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Responsabilité civile
Henri et Léon Mazeaud ont donc été « convertis » par Henri Capitant à la
faute alors que leur première initiation à la responsabilité civile les avait
inclinés vers la théorie du risque dont Louis Josserand a été l'un des
créateurs. Or, chacun le sait, les convertis sont toujours les plus ardents
défenseurs des doctrines qu'ils embrassent.
L'autre raison qui peut expliquer la vigueur des prises de position affirmées
est d'ordre historique. La 1re édition du Traité date en effet du tout début
des années 1930, c'est-à-dire que l'ouvrage est paru juste après l'arrêt
Jand'heur qui a définitivement consacré l'adhésion de la Cour de cassation à
la fameuse construction de la responsabilité du fait des choses.
Or l'enjeu était évidemment considérable, tant sur le plan pratique que sur
le plan théorique.
Décrire les grandes lignes de la doctrine de la faute prônée par Henri, Léon
et Jean Mazeaud (I) présente donc une utilité qui est loin d'être seulement
rétrospective, car cette démarche permet de comprendre l'influence que
cette doctrine a exercée et exerce encore aujourd'hui sur notre droit (II).
D'ailleurs, pour eux, c'est là une évidence dont témoigne le droit positif qui
n'aurait admis que des exceptions extrêmement réduites à l'exigence de la
faute pour fonder la responsabilité.
2 Que la faute soit effectivement présente, de lege lata, dans tous les cas
de responsabilité relevant du droit commun, c'est précisément le thème
essentiel des très longs développements consacrés, dans le Traité, tant à la
responsabilité du fait personnel qu'à la responsabilité du fait d'autrui et du
fait des choses.
Elle l'était davantage en matière contractuelle, les textes étant ici beaucoup
moins clairs et la Cour de cassation n'hésitant pas à affirmer très
fréquemment, au visa de l'article 1147 du Code civil, que le débiteur est
responsable de plein droit en cas d'inexécution, à moins d'établir une cause
étrangère présentant les caractères de la force majeure. Cependant, pour
les auteurs du Traité, il n'y a pas de doute. Que l'article 1147 vise «
l'inexécution de l'obligation » et non la faute n'est pas une objection car ne
pas exécuter son obligation contractuelle, c'est manquer à la parole donnée
; c'est donc commettre une faute, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon
que l'obligation inexécutée est une obligation de moyens dont la violation
s'apprécie en fonction de la diligence déployée par le débiteur, ou qu'elle
revête le caractère d'une obligation de résultat, appelée obligation «
déterminée ». Le fait que, dans cette dernière hypothèse, l'inexécution
résulte d'un fait objectif et que sa constatation ne postule aucun examen de
la conduite du débiteur n'empêcherait pas, selon Henri, Léon et Jean
Mazeaud, de l'assimiler à une faute car elle caractérise néanmoins une
déviance par rapport à ce que le débiteur aurait dû faire. Quant à l'exigence
d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure pour
exonérer de sa responsabilité le débiteur auquel est reprochée cette
inexécution, elle n'est pas davantage considérée par eux comme un
obstacle à l'affirmation que cette responsabilité est fondée sur la faute car,
dans les cas où le débiteur a contracté ce type d'obligation, la force majeure
étant la seule limite, par hypothèse acceptée, de l'engagement, il est
normal que sa preuve soit exigée pour écarter la faute.
Est-ce à dire que pour autant la responsabilité civile soit, pour Henri, Léon
et Jean Mazeaud, un décalque ou un dérivé de la responsabilité morale ? Il
n'en est rien, bien au contraire, car la faute qu'ils placent au centre de la
responsabilité civile n'a rien à voir avec la faute morale. C'est une faute
totalement déculpabilisée et désincarnée.
