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RESPONSABILITÉ

(en général)

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RESPONSABILITÉ
(en général)
par
Philippe le TOURNEAU
Professeur émérite de la Faculté de droit de Toulouse

DIVISION
Généralités, 1-6. § 3. – Fait d’une chose, 68-73.
SECT. 1. – Fonctions de la responsabilité, 7-18. § 4. – Universalité de la responsabilité civile, 74-78.
ART. 1. – INDEMNISER, 8-14. § 5. – Apparente responsabilité contractuelle, 79-106.
ART. 2. – EMPÊCHER LA NAISSANCE OU LE MAINTIEN D’UN DOM- SECT. 3. – Fondements de la responsabilité civile, 107-
MAGE ILLICITE, 15-18. 269.
SECT. 2. – Conditions de la responsabilité, 19-106. ART. 1. – FAUTE, 109-160.
ART. 1. – UN DOMMAGE, 20-32. § 1. – Vertus de la faute, 113-126.
§ 1. – Nécessité d’un dommage, 20-21. § 2. – Actualité de la faute, 127-143.
§ 2. – Dommage et préjudice, 22. § 3. – Amélioration de la responsabilité pour faute, 144-
§ 3. – Préjudice qualifié, 23-26. 160.
§ 4. – Dérives relatives au préjudice, 27-32. ART. 2. – RISQUE, 161-232.
ART. 2. – UN LIEN DE CAUSALITÉ, 33-56. § 1. – Justification, 165-184.
§ 1. – Domaine de la causalité, 34-35. § 2. – Vérification, 185-232.
§ 2. – Preuve de la causalité, 36-43. ART. 3. – DÉPASSEMENT, 233-269.
§ 3. – Théories de la causalité, 44-53. § 1. – Garantie, 235-236.
§ 4. – Caractères du lien de causalité, 54-56. § 2. – Principe de précaution, 237-243.
ART. 3. – FAIT GÉNÉRATEUR, 57-106. § 3. – Droit de la mise en danger d’autrui, 244-247.
§ 1. – Fait personnel, 63. § 4. – Droit des dommages corporels, 248-263.
§ 2. – Fait d’autrui, 64-67. § 5. – Refonte du code civil, 264-269.

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mai 2009 - 1 - Rép. civ. Dalloz


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Rép. civ. Dalloz -2- mai 2009


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Dalloz. – P. GROSSER, Les remèdes à l’inexécution du contrat : français, 1994, thèse Grenoble II. – C. RUSSO, De l’assurance
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responsabilité civile, préf. P. Jourdain, avant-propos G. Viney, droits privé et public de la responsabilité extracontractuelle,
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F. Chabas, 2005, LGDJ. – J. JULIEN, La responsabilité du fait mise en danger : un concept fondateur d’un principe général
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2004, LGDJ. – Ph. LAURENT, L’enchevêtrement des actions de théorie, préf. R. Bout, 2000, LGDJ. – M. TEXIER, La désor-
l’acheteur liées à l’état du bien vendu, 1998, thèse Nantes. – V. ganisation. Contribution à l’élaboration d’une théorie de la
Laurent, La responsabilité médicale sans faute et les systèmes désorganisation en droit de l’entreprise, préf. Y. Picod, 2006,
d’indemnisation, thèse Toulouse I, 2008. – G. LÉCUYER, PU Perpignan. – J. TRAULLÉ, L’éviction de l’article 1382 du
Liberté d’expression et responsabilité. Étude de droit privé, préf. code civil en matière extracontractuelle, préf. P. Jourdain, 2007,
L. Cadiet, 2006, Dalloz, 2006. – D. LEFRANC, La renommée en LGDJ. – G. VINEY, Le déclin de la responsabilité individuelle,
droit privé, préf. H.-J. Lucas, 2004, Defrénois. – M. LEHOT, Le préf. A. Tunc, 1965, LGDJ.

Généralités.
1. Plusieurs mots du Répertoire civil sont consacrés aux prin- civile, Assurance de dommages, Astreintes, Dommages et inté-
cipaux régimes de la responsabilité civile, et à maints concepts rêts, Fonds de garantie, Force majeure, Solidarité, Trouble de
utilisés dans cette matière (V. Responsabilité contractuelle, Res- voisinage). La présente rubrique, Responsabilité (en général),
ponsabilité du fait des animaux, Responsabilité du fait d’autrui, n’ambitionne donc que de donner une vue générale de la respon-
Responsabilité du fait des bâtiments, Responsabilité du fait des sabilité civile. Elle tente plus d’en dégager des lignes de force,
choses inanimées, Responsabilité du fait personnel, Responsa- en mettant l’accent sur les évolutions récentes (assez considé-
bilité du fait des produits défectueux, Responsabilité – régime rables) que de donner des solutions concrètes, et ne vise pas
des accidents de la circulation. – V. aussi Abus de droit, Action à être exhaustive (bien des aspects importants de la matière ne

Rép. civ. Dalloz -4- mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

seront pas même mentionnés). Dans le même souci de conci- nombre de cent mille !). La responsabilité pénale est l’obligation
sion, il n’a pas été possible de renvoyer aux traités ni aux ma- « de répondre des infractions commises et de subir la peine pré-
nuels. Quant aux innombrables thèses ou articles traitant de la vue par le texte qui les réprime » (G. CORNU et alii, Vocabulaire
responsabilité civile, nous ne citerons que les plus significatifs, juridique, op. et loc. cit., I, B [pén.]). Alors que la responsa-
en privilégiant les plus récents. bilité civile est centrée sur la victime (et l’indemnisation de son
préjudice), son versant pénal considère l’agent pour le punir du
2. Tout système juridique organisé comprend un système de res- trouble qu’il a causé à l’ordre social. Cette responsabilité a connu
ponsabilité, plus ou moins complexe et plus ou moins diversifié. à l’époque contemporaine et connaît une extension notable et
Selon une première définition, synthétique, la responsabilité ju- excessive, notamment en matière d’atteintes à la personne (V. la
ridique est l’obligation « de répondre d’un dommage devant la thèse d’O. MOUYSSET, Contribution à l’étude de la pénalisation,
justice et d’en assumer les conséquences civiles, pénales, dis- préf. B. Beignier, 2008, LGDJ), signe d’une certaine régression.
ciplinaires, etc. (soit envers la victime, soit envers la société) » Lorsqu’un même fait constitue à la fois une infraction pénale et
(G. CORNU et alii, Vocabulaire juridique, 8e éd., 2007, PUF, coll. une faute civile, la victime peut profiter de ce que l’auteur du
Quadrige, Vo Responsabilité, I [sens général]). L’idée qu’elle vé- dommage est attrait devant le juge pénal pour demander à ce-
hicule est commune à toutes les civilisations, tout en épousant lui-ci réparation du préjudice qu’elle a subi, par ce qui est nommé
des mécanismes différents, et elle fut une des premières appli- l’action civile, survivance de l’antique vindicte publique. Mieux,
cations du droit. Cependant, le mot de responsabilité est relati- la victime a même la faculté, en se constituant « partie civile »,
vement récent au regard de l’histoire. À la suite des travaux de d’obliger le ministère public à déclencher les poursuites pénales
M. VILLEY (Esquisse historique sur le mot responsabilité, dans et d’obtenir réparation devant la juridiction répressive (toutefois,
La responsabilité, Arch. phil. dr., t. XXII, 1977,Sirey, p. 45 et s.) depuis la loi no 2007-291 du 5 mars 2007, ayant complété l’art. 85
et de J. HENRIOT (Note sur la date et le sens du mot responsa- du C. pr. pén., la saisine du juge d’instruction par voie d’action
bilité, idem, p. 59 et s.), tous les auteurs contemporains répètent « n’est recevable qu’à condition que la personne justifie soit que
qu’il n’apparut qu’en 1783 (et seulement avec un sens politique) le procureur de la République lui a fait connaître, à la suite d’une
sous la plume de NECKER (selon l’abbé J.-F. FERRAUD, dans plainte déposée devant lui ou un service de police judiciaire, qu’il
son Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, t. 3, n’engagera pas lui-même des poursuites, soit qu’un délai de trois
1788, cité par J. HENRIOT, article préc., spéc. p. 60). Cette af- mois s’est écoulé depuis qu’elle a déposé plainte devant ce ma-
firmation doit être nuancée, car si le mot responsabilité n’existait gistrat » ou au commissariat de police ou à la gendarmerie ; cette
pas, celui de responsable était connu et utilisé depuis longtemps condition n’est pas requise pour les crimes et délits de presse et
dans son sens actuel (contrairement à la légende). Par exemple, certaines infractions électorales, et le délai de prescription de
le Dictionnaire de l’Académie françoise (nouv. éd., Les Libraires l’action publique est suspendu, au profit de la victime, du dépôt
associés, Paris, 1765) comprend l’entrée Responsable avec la de la plainte jusqu’à la réponse du procureur de la République
définition et les exemples suivants : « Qui doit répondre, & être ou, au plus tard, une fois écoulé le délai de trois mois. – V. sur
garant de quelque chose, de ce que fait quelqu’un. Je ne suis tout cela, Ph. le TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des
pas responsable des fautes d’autrui. Il s’en va sans payer, vous contrats, Dalloz Action, 2008/2009, nos 627 et s. et nos 636 et
en êtes responsable. En certains cas, un maître est responsable s. ; Ph. BONFILS, L’action civile. Essai sur la nature juridique
de ses valets, on l’en rend responsable ». d’une institution, 2000, PUAM ; V. Action civile ; Rép. pén., Vo
Action civile). Ce second droit est transmissible à ses héritiers
3. La responsabilité juridique se subdivise en plusieurs rameaux (Ass. plén., 9 mai 2008, no 05-87.379, Bull. ass. plén. no 2,
distincts, aux appellations elles-mêmes spécifiques, définies 1re esp.), tandis que le premier ne l’est pas (Ass. plén., 9 mai
dans le Vocabulaire précité, qui seront inventoriées plus loin ; ce 2008, no 06-85.751, Bull. ass. plén. no 2, 2e esp.), ce qui ne
sont elles qui seront envisagées dans cette rubrique. Ensemble, laisse pas d’être singulier (S. HOCQUERT-BERG, La transmis-
elles s’opposent aux responsabilités non juridiques, que ce soit sion de l’action civile de la victime d’une infraction, RLDC 2008,
la responsabilité morale (qui relève de la conscience), la res- no 3143).
ponsabilité sociale (ne se traduisant que dans un jugement de
valeur porté par les autres citoyens, bien que pouvant comporter 5. Mais la responsabilité qui nous intéresse dans cette rubrique
des conséquences, tel l’ostracisme jeté contre l’agent) ou la est la responsabilité civile envisagée directement. Elle com-
responsabilité politique (du gouvernement devant le Parlement prend elle-même plusieurs sources, régies par quelques articles
et, d’une certaine façon, de tous les élus devant le peuple). Le du code civil (1382 à 1386), dont les numéros sont familiers
mot responsabilité est ambigu, puisque son sens dépend du à tous les juristes français. Quiconque a une connaissance,
contexte, déterminant la fonction qui lui est assignée. En vérité, même très rudimentaire, du droit connaît l’article 1382 et le pre-
ce phénomène est fréquent dans toutes les disciplines, particu- mier alinéa de l’article 1384 du code civil, textes emblématiques
lièrement en droit, dont elle est une source d’affinements (V. not. des régimes généraux de la responsabilité civile (se distinguant
G. CORNU, Linguistique juridique, 3e éd., 2005, Montchrestien, des nombreux régimes spéciaux, qui n’existaient presque pas
passim). Ce droit de la responsabilité civile est un monument lors de la promulgation du code ; V. sur ceux-ci infra, nos 213
vénérable, qui a rendu bien des services, au-delà des prévisions et s.). Ce sont de ces dispositions phares « qui brillent dans
des auteurs du code civil ; mais, le temps passant, il a vieilli et le corps du Code où elles sont enchâssées. […] Elles vivent
ne répond plus parfaitement à ses objectifs, tout en étant trop dans les mémoires sous leur chiffre, et rayonnent en leur lieu,
complexe. Il a besoin d’être largement refondu. sur les domaines qu’elles gouvernent » (G. CORNU, Réflexions
sur une hypothétique révision du titre préliminaire du code ci-
4. En droit privé, la responsabilité juridique la plus ancienne est vil, 1804-2004, Le code civil, 2004, Dalloz, p. 1035 et s., spéc.
la responsabilité pénale, existant lorsque l’acte dommageable 1037). Les règles de la responsabilité civile sont des normes se-
est réprimé par un texte de cette nature (seuls constituent des in- condaires, car elles s’attachent à établir les conséquences (juri-
fractions – contraventions, délits ou crimes – les comportements diques) de la violation des normes primaires (selon la distinction
définis comme tels par la loi, en vertu du principe Nullum cri- de H. HART, reprise par N. BOBBIO, Nouvelles réflexions sur les
men, nulla pœna sine lege ; mais le législateur contemporain a normes primaires et les normes secondaires, dans La Règle de
multiplié les incriminations à l’infini, comme les grains de sable droit, Bruylant [Bruxelles], 1971, p. 104 et s.). Elles ont une di-
d’une plage, au point que nul n’est plus en mesure de les dé- mension constitutionnelle (V. infra, nos 127 et s.) et sont généra-
nombrer ; la chancellerie estime qu’elles sont au minimum au lement considérées comme étant d’ordre public. Pour autant, les

mai 2009 -5- Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

clauses limitatives ou exonératoires devraient être admises en correspond ni à la lettre ni à l’esprit des art. 1382 et 1383, dans
principe, sous réserve des atteintes à la personne et des fautes lesquels la « réparation » relève de la justice commutative [suum
intentionnelles en matière extracontractuelle (V. en ce sens, Droit cuique tribuere, donner à chacun ce qui lui revient, c’est-à-dire
de la responsabilité et des contrats, no 1058), ainsi qu’en matière que l’échange entre les personnes doit s’exercer dans l’exact
contractuelle, des fautes lourdes ; la jurisprudence est dans ce respect de leurs droits], se traduisant ici par le rétablissement
sens pour les défaillances contractuelles, mais est plus rigou- du patrimoine dans son état antérieur, alors que la peine privée
reuse pour la responsabilité extracontractuelle, où elles sont gé- ressortit à la justice distributive, et présente de ce fait un carac-
néralement privées d’effets, même si les arrêts sont rares et am- tère « satisfactoire » [un peu comme l’est la réparation du pré-
bigus (V. sur tout cela J. ABRAS, L’aménagement conventionnel judice moral]). À cela, s’ajoute que la responsabilité civile est
anticipé de la responsabilité extra-contractuelle, préf. F. Leduc, devenue une technique de dilution de la charge d’un dommage,
2008, PUAM, passim). lorsqu’il apparaît inéquitable qu’il soit supporté par celui qui l’a
causé (A. TUNC, La responsabilité civile, 2e éd., 1989, Econo-
6. Nous envisagerons d’abord les fonctions de la responsabilité mica, nos 174 et s. ; V. aussi infra, no 185). Cette dilution, dite
civile (V. infra, nos 7 et s.), avant de dresser un inventaire de aussi socialisation, est soit indirecte (par le biais de la sécurité
ses conditions (V. infra, nos 19 et s.), et enfin d’indiquer quels sociale et de l’assurance), soit directe (lorsque c’est un grou-
sont ses fondements (V. infra, nos 107 et s.). Discipline propre, pement, comme une entreprise, qui est responsable, et aussi
branche autonome du droit civil, elle possède son vocabulaire dans les responsabilités objectives). S’y ajoutent les rôles d’em-
spécifique (V. Ph. BRUN, Les mots du droit de la responsabilité : pêcher la naissance ou le maintien d’un dommage et enfin de
esquisse d’abécédaire, Libre droit, Mélanges Ph. le Tourneau, prévention, sur lesquels nous reviendrons (infra, nos 15 et s.). Il
2008, Dalloz, 2008, nos 117 et s.). Il n’est pas figé. Le sens est malaisé de parvenir à un équilibre satisfaisant entre ces dif-
de certains mots évolue (telle la cohabitation : V. infra, no 180), férentes fonctions. Selon les époques, le rôle privilégié varie. Le
tandis que d’autres apparaissent (comme implication [V. infra, droit de la responsabilité reflète les valeurs auxquelles la socié-
no 53] ou risque de développement [V. infra, no 227]). té est attachée, dont témoignent les dommages qu’il prend en
compte, marquant quelles valeurs sont protégées, par exemple
la dignité de la personne, qui est devenue un point de référence
normatif de tout le droit.
SECTION 1re
Fonctions de la responsabilité.
ART. 1er. – INDEMNISER.
7. Les fonctions de la responsabilité civile sont variées. On in-
siste généralement sur les fonctions réparatrice (V. infra, nos 8 8. La responsabilité juridique est protectrice, car elle oblige à ré-
et s.) et normative de la responsabilité civile (ce deuxième as- parer le dommage causé à autrui, dont un intérêt légitime a été
pect contribuant à la prévention des comportements antisociaux : injustement lésé par un acte contraire à l’ordre juridique (autre-
V. infra, no 116 ; cela n’est vrai que pour la responsabilité pour ment dit, par un acte illicite). Elle tente d’effacer, par une réac-
faute). Un auteur a suggéré de rétablir cette dualité dans sa tion juridique, les conséquences du fait perturbateur imputable à
pureté, alors qu’elle a perdu sa cohérence au fil des siècles quelqu’un, de ce désordre qu’il a créé (constituant une injustice),
(C. GRARE, Recherches sur la cohérence de la responsabilité et ainsi d’apaiser la victime (ou/et ses proches). Cette fonction
civile délictuelle. L’influence des fondements de la responsabili- d’apaisement, rarement relevée, a pris de l’ampleur à l’époque
té sur la réparation, préf. Y. Lequette, 2005, Dalloz). Pour cela, contemporaine, marquée par la quête de la « reconnaissance »
une action en « réparation-compensation » serait guidée par l’ob- par autrui (A. CAILLÉ [sous la dir.], La quête de la reconnais-
jectif indemnitaire (C. GRARE, thèse préc., nos 390 et s.), tandis sance, nouveau phénomène social, 2007, La Découverte) – en
que l’action en « réparation-expiation » aurait pour seul visée la l’espèce de la victime –, et de la mise en avant de la nécessité
fonction normative (C. GRARE, thèse préc., nos 442 et s.). La d’une sanction judiciaire pour oublier les souffrances endurées.
première ne tiendrait pas compte d’une éventuelle faute de l’au- Est-il nécessaire de relever l’évidence que la responsabilité ci-
teur du dommage (des forfaits et des plafonds d’indemnisation vile met en scène deux sujets, l’un l’auteur du dommage (débi-
seraient pertinents ; ne seraient pas indemnisés les dommages teur de l’indemnisation), l’autre la victime (créancière de celle-ci),
non économiques ou l’atteinte aux droits extrapatrimoniaux de et qu’en cela elle présente toujours une dimension humaine ?
la personne) ; en revanche, la seconde ne pourrait être mise en Toute action en responsabilité implique en amont la rencontre
œuvre qu’en présence d’une faute subjective, et permettrait la dommageable de deux activités humaines. Son auteur doit en
réparation des préjudices non indemnisés du premier chef (l’as- répondre, c’est-à-dire indemniser la victime afin de rétablir l’éga-
surance serait ici exclue). Les fonctions réparatrice et normative lité qu’il avait rompue à son avantage. Il y a, dans le verbe ré-
de la responsabilité civile, tout en étant importantes, ne sont pas pondre, comme dans le mot de responsabilité, le latin spondeo
les seules. Au cours des âges, la responsabilité civile en a rempli par lequel, à Rome, le débiteur se liait solennellement dans le
plusieurs autres : châtiment d’un coupable, vengeance, rétablis- contrat verbis (V. M. VILLEY, Esquisse historique sur le mot res-
sement de l’ordre social (M. BOULET-SAUTEL, G. CARDAS- ponsable, article préc.). Dans le domaine des dommages corpo-
CIA et alii, La responsabilité à travers les âges, préf. J. Imbert, rels, cet aspect indemnitaire de la responsabilité civile a perdu
1989, Economica), sans oublier le fait qu’elle permet d’empê- une bonne part de son intérêt, en raison des couvertures sociales
cher la naissance ou le maintien d’un dommage illicite, aspect et des assurances privées. La responsabilité extracontractuelle
mis en lumière par la doctrine contemporaine (V. infra, nos 15 et protège les droits et les intérêts des agents face à l’activité des
s.). Enfin, elle continue de jouer un rôle de rétribution, dit aus- tiers ; elle s’efforce de maintenir un juste et fragile équilibre entre
si de peine privée (V. not. sur ce point, O. ANSELME-MARTIN, deux éléments contradictoires, la sécurité des personnes et leur
La responsabilité civile délictuelle objective, thèse Montpellier, liberté d’agir. Conforme aux « normes internationales » (CA Ver-
1991 ; S. CARVAL, La responsabilité civile dans sa fonction de sailles, 17 mai 1995, D. 1995. 213, visant l’art. 19 du Pacte
peine privée, préf. G. Viney, 1995, LGDJ ; A. JAULT, La notion international des droits civils et politiques, ainsi que l’art. 10 de
de peine privée, préf. F. Chabas, 2005, LGDJ) ; la peine pri- la Conv. EDH), le droit, pour la victime d’un dommage causé
vée n’est possible que dans la responsabilité pour faute. Elle est par la faute de quelqu’un ou le fait d’une chose gardée, d’obtenir
une survivance de l’origine de la responsabilité (née dans le do- une indemnisation est un principe général du Droit, au respect
maine pénal), en vérité assez singulière (car la peine privée ne duquel veille le Conseil constitutionnel (V. infra, nos 127 et s.).

Rép. civ. Dalloz -6- mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

9. La responsabilité implique l’intervention d’une personne phy- institue exceptionnellement des restrictions analogues : ainsi,
sique ou morale (par elle-même, par quelqu’un dont elle répond quand elle exclut d’indemniser le préjudice moral résultant du
ou par le fait d’une chose dont elle a la garde), un préjudice (sauf défaut d’information préalable à un acte médical (Civ. 1re, 6 déc.
quand l’action a pour objet la cessation de l’illicite : infra, nos 15 2007, no 06-19.301, Bull. civ. I, no 380, D. 2008. 192, note
et s.), et un lien de causalité entre les deux (V. infra, nos 33 et P. Sargos, et pan. 2894, obs. P. J., JCP 2008. I. 125, nos 3 et
s.) ; la causalité, purement factuelle, était traditionnellement as- 15, obs. Ph. Stoffel-Munck, RDC 2008. 769, note J.-S. Borghet-
sociée à l’imputabilité, concept juridique (comp. J. FISCHER, ti, LPA 26 mars 208, p. 7, note G. Royer, RTD civ. 2008. 303,
Causalité, imputation, imputabilité : les liens de la responsabi- obs. P. Jourdain). De plus, en matière contractuelle, le débiteur
lité civile, Libre droit. Mélanges Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, n’est tenu que des dommages et intérêts prévus ou prévisibles
p. 283 et s.) désignant l’aptitude d’une personne à discerner les (V. Dommages et intérêts ; V. Droit de la responsabilité et des
conséquences de ses actes, mais qui a été abandonnée (V. infra, contrats, 2008/2009, nos 1032 et s.). Enfin, la méthode de conci-
no 135 ; Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action liation des intérêts en présence, développée notamment par la
2008/2009, nos 1326 et s.). Lorsque les conditions nécessaires Cour européenne des droits de l’homme pour les hypothèses de
à la mise en jeu de l’une des responsabilités admises par le droit conflits entre droits d’égale valeur, peut conduire à s’écarter du
positif sont réunies, le devoir moral qui pesait sur l’agent de ré- principe de l’indemnisation appropriée. Ainsi, pour déterminer si
parer le préjudice (afin de rétablir l’équilibre détruit par lui) se la sanction d’une atteinte à la vie privée constitue une ingérence
transforme en obligation juridique, mais sans que la volonté des admissible de la responsabilité civile dans la liberté de la presse,
acteurs intervienne en quoi que ce soit. Le devoir moral devient la Cour de cassation contrôle si le juge « a fixé le préjudice en
un droit personnel in favorem victimæ, au profit de la victime, résultant dans un rapport raisonnable de proportionnalité entre
dont l’auteur du dommage est le débiteur. L’obligation s’inscrit la sanction imposée et le but légitime visé » (Civ. 1re, 21 févr.
alors à l’actif du patrimoine de celle-ci et au passif de celui de 2006, no 03-19.994, Bull. civ. I, no 97, RJPF mai 2006, p. 12,
l’agent (B. FROMION-HEBRARD, Essai sur la notion de patri- note E. Putman).
moine en droit privé français, préf. M. Grimaldi, 2003, LGDJ,
no 442) ; ce droit est un bien, qui a pour objet une valeur, celle 12. En dehors de ces exceptions, la règle positive de l’indem-
du préjudice (V., qualifiant la créance de réparation de la victime nisation appropriée, dite de la réparation intégrale, est que l’in-
de « valeur patrimoniale » faisant partie des « biens » du créan- demnisation doit compenser tout le dommage (la réparation in-
cier, CEDH 6 oct. 2005, no 1513-03 et no 11810-03 [2 arrêts], tégrale est considérée comme un « principe » en quelque sorte
D. 2005. 2546, note M.-C. de Montecler, JCP 2006. II. 10062, autonome par la Cour de cassation, dans la mesure où il lui ar-
note A. Gouttenoire et S. Simon-Porchy, RCA 2005, 327, note rive de le viser seul, sans l’appuyer sur aucun texte ; exemples :
C. Radé, RTD civ. 2005. 743, obs. J.-P. Marguénaud, et 798, Civ. 2e, 19 juin 2008, no 07-14.805, Gaz. Pal. 8 janv. 2009,
obs. T. Revet). no 8, p. 10, note C. Quézel-Ambrunaz ; Civ. 2e, 18 sept. 2008,
10. Cela étant, pour la Cour de cassation, « le propre de la res- no 07-16.340 ; Civ. 2e, 22 janv. 2009, nos 07-20.878 et 08-10.392,
ponsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible D. 2009. 1114, note R. Loir, Gaz. Pal. 25 mars 2009, no 85,
l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux p. 10, note S. Saleh et J. Spinelli). Tout le dommage, mais
dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trou- pas plus (l’indemnité ne doit pas lui être supérieure, les arrêts
vée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » (Civ. 2e, 28 oct. le rappellent souvent), y compris la perte d’une chance (Droit
1954, Bull. civ. II, no 328, JCP 1955. II. 8765, RTD civ. 1955, de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, nos 1417 et s.).
324, obs. H. et L. Mazeaud). Cette formule est d’origine doc- Point n’est besoin qu’il présente une gravité ou une durée par-
trinale (la source s’en trouve chez R. SAVATIER, Traité de la ticulières (circonstances qui pourront retentir quant à l’apprécia-
responsabilité civile en droit français, t. 2, 2e éd., 1951, LGDJ, tion de l’indemnité). D’où l’indemnisation peut se borner à l’euro
no 601). Par une sorte de fiction, le droit tente d’effacer le dom- dit symbolique (à condition que l’arrêt contienne l’affirmation que
mage qui, bientôt, ne sera plus qu’un mauvais souvenir, de faire cette somme minime compensera parfaitement le préjudice su-
croire que le paradis perdu sera retrouvé. L’auteur du dommage bi : Crim. 16 mai 1974, no 73-91.139, Bull. crim. no 178, D.
est tenu à sa réparation appropriée, de telle sorte qu’il ne puisse 1974. 513, rapp. B. Dauvergne) ; du reste, la condamnation ne
y avoir « ni perte, ni profit », selon l’heureuse expression de cer- mérite le nom de symbolique qu’au plan pécuniaire, « car elle fait
tains arrêts, (Civ. 2e, 9 nov. 1976, no 75-11.737, Bull. civ. II, partie du monde réel, lequel comporte bien d’autres réalités que
no 302 ; Civ. 2e, 23 janv. 2003, no 01-00.200, Bull. civ. II, no 20, le compte en banque » (Ph. JESTAZ, La sanction ou l’inconnue
D. 2003, IR 605, JCP 2003. II. 10110, note J.-F. Barbièri). Nous du droit, D. 1986, chron. 197). Ne sont pas pris en considé-
préférons l’expression de réparation appropriée, ou mieux d’in- ration pour la fixation de l’indemnité la gravité de l’acte généra-
demnisation appropriée, à celle de réparation « intégrale », car teur ni l’importance du patrimoine de l’auteur du dommage ou le
les dommages et intérêts servent moins à réparer qu’à compen- fait qu’il n’était pas assuré pour l’activité dommageable. En re-
ser le préjudice, et parce que l’intégralité de la compensation n’a vanche, il nous semble que le préjudice implique la conscience,
aucun sens quand il s’agit d’un préjudice moral. Au demeurant, de sorte que l’indemnisation du préjudice moral des victimes in-
ce principe dit de la réparation intégrale, qui contribue à l’expan- conscientes, dites affreusement « en état végétatif », ne devrait
sion désordonnée et sans limites de la responsabilité civile, est pas être admise. Certes, le respect de la dignité de la personne
assez contestable. Depuis une quarantaine d’années, nous pro- conduit à prendre en compte l’atteinte corporelle, qui existe ob-
posons d’y déroger, en accordant un pouvoir modérateur au juge jectivement (le dommage), mais c’est autre chose d’apprécier
(V. infra, no 148) ou, plus radicalement, en proposant une indem- ses conséquences (le préjudice : V. infra, no 22, la distinction du
nisation automatique et forfaitaire pour les dommages corporels dommage et du préjudice). Selon la Cour de cassation, « l’état
(V. infra, nos 252 et s.). végétatif d’une personne humaine n’excluant aucun chef d’in-
demnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses élé-
11. Il existe quelques hypothèses dans lesquelles une limitation ments » (Civ. 2e, 22 févr. 1995, no 93-12.644 et n° 92-18.731,
de la réparation a été prévue par les parties, par des Conventions Bull. civ. II, no 61 [2 arrêts], D. 1995, somm. 233, obs. crit.
internationales (par exemple, en matière de transport) ou par la D. Mazeaud, D. 1996. 69, note Y. Chartier, JCP 1995. I. 3853,
loi. Ainsi en est-il, notamment, de la législation sur les accidents no 20, obs. G. Viney, [2 esp.] ; M.-A. PÉANO, Victimes en état
du travail et les maladies professionnelles, qui est d’ordre pu- végétatif : une étape décisive, RCA 1995, chron. 13 ; V. sur cela,
blic. L’assuré ne peut pas refuser le statut d’assuré social avec Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, nos 1558
toutes les conséquences qui s’y rattachent. La jurisprudence et s., avec les nuances).

mai 2009 -7- Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

13. Par essence, le dommage est subjectif, consistant dans la de sécurité des fournisseurs de produits sanguins avant la loi
lésion d’un intérêt de la victime. Dès lors, théoriquement, il s’ap- no 98-389 du 19 mai 1998 (V. Droit de la responsabilité et des
précie in concreto, en dehors de tout barème. Toutefois, pa- contrats, 2008/2009, no 4242). Elle est en consonance avec la
radoxalement, des considérations objectives entrent de plus en définition de l’obligation de sécurité, dont l’objectif est la préven-
plus souvent en ligne de compte. En effet, comme cela a été tion, de sorte que la prétendue faute de la victime n’est que le
démontré (O. BERG, Le dommage objectif, Mélanges G. Viney, révélateur de la défaillance contractuelle de son débiteur (en ce
2008, LGDJ, p. 63 et s.), le dommage est parfois partiellement sens, N. BOUCHE, note préc.).
objectif, le juges ayant tendance à apprécier dans certains cas
le dommage in abstracto (par exemple, lorsqu’ils allouent une
indemnité quant à la perte des agréments normaux de la vie ART. 2. – EMPÊCHER LA NAISSANCE OU LE MAINTIEN
D’UN DOMMAGE ILLICITE.
[Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, no 1587],
ou lorsqu’ils accordent à une victime « en état végétatif » une
15. La responsabilité civile est outillée pour empêcher les dom-
indemnisation couvrant tous les chefs de préjudice [y compris
mages et les faire cesser, ce qui est préférable que de les répa-
« moraux »], alors même qu’elle n’a pas conscience de son état
rer une fois commis (V. aussi infra, nos 124 et s. sur la fonction
[V. supra no 12]). Plus remarquable encore est le fait que la
préventive de la responsabilité subjective). Cela, alors même
responsabilité civile reconnaisse maintenant, le cas échéant, un
que le code civil ne comporte aucune disposition générale en ce
dommage purement objectif. Celui-ci vise « une atteinte à un
sens (en revanche, la distinction de la cessation de l’illicite et de
intérêt collectif au sens strict du terme, c’est-à-dire à une valeur
la réparation transparaît dans de nombreuses dispositions, re-
ou cause sociale – un idéal, un principe supérieur, un objectif
levées par C. BLOCH, La cessation de l’illicite, Recherche sur
économique, social ou politique – ou à une chose commune »
une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontrac-
(O. BERG, article préc., spéc. p. 68 ; par exemple, est un dom-
tuelle, préf. G. Bonnet, avant-propos Ph. le Tourneau, 2008,
mage objectif par atteinte à une cause sociale la violation d’une
Dalloz, nos 93 et s.). Les citoyens disposent d’un droit personnel
loi protégeant les consommateurs ; de même, est un dommage
(défensif) d’empêcher, d’arrêter dès l’origine, ab ovo, les actes
objectif par atteinte à une chose commune le dommage écolo-
qui risquent de leur causer un préjudice, du moins en droit privé
gique pur).
(V. not. dans le même sens, S. GRAYOT, Essai sur le rôle des
juges civils et administratifs dans la prévention des dommages,
14. Il va de soi que, dans l’hypothèse où la victime a été re- thèse Paris I, 2006, not. nos 453 et s. ; et, surtout, C. BLOCH,
connue partiellement responsable de son propre dommage, la thèse préc.). La distinction entre la réparation et la cessation de
réparation sera limitée à la part qui ne lui incombe pas (V. sur l’illicite avait été établie par R. SAVATIER (Traité de la respon-
la faute de la victime, Droit de la responsabilité et des contrats, sabilité civile en droit français civil, administratif, professionnel,
2008/2009, nos 1869 et s. ; Y. LE MAGUERESSE, Des compor- procédural, préf. G. Ripert, 2e éd., 1951, LGDJ, t. 2, nos 594 et
tements fautifs du créancier et de la victime en droit des obliga- s.), puis développée par M.-É. ROUJOU DE BOUBÉE (Essai sur
tions, avant-propos Ph. le Tourneau, préf. D. R. Martin, 2007, la notion de réparation, préf. P. Hébraud, 1974, LGDJ). Néan-
PUAM). Mais la première chambre civile de la Cour de cas- moins, les auteurs n’insistaient guère avant nos travaux sur ce
sation a décidé, en 2008, que la faute d’un voyageur ne peut que le trait fondamental de la responsabilité subjective est de
qu’exonérer totalement la responsabilité du transporteur (lors- permettre de faire cesser des agissements contraires au droit,
qu’elle constitue un cas de force majeure), du moins quant au en les faisant avorter dès leur principe, en agissant sur la source
transport ferroviaire interne ; que, par conséquent, il ne peut du fait délictueux (alors que l’indemnisation porte sur ses effets).
pas exister dans ce domaine d’exonération partielle (Civ. 1re, Quiconque risque de souffrir d’un dommage illicite peut inconti-
13 mars 2008, no 05-12.551 et no 05-11.800, Bull. civ. I, no 76, nent obtenir en justice la suppression de son fait constitutif, avant
D. 2008, AJ 920, obs. I. Gallmeister, et 1582, 1re esp., note même la réalisation du dommage (à condition, selon C. BLOCH,
G. Viney, D. 2008, pan. 2899, obs. P. B., JCP 2008. II. 10085, La cessation de l’illicite, thèse préc., nos 385 et s., qu’il existe
note P. Grosser, RCA 2008, no 159, note F. Leduc, CCC 2008, un trouble, défini par lui comme propriété actuelle du fait illicite
no 173, note L. Leveneur, RTD civ. 2008. 312, obs. P. Jour- et simple potentialité du dommage), afin d’en empêcher la sur-
dain, LPA 6 août 2008, no 157, p. 18 note C. Quézel-Ambru- venance, même en l’absence d’une faute (l’action en cessation
naz et 25 août 2008, no 170, p. 8, note N. Bouche, RDC 2008. a un caractère objectif : C. BLOCH, thèse préc., nos 295 et s.).
743, 2e esp., note D. Mazeaud et 763, 2e esp., note G. Viney ; La cessation de l’illicite se distingue de la réparation en nature
S. HOCQUET-BERG, Mauvais remake du scénario Desmares (C. BLOCH, thèse préc., distinguant les notions de fait domma-
en matière contractuelle, RCA 2008, étude 6 ; pas d’exonération geable et de dommage, not. au no 116 : lorsque « le juge cherche
partielle malgré la faute du voyageur). Une chambre mixte de à empêcher le dommage futur de se réaliser en adoptant des
la même juridiction devait affirmer quelques mois plus tard, se mesures qui préviennent ou font cesser le fait ou l’état de fait
prononçant cette fois sur les conditions de l’exonération totale potentiellement dommageable […] c’est alors de la cessation de
de la SNCF pour faute de la victime (et non plus sur la question l’illicite qu’il s’agit ». Mais s’il « cherche à prévenir le dommage
de la possibilité d’une exonération partielle), que « le transpor- futur en adoptant des mesures qui paralyseront ou réduiront les
teur ferroviaire, tenu envers les voyageurs d’une obligation de conséquences de la réalisation du fait dommageable », il s’agit
sécurité de résultat, ne peut s’exonérer de sa responsabilité en alors de réparation).
invoquant la faute d’imprudence de la victime que si cette faute,
quelle qu’en soit la gravité, présente les caractères de la force 16. Le juge des référés dispose d’un pouvoir souverain pour
majeure » (Ch. mixte 28 nov. 2008, no 06-12.307, D. 2008, AJ ordonner les mesures qui lui paraissent s’imposer pour empê-
3079, obs. I. Gallmeister, D. 2009. 461, note G. Viney, JCP cher un dommage imminent ou pour faire cesser un trouble illi-
2009. II. 10011, note P. Grosser, JCP 2009. 123, no 12, obs. Ph. cite (surtout grâce à l’art. 809, al. 1er, du C. pr. civ., constituant
Stoffel-Munck, RJDA 2009, no 216, Gaz. Pal. 16 janv. 2009, la mise en œuvre procédurale des art. 1382 et 1383 du C. civ. ;
no 17, p. 13, avis M. Domingo, note P. Oudot, RCA 2009, no 4, adde not. CCH, art. L. 125-4 ; C. com., art. L. 442-6, IV, dit
note S. Hocquet-Berg ; il résulte implicitement de la formule ci- « référé-concurrence » ; L. no 2004-575, 21 juin 2004 [LCEN],
tée de cet arrêt que le transporteur pourrait être exonéré en pré- art. 6-1, 8°). Le juge des référés est devenu le juge ordinaire
sence d’une faute intentionnelle de la victime). La solution de de la cessation de l’illicite, en raison de sa rapidité, et alors que
la première chambre civile de la Cour de cassation à propos de son pouvoir s’est largement rapproché de celui du juge du fond
la faute d’un voyageur avait déjà été admise quant à l’obligation (C. BLOCH, La cessation de l’illicite, thèse préc., nos 191 et s. ;

Rép. civ. Dalloz -8- mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

Civ. 2e, 15 nov. 2007, no 07-12.304, Bull. civ. II, no 255 : « Le et allemand, thèse Strasbourg, 2003, passim), ne fût-il pour l’ins-
juge des référés apprécie souverainement le choix de la mesure tant qu’un risque, dès lors « qu’il porte en lui-même les conditions
propre à faire cesser le trouble qu’il constate »). Ainsi, il peut de sa réalisation » (Civ. 1re, 28 nov. 2007, no 06-19.405, préc.).
ordonner la saisie de toute publication ou film portant atteinte Le dommage tend à devenir l’alpha et l’omega de la responsabili-
aux droits de la personnalité, n’aurait-il pas encore été divulgué té civile. Là où cette branche du droit semblait traditionnellement
(Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, no 1620), s’ordonner autour de la question du fait générateur, on pouvait
ou prendre la mesure la plus opportune pour empêcher qu’un décrire, comme le faisait R. SAVATIER (Traité de la responsa-
acte de concurrence déloyale qui, pour l’heure, n’a pas encore bilité civile en droit français, op. cit., no 455), la métamorphose
été nocif, le devienne (Droit de la responsabilité et des contrats, de la faute ou du risque en dommage. Le besoin indemnitaire
no 7027). Et, si le fait illicite est déjà perpétré, le dommage adve- auquel cède, de manière croissante, le droit français tend à pos-
nu, la responsabilité viendra sauvegarder, pour l’avenir, le droit tuler l’existence du fait générateur de responsabilité à partir de
ou l’intérêt bafoué en supprimant la situation dont le maintien la constatation d’un dommage, qui absorbe lui-même la notion
conduirait à la perpétuation du préjudice. Par exemple, le tribu- de préjudice (V. infra, no 22 sur la distinction du dommage et du
nal ordonnera la démolition d’un édifice construit au mépris des préjudice). Le principe n’est plus « toute faute appelle répara-
règles de l’urbanisme (Droit de la responsabilité et des contrats, tion », mais « tout dommage appelle condamnation ». Dans cet
no 2442). enchaînement, l’existence d’un mal devient le centre de gravité
de la responsabilité ; la faute pourrait tout aussi bien s’analy-
17. Ce rôle préventif (spécial) de la responsabilité civile est ser comme la commission d’un mal, le préjudice comme la souf-
distinct, bien que complémentaire, du devoir de prévention france d’un mal et la réparation comme la guérison d’un mal
(général), pesant sur chaque citoyen, afin d’éviter la production (C. LABRUSSE-RIOU, Entre mal commis et mal subi : les os-
de dommage, par une conduite prudente, comme une suite cillations du droit, dans La responsabilité. La condition de notre
nécessaire de sa liberté (V. infra, no 116 et nos 124 et s.). Mais humanité, Autrement, « Série Morales », no 14, 1994, p. 94 et s.).
« en s’attaquant à un fait illicite, la cessation de l’illicite fait Reprise avec constance par toutes les chambres de la Cour de
beaucoup plus que prévenir un dommage : elle met surtout le cassation, la formule selon laquelle « le propre de la responsabi-
fait en conformité avec la règle de droit qu’il viole » (C. BLOCH, lité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre
La cessation de l’illicite, thèse préc., no 14) et possède donc une détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du
fonction corrective ; elle a un caractère obligatoire, car « elle responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte
assure le respect d’une règle de droit impérative » (C. BLOCH, dommageable n’avait pas eu lieu » (Civ. 2e, 28 oct. 1954, préc.)
thèse préc., no 446). La cessation de la situation illicite est est l’une des seules à éclairer globalement la notion de préjudice
une fonction de la responsabilité civile, comme nous l’avons réparable, en lui fixant une limite fonctionnelle. Elle implique, en
toujours soutenu, et comme cela a été brillamment démontré outre, que, même si le préjudice peut revêtir bien des formes,
par C. BLOCH (thèse préc.). En sens inverse, un auteur a pu il n’y a pas d’action en responsabilité sans préjudice à réparer.
souhaiter renforcer la prévention spéciale, par l’existence d’une Pas de préjudice, pas de responsabilité civile. Au contraire, la
action légale autonome et spécifique, hors de la responsabilité responsabilité morale et la responsabilité pénale peuvent exister
civile (S. GRAYOT, thèse préc., nos 456 et s. ; V. le texte de la indépendamment d’un préjudice. Ainsi, beaucoup de contraven-
proposition de loi en ce sens au no 547). tions – qui engagent la responsabilité pénale de leur auteur – ne
causent de préjudice à personne. Mais, à proprement parler,
18. C’est une autre question, bien qu’apparentée, de savoir
c’est là affaire de culpabilité plus que de responsabilité.
si le coût de prévention d’un risque de dommage est un pré-
judice réparable. La Cour de cassation semble opiner en ce 21. La nécessité d’un dommage résulte de l’article 1382 du code
sens, en admettant que les sommes exposées pour prévenir un civil, subordonnant l’obligation de réparer à l’existence d’un dom-
risque sérieux de dommage peuvent être mises à la charge de mage à autrui ; de l’article 1383, selon lequel chacun est respon-
celui qui l’avait fautivement fait naître (Civ. 1re, 28 nov. 2007, sable du « dommage qu’il cause non seulement par son fait mais
no 06-19.405, Bull. civ. I, no 372, JCP 2007. I. 125, no 7, obs. encore par sa négligence ou par son imprudence » ; de l’article
Ph. Stoffel-Munck ; Civ. 2e, 15 mai 2008, no 07-13.483, Bull. civ. 1384, dont tous les alinéas supposent un « dommage » ; enfin,
II, no 112, D. 2008, pan. 2900, obs. P. B., RCA 2008, no 214, des articles 1385 et 1386, dans lesquels le mot « dommage »
JCP 2008. I. 186, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2008. est encore répété. Généralement, on y voit la même nécessi-
679, obs. P. Jourdain). té dans le domaine contractuel, au motif que l’article 1147 du
code civil, en cas de retard dans l’exécution ou d’inexécution
SECTION 2 d’une obligation, n’envisagerait la condamnation du débiteur à
des dommages et intérêts que « s’il y a lieu », sous-entendu s’il
Conditions de la responsabilité. y a un dommage ; et que l’article 1149 évalue les dommages et
intérêts d’après la perte faite par le créancier et le gain qu’il a
19. La responsabilité civile n’est engagée qu’en présence de la
manqué, d’où il suit, qu’en l’absence de perte ou de manque à
réunion de trois éléments, constituant les conditions d’ouverture
gagner, c’est-à-dire de préjudice, il n’y a pas lieu à « responsa-
que voici : l’existence d’un dommage, d’un lien de causalité et
bilité contractuelle ». Cependant, il ne s’agit là que d’une pseu-
d’un fait générateur.
do-similitude : quand le créancier a été frustré de l’obligation pré-
cisément convenue, il peut obtenir qu’il y soit remédié, et devrait
ART. 1er. – UN DOMMAGE. déjà obtenir des dommages et intérêts compensatoires sur cette
base afin de rétablir l’équilibre du contrat, sans avoir à caracté-
§ 1er. – Nécessité d’un dommage. riser plus avant le tort que cette défaillance lui cause (V. infra,
nos 97 et s.).
20. Pour que la responsabilité soit engagée, il faut que la victime
souffre d’un dommage (et que celui-ci ait un lien de causalité § 2. – Dommage et préjudice.
avec l’intervention du responsable), qu’il soit physique ou incor-
porel (le droit tente de parvenir à une protection maximale des 22. Longtemps, la doctrine française s’est peu intéressée au
premiers, mais seulement à une protection relative des seconds ; dommage, à quelques exceptions près (mais la situation évo-
V. Ph. BERG, De l’atteinte aux intérêts incorporels en droit de la lue ; V. not. S. ROUXEL, Recherche sur la distinction du dom-
réparation des dommages. Essai d’une théorie en droit français mage et du préjudice en droit civil français, thèse Grenoble II,

mai 2009 -9- Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

1994 ; O. BOSKOVIC, La réparation du préjudice en droit in- § 3. – Préjudice qualifié.


ternational privé, préf. P. Lagarde, 2003, LGDJ ; X. PRADEL,
Le préjudice dans le droit de la responsabilité civile, avant-pro- 23. Même en tenant compte des dérives actuelles en la ma-
pos J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, préf. P. Jourdain, 2004, tière (V. infra, nos 27 et s.), tout préjudice n’emporte pas droit à
LGDJ ; C. CALFAYON, Essai sur la notion de préjudice, thèse réparation. Seul un préjudice « qualifié » est pris en considé-
Paris I, 2007). Les auteurs saisissent généralement le dommage ration. Pour ouvrir droit à réparation, il doit traditionnellement
à travers ses multiples variétés (préjudice matériel, moral, cor- présenter certains caractères, régulièrement rappelés par la ju-
porel, commercial…) plutôt que dans son essence, sauf à af- risprudence : « la seule preuve exigible est celle d’un préjudice
firmer qu’il peut être défini d’une façon large comme étant l’at- personnel, direct et certain » (Civ. 2e, 16 avr. 1996, no 94-13.613,
teinte à un intérêt, ce qui ne fait que déplacer la difficulté concep- Bull. civ. II, no 94, D. 1997, somm. 31, obs. P. Jourdain, RTD civ.
tuelle sans la résoudre. L’incertitude est accrue du fait qu’il est 1996. 627, obs. P. Jourdain). Il est parfois ajouté qu’il doit être
d’usage, en droit français interne, de tenir pour synonymes les licite. Toutefois, par faveur pour les victimes, l’histoire de la res-
termes de dommage et de préjudice (le premier est apparu dans ponsabilité civile depuis 1804 est celle d’une dissolution continue
la langue française au XIe siècle, le second au XIIIe siècle). Or, des qualités requises du préjudice pour ouvrir droit à réparation
l’histoire du droit aussi bien que le droit comparé enseignent que (V. L. CADIET, Les métamorphoses du préjudice, article préc.).
cette confusion n’a rien d’absolu (V. L. CADIET, Le préjudice 24. Le préjudice réparable n’est pas n’importe quel préjudice
d’agrément, thèse Poitiers, 1983, nos 288-289 et nos 323-329), certain. S’il ne résulte pas nécessairement de l’atteinte portée
et alors que la distinction entre les deux mots est classique en à un droit, les règles de la responsabilité civile ne peuvent pas
droit international. À proprement parler, le dommage désigne permettre la défense des intérêts ou des situations que le droit
la lésion subie (un fait brut et matériel) appréciée de façon ob- condamne, parce qu’ils sont contraires à la loi, à l’ordre public
jective au siège de cette lésion ; tandis que le préjudice est la ou aux bonnes mœurs. Il a longtemps été prétendu, et cela l’est
conséquence juridique et subjective de la lésion (et est donc un parfois encore, que pour entraîner réparation, l’intérêt lésé ne
concept juridique) se concrétisant dans les répercussions sub- doit pas être illégitime ou, pour le dire autrement, que seul le
jectives du dommage sur la personne et/ou sur les biens de la dommage licite est réparable. Certains estiment que cette exi-
victime. Une atteinte à l’intégrité physique, c’est-à-dire un dom- gence n’est que la transposition, au chapitre de la responsabi-
mage corporel, peut ainsi engendrer un préjudice patrimonial lité civile, d’une règle générale de procédure, car l’article 31 du
(comme la perte de salaires, des frais médicaux et d’hospitali- code de procédure civile fait de « l’intérêt légitime » une condi-
sation…) et un préjudice extrapatrimonial (des souffrances mo- tion générale de recevabilité de l’action en justice. Mais le point
rales, une diminution du bien-être…). Le passage du dommage de vue est alors différent : la licéité du préjudice n’est pas tant
au préjudice opère une métamorphose : devenant préjudice, il une condition d’ouverture de l’action en réparation qu’un élément
se détache du fait illicite ; enfin, si le dommage, une fois ad- de mesure du préjudice réparable, alors que la légitimité de l’in-
venu, est irréversible, le préjudice peut être compensé et donc térêt à agir rend l’action en justice recevable. La différence est
disparaître. Cette distinction permet de clarifier le régime de sensible. Une victime ayant un intérêt légitime à agir verra son
la réparation et d’en mieux maîtriser le jeu ; telle est la raison action reçue ; mais si, parmi les chefs de préjudice qu’elle in-
pour laquelle un nombre croissant d’auteurs souhaitent sa res- voque, il s’en trouve un qui vise à la réparation d’un intérêt illicite
tauration (not. C. BLOCH, La cessation de l’illicite, thèse préc., (telle la perte d’un bien qu’elle détenait en violation des règles de
nos 120 et s. ; J.-S. BORGHETTI, Les intérêts protégés et l’éten- droit), ce dernier ne sera pas pris en compte et la demande sera
due des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile déclarée, de ce chef, partiellement mal fondée. Ainsi, la licéité
extra-contractuelle, Mélanges G. Viney, 2008, LGDJ, p. 145 et du préjudice invoqué est une condition du bien-fondé de l’action
s. ; Ph. BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 2005, plus que de sa recevabilité. En effet, il ne faudrait pas prêter à
Litec, no 215 ; L. CADIET, thèse préc., nos 323 et s., et Les méta- la condition posée par l’article 31 du code de procédure civile
morphoses du préjudice, dans Journées R. Savatier, 1998, PUF, plus qu’elle ne peut donner : il serait anormal que, sous cou-
p. 37 et s. ; A. GUÉGUAN-LÉCUYER, Dommages de masse et vert d’apprécier la légitimité de l’intérêt à agir, les juges saisis
responsabilité civile, préf. P. Jourdain, avant-propos G. Viney, de l’action appréciassent déjà la légitimité de la prétention, en
2006, LGDJ, nos 60 et s. ; Y. LAMBERT-FAIVRE, Droit du dom- l’occurrence de la demande de réparation du préjudice, car ce
mage corporel, 5e éd., 2004, Dalloz, no 86 ; C. LAPOYADE-DES- serait confondre le droit et l’action, faire découler l’existence de
CHAMPS, Quelle(s) réparation(s) ? dans La responsabilité ci- l’action de considérations tenant au fond même du droit. Dans
vile à l’aube du XXIe siècle, RCA no spéc., juin 2000, p. 62 et cette conception stricte, la légitimité de l’intérêt doit simplement
s. ; S. ROUXEL, thèse préc., passim ; Ph. STOFFEL-MUNCK, être interprétée comme la nécessité d’un intérêt personnel à agir
Le préjudice économique : propos introductifs, Journ. sociétés (L. CADIET et E. JEULAND, Droit judiciaire privé, 5e éd., 2006,
juin 2007, p. 22 ; comp. L. CLERC-RENAUD, Du droit com- Litec, nos 316-317 et 357-359). Critiquable du point de vue pro-
mun et des régimes spéciaux en droit extracontractuel de la ré- cédural, l’exigence d’un intérêt légitime, au sens moral du terme,
paration, thèse Univ. Savoie, 2006, nos 175 et s. ; l’auteur éta- l’est aussi au regard du droit de la responsabilité si elle est utili-
blit une classification des dommages puis des préjudices, et en sée pour sanctionner le comportement de la victime (L. CADIET,
tire des conséquences quant au caractère requis du préjudice). Le préjudice d’agrément, thèse préc., nos 330 et s.). La répara-
La jurisprudence n’ignore pas totalement la distinction (V., en tion découle du dommage, qui est un fait. Dès lors, il convient
droit international privé, Civ. 1re, 28 oct. 2003, no 00-18.794 et de réparer le préjudice sans porter un jugement de valeur sur la
no 00-20.065, Bull. civ. I, no 219, JCP 2004. II. 10006, note conduite de la victime. Cette appréciation, forcément subjective
G. Lardeux, Defrénois 2004. 37894, note R. Libchaber, JDI et variable, a bien une place en droit de la responsabilité civile,
2004. 499, obs. G. Légier, distinguant explicitement le dom- mais celle-ci se situe en aval, au moment où l’on s’interroge sur
mage du préjudice) ; enfin, elle transparaît implicitement dans la faute de la victime (Droit de la responsabilité et des contrats,
certains textes (tel l’art. 1386-2, C. civ. [L. no 98-389, 19 mai 2008/2009, nos 1862 et s.).
1998], dissociant la réparation du dommage résultant d’une at-
teinte à la personne de celle qui résulte à un bien autre que le 25. Sous le bénéfice de cette double délimitation, la notion de
produit défectueux lui-même). préjudice illicite présente un intérêt en droit positif. En effet, la

Rép. civ. Dalloz - 10 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

jurisprudence a pris ses distances avec les extrapolations désor- perdue doive faire l’objet d’un droit patrimonial pour être indem-
données tirées de la nécessité d’un intérêt légitime à demander nisable (comp. TA Amiens, 9 mars 2004, D. 2004. 1051, note
réparation du préjudice. Ainsi, le fait qu’une personne, retrouvée X. Labbée, jugeant que la perte d’ovocytes ne peut pas donner
blessée dans une gare après avoir tenté d’emprunter un train, ait lieu à une indemnisation en argent, dans la mesure où « le corps
été dépourvue de titre de transport n’établit pas l’illégitimité de humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un
son intérêt à demander réparation de son dommage à la SNCF droit patrimonial »). L’indemnisation doit rétablir une situation de
(Civ. 2e, 19 févr. 1992, no 90-19.237, Bull. civ. II, no 54, JCP fait injustement perturbée, sous réserve que celle-ci ne soit pas
1993. 22170, note Casile-Hugues). En revanche, sur le fond, la contraire au droit. Cette idée paraît suffire.
perte d’un avantage dont l’obtention aurait été contraire au droit
ne saurait être considérée comme un préjudice réparable ; par
§ 4. – Dérives relatives au préjudice.
exemple, « la perte du bénéfice espéré d’une procédure abusive
ne constitue pas un préjudice indemnisable » (Civ. 1re, 23 nov.
27. Le désintérêt pour l’étude du dommage a eu pour grave
2004, no 03-15.090, Bull. civ. I, no 281, D. 2005. 2857, note
conséquence d’ouvrir la porte à tous les excès, d’une ampleur
J. Moret-Bailly, JCP 2005. II, no 10058, note T. Lamarche, RTD
inconnue dans la plupart des autres pays, représentant un coût
civ. 2005. 371, obs. J. Hauser). Rétablir, selon la vocation
économique important, contribuant à la relative atonie de l’éco-
première de la responsabilité civile, l’équilibre détruit par le dom-
nomie française. C’est à peine forcer le trait d’affirmer que l’évo-
mage, et replacer la victime dans la situation où elle se serait
lution du droit français en la matière a consisté, en définitive, à
trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit ne doit pas
admettre de plus en plus facilement que n’importe quoi puisse
conduire à reconstituer un avantage radicalement illicite. Le juge
être réparé n’importe comment. La poussée du besoin indemni-
est là pour établir le droit, mais seulement le droit. Il est donc
taire, dont l’histoire est liée à celle de l’État providence et au dé-
normal que la jurisprudence se refuse à indemniser de tels pré-
veloppement de ce que Fr. EWALD a appelé la société assuran-
judices, même s’il est regrettable qu’elle le fasse parfois encore
cielle (Risques 1990, no 1, p. 5 et s.), n’a pas seulement conduit
par référence au concept dévoyé et déroutant de l’intérêt légi-
à vider la faute subjective de son contenu et à la priver de son
time à agir. Ainsi, la première chambre civile de la Cour de cas-
rôle traditionnel dans la détermination du responsable. L’idéo-
sation jugea qu’une commune ne peut pas obtenir compensation
logie de la réparation, qui sous-tend cette évolution notable, a
des frais qu’elle avait engagés en vue de commettre une voie de
produit son même effet pervers sur le préjudice. Ici comme là,
fait, tout en statuant maladroitement sur l’adage nemo auditur
l’évolution s’est opérée au prix de multiples forçages et torsions
(Civ. 1re, 3 nov. 2004, no 01-11.582, Bull. civ. I, no 249, D. 2005.
notionnelles, qui ont fait perdre au droit de la responsabilité ci-
1683, note M. Michalauskas). Et la deuxième chambre posa le
vile sa simplicité et sa cohérence originaires. En caricaturant à
principe, au visa de l’article 1382, qu’une « victime ne peut obte-
peine, l’histoire du préjudice, surtout depuis un siècle, fut celle
nir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci
de sa désintégration progressive. D’abord, par un émiettement
sont licites » (Civ. 2e, 24 janv. 2002, no 99-16.576, Bull. civ. II,
bien connu, une prolifération des variétés de préjudices répa-
no 5, D. 2002. 2559, note D. Mazeaud, Defrénois 2002. 756,
rables (V. Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009,
note R. Libchaber, JCP 2002. II. 10118, note C. Boillot, JCP
nos 1500 et s.). Ensuite, par une dissolution des caractères re-
2003, I, 152, no 22, obs. G. Viney, RTD civ. 2002. 306, obs.
quis du préjudice pour ouvrir droit à réparation, au point que l’on
P. Jourdain. – Elle reprit cette formule par la suite, Civ. 2e, 22 fé-
peut, dans certaines matières, se demander s’il est encore une
vr. 2007, no 06-10.131, Bull. civ. II, no 47, D. 2007, 2709, note
condition de la responsabilité civile. En effet, la qualité de vic-
C. Golhen, RCA 2007, comm. 146, obs. S. Hocquet-Berg, JCP
time sans préjudice n’est pas aussi inouïe que cela. Tant le droit
2007. I. 185, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck, JCP 2007. II. 10099,
européen que le droit pénal en fournissent quelques illustrations
note M. Brusorio-Aillaud, RTD civ. 2007. 572, obs. P. Jourdain ;
(pour le premier, V. par ex., CEDH 26 avr. 1995, no 15974/90,
comp. Crim. 4 nov. 2008, no 08-82.591, RCA 2009, no 1, JCP
JDI 1996. 218, note P. Bodeau, Gaz. Pal. 1996. 2. 518, note
2009. I. 123, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck : « une commune, qui
Vorms : « Par victime, l’article 25 de la Convention européenne
a illégalement autorisé une construction immobilière, ne saurait
désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omis-
prétendre être indemnisée de sa perte et des revenus afférents
sion litigieux, l’existence d’une violation se concevant même en
à celle-ci »).
l’absence de préjudice » ; O. LUCAS, La Convention européenne
des droits de l’homme et les fondements de la responsabilité ci-
26. Dans le même esprit, si la perte de l’avantage litigieux est vile, JCP 2002. I. 111 ; et, pour le second, en matière d’action ci-
commandée par l’application normale des règles de droit, il n’y vile, Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, nos 618
a pas là un préjudice réparable ; ainsi, « ne constitue pas par et s.). La marginalisation du préjudice atteint la matière même où
elle-même un préjudice indemnisable » la restitution partielle de sa considération devrait être centrale, à savoir le droit de la res-
prix à laquelle est condamné un vendeur sur le fondement de ponsabilité extracontractuelle elle-même. La théorie des droits
l’article 1644 du code civil (Civ. 1re, 16 janv. 2001, no 98-15.048, subjectifs peut conduire à un tel effet pervers. Le rôle de la res-
Bull. civ. I, no 4, Defrénois 2001. 722, obs. J.-L. Aubert, RTD ponsabilité civile dans l’apparition de certains droits subjectifs,
com. 2001. 498, note B. Bouloc) ; tout comme ne l’est pas comme les droits intellectuels ou les droits de la personnalité, a
la dette de restitution consécutive à la nullité du contrat ou ses été trop étudié pour qu’il soit utile d’y revenir (V. not. T. AZZI,
suites (Civ. 1re, 10 mai 2005, no 03-12.496, Bull. civ. I, no 203, Les relations entre la responsabilité civile délictuelle et les droits
JCP 2006. I. 111, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2005. subjectifs, RTD civ. 2007. 227). En revanche, il n’est peut-être
778, obs. J. Mestre et B. Fages ; comp. Civ. 1re, 10 mai 2005, pas assez relevé que la consécration d’un droit subjectif tend à
no 02-11.759, Bull. civ. I, no 205, D. 2006. 1156, note crit. en permettre la défense indépendamment de tout préjudice, ce
A. Guégan-Lécuyer, RTD civ. 2005. 596, obs. J. Mestre et qui conduit à altérer, voire à évincer, en la matière le rôle de la
B. Fages). Ces solutions sont justifiées, comme il est assuré- responsabilité civile elle-même (É. SAVAUX et R.-N. SCHÜTZ,
ment exact que le paiement de sa dette n’est pas un préjudice Exécution par équivalent, responsabilité et droits subjectifs, Mé-
pour le débiteur, que l’obligation soit conventionnelle ou légale langes J.-L. Aubert, Dalloz, 2004, p. 271 et s. ; comp. T. AZZI,
(par ex., les charges résultant de l’établissement d’un lieu de fi- article préc., qui y voit moins une éviction qu’un assouplissement
liation : Civ. 2e, 10 juill. 2007, no 06-16.869, JCP 2008. I. 125, des conditions de la responsabilité).
no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck). Elles confirment qu’il y a bien une
notion de droit à la racine de la qualification de préjudice, mais 28. Cette évolution traduit un excès d’abstraction et d’intellec-
on peut hésiter à en déduire, plus généralement, que la chose tualisme, dont on peut douter qu’il marque un progrès du droit.

mai 2009 - 11 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

Faut-il aller jusqu’à craindre, avec un auteur, « l’autodestruc- contrats, 2008/2009, no 1619), indépendamment des obstacles
tion de l’homme par l’inflation des droits subjectifs » ? (J. HAU- procéduraux que la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet
SER, obs. RTD civ. 2000. 80, sous Civ. 1re, 26 mars 1996, 1881 met à l’action de la victime (V. Droit de la responsabilité et
no 94-11.791 et no 94-14.158, Bull. civ. I, no 156 ; V. sur la des contrats, nos 2343 et s.). Il y a alors comme une éviction
« montée » et la « pulvérisation » des droits subjectifs, J. CAR- des mécanismes traditionnels de la responsabilité civile au profit
BONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République, 1995, d’autres modes de raisonnement. En ce sens, il est notable que
Flammarion, p. 121 et s.). Quoi qu’il en soit, l’accroissement des la Cour de cassation, reproduisant une solution déjà adoptée sur
droits subjectifs crée un mouvement déstabilisateur du droit de la le fondement de la loi du 29 juillet 1881, ait jugé que les abus
responsabilité civile (É. SAVAUX et R.-N. SCHÜTZ, article préc., de la liberté d’expression prévus par l’article 9-1 du code civil ne
spéc. nos 18 et s.). À travers l’exaltation de l’ego, c’est toujours peuvent pas être poursuivis sur le fondement de l’article 1382 du
la même quête indemnitaire qui est à l’œuvre (que traduit encore même code (V. infra, nos 230 et s.). En revanche, lorsque la lé-
la prolifération des variétés de préjudices réparables). sion du prétendu droit subjectif ne résulte pas de l’exercice d’une
liberté protégée, la déformation des constantes de la responsa-
bilité civile, à laquelle conduit la théorie des droits subjectifs, ne
29. Les variétés de dommages réparables ont connu, à l’époque permet plus d’endiguer le besoin indemnitaire, sauf à restaurer
contemporaine, une prolifération excessive. Leurs noms sont une conception rigoureuse de la notion de préjudice.
fantaisistes et parfois paradoxaux (le préjudice d’agrément
n’est-il pas plutôt un préjudice de désagrément ?) ; un des plus
récents est le préjudice d’angoisse, issu de la conscience d’être 31. Il serait souhaitable de mettre un terme à cette inflation des
porteur d’une sonde cardiaque potentiellement dangereuse (CA préjudices réparables. Cela passe sans doute par l’instauration
Paris, 12 sept. 2008, no 05-15-716, no 05-15-717, no 05-15-719, d’un régime unique de l’invalidité et de la dépendance. Mais ce
no 05-15-720, no 05-15-721, no 05-15-722, no 05-15-723 et régime ne doit pas être édifié sur le sable mouvant de concepts
no 05-15-733 ; V. sur ces arrêts, D. BANDON-TOURRET et imprécis. Pour penser rationnellement le droit de la responsa-
A. GORNY, Le préjudice indemnisable dans le contentieux bilité civile, il convient de le reconstruire à partir de la distinc-
des sondes cardiaques : vers l’indemnisation du préjudice tion des notions mêmes de dommage et de préjudice (V. supra,
d’angoisse ?, JCP E 2008. 2253) ; ainsi, la possibilité de dé- no 22), là où elles sont traditionnellement considérées comme
fectuosité d’un produit constituerait en soi un fait dommageable équivalentes. Une chose est la lésion, l’atteinte, celle des corps
indemnisable ! Les raisons fondamentales de cette expansion (dommage corporel), des choses (dommage matériel), des sen-
continue tiennent à la conjonction de deux logiques différentes. timents (dommage moral) ; autre chose sont les répercussions
D’un côté, celle des droits de l’homme de la deuxième géné- de la lésion, de l’atteinte, répercussions sur le patrimoine, réper-
ration, conduisant à prêter une attention accrue aux situations cussions sur la personne de la victime, sur ses avoirs (préjudice
individuelles, non seulement aux besoins, mais aussi aux désirs patrimonial) et sur son être (préjudice extrapatrimonial). Cette
des individus : toute frustration devient préjudice appelant un distinction permettrait de reconsidérer différemment la distinction
responsable (V. infra, nos 176 et s.). D’un autre côté, la logique classiquement faite entre la réparation en nature et la réparation
du marché pousse à la multiplication des biens : « Tout vaut par équivalent. La première répond véritablement à la fonction
tant » (CARBONNIER, Les biens, 18e éd., 1998, PUF, no 9), y de la responsabilité civile dont le propre « est de rétablir aussi
compris le travail, les sentiments ou la santé et, en définitive, la exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et
vie, ce qui fait mentir MALRAUX (dans La condition humaine : de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la si-
« La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie »). La responsabi- tuation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait
lité devient une marchandise comme une autre, qui s’échange pas eu lieu » (Civ. 2e, 28 oct. 1954, préc.). En vérité, la répa-
sur le marché de l’assurance. Au surplus, les dommages et ration en nature est remise en état, rétablissement, restitutio in
intérêts sont des biens, qui ont la vertu de permettre l’acquisition integrum ; elle agit sur la lésion, sur le siège de l’atteinte, sur le
d’autres biens. L’idéologie de la réparation se nourrit ainsi dommage. C’est, par exemple, le traitement médical du dom-
du mercantilisme ambiant autant que, sinon d’humanisme, du mage corporel ou la restauration biologique du dommage écolo-
moins d’humanitarisme, de cet « humanitarisme dissolvant » gique. Au contraire, la réparation par équivalent n’est pas une ré-
que GÉNY dénonçait sévèrement chez le bon juge MAGNAUD. paration, à proprement parler ; en effet, ce n’est qu’une solution
Techniquement, cette prolifération des préjudices a été rendue par défaut, une compensation qui apaise les plaies sans effacer
possible par le douteux principe de la réparation dite intégrale ; le mal ou qui, parfois même, à défaut d’équivalence, procure à
les principaux vecteurs en ont été l’émergence du dommage la victime une simple satisfaction morale, manifestant la fonction
corporel ainsi que l’expansion regrettable du préjudice moral. normative de la responsabilité civile, sinon punitive. C’est sur
les conséquences de la lésion, de l’atteinte, sur les préjudices,
qu’elle agit, et seulement sur eux.
30. En regard des droits toujours plus nombreux dont l’indivi-
du se pense investi, la vie fait de lui une victime permanente, et
toute atteinte à ses prétendus droits, toute déconvenue, lui est 32. Notre souhait, déjà ancien, d’une remise en cause des so-
préjudice réparable. L’automaticité de la sanction du droit sub- lutions établies a reçu le renfort d’un auteur voulant, lui aussi,
jectif appelle ainsi la dilution de la notion de préjudice, qui ne tempérer les « ardeurs réparatrices » du droit français par la juris-
joue plus son rôle régulateur du besoin indemnitaire. Face à ce- prudence sans attendre une souhaitable intervention législative
la, d’autres mécanismes aménageant les frictions des rapports (J.-S. BORGHETTI, Les intérêts protégés et l’étendue des préju-
sociaux deviennent nécessaires. Dans le domaine des droits dices réparables en droit de la responsabilité civile extra-contrac-
fondamentaux, une mise en balance des intérêts justifiant l’at- tuelle, article préc.). Insistant sur le fait que le préjudice est une
teinte au droit violé et de ceux qui justifient sa protection est, par notion juridique, l’auteur en déduit logiquement que « l’existence
exemple, à même de constituer un goulot d’étranglement des de- d’une souffrance, d’un manque ou d’une atteinte ne suffit pas à
mandes judiciaires (V. J.-P. ANCEL, La protection des droits de la elle seule à caractériser le préjudice au sens de la responsabi-
personne dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, lité » (article préc., p. 148 ; cet aspect est développé dans le I,
Rapp. C. cass. 2000, La Documentation française, 2001, p. 62). p. 149 et s.). Il continue en exposant que tous les préjudices,
Le conflit entre la liberté de l’information et le droit au respect de mêmes reconnus par le droit, ne doivent pas être juridiquement
la vie privée ou de la présomption d’innocence semble être ac- réparables de ce seul fait par la responsabilité civile (article préc.,
tuellement réglé par ce biais (V. Droit de la responsabilité et des II, p. 159 et s.).

