Vous êtes sur la page 1sur 14

PA200617407

Petites affiches, 31 août 2006 n° 174, P. 17 - Tous droits réservés

Responsabilité civile

La doctrine de la faute dans l'oeuvre de Henri, Léon et


Jean Mazeaud
Pour expliquer le ton passionné du plaidoyer en faveur de la faute que
constitue le fameux « Traité théorique et pratique de la responsabilité civile
délictuelle et contractuelle » écrit initialement par Henri et Léon Mazeaud
avant qu'ils ne s'associent André Tunc, puis leur frère Jean Mazeaud et
François Chabas, on peut avancer plusieurs raisons.

L'une d'elles apparaît dans un extrait, placé en avant-propos de la 3e


édition, d'un discours prononcé par Henri Mazeaud à l'Université de
Varsovie à la mémoire de Henri Capitant très peu après la mort de celui-ci.
Évoquant une séance de la Conférence d'agrégation dont ce grand juriste
assurait alors la direction, Henri Mazeaud rappelle le souvenir suivant : « Un
jour, il vint à nous parler de la théorie du risque qui avait prétendu
renverser la construction classique de la responsabilité civile. Il ne lui
consacra qu'une phrase, mais cette phrase avait suffi : en quelques
secondes, il m'avait converti, il m'avait ramené à la vieille théorie de la
faute que, depuis lors, j'ai toujours défendue ».

« Converti », « ramené », les mots sont forts et on en trouve la clé dans un


autre avant-propos, celui de la 4e édition, consacré, quant à lui, à la
mémoire de Louis Josserand dont ce texte nous apprend qu'il fut le
professeur d'Henri et de Léon Mazeaud au cours de leurs études de doctorat
et dont ils rappellent avec émotion le talent et l'autorité ainsi que la « haute
conscience » qui, disent-ils, « illuminait sa doctrine ».

Henri et Léon Mazeaud ont donc été « convertis » par Henri Capitant à la
faute alors que leur première initiation à la responsabilité civile les avait
inclinés vers la théorie du risque dont Louis Josserand a été l'un des
créateurs. Or, chacun le sait, les convertis sont toujours les plus ardents
défenseurs des doctrines qu'ils embrassent.

L'autre raison qui peut expliquer la vigueur des prises de position affirmées
est d'ordre historique. La 1re édition du Traité date en effet du tout début
des années 1930, c'est-à-dire que l'ouvrage est paru juste après l'arrêt
Jand'heur qui a définitivement consacré l'adhésion de la Cour de cassation à
la fameuse construction de la responsabilité du fait des choses.

La question centrale à cette époque concernait donc l'intégration de cette


innovation majeure dans l'ensemble du système français de responsabilité
civile.

Il y avait en effet deux façons de réaliser cette intégration : soit reconnaître


pleinement l'autonomie de ce régime par rapport à la faute en en faisant
une véritable garantie des risques créés par la chose, en liaison avec
l'assurance ; soit, au contraire, minimiser l'originalité de cette nouvelle
jurisprudence en la plaçant dans le sillage de la faute, le gardien étant la
personne qui exerçait effectivement un pouvoir de contrôle sur la chose au
moment même où elle a causé le dommage et étant tenu, non pas comme
un garant, chargé de prendre l'assurance, mais pour avoir manqué à un
devoir de contrôle et de surveillance, c'est-à-dire, en définitive, en raison
d'une déficience de son comportement.

Or l'enjeu était évidemment considérable, tant sur le plan pratique que sur
le plan théorique.

D'ailleurs, l'évolution jurisprudentielle qui avait abouti à l'arrêt des


chambres réunies du 13 juillet 1930 avait elle-même été précédée d'un
débat doctrinal d'une ampleur exceptionnelle ayant impliqué les plus grands
juristes de l'époque qui avaient échangé des arguments dépassant de loin la
seule technique juridique puisqu'ils avaient mis en avant des considérations
sociales, politiques et même économiques qui apparaissent aujourd'hui
d'une frappante modernité.

Autour de Raymond Saleilles et de Louis Josserand principalement, les


partisans de changements profonds avaient cherché, au cours des années
1880-1890, à élaborer un nouveau concept destiné à se substituer à la
faute parce que mieux adapté, à leurs yeux, que celle-ci, à l'indemnisation
de cette forme de dommage que la civilisation industrielle tendait alors à
banaliser, à savoir « l'accident ». Le « risque » que l'on crée par son
activité, en particulier lorsqu'on en tire un profit, voilà la notion qui, d'après
ces auteurs, pouvait et devait remplacer la faute, au moins dans certains
domaines, en particulier pour justifier la responsabilité des employeurs en
cas d'accidents du travail ayant atteint les salariés ou celle des
transporteurs en cas d'accidents ayant blessé ou tué des passagers, ces
deux sortes d'accidents étant alors les plus fréquents et les plus graves.

Cependant, ce recours à la notion de risque, après avoir exercé une grande


force de séduction, n'avait pas tardé à susciter de fortes réticences. Le droit
civil ne risquait-il pas, en abandonnant la faute, de perdre son âme ? Tel fut
le cri d'alarme que lança Planiol dans les premières années du XXe siècle et
qui provoqua le rejet de cette doctrine par de nombreux auteurs, en
particulier par Henri Capitant dont on a déjà souligné l'influence sur Henri et
Léon Mazeaud.

