doit cependant être «envisagée
sous un tout autre aspect que celui de la solution définitive
des questions qui furent posées devant elle. C'est sous l'as-
pect du nombre des Etats qui y ont participé, et de l'objet
des problèmes qui y ont été étudiés. Ainsi considérée, elle
constitue la première réunion internationale se référant à des
questions d'ordre interétatique général qui ait été composée
par la communauté des Etats civilisés. Or, c'est surtout de-
puis cette époque que cette communauté tout entière est
appelée, de plus en plus fréquemment, à discuter le droit qui
doit régir les intérêts des Etats qui la composent, en des
assemblées qui tendent à devenir une sorte de diète.
La IIa Conférence de la Paix, réunie également à La Haye,
le 15 juin 1907, en vue de donner un développement nouveau
aux principes humanitaires qui ont servi de base à l'œuvre
de la première, n'a eu à ce point de vue, à en juger par la
pratique internationale qui l'a suivie, qu'un succès plutôt
limité. En effet, parmi ses quatorze conventions, — la der-
nière, sous le titre de déclaration, y comprise, — les douze
dernières, concernant la guerre, furent l'une après l'autre
presque complètement oubliées pendant les dernières hosti-
lités.
La seconde, concernant la limitation de l'emploi de la
1. V. de.Lapradelle, la Conférence de la Paix, Rev. gin. de dr. int. pubi.,
1899, p. 6S7-688.
2Ö4 5. SÊFÊRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

force pour le recouvrement des dettes contractuelles, n'a pas


eu a être appliquée jusqu'à notre époque.
Quant à la première, portant le titre de « convention pour
le règlement pacifique des conflits internationaux », elle
n'a jamais été considérée que comme l'incomplète charpente
conventionnelle d'un édifice, pourtant nécessaire à la vie de
là communauté des Etats.
Ainsi, plus spécialement le contenu du chapitre IV de cette
convention, intitulé « de l'arbitrage international », était
loin de correspondre aux désirs et vœux du monde paci-
fiste, qui exigeait la création d'une juridiction internatio-
nale, à la rigueur facultative, mais en tout cas permanente,
toujours prête à rendre la justice entre les Etats.
Malgré ces mécomptes et ces désillusions, la II8 Conférence
de la Paix de La Haye, envisagée également au point de
vue du nombre des Etats participant à l'examen des ques-
tions intéressant la communauté interétatique, marque un
nouveau progrès. En effet, 98 Etats y furent conviés, et ce
n'est plus 26, mais 44 Etats qui participent à ses travaux.
C'est donc avec raison qu'on a pu dire qu' « aux décisions
des anciens congrès politiques, oeuvres autoritaires de quel-
ques Puissances dirigeantes, succèdent des lois, à l'élabora-
tion desquelles toutes les nations, grandes ou petites, fai-
bles ou fortes, participent en des conférences, où toutes vien-
nent avec l'égalité d'un vote unique. Les anciens congrès
ne se formaient que pour se dissoudre; les nouveaux ne dis-
paraissaient que pour renaître. Entre les Etats, un lien com-
mun et durable se noue. Ce n'est pas seulement le droit des
nations, incertain et borné, qui se précise et s'étend; c'est
un esprit nouveau... qui se forme. » l. C'était exact; c'était
beaucoup peut-être; mais c'était tout. Et c'était exagérer
singulièrement les buts, de La Haye, et surtout les résultats
y obtenus, que d'ajouter qu'à la suite de nos conférences,
c'est déjà « la Société des Etats qui s'organise sous la loi
de plus en plus consciente de la solidarité des 'hommes et
des peuples » 2 .

1. De Lapradelle et Politis, La deuxième Conférence de la Paix, Rev. gén. de


dr. int. pubi, 1909, p. 387-388.
2. De Lapradelle et Politis, ibid., p. 378.
EVOLUTION HISTORIQUE 265

En effet, non seulement on ne rencontre à nos conféren-


ces nul effort envisageant la possibilité d'une organisation
interétatique, mais même — nous l'avions déjà constaté —
l'effort de la création d'une justice internationale élémentaire
ne peut aboutir.
Et puis; qu'était-ce vraiment que cet essai d'organisation
des Etats, consciente de la solidarité des hommes et des
peuples, qui n'arriva qu'à esquisser 12 conventions concer-
nant la guerre ?
*
**

Cette organisation des Etats, librement acceptée par la


presque universalité des Etats civilisés, reconnaissant et
déterminant l'étendue de leurs droits et de leurs devoirs, ne
devait pourtant pas tarder à voir le jour. Malheureusement,
l'accouchement fut laborieux et l'enfantement ensanglanté.
La Charte constitutionnelle tout entière de la Société des
Nations naquit de la plus épouvantable des guerres. Cette
société est aussi la première en date dans l'histoire mondiale
comprenant, sauf une ou deux regrettables exceptions, la
presque totalité des Etats de l'Univers.
Qu'il y ait Société des Nations, toutes les fois qu'on.ren-
contre à travers l'histoire des nations acceptant volontai-
rement de part et d'autre de vivre sous certaines lois com-
munes;' de même qu'il y a société d'hommes toutes les fois
qu'on rencontre des hommes acceptant de part et d'autre,
expressément ou tacitement, de se soumettre à certaines lois
identiques, personne ne l'a jamais contesté. Et pourtant, tout
au début de leur existence, toutes ces.sociétés manquent de
coordination. Nous nous trouvons ainsi en présence d'un état
de fait, basé sur des intérêts communs, qui ne devient société,
dans le sens juridique de ce mot, qu'à la suite d'une orga-
nisation. Aussi, plus cette organisation devient complète,
plus la vie de la société qu'elle concerne devient complexe
et robuste. Sans organisation, nulle société à vrai dire ne
saurait se comprendre.
Vouloir arriver à organiser la communauté de l'universa-
lité des Etats, c'est-à-dire se proposer de faire accepter uni-
266 S. SÊFERIADES. — DROIT DE LA PAIX

versellement, par toutes les masses humaines, des règles


de droit régissant les intérêts de cette communauté, cela
fut assurément la tâche la plus difficile et la plus précieuse
de l'humanité. Précieuse, parce que sans une organisation
interétatique, nulle parcelle de bien-être ne saurait exister.
Difficile, parce qu'à son existence toutes les sciences de-
vraient coopérer. Aussi, l'organisme de la Société des Nations
tel qu'il existe de nos jours, quelque incomplet qu'il puisse
être, doit-il être considéré comme le résultat de toute une
série d'événements, à la fois historiques et scientifiques.
Plus spécialement' on n'aurait jamais pu, peut-être, arri-
ver à notre organisme actuel :
à) Sans le système de l'équilibre, inauguré surtout par les
Traités de Westphalie, mais qui avait besoin d'être régle-
menté;
b) Sans la manifestation du mouvement des nationalités
qui créa des Etats libres, distincts et autonomes, formés
et organisés d'après les affinités de race et qui ne sauraient
à l'avenir renoncer à leur liberté;
c) Sans la conscience de la solidarité des intérêts de la
communauté de ces Etats, qui fit comprendre, d'une part,
aux petits, que leur collaboration est nécessaire à leur liberté,
et de l'autre, aux grands, que sans la collaboration des pe-
tits, leur propre suprématie ne saurait être à l'abri de toute
épreuve; conscience de solidarité qui, d'un côté, déjà à La
Haye, rend presque universelle la participation à l'élabo-
ration du jus gentium du monde, et qui de l'autre, apparais-
sant lors de la Grande Guerre, détermine l'abandon de plus
d'une neutralité;
d) Enfin, sans l'incommensurable progrès des moyens de
communication qui, rapprochant les distances et rendant
voisins les pays les plus éloignés, arriva à donner à la
sociabilité de l'homme une extension qu'on était loin d'ima-
giner, il y a seulement quelques années à peiné.
r * •
**