Rép. civ. Dalloz - 12 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

ART. 2. – UN LIEN DE CAUSALITÉ. § 1er. – Domaine de la causalité.

33. Selon un principe traditionnel, correspondant à une exigence


de la raison, ce qui explique qu’il soit admis dans tout l’univers, 34. Selon la doctrine majoritaire, le régime de la défaillance
la responsabilité civile délictuelle suppose un lien de cause à contractuelle supposerait l’existence d’un lien de causalité direct
effet entre le préjudice et le fait dommageable (V. not. sur la no- entre le préjudice et le fait dommageable : le code civil l’indi-
tion, C. QUÉZEL-AMBRUNAZ, Essai sur la causalité en droit de querait, sans employer l’expression (C. civ., art. 1151). Cette
la responsabilité civile, thèse Univ. de Savoie, 2008 ; O. SA- vue est erronée, et découle de l’invention de la « responsabi-
BARD, La cause étrangère dans les droits privé et public de la lité contractuelle », dont le régime fut ensuite calqué sur celui
responsabilité extracontractuelle, préf. F. Leduc, 2008, éd. Va- de la responsabilité délictuelle (V. infra, nos 79 et s.). Ce n’est
renne-LGDJ, montrant notamment comment la notion est appré- que par habitude que l’exigence de causalité est retenue comme
hendée différemment par le juge judiciaire et par le juge adminis- une constance de la défaillance contractuelle, alors que le ré-
tratif). Le lien de causalité est tant une condition de la responsa- gime de celle-ci, sainement conçu, ignore la réalité de la cau-
bilité civile que la cause de l’obligation de réparation (comme le salité. Néanmoins, la jurisprudence rappelle régulièrement la
démontre C. QUÉZEL-AMBRUNAZ, thèse préc.). La causalité nécessité de l’existence d’un lien de causalité dans le domaine
est consubstantielle à la responsabilité, car on ne peut imaginer contractuel. Le principe fut solennellement réaffirmé en 2001
l’une sans l’autre ; si elle n’existe pas, il n’y a pas de respon- par trois arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation,
sabilité mais le fruit du hasard. Pour autant, elle est une notion rendus à propos de la possibilité d’une action en réparation in-
délicate, non définie par le code civil (il est frappant de constater tentée par un enfant né handicapé (Ass. plén., 13 juill. 2001,
que le remarquable Vocabulaire juridique de CORNU ne com- no 97-17.359, no 97-19.282 et no 98-19.190 [3 esp.], Bull. ass.
prend pas d’entrée au mot Causalité). Le fait dommageable plén. no 10, D. 2001. 2325, note P. Jourdain, D. 2002. 1314,
doit avoir été, selon une expression classique mais tautologique, obs. D. Mazeaud, JCP 2001. II. 10601, concl. J. Sainte-Rose,
la « cause génératrice » du dommage, sa cause efficiente, de note F. Chabas, RTD civ. 2001. 850, obs. J. Hauser ; mais
même que la chose (C. civ., art. 1384, al. 1er in fine) doit avoir en l’espèce, contrairement a ce qu’a jugé la Cour de cassation,
joué un rôle actif dans la production du dommage. Les termes le lien de causalité n’existait pas car, faute médicale ou pas, la
des articles 1382 et suivants justifient ce principe : tous exigent décision de la mère de procéder à une IVG ne dépendait pas
que le fait, la chose, l’animal ou le bâtiment causent le dommage des médecins). Cependant, la commodité des choses conduit
(et, en matière contractuelle, l’article 1151 vise la « suite immé- à s’interroger d’abord sur la prévisibilité du dommage invoqué.
diate et directe de l’inexécution », qui a été entendue comme En effet, si le dommage contractuel était imprévisible, il serait
impliquant l’existence d’un tel lien de causalité [ce qui est une superflu de procéder à l’examen de la causalité, puisqu’il de-
erreur : V. infra, no 96]). Seul le préjudice direct pourra être ré- meurerait irréparable (hormis le cas de dol du débiteur). Or, il
paré, car seul il est rattaché par ce lien de cause à effet à l’acte est plus aisé de déterminer l’étendue des obligations d’une par-
illicite imputé au responsable, le fait générateur. Ces expres- tie que de remonter le lien de causalité. En revanche, le régime
sions montrent en même temps que la causalité est objective. Il de la défaillance contractuelle n’implique pas l’existence d’un fait
s’agit d’un enchaînement de circonstances que le juge est char- générateur, source distincte d’obligation (de l’obligation de répa-
gé de suivre et de démêler. « Si la cause est, l’effet est ; et si rer), puisque ici, il ne s’agit pas à proprement parler de répara-
la cause n’est point, l’effet aussi n’est point ; attendu que toute tion mais d’exécution par équivalent, même si la jurisprudence
cause et tout effet ne vont jamais l’un sans l’autre, et qu’abso- n’opère pas nettement cette distinction (V. infra, nos 79 et s.).
lument nul effet ne peut être produit, qu’il n’y ait quelque cause
qui le produise » (ARISTOTE, Rhétorique, L. I, chap. 23, XXV).
Aux difficultés inhérentes à la notion même de causalité (résul- 35. Le législateur contemporain a recouru à des catégories de
tant, notamment, du fait qu’elle est une abstraction), s’ajoute cet fautes qui peuvent être synthétiquement baptisées de « quali-
élément supplémentaire de complication découlant qu’un dom- fiées », par opposition aux fautes ordinaires. Faute grave, inex-
mage est souvent le résultat de plusieurs facteurs, dont il est cusable ou lourde, tel est le cortège (V. Droit de la responsabi-
alors nécessaire de démêler le rôle exact dans la production du lité et des contrats, 2008/2009, nos 3546 et s.). Il nous semble
dommage, œuvre délicate s’il en est ! Felix qui potuit rerum qu’à leur propos, l’appréciation de la causalité entre le dommage
cognoscere causas ! (VIRGILE : « Heureux celui qui connaît et la responsabilité de son auteur retentit sur la qualification.
les causes ! »). Enfin, la causalité possède deux visages. Elle Qu’est-ce à dire ? Imaginons qu’il y ait un concours de faute
permet d’abord d’identifier (matériellement) l’enchaînement des (coaction). Le juge retient que la faute de la victime (ou d’un
événements ayant rendu possible un dommage. Ensuite, elle tiers) est intervenue dans la production du dommage avec celle
permet d’imputer (juridiquement) la responsabilité, de détermi- du défendeur. La faute de ce dernier ne pourrait alors recevoir la
ner l’agent devant répondre du préjudice qui en découle (en dis- qualification spéciale. Le concours des fautes paralyserait, se-
tinguant le dommage du préjudice). L’imputation pourrait donc lon nous, la naissance d’une faute lourde, grave ou inexcusable
être distincte de la causalité (V. not. J. FISCHER, Causalité, im- (V., à propos de la faute inexcusable, Ass. plén. 18 juill. 1980,
putation, imputabilité : les liens de la responsabilité civile, article no 78-12.570, Bull. ass. plén., no 5, JCP 1981. II. 9642, note
préc.), même si en pratique il est devenu usuel de confondre Y. Saint-Jours, Gaz. Pal. 1981. 15, concl. Picca, impl.). En
les deux notions (quant à l’imputabilité, psychologique, elle dé- revanche, la faute dolosive échappe en principe à cette règle :
signe classiquement l’aptitude d’une personne à discerner les l’intention mauvaise de son auteur éclipse en quelque sorte la
conséquences de ses actes). Le droit s’appuie sur le fait (mais faute de la victime. Si une qualification cesse d’être possible,
les différences entre les causalités juridique et scientifique com- ce n’est plus pour la faute du défendeur, mais pour celle de la
pliquent la donne : V. infra, no 41). L’exigence d’un lien de causa- victime : ce n’est plus du tout une faute. Il y a comme une ab-
lité est écartée dans certains régimes objectifs d’indemnisation sorption de toute la causalité par la faute intentionnelle, ce qui est
(plus que de réparation), relevant non plus de la justice commu- une façon de punir son auteur, et donc de faire jouer pleinement
tative (comme la vraie responsabilité) mais de la justice distribu- à la responsabilité son rôle de sanction des comportements fau-
tive. tifs. Le même phénomène se produit à rebours lorsque c’est sur
la conscience de la victime que pèse une faute intentionnelle,
alors que le défendeur est seulement coupable d’une faute ordi-
naire. Mais si les deux parties ont également commis une faute
intentionnelle, nulle raison de préférer l’un de ces deux individus

mai 2009 - 13 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

aussi peu intéressants l’un que l’autre : les règles habituelles du 2006. I. 166, no 5, obs. Ph. Stoffel-Munck, JCP 2006. II. 10082,
partage de responsabilité retrouvent leur empire. note L. Grynbaum, 3e esp., RTD civ. 2006. 323, obs. P. Jour-
dain).
§ 2. – Preuve de la causalité.
39. En dehors de ces présomptions de fait, constatées par les
36. Le lien causal doit être établi par le demandeur. Il est un juges du fond, il existe un certain nombre de présomptions de
élément autonome de la responsabilité, indépendant de la faute causalité. Au vrai, la pente va naturellement de celles-là à celles-
(du fait de la chose ou du fait d’autrui) et du préjudice. La faute ci ; dans bien des cas, on glisse insensiblement d’une causali-
(le fait de la chose ou le fait d’autrui) ne doit pas être confondue té prouvée par des indices graves, précis et concordants, à une
avec le lien de causalité. D’autant plus que, lorsque le deman- causalité carrément présumée, le lien de causalité devenant une
deur a établi la faute (le fait de la chose ou le fait d’autrui) et le pétition de principe entre le fait dommageable et les préjudices
préjudice, il se crée une sorte de présomption, au moins dans invoqués, se traduisant donc par un allègement du fardeau pro-
l’esprit, que le dommage a été causé par cette faute (le fait de la batoire. La jurisprudence, retenant la responsabilité du méde-
chose ou le fait d’autrui) ; or, ce n’est pas forcément le cas. La cin dans d’hypothétiques pertes de chance de guérir ou de sur-
jurisprudence exige pourtant que le lien de causalité soit expres- vivre (V. Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009,
sément constaté, car « il ne suffit pas à la partie lésée d’établir no 1775), use bien d’une telle présomption de causalité. C’est
la faute du défendeur et le préjudice : il lui faut encore prouver aussi le cas en matière d’accident du travail, où toute lésion sou-
l’existence du lien direct de cause à effet entre cette faute et le daine et brutale, se manifestant au temps et au lieu de travail, est
préjudice » (Civ. 14 mars 1892, DP 1892. 1. 523). Une faute présumée résulter d’un accident du travail (Y. SAINT-JOURS,
peut figurer parmi les antécédents du dommage sans être cau- Accidents du travail : l’enjeu de la présomption d’imputabilité,
sale, notamment parce qu’il y a eu rupture du lien de causalité D. 1995, chron. 13) ; la jurisprudence parle ici de « présomption
par quelque événement (V. infra, no 56). Mais, réciproquement, d’imputabilité ». De même, le fait anormal d’une chose laisse
lorsqu’une cour d’appel considère que le lien de causalité entre présumer qu’elle a été la cause du dommage (V. Droit de la
le dommage et les fautes alléguées n’est pas établi, elle n’est pas responsabilité et des contrats, no 7807). Plus largement, il est
tenue de rechercher si ces fautes ont réellement été commises possible de considérer qu’en fait, les régimes des présomptions
(Civ. 1re, 1er déc. 1993, no 88-13.142, Bull. civ. I, no 356). Dans de faute et de responsabilité – de la responsabilité dite de plein
la responsabilité du fait des choses (C. civ., art. 1384, al. 1er, in droit de l’article 1384, alinéa 1er, in fine, et, en matière contrac-
fine), la nécessité du lien de causalité entre le fait générateur tuelle, celui de l’obligation de résultat – comportent implicitement
et le préjudice se traduit par l’exigence du rôle actif de la chose une présomption de causalité (V., pour le 1er cas, Civ. 2e, 8 mars
(V. Droit de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, nos 7801 1995, no 91-14.895, Bull. civ. II, no 83, D. 1998. 43, obs. J. Mou-
et s. ; V. Responsabilité du fait des choses inanimées). Le doute ly, JCP 1995. II. 22499, note J. Gardach, RCA 1995, comm.
sur l’existence du lien de causalité profite au défendeur. no 228, RTD civ. 1995. 904, obs. P. Jourdain ; et, pour le se-
cond, Civ. 1re, 2 févr. 1994, no 91-18.764, Bull. civ. I, no 41, JCP
37. Les juges du fond, saisis de l’action en réparation, doivent 1994. II. 22294, note Ph. Delebecque). Elle peut être combattue
constater l’existence d’un lien de causalité entre la faute (le fait évidemment par celui sur lequel elle pèse. Pourtant, juridique-
de la chose ou le fait d’autrui) et le dommage. Ils n’ont un pouvoir ment et à proprement parler, une présomption ne peut pas porter
souverain que pour l’appréciation des éléments de preuve de la sur une obligation, mais sur un fait (C. civ., art. 1349).
causalité. Pour le surplus, ils sont soumis au contrôle de la Cour
de cassation, le rapport de causalité étant une notion de droit. Le 40. L’observation peut être largement étendue aux régimes
contrôle porte, non seulement sur la présence de la constatation spéciaux d’indemnisation (tel celui des constructeurs de l’ar-
du rapport de causalité, mais aussi sur l’existence réelle du lien ticle 1792 du code civil : V. sur celui-ci, Droit de la responsabilité
de causalité relevé par le juge du fond (ou rejeté par eux). Ce- et des contrats, 2008/2009, nos 4616 et s.). La solution retenue
pendant, il est difficile d’exercer ce contrôle sans apprécier les pour l’indemnisation des victimes de contaminations post-trans-
faits, de sorte que la Cour de cassation tend à constituer dans fusionnelles est à cet égard particulièrement topique. La victime
ce domaine un troisième degré de juridiction (subrepticement). doit seulement établir qu’elle a été transfusée ou traitée par
des produits anti-hémophiliques et qu’elle est contaminée ;
38. La preuve de la relation de cause à effet, probatio diaboli- le lien de causalité entre les deux événements est présumé
ca par excellence, s’établit par tous moyens, y compris par pré- (L. no 91-1406 du 31 déc. 1991, art. 47 ; V. Droit de la respon-
somptions (V. sur la question, Ph. BRUN, Les présomptions sabilité et des contrats, no 8546). De même, dans le régime
dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble II, 1993 ; instauré par la loi no 98-389 du 19 mai 1998 sur la responsabilité
Ph. PIERRE, Les présomptions relatives à la causalité, RLDC du fait des produits défectueux, la victime doit établir le lien
2007, supplément au no 40, p. 39). Encore faut-il que ces pré- de causalité entre le fait du produit et le dommage (Ph. le
somptions soient graves, précises et concordantes, selon la for- TOURNEAU, Responsabilité des vendeurs et fabricants, 3e éd.,
mule de l’article 1353 du code civil, souvent rappelée par les 2009, Dalloz Référence, nos 22.221 et s.). En revanche, la loi
arrêts, et qu’il ne s’agisse pas de simples hypothèses (Civ. 1re, sur les accidents de la circulation a abandonné totalement la
14 mars 1995, no 93-12.028, Bull. civ. I, no 122, RTD civ. 1995. notion de causalité, la simple implication d’un véhicule suffisant
635, obs. P. Jourdain ; approuvant les juges du fond d’avoir reje- à enclencher le droit à réparation (V. infra, no 53).
té la demande de la victime, car existaient seulement des hypo-
thèses, tant sur la cause du dommage que sur son imputabilité). 41. Un assouplissement du concept de causalité s’impose par-
Un faisceau d’indices est parfois retenu comme caractérisant le ticulièrement à propos des dommages causés par des médica-
rôle causal (Civ. 1re, 5 avr. 2005, no 02-11.947, Bull. civ. I, no 173, ments, pour lesquels il n’est jamais possible d’établir réellement
D. 2005. 2256, note A. Gorny, D. 2006, pan. 1931, obs. P. Jour- le lien direct et certain : force est de se contenter d’une « causa-
dain, JCP 2005. II. 10085, note L. Grynbaum et J.-M. Job, RTD lité suffisante » (comp. M. GIRARD, Expertise médicale : ques-
civ. 2005. 607, obs. P. Jourdain), particulièrement en matière de tions et… réponses sur l’imputabilité médicamenteuse, D. 2001,
concurrence déloyale et de parasitisme. Un genre de preuve par chron. 1251). En 2008, la Cour de cassation a franchi le pas, en
présomption est la preuve par exclusion : aucune autre cause admettant expressément que la preuve du dommage, du défaut
que celle qui est avancée ne permet d’expliquer le dommage et du lien de causalité « peut résulter de présomptions, pour-
(ex. Civ. 1re, 24 janv. 2006, no 02-16.648, Bull. civ. I, no 35, JCP vu qu’elles soient graves, précises et concordantes » (Civ. 1re,

Rép. civ. Dalloz - 14 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

22 mai 2008, no 06-10.967, Bull. civ. I, no 149, D. 2008, AJ 1544, ici un rôle essentiel, singulièrement en matière de « causalité
1re esp., obs. I. Gallmeister, JCP 2008. II. 10131, note L. Gryn- complexe », comme dans les pollutions et les accidents des
baum, 1re esp., JCP 2008. I. 186, no 3, obs. Ph. Stoffel-Munck, moyens de transport de masse, où s’enchevêtrent souvent
JCP E 2008. 2137, note B. Daille-Duclos, 1re esp., RJDA 2008, défaillances techniques et défaillances humaines.
no 1069, 2e esp., RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain, 2e esp.,
RDC 2008, p. 1186, note J.-S. Borghetti). De même, l’indemni- § 3. – Théories de la causalité.
sation des victimes de la sclérose en plaques, toujours refusée
par la Cour de cassation dans le passé, semble possible depuis 44. La survenance d’un dommage est le plus souvent due à des
six arrêts du 22 mai 2008 (Civ. 1re, 22 mai 2008, no 06-10.967, causes multiples. Un accident de la circulation peut résulter à la
D. 2008, AJ 1544, 1re esp., obs. I. Gallmeister, JCP 2008. II. fois de l’attitude du conducteur, de celle du piéton ou d’un tiers,
10131, note L. Grynbaum, 1re esp., JCP 2008. I. 186, no 3, obs. des conditions atmosphériques, d’un vice du véhicule, de l’état
Ph. Stoffel-Munck, JCP E 2008. 2137, note B. Daille-Duclos, de la chaussée, etc. Face à l’enchevêtrement des causes pos-
1re esp., RJDA 2008, no 1069, 2e esp., RTD civ. 2008. 492, obs. sibles d’un fait, à l’enchaînement les uns aux autres des divers
P. Jourdain, 2e esp. ; Civ. 1re, 22 mai 2008, Sté Laboratoires antécédents, le rôle du juriste n’est pas neutre : il doit porter un
Glaxosmithkline, no 06-14.952, Bull. civ. I, no 147, D. 2008, AJ jugement de valeur, opérer un tri dans la série innombrable des
1544, 2e esp., obs. I. Gallmeister, JCP 2008. II. 10131, note phénomènes, car tout n’est pas la conséquence « de la faute à
L. Grynbaum, 4e esp., LPA 28 août 2008, no 169, p. 6, note Voltaire » ou « de la faute à Rousseau ». Il faut bien rompre la
C. Sintez, 1re esp., JCP E 2008. 2137, note B. Daille-Duclos, chaîne de la causalité à un chaînon (sinon elle serait aveugle) :
3e esp., JCP 2008. I. 186, no 3, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD « Ananké sthenai », relevait déjà ARISTOTE (« il est néces-
civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain, 3e esp. ; Civ. 1re, 22 mai saire de s’arrêter » ; et l’image d’enchaînement est empruntée à
2008, Sté Aventis Pasteur, no 05-10.593, JCP 2008. II. 10131, SAINT AUGUSTIN, qui parlait de « connexione causarum » [De
note L. Grynbaum, 2e esp., RCA 2008, no 232, JCP E 2008. Genesi ad litteram, V, 12]). Cette tâche, délicate s’il en est, s’ef-
2137, note B. Daille-Duclos, 5e esp., RTD civ. 2008. 492, obs. fectue à l’aide du bon sens, de la raison, de l’intuition et d’un em-
P. Jourdain, 5e esp. ; Civ. 1re, 22 mai 2008, no 06-18.848, JCP pirisme de bon aloi. Toute conception a priori et schématique est
2008. II. 10131, note L. Grynbaum, 3e esp., LPA 28 août 2008, vouée à l’échec (même si, en économétrie, la causalité est éva-
no 169, p. 6, note C. Sintez, 2e esp., JCP E 2008. 2137, note luée par des modèles statistiques). Le droit s’épuiserait, comme
B. Daille-Duclos, 4e esp., RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain, l’histoire, à la recherche de la vérité scientifique là où il ne peut y
4e esp. ; Civ. 1re, 22 mai 2008, no 05-20.317, Bull. civ. I, no 148, avoir qu’approximation. « La causalité n’est en droit qu’une pro-
RCA 2008, no 231, JCP E 2008. 2137, note B. Daille-Duclos, babilité acceptable » (J. FISCHER, Causalité, imputation, impu-
2e esp., RJDA 2008, no 1069, 1re esp., RTD civ. 2008. 492, obs. tabilité : les liens de la responsabilité civile, article préc., spéc.
P. Jourdain, 1re esp., , RDC 2008, p. 1186, note J.-S. Borghetti ; p. 387). Néanmoins, des auteurs ont eu l’ambition de définir des
Civ. 1re, 22 mai 2008, no 07-17.200, Sté Laboratoires Glaxosmi- critères de la relation causale. L’importance de l’enjeu explique
thkline, RCA 2008, étude 8, annexe, 6e esp.) ; la preuve de l’im- que cette recherche ait été l’objet de discussions et de propo-
putabilité de l’affection à la vaccination pouvant intervenir grâce sitions aussi savantes que passionnées mais qui, parfois pous-
à une présomption, ce qui revient à se passer de la causalité sées au-delà des limites du raisonnable, ont abouti à obscurcir
scientifique (la causalité scientifique est distincte de la causalité le débat plutôt qu’à le trancher…
juridique : la première recherche la connaissance objective, la
seconde recherche le juste). Toutefois, la preuve de la défec- 45. Deux théories, venues d’outre-Rhin, ont surtout retenu l’at-
tuosité des vaccins restera extrêmement délicate, de sorte qu’il tention en France : celles de l’équivalence des conditions et de
serait souhaitable que la Cour de cassation continuât son évolu- la causalité adéquate (mais ni l’une ni l’autre ne sont appliquées
tion en admettant, plus radicalement, l’existence d’une présomp- telles quelles en Allemagne : V. H. J. SONNENBERGER, Le lien
tion de défectuosité des vaccins anti-hépatite B (V. en ce sens, de causalité dans le système juridique allemand, RLDC 2007,
C. RADÉ, Vaccination anti-hépatite B et sclérose en plaques : le supplément au no 40, p. 89 et s.). Avant de les étudier, il convient
tournant ? RCA 2008, étude no 8), ou, plus largement, des pro- d’écarter une troisième théorie, très simpliste, dite de la causa
duits de santé. proxima (la dernière cause, celle qui est la plus proche du dom-
mage), car elle n’a jamais connu le succès dans notre pays, en
42. Un auteur a démontré comment la jurisprudence tend à raison des injustices auxquelles elle conduirait. Une autre théo-
« confondre imputabilité du dommage et responsabilité de l’au- rie est également restée dans l’ombre, alors qu’elle n’est pas
teur », et à considérer que celui qui a causé un dommage devrait sans intérêt : celle de la causalité « efficiente ». Elle s’attache
normalement en répondre (C. RADÉ, Les présomptions d’impu- à déterminer quelle a été la cause la plus déterminante dans la
tabilité en droit de la responsabilité civile, Libre droit, Mélanges production du dommage, et à la retenir comme la cause juridique
Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, p. 885 et s., no 4). Les présomp- (évinçant les autres causes).
tions d’imputabilité du dommage conduisent souvent le juge à
présumer le caractère fautif de certains comportements ou le ca- A. – Proximité de la cause.
ractère défectueux de certains produits, de sorte que, de simples
présomptions de causalité, elles seraient en passe de devenir 46. Une maxime latine, due à BACON, et utilisée en Grande-Bre-
de véritables présomptions de responsabilité (V. la démonstra- tagne, résume cette théorie : In jure non remota causa, sed
tion argumentée de C. RADÉ, article préc.). proxima spectatur. Ne serait juridiquement causal que l’évé-
nement le plus proche du dommage, le dernier en date. Ce
43. Tout procès en responsabilité civile part de données raisonnement, très fruste, paraît aventureux. L’ordre chronolo-
concrètes, qui sont appréhendées et mises dans un certain gique n’est pas nécessairement l’ordre causal. Souvent, la cau-
ordre par la raison. Puis elles passent par le moule du droit sa proxima, la cause la plus récente, le dernier maillon de la
processuel, dont les règles retentissent nécessairement sur chaîne, n’aura pas été l’élément déterminant ; il peut n’avoir joué
la manière dont l’existence du lien de causalité est établie qu’un rôle infime : la goutte d’eau qui entraîna le débordement
(H. CROZE, L’incidence des mécanismes processuels sur du vase, le vote qui détermina le basculement d’une majorité. Il
l’établissement du lien de causalité, dans Exigence sociale, est fréquent que la causa causans soit un fait antérieur, la cau-
jugement de valeur et responsabilité civile, 1983, LGDJ, p. 55 sa remota, parfois la cause initiale d’une série, qui a réellement
et s.). Les mesures d’instruction exécutées par un technicien provoqué le dommage. Soit une automobile A roulant sur sa
(C. pr. civ., art. 232 à 284-1), l’expertise au premier chef, jouent gauche ; une voiture B venant en sens inverse se porte sur sa

mai 2009 - 15 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

propre gauche pour éviter la collision et, dans cette manœuvre, commodément une limite à l’étendue de la responsabilité. Ces
heurte un tiers. Dira-t-on que l’acte du conducteur B est la cause défauts, pour réels qu’ils soient, ne doivent pas être surévalués,
de l’accident, parce qu’elle en est le dernier antécédent ? Ne pa- du moins dans la responsabilité subjective. En effet, la faute per-
raît-il pas plutôt que la cause efficiente du dommage est à cher- met d’opérer un choix logique parmi tous les antécédents. Toute
cher dans la conduite de A ? condition sine qua non n’est pas imputable à la faute de quel-
qu’un.
B. – Équivalence des conditions.
C. – Causalité adéquate.
47. Pour la doctrine dite de l’équivalence des conditions (Be-
dingungstheorie), forgée par VON BURI (Die kausalität und ihre 49. Plus complexe est la théorie de la causalité adéquate expo-
strafrechtlichen beziehungen, 1885), tous les éléments qui ont sée en 1886 par VON KRIES (Die Prinzipien der Wahrscheins-
conditionné le dommage sont équivalents ; en ce sens, elle est lichreitsrechnung, 1886), assouplie et perfectionnée par RÜME-
très favorable aux victimes. Cette théorie, relativement simple, LIN (1900) et TRÄGER (1904). Il y a causalité adéquate lors-
découle du déterminisme : il y a une équivalence entre la cause qu’une condition est de nature, dans le cours habituel des choses
pleine et l’effet entier, comme l’énonçait LEIBNIZ sous le nom et selon l’expérience de la vie, à produire l’effet qui s’est réali-
de « principe de la raison suffisante ». Chacun des éléments, en sé (elle est favorisante). Tous les antécédents d’un dommage
l’absence duquel le dommage ne serait pas survenu, est la cause n’ont donc pas le même rôle. Il se peut que, par suite d’un en-
du dommage. À rebours, les conditions indifférentes à la produc- chaînement de « circonstances exceptionnelles », un événement
tion du dommage sont éliminées. La cause est donc toute condi- provoque un dommage : il n’en est point la cause (causa cau-
tion sine qua non : la cause enlevée, la conséquence disparaît sans) mais seulement l’occasion (occasio causans). Une hié-
(Sublata causa, tollitur effectus). Un certain nombre d’arrêts sont rarchie des facteurs du dommage doit être établie, « d’après
directement inspirés par cette théorie, comme en témoigne les l’augmentation de la probabilité de résultat qu’ils généraient »
formules qu’ils comportent. Le plus caractéristique est un arrêt (G’SELL-MACREZ, Recherches sur la notion de causalité, thèse
de la Cour de cassation, faisant pour la première fois une réfé- Paris I, 2005, no 95). L’antécédent à retenir est celui qui a aug-
rence explicite à la théorie (sous l’appellation de « l’équivalence menté les probabilités du résultat constaté, de sorte que, plu-
des causes » : Civ. 2e, 27 mars 2003, Bull. civ. II, no 76, RGDA tôt que de causalité adéquate, il conviendrait de parler de cau-
2003, 504, note J. Landel, 1re esp.). Utilisant ce critère objec- salité probabiliste (G’SELL-MACREZ, thèse préc., no 121). Ce
tif et rationnel, l’équivalence des conditions présente l’avantage n’est pas tout. Dans chaque espèce, il faut rechercher si la cau-
de maintenir une certaine égalité entre les victimes (V. notam- salité a été adéquate ou probabiliste (V., sur les difficultés de
ment sur cette théorie, C. QUÉZEL-AMBRUNAZ, thèse préc., la théorie, G’SELL-MACREZ, thèse préc., nos 110 et s). L’exa-
2008, nos 19 et s. ; A. NASRI, Contribution à l’étude de la no- men s’opère a posteriori, post factum, par ce que les historiens
tion de causalité en droit pénal, thèse Paris I, 2006, plaidoyer contemporains nomment la rétroaction. Voilà tel effet fâcheux
en sa faveur) ; elle est donc moins arbitraire que la théorie de la incontesté. Il s’agit de remonter dans le temps, pour se deman-
causalité adéquate. De plus, elle présente l’avantage de bannir der rétrospectivement s’il était objectivement possible de penser
« du champ causal presque tous les comportements volontaires que tel fait provoquerait normalement cet effet dommageable,
de la victime ou d’un tiers » (A. NASRI, thèse préc., no 307). serait réellement perturbateur. Si la réponse à ce calcul des pro-
Cette théorie est généralement retenue en Belgique (mais non babilités a posteriori est affirmative, si le fait apparaît comme la
exclusivement), sous le nom de condition sine qua non (B. DU- cause essentielle, il y a causalité adéquate. Ce qui importe, ce
BUISSON et I. DURANT, Quelques traits saillants de la causalité n’est pas que les conséquences fussent prévisibles, mais que la
dans le droit belge de la responsabilité civile, RLDC 2007, sup- cause apparaisse comme objectivement apte à les provoquer,
plément au no 40, p. 67 et s.). ceci « après-coup » pour employer une expression populaire. Tel
est le « pronostic objectif rétrospectif » de RÜMELIN, retenu par
48. La théorie de l’équivalence des conditions est souvent suffi- la jurisprudence suisse, aussi paradoxal que le « remords pré-
sante pour déterminer la cause d’un dommage unique et immé- ventif » prôné par MAC ORLAN (rétrospectif est bien pris ici en
diat dans la responsabilité fondée sur la faute. L’inconvénient son sens étymologique de retro spicere, regarder en arrière). Il
en est que les événements ayant concouru à la réalisation du est spécieux : « Si l’événement s’explique toujours, après-coup,
dommage sont nombreux, de sorte que tout dommage risque- par tel ou tel des événements antécédents, un événement tout
rait d’avoir un grand nombre de causes. KANT observait que la différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circons-
chaîne des effets empiriques de nos actes est virtuellement sans tances, par des antécédents autrement choisis – que dis-je ? par
fin. C’est le type même du processus in infinitum. Plus la chaîne les mêmes événements interprétés autrement » (BERGSON, Le
s’étend, plus la causalité le cède à l’aléatoire, et sa détermina- Possible et le Réel, 1961, PUF).
tion s’apparente à la divination. Sauf qu’il n’y a causalité que si
un rapport de nécessité lie indéfectiblement le fait au dommage. 50. L’exposé même de cette dernière théorie, complexe,
Si cette théorie pouvait autrefois permettre la réparation équi- quelque simplifié qu’il ait été, le caractère totalement artificiel,
table et pragmatique des dommages, dans une économie es- abscons et abstrait du pronostic rétroactif, devrait suffire à le
sentiellement agricole et artisanale, il n’en va plus de même au- regarder avec méfiance. De même qu’il suffit souvent d’écrire
jourd’hui. Le progrès technique, qui permet de manier des forces un mot dont l’orthographe est douteuse pour voir la faute,
naturelles considérables, le développement du machinisme, les c’est dissiper certaines théories subtiles à l’excès que de les
interactions toujours plus nombreuses des activités humaines, exposer sobrement. N’est-ce pas ce qui se produit ici ? Les
provoquent parfois des conséquences dans lesquelles il est im- standards utilisés par cette théorie (dont le cours normal des
possible de déterminer la part de chacun des intervenants, et choses) sont imprécis et assez arbitraires ; la détermination de
dont l’ampleur est sans commune mesure avec le rôle propre de la prévisibilité (et donc la dangerosité) est plus que difficile. En
chacun d’entre eux. Enfin, pour la détermination du lien de cau- définitive, l’application de la causalité adéquate rompt l’égalité
salité entre le fait dommageable et ses conséquences médiates, entre les victimes (V. l’ex. donnée par A. NASRI, thèse préc.,
qui est nécessaire pour les qualifier de directes, l’équivalence no 7 ; V. d’autres critiques dans le même ouvrage, nos 40 et
des conditions conduit à considérer que restent directs et répa- s.). Pourtant, la doctrine lui est aujourd’hui assez favorable,
rables des dommages très éloignés du fait générateur et, pour séduite par son aspect (pseudo) scientifique, et rebutée par la
tout dire, dont le lien est purement hypothétique avec lui. Le dan- simplicité de l’équivalence des conditions. Elle a les faveurs
ger majeur de la théorie éclate ici : elle ne permet pas de fixer des juges au Québec (J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS,

Rép. civ. Dalloz - 16 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

La responsabilité civile, 7e éd., 2007, éd. Yvon Blais [Québec], D. – Causalité et implication (L. 5 juill. 1985).
t. I, no 1.622).
53. Les débats théoriques sur la notion de causalité sont en prin-
cipe évacués lorsque l’action de la victime se fonde sur un régime
51. Si, pendant longtemps, la jurisprudence utilisa de préférence spécial d’indemnisation, par exemple en matière d’accident de
la théorie de l’équivalence des conditions (qui justifie notamment la circulation depuis la loi no 85-677 du 5 juillet 1985. Conçue
l’obligation in solidum), ses faveurs avaient semblé un moment comme une loi d’indemnisation plus que de responsabilité, du
se porter vers la causalité adéquate (qui est retenue par cer- moins quant à l’obligation à la dette, son application repose sur la
tains codes civils étrangers, par exemple par celui de l’Argen- désignation d’un débiteur, qui est en principe la compagnie d’as-
tine, art. 906, depuis une loi de 1968). En réalité, les juridictions surance, du véhicule impliqué dans l’accident (L. 5 juill. 1985,
retiennent les deux théories : elles appliquent l’une ou l’autre au art. 1er). Cette condition s’entend du fait, pour un véhicule, d’être
gré des espèces, en toute souplesse, d’une façon très favorable « intervenu, à quelque titre que ce soit, dans la survenance de
aux victimes (cet objectif conduit aussi à un relâchement du lien l’accident », selon une formule souvent reprise par la Cour de
de causalité). Il ne faut pas mésestimer le rôle de l’empirisme cassation. Il n’est nullement besoin de rechercher si cette in-
dans cette matière, qui rend difficile tout essai de classification tervention a été ou non la cause du dommage. D’ailleurs, le
doctrinale. La jurisprudence est en fait très pragmatique. Et il est conducteur du véhicule impliqué ne peut pas faire échec à l’ac-
assuré que les rédacteurs des jugements et arrêts apprécient le tion de la victime en invoquant la force majeure (L. 5 juill. 1985,
lien de causalité en s’interrogeant, plus ou moins consciemment, art. 2), ce qui montre bien que l’implication est étrangère à la
sur la normalité ou non de l’événement et du comportement de notion de causalité. Cependant, la distinction n’a pas toujours
l’agent, revenant au critère général de la responsabilité (V. infra, été effectuée avec la rigueur nécessaire. Ainsi, deux arrêts de
no 59), ainsi que sur la gravité du préjudice, comme sur l’exis- l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 avril 2007
tence ou non d’une assurance du responsable. Où il apparaît réintroduisirent fâcheusement l’examen de la causalité entre le
de façon éclatante que le droit est un art plus qu’une science. comportement du conducteur victime et la réalisation du dom-
Osons même dire que les juges inventent la réalité (donc la véri- mage pour diminuer ou exclure son indemnisation (Ass. plén.,
té), sous couvert de l’appréciation de la causalité et de la déter- 6 avr. 2007, no 05-15.950 et no 05-81.350, Bull. ass. plén., nos 5
mination du « cheminement du mal » (V. sur celui-ci infra, no 56). et 6, D. 2007. 1839, note H. Groutel, AJ 1199, obs. I. Gallmeis-
ter, et pan. 2906, obs. Ph. Brun, JCP 2007. II. 10078, note
P. Jourdain, RGDA 2007. 613, note J. Landel).
52. Il serait excessif d’affirmer que la théorie de la causalité
adéquate est le plus souvent retenue (affirmation se trouvant
dans les conclusions relatives à l’affaire jugée par la deuxième § 4. – Caractères du lien de causalité.
chambre civile de la Cour de cassation le 20 novembre 2003,
no 01-17.977, Bull. civ. II, no 355, JCP 2004. II. 10004, note
B. Daille-Duclos, D. 2003. 2902, concl. R. Kessous, note crit. 54. Le rapport de causalité doit être certain et direct, quelle que
L. Grynbaum, D. 2004, somm. 1344, obs. D. Mazeaud, RTD soit l’analyse de la causalité retenue, étant entendu que ces no-
civ. 2004. 103, obs. P. Jourdain ; l’arrêt est du reste lui-même tions imprécises donnent en fait une grande liberté d’apprécia-
contestable quant à l’analyse qu’il retient de l’absence de lien tion aux tribunaux. D’abord, il ne fait pas de doute que le rap-
de causalité en l’espèce). Tout au plus est-il possible de relever port de causalité doive être certain. Mais, pour simple qu’elle
que l’équivalence des conditions est retenue de préférence dans paraisse, l’application de cette règle soulève maintes difficul-
la responsabilité subjective, tandis que la percée de la causalité tés concrètes, tenant tantôt à l’auteur du dommage (notamment
adéquate s’est surtout produite dans les responsabilités objec- en présence de coauteurs : Droit de la responsabilité et des
tives (comme en témoigne l’exigence du rôle actif de la chose contrats, 2008/2009, op. cit., nos 1733 et s.), tantôt à la pro-
dans la réalisation du dommage, qui rendait celui-ci normale- duction du dommage (Droit de la responsabilité et des contrats,
ment prévisible : V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 1773 et s.).
2008/2009, nos 7801 et s.), dans lesquelles les rapports de cau-
salité sont les plus complexes à déterminer. Le succès (relatif) 55. En matière contractuelle, l’article 1151 du code civil exclut
de la causalité adéquate est la mesure de celui de la théorie du le préjudice indirect des dommages et intérêts, même en cas de
risque. L’un ne va pas sans l’autre. À défaut de la causalité adé- dol. Cet article pose un principe tellement juste et rationnel qu’il
quate, la théorie du risque sombrerait dans le ridicule et l’absurde guide a fortiori le juge dans la réparation des délits et quasi-dé-
(V. Théorie du risque). Ainsi, alors que le domaine d’élection de lits, lesquels supposent bien souvent de simples fautes, négli-
l’équivalence des conditions est la responsabilité pour faute, ce- gences ou imprudences. Un débiteur contractuel coupable de
lui de la causalité adéquate est la responsabilité sans faute (des dol ne peut tout de même pas être mieux traité qu’un respon-
arrêts rendus à propos de cette dernière ne peuvent néanmoins sable extracontractuel pour lequel n’est relevée qu’une simple
s’expliquer que par l’équivalence des conditions ; ex. Civ. 2e, imprudence. Du reste, comment faire peser sur l’auteur d’un dé-
26 sept. 2002, no 00-18.627, Bull. civ. II, no 198, D. 2003. 1257, lit des dommages qui ne se rattachent à son fait que par une
note O. Audic, Gaz. Pal. 2003. 2. 2435, note J. Liagre, RTD civ. série de causes indéfiniment prolongée, quand la loi épargne un
2003. 100, obs. P. Jourdain, RD imm. 2003. 157, obs. F.-G. Tré- pareil traitement à l’auteur d’un dol ou d’une fraude, souvent plus
bulle). Une autre manière d’articuler les deux théories, en cas de coupable que l’auteur de tel délit qualifié ? La jurisprudence dé-
pluralité de coauteurs (de coaction), est de retenir l’équivalence cide donc avec raison que le préjudice indemnisable doit être
des conditions au stade de la poursuite exercée par la victime, la conséquence directe, la « suite nécessaire » (la formule est
car son indemnisation en est facilitée, et d’en revenir à une cau- de POTHIER, Traité des obligations, nos 166 et s.) du fait ou
salité plus adéquate pour régler la contribution respective des dif- de l’acte dommageable. Cela, dans le domaine contractuel et
férents coauteurs. Certaines solutions du droit positif semblent en matière délictuelle. Le dommage indirect, « en cascade »,
illustrer cette répartition (V. en ce sens, F. CHABAS, L’influence selon l’expression imagée de JOSSERAND (Cours de droit civil
de la pluralité des causes sur le droit à réparation, préf. H. Ma- positif français, t. II, 2e éd., 1933, no 449), n’est pas indemni-
zeaud, 1967, LGDJ, p. 102 et s. ; Y. LAMBERT-FAIVRE, De la sable, quod sensus communis ostendit ; mais la jurisprudence
poursuite à la contribution : quelques arcanes de la causalité, offre l’illustration de solutions contraires. La théorie de l’équiva-
D. 1992, chron. 311). lence des conditions favorise l’admission des dommages « en

mai 2009 - 17 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

cascade ». Les juges doivent donc procéder à un tri des anté- de la chose ; dans la responsabilité du fait d’autrui, il découle du
cédents. C’est là question d’appréciation souveraine, variable pouvoir qu’exerce sur l’agent celui qui en répond).
d’une espèce à l’autre, d’un juge à l’autre, d’où le caractère sou-
vent insaisissable des jugements et des arrêts prononcés en la
matière. Au demeurant, les expressions usuelles de préjudice 59. L’ensemble des divers cas de responsabilité en droit privé
direct ou de dommage direct ne prennent un sens véritable que (en y assimilant même la défaillance contractuelle) possèdent
si, au préalable, un choix a été opéré sur la théorie de la causa- un caractère commun, qui est l’anormalité. Une réparation est
lité retenue, équivalence des conditions ou causalité adéquate. mise à la charge de toute personne dont l’activité dommageable
peut, de quelque manière, être qualifiée d’anormale ou, ce qui
56. Cela étant, pour opérer le choix entre les divers antécédents revient au même, de déraisonnable (V. d’une façon générale,
du dommage, tracer une limite à la série causale, la méthode S. CHASSAGNARD, La conformité en droit privé français, thèse
la plus simple consiste à examiner la continuité de l’enchaîne- Toulouse, 2000, spéc. nos 902 et s. ; J.-C. SAINT-PAU, Respon-
ment causal, du « cheminement du mal » (N. DEJEAN DE LA sabilité civile et anormalité, Mélanges C. Lapoyade-Deschamps,
BÂTIE, dans AUBRY et RAU, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, PU Bordeaux, 2003, p. 249 et s. ; comp. L. CLERC-RENAUD,
8e éd., 1989, Litec, no 393 ; Ph. BRUN, Responsabilité civile ex- Du droit commun et des régimes spéciaux en droit extracon-
tracontractuelle, op. cit., nos 286 et s.). Dès qu’un événement tractuel de la réparation, thèse préc., nos 212 et s., mettant l’ac-
s’est interposé dans l’enchaînement, une rupture de causalité cent sur l’exigence, comme condition du droit commun de la res-
est intervenue : le dommage n’est pas réparable car la causalité ponsabilité, d’un fait défectueux [le fait personnel défectueux,
est indirecte. Il en est ainsi lorsque, dans la chaîne des évé- le fait défectueux de la chose, le fait défectueux d’autrui]). À
nements précédant le dommage, la victime, un tiers (ou un cas l’évidence, la faute extracontractuelle présente bien cet aspect
fortuit) intervient spontanément, en toute liberté, par quelque ini- comme le révèle, parmi bien d’autres éléments, le critère de
tiative arbitraire spontanée. Il y a rupture du lien de causalité comparaison utilisé par la jurisprudence. Maintes applications et
directe par suite du novus actus interveniens, selon l’expression notions illustrent cela, ne serait-ce que la concurrence déloyale
québécoise (J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La respon- ou le parasitisme (V. Droit de la responsabilité et des contrats,
sabilité civile, op. cit., t. I, no 1.630) : le dommage n’était pas 2008/2009, nos 7011 et s. ; Ph. le TOURNEAU, La modernité
une « conséquence inévitable » du fait initial (Civ. 2e, 14 juin du parasitisme, Gaz. Pal. 2001. 2. doctr. 1590), l’acceptation
1995, no 93-20.103, Bull. civ. II, no 187). Toutefois, la rupture des risques dans les jeux et sports (Droit de la responsabilité et
totale du lien de causalité, et la décharge corrélative de l’auteur des contrats, nos 1917 et s.), les inconvénients anormaux de voi-
de la première faute chronologique, n’ont lieu que si le fait de la sinage, bien que cette responsabilité soit devenue objective et
victime ou du tiers apparaît d’un degré de gravité égal ou supé- autonome (V. infra, no 209). La faute est un comportement dé-
rieur. Lorsque la gravité du novus actus est moindre que celle de fectueux apprécié in abstracto : est tel celui que n’aurait pas eu
la première faute, un partage de responsabilité intervient. Corol- un « bon père de famille » (ou évidemment « une bonne mère de
laire : tant qu’un acte n’est pas venu rompre le « cheminement famille » !), soucieux des ses devoirs à l’égard des autres et de
du mal », le responsable est tenu à réparation. La faute initiale, lui-même. Cette solution a été adoptée pour une raison pratique
le fait initial d’autrui ou de la chose oblige à réparer toutes les de preuve (car, conceptuellement, la faute est une attitude in-
conséquences ultérieures, mêmes lointaines. tellectuelle blâmable, dont la connotation morale est certaine. –
V. aussi, quant au concept de faute, infra, no 111). Le modèle du
« bon père de famille » a également cours dans la défaillance
ART. 3. – FAIT GÉNÉRATEUR. contractuelle (y compris pour les garanties dites légales, notam-
ment contre les vices cachés dans la vente, qui supposent un
fonctionnement anormal de la chose). Mais, dans les activités
57. La responsabilité civile n’est enclenchée que par la réunion professionnelles, il se concrétise par la prise en compte de la
de trois éléments : un préjudice relié par un lien de causalité à profession du débiteur en cause (le critère ne sera plus le « bon
un fait générateur. Par cette expression, on désigne en réalité père de famille », mais le « bon garagiste », le « bon banquier »,
la cause du dommage. Le code civil en envisageait trois caté- le « bon informaticien », etc.). La contre-épreuve se trouve à
gories : le fait personnel, le fait d’autrui et le fait des choses, propos de la force majeure, qui n’est retenue que lorsque les
donc trois sortes de responsabilité (dont les deux dernières ont éléments invoqués étaient normalement imprévisibles et irrésis-
été largement modifiées et élargies au XXe siècle), constituant tibles (Droit de la responsabilité et des contrats, nos 1808 et s.).
le droit commun de la matière. Ce fait générateur est un fait La normalité n’est pas non plus étrangère à l’appréciation de
juridique (par opposition à un acte juridique), déclenchant l’ap- la causalité, du moins dans la théorie de la causalité adéquate
plication d’une norme légale (des art. 1382 et s. du C. civ.) qui, (V. supra nos 49 et s.). Les responsabilités objectives corres-
lorsque ses conditions sont réunies, se traduira par une indemni- pondent aussi généralement à cette analyse. L’application de
sation de la victime. Il s’y ajouterait, selon une invention remon- l’article 1384, alinéa 1er, in fine, du code civil suppose ainsi un
tant au début du siècle dernier, le fait du débiteur contractuel, comportement anormal de la chose (comp. C. BLAVOËT, La
c’est-à-dire sa défaillance. place du normal et de l’anormal dans le droit, Gaz. Pal. 1966.
1. doctr. 65 ; Droit de la responsabilité et des contrats, nos 7695,
58. Au fil du temps, les régimes spéciaux d’indemnisation se 7801, 7804 et s. ; V. Responsabilité du fait des choses inani-
sont multipliés (V. infra, nos 213 et s.). Leur raison d’être est mées). Par exemple, un arrêt de la Cour de cassation relève
l’indemnisation des victimes de dommages, ce qui est un des qu’il « n’est pas contesté que le comportement anormal de l’im-
objectifs classiques de la responsabilité civile. Certains se rat- meuble, qui a explosé, a joué un rôle causal dans le sinistre »
tachent à celle-ci, tandis que d’autres sont indépendants. Il est (Civ. 2e, 14 nov. 2002, no 00-12.780, Bull. civ. II, no 25, CCC
donc nécessaire de connaître le critère permettant de caractéri- 2003, no 31 ; V. égal. Civ. 2e, 11 déc. 2003, no 02-30.558, Bull.
ser la responsabilité civile. À cet égard, il a été judicieusement civ. II, no 38, D. 2004. 2181, note S. Godechot ; Civ. 2e, 16 oct.
proposé de retenir l’existence d’un responsable désigné et d’un 2008, no 06-21.476, RCA 2008, no 352, note H. Groutel). Géné-
lien objectif de « rattachement » du dommage au responsable ralement, l’anormalité est intrinsèque ; elle pourra exceptionnel-
(P. JOURDAIN, Le critère de la responsabilité civile, Mélanges lement être extrinsèque, lorsqu’elle est due au comportement du
G. Viney, 2008, LGDJ, p. 553 et s. ; par exemple, dans la res- gardien (Civ. 2e, 4 janv. 2006, no 04-17.653, RCA 2006, no 76,
ponsabilité du fait des choses, ce lien est caractérisé par la garde cliente d’une pharmacie heurtant, en tentant d’entrer, la porte