Or ceux-ci, l'année de la 1re édition du « Traité », avaient à peine dépassé la


trentaine et ils étaient doués d'un tempérament particulièrement ardent et
combatif qui les incita à s'engager à fond dans cette bataille où ils
occupèrent d'emblée la position de chefs de file des partisans de la faute. Il
faut dire que, pour faire triompher leur thèse, ils ne lésinèrent pas sur les
moyens. Outre ce fameux Traité dont ils réalisèrent eux-mêmes les quatre
premières éditions, ils consacrèrent en effet à la responsabilité
d'innombrables notes et articles publiés dans toutes les grandes revues
juridiques, en particulier à la Revue trimestrielle de droit civil dont ils tinrent
la chronique de responsabilité civile pendant de longues années, sans
oublier le très beau « Cours de droit civil des obligations » de Henri
Mazeaud qui servit de base, par la suite, à la rédaction des « Leçons de
droit civil » aujourd'hui rééditées par François Chabas.

Or tous ces travaux furent constamment inspirés par un but essentiel :


défendre la place de la faute dans la responsabilité civile.

Cependant, il convient de préciser que cet attachement à la faute n'a jamais


empêché Henri, Léon et Jean Mazeaud de s'intéresser au sort des victimes
de dommages et de proposer des solutions favorables à celles-ci. Leur
combat n'était en effet nullement dirigé contre les avancées de
l'indemnisation proposées par les partisans de la théorie du risque, mais
seulement contre la voie indiquée afin de les obtenir. Pour les auteurs du «
Traité de la responsabilité civile », la protection des victimes pouvait et
devait être réalisée grâce à la restauration de ce qu'ils ont appelé « la
conception exacte » de la faute, conception qui reposait sur une distinction
radicale d'avec la faute morale. Ne retenant de l'enseignement des
canonistes et de celui de Domat que le mot « faute », ils proposèrent en
effet d'en transformer le contenu dans le sens d'une « objectivation » ou,
plus précisément, même si le mot ne vient jamais sous leur plume, d'une «
laïcisation » complète, ouvrant ainsi à la responsabilité civile un champ
d'application considérable au-delà du domaine de la responsabilité morale.

Il s'agissait là, à l'époque, d'idées très nouvelles qui déconcertaient et


choquaient même beaucoup de civilistes. Pourtant, peu à peu, elles
gagnèrent du terrain et influencèrent puissamment l'évolution de la
jurisprudence.

De fait, la place du « Traité théorique et pratique de la responsabilité civile


» dans la doctrine française du XXe siècle a été d'une importance
exceptionnelle. Véritable « Bible » de la matière tant qu'il a été remis à
jour, c'est-à-dire pendant plus de quarante ans, il reste aujourd'hui le traité
de référence. Il a façonné durablement la plupart des concepts que met en
oeuvre cette discipline, en particulier et au tout premier rang, la faute.

Décrire les grandes lignes de la doctrine de la faute prônée par Henri, Léon
et Jean Mazeaud (I) présente donc une utilité qui est loin d'être seulement
rétrospective, car cette démarche permet de comprendre l'influence que
cette doctrine a exercée et exerce encore aujourd'hui sur notre droit (II).

I. Les grandes lignes de la doctrine de la


faute prônée par Henri, Léon et Jean
Mazeaud
Si on veut résumer cette doctrine en deux mots, on dira que, pour ces
auteurs, la faute est et doit rester omniprésente dans le domaine de la
responsabilité civile (A), mais qu'il s'agit d'une faute totalement
déculpabilisée et désincarnée (B).

A L'omniprésence de la faute est d'abord, selon Henri, Léon et Jean


Mazeaud, une nécessité. Ils estiment en effet que seule la faute est en
mesure de justifier la responsabilité : c'est le sens de leur plaidoyer contre
la théorie du risque qu'ils rejettent de lege feranda (1.). Par ailleurs, ils
soutiennent être, sur ce point, en plein accord avec le droit positif car,
d'après eux, la faute est effectivement, de lege lata, toujours présente
dans les cas de responsabilité relevant du droit commun (2.).
1 Pour fustiger la théorie du risque, les auteurs du « Traité de la
responsabilité civile » s'en prennent d'abord à ses fondements
philosophiques et politiques qui seraient, d'après eux, le matérialisme
historique, le positivisme et le socialisme.

Au « matérialisme historique » qui tend, soulignent-ils, à remplacer les


rapports entre personnes par des rapports entre patrimoines et qui cherche
ainsi à « éliminer du droit la personne qui pense, la personne qui a une âme
et une conscience » et à « jeter par dessus bord le côté psychologique du
droit », ils objectent que « le droit, produit de l'esprit humain, à la
recherche d'un ordre social ne peut renier son créateur, refuser de voir les
personnes pour ne considérer que les choses » et que le problème de la
responsabilité n'est pas « une simple question de rapports entre les
patrimoines » car « c'est la personne, non le patrimoine qui est responsable
».

Quant au « positivisme », s'il peut, d'après les auteurs du Traité, inspirer le


droit pénal dont la mission essentielle est d'assurer la défense de la société
avant même la punition du coupable, il ne saurait, en revanche, justifier
l'élimination de la faute en matière civile où il s'agit de régler des litiges
entre particuliers.

Enfin, « la tendance sociale ou socialiste » qui propose de faire prévaloir


l'intérêt social de la réparation sur la recherche des fautes commises, est
également critiquée pour les excès auxquels elle pourrait conduire car «
ceux qui prétendent sacrifier l'individu à la société oublient que la société se
compose d'êtres vivants et agissants et que, par suite, la première condition
de son existence est incontestablement de garantir à chaque individu la
sphère de liberté nécessaire pour le déploiement de son activité personnelle
».