La nécessité de l'existence d'une Société des Nations orga-


nisée, plus ou moins étendue, n'est certainement pas une
EVOLUTION HISTORIQUE ..- 267

trouvaille de notre époque. Nous avons déjà cité la grande


Union, imaginée par Confucius, ainsi que les amphictyo-
nies grecques.
Mais en pensant aux précédents historiques de notre insti-
tution, on ne saurait oublier': Suarez, qui enseigne nette-
ment que l'Union de toutes les communautés dans un ensem-
ble, qui est le genre humain, s'impose, « soit pour leur mieux-
être... soit à cause d'une nécessité morale » *. Le projet de
Sully, attribué à Henri IV. Bien plus spécialement encore :
le projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre (1658-
1743); le projet de paix perpétuelle de Kant, d'après lequel
« il faut que le droit public soit fondé sur une fédération
d'Etats libres »; les œuvres de l'abbé de Mably, et surtout ses
« Dialogues de Phocion », et peut-être plus encore la propo-
sition de Volney à l'Assemblée constituante le 18 mai 1790 2 .
Certes, ce n'étaient là encore que des projets souvent taxés
d'utopies; mais les utopies sont le plus souvent la prépara-
tion aux réalités de l'avenir.
Par ailleurs, bien qu'on soit obligé d'affirmer que : la
Sainte-Alliance avec son organisation basée sur la force-et
excluant en fait sinon en droit la plupart des États de l'Eu-
rope; le concert des Grandes Puissances sans nulle organisa-
tion; voire même les conférences de La Haye, furent loin
de constituer une Société des Nations organisée, il est cer-
tain que toutes ces expériences, avec les déceptions qui les
suivirent, ainsi du reste que les projets individuels qui les
ont précédées, ont abouti à servir d'utiles leçons à ceux qui
ont conçu et établi l'organisme qui suivit la dernière guerre,
et dont l'étude doit forcément retenir notre attention.
Travaux préparatoires immédiats du Pacte de la Société
des Nations. — Léon Bourgeois, dans un discours prononcé
le 5 juin 1908 à Paris, à l'Ecole des Sciences politiques, avait
cru pouvoir affirmer qu'à la suite des travaux de la n° Con-
férence de la Paix, déjà « La Société des Nations était créée »
et qu' « elle était bien vivante ».

1. Tractatus de legibus et Deo legislatore, chap. XIX.


2. Cpr. Aulard, L'origine et l'œuvre de la Société des Nations, publié au
Danemark, 1923, p. 210.
268 S. SEFERIADËS. — DROIT DE LA PAIX

Par malheur, avons-nous déjà dit à propos d'affirmations


analogues, il n'y avait là que de pieux desiderata.
Les paroles de l'éminent pacifiste auraient pu cependant
devenir réalité dans un proche avenir :
a) Si la IIIe Conférence de la Paix, prévue pour 191S, avait
pu tenir ses assises, >et arriver à nous donner, à côté de la
Cour permanente d'Arbitrage déjà établie, la Cour de Justice
arbitrale, prévue par le premier des vœux de la H6 Confé-
rence de la Paix;
b) Si les' Conférences de la Paix, se réitérant à dès inter-
valles moins éloignés, étaient arrivées à élaborer leurs pro-
pres statuts, sur des bases à peu près analogues à celles accep-
tées de nos jours pour les Assemblées de la Société des Na-
tions.
Quoi qu'il en soit, la constitution organique de la Société
des Nations, imposée par les faits et désirée par tous les paci-
fistes, devait apparaître comme une absolue nécessité, sur-
tout depuis le déchaînement de la dernière guerre. Publicis-
tes, politiciens, hommes de science, réclamaient de plus en
plus instamment cette organisation. Contentons-nous de ci-
ter : le sénateur Lafontaine en 1916, avec sa Magnissima
Charta; M. Otlet avec sa. « Société des Nations »; le profes-
seur Nippold, qui, avec ses quatorze propositions, suggérait
« aux Etats,.., décidés à rétablir par tous les moyens l'état
de paix », la formation d'une Ligué, pour « en cas de besoin
assurer par la contrainte le respect du droit international ».
Les traits généraux dé l'organisation comme les attributions
de cette ligue étaient, dans ces propositions, étudiés avec
précision 1 ; enfin M. Erbeger, avec son projet sur la Société
des Nations paru en 1918.
Bien mieux, des associations et des ligues, aussi bien dans
les pays neutres que chez les belligérants, se formaient pour
le même but; en Amérique, plus particulièrement, la « Lea-
gue to enforce peace », dans une résolution comprenant qua-
tre principes, réclamait un tel organisme. Cet organisme une
fois formé, tout conflit entre Etats serait résolu soit par la voie
judiciaire (conflits juridiques), soit par la voie de la conci-
1. Recueil des cours de l'Acad. de La Haye, t. II, p. 88, note 1.
EVOLUTION HISTORIQUE 269

liation (conflits politiques); des moyens de coercition écono-


miques ou militaires obligeraient les Etats à accepter la
solution pacifique de leurs différends. Des conférences éta-
bliraient et feraient progresser le droit international.
Enfin et surtout, l'organisation d'une société interétatique
fut réclamée par le quatorzième des Points du 8 janvier 1918
du Président Wilson, ainsi.conçu : «Une Société générale
des Nations devrait être formée en vertu de conventions for-
melles ayant pour.objet.de fournir des garanties réciproques
d'indépendance politique et territoriale aux petits comme
aux grands Etats. »
La guerre terminée, la Conférence de la Paix, après l'étude
de différents systèmes d'organisation internationale, vota à
l'unanimité, le 28 avril 1919, la constitution dé là,Société'
des Nations. .C'est la première Charte constitutionnelle ré-
glant les droits et les devoirs des Etats.
. Considérations générales sur le Pacte. — La Société des
Nations,' telle 'qu'elle est organisée et .qu'elle fonctionne de
nos jours, se trouve dans les vingt-six premiers articles des,
traités de Paix, qui. mirent fin à la dernière guerre. Ces
textes forment la première" partie de ces traités et portent le
titre de « Pacte de la Société des Nations »r, « Covenant of
the League of Nations ». Le Pacte est entré en vigueur le
10. janvier 1920, en même temps que le Traité de Ver-
sailles.
Et pourtant, à.notre avis du moins, la place du Pacte'
n'était point là. ;
Instrument de paix par excellence, il aurait dû être dressé
sur des feuillets absolument blancs. .
Toute attache avec un traité se rapportant à une guerre,
quelque juste qu'il.fût, était de nature à laisser s'infiltrer
une partie, des rancunes que d'autres chapitres de ce même
traité pourraient peut-être suggérer. ' ;
Aussi, en fait, le Pacte lui-même fut-il envisagé presque
avec méfiance.
Il fut considéré non point comme un instrument de jus-
tice et d'organisation interétatique, mais comme un prolon-
gement de l'alliance victorieuse; organisme diplomatique ins-
2 70 S. SÊFËRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

titué pour garantir les effets de la victoire non pas dans une
paix juste, mais dans une paix basée sur la suprématie des
alliés; sorte de Sainte-Alliance prolongeant les coalitions.
Réflexions qui, au surplus, n'étaient point sans fondement.
En effet, dans l'annexe du Pacte n'étaient portés comme mem-
bres de la Société des Nations, parmi les signataires des trai-
tés de paix, que les seuls Etats vainqueurs; on avouait ainsi,
presque crûment, que la Société des Nations, telle qu'elle
venait d'être créée, ne devait être, somme toute, à son début,
que l'héritière de la Conférence de la Paix, composée unique-
ment des vainqueurs. Bien entendu, cette seconde conférence
— la Société des Nations —, succédant à la première, devait
être permanente, puis « élargie, avec de nouvelles possibili-
tés d'évolution, de même que la Conférence de la Paix n'était
elle-même qu'un élargissement de l'Entente » l .
Cette première observation générale formulée, il n'en est
pas moins évident que les Etats membres de la Société des
Nations qui n'étaient pas en même temps signataires des
derniers traités de paix ne devaient nullement être consi-
dérés comme liés par lé contenu de ces actes 2.
Une seconde critique d'ordre général, mais plutôt termi-
nologique, fut également adressée à notre texte. Il parle,
a-t-on pu dire, en effet, d'une Société des Nations, tandis
qu'évidemment c'est d'une Société d'Etats qu'on veut nous
entretenir. Critique bien légère, si c'en est une; en effet, et
tout d'abord, le mot nation est bien souvent pris dans le sens
du mot Etat. Et puis, il ne serait peut-être pas inutile d'ob-
server que, d'un côté, les Etats de nos jours ont en principe
la nationalité pour base fondamentale de leur existence, et
que de l'autre la protection des nationalités se trouvant à
l'intérieur des frontières des différents Etats, fut un des sou-
cis les plus essentiels des derniers traités de Paix, de sorte
qu'on ne pouvait considérer cet élément comme en dehors
de la société qui venait de se former 3 .