Rép. civ. Dalloz - 18 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

vitrée automatique qui ne s’ouvre pas à son approche, sans dé- secourir la victime, des actions en responsabilité pourront être
faillance du mécanisme, qui avait été verrouillé par les exploi- fondées sur l’apparence. Dans la responsabilité personnelle,
tants durant les heures d’ouverture annoncées). L’anormalité est seul peut en principe être condamné celui dont la faute a cau-
encore un élément de l’application de l’article 1384, alinéa 2 (ain- sé le dommage (abstraction faite des responsabilités pour au-
si est cassé un arrêt qui avait condamné le détenteur d’une télé- trui). Cependant, il arrive que quelqu’un soit condamné en de-
vision sur le fondement de ce texte, sans caractériser un usage hors de cette condition, parce qu’il a donné l’apparence d’être
anormal de la fonction de veille dont le fabricant avait doté son l’auteur de la faute dommageable. Error communis facit jus !
appareil, ni une inobservation d’une prescription de ce dernier : Finalement, sa faute emportant condamnation consiste à avoir
Civ. 2e, 23 sept. 2004, no 03-16.445, RCA 2005, no 321, note laissé se créer cette apparence. Ainsi, des arrêts retiennent la
S. Hocquet-Berg). Enfin, il en va de la sorte dans les responsa- responsabilité d’un producteur pour les actes d’un commerçant
bilités du fait d’autrui. indépendant lorsqu’il a laissé planer l’ambiguïté sur la nature de
ses relations juridiques avec ce dernier, qui semblait être un de
60. Toutefois, l’évolution de la responsabilité des parents a vu ses concessionnaires. Soit le distributeur continuait d’apparaître
émerger, en apparence, une responsabilité pour comportement comme tel, alors qu’il ne l’était plus ; soit, à l’inverse, sa qualité
normal (par l’arrêt Bertrand : V. infra, no 163, et Droit de la res- de commerçant indépendant était masquée (Com. 9 nov. 1993,
ponsabilité et des contrats, 2008/2009, nos 7407 et 7434, et par no 91-18.351, Bull. civ. IV, no 390, Rev. sociétés 1994. 321,
l’arrêt Levert V. infra, no 163 et Droit de la responsabilité et des note Ph. le Tourneau ; Com. 17 oct. 1995, no 94-10.106, JCP E
contrats, no 7435), ce qui semblait abolir le rôle de moralisation 1995, no 854, note G. Virassamy, CCC 1996, no 4, note L. Leve-
des comportements et d’instrument de régulation sociale de la neur). Toutefois, l’existence du lien de causalité entre cette faute
responsabilité civile. Mais M. POUMARÈDE a démontré qu’en et le dommage est douteuse, sauf à retenir un dommage propre,
réalité, cette solution est logique, si l’on admet l’existence d’un comme d’avoir perdu la chance d’actionner le véritable respon-
troisième et autonome fait générateur de responsabilité, le fait sable. Lorsque celui-ci est connu, une condamnation in solidum
d’autrui (L’avènement de la responsabilité civile du fait d’autrui, du responsable apparent et du responsable réel pourra inter-
Libre droit, Mélanges Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, p. 839 et s., venir. De même, normalement, quelqu’un ne peut être engagé
spéc. p. 864 et s. ; contra J. MOULY, Peut-il exister une véritable comme commettant qu’à la condition que son prétendu préposé
responsabilité civile du fait d’autrui ?, RCA 2008, étude 10) ; la ait été sous sa subordination (C. civ., art. 1384, al. 5) ; néan-
constatation du fait anormal d’autrui suffirait en elle-même à dé- moins, il pourra être condamné pour faute lorsqu’il a laissé s’ac-
clencher cette responsabilité directe, sans qu’il soit nécessaire créditer l’apparence équivoque d’un lien de préposition (V. Droit
d’établir un fait générateur dans la personne d’autrui (V. Respon- de la responsabilité et des contrats, 2008/2009, no 7505). En-
sabilité du fait d’autrui). fin, en vertu du mandat apparent, la croyance légitime d’un tiers
dans les pouvoirs d’un mandataire apparent engage le prétendu
61. La responsabilité, dans la multiplicité de ses applications, mandant, comme s’il y avait eu un véritable mandat (V. Vo Man-
joue des rôles divers (V. supra, nos 7 et s.). Un caractère com- dat). Cependant, ici, le fondement de l’obligation ne réside plus
mun unit tous les cas de responsabilité (V. supra no 59). En aujourd’hui dans l’article 1383 du code civil (depuis Ass. plén.
outre, une inspiration commune semble dominer l’ensemble de 13 déc. 1962, no 57-11.569, Bull. ass. plén., no 2, D. 1963.
la responsabilité civile délictuelle et quasi délictuelle : le respect 277, note J. Calais-Auloy, RTD civ. 1963. 572, obs. G. Cor-
des anticipations légitimes d’autrui (V. surtout X. DIEUX, Le res- nu). À l’époque, la doctrine affirma que l’apparence était deve-
pect dû aux anticipations légitimes d’autrui. Essai sur la genèse nue une source nouvelle et autonome d’obligation, quæ vagatur
d’un principe général du droit, préf. M. HANOTIAU, avant-propos per omnes categorias (errante parmi toutes les catégories). Mais
P. Van Ommeslaghe, 1996, Bruylant [Bruxelles]). Le régime de cette vue n’est guère satisfaisante, dans la mesure où la création
la défaillance contractuelle, bien que n’étant pas une vraie res- d’une nouvelle source d’obligation paraît excéder les pouvoirs
ponsabilité (V. infra, nos 79 et s.), correspond aussi à ce schéma, des juges. Il semble préférable d’intégrer l’apparence aux qua-
sous les traits de l’obligation de prévision du débiteur, comme si-contrats (V. Quasi-contrat). En effet, le mandant est lié sans
de la confiance et de l’attente légitime du créancier. L’obliga- l’avoir voulu (en raison de la croyance légitime du tiers), et ce,
tion de prévision est particulièrement pertinente lorsque le dé- par des liens contractuels, ce qui correspond bien à la définition
biteur contractuel est un professionnel. Ce dernier est tenu, en du quasi-contrat. Cela étant, venons-en aux divers faits généra-
raison de sa maîtrise professionnelle, sinon de prévoir l’avenir teurs de la responsabilité civile.
et le destin (nul être humain ne peut avoir cette prétention), du
moins d’exercer sa faculté de prévision, au profit de son cocon- § 1er. – Fait personnel.
tractant. Cette faculté d’anticipation est tantôt au service de la
conformité, tantôt nécessaire pour prévenir les atteintes à la sé- 63. Le premier volet de la responsabilité civile, le plus véné-
curité (V. spéc. M. LEROY, Contribution à l’étude des obligations rable, est la responsabilité extracontractuelle, elle-même consti-
du professionnel. Le devoir de répondre des risques créés et tuée par les responsabilités délictuelle et quasi délictuelle du fait
de maîtrise professionnelle, préf. Ph. le Tourneau, 1999, Ga- personnel, dans lesquelles l’acte dommageable consiste dans
zette éd., Toulouse, nos 645 et s. pour le premier cas ; nos 654 et la violation d’une obligation, quelle qu’en soit l’origine (légale au
s. pour le second). Bien des aspects des devoirs professionnels sens le plus large, coutumière, jurisprudentielle), que l’acte soit
peuvent être replacés et mieux compris sous cet éclairage. Le volontaire (délit civil ; C. civ., art. 1382) ou involontaire (quasi-dé-
contrat, acte d’anticipation, relève de la prévision. « Contracter lit civil ; C. civ., art. 1382 ; V. Responsabilité du fait personnel) ; la
c’est prévoir. Le contrat est une emprise sur l’avenir » (G. RI- pratique et les tribunaux ne distinguent plus guère ces deux va-
PERT, La règle morale, 4e éd., 1949, LGDJ, no 84). Et, au fond, riétés, et a tendance à ne citer que l’article 1382 (englobant alors
le préjudice indemnisable semble devoir être déterminé en fonc- la situation de l’art. 1383, sauf lorsqu’un règlement, une loi ou
tion de l’attente légitime de la victime, appréciée in abstracto, à une Convention internationale attache des conséquences parti-
obtenir indemnisation. culières à la faute intentionnelle ; ex. caractéristique : Civ. 2e,
13 nov. 2008, no 07-16.228, RCA 2009, no 2, affirme, sous le
62. S’il est bien un droit réaliste, c’est celui de la responsabilité visa de l’art. 1382, que « la faute civile ne requiert pas d’élé-
civile. Comment échapper au concret en présence des dom- ment intentionnel »). Toute personne qui commet une telle faute
mages, souvent tragiques, qui atteignent parfois l’homme dans doit réparer le préjudice qui en résulte, sous réserve de l’exis-
sa chair et ses affections ? Cependant, par exception, afin de tence de causes d’exonération (Droit de la responsabilité et des

mai 2009 - 19 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

contrats, 2008/2009, nos 1796 et s.) et de faits justificatifs, ex- côtés du fait de l’homme et du fait de la chose, un troisième et
cuses ou immunités (op. cit., nos 1966 et s.). Depuis 1912, la autonome fait générateur de responsabilité ; la constatation du
Cour de cassation affirme que les fautes pénales et civiles ré- fait anormal d’autrui suffirait en elle-même à déclencher cette
pondent à une définition unique (Cass. civ. 18 déc. 1912, Bro- responsabilité (reposant sur la personne exerçant une autorité
chet et Deschamps, S. 1914. 1. 249, note Morel, D. 1915. 1. sur autrui), sans qu’il soit nécessaire d’établir un fait générateur
17, note L. S.), ce qui entraîne de graves inconvénients en rai- dans la personne d’autrui (V. sur toutes ces questions, la forte dé-
son d’un principe très contestable, posé par la même juridiction monstration de M. POUMARÈDE, L’avènement de la responsa-
au milieu du XIXe siècle, celui de l’autorité de la chose jugée bilité civile du fait d’autrui, article préc., dont sont directement ins-
au pénal sur le civil (Droit de la responsabilité et des contrats, pirés les développements ci-dessus ; contra : J. MOULY, Peut-il
op. cit., nos 697 et s. ; V. Chose jugée). La loi no 2000-647 exister une véritable responsabilité civile du fait d’autrui ?, ar-
du 10 juillet 2000 a remédié en partie aux défauts du système ticle préc., pour lequel la véritable responsabilité du fait d’autrui
antérieur, en introduisant un article 4-1 dans le code de procé- est une responsabilité de substitution, dont le modèle est celle
dure pénale. Celui-ci dissocie la faute d’imprudence pénale de des commettants depuis l’arrêt Costedoat : Ass. plén., 25 févr.
la faute d’imprudence civile. En effet, depuis, la victime peut agir 2000, no 97-17.378 et no 97-20.152, Bull. ass. plén. no 2, D.
devant les juridictions civiles en invoquant l’article 1383 du code 2000. 673, note Ph. Brun, D. 2000, somm. 467, obs. crit. Ph.
civil, alors même que le juge répressif n’a pas retenu l’existence Delebecque, JCP 2000. II. 10295, concl. R. Kessel, note crit.
d’une faute pénale non intentionnelle, en raison d’absence de M. Billiau ; V. infra, no 171).
lien de causalité (Civ. 1re, 30 janv. 2000, no 98-14.368, Bull. civ.
I, no 19, D. 2001, somm. 2232, obs. P. Jourdain, RSC 2001. 66. À supposer même qu’il existât une responsabilité contrac-
613, obs. A. Giudicelli ; Civ. 2e, 16 sept. 2003, no 01-16.715, tuelle, ce que nous contestons (V. infra, nos 79 et s.), il n’existe
Bull. civ. II, no 263, D. 2004. 721, note Ph. Bonfils ; la loi préc. pas de responsabilité contractuelle du fait d’autrui. Celle-ci est
du 10 juill. 2000 donna une nouvelle définition de la faute pénale souvent invoquée à l’encontre d’une entreprise, et participe
non intentionnelle, plus restrictive que l’ancienne, figurant dans donc de la responsabilité professionnelle. Quoi qu’il en soit, à
le C. pén., art. 121-3, al. 4 et 5 ; cette réforme résulta de l’émo- cet égard, le débiteur est personnellement tenu des obligations
tion suscitée par les mises en cause de plus en plus fréquentes convenues en vertu de la force obligatoire du contrat, quand
de la responsabilité pénale de maires, dans des circonstances bien même il en aurait confié l’exécution à un tiers (sous-traitant,
où ils n’avaient pas manqué à leurs devoirs). Toutefois, la loi du sous-mandataire, sous-locataire, etc.), en tout ou en partie,
10 juillet 2000 n’a pas formellement rompu avec la théorie uni- dès lors qu’il l’a volontairement introduit dans la sphère de
taire des fautes civile et pénale, mais elle donne aux juges le l’exécution (lui donnant ainsi l’occasion de causer un trouble
moyen de le faire : elle a une portée incitative (Y. MAYAUD, La au créancier), que ce soit un auxiliaire ou un substitut. Il n’y
loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non a pas à rechercher dans le fait d’autrui (ainsi introduit dans
intentionnels, Gaz. Pal. 2001. 2, doctr. 1193). l’exécution du contrat) un fait générateur de responsabilité : la
cause des éventuels dommages et intérêts se trouve dans le
§ 2. – Fait d’autrui. contrat lui-même. L’expression « responsabilité contractuelle du
fait d’autrui » n’est qu’une image trompeuse. Elle n’est pas le
64. La seconde source apparente de la responsabilité civile est décalque, dans l’ordre du contrat, de la responsabilité délictuelle
la responsabilité extracontractuelle du fait d’autrui, en vertu de du fait d’autrui, la seule qui mérite cette qualification (qu’elle soit
laquelle quelqu’un peut être tenu à l’égard de la victime du fait générale ou particulière, comme celle des commettants).
d’un tiers (V. Responsabilité du fait d’autrui). Les cas légaux en
sont énumérés par l’article 1384 du code civil. Il s’agit d’abord 67. Toutefois, un sort particulier a fâcheusement été réservé par
des parents du fait de leurs enfants mineurs habitant avec eux, le législateur à l’agence de voyages et aux contrats conclus à dis-
ensuite des maîtres et commettants du fait de leurs domestiques tance par un professionnel avec un consommateur. L’agence de
et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés, voyages est responsable de plein droit à l’égard de son client de
enfin des instituteurs et artisans du fait de leurs élèves et appren- la bonne exécution des obligations résultant du contrat, que ces
tis pendant le temps qu’ils sont sous leur surveillance. Si le mot obligations soient exécutées par elle-même ou par d’autres pres-
instituteur a reçu une acception extrêmement large (V. Droit de la tataires de services (C. tourisme, art. L. 211-17 [L. no 92-645 du
responsabilité et des contrats, op. cit., nos 7599 et s.), il ne s’agit 13 juill. 1992, art. 23 ; V. Droit de la responsabilité et des contrats,
plus d’une véritable responsabilité du fait d’autrui puisque la vic- op. cit., nos 4504 et s.). Ce cas est donc particulièrement frap-
time s’est vu retirer le droit d’agir contre eux par la loi du 5 avril pant, puisque l’agence peut être responsable alors qu’elle n’a
1937, qui leur a substitué l’État (devenu le véritable responsable pas pris l’engagement d’effectuer la prestation (elle-même ou par
pour autrui ; nous souhaitons la suppression de ce régime spé- des substituts), et qu’elle s’est contentée de procurer les services
cial, dont le champ d’application est source de litiges et dont le d’autrui (alors même que les obligations sont exécutées par des
régime n’est pas satisfaisant). prestataires sur lesquels elle n’a aucun pouvoir). D’autre part,
toute personne physique ou morale (donc même si elle n’est pas
65. Malgré l’apparence et la présentation doctrinale habituelle, un professionnel) proposant ou assurant à distance et par voie
la fait d’autrui n’était pas à l’origine un véritable fait générateur, électronique la fourniture de biens ou de services est « respon-
car la responsabilité qui en découle restait fondée sur le fait fautif sable de plein droit à l’égard de l’acheteur de la bonne exécution
et direct de l’homme. Elle se transforma ensuite profondément, des obligations résultant du contrat, que ces obligations soient
au point que le civilement responsable était devenu le garant de à exécuter par elle-même ou par d’autres prestataires de ser-
la responsabilité d’autrui, qui n’était donc pas non plus une vé- vices, sans préjudice de son droit de recours contre ceux-ci »,
ritable responsabilité du fait d’autrui. Enfin, plus récemment, la sauf à s’exonérer en prouvant que l’inexécution est imputable
jurisprudence a créé une véritable responsabilité générale du fait soit au partenaire, soit à un cas de force majeure (L. no 2004-575
d’autrui (arrêt Blieck ; V. infra, nos 198 et s.). D’autres innovations du 21 juin 2004, pour la confiance dans l’économie numérique,
jurisprudentielles, presque concomitantes, relatives tant à la res- art. 15, I ; adde art. 15, II ; C. consom., art. L. 121-20-3, al. 4
ponsabilité des parents (arrêt Bertrand ; V. infra, no 163) qu’à et 5 ; Ph. le TOURNEAU, Contrats informatiques et électro-
celle des employeurs (arrêt Costedoat), associées à la respon- niques, 5e éd., 2008, Dalloz Référence, no 9.31). Cette dispo-
sabilité générale du fait d’autrui donnent à penser qu’apparaîtra sition concerne tous les contrats à distance conclus par un pro-
une responsabilité directe du fait d’autrui, mais sans devenir une fessionnel avec un consommateur. Le législateur a créé ici une
responsabilité du fait personnel. Le fait d’autrui deviendrait, aux véritable responsabilité objective et autonome du fait d’autrui.

Rép. civ. Dalloz - 20 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

§ 3. – Fait d’une chose. contrat lie le défendeur à la victime, et que le préjudice résulte de
l’inexécution au sens large du contrat, il s’agit d’une défaillance
68. La troisième catégorie de « fait générateur » de la respon- contractuelle. Cela, même si le dommage a été causé par une
sabilité quasi délictuelle résulte de certaines choses appropriées chose dont le cocontractant était gardien pour en avoir l’usage,
et gardées (C. civ., art. 1384, al. 1er, in fine, pour la responsabi- la direction et le contrôle. Les tribunaux le rappellent parfois, no-
lité générale du fait des choses ; art. 1385 pour la responsabili- tamment à propos des accidents provoqués au malade par les
té du fait des animaux, et art. 1386 pour celle qui résulte de la instruments et appareils utilisés par un médecin (V. Droit de la
« ruine » des bâtiments [ces deux derniers articles nous appa- responsabilité et des contrats, op. cit., nos 4238 et s.). Cette
raissent archaïques, et devraient être supprimés], sans compter exclusion de l’article 1384, alinéa 1er, in fine – donc des avan-
les nombreuses responsabilités édictées par des lois spéciales, tages d’une responsabilité sans faute prouvée – a été compen-
dont certaines seront signalées plus loin ; V. Responsabilité du sée : d’une part, par le renforcement de l’obligation principale
fait des animaux, Responsabilité du fait des bâtiments, Respon- (ainsi, pour les médecins et chirurgiens lorsqu’ils utilisent des
sabilité du fait des choses inanimées). instruments ou des produits pour exécuter leur obligation prin-
cipale), d’autre part, et surtout, par le développement prétorien
69. En revanche, il n’existe pas de « responsabilité contractuelle d’une obligation de sécurité, accessoire à l’obligation principale
du fait des choses ». Une partie à un contrat s’oblige à livrer, du contrat, et qualifiée le plus souvent d’obligation de résultat.
au sens large, une chose (par un contrat de vente, de bail, de
prêt, de louage d’ouvrage, voire de restauration…). Que cette 72. L’application de la défaillance contractuelle est logique. Il est
chose n’apporte pas au créancier l’obligation convenue, il y a là indifférent que l’inexécution du contrat ait sa cause dans le fait
tout simplement inexécution de l’obligation (V. C. civ., art. 1641, d’une chose (du moins s’il ne constitue pas pour le débiteur l’un
vente ; et C. civ., art. 1721, bail). La question, débattue, est des faits libératoires énoncés par les articles 1147 et 1148). Les
alors de déterminer le fondement de cette inexécution contrac- voies et moyens d’exécuter l’obligation relèvent du choix du dé-
tuelle : défaut de délivrance, défaut de conformité ou garantie biteur. Le débiteur contractuel est en principe libre d’introduire
contre les vices cachés. Quoi qu’il en soit, parler de « respon- pour son exécution des choses, principalement des machines
sabilité contractuelle du fait de la chose » dans cette hypothèse ou des appareils. Il répond alors de ceux-ci. Si l’un d’entre
n’a strictement aucun sens ; a fortiori, le régime de la responsa- eux cause un dommage, l’attente légitime du créancier a été ba-
bilité délictuelle du fait des choses est inopérant. Les règles qui fouée. Le débiteur a commis une défaillance professionnelle, se
la régissent ne jouent jamais lorsque le dommage causé par une caractérisant notamment par son défaut de maîtrise technique
chose résulte d’une défaillance contractuelle des défendeurs, ou une surveillance insuffisante. Autrement dit, le créancier n’a
qu’il s’agisse de la responsabilité générale du fait des choses pas à prouver spécialement la défaillance du débiteur dans le
(C. civ., art. 1384, al. 1er in fine), ou des responsabilités spéciales maniement de la chose. Selon nous, tout débiteur contractuel
du fait des choses (C. civ., art. 1385 et 1386) (V. Responsabilité répond envers le créancier des choses qu’il utilise pour l’exécu-
du fait des choses inanimées). tion du contrat, indépendamment de leur vice. Reste à savoir
sur qui pèse la charge de la preuve de la défaillance profession-
70. Toutefois, l’intervention d’une chose dans la réalisation d’un nelle. Soit le maniement de ladite chose est suffisamment sûr :
dommage entre contractants n’est pas sans conséquences. En l’obligation est de résultat. Soit, au contraire, il existe un aléa,
effet, il existe un renforcement des obligations liées à la livrai- et l’obligation n’est que de moyens (en appliquant la célèbre dis-
son d’une chose par le débiteur contractuel. Ainsi, le fabricant tinction, dont nous souhaitons l’abandon ; V. not. sa remise en
ou le vendeur professionnel est tenu par une obligation de livrer cause par J. BELLISSENT, Contribution à l’analyse de la distinc-
une chose dépourvue de vice, ou de tout défaut de fabrication tion des obligations de moyens et des obligations de résultat,
de nature à créer un danger pour les personnes (V. Droit de la préf. R. Cabrillac, 2001, LGDJ).
responsabilité et des contrats, op. cit., nos 3663 et 6073). Cette
obligation est actuellement définie comme une obligation de sé- 73. La jurisprudence, justifiée comme elle vient de l’être, est sa-
curité de résultat, et c’est donc bien sur le terrain de la défaillance tisfaisante pour les dommages causés aux biens par une chose
contractuelle que le débiteur est recherché. D’où la tentation d’y qu’utilisait le débiteur en exécutant le contrat. Mais lorsque le
voir une « responsabilité contractuelle du fait des choses ». La dommage est corporel, le mieux et le plus simple serait alors,
Cour de cassation s’est fourvoyée en admettant ainsi une obli- comme nous le répétons depuis 1972, que leur réparation fût
gation extracontractuelle de sécurité du vendeur professionnel régie par la responsabilité délictuelle (à défaut d’un droit auto-
au profit de quiconque, en fait une responsabilité prétorienne du nome de réparation forfaitaire et automatique des dommages
fait des choses, en l’espèce de celles qui présentent un vice ou corporels : V. infra, nos 252 et s.), en l’occurrence, la respon-
un défaut (Civ. 1re, 17 janv. 1995, no 93-13.075, Bull. civ. I, sabilité délictuelle du fait des choses ; cela alors même que le
no 43, D. 1995. 350, note P. Jourdain, D. 1996, somm. 16, obs. dommage a été causé lors de l’exécution d’un contrat, que ce
G. Paisant, JCP 1995. I. 3853, nos 9 et s., obs. G. Viney, l’af- soit par la chose objet du contrat ou moyen de son exécution
faire dite « du cerceau » ; V. les critiques de Ph. RÉMY, Nou- (V. Responsabilité du fait des choses inanimées). C’est ainsi
veaux développements de la responsabilité contractuelle, RGAT que les solutions étaient fondées aux origines de l’interprétation
1995. 529 ; cet arrêt est resté isolé, et cette solution serait au- prétorienne de l’article 1384, alinéa 1er in fine : l’arrêt Teffaine in-
jourd’hui généralement inutile, la loi no 98-389 du 19 mai 1998 téressait un accident du travail (Cass. civ. 16 juin 1896, D. 1898.
[C. civ., art. 1386-1 et s.] régissant maintenant la plupart de ces 1. 433, concl. Sarrut, note Saleilles, S. 1897. 1. 17, note A. Es-
dommages). La qualification est erronée. Il faudrait plutôt recon- mein).
naître, comme à chaque fois qu’il y a un dommage corporel, une
responsabilité nécessairement délictuelle (V. infra, no 92). § 4. – Universalité de la responsabilité civile.

71. L’hypothèse est différente en présence d’une défaillance 74. Le droit pose des conditions à l’ouverture et au succès d’une
contractuelle du fait d’une chose utilisée lors de l’exécution du action en responsabilité civile. Mais la pratique, par un souci
contrat. La chose n’est plus l’objet du contrat, mais un moyen bien compréhensible de compassion pour les victimes, fit sauter
de son exécution : la perceuse ou le chalumeau de l’artisan et maintes barrières, de telle sorte que la responsabilité se répandit
de l’entrepreneur, la voiture du livreur, les ciseaux du coiffeur, un hors de ses frontières naturelles, au risque de fausser les équi-
instrument du médecin, le plateau du serveur, etc. Elle cause un libres et les mécanismes de tout le droit. En effet, à défaut d’un
dommage au créancier de l’obligation contractuelle. Lorsqu’un fondement solide à une action en justice, le plaideur sera tenté

mai 2009 - 21 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

d’invoquer, par mesure de précaution ou en désespoir de cause, permettant la condamnation de l’auteur d’une utilisation abusive
un des articles du code civil relatif à la responsabilité (ou tous à de ses dispositions. Mais la responsabilité civile complète éga-
la fois). D’une façon générale, pourquoi le repousser ? Le juge lement et renforce les fonctions de la théorie générale des obli-
aura donc tendance à lui donner satisfaction. gations : en incitant à plus de loyauté dans la transmission de
l’obligation (en commandant d’informer et de coopérer), tout en
75. Souvent, lorsque aucune autre voie juridique ne se présente, permettant plus d’équilibre dans l’extinction de l’obligation (en
l’ultimum subsidium est la responsabilité civile (V. aussi infra, tempérant la satisfaction du créancier ou du débiteur, par l’octroi
nos 119 et s. sur l’universalisme de la responsabilité subjective). d’un droit à indemnisation dans certaines circonstances).
Cette tendance a notamment été facilitée par la conception ex-
tensive de la notion de faute et les inventions des responsabilités 77. Le droit de la responsabilité civile s’adapte vaille que vaille
générales du fait des choses et du fait d’autrui. Amie fidèle des aux besoins nouveaux que l’évolution de la société fait naître
victimes désemparées, la responsabilité extracontractuelle est (V. supra, nos 11 et s. ; infra, nos 119 et s., 161 et s.). Un
un remède universel aux lacunes du droit (V. la formule adoptée champ nouveau est récemment apparu, celui de l’écologie et
par la Cour de cassation à propos de la concurrence déloyale, de l’environnement (V. Environnement). Certes, la directive
Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., no 7018). Que no 2004/35/CE a été transposée par la loi no 2008-757 du
des changements interviennent dans les techniques sans qu’au- 1er août 2008 (C. HUGLO, La prévention et la réparation des
cun texte ne vienne régir la nouvelle situation, le mal n’est pas dommages de l’environnement après la loi du 1er août 2008, LPA
trop redoutable. La responsabilité civile, ample vêtement, pliable 24 nov. 2008, p. 6 et s.) ; mais le régime de la police administra-
à tous sens, s’adaptera vaille que vaille aux circonstances. Aus- tive qu’elle prévoit ne s’applique qu’aux dommages causés aux
si, comme le constatait JOSSERAND entre les deux guerres espèces et à leur habitats naturels protégés, à la dégradation de
mondiales, le droit de la responsabilité civile « tend à occuper le l’eau et aux pollutions des sols lorsqu’elles présentent un risque
centre du droit civil, donc du droit tout entier ; […] il est de tous les pour la santé humaine. En dehors de ces limites, le droit de
instants et de toutes les situations ; il devient le point névralgique la responsabilité civile conservera une place (A.-S. DUPONT,
commun à toutes nos institutions » (préf. à A. BRUN, Rapports et Le dommage écologique. Le rôle de la responsabilité civile en
domaines des responsabilités contractuelle et délictuelle, 1931, cas d’atteinte au milieu naturel, 1995, Schulthess [Genève],
Sirey, p. V). Depuis, cette situation s’est considérablement ren- 1995). Elle sera fondée, selon les cas, sur la faute, les troubles
forcée. D’où le rôle considérable qu’occupe la jurisprudence en anormaux de voisinage, la responsabilité du fait des choses,
la matière, qui, du reste, comprend nombre de véritables arrêts voire la responsabilité du fait des produits défectueux. Le
de règlement, même s’ils n’affichent pas cette ambition pour ne juge judiciaire a déjà adopté ce parti, non sans une certaine
pas violer ouvertement l’interdiction de l’article 5 du code civil. audace. Le jugement du tribunal de grande instance de Paris du
Les qualités de cet outil accueillant présentent leur revers : la 16 janvier 2008, fortement médiatisé dans l’affaire du pétrolier
souplesse comme la faculté d’adaptation conduisent à l’impré- Érika est emblématique à cet égard, et marquera une date dans
cision et aux revirements de jurisprudence. La vocation à l’uni- l’histoire du droit français. Il a reconnu les fautes de l’armateur,
versalité de la responsabilité civile est renforcée par le fait que de son gestionnaire, de l’affréteur (Total) et d’une société de
cette matière est en étroite symbiose avec tous les mouvements classification. Ces sociétés furent condamnées à d’importants
de fond qui agitent hic et nunc la société, l’humanisme (V. in- dommages et intérêts pour pollution de l’environnement et
fra, nos 114 et s.), le libéralisme (V. infra, no 118), le machinisme dommage écologique (TGI Paris, 16 janv. 2008, D. 2008, AJ
(V. infra, no 175), la victimologie (V. infra, no 178) ou le consu- 350, JCP 2008. II. 10053, note B. Parance, RLDC 2008/4. 21,
mérisme (V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., obs. M. Boutonnet, RSC 2008. 344, obs. J.-H. Robert, AJDA
nos 3636 et s.). Où la responsabilité rejoint la sociologie (V. not. 2008. 934, note A. Van Lang ; L. NEYRET, Naufrage de l’Érika :
M. MEKKI, La cohérence sociologique du droit de la responsa- vers un droit commun de la réparation des atteintes à l’environ-
bilité civile, Mélanges G. Viney, 2008, LGDJ, p. 739 et s.). nement, D. 2008, chron. 2681). Certains auteurs souhaitent
même que la jurisprudence reconnaisse dans ce domaine un
76. L’universalité de la responsabilité civile se manifeste en- préjudice collectif et qu’elle consacre la notion de préjudice
core en ce qu’il peut exister des responsabilités ayant pour objet objectif, « entendu comme la lésion d’un intérêt conforme au
une obligation, comme cela a été mis en lumière (par V. PER- droit mais indépendant de toutes répercussions personnelles »
RUCHOT-TRIBOULET, Théorie générale des obligations et res- (L. NEYRET, La réparation des atteintes à l’environnement et
ponsabilité civile, préf. J. Mestre, 2002, PUAM). En premier le juge judiciaire, D. 2008, chron. 170, spéc. p. 173), ce qui
lieu, la théorie générale des obligations réagit aux mauvais com- serait une sorte de révolution (V. aussi sur l’environnement,
portements. Soit en évinçant la responsabilité civile (dans cer- infra, nos 161, 233, 240, 243, et Droit de la responsabilité et des
taines de ses dispositions ou de ses fonctions, par exemple par contrats, op. cit., nos 8630 et s.). Le tribunal de grande instance
la théorie des risques : V. PERRUCHOT-TRIBOULET, thèse de Paris a franchi un pas dans cette direction dans son jugement
préc., nos 116 et s). Soit en modifiant des dispositions de la précité de l’affaire Érika, en reconnaissant l’existence du « pré-
responsabilité civile (que ce soit des aménagements d’obliga- judice résultant de l’atteinte à l’environnement ». Ensuite, dans
tion ou d’indemnisation : V. PERRUCHOT-TRIBOULET, thèse la même affaire, la Cour de cassation, après la CJCE, jugea
préc., nos 120 et s). Mais la théorie générale des obligations que les hydrocarbures, accidentellement déversés en mer à la
remplit parfois des fonctions de la responsabilité civile (V. PER- suite d’un naufrage, se retrouvant mélangés à l’eau ainsi qu’à
RUCHOT-TRIBOULET, thèse préc., nos 273 et s), puisque cer- des sédiments et dérivant le long des côtes d’un État membre
tains de ses mécanismes sanctionnent une faute, tandis que jusqu’à s’échouer sur celles-ci, constituent des déchets au sens
d’autres offrent une indemnisation (en garantissant l’exécution de la directive no 72/442/CE du Conseil, du 15 juillet 1975, et
des créances d’indemnisation, ou en fournissant les moyens de de l’article L. 541-1 du code de l’environnement, lorsque ceux-ci
forcer à l’exécution). En second lieu, la responsabilité civile ne sont plus susceptibles d’être exploités ou commercialisés
joue un rôle actif dans le régime des obligations (V. PERRU- sans opération de transformation préalable (CJCE 24 juin 2008,
CHOT-TRIBOULET, thèse préc., nos 900 et s.). Elle renforce les C-188/07, Cne de Mesquer c/ Sté Total France, D. 2008, AJ
dispositions de la théorie générale des obligations : en ouvrant 1904, D. 2009. 701, note M. Boutonnet, AJDA 2008. 1233 ;
un droit à indemnisation en présence de la perte d’une préroga- Civ. 3e, 17 déc. 2008, no 04-12.315, D. 2009, AJ 170, Gaz. Pal.
tive issue de celle-ci (par exemple, en cas de perte d’une pos- 4-6 janv. 2009, p. 20). En revanche, elle décida que le vendeur
sibilité d’exécution ou d’une modalité de l’obligation), comme en des hydrocarbures et affréteur du navire les transportant peut

Rép. civ. Dalloz - 22 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

être considéré comme détenteur antérieur des déchets s’il est inexécuté, mal exécuté, ou avec retard (alors qu’aucune
établi qu’il a contribué au risque de survenance de la pollution cause étrangère ne le justifie). La loi accorde au créancier
occasionnée par le naufrage (notamment quant au choix du un « remède », selon l’expression employée par les juristes
navire), et que le producteur du produit générateur des déchets de la Common law, consistant en priorité dans l’exécution en
peut être tenu de supporter les coûts liés à leur élimination nature (tels le remplacement ou la réparation d’une chose
si, par son activité, il a contribué au risque de survenance de défectueuse). Mais, lorsque celle-ci n’est plus possible, ou
la pollution occasionnée par le naufrage. Il appartiendra à ne présenterait plus d’intérêt pour le créancier, ce fait donne
la Cour de renvoi de déterminer si les sociétés en cause ont naissance à une action en dommages et intérêts, permettant
contribué au risque de survenance de la pollution occasionnée au créancier d’obtenir l’équivalent monétaire de l’exécution. Ce
par le naufrage. Dans l’affirmative, elles seront condamnées régime est généralement dénommé la « responsabilité contrac-
conformément au principe du pollueur-payeur résultant des tuelle ». Depuis longtemps, nous le désignons par l’expression
textes précités. de défaillance contractuelle, car, selon nous, l’expression tra-
ditionnelle est fausse, les deux régimes ayant des fondements
78. Cependant, deux limites doivent être apportées à l’empire et des finalités distincts. La défaillance contractuelle obéit à
apparemment universel de la responsabilité civile. D’abord, elle des modalités particulières, différentes de celles qui ont cours
ne doit en aucune façon suppléer une action qui existe ou a exis- dans la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle. Elles sont
té au profit de la victime. En ce sens, la responsabilité civile destinées à permettre le respect dans le temps de la volonté
apparaît d’une certaine façon comme subsidiaire (ainsi, il a été initiale des parties, et à maintenir l’équilibre de leurs presta-
jugé qu’« ayant fait ressortir que la demande ne tendait, sous tions réciproques. Nous prétendons que la « responsabilité
couvert de dommages-intérêts, qu’à obtenir le paiement de sa- contractuelle » est un mythe, puisque celui-ci est, selon Cl. LÉ-
laires prescrits en application de l’article 2277 du code civil, la VI-STRAUSS, une structure imaginaire. Nous commencerons
cour d’appel a, à bon droit, débouté les salariés de leur préten- par comparer le contrat et son inexécution avec le délit civil.
tion » [Soc. 9 oct. 1996, no 94-43.202, RJS 1996, no 1180, RTD Ensuite, nous envisagerons successivement la limitation du
civ. 1997. 429, obs. J. Mestre]. – Et que « l’action en respon- dommage contractuel, les limites du régime de la défaillance
sabilité délictuelle à l’encontre d’un entrepreneur de manuten- contractuelle, puis quelques conséquences de l’absence de
tion n’est ouverte qu’à celui qui ne dispose pour la réparation responsabilité contractuelle. Enfin, des perspectives seront pré-
des dommages […] d’aucune action en responsabilité contrac- sentées en guise de conclusion sur cette question controversée.
tuelle aux mêmes fins contre quiconque » [Com. 25 nov. 1997,
no 95-22.097, DMF 1998, 158, rapp. J.-P. Rémery] ; la solution A. – Comparaison entre le contrat et le délit civil.
s’évinçait sans doute en l’espèce d’un texte particulier, l’ancien
article 52 de la loi no 66-420 du 18 juin 1966, mais le principe 80. La majorité de la doctrine française parle habituellement
est général). Il est donc logique que l’action en comblement de de responsabilité contractuelle, adoptant les vues de PLANIOL
l’insuffisance d’actif en matière de « faillite » ne se cumule pas (Traité élémentaire de droit civil, t. 2, 4e éd., 1907, LGDJ, nos 863
avec l’action en responsabilité de droit commun (V. Droit de la et s. ; l’auteur avait déjà exposé son opinion à cet égard dans un
responsabilité et des contrats, op. cit., no 5014). C’est encore article paru en 1904 sur les sources des obligations) ; ce système
ainsi que se justifie l’absence d’option entre la responsabilité dé- fut renforcé par H. MAZEAUD (Responsabilité contractuelle et
lictuelle et le régime de la défaillance contractuelle (V. Droit de responsabilité délictuelle, RTD civ. 1929. 551), puis par P. ES-
la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 994 et s.). En re- MEIN (Le fondement de la responsabilité contractuelle rappro-
vanche, à l’intérieur de chacun des deux domaines (délictuel et ché de la responsabilité délictuelle, RTD civ. 1933. 627). Il y
contractuel), il n’existe en théorie aucun principe de préséance, aurait dans le code civil, certes, un seul concept de responsa-
même si la faute est toujours là, sous une forme ou sous une bilité (fondé sur l’unicité de la faute), mais comportant deux ré-
autre (V. infra, nos 109 et s.). Pour autant, la règle Specialia ge- gimes distincts : celui qui résulterait d’un délit ou d’un quasi-délit
neralibus derogant s’applique dans le droit de la responsabilité (C. civ., art. 1382 à 1386), et celui qui naîtrait de l’inexécution des
comme dans d’autres domaines, ce qui signifie que les régimes obligations issues d’un contrat (C. civ., art. 1146 à 1155). Il y au-
spéciaux (n’entrant donc pas dans le droit commun) ont norma- rait donc deux ordres de responsabilité civile, chacun ayant pour
lement le pas sur le régime général (V. infra, nos 229 et s.), avec objet la réparation d’un dommage causé par une faute (violation
toutefois une singulière exception à propos de la responsabili- d’une obligation). Or, ce n’est là au mieux qu’une apparence.
té du fait des produits défectueux de la loi no 98-389 du 19 mai La vérité est que le code civil ne fait aucune allusion, directe ou
1998 (C. civ., art. 1386-18). Ensuite, la responsabilité ne saurait indirecte, à cette responsabilité contractuelle.
être réduite à la distinction d’un régime délictuel et d’un régime
contractuel. Le souci d’assurer une indemnisation satisfaisante 81. Lorsqu’il s’agit de responsabilité délictuelle, un acte contraire
aux victimes d’accidents corporels d’origines variées conduisit le à l’ordre juridique a causé un dommage à autrui, dont son auteur
législateur à mettre en place des régimes spéciaux d’indemnisa- doit réparation. La source de la réparation se trouve dans un fait
tion, s’appliquant en l’absence aussi bien qu’en présence d’un générateur : le fait brut qu’est la faute de l’agent (ou d’une per-
lien contractuel entre la victime du dommage et son auteur. Se sonne dont il est légalement responsable), ou le fait d’une chose
sont ainsi greffés sur le tronc commun de la responsabilité civile, dont il est le gardien. Ce fait donne naissance à une obligation
une multitude de rameaux qui ne relèvent, à proprement parler, (alors qu’il n’y avait rien). En matière contractuelle, la situation
ni du régime général de la responsabilité (délictuelle), ni de celui est bien différente : deux personnes sont liées par un contrat
de la défaillance contractuelle : ainsi en matière d’accidents de qui prévoit les obligations nouvelles de l’une et de l’autre (car le
la circulation, d’accidents thérapeutiques (V. Droit de la respon- contrat est créateur) ; ces obligations nouvelles font naître leurs
sabilité et des contrats, op. cit., nos 8563 et s.) ou d’accidents de attentes légitimes. Les parties doivent exécuter le contrat qui
la consommation (résultant du défaut de sécurité des produits : leur tient lieu de loi (C. civ., art. 1134). Si l’une ne respecte pas
L. no 98-389 du 19 mai 1998 ; C. civ., art. 1386-1 et s.) ; nous y son engagement, l’autre ne parvenant pas à obtenir satisfaction,
reviendrons. après mise en demeure infructueuse, demandera un substitut de
l’exécution. La source ne réside pas tant dans l’inexécution que
§ 5. – Apparente responsabilité contractuelle. dans le contrat lui-même. Le fondement de la solution se trouve
dans l’article 1134 du code civil. Il n’est alors pas besoin de fait
79. Le régime de l’inexécution contractuelle (prévu par les générateur, de préjudice, ni de lien de causalité : seule l’inexé-
art. 1146 à 1155 du C. civ.) existe en présence d’un contrat cution du contrat est considérée (V. infra, nos 96 et s.). Ce qui

mai 2009 - 23 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

est nommé réparation constitue en réalité un mode d’exécution de dommages et intérêts. Dans la doctrine du code au contraire
du contrat, très différent sans doute de celui qui était prévu (par l’inexécution (ou la mauvaise exécution) n’opère pas cette es-
équivalent), et souvent différé, mais mode d’exécution tout de pèce de novation de la dette contractée en dette de réparation :
même ; ou mode de paiement puisque, juridiquement, le paie- l’obligation inexécutée n’est pas éteinte par le seul fait de l’inexé-
ment est l’exécution d’une obligation quel qu’en soit l’objet. Le cution ; c’est précisément l’exécution par équivalent que réclame
contrat est destiné à assurer la création et la circulation des ri- le créancier lorsqu’il prétend à des dommages et intérêts, et le
chesses, à échanger des biens et des services ; il n’a pas pour débiteur qui prétend échapper aux dommages et intérêts doit
finalité de réparer des dommages. prouver “le fait qui le libère”, c’est-à-dire l’extinction de son obli-
gation (C. civ., art. 1147, 1148, 1245, 1302, 1315). Certes, la sa-
82. S’il existe une différence entre l’attente légitime de l’une des tisfaction du créancier ne sera obtenue qu’en argent, comme est
parties et ce qu’elle a reçu, c’est cette différence qu’elle demande procurée en argent, en général, la réparation des dommages in-
(éventuellement sous une autre forme : une somme d’argent). justement causés ; mais c’est simplement parce que l’argent est
L’ambition de la responsabilité délictuelle est autre ; elle a pour bon à tout : exécuter le contrat comme réparer un dommage, ou
principal objectif d’assurer la réparation des dommages (tout en restituer un enrichissement injuste – toute obligation, quelle que
ayant un rôle normatif et dissuasif). Ainsi, tandis que la fina- soit sa cause, doit être liquidée en vue de l’exécution, lorsque
lité des obligations contractuelles est la réalisation de l’opéra- celle-ci ne se fait pas in specie. Mais ce mode d’exécution de
tion économique voulue par les parties, celle de la responsabilité l’obligation n’en modifie pas la nature parce qu’il ne modifie pas
délictuelle est le rétablissement d’un équilibre rompu. Lorsque sa cause – qui reste le contrat. […] Les dommages et intérêts
l’obligation initiale et principale engendrée par le contrat n’est dus en cas d’inexécution sont un “remède” offert au créancier
pas exécutée, qu’elle ne peut plus l’être, ou qu’elle ne présente […], non une nouvelle obligation du débiteur. Si l’on ne trouve
plus d’intérêt pour le créancier, elle subsiste, mais sous la forme pas trace de “responsabilité contractuelle” dans les textes relatifs
d’une obligation de payer ; celle-ci n’est qu’une autre manière de aux dommages et intérêts, c’est bien parce qu’un tel concept ne
regarder la première, mais se concrétisant par des dommages peut entrer dans le système classique des sources d’obligation.
et intérêts. Les dommages et intérêts tendent à la satisfaction Les dommages et intérêts ne constituent d’ailleurs pas le seul re-
des attentes légitimes du créancier. Un arrêt indique à juste titre mède à l’inexécution, comme le suggérerait l’idée de réparation,
qu’ils « constituent une modalité d’exécution de l’obligation de ni même le remède principal : l’action en dommages et intérêts
faire ou de ne pas faire » (Soc. 4 déc. 2002, no 00-44.303, Bull. s’articule, en droit commun des contrats, avec l’exécution forcée
civ. V, no 368, RDC 2003, p. 54 note Ph. Stoffel-Munck, RTD en nature (articles 1143 et 1444), l’exception d’inexécution, la ré-
civ. 2004. 711, obs. P. Jourdain). C’est le contrat, et non l’inexé- solution (article 1184), et le cas échéant, la réfaction du contrat,
cution, qui fonde le droit aux dommages et intérêts contractuels, qu’on ne saurait ramener à des modes de réparation du dom-
permettant au créancier d’obtenir par équivalent l’avantage at- mage » (Ph. RÉMY, article préc., no 3).
tendu (M. FAURE-ABBAD, Le fait générateur de la responsa-
bilité contractuelle [contribution à la théorie de l’inexécution du 84. L’action en justice du créancier insatisfait assure la réa-
contrat], préf. Ph. Rémy, 2003, LGDJ, no 12). lisation contentieuse du contrat. Dès lors, la « défaillance
contractuelle » (ce que l’on nomme généralement la responsa-
83. Le code civil a traité le droit du créancier à des dommages et bilité contractuelle), dépend du contrat et de l’attente légitime
intérêts en cas d’inexécution du contrat comme un effet de l’obli- du créancier qui en fixe les limites, comme en témoigne l’ar-
gation contractée. Les dommages et intérêts sont la forme que ticle 1150 du code civil (V. infra, nos 87 et s.) ; il s’agit d’une
prend l’obligation contractuelle lorsque le créancier, ne pouvant exécution par équivalent, de sorte qu’elle peut être regardée
pas obtenir l’exécution en nature, recourt à la contrainte. Ainsi, comme concrète. En revanche, la responsabilité délictuelle,
« l’effet de l’obligation de faire ou de ne pas faire est de se “ré- à la dénomination exacte, est par définition autonome, tota-
soudre” [se payer] en dommages et intérêts en cas d’inexécution lement indépendante, intervenant entre deux étrangers qui
de la part du débiteur (art. 1142), sauf les cas où la loi autorise ne se rencontrent que fortuitement, par malchance ou par
l’exécution forcée en nature (art. 1143 et 1144). Ainsi encore, malheur (et, en ce sens, la responsabilité délictuelle peut être
l’article 1147 dispose que le débiteur est condamné à des dom- qualifiée d’abstraite). L’analyse précédente peut être habillée
mages et intérêts « à raison de l’inexécution” et non à raison du en recourant à la distinction des droits subjectifs et du droit
dommage causé au créancier par sa faute. […]Tout, dans ce ré- objectif. Le contrat donne naissance à un droit de créance, droit
gime des dommages et intérêts, est donc étranger à l’idée d’une subjectif, dont la seule violation permet de poursuivre son auteur
vraie “responsabilité contractuelle”, taillée sur le modèle de la devant les tribunaux. Son titulaire est protégé complètement
responsabilité délictuelle, et partageant avec elle une fonction et directement : la violation de l’obligation suffit en principe
de réparation » (Ph. RÉMY, La « responsabilité contractuelle » : à fonder l’action, sans qu’il soit besoin d’établir la faute du
histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997. 323, no 2). Dans le débiteur, ou l’existence d’un préjudice distinct de l’inexécution
code, la summa divisio des causes d’obligations oppose seule- et, a fortiori, l’existence d’un lien de causalité. En revanche, la
ment les conventions aux « autres causes », parmi lesquelles les responsabilité délictuelle naît d’une violation des règles posées
délits et quasi-délits. Il ne s’agit donc pas là de la distinction des par le droit objectif, dont on peut voir diverses expressions dans
deux responsabilités ; « la thèse classique est que l’inexécution les articles 1382 et suivants. Ces textes ne définissent pas un
du contrat n’est pas la cause d’une obligation nouvelle ; c’est le droit subjectif. Certes, si l’action délictuelle aboutit, la victime
contrat lui-même qui est la cause de la dette des dommages et disposera d’un véritable droit de créance (indemnitaire) contre
intérêts, au cas d’inexécution ». C’est pourquoi, comme le disait le défendeur. Mais ce droit est nouveau ; il n’existait pas (et
E. GAUDEMET, il y a une opposition irréductible entre le cas où comment aurait-il pu exister : dans la plupart des cas, auteur
un lien d’obligation préexiste à la dette de dommages et intérêts et victime ne se connaissaient même pas) ; il ne naît que de
et le cas des articles 1382 et suivants, où il n’y a pas d’obligation la faute de X… (ou d’autrui dont il est responsable), ou du fait
préexistante résultant d’un lien de droit déterminé. Or la doc- de sa chose. Le droit de la victime est ainsi une conséquence
trine moderne […] présente l’inexécution du contrat comme un apportée par le droit objectif à la responsabilité de quelqu’un, et
fait générateur de responsabilité – donc comme la source d’une nullement la continuation d’un droit subjectif antérieur.
obligation nouvelle, distincte de l’obligation contractuelle primi-
tive, et dont elle serait le “prolongement” ou le “remplacement”. 85. « Que le code ne traite pas l’inexécution du contrat comme
Ce qui suppose que l’inexécution de l’obligation a, à la fois, un un cas de responsabilité, c’est ce qui ressort enfin de la régle-
effet extinctif de la dette primitive et un effet créateur de la dette mentation des contrats spéciaux (L. III, T. VI et s.). D’abord parce

Rép. civ. Dalloz - 24 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

que, lorsque le contrat porte sur le transfert d’un droit ou la four- Le créancier ne peut pas exiger du débiteur une somme résul-
niture d’une chose (vente, louage de choses), les principales ac- tant d’une conséquence de sa défaillance ayant normalement
tions ouvertes au créancier sont les actions en garantie, qui n’ont échappé aux prévisions de celui-ci. Ce raisonnement est par
aucun trait commun avec l’action en responsabilité. […] Les di- définition totalement étranger aux matières extracontractuelles.
verses actions en dommages et intérêts, telles que les règle le Les conséquences imprévisibles – qui ne peuvent être couvertes
code à propos de chaque contrat, obéissent elles aussi en effet par les dommages et intérêts – sont celles qui ne sont pas en-
à un principe de typicité qui empêche qu’on les confonde avec trées dans le champ contractuel. L’exemple classique montre un
l’action atypique en responsabilité pour les dommages injuste- transporteur recevant des choses précieuses, alors qu’il croyait
ment causés. Il y a dans le code des actions contractuelles nom- se charger d’objets quelconques. Si celles-là sont endomma-
mées, comme il y a (parce qu’il y a) des contrats nommés. […] gées ou volées, il devra seulement le prix de ceux-ci.
Le code énonce ainsi, contrat-type après contrat-type, les cas
dans lesquels les dommages et intérêts sont dus par le débiteur 88. Pour POTHIER, et donc pour les rédacteurs du code ci-
de telle ou telle obligation, ceux dans lesquels il en est exonéré, vil, les dommages et intérêts prévisibles s’entendaient des dom-
et même, à l’occasion, la façon de les mesurer. […] La typicité mages et intérêts intrinsèques, par opposition aux dommages
des actions contractuelles, dans le code, traduit donc simple- et intérêts extrinsèques. Les dommages et intérêts intrinsèques
ment la diversité des obligations contractuelles : rien de plus sont ceux que l’inexécution de l’obligation provoque au créan-
normal, dès lors que les actions contractuelles en dommages cier par rapport à la chose même qui en a été l’objet ; ils ne
et intérêts ne tendent en vérité qu’à procurer au créancier l’équi- visent pas ceux que l’inexécution de l’obligation a occasionnés
valent des avantages escomptés du contrat » (Ph. RÉMY, article dans les autres biens du créancier. Seules les conséquences
préc., no 4). prévues ou prévisibles de l’inexécution pourront être mises à la
charge du débiteur, car ce sont les seuls risques contractuels
86. La consécration définitive du concept de « responsabilité qu’il avait acceptés. L’équivalent ne peut pas dépasser le pro-
contractuelle » résulta de deux inventions jurisprudentielles et mis. Dire que « la réparation n’est pas intégrale » en matière
doctrinales, celle de l’obligation contractuelle de sécurité ainsi contractuelle est une formule frappante, permettant d’opposer la
que celle de la distinction des obligations de moyens et de résul- règle à celle qui règne en matière délictuelle ; mais, encore une
tat. D’une part, l’introduction de l’obligation de sécurité dans les fois, c’est une image : il n’y a pas de réparation, seulement une
contrats ancra définitivement la « responsabilité contractuelle » exécution sous une autre forme. La « prévisibilité » est donc une
dans sa fonction de réparation, où dès lors elle concurrença la notion objective, renvoyant à la nature même du dommage ré-
responsabilité délictuelle. D’autre part, la distinction des obliga- parable, elle-même directement commandée par l’objet de l’obli-
tions de moyens et de résultat organisa la coexistence de deux gation. « Le “dommage prévisible” n’est ni plus, ni autre chose
régimes de « responsabilité contractuelle », l’un fondé sur la que l’objet même de l’obligation inexécutée – l’avantage promis
faute prouvée, l’autre plus « objectif », ce qui accentua la tenta- et non reçu » (Ph. RÉMY, article préc., no 41). À l’inverse, les
tion d’effectuer une comparaison avec les deux régimes typiques dommages et intérêts extrinsèques visent à réparer un préjudice
de la responsabilité délictuelle. qui ne se serait pas produit, non seulement si le contrat avait été
correctement exécuté, mais également si le contrat n’avait pas
B. – Limitation du dommage contractuel. été conclu, c’est-à-dire s’il n’avait donné lieu à aucun type de
relation entre les cocontractants. On parle aujourd’hui de dom-
87. En matière contractuelle, le débiteur défaillant n’est tenu que mages consécutifs. Tel est, par exemple, le cas du dommage
de ce qui est appelé, par référence à la responsabilité délictuelle, causé par la chose achetée à la personne ou à un autre bien. Ils
les dommages directs, constitués par la « suite immédiate et relèvent normalement de la responsabilité délictuelle.
directe de l’inexécution de la convention » (C. civ., art. 1151).
Mais, alors que l’auteur d’une faute délictuelle est tenu des dom- 89. De l’exigence de la prévisibilité des dommages et intérêts
mages imprévus, il n’est normalement tenu en matière contrac- contractuels découle ceci : le cercle des personnes pouvant de-
tuelle qu’aux conséquences de son inexécution prévues ou pré- mander réparation est limité aux seuls créanciers de l’obligation
visibles, au moment de la formation du contrat. Cette règle de inexécutée. Sous cet angle, le régime de la défaillance contrac-
bon sens, posée par l’article 1150, s’applique à tous les contrats. tuelle peut être qualifié de relatif quant aux personnes disposant
Il en résulte, en raisonnant par rapport aux catégories de la res- du droit d’agir, par opposition à la responsabilité délictuelle qui
ponsabilité délictuelle, que la réparation n’est en principe que présente un caractère absolu (puisque chacun est responsable
partielle, alors qu’en matière délictuelle elle doit être intégrale. de ses fautes envers tous ceux auxquels elles ont causé un pré-
Le débiteur défaillant invoque son contrat pour limiter sa charge judice).
d’indemnité. Dès lors, le rapport de prévisibilité a pu être pré-
senté comme la condition spécifique du régime de la défaillance 90. Il existe toutefois une exception à la limitation aux dom-
contractuelle : les dommages et intérêts doivent être rattachés mages et intérêts prévisibles. D’après l’article 1150 lui-même,
aux obligations contractuelles. Réciproquement, l’imprévisibili- si le débiteur a commis un dol ayant provoqué l’inexécution,
té des conséquences de l’inexécution exonère le débiteur. Une c’est-à-dire une faute intentionnelle, il sera tenu par exception
analyse en profondeur pourrait même permettre de dédoubler le des dommages et intérêts imprévus. Manquer volontairement
lien de prévisibilité. Le régime n’est contractuel que si le fait dom- à un contrat, avec la conscience ou la volonté de nuire à son
mageable a été prévisible d’après le contrat, et est donc une in- cocontractant, viole la bonne foi gouvernant toute la matière des
exécution. Alors, seules les conséquences dommageables pré- contrats (C. civ., art. 1134, al. 3). Obliger le débiteur malhonnête,
visibles de ce fait générateur seront réparables. La raison de la qui n’a pas craint de bafouer la confiance qui lui était accordée,
différence entre le régime de la défaillance contractuelle et ce- à couvrir toutes les conséquences de l’inexécution du contrat,
lui de la responsabilité délictuelle est que, pour la première, la même celles qui étaient imprévisibles lors de la formation du-
consistance et l’étendue des obligations des parties ont été préa- dit contrat, c’est tout simplement lui infliger une sanction excep-
lablement déterminées. La volonté est le principe fondamental tionnelle mais méritée. Le débiteur s’est comporté comme si le
théorique de l’article 1150. Même inexécutée, l’obligation reste contrat n’existait pas. Le droit l’enferme dans son propre jeu ; pri-
marquée par le concert initial des volontés, qui permettra de dé- vé de la possibilité d’invoquer le contrat, il pourra être condamné
terminer ce qui devait être fait et, par déduction, la partie « ré- à indemniser des risques qu’il n’avait pas acceptés ; inverse-
parable » du « dommage » (qui n’est autre que l’inexécution). ment, le créancier recevra des avantages qu’il n’escomptait pas.

mai 2009 - 25 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

Le dol (et la faute lourde qui lui est assimilée) est le seul véritable ne pas causer de dommage corporel à autrui pèse sur tous, et
cas de « responsabilité contractuelle », puisque le dol fait naître parce que le contrat ne comporte pas réellement cette obligation.
une obligation nouvelle que le contrat ne présentait pas (obliga-
tion nouvelle consistant à prendre en charge les conséquences 93. D’autre part, le régime de la défaillance contractuelle n’a pas
imprévisibles de l’inexécution ; elle ne constitue pas un paiement vocation à jouer lorsque le créancier demande autre chose que
mais une véritable réparation). Cependant, comme cette faute l’équivalent pécuniaire de l’exécution. Le dommage invoqué est
provoque l’inexécution d’une obligation contractuelle, sa sanc- alors extérieur au contrat, se situant en dehors des prévisions
tion reste dans le champ du contrat (M. FAURE-ABBAD, thèse contractuelles. Si, en réalité, le créancier ne demande pas l’équi-
préc., no 339). valent pécuniaire de l’exécution, il invoque un préjudice relevant
de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, de sorte qu’il
C. – Limites du régime de la défaillance contractuelle. faudra caractériser un fait générateur, vérifier la réalité du préju-
dice et établir un lien de causalité.
91. Le régime de la défaillance contractuelle cesse de s’appli-
quer en présence de l’inexécution d’une obligation secondaire, 94. Enfin, le régime de la défaillance contractuelle ne s’applique
alors que l’objectif poursuivi par les parties a été atteint. À côté qu’entre parties contractantes, avec toutefois des exceptions, la
de ses obligations primaires (la prestation par laquelle les parties principale étant l’action contractuelle en garantie contre les vices
réaliseront l’objectif contractuel qu’elles se sont fixé), le contrat cachés accordée à l’acheteur, non seulement contre son propre
peut en effet comporter des obligations secondaires. Il s’agit vendeur, mais aussi contre l’un quelconque des vendeurs anté-
d’obligations dont l’exécution n’est pas indispensable à la réa- rieurs et contre le fabricant avec lesquels il n’a pourtant aucun
lisation de l’objectif recherché. « Le contrat peut déployer ses lien de droit (Ph. le TOURNEAU, Responsabilité des vendeurs
résultats sans elle. L’utilité d’une telle obligation est d’optimiser et fabricants, 3e éd., 2009, Dalloz Référence nos 52.262 s. ; Ass.
l’exécution de l’obligation primaire et, partant, la réalisation du plén. 7 févr. 1986, no 85-11.060 et no 83-14.631, Bull. ass. plén.
but contractuel, ou encore de protéger le résultat reçu de l’exécu- nos 1 et 2, D. 1986. 293, note A. Bénabent, JCP 1989. II. 21354,
tion du contrat. En conséquence, l’inexécution d’une obligation note crit. Ph. Malinvaud, RTD civ. 1986. 364, obs. J. Huet, et
secondaire n’ouvrira pas forcément droit à dommages et intérêts p. 605, obs. Ph. Rémy. L’arrêt Besse [Ass. plén. 12 juill. 1991,
contractuels car le contrat peut avoir réalisé l’objectif recherché no 90-13.602, Bull. ass. plén. no 5, D. 1991. 549, note J. Ghes-
par les parties, en dépit de sa violation. […] Les dommages et in- tin, Grands arrêts de Droit immobilier, Dalloz, 2002, no 38, p. 257,
térêts représentant l’exécution par équivalent de l’obligation vio- obs. L. Tranchant, JCP E 1991. 218, note C. Larroumet, JCP
lée, leur versement ne se justifie que si, et seulement si, l’exé- 1991. II. 21743, note G. Viney, RTD civ. 1992. 593, obs. F. Zena-
cution invoquée a empêché le créancier d’obtenir l’avantage at- ti, RJDA 1991. 583, concl. R. Mourier, rapp. P. Leclercq, Defré-
tendu du contrat » (M. FAURE-ABBAD, thèse préc., no 65). nois 1991. 130, note J.-L. Aubert, CCC 1991, no 200, note L. Le-
veneur], qui a mis un frein aux audaces jurisprudentielles à pro-
92. De même, le régime de la défaillance contractuelle ne de- pos des actions en responsabilité dans les chaînes et groupes
vrait pas s’appliquer à certaines « suites » du contrat inventées de contrat, n’a pas modifié la jurisprudence sur ce point : il re-
par la jurisprudence, qui ne sont pas de véritables obligations au jeta la qualification contractuelle uniquement des actions qui ne
sens technique du mot. En effet, à côté des vraies obligations sont pas fondées sur la transmission d’une chose). Lorsque le
contractuelles, éléments nécessaires à la réalisation de l’objectif régime de la défaillance contractuelle est pertinent, la victime ne
contractuel des parties, le contrat comporte souvent des obliga- peut pas choisir de se placer sur le terrain délictuel, même si elle
tions qualifiées de « contractuelles » par les juges ; en réalité, y aurait intérêt. Cette règle est généralement désignée (de façon
elles pour objet la réparation d’un dommage injustement causé ambiguë) comme le non-cumul des responsabilités. Il est préfé-
au créancier, à l’occasion de l’exécution ou de l’inexécution du rable de la nommer le principe de la non-option, sous-entendu
contrat. Ces suites artificielles du contrat ne devraient pas être entre la responsabilité délictuelle et le régime de la défaillance
regardées comme contractuelles, car « elles n’apportent rien à contractuelle (il est admis depuis Cass. civ. 21 juill. 1890, DP
la réalisation de l’objectif contractuel et n’ont aucunement besoin 1891. 1. 380). D’évidence, il n’est applicable « que dans les rap-
d’être intégrées au contrat, la clause générale de la responsabi- ports entre contractants » (Com. 9 juill. 2002, no 99-19.156, Bull.
lité délictuelle (art. 1382 et 1383) ayant précisément pour fonc- civ. IV, no 122, RTD com. 2003. 363, obs. B. Bouloc, CCC 2002,
tion d’assurer la réparation des dommages injustement causés. no 172, obs. L. Leveneur). Autrement dit, seul le régime de la
[…] Les devoirs contractuels qui ne peuvent être rattachés aux défaillance contractuelle est normalement applicable entre par-
suites naturelles de l’article 1135 ne méritent pas la qualifica- ties contractantes, dès lors du moins qu’une des parties invoque
tion d’obligation contractuelle » (M. FAURE-ABBAD, thèse préc., l’inexécution du contrat et non pas un dommage « extérieur » à
no 91). Il est donc nécessaire de distinguer les suites naturelles celui-ci.
des suites artificielles de l’obligation contractuelle. Elles « ne mé-
ritent le qualificatif de “naturelles” que lorsqu’elles complètent les 95. Cependant, la jurisprudence retient curieusement dans
obligations des parties dans leur fonction matérielle de réalisa- certaines professions la responsabilité délictuelle de l’homme
tion de l’objectif contractuel […]. Par conséquent, chaque fois de l’art envers ses clients : il s’agit surtout des notaires et
que les juges ajoutent au contrat des suites qui n’ont pas partie des huissiers lorsqu’ils agissent en tant qu’officiers ministériels
liée avec l’opération économique voulue par les parties, ils se (alors que, s’ils sont investis d’un mandat, le régime contractuel
livrent à une interprétation dénaturante du contrat et font jouer retrouve son empire). La raison de cette solution résiderait
aux dommages et intérêts contractuels un rôle qui n’est pas le en ce que ces personnages, investis d’une fraction de l’au-
leur » (M. FAURE-ABBAD, thèse préc., no 95). C’est particuliè- torité publique, ne peuvent pas refuser leur ministère et que,
rement le cas de l’obligation de sécurité. Lorsqu’une personne dès lors, leurs obligations sont « statutaires ». Elle n’est pas
est victime d’un dommage corporel, la responsabilité de l’auteur convaincante. Et la jurisprudence est équivoque car, tout en se
ne devrait logiquement être que délictuelle, sauf (à la rigueur) si fondant théoriquement sur les articles 1382 et 1383 du code
l’obligation portait sur la personne même du créancier, comme civil, elle utilise la distinction des obligations de moyens et de
celle d’un chirurgien. Du reste, le principe de responsabilité gé- résultat, qui n’a de sens que pour déterminer la charge de la
nérale du fait des choses fut établi par l’arrêt Teffaine à propos preuve après inexécution d’une obligation contractuelle. En
de la réparation d’un dommage corporel subi lors de l’exécution vérité, cette responsabilité semble être en marge des autres,
d’un contrat (Civ. 16 juin 1896, préc.). Les dommages corporels et constituer le modèle d’un régime autonome de la défaillance
relèvent de la responsabilité délictuelle, car le devoir de veiller à professionnelle (Ph. le TOURNEAU, Responsabilité civile