À vrai dire, au-delà de cette discussion des fondements de la théorie du


risque, ce sont surtout ses conséquences pratiques qui ont fait l'objet des
critiques les plus virulentes des auteurs du « Traité ». Ceux-ci ont en effet
dénoncé l'inconsistance des notions proposées pour remplacer la faute dans
son rôle de discrimination entre les dommages à réparer et ceux qui doivent
rester sans réparation. Que ce soit « l'acte anormal » ou la « création d'un
risque » ou le « profit tiré de l'activité génératrice de risque », Henri, Léon
et Jean Mazeaud estiment qu'il s'agit là de concepts beaucoup trop vagues
et fuyants pour cerner efficacement le domaine de la responsabilité. « Le
juge », constatent-ils, « a besoin de notions précises et non de notions
d'allure philosophique ou économique aux contours mal définis ».

D'ailleurs, selon ces auteurs, la théorie du risque « se dévore elle-même


»... car « la victime, elle aussi, non seulement crée des risques, mais en
assume par son activité : on existe aux dépens d'autrui ».

Les auteurs du « Traité » concluent donc « qu'on ne peut exclure la faute de


la responsabilité, c'est-à-dire affirmer que l'obligation d'une personne de
réparer un dommage est indépendante du jugement que l'on porte sur sa
conduite, sans mettre en péril l'ordre social tout entier ».

D'ailleurs, pour eux, c'est là une évidence dont témoigne le droit positif qui
n'aurait admis que des exceptions extrêmement réduites à l'exigence de la
faute pour fonder la responsabilité.

2 Que la faute soit effectivement présente, de lege lata, dans tous les cas
de responsabilité relevant du droit commun, c'est précisément le thème
essentiel des très longs développements consacrés, dans le Traité, tant à la
responsabilité du fait personnel qu'à la responsabilité du fait d'autrui et du
fait des choses.

Pour la responsabilité extra-contractuelle du fait personnel, la


démonstration n'était pas difficile car l'exigence de la faute résulte des
termes mêmes des articles 1382 et 1383 du Code civil.

Elle l'était davantage en matière contractuelle, les textes étant ici beaucoup
moins clairs et la Cour de cassation n'hésitant pas à affirmer très
fréquemment, au visa de l'article 1147 du Code civil, que le débiteur est
responsable de plein droit en cas d'inexécution, à moins d'établir une cause
étrangère présentant les caractères de la force majeure. Cependant, pour
les auteurs du Traité, il n'y a pas de doute. Que l'article 1147 vise «
l'inexécution de l'obligation » et non la faute n'est pas une objection car ne
pas exécuter son obligation contractuelle, c'est manquer à la parole donnée
; c'est donc commettre une faute, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon
que l'obligation inexécutée est une obligation de moyens dont la violation
s'apprécie en fonction de la diligence déployée par le débiteur, ou qu'elle
revête le caractère d'une obligation de résultat, appelée obligation «
déterminée ». Le fait que, dans cette dernière hypothèse, l'inexécution
résulte d'un fait objectif et que sa constatation ne postule aucun examen de
la conduite du débiteur n'empêcherait pas, selon Henri, Léon et Jean
Mazeaud, de l'assimiler à une faute car elle caractérise néanmoins une
déviance par rapport à ce que le débiteur aurait dû faire. Quant à l'exigence
d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure pour
exonérer de sa responsabilité le débiteur auquel est reprochée cette
inexécution, elle n'est pas davantage considérée par eux comme un
obstacle à l'affirmation que cette responsabilité est fondée sur la faute car,
dans les cas où le débiteur a contracté ce type d'obligation, la force majeure
étant la seule limite, par hypothèse acceptée, de l'engagement, il est
normal que sa preuve soit exigée pour écarter la faute.

En matière de responsabilité du fait des choses et des animaux, on aurait


pu croire que l'emploi, par la Cour de cassation, des expressions «
présomption de responsabilité » ou « responsabilité de plein droit » ainsi
que l'affirmation selon laquelle il suffit de prouver le fait causal de la chose
ou de l'animal dans la survenance du dommage pour engager la
responsabilité du gardien qui ne peut alors s'exonérer qu'en établissant une
cause étrangère présentant les caractères de la force majeure auraient
découragé toute tentative pour fonder cette responsabilité sur la faute.
Pourtant, il n'en a rien été. La construction de la notion de « faute dans la
garde », à partir de la supposition d'une « obligation déterminée de garde
», obligation dont l'inexécution se trouverait établie par la seule
constatation que la chose a échappé au contrôle de son gardien constitue
l'un des exercices de virtuosité les plus vertigineux que l'on puisse trouver
dans un ouvrage de droit.
Quant à la responsabilité pour autrui, certaines de ses applications,
notamment celle des père et mère pour le fait de leur enfant mineur et celle
de l'artisan pour le fait de son apprenti, sont restées jusqu'aux toutes
dernières années du XXe siècle, fondées sur une présomption de faute
susceptible de preuve contraire, ce qui permettait de les intégrer sans
difficulté dans le système d'ensemble proposé.