1. V. G. Scelle, Le Pacte de la Société des Nations, p. 250, I.


2. V. Schücking-Wehberg, Die Satzung des Völkerbunds, 2« éd., 1924,
p. 29-30.
3. V. plus spécialement les propositions 2,- 3 et 4 du Président Wilson du
12 février 1918.
EVOLUTION HISTORIQUE 271.

Au surplus, en ce qui nous concerne, nous préférons le


titre de Société des Nations pour une raison qui nous paraît
tout à fait primordiale. C'est que ce titre, plus que tout autre,
semble de nature à tracer l'évolution de notre institution; et
cette évolution ne saurait se rencontrer, d'après nous, et de
plus en plus, que dans le remplacement de la souveraineté
étatique des siècles périmés, par la volonté nationale libérée
de la totalité des pays qui divisent l'univers. Résultat qui,
pour être obtenu, présuppose dès à présent la participation
de plus en plus directe aux travaux de la Société, des na-
tions, c'est-à-dire des peuples composant les Etats.
Analyse du Pacte. Son but, et moyens propres à l'attein-
dre. — Dans son préambule, le Pacte de la Société des Na-
tions contient des considérations générales sur son but, qui,
du reste, aurait pu être précisé en une seule phrase : Substi-
tuer le droit, c'est-à-dire l'ordre, à l'anarchie des relations
interétatiques, cause principale des conflits armés entre les
Etats.
En même temps que le but de la Société des Nations, le
Pacte, dans son préambule, nous fait connaître les moyens
nécessaires préconisés pour atteindre ce but. Ces moyens se-
raient : '
a) L'obligation des Etats « d'accepter certaines obligations,
de ne pas recourir à la guerre;
6) D'entretenir au grand jour des relations internationales
fondées sur la justice et l'honneur;
c) D'observer rigoureusement les prescriptions du droit
international, reconnues désormais comme règle de conduite
effective des gouvernements;
d) De faire régner la justice et de respecter scrupuleuse-
ment toutes les obligations des traités dans les rapports mu-
tuels des peuples organisés. »
Enumeration, à notre avis, incomplète ou inutile. Inutile,
parce que ces mêmes moyens, sont répétés dans les autres
textes du Pacte; incomplète parce que, plus spécialement, on
a oublié d'y mentionner le rôle à la fois social, civilisateur
et économique que le Pacte met à la charge de la Société qu'il
272 S. SEFÊRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

crée, et qui est considéré comme nécessaire au fondement


même de la Paix universelle 1 .
. Nature de la Société des Nations. — La Société des Na-
tions, telle qu'elle a été constituée en 1919, n'est ni un Etat,
ni à plus forte raison un super-Etat; c'est tout simplement
une association d'Etats, destinée à comprendre tous les pays
de FUnivers. Cette association présente évidemment des ca-
ractères communs, soit avec l'Etat fédéral, soit avec les con-
fédérations d'Etats; mais elle en diffère à plusieurs points de
vue, tous découlant du fait que les liens juridiques unissant
les membres de notre Société sont bien plus relâchés. La
question ne présente du reste qu'un intérêt plutôt théorique;
en effet, les droits et les obligations, soit de la Société des
Nations elle-même, soit des Etats membres de la Société, ne
découlent en fait que du Pacte.
La Société des Nations a assurément une personnalité juri-
dique, mais elle est sans nationalité déterminée. Aussi, au
point de vue du droit privé, doit-elle être considérée comme
régie par le droit du pays où elle est établie, c'est-à-dire le
droit Suisse.
Mais il y a mieux.
La Société des Nations doit être considérée comme une
personne de droit international public; et c'est comme telle
qu'elle jouit, en vertu du Pacte, des prérogatives attachées
aux Etats. En conséquence, les bâtiments ou terrains occupés
par ses services ou ses réunions sont inviolables; ses agents
jouissent, dans l'exercice de leurs fonctions, des privilèges et
immunités diplomatiques. Et il en est également ainsi des
représentants auprès d'elle des Etats membres de la Société
des Nations 2 , ainsi que des délégués de n'importe quel autre
pays non membre de la Société 3 .
Non pas Etat, mais personne de droit international public,
la Société des Nations," constituée en vertu d'un pacte, ne
peut avoir que les droits que ce pacte lui reconnaît, et qui

1. Comp, préaml). de la XIIIo partie des traités de la Paix, et art. 23 du


Pacte.
2. V. art. 7 du Pacte.
3. Cpr. J. Secretan, Les immunités diplomatiques des représentants des
Etats... et des agents de la Société des Nations, p. 34, Lausanne, 1928.
ÉVOLUTION HISTORIQUE 273

ne peut être interprété que limitativement. Aussi, nous sem-


ble-t-il, la Société des Nations, instrument de paix, ne sau-
rait avoir le droit de guerre i.
Membres de la Société des Nations. — Le mot nation, dans
notre cas spécial, signifiant « Etat », par définition, la So-
ciété des Nations ne saurait comprendre que des Etats; ainsi
tous les Etats même mi-souverains, pourvu qu'ils se gouver-
nent librement, ne pourraient en règle générale, selon le
texte, être exclus. Au surplus, cette solution semble s'im-
poser en vertu de l'alinéa 2 de l'article 2 du Pacte, qui for-
mule nettement ce principe pour tout Dominion ou Colonie.
La Société des Nations, étant formée de membres qui se
gouvernent librement, la voix de chacun d'eux, dans le sein
de ses différents organismes, doit être complètement indé-
pendante.
La Société des Nations ne comprend pas l'universalité des
Etats. Les membres qui la composent aujourd'hui n'en fai-
saient pas tous partie à l'origine; d'après l'article Ier du
Pacte, furent membres originaires de la Société des Nations
les Etats dont le nom figurait à l'annexe; tous ces Etats
avaient participé à la dernière guerre, comme Puissances
alliées et associées. En même temps, furent appelés à en de-
venir membres certains Etats, également nommés dans l'an-
nexe du.Pacte, et qui y auraient adhéré sans aucune réserve,
dans les deux mois de son entrée en vigueur. C'était un cas
d'accession ouverte. Enfin, devient également membre de la
Société des Nations « tout autre Etat, Dominion ou Colonie
qui se gouverne librement... si son admission est prononcée
par les deux tiers de l'assemblée, pourvu qu'il donne des
garanties effectives de son intention sincère d'observer ses
engagements internationaux et qu'il accepte le règlement
établi par la Société en ce qui concerne ses forces et ses
armements militaires et navals » 2 . Conditions qui, tou-
tes, sont présumées comme ayant été acceptées par les mem-
bres originaires de la Société, à la suite de l'apposition de
leur signature au bas des traités renfermant oe Pacte.