Rép. civ. Dalloz - 26 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

professionnelle, 2e éd., 2005, Dalloz Référence). L’existence à certains contrats dont les effets, à cet égard, sont expliqués
d’une responsabilité légale spécifique (de plein droit), propre à sous les titres qui les concernent » n’apporte nullement une ex-
certains entrepreneurs (les constructeurs au sens large ; V. Droit ception au principe du premier alinéa. Ce texte montre que les
de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 4567 et s.), est contrats peuvent être de natures diverses, et obliger les contrac-
un autre indice significatif de l’émergence d’un tel régime. tants de façon variée : une stipulation particulière du contrat ou
une disposition légale supplétive peut fort bien modifier l’éten-
D. – Quelques conséquences. due de l’obligation d’un contractant. Mais le principe demeure
que le débiteur s’engage à se comporter comme un bon père de
96. Il est généralement affirmé que l’application du régime de famille, dont la conduite diligente et prudente est appréciée in
la défaillance contractuelle suppose l’existence d’un lien de cau- abstracto. « La fausse question des degrés de la faute est ainsi
salité direct entre le préjudice et le fait dommageable : le code remplacée par la vraie question : celle de l’étendue des obli-
civil l’indiquerait, sans employer l’expression (C. civ., art. 1151). gations contractuelles, qui suppose toujours l’analyse du conte-
Cette opinion est fausse ; elle découle de l’invention de la « res- nu du contrat – car la question que soulève la “responsabilité
ponsabilité contractuelle », dont le régime fut ensuite calqué sur contractuelle” est toujours (et seulement) de savoir si le débiteur
celui de la responsabilité délictuelle. Ce n’est que par habitude a exécuté le contrat » (Ph. RÉMY, La « responsabilité contrac-
que l’exigence de causalité est retenue comme une constance tuelle » : histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997. 323, no 7 in
de la défaillance contractuelle, alors que le régime de celle-ci, fine). Il n’y a pas lieu, en principe, d’examiner le comportement
sainement conçu, ignore la causalité. Néanmoins, la jurispru- du débiteur pour apprécier l’exécution du contrat : ce qui importe
dence rappelle régulièrement la nécessité de l’existence d’un est de mesurer l’écart entre ce qui a été promis et ce qui a été
lien de causalité dans le domaine contractuel (V. not. Ass. plén. fourni. C’est l’inexécution qui est considérée plus que l’erreur de
13 juill. 2001, no 97-17.359, no 97-19.282 et no 98-19.190, 3 ar- conduite. Alors que la faute délictuelle est la violation des devoirs
rêts, Bull. ass. plén. no 10, D. 2001. 2325, note P. Jour- généraux qu’impose la vie en société, la défaillance contractuelle
dain, D. 2002. 1314, obs. D. Mazeaud, JCP 2001. II. 10601, est un manquement à une obligation au sens technique du mot.
concl. J. Sainte-Rose, note F. Chabas, RTD civ. 2001. 850, Au demeurant, les partisans de la responsabilité contractuelle
obs. J. Hauser ; rendus à propos de la possibilité d’une action jouent sur les mots, car ils affirment généralement que toute in-
en réparation intentée par un enfant né handicapé). exécution d’une obligation contractuelle constitue une faute, ce
qui montre bien qu’il n’est pas besoin d’une faute distincte de
97. De même, la mise en jeu du régime de la défaillance contrac- l’inexécution.
tuelle ne devrait pas nécessiter de prouver l’existence d’un pré-
judice (contra : Civ. 2e, 11 sept. 2008, no 07-20.857, Bull. civ. 99. La jurisprudence se fait parfois l’écho de cette différence
II, no 191, D. 2008, AJ 2348, impl.), ni de rechercher un « fait dans la genèse de chacune des obligations. Elle signale ainsi
générateur », une faute quelconque, puisqu’il n’y a pas appari- que, comme les autres remèdes à l’inexécution de l’obligation
tion d’une nouvelle obligation. Les dommages et intérêts tendent contractuelle, les dommages et intérêts contractuels découlent
à la satisfaction, et non à la réparation d’un dommage injuste- de l’obligation initiale, et peuvent donc être octroyés indépen-
ment causé à une victime. C’est l’inexécution du contrat qui damment des conditions nécessaires pour faire naître une obli-
est seule considérée. Elle est définie comme l’écart entre ce gation indemnitaire. Ainsi, « toute obligation de faire ou de ne
qui était promis par le débiteur et ce qui a été accompli – ou, pas faire se résout en dommages et intérêts, en cas d’inexécu-
plus exactement encore, l’écart entre ce que le créancier pou- tion de la part du débiteur, peu important que cette inexécution
vait légitimement attendre du contrat et ce qu’il a effectivement n’ait pas été fautive » (Com. 30 juin 1992, no 90-20.991, Bull. civ.
reçu : écart de résultats économiques, plutôt qu’écart de com- IV, no 258, D. 1994. 454, note. A. Bénabent ; CA Paris, 19 juin
portement (M. FAURE-ABBAD, thèse préc., no 7). Certes, la 1998, Bull. Joly 1998, 1152, note A. Couret, RTD civ. 1999. 100,
faute contractuelle était connue des rédacteurs du code civil, obs. J. Mestre : « Il n’y a pas lieu de rechercher la faute de ?X?
mais uniquement à propos de la mesure des dommages et inté- pour apprécier sa responsabilité, dont la source contractuelle est
rêts, liée à la prévisibilité des conséquences de l’inexécution du constituée par l’inexistence du résultat qu’il s’était engagé à at-
contrat (art. 1150 : supra, nos 87 et s.). Les articles 1382 et 1383 teindre » ; Civ. 1re, 10 mai 2005, no 02-15.910, Bull. civ. I, no 201,
désignent nettement la faute comme cause de la responsabilité RTD civ. 2005. 594, obs. J. Mestre et B. Fages, et 600, obs.
extracontractuelle. En revanche, elle n’est citée par aucun des P. Jourdain, JCP 2006. I. 111, no 3, obs. Ph. Stoffel-Munck,
articles 1134 à 1167 relatifs aux effets des obligations, ce qui RDC 2006. 326, obs. D. Mazeaud, Defrénois 2005. 1247, obs.
montre bien que, dans l’esprit des rédacteurs du code civil, cette J.-L. Aubert ; Civ. 1re, 31 mai 2007, no 05-19.978, Bull. civ. I,
notion était étrangère à la matière. Encore une fois, le régime de no 212, D. 2007. 2784, note C. Lisanti, JCP 2007. I. 185, no 3,
la défaillance contractuelle est objectif, ne se fondant que sur le obs. Ph. Stoffel-Munck, RDC 2007. 1118, note Y.-M. Laithier,
fait matériel de l’inexécution. Le paiement est dû, sans qu’il y ait et 1140 note S. Carval, rappelant, conformément à l’article 1145
lieu de connaître les raisons de ce fait, sauf (selon l’art. 1147) si du code civil, que si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y
le débiteur prouve une cause étrangère exonératoire. contrevient doit des dommages et intérêts par le seul fait de la
contravention).
98. Mais cela suppose de savoir, au préalable, si le débiteur a
effectué ou non ce à quoi il était tenu ; or, « l’exécution s’entend 100. Il existe parallèlement un grand nombre d’arrêts qui,
de la réalisation matérielle d’un ensemble d’actes et d’omissions statuant sur de véritables demandes d’indemnisation (et non de
qu’accomplirait ou dont s’abstiendrait le bon père de famille dans fourniture de l’équivalent promis), c’est-à-dire sur des questions
la poursuite du but vers lequel tend l’obligation en cause. Cor- de responsabilité (mais malheureusement dite contractuelle),
rélativement, et à l’inverse, l’inexécution s’entend donc de tout subordonnent naturellement l’octroi de dommages et intérêts
comportement s’égarant de la conduite présumée du bon père indemnitaires aux conditions habituelles de la responsabilité.
de famille » (J. BELLISSENT, thèse préc., no 263). Il faut men- La défaillance contractuelle peut avoir été l’occasion d’une
tionner ici le premier alinéa de l’article 1137 du code civil, selon faute de comportement constituant la source d’un dommage
lequel le débiteur est tenu d’apporter tous les soins d’un bon père extrinsèque, et justifiant une indemnisation ; mais les deux
de famille, appréciés in abstracto. Il sera responsable de toutes questions répondent à des logiques distinctes et ont leurs
ses défaillances même légères qu’un bon père de famille n’aurait sanctions propres, ce que masque le terme hybride de « res-
pas commises. Le fait que le second alinéa de cet article précise ponsabilité contractuelle ». Un signe de cette confusion est
que « cette obligation est plus ou moins étendue relativement que l’on dira que, pour obtenir réparation, le créancier est tenu

mai 2009 - 27 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

d’apporter la preuve d’une faute dans l’obligation de moyens ; qui sont portées à la relativité des conventions. Selon ce prin-
or, cette notion elle-même (et sa distinction de l’obligation de cipe, les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contrac-
résultat) est une fille bâtarde de la fausse notion de responsa- tantes (C. civ., art. 1165). Il en découle que le régime de la dé-
bilité contractuelle. Faute civile et inexécution d’une obligation faillance contractuelle ne peut pas s’appliquer lorsque la victime
jouent sur des registres distincts ; cela ne les empêche pas de est étrangère au contrat. Cependant, l’effet relatif des contrats
sonner ensemble. Le code civil lui-même le signale, lorsqu’il n’empêche nullement un tiers d’invoquer la situation de fait créée
considère l’éventualité d’une inexécution dolosive, et prescrit par un contrat auquel il n’a pas été partie ; plus précisément,
alors de fixer les dommages et intérêts au préjudice réellement de se prévaloir de la violation de cette convention comme d’une
subi du fait de l’inexécution (C. civ., art. 1150 in fine). D’autre faute, dont le dommage qu’il subit est la conséquence. C’est ce
part, elle intervient, le cas échéant, dans la résolution judiciaire qui est nommé l’opposabilité des contrats par les tiers. Le contrat
de l’article 1184 du code civil. Son deuxième alinéa présente est considéré par le tiers comme un pur et simple fait social, un
une particularité. La voici : il permet le cumul de la résolution fait juridique, opposable par tous, et générateur de responsabi-
judiciaire et des dommages et intérêts. À première vue, cette lité. Mais, dans ce cas, la victime, étrangère au cercle contrac-
solution peut sembler curieuse, puisqu’une partie sollicite à la tuel, ne se prétend pas créancière de l’obligation inexécutée :
fois l’anéantissement du contrat et l’exécution par équivalent. elle impute au contractant une faute qui est quasi délictuelle à
Cette règle, pourtant, se justifie parfaitement (Ph. RÉMY, son égard, en vérité une négligence ou une imprudence envers
Observations sur le cumul de la résolution et des dommages et elle, relevant de l’article 1383 du code civil. La jurisprudence
intérêts en cas d’inexécution du contrat, Mélanges P. Couvrat, limitait à juste titre l’opposabilité des contrats par les tiers par
2001, PUF, p. 121 et s.). En effet, il existe en matière contrac- un principe dérivé de l’effet relatif des contrats, la relativité de la
tuelle deux sortes de dommages et intérêts ; les uns couvrent défaillance contractuelle. Un tiers ne devrait normalement pou-
l’intérêt négatif (c’est-à-dire le préjudice causé au créancier par voir agir contre l’auteur de la défaillance que si elle constitue en
l’exécution de ses propres obligations, alors que la contrepartie même temps une faute délictuelle ou quasi délictuelle à l’égard
est inexistante ou imparfaite) ; les autres, l’intérêt positif ou inté- de tous, la violation d’un devoir général de prudence. Mais la
rêt d’exécution (c’est-à-dire les avantages que le contrat aurait Cour de cassation abandonna en 2006 cette limite raisonnable,
apporté). Lorsque l’inexécution est imputable au débiteur, la en décidant qu’un « tiers à un contrat peut invoquer, sur le fonde-
résolution a pour fonction essentielle de permettre au créancier ment de la responsabilité délictuelle, un manquement contrac-
de « sortir » du contrat, et elle entraîne logiquement les restitu- tuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage »
tions entre les parties. Mais elle ne saurait priver le créancier (Ass. plén. 6 oct. 2006, no 05-13.255, D. 2006. 2825, note G. Vi-
de ses attentes légitimes, ce qui lui permet d’obtenir sous forme ney, Bull. ass. plén. no 9, JCP E 2007. 1000, note F. Auque,
de dommages et intérêts le « gain qu’il pouvait légitimement RTD civ. 2007. 123, obs. P. Jourdain, RDC 2007. 269, note
escompter du contrat : c’est-à-dire l’intérêt positif, déduction D. Mazeaud, et 381, note J.-B. Seube, RDC 2007. 537 ; de
faite de la valeur de la contre-prestation à laquelle il n’a plus nombreux arrêts dans le même sens ont été rendus depuis par
droit » (Ph. RÉMY, Observations sur le cumul de la résolution la Cour de cassation). Cette solution est regrettable. Le groupe
et des dommages et intérêts en cas d’inexécution du contrat, de travail TERRÉ (V. infra, no 105) propose un texte destiné à
article préc.). Aussi, ces dommages et intérêts se calculeront en mettre un terme à cette jurisprudence (P. RÉMY-CORLAY, Les
prenant en compte, tant la perte subie (notamment la différence effets à l’égard des tiers, dans F. TERRÉ [sous la dir.], Pour une
du prix entre le contrat originel et le contrat que le créancier réforme du droit des contrats, D. 2009. 291 et s. ; et les art. 124
conclura éventuellement avec un tiers pour le remplacer), que et s. proposés).
le gain manqué (du moins s’il était prévisible au sens de l’art.
1150). 103. En revanche, est tout à fait justifiée la jurisprudence
considérant que celui qui s’associe à la violation d’un contrat, en
101. Qu’en est-il maintenant de la force majeure ? Logique- aidant sciemment autrui à enfreindre ses obligations contrac-
ment, la force majeure ne devrait pas être considérée comme tuelles (dont il connaît l’existence et la teneur), ne peut être
une cause exonératoire de la défaillance contractuelle. En effet, tenu que d’une responsabilité délictuelle (l’exemple classique
elle constitue en réalité un cas d’extinction de l’obligation pré- est celui de la tierce complicité dans le manquement à une
existante (et donc de l’obligation aux dommages et intérêts) ; clause de non-concurrence ; V. aussi Ass. plén. 9 mai 2008,
car elle est un obstacle que le débiteur n’avait pas à surmon- no 07-12.449, Bull. ass. plén. no 3, D. 2008. 2328, note
ter, comme se situant en dehors du contenu obligationnel. Au A.-L. Thomat-Raynaud, RJDA 2008, no 1241, Defrénois 2008.
contraire, en matière délictuelle, la force majeure empêche la 1986, obs. É. Savaux, JCP 2008. II. 10183, note H. Kenfack,
naissance de l’obligation, puisque le dommage n’est pas im- RTD civ. 2008. 485, obs. P. Jourdain, p. 498, obs. P.-Y. Gautier,
putable à l’agent. Du reste, la faute du créancier est prise en et 672, obs. B. Fages, RDC 2008, 1152, note S. Carval, 2e esp.,
considération à propos de l’inexécution du contrat ou de sa ré- l’acquéreur d’un appartement, dont le comportement fautif a fait
solution, pour lesquelles le concept d’exonération est inopérant. perdre sa commission à l’agent immobilier, par l’entremise du-
« La force majeure n’est […] en matière contractuelle, ni l’ab- quel il a été mis en rapport avec le vendeur qui l’avait mandaté,
sence de faute, ni l’absence de causalité, mais tout simplement doit, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, réparation
l’impossibilité (objective) d’exécution, limite ordinaire de ce qui à cet agent immobilier de son préjudice). La force obligatoire du
est contractuellement dû (ou légitimement attendu) ; la force ma- contrat inter partes est ainsi renforcée par son opposabilité aux
jeure exclut le droit à dommages et intérêts parce qu’elle interdit tiers (Civ. 1re, 17 oct. 2000, no 97-22.498, Bull. civ. I, no 246, D.
de considérer l’échec contractuel comme un cas d’inexécution » 2001. 952, note M. Billiau et J. Moury ; même si la règle était
(M. FAURE-ABBAD, thèse préc., p. 494, corollaire 2). Mais, admise depuis longtemps, cet arrêt emploie pour la première
puisque le régime de la défaillance contractuelle a été contami- fois l’expression de « principe d’opposabilité des conventions
né par celui de la responsabilité délictuelle, il est devenu habi- aux tiers »).
tuel d’analyser faussement la force majeure comme une circons-
tance exonérant un débiteur contractuel (V. Force majeure). E. – Perspectives.

102. Le rejet de la responsabilité contractuelle éviterait certaines 104. Depuis notre remise en cause de la notion de responsa-
dérives actuelles de la jurisprudence française, dont les atteintes bilité contractuelle, un courant doctrinal s’est constitué contre

Rép. civ. Dalloz - 28 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

elle (outre Ph. RÉMY et M. FAURE-ABBAD, dont les impor- 165). D’abord, ce procédé ne permet pas d’avoir, dans la partie
tants travaux ont été largement cités ci-dessus, il comprend des contrats, une vue complète des règles pouvant être invo-
not. H. AUBRY, L’influence du droit communautaire sur le quées par le débiteur en cas d’inexécution ; celles-ci sont frac-
droit français du contrat, thèse Paris II, 2000, spéc. nos 432 tionnées entre le sous-titre relatif au contrat (dans les art. 1157
et s. ; J. BELLISSENT, thèse préc., passim ; P. COËFFARD, et s.) et le sous-titre portant sur la responsabilité. En outre, et
Garantie des vices cachés et responsabilité contractuelle de peut-être surtout, ce choix a conduit à atténuer largement, mais à
droit commun, thèse Poitiers, 2003, passim ; D. GARDNER la dérobée, la spécificité de cette pseudo-responsabilité. Les ar-
et B. MOORE, La responsabilité contractuelle dans la tour- ticles 1340 et 1363 la présente comme ayant uniquement pour
mente, Les Cahiers du Droit [Québec], vol. 48, no 4, déc. 2007, objet la réparation d’un dommage ; or, la défaillance contrac-
p. 543 et s. ; Ph. LAURENT, L’enchevêtrement des actions de tuelle a essentiellement un rôle de paiement (les dommages et
l’acheteur liées à l’état du bien vendu, thèse Nantes, 1998, not. intérêts sont principalement destinés à compenser la privation
nos 176 et s., mais l’idée anime tout l’ouvrage ; L. LETURMY, La de l’avantage attendu par le créancier, à l’enrichir de ce que le
responsabilité délictuelle du contractant, RTD civ. 1998. 839 ; contrat devait lui apporter). Un autre groupe de travail, présidé
V. PERRUCHOT-TRIBOULET, Théorie générale des obligations par le professeur TERRÉ, et qui comptait en son sein Philippe
et responsabilité civile, thèse préc., nos 392 et s., pour lequel RÉMY (l’auteur dont les écrits percutants contre la responsabili-
il s’agit d’une évidence ; Ph. STOFFEL-MUNCK, L’abus dans té contractuelle eurent le plus de retentissement), ne suivit pas
le contrat. Essai d’une théorie, préf. R. Bout, 2000, LGDJ cette voie. Il se garda bien d’absorber le régime de la défaillance
[impl.] ; D. TALLON, L’inexécution du contrat : pour une autre contractuelle dans celui de la responsabilité délictuelle. Tout au
présentation, RTD civ. 1994. 223, et Pourquoi parler de faute contraire, il donna clairement pour fonction au règlement de l’in-
contractuelle ?, Mélanges G. Cornu, 1994, PUF, p. 429 et s.). exécution contractuelle la satisfaction des attentes légitimes des
Toutefois, notre position reste minoritaire (mais « Être minori- parties, en offrant à celles-ci des remèdes spécifiques à l’inexé-
taire, ce n’est pas répondre différemment aux mêmes questions, cution (V. not. Ph. RÉMY, L’inexécution du contrat, dans F. TER-
c’est poser d’autres questions », selon F. TAILLANDIER, Le RÉ [sous la dir.], op. cit., p. 253 et s. ; et les art. 97 et s.
réfractaire – Barbey d’Aurevilly, 2008, Bartillat). Une large partie proposés). D’autre part, en rétablissant la fonction exacte des
de la doctrine est plus que réfractaire à nos idées (les auteurs les dommages et intérêts en matière contractuelle, qui est de placer
plus catégoriques étant G. DURRY, Responsabilité délictuelle et autant que faire se peut le créancier dans l’état où il se serait
responsabilité contractuelle : dualité ou unité ? dans [collectif], trouvé si le contrat avait été exécuté (Ph. Rémy, Les dommages
La responsabilité civile à l’aube du XXIe siècle, RCA juin 2001 et intérêts, dans F. Terré [dir.], op. cit., p. 281 et s. ; et les art. 97
[no spéc.], p. 20 et s. ; M. FABRE-MAGNAN, Responsabilité et s. proposés).
civile et quasi-contrats, 2007, PUF, nos 5 et 9 ; L. GRYNBAUM,
Responsabilité et contrat : l’union libre, variations sur la res- 106. Enfin, les rédacteurs de l’avant-projet ont étendu le concept
ponsabilité contractuelle, le préjudice corporel et les groupes de de responsabilité contractuelle d’une façon extrême, pour ne pas
contrats, Libre droit, Mélanges Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, dire extravagante. Ainsi, le principe de non-option de la respon-
p. 409 et s. ; P. GROSSER, Les remèdes à l’inexécution du sabilité délictuelle et du régime de la défaillance contractuelle,
contrat : essai de classification, thèse Paris I, 2000, nos 371 rappelé par l’article 1341, alinéa 1er, de l’avant-projet Catala, est
et s. ; P. JOURDAIN, Réflexions sur la notion de responsabilité battu en brèche par deux exceptions importantes. Elles sont
contractuelle, dans [collectif], Les métamorphoses de la res- d’une telle ampleur que le principe est largement vidé de son
ponsabilité, 1998, PUF, p. 65 et s. ; C. LARROUMET, Pour la contenu, au point qu’il subsiste plus à titre de trace historique et
responsabilité contractuelle, Mélanges P. Catala, 2001, Litec, p. conceptuelle que réelle. La première exception est relative aux
543 et s. ; C. RADÉ, Conditions de la responsabilité contrac- dommages corporels, afin de remédier au défaut de l’obligation
tuelle, J.-Cl. Resp. civ., fasc. 170 ; G. VINEY, La responsabilité de sécurité (puisque actuellement, les victimes de dommages
contractuelle en question, Mélanges J. Ghestin, 2001, LGDJ, p. identiques sont traitées différemment, en fonction de la nature
920 et s. ; Y.-M. LAITHIER, Étude comparative des sanctions contractuelle ou extracontractuelle de leur rapport avec l’auteur
de l’inexécution du contrat, préf. H. Muir-Watt, 2004, LGDJ, du dommage). La voici : lorsqu’un dommage corporel est causé
spéc. nos 66 et s. ; mais est plus nuancé É. SAVAUX, La fin de par la mauvaise exécution d’un contrat, la victime peut « opter
la responsabilité contractuelle ?, RTD civ. 1999. 1). en faveur des règles qui lui sont le plus favorables » (avant-pro-
jet, art. 1341, al. 2). La finalité de cette disposition se comprend,
105. La doctrine favorable au concept de responsabilité contrac- même si la modalité en est contestable. Il aurait été plus judi-
tuelle a été renforcée par l’avant-projet Catala de réforme du cieux de supprimer l’obligation contractuelle de sécurité. La se-
droit des obligations (V. infra, no 266). Les membres du groupe conde exception au principe de non-option est relative aux rap-
de travail chargé d’élaborer la partie relative à la responsabilité ports entre les contractants et les tiers. Elle résulte de l’article
étaient tous partisans de la responsabilité contractuelle, de sorte 1342, alinéa 1er, de l’avant-projet, selon lequel « lorsque l’inexé-
qu’ils l’ont évidemment admise. Mais ils ne se sont pas conten- cution d’une obligation contractuelle est la cause directe d’un
tés sur ce point de légaliser la jurisprudence (Ph. le TOUR- dommage subi par un tiers, celui-ci peut en demander répara-
NEAU, Brefs propos critiques sur la « responsabilité contrac- tion au débiteur sur le fondement des articles 1363 à 1366 [une
tuelle » dans l’avant-projet de réforme du droit de la responsa- section sur les rares règles propres à la “responsabilité contrac-
bilité, D. 2007, chron. 2181 ; cet article avait été rédigé à l’insti- tuelle”]. Il est alors soumis à toutes les limites et conditions qui
gation de J. FOYER). En effet, ils ont affirmé l’identité de nature s’imposent au créancier pour obtenir réparation de son propre
des deux responsabilités délictuelle et contractuelle, comme ce- dommage ». Voici qu’un tiers à un contrat pourrait invoquer les
la apparaît dans l’article 1340, alinéa 1er, de l’avant-projet, qui les obligations contractuelles, auxquelles il est étranger par défini-
place sur le même plan. D’autre part, les dispositions relatives à tion, et que les dispositions de celui-ci pourraient s’imposer à
la responsabilité contractuelle n’ont pas été insérées dans la par- son encontre ! La disposition est la plus large possible, pouvant
tie relative au contrat (où il aurait été logique de les trouver avec bénéficier à quelque tiers que ce soit, y compris à celui qui n’a
les autres sanctions de l’inexécution), mais dans le sous-titre de aucune espèce de lien avec le débiteur ou avec le créancier de
la responsabilité extracontractuelle où, du reste, elle n’apparaît l’obligation inexécutée (alors même, par conséquent, qu’il n’est
qu’à travers de maigres dispositions spécifiques, ce qui n’est pas pas partie à un autre contrat d’un ensemble contractuel). La fi-
anodin (comp. M. FAURE-ABBAD, La présentation de l’inexé- nalité de la seconde exception est de mettre un terme au byzan-
cution contractuelle dans l’avant-projet Catala, D. 2007, chron. tinisme des solutions actuelles de la Cour de cassation quant

mai 2009 - 29 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

aux actions directes dans les chaînes de contrats (où, il est vrai, elles sont appliquées de façon complémentaire dans des do-
elle présente une certaine cohérence ; V. l’analyse de D. MA- maines différents. Mais elles sont souvent brouillées, car peu
ZEAUD, Contrat, responsabilité et tiers… [Du nouveau à l’ho- de matières ont été autant que la responsabilité civile le lieu de
rizon…], Libre droit, Mélanges Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, confluences de forces subversives et de forces créatrices (comp.
p. 744 et s.). Cependant, les dispositions de l’avant-projet, certes G. PIGNARRE [dir.], Forces subversives et forces créatrices en
plus simples, heurtent la raison, dont le droit ne peut s’abstraire. droit des obligations, 2005, Dalloz). L’évolution du droit peut « se
La vraie cause des difficultés actuelles de la jurisprudence réside lire par changement de paradigmes successifs, chacun dépas-
dans le fait de plaquer artificiellement un régime de responsabi- sant le précédent sans s’y substituer » (C. THIBIERGE, Libres
lité à des situations contractuelles. Le remède proposé, loin de propos sur l’évolution du droit de la responsabilité [vers un élar-
l’atténuer, l’exaspère en le portant à son paroxysme. La solution gissement de la fonction de la responsabilité civile ?], RTD civ.
la plus pertinente serait, quant aux groupes de contrat, de reve- 1999. 561, spéc. 579). Du reste, l’histoire de la responsabili-
nir à l’action en responsabilité délictuelle pour les tiers au contrat té civile est loin d’être linéaire, se traduisant par des va-et-vient,
(en ce sens, L. GRYNBAUM, Responsabilité et contrat : l’union des avancées et des repentirs, avec toujours une permanence
libre, variations sur la responsabilité contractuelle, le préjudice souterraine de la faute, alors même que son empire apparent a
corporel et les groupes de contrats, article préc., spéc. p. 434 grandement décliné. Des tentatives de dépassement de cette di-
et s.). chotomie, devenue classique mais qui ne suffit plus à permettre
de rendre une bonne justice, ont été et sont tentées (V. infra,
SECTION 3 nos 233 et s.). P. VEYNE prétendait que le discours historique
n’était qu’une succession de croyances, utiles sans doute, fra-
Fondements de la responsabilité civile. giles et éphémères assurément (V. par ex., P. VEYNE, Le quoti-
dien et l’intéressant, 1995, Les Belles lettres). Peut-être en est-il
107. Les juristes tentent depuis toujours de trouver le ou les fon- de même du droit, pour certains de ses aspects (sinon pour sa
dements de la responsabilité civile, c’est-à-dire la ou les raisons nature)…
qui la justifie, qui est ou sont nécessairement une norme tout à la
fois métajuridique et suprajuridique (V. en ce sens, L. BACH, Ré-
flexions sur le problème du fondement de la responsabilité civile ART. 1er. – FAUTE.
en droit français, RTD civ. 1977. 17, nos 3 et s.). Quelle consi-
dération permet de retenir la responsabilité d’un individu envers 109. Le temps ayant fait son œuvre, l’accoutumance conduit
un autre, le principe organisateur immanent à cet ensemble or- les juristes contemporains à ne plus remarquer qu’une des inno-
ganique constitué par la responsabilité ? Sa faute, c’est-à-dire vations majeures du code Napoléon de 1804 fut d’imposer une
la violation d’une obligation morale, telle est la réponse tradition- obligation de réparation à l’auteur de tout dommage (L. HUS-
nelle de droit naturel (immortalis et nunquam senescens), venue SON l’avait relevé dans son ouvrage célèbre, Les transforma-
du lointain des âges, policée et affinée par vingt siècles de chris- tions de la responsabilité. Étude sur la pensée juridique, 1947,
tianisme. La faute est un acte anormal et déraisonnable (V. su- PUF). La loi « veille » sur les citoyens : qui souffre d’un préju-
pra, no 59). Rationnellement, en pure logique, toute responsa- dice trouvera toujours un « réparateur » (ces mots sont du tri-
bilité n’entrant pas dans ce moule est dépourvue de fondement bun TARRIBLE, lors de la séance du 19 pluviôse an II : Locré,
moral (le législateur pouvant fort bien imposer des obligations no 19). Mais les codificateurs ne partirent pas d’une table rase.
purement juridiques, qui ne sont pas immorales pour autant, et Ils s’inspirèrent largement, dans ce domaine, tant de la pratique
il ne s’en prive pas ; comp. A. SÉRIAUX, L’avenir de la res- judiciaire que de DOMAT (« Toutes les pertes et tous les dom-
ponsabilité civile. Quel[s] fondement[s] ? in [collectif], La res- mages qui peuvent arriver par le fait de quelque personne […]
ponsabilité civile à l’aube du XXIe siècle, RCA juin 2001, p. 58 doivent être réparés par celui dont l’imprudence ou autre faute y
et s.). Une responsabilité sans faute est une fiction, peut-être a donné lieu. Car c’est un tort qu’il a fait, quand même il n’aurait
dictée par de nobles considérations de politique juridique, mais pas eu l’intention de nuire » : Les Loix civiles dans leur ordre
qui ne peuvent faire disparaître la contradiction dans les termes. naturel, L. II, t. VIII, S. IV, no 1 ; V., sur les origines historiques de
« Parler de responsabilité sans faute, de faute sans acte illicite la responsabilité pour faute, O. DESCAMPS, Les origines de la
[…], c’est comme parler d’un homme sans tête, d’une automo- responsabilité pour faute personnelle dans le code civil de 1804,
bile sans moteur, d’un syllogisme sans prémisses » (P. ESMEIN, préf. A. Lefebvre-Teillard, 2005, LGDJ). DOMAT était lui-même
Le fondement de la responsabilité contractuelle, RTD civ. 1933. imprégné des écrits de GROTIUS (Prolégomènes, § 8) et de la
627). Toutefois, le débat a été obscurci de plusieurs manières. pensée des canonistes. À DOMAT, il faut ajouter ses épigones
Souvent, la fonction de la responsabilité (prévention, indemnisa- (par exemple GIN, qui, tout en suivant l’ordre des Loix civiles et
tion et sanction) est confondue avec son fondement (il est vrai s’en inspirant, écrit, préfigurant l’art. 1384, al. 1er, du C. civ. :
que la distinction est délicate à mettre en œuvre ; au demeurant, « Celui qui a causé des dommages à autrui par son fait, ou par
il conviendrait de distinguer le fondement [les principes d’où dé- les personnes ou les choses qui lui appartiennent est tenu de les
coulent les solutions] des justifications [les références inspira- réparer » [dans L’analyse raisonnée du droit français, 1782, Pa-
trices plus profondes ; J.-M. TRIGEAUD, Le fondement du droit ris], cité par J.-L. GAZZANIGA, Les métamorphoses historiques
peut-il être reçu de son interprétation ?, Droits Premiers, 2001, de la responsabilité, dans Les métamorphoses de la responsa-
Bière [Bordeaux], p. 55 et s.]). Ou bien une condition d’ouver- bilité, 1998, PUF, p. 3, note 4), et enfin, POTHIER (dans la lignée
ture d’un cas de responsabilité est prise pour son fondement. de DOMAT, mais marquant nettement la distinction des délits et
Enfin, l’évolution de la matière, par la loi et la jurisprudence, sa des quasi-délits : Traité des obligations, t. I, no 116).
croissance démesurée et désordonnée, entraîna un gauchisse-
ment des notions (V. infra, no 135, pour la faute des infantes). Au 110. À la suite de DOMAT, les auteurs du code civil fondèrent
demeurant, l’expression traditionnelle de fondement n’est sans la responsabilité sur la faute, comme la lettre des textes le dé-
doute qu’un raccourci car, en réalité, les théories que nous allons montre. L’article 1382 emploie le mot. Ceux de négligence ou
exposer servent à désigner le responsable (le fondement de la d’imprudence, donnés par l’article 1383, visent aussi des fautes,
responsabilité ne serait-il pas plutôt le préjudice ?). mais moins graves. Les responsabilités du fait d’autrui (C. civ.,
art. 1384 ; V. Responsabilité du fait d’autrui) et du fait des ani-
108. Deux théories principales sont généralement présentées maux (C. civ., art. 1385 ; V. Responsabilité du fait des animaux)
comme s’opposant quant au fondement de la responsabilité ci- supposent un défaut de surveillance, donc une faute (culpa in
vile : la faute et le risque. Si elles sont d’inspirations distinctes, vigilendo ; comp. TARRIBLE : le « relâchement de la discipline

Rép. civ. Dalloz - 30 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

domestique qui est dans la main du père, de la mère, du maître, par la loi, par la coutume ou par une norme générale de compor-
du commettant, de l’instituteur et de l’artisan […] est une faute ; tement (V. aussi, quant au concept de faute supra, no 59). C’est
il forme une cause du dommage, indirecte, mais suffisante pour le juge qui, a posteriori, qualifiera tel ou tel acte de fautif (à l’ex-
faire retomber sur eux la charge de la réparation. Cette respon- ception des cas de fautes nommées par la jurisprudence ou par
sabilité est nécessaire pour tenir en éveil l’attention des supé- la doctrine, comme l’abus de droit et le parasitisme).
rieurs sur la conduite de leurs inférieurs, et pour leur rappeler
les austères devoirs de la magistrature qu’ils exercent » [Dis- 112. Nous verrons quels sont les avantages de la responsabilité
cours prononcé au Corps législatif, Recueil des lois formant le subjective, puis nous en montrerons l’actualité avant de proposer
code civil…, Mame, an XI, t. IV, p. 27] ; cette idée se trouvait son amélioration.
chez POTHIER, op. cit., no 121 ; V., sur le rôle de la faute dans
ce domaine et sur l’apparition d’une véritable responsabilité du § 1er. – Vertus de la faute.
fait d’autrui, M. POUMARÈDE, L’avènement de la responsabili- 113. De multiples arguments militent en faveur de la faute : des
té civile du fait d’autrui, article préc.). Pour le commettant, il fut raisons humanistes, des raisons économiques et d’importantes
avancé par la suite qu’il pouvait aussi avoir commis une faute raisons pratiques.
dans le choix du préposé (culpa in eligendo), voire dans le fait
de lui avoir confié des outils défectueux (culpa in instruendo). A. – Raisons humanistes.
Enfin, la responsabilité des dommages causés par la ruine des
114. La responsabilité subjective implique d’abord une concep-
bâtiments (C. civ., art. 1386) implique un « défaut d’entretien »
tion de la personne, incarnée dans son corps qui la constitue,
ou un « vice de construction », autrement dit, une faute. Voilà les
être unique (tout en étant intégré dans une communauté), ayant
textes ramassés (aurea brevitas), réceptacles d’une longue his-
une fin en soi et raisonnable. Ensuite, elle est fondée sur une
toire, conformes à la tradition sur le damnum injuria datum (qui
vision humaniste (et spiritualiste) de la société, issue d’une évo-
suppose un dommage causé injustement à autrui, c’est-à-dire
lution millénaire, où chaque agent, animé par la raison et la pen-
contrairement au droit, donc par une faute). Ces dispositions
sée, jouit de son libre arbitre (de sa conscience), et tâche de maî-
sont « puisées dans la raison, la sagesse, l’équité naturelle, et
triser son destin, dans la mesure du possible (dans les grandes
dans les principes de la plus saine morale, bases essentielles
comme dans les petites choses, comme de ne pas fumer pour ne
d’une bonne et durable législation » (B. DE GREUILLE, Rapport
pas risquer de mourir d’un cancer du poumon), tout en connais-
au Tribunat le 16 pluviôse an XX [6 févr. 1803], Locré, t. VI,
sant sa finitude et sa faiblesse (de « roseau pensant », selon le
p. 282). La faute figure donc en 1804, de façon réelle ou ima-
mot de PASCAL). Cette conception est aux antipodes de celle
ginée après-coup, peu importe, le « Droit commun » et même
de TAINE, pour lequel l’homme n’est pas vraiment libre ni indivi-
unique de la responsabilité civile (sans pour autant « résumer
duellement responsable, étant conditionné par « la race, le milieu
le droit tout entier », contrairement à ce que prétendait H. MA-
et le moment ». Pour nous, l’homme, nullement prédéterminé,
ZEAUD, dans L’“absorption” des règles juridiques par le principe
a autant de droits que de devoirs, car il ne vit pas isolément :
de responsabilité civile, DH 1935, chron. 5 et s. : « Le principe
chacun de ses actes a une dimension d’universalité humaine.
énoncé par l’article 1382 du code civil est l’une de ces grandes
C’est en « assumant » sa liberté et sa responsabilité, qu’il se
règles d’équité qui peuvent, à elles seules, résumer le droit tout
construit, qu’il se forge une personnalité. Tout membre de l’hu-
entier »). Ainsi, le tribun TARRIBLE pouvait affirmer, d’une façon
manité entend agir librement, en conscience, se représentant les
générale, que « le dommage, pour qu’il soit sujet à réparation,
causes et les objectifs des actes posés, mais aussi leurs consé-
doit être l’effet d’une faute ou d’une imprudence de la part de
quences et leurs effets. Et il accepte de répondre des consé-
quelqu’un : s’il ne peut être attribué à cette cause, il n’est plus
quences de ses actes, pour rétablir l’équilibre qu’ils auraient pu
que l’ouvrage du sort, dont chacun doit supporter les chances ;
détruire : la vraie responsabilité est toujours de l’ordre de la jus-
mais s’il y a faute ou imprudence, quelque légère que soit leur
tice commutative (suum cuique tribuere). Liberté et responsa-
influence sur le dommage commis, il en est dû réparation » (FE-
bilité sont deux concepts complémentaires et indissociables, de
NET, Recueil…, t. 13, p. 488).
même que conscience et responsabilité. Enlevez un des deux
termes de ces oppositions, et voici que toute notre civilisation
111. La conception de la responsabilité civile qu’avaient les ré- vacille ! La responsabilité suppose conscience et liberté ; or,
dacteurs du code civil est dite subjective, car elle suppose une l’homme n’est conscient et libre que responsable. Le Conseil
analyse du comportement blâmable de l’individu (cependant, elle constitutionnel a relevé le lien entre la liberté et la responsabilité
est aussi pour partie objective, puisqu’elle nécessite l’existence dans sa décision du 22 juillet 2005 (V. sur celle-ci infra, nos 127
d’un dommage, qui est un fait. Pour J. BELLISSENT, il n’est pas et s.). La liberté sans la responsabilité tend vers la licence (dans
certain que les auteurs du code civil n’aient eu qu’une vision sub- les mœurs), le cynisme, l’anarchie ou le dirigisme bureaucra-
jective de la faute, thèse préc., nos 210 et s.). Les anciens au- tique (dans la société). Autrement dit, la responsabilité indivi-
teurs employaient souvent, comme synonyme, l’expression de duelle conditionne la liberté, tout en la protégeant, alors qu’est
responsabilité aquilienne, en souvenir de la lex Aquilia du droit aliénante la mode contemporaine du « on » anonyme, sans vi-
romain, de 287 ou 286 avant Jésus-Christ, considérée parfois sage et irresponsable, qui l’emporte sur le « je » dans maintes
comme la lointaine ancêtre des articles 1382 et 1383 du code pratiques. En présence d’un dommage, à la question « Qui a
civil, du moins telle qu’elle fut interprétée par l’action du préteur fait cela ? », l’agent répond en toute lucidité, se détachant de
et des jurisconsultes (V., à cet égard, J. MACQUERON, Le rôle la masse, « C’est moi qui… ». Il s’accuse et, en s’accusant, il
de la jurisprudence dans la création des actions en extension « repasse sous les traits de [sa] signature au bas de l’acte ; ac-
de la loi Aquilia, Mélanges A. Dumas, 1953, Aix-en-Provence, cusare, désigner comme cause » (P. RICŒUR, Philosophie de
p. 193 et s. ; cependant, la lex Aquilia n’était pas générale). la volonté, t. I, 1949, Aubier, p. 56). La responsabilité porte le
Mais quelle est la définition de la faute ? La notion est si po- double accent du moi et de l’acte. L’auteur a « la conscience
lymorphe qu’elle oppose aux définitions une résistance particu- sourde d’être sujet nominatif et sujet accusatif […]. Une identifi-
lière ; possédant son existence la plus certaine au cœur même cation primordiale résiste à la tentation d’exiler le moi en marge
de l’homme, une évidence morale disait CARBONNIER, elle se de ses actes » (P. RICŒUR, op. cit., p. 58). Il n’est d’homme vé-
résigne mal à n’être qu’essence. Tout en reconnaissant son im- ritable que responsable, que revendiquant d’être responsable ;
perfection, il est possible de considérer qu’il s’agit d’un comporte- sa dignité réside par excellence en cela. C’est son « privilège
ment illicite contrevenant à une obligation ou à un devoir imposé extraordinaire » (NIETZSCHE), son « doux fardeau » (MUSIL),

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RESPONSABILITÉ (en général)

et son « honneur d’être responsable devant lui-même, devant Le spectre de la société contentieuse, Mélanges G. Cornu, 1994,
les autres et devant Dieu » (DE GAULLE), qui le distingue des PUF, p. 29 et s.), un mal endémique des États-Unis qui menace
animaux et des choses. d’envahir la France et, plus largement, l’Europe. Aussi, il nous
semble évident que les actions en responsabilité contre les fa-
bricants, producteurs ou vendeurs de tabac ou d’alcool, de ma-
115. Un vaste courant de pensée, dépassant largement le
lades par excès de consommation de ces produits (donc fautifs),
monde du droit, redécouvre depuis un certain nombre d’années
doivent être rejetées d’emblée, dans la mesure du moins où les
le rôle de la responsabilité, dans tous les domaines, en même
risques liés à la consommation sont largement connus, rappe-
temps qu’il remet en valeur une certaine éthique (Ph. le TOUR-
lés fréquemment par des colloques, des articles de presse, des
NEAU, L’éthique des affaires et du management au XXIe siècle.
émissions de radio et de télévision, et alors de surcroît que leurs
Essai, 2000, Dalloz Dunod, 2e tirage 2001). Par ce biais, le
emballages comportent des mises en garde, comme la publici-
droit apparaît parfois comme « la dernière morale commune
té portant sur eux (B. DAILLE-DUCLOS, Le rejet général des
dans une société qui n’en a plus » (A. GARAPON, Le gardien
actions en responsabilité engagées contre les fabricants de ta-
des promesses. Justice et démocratie, 1996, O. Jacob [formule
bac devant les juridictions européennes, LPA 5 avr. 2005, n° 67,
frappante mais excessive]). D’autre part, de nombreux mora-
p. 6 ; comp., plus nuancée, I. DESBARATS, Le droit à répara-
listes et sociologues parlent volontiers aujourd’hui « d’éthique de
tion des victimes directes du tabagisme, D. 1998, chron. 167 ;
responsabilité ». L’expression et la notion sont erronées lorsque
L. GRYNBAUM, Le tabac : un produit dangereux, sans obliga-
leurs utilisateurs entendent limiter l’éthique à la responsabilité
tion d’information, RCA 2001, étude 23). Dans un jugement de
juridique, auquel cas elle n’est qu’un aspect du positivisme juri-
1999, le tribunal de grande instance de Montargis avait retenu la
dique ; mais elle est juste si elle signifie que chaque personne
responsabilité de la SEITA (devenue Altadis) pour une période
libre doit être juridiquement responsable des conséquences de
où l’information était déficiente, mais pas pour celle où elle exis-
ses actes, sans préjuger pour autant de sa responsabilité mo-
ta (TGI Montargis, 8 déc. 1999, D. 2000, IR 15) ; la cour d’appel
rale, qui est d’une autre nature (V., pour l’aspect philosophique
d’Orléans infirma le jugement (CA Orléans, 10 sept. 2002, JCP
de la matière, l’analyse définitive de J.-M. TRIGEAUD, L’homme
2002. II. 10133, note B. Daille-Ducos) ; la Cour de cassation re-
coupable. Critique d’une philosophie de la responsabilité, 1999,
jeta le pourvoi, dans un arrêt bien argumenté (Civ. 2e, 20 nov.
Bière [Bordeaux]).
2003, no 01-17.977, Bull. civ. II, no 35, D. 2003. 2902, concl.
R. Kessous, note crit. L. Grynbaum, JCP 2004. II. 10004, note
116. Cette vision assez idéale et un brin utopiste de l’homme B. Daille-Duclos ; adde dans le même sens, et également très
libre et responsable comporte comme conséquence une concep- argumenté mais fondé uniquement sur l’absence de causalité,
tion objective du droit qui, dépassant la simple technique, est un Civ. 1re, 8 nov. 2007, no 06-15.873, Bull. civ. I, no 50, D. 2007,
art ayant comme fin la justice et la sauvegarde de quelques prin- AJ 2946, D. 2008. 50, note J. Revel, D. 2008, pan. 2896, obs.
cipes essentiels, parmi lesquels figure en bonne place celui de P. B., JCP 2008. II. 10033, note C. Sauvat, JCP 2008. I. 125,
ne pas nuire à autrui. Dès lors, un tel droit est normatif et dis- no 6, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2008. 107, obs. P. Jour-
suasif : il impose des choix, propose des fins, dicte une attitude. dain).
La responsabilité subjective est normative et elle constitue un
instrument de régulation sociale. Le poids de la responsabilité
subjective incite les citoyens à « penser » leur conduite, à en B. – Raisons économiques.
écarter, autant que faire se peut, les fautes. Se sachant libre
et responsable, l’homme scrute son action et s’efforce de la di-
118. Des raisons économiques militent aussi en faveur de la
riger habilement. L’anticipation de l’effet éventuel du droit agit
responsabilité subjective. Car, étant indissociable de la liberté,
sur sa conscience, et le maintient dans un état de plus grande
elle facilite l’esprit d’initiative et pousse à l’action. Au contraire,
attention, voire dans une vive tension de l’esprit. L’homme res-
la théorie du risque (que nous exposerons plus loin) incite à l’im-
ponsable, l’homo juridicus, aiguise sa vigilance (éthique), car il a
mobilisme. En effet, l’homme d’action est toujours amené « à
mémoire du droit. Avant d’agir, il s’interroge, en conscience, sur
prendre des risques ». Le risque pris volontairement est même
les conséquences, pour le corps social, de ses actes. Cette inter-
une des marques de la dignité de l’espèce. Qui veut les éviter
rogation n’est pas le fruit d’une morale personnelle ; elle ressor-
n’agira jamais. C’est un des dangers courus actuellement par
tit de la raison, constatant notre insertion dans une communau-
certains pays occidentaux (dont la France au premier chef), mi-
té. Encore une fois, dans l’action, la conscience accompagne
nés par le fantasme du « risque zéro » (et utilisant peut-être à
la responsabilité ; c’est ce que certains nomment, de façon af-
l’excès le principe de précaution ; V., sur celui-ci, infra, nos 237
freuse, la responsabilisation. Participe sans doute de cet aspect
et s.). Privilégier la sécurité ruine la liberté d’action. Les consé-
le partage de responsabilité opéré, d’une façon générale, en pré-
quences fâcheuses sont évidentes. L’immobilisme et l’inertie
sence d’une faute de la victime, cause partielle du dommage,
sont économiquement et socialement (chômage) ruineux. L’ex-
solution que nous regrettons (V. Droit de la responsabilité et des
cès de prudence est la pire des imprudences. Une société saine,
contrats, op. cit., no 1872 ; mais V. infra, nos 156 et s.). L’effet
au point de vue économique, laisse les individus agir librement,
dissuasif est certes limité pour beaucoup « d’accidents causés
avec le minimum de règles et de contrôles (mais qui sont in-
par l’usage de choses dangereuses » (G. VINEY, Introduction à
dispensables en vue de garantir le respect du bien commun :
la responsabilité, 3e éd., 2008, LGDJ, no 41), même s’il n’est pas
le libéralisme absolu est presque aussi périlleux que le totalita-
toujours absent ; aussi, nous proposons que les dommages cor-
risme ; V. sur tous ces points, Ph. le TOURNEAU, L’éthique
porels qu’ils provoquent échappent au droit de la responsabilité
des affaires et du management au XXIe siècle. Essai, op. cit.).
(V. infra, nos 252 et s.). Un des objectifs majeurs de la respon-
Sans doute l’assurance de responsabilité permet d’alléger le far-
sabilité civile est donc la dissuasion des dommages causés aux
deau du risque, mais ne le supprime pas totalement, par les
personnes, aux biens ou à l’environnement (V. sur celui-ci su-
contraintes que l’assureur impose parfois (voire par son refus
pra, no 77), comme nous le soutenons depuis toujours (vérité
d’assurer certains risques). Le système juridique doit en per-
que croient découvrir certains auteurs de l’analyse économique
manence arbitrer avec doigté entre des intérêts contradictoires :
du droit), et de réduire tant leur fréquence que leur importance.
la nécessaire protection des droits des uns, et l’indispensable li-
berté d’agir des autres. Le développement économique et social
117. Ce couple liberté-responsabilité freine en même temps la découle de la création de richesses, et celle-ci implique la prise
dérive contemporaine vers la société contentieuse (L. CADIET, de risques.

Rép. civ. Dalloz - 32 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

C. – Raisons pratiques. 121. La responsabilité pour faute est un moyen efficace, sou-
vent le seul, pour lutter contre la vocation impérialiste du mar-
a. – Universalisme de la responsabilité subjective. ché, ou freiner le libéralisme absolu érigé au rang de dogme.
Actuellement, elle veille sur l’internet, notamment pour protéger
119. D’importantes raisons pratiques sont encore à relever. Un les valeurs des tiers ne bénéficiant d’aucun droit privatif (V. Droit
apport majeur du code civil dans le domaine de la responsabilité de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 6780 et s.), ou
civile, par rapport à la casuistique de l’Ancien droit, fut la géné- des personnes souffrant d’une usurpation par le déposant d’un
ralisation de la faute (ainsi, du reste, que celle du dommage). « nom de domaine » qui n’est pas en même temps une marque
La formule générale de l’article 1382, cette maxima sententia déposée (V. Ph. le TOURNEAU, Contrats informatiques et élec-
(au sens étymologique de sentence la plus étendue), au souffle troniques, 5e éd., 2008, Dalloz Référence, nos 12.13 et s. ; V.
puissant, complétée par celle de l’article 1383, est irremplaçable. not. CEDH 5e sect., 18 sept. 2007, aff. 25379/05, 21722/05,
L’indemnisation intégrale de tout dommage causé par une faute 21770/05, Paeffgen GmbH c/ Allemagne, RLDC 2009, no 59, p.
constitue incontestablement un principe général du droit (V. en 70, obs. D. Galan, CCE 2008, no 88, note C. Caron ; CCE 2008,
ce sens, J. TRAULLÉ, L’éviction de l’article 1382 du code civil Chron. 11, p. 26, obs. L. Marino, RTD civ. 2008. 503, note T.
en matière extracontractuelle, préf. P. Jourdain, 2007, LGDJ, Revet). Rien n’est plus révélateur de l’éternelle jeunesse de la
nos 198 et s. ; comp. G. VINEY, Pour ou contre un « principe gé- responsabilité subjective que son application à la dernière trou-
néral » de la responsabilité civile pour faute, Mélanges P. Catala, vaille de l’esprit humain. Si, sur les autoroutes terrestres, il y
2001, Litec, nos 554 et s. ; V. aussi infra, no 127 ; et, sur l’univer- a longtemps que la faute ne régit plus qu’à titre secondaire les
salité de la responsabilité civile en général, supra, nos 74 et s.) ; dommages qui s’y produisent (du fait de l’invention de la res-
ce principe général reflète les valeurs qui servent de fondement ponsabilité du fait des choses de l’art. 1384, al. 1er in fine, puis
à notre société (V. supra nos 114 et s.), et se traduit par l’univer- du régime spécifique des accidents de la circulation instauré par
salisme de la responsabilité subjective. Certes, il est toujours loi- la L. no 85-677 du 5 juill. 1985), les autoroutes de l’information
sible de légiférer pour venir en aide aux victimes de telle ou telle offrirent un nouveau et vaste champ d’action aux articles 1382
catégorie de dommage. Mais le droit s’épuiserait vite à tenter et 1383 du code civil (V. adoptant nos vues, F. ARHAB, Les nou-
d’appréhender la diversité des espèces et, dans les interstices veaux territoires de la faute, RCA 2003/6, comm. 43). Grâce
des textes, la réparation serait inexistante, ou ne pourrait être ac- à eux, l’épouvantail du vide juridique n’existe pas plus dans ce
cordée qu’après un long temps de tâtonnements (l’indemnisation domaine que dans d’autres, où il avait été précédemment bran-
des victimes d’accidents de la circulation en est une illustration di (principalement celui de la bioéthique et, plus récemment, le
caractéristique). L’humilité (en l’espèce, du législateur renonçant monde de l’internet et de la « toile », avant que la loi no 2004-575
à tout prévoir), vertu humaine, est une qualité du droit (comp. Ph. du 21 juin 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique »
MALAURIE, L’humilité et le droit, Libre droit, Mélanges Ph. le vienne régir la responsabilité de ses intermédiaires : V. Contrats
Tourneau, op. cit., p. 724 et s.). Les articles 1382 et 1383 per- informatiques et électroniques, op. cit., nos 10.13 et s., 11.6.3).
mettent de protéger les victimes de quelque dommage que ce
soit, y compris les plus inédits, suscités par les développements 122. Toutefois, d’une part, au sein de la responsabilité, les ré-
techniques, en attendant une éventuelle intervention législative. gimes spéciaux instaurés par la loi évincent normalement dans
Aussi, en ce sens, elle pourrait être qualifiée de patrona generix leur domaine les régimes issus du droit commun (V. sur l’éviction
humanae (protectrice de l’humanité). de l’art. 1382 au profit d’une disposition concurrente, J. TRAUL-
LÉ, thèse préc., proposant une approche bilatérale des relations
120. La responsabilité subjective est la plus générale qu’il soit et du conflit entre cet article et les dispositions concurrentes ;
possible (et si d’autres responsabilités peuvent être dites gé- et infra, nos 229 et s., la règle Specialia generalibus derogant).
nérales, ce n’est que dans un domaine particulier, telle la res- D’autre part, plus largement, il faut éviter que les dispositions
ponsabilité générale du fait des choses) : elle est seule dotée des articles 1382 et 1383 du code civil ne servent à tourner ou à
de la generalitas (et peut sans doute aussi être dite generatrix, corriger une solution donnée par une autre règle de droit, que le
puisqu’elle donne naissance à des rameaux dérivés dans des principe de responsabilité vienne à « absorber » les règles juri-
branches d’activités nouvelles). Elle supplée aux lacunes du diques (H. MAZEAUD, L’« absorption » des règles juridiques par
droit, aux défaillances du législateur et aux modifications des le principe de responsabilité civile, article préc.). Enfin, face à
données (dès lors, en continuant à parler latin, elle peut être l’accroissement considérable du champ de la responsabilité ci-
qualifiée de perennis fons, de source intarissable). La respon- vile (V. infra, nos 135 et s.), le législateur intervient parfois, plus
sabilité subjective a une vocation universelle : lorsque aucune ou moins influencé par les groupes de pression, pour alléger
autre voie juridique n’existe, il reste toujours en réserve celle de la responsabilité de certains agents, notamment des médecins
la responsabilité civile pour faute. La Cour de cassation a excel- (L. no 2002-303 du 4 mars 2002, JO 5 mars), des établissements
lemment posé ce principe à propos de la concurrence déloyale bancaires (C. com., L. 650-1, mod. par Ord. no 2008-1345 du
et du parasitisme (Droit de la responsabilité et des contrats, op. 18 déc. 2008, JO 19 déc.), ou des intermédiaires de l’internet
cit., no 7018), et le rappelle de temps à autre dans d’autres do- (L. no 2004-575 du 21 juin 2004 [LCEN], JO 22 juin). L’évolution
maines (V. par ex. Civ. 2e, 24 janv. 1996, no 93-17.156, Bull. n’est donc pas linéaire. Du reste, de même, certains régimes
civ. II, no 14, « La portée générale de l’article 1382 ne peut pas spéciaux d’indemnisation ne prévoient pas une indemnisation in-
être limitée en matière de presse », contrairement à ce qui avait tégrale.
été avancé par une des parties sous prétexte qu’elle n’avait pas
commis d’abus de la liberté d’expression ; adde : CA Limoges, b. – Souplesse de la responsabilité subjective.
9 juin 1999, Gaz. Pal. 2000. 1. 1397, note J. Lachaud, « Le fait
que la loi en le réglementant autorise un acte, en le subordon- 123. Une autre raison pratique d’importance est la souplesse
nant à certaines conditions dans l’intérêt des tiers […] n’a pas de la responsabilité subjective. Par la généralité et la plasticité
pour effet de relever ceux qui accomplissent cet acte de l’obliga- des articles 1382 et 1383 du code civil, aux mailles très larges,
tion générale de prudence et de diligence, civilement sanction- elle est douée d’une merveilleuse faculté d’adaptation (V. dans
née par les dispositions de l’article 1382 du code civil » : Ass. le même sens, mais à propos de la responsabilité administrative,
plén., 9 mai 2008, no 07-12.449, préc., lorsque le régime spéci- F. LLORENS-FRAYSSE, Le poids de la faute dans la responsa-
fique de l’agent immobilier ne s’applique pas, la responsabilité bilité administrative, Droits 1987/5, 65, spéc. p. 66-67). Son ap-
subjective prend le relais pour permettre son indemnisation des plication, à la discrétion des tribunaux, peut épouser les contours
conséquences d’une faute, en l’espèce, celle de l’acquéreur). ondoyants et divers de la réalité, se transformer sans à-coups ni

mai 2009 - 33 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

bouleversements pour tenir compte des évolutions, voire de l’ap- et s.], afin d’atteindre un meilleur équilibre entre les objectifs d’in-
parition de nouveaux dommages (tels les dommages de masse demnisation des victimes et la prévention des dommages, par
et les dommages sériels). Les notions « floues » sont les plus une plus grande « responsabilisation » des agents).
vivaces : leur souplesse est un gage de leur pérennité, ce qui
ne les empêche pas de se doter d’une forte normativité (V. à ce 125. La responsabilité civile décourage les comportements anti-
propos, V. FORTIER, La fonction normative des notions floues, sociaux ; de ce fait, elle possède un rôle normatif, et tente d’as-
RRJ 1991. 755). Le juge est la parole toujours vivante et vivi- surer une coexistence pacifique des citoyens, contribuant ainsi
fiante du droit. Aussi, lors d’une réforme de la matière, certains à un des objectifs majeurs du droit en général, à savoir de ga-
souhaiteraient que subsistassent en l’état les vénérables articles rantir un ordre social. Mais, d’une part, son efficacité est très
1382 et 1383, amis de la mémoire, ayant acquis la patine des variable selon la nature de ces comportements. Ainsi, dans le
ans et même valeur mythique (J. CARBONNIER, Le code civil domaine des accidents corporels, d’une importance essentielle
dans la mémoire collective, dans 1804-2004, Le code civil, 2004, dans notre monde technique, sa réalité est douteuse ; car ceux
Dalloz, p. 1044 et s., spéc. 1050, qui voyait dans l’article 1382 qui subissent le dommage sont souvent victimes de leur propre
« le caractère d’un symbole » et se demandait « qui oserait […] « faute » et, comme l’écrivait A. TUNC dans la première édi-
remanier l’article 1382 ? ; comp. : il est bon « de maintenir la tion de cette rubrique, « si la conduite de quelqu’un l’expose à
constitution civile – la véritable – cette légitimité historique qui de graves risques de mort ou de terribles blessures, comment
assure la continuité des formes » : CARBONNIER, Introduction, croire qu’elle puisse être modifiée par des considérations de res-
27e éd., 2002, PUF, no 82, p. 151 ; « Les grands numéros pos- ponsabilité ? ». D’autre part, le développement de l’assurance,
sèdent un sens qui dépasse la contingence du temps ; leur sup- en reportant sur le patrimoine d’un tiers, l’assureur, le poids de la
pression efface le maintien du passé, même quand il continue à dette de réparation, a affaibli ce rôle de la responsabilité. Toute-
vivre » : Ph. MALAURIE, Le Sénat et la réforme de la prescrip- fois, la sanction pénale demeure, et s’est même aggravée dans
tion civile, Defrénois 2008. 259, spéc. 260). Ne faudrait-il pas plus d’un domaine, notamment en matière d’atteintes à la per-
laisser aux doux rêves des poètes, législateurs improvisés et à sonne.
la muse indigente, la proposition de les remplacer par une série
d’aphorismes pittoresques ? (V. sur ceux-ci, J. CARBONNIER, 126. Dans la période contemporaine, la fonction préventive de la
De quelques actes manqués en législation, Mélanges P. Catala, responsabilité civile s’est encore développée par d’autres voies.
2001, Litec, p. 3 et s., spéc. in fine ; mais ne s’agit-il pas d’une La législation, tant interne que communautaire, tend à édicter
facétie ad delectandum de celui qui les rapporte ?). une obligation générale de sécurité des produits et des services
offerts sur le marché (Ph. le TOURNEAU, Responsabilité des
c. – Fonction préventive de la responsabilité subjective. vendeurs et fabricants, op. cit., 3e éd., nos 22.43 et s.). Ce rôle
prophylactique évolue sous l’influence du principe dit « de pré-
124. Liée au rôle normatif, qui ressort de l’éthique (V. supra, caution », venu du droit communautaire, qui essaime progressi-
nos 114 et s.), la fonction principale à nos yeux de la responsabi- vement en droit interne (V. infra, nos 237 et s.). Mais le moment
lité subjective, toute pragmatique cette fois et de droit positif, est est sans doute venu de développer la prévention générale, en
prophylactique (comp. Ph. MALAURIE, L’effet prophylactique dehors des mécanismes de la responsabilité civile, en quelque
du droit civil, Mélanges J. Calais-Auloy, 2004, Dalloz, p. 669 et sorte en amont, notamment pour éviter les catastrophes indus-
s., nos 15 et s. ; V. aussi supra, nos 15 et s. sur la cessation de trielles, atténuer les effets des calamités naturelles, comme pour
l’illicite). La fonction préventive de la responsabilité civile pré- freiner le développement des risques « sériels ». Dans cette op-
sente deux aspects. Traditionnellement, la responsabilité civile tique, il convient d’accentuer ou de créer une véritable culture de
permet, dans la mesure du possible, de prévenir la réalisation la prévention, impliquant tous les acteurs : les pouvoirs publics,
de dommages par la crainte légitime de la sanction pécuniaire les industriels et leurs salariés, les assureurs, etc.
qu’elle engendre (il est donc superflu et laid d’employer le néolo-
gisme apparu en 1970 de « responsabilisation » pour dépeindre § 2. – Actualité de la faute.
cet aspect). Ce rôle préventif est évidemment beaucoup plus vif
dans la responsabilité pénale (et aussi en droit du travail). Sa- A. – Affirmation de la place de la faute par le Conseil constitutionnel.
chant qu’il sera condamné à réparer les conséquences des dom-
mages qu’il pourrait causer, l’agent s’efforce d’en éviter la surve- 127. La faute continue d’intervenir de façon significative dans
nance (prévention et indemnisation sont en étroite symbiose). Il le droit de la responsabilité civile française, qui se manifeste de
est délicat de trouver le point d’équilibre entre la meilleure pré- diverses manières. Une décision du Conseil constitutionnel du
vention possible, et la paralysie que provoquerait la visée d’une 22 octobre 1982, dont la portée est considérable, mérite d’être
prévention absolue. Le développement de l’assurance en repor- citée ici, hors série (Déc. no 82-1144 DC, D. 1983. 189, note
tant sur le patrimoine d’un tiers, l’assureur, le poids de la dette F. Luchaire). Certes, elle fut rendue au nom du principe d’égalité,
de l’indemnisation, a affaibli ce rôle. Toutefois, la sanction pé- et le Conseil n’a pas entendu établir ou relever un principe géné-
nale demeure, et s’est même aggravée dans plus d’un domaine. ral de valeur constitutionnelle (G. VEDEL, membre du Conseil
Mieux, le juge pénal a la possibilité de statuer sur les intérêts ci- constitutionnel à l’époque, avait pris la peine de nous l’écrire ;
vils en dépit de la décision de non-culpabilité qu’il aurait pu pro- comp. N. MOLFESSIS, Les sources constitutionnelles du droit
noncer préalablement (Droit de la responsabilité et des contrats, des obligations, dans Assoc. Capitant, Le renouvellement des
2008/2009, nos 649 et s.). Surtout, les contrats d’assurance, par sources du droit des obligations, 1997, LGDJ, p. 65 s., nos 20
le jeu de clauses bonus malus, ou l’institution de franchises, réin- et s.). Il s’en dégage néanmoins, indéniablement quoique im-
troduisent une certaine prévention des comportements domma- plicitement, l’existence d’un principe général du droit, en vertu
geables (Ph. PIERRE, Vers un droit des accidents. Contribution duquel toute victime d’un dommage causé par une faute civile
à l’étude du report de la responsabilité civile sur l’assurance pri- d’une personne de droit privé est en droit d’obtenir réparation du
vée, thèse Rennes, 1992, spéc. nos 166 et s. ; M. ROBINEAU, dommage subi (V. sur la notion de principe, S. CAUDAL [sous
Contribution à l’étude du système responsabilité, préf. M.-L. De- la dir.], Les principes en droit, 2008, Economica). Le Conseil
meester, 2006, Defrénois, nos 221 et s. ; l’auteur expose toutes rappela, d’une part, que chacun doit répondre du dommage qu’il
les techniques du droit des assurances destinées à prévenir les cause à autrui ; de l’autre, que le droit français ne connaît aucun
risques. Et, de façon plus originale, il propose un renouvellement régime soustrayant à toute réparation le préjudice résultant d’une
du droit de la responsabilité par le droit des assurances, en ex- faute civile. Jamais, avant cette décision, le principe n’avait été
ploitant ses potentialités relatives à la prévention [V. not. nos 433 si solennellement consacré. Et ce principe a « quelque chose de

Rép. civ. Dalloz - 34 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

constitutionnel » (CARBONNIER, Introduction, op. cit., p. 233), en difficulté). Ainsi, le Conseil constitutionnel, sans figer le droit
une « dimension constitutionnelle » (J. TRAULLÉ, thèse préc., de la responsabilité civile, freine les initiatives intempestives et
no 277), tant il reflète des valeurs fondamentales de notre société irréfléchies du Parlement dans ce domaine.
(V. supra, nos 113 et s.). Voici une preuve éclatante que la faute
conserve une place de choix dans l’univers juridique. B. – Maintien de la place de la faute dans de nombreux domaines.