En revanche, en ce qui concerne la responsabilité du commettant pour le


fait de son préposé, cette intégration était plus hasardeuse, la jurisprudence
ayant écarté non seulement l'exigence de la preuve d'une faute de choix ou
de surveillance, mais même la possibilité pour le commettant de s'exonérer
en apportant la preuve de l'absence d'une telle faute, la seule cause
d'exonération étant la faute de la victime. Admettre, dans ces conditions,
que la responsabilité du commettant est fondée sur sa faute était donc
devenu quasiment impossible. Les auteurs du Traité ont dû eux-mêmes en
convenir. « On est bien obligé de conclure », écrivent-ils, « que ce n'est pas
de sa faute à lui que répond le commettant », mais, ajoutent-ils aussitôt,
cette responsabilité reste, malgré cela, fondée sur une faute, celle du
préposé « qui n'est qu'un instrument entre les mains du commettant de
telle sorte que, quand le préposé agit, tout se passe exactement comme si
le commettant agissait lui-même ». Il y a « substitution de l'un à l'autre ».
Pas plus que les autres cas de responsabilité relevant du Code civil, celle de
commettant n'échappe donc, selon les auteurs du Traité, à l'emprise de la
faute.

De même en va-t-il pour la responsabilité incombant à celui qui expose ses


voisins à des « troubles excédant la mesure des obligations ordinaires du
voisinage ». Ici encore, bien que la constatation du trouble anormal soit
jugée suffisante par les tribunaux pour engager la responsabilité, celle-ci
est considérée comme fondée sur la faute car, selon Henri, Léon et Jean
Mazeaud, « excéder la mesure des obligations ordinaires du voisinage, c'est
commettre une faute au sens de l'article 1382 du Code civil ».

Aucune des applications du droit commun de la responsabilité n'échapperait


donc, d'après les auteurs du Traité, à l'emprise de la faute qui n'aurait été
écartée que par quelques textes législatifs de portée limitée visant les
exploitants de certaines activités particulièrement dangereuses, à savoir les
Compagnies aériennes pour les dommages causés au sol par les appareils,
les exploitants de téléphériques pour les dommages causés aux tiers et les
exploitants d'installations et de navires nucléaires.

Ainsi, omniprésente, la faute serait indissociable du concept de


responsabilité.

Est-ce à dire que pour autant la responsabilité civile soit, pour Henri, Léon
et Jean Mazeaud, un décalque ou un dérivé de la responsabilité morale ? Il
n'en est rien, bien au contraire, car la faute qu'ils placent au centre de la
responsabilité civile n'a rien à voir avec la faute morale. C'est une faute
totalement déculpabilisée et désincarnée.

B La définition de la faute donnée par le « Traité » est bien connue. C'est «


une erreur de conduite que n'aurait pas commise une personne avisée
placée dans les mêmes circonstances externes que l'auteur du dommage ».
Énoncée à propos de la faute quasi-délictuelle, cette formule est transposée
presque à l'identique à la faute « contractuelle ». « Les définitions des deux
fautes sont »... écrivent les auteurs, « très proches »... « Le débiteur
contractuel est en faute s'il ne se conduit pas comme le ferait un bon père
de famille assumant la même obligation et rencontrant dans son exécution
les mêmes difficultés ».

A priori, l'allusion à « l'erreur de conduite » paraît orienter vers un


jugement faisant une place à la subjectivité, mais cette impression est
aussitôt corrigée par de nombreuses précisions qui démontrent que cette
appréciation n'a rien d'un jugement moral.

1 D'abord, elle doit être faite, non pas en fonction de la personnalité de


l'auteur, mais par référence à un critère abstrait et unique, « l'homme avisé
», « le bon père de famille ». C'est ce qu'il est convenu d'appeler «
l'appréciation in abstracto » qui écarte la prise en compte des facteurs
personnels _ facultés intellectuelles, habitudes sociales, caractère, âge,
sexe, maladie, compétence ou ignorance _ et ne retient que les
circonstances dites « externes », c'est-à-dire celles qui tiennent à
l'environnement.

À vrai dire, cette référence au modèle unique du bon père de famille n'est
cependant pas poussée à l'extrême puisque les auteurs du « Traité »
admettent que le juge doit, pour apprécier la faute d'un professionnel,
comparer la conduite de celui-ci à celle d'un membre avisé et compétent de
la même profession. C'est donc là une entorse considérable à la méthode
d'appréciation dite « in abstracto » car elle va permettre d'apprécier plus
sévèrement la faute du professionnel, en tenant compte d'une compétence
qu'il possède réellement ou qu'il devrait posséder.

2 Le second trait qui sépare radicalement la faute civile, telle que la


décrivent Henri, Léon et Jean Mazeaud, de la faute morale tient à
l'élimination qu'ils préconisent de la prise en compte du discernement de
l'auteur. Pour eux, l'enfant en bas âge comme le dément peut parfaitement
commettre une faute civile. L'inconscience, fût-elle totale, ne constitue pas,
à leurs yeux, une cause de non imputabilité susceptible d'écarter la faute.

3 Par ailleurs, ils estiment qu'il n'y a aucune différence à faire, quant à la
gravité de la faute justifiant la responsabilité, ni selon l'objet de l'activité à
l'occasion de laquelle elle est commise, ni selon la façon dont elle se
manifeste, ni selon sa nature, contractuelle ou délictuelle, la personne dont
elle émane, etc... Autrement dit, quant à la gravité de la faute, ils optent
pour une conception uniforme et monocolore.