1. V. contra, Strupp, Eléments du dr. pub. inter., p. 290.


2. Art. I, al. 2, du Pacte.
IV. — 1930.
274 S. SÉFERIADÊS. — DROIT DE LA PAIX

L'article 20 du Pacte doit être considéré coinme une consé-


quence de ce texte; d'après lui « les membres de la Société
reconnaissent, chacun en ce qui le concerne, que le... Pacte
abroge toute obligation ou entente inter se, incompatible
avec ses termes et s'engagent solennellement a ne pas. en
contracter à l'avenir de semblables. Si, avant son entrée dans
la Société, un membre a assumé des obligations incompati-
bles avec les ^termes du Pacte, il doit prendre des mesures
immédiates.pour se dégager de ces obligations. » A la suite
de ces textes, on est obligé de conclure que ne sauraient deve-
nir membres de la Société des Nations les Etats qui,, ayant
signé des traités de minorités, en auraient -paralysé le con-
tenu par d'autres conventions internationales. En effet, en
général, d'après les traités de minorités, les stipulations y
contenues « constituent des obligations d'intérêt. interna-
tional » et sont « placées sous la garantie de la Société des
Nations » l.
Ainsi leur admission ne serait possible qu'après leur libé-
ration de ces obligations contractuelles, qui forcément doi-
vent être considérées comme contraires à l'ordre public in-
ternational, tel qu'il fut institué par le Pacté. C'est juste-
ment sur cette base que l'Assemblée, dans sa séance du
ÍS décembre 1920, avait adopté le vœu de recommander aux
Etats Baltiques, Caucasiens, ainsi qu'à l'Albanie, dans le cas
où ils seraient admis dans la Société des Nations, de « pren-
dre les mesures propres à assurer l'application des principes
généraux inscrits dans les traités des minorités », et de leur
demander « de bien vouloir se mettre d'accord avec le Conseil
sur les détails d'application » 2 .
La Société des Nations ne se compose pas — avons-nous,
déjà constaté — de tous les Etats de l'Univers. Un certain
nombre d'entre eux, malgré leur désir d'accéder au Pacte,
peuvent ne pas être admis par l'Assemblée, soit qu'elle pense
qu'ils ne réunissent pas les conditions posées par l'article lor,
1. Cpr. également art. 23 du Pacte.
2. V. Actes de la I r e Ass., séances plénières, p. H84-S85, et Actes de la
e
II Ass. pi., p. 335, 337, 340. V. également ibid. la pratique suivie pour les
admissions. Cpr. également Séfériadès, Echange des Populations, 7?ec. des
Cours de l'Académie de dr. int. de La Haye, t. XXIV.
EVOLUTION HISTORIQUE 27s

soit même qu'elle les considère, pour quelque raison que ce


soit, purement et simplement comme indésirables. Il se
trouve même des Etats qui, ne voulant pas accepter les con-
ditions que le Pacte impose, préfèrent rester en dehors de
notre organisme. Devant cet état de fait, que le Pacte lui-
même ne pouvait manquer de prévoir, s'est posée nettement,
dès les premiers pas de notre institution, la question de
savoir si on ne devrait pas préférer, au système instauré
par le Pacte, le système de l'universalité.
Evidemment, la Société des Nations, à ses débuts, telle
qu'elle fut constituée, sans la participation de l'Allemagne
et de l'Autriche, était absolument incomplète; on serait
même tenté de la considérer plutôt comme une ligue,
dominée surtout par la peur d'une revanche de la part des
pays défavorisés par le sort de la guerre. Aussi, à cette
époque, un grand nombre de partisans de l'universalité, et
nous étions de oeux-là, étaient à vrai dire de l'avis qu'une
Société des Nations sans les pays allemands était un état
juridique inconcevable. Au surplus, même de nos jours, toute
admission nouvelle dans le sein de notre institution est de
nature à fortifier sa structuré; on ne saurait penser autre-
ment.
Cependant, -— à moins qu'on n'arrive à pouvoir imposer à
chacun des Etats, membre de la Société, la volonté com-
mune de ses membres par des voies de coercition suffisantes^
pour tous écarts de leur part à l'ordre public international
tel qu'il est conçu par le Pacte, — la non-admission d'un
Etat dans son sein, ainsi que son exclusion, devrait pouvoir
s'imposer. Autrement, on devrait accepter l'avis que le Pacte
pût être amendé même uniquement selon les vues d'un Etat
non membre, pour permettre à ce 'dernier d'accepter de
collaborer et de se soumettre à la Société déjà organisée.
Mais à côté de ces raisons, qui semblent être les seules à
déterminer l'impossibilité pratique d'arriver de sitôt à
l'universalité de la Société, d'autres raisons, bien plus pro-
fondes peut-être, conduisant" à la même impossibilité furent
invoquées.
Avant d'arriver à la Société universelle, a-t-on pu dire,
276 S. SEFÉRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

il aurait fallu commencer par établir des associations d'Etats


ayant non seulement des intérêts plus intimement liés, con-
duisant à une solidarité bien plus étroite, mais surtout ayant
conscience de cette solidarité, soit en raison de leurs affinités
de civilisation, soit en raison des dangers communs, soit en
raison de leurs besoins politico-économiques. Ces associa-
tions d'Etat, une fois créées, serviraient d'étapes nécessaires
pour que l'humanité pût arriver à travers elles à passer à
l'universalité.
Ainsi, comme de la famille nous sommes arrivés à la gens,
de la gens au clan, du clan à la commune, puis à la pro-
vince, puis à l'Etat, pour que nous puissions arriver de
l'Etat à l'universalité complète, il nous faudrait une étape
intermédiaire qu'on ne saurait escamoter; cette étape serait
tout simplement l'étape des unions föderatives qui, forcé-
ment, finiraient un jour par nous conduire enfin à la société
absolument universelle. De toute façon, la construction d'une
telle société serait pour l'instant prématurée.
Par ailleurs, et en fait, continue-t-on, la pratique inter-
nationale contemporaine n'a prouvé que trop suffisamment
que les pays éloignés des intérêts immédiats d'autres agglo-
mérations ne peuvent comprendre que fort médiocrement
oes intérêts. Même en l'état actuel des relations internatio-
nales, les malheurs lointains n'arrivent pas à nous émouvoir
facilement; or, à plus forte raison, en est-il ainsi de la pers-
pective de ces malheurs. ' .•
Les Etats-Unis d'Amérique n'ont abandonné leur neu-
tralité lors de la dernière guerre que parce qu'ils furent
presque directement attaqués. Le danger passé, ils n'ont
même pas accepté de faire partie de la Société des Nations,
refusant de ratifier le Pacte, comme si la solidarité d'inté-
rêts qui les reliait à l'Europe était subitement rompue. Ces
mêmes Etats-Unis, malgré des imprécations pressantes et
par trop justifiées, ont refusé d'accepter la tutelle, en qualité
de maniataire et au nom de la Société dès Nations, d'un
peuple trop éloigné d'eux, et qui à la suite de ce refus
n'existe presque pas de nos jours.
L'opposition vigoureuse des Dominions anglais à la signa-
ÉVOLUTION HISTORIQUE 277

ture du Protocole de 1924 est encore caractéristique; et c'est


assurément à une cause analogue qu'on doit attribuer l'at-
titude du Brésil, au lendemain de la signature des accords
de Locamo, qui fit ainsi reculer de quelques longs mois l'ad-
mission de l'Allemagne comme membre de la Société des
Nations.
A la suite de l'enseignement tiré aussi bien de l'histoire
lointaine que de ces récents événements, nul ne saurait
contester que des ententes régionales, honnêtement et libre-
ment consenties, puissent être d'une grande utilité pour la
paix. Au surplus, le Pacte lui-même formule nettement dans
son article 21 que les ententes régionales qui assurent le
maintien de la paix ne sont pas considérées comme incom-
patibles avec ses dispositions. C'est sur cette base que se
forma la Petite Entente, avec la Tchécoslovaquie, la Yougo-
slavie et la Roumanie, et en liaison étroite avec la Pologne;
plus tard, ce fût sur une base analogue que se formèrent les
accords de Locamo, et que l'Assemblée de la Société des
Nations de 1926 invita le Conseil à offrir ses bons offices à
tous autres Etats pour conclure des conventions de même
nature.
Cependant, de la multiplicité de. tels groupements, un
autre danger pourrait surgir. Leur union pourrait en effet
dégénérer en alliances, présentant ainsi, au sein même de la
Société des Nations, des dangers de conflit formidables. Ce
ne serait donc pas la multiplicité de ces ententes, mais leur
extension, qu'il faudrait souhaiter.
Un tel raisonnement, pris entre bien d'autres, devait con-
duire à la conception initiale de la création de la Paneurope,
c'est-à-dire d'une union de tous les Etats européens en une
Fédération politico-économique, basée sur l'égalité récipro-
que. Avec son organisation spéciale la Paneurope constitue-
rait tout simplement une des plus grandes ententes régio-
nales assurant le maintien de la paix, et vivant dans le sein
même de la Société dès Nations. Elle ne serait, en consé-
quence, nullement incompatible avec les dispositions du
Pacte; au surplus, et à côté d'elle, on aurait les Fédérations
des Etats-Unis d'Amérique et des Etats latino-américains;
278 S. SEFER1ADËS. — DROIT DE LA PAIX