128. Puis, la même juridiction devait réaffirmer que nul ne saurait 130. La théorie du risque a conquis un vaste espace (V. infra,
être exonéré de toute responsabilité personnelle, par une dispo- nos 161 et s. ; V. Théorie du risque) ; des pans entiers de l’activi-
sition générale de la loi, quelle que soit la gravité de la faute té humaine échappent maintenant à l’empire de la responsabili-
qui lui est imputée (Décis. Cons. const. no 88-248 du 17 janv. té subjective. Cependant, celle-ci conserve une place de choix.
1989, Rec. Cons. const., p. 18), tout en admettant la légali- D’abord, dans la responsabilité pénale, où elle est née, et dont
té des régimes de responsabilité sans faute. Ultérieurement, le elle mit longtemps à se dissocier ; mais aussi dans la responsa-
Conseil n’a déclaré conforme à la Constitution la loi no 99-944 bilité administrative, où la faute est restée le régime de droit com-
du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité (PACS) mun (V. M. DEGUERGUE, Jurisprudence et doctrine dans l’éla-
(JO 16 nov.), que sous plusieurs « réserves d’interprétation » boration du droit de la responsabilité administrative, préf. J. Mo-
(Décis. Cons. const. no 99-419 du 9 nov. 1999, Gaz. Pal. rand-Deviller, 1994, LGDJ, p. 143 et s., et p. 712 et s. ; Ph. le
2000, 1, lég. 1). Parmi celles-ci, figure « le droit du partenaire TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit.,
à réparation en cas de faute tenant aux conditions de la rup- nos 405 et s.), tout en se rapprochant de la faute civile (C. GUET-
ture unilatérale du pacte ». Des considérants avaient dévelop- TIER, Faute civile et faute administrative, RCA 2003/6, p. 66 et
pé ce point dans le corps de la décision, en relevant notamment s., nos 28 et s.) ; les notions de risque et de rupture d’égalité de-
que, dans la mesure où le partenaire pourra obtenir réparation du vant les charges publiques n’occupent en réalité qu’une place
préjudice résultant de la faute dans les conditions de la rupture, minoritaire. Enfin, en droit civil, elle demeure d’abord le fonde-
« l’affirmation de la faculté d’agir en responsabilité met en œuvre ment de la responsabilité pour faute prouvée (C. civ., art. 1382
l’exigence constitutionnelle posée par l’article 4 de la Déclara- et 1383). De plus, elle interfère dans des régimes fondés sur le
tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont il résulte risque : depuis 1934, le gardien d’une chose peut s’exonérer en
que tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dom- établissant la faute de la victime, partiellement ou totalement se-
mage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». lon son intensité (Droit de la responsabilité et des contrats, op.
L’affirmation est aussi nette que catégorique (V., sur l’appréhen- cit., nos 1863 et s.). En vérité, cette intrusion de la faute dans
sion, par le Conseil constitutionnel, du droit de la responsabilité un système objectif est singulière et assez critiquable en théo-
civile, M. LEHOT, Le renouvellement des sources internes du rie. La faute de la victime ne devrait en aucune façon intervenir
droit et le renouveau du droit de la responsabilité civile, thèse Le dans une responsabilité objective. Seule cette position serait en
Mans, 2001, nos 376 et s. ; Ph. BRUN, La constitutionnalisation harmonie avec la philosophie et le but d’une telle responsabi-
de la responsabilité pour faute, RCA 2003/6, étude p. 37 et s. ; lité (V. surtout les célèbres chroniques d’A. TUNC, Les causes
F. CHABAS, L’article 1382 du code civil. Peau de vair ou peau d’exonération de la responsabilité de plein droit de l’article 1384,
de chagrin ?, Mélanges J. Dupichot, 2004, Bruylant [Bruxelles], alinéa 1er, D. 1975, chron. 83 ; Les paradoxes du régime actuel
p. 79 et s.). Pour autant, il est évident que le Conseil n’a nulle- de la responsabilité de plein droit ou derrière l’écran des mots,
ment entendu écarter les autres régimes de responsabilité civile D. 1976, chron. 13). Quoi qu’il en soit, il en résulte que, contrai-
(M. POUMARÈDE, Régimes de droit commun et régimes par- rement à ce qui est généralement écrit et enseigné, la respon-
ticuliers de responsabilité civile, thèse Toulouse, 2003, nos 302 sabilité générale du fait des choses n’est qu’une responsabilité
et s.). Il est sans doute possible d’élargir la portée de la décision quasi objective (V. en ce sens, O. ANSELME-MARTIN, thèse
du 9 novembre 1999, au-delà sans doute de la pensée de ses préc., no 218).
rédacteurs, en partant de son fondement. En effet, puisqu’elle
admet que l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et 131. Ce trait découle probablement de ce que la notion de faute
du citoyen induit une règle de responsabilité civile, il n’y a pas est tellement consubstantielle à notre civilisation qu’il est difficile
de raison de limiter sa portée à la responsabilité subjective : elle de l’évacuer : si vous la chassez par la porte, voici qu’elle rentre
devrait s’étendre à tous les régimes de responsabilité extracon- par la fenêtre ! Par un coup d’éclat, la Cour de cassation avait
tractuelle. un moment décidé que seule la force majeure pouvait exoné-
rer le gardien (Civ. 2e, 21 juill. 1982, no 81-12.850, Desmares,
129. Enfin, en 2005, le Conseil constitutionnel affirma que « si la Bull. civ. I, no 111, D. 1982. 449, concl. L. Charbonnier et note
faculté d’agir en responsabilité met en œuvre l’exigence consti- C. Larroumet, et errata 487, JCP 1982. II. 19862 et 19875, note
tutionnelle posée par l’article 4 de la Déclaration des droits de F. Chabas, RTD civ. 1982. 606, obs. G. Durry). Cet arrêt sou-
l’homme et du citoyen de 1789 aux termes duquel « la liberté leva un tohu-bohu inimaginable. Mais tel était le dessein de ses
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », cette rédacteurs : il n’avait été rendu que dans un esprit de provo-
exigence ne fait pas obstacle à ce que, en certaines matières, cation, afin d’engager le législateur à se décider à légiférer en
pour un motif d’intérêt général, le législateur aménage les condi- matière d’accidents de la circulation, comme A. TUNC l’y invitait
tions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée » (Dé- depuis des années (et encore peu auparavant dans Pour une loi
cis. Cons. const., no 2005-522 du 22 juill. 2005, JO 27 juill. sur les accidents de la circulation, 1981, Economica). Cet auteur
2005, p. 12225, JCP 2006. I. 111, no 8, obs. Ph. Stoffel-Munck ; avait même élaboré plusieurs projets à cet effet, auxquels nous
A. REYGROBELLET, Brefs propos sur la décision du Conseil avons toujours été favorable (V. leur analyse dans Ph. le TOUR-
constitutionnel rejetant les recours contre la loi de sauvegarde, NEAU, La responsabilité civile, 3e éd., 1982, Dalloz, nos 60 et s.),
LPA 17 févr. 2006 ; J. TRAULLÉ, thèse préc., nos 271 et s.). alors qu’ils étaient vivement combattus par les avocats, les assu-
La règle de l’article 1382 du code civil peut donc être aména- reurs et certains de nos collègues (par ex. R. SAVATIER, Sécu-
gée (mais non supprimée), à condition que ce soit pour un motif rité routière et responsabilité civile, à propos du « projet Tunc »,
d’intérêt général ; cela était le cas, aux yeux du Conseil, de l’ar- D. 1967, chron. 1, alors que l’éminent doyen était conscient des
ticle L. 650-1 du code de commerce qui lui était déféré (limitant nécessaires évolutions de la responsabilité, et qu’il proposait de
les hypothèses dans lesquelles la responsabilité civile des éta- la reconstruire : Repenser la conception française actuelle de
blissements de crédit peut être engagée en raison d’un soutien la responsabilité civile, D. 1966, chron. 149, et D. 1966, chron.
abusif ; il releva que l’allègement de responsabilité consenti au 154). L’exhortation fut entendue : des travaux en ce sens s’en-
prêteur est destiné à contribuer à la pérennité des entreprises gagèrent, qui aboutirent à la loi « Badinter » no 85-677 du 5 juillet

mai 2009 - 35 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

1985 (largement inspirée par les travaux d’A. TUNC). Le fruit et affirmée par la jurisprudence, est loin d’être complète. Les res-
attendu de la provocation ayant été obtenu, la Cour de cassa- ponsabilités de droit commun resurgissent dans l’interstice des
tion revint bien sagement à sa position antérieure dans les hy- dispositions légales, pour en combler les lacunes, notamment
pothèses qui ne relèvent pas de cette loi : « Le gardien de la quant aux règles régissant la réparation du dommage (Droit de
chose instrument du dommage est partiellement exonéré de sa la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 8149 et s. ; 8189 et
responsabilité s’il prouve que la faute de la victime a contribué au s.), ou quant à la si délicate question des recours en contribution
dommage » (Civ. 2e, 6 avr. 1987, no 85-16.387, Bull. civ. II, no 86, (op. cit., nos 8277 et s.).
3 arrêts, D. 1988. 32, note C. Mouly, JCP 1987. II. 20828, note
F. Chabas, 4 arrêts, RTD civ. 1987. 767, obs. J. Huet). C’est C. – Extension de la place de la faute.
tout dire ! D’une façon plus générale, la plupart des responsabi-
lités objectives restent partiellement inspirées par la faute, dans 134. À côté de la simple survivance de la responsabilité subjec-
la mesure où leur pierre de touche est l’anormalité. Chacun est tive, parfois de façon assez paradoxale, un autre phénomène se
responsable des dommages anormaux causés, non seulement constate, relativement à sa place dans le monde contemporain.
par son comportement ou les personnes sur lesquelles il exerce La faute a connu une extension de son domaine, dans le champ
une autorité, mais encore par les choses dont il a la garde. Or, d’action que lui ont laissé les responsabilités objectives, contre-
l’anormalité n’est pas moralement neutre (comp. supra no 59). balançant en quelque sorte son déclin. Alors que SALEILLES
Ainsi, même si un acte n’est pas juridiquement qualifié de fautif, voulait la jeter « par-dessus bord », elle témoigne d’une vigueur
il peut rester moralement répréhensible. toujours renaissante. Cette extension se dédouble : à l’exten-
sion de la responsabilité subjective quant aux personnes res-
132. Mieux, dans les régimes apparemment objectifs, d’indem- ponsables, fait pendant celle qui porte sur les actes engageant
nisation plus que de responsabilité, qui assurent une dilution des la responsabilité.
risques, la responsabilité individuelle conserve parfois une place
135. La responsabilité subjective a vu son rayonnement
résiduelle, de par la loi. Ainsi, dans l’ordre contractuel, à propos
s’étendre relativement aux personnes capables de commettre
des transports (V. par ex., A. SÉRIAUX, La faute du transporteur,
des fautes. Mais cette évolution est ambiguë. En effet, elle
préf. P. Bonassies, 2e éd., 1998, Economica) ou des accidents
n’a été possible qu’en déformant à un point extrême la notion
du travail (la faute inexcusable de l’employeur et du salarié y est
de faute, appréciée in abstracto, par l’abandon de l’exigence
prise en compte pour augmenter ou diminuer l’indemnité ; V. in-
de l’imputabilité : ce n’est plus que par une convention de
fra, no 214). De même, dans l’ordre extracontractuel cette fois,
langage qu’il est encore possible d’utiliser ce mot. Ont été
selon la loi précitée no 85-677 du 5 juillet 1985 relative aux ac-
successivement reconnus capables de commettre des fautes,
cidents de la circulation, toute faute commise par le conducteur
donc d’engager leur responsabilité, un fou (C. civ., art. 489-2,
limite ou exclut l’indemnisation de ses propres dommages (ce
résultant de la L. no 68-5 du 3 janv. 1968, devenu art. 414-3 par
qui est du reste très regrettable), tandis que les autres victimes
L. no 2007-308 du 5 mars 2007 [JO 7 mars]), ou un enfant en bas
peuvent se voir opposer leur faute inexcusable, lorsqu’elle a été
âge, un infans (Ass. plén., 9 mai 1984, Lemaire [no 80-93.03,
la cause exclusive de l’accident, sauf pour les mineurs de quinze
Bull. ass. plén, no 2], Derguini (no 80-93.481, Bull. ass. plén.,
ans et les personnes de plus de soixante-dix ans (V. Responsa-
no 3] et Samir [no 82-92.934, Bull. crim. no 162], D. 1984, 525,
bilité – régime des accidents de la circulation ; V. infra, no 177).
concl. C. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984. II. 20256, note
Ainsi, d’une part, cette loi, qui entendait exclure tout recours à
P. Jourdain). Depuis, l’absence de discernement ne constitue
la faute, gravite en jurisprudence autour de deux notions : la
plus un obstacle à l’obligation de réparer le dommage causé. La
faute inexcusable et la faute du conducteur victime ! D’autre
faute, totalement désincarnée, n’est ici qu’un concept purement
part, ce système de responsabilité sans faute (et sans causa-
juridique, détaché de toute connotation morale (technique,
lité) a créé une nouvelle catégorie de faute, inconnue, et pour
elle n’est plus éthique). D’un autre côté, une tendance assez
cause, en responsabilité délictuelle : la faute inexcusable. Et la
forte se dessine dans le droit contemporain de la famille d’une
loi no 98-389 du 19 mai 1998 (JO 21 mai) sur les produits défec-
diminution, voire d’une disparition, des mesures protectrices
tueux prévoit que la faute de la victime ou d’une personne dont
spécifiques, relayées par la responsabilité civile.
elle doit répondre peut réduire ou supprimer la responsabilité du
producteur (V. Responsabilité du fait des produits défectueux ; 136. Quant aux actes, la jurisprudence a d’abord élargi le do-
Ph. le TOURNEAU, Responsabilité des vendeurs et fabricants, maine de la défaillance contractuelle, et donc protégé efficace-
op. cit., 3e éd., nos 22.281 et s.), ce qui revient à exonérer le ment un certain nombre de victimes, en développant les obli-
producteur non fautif (consacrant une cause de non-imputabilité gations contractuelles (et, plus généralement, professionnelles),
morale). Un auteur considère à juste titre que, du fait de l’intro- notamment par une application extensive des suites du contrat
duction de ce concept, le législateur a été à contre-courant du de l’article 1135 et, plus récemment, de l’obligation d’exécuter
mouvement d’objectivation de la responsabilité civile, et qu’en de bonne foi imposée par l’article 1134 (V. Bonne foi ; Y. PICOD,
définitive la « faute subjective » est le principal fondement de Effet obligatoire des conventions. Exécution de bonne foi des
la loi, ce qui est sans doute excessif (P. OUDOT, Le risque de conventions, J.-Cl. civ., art. 1134 et 1135 ; Ph. le TOURNEAU,
développement. Contribution au maintien du droit à réparation, Responsabilité civile professionnelle, op. cit., 2e éd.).
préf. J.-P. Pizzio, 2005, Éd. univ. Dijon, nos 292 et s.). Il en vient
même à considérer que 1998 constitue une des grandes étapes 137. L’extension de la responsabilité subjective extracon-
du droit de la responsabilité (ce que nous ne croyons pas), à l’ins- tractuelle n’en est pas moins remarquable, notamment dans
tar de 1804 (le code civil consacrant la faute) et de 1896 (l’arrêt l’apparition, le développement et l’application des droits subjec-
Teffaine et l’effacement de la responsabilité pour faute), la loi du tifs (V. not. T. AZZI, Les relations entre la responsabilité civile
fait des produits défectueux permettant un « retour déguisé à la délictuelle et les droits subjectifs, article préc.). C’est ainsi que
faute » (P. OUDOT, thèse préc., no 469). la théorie des droits de la personnalité s’est largement épa-
nouie, sans aucun autre fondement légal que les articles 1382
133. Au-delà même du recours légal à la faute dans une loi d’in- et 1383, avant la promulgation d’un nouvel article 9 du code civil
demnisation, apparemment objective et fort éloignée de toute (L. no 70-643 du 17 juill. 1970 [JO 19 juill.]). De la même façon,
idée de responsabilité, comme c’est le cas de celle no 85-677 du la responsabilité pour faute a merveilleusement été utilisée, en
5 juillet 1985 (JO 6 juill.) sur les accidents de la circulation, il est suppléance de la loi, dans la vie des affaires (A. BALLOT-LÉNA,
singulier de constater que sa spécialité, voulue par le législateur La responsabilité civile en droit des affaires. Des régimes

Rép. civ. Dalloz - 36 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

spéciaux vers un droit commun, préf. Ph. Dubois, 2008, LGDJ, mayou ; J. FRANÇOIS, Fait générateur de la responsabilité du
passim), où elle bride et corrige les menées de ceux qui ne fait d’autrui : confirmation ou évolution ?, D. 2007, chron. 2408).
respecteraient pas ses usages, notamment par le biais de la
fameuse concurrence déloyale et de son prolongement, la 139. Parfois, c’est la loi elle-même qui confie à la responsabilité
théorie des agissements parasitaires (Ph. le TOURNEAU, civile le soin de réguler la vie économique (A. BALLOT-LÉNA, La
Le Parasitisme, 1998, Litec ; N. DORANDEU, Le dommage responsabilité civile en droit des affaires. Des régimes spéciaux
concurrentiel, préf. Y. Serra, 2000, PU Perpignan ; J.-J. FRION, vers un droit commun, thèse préc., passim). Les articles du code
L’agissement parasitaire, thèse Nantes, 2001 ; M. CHAGNY, de commerce relatifs aux sociétés donnent maints exemples de
Droit de la concurrence et droit commun des obligations, préf. faits engageant la responsabilité civile des dirigeants. Une de
J. Ghestin, 2004, Dalloz ; D. LEFRANC, La renommée en droit ses applications les plus célèbres est celle que la doctrine qua-
privé, préf. H.-J. Lucas, 2004, Defrénois ; S. BECQUET, Le lifie faussement d’action « en comblement du passif social »
bien industriel, préf. T. Revet, 2005, LGDJ ; A. SAINT MARTIN, (C. com., art. L. 651-2, réd. L. no 2005-845 du 26 juill. 2005,
Créations immatérielles et responsabilité civile. Le recours à mod. par Ord. no 2008-1345 du 18 déc. 2008 ; l’action n’a pas
la responsabilité civile délictuelle de droit commun pour la pro- réellement pour objectif de compenser le passif : V. Droit de la
tection des créations immatérielles, thèse Montpellier I, 2006 ; responsabilité et des contrats, op. cit., no 5017). À juste titre, la
M. TEXIER, La désorganisation. Contribution à l’élaboration jurisprudence a fini par la regarder comme une action de droit
d’une théorie de la désorganisation en droit de l’entreprise, préf. commun, mais dont le régime est particulier (depuis Com. 28 fé-
Y. Picod, 2006, PU Perpignan). Ce rôle de la responsabilité a vr. 1995, no 92-17.329, Bull. civ. IV, no 60, D. 1995. 390, note
été progressivement étendu à la protection de tous les inter- F. Derrida, Rev. sociétés 1995. 555, note F. Derrida ; V. PER-
venants du marché et, en définitive, du marché lui-même. En RUCHOT-TRIBOULET, thèse préc., nos 653 et s.). Bien d’autres
ce sens, un auteur souhaite que les juges condamnent plus dispositions légales pourraient être invoquées en faveur de notre
fréquemment les pratiques anticoncurrentielles par le biais de proposition (par ex. C. consom., art. L. 121-12, renvoyant ex-
la faute, lorsqu’elles ne sont pas visées par un texte (D. FAS- pressis verbis à l’art. 1382 du code civil mais en omettant, par
QUELLE, La réparation des dommages causés par les pratiques une négligence devenue habituelle du législateur, l’art. 1383 du
anticoncurrentielles, RTD com. 1998. 763). À certains égards, même code, à propos de la publicité comparative ne remplissant
la responsabilité subjective est en quelque sorte la figure du pas les conditions légales de licéité).
libéralisme juridique, pendant du libéralisme économique. La
responsabilité, puissance protectrice et régulatrice des intérêts 140. Voici quelques articles du code de commerce révélateurs
divergents des opérateurs, comme le marché l’est des divers à cet égard (V., pour une vue générale, N. DORANDEU, thèse
intervenants du monde économique, moralise les rapports entre préc., passim). L’article L. 420-1 interdit les ententes ; elles
les parties prenantes (Ph. le TOURNEAU, Liberté, égalité et constituent envers les tiers des fautes quasi-délictuelles (CA Pa-
fraternité dans le droit de la concurrence, Gaz. Pal. 1991. 1, ris, 28 juin 2002, JCP 2003. II. 10183, note F. Vetu, RJDA 2002,
doctr. 348 ; et adoptant nos vues, F. ARHAB, Les nouveaux no 1205). L’article L. 420-2 prohibe l’exploitation abusive d’une
territoires de la faute, article préc.). Son rôle normatif est ici position dominante ou d’un état de dépendance économique ; or,
flagrant (comp. J.-G. MARTIN, Précaution et évolution du droit, qu’est-ce qu’une exploitation abusive, sinon une faute ? La loi
D. 1995, chron. 299, spéc. II, 2e et 3e ; adde : F. POLLAUD-DU- no 2001-420 du 15 mai 2001 modifia les conditions d’application
LIAN, De quelques avatars de l’action en responsabilité civile de ces textes, et créa un nouveau cas de responsabilité, l’abus
dans le droit des affaires, RTD com. 1997. 348 ; V. aussi supra de puissance d’achat ou de vente (C. com., art. L. 442-6, I, 2°,
nos 121 et 122, à propos de l’internet). b), pouvant être constitué en dehors de toute dépendance éco-
nomique. La loi no 2008-776 du 4 août 2008 remplaça cette dis-
138. En dehors de la concurrence déloyale, la responsabilité ci- position par la condamnation du « fait de soumettre ou de tenter
vile est traditionnellement utilisée comme instrument de contrôle de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant
de la rupture des contrats de durée indéterminée, notamment un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des par-
de distribution (Ph. le TOURNEAU, Les contrats de franchi- ties » (C. com., art. L. 442-6, I, 2°) ; le déséquilibre significatif est
sage, 2e éd., 2007, Litec, nos 642 et s.). Et, lorsque l’assemblée une forme grave de l’abus, témoignant d’un manquement à la
plénière de la Cour de cassation décida de mettre un terme à bonne foi contractuelle lors des négociations. L’article L. 420-5
la série invraisemblable de ses revirements relatifs à l’épineuse interdit, d’une façon générale, les « offres de prix ou pratiques de
question de la détermination du prix dans les contrats-cadres de vente aux consommateurs abusivement bas », ce que la doctrine
distribution, quel principe a-t-elle utilisé, dans ses fameux arrêts nomme les « prix prédateurs ». Plus caractéristique encore est
de fin 1995 ? Celui de l’abus de droit, c’est-à-dire un concept l’article L. 442-6 du code de commerce, énumérant toutes une
du droit de la responsabilité civile (Ass. plén. 1er déc. 1995, série de pratiques anticoncurrentielles illicites, qui engagent ex-
no 91-15.578, no 91-15.999, no 91-19.653 et no 93-13.688, Bull. pressément la responsabilité civile de leur auteur (V. invoquant
ass. plén. nos 7 à 9, D. 1996. 13, concl. M. Jéol, note L. Aynès, expressément la faute délictuelle, CA Paris, 12 déc. 1996, JCP
Gaz. Pal. 1995. 2. 626, concl. M. Jéol, note P. de Fontbressin, E 1997. II, no 953, note M. Behar-Touchais ; et, pour la première
JCP 1996. II. 22565, concl. M. Jéol, note J. Ghestin ; ces ar- fois par la Cour de cassation, Com. 6 févr. 2007, no 04-13.178,
rêts donnèrent lieu à une invraisemblable logorrhée doctrinale, Bull. civ. IV, no 21, D. 2007, pan. 1688, JCP 2007. II. 10108, note
comme cela tend à devenir la règle). Aussi, il est inutile d’ins- F. Marmoz, RTD civ. 2007. 343, obs. J. Mestre et B. Fages).
taurer une responsabilité objective dans ce domaine (contra : C’est notamment le cas des pratiques discriminatoires (C. com.,
C. DEL CONT, Propriété économique, dépendance et respon- art. L. 442-6, I, 1°, réd. L. no 2008-776 du 4 août 2008 ; Com.
sabilité, préf. F. Collart Dutilleul et G. Martin, 1997, L’Harmattan, 6 avr. 1999, no 97-11.288, RJDA 1999, no 848, D. Affaires 1999.
passim, proposant de régir par elle les dommages « de l’échange 1204, décidant que la preuve de l’avantage procuré par la pra-
marchand », survenus dans les « rapports économiques de dé- tique discriminatoire permet à un partenaire n’en n’ayant pas bé-
pendance »). Enfin, l’Assemblée plénière de la Cour de cassa- néficié d’intenter une action, sans qu’il ait besoin « de démontrer
tion, dans un arrêt du 29 juin 2007, a rattaché explicitement à la l’existence du préjudice que ces pratiques illicites ont causé » ;
faute la création jurisprudentielle de la responsabilité générale en effet, l’avantage [ou le désavantage] est en soi le préjudice,
du fait d’autrui (C. civ., art. 1384, al. 1er in medio ; Ass. plén. puisqu’il rompt l’égalité entre les opérateurs et constitue donc un
29 juin 2007, no 06-18.141, Bull. ass. plén. no 7, JCP E 2007, trouble commercial) ; de l’obtention d’avantages sans s’engager
no 2198, note C. Radé, JCP 2007. II. 10150, note J.-M. Mar- à un volume d’achat proportionné (C. com., art. L. 442-6, I, 3°)

mai 2009 - 37 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

ou sous la menace d’un déréférencement (C. com., art. L. 442-6, 27 juill., rect. 22 oct.), de sauvegarde des entreprises, selon le-
I, 4°) ; de rompre brutalement, même partiellement, une relation quel « les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables
commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la du- des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas
rée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de fraude, d’immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur
de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, ou si les garanties prises en contrepartie de ce concours sont dis-
par des accords interprofessionnels (C. com., art. L. 442-6, I, proportionnées à ceux-ci » (C. com., art. L. 650-1, mod. par Ord.
5° ; Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 5610 no 2008-1345 du 18 déc. 2008 [JO 19 déc.]) ; d’où le rejet, par le
et 6909) ; de participer directement ou indirectement à la viola- Conseil constitutionnel, du recours déposé contre ce texte (Décr.
tion de l’interdiction de revente hors réseau faite au distributeur no 2005-522 du 22 juill. 2005 [JO 24 mai]), cet organe ayant af-
par un accord de distribution sélective ou exclusive (C. com., firmé naguère que, si chacun doit répondre du dommage qu’il
art. L. 442-6, I, 6°). cause à autrui, « cette exigence ne fait pas obstacle à ce que,
en certaines matières, pour un motif d’intérêt général, le légis-
141. Sans doute, le refus de vente a été enlevé de la liste lateur aménage les conditions dans lesquelles la responsabilité
(il ne constitue donc plus une faute en soi : Com. 26 janv. peut être engagée » (Décis. Cons. const. no 82-1144 DC, préc.
1999, no 97-11.084, Bull. civ. IV, no 23, RJDA 1999, no 345) ; supra, no 128).
mais le refus de vente ou le refus de prestations de services
continuent de pouvoir donner lieu à une action en responsabilité § 3. – Amélioration de la responsabilité pour faute.
entre professionnels, sur le fondement de divers textes : 1o l’ar-
ticle L. 420-1, réprimant les ententes ; 2o l’article L. 420-2 prohi- 144. Le dénigrement de la responsabilité pour faute, et parfois
bant l’abus d’une position dominante ou de l’état de dépendance son remplacement, ne résulte pas simplement d’une diminution
économique (du reste, cet article cite, parmi d’autres exemples de l’acuité morale ni de l’évolution des données. Il découle aus-
d’abus, le refus de vente ; 3o l’article L. 442-5, sur les prix im- si des excès de son application par la jurisprudence. Dès lors
posés ; 4o l’article L. 422-6, I, 1°, relatif aux pratiques discri- qu’il existe des régimes spéciaux pour réparer les dommages
minatoires. Dans les hypothèses visées par ces textes, le re- corporels dans les principaux domaines où ils peuvent se pro-
fus de vente engage la responsabilité délictuelle de ses auteurs, duire (V. infra, nos 213 et s.), il importe de réaménager le droit
condamnés sur le fondement de l’article 1382 ou de l’article 1383 de la responsabilité subjective par les diverses voies que nous
du code civil (Com. 9 avr. 1996, no 94-14.649, Bull. civ. IV, suggérons ci-dessous.
no 117, D. 1997. 77, note E. Tichadou ; Com. 5 déc. 2000,
no 99-11.720, RJDA 2001, no 512 ; CA Versailles, 26 avr. 2001, A. – Principes.
RJDA 2001, no 916).
145. En premier lieu, il devrait être entendu que la faute est une
142. En outre, la loi précitée no 2001-420 du 15 mai 2001, créa notion protéiforme, de la simple négligence à la faute intention-
deux nouveaux cas engageant la responsabilité de leur auteur. nelle. L’uniformité de traitement entre les unes et les autres, de
Il en est ainsi du fait « d’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un par- droit positif, est critiquable. Seule une faute caractérisée devrait
tenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant être retenue et non la faute ordinaire ni, a fortiori, la simple er-
à aucun service commercial effectivement rendu ou manifeste- reur (« méprise, inadvertance, relâchement d’attention, réaction
ment disproportionné au regard de la valeur du service rendu malheureuse à un événement » [A. TUNC, La responsabilité ci-
… » (C. com., art. L. 442-6, I, 2°, réd. L. no 2008-776 du 4 août vile, op. cit., no 149]), cette poussière de faute, pourtant sou-
2008 [JO 5 août, rect. 4 oct.]). Le 7° de l’article 442-6, I (réd. vent retenue par les juridictions (sans l’avouer). Par exemple,
L. no 2008-776) du code de commerce vise celui qui soumet un il a été jugé qu’engageait sa responsabilité délictuelle envers
partenaire à des conditions de règlement « manifestement abu- l’acheteur une société de ventes volontaires aux enchères ayant
sives, compte tenu des bonnes pratiques et usages commer- affirmé dans le catalogue l’authenticité de l’œuvre d’art mise en
ciaux, et s’écartant au détriment du créancier, sans raison objec- vente, sans l’assortir de réserves, alors même qu’au moment
tive, du délai indiqué au deuxième alinéa de l’article L. 441-6 ». de la vente, l’authenticité, reconnue par les experts, était plau-
Décidément, la responsabilité extracontractuelle (subjective) a sible, compte tenu des connaissances de l’époque, c’est-à-dire
de beaux jours devant elle dans le droit de la concurrence. Ce qu’elle n’avait commis qu’une simple erreur (Civ. 1re, 3 avr. 2007,
que nous constatons dans le droit d’origine interne est égale- no 05-12.238, Bull. civ. I, no 141, D. 2007, AJ 1201, D. 2007.
ment vrai dans celui qui est d’origine communautaire, retenant 2288, note F. Baillet Bouin). La morale trouverait son compte
lui aussi la faute, mais sans doute dans une moindre mesure à ne retenir que les fautes caractérisées. Car les imprudents,
(comp. R. BOUSCANT, La faute dans les infractions aux règles maladroits et malchanceux, vous et nous, méritent l’indulgence,
de concurrence en droit européen, RTD eur. 2000. 67). Toute- comme TUNC ne se lassait pas de le répéter. Fiat justitiae, ruat
fois, à partir de l’analyse, dans ce domaine, de quatre régimes cælum (que la justice passe, dût-ce les cieux choir) est une for-
de responsabilité civile caractéristiques, un auteur, sans dénier mule frappante, mais contraire à l’esprit et à la finalité du droit,
la vitalité de la faute subjective dans le droit des affaires, en vient qui est au service des hommes. « On ne peut être juste, si on
à souhaiter la reconnaissance d’une responsabilité civile des af- n’est pas humain » (VAUVENARGUES). Généralement, l’auteur
faires, d’un droit commun propre à celle-ci (A. BALLOT-LÉNA, de l’acte est en même temps la victime : son inadvertance ou son
La responsabilité civile en droit des affaires. Des régimes spé- mauvais réflexe ne doivent pas l’accabler en le privant d’indem-
ciaux vers un droit commun, thèse préc., nos 478 et s.), compte nisation. En second lieu, il faudrait abandonner l’appréciation in
tenu notamment des particularités de mise en œuvre des condi- abstracto de la faute et, par voie de conséquence, revenir sur
tions de la responsabilité (comp. Droit de la responsabilité et des la jurisprudence considérant que les infantes sont capables de
contrats, op. cit., no 3614, notre proposition d’un droit commun commettre des fautes.
du droit des contrats dits spéciaux).
146. Les présomptions largement fictives de faute et, a fortio-
143. À l’inverse, il arrive que le législateur prévoie que la respon- ri, de responsabilité devraient être supprimées. Elles sont une
sabilité de tel ou tel agent ne sera engagée qu’en présence d’une source de complication sans nombre, surtout celle qui est née
faute caractérisée (grave, inexcusable, lourde, etc.). C’est sans sur l’article 1384, alinéa 1er in fine, et ne présentent plus guère
doute dans cette lignée que s’inscrit l’article L. 650-1 du code de d’avantages, dès lors du moins que les dommages corporels se-
commerce, résultant de la loi no 2005-845 du 26 juillet 2005 (JO raient régis par des textes spéciaux (comp. A. TUNC, Évolution

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RESPONSABILITÉ (en général)

du concept juridique de responsabilité, op. cit., in fine), et alors savent que, finalement, le poids en sera supporté par l’assureur,
que la responsabilité générale du fait des choses est un régime donc dilué. Cette pratique n’est pas saine. Si nous souhaitons
pratiquement unique au monde. Le droit commun se compose- l’instauration d’un pouvoir « aggravateur », c’est d’une autre ma-
rait alors des articles 1382 et 1383, ainsi que de la responsabilité nière qu’il faut l’entendre. Les dommages et intérêts majorés ne
générale du fait d’autrui (C. civ., art. 1384, al. 1er in medio) et de doivent pas être alloués en considération de l’intérêt que pré-
la responsabilité des commettants (C. civ., art. 1384, al. 5, mais sente la victime, et en pensant que l’assureur paiera, mais afin
modifié ; V. infra, nos 252 et s. sur d’autres suggestions de ré- de punir d’une façon particulière l’auteur du dommage, lorsque
formes). sa faute paraît extrêmement grave. Les États-Unis et le Canada
connaissent un tel mécanisme, sous le nom de dommages et in-
B. – Corollaire. térêts punitifs (nous avons été le premier à présenter ceux-ci en
France, et nous plaidons pour leur introduction dans notre droit
147. Depuis 1972, nous plaidons pour la reconnaissance d’un depuis 1972). Une thèse remarquée a adopté et développé cette
pouvoir général d’appréciation ou de discernement, accordé aux vue, rappelant que la responsabilité civile ne saurait se contenter
juges civils, se dédoublant en un pouvoir modérateur et en un de réparer (et de prévenir) les dommages : elle se doit de pos-
pouvoir « aggravateur » corrélatif. Quant au premier aspect, le séder aussi une fonction punitive. Et de souhaiter une large re-
code civil accorde déjà aux magistrats le pouvoir d’exercer une connaissance légale de la possibilité, pour le juge, d’infliger dans
telle relaxatio legis, surtout, de façon explicite depuis 1975, à l’ar- cet esprit une peine privée (S. CARVAL, thèse préc. ; V. déjà au-
ticle 1152, alinéa 2 (V. Droit de la responsabilité et des contrats, paravant, O. ANSELME-MARTIN, thèse préc., nos 53 et s. ; et,
op. cit., nos 1218 et s.), mettant en valeur un principe général depuis, L. BORÉ, La défense des intérêts collectifs par les asso-
du droit. Et aussi dans divers textes épars d’une application peu ciations devant les juridictions administratives et judiciaires, préf.
fréquente (notamment C. civ., art. 1374, al. 2 [à propos du gé- G. Viney, 1997, LGDJ, nos 312 et s. ; J. BOURTHOUMIEUX,
rant d’affaires] et art. 1966, al. 2 [relatif aux jeux]. Alors que les Dommages punitifs, RGDA 1996, 861 ; M. CHAGNY, thèse préc.,
art. 1965 et 1967 du C. civ. interdisent toute action pour dette nos 692 et s. ; D. FASQUELLE, Concurrence déloyale ou « dom-
de jeu ou de pari [le défendeur invoquant alors ce que la pra- mages punitifs » ; Exposé introductif, dans Conquête de la clien-
tique a nommé l’exception de jeu], l’art. 1966, al. 1er, pittoresque tèle et droit de la concurrence, Gaz. Pal. 2001, doctr. 1681 ;
texte désuet, excepte de cette disposition « les jeux propres à G. MAITRE, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse éco-
exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les nomique du droit, préf. H. Muir Watt, 2005, LGDJ, nos 303 et s. ;
courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même S. PIEDELIÈVRE, Les dommages et intérêts punitifs : une so-
nature… » [E. BURGAUD, 1966 du code civil : un article ou- lution d’avenir ?, La responsabilité civile à l’aube du XXIe siècle,
blié, RRJ 2007/2. 651 ; V. sur l’exception de jeu, Ph. le TOUR- RCA juin 2001, chron. 68).
NEAU, Exception d’indignité, J.-Cl. civ., app. art. 1131, fasc.
10-1, 2007, nos 101 et s.]). En revanche, une loi serait néces- 150. Toutefois, pour ne pas tomber dans les excès qui existent
saire pour autoriser et régir le second aspect. aux États-Unis d’Amérique du Nord, ces dommages et intérêts
supplémentaires (dits parfois exemplaires) doivent rester dans
a. – Premier aspect : pouvoir modérateur. des bornes raisonnables quant à leur montant, et dépendre de la
capacité financière du fautif ainsi que, le cas échéant, des profits
148. Puisqu’il y a des degrés de culpabilité, il convient d’en tirer qu’il aurait pu en retirer. Ensuite, à notre sens, ils ne devraient
des conséquences. En présence d’une faute légère (dans la me- pas être versés à la victime (à laquelle ils procureraient un en-
sure où elle continue d’engager la responsabilité de son auteur, y richissement sans cause, tout en étant anticoncurrentiels), mais
compris envers lui-même), l’indemnisation ne devrait pas être in- au Fonds général de garantie que nous appelons de nos vœux
tégrale, contrairement à la règle actuelle. De même, il serait sou- (V. infra, no 257) ; sinon, à un des Fonds spéciaux de garantie.
haitable que les juges puissent tenir compte, dans l’évaluation de Prenons l’exemple de la contrefaçon. Accorder les dommages et
l’indemnité qu’ils accordent à la victime, des ressources du dé- intérêts punitifs à la victime lui procurerait un avantage concur-
biteur lorsqu’il n’était pas assuré, pour ne pas le ruiner, surtout rentiel injustifié par rapport à ses concurrents. En outre, il se
lorsque le dommage en cause était un de ces dommages peu fré- pourrait bien que son octroi ait l’effet pervers suivant : le titulaire
quents, pour lesquels il n’est pas d’usage courant de s’assurer. du brevet, victime d’une contrefaçon, pourrait avoir la tentation
Assurément, il arrive déjà que les tribunaux fassent fléchir la ri- de laisser agir le contrefacteur, sachant qu’en définitive, il ob-
gueur des principes, en catimini, lorsque la disproportion entre la tiendra des dommages et intérêts exemplaires considérables, et
faute minime et le dommage est si considérable qu’ils répugnent s’accroissant avec le temps. Les dommages et intérêts punitifs
à allouer une indemnité complète. Reconnaissons-leur officielle- pourraient également permettre aux tribunaux d’éviter que des
ment cette faculté (comp. J. FISCHER, thèse préc., distinguant fautes fussent « lucratives » (V. infra, no 159) ; un exemple to-
le pouvoir modérateur du pouvoir modulateur. Le premier, qui pique est à nouveau celui des contrefaçons, où actuellement les
n’existe pas encore, selon l’auteur [plaidant pour sa reconnais- indemnités allouées sont insuffisantes pour être dissuasives et
sance par le législateur], apporterait une dérogation à la règle de punitives.
droit normalement applicable dans un cas particulier en raison
des conséquences manifestement excessives qui résulteraient 151. Les dommages et intérêts punitifs impliquent d’évidence
de son application stricte ; elle constituerait une exception de qu’un préjudice ait été préalablement retenu par le juge. D’autre
disproportion. Le second [auquel l’auteur n’est pas favorable] part, ils n’ont de sens que s’ils ne peuvent pas être couverts par
s’exerce grâce aux notions souples, et est motivé par la pour- une assurance (afin de leur conserver leur rôle moral de rétribu-
suite d’une exacte proportionnalité entre la finalité de la règle et tion). En outre, il conviendrait d’interdire aux avocats d’en per-
ses effets pratiques, donc même sans excès, et elle aboutit à un cevoir un pourcentage.
strict équilibre).
152. En droit international privé, le juge national a-t-il le pouvoir
b. – Second aspect : pouvoir « aggravateur » corrélatif d’écarter, au nom de sa conception de l’ordre public international,
(les dommages et intérêts punitifs). l’application de dommages et intérêts punitifs qui pourraient être
prononcés en vertu d’une loi étrangère ? Nous ne le pensons
149. En pratique, les tribunaux n’hésitent pas à condamner à des pas car, même si cette institution n’existe pas en France, elle ne
dommages et intérêts considérables certains auteurs de dom- heurte pas nécessairement l’ordre public ; ou alors, c’est toute
mages, en fait à des dommages et intérêts majorés, parce qu’ils peine privée qui serait contraire à notre ordre public international

mai 2009 - 39 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

(ce qui est une contre-vérité, il suffit de songer à la clause pénale de l’indemnité ainsi majorée, qui dépasse le préjudice de la vic-
admise par le droit). Cependant, il serait possible de considérer time, ne doit pas enrichir celle-ci, mais être affectée à quelque
que l’ordre public s’oppose aux condamnations d’un montant ex- organisme collectif ou au Fonds général de garantie que nous
travagant, déraisonnable, et seulement dans ce cas. appelons de nos vœux (V. infra, no 257).

153. L’actuel code civil du Québec (de 1991) – qui est une ver- d. – Deuxième complément : possibilité de modérer l’indemnité
sion modernisée du Code Napoléon, dans laquelle le meilleur de lorsque la victime n’a pas cherché à minimiser le préjudice.
l’apport des lois postérieures et de la jurisprudence a été intégré
avec des ajouts tirés de la Common law, dans une forme excep- 156. Il nous semble encore opportun de permettre aux tribu-
tionnelle – a organisé le régime des dommages et intérêts puni- naux de tenir compte du comportement de la victime du dom-
tifs d’une façon très raisonnable. Le plus simple est de citer le mage. En effet, il incombe à celle-ci de s’efforcer de minimiser
texte in extenso. Il s’agit de l’article 1621 (V. J.-L. BAUDOUIN et le préjudice, dans la mesure du possible par des mesures raison-
P. DESLAURIERS, La responsabilité civile, op. cit., t. I, nos 1.362 nables, d’abord en matière contractuelle. L’obligation de minimi-
et s.) : ser le dommage, reconnue comme un principe de la lex merca-
toria internationalis et appliquée par les arbitres internationaux,
154. « Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts est imposée par la Convention de Vienne du 10 avril 1980 sur la
punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suf- vente internationale de marchandises (art. 77 : « La partie qui
fisant pour assurer leur fonction préventive. Ils s’apprécient en invoque la contravention doit prendre les mesures raisonnables,
tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notam- eu égard aux circonstances, pour limiter la perte, y compris le
ment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation pa- gain manqué, résultant de la contravention. Si elle néglige de
trimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà le faire, la partie en défaut peut demander une réduction des
tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la dommages-intérêts égale au montant de la perte qui aurait dû
prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, être évitée » ; l’expression obligation de minimiser le dommage,
assumée par un tiers ». Solution de compromis entre Common traduction de l’anglais duty to mitigate, est imparfaite, car il ne
law et tradition civiliste, cet article ne fait pas des dommages pu- s’agit pas d’une obligation stricto sensu, la victime n’encourant
nitifs un principe général. Leur prononcé n’est possible que dans aucune responsabilité envers l’auteur du dommage lorsqu’elle
les hypothèses (il est vrai assez nombreuses) prévues par la loi : ne modère pas celui-ci). L’obligation de minimiser le dommage
mesure de protection d’une catégorie spéciale de biens (tels les est également prévue par les Principes UNIDROIT relatifs aux
arbres), mesure de prévention de la récidive de certains compor- contrats du commerce international (version 2004, art. 7. 4. 8,
tements dommageables (par exemple, en matière de consom- 1) et, de façon édulcorée, par les Principes du droit européen
mation), ou sanction des fautes « lucratives » (comme en ma- du contrat (art. 9.505, 1 ; V. V. PERRUCHOT-TRIBOULET, dans
tière d’atteintes aux droits de la personne ; V. la notion de faute C. PRIETO [sous la dir.], Regards croisés sur les principes du
« lucrative » infra, no 159). Les critères légaux d’évaluation du droit européen du contrat et sur le droit français, avant-propos
montant de ces dommages et intérêts punitifs ne sont pas limi- J. Mestre, 2003, PUAM, p. 529). Son fondement est incertain.
tatifs. Peut-être se trouve-t-il dans la bonne foi devant guider tous les
actes des parties ; ou bien, comme l’expose S. PIMONT (Re-
c. – Premier complément : établir une corrélation entre l’indemnité marques complémentaires sur le devoir de minimiser son propre
et le profit de l’auteur du dommage. dommage, RLDC oct. 2004, p. 15 et s., et nov. 2004, p. 14
et s.), en tant qu’effet du contrat « dont la fonction est d’en faire
155. Une autre modalité du pouvoir d’appréciation des juges respecter l’économie lors de la liquidation des dommages-inté-
réside dans la faculté, qui devrait leur être reconnue, de cal- rêts » (le devoir de minimiser son propre dommage dans le do-
quer l’indemnité qu’ils infligent à l’auteur du dommage sur le pro- maine contractuel est parfois désigné par le terme d’incombance
fit qu’il a réalisé, ou qu’il escomptait, notamment en matière de et, en droit anglais, de mitigation). Le non-respect de ce devoir
contrefaçon, de concurrence déloyale et de parasitisme (CA Pa- entraînerait une déchéance totale ou partielle du droit à indem-
ris, 10 juill. 1986, JCP 1986. II. 20712, note E. Agostini ; Com. nisation du créancier.
16 juin 1992, no 90-18.329, Bull. civ. IV, no 241 ; CA Colmar,
13 mai 1994, D. 1995. 96, note J.-J. Burst ; Com. 1er avr. 157. Ensuite, ce principe se retrouve dans la responsabilité
1997, no 94-22.129, Bull. civ. IV, no 87 ; CA Paris, 28 mai extracontractuelle comme un devoir général de comportement
1999, PIBD 1999. III. 501 ; V. D. FASQUELLE, Concurrence (à l’aune du bon père de famille, dont l’irrespect constitue une
déloyale ou « dommages punitifs », article préc.). Le législateur faute, commise après le fait dommageable). Et si ce n’est pas
a adopté cette idée, que nous défendons depuis 1996, par la le cas, le juge devrait avoir la possibilité de modérer l’indemnité
loi no 2007-1544 du 29 octobre 2007 (transposant avec retard la qu’il lui accorde, comme nous le souhaitons depuis 1996 (V. sur-
Dir. no 2004/48/CE, 29 avr. 2004, relative au respect des droits tout depuis en ce sens, S. REIFEGERSTE, Pour une obligation
de propriété intellectuelle, JOUE L 157 du 30 avr. 2004, p. 0045 de minimiser le dommage, préf. H. Muir-Watt, 2002, PUAM).
et s. ; C. CARON, La loi du 29 octobre 2007, dite « de lutte contre La Cour de cassation considère pour l’instant, de la façon la
la contrefaçon », CCE 2007, chron. 30 ; G. HENRY, Les nou- plus catégorique, que la victime n’est pas tenue de limiter son
velles méthodes d’évaluation du préjudice en matière de contre- préjudice dans l’intérêt du responsable (Civ. 2e, 19 juin 2003,
façon : entre régime compensatoire et peine privée, CCC 2009, no 00-22.302 et no 01-13.289, Bull. civ. II, no 203 [pour le 1er ar-
étude 2) ; en effet, elle a accordé au juge le pouvoir de prendre en rêt], D. 2003. 2326, note crit. J.-P. Chazal ; Civ. 2e, 22 janv.
considération, pour fixer les dommages et intérêts de la victime 2009, nos 07-20.878 et no 08-10.392, préc. ; D. GENCY-TAN-
d’une contrefaçon, les « bénéfices réalisés par l’auteur de l’at- DONNET, L’obligation de modérer le dommage dans la respon-
teinte aux droits » (L. 29 oct. 2007, art. 32 ; CPI, art. L. 331-1-3), sabilité extracontractuelle, Gaz. Pal. 2004, doctr. 1485 ; S. PI-
qui s’ajoutent à la compensation du préjudice. Dans cet esprit, MONT, article préc. ; Ph. STOFFEL-MUNCK [JCP 2008. I. 186,
il avait déjà été jugé que le contrefacteur ne doit pas être trai- no 2] estime qu’il faudrait cantonner aux dommages corporels
té comme un cocontractant, c’est-à-dire que les dommages et l’affirmation péremptoire de la Cour de cassation). Toutefois, les
intérêts doivent dépasser la redevance d’un licencié (CA Paris, arrêts de 2002 furent peut-être une invitation au législateur d’in-
20 mars 1995, Gaz. Pal. 1995, 1, somm. 473). Voici encore tervenir sur ce principe, dont la création dépasse sans doute le
une manifestation de l’aspect punitif de la responsabilité civile rôle normal du juge. En outre, l’article 16-3 du code civil, selon
(V. supra, no 7). Mais, ici aussi, il nous semble que la fraction l’interprétation que la Cour de cassation lui a donnée, ne permet

Rép. civ. Dalloz - 40 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

pas d’exiger de la victime qu’elle subisse des soins préconisés « lucratives ». D’une part, en favorisant les actions tant en ces-
par les médecins alors que ceux-ci seraient de nature à diminuer sation qu’en indemnisation de telles fautes. D’autre part, en ren-
son préjudice (Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., forçant la sanction, par la condamnation à des dommages et in-
no 1887). térêts punitifs (V. supra, nos 149 et s. nos suggestions depuis
1972) et en recherchant une sanction complémentaire. Nous
adoptons ces vues.
158. Nous avons écrit que le créancier devrait « minimiser le
préjudice », et non pas le réduire, car celui qui cause un dom-
mage à autrui dans des conditions qui engagent sa responsabi- 160. Le droit tiendrait ainsi compte de considérations écono-
lité est tenu de le réparer intégralement (V. en ce sens, J.-L. AU- miques, ce qui est trop rare en France, alors que le mouvement
BERT, Quelques remarques sur l’obligation pour la victime de Law and Economics (notamment de l’École de Chicago) a mon-
limiter les conséquences dommageables d’un fait générateur de tré tout l’intérêt d’une telle démarche, permettant de mesurer l’ef-
responsabilité. À propos de l’article 1373 de l’avant-projet de ré- ficacité du droit pour inciter à ne pas commettre de dommages.
forme du droit des obligations, Mélanges G. Viney, 2008, LGDJ, Un de ses axiomes (du reste de bon sens) est que le droit doit
p. 55 s., spéc. p. 57). Nous n’approuvons donc pas la formu- être efficace. L’est-il lorsque des personnes (physiques ou mo-
lation de l’article 1373 de l’avant-projet de réforme du droit des rales) peuvent impunément le bafouer, y compris des décisions
obligations, selon lequel lorsque la victime avait la possibilité, judiciaires ? (V. surtout sur l’analyse économique dans cette ma-
« par des moyens sûrs, raisonnables et proportionnés, de ré- tière, G. MAITRE, thèse préc. ; et, pour sa critique et la nécessité
duire l’étendue de son préjudice ou d’en éviter l’aggravation, il de relativiser sa portée, A. BERNARD, Law and Economics, une
sera tenu compte de son abstention par une réduction de son science idiote ?, D. 2008, chron. 2806). Voici une des constata-
indemnisation, sauf lorsque les mesures seraient de nature à tions essentielles de cet ouvrage : « L’analyse économique du
porter atteinte à son intégrité physique ». En revanche, nous droit constate que la responsabilité civile supplée le marché dans
approuvons la suggestion du regretté J.-L. AUBERT, consistant la résolution des conflits d’intérêts individuels. En effet, les coûts
à étendre la règle à la prévention du dommage : « Dès lors de transaction liés à cette résolution sont trop élevés pour que le
que la victime disposait de “moyens sûrs, raisonnables et pro- marché fonctionne correctement, et exigent l’établissement d’un
portionnés” pour empêcher la production du dommage – en tout corps de règles spécifiques afin de résoudre efficacement le li-
ou en partie d’ailleurs – elle est fautive de ne pas les avoir mis tige, c’est-à-dire de la manière la moins coûteuse pour la so-
en œuvre, comme elle l’est, dans les mêmes conditions, pour ciété. Dans la mesure où la responsabilité civile naît d’un acte
ne pas s’être opposée à l’aggravation du préjudice » (J.-L. AU- dommageable pour autrui, la règle de responsabilité doit donc
BERT, article préc. ; V. sur le devoir de prévention [distinct du assigner la charge du dommage à celui qui est le mieux placé
principe de précaution], supra, nos 15 et s.). pour prévenir ce dommage au moindre coût. Les individus se-
ront par conséquent incités, en considération de cette règle, à
prendre les précautions nécessaires à la réduction efficiente, ou
e. – Troisième complément : prendre en compte les fautes « lucratives ». selon l’économiste à la minimisation, des faits dommageables
pour autrui » (G. MAITRE, thèse préc., no 495). Entendue intelli-
gemment, comme le fait cet auteur, l’analyse économique aurait
159. Est dite faute « lucrative » celle qui laisse à son auteur une peut-être la vertu de contribuer à résoudre la crise actuelle de la
marge suffisante, une fois le paiement des dommages et inté- responsabilité civile.
rêts, pour qu’il n’ait aucune raison économique de ne pas la com-
mettre, même s’il aurait des raisons morales (D. FASQUELLE,
L’existence de fautes lucratives en droit français, dans [collectif],
Faut-il moraliser le droit français de la réparation du dommage ?, ART. 2. – RISQUE.
LPA 20 nov. 2002, no 232 (no spécial), p. 27 ; L. GRYNBAUM,
Une illustration de la faute lucrative : le « piratage » de logiciels,
D. 2006, chron. 655). Elle se rencontre dans la responsabilité 161. Les auteurs du code civil, fidèles à une tradition très an-
délictuelle, mais la défaillance contractuelle peut également être cienne, pour ne pas dire immémoriale, avaient établi la respon-
motivée par de telles considérations. Ainsi, certaines entreprises sabilité civile sur la faute (seule authentique responsabilité im-
estiment moins coûteux, tout compte fait, d’être condamnées à manente, de justice commutative). Depuis, sont apparues des
des indemnités à la demande de partenaires différents mais pour responsabilités objectives. Quoique parfois encore marquées
des faits semblables, que de changer leur comportement ou de partiellement par la faute, elles sont généralement fondées sur
modifier leur contrat d’adhésion (comp. N. MOLFESSIS, RTD le risque ou sur l’idée de garantie, et en tout cas animées par
civ. 1998. 213, no 2, spéc. p. 216). Elle résulte donc générale- un esprit indemnitaire, allant dans sa pointe extrême jusqu’à se
ment d’une évaluation préalable de l’agent. Les juges prennent placer du côté de la victime, en lui accordant une créance indem-
déjà en compte cette donnée, en assouplissant les conditions nitaire ; elles relèvent toutes de la justice distributive. Ainsi, à la
de recevabilité des actions en concurrence déloyale ou en pa- théorie classique s’oppose celle du risque, mise en lumière par
rasitisme (V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., SALEILLES à la fin du XIXe siècle (mais limitée au risque profes-
nos 7022 et s.) ; en qualifiant facilement les fautes de lourdes, de sionnel), puis développée et étendue au risque créé par JOSSE-
dolosives ou d’inexcusables (avec les conséquences qui s’at- RAND au début du XXe siècle (JOSSERAND, De la responsabi-
tachent à elles : V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. lité du fait des choses inanimées, 1897, Rousseau), même si le
cit., nos 3547 et s.) ; en calculant parfois largement l’indemnisa- risque se trouvait déjà présent dans le code civil de 1804 selon
tion qu’ils allouent souverainement, ou en prenant en compte le J. BELLISSENT (thèse préc., nos 319 et s.), notamment au tra-
bénéfice réalisé par le fautif (V. supra, no 155) ; voire en retenant vers des dispositions des articles 1384 à 1386, mais sans consé-
une conception particulière (autonome) de la faute intentionnelle quences pratiques (V., sur le renouvellement des sources du
professionnelle (V. en ce sens, R. BIGOT, La faute intentionnelle droit liées aux évolutions de la responsabilité, M. LEHOT, thèse
ou le phoenix de l’assurance de responsabilité civile profession- préc. [supra, no 128]). SALEILLES et JOSSERAND n’avaient
nelle, RLDC 2009, chron. no 3406). Ces solutions ne sont pas aucunement pour objectif de poser un fondement nouveau à la
pleinement satisfaisantes pour les victimes, étant incertaines et responsabilité civile mais, tout simplement, de façon pragma-
favorisant les procès. D. FASQUELLE (article préc., nos 27 et s.) tique, de permettre à des victimes de dommages causés par des
propose que le droit prenne directement en compte les fautes choses d’obtenir réparation plus facilement qu’en invoquant une

mai 2009 - 41 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

faute. Le soubassement de la théorie du risque est celui-ci : des conditions sociales qui permettent à chacun d’atteindre sa
toute activité faisant naître un risque pour autrui entraîne pour perfection).
contrepartie la responsabilité du préjudice qu’elle peut causer,
sans que la victime ait à prouver une faute de l’agent à son ori- 163. L’efficacité des responsabilités objectives a été renforcée
gine. La théorie du risque, imprégnée par la valeur morale de la par l’existence, dans certains cas, d’une sorte de garantie de
solidarité, paraît surtout inspirée par l’équité (mais la règle suum paiement. Celle-ci consiste à désigner un solvens au profit de la
cuique tribuere, à la base de la responsabilité subjective [V. su- victime, réputée plus solvable que l’auteur direct du dommage.
pra, no 114] est également inspirée par l’équité). La seconde C’est le cas des commettants du fait de leurs préposés et, sans
source d’inspiration (après l’équité), plus importante, est d’ordre doute, dans la responsabilité générale du fait d’autrui (C. civ.,
économique, c’est le profit : par son activité, l’homme peut se art. 1384, al. 1er in medio). En revanche, cette justification est in-
procurer un profit (ou, à tout le moins, un plaisir). Il est juste opérante à propos des parents (et, par extension, des artisans),
(équitable) qu’en contrepartie, il répare les dommages qu’elle depuis le revirement intervenu par l’arrêt Bertrand (Civ. 2e, 19 fé-
provoque. Ubi emolumentum, ibi onus (là où est l’avantage, là vr. 1997, no 94-21.111, Bertrand, Bull. civ. I, no 56, D. 1997.
doit être la charge). Au vrai, la théorie du risque ne se limita 265, note P. Jourdain, D. 1997, somm. 290, obs. D. Mazeaud,
pas au « risque profit » ; elle fut élargie dans une assez large RGDA 1997. 1086, obs. Ph. Rémy ; Ph. BRUN, Le nouveau
mesure au « risque créé » (sans que son créateur en tire un pro- visage de la responsabilité du fait d’autrui [vers l’irresponsabili-
fit). Quoi qu’il en soit, en se plaçant dans cette perspective du té des petits ?], Mélanges C. Lapoyade-Deschamps, 2003, PU
risque, le juge n’a pas à rechercher l’illicéité de l’acte reproché à Bordeaux, p. 105 et s. ; D. MAZEAUD, Famille et responsabilité
l’agent. Les questions de responsabilité deviennent de simples [Réflexions sur quelques aspects de « l’idéologie de la répara-
questions objectives, qui se réduisent à la recherche d’un rap- tion »], Mélanges Pierre Catala, 2001, Litec, p. 569 et s., nos 14
port de causalité (ou même de la constatation d’un simple lien et s.). En effet, la responsabilité des parents est devenue per-
d’implication dans la loi no 85-677 du 5 juill. 1985 sur les ac- sonnelle et objective ; seule la force majeure ou la faute de la
cidents de la circulation ; V. supra, no 53). L’indemnisation de victime peut exonérer les parents de la responsabilité « de plein
la victime en est grandement facilitée. Mais cela se traduit par droit » encourue du fait des dommages causés par leurs enfants
une certaine perversion de la responsabilité (V. supra, no 107), mineurs habitant avec eux, de sorte qu’il est inutile de recher-
qui n’est plus commutative (comme elle devrait l’être : V. supra, cher l’existence d’un défaut de surveillance de leur part. Et leur
no 150) mais distributive, et par une perte de cohérence. L’ex- engagement ne suppose même plus que le fait de l’enfant qui en
cès contemporain de la réparation, pour les raisons que nous est à l’origine soit une faute (Civ. 2e, 10 mai 2001, no 99-11.287,
allons exposer, traduit paradoxalement un mépris de l’homme, Levert, Bull. civ. I, no 96, D. 2001. 2851, rapp. G. Guerder,
de sa nature véritable. À force de condamner des personnes note crit. O. Tournafond, D. 2002, somm. 1315, obs. D. Ma-
à propos de dommages qui, à proprement parler, ne leur sont zeaud, JCP 2001. II. 10614, note crit. J. Mouly, Defrénois 2001,
pas imputables, le droit leur dénie leur qualité d’êtres libres et art. 37423, note É. Savaux, LPA 3 déc. 2001, n° 240, p. 10, note
responsables. Le droit devrait maintenir un juste équilibre entre F. Niboyet ; J. JULIEN, Remarques en contrepoint sur la respon-
l’indispensable liberté d’action des uns et la légitime protection sabilité des parents, Dr. fam. 2002, étude 7 ; la solution de l’ar-
des intérêts des autres ; le fléau de la balance ne penche-il pas rêt Levert fut réitérée solennellement par l’Assemblée plénière le
trop aujourd’hui en faveur de ces derniers ? 13 déc. 2002 [no 01-14.007, Minc, et no 00-13.787, Poullet, Dr.
fam. 2003, no 23, note J. Julien, D. 2003. 231, note P. Jourdain,
JCP 2003. II. 10010, note A. Hervio-Lelong, LPA 18 avr. 2003,
162. Au-delà du risque, qui est plus une constatation qu’une
note J.-B. Laydu]). Cette solution semblait heurter le bon sens,
norme métajuridique et suprajuridique, le fondement de la res-
qui voudrait que l’on ne pût jamais être plus responsable du fait
ponsabilité objective (distinct de son critère [V. supra, no 58] et de
d’autrui que de son propre fait ou qu’autrui l’est lui-même. En
sa justification [V. sur celle-ci infra, nos 165 et s.]) reste difficile à
réalité, elle est un élément de l’évolution vers la reconnaissance,
cerner. Il réside probablement dans la possibilité qu’avait le res-
aux côtés du fait de l’homme et du fait de la chose, d’un troisième
ponsable d’éviter la création d’un lien de causalité entre le risque
et autonome fait générateur de responsabilité. La constatation
qu’il créait par son activité et le dommage qui est constaté (comp.
du fait anormal d’autrui suffirait en elle-même à déclencher cette
M. PUECH, L’illicéité dans la responsabilité civile extra-contrac-
responsabilité (reposant sur la personne exerçant une autorité
tuelle, préf. A. Rieg, 1973, LGDJ, passim). Mais nous croyons
sur autrui, en l’espèce l’autorité parentale), sans qu’il soit né-
plutôt (dans une vue qui n’est du reste pas contradictoire avec
cessaire d’établir un fait générateur dans la personne d’autrui
la précédente), que sa raison d’être résulte du pouvoir qu’avait
(comme l’a démontré M. POUMARÈDE, L’avènement de la res-
le responsable d’éviter le dommage (comp. L. BLOCH, L’exoné-
ponsabilité civile du fait d’autrui, article préc.).
ration en droit de la responsabilité civile, thèse Bordeaux, 2003,
passim). Ou, pour le dire autrement, par le biais d’une expres-
164. Telle est la responsabilité objective, envisagée dans une
sion que nous aimons et que nous employons souvent, dans sa
vue d’ensemble comme reposant sur le risque par opposition à
maîtrise ; maîtrise qu’il avait ou qu’il aurait dû normalement avoir
la responsabilité subjective fondée sur la faute. Même si cette
des êtres dont il répond (dans les responsabilités du fait d’au-
dernière n’a pas été éliminée (V. supra, nos 130 et s.), la res-
trui), ou des choses dont il a la garde (dans les responsabilités
ponsabilité objective a connu un succès considérable. Nous en
du fait des choses). « L’existence du pouvoir d’empêcher un fait
verrons les raisons (V. infra, nos 172 et s.), puis nous en vérifie-
générateur du dommage et l’existence concomitante [de celui-ci]
rons le succès (V. infra, nos 193 et s.).
engendre une responsabilité au bénéfice du doute » (L. BLOCH,
thèse préc., no 389). Mais est-ce là un vrai fondement ? Il y a
lieu d’en douter et d’avouer, dans ce cas, l’impossibilité de jus- § 1er. – Justification.
tifier réellement les responsabilités objectives, car ces termes
sont contradictoires. Au demeurant, elles relèvent de la justice 165. L’évolution de la responsabilité est le fruit de l’histoire,
distributive, d’évidence très noble, et s’expliquent par diverses que l’observateur observe après-coup, et a tendance à simpli-
raisons (que nous allons exposer infra, nos 165 et s.), dont le sou- fier. Jamais le temps passé, malgré les illusions du spectateur
ci louable de venir en aide aux victimes désemparées (donc au rétrospectif, n’est d’une seule coulée. En outre, toute justifica-
titre de la solidarité humaine, vertu sociale fondamentale, dans tion a posteriori d’une évolution recèle une part d’artifice, qui doit
le sillage de la justice distributive, orientée par excellence vers conduire à la modestie et à la prudence. Bien des auteurs af-
la recherche du « bien commun », entendu comme l’ensemble firment qu’elle était inévitable, ou imposée par les faits. Mais