Ainsi, rejettent-ils résolument l'exigence d'une faute lourde pour justifier la


responsabilité du transporteur bénévole ou la responsabilité personnelle du
préposé ou celle de certains professionnels qui exercent une activité
présentant des risques ou des difficultés particulières (médecins, avocats,
agents d'affaires, experts, banquiers...) ou exigeant une liberté d'expression
qui s'accommode mal d'une responsabilité trop stricte (journalistes,
écrivains, historiens, cinéastes...) etc.

De même, à propos de la faute commise à l'occasion de l'exercice d'un


sport, ils affirment que celle-ci doit s'apprécier, comme toute autre faute, «
par comparaison avec la conduite d'un individu avisé et conscient placé
dans les mêmes circonstances externes » et ils ajoutent que « les
règlements sportifs ne créent, au profit des joueurs, aucune immunité »,
qu'« ils constituent seulement un guide précieux pour les juges chargés de
déterminer la conduite du joueur prudent ».

Une autre manifestation de cette volonté de ramener la faute à un modèle


unique concerne la faute d'abstention. Au terme d'une longue discussion,
les auteurs du Traité concluent en effet que « la faute d'abstention est une
faute comme les autres. Le juge, pour savoir s'il y a responsabilité..., doit
rechercher si un individu normal se serait abstenu dans les mêmes
conditions ».

L'abus du droit lui-même, dont la plupart des auteurs reconnaissent la


spécificité, justifiée, à leurs yeux, par la marge de liberté nécessaire à
l'exercice du droit, est ramené sous la toise commune. « On abuse de son
droit », écrivent les auteurs du « Traité », chaque « fois qu'on commet une
faute dans son exercice, la faute étant définie selon les critères habituels
»... « L'exercice du droit n'empêche nullement », poursuivent-ils, «
l'application du critère général de la faute (...). Une erreur de conduite peut
être commise même par celui qui exerce un droit ; pour qu'il en soit ainsi, il
suffit, comme l'écrivaient Colin et Capitant, « qu'on puisse relever dans sa
conduite l'absence des précautions que la prudence d'un homme attentif et
diligent lui aurait inspirées ».

Quant à la faute pénale non intentionnelle, on aurait pu croire que les


auteurs du « Traité » se prononceraient pour sa séparation d'avec la faute
civile dont ils bannissent toute composante subjective. Pourtant, tel n'est
pas le cas. Ils admettent en effet que « la faute pénale d'imprudence est de
même nature que la faute civile, l'une et l'autre s'appréciant in abstracto »
et ils approuvent les décisions ayant admis l'identité des deux fautes.

Pareillement, ils refusent d'admettre toute différence, quant à l'appréciation


à porter sur la faute, selon qu'elle est imputée à l'auteur du dommage ou à
la victime. Ils rejettent résolument l'idée que la faute de la victime pourrait
n'être prise en considération pour réduire l'indemnisation que si elle
présente un certain degré de gravité. C'est d'ailleurs sur ce point que le
divorce entre la doctrine de Henri et Léon Mazeaud et celle que développera
par la suite André Tunc est le plus évident.

4 Enfin, le dernier trait caractéristique de la définition de la faute prônée par


les auteurs du « Traité » tient à l'extension qu'ils proposent de la distinction
proposée par Demogue entre obligations de moyens et obligations de
résultat hors du champ contractuel. Pour Henri, Léon et Jean Mazeaud,
cette distinction, qu'ils ont d'ailleurs rebaptisée en opposant « les
obligations de prudence et de diligence » aux « obligations déterminées »
s'applique en effet aussi bien aux obligations légales et aux devoirs dégagés
par la jurisprudence pour régler les rapports entre non contractants qu'aux
obligations contractuelles. C'est donc à partir de cette distinction, en
recherchant si le contrat, la loi ou la jurisprudence exigeait du défendeur
une attitude prudente et diligente ou un résultat précis, que le juge doit
déterminer s'il s'est comporté en « bon père de famille » ou en « débiteur
avisé » et apprécier, en conséquence, s'il a commis ou non une faute. Cette
vision des choses contribue ainsi au rapprochement des fautes contractuelle
et délictuelle, accentuant d'autant le caractère uniforme du modèle proposé
pour définir la faute.

En définitive, cette faute, que les auteurs du « Traité » estiment toujours


nécessaire pour justifier la responsabilité, est privée, comme le soulignera
Jean Carbonnier, de tout « contenu émotionnel ». Elle est réduite à la
constatation d'un simple dysfonctionnement de l'activité humaine. Que cette
activité produise un résultat non conforme à l'attente sociale, voilà qui suffit
à révéler la faute de son auteur.

Autrement dit, si je ne craignais pas de choquer la mémoire de mon très


respecté professeur Henri Mazeaud, je dirais que la faute, telle qu'il la
présentait à ses étudiants, est en réalité la réalisation d'un risque, le risque
que présente inévitablement toute prise de contact de l'homme avec son
environnement.

Ainsi, l'effort que les partisans de la théorie du risque avaient fait, à la fin
du XIXe siècle, pour tenter d'élargir, au profit des victimes d'accidents, le
cadre imposé au droit de la responsabilité par le Code civil, les ennemis
jurés de cette doctrine l'ont renouvelé à leur manière, en empruntant une
autre voie. Les uns et les autres ont cherché à améliorer la condition des
victimes, mais, tandis que les premiers ont proposé, pour y parvenir, de
minimiser le rôle de la faute ou même de l'écarter totalement, Henri, Léon
et Jean Mazeaud se sont attachés, quant à eux, à démontrer que la
restauration de ce qu'ils ont appelé « la conception exacte de la faute »
était en mesure d'atteindre ce but, sans compromettre les avantages
traditionnellement reconnus à la responsabilité pour faute.