les Etats composant l'Empire britannique, les Etats d'Ex-


trême-Orient, le Groupement russe, ou tous autres groupe-
ments analogues. Et ce ne serait que l'ensemble de ces
groupements qui constituerait un organisme universel : la
Société des Nations, appelée à se prononcer non point sur
chaque cas intéressant tout à fait spécialement les Grandes
Ententes, mais sur les cas intéressant l'universalité des Etats.
Sans entrer dans la discussion d'un système dont l'étude,
même sommaire, serait en dehors du cadre de ces cours,
nous croyons devoir affirmer qu'il y a là un recul par rap-
port au progrès que le Pacte a voulu consacrer, recul qui
fait supposer la faillite du.système général de notre charte;
car ce serait un vrai recul, à notre avis, que de consacrer
une nouvelle division de l'univers, division qui, surtout telle
qu'elle fut conçue au début, reléguerait la Grande-Bretagne,
quelle que soit la politique anglaise sur ce point, hors de
l'Europe, pour la soi-disant raison que cet empire aurait des at-
taches avec les Dominions situés aux quatre coins du monde;
en effet, de telles attaches, ainsi que toutes autres analogues,
ont eu pour résultat non point d'enlever le caractère euro-
péen à un pays formant un des principaux noyaux de notre
civilisation, mais au contraire d'européaniser les Colonies
ou Dominions lointains, enlevant ainsi au mot « Européen »
le sens d'une expression purement géographique.
Ce recul, il est vrai, se trouvait pourtant en germe dans le
Pacte lui-même; en effet, en formulant expressément que la
doctrine de Monroe n'était pas incompatible avec ses disposi-
tions, on ne pouvait que provoquer l'éclosion de doctrines
quasi séparatistes analogues. Aussi, en ce qui nous con-
cerne du moins, tout en considérant que la formation d'en-
tentes régionales au sein même de la Société des Nations est
d'une incontestable utilité, dans le but principal d'éviter
des frictions et des discordes entre des Etats ayant des inté-
rêts communs plus intimement liés, nous croyons dange-
reux d'aller au delà. Ainsi, d'après nous, il faudrait autant
que possible éviter le fractionnement des intérêts de l'uni-
vers par suite du fractionnement de la solidarité qui doit
exister entre les Etats. Qu'il soit utile et surtout pratique que
ÉVOLUTION HISTORIQUE 279

les besoins spéciaux de tel groupement territorial soient


tout d'abord examinés, contrôlés et si possible résolus plus
spécialement par les Etats appartenant à ce groupement,
nul ne saurait le contester; mais nous ne saurions par contre
accepter que ce soient justement les Etats formant tel grou-
ment qui peuvent s'ériger en juges parfaits de leurs propres
intérêts, lorsqu'ils ne peuvent s'entendre pour leur règle-
ment amiable.
En effet, le meilleur juge est encore en toute circonstance
le juge le plus à l'abri du conflit; et si un grand nombre de
décisions de la Société des Nations furent jusqu'à ce jour
plutôt des compromis que des sentences de justice, c'est
justement parce que les Etats lointains s'en désintéres-
saient.
'Ainsi, et pour'en terminer avec la question de l'universa-
lité'de la Société des Natipns, nous croyons pouvoir formuler
l'avis que le' monde, avec le raccourcissement des distances
•— réduites presque au centuple — et l'enchevêtrement des
intérêts'économiques,, scientifiques et moraux qui s'en est
suivi, s'est resserré de telle façon qu'on ne saurait com-
prendre de nos jours le sectionnement de son organisme
juridique, pour attendre la formation d'étapes intermé-
diaires, qu'on appellerait fédérations naturelles ou écono-
miques, qui; seules, nous'conduiraient un jour vers l'uni-,
versalita. " .
Une Société des Nations idéale doit comprendre tous les
Etats, gouvernés selon les règles d'un ordre public inter-
national généralement accepté; en conséquence ne devraient
pouvoir en être exclus que les seuls Etats incapables de se
conformer à cet ordre public ' général ; ces derniers étant
considérés, soit comme civilement ou plutôt politiquement
morts, soit comme frappés d'une capitis deminutio, d'üñe
étendue variable, et ne participant durant la période de leur
exclusion qu'aux avantages acquis aux masses humaines
non encore policées. Au surplus et en fait, notre organisation
ainsi conçue n'innoverait presque en rien sur la situation
interétatique préexistante.
• Organes de la Société des Nations: — L'action d e l a So-
28o S. SÊFERIADËS. — DROIT DE LA PAIX

ci été des Nations instituée par le Pacte s'exerce par une


Assemblée et par un Conseil, assistés d'un Secrétariat per-
manent (art. II du Pacte).
Avant de jeter un rapide coup d'œil sur le caractère spé-
cial de chacun de ces organes, il faut constater qu'entre
Assemblée et Conseil existe une parfaite égalité des droits et
des devoirs. En effet, si quelquefois leur compétence est com-
plémentaire, jamais une décision prise par l'un ne peut
être attaquée par devant l'autre. Au surplus nous rencon-
trons dans le Pacte (art. 3, al. 3, pour l'Assemblée; et art. 4,
al. 4, pour le Conseil) une phraséologie absolument iden-
tique pour déterminer la compétence générale de ces deux
organismes. Ces textes sont ainsi conçus : « L'Assemblée —
ou le Conseil — connaît de toute question qui rentre dans
la sphère de l'activité de la Société ou qui affecte la paix
du monde. » Ainsi, les pouvoirs de l'Assemblée et du Con-
seil semblent avoir été par le Pacte lui-même volontairement
confondus, pour éviter toute idée de suprématie de l'un ou
de l'autre; c'est ce qui est du reste généralement enseigné.
Et pourtant, il ne peut en être ainsi. En effet, l'Assemblée
contenant dans son sein, parmi ses autres membres, les
membres du Conseil, forcément ses pouvoirs ne pouvaient
qu'être plus étendus que ceux du Conseil; le tout est plus
grand que la partie. Or, l'Assemblée c'est le tout.
Par ailleurs, ainsi qu'il sera bientôt constaté, non seule-
ment le Pacte lui-même, mais aussi des résolutions posté-
rieures ont reconnu à l'Assemblée certaines attributions
exclusives qui semblent nettement confirmer que l'Assem-
blée occupe le premier rang dans la hiérarchie des orga-
nismes de la Société des Nations.
I. L'Assemblée. — « L'Assemblée se compose de représen-
tants des membres de la Société. » D'ordinaire, ces repré-
sentants émanent des chancelleries. Pratique présentant
peut-être quelques avantages, mais ayant de grands défauts,
dont le capital est, d'après nous, de n'associer les peuples
au mouvement pacifiste et humanitaire que de façon absolu-
ment secondaire. Ainsi, les peuples qui, avant tout, devaient
être l'âme de la Société des Nations, laissés à l'écart, en
fait se désintéressent d'elle, parce qu'ils l'ignorent.
EVOLUTION HISTORIQUE 281