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RESPONSABILITÉ (en général)

alors, comment expliquent-ils que le Royaume-Uni, dont le dé- Enfin, aux règles générales de conflits de lois s’ajoutent des
veloppement est quasiment le même que celui de la France, n’ait règles spéciales dans différents domaines, que ce soit la respon-
accordé au risque qu’une place tout à fait marginale pour la ré- sabilité des produits défectueux (art. 5), la concurrence déloyale
paration des préjudices résultant d’un accident ? Rien ne révèle et les actes restreignant la libre concurrence (art. 6), les atteintes
mieux, à notre sens, que l’admission du risque résulte d’une dé- à l’environnement (art. 7) et aux droits de propriété intellectuelle
cision d’opportunité, un choix arbitraire fondé sur une balance (art. 8). En revanche, les atteintes aux droits de la personnalité,
de ses avantages et inconvénients par rapport à la responsabi- qui étaient mentionnées dans la proposition de règlement, ont
lité subjective. fini par être exclues du champ du règlement (et resteront donc
soumises au droit international privé de chaque État membre).
166. Trois séries principales de raisons expliquent le déclin de
la responsabilité subjective, et l’essor concomitant de la respon- 169. Selon l’article 6 précité, pour la concurrence déloyale, il
sabilité objective, reposant sur le risque. Certaines tiennent aux faudra appliquer la loi du pays « sur le territoire duquel les rela-
modifications des données de fait (V. infra, nos 178 et s.), d’autres tions de concurrence ou les intérêts collectifs des consomma-
à l’évolution des mentalités (V. infra, nos 184 et s.), sans compter teurs sont affectés ou susceptibles de l’être » (art. 6.1), sauf
le développement de l’assurance (V. infra, nos 189 et s.). Il fau- lorsque l’acte de concurrence déloyale affecte exclusivement les
drait sans doute y ajouter les injonctions des organes de l’Union intérêts d’un concurrent déterminé (art. 6.2, dans ce cas, appli-
européenne : comme dans toutes les matières, force est au- cation de l’art. 4). Quant aux actes restreignant la libre concur-
jourd’hui de réapprendre la responsabilité civile sous les cou- rence, la loi applicable est celle du pays « dans lequel le marché
leurs du droit communautaire. Mais, si telle ou telle directive est affecté ou susceptible de l’être » (art. 6.3, a) ; mais le deman-
adopte la théorie du risque créé (comme le fit celle sur les pro- deur qui saisit le tribunal du domicile du défendeur peut décider
duits défectueux, par le biais du concept nouveau de « mise en de fonder sa demande sur une seule loi, celle de l’État du tribu-
circulation »), c’est sans doute sous l’influence de l’une des sus- nal saisi, à condition que le marché de cet État figure parmi ceux
dites raisons, de sorte que nous ne dirons rien de plus du droit qui sont affectés (art. 6.3, b).
européen à cet égard. Au demeurant, bien qu’elles augmentent,
les sources réellement communautaires du droit français de la A. – Évolution des données de fait.
responsabilité civile demeurent d’une relative pauvreté (V. l’ex-
posé de P. JOURDAIN, Les sources communautaires du droit 170. Les premières raisons de l’essor de la responsabilité ob-
français de la responsabilité civile, dans Le renouvellement des jective, les plus évidentes, tiennent à l’évolution des données
sources du droit des obligations, Assoc. Henri Capitant, 1997, de fait, qui sont au nombre de trois. D’abord, l’importance prise
LGDJ, p. 29). par les activités collectives (sociétés, associations, entreprises,
équipes, etc.), dans lesquelles il est difficile d’individualiser l’au-
167. Il importe néanmoins de mentionner le règlement teur du dommage : l’accident est en quelque sorte anonyme, de
no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil sur la sorte qu’il est tentant d’en faire supporter le poids par le groupe.
loi applicable aux obligations non contractuelles (dit règlement La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés (no-
« Rome II »), adopté le 11 juillet 2007 (JOUE L 199 du 31 juill., tion entendue très largement) s’explique ainsi. Dans l’intérêt des
p. 40, D. 2007. 2569, obs. L. d’Avout ; V. not. sur ce texte, tiers, il paraît équitable que celui qui entreprend une tâche, et
M.-É. ANCEL, CCE 2008, chron. 1, nos 1 et s. ; C. BRIÈRE, qui met en œuvre une activité, notamment au sein d’une entre-
Le règlement [CE] no 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi prise, réponde des dommages qui peuvent en résulter, du fait
applicable aux obligations non contractuelles [« Rome II »], JDI des agents qui agissent dans son intérêt et alors qu’il a la maî-
2008. 31 ; S. CORNELOUP et N. JOUBERT [sous la dir.]. Le trise de l’opération (V. Droit de la responsabilité et des contrats,
règlement communautaire “Rome II” sur la loi applicable aux op. cit., no 6502). Toutefois, le critère tiré de la maîtrise n’est
obligations non contractuelles, 2008, Litec ; F. GUERCHOUN pas entièrement satisfaisant car, s’il désigne efficacement le ci-
et S. PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux vilement responsable, il ne dégage pas réellement le fondement
obligations non contractuelles [“Rome 2”], Gaz. Pal. 2007. 2, de cette responsabilité. Celui-ci est probablement la contrepar-
doctr. 3106 et s. ; G. LÉGIER, Le règlement “Rome II” sur la tie de l’autorité qui est exercée par le commettant, dont l’origine
loi applicable aux obligations non contractuelles, JCP 2007. I. réside dans sa volonté d’exercer certaines prérogatives sur la
207). Il s’applique aux obligations non contractuelles dont le personne du préposé, qui s’y soumet. Une telle doctrine conduit
fait générateur est survenu à partir du 11 janvier 2009. Le texte notamment à apprécier de façon subjective l’existence du lien de
pose, comme première règle générale de conflit, le rattache- préposition (V. sur tout cela, J. JULIEN, La responsabilité du fait
ment de l’obligation non contractuelle à la loi « du pays où le d’autrui. Ruptures et continuités, préf. Ph. le Tourneau, 2001,
dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur PUAM, nos 152 et s.).
du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans
lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent » 171. La responsabilité des commettants a connu au début des
(art. 4.1) ; le règlement s’applique non seulement au dommage années 2000 une profonde évolution, accentuant son détache-
survenu, mais aussi à celui qui est susceptible de survenir ment de la faute (V. not. sur les changements dans la matière,
(art. 2.3, b). Pour les rédacteurs du texte, ce rattachement Ph. BRUN, L’évolution des régimes particuliers de responsabili-
« crée un juste équilibre entre les intérêts de la personne dont té du fait d’autrui, in La responsabilité du fait d’autrui, RCA 2000
la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée [no spécial], p. 10 et s. ; V. Responsabilité du fait d’autrui). En
et correspond également à la conception moderne du droit effet, un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation
de la responsabilité et au développement des systèmes de a affirmé, de façon catégorique, qu’un « préposé qui agit sans
responsabilité objective » (considérant, point 16). excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son
commettant n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers »
168. Cependant, « lorsque la personne dont la responsabilité est (Ass. plén. 25 févr. 2000, no 97-20.152, Costedoat, préc. ;
invoquée et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans V. aussi G. DURRY, Plaidoyer pour une révision de la jurispru-
le même pays au moment de la survenance du dommage, la loi dence Costedoat [ou : une hérésie facile à abjurer], Mélanges
de ce pays s’applique » (art. 4.2). À ces deux cas, répond une M. Gobert, 2004, Economica, p. 549 ; A. VIALARD, Les nou-
clause d’exception permettant d’appliquer la loi d’un autre pays velles frontières de la jurisprudence Costedoat, RCA 2007, étude
s’il résulte de l’ensemble des circonstances que l’obligation pré- no 13 ; G. VINEY, La responsabilité personnelle du préposé,
sente des liens manifestement plus étroits avec celui-ci (art. 4.3). Mélanges C. Lapoyade-Deschamp, 2003, PU Bordeaux, p. 83

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RESPONSABILITÉ (en général)

et s.). Cette solution s’applique même aux préposés jouissant Costedoat ne serait pas applicable lorsque le commettant a été
d’une certaine indépendance professionnelle, tels les membres condamné pour défaillance contractuelle (Civ. 1re, 9 avr. 2002,
des professions de santé (Civ. 1re, 9 nov. 2004, no 01-17.168 et no 00-21.014, Bull. civ. I, no 114, RCA 2002, no 234 ; C. RADÉ,
no 01-17.908, Bull. civ. I, nos 260 et 262, D. 2005. 253, note Il faut sauver la jurisprudence Costedoat !, RCA 2002, chron.
F. Chabas, JCP 2005. II. 10020, rapp. D. Duval-Arnould, note no 13 ; comp. Civ. 1re, 10 déc. 2002, no 99-15.180, Bull. civ. I,
S. Porchy-Simon, RCA 2004, no 364, LPA 22 déc. 2004, note no 299, D. 2003. 510, concl. J. Sainte-Rose, RGDA 2003. 129,
J.-F. Barbièri, RTD civ. 2005. 143, obs. P. Jourdain). Ainsi, la note D. Langé). Ainsi, le préposé d’un commettant contractuel-
qualité de préposé est devenue, en elle-même, une cause d’im- lement tenu envers la victime ne bénéficierait pas de la jurispru-
munité, du moins lorsque celui-ci n’a pas excédé « les limites de dence de 2000. Comme il n’y a pas à proprement parler de res-
la mission ». Reste à définir celles-ci (mais il s’agit pour la Cour ponsabilité contractuelle du fait d’autrui (V. supra, no 66), la solu-
de cassation, semble-t-il, d’une cause d’immunité plutôt que d’ir- tion de l’arrêt Costedoat n’a pas vocation à s’appliquer ici. Enfin,
responsabilité, par déduction de la solution donnée par Civ. 1re, un dernier tempérament découle d’une jurisprudence inaugurée
12 juill. 2007, no 06-12.624 et no 06-13.790, Bull. civ. I, no 270, en 1929, selon laquelle les qualités de gardien et de préposé
D. 2007. 2908, note S. Porchy-Simon, D. 2008, pan. 506, obs. sont incompatibles, non cumulables : elles sont alternatives (Civ.
J. Penneau, et pan. 2899, obs. P. J., JCP 2007. II. 10162, note 27 févr. 1929, DP 1929. 1. 297).
S. Hocquet-Berg, RDSS 2007. 1108, obs. F. Arhab, RCA 2007,
no 334, obs. H. Groutel, RTD civ. 2008. 109, obs. P. Jourdain). 174. La deuxième modification des données expliquant l’essor
Il est certain qu’au sein des limites de la mission, peu importe de la responsabilité objective est que la mise en œuvre de la
la façon dont le préposé a agi, et que, par conséquent, sa faute responsabilité subjective se heurte souvent, en pratique, au fait
n’a pas à être prise en considération : dès lors, l’action commise que le préjudice causé par une faute est un préjudice diffus : il
dans leurs bornes ne correspond pas à la « faute de service » de atteint une collectivité d’individus qui, généralement, n’a pas le
l’agent public. Et il semble assuré que l’inverse des limites de la droit d’agir à titre personnel. Néanmoins, la loi accorde parfois
mission, c’est-à-dire l’excès dans l’accomplissement de celle-ci, un droit d’action aux groupements dans un tel intérêt collectif, du
n’est pas assimilable à l’abus de fonction (qui est entendu de reste de plus en plus souvent, généralement par une loi de cir-
façon étroite, plus que ne doit l’être l’excès ; V., sur la notion cru- constance. Contrairement à la majorité de la doctrine, nous ne
ciale d’abus de fonction, qui donna lieu à toute une série d’arrêts sommes pas défavorables à l’action des associations et autres
de la plus haute formation de la Cour de cassation, Droit de la groupements (Ph. le TOURNEAU, L’action civile des associa-
responsabilité et des contrats, op. cit., nos 7528 et s. ; le dernier tions, 1996, Annales Université Toulouse 1, p. 9 et s.), car nous
état est celui qui résulte de l’arrêt suivant : Ass. plén. 19 mai y voyons notamment une mesure de prévention, plus encore un
1988, no 87-82.654, Bull. ass. plén. no 5, D. 1988. 513, note moyen d’effectivité des lois (lesdits groupements veillant à leur
C. Larroumet, Gaz. Pal. 1988. 2. 640, concl. M. Dorwling-Car- application), donc de répression (les acteurs étant des « agents
ter, selon lequel « le commettant ne s’exonère de sa responsa- martiaux » de celle-ci [CARBONNIER, Droit et passion du droit
bilité que si son préposé agit hors des fonctions auxquelles il sous la Ve République, op. cit., p. 147]), et un instrument de so-
était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses lidarité (face à la montée en puissance dans la société contem-
attributions » ; adde : Ph. BRUN, La mise en œuvre de la res- poraine de l’individualisme). Mais la méthode actuelle est fâ-
ponsabilité des commettants du fait de leur préposés, Dr. et patr. cheuse, d’inflation de textes éparpillés. Il serait préférable de re-
2001/1, p. 52 et s.). La responsabilité du commettant est donc connaître un droit aux groupements par un texte unique et géné-
devenue directe ; elle ne se superpose plus à celle du préposé ral. Mais comment éviter l’excès de processualité ? En le limitant
(M. POUMARÈDE, L’avènement de la responsabilité civile du fait à certaines associations. La condition d’agrément par l’adminis-
d’autrui, article préc., spéc. p. 859). tration ne serait pas une mesure satisfaisante, car elle risquerait
d’entacher l’indépendance des associations ; de plus, l’agrément
172. Trois cas de figures sont donc susceptibles de se présen- est arbitraire. La solution efficace et réaliste consisterait à su-
ter. D’abord, l’hypothèse où le préposé agit dans les limites de bordonner le droit d’action à la reconnaissance d’utilité publique.
sa mission : le commettant est seul responsable. Ensuite, celle Toutes, mais seules ces associations-là pourraient déclencher
dans laquelle il commet un abus de fonctions : le préposé est l’action publique (ainsi que les associations de victimes ayant
alors seul responsable. Enfin, celle dans laquelle le préposé, des intérêts convergents). Cette faveur est possible, étant don-
tout en excédant les limites de sa mission, ne commet pas d’abus né la rigueur avec laquelle est octroyée cette reconnaissance,
de fonctions : commettant et préposé sont alors tous deux res- qui dépend d’un contrôle préalable du Conseil d’État, et alors
ponsables… d’autre part que ces associations sont soumises à un régime
plus rigoureux que le tout-venant des associations, régime qui,
173. Toutefois, l’immunité résultant de l’arrêt Costedoat com- au demeurant, pourrait être renforcé. Peut-être serait-il possible
porte plusieurs tempéraments. Le premier résulte de l’infrac- de prévoir que les dommages et intérêts accordés aux parties ci-
tion commise par le préposé : un arrêt de la même formation viles soient limités à l’euro symbolique (pour éviter que certaines
a en effet décidé que « le préposé condamné pénalement pour associations ne cherchent à se financer par de telles actions).
avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commet-
tant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa 175. La dernière évolution des données et la plus importante est
responsabilité civile à l’égard de celui-ci » (Ass. plén. 14 déc. le développement du machinisme et l’avènement de la société
2001, no 00-82.066, Cousin, Bull. ass. plén. no 17, D. 2002. industrielle. Dès 1830, BONALD avait prédit que d’atroces acci-
1230, note J. Julien, D. 2002, somm. 1317, obs. D. Mazeaud, dents résulteraient dans l’avenir de la vitesse et de l’explosion de
JCP E 2002, no 275, note C. Brière). L’ordre du commettant de machines à vapeur. De fait, les appareils et machines de toutes
commettre un acte délictueux n’exonère pas le préposé de sa sortes multiplièrent les dommages, en même temps qu’augmen-
responsabilité personnelle. La chambre criminelle a par la suite tait leur gravité, alors que la victime éprouvait et éprouve souvent
quelque peu affiné sa solution en n’exigeant plus une condam- de la difficulté à démontrer la faute qui en serait la cause : un « di-
nation du préposé, mais seulement qu’il eût commis une infrac- vorce du dommage et de la faute » apparaissant pour la première
tion intentionnelle (Crim. 7 avr. 2004, no 03-86.203, Bull. crim. fois (B. STARCK, Essai d’une théorie générale de la responsa-
no 94, D. 2004, IR 1563, Gaz. Pal. 2004. 2. 3802, note Y. M., bilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de
RCA 2004, no 214). Le second tempérament résulte d’un ar- peine privée, préf. M. Picard, 1947, Rodstein, p. 7). Concomi-
rêt du 9 avril 2002 (il est vrai quelque peu elliptique), selon le- tamment, l’État providence s’est développé, sur les ruines de la
quel l’immunité dont jouit le préposé dans les conditions de l’arrêt responsabilité individuelle (F. EWALD, L’État providence, 1986,

Rép. civ. Dalloz - 44 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

Grasset), entraînant une certaine irresponsabilité (P. ROSAN- Le premier abandonna l’opposabilité de la faute du conducteur
VALLON, La crise de l’État-providence, 1981, Seuil, p. 42). Ain- victime, en décidant que les juges du fond apprécient souverai-
si, l’apparition de « dommages de masse », à partir de la fin nement si la faute du conducteur « a pour effet de limiter l’indem-
du XIXe siècle, touchant non plus des particuliers mais des ca- nisation ou de l’exclure » (Ch. mixte 28 mars 1997, no 93-11.078,
tégories sociales, conduisit à mieux prendre conscience de la Bull. ch. mixte no 1, D. 1997. 294, note H. Groutel). Selon le se-
nécessité de protéger les individus (V. sur cette notion, A. GUÉ- cond, le conducteur victime peut invoquer la loi du 5 juillet 1985
GAN-LÉCUYER, Dommages de masse et responsabilité civile, contre le gardien (Civ. 2e, 2 juill. 1997, no 96-10.298, Bull. civ.
thèse préc. ; cet auteur les définit comme « les atteintes aux II, no 209, D. 1997. 448, note H. Groutel ; V. sur l’ensemble de
personnes, aux biens ou au milieu naturel qui touchent un grand ces questions, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit.,
nombre de victimes à l’occasion d’un fait dommageable unique, nos 8153 et s., et 8161). En dépit de ces améliorations, le sort
ce dernier pouvant consister en un ensemble de faits domma- des victimes conductrices demeure sensiblement moins favo-
geables ayant une origine commune » [no 77]). Le siècle suivant rable que celui des victimes non conductrices, celles-ci ne pou-
vit la survenance de « dommages de masse » inédits, à savoir vant se voir opposer que leur faute, et leur droit à indemnisation
les risques « sériels » et les contaminations et autres risques ne peut être altéré qu’en cas de faute inexcusable ayant été la
collectifs, en un mot : les catastrophes (C. LACROIX, La répa- cause exclusive de l’accident (V. Droit de la responsabilité et des
ration des dommages en cas de catastrophes, préf. M.-F. Stein- contrats, op. cit., nos 8189 et s.). Pour notre part, nous souhai-
lé-Feuerbach, avant-propos D. Houtcieff, 2008, LGDJ). Ils ap- tons depuis la promulgation de la loi de 1985 une uniformisation,
pellent eux aussi des solutions transcendant les voies tradition- en alignant la protection des conducteurs victimes sur celles des
nelles inadaptées, et en abandonnant la méthode à la petite non-conducteurs (V. Droit de la responsabilité et des contrats,
semaine consistant à multiplier les régimes spéciaux dans les op. cit., no 8147), à défaut d’un véritable droit des dommages
domaines porteurs de risques de dommages de masse (tel le corporels (V. sur celui-ci infra, nos 252 et s.).
nucléaire) : c’est une tâche prioritaire pour l’actuel millénaire
(V. notamment nos suggestions infra, nos 252 et s.) ; et celles 178. Le centre de gravité du droit de la responsabilité est pas-
de A. GUÉGAN-LÉCUYER, thèse préc., nos 223 et s., souhai- sé de l’auteur du dommage à la victime. Une sorte de slogan
tant conserver à la responsabilité civile un rôle déterminant dans prédomine : « À tout dommage, réparation » (parfois de façon
l’indemnisation des dommages de masse). Il paraît nécessaire, excessive ; V. sur ce point, L. CADIET, Sur les faits et méfaits
alors que ces dommages de masse ignorent les frontières (par- de l’idéologie de la réparation, Mélanges P. Drai, 2000, Dalloz,
ticipant d’une forme de mondialisation, notamment quant aux at- p. 495 et s. ; D. MAZEAUD, Famille et responsabilité [Réflexions
teintes à l’environnement), que des Conventions internationales sur quelques aspects de « l’idéologie de la réparation »], article
complètent les législations nationales, tant dans leur prévention préc. ; C. Eliacheff et D. Soulez Larivière, Le temps des victimes,
que dans leur indemnisation. À mal nouveau, nouveau remède, Albin Michel, 2007 ; comp. J.-F. KRIEGK, L’américanisation de
telle est la consigne ! la justice, marque d’un mouvement de privatisation du droit et de
la justice civile ?, Gaz. Pal. 2005, 1, doctr. 844 et s.). Même la
B. – Évolution des mentalités. défaillance contractuelle participe à ce mouvement, notamment
avec la naissance de l’obligation dite de sécurité, protégeant ef-
176. À côté de l’évolution des données, celle des mentalités a ficacement certaines victimes (cette construction artificielle nous
eu sa part dans la reconnaissance, par la jurisprudence et par la semble cependant contestable). Parallèlement, la responsabili-
loi, de la théorie du risque. Quelle évolution ? La valorisation de té administrative est elle-même devenue l’instrument d’une po-
la personne humaine (V. not. J.-C. MUNIER, Personne humaine litique juridique visant à privilégier l’indemnisation de la victime
et responsabilité civile, Droit et cultures 1996/34, p. 51 et s.), se (C. GUETTIER, in Droit de la responsabilité et des contrats, op.
traduisant par une moindre résignation des victimes et, l’accom- cit., nos 234 et s.). Cette demande pressante d’une indemnisa-
pagnant, une plus grande solidarité face aux malheurs : il n’est tion, donc d’un responsable, suscite une singulière et rétrograde
plus toléré qu’une victime reste sans recours ni secours à la suite résurgence d’une sorte d’accusation publique. « Le paradoxe est
d’un dommage, sous prétexte que son auteur n’est pas identifié énorme : dans une société qui ne parle que de solidarité […],
ou est insolvable, non seulement lorsque la victime est parfai- la recherche vindicative du responsable équivaut à une culpa-
tement innocente, mais même lorsqu’elle a commis une faute bilisation des auteurs identifiés des dommages » (P. RICŒUR,
ayant concouru à l’accident (V. la loi no 85-677 du 5 juillet 1985 Le concept de responsabilité, dans Le juste, 1995, éd. Esprit,
sur les accidents de la circulation). À mesure que le niveau de p. 41), du moins pour les dommages qui sont spectaculaires
vie s’élève, plus chacun entend avoir la certitude d’être indemni- et médiatiques (notamment les dommages à l’environnement ;
sé. La fatalité n’est plus de mise (que magnifiait encore RIPERT V. sur ceux-ci supra, no 77). Le malheur a été « juridicisé ». Des
dans La règle morale dans les obligations civiles, 4e éd., 1949, voix s’élèvent de plus en plus contre la « juridicisation » exces-
LGDJ, no 116). Le besoin de sécurité s’étend : « De même que sive de notre société, qui est en passe de rejoindre la situation
le milieu du XXe siècle avait été dominé par la quête d’une ab- des États-Unis, mais elles ne sont pas entendues, les victimes
solue sécurité routière (qui n’a pas été obtenue), le passage au réclamant et obtenant réparation (toutefois, pour des montants
XXIe siècle semble devoir être dominé par la recherche d’une ab- sans commune mesure avec les dommages et intérêts alloués
solue sécurité sanitaire, tant est violent l’intérêt que notre société Outre-Atlantique, qui atteignent des sommes excessives et in-
porte à la santé et à la vie » (J. CARBONNIER, Les obligations, vraisemblables). « Au tympan de certaines cathédrales figure
op. cit., no 204). un très grand ange muni d’une balance. Il pèse les âmes pour
l’éternité. Si l’art n’avait pas renoncé de nos jours à exprimer
177. Cette évolution se traduit souvent par un transfert de l’in- les idées qui mènent le monde, il rajeunirait cet antique pèse-
demnisation sur la collectivité, donc par ce qui a été appelé une ment des âmes, et c’est un pèsement des victimes [qui serait
« socialisation du risque ». Elle est l’œuvre conjointe du législa- sculpté] au fronton de nos parlements, de nos universités, de
teur, des juges et des assurances. La tendance lourde du droit nos palais de justice […]. Notre société est la plus préoccupée
de la responsabilité civile, croissante au fil des ans, est la re- de victimes qui fût jamais » (R. GIRARD, Je vois Satan tomber
cherche par n’importe quelle voie d’une indemnisation des vic- comme l’éclair, 1999, Grasset, p. 249).
times, avec cependant de curieux ratés, le plus notable étant le
sort réservé au conducteur par la loi no 85-677 du 5 juillet 1985, 179. Le dommage corporel fut érigé en dommage anormal par
qui fut longtemps moins favorable que celui qu’il avait aupara- nature, engageant donc quasiment automatiquement la respon-
vant. Mais cette singularité a cessé depuis deux arrêts de 1997. sabilité de son auteur, dévoyant ainsi tout le droit des obligations

mai 2009 - 45 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

(le dessein de J. BOURDOISEAU, [L’influence perturbatrice du De nos jours, la responsabilité objective est liée à la possibilité de
dommage corporel en droit des obligations, thèse Tours, 2007] s’assurer : le responsable est celui qui apporte une assurance
est d’exposer ce phénomène et de proposer des remèdes, rejoi- à la victime. Et s’il est inconnu, non assuré ou insolvable, une
gnant du reste les nôtres). Le phénomène, peut-être légitime en autre forme de « collectivisation » des risques entre en jeu : l’in-
son principe, a pris une ampleur excessive. En effet, un refus tervention d’un des fonds de garantie organisés par la loi (V. not.
absolu de toute notion de hasard ou de malchance est apparu, sur ceux-ci, Ph. CASSON, Les fonds de garantie, préf. G. Vi-
se traduisant par une course assez indécente aux indemnités (et ney, 2001, LGDJ). Toutefois, assez singulièrement, un arrêt de
à la recherche de gains par les proches des victimes), sous l’ha- la CJCE justifie un recul de la responsabilité des fournisseurs de
billage plus seyant du « travail de deuil » (découvert dans les an- produits défectueux (selon Dir. no 85-374 du 25 juill. 1985) par
nées 90). La vraie solution n’aurait pas dû prendre la voix d’une des considérations relatives à l’assurance ; il énonce que le fait
telle dénaturation de la responsabilité, mais celle de la création de les reconnaître responsables les obligeraient à s’assurer et
d’un véritable droit des dommages corporels (V. infra, nos 252 conduirait donc à un renchérissement considérable des produits
et s.). Lui seul, au demeurant, permettrait le jeu de la solidarité (CJCE 10 janv. 2006, aff. C-402/03, Skov c/ Bilka Lavprisvare-
(limitée) entre les citoyens, sans que celle-ci dénaturât le droit, hus, D. 2006, somm. 1936, obs. Ph. Brun, JCP 2006. II. 10082,
comme elle le fait actuellement. « De la responsabilité à la soli- note L. Grynbaum, JCP 2006. I. 166, no 12, obs. Ph. Stof-
darité c’est toute une manière de penser le droit qui se trouve ain- fel-Munck, RTD civ. 2006. 333, obs. P. Jourdain ; V. le point 28
si perturbée car la limite entre le légal et l’illégal s’efface en même de cet arrêt).
temps que la place de la faute s’affaiblit » (M. DELMAS-MARTY,
Pour un droit commun, 1994, Seuil, p. 27). 182. Mais, comme par un effet de boomerang, l’assurance a
stérilisé la responsabilité et conduit à une dénaturation de ses
180. L’évolution de la responsabilité des parents s’explique par concepts (V. en ce sens B. MARKESINIS, La perversion des no-
ce souci d’assurer l’indemnisation des victimes. Elle est deve- tions de responsabilité civile délictuelle par la pratique de l’assu-
nue personnelle et objective (par extension, celle des artisans rance, RID comp. 1983. 301). Les travaux du professeur G. VI-
devrait connaître le même sort), tout en supposant à la base un NEY ont lumineusement analysé les interactions de l’assurance
fait du mineur, sans qu’il soit nécessairement une faute. Elle ne et de la responsabilité (dès 1965, dans sa thèse Le déclin de la
constitue donc pas une garantie au bénéfice des tiers, mais une responsabilité individuelle, préf. A. Tunc, LGDJ ; puis dans son
responsabilité véritable et autonome. Elle s’explique par l’autori- Introduction à la responsabilité, [préc. supra, no 116], nos 19 et
té exercée par eux (qui devrait subsister lors de la survenance du s.), créant ce qu’un auteur a baptisé le « système responsabili-
dommage) ; celle-ci laisse présumer leur volonté d’exercer cer- té » (M. ROBINEAU, Contribution à l’étude du système respon-
taines prérogatives sur leur enfant, dont la responsabilité consti- sabilité, thèse préc. [supra, no 124] ; dans son esprit, le « sys-
tue la contrepartie (V. en ce sens de J. JULIEN, thèse préc., tème responsabilité » comprend à la fois les droits de la respon-
nos 121 et s.). La protection des tiers a encore été renforcée par sabilité et de l’assurance). D’un autre côté, le prodigieux succès
l’évolution qu’a connue la notion de cohabitation, condition de la de l’assurance de responsabilité (résultant en grande partie des
responsabilité des parents. Celle-ci est normalement une situa- lois l’imposant) porte en même temps ses limites, les compa-
tion concrète de fait ; pourtant, elle fut progressivement détachée gnies prétendant n’avoir plus la capacité financière de répondre
de sa matérialité et de la réalité, pour devenir purement abstraite aux besoins des victimes ; de sorte qu’elles militent pour un sys-
(et juridique), l’aboutissement de cette évolution ayant été un ar- tème d’assurance directe, c’est-à-dire de mutualité dans lequel
rêt de la Cour de cassation, affirmant que « la cohabitation de la victime n’a plus à rechercher un responsable, par exemple
l’enfant avec ses père et mère visée à l’article 1384, alinéa 4, pour les aléas thérapeutiques. Cette revendication de plus en
résulte de la résidence habituelle de l’enfant au domicile des pa- plus pressante a été relevée et dénoncée par un ouvrage qui en
rents ou de l’un d’eux » (Civ. 2e, 20 janv. 2000, no 98-14.479, Bull. montre les périls de plusieurs ordres (C. RUSSO, De l’assurance
civ. II, no 14, D. 2000, somm. 469, obs. D. Mazeaud, JCP 2000. de responsabilité à l’assurance directe. Contribution à l’étude
II. 10374, note Gouttenoire-Cornu, RTD civ. 2000. 340, obs. d’une mutation de la couverture des risques, préf. G.-J. Mar-
P. Jourdain), de sorte qu’un mineur en internat est considéré (fic- tin, 2001, Dalloz). Telle est la raison pour laquelle nous plaidons
tivement) comme cohabitant avec ses parents ! (Civ. 2e, 29 mars pour une réforme radicale, la création d’un droit des dommages
2001, no 98-20.721, Bull. civ. II, no 69, D. 2002, somm. 1309, corporels (V. infra, nos 252 et s. qui, en dehors de son domaine,
obs. P. Jourdain, D. 2002, IR 1285, JCP 2002. II. 10071, note permettrait de restaurer la véritable responsabilité. La réforme
S. Prigent). du droit de la construction, par la loi no 78-12 du 4 janvier 1978
(JO 5 janv.), fut inspirée essentiellement par des considérations
C. – Développement des assurances. relatives à l’assurance, ce qui n’est pas de bonne méthode légis-
lative, et a créé une obligation d’assurance directe (V. son étude
181. Enfin, la dernière cause du succès de la théorie du risque dans C. RUSSO, thèse préc., nos 339 et s. ; ce système soulève
réside dans l’extension considérable de l’assurance de respon- des difficultés : thèse préc., nos 365 et s.). De leur propre chef,
sabilité (aujourd’hui imposée par la loi dans plus de 120 activi- les assureurs ont en fait transformé l’assurance de responsabi-
tés, et souvent souscrite pour d’autres dans lesquelles elle n’est lité automobile en assurance directe par le biais d’accords entre
pas imposée), dont l’efficacité a été renforcée par la reconnais- les compagnies, chacune indemnisant directement ses assurés
sance de l’action directe de la victime (Droit de la responsabilité (C. RUSSO, thèse préc., nos 379 et s. ; le mécanisme ne laisse
et des contrats, op. cit., nos 2853 et s.). L’assurance a été et pas de provoquer des « effets pratiques insidieux » : thèse préc.,
est à la fois cause et effet de l’extension de la responsabilité. nos 387 et s.).
Cause, car les tribunaux n’hésitent pas à condamner quelqu’un
à réparation, même en l’absence d’une véritable faute, sachant, 183. La contre-épreuve de l’influence déterminante de l’assu-
qu’en définitive, il n’en supportera pas le poids (les évolutions rance dans l’évolution de la responsabilité se trouve dans la com-
de la responsabilité des parents et de celle des commettants ont paraison avec le droit public ; en effet, c’est en grande partie
sans doute été facilitées par la constatation que la majorité des parce que l’État est son propre assureur que le régime de droit
premiers étaient assurés pour les dommages causés par leurs commun de la responsabilité administrative est resté la faute,
enfants, et que tous les commettants professionnels l’étaient de même si celle-ci a accordé une vaste part au risque.
leurs préposés, au moins habituels). Effet, car tant que l’assu-
rance de responsabilité était peu fréquente, il était difficile de 184. La théorie du risque et ses manifestations (V. sur celles-ci,
condamner une personne « innocente » à payer une indemnité. infra, 185 et s.) ont eu pour conséquence une certaine perte du

Rép. civ. Dalloz - 46 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

sens de la responsabilité des agents (que d’aucuns nomment, de causalité entre le défaut du produit et le dommage). D’un pré-
façon peu élégante, « déresponsabilisation »). L’effet normatif, judice, qui certes a considérablement évolué, fût-il immatériel,
dissuasif et préventif de la responsabilité civile (V. supra, nos 15 comme le préjudice moral, fût-il léger. D’un lien de causalité,
et s.) s’en trouve atténué, voire annihilé, dans certains domaines fût-il ténu, y compris dans des domaines où certains auteurs af-
de l’activité humaine. Cela, notamment, du fait de la consécra- firment le contraire, tels la concurrence déloyale et le parasitisme
tion des responsabilités objectives (par la jurisprudence comme (V. rappelant fermement la nécessité dudit lien dans ce domaine,
par la loi : V. infra, nos 187 et s.), des immunités de responsa- Com. 30 janv. 2001, no 99-10.654, Bull. civ. IV, no 27, D. 2001.
bilité, fussent-elles partielles (dont celles des salariés [V. Droit 1939, note Ph. le Tourneau). Au surplus, il n’est concevable de
de la responsabilité et des contrats, op. cit., no 3564], des diri- continuer à parler de responsabilité que si l’auteur du fait dom-
geants sociaux [V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. mageable peut s’exonérer, ce qui introduit une once de subjecti-
cit., no 5002] ou des préposés [V. Droit de la responsabilité et des visme (comp. L. BLOCH, L’exonération en droit de la responsa-
contrats, op. cit., no 7560]), sans oublier le développement consi- bilité civile, thèse préc., passim).
dérable des assurances, facultatives ou obligatoires (le respon-
sable ne se sent pas tel, puisqu’il échappe aux conséquences A. – Jurisprudence.
pécuniaires des dommages qu’il a pu causer ; mais V. supra,
no 124). 187. Face aux évolutions dépeintes précédemment (supra,
nos 170 et s.), tandis que le législateur demeurait inerte, la
jurisprudence fit œuvre créatrice, avec beaucoup d’audace et
§ 2. – Vérification. souvent de façon très judicieuse, mais au prix évidemment
d’assez longs tâtonnements. Le rôle si important de la juris-
185. La responsabilité civile subjective est largement inadap- prudence explique le nombre d’arrêts de « principe » de la
tée aux accidents. Voici un piéton, descendant un instant d’un Cour de cassation, parfois d’une chambre seule, plus souvent
trottoir encombré, et qui est tué par une voiture. Est-il possible d’une chambre mixte, des chambres réunies ou de l’assemblée
de dire : « Il est mort par sa faute, alea jacta est » ? Il est plénière ; nombre d’entre eux sont de véritables « arrêts de
évident qu’il ne méritait pas de perdre la vie pour son inattention : règlement », sans évidemment que leurs rédacteurs affichent
la responsabilité civile pure conduit ici à une situation absurde, une telle volonté, puisque le procédé est interdit par l’article
comme le releva souvent A. TUNC (avant la promulgation de la 5 du code civil. Cela étant, la jurisprudence adopta la théorie
loi no 85-677 du 5 juill. 1985 [JO 6 juill.]). De même, lorsqu’un du risque soit de façon indirecte, soit de façon directe et plus
automobiliste est tué dans une collision, ayant commis quelque spectaculaire.
faute de conduite, il est injuste, au sens profond de ce mot, de
jeter sa famille, déjà éprouvée, dans la détresse. Le droit, loin 188. La théorie du risque a été indirectement consacrée par la ju-
de se porter au secours des victimes ou de leur famille, les acca- risprudence de diverses manières. En premier lieu, sans doute,
blait. La notion classique de responsabilité paraissant incapable en admettant assez facilement dans la pratique la preuve du lien
d’assurer une indemnisation certaine et suffisante, selon la vo- de causalité (même lorsqu’elle applique la théorie de la causali-
lonté de la communauté nationale (V. supra, nos 176 et s.), force té adéquate, pourtant plus exigeante que celle de l’équivalence
fut de créer des régimes nouveaux à cette fin, d’esprit essen- des conditions ; V. supra, nos 49 et s.). En second lieu, en appré-
tiellement indemnitaires, fondés sur le risque. La jurisprudence ciant sévèrement la faute, d’une façon contraire au bon sens et
s’engagea de bonne heure dans cette voie (V. infra, nos 195 et à la morale, sous trois aspects. D’une part, en considérant que
s.). Mais, comme elle ne jouit pas d’une liberté créatrice abso- la simple faute (légère) engage la responsabilité de son auteur
lue, la faute continua paradoxalement d’interférer dans ces ré- (la confondant même souvent à l’erreur), et en décidant que l’im-
gimes objectifs. Les juges ne purent, ne surent ou ne voulurent prudence ou la négligence (C. civ., art. 1383) engagent au même
aller jusqu’au bout de la logique indemnitaire nouvelle. Aussi, titre que la faute intentionnelle, avec les mêmes conséquences,
le législateur est-il intervenu (V., quant aux sources dans l’évo- c’est-à-dire à une réparation intégrale. D’autre part, en acceptant
lution du droit de la responsabilité, M. LEHOT, thèse préc.). De l’idée que le jeune enfant, l’infans, puisse commettre des fautes
nombreuses lois sont venues renforcer la tendance indemnitaire, (V. supra, no 135) ; la notion de faute subjective a ainsi été dé-
en reconnaissant des droits à réparation dans maints secteurs formée dans un sens objectif. D’autre part, la jurisprudence se
(V. infra, nos 221 et s.). Dès lors, aujourd’hui, l’indemnisation est montre très rigoureuse quant à l’admission des cas de force ma-
souvent indépendante de l’imputabilité d’un dommage à quel- jeure qui exonèrent le gardien ou le fautif. Enfin, la jurisprudence
qu’un. La responsabilité tend à devenir une simple technique de a considérablement élargi et renforcé les responsabilités des pa-
gestion des risques. Il en résulte une dilution de la responsabi- rents (V. supra, no 156) et des commettants (V. supra, no 164).
lité, et une sorte de « déshumanisation » de cette branche du Par tous ces procédés, les tribunaux découvrent facilement une
droit. En outre, alors que la responsabilité civile telle que figu- faute, donc un responsable, lorsque l’article 1384, alinéa 1er, in
rant dans le code civil de 1804 présentait une noble cohérence, fine, même entendu largement, ne peut pas jouer, et qu’il n’existe
celle-ci s’est évanouie totalement du fait des évolutions qui se pas un régime spécial d’indemnisation.
sont produites (V. not. C. GRARE, Recherches sur la cohérence
de la responsabilité civile délictuelle. L’influence des fondements 189. La consécration directe de la théorie du risque est plus
de la responsabilité sur la réparation, thèse préc., 1re partie). caractéristique encore. La première fois que la jurisprudence
adopta une conception objective de la responsabilité fut, dans
186. Néanmoins, il importe de relativiser quelque peu l’esprit un domaine très marginal et qui, pour cette raison, n’eut guère
des développements qui vont être présentés, en rappelant que de retentissement, par l’interprétation qu’elle donna de la loi du
les régimes fondés sur le risque relèvent bien, en droit positif, 21 avril 1810 (aujourd’hui C. minier, art. 74, al. 1er) ; en effet,
du domaine de la responsabilité, de sorte que pour condamner elle imposa au concessionnaire d’une mine de réparer les dom-
un agent, les juridictions, notamment la Cour de cassation, conti- mages causés à la surface, même en l’absence de toute impru-
nuent de veiller à l’existence, non seulement d’un fait générateur dence ou négligence (Ch. réunies, 23 juill. 1862, D. 1862. 1.
reconnu et admis par le droit, mais aussi d’un préjudice et d’un 257). Mais les applications les plus intéressantes et, en pratique,
lien de causalité (sauf pour les accidents de la circulation, où la d’une importance capitale sont la responsabilité générale du fait
nécessité de celui-ci fut écartée par le législateur ; mais pas dans des choses (V. infra, nos 198 et s.), la responsabilité générale du
la loi no 98-389 du 19 mai 1998 où, au contraire, l’art. 1386-9 du fait d’autrui (V. infra, nos 203 et s.), et la responsabilité du fait des
C. civ. exige la démonstration, par le demandeur, d’un lien de troubles anormaux de voisinage (V. infra, nos 217 et s.).

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RESPONSABILITÉ (en général)

a. – Responsabilité générale du fait des choses. de faute, c’est-à-dire que le gardien ne peut pas s’exonérer en
démontrant qu’il n’a point commis de faute, qu’il s’est comporté
190. La manifestation la plus éclatante et la plus célèbre, en droit en homme prudent et diligent, en modèle des « bons pères
français, de l’avènement de la responsabilité objective fut l’ingé- de famille » (Ch. réunies 13 févr. 1930, Jand’heur, D. 1930,
nieuse découverte, à la fin du XIXe siècle, de l’article 1384, ali- 1, 57, rapp. Le Marc’hadour, concl. P. Matter, note G. Ripert,
néa 1er, in fine (par l’arrêt Teffaine : Civ. 16 juin 1896, D. 1898. 1. S. 1930. 1. 121, note P. Esmein ; la règle était reçue depuis
433, concl. Sarrut, note R. Saleilles, DP 1897. 1. 433, S. 1897. 1885 à propos de la responsabilité du fait des animaux : Civ.
1. 17, note A. Esmein ; V. Responsabilité du fait des choses in- 27 oct. 1885, D. 1886. 1. 207). Nous utilisons l’expression
animées). L’alinéa précité n’avait dans la pensée de ses rédac- de présomption de responsabilité, puisqu’elle est entrée dans
teurs aucune portée normative : il constituait une simple transi- le langage juridique, tout en mesurant son imperfection : à
tion formelle entre les articles précédents (dont il rappelait la sub- proprement parler, la responsabilité ne peut pas se présumer,
stance), et la suite des dispositions sur la responsabilité (dont puisqu’elle est une obligation et non pas un fait (V. la définition
il annonçait la teneur). L’innovation (fondamentale) consista à du C. civ., art. 1349). Seule la cause étrangère (force majeure,
en déduire une règle générale, qui tient une place considérable fait d’un tiers et faute de la victime) exonère le gardien (V. not.
dans le droit de la responsabilité civile français, même si la loi sur la cause étrangère, O. SABARD, La cause étrangère dans
no 85-677 du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation les droits privé et public de la responsabilité extracontractuelle,
(préc.) l’a passablement réduite : la responsabilité générale thèse préc.). Et cette responsabilité générale du fait des choses
du fait des choses gardées. Il s’agit là d’une spécificité natio- est tout à la fois une responsabilité de droit commun et une
nale, presque aucun autre système juridique n’ayant adopté un responsabilité autonome (V. not. l’affirmation catégorique dans
tel principe général (hormis la Belgique et le Québec, avec ce- Civ. 2e, 20 juin 1973, no 71-14.203 et no 72-10.788 [2 arrêts],
pendant une moindre force, par habitude de communion de pen- Bull. civ. II, no 200, RTD civ. 1974. 607, obs. G. Durry) ; il
sée, due à l’utilisation d’un Code commun ; V. aussi, établissant n’existe donc pas (ou plus) de hiérarchie entre elle et la respon-
directement une responsabilité générale du fait des choses, l’art. sabilité du fait personnel. Pour marquer nettement le caractère
96 du code tunisien des obligations et des contrats [promulgué de droit commun de cette responsabilité, elle fut à une certaine
par décret du 15 déc. 1906] : « Chacun doit répondre du dom- époque désignée par l’expression de responsabilité de plein
mage causé par les choses qu’il a sous sa garde, lorsqu’il est droit. La formule est frappante mais inexacte et excessive car,
justifié que ces choses sont la cause directe du dommage »). Il comme toute responsabilité, même objective, son application
fallut ensuite déterminer le domaine et le régime de cette res- reste soumise à certaines conditions (le C. civ., art. 1386-11,
ponsabilité (qu’il n’est évidemment pas possible de détailler ici). al. 1er, résultant de la L. no 98-389 du 19 mai 1998, emploie
Près de cent ans plus tard, la Cour de cassation s’est dirigée vers cette expression « de plein droit » à propos de la responsabilité
la reconnaissance d’une responsabilité générale du fait d’autrui, du producteur d’un produit défectueux).
en se fondant sur le même alinéa de l’article 1384, mais in medio
(V. infra, nos 195 et s.). Quel merveilleux destin que celui de ce 193. Cependant, les juges sentirent le besoin de nuancer les
texte, le plus beau dont on puisse rêver pour une disposition lé- effets du principe objectif qu’ils avaient établi pour remédier aux
gislative, perdant conscience de son origine pour n’être plus que effets néfastes des évolutions, notamment du progrès matériel,
coutume (en paraphrasant CARBONNIER, dans Droit et passion au moyen de trois correctifs. D’abord, l’homme n’est respon-
du droit sous la Ve République, op. cit., p. 28, mais pas à propos sable de la chose que si la victime prouve qu’il en était gardien
de l’art. 1384). au moment de la réalisation du dommage. Ensuite, le gardien
désigné par la victime peut démontrer qu’en réalité, la chose in-
191. Le domaine de la responsabilité générale du fait des choses criminée n’a joué qu’un rôle passif dans la réalisation du dom-
est tout meuble inanimé et corporel, qu’il soit inoffensif ou dan- mage, ou que la faute de la victime a concouru à sa production :
gereux par nature, actionné ou non par la main de l’homme au cette défense revient à ruiner, par une preuve plus précise, une
moment du dommage, dès lors qu’il était gardé, la responsabilité causalité que la victime établit, d’une manière générale, par une
de l’article 1384, alinéa 1er, in fine, étant attachée non à la chose présomption de fait tirée des circonstances. Il en résulte, d’une
mais à la garde d’icelle. La garde est caractérisée par les pou- part, que la chose incriminée doit avoir occupé une place anor-
voirs d’usage, de direction et de contrôle (Ch. réunies, 2 déc. male ou avoir eu un comportement anormal (V. supra, no 59) ;
1941, Franck c/ Connot, DC 1942. 25, note G. Ripert, S. 1941. d’autre part, qu’en principe, la victime doit être en situation ré-
1. 217, note H. Mazeaud), Il résulte de cet arrêt que la garde gulière pour pouvoir invoquer l’article 1384, alinéa 1er, in fine,
n’est pas juridique mais matérielle : c’est un simple pouvoir de car elle seule invoque une anormalité (il existait une abondante
fait, apprécié concrètement dans chaque espèce, de sorte que jurisprudence en ce sens à propos des voitures en stationne-
sa durée est indifférente (elle peut être fort brève), et qu’un in- ment irrégulier avant la loi no 85-677 du 5 juill. 1985). Toutefois,
capable peut être gardien : un dément (Civ. 2e, 18 déc. 1964, la jurisprudence admet qu’un voyageur victime d’un dommage
Trichard, D. 1965. 191, concl. R. Schmelck, note P. Esmein), puisse en demander réparation au transporteur pris en tant que
aussi bien qu’un infans, le jeune enfant inconscient (Ass. plén. gardien, même s’il n’avait pas de titre de transport (Civ. 2e, 19 fé-
9 mai 1984, no 80-14.994, Gabillet, Bull. ass. plén. no 1, D. 1984. vr. 1992, no 90-19.237, Bull. civ. II, no 54 ; Civ. 2e, 9 oct. 1996,
525, concl. C. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984. II. 20255, no 94-18.637, DA 1996, 1393 ; Civ. 1re, 6 oct. 1998, no 96-12.540,
note N. Dejean de la Bâtie, RTD civ. 1986. 120, obs. J. Huet), ce Bull. civ. I, no 269, JCP 1999. II. 10186, note Y. Aubree, Gaz.
qui est rationnellement absurde (V. les crit. de R. LEGEAIS, Un Pal. 1998. 2. pan. p. 332, impl.). Enfin, en principe, seule la
gardien sans discernement, D. 1984, chron. 237). La responsa- victime du dommage peut invoquer l’article 1384, alinéa 1er, in
bilité générale du fait des choses s’applique exceptionnellement fine, cette responsabilité n’ayant été créée qu’au profit de celle-ci
aux immeubles, lorsque le régime spécifique de l’article 1386 ne (Civ. 2e, 19 févr. 1969, JCP 1969. II. 16084 ; Civ. 2e, 18 févr.
joue pas (Req. 6 mars 1928, DP 1928. 1. 97, note L. Josserand ; 1976, no 74-13.678, Bull. civ. II, no 60 ; Civ. 2e, 23 févr. 1983,
Civ. 2e, 16 oct. 2008, no 07-16.967, Bull. civ. II, no 211, D. 2008, no 80-14.495, Bull. civ. II, no 54). La formulation de ces arrêts
AJ 720), manifestation de son caractère de droit commun (V. in- est cependant exagérée, en ce sens qu’un coauteur gardien peut
fra, no 192). exercer une action récursoire contre un autre gardien.
192. Plus de trente ans furent nécessaires pour parvenir à 194. En définitive, l’obligation de réparer le dommage causé par
convenir que la responsabilité générale du fait des choses était une chose pèse sur celui qui a pris l’initiative d’insérer dans la
une présomption de responsabilité et non pas une présomption circulation matérielle et juridique une chose, en général pour en

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RESPONSABILITÉ (en général)

tirer quelque avantage. D’où son fondement réside, plus que par autrui paraissait d’autant plus détestable que le droit public
dans la théorie du risque, dans celle de la garantie, garantie à avait connu une évolution remarquable à propos des mineurs.
l’égard des tiers de toute activité dommageable, singulièrement Certes, la responsabilité pour faute prouvée de la personne pu-
celle qui se traduit par l’utilisation de choses ; dès lors, il est blique est restée (au moins provisoirement) le principe pour les
assez légitime de présumer, en règle générale, que le profes- dommages causés par un mineur à qui il a été confié, lorsqu’il
sionnel est gardien des choses nécessaires à l’exercice de son a été l’objet d’une mesure d’assistance éducative prise en vertu
activité (V. M. LEROY, thèse préc., nos 292 et s.). La respon- des articles 375 à 375-9 du code civil. Mais lorsque le mineur
sabilité générale du fait des choses est généralement qualifiée est un pupille de l’Assistance publique, il pèse sur la personne
de responsabilité objective ; en réalité, elle n’est que quasi ob- publique une présomption de faute (CE, sect., 19 oct. 1990,
jective, puisque la faute de la victime est prise en compte pour Ingremeau, req. no 76160, Lebon 284, D. 1991, somm. 289,
atténuer ou faire disparaître la responsabilité du gardien. obs. P. Bon et Ph. Terneyre, AJDA 1990. 869, chron. E. Hono-
rat et R. Schwartz). Mieux enfin, la responsabilité de l’État est
b. – Responsabilité générale du fait d’autrui. engagée sans faute, sur le risque, quant aux dommages com-
mis par des mineurs délinquants placés dans des établissements
195. En dehors de quelques textes particuliers, le siège de la publics ou privés de liberté surveillée en application de l’ordon-
responsabilité du fait d’autrui se trouve à l’article 1384, qui vise nance no 45-174 du 2 février 1945 (JO 4 févr.) (CE, sect., 3 févr.
trois groupes de personnes responsables des faits d’autrui : les 1956, Thouzellier, Lebon 49, D. 1956. 597, note J.-M. Auby ; CE,
père et mère, les maîtres et commettants, les instituteurs et ar- sect., 19 déc. 1969, Delannoy, Lebon 595, D. 1970. 268, note
tisans (V. Responsabité du fait d’autrui). Ces divers cas sont J.-M. Garrigou-Lagrange ; CE, sect., 5 déc. 1997, Pelle, req.
annoncés dès le premier alinéa de l’article 1384 (in medio) par no 142263, Lebon 481, D. 1998, IR 30 ; V. Droit de la responsa-
une formule assez générale : « On est responsable [du dom- bilité et des contrats, op. cit., nos 482 et s.).
mage] qui est causé par le fait des personnes dont on doit ré-
pondre ». Cette phrase est le pendant de celle qui est relative 198. Ces raisons expliquent que la Cour de cassation ait opé-
à la responsabilité du fait des choses (annonçant les responsa- ré un revirement spectaculaire en 1991 (Ass. plén. 29 mars
bilités spéciales du fait des choses des articles 1385 et 1386). 1991, no 89-15.231, Blieck, D. 1991. 324, note C. Larroumet,
Dès lors, cette dernière ayant été entendue comme prévoyant JCP 1991. II. 21673, concl. D.-H. Dontenwille, note J. Ghestin,
une responsabilité générale du fait des choses, il était tentant, Gaz. Pal. 1992. 2. 513, note F. Chabas, RTD civ. 1991. 312,
par symétrie, de décider que celle-là instituait une responsabili- obs. J. Hauser, et 541, obs. P. Jourdain ; la Cour de cassation
té générale du fait d’autrui. Bien que l’idée en ait été émise en belge a refusé de s’engager dans cette voie : V. supra, no 195).
premier par TOULLIER, elle ne fut réellement envisagée qu’à la Cet arrêt était incontestablement un arrêt de principe, même s’il
fin du XIXe siècle par LAURENT (mais qui la rejetait). Reprise ne faisait que transposer en droit privé les solutions reçues en
vers 1930 par le procureur général MATTER (concl. D. 1930. droit public : pour la première fois, la Cour de cassation recon-
1. 57), elle fut notamment défendue par R. SAVATIER (DH 1933, naissait qu’il pouvait exister d’autres hypothèses de responsabi-
chron. 81) et combattue par H. et L. MAZEAUD. La Cour de cas- lité du fait d’autrui que celles qui étaient prévues à l’article 1384 ;
sation, malgré plusieurs tentatives des juges du fond, avait tou- mais, très lacunaire, l’arrêt Blieck laissait subsister des incerti-
jours refusé de s’engager dans cette voie : il n’y avait pas de tudes sur la présomption qu’il instaurait, notamment quant au
responsabilité générale du fait d’autrui (Civ. 2e, 15 févr. 1956, fondement et à la nature de la présomption nouvelle, qui ont été
JCP 1956. II. 9564, note R. Rodière ; Civ. 2e, 24 nov. 1976, largement levées depuis.
D. 1977. 595, note C. Larroumet ; la Cour de cassation belge
s’en tient toujours fermement à cette position : Cass. 19 juin 199. N’apportant aucune précision sur son fondement, l’arrêt
1997, Gaz. Pal. 1998. 2. 580, concl. M. Piret, note F. Chabas). Blieck suscita de nombreuses interrogations. Rendu dans des
Deux raisons principales expliquaient cette frilosité (contrastant circonstances de fait bien particulières (handicapé mental, pla-
avec l’audace prétorienne quant à la responsabilité générale du cé dans un centre, mettant le feu pendant un travail en milieu
fait des choses). La première est purement textuelle ; la for- libre), il n’énonça pas un principe général du fait d’autrui (contrai-
mule d’annonce, relative aux responsabilités du fait d’autrui, ne rement à la cour d’appel), mais releva un faisceau d’éléments
comporte pas une expression comparable à celle qui permit de permettant de décider que le centre était responsable des agis-
créer la responsabilité générale du fait des choses (la notion de sements de l’agent. Un arrêt de 1996 se plaça dans cette ligne,
garde) : affirmer que chacun est responsable « des personnes et cita l’article 1384, alinéa 1er in medio (Civ. 2e, 24 janv. 1996,
dont on doit répondre » n’est qu’une tautologie redondante. La no 94-11.028, Bull. civ. II, no 16, D. 1996, IR 63, fille handi-
seconde est une donnée de fait : les évolutions qui nécessitèrent capée mentale, placée dans un établissement médico-éducatif,
l’érection d’une responsabilité générale du fait des choses (le dé- où elle fut déflorée par un autre handicapé mental). Cet arrêt
veloppement du machinisme et des accidents qu’il provoqua ; était étonnant, car statuant en réalité sur le préjudice, il ne trai-
V. supra, no 174), ne se retrouvaient pas ici. tait en aucune façon de la responsabilité du fait d’autrui, qu’il
admit cependant implicitement et alors qu’il visait l’article 1384,
196. Cependant, une augmentation importante se produisit au alinéa 1er. Cette circonstance donnait à entendre que, pour la
fil des ans des situations dans lesquelles une personne, mineure Cour de cassation, cette responsabilité nouvelle, de droit posi-
ou adulte, se trouve placée sous la garde d’une personne phy- tif, était déjà rangée au même rang que les autres et ne néces-
sique ou morale : centres pour handicapés, délinquants, faibles sitait plus de justification. Toujours est-il que les situations qui
d’esprit et encore colonies de vacances, clubs variés, sans donnaient lieu à une application de cette nouvelle responsabilité
compter les grands-parents à qui sont confiés leurs petits-en- du fait d’autrui mettaient en présence des personnes ayant be-
fants beaucoup plus souvent que naguère. Et il apparaissait soin d’une assistance, et qui se trouvaient être « potentiellement
de plus en plus regrettable que les victimes de dommages, dangereuses ». Le parallèle avec la jurisprudence administrative
causés par une personne ainsi dépendante d’une autre, fussent était parfait, puisque pour elle cette responsabilité repose sur la
obligées, pour obtenir réparation, d’établir positivement une théorie du risque créé (V. supra, no 197). Cependant, la juris-
faute de surveillance (quand le dommage ne résultait pas d’une prudence judiciaire ne tarda pas à se détacher de cette origine,
chose gardée). en étendant le champ de la nouvelle responsabilité. D’abord, au
gardien de mineurs non délinquants (CA Rouen, 25 sept. 1991,
197. Le sort défavorable, devant les juridictions civiles, des vic- D. 1993. 5, note C. Pigache, alors que les juridictions administra-
times de dommages commis par des personnes ainsi gardées tives ne l’admettent que pour des mineurs délinquants, en s’en

mai 2009 - 49 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

tenant strictement à la théorie du risque) ; ensuite, et surtout, à (ainsi Civ. 2e, 20 janv. 2000, no 98-17.005, Bull. civ. II, no 15,
des associations sportives, dont les membres ne peuvent tout D. 2000. 571, note M. Huyette, JCP 2000. I. 241, no 14, obs.
de même pas être qualifiés de personnes « potentiellement dan- G. Viney, RTD civ. 2000. 588, obs. P. Jourdain) : effectivement,
gereuses » (V. infra, no 202). il ne semble pas déterminant. Il suffit que la charge soit tempo-
raire, dès que sa durée est suffisante à la création d’un véritable
200. Aujourd’hui, toutes les responsabilités du fait d’autrui, ré- rapport d’autorité. Il résulte de l’un des arrêts du 22 mai 1995
gies par l’article 1384 du code civil, sont organisées de façon (Civ. 2e, 22 mai 1995, no 92-21.197, préc.) que la circonstance
identique. Est civilement responsable qui détient, lors de la sur- que l’auteur du dommage soit inconnu est indifférente. Enfin, la
venance du dommage, une autorité effective sur la personne jurisprudence actuelle ne recherche pas si l’agent, dont l’activité
du responsable primaire, auteur réel du dommage. Cependant, est organisée, dirigée et contrôlée par un tiers, était ou non po-
allant au-delà, un auteur a pertinemment démontré que, dans tentiellement dangereux, comme cela avait pu être suggéré, de
ces situations, le civilement responsable a toujours eu la volonté façon malencontreuse.
d’exercer ces prérogatives (J. JULIEN, thèse préc.). La charge
de la responsabilité pesant sur lui, relative aux actes commis par 202. Le domaine privilégié, et en quelque sorte naturel, de
autrui, apparaît alors comme la contrepartie naturelle de cette la responsabilité générale du fait d’autrui est constitué par les
attitude. En particulier, lorsque la jurisprudence appliqua l’ali- centres, foyers ou associations qui accueillent des personnes
néa 1er in medio de l’article 1384, le civilement responsable avait vulnérables. La jurisprudence y soumit aussi diverses asso-
accepté la garde d’autrui (l’arrêt Blieck releva ce point qui, il est ciations : sportives (Civ. 2e, 22 mai 1995, no 92-21.197 et
vrai, ne fut pas repris par les arrêts ultérieurs), et c’est pour cela no 92-21.871, préc. ; Civ. 2e, 3 févr. 2000, no 98-11.438, préc. ;
qu’il en devint responsable. Dès lors, malgré l’évolution vers la Civ. 2e, 20 nov. 2003, no 02-13.653, Bull. civ. II, no 356, D. 2004.
responsabilité objective, toutes les responsabilités du fait d’au- 300, note G. Bouché, JCP 2004. II. 10017, note J. Mouly,
trui, et spécialement la responsabilité générale du fait d’autrui, LPA 14 avr. 2004, p. 11, note L. Kaczmarek, RTD civ. 2004.
demeurent partiellement subjectives. En effet, elles reposent sur 106, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 13 mai 2004, no 03-10.222,
l’existence de liens unissant le civilement responsable et le res- Bull. civ. II, no 232, D. 2005, pan. 187, obs. D. Mazeaud, LPA
ponsable primaire (et non sur l’intérêt recherché ou la maîtrise 3 janv. 2005, no 1, p. 14, note N. Cote ; Civ. 2e, 21 oct. 2004,
d’une activité), et sur l’analyse de ses motivations. Du reste, no 03-17.910 et no 03-18.942, Bull. civ. II, no 477, D. 2005. 40,
seule une telle vision permet de circonscrire cette responsabili- note J.-B. Laydu, RCA 2005, no 9, RTD civ. 2005. 412, obs.
té : à défaut d’un ordre exprès de la loi, une personne ne pourrait P. Jourdain ; Civ. 2e, 22 sept. 2005, no 04-18.258, Bull. civ. II,
pas être civilement responsable d’une autre sans avoir réelle- no 233, JCP 2006. II. 10000, note Bakouche ; RTD com. 2005.
ment accepté d’exercer son autorité sur elle, dont la responsabi- 784, obs. L. Grosclaude ; mais dans certaines de ces espèces,
lité constitue la contrepartie ; en sens inverse, en l’absence d’une la responsabilité des commettants aurait été plus indiquée) ;
telle volonté la responsabilité de proches du responsable pri- de supporters (CA Aix-en-Provence, 9 oct. 2003, RCA 2004,
maire ne pourra pas être retenue trop facilement. La conjonction no 89, note crit. C. Radé) ; de scouts (CA Paris, 9 juin 2000,
d’un fondement subjectif (la volonté du civilement responsable) RCA 2001, no 74, note L. Grynbaum) ; de majorettes (Civ. 2e,
et d’un régime objectif (une responsabilité de plein droit : V. in- 12 déc. 2002, no 00-13.553, Bull. civ. II, no 289, RCA 2003,
fra, no 207) instaurerait un certain équilibre, et maintiendrait le no 28, RTD civ. 2003. 305, obs. P. Jourdain). En revanche,
principe général dans de justes bornes. D’autre part, la consta- les associations de chasse, n’ayant pas le pouvoir d’organiser,
tation du fait anormal d’autrui suffit en elle-même à déclencher de diriger et de contrôler l’activité de leurs membres, ne re-
cette responsabilité (reposant sur la personne exerçant une au- lèvent pas de la responsabilité générale du fait d’autrui (Civ. 2e,
torité sur autrui), sans qu’il soit nécessaire d’établir un fait géné- 11 sept. 2008, no 07-15.842, Bull. civ. II, no 192, JCP 2008. II.
rateur dans la personne d’autrui (comme l’a démontré M. POU- 10184, note J. Mouly, RCA 2008, no 313, note H. Groutel, LPA
MARÈDE, L’avènement de la responsabilité civile du fait d’autrui, 14 nov. 2008, p. 12, note J.-B. Laydu, JCP 2009. 123, no 8, obs.
article préc.). Ph. Stoffel-Munck, à propos d’une association communale de
chasse agréée) ; de même pour les syndicats (Civ. 2e, 26 oct.
201. Le critère de la responsabilité générale du fait d’autrui sem- 2006, no 04-11.665, Bull. civ. II, no 299, D. 2007. 204, note
blait résider, selon l’arrêt Blieck, dans le pouvoir « d’organiser et J.-B. Laydu, JCP 2007. II. 10004, note J. Mouly, LPA 23 janv.
de contrôler, à titre permanent, le mode de vie » du responsable 2007, note J.-F. Barbiéri, RTD civ. 2007. 357, obs. P. Jourdain).
primaire, auteur réel du dommage. Par la suite, la Cour de cas-
sation avait franchi un nouveau pas en 1995 (Civ. 2e, 22 mai 203. Le critère de la responsabilité générale du fait d’autrui
1995, no 92-21.197 et no 92-21.871, Bull. civ. II, no 155, 2 ar- est lié au transfert du pouvoir d’organiser, de diriger et de
rêts, JCP 1995. II. 22550, note J. Mouly, Gaz. Pal. 1996. 1. 16, contrôler l’activité d’autrui, fût-ce temporairement, fût-ce par
note F. Chabas). Elle décida que des associations sportives sont une personne physique (cette dernière précision a été apportée
responsables de dommages causés par leurs membres au cours par Crim. 10 oct. 1996, no 95-84.187, Le Foyer Saint-Joseph,
des compétitions sportives auxquelles ils participent. Cela parce D. 1997. 309, note M. Huyette, Dr. fam. 1997/6, p. 16, obs.
qu’elles ont pour mission d’organiser, de diriger et de contrô- P. Murat, du moins pour le transfert émanant d’une décision
ler leurs activités (adde : Civ. 2e, 3 févr. 2000, no 98-11.438, d’un juge des enfants ayant confié la garde d’un mineur en
Bull. civ. II, no 26, D. 2000, IR 85, reprenant le triple critère à danger). Il ressemble fort à celui de la garde, mais transposé
propos d’associations sportives). Une autre formule fut utilisée des choses aux personnes. Nous avions effectué cette com-
par la Cour de cassation, encore plus large, qui est complémen- paraison dans l’édition de 1996 de notre Traité (no 3376) ; elle
taire de la première, celle de « surveillance et d’organisation des a été avalisée par la Cour de cassation (Crim. 10 oct. 1996,
conditions de vie » du tiers responsable (Civ. 2e, 25 févr. 1998, no 95-84.187, préc., et Civ. 2e, 9 déc. 1999, no 97-22.268,
no 95-20.419, Bull. civ. II, no 62, D. 1998. 315, concl. R. Kes- préc.). Une association chargée de la rééducation d’un jeune,
sous). L’arrêt Blieck se référait déjà à la charge d’organiser et de au titre de la liberté surveillée, conserve la garde de l’intéressé
contrôler la vie de l’handicapé, en y ajoutant à titre permanent (de alors même qu’il a été placé dans une famille d’accueil qu’elle
même Civ. 2e, 9 déc. 1999, no 97-22.268, Bull. civ. II, no 189, contrôle (Civ. 2e, 9 déc. 1999, no 97-22.268, préc.), du moins
D. 2000. 713, note A.-M. Galliou-Scanvion ; Crim. 28 mars 2000, si elle est investie de la charge d’organiser, de diriger et de
no 99-84.075, Bull. crim. no 140, D. 2000. 466, note D. Mazeaud, contrôler son mode de vie (Civ. 2e, 19 juin 2008, no 07-12.533,
JCP 2001. II. 10456, note C. Robaczewski, RTD civ. 2000. 545, Bull. civ. II, no 144, JCP 2008. II. 10203, RCA 2008, no 248,
obs. J. Hauser). Ce dernier élément n’a pas toujours été repris RDSS 2008. 926, note D. Cristol, RTD civ. 2008. 682, obs.