Y sont-ils parvenus ? Dans quelle mesure leur pensée a-t-elle influencé le


droit positif ? C'est ce qu'il convient à présent de chercher à apprécier.

II. L'influence de la doctrine de la faute


prônée par Henri, Léon et Jean Mazeaud
Lorsqu'on cherche à évaluer cette influence, on n'a aucune peine à identifier
les succès de cette doctrine qui concernent principalement la définition de la
faute (A). On constate aussi aisément les résistances auxquelles elle s'est
heurtée (B).

A Parmi les succès de la doctrine de la faute prônée par les auteurs du «


Traité », le plus éclatant est la consécration de la notion de « faute
objective », c'est-à-dire de la prise de distance entre faute civile et faute
morale.

1 La méthode d'appréciation in abstracto de la faute civile a rallié


rapidement les suffrages d'une majorité d'auteurs. Elle a d'ailleurs été
théorisée et développée par l'un des élèves les plus brillants de Henri
Mazeaud, le professeur Noël Dejean de la Batie, qui lui a consacré une
partie des développements de sa thèse de doctorat soutenue en 1960.

Quant à la jurisprudence, sans utiliser explicitement la terminologie


doctrinale, elle a consacré la plupart des solutions préconisées par le «
Traité de la responsabilité civile » au titre de l'appréciation in abstracto.
Notamment, l'indifférence à l'égard des habitudes, du niveau intellectuel et
culturel, de l'état de santé et des traits de caractère de l'auteur du
dommage... est fréquemment affirmée.

En revanche, les tribunaux tiennent compte couramment de la compétence,


réelle ou supposée, du professionnel pour apprécier sa faute et
éventuellement, si un intérêt s'y attache, notamment en présence d'une
clause limitative de responsabilité, pour la qualifier de « faute lourde ».
Mais, on sait que, sur ce point, les auteurs du « Traité » ont eux-mêmes
admis un assouplissement de la référence au modèle unique en acceptant
de substituer au « bon père de famille » « le professionnel avisé ».

2 C'est surtout le revirement réalisé par l'assemblée plénière de la Cour de


cassation le 9 mai 1984 au sujet de la responsabilité des personnes
dénuées de discernement qui apparaît comme un succès personnel des
auteurs du « Traité de la responsabilité ». En effet, la Cour de cassation
avait affirmé en 1866 le principe d'irresponsabilité de ces personnes et cette
position avait été unanimement approuvée. La position contraire défendue à
partir des années 1930 par Henri et Léon Mazeaud est longtemps restée
très minoritaire et même pratiquement isolée. Elle a essuyé de violentes
critiques et n'a réellement influencé la jurisprudence qu'en 1964, date à
laquelle il a été jugé que le trouble mental ne permet pas d'exonérer le «
gardien » de la responsabilité à laquelle il est exposé pour le dommage
causé par le fait de sa chose.

Certes, le législateur a-t-il ensuite encouragé la même tendance puisque la


loi du 3 janvier 1968 a introduit dans le Code civil l'article 489-2 aux termes
duquel « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu'il était sous
l'empire d'un trouble mental n'en est pas moins obligé à réparation », mais
ce texte, qui ne concerne que les malades mentaux, n'a nullement pour
objectif de définir la faute.

L'assemblée plénière, par ses arrêts de 1984, est allée, quant à elle,
beaucoup plus loin. Elle a en effet statué, dans quatre affaires, à propos
d'actions en responsabilité intentées à la suite d'accidents corporels causés
ou subis par de très jeunes enfants et elle a explicitement approuvé, à trois
reprises, les Cours d'appel d'avoir retenu une faute à la charge de l'enfant «
sans vérifier que celui-ci était capable de discerner les conséquences de son
acte ».

La portée de ce revirement est d'autant plus importante que, dans deux de


ces affaires, c'était l'enfant qui avait subi le dommage et que le concept de
« faute objective » a été ainsi appliqué à la faute de la victime.

3 On notera également une autre solution jurisprudentielle beaucoup moins


spectaculaire, mais qui me paraît directement inspirée par le « Traité de la
responsabilité civile ». Il s'agit de l'attribution de la qualité de « faute » à la
simple constatation de la non réalisation d'un résultat.

En matière contractuelle, l'inexécution d'une obligation de résultat ne


nécessite en principe aucun examen de la conduite du débiteur : elle résulte
de la constatation d'un fait objectif qui, s'il s'agit, par exemple, d'un
manquement à l'obligation de sécurité, s'identifie au dommage lui-même et
la responsabilité qui résulte de ce fait ne peut être écartée par l'absence de
faute. Seule la force majeure est exonératoire. Il s'agit donc
substantiellement d'une responsabilité objective ou de plein droit. C'est
d'ailleurs l'analyse qui est généralement retenue pour qualifier la
responsabilité du transporteur de personnes, ainsi que celle des fabricants,
et autres professionnels en cas d'accident corporel causé à leur
cocontractant par une chose qu'ils ont livrée ou utilisée dans le cadre de
leur activité. Pourtant, les tribunaux continuent assez souvent à employer le
mot « faute » pour désigner la source de cette responsabilité.