On dit quelquefois : l'œuvre d'une Assemblée émanant des


peuples pourrait courir le risque d'être désavouée par les
Gouvernements responsables. C'est possible. Mais il n'en
est pas moins vrai qu'il se pourrait aussi que l'œuvre d'une
Assemblée composée de délégués gouvernementaux fût
désavouée par les peuples, ou tout au moins par les Parle-
ments. Mac Donald invoquait presque un tel argument devant
la V" Assemblée de la Société des Nations (1934) pour justifier
la non-signature de l'Angleterre du traité d'assistance
mutuelle élaboré par la IVe Assemblée. Au surplus, en
mainte circonstance, l'œuvre des Assemblées ne fut point
acceptée par les Parlements. Quoi qu'il en soit, telle qu'elle
est, «la Société des Nations n'est pas une Société des
Nations, mais une Société des gouvernements dont la
volonté est souveraine » *. Du reste, pourquoi n'acoepterait-
on pas le système de constituer l'Assemblée, en même temps
que par des représentants directs des Gouvernements, par
des représentants des peuples. Evidemment, il y aurait là
une question à la fois internationale et interne. Le Pacte,
sans aborder cette question, se contente de formuler que
chaque membre de la Société ne peut compter plus de trois
représentants dans l'Assemblée et ne dispose que d'une voix.
Des représentants suppléants, dont le nombre n'est point
limité, peuvent également être nommés; ils siègent le cas
échéant à la place des représentants absents. D'ordinaire
sont aussi désignés des remplaçants et des délégués tech-
niques, mais ces derniers ne siègent pas à l'Assemblée.
L.'Assemblée se réunit au mois une fois chaque année à
Genève, de plein droit, le premier lundi du mois de sep-
tembre; elle peut également se réunir à tout autre moment,
si les circonstances l'exigent, au siège de la Société ou
ailleurs, aux dates fixées par elle au cours d'une session
antérieure, ou par le Conseil votant à la majorité des voix;
enfin, elle peut être convoquée en session extraordinaire sur

1. V. Hans Wehberg, -ia paix par le droit, 1922, p. 69. Egalement, ibid,
p. 68; P. Pictet : « Il n'en est pas moins vrai que l'Assemblée est plus une
représentation des Etats, voire des Gouvernements, que des nations ou des
peuples », et dans le même sens, Maxime Leroy, ibid., p. 172 et suiv.
a82 S. SEFERIADES. — DROIT DE LA PAIX

la demande d'un ou de plusieurs membres, acceptée dans


1« délai d'un, mois par la majorité des membres de la So-
ciété des Nations l.
La procédure de la convocation, l'ordre du jour et en géné-
ral les travaux de l'Assemblée sont régis par le règlement
intérieur de l'Assemblée 2 .
D'après une résolution prise par l'Assemblée en novembre
1920, elle se constitue en six commissions générales; les
commissions : I o des questions juridiques et constitution-
nelles; 2° des organisations techniques et de la coopération
intellectuelle; 3° de la réduction des armements; 4° des ques-
tions budgétaires; S" des questions sociales et générales;
6° des questions politiques, mandats et esclavage.
Les dénominations de ces commissions démontrent l'im-
mensité et la multiplicité des travaux de l'Assemblée, et en
conséquence la diversité des compétences indispensables
pour mener à bonne fin ces travaux.
Compétence de l'Assemblée. — Indépendamment des cas
où la compétence de l'Assemblée coïncide avec celle du Con-
seil, plus spécialement en ce qui concerne le rôle de ces deux
organismes pour la solution pacifique des conflits interna-
tionaux, l'Assemblée a :
a) Soit une compétence qui se cumule avec celle du Conseil;
b) Soit une compétence exclusive.
Compétence cumulative de l'Assemblée. — Cette- hypo-
thèse comprend plus spécialement les cas suivants; :
a) L'Assemblée approuve l'augmentation, acceptée par le
Conseil, du nombre des membres permanents ou non per-
manents du Conseil; elle approuve également la désignation,
faite par le Conseil, de ses nouveaux membres permanents
(art. 4 al. 2, du Pacte);
ò) Elle approuve la désignation faite par le Conseil du
Secrétaire général de la Société.
Cependant aussi bien dans l'une que dans l'autre de.ces
deux hypothèses le Pacte semble reconnaître à l'Assemblée

1. Art. 3, al. 2, art. 1, al. 1 et 2, et règi, int., art. i, al. 1, 2 et 3, et art. 2.


2. Résolution de l'Ass. du 30 novembre 1920, et amendements adoptés lors
des 2e, 3 e et 4e sessions de l'Assemblée.
EVOLUTION HISTORIQUE 283

non point un droit de collaboration, mais un droit de con-


trôle;
c) Par contre, là où la compétence de l'Assemblée et du
Conseil paraît nettement cumulative, c'est dans le cas prévu
par les articles 8 et 10 du statut de la Cour permanente de
Justice internationale; d'après le premier de ces textes,
« l'Assemblée et le Conseil procèdent indépendamment l'une
de l'autre à l'élection des juges »; d'après le second, ne
sont élus que ceux « qui ont réuni la majorité absolue des
voix, dans l'Assemblée et dans le Conseil ».
Avec cette hypothèse, il ne faut point confondre ni celle
prévue par l'article 15 al. 10 du Pacte, ni celle de la pre-
mière partie de l'art. 26; nous ne rencontrons guère en effet
dans ces textes une compétence cumulative de nos deux
organismes, statuant chacun de son côté, mais tout simple-
ment : a) dans le premier cas, une compétence unique de
l'Assemblée dont les décisions, prises à la majorité, ne
jouent que lorsqu'elles sont appuyées par la totalité des
voix des membTes du Conseil, participant aux travaux de
l'Assemblée elle-même, et b) dans le second (v. article, 26,
qui nous parle de l'entrée en vigueur des amendements au
Pacte), non point une compétence de l'Assemblée et du
Conseil, comme organes séparés de la Société des Nations,
mais une compétence des Etats qui, bien que membres de
ces organismes, prennent des décisions en dehors de ce
cadre. L'article 26 est, en effet, ainsi conçu : « Les amende-
ments au... Pacte entreront en vigueur dès leur ratification
par les membres de la Société dont les représentants compo-
sent le Conseil et par la majorité de ceux dont les représen-
tants forment l'Assemblée. »
Compétence exclusive de l'Assemblée. — Laissant de côté
les questions d'ordre intérieur de l'Assemblée, qui, évidem-
ment, en raison de leur nature même, devaient être de sa
compétence exclusive, le Pacte lui-même a réservé à l'As-
semblée seule :
a) Le droit de se prononcer à la majorité des deux tiers
sur l'admission de nouveaux membres au sein de la Société
(art. 1).
284 S. SÊFÉRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

b) Le pouvoir « d'inviter les membres de la Société à pro-


céder à un nouvel examen des traités devenus inapplicables,
ainsi que des situations internationales dont le maintien
pourrait mettre en péril la paix du monde » (art. 19).
e) Le droit de procéder librement à l'élection des membres
non permanents du Conseil (art. 4, al. 1).
d) Le droit de fixer la proportion des dépenses de la So-
ciété des Nations que chacun de ses membres doit suppor-
ter i. . .
C'est là tout simplement une conséquence logique d'une
résolution prise lors de la première session de l'Assemblée,
d'après laquelle c'est l'Assemblée qui arrête et approuve le
budget de la Société.
Le Conseil. — Si l'Assemblée est l'organe ayant la puis-
sance la plus étendue de la Société des Nations, possédant
comme tel un contrôle général sur son activité, le Conseil est
son organe'directeur.
Composition du Conseil. — Le Conseil se compose :
à) De membres permanents, c'est-à-dire de représentants
d'Etats qui, en raison de leur puissante civilisation, de leur
force et de leur grandeur, siègent en permanence;
b) De membres non permanents, c'est-à-dire de représen-
tants d'Etats de moindre importanoe et qui ne viennent
siéger que pour un certain laps de temps. Les membres per-
manents du Conseil, lors de l'entrée en vigueur du Pacte,
étaient au nombre de cinq : à savoir les cinq grandes Puis-
sances qui participèrent à la dernière guerre et que la vic-
toire favorisa, les Etats-Unis d'Amérique y compris. Toute-
fois, cet Etat, n'ayant pas ratifié le Pacte, n'a jamais
collaboré à l'œuvre ni de la Société des Nations, ni en consé-
quence de son Conseil. Ainsi les membres permanents du
Conseil, lors de ses débuts, étaient au nombre de quatre;
il y avait également quatre membres non permanents.
Les membres permanents du Conseil, choisis, avons-nous
déjà constaté, par le Conseil lui-même avec l'approbation de
l'Assemblée, sont aujourd'hui au nombre de cinq : la France,