Rép. civ. Dalloz - 50 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

P. Jourdain, note F. Boulanger, pas le cas). Toutefois, lorsque le retenir la responsabilité des grands-parents sur ce fondement ;
transfert de la garde résulte d’une décision judiciaire, le pouvoir en effet, ils eussent alors été traités plus sévèrement que les pa-
théorique résultant de celle-ci suffit à entraîner, en elle-même, rents eux-mêmes qui, à l’époque, pouvaient s’exonérer en éta-
la responsabilité éventuelle de celui à qui elle a été confiée, tant blissant leur absence de faute. Mais ce raisonnement n’est plus
qu’une mesure en sens contraire n’est pas intervenue (Crim. pertinent depuis le revirement opéré par l’arrêt précité. La res-
26 mars 1997, no 95-83.956, no 95-83.957 et no 95-83.606, Bull. ponsabilité des parents est donc devenue directe ; elle ne se
crim. no 124 [3 arrêts], JCP 1998. II. 10015, note M. Huyette, superpose plus à celle de l’enfant (M. POUMARÈDE, L’avène-
RTD com. 1997. 480, obs. E. Alfandari ; Crim. 15 juin 2000, ment de la responsabilité civile du fait d’autrui, article préc., spéc.
no 99-85.240, Bull. crim. no 233, D. 2001. 653, note crit. p. 859). Dès lors, il conviendrait peut-être de distinguer selon les
M. Huyette, à propos de faits délictueux commis par un mineur circonstances (encore une fois, si la condition du caractère oné-
lors d’une fugue ; Civ. 2e, 7 oct. 2004, no 03-16.078, Bull. civ. reux n’est pas retenue). Lorsque les grands-parents ne reçoivent
II, no 453, D. 2005. 819, note M. Huyette, RCA 2004, no 363, leurs petits-enfants que momentanément, seule une obligation
JCP 2005. I. 132, obs. G. Viney) ; cela même lorsque l’enfant de surveillance pèserait sur eux (faisant jouer le cas échéant l’ar-
séjourne chez ses parents (Civ. 2e, 6 juin 2002, no 00-12.014, ticle 1383) ; mais s’ils les accueillent pour une longue durée ou
no 00-15.606, no 00-19.694, et no 00-19.922, Bull. civ. II, no 120, de façon permanente, exerçant sur eux une véritable autorité, et
4 arrêts], D. 2002. 2750, note M. Huyette, RTD civ. 2002. 825, en ayant la volonté de l’exercer, la responsabilité générale du fait
obs. Jourdain). d’autrui deviendrait applicable (V. en ce sens, J. JULIEN, thèse
préc., no 249 ; V. Responsabilité du fait d’autrui).
204. L’admission d’une responsabilité générale du fait d’autrui,
s’appliquant indistinctement à toute personne ayant le pouvoir 206. La Cour de cassation eut aussi à trancher le sort du tuteur.
d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité d’autrui (V. supra, Elle refusa d’abord de le soumettre à la responsabilité générale
no 201), présenterait de graves inconvénients. En effet, elle ris- du fait d’autrui (Civ. 2e, 25 févr. 1998, no 95-20.419, Bull. civ. II,
querait fort de freiner toutes les bonnes volontés amicales ou no 62, D. 1998. 315, concl. M. Kessous, JCP 1998. II. 10149,
de voisinage, comme les initiatives de solidarité, dans des do- note G. Viney, RTD civ. 1998. 388, obs. P. Jourdain, tutelle d’un
maines où elles s’avèrent précieuses et souvent irremplaçables mineur ; A.-M. GALLIOU-SCANVION, L’article 1384, alinéa 1er,
(not. pour la garde d’enfants, de personnes handicapées, très et la responsabilité du fait d’autrui : un fardeau non transférable
âgées, etc.). Il conviendrait donc, à nos yeux, de la limiter aux sur les épaules du tuteur, D. 1998, chron. 240) ; cela bien qu’à
personnes (physiques ou morales) qui acceptent cette charge l’époque, certains articles du code civil auraient pu inciter à la
à titre onéreux, et qui peuvent donc s’assurer plus facilement. solution inverse (C. civ., art. 450 et 490 ; ils ont été supprimés
Cette condition aurait dû normalement avoir pour effet, notam- par L. no 2007-308 du 5 mars 2007 [JO 7 mars]). Mais le refus
ment, d’exclure les grands-parents et les tuteurs (V. sur ces per- se justifie pleinement. D’une part, par la gratuité de la fonction.
sonnes, infra, nos 205 et s.) ; en revanche, elle inclurait dans les D’autre part, dans la mesure où le tuteur n’a accepté que les
responsables les écoles privées quant aux pensionnaires. En charges inhérentes à la tutelle proprement dite ; cependant, s’il
outre, la responsabilité générale du fait d’autrui ne doit être ad- advenait qu’il s’engageât plus avant dans la prise en charge de
mise qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire en dehors des cas spé- l’incapable, sa responsabilité pourrait être envisagée, du moins
cifiés dans la suite de l’article 1384 ou dans des lois particu- si la condition du caractère onéreux de la garde d’autrui n’était
lières ; or, précisément, dans les espèces relatives aux asso- pas retenue. Malheureusement, sans s’expliquer sur ce point, la
ciations sportives (V. supra, no 202), celles-ci eussent pu être Cour de cassation opéra ensuite un revirement de jurisprudence,
condamnées en tant que commettantes. Enfin, il est nécessaire à propos cette fois d’un mineur en tutelle (Crim. 28 mars 2000,
que le responsable primaire, auteur réel du dommage, ait com- no 99-84.075, préc. ; V. aussi Civ. 2e, 7 oct. 2004, no 03-16.078,
mis un acte de nature à engager sa propre responsabilité, que Bull. civ. II, no 453, D. 2005. 819, note M. Huyette, RTD civ.
ce soit une faute ou en tant que gardien (Civ. 2e, 20 nov. 2003, 2005. 100, obs. J. Hauser, mais le débat portait surtout sur le
no 02-13.653, préc. ; Civ. 2e, 13 mai 2004, no 03-10.222, préc. ; transfert de la garde d’autrui).
C. RADÉ, La résurgence de la faute dans la responsabilité ci-
vile du fait d’autrui, RCA 2005, étude 15 ; Civ. 2e, 21 oct. 2004, 207. L’arrêt Blieck avait laissé planer une incertitude sur la na-
no 03-17.910 et no 03-18.942, préc. ; Civ. 2e, 22 sept. 2005, ture de la responsabilité générale du fait d’autrui : alors que,
no 04-18.258, préc.). Cette jurisprudence est contestable car, dans cette affaire, la cour d’appel avait employé l’expression
en réalité, la constatation du fait anormal d’autrui devrait suffire technique (mais contestable) de « présomption de responsabili-
en elle-même à déclencher cette responsabilité, sans qu’il soit té » (signifiant que l’absence de faute du présumé responsable
nécessaire d’établir un fait générateur dans la personne d’autrui est inopérante), la Cour de cassation n’avait pas repris cette qua-
(M. POUMARÈDE, L’avènement de la responsabilité civile du fait lification, ni dans les arrêts postérieurs. Mais trois arrêts de mars
d’autrui, article préc.). 1997 ont dissipé les doutes, en affirmant clairement que « les
personnes tenues de répondre du fait d’autrui au sens de l’ar-
205. L’application de l’article 1384, alinéa 1er in medio, aux ticle 1384, alinéa 1er, du code civil, ne peuvent s’exonérer de
grands-parents du fait de leurs petits-enfants fut suggérée. Des la responsabilité de plein droit résultant de ce texte en démon-
arrêts la refusèrent expressément, mais sans pour autant en trant qu’elles n’ont commis aucune faute » (Crim. 26 mars 1997,
préciser la raison (Civ. 2e, 18 sept. 1996, no 94-20.580, Bull. no 95-83.956, no 95-83.957 et no 95-83.606 [3 arrêts], Bull. crim.
civ. II, no 217, D. 1998. 118, note Rebourg, RTD civ. 1997. no 124, D. 1997. 496, note P. Jourdain, D. 1998. 201, note
436, obs. P. Jourdain ; G. BLANC, À propos de la responsa- D. Mazeaud, RTD com. 1997. 480, obs. E. Alfandari ; adde :
bilité des grands-parents, D. 1997, chron. 327 ; Civ. 2e, 5 févr. pour certains d’entre eux, JCP 1997. II. 22868, rapp. F. De-
2004, no 02-15.383 et no 01-03.585, Bull. civ. II, no 50, D. 2004, sportes, JCP 1998. II. 10015, note M. Huyette). Autrement dit,
IR 1936, LPA 24 juin 2005, p. 14, note D. Bertol, RCA 2004, seules la force majeure et la faute de la victime seraient de na-
no 127 ; J. JULIEN, Le vieil homme et l’enfant, RLDC 2004/7, ture à exonérer le responsable pour autrui. Cette règle nous
no 262). Pour nous, les grands-parents doivent effectivement semble donc désormais commune aux responsabilités pour au-
être exclus du champ d’application de cette responsabilité, car trui qui sont toutes de « plein droit ».
ils agissent bénévolement. La question se pose différemment
si la condition du caractère onéreux de la prise en charge d’au- 208. La responsabilité prétorienne du fait d’autrui est bien gé-
trui n’est pas admise. Avant l’arrêt Bertrand de 1997 (Civ. 2e, nérale (contra : P. JOURDAIN, Existe-t-il un principe général
19 févr. 1997, no 94-21.111, préc.), il aurait été inadmissible de de responsabilité du fait d’autrui ? in La responsabilité du fait

mai 2009 - 51 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

d’autrui, RCA 2000 [no spécial], p. 5 ; Ph. BRUN, Responsa- no 157, D. 1998. 150, note B. Fages), mais il convient alors
bilité civile extracontractuelle, op. cit., nos 566 et s.). Certes, d’établir l’ensemble des conditions de cette responsabilité, soit
son application est soumise à diverses conditions, notamment sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er in fine, ou encore
quant aux personnes responsables (qui ne sont pas encore as- de l’article 1385, en établissant que le dommage a été causé
sez précises à notre goût : V. supra, nos 199 et s.), comme la par une chose gardée ou un animal (V. pour des détails sur les
responsabilité générale du fait des choses suppose la réunion troubles anormaux de voisinage, Droit de la responsabilité et des
d’un certain nombre d’éléments. Mais, dans les deux cas, ceci contrats, op. cit., nos 7156 et s.). Mais ces voies sont moins in-
n’empêche pas cela. D’autre part, que la Cour de cassation ne téressantes pour le demandeur que la responsabilité de « plein
l’ait pas baptisée ainsi, et qu’elle soit peut-être même hostile à droit » pour trouble anormal de voisinage. Bien que la Cour de
cette vue, est inopérant : la tâche de qualifier les créations juris- cassation ait une vision unitaire du trouble anormal de voisinage,
prudentielles revient à la doctrine. Enfin, le fait que la responsa- il serait sans doute souhaitable de distinguer le trouble anormal
bilité nouvelle du fait d’autrui n’ait été appliquée, pour l’instant, de voisinage, qui ne prend pas sa source dans une faute, et le
que dans un nombre restreint d’hypothèses ne saurait empêcher trouble illicite de voisinage (C. BLOCH, La cessation de l’illicite,
d’y voir un principe général. Toutefois, la responsabilité générale thèse préc., no 282).
du fait d’autrui, de l’alinéa 1er in medio de l’article 1384, ne doit
pas être envisagée isolément, hors de son contexte, mais au 211. La Cour européenne des droits de l’homme considère qu’un
contraire entendue en conjonction avec l’ensemble des respon- trouble anormal de voisinage porte atteinte au respect de la vie
sabilités spéciales du fait d’autrui, prévues par les alinéas trois privée (visé par la Convention EDH, art. 8 ; CEDH 21 févr. 1990,
et suivants du même article. Le principe général doit en effet se Powell, RUDH 1990. 64 ; CEDH 9 déc. 1994, no 1679890, Lopez
nourrir des hypothèses particulières, et servir à pallier leurs insuf- Destra, RTD civ. 1996. 507, obs. J.-P. Marguénaud). Et la Cour
fisances, sans empiéter sur leurs domaines (en ce sens, nous le de cassation a précisé, au regard de ladite Convention, que « le
voyons comme subsidiaire : V. supra no 204). Cette responsabi- droit de propriété, tel que défini par l’article 544 du code civil
lité ne peut évidemment pas être invoquée pour la première fois et protégé par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la
devant la Cour de cassation (Civ. 2e, 15 juin 2000, no 98-16.110, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme
RGDA 2000. 1109, obs. Ph. Rémy). et des libertés fondamentales, est limité par le principe selon
lequel nul ne doit causer à autrui aucun trouble de voisinage ; […]
c. – Responsabilité du fait des troubles anormaux de voisinage. cette restriction ne constitue pas une atteinte disproportionnée
au droit protégé par la Convention précitée » (Civ. 2e, 23 oct.
209. Une autre évolution intéressante se produisit à propos 2003, no 02-16.303, Bull. civ. II, no 318, D. 2004, somm. 2647,
des troubles anormaux de voisinage. Le fondement d’une obs. B. Mallet-Bricout, RCA 2004, no 8, RD imm. 2004. 276,
condamnation au titre des troubles anormaux de voisinage obs. J.-L. Bergel, RTD civ. 2004. 315, obs. T. Revet).
donna lieu à toutes sortes de suggestions. Les plus pertinentes
semblaient être, en dernier lieu, celles qui proposaient de retenir 212. Une autre évolution intéressante de la jurisprudence dans
une analyse réelle des troubles de voisinage (sans s’intéresser ce domaine porte sur la notion de voisin, par l’admission de la
par conséquent au statut des personnes en cause, auteur notion de voisin occasionnel des propriétaires lésés ; tel est prin-
comme victime). Quoi qu’il en soit, la jurisprudence écarta cipalement le cas des constructeurs pendant le chantier (Civ. 3e,
progressivement toute référence aux articles 1382 ou 1383 et à 30 juin 1998, no 96-13.039, Bull. civ. III, no 144, D. 1998, IR 220,
l’article 1384, alinéa 1er, in fine, et même exclut catégoriquement RD imm. 1998. 647, note Ph. Malinvaud et B. Boubli et 664,
ces fondements (Civ. 2e, 20 juin 1990, no 89-12.874, Bull. civ. note Leguay et Ph. Dubois, RTD civ. 1999. 114, obs. Jourdain,
II, no 140 : « l’article 1384, alinéa 1er, du code civil est étranger pour un sous-traitant ; Civ. 3e, 11 mai 2000, no 98-18.249, préc.,
à la réparation des troubles de voisinage » ; Civ. 2e, 31 mai pour un entrepreneur ; Civ. 3e, 22 juin 2005, no 03-20.068, Bull.
2000, no 98-17.532, Bull. civ. II, no 94, D. 2000, IR 171 ; une civ. III, no 136, D. 2006. 40, note J.-P. Karila, RGDA 2005. 968,
cour d’appel décide à bon droit que le propriétaire est tenu de note J.-P. Karila, JCP 2005. IV. 2808, RD imm. 2005. 339, obs.
réparer les conséquences du trouble, « indépendamment de Ph. Malinvaud, RTD civ. 2005. 788, obs. P. Jourdain). Mais la
toute faute » de sa part). Actuellement, les juges invoquent Cour de cassation précisa que la responsabilité d’un construc-
seulement l’anormalité du trouble. En vérité, une responsabilité teur, voisin occasionnel, ne peut être retenue que s’il est l’auteur
objective spécifique et autonome a vu le jour. Ce régime est réel du trouble (Civ. 3e, 30 juin 1998, no 96-13.039, préc. ; Civ. 3e,
purement objectif, dont l’unique fondement est le dommage, 21 mai 2008, no 07-13.769, Bull. civ. III, no 90, D. 2008, AJ 1550,
et la réparation la seule fonction. Il s’exprime par un principe obs. S. Bigot de La Touanne, D. 2008, pan. 2458, obs. B. Mal-
prétorien, frappé en maxime : « Nul ne doit causer à autrui let-Bricout et N. Reboul-Maupin et pan. 2901, obs. P. J., RD
un trouble anormal de voisinage » (depuis Civ. 2e, 19 nov. imm. 2008. 345, obs. Ph. Malinvaud, RLDC oct. 2008, p. 59,
1986, no 84-16.379, Bull. civ. II, no 2, D. 1988, somm. 16, obs. obs. B. Parance, RTD civ. 2008. 496, obs. P. Jourdain).
A. Robert, RCA 2000, no 263, obs. H. Groutel ; adde : Civ. 3e,
11 mai 2000, no 98-18.249, Bull. civ. III, no 106, D. 2001. somm. B. – Loi.
2231, obs. P. Jourdain et somm. 3581, obs. C. Atias, RD
imm. 2000. 313, obs. M. Bruschi, Rev. loyers 2000. 352, note a. – Loi sur les accidents du travail.
J. Rémy, Loyers et copr. 2000, comm. no 241). Afin de prévenir
le dommage, la Cour de cassation a décidé à juste titre qu’un 213. L’exemple le plus important d’adoption, par le législateur,
simple risque de trouble anormal suffit à agir pour demander de la théorie du risque, ici du risque professionnel, resta long-
sa cessation (Civ. 2e, 10 juin 2004, no 03-10.434, Bull. civ. I, temps la loi d’avant-garde du 9 avril 1898 (jusqu’à celle no 85-677
no 291, D. 2005, pan. 186, obs. D. Mazeaud, RD imm. 2004. du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation). Depuis, ce
348, obs. F. G. Trébulle, RTD civ. 2004. 738, obs. P. Jourdain). régime modifié et incorporé au code de la sécurité sociale (par
la loi du 30 oct. 1946), a vu son champ d’application considé-
210. Toutefois, le régime des troubles anormaux de voisinage rablement élargi, tant quant aux personnes, qu’aux événements
n’est pas exclusif : rien n’empêche la victime d’agir, soit sur le couverts (avec les accidents de trajet et les maladies profession-
fondement des articles 1382 ou 1383 en prouvant une faute (par nelles). Voici donc un domaine important où la victime bénéfi-
exemple, celle d’un franchiseur pour le trouble anormal d’une cie d’une garantie, automatique, sans faute de la part de l’em-
station-service, résultant d’une défaillance dans ses études pré- ployeur, mais forfaitaire. L’employeur n’est pas directement res-
liminaires : Civ. 2e, 21 mai 1997, no 95-17.743, Bull. civ. II, ponsable : il bénéficie d’une immunité. La victime (ou ses ayants

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RESPONSABILITÉ (en général)

droit) ne peut pas agir contre lui (ou contre ses préposés) selon II, no 54, D. 2007. 791, obs. A. Fabre et 1767, note H. Kobi-
les règles habituelles du droit commun (V. pour des rappels ca- na Gaba, RDT 2007. 306, note J. Lardy-Pélissier). La faute de
tégoriques du principe, Civ. 2e, 22 févr. 2007, no 05-11.811, Bull. l’employeur à l’origine d’un accident du travail ou d’une maladie
civ. II, no 53, D. 2007, AJ 800 ; Civ. 2e, 7 févr. 2008, no 07-10.838, professionnelle peut être qualifiée d’inexcusable dès qu’elle a été
Bull. civ. II, no 26, JCP 2008. II. 10056, note crit. C. Radé : « Les une cause nécessaire du dommage, même si elle ne fut pas dé-
dispositions propres à l’indemnisation des victimes d’infractions terminante (application de la théorie de l’équivalence des condi-
ne sont pas applicables aux victimes d’un accident du travail im- tions). L’appréciation s’opère in abstracto, tout en étant complé-
putable à l’employeur où à ses préposés ») ; il existe toutefois tée par un examen in concreto des mesures effectivement prises
une exception à cette règle : lorsque l’accident est imputable (ou non) par l’employeur. C’est au salarié de prouver la faute in-
à une personne autre que l’employeur ou ses employés (CSS, excusable (Civ. 2e, 8 juill. 2004, no 02-30.984, préc.). Quant à la
art. L. 451-1). La victime ne peut adresser sa demande qu’aux faute inexcusable du salarié, elle se définit comme une faute vo-
caisses de Sécurité sociale (quitte à elles à se retourner contre lontaire « d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison va-
l’auteur de l’accident), qui lui accorderont une indemnité forfai- lable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience »
taire (mais V. ci-dessous). L’immunité de l’employeur est logi- (Civ. 2e, 8 juill. 2004, no 02-30.984, préc. ; Ass. plén. 24 juin
quement écartée lorsqu’il a omis de déclarer son salarié (travail 2005, no 03-30.038, préc.).
« au noir »). Celle de l’employeur et de ses préposés est plus cu-
rieusement évincée en cas d’accident de trajet (CSS, art. L. 469 215. Quelle est la nature de la responsabilité lorsqu’un salarié
et L. 470-1). D’autre part, l’article L. 452-5 du code de la sécuri- est victime d’un accident, qu’il impute à son employeur, mais qui
té sociale dispose que « si l’accident est dû à la faute intention- n’est pas indemnisé par la Sécurité sociale ? La Cour de cassa-
nelle de l’employeur ou de l’un de ses préposés, la victime ou tion a évincé la responsabilité délictuelle, en prenant en compte
ses ayants droit conserve contre l’auteur de l’accident le droit de l’existence d’un contrat entre les parties, au profit du régime de
demander la réparation du préjudice causé, conformément aux la défaillance contractuelle. Elle écarte donc en principe tant le
règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est jeu de l’article 1384, alinéa 1er in fine, que celui des articles 1382
pas réparé par application du présent livre » (mais V. Civ. 2e, et 1383 (Soc. 11 oct. 1994, no 91-40.025, Bull. civ. V, no 269,
7 févr. 2008, no 07-10.838, préc., écartant le régime de l’indem- D. 1995. 441, note C. Radé, RTD civ. 1995. 890, obs. P. Jour-
nisation des victimes d’infractions aux victimes d’un accident du dain, pour l’art. 1384 ; Soc. 28 oct. 1997, no 95-40.509, Bull.
travail « même en cas de faute intentionnelle de l’employeur ou civ. V, no 339, D. 1998. 219, note crit. C. Radé, Gaz. Pal. 1997,
du préposé » ; V. les crit. de C. RADÉ, note préc.). pan. 334 ; « Le salarié dont l’affection ne peut pas être prise en
charge au titre de la législation sur les accidents du travail ou
214. Pour objectif que se soit voulu ce régime, il a laissé une les maladies professionnelles peut engager une action contre
place à la faute, il est vrai intentionnelle de l’employeur, ou in- son employeur selon le droit commun de la responsabilité civile
excusable de la victime ou de l’employeur (et de ceux qu’il se contractuelle »).
substitue). Cette faute fait sauter le forfait : dans le premier cas,
il diminue, dans le second, il augmente au point d’aboutir à une 216. Souvent, un accident du travail constitue en même temps
réparation intégrale (CSS, art. L. 468). Depuis 1982, la faute in- une infraction. Dans ce cas, « les dispositions légales d’ordre
excusable est parfois « de droit », dans certaines circonstances public sur la réparation des accidents du travail excluent les
(C. trav., art. L. 4131-4 ; V. sur ces questions, C. RADÉ, Droit du dispositions propres à l’indemnisation des infractions » (Civ. 2e,
travail et responsabilité civile, préf. J. Hauser, 1997, LGDJ, pas- 7 mai 2003, no 01-00.815, Bull. civ. II, no 138, Gaz. Pal.
sim). D’une façon générale, la faute intentionnelle (ou dolosive) 2003. 1. 1765 ; revirement revenant sur Civ. 2e, 18 juin 1997,
est regardée comme une inexécution consciente, sans que le dé- no 95-11.223, Bull. civ. II, no 191 ; l’arrêt du 7 mai 2003 est une
biteur ait nécessairement eu l’intention de nuire (depuis Civ. 1re, application du principe Specialia generalibus : V. infra, nos 229
4 févr. 1969, D. 1969. 601, note J. Mazeaud), mais elle est en- et s.). Il en résulte que le salarié victime d’un accident corporel
tendue plus strictement à propos des accidents du travail, puis- obtiendra l’indemnisation forfaitaire prévue par les textes, qui
qu’elle implique l’intention de son auteur de causer des lésions pourra être inférieure à son préjudice.
corporelles. La Cour de cassation donna une nouvelle définition
de la faute inexcusable en 2002, tout en établissant un principe
général nouveau. À savoir, que l’employeur est tenu d’une obli- b. – Lois diverses.
gation de sécurité de résultat envers le salarié, notamment au
regard des accidents du travail et des maladies professionnelles 217. De nombreuses lois disparates adoptèrent, avec plus ou
contractées du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entre- moins de bonheur et plus ou moins de rigueur, le régime objec-
prise (et quant à leur protection contre le tabagisme dans l’en- tif de l’indemnisation, applicable en toute hypothèse, abstraction
treprise). Il doit en assurer l’effectivité par des mesures appro- faite de la nature des relations préexistant entre la victime et l’au-
priées (Soc. 9 déc. 2007, no 06-43.918, Bull. civ. V, no 216). Le teur de ces dommages : peu importe que ces derniers aient été
manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcu- liés par contrat ou non. Une vue superficielle des choses pourrait
sable lorsque « l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience conduire à la constatation que ces régimes spéciaux traduisent
du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris l’émergence d’un troisième ordre (tertium genus) de responsa-
les mesures nécessaires pour l’en préserver » (Soc. 28 févr. bilité (si tant est qu’il y en ait déjà deux…). Ces régimes, qui ne
2002, no 99-17.201, no 99-17.221, no 99-18.389, no 99-21.255, sont que des régimes, relèvent par nature du droit des délits. Il
no 00-10.051, no 00-11.793 et no 00-13.172, Bull. civ. V, no 81 s’agit seulement de délits spéciaux, qui dérogent au droit com-
[7 arrêts], D. 2002. 2696, obs. X. Prétot, RTD civ. 2002. 310, mun de la responsabilité délictuelle. Une analyse plus approfon-
obs. P. Jourdain ; Soc. 31 oct. 2002, no 00-18.359, Bull. civ. die porte à considérer qu’ils favorisent en réalité une meilleure
V, no 336, D. 2003. 644, note Y. Saint-Jours ; Civ. 2e, 12 mai distinction, entre ce qui relève de la responsabilité civile, limi-
2003, no 01-21.071, Bull. civ. II, no 141, D. 2003, somm. 2862, tée à l’indemnisation des dommages causés par des délits ou
note X. Prétot ; Civ. 2e, 8 juill. 2004, no 02-30.984, Bull. civ. II, quasi-délits civils, et ce qui relève de la théorie des dommages
no 394, D. 2004, IR 2474, Gaz. Pal. 2005. 1. 522, note G. Stre- et intérêts contractuels, purgée des concepts de la responsabili-
belle ; Ass. plén. 24 juin 2005, no 03-30.038, Bull. ass. plén. té, puisqu’il s’agit moins en vérité de réparer le dommage causé
no 7, D. 2005. 2375, obs. Y. Saint-Jours, JCP E 2005, no 1201, par l’inexécution du contrat que d’assurer l’exécution par équi-
note P. Morvan ; Civ. 2e, 22 févr. 2007, no 05-13.771, Bull. civ. valent de l’obligation convenue (V. supra, nos 79 et s.). Il serait

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RESPONSABILITÉ (en général)

même possible d’y voir comme un remords pour le droit com- fut pris en compte par la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 (JO
mun, car ils ont de ce dernier, à certains égards, la pureté ori- 5 mars), distinguant ce qui relève de la responsabilité et de l’as-
ginelle, d’avant les méfaits de la contamination par le droit de surance de ce qui dépend de la solidarité nationale et de l’Of-
la défaillance contractuelle (rappr. Ph. RÉMY, Critique du sys- fice national d’indemnisation des accidents médicaux. L’ordon-
tème français de responsabilité civile, Droit et cultures 1996/1, nance no 2005-136 du 17 février 2005 (transposant la directive
p. 31 et s., spéc. I). Les régimes spéciaux ne sont sans doute no 1999/44/CE, 25 mai 1999) instaura un nouveau régime de
pas autonomes, dès lors du moins qu’ils restent dans la mou- protection des consommateurs relatif aux ventes des « biens de
vance de la responsabilité civile, mais complémentaires des ré- consommation » (Responsabilité des vendeurs et fabricants, op.
gimes généraux des articles 1382 et suivants, de sorte qu’ils de- cit., 3e éd., nos 52.280 et s.). Les risques techniques et naturels
meurent assujettis à ceux-ci (V. les substantiels développements ont donné lieu à une loi spéciale (L. no 2003-699 du 30 juill. 2003
de M. POUMARÈDE, thèse préc., nos 278 et s., 480 et s. ; adde : [JO 31 juill.] : Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit.,
L. CLERC-RENAUD, thèse préc.). no 8633).

218. Une des plus importantes de ces lois disparates fut celle 221. Cette œuvre législative est par nature incomplète, désor-
no 98-389 du 19 mai 1998 (JO 21 mai) sur la responsabilité du fait donnée et hétérogène (F. LEDUC, L’œuvre du législateur mo-
des produits défectueux (Responsabilité des vendeurs et fabri- derne : vices et vertus des régimes spéciaux, dans La respon-
cants, op. cit., 3e éd., nos 22.43 et s.), transposition tardive d’une sabilité civile à l’aube du XXIe siècle, RCA juin 2001, p. 50, nos 15
directive communautaire du Conseil no 85-374 du 25 juillet 1985 ; et s. ; ce dernier relève les conséquences fâcheuses de « l’in-
elle présente l’inconvénient d’avoir laissé subsister concurrem- complétude », article préc., no 19 ; L. CLERC-RENAUD, Du
ment les autres régimes (C. civ., art. 1386-18). En revanche, la droit commun et des régimes spéciaux en droit extracontrac-
loi no 2002-303 du 4 mars 2002, relative aux droits des malades tuel de la réparation, thèse préc., nos 87 et s.). Cette consta-
et à la qualité du système de santé, créa un régime spécifique tation nous conduisit à suggérer depuis longtemps une refonte
de responsabilité médicale, « en vérité, une responsabilité délic- radicale (V. infra, nos 252 et s.). « La multiplicité des lois flatte
tuelle spéciale » (Ph. RÉMY, obs. RGDA 2003, p. 96), comme dans les législateurs deux penchants naturels, le besoin d’agir
la loi no 85-677 du 5 juillet 1985 avait déjà consacré un régime et le plaisir de se croire nécessaire » (B. CONSTANT, Principes
particulier pour les accidents de la circulation. Si l’inspiration de politique, 1872, Guillaumin, p. 31) ; mais surtout elle est fâ-
de la loi du 4 mars 2002 est heureuse, sa teneur est insatis- cheuse, signe d’un système juridique de mauvaise qualité. La
faisante, non seulement parce qu’il s’agit encore d’une réforme multiplicité des régimes de responsabilité, certains de droit com-
partielle, mais aussi parce qu’elle instaure un régime complexe mun, d’autres particuliers et complémentaires, créent des situa-
se superposant aux régimes antérieurs, et opérant une distinc- tions de concours ou de conflits (V. M. POUMARÈDE, thèse
tion singulière selon la gravité du dommage (V. sur ce régime, préc., passim ; L. CLERC-RENAUD, thèse préc., passim). De
Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 8563 et s.). plus, elle induit nécessairement une fâcheuse inégalité entre les
Le droit de la concurrence s’est lui-même « objectivé ». Car, si victimes, soit dans la procédure requise pour obtenir l’indem-
nombre de pratiques anti concurrentielles relèvent de la respon- nisation, soit dans l’étendue de celle-ci (selon la remarque de
sabilité subjective (les abus de comportement ou les abus de M. ROBINEAU, Contribution à l’étude du système responsabili-
structure ; V. supra, no 136), d’autres ressortissent à la respon- té, thèse préc., no 105). « La France, qui avait voulu une légis-
sabilité objective. En effet, « une responsabilité objective du fait lation claire, complète, suffisamment précise, harmonieusement
des troubles anormaux de concurrence […] pèse sur les opé- agencée, n’a plus qu’un droit civil fragmentaire, fait de pièces
rateurs lorsque collectivement ou séparément, par une attitude et de morceaux, compliqué et déparé par de trop nombreuses
en elle-même irréprochable, ils font peser une menace sur la lacunes » (F. LARNAUDE, Le code civil et la nécessité de sa ré-
concurrence. L’anormalité – c’est-à-dire l’intensité excessive – vision, dans Le livre du Centenaire, 1904, Rousseau, t. II, 901 s.,
du trouble concurrentiel est bel et bien un fait générateur distinct spéc. p. 909).
de la faute » (M. CHAGNY, Droit de la concurrence et droit com-
mun des obligations, thèse préc., no 501). 222. Les régimes issus de ces lois sont en principe plus favo-
rables aux victimes que les règles du code civil. Parfois, l’objectif
219. Le changement de vocabulaire est notable : nous ne par- a été de corriger les défauts du droit commun de la responsabilité
lons plus de régimes spéciaux de responsabilité mais d’indem- délictuelle ou de la défaillance contractuelle, afin d’assurer une
nisation, car c’est généralement celle-ci qui, dans ces méca- meilleure indemnisation aux victimes de certaines choses (ain-
nismes, est le point de mire plus que la recherche, toujours as- si, pour les dommages causés par le gibier ou par les produits
sez aléatoire, d’un responsable. À cet égard, la loi no 85-677 du défectueux), ou de certaines activités (comme pour l’exploitation
5 juillet 1985 est emblématique, en ce qu’elle part de la victime, et de l’énergie nucléaire, ou pour la transfusion sanguine, avec l’in-
non plus du responsable comme c’était le principe classique. La demnisation des victimes de contaminations iatrogènes). Mais
caractéristique des régimes d’indemnisation est, généralement, le législateur a également été amené à apporter une réponse
« l’absence de rôle causal du débiteur de la réparation dans le fait appropriée à la nouveauté du fait dommageable : tels les dom-
générateur du dommage, a fortiori dans le dommage » (O. SA- mages causés à l’homme ou à l’environnement par les moyens
BARD, La cause étrangère dans le droit privé et public de la res- de transport, individuels ou collectifs, ou par l’énergie nucléaire.
ponsabilité extracontractuelle, thèse préc., no 377). Cependant, Pour le reste, les techniques adoptées par ces lois disparates
la faute continue parfois de jouer un rôle perturbateur dans ces sont variables d’une hypothèse à l’autre. La réparation est tan-
régimes (V. infra, nos 224 et s.). tôt intégrale, tantôt partielle ; cette réparation est dans certains
cas, mise à la charge d’un organisme de Sécurité sociale, dans
220. La litanie des régimes spéciaux s’accroît régulièrement d’autres à la charge de l’État lui-même.
(nous avons tenté d’en dresser un inventaire : Droit de la res-
ponsabilité et des contrats, op. cit., no 8052). Elle touche à la 223. Plusieurs de ces lois sont assorties d’une assurance obli-
fois les secteurs les plus actifs de la vie sociale, notamment les gatoire pour l’agent qui, par son activité, risque de causer le
accidents du travail, les accidents de la circulation et les acci- dommage (pour les propriétaires de voiture, les « promoteurs »
dents de la consommation ; comme, dans les contrats, les dom- d’expérimentation de médicaments, etc.), ou de l’existence d’un
mages dans les transports et ceux de la construction ; ainsi que fonds de garantie volant au secours des victimes qui n’ont pas
les plus sensibles socialement, telle la contamination par le vi- obtenu de réparation (le fonds de garantie automobile, pour les
rus du sida ou les actes de terrorisme. Le risque thérapeutique accidents de la circulation et les accidents de chasse : C. assur.,

Rép. civ. Dalloz - 54 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

art. L. 421-1 et s. ; le fonds de garantie des victimes des actes de importante ; elle resta sur place, gesticulant et hors d’elle, se mit
terrorisme et d’autres infractions : C. assur., art. L. 422-1 et s.). à marcher à reculons sur la route et se jeta sur le phare d’une
Souvent, pour faire bonne mesure, les deux dispositions sont voiture arrivant à très faible vitesse (Civ. 2e civ., 25 mars 1991,
jumelées : obligation d’assurance et existence d’un fonds de ga- no 90-10.466, Bull. civ. II, no 95, D. 1991, IR 116). Dans la
rantie, comme pour l’indemnisation des victimes d’accidents de deuxième affaire, un piéton, en complet état d’ivresse, chance-
la circulation. Généralement, l’assurance obligatoire et l’exis- lant et continuant à boire du pastis directement à la bouteille,
tence d’un fonds de garantie n’excluent pas pour autant l’appli- s’était accroupi sur la chaussée d’un chemin départemental, hors
cation du droit commun de la responsabilité civile (en revanche, agglomération, de nuit, par temps de brouillard réduisant la visi-
la loi no 85-677 du 5 juillet 1985 a un caractère exclusif). Parfois, bilité à 30 mètres, au milieu du couloir de marche de l’automobile
c’est l’État qui prend en charge l’indemnisation (par exemple, (Civ. 2e civ., 6 nov. 1996, no 95-12.428, Bull. civ. II, no 240, RG-
dans le cas de la transfusion sanguine). DA 1997. 170, note A. Favre-Rochex, Gaz. Pal. 1997. 2, pan.
161). Eh bien, pour la Cour de cassation, ces agissements ne
224. Assez paradoxalement, la faute continue parfois de jouer constituent pas une faute inexcusable ! Autrement dit, un citoyen
un rôle perturbateur dans les régimes de responsabilité objective a tout à fait raison de se comporter ainsi, ne serait-ce que de ne
d’origine légale (comme c’est aussi le cas pour les responsabili- pas obéir aux injonctions de la maréchaussée. Les juridictions
tés de plein droit de création prétorienne : V. supra, no 130, pour du fond admettent beaucoup plus libéralement l’exceptionnelle
la responsabilité générale du fait des choses ; supra, no 196, gravité, de sorte que les arrêts de cassation sont nombreux en
pour la responsabilité générale du fait d’autrui). Trois exemples, la matière. Plus près de la réalité, au contact des parties, elles
un anecdotique (bien que tragique), et deux importants (les acci- conservent le bon sens et dénaturent moins que la Cour de cas-
dents de la circulation et la responsabilité du fait des produits dé- sation la notion de faute inexcusable. Il ne faut pas perdre de vue
fectueux). L’anecdotique d’abord : le code des assurances pré- que le droit de la responsabilité n’a pas qu’une fonction de répa-
voit que la réparation de la victime d’un acte de terrorisme peut ration ou de peine privée, il a aussi un rôle préventif, qui joue ici
être refusée ou son montant réduit à raison de sa faute (C. as- à rebours, et alors que les accidents de la circulation demeurent
sur., art. L. 126-1, al. 2). un des grands fléaux nationaux (même si une amélioration cer-
taine s’est produite depuis que le président CHIRAC a inscrit au
225. En principe, la faute de la victime d’un accident de la cir- début de son second septennat la lutte contre ce phénomène
culation n’est pas de nature à affecter le droit à réparation des comme une priorité nationale).
atteintes à sa personne (L. no 85-677 du 5 juill. 1985, art. 3,
al. 1er), sauf s’il s’agit du conducteur du véhicule (véritable vic- 227. Voyons maintenant la situation dans la loi no 98-389 du
time expiatoire de la loi, il peut se voir opposer sa simple faute : 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux.
L. 5 juill. 1985, art. 4 ; mais il est juste de reconnaître que la L’interférence de la faute est ici aussi patente. D’abord, implici-
jurisprudence s’efforce de limiter l’application de cette disposi- tement, par l’exonération pour le risque qualifié par la doctrine
tion défavorable, au prix d’une lourde casuistique ; d’autre part, « de développement », car au fond, il permet au producteur de
les assureurs couvrent directement leurs assurés conducteurs, démontrer qu’il n’a pas commis de faute (C. civ., art. 1386-11,
moyennant un supplément de prime modique). Néanmoins, il en 4° ; V. Responsabilité des vendeurs et fabricants, op. cit., 3e éd.,
va différemment lorsque la faute de la victime est inexcusable nos 22.262 et s. ; l’expression risque de développement est im-
et qu’elle a été la cause exclusive de l’accident (art. 3, al. 1er, propre car, en définitive, ce n’est jamais le risque qui exonère,
in fine). Mais pour certaines victimes présumées particulière- mais le défaut inconnu lors du lancement du produit). Ensuite,
ment fragiles, « âgées de moins de seize ans ou de plus de sa faute lui fait perdre le bénéfice du délai décennal d’extinc-
soixante-dix ans » et celles qui, « quel que soit leur âge », sont tion de l’action en responsabilité (C. civ., art. 1386-16 ; V. op.
« titulaires, au moment de l’accident, d’un titre leur reconnais- cit., nos 22.341 et s.). Enfin, et surtout, il est déchargé de toute
sant un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins responsabilité par la preuve d’une faute de la victime ou d’une
égal à 80 % » (L. 5 juill. 1985, art. 3, al. 2), seule leur faute inten- personne dont celle-ci est responsable (C. civ., art. 1386-13 ; V.
tionnelle peut leur être opposée (L. 5 juill. 1985, art. 3, al. 3, la op. cit., nos 22.281 et s.).
définissant comme la recherche volontaire du dommage). Quant
à la faute inexcusable, elle a été définie comme « la faute volon- 228. Ces solutions sont contradictoires par rapport à la logique
taire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable de régimes objectifs qui ne sont donc, à tout prendre, que qua-
son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » (Ass. si objectifs. La raison en réside dans le poids de la tradition et
plén. 10 nov. 1995, no 94-13.912, Bull. ass. plén. no 6, D. le fait que la faute est tellement consubstantielle à notre civilisa-
1995. 633, rapp. Y. Chartier, JCP 1995. II. 22564, concl. M. Jéol tion, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, qu’il est
et note G. Viney, Gaz. Pal. 1997. 1. 82, note F. Chabas, RTD difficile de l’écarter. Cela ne peut arriver qu’en présence d’une
civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain, Defrénois 1996, p. 762, note volonté législative cohérente et forte, ce qui est rarissime ; les lois
D. Mazeaud ; V. l’analyse de ses éléments constitutifs, objectifs du 5 juillet 1985 et 19 mai 1998 sont des textes de transaction, de
et subjectifs, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., compromis et, comme tels, forcément bâtards (ce qui n’est pas
nos 8190 et s.). Au fond, la faute inexcusable, c’est « le risque péjoratif dans notre esprit, mais un constat ; après tout, le code
bravé » (CARBONNIER, Les obligations, op. cit., no 281). civil de 1804 fut lui-même une œuvre mêlée, où se fondèrent le
droit écrit, le droit coutumier [en réalité, essentiellement la cou-
226. Cette définition n’appelle pas d’objection ; mais la juris- tume de Paris] et le droit révolutionnaire).
prudence l’applique d’une façon invraisemblable, voire extrava-
gante, certes dans l’intérêt de la victime, donc dans l’esprit de c. – Conciliation des lois spéciales.
la loi. Il n’en demeure pas moins choquant de voir des notions
détournées totalement de leur sens obvie, au risque de démo- 229. Le principe de bon sens, donné par la règle Specialia ge-
raliser les citoyens ; à tout prendre, nous préférerions de beau- neralibus derogant, tient son rôle dans le droit de la responsa-
coup abroger l’exclusion de l’article 3. Deux espèces démontre- bilité, en ce sens que les régimes spéciaux instaurés par la loi
ront mieux qu’un long discours la réalité de nos propos. Dans évincent normalement, dans leur domaine, les régimes issus du
une première affaire, la victime, dont la voiture avait été acci- droit commun (parmi lesquels figure la responsabilité générale
dentée, refusait d’obtempérer aux injonctions des gendarmes, du fait des choses), dès lors qu’ils sont de même nature. La loi
lui donnant l’ordre de ne pas rester en plein milieu de la chaus- spéciale doit s’appliquer dans toute sa plénitude aux situations
sée, de nuit, par temps de pluie, en présence d’une circulation qu’elle régit ; la loi générale viendra seulement la compléter, si

mai 2009 - 55 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

elle comporte des lacunes (Ph. le TOURNEAU, Parasitisme et Mélanges Ph. le Tourneau, 2008, Dalloz, p. 275 et s. ; V. notam-
marque notoire, ou de l’application du régime général de la res- ment depuis, Civ. 2e, 8 mars 2001, no 99-14.995 et no 98-17.574,
ponsabilité en présence d’une lacune du droit spécial, Gaz. Pal. Bull. civ. II, nos 46 et 47, reprennent la même formule ; Civ. 2e,
2001. 1, doctr. 497 ; Com. 11 mars 2003, no 00-22.722, JCP 23 sept. 2004, no 01-16.832, Bull. civ. II, no 425, idem ; Civ. 1re,
2004. II. 10034, note O. Debat, Rev. sociétés 2003. 557, note 7 févr. 2006, no 05-10.309, Bull. civ. I, no 57, D. 2006, IR
F. Pollaud-Dulian, JCP E 2003. 1627, no 2, obs. C. Caron, CCE 532, idem ; Civ. 1re, 12 déc. 2006, no 04-20.719, Bull. civ. I,
2003, no 105, note C. Caron ; cet arrêt adopta notre point de vue ; no 551, D. 2007. 542, note E. Dreyer, idem ; Civ. 3e, 1er oct.
comp. M. POUMARÈDE, Régimes de droit commun et régimes 2008, no 07-15.338, Bull. civ. III, no 144, CCE 2008, no 129,
particuliers de responsabilité civile, thèse préc., nos 380 et s.). En 2e esp., RCA 2008, no 328, RJDA 2009, no 6, idem – L’abon-
ce sens, les régimes spéciaux ne sont pas autonomes, dès lors dance des arrêts de la Cour de cassation est le signe que les
du moins qu’ils restent dans la mouvance de la responsabilité juges du fond résistent à la solution. – Cette solution est critiquée
civile, mais complémentaires des régimes généraux des articles par J. TRAULLÉ, thèse préc., mais globalement approuvée par
1382 et suivants, de sorte qu’ils demeurent assujettis à ceux-ci B. DE LAMY, article préc.). Franchissant encore un pas (exces-
(V. les substantiels développements de M. POUMARÈDE, thèse sif), des arrêts de la Cour de cassation excluèrent tout recours à
préc., nos 278 et s., 480 et s.). C’est bien la situation qui, par la responsabilité personnelle, alors même que le préjudice cau-
exemple, a prévalu à propos de la loi no 85-677 du 5 juillet 1985 sé par la liberté d’expression envers les personnes ne relèverait
sur les accidents de la circulation (Droit de la responsabilité et pas de la loi de 1881 (Civ. 1re, 27 sept. 2005, no 03-13.622, Bull.
des contrats, op. cit., nos 8064 et s.) ; l’indemnisation d’une vic- civ. I, no 348, D. 2005, IR 2483, D. 2006. 485, note T. Hassler,
time d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un D. 2006. 768, note crit. G. Lécuyer ; B. DE LAMY, article préc.,
véhicule terrestre à moteur ne peut être fondée que sur les dis- spéc. p. 289 et s. ; Civ. 2e, 25 janv. 2007, no 03-20.506, Bull. civ.
positions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 (Civ. 2e, 10 juin II, no 19, RTD civ. 2007. 354, obs. P. Jourdain). Mais, depuis,
1998, no 96-17.787, RCA 1998, chron. 23 par H. GROUTEL ; la Cour de cassation est revenue à plus de sagesse, redonnant
Civ. 2e, 10 juill. 2008, no 07-18.311, RCA 2008, no 282, obs. au droit commun toute sa place dans les interstices de la loi de
H. Groutel ; le propriétaire de ce véhicule peut donc deman- 1881 (Civ. 1re, 30 oct. 2008, no 07-19.223, Bull. civ. I, no 244,
der au conducteur la réparation de son préjudice matériel même CCE 2008, no 139, note A. Lepage, JCP 2009. II. 10006, note
s’il en est resté gardien). Telle est aussi la raison pour laquelle E. Dreyer).
l’action en concurrence déloyale ou en agissements parasitaires
ne peut être accueillie concurremment à une action en contre- 231. Étant donné l’objet de la loi de 1881, seuls les abus de la li-
façon que lorsque sont établis des actes ou des faits distincts berté d’expression envers les personnes échappent aux articles
de celle-ci (Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., 1382 et 1383 du code civil. Ces textes retrouvent leur empire
no 7019). Ou encore, lorsque les conditions des articles 2 et 3 en présence de critiques abusives de produits ou de services
de la loi no 67-545 du 7 juillet 1967 sur les événements de mer (exemples : Civ. 2e, 19 oct. 2006, no 05-13.489, Bull. civ. II,
sont réunies, ce régime exclut les règles du droit commun, no- no 282, JCP 2006. II. 10195, note F. Pollaud-Dulian ; Civ. 1re,
tamment l’article 1382 (Civ. 2e, 1er avr. 1999, no 97-12.216, Bull. 8 avr. 2008, no 07-11.251, Grenpeace c/ SPCEA, Bull. civ. I,
civ. II, no 63, DMF 2000. 315, obs. Ph. Delebecque, D. 1999, no 104, D. 2008, pan. 2898, obs. P. B., RTD civ. 2008. 487,
somm. 264, obs. Ph. Delebecque). De même, en cas d’abor- 1re esp., obs. P. Jourdain ; Com. 8 avr. 2008, no 06-10.961
dage de deux bateaux de navigation intérieure, seule la loi du et no 07-11.251, Esso c/ Grenpeace, Bull. civ. IV, no 79, RTD
5 juillet 1934 est applicable, à l’exclusion de l’article 1384, alinéa civ. 2008. 487, 2e esp., obs. P. Jourdain, LPA 23 mars 2009,
1er in fine (Com. 5 nov. 2003, no 02-10.486, Bull. civ. IV, no 159, no 58, p. 5, note Ph. Mozas). Cette solution est évidemment
D. 2003, IR 2869, RJDA 2004, no 379, 1re esp., DMF 2004. 331 ; regrettable, puisqu’elle conduit à mieux protéger les personnes
Com. 18 mars 2008, no 06-20.558, Bull. civ. IV, no 63, D. 2008, que les biens, les conditions d’application de la loi de 1882 étant
AJ 986, obs. X. Delpech). plus rigoureuses que celles de la responsabilité pour faute ex-
tracontractuelle. Aussi, la Cour de cassation admet difficilement
230. Une des applications les plus notables de la règle « ce qui l’existence d’une faute en cas de critique de produits ou de ser-
est spécial déroge à ce qui est général » n’est apparue qu’au vices. En effet, elle considère qu’il n’y a pas d’abus dès lors que
début des années 2000, à propos des abus de la liberté d’ex- l’association auteur des critiques agit conformément à son objet,
pression. Quelqu’un ne peut agir contre l’auteur de diffamations dans un but d’intérêt général et par « des moyens proportionnés
ou d’injures sur le fondement de l’article 1382 du code civil que à cette fin » (Civ. 2e, 19 oct. 2006, no 05-13.489, préc. ; Civ. 1re,
si les propos incriminés ne relèvent pas d’une qualification pré- 8 avr. 2008, no 07-11.251, Grenpeace c/ SPCEA, préc. ; Com.
vue par la loi du 29 juillet 1881, sauf à invoquer un élément dis- 8 avr. 2008, no 07-11.251, Esso c/ Grenpeace, préc. ; dans les
tinct lui causant préjudice. La cour d’appel de Paris affirma ain- trois cas, pas d’abus par application de ces trois critères ; adde,
si que « le régime général de la responsabilité civile, qu’aucun à propos de la proportionnalité entre la protection de la vie privée
texte n’exclut en matière de presse ou d’édition, ne peut toute- et les droits de la défense : Civ. 1re, 16 oct. 2008, no 07-15.778,
fois trouver à s’appliquer que lorsque la publication litigieuse ne Bull. civ. I, no 230, D. 2008, AJ 2726 ; V., sur cette hiérarchie des
relève pas des dispositions spéciales de la loi du 29 juillet 1991 valeurs inspirant ces arrêts, G. LÉCUYER, Liberté d’expression
ou de celles des articles 9 et 9-1 du code civil » (CA Paris, 12 mai et responsabilité. Étude de droit privé, préf. L. Cadiet, 2006,
2000, D. 2000. 796, note D. Boccara). Plus radicalement, l’as- Dalloz ; C. GEIGER, Droit des marques et liberté d’expression.
semblée plénière de la Cour de cassation jugea le 12 juillet 2000 De la proportionnalité de la libre critique, D. 2007, chron. 884 ;
que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par et, d’une façon plus générale, P. PUIG, Hiérarchie des normes :
la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fonde- du système au principe, RTD civ. 2001. 749).
ment de l’article 1382 du code civil » (Ass. plén. 12 juill. 2000,
no 98-10.160 et no 98-11.155, Bull. ass. plén. no 8, deux ar- 232. Ce principe de la spécialité n’est en rien contredit par les
rêts [revirement par rapport à la position antérieure de la Cour cumuls possibles de certains régimes de droit commun, ou plu-
de cassation] ; S. MARTIN-VALENTE, La place de l’article 1382 tôt leur superposition, puisque ceux-ci sont en théorie tous pla-
du code civil en matière de presse depuis les arrêts de l’Assem- cés sur le même plan. Par exemple, les dispositions de l’article
blée plénière du 12 juillet 2000. Approche critique, Légipresse L. 143-2 du code de commerce « n’interdisent pas à l’acqué-
2003/202, p. 71 et 89 ; B. DE LAMY, Les tribulations de l’article reur d’un fonds de commerce de rechercher la responsabilité de
1382 du code civil au pays de la liberté d’expression, Libre droit, droit commun de vendeur, notamment pour dol » (Com. 15 janv.

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RESPONSABILITÉ (en général)

2002, no 99-18.774, Bull. civ. IV, no 11, RJDA 2002, no 490). faux dilemme, et la combinaison de ces deux notions ne peut
En revanche, l’article 1386-18 du code civil lui apporte une dé- aboutir qu’à une impasse. Il proposait leur dépassement, en en-
rogation notable à propos de la responsabilité du fait des pro- visageant la question d’une façon neuve, en partant de la victime,
duits défectueux : « Les dispositions du présent titre ne portent qui a droit à la sécurité, de sorte que réparation lui est due, dès
pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se qu’une atteinte illicite a été portée à sa personne et à ses biens
prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou (en revanche, les dommages de nature purement économique
extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsa- ou morale, indépendants de toute atteinte corporelle ou maté-
bilité » (V. Responsabilité des vendeurs et fabricants, op. cit., rielle, ne sont pas garantis, parce qu’ils sont la suite normale de
3e éd., no 22.54). Cette disposition est emblématique de la com- l’exercice du droit d’agir et de nuire que possède l’auteur du dom-
plexité croissante du droit de la responsabilité. mage). Dans la théorie de la garantie, les droits de celle-ci sont
protégés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, comme l’est le droit
de propriété, le droit au nom ou les droits d’auteur, dont la pro-
ART. 3. – DÉPASSEMENT. tection est assurée de façon objective, indépendamment de la
faute éventuelle de l’auteur du dommage ou du risque qu’il a pu
233. Le mouvement en faveur des régimes spécifiques d’indem-
créer. Toutefois, la faute continue de jouer un rôle dans la théorie
nisation continue sur sa lancée. Comme l’a fort justement écrit
de la garantie pour être réprimée par une peine privée et, en de-
P. REMY, sans chercher « à deviner l’avenir », on peut « pa-
hors de celle-ci, pour permettre l’indemnisation dans les circons-
rier que notre système juridique continuera à subir la proliféra-
tances qu’elle n’embrasse pas. La thèse de STARCK se voulait
tion des dommages (c’est la rançon d’un monde que nous avons
une présentation nouvelle du droit positif, alors que cette théorie
rempli de choses dangereuses) et l’augmentation du coût de la
ne reposait sur aucun fondement textuel sérieux (son auteur le
réparation (c’est la rançon de nos miracles médicaux) » (Critique
reconnaissait loyalement), et non comme une reconstruction de
du système français de responsabilité civile, article préc., spéc.
lege ferenda, ce qui limita sans doute sa portée ; son influence
p. 32). Dans le prolongement de la vague écologique, des sou-
fut nulle en législation. Cependant, elle connut un retentissement
haits s’élèvent quant aux dommages environnementaux, allant
considérable dans la doctrine, et de façon plus discrète mais tout
au-delà des dispositions de la loi no 2008-757 du 1er août 2008,
aussi certaine en jurisprudence. Il est indéniable que cet auteur
transposant la directive no 2004/35/CE (car les exigences quant
contribua largement au changement contemporain de perspec-
au respect de l’environnement par les entreprises s’accroissent
tive qui s’est opéré dans le droit de la responsabilité civile, s’in-
[comp. Rép. sociétés, Vo Responsabilité sociale des entreprises
téressant en priorité à la victime comme créancière d’indemnité,
[Entreprise et éthique environnementale] ; V. sur l’environnement
plus qu’à l’auteur du dommage (du reste, notre plaidoyer pour un
supra, no 77 ; V. Environnement). D’autre part, un vibrant appel
« droit des dommages corporels » participe de cette tendance :
a été lancé en faveur d’une sanction, par la responsabilité civile,
V. infra, nos 252 et s.) et, avec son « droit à la sécurité », à la
des atteintes au vivant, définies comme les atteintes d’origine
promotion des « droits créance ».
humaine portées à tout ce qui vit et à tout ce qui est nécessaire
à la vie, bien au-delà du droit positif (L. NEYRET, Atteinte au vi- 236. C’est dans cette mouvance que peut être classée la propo-
vant et responsabilité civile, préf. C. Thibierge, 2006, LGDJ ; et sition plus récente d’un « droit à la sûreté » (C. RADÉ, Réflexions
du même auteur, V. Environnement). L’imagination est féconde, sur les fondements de la responsabilité civile. 2. Les voies de la
et ses possibilités infinies, conduisant parfois à des magna deli- réforme : la promotion du droit à la sûreté, D. 1999, chron. 323),
ramenta… qui ne nous paraît pas très réaliste. Au surplus, nous ne croyons
pas beaucoup aux « droits créance » (qui nous paraissent parti-
234. Au-delà des propositions partielles pour améliorer le sort ciper des « faux droits », dénoncés par le doyen CARBONNIER).
des victimes, ou des « responsables », quatre visions renouve- Certes, il y a un droit naturel à la sécurité, comme le notait déjà
lées ont été présentées. La première est la théorie de la garantie HOBBES dans son Léviathan, mais il signifie seulement (encore
(V. infra, nos 243 et s.). La deuxième, très à la mode, est le prin- que ce soit déjà beaucoup) que l’État doit garantir celle-ci (il est
cipe de précaution (V. infra, nos 245 et s.). La troisième tend à la vrai qu’il ne l’assure plus qu’avec une efficacité relative). Certes
création d’une responsabilité générale sans faute, liée à la réa- encore, il existe aussi vrai un droit à la sûreté, selon l’article 2
lisation d’une mise en danger comportant un risque caractérisé de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
(V. infra, nos 252 et s.). Enfin, la dernière, qui vole plus directe- 1789, dont le sens est précisé par l’article 7, à savoir que « nul
ment au but, milite pour l’instauration d’un droit des dommages homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas
corporels, permettant l’indemnisation automatique et forfaitaire déterminés par la Loi et selon les formes qu’elle a prescrites … ».
des victimes de tous les dommages corporels, quelle qu’en soit Assurément, ce droit est fondamental, d’autant qu’il a été renfor-
l’origine (V. infra, nos 256 et s.). Mais l’une ou l’autre de ces cé depuis par diverses lois (dont le C. pr. pén.) et surtout par la
théories ou réformes, quelque fondamentales qu’elles soient, ne Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
saurait dispenser le législateur de refondre entièrement le droit et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (sur le res-
de la responsabilité civile (V. infra, nos 264 et s.). pect de laquelle veille jalousement, et même avec excès, la Cour
européenne des droits de l’homme, qui s’est affranchie de toutes
§ 1er. – Garantie. normes [V. la vigoureuse et pertinente critique de B. EDELMAN,
La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction ty-
235. L’inventeur et le chantre de la théorie de la garantie fut rannique ?, D. 2008. 1946], et s’est arrogée le pouvoir de censu-
B. STARCK (Essai d’une théorie générale de la responsabilité ci- rer les lois des États membres [V. J. FOYER, Sur les chemins du
vile considérée en sa double fonction de garantie et de peine pri- droit avec le Général. Mémoires de ma vie politique, 1944-1988,
vée, thèse préc. [supra, no 175] ; adde : Domaine et fondement 2006, Fayard, p. 293 et s.]). Mais il n’a aucun rapport, même
de la responsabilité sans faute, RTD civ. 1958. 475 ; H. RO- lointain, avec l’acception de sûreté que lui donne l’auteur précité.
LAND et L. BOYER, continuateurs du manuel de B. STARCK, Du reste, la reconnaissance d’un tel droit à la sûreté risquerait
furent aussi très favorables à la théorie de la garantie : Les obli- de mener tout droit à une société contentieuse à l’américaine,
gations, t. II, Responsabilité délictuelle, 5e éd., 1996, Litec, nos 61 qui nous semble redoutable et contraire à une saine conception
et s.). Pour cet auteur, le choix entre la faute et le risque est un de l’homme, libre et responsable de ses actes. Si l’objectif est

mai 2009 - 57 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

d’assurer à chaque victime une réparation, encore une fois, un principe de précaution, une nouvelle éthique de la responsabili-
droit des dommages corporels nous semble le chemin le moins té ?, Rev. jur. envir. 2001 [no spéc.], p. 75 et s., exposant que
hasardeux et le moins onéreux pour y parvenir. le principe de précaution pourrait renforcer l’efficacité de la res-
ponsabilité civile quant à l’indemnisation et à la prévention, au
prix de quelques aménagements).
§ 2. – Principe de précaution.