À vrai dire, cette référence au modèle unique du bon père de famille n'est
cependant pas poussée à l'extrême puisque les auteurs du « Traité »
admettent que le juge doit, pour apprécier la faute d'un professionnel,
comparer la conduite de celui-ci à celle d'un membre avisé et compétent de
la même profession. C'est donc là une entorse considérable à la méthode
d'appréciation dite « in abstracto » car elle va permettre d'apprécier plus
sévèrement la faute du professionnel, en tenant compte d'une compétence
qu'il possède réellement ou qu'il devrait posséder.
3 Par ailleurs, ils estiment qu'il n'y a aucune différence à faire, quant à la
gravité de la faute justifiant la responsabilité, ni selon l'objet de l'activité à
l'occasion de laquelle elle est commise, ni selon la façon dont elle se
manifeste, ni selon sa nature, contractuelle ou délictuelle, la personne dont
elle émane, etc... Autrement dit, quant à la gravité de la faute, ils optent
pour une conception uniforme et monocolore.
Ainsi, l'effort que les partisans de la théorie du risque avaient fait, à la fin
du XIXe siècle, pour tenter d'élargir, au profit des victimes d'accidents, le
cadre imposé au droit de la responsabilité par le Code civil, les ennemis
jurés de cette doctrine l'ont renouvelé à leur manière, en empruntant une
autre voie. Les uns et les autres ont cherché à améliorer la condition des
victimes, mais, tandis que les premiers ont proposé, pour y parvenir, de
minimiser le rôle de la faute ou même de l'écarter totalement, Henri, Léon
et Jean Mazeaud se sont attachés, quant à eux, à démontrer que la
restauration de ce qu'ils ont appelé « la conception exacte de la faute »
était en mesure d'atteindre ce but, sans compromettre les avantages
traditionnellement reconnus à la responsabilité pour faute.
L'assemblée plénière, par ses arrêts de 1984, est allée, quant à elle,
beaucoup plus loin. Elle a en effet statué, dans quatre affaires, à propos
d'actions en responsabilité intentées à la suite d'accidents corporels causés
ou subis par de très jeunes enfants et elle a explicitement approuvé, à trois
reprises, les Cours d'appel d'avoir retenu une faute à la charge de l'enfant «
sans vérifier que celui-ci était capable de discerner les conséquences de son
acte ».
ß) Mais les évolutions qui ont le plus profondément affecté le droit commun
de la responsabilité civile depuis une vingtaine d'années sont celles qui
concernent la responsabilité du fait d'autrui. Or elles ont, dans l'ensemble,
fait reculer la faute dans ce domaine. La présomption de faute qui pesait sur
les père et mère en cas de dommage causé par leur enfant mineur a été
remplacée en 1997 par un régime de « responsabilité de plein droit ». La
preuve de l'absence de faute ne suffit plus à exonérer les parents. Seule la
force majeure a cet effet. En outre, la faute de l'enfant n'est plus requise
pour justifier la responsabilité de ses père et mère.
En outre, aux cas de responsabilité pour autrui énumérés par les alinéas 4
et suivants de l'article 1384 est venue s'ajouter en 1991, une nouvelle règle
dont la portée est encore mal définie mais qui impose, pour l'instant, aux
personnes chargées, notamment par décision judiciaire, de contrôler le
mode de vie d'autrui, de répondre des dommages causés par la personne
sous contrôle. Or cette nouvelle responsabilité est également une
responsabilité « de plein droit » qui ne peut être écartée que par la force
majeure.
Par exemple, aussi bien la loi du 4 janvier 1978 sur la responsabilité des
constructeurs d'immeubles que celle du 19 mai 1998 sur la responsabilité
du fait des produits défectueux ont fait du « vice » ou « défaut » de la
chose le fait générateur de la responsabilité qu'elles réglementent.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, il reste que les auteurs de ce « Traité » ont su
merveilleusement dramatiser, autour de ce thème de la faute, le débat sur
la responsabilité civile. Or c'était là le meilleur moyen d'y intéresser leurs
étudiants _ futurs avocats, magistrats et professeurs _ et, par conséquent,
de stimuler la réflexion sur les grandes questions que suscite et suscitera
encore longtemps cette discipline.
Geneviève VINEY