1. Art. 6 du Pacte, amenda et entré en vigueur depuis 1924.


ÉVOLUTION HISTORIQUE 285,

la Grande-Bretagne, l'Italie, le Japon, membres originaires,


et l'Allemagne élue en 1926.
A la même époque, le Conseil, avec l'approbation de
l'Assemblée, porta à neuf le nombre des membres non per-
manents du Conseil. Elle détermina en même temps la durée
des mandats des membres non permanents, le système de
roulement, la question de leur rééligibilité.
La durée des mandats des membres non permanents du
Conseil est, en principe, triennale; cependant l'Assemblée
a le droit de réélire un Etat; mais pour que oe résultat
puisse être obtenu, l'Assemblée doit préalablement décider,
pendant cette période de trois années ou immédiatement à
la fin de cette période qu'il est rééligible.et ce à la majorité
des deux tiers des suffrages exprimés. Faute d'une telle pro-
cédure, un membre sortant ne pourra être réélu qu'après la
troisième élection, en session ordinaire, qui suivra l'expi-
ration de son mandat.
De toute façon, jamais plus de trois membres non per-
manents du Conseil ne peuvent être réélus en même temps,
même dans les conditions qui précèdent.
D'après un vœu émis en 1922, et plusieurs fois répété,
pour le choix des membres non permanents du Conseil,
l'Assemblée devrait tenir compte des divisions géographiques
dominantes, des grandes familles ethniques, des différentes,
traditions religieuses, des divers types de civilisation et
des sources principales de richesse.
A côté des membres permanents et non permanents du
Conseil, tout membre de la Société qui n'y est pas repré-
senté est invité à envoyer siéger un représentant ad hoc;
lorsqu'est portée devant le Conseil une question l'intéres-
sant particulièrement.
Compétence du Conseil. — Bien que les domaines respec--
tifs de compétence de l'Assemblée et du Conseil soient simi-
laires dans leurs grandes lignes, il n'est pourtant pas dou-
teux que ce second organe de la Société des Nations, en
raison du nombre limité de ses membres, doive se mettre en.
branle plus facilement.
Aussi, dans les cas les plus urgents qui seraient de nature
a86 S. SEFÉRIADÈS. — DROIT DE LA PAIX

à menacer la paix du monde, l'action du Conseil devrait-


elle pouvoir être bien plus immédiate, afin d'être efficace,
dans la sphère de l'activité de la Société des Nations.
Laissant donc de côté l'examen de ses attributions soit
d'un ordre plutôt technique, concernant l'organisation de
la Société des Nations *, soit d'un ordre spécial 2, il nous faut
constater que le Conseil est appelé à jouer un rôle absolu-
ment primordial aux fins d'accomplir la tâche essentielle
de la Société, des Nations, celle avant tout de la solution
pacifique de tout conflit. Ce rôle doit plus spécialement ap-
paraître dans la sphère de la justice internationale, de la
sécurité internationale et du désarmement : c'est-à-dire les
trois retentissants problèmes d'hier, d'aujourd'hui et de
demain, qui furent surtout posés devant la Ve Assemblée de
la Société.
I. — Le problème de l'institution d'une justice interna-
tionale, sous toutes ses formes, fut confié par le Pacte prin-
cipalement au Conseil; ainsi :
a) C'est le Conseil qui fut chargé, en vertu de l'article 14,
de préparer un projet de Cour permanente de Justice inter-
nationale, et de le soumettre aux membres de la Société. Le
Conseil s'acquitta de cette tâche incontinent et avec succès;
6) C'est à l'examen du Conseil que les membres de la So-
ciété ont convenu de soumettre tout différend susceptible
d'entraîner une rupture, à moins qu'ils ne le soumettent,
soit à la procédure de l'arbitrage, soit à tout autre règlement
pacifique (art. 12 et 15 du Pacte);
c) Le Conseil, de son côté, doit s'efforcer d'assurer le règle-
ment du différend (art. 15);
<d) C'est au Conseil qu'on a confié la tâche de proposer les
mesures qui devront assurer l'exécution des sentences ren-
dues contre tout membre de la Société qui ne s'y conforme-
rait pas (art. 13);
e) C'est lui enfin qui dans le cas d'un différend entre deux
Etats, dont l'un n'est point membre de la Société des Na-
tions, invite ce dernier à se soumettre aux obligations du
Pacte, aux conditions qu'il estime justes.
1. Nomination du personnel, convocation des congrès, etc.
2. Territoire de la Sarre, ville de Dantzig, minorités, etc.
EVOLUTION HISTORIQUE 2S7

II. — La tâche de la sauvegarde de la sécurité des Etats


fut également confiée au Conseil par le Pacte. Cette tâche
est prévue :
a) Par l'article 10 du Pacte qui, tout en formulant l'obli-
gation mutuelle des membres de la Société de garantir leur
intégrité territoriale et leur indépendance politique, donne
compétence au Conseil, en cas d'agression, de danger ou de
menace d'agression, pour aviser aux moyens d'assurer l'exé-
cution de cette obligation.
6) Par l'article 11, qui, déclarant que toute guerre ou
menace de guerre intéresse la Société tout entière, qui doit
prendre des mesures pour sauvegarder la paix, invite le
Secrétaire général à convoquer le Conseil, évidemment dans
le but dé prendre l'initiative des mesures propres à enrayer
ces menaces.
e) Par l'article 16 alinéa 2, d'après lequel le Conseil a le
devoir de recommander aux divers gouvernements intéressés
les effectifs militaires par lesquels ils auraient à contribuer à
faire respecter les engagements de la Société (art. 16 al. 2).
d) Par l'article 16 alinéa 4, en vertu duquel le Conseil
peut prononcer l'exclusion de la Société de tout membre cou-
pable d'avoir violé ses engagements, résultant du Pacte.
III. — Enfin, le Pacte qui, dans son article 8, pré-
voit la réduction des armements, charge encore le Conseil
soit de préparer les plans de cette réduction, soit d'aviser
aux mesures propres à éviter les fâcheux effets de la fabrica-
tion privée des munitions et du matériel de guerre (art. 8
al. 2 et 4).: '
Secrétariat. — Le troisième des organes.de la Société,
assistant les deux autres, est le Secrétariat permanent, à
la tête duquel se trouve le Secrétaire général. Le Secrétariat,
avec ses sections et ses commissions, c'est le levier qui fait
mouvoir tout nôtre organisme. Centre de statistiques et 'de
renseignements, il est en état de préparer et de coordonner
toute étude nécessaire à la borine fin de l'immense et multiple
tâche assumée par la Société. Son œuvre jusqu'à ce jour fut
vraiment considérable. L'étude détaillée de ses attributions,
appartenant'plutôt à la technique juridique, demeure cepen-
dant en dehors de cet enseignement de nature doctrinale.
288 S. SEFÊRJADËS. — DROIT DE LA PAIX