On en trouve un nouvel exemple dans la série d'arrêts qu'a rendue la


chambre sociale de la Cour de cassation le 28 février 2002 à propos des
maladies professionnelles provoquées par l'amiante. C'est en effet, après
avoir constaté que « l'employeur est tenu, en vertu du contrat de travail,
notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées
par le salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise, d'une
obligation de sécurité de résultat, que la haute juridiction a admis
l'existence de « fautes inexcusables » s'il était constaté par les juges du
fond que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel
étaient exposés les salariés et qu'il n'avait pas pris les mesures nécessaires
pour les en préserver.

Mais ce qui est plus caractéristique encore de l'influence de la doctrine des


auteurs du « Traité », c'est la transposition de cette méthode de définition
de la faute hors du domaine du contrat. On a vu que, pour ces auteurs, la
distinction entre obligations de prudence et de diligence (de moyens) et
obligations déterminées (de résultat) a une portée générale et non limitée
aux obligations contractuelles. Or, si on l'admet, il devient alors possible de
définir, par la constatation d'un simple fait objectif, du moment qu'il n'est
pas conforme à l'attente sociale, une faute extra-contractuelle. C'est
précisément ce qu'a fait pendant longtemps la Cour de cassation pour
justifier la responsabilité délictuelle des fabricants et vendeurs
professionnels en cas de dommages causés à des tiers par le défaut de
leurs produits, la simple mise sur le marché du produit défectueux étant
qualifiée de « faute ». Cette jurisprudence a donné lieu à de très
nombreuses applications avant que la haute juridiction ne se tourne vers
une autre technique, celle de l'obligation de sécurité de résultat dont elle a
étendu le bénéfice aux tiers à partir de janvier 1995.

L'influence de la doctrine de la faute développée par les auteurs du Traité


de la responsabilité civile a donc été forte et durable. Cependant, elle a
rencontré également des résistances.

B Ces résistances, exprimées d'abord par la doctrine, se sont traduites par


une évolution du droit positif à bien des égards opposée à celle qu'avaient
préconisée Henri, Léon et Jean Mazeaud.

1 Parmi les objections doctrinales, certaines ont contesté la logique,


d'autres l'équité et l'opportunité des solutions préconisées.

Sur le plan de la logique, on a d'abord dénoncé une contradiction entre le


plaidoyer en faveur de la faute et contre la théorie du risque _ qui repose
essentiellement sur le refus de rompre les liens entre responsabilité civile et
responsabilité morale _ et la définition que les auteurs du « Traité »
proposent de la faute. Celle-ci n'a en effet, comme nous l'avons constaté,
rien à voir avec la faute morale. On voit mal, en particulier, en quoi
l'affirmation d'une responsabilité pour faute à la charge d'une personne
inconsciente peut se réclamer de considérations morales. Il serait, de toute
évidence, plus conforme à la morale d'assigner à la réparation des
dommages causés par ces personnes un autre fondement qui pourrait être
une responsabilité pour risque liée explicitement à l'assurance, dont l'objet
consiste précisément à couvrir les risques, ou même la solidarité nationale
organisée par l'intermédiaire d'un fonds de garantie ou d'indemnisation.

Toujours sur le plan de la logique, on a contesté l'assimilation de la


méconnaissance d'une obligation de résultat ou « déterminée » à une faute
définie comme une « erreur de conduite ». En effet, le propre de l'obligation
de résultat consiste précisément à épargner au juge l'examen de la conduite
du défendeur. Ramener sa méconnaissance à la faute conduit donc
inévitablement à dénaturer l'une des deux notions que l'on confond ainsi
alors qu'elles sont irréductibles l'une à l'autre.

Enfin _ et cette fois l'objection touche à l'opportunité et à l'équité de la


solution _ on a souligné qu'appliquer à la faute de la victime, la conception
objective de la faute empêche d'atteindre l'un des objectifs d'un système de
responsabilité moderne, qui est d'assurer une indemnisation suffisante aux
victimes d'accidents corporels, en particulier aux plus faibles d'entre elles.
C'est ce qu'a cruellement souligné l'un des arrêts rendus par l'assemblée
plénière le 9 mai 1984 à propos d'un accident de la circulation ayant
provoqué la mort d'une fillette de cinq ans qui avait marqué un instant
d'hésitation lors de la traversée d'une rue sur un passage protégé et dont,
pour cette raison, les parents se sont vus refuser une indemnisation
complète de leurs dommages. Au moins cette décision aura-t-elle eu
l'avantage de hâter l'adoption de la loi du 5 juillet 1985 relative à la
protection des victimes d'accidents de la circulation...

2 C'est d'ailleurs, au-delà des critiques doctrinales, le droit positif qui a


opposé la plus forte résistance à certaines des opinions exprimées par les
auteurs du « Traité de la responsabilité civile ».

Cette résistance s'est manifestée tant à propos de l'interprétation et de


l'évolution du régime de droit commun tel qu'il résulte des textes du Code
civil que par la création de régimes spéciaux clairement détachés de la
faute.

a) L'interprétation du régime de droit commun fondé sur les textes du Code


civil a fait apparaître un décalage croissant avec la conception de la faute
défendue par Henri, Léon et Jean Mazeaud.

α) Celui-ci s'est manifesté d'abord à travers les conséquences que le juge


civil a tirées de l'acquittement ou de la relaxe prononcée par le juge pénal
du chef des infractions d'homicide et de blessures involontaires.