*
* *
En étudiant le Pacte de la Société des Nations, première
charte constitutionnelle d'une association interétatique, on
doit constater, d'après nous, que certaines règles y édictées
sont bien loin de répondre à l'évolution des principes du
droit international.
Il en est ainsi plus spécialement de la règle de l'una-
nimité posée par l'article 5, que nous nous contenterons
d'examiner.
D!après ce texte, et sauf dispositions contraires, les déci-
sions de l'Assemblée ou du Conseil sont prises à l'unanimité.
Cette règle a évidemment pour point de départ l'existence
du dogme de la souveraineté des Etats, et pour but la sau-
vegarde de cette même souveraineté.
Or, avec cette règle on arrive précisément le plus souvent
à un résultat absolument contraire au but proposé; car on
parvient à porter une atteinte aussi grave que possible à la
souveraineté de la volonté même collective de la majorité
des Etats, c'est-à-dire à la plus plausible des souverainetés
qu'on puisse imaginer.
En effet, avec la règle de l'unanimité ce n'est plus la-mino-
rité qui se soumet à la volonté de la majorité, mais tout
simplement la majorité; qu'on asservit aux voix de la mino-
rité.
Un exemple fera mieux comprendre l'exactitude de ce rai^
sonnement.
D'après l'alinéa 2 de l'article 4 du Pacte, combiné avec
l'article 5, le Conseil, par une décision qui doit être prise
à l'unanimité, peut, avec l'approbation de la majorité de
l'Assemblée, désigner d'autres membres de la Société dont
la représentation au Conseil sera désormais permanente.
Mais, supposons, et le cas s'est déjà présenté, qu?une: mino-
rité, quelle qu'elle soit, de membres du Conseil s'oppose à une
telle désignation. Cette opposition, conformément à notre
texte, doit certainement prévaloir. Or, cette prédominance
n'est point une prédominance de l'unanimité, pour qu'on
puisse dire qu'on se conforme aux fins poursuivies par le
EVOLUTION HISTORIQUE a&9

Pacte; elle n'est même pas une prédominance de la majorité,


mais évidemment une prédominance de la minorité qui, ne
serait-ce que par une seule voix, peut arriver de nos jours,
à subjuguer la volonté des treize autres membres du Con-
seil, y compris la majorité des voix de l'Assemblée.
C'est là un résultat absolument inadmissible.
Par ailleurs, et à la suite d'un raisonnement absolument
analogue, il nous est impossible de comprendre les majorités
des deux tiers ou des trois quarts de l'Assemblée, exigées
en maintes hypothèses par le Pacte, pour qu'on puisse consi-
dérer certains résultats comme acquis. Eri effeti et sans
insister davantage, nous croyons qu'avec une telle exigence,
on arrive tout simplement à imposer la volonté du tiers
ou du quart à la volonté des deux tiers ou des trois quarts.
C'est également inadmissible.
Dans toutes ces hypothèses, en effet, on ne fait que dé-
placer alternativement des plateaux d'une balance, là charge
et les poids, croyant arriver à déplacer leur mutuelle
pesanteur.
En se basant sur la théorie des droits acquis, qui, dira-
t-on, ne devraient pouvoir être compromis que par une déci-
sion prise à l'unanimité, on pourrait cependant tenter
d'ébranler l'exactitude dé nos réflexions; cette objection ne
saurait pourtant nous toucher. Prenons deux exemples :
a) D'après l'article 19 du Pacte, l'Assemblée peut inviter
les membres de la Société à procéder à un nouvel examen
des situations internationales, dont le maintien pourrait
mettre en péril la paix du monde. Or, il nous paraît impos-
sible qu'on puisse prétendre qu'une situation internationale,
jugée comme telle par la majorité des membres de l'Assem-
blée, doive rester intacte. Ce serait là un résultat absolu-
ment contraire à l'ordre public international, contre lequel
on ne saurait la faire prévaloir, quelque extension qu'on
donnât à cette théorie; il n'en serait pas autrement en droit
international privé, où la théorie des droits acquis fut plus
spécialement étudiée;
6) D'après un amendement accepté, mais non encore ra-
tifié à l'article ,26 du Pacte, on ne peut amender le Pacte
IV. ^- 1930. 19
29o S. SËFËRIADËS. — DROIT DE LA PAIX

qu'à la suite d'une décision de l'Assemblée prise à la majo-


rité des trois quarts de ses membres, parmi lesquels doivent
figurer les voix de tous les membres du Conseil représentés
à la réunion.
Or, supposons un amendement décidé par les neuf dixièmes
de l'Assemblée; qu'arrivera-t-il? Cet amendement, d'après
notre texte, resterait lettre morte, de par la volonté du
dixième des membres du Conseil, en vertu de ses prétendus
droits acquis; ainsi, l'immense majorité des autres membres
n'aurait, au point de vue de nos textes, d'autre ressource
que de se retirer de la Société.
Il est évident, nous empressons-nous d'ajouter, qu'on ne
saurait supposer un tel retrait, mais on ne saurait supposer
non plus une telle soumission. Aussi faut-il forcément penser
que le texte que nous venons de critiquer est destiné
d'avance à n'être respecté que dans des hypothèses d'intérêt
secondaire.
Malgré les développements qui précèdent, on pourrait
cependant rencontrer une circonstance, une seule d'après
nous, à la suite de laquelle on devrait peut-être apporter des
atténuations à l'intangibilité de la règle de la majorité
absolue qui, seule, nous paraît conforme à la logique.
C'est lorsqu'il s'agirait d'une décision pénale à prendre,
ayant par exemple pour effet de prononcer l'exclusion d'un
membre de la Société. Au surplus, même en droit interne,
en maintes hypothèses analogues, lés législations crurent
exiger, pour qu'il y ait condamnation légale, qu'elle soit
prononcée soit à une majorité supérieure à celle de la majo-
rité absolue, soit même quelquefois à l'unanimité.
L'article 5 du Pacte, avec son principe de l'unanimité, ins-
titué dans le but de défendre la souveraineté des membres
de la Société, a tenté l'impossible.
C'est que le principe de la souveraineté individuelle de
chacun des membres_.de n'importe quelle société civile, com-
merciale ou federative, ayant pour but le développement de
la coopération solidaire des personnes qui la forment, ne
saurait se concevoir à l'égard de la société tout entière.
Aussi, l'idée de souveraineté attachée à chaque Etat est en
opposition complète avec la conception et surtout avec l'évo-
EVOLUTION HISTORIQUE 291

lution actuelle du droit international, qui n'est que le statut


suprême de la Société des Etats ' et qui forcément limite
leur souveraineté; c'est une conception justement analogue
que nous constatons formulée dans l'article 3 de la Cons-
titution suisse, d'après lequel « les cantons sont souverains,
en tant que leur souveraineté n'est pas limitée par la Cons-
titution fédérale ».
Ainsi l'article 5, avec son unanimité, édictée, dans le but
de sauvegarder la soi-disant souveraineté des Etats, en posant
une règle entravant l'évolution de la Société des Nations, ne
saurait être considéré comme ayant pu atteindre le but.qu'il
s'était proposé. En effet, on ne saurait éviter le dilemme
posé devant le Président Wilson en 1919 par la Commission
sénatoriale des affaires étrangères des Etats-Unis lors de
l'étude de la nature des obligations imposées par le Pacte,
aux pays qui allaient l'accepter : les obligations y conte-
nues sont-elles des obligations légales comportant par là
même une sanction, et par conséquent une atteinte à la sou-
veraineté des Etats signataires; ou bien ne seraient-elles
que morales, ne comportant nulle atteinte à la sou-
veraineté, mais aussi n'inspirant nulle confiance sérieuse ?
En souscrivant au premier terme de l'alternative, l'accep-
tation du Pacte par des Etats jaloux des apanages de leur
soi-disant souveraineté ne saurait se concevoir; mais elle
ne saurait se concevoir non plus dans le cas où l'on accep-
terait le second, car une telle acceptation serait dépourvue
d'effet appréciable, étant donné que même les autres Etats
qui auraient signé le Pacte, n'étant liés que moralement par
les obligations y contenues, devraient également avoir le
droit de ne point les exécuter. On sait l'avis du Président
Wilson; il déclara tout bonnement, paraît-il, que le Pacte en
lui-même ne renfermait pas d'obligation légale comportant
la possibilité d'une sanction, mais une obligation morale,
qui, toujours d'après le Président, aurait plus de force effec-
tive qu'une obligation légale. C'était confondre de la façon
la plus évidente la morale et le droit, confusion à laquelle
conduit du reste parfaitement la règle de l'article 5 *.

1. V. sur ce point, Reeves, La Communauté internationale, Ree. des Court


de l'Académie de La Haye, t. III, p.. 82.

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