Avant l'entrée en vigueur de la loi du 10 juillet 2000, la jurisprudence avait


admis que ces infractions contenaient les mêmes éléments que la faute
civile, de sorte que l'acquittement ou la relaxe prononcée par le juge pénal,
ayant autorité de chose jugée vis-à-vis du juge civil, celui-ci ne pouvait
condamner civilement l'auteur des faits en leur appliquant la qualification de
« faute civile ». Cependant, la Cour de cassation avait admis que la
condamnation restait possible si elle était fondée sur l'article 1384, alinéa 1
ou sur l'article 1385 du Code civil. Or cette solution n'était évidemment pas
en harmonie avec la doctrine de « la faute dans la garde ».

Une jurisprudence analogue s'était développée à propos de la responsabilité


contractuelle. Lorsqu'un juge pénal avait acquitté la personne pour des
fautes qui, au regard du droit civil, constituaient une inexécution
contractuelle, la Cour de cassation avait admis que la condamnation par le
juge civil restait possible sur le fondement de la méconnaissance d'une
obligation de résultat. Ici encore, le décalage avec la doctrine des auteurs
du « Traité de la responsabilité civile » était manifeste.

Quant à la loi du 10 juillet 2000, elle a indirectement, mais certainement


aboli le principe d'identité entre faute pénale non intentionnelle et faute
civile que ces auteurs avaient, quant à eux, approuvée, en dépit de son
apparente incompatibilité avec leur conception, purement objective, de la
faute civile.

ß) Mais les évolutions qui ont le plus profondément affecté le droit commun
de la responsabilité civile depuis une vingtaine d'années sont celles qui
concernent la responsabilité du fait d'autrui. Or elles ont, dans l'ensemble,
fait reculer la faute dans ce domaine. La présomption de faute qui pesait sur
les père et mère en cas de dommage causé par leur enfant mineur a été
remplacée en 1997 par un régime de « responsabilité de plein droit ». La
preuve de l'absence de faute ne suffit plus à exonérer les parents. Seule la
force majeure a cet effet. En outre, la faute de l'enfant n'est plus requise
pour justifier la responsabilité de ses père et mère.

En outre, aux cas de responsabilité pour autrui énumérés par les alinéas 4
et suivants de l'article 1384 est venue s'ajouter en 1991, une nouvelle règle
dont la portée est encore mal définie mais qui impose, pour l'instant, aux
personnes chargées, notamment par décision judiciaire, de contrôler le
mode de vie d'autrui, de répondre des dommages causés par la personne
sous contrôle. Or cette nouvelle responsabilité est également une
responsabilité « de plein droit » qui ne peut être écartée que par la force
majeure.

La progression des responsabilités sans faute est donc manifeste dans ce


domaine et ce n'est pas la réaffirmation de la nécessité d'une faute du
préposé pour justifier la responsabilité du commettant ou celle d'une faute
de la personne surveillée pour justifier la responsabilité fondée sur le
contrôle du mode de vie qui sont de nature à contrarier réellement ce
mouvement.

Il n'est donc plus possible aujourd'hui d'affirmer que le droit commun de la


responsabilité, appuyé sur les textes du Code civil de 1804, reste dominé
par la faute qui en demeurerait le fondement unique ou même
prépondérant.
b) Quant aux régimes spéciaux créés par des lois particulières, les plus
importants d'entre eux ont été soustraits à l'emprise de la faute, le
législateur leur ayant assigné un autre fondement.

Par exemple, aussi bien la loi du 4 janvier 1978 sur la responsabilité des
constructeurs d'immeubles que celle du 19 mai 1998 sur la responsabilité
du fait des produits défectueux ont fait du « vice » ou « défaut » de la
chose le fait générateur de la responsabilité qu'elles réglementent.

Quant à la loi du 5 juillet 1985 relative à l'indemnisation des victimes


d'accidents de la circulation, elle se contente, pour justifier la responsabilité
du conducteur ou du gardien du véhicule, de la constatation de «
l'implication » de ce véhicule dans l'accident. Or l'implication est, de toute
évidence, inassimilable à la faute. En outre, ce même texte a pratiquement
écarté la possibilité de réduire l'indemnisation pour faute de la victime, sauf
si celle-ci s'identifie au conducteur.

En conclusion, on constate donc que la doctrine de la faute développée dans


le « Traité théorique et pratique de la responsabilité civile » a eu un destin
contrasté. Ce majestueux édifice doctrinal n'a pas réussi à endiguer le flot
montant des responsabilités sans faute qui prospèrent d'ailleurs également
dans tous les pays dont le développement économique et social est
comparable à celui de la France. En revanche, il a contribué à façonner la
définition de la faute civile en provoquant sa séparation d'avec la faute
morale, ce qui a favorisé un mouvement plus général en faveur de
l'autonomie de la responsabilité civile et a permis à cette notion de faute de
conserver une importance non négligeable dans un droit positif de plus en
plus laïcisé.

Quoi qu'il en soit de l'avenir, il reste que les auteurs de ce « Traité » ont su
merveilleusement dramatiser, autour de ce thème de la faute, le débat sur
la responsabilité civile. Or c'était là le meilleur moyen d'y intéresser leurs
étudiants _ futurs avocats, magistrats et professeurs _ et, par conséquent,
de stimuler la réflexion sur les grandes questions que suscite et suscitera
encore longtemps cette discipline.

Geneviève VINEY

Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)  

Vous aimerez peut-être aussi