237. Le principe de précaution, apparu en Allemagne (Vorsorge- 239. Admettre le principe de précaution comme un fondement
prinzip), tend à se répandre partout comme élément « incontour- nouveau conduirait à de grands bouleversements, une res-
nable » de la « pensée unique » dominante ; mais sans que son ponsabilité sans victime, sans préjudice et sans indemnisation,
contenu soit toujours consistant, de sorte qu’il donne souvent comme l’a relevé D. MAZEAUD (Responsabilité civile et pré-
l’apparence de n’être qu’une pieuse incantation (bien qu’il ait caution, dans La responsabilité civile à l’aube du XXIe siècle,
donné lieu à des études de qualité, notamment celle de M. BOU- RCA juin 2001. 72, nos 19 et s. ; aussi nous ne suivons pas
TONNET [Le principe de précaution en droit de la responsabilité O. LUCAS [La Convention européenne des droits de l’homme
civile, préf. C. Thibierge, 2005, LGDJ] : l’auteur plaide pour qu’il et les fondements de la responsabilité civile, JCP 2002. I.
devienne un véritable principe de responsabilité civile, destiné à 111, nos 13 et s.], pour lequel la CEDH « offre au principe de
l’évitement de certains risques ; il en découlerait une action pré- précaution l’opportunité d’être libéré du carcan de la faute », et
ventive et collective ; adde : O. GODARD [sous la dir.], Le prin- y trouvant une large possibilité d’extension de la responsabilité,
cipe de précaution dans la conduite des affaires humaines, préf. qui ne serait contenue « que par le principe de subsidiarité
M. Long, 1997, Maisons des sciences de l’homme ; L. BAGHES- du droit européen des droits de l’homme, dans ses rapports
TANI-PERREY, Le principe de précaution : nouveau principe avec le droit interne »). Si la France est sans doute le pays
fondamental régissant les rapports entre le droit et la science, d’Europe dans lequel le principe de précaution donne le plus
D. 1999, chron. 457 ; G.-J. MARTIN, La mise en œuvre du prin- lieu à débats, il est aussi paradoxalement celui dans lequel
cipe de précaution et la renaissance de la responsabilité pour il est le moins appliqué directement. Pas une seule décision
faute, Cah. dr. entr. 1999/1, p. 3 et s. ; D. MAZEAUD, Famille et judiciaire importante n’a été rendue sur lui depuis qu’il a été
responsabilité [Réflexions sur quelques aspects de « l’idéologie inséré dans la Constitution ; toutefois, il est probable que son
de la réparation »], Mélanges Pierre Catala, 2001, Litec, p. 569 existence a freiné des initiatives, dont certaines étaient peut-être
et s. ; D. BOURG et J.-L. SCHLEGEL, Parer aux risques de de- périlleuses mais dont d’autres eussent été bénéfiques pour la
main, le principe de précaution, 2001, Seuil). Son émergence ré- Nation (V. aussi infra, no 240).
cente accuse cette fonction préventive, sous ses deux aspects.
À certains égards, il est de nature à favoriser l’extension de la 240. Ainsi, le principe de précaution a une visée beaucoup plus
responsabilité pour faute. Il existait de façon latente dans divers large que le devoir traditionnel de prévention. Alors que ce der-
domaines. Il fut, par exemple, jugé que « la loyauté des relations nier reposait sur une démarche rationnelle fondée sur un risque,
commerciales imposait à la société [X] de se démarquer de son clairement connu, pouvant être évalué et prévenu, celui-là re-
concurrent » (CA Paris, 16 févr. 2000, PIBD 2000. III. 324) ; pose sur des risques hypothétiques et invérifiables (dans les do-
que commet une faute le médecin anesthésiste qui n’a pas pris maines de la santé, de la bioéthique et de l’environnement [V.
toutes les précautions qui lui incombaient (T. confl. 14 févr. 2000, sur celui-ci supra, no 77]). Il tend à instaurer « une responsa-
Ratinet, Bull. T. confl. no 2) ; qu’une société aurait dû, en embau- bilité au bénéfice du doute à la charge de tous ceux qui n’au-
chant un employé, s’assurer qu’il était libre de tout engagement ront pas adopté une conduite appropriée dans la perspective
et qu’aucune clause de non-concurrence ne le liait à son ancien d’anticiper, de prévenir […] les simples risques susceptibles de
employeur (CA Paris, 10 janv. 2001, D. 2001, somm. 1311, dommages qui menacent l’avenir de notre civilisation » (D. MA-
2e esp., obs. Y. Serra) ; qu’un fabricant ou un distributeur d’un ZEAUD, Responsabilité civile et précaution, article préc., no 3).
médicament, à propos duquel la littérature scientifique émettait Toutefois, il ne vise pas toutes les situations créatrices d’un dan-
des doutes quant à son innocuité, aurait dû le retirer du marché ger éventuel, mais celles qui sont marquées par les deux ca-
en vertu de son obligation de vigilance (Civ. 1re, 7 mars 2006, ractères suivants : un contexte d’incertitude scientifique associé
no 04-16.179, Bull. civ. I, no 142, D. 2005, IR 812, JCP 2006. I. à l’éventualité de dommages graves et irréversibles (atteignant
166, no 8, obs. Ph. Stoffel-Munck), etc. Une application notable certains intérêts collectifs). À tout prendre, il ne s’agit que de la
existait et existe en matière de contrefaçon de dessin ou modèle, redécouverte, sous un nouveau nom, de la vertu morale et juri-
où il est traditionnel de condamner fabricants, importateurs ou dique de prudence, au sens aristotélicien (dans le même sens,
vendeurs lorsqu’ils n’ont pas vérifié que le modèle déposé qu’ils C. BLOCH, L’obligation contractuelle de sécurité, préf. R. Bout,
fabriquent, importent ou vendent n’était pas protégé (Droit de la 2002, PUAM, nos 342 et s. ; et, dans un sens voisin, S. GRAYOT,
responsabilité et des contrats, op. cit., no 3758). Mais c’est en thèse préc., nos 467 et s.). Mais la prudence entendue large-
droit international qu’il a été le mieux mis en lumière. ment, y compris envers les générations à venir (et dont les me-
sures d’application relèvent alors pour l’essentiel de choix poli-
238. Ce principe conduit à prendre en compte non plus les dom- tiques). Il ne suscite donc pas de méfiance en soi, même s’il
mages mais les risques et, plus encore, les risques incertains : est actuellement l’objet d’un engouement sans doute excessif,
« À considérer comme fautif, non seulement celui qui n’aura risquant de générer des effets pervers, notamment l’attentisme
pas pris les mesures de prévention du risque connu ou prévi- devant les progrès techniques et l’excès de prudence ; il risque
sible, mais également celui qui, en situation d’incertitude ou de aussi de conduire les pouvoirs publics à intervenir à l’excès dans
doute, n’aura pas adopté une démarche de précaution, consis- les moindres recoins de l’activité quotidienne, comme on peut le
tant, par exemple, à retarder la mise en vente d’un produit… » constater en France, où la réglementation est de plus en plus foi-
(G.-J. MARTIN, Précaution et évolution du droit, D. 1995, chron. sonnante dans tous les domaines. De plus, il porte « les germes
299, spéc. II, 1°). L’auteur craint que cette « refondation » de la de contentieux à venir fondés sur une question inédite pour les
responsabilité pour faute ait pour corollaire, à terme, l’exclusion décideurs tant publics que privés : “comment avez-vous géré l’in-
de la responsabilité objective. Cette alarme est injustifiée : la certitude ?” » (Ph. BRUN, Rapport introductif, dans La respon-
reconstruction du droit de la responsabilité doit s’opérer en dis- sabilité civile à l’aube du XXIe siècle, RCA juin 2001. 2, no 34).
tinguant la nécessaire garantie des victimes de dommages cor- Un tribunal appliqua le principe, de manière contestable, à pro-
porels et la sanction, hors de ce domaine, des véritables com- pos d’antennes relais de téléphonie mobile (TGI Grasse, 17 juin
portements fautifs (V. infra, nos 252 et s. ; comp. C. RADÉ, Le 2003, publié après S. KOWOUVIH, Les troubles anormaux de

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RESPONSABILITÉ (en général)

voisinage et les antennes relais de téléphonie mobile : une uti- avec les délires écologiques et sanitaires, 2007, Plon]). D’où
lisation inédite du principe de précaution en matière de respon- la place donnée au principe de précaution, magnifié, haussé au
sabilité civile, RCA 2003, étude 29) : le jugement emploie l’ex- rang de mythe fondateur, se substituant aux défuntes idéologies.
pression de « principe de précaution renforcée » ; il fut mainte-
nu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence (8 juin 2004, D. 2004. 242. Mais, si l’on n’y prend garde, s’il était mal compris, le prin-
2678, note M. Boutonnet), qui toutefois ne se fonda pas sur le cipe de précaution (louable en lui-même) pourrait se révéler un
principe de précaution, mais sur l’existence d’un trouble anormal frein à la recherche et à l’activité industrielle, laissant croire que
de voisinage (assez hypothétique). Un autre jugement mêle les tous les risques peuvent être anticipés et, grâce aux pouvoirs
deux aspects (TGI Nanterre, 18 sept. 2008, 07/02173, D. 2008. publics, l’imprévu éliminé. N’est-ce pas là le signe d’un orgueil
2916, note M. Boutonnet, JCP 2008. II. 10208, note J.-V. Borel, démesuré ? À terme, les pays qui auront sublimé le principe de
JCP 2009. 123, no 4, obs. Ph. Stoffel-Munck, 2e esp., consi- précaution connaîtront le déclin et l’engourdissement : la muta-
dérant que le risque de dommage sanitaire constitué par l’an- tion des apprentis sorciers en « belles au bois dormant » est-elle
tenne relais constitue un trouble de voisinage devant être pris souhaitable ? Une position intermédiaire ne serait-elle pas pré-
en compte au nom du principe de précaution). Ces deux juge- férable ? La prudence n’est pas l’art d’esquiver risques et res-
ments furent maintenus par les cours d’appel d’Aix-en-Provence ponsabilité, mais celui d’assurer l’efficacité de l’action. L’homme
(CA Aix-en-Provence, 8 juin 2004, D. 2004, 2678, note M. Bou- prudent est celui qui sait discerner, avec rectitude et audace, ce
tonnet) et de Versailles (CA Versailles, 14e ch., 4 févr. 2009, qu’il convient de faire. La prudence est sagesse en action. Oui,
no 08/08775, Bouygues, D. 2009. AJ. 499, D. 2009. 819, note l’authentique prudent est homme d’action, un aventurier même.
M. Boutonnet, RLDC 2009. 17, note C. Quézal-Ambrunaz, JCP Le développement des sciences et des techniques est un pro-
2009, act. 73, obs. crit. C. Bloch, Gaz. Pal. 11 mars 2009, longement de l’aventure humaine ; l’un et l’autre interagissent
no 71, p. 64, somm. obs. A. Sultan, RCA 2009, no 75, note continuellement, l’homme trouvant par les moyens techniques
G. Courtieu ; M. BOUTONNET, Le risque, condition “de droit” de nouvelles possibilités d’exploration, de reconfiguration et de
de la responsabilité civile, au nom du principe de précaution ?, développement de la création, qui n’est jamais achevée. La
D. 2009, chron. 819 ; en revanche, la CA d’Aix-en-Provence technique est l’une des dimensions essentielles de l’inventivité
considéra, dans un arrêt du 15 sept. 2008 [JCP 2009. 123, de la vie. Puissions-nous ne pas l’oublier… Le principe de pré-
no 4, obs. Ph. Stoffel-Munck, 1re esp.], qu’une antenne relai ne caution, soit ! Mais nous souhaitons qu’il n’occulte pas le principe
présente pas de danger et refusa donc d’en ordonner le démon- de réalité (car il y a loin de la connaissance d’une éventualité à
tage). Toutefois, les cours d’appel d’Aix-en-Provence et de Ver- la capacité de prendre toute la mesure de la réalité, et d’en ti-
sailles ne se fondèrent pas sur le principe de précaution, mais rer les conclusions nécessaires), et ce que nous appellerons le
sur l’existence d’un trouble anormal de voisinage. L’arrêt de la principe de risque (de prise de risque, réfléchie, à bon escient)
cour d’appel de Versailles du 4 février 2009 condamna un opé- ou, si vous préférez, le principe d’audace ! « Le risque n’est pas
rateur à retirer son antenne relais, sur la base d’un syllogisme le danger, et il ne faut pas confondre s’engager et s’exposer »
consternant : après avoir longuement expliqué qu’aucune étude (B. VERGELY, Petit précis de morale, 2005, éd. Milan, p. 136).
scientifique ne montrait l’existence d’un risque, même infime, sur La sagesse « n’est pas l’immobilisme mais l’intelligence de l’ac-
la santé des antennes de téléphonie mobile, l’arrêt indique qu’à tion » (B. VERGELY, op. cit., p. 138). Le plus grand risque serait
l’inverse « aucun élément ne permet d’écarter péremptoirement de ne plus prendre de risques. « Toujours choisir la sécurité est
l’impact sur la santé publique de l’exposition de personnes » à à coup sûr un très grand risque » (Ph. VUITTON, Peurs ?, 2006,
leurs ondes ! (dans un avis du 4 mars 2009, l’Académie de mé- Ellébore). Pierre et Marie CURIE eussent-ils pu effectuer leurs
decine a indiqué que les antennes relais ne présentent pas de recherches sur le radium, s’ils avaient été bridés par le principe
danger pour la santé). Enfin, il ne faudrait pas que le principe de précaution ? Celui qui sème peu, récolte peu. Il n’existe pas
de précaution dégénérât dans la recherche du « risque zéro ». Il de sécurité absolue. Il y aura toujours des événements dan-
est difficile de trouver le point d’équilibre entre la prise de risque gereux imprévus ou irrésistibles (sans compter des individus ne
et son refus, entre la témérité et la pusillanimité. respectant pas la loi). Et, en aucun cas, la responsabilité ne sau-
rait être la panacée contre tous les périls de l’aventure humaine.
241. Longtemps, le progrès fut perçu comme forcément béné-
fique, innocent en quelque sorte, et vécu de façon insouciante. 243. À l’instigation de la Communauté européenne (Traité CE,
Ce n’est plus le cas. Nous découvrons, ou redécouvrons, que art. 174, 2), le législateur français a érigé directement le principe
le progrès recèle en son sein des forces des ténèbres. Nous de précaution au rang de règle directrice du droit de l’environ-
vivons dans un « monde désenchanté », du désarroi, du doute nement (C. env., art. L. 110-1, mod. L. no 2002-276 du 27 févr.
et de l’inquiétude. Les hommes craignent désormais d’être des 2002, JO 28 févr. ; C. rur., art. L. 200-1, mod. par L. no 95-101 du
apprentis sorciers, de provoquer des catastrophes durables et 2 févr. 1995, JO 3 févr., abrogé par Ord. no 2000-914 du 18 sept.
irréversibles. Le « postmodernisme » camoufle souvent la perte 2000, JO 21 sept. ; et surtout, la loi constitutionnelle no 2005-205
de confiance dans le progrès, voire un catastrophisme techno- du 1er mars 2005, JO 2 mars, relative à la Charte de l’environ-
phobe (associé à son sous-produit, le journalisme d’épouvante), nement, art. 5 : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien
et la crainte de la croissance économique. Des Cassandre de qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait
plus en plus nombreux empoisonnent notre temps. D’une socié- affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les au-
té animée à l’excès par l’ivresse du progrès, nous sommes pas- torités publiques veillent, par application du principe de précau-
sés insensiblement à une société minée à l’excès par le risque et tion et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de
la peur qu’il suscite, avivée par certains idéologues écologistes procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures
à la recherche d’un mythique monde parfait (les craintes des cli- provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du
matologues sont parfois exagérées [ainsi l’heureuse améliora- dommage » ; V. son commentaire par J. ROCHFELD, RTD civ.
tion de la qualité de l’air en Europe, depuis une trentaine d’an- 2005. 470 ; V. aussi sur l’environnement supra, no 77 ; V. Envi-
nées, a contribué sensiblement au réchauffement de la planète, ronnement). Il l’a consacré aussi, mais indirectement, à propos
dont on nous rebat tant les oreilles ; et comme cette baisse de la de l’obligation de prévention relative à la sécurité des produits
pollution est maintenant stabilisée, le réchauffement dû à cette envers les consommateurs. Qui met un produit sur le marché
cause devrait cesser ; V. Le Figaro, 19 janv. 2009, p. 14] ; et les doit adopter les mesures lui permettant d’être tenu informé des
suggestions des écologistes souvent très contestables [V. J. DE risques qu’il peut présenter et d’engager les actions nécessaires
KERVASDOUÉ, Les prêcheurs de l’apocalypse. Pour en finir pour maîtriser ces derniers (C. consom., art. L. 221-1-2, II, aj.

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RESPONSABILITÉ (en général)

par Ord. no 2004-670 du 9 juill. 2004, JO 10 juill.). Autrement ou psychique d’autrui. Le préjudice causé aux biens n’est indem-
dit, l’auteur de la mise sur le marché doit « suivre » le produit, nisable que si le demandeur a également subi des lésions cor-
afin de réagir s’il se révèle dangereux, soit en le retirant du mar- porelles. Le dommage à l’environnement peut également être
ché, soit en le modifiant. Cette obligation de « suivi » apparaît réparé. 2. L’exploitant est aussi responsable pour le fait des
comme un prolongement du principe de précaution, une sorte personnes entrant légitimement dans la sphère du risque carac-
de principe de précaution a posteriori. L’obligation de suivre le térisé. Seules les causes d’exonération admises par les règle-
cheminement des produits et services, leur « traçabilité », qui ments particuliers, adoptés en vertu de ce principe général, sont
tend à devenir une règle générale (Droit de la responsabilité et applicables et ce, uniquement aux activités spécifiquement dan-
des contrats, op. cit., nos 3658 et 8482), apparaît comme un ins- gereuses qu’ils reprennent. 3. Lorsque le demandeur a prouvé
trument du principe de précaution (V. sur la « traçabilité », Ph. la vraisemblance du rattachement du dommage au risque ca-
PEDROT [sous la dir.] Traçabilité et responsabilité, 2003, Eco- ractérisé de l’activité spécifiquement dangereuse, il est présumé
nomica). que le préjudice rentre dans la sphère de ce risque. Il revient
alors à l’exploitant de démontrer que le rattachement n’existe pas
§ 3. – Droit de la mise en danger d’autrui. en réalité. 4. Un règlement particulier peut imposer l’existence
d’une couverture d’assurance ou d’une garantie financière ainsi
244. Une thèse de grande qualité a apporté une contribution que la contribution à un fonds de garantie, à charge de l’exploi-
importante au débat sur la réforme du droit de la responsabili- tant d’une activité spécifiquement dangereuse reproduite sur les
té (G. SCHAMPS, La mise en danger : un concept fondateur listes. Une intervention de l’État peut également être prévue. 5.
d’un principe général de responsabilité. Analyse de droit com- Les dispositions régissant la responsabilité à raison d’un risque
paré, préf. R. Dalcq, 1998, LGDJ). Son auteur suggère d’établir caractérisé déterminé restent d’application » (op. et loc. cit.).
un principe nouveau d’une responsabilité générale sans faute ;
il serait lié à la réalisation d’une mise en danger comportant un 247. Ce texte, sans doute un peu lourd, car l’auteur a voulu qu’il
risque caractérisé (il précise que ce principe général est totale- fût complet, est de bonne législation en ce qu’il recourt à des
ment différent, inconciliable, écrit-il, avec la notion de mise en notions-cadres (activité spécifiquement dangereuse, l’exploitant,
danger du droit pénal ; thèse préc., p. 965 et s.). La nouveau- risque caractérisé, sphère du risque caractérisé, etc.). Chaque
té oblige sans doute à cette appellation, laborieuse parce que terme de cette formule, comme toujours lorsqu’il s’agit d’une in-
descriptive, mais il aurait été sans doute plus efficace de l’assor- novation, mérite une explication et, si cette proposition devenait
tir d’un titre bref et évocateur. Une idée, pour prendre racine, a une loi, les juges auraient la tâche de les interpréter. L’auteur n’a
besoin d’une image parlante, ce que les publicitaires savent si pas manqué d’apporter, dans la suite de son ouvrage, des éclair-
bien faire. La proposition n’est pas sortie tout armée de la tête cissements sur ce qu’elle entend et attend (mais ce qu’il en ad-
de Mme G. SCHAMPS : elle s’est inspirée d’expériences me- viendrait, si ce texte devenait loi, demeure un mystère). La pro-
nées dans diverses contrées, tant du fait du législateur (en Italie, position est dotée d’une grande généralité apparente. Mais elle
l’art. 2055 du code civil, thèse préc., p. 17 et s. ; aux Pays-Bas comporte deux importantes limites. D’abord, elle prévoit un ré-
dans l’actuel code civil, thèse préc., p. 134 et s. ; sans compter gime de présomption de responsabilité, puisque l’exploitant peut
le projet suisse) que de la jurisprudence (en Angleterre, thèse être exonéré en prouvant que le dommage n’est pas rattaché à
préc., p. 417 et s. ; aux États-Unis, thèse préc., p. 553 et s.). Mais son activité. Ensuite, parce que les régimes spécifiques régis-
sa proposition est réellement personnelle, en ce sens qu’elle ne sant la responsabilité à raison d’un risque caractérisé déterminé
reprend aucun des systèmes exposés, et qu’elle n’a pas essayé resteraient applicables (ainsi, du reste, concurremment, les ré-
de créer un régime les synthétisant. Les deux extraits suivants, gimes classiques de responsabilité) : la nouvelle règle cherche
tirés de l’introduction du premier chapitre de la seconde partie, davantage à combler les lacunes du droit et à s’appliquer aux
donnent la substance de cette construction doctrinale. nouvelles mises en danger qu’à suppléer la législation existante
(thèse préc., p. 1000, no 3 de la conclusion). Il résulte de cela
245. L’auteur résume lui-même les éléments essentiels de son que, non seulement le droit de la responsabilité conserverait une
principe général de la façon suivante « 1. L’exploitant d’une acti- grande complexité, mais encore que la victime d’un dommage
vité spécifiquement dangereuse est tenu de réparer le dommage corporel ne serait pas certaine d’obtenir une réparation. Aussi,
qui peut être rattaché à la réalisation du risque caractérisé que tout en admirant la qualité de cette proposition, et en reconnais-
celle-ci ou que la situation en résultant après sa cessation com- sant que son admission serait un gain, nous persistons à prôner
portent, même si cette activité est tolérée par l’ordre juridique. une réforme plus radicale, un droit des dommages corporels.
2. Constitue un risque caractérisé, la potentialité élevée qu’un
dommage de grave intensité se réalise, potentialité qu’il est im- § 4. – Droit des dommages corporels.
possible d’éliminer malgré la mise en œuvre de toute la diligence
raisonnable. La probabilité et l’intensité sont appréciées de fa- 248. La méthode qui a été adoptée jusqu’à présent en France,
çon générale et abstraite et une prépondérance est accordée à de réformes multiples, parfois élaborées à la hâte, parfois résul-
la seconde. L’appréciation du risque caractérisé s’effectue no- tat d’une longue gestation, mais toujours sans perspective d’en-
tamment à l’aide des indices prioritaires de dangerosité, parmi semble, insérant dans notre arsenal juridique un nouveau régime
lesquels figurent les législations particulières instituant une res- spécifique pour telle ou telle cause de dommage, au coup par
ponsabilité sans faute pour un risque comparable. 3. Est réputée coup, lorsque l’opinion publique s’émeut par trop (l’histoire du
spécifiquement dangereuse, l’activité, qui par sa nature ou celle sang contaminé étant caractéristique à cet égard), ou sur l’initia-
des substances, instruments, installations, énergies ou autres tive des organes de l’Union européenne (comme la loi no 98-389
moyens utilisés ainsi que par son organisation, correspond au du 19 mai 1998 [JO 21 mai], sur la responsabilité du fait des pro-
risque caractérisé. 4. Le législateur (ou une autre autorité à dé- duits défectueux), nous paraît désordonnée et fâcheuse (comp.
terminer) peut constituer des listes non exhaustives, reprenant M. LEHOT, Le renouvellement des sources internes du droit et le
les activités qui sont considérées, d’office ou à titre facultatif, être renouveau du droit de la responsabilité civile, thèse préc., nos 37
spécifiquement dangereuses » (p. 853 et s.). et s.). Elle rend le droit de plus en plus compliqué et injuste. Des
querelles de frontières apparaissent (un exemple révélateur est
246. Mme G. SCHAMPS poursuit en énumérant les divers élé- celui des accidents de trajet pour la loi sur les accidents du tra-
ments du régime qu’elle propose : « 1. Dans la mesure où il vail, qui continuent de donner lieu à une jurisprudence plétho-
peut être rattaché au risque caractérisé, le dommage réparable rique). Des litiges innombrables naissent sur les termes propres
est celui qui résulte d’une atteinte à la vie, à l’intégrité physique que chacune de ces lois utilisent (les normes trop subtiles sont

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RESPONSABILITÉ (en général)

souvent périlleuses ; comp. M. VIVANT, Considérations au fil de être mis en branle, « tous censés favorables à la victime, mais
la plume sur la norme subtile, Libre droit, Mélanges Ph. le Tour- qui peuvent se contrarier », de sorte que finalement la victime
neau, op. cit., nos 1059 et s.). Des centaines, des milliers d’ar- ne fut pas indemnisée ! L’enfer est pavé…). De même que trop
rêts même, portent sur leurs définitions : quel gâchis de temps d’impôt tue les impôts, l’excès de régimes peut finalement se
et d’énergie, alors que nos juridictions, à tous les niveaux, sont retourner contre les victimes et, même si ce n’est pas le cas,
encombrées. Les illustrations pourraient être données à la pelle. est la source d’une néfaste complexité, l’origine d’innombrables
En voici seulement quelques-unes : qu’est-ce que l’implication procès, coûteux pour la collectivité. D’un autre côté, est-il raison-
(V. supra, no 53), ou un conducteur, dans la loi no 85-677 du nable de faire peser sur l’auteur de la faute une réparation sans
5 juillet 1985 ? (le conducteur est normalement celui qui est aux commune mesure avec la gravité de celle-ci, et sans se préoc-
commandes du véhicule, selon un critère apparemment simple cuper du patrimoine et des ressources du responsable ? Poser
retenu par la Cour de cassation, mais qui est l’objet d’une ca- la question, c’est y répondre : or, les régimes spécifiques aux-
suistique byzantine [V. Droit de la responsabilité et des contrats, quels nous venons de faire allusion ne permettent pas toujours
op. cit., nos 8062 et s.] ; néanmoins, l’élève d’une auto-école, d’échapper à ce grief.
n’ayant pas les « pouvoirs de commandement », n’est pas un
conducteur ; Civ. 2e, 29 juin 2000, no 98-18.847 et no 98-18.848, 250. Aux textes spéciaux concrets et aux définitions rigides,
Bull. civ. II, no 105, RCA 2000, no 294, note H. Groutel, JCP nous préférons nettement les textes généraux abstraits et les
2001. I. 303, no 12, obs. Favre-Rochex, JCP 2001. II. 10571, maximes générales (ce n’est pas un hasard si notre premier tra-
note Balloeuil ; ni le cyclomotoriste courant sur la chaussée en vail universitaire porta sur les maximes Nemo auditur propriam
poussant son engin pour tenter de provoquer l’allumage du mo- turpitudinem allegans et In pari causa turpitudinis cessat repeti-
teur, Civ. 2e, 7 oct. 2004, no 02-17.738, Bull. civ. II, no 437, tio !). L’existence de principes généraux de responsabilité (des
D. 2005. 938, note C. Maury). Toujours au sens de cette loi de art. 1382, et 1384, al. 1er) facilita grandement l’indemnisation des
1985, qu’est-ce qu’un véhicule ? (Droit de la responsabilité et victimes ; la preuve s’en trouve, en négatif, par la constatation
des contrats, op. cit., nos 8090 et s. ; ce n’est pas le cas d’une que les droits ne connaissant pas de tels principes sont nette-
voiture « miniature » pour enfant de moins de cinq ans : Civ. 2e, ment moins favorables aux victimes que le droit français ; ainsi
4 mars 1998, no 96-12.242, Bull. civ. II, no 65). Et que faut-il en- du droit anglais (V. L. REISS, Le juge et le préjudice. Étude com-
tendre par un accident de la circulation ? Est tel, par exemple, parée des droits français et anglais, 2003, PUAM). Les textes
celui qui résulte de la chute de menuiseries lors du décharge- généraux sont conformes à la tradition de notre pays depuis la
ment consécutif à leur transport, peu important que le véhicule Révolution. Notre législation (cartésienne ?) brillait par l’esprit
fût immobile, dès lors qu’il eut lieu sans l’intervention d’un appa- d’économie (G. CORNU, L’esprit d’économie législative, dans
reil de levage (CA Paris, 22 mai 2002, D. 2002, IR 1958 ; adde : L’art du droit en quête de sagesse, PUF, 1998, p. 323 ; l’auteur
Civ. 2e, 7 févr. 2008, no 07-13.397, D. 2008, AJ 614 : est un parlait en orfèvre, puisqu’il cisela avec cet art l’actuel code de
accident de la circulation celui qui est intervenu lors du déchar- procédure civile). En revanche, il est dans l’esprit des peuples
gement de plaques de béton d’un camion, sans instrument de germaniques, et surtout « anglo-saxons », plus marqués par le
levage) ; ou l’accident survenant entre des concurrents à l’en- pragmatisme, de se complaire dans les cas, les « torts » particu-
traînement évoluant sur un circuit fermé exclusivement dédié à liers, aux parcours sinueux à l’instar des jardins anglais, comme
l’activité sportive n’est pas de la circulation (Civ. 2e, 4 janv. 2006, en droit pénal nous n’avons que des infractions spécifiques (le
no 04-14.841, Bull. civ. I, no 1, D. 2006. 2443). Il est effarant que mot anglais de tort, d’origine française, vient du latin tortus, par-
la Cour de cassation, engorgée comme elle l’est, ait à statuer ticipe de torqueo, tordre, tourner de travers : au fond, boulever-
sur le point de savoir si l’ouverture de l’auvent d’une remorque, ser un équilibre). Il est vrai que c’était aussi le cas en France
tractée par un véhicule, et servant à vendre des pizzas sur les avant la Révolution (et nous reconnaissons que cette méthode
marchés, entre dans le domaine de la loi du 5 juillet 1985 (Civ. 2e, n’a pas que des inconvénients : « Un système de délits spé-
8 mars 2001, no 98-17.678, Bull. civ. II, no 42, RTD civ. 2001. ciaux, concrets, fragmentaires, comme en a connu le droit ro-
607, obs. P. Jourdain, la réponse est négative car, alors que « le main, comme en connaît encore le droit anglais, permet de trai-
véhicule était immobile, seul un élément d’équipement utilitaire ter plus exactement les divers types sociologiques et psycholo-
étranger à sa fonction de déplacement était en cause » ; adde : giques de fautes civiles et se trouve ainsi, malgré son archaïsme,
Civ. 2e, 5 nov. 1998, no 95-18.064, Bull. civ. II, no 256, D. 1999. plus proche des préoccupations scientifiques modernes » [CAR-
257, note crit. J. Mouly, D. 1998, IR 264 : enfant blessé par la BONNIER, Le silence et la gloire, D. 1951, chron. 119]).
porte arrière d’un van destiné au transport des chevaux). Dans
la loi du 19 mai 1998, que faut-il entendre par un produit n’offrant 251. De plus, un droit codifié (en règles générales) est plus
pas « la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre » ? souple qu’un droit plus ou moins coutumier comme celui de la
(C. civ., art. 1386-4, al. 1er), par « mise en circulation » ? (C. civ., Common law car, le juge n’ayant pas à se fonder sur un pré-
art. 1386-5 ; Responsabilité des vendeurs et fabricants, op. cit., cédent obligatoire (stare decisis), possède paradoxalement une
3e éd., nos 22.121 et s.), par un défaut que « l’état des connais- plus grande liberté d’interprétation, pour ne pas dire d’invention
sances scientifiques et techniques, au moment où [le produit a (celle de l’art. 1384, al. 1er, dans ses deux éléments, in fine
été] mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence » ? puis in medio, est particulièrement topique). Dans son essai
(C. civ., art. 1386-11, 4°, ce que la doctrine nomme le « risque Sur la vocation de notre temps pour la législation et la jurispru-
de développement ; Responsabilité des vendeurs et fabricants, dence (1814), SAVIGNY déplorait l’absence de définitions dans
op. cit., nos 22.261 et s.), etc. le Code Napoléon et la présence de notions floues, risquant de
donner libre cours à l’arbitraire du juge ; tout au contraire, nous
249. Le droit de la responsabilité civile devient de plus en plus y voyons un gage de souplesse et de possibilité d’évolution du
une mosaïque disparate de cas particuliers, de membra disjecta, droit. S’il existe une crise de la responsabilité civile, elle résulte
une marqueterie baroque, aux prescriptions distinctes, cause de largement de cette inflation de régimes conduisant à un droit en
fâcheuses mésaventures pour les citoyens et leurs avocats. En miettes (selon le titre d’un article célèbre d’A. TUNC, Arch. phil.
outre, « le trop-plein des mécanismes d’imputabilité, dans notre dr., t. XXII, 1977, p. 31), et de l’interférence entre la respon-
système de responsabilité délictuelle, embrouille les esprits sans sabilité civile et les procédés de « collectivisation » des risques
être pour autant favorable à la victime » (Ph. RÉMY, RGDA 2000. (G. VINEY, Introduction à la responsabilité, op. cit., nos 33 et
1110, obs. sous Civ. 2e, 15 juin 2000, no 98-16.110 ; dans cette s.). Chacun s’afflige de l’état de notre droit de la responsabilité,
affaire, quatre régimes distincts de responsabilité eussent pu mais peu sont ceux qui s’interrogent sur ses causes, tandis que

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RESPONSABILITÉ (en général)

nul ne songe à mesurer le coût invraisemblable et insupportable solidarité : propositions pour une nouvelle architecture, article
pour la Nation de cet embrouillamini… (car l’analyse économique préc., no 13). Cela, sans se livrer aux casuistiques actuelles,
du droit de la responsabilité reste embryonnaire ; V. cependant, et sans interférence de la faute dans les régimes de respon-
G. MAITRE, thèse préc. et supra, no 160). Qui aura l’audace sabilité dite objective, mais qui laissent sur le bord du chemin
d’entreprendre une réforme d’envergure ayant l’ambition d’em- certaines victimes, notamment les conducteurs de véhicules
brasser, d’un seul regard et dans un seul texte, tous les régimes automobiles, dont le sort est actuellement défavorable, malgré
spéciaux, en recousant les morceaux de ce manteau d’Arlequin les efforts de la jurisprudence (tout de même tenue en bride
aux pièces disparates (le centuculus, déjà connu à Rome) ? La par les textes). La Nouvelle-Zélande a adopté ce parti (V. une
prise de conscience de l’absurdité du foisonnement des lois spé- analyse dans A. TUNC, La responsabilité civile, op. cit., nos 94
ciales, ad nauseam, conduira peut-être à une bienheureuse ca- et s. ; adde : D. SENEQUIER, Note sur l’expérience « no-fault »
tharsis. « Seul celui qui est sur l’abîme peut espérer s’élever aux États-Unis, Droits, 1987/5, p. 117). L’économie pour la
à nouveau au royaume lumineux de l’esprit » (CURTIUS), celui collectivité serait considérable (contrairement à ce qu’affirme
de la sagesse, que serait un droit des dommages corporels. La P. JOURDAIN dans Faut-il recodifier le droit de la responsabilité
connaissance du droit, du droit positif, n’a de sens que si elle civile ?, Mélanges Ph. Jestaz, 2006, Dalloz, p. 247 et s.,
débouche sur sa critique, sur la dénonciation de ses malfaçons spéc. p. 255, car la réparation serait forfaitaire, à des taux
et de ses erreurs, s’accompagnant de propositions d’améliora- très inférieurs à ceux qui sont pratiqués actuellement [sauf
tion. Des cahiers de doléances peut-être, mais au sens de ceux pour les accidents du travail]), et la simplification formidable,
qui avaient été élaborés dans la perspective des états généraux puisque l’indemnisation serait automatique, et que ce régime
de 1789, et qui comportaient l’exposé de nombreuses réformes serait unique. Le contentieux éventuel devrait être canalisé
intelligentes. Nous appelons de nos vœux une réforme d’en- devant le seul tribunal de grande instance (ou le tribunal des
vergure, ayant l’ambition d’embrasser dans un seul texte tous affaires de sécurité sociale ; C. RADÉ, Responsabilité et so-
les régimes spéciaux, en trois mots, l’avènement d’un droit des lidarité : propositions pour une nouvelle architecture, article
dommages corporels. préc., no 24, indiquant également qu’il est nécessaire que les
organes chargés de statuer sur le droit à indemnisation aient
252. Nous suggérons depuis 1972 une profonde révolution, un statut juridictionnel et non simplement administratif comme
que nous appelions à l’époque un droit des accidents que les commissions régionales d’indemnisation des accidents
nous nommons actuellement un droit des dommages corporels, médicaux). L’indemnisation forfaitaire pourrait évidemment
substituant au droit de l’indemnisation un droit à l’indemnisation. être complétée par une assurance personnelle, comportant
Il effraie encore certains (V. par ex. L. CLERC-RENAUD, Du une garantie des accidents, une protection juridique et qui
droit commun et des régimes spéciaux en droit extracontractuel serait associée à l’assurance automobile ou à la multirisque
de la réparation, thèse préc., nos 258 et s.), se complaisant habitation. La faute de la victime serait sans incidence sur son
dans l’habitude, cette « grande sourdine » (S. BECKETT). La indemnisation (à l’exception peut-être de sa volonté prouvée de
maxime de maints juristes semble être Stat jus dum volvitur mutilation ou de tentative de suicide ; V., à propos des causes
orbis : que le droit demeure stable tandis que le monde tourne exonératoires les suggestions de C. Radé, Responsabilité et
et change ! Alors que « chacun a droit au respect de son solidarité : propositions pour une nouvelle architecture, article
corps » (C. civ., art. 16-1, al. 1er), nous proposons que tous préc., nos 17 et s.). Évidemment, l’organisme payeur pourrait
les dommages corporels (mais eux seuls), quelle qu’en soit exercer une action récursoire contre l’auteur fautif du dommage
l’origine (domestiques, professionnels, de transport, de la route, (J. BOURDOISEAU est favorable à une telle action contre
médicaux, des infractions, du terrorisme, etc.), contractuels l’auteur d’une faute : thèse préc., nos 381 et s.).
comme extracontractuels, soient indemnisés, forfaitairement
et automatiquement. Généralisant le procédé de la loi du 253. Une autre option s’ancrerait sur une obligation d’assurance
30 octobre 1946, qui intégra la réparation des accidents du directe. Elle est plus conforme au libéralisme ambiant, mais
travail, mais d’eux seuls, dans le régime général de la sécurité nous semble moins juste (et, à vrai dire, l’obligation en cause
sociale, les dommages corporels, dans notre construction à est quelque peu contradictoire avec ledit libéralisme). L’assu-
contre-courant de la mode et de la pensée unique, sortiraient rance individuelle contre tous les accidents corporels deviendrait
du droit commun de la responsabilité civile, et relèveraient de la obligatoire (comp. A. TUNC, La responsabilité civile, op. cit. ;
sécurité sociale (V. depuis, dans le même sens, L. MELENNEC, G. VINEY, Introduction à la responsabilité, op. cit., nos 61 et s. ;
L’indemnisation du handicap, Pour l’instauration d’un régime S. FREDERICQ, Risques modernes et indemnisation des vic-
unique de l’invalidité et de la dépendance, 1997, Desclée de times de lésions corporelles ; une alternative à l’extension de
Brouwer, l’auteur démontre avec force l’absurdité de l’état la responsabilité civile : l’assurance contre les accidents à ca-
actuel de notre droit, quant à la diversité des régimes d’éva- ractère indemnitaire, 1990, Bruylant [Bruxelles] ; Ph. PIERRE,
luation des préjudices, de preuve et de réparation ; L. BLOCH, thèse préc., nos 1 et s. ; M. LEHOT, thèse préc., nos 111 et s. ;
L’exonération en Droit de la responsabilité civile, thèse préc., L. GRYNBAUM, Responsabilité et contrat : l’union libre, varia-
nos 315 et s. ; J. BOURDOISEAU, L’influence perturbatrice du tions sur la responsabilité contractuelle, le préjudice corporel et
dommage corporel en droit des obligations, thèse préc., nos 352 les groupes de contrats, article préc., spéc. p. 429 et s.). Cela
et s., dans la même veine, mais voulant maintenir la réparation aurait pour avantage de répartir encore plus la charge d’indem-
intégrale ; C. RADÉ, Responsabilité et solidarité : propositions nisation et donc de la réduire pour chacun. La loi no 2002-303 du
pour une nouvelle architecture, RCA 2009, dossier 5, dans un 4 mars 2002 (JO 5 mars), relative aux droits des malades (V. su-
sens voisin de nos suggestions, mais préférant la création d’un pra, nos 218 et 220), impose la souscription d’une assurance pro-
établissement public distinct alimenté par l’impôt, traduisant fessionnelle aux médecins, aux sages-femmes et aux établisse-
mieux la solidarité nationale que la Sécurité sociale financée ments de santé (CSP, art. L. 1142-2 ; C. assur., art. L. 251-1
partiellement par les cotisations assises sur les salaires ; comp. et s.). Du reste, en pratique, de nombreux citoyens s’assurent
V. LAURENT, La responsabilité médicale sans faute et les déjà (mais seulement à titre complémentaire) pour tous les dom-
systèmes d’indemnisation, thèse Toulouse I, 2008, proposant mages corporels qu’ils pourraient subir, eux et leur famille. Mais
de confier à la Sécurité sociale la gestion du risque d’accidents un tel procédé n’est pas neutre : le transfert des risques non pris
médicaux). « La véritable révolution consiste à repenser l’in- en charge par la collectivité à une mutualité élargie, qui s’opère
demnisation des victimes en termes de droit à indemnisation, et insidieusement, risque de se traduire par une situation dans la-
non plus de devoir de réparation » (C. RADÉ, Responsabilité et quelle chacun n’est plus couvert que pour certains risques et en

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RESPONSABILITÉ (en général)

fonction de ses moyens (toute la démonstration de Ch. RUS- 256. L’indemnisation s’effectuerait en vertu de barèmes na-
SO, sous forme de mise en garde, est en ce sens, dans sa tionaux (révisables régulièrement), en fonction de la nature
thèse préc., De l’assurance de responsabilité à l’assurance di- du dommage, comportant des variables pour tenir compte des
recte. Contribution à l’étude d’une mutation de la couverture des spécificités propres à la victime (avec une franchise de base non
risques ; elle préfère le mécanisme des assurances de respon- indemnisable). Le Rapport sur l’indemnisation du dommage
sabilité aux assurances directes, y compris pour les accidents corporel (élaboré par un groupe de travail sous la direction
corporels). d’Y. LAMBERT-FAIVRE en juin 2003) proposa dans le même
esprit, mais de façon sans doute plus souple bien qu’avec
254. Une partie des dangers dénoncés pourraient cependant une terminologie absconse, un « Référentiel indicatif national,
être évincés par les procédés suivants. D’abord, ici aussi, l’in- statistique et évolutif » (Rapport…, préc., p. 32 et s., et p. 58).
demnisation devrait être forfaitaire et automatique (sans exa- Ultérieurement, un groupe de travail chargé, sous la direction
men des fautes éventuelles), ce qui en limiterait le coût (et évi- de J.-P. DINTILHAC, d’élaborer une nomenclature, remit son
terait que les intéressés se heurtassent à un refus des assu- rapport le 28 octobre 2005, publié par la Documentation fran-
reurs d’assurer les risques lourds). D’autre part, les primes de- çaise (et disponible sur son site). Une grosse difficulté concrète
vraient, en dessous d’un certain revenu fiscal, être indexées sur subsistera, résultant de l’aléa des expertises médicales (même
celui-ci. Enfin, pour les personnes ne bénéficiant que du RSA s’il pourrait être atténué par la création de barèmes nationaux
ou du minimum vieillesse, l’assurance obligatoire serait prise en d’évaluation médicale, distincts des barèmes d’indemnisation
charge par le Fonds général de garantie (V. sur celui-ci infra, cités plus haut ; le Rapport… précité propose l’élaboration d’un
no 257). Afin d’éviter l’irresponsabilité, l’organisme payeur pour- « barème médical unique pour tous les systèmes d’indemnisa-
rait exercer un recours contre l’auteur du dommage coupable tion », p. 56). En avril 2008, la Fédération française des sociétés
d’une faute. Toutefois, nos propositions risquent d’être en partie d’assurance et le Groupement des entreprises mutuelles d’assu-
paralysées par le droit communautaire, du moins pour les acci- rance ont publié un livre blanc sur l’indemnisation du dommage
dents causés par les produits défectueux. Il serait sans doute corporel, s’achevant par treize propositions, dont la création
nécessaire de conserver celui-ci, mais en excluant dans son do- d’une nomenclature officielle des postes de préjudices ; d’un
maine tout autre régime d’indemnisation (ce qui n’est pas le cas barème officiel médical unique ; des références indemnitaires
actuellement : V. supra, no 78). La simplification de notre sys- officielles pour les préjudices non économiques ; des méthodes
tème demeurerait, tout en étant atténuée. Cela démontre, s’il en officielles de calcul des préjudices économiques ; d’un barème
était besoin, qu’il serait préférable qu’une réforme de l’ampleur de capitalisation officiel, révisable périodiquement. Le Conseil
de celle que nous suggérons fût menée par l’Union européenne. national des barreaux (CNB) s’est élevé vigoureusement contre
Pour autant, la refonte radicale que nous suggérons n’entraîne- ce texte, par une motion du 8 novembre 2008 ; le CNB insiste
rait pas forcément une disparition complète des divers régimes sur la nécessité d’individualiser la réparation du préjudice per-
d’indemnisation. Au demeurant, des arguments militent en fa- sonnel, qui doit nécessairement être intégrale.
veur d’un droit des délits spéciaux (V. supra, no 250).
257. En parallèle, il nous semblerait opportun de créer un
255. La voie et la méthode retenues n’importent pas tellement : Fonds général de garantie, donc lui aussi unique (ce que nous
il ne s’agit pas d’un débat académique. Ce qui est essentiel, répétons depuis 1972 ; plusieurs auteurs ont repris notre idée,
c’est le résultat auquel il est urgent de parvenir, c’est-à-dire sans l’indiquer et sans mentionner notre traité : not. Y. LAM-
l’indemnisation automatique (mais forfaitaire) des dommages BERT-FAIVRE, Droit du dommage corporel, 5e éd., 2004,
corporels (comp. L. GRYNBAUM, Responsabilité et contrat : Dalloz, no 435 ; C. RADÉ, Plaidoyer en faveur d’une réforme de
l’union libre, variations sur la responsabilité contractuelle, le la responsabilité civile, D. 2003, chron. 2247 ; adde : F. LEDUC,
préjudice corporel et les groupes de contrats, article préc., spéc. Le droit de la responsabilité civile hors le code civil, article préc.,
p. 428 et s. ; C. RADÉ, Responsabilité et solidarité : proposi- citant le Dalloz-Action ; X. TEXIER, thèse préc., no 638, idem ;
tions pour une nouvelle architecture, article préc.), sans que la comp. J. BOURDOISEAU, thèse préc., nos 352 et s., proposant
victime soit soumise aux incertitudes des systèmes actuels, qui la création d’un Fonds de réparation des dommages corporels).
se traduisent souvent par l’existence de procès, avec les soucis Cela, alors que se multiplient les fonds spéciaux (tels, parmi les
qui leur sont consubstantiels et l’amertume qu’ils peuvent géné- plus récents, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante
rer. L’idée centrale qui nous anime relevant, semble-t-il du droit [FIVA], créé par la L. no 2000-1257 du 23 déc. 2000 [JO
naturel, est que la réparation des accidents corporels, surtout 24 déc.] ; le Fonds paritaire de garantie des institutions de pré-
ceux qui sont causés par des choses dangereuses et par l’aléa voyance, créé par C. mut., art. L. 931-35 s. [Ord. no 2001-350
thérapeutique, doit être fondée sur la solidarité (d’autant plus du 19 avr. 2001, JO 22 avr.] ; l’Office national d’indemnisation
que beaucoup des victimes d’accidents en sont elles-mêmes les des accidents médicaux, créé par la L. no 2002-303 du 4 mars
auteurs). Aujourd’hui, ils constituent « des risques de société », 2002 [JO 5 mars], devenu CSP, art. L. 1142-22 ; ou le Fonds
a fortiori lorsqu’il s’agit des « dommages sériels », qui sont de garantie des risques liés à l’épandage agricole des boues
apparus à l’époque contemporaine et se multiplient. Le regretté urbaines et industrielles, créé par la L. no 2006-1772 du 30 déc.
professeur A. TUNC, qui rédigea la première version de cette 2006 [JO 31 déc., rect. 20 janv. 2007], art. 45, inséré dans le
rubrique, combattit en faveur d’une indemnisation automatique C. assur., art. L. 425-1, I, 1er al.). Des propositions de création
pendant des années, sans se lasser, avec chaleur, justesse et de nouveaux fonds continuent d’être lancées, par exemple
persévérance (V. par ex., Accidents de la circulation : faute ou pour les dommages écologiques, ou afin de remédier aux
risque ?, D. 1982, chron. 103 ; Responsabilité civile et droit des inconvénients, pour les victimes, de l’exonération pour « risque
accidents, Mélanges W. Lorenz, Tübingen, p. 805 ; Évolution de développement » dans la loi du 19 mai 1998 (P. OUDOT,
du concept juridique de responsabilité, Droit et cultures 1996/1, thèse préc., nos 427 et s. ; comp., sur tous ces points, la position
p. 19). Vox clamantis in deserto… Un pas (timide) en ce sens de M. MORLAAS-COURTIES, L’indemnisation des victimes
fut franchi en 2002, puisque le législateur a reconnu que les d’accidents médicaux, thèse Montpellier, 1999). Les dommages
dommages résultant de l’aléa thérapeutique (non imputables et intérêts « punitifs », auxquels nous sommes favorables
à une faute médicale) relèvent de la « solidarité nationale », (V. supra, nos 149 et s.), devraient être alloués à cet organisme
du moins au-delà d’un certain seuil (L. no 2002-303 du 4 mars (V. dans un sens voisin, C. Radé, Responsabilité et solidarité :
2002, JO 5 mars ; CSP, art. L. 1142-1, II, al. 1er) ; voilà une propositions pour une nouvelle architecture, article préc.), et
réforme heureuse, respectant le droit de la responsabilité. non à la victime qui, dans une vue humaniste, ne doit pas

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RESPONSABILITÉ (en général)

s’enrichir « grâce » à un accident, et afin d’éviter qu’ils aient un des nations »), d’autant plus que la mondialisation s’effectue
effet anticoncurrentiel. Au demeurant, en dehors même de la sous le signe du libéralisme (même « régulé »), et que celui-ci
création du droit des dommages corporels que nous souhaitons, « exalte la responsabilité individuelle » (J. CARBONNIER, Les
la fusion de l’ensemble des fonds spécialisés en un seul Fonds obligations, op. cit., no 204). Ensuite, les atteintes aux droits de
unique et général de garantie serait déjà un grand progrès ; et la personnalité et à la propriété, sans compter les dommages
elle permettrait, par contrecoup, une amélioration fondamentale inédits qui pourraient apparaître, et que la responsabilité a
de la responsabilité civile (comp. M. MEKKI, Les fonctions de la pour vocation naturelle d’embrasser (V. supra, nos 74 et s., sur
responsabilité civile à l’épreuve des fonds d’indemnisation des l’universalité).
dommages corporels, LPA 12 janv. 2005, no 8, p. 3, dissertant
à propos des divers fonds d’indemnisation ; ses observations 260. Pour les dommages corporels, la faute de la victime ne
sont transposables a fortiori à notre suggestion). devrait plus conduire à une exonération partielle de responsabi-
lité (sauf en cas d’acte suicidaire ou, éventuellement, de faute
258. Nos suggestions restent juridiques, alors que la tentation inexcusable). En effet, le système actuel est aberrant, car il
affleure parfois de diluer complètement la responsabilité civile. conduit à considérer que l’on puisse être responsable à l’égard
Cette tendance s’inscrit dans le sillage de Hans JONAS, dont de soi-même. De plus, il est totalement irrationnel dans la res-
la pensée a connu un assez large écho (mais tardif) chez les ponsabilité du fait des choses. La faute de la victime ne devrait
juristes français (notamment à travers son livre Le principe res- jamais intervenir dans un système de responsabilité objective.
ponsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, 3e éd., Placer ainsi sur le même plan une faute prouvée et une présomp-
1995, Cerf ; la traduction du titre est fautive à deux égards, car tion, c’est-à-dire une certitude et une hypothèse, revient à mêler
il fallait dire le principe de responsabilité [sans omettre la prépo- des éléments hétérogènes.
sition de], et technique au lieu de technologique ; son « principe
responsabilité » est extrajuridique). CICERON notait qu’il est 261. L’admission d’un authentique droit des accidents permet-
possible de tournebouler tout le droit avec de simples mots et trait d’abandonner maintes pratiques actuelles du droit des obli-
des lettres (Verbo ac littera jus omne torqueri, Discours 7, Pro gations, principalement mais non exclusivement, de la respon-
A. Caecina, 77). Selon certains, chacun devrait être respon- sabilité civile extracontractuelle, qui sont autant de détestables
sable de tout et de tous, du passé (avec la mode de la repen- dérives. Les dommages corporels sortiraient enfin du domaine
tance des fautes de nos ancêtres, sur lesquels il est plus facile de de la défaillance contractuelle, où ils sont entrés par effraction
jeter l’opprobre que d’examiner sa propre conduite) comme de avec l’obligation de sécurité, alors qu’ils sont étrangers à ce do-
l’avenir (c’est JONAS qui thématisa, au plan éthique, le principe maine (l’obligation de sécurité de moyens est une aberration,
de responsabilité envers les générations à venir), en confondant puisqu’elle se retourne souvent contre son bénéficiaire [Droit de
le concept technique de responsabilité avec une éventuelle ac- la responsabilité et des contrats, op. cit., no 3304] ; il est donc
ception philosophique, sur laquelle, du reste, l’unanimité est loin impératif de la supprimer. Mais, même si l’obligation de sécurité
d’exister (notre collègue C. THIBIERGE n’échappe pas totale- de résultat ne présente pas cet inconvénient, elle n’en reste pas
ment à la dérive que nous dénonçons ici, dans Libres propos sur moins une excroissance artificielle et illogique du contrat, qu’il
l’évolution du droit de la responsabilité [vers un élargissement de serait donc opportun de supprimer) ; elle n’est admissible que
la fonction de la responsabilité civile ?], article préc. – Au reste, lorsque l’obligation contractuelle porte directement sur le corps
cet auteur nous présente comme partisan du maintien de la faute humain, comme celle qui pèse sur un chirurgien. En dehors de
dans la responsabilité civile, ce que nous ne nions pas, loin de ce cas (et encore n’est-ce pas une nécessité ontologique), toute
là, mais ne signale pas que, non seulement nous admettons la atteinte au corps ne peut mettre en branle que la responsabili-
théorie du risque dans certains domaines, mais surtout que nous té délictuelle (ou un régime de réparation forfaitaire et automa-
bataillons depuis 1972 pour un droit des dommages corporels, tique). Ainsi, le droit du contrat retrouverait son domaine naturel,
qui permettrait une évolution considérable du droit de la respon- celui des obligations créées par la volonté des parties. Le pré-
sabilité, en douceur, tout en restant dans un moule juridique). judice moral ne devrait plus être indemnisé ; d’une part, parce
que la monnaie ne sert qu’à évaluer des biens et des services,
259. Nous sommes assurément très attaché à la notion de ce qui n’est pas le cas en l’espèce (et comment apprécier des
faute, en partie pour des considérations extra-juridiques (V. su- sentiments ?) ; d’autre part, parce que le but d’une indemnisa-
pra, nos 114 et s.). C’est cet attachement qui nous fait souhaiter tion est de compenser un préjudice et que l’argent, dans ce do-
l’instauration d’un régime autonome de réparation automatique, maine, ne peut rien compenser (Droit de la responsabilité et des
totalement détaché de la faute. Le paradoxe n’est qu’apparent. contrats, op. cit., nos 1553 et s.). Si, malgré tout, l’opinion pu-
En effet, il permettrait par ailleurs de sauvegarder ou même de blique répugnait trop à cette rigueur (qui est un choix de socié-
rétablir la faute dans sa pureté originelle, en dehors du domaine té), car son indemnisation a ou aurait une fonction satisfactoire
du régime spécifique aux dommages corporels, qui est néces- et une vertu de catharsis, elle pourrait être maintenue, mais à
saire pour protéger les victimes. Car la faute, en droit positif, une somme forfaitaire, faible et globale. Ce dernier trait ferait
n’est plus qu’une caricature de ce que cette notion signifie cesser l’atomisation entre toutes sortes de préjudices, toujours
en morale, en droit naturel et dans le simple bon sens, ayant plus nombreux ; elle constitue une aberration (V. Droit de la res-
été désintégrée et désincarnée par l’abandon de l’imputabilité ponsabilité et des contrats, op. cit., nos 1588 et s.), puisqu’elle
(V. supra, no 135), dans le louable dessein d’aider les victimes, dépèce l’homme qui, par nature, est une unité. Ce qui est atro-
précisément en raison de l’absence d’un droit des accidents. cement appelé « l’état végétatif » ne devrait pas donner lieu à
En vérité, la faute appréciée objectivement (V. supra, no 135), une indemnisation systématique du préjudice moral qui en ré-
applicable y compris aux infantes, camoufle une obligation sulterait (V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit.,
de garantie des dommages corporels causés à autrui : alors nos 1559 et s. ; la compensation du préjudice patrimonial doit évi-
reconnaissons hardiment une telle obligation de réparation, et demment être accordée selon la méthode la meilleure). Elle n’est
remettons la faute à l’endroit ! À côté d’un régime indemnitaire le plus souvent que l’occasion d’enrichir sans cause les proches,
objectif des dommages corporels, maintenons la responsabilité qui en viennent parfois à se réjouir de la mauvaise « fortune »
subjective classique et rétablissons sa cohérence (V. supra, de la victime cause de leur propre fortune (autrefois, la famille
nos 138 et s., les mesures proposées en ce sens). Son domaine répondait des fautes commises par l’un de ses membres ; au-
serait assurément plus restreint qu’aujourd’hui. Mais il resterait jourd’hui, il lui arrive de profiter des préjudices causés à l’un de
important, comprenant d’abord les dommages du monde des ses membres… Il n’est pas certain que cela soit un progrès). En-
affaires (qui sont tout de même à l’origine de la « richesse fin, la vie, le fait d’être né, ne devraient jamais être considérés

Rép. civ. Dalloz - 64 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

comme un préjudice (V. Droit de la responsabilité et des contrats, TALA ; pour d’autres critiques, M. MIGNOT, La proposition de loi
op. cit., nos 1439 et s.). C’est au titre de la solidarité que les han- portant réforme de la prescription en matière civile : une nouvelle
dicapés doivent être pris en charge par la nation, ce qui a été re- application du droit de ne pas payer ses dettes ?, LPA 26 févr.
connu par la loi précitée no 2002-303 du 4 mars 2002 (L. 4 mars 2008, no 41, p. 6 et s.).
2002, art. 1er, II). Les « présomptions de responsabilité », lar-
gement fondées sur des fictions, devraient être supprimées, et 263. La concision des arrêts de la Cour de cassation a ses mé-
toutes les responsabilités découlant de l’article 1384 refondues rites. Mais elle ne permet pas une assez grande lisibilité, ce
et simplifiées (A. TUNC avait adhéré à plusieurs de ces propo- qui est un obstacle majeur à l’heure de la mondialisation et de
sitions en 1991, dans la première version de cette rubrique, en la concurrence des droits. Nous nous rallions donc à tout un
renvoyant à l’édition de notre Traité alors disponible, c’est-à-dire courant doctrinal souhaitant une motivation plus étoffée (V. not.
celle de 1982). A. TOUFFAIT et A. TUNC, Pour une motivation plus explicite des
décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassa-
tion, RTD civ. 1974. 487 ; C. WITZ, Libres propos d’un univer-
262. Une autre réforme, certes moins révolutionnaire bien qu’im-
sitaire à l’étranger, RTD civ. 1992. 737 ; P. DEUMIER, Créa-
portante, nous paraît nécessaire quant aux délais de prescrip-
tion du droit et rédaction des arrêts par la Cour de cassation,
tion. Les délais particuliers de prescription se sont multipliés,
Arch. phil. droit 2007, p. 4 et s. ; P. ANCEL, Retour sur l’arrêt
à l’aune des régimes spéciaux de défaillance contractuelle ou
de l’Assemblée plénière du 6 octobre 2006, à la lumière du droit
de responsabilité délictuelle. Ils sont la source de litiges innom-
comparé, Mélanges G. Viney, 2008, LGDJ, p. 23 et s., nos 14 et
brables et de difficultés injustifiées pour les citoyens, l’exemple
s. ; X. HENRY, Brèves observations sur le projet de réforme du
le plus caricatural étant la diversité considérable d’actions dans
droit des contrats… et ses commentaires, D. 2009, chron. 28).
la vente, selon qu’est invoquée l’absence de conformité ou un
Elle serait d’autant plus nécessaire que les revirements de juris-
vice caché (sans compter les délais applicables lorsque la vente
prudence sont beaucoup plus nombreux que jadis ou naguère
est soumise à la Convention de Vienne sur la vente internatio-
(V. infra, no 267), et devrait indiquer clairement le raisonnement
nale de marchandises). En outre, le législateur dissocie parfois
juridique ayant conduit à l’adoption de la solution.
un délai d’extinction et un délai de prescription, comme dans la
loi du 19 mai 1998 (C. civ., art. 1386-16 et 1386-17 ; V. Respon-
sabilité des vendeurs et fabricants, op. cit., 3e éd., nos 22.231 § 5. – Refonte du code civil.
et s.). Cette multiplicité des prescriptions empoisonne aussi la
vie des avocats, et est la cause de la majorité des décisions les 264. S’il est une partie du code civil qui a particulièrement mal
condamnant à la demande de leurs clients. Le doyen CARBON- vieilli, et qui aurait donc besoin d’être entièrement revue, tant
NIER observait il y a un plus d’un demi-siècle que « la théorie dans la forme que dans le fond, c’est bien celle qui porte sur
de la prescription est près de se dissoudre dans la théorie de la responsabilité civile (comp. G. VINEY, Modernité ou obsoles-
la responsabilité » (J. CARBONNIER, Notes sur la prescription cence du code civil ? L’exemple de la responsabilité, Libre droit,
extinctive, RTD civ. 1952. 171, spéc. p. 181). Devant la multipli- Mélanges Ph. le Tourneau, op. cit., p. 1041 et s., spéc. p. 1051
cité actuelle des délais et des litiges qu’ils entraînent, peut-être et s., montrant le nécessaire dépassement du système de la res-
faudrait-il inverser la proposition et écrire (en forçant le trait) que ponsabilité civile issue du code civil). Dans l’introduction au Livre
« la théorie de la responsabilité est près de se dissoudre dans du centenaire du code civil, A. SOREL qualifiait ce dernier de
la théorie de la prescription ». Aussi, nous plaidons depuis long- livre de raison de la France (1904, Rousseau, t. I, p. XXIX ; il est
temps pour une simplification des choses. Nous suggérions de frappant de constater que, dans les deux tomes du Livre du cen-
s’en tenir seulement à trois délais : un de dix ans, qui serait tenaire, les auteurs ne firent que quelques rares allusions à la
la prescription de droit commun, tant pour la responsabilité dé- responsabilité civile, surtout du reste à propos de l’abus de droit,
lictuelle (comme c’était déjà le cas) que pour les défaillances même ceux qui dissertaient sur son éventuelle révision). N’est-il
contractuelles (alors qu’elle était trentenaire) ; et deux prescrip- pas devenu le livre de la déraison, du moins quant au droit de
tions abrégées, de cinq ans et d’un an (V. aussi pour une remise la responsabilité qui a été construit sur lui (même si le mot de
en ordre des prescriptions, M. BRUSCHI, La prescription en droit raison n’a pas été employé par SOREL dans le sens que nous
de la responsabilité civile, préf. A. Sériaux, 1997, Economica). lui donnons ici) ? Le bicentenaire du code civil (2004) fut une
Une proposition de loi, votée en première lecture par le Sénat en occasion de réfléchir à cette reconstruction. Outre les éléments
novembre 2007, est devenue la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 déjà indiqués dans des numéros précédents (V. supra, nos 138
(JO 18 juin). Elle établit comme principe que la prescription est et s., 248 et s.), elle pourrait légaliser (« consolider ») dans des
quinquennale (C. civ., art. 2224), avec quelques exceptions. La textes clairs et concis les apports heureux de la jurisprudence
plus notable porte sur l’action en responsabilité née à raison d’un (telles la responsabilité générale du fait d’autrui [en précisant ses
événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par conditions] ou la concurrence déloyale (V. sur ce point, Y. PI-
la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent : COD, Plaidoyer pour une consécration législative de la concur-
elle se prescrit par dix ans à compter de la date de la conso- rence déloyale, Mélanges Y. Serra, 2006, Dalloz, p. 359 et s.),
lidation du dommage (C. civ., art. 2226, al. 1er). En outre, un mais en abolissant ceux qui sont fâcheux (comme la distinction
délai « butoir » général de vingt ans est instauré, au terme du- des obligations de moyens et de résultat, celle de la garde de la
quel aucune action ne peut plus être exercée (C. civ., art. 2232). structure et de la garde de comportement ; et, plus radicalement,
Cette loi du 17 juin 2008 constitue un incontestable un progrès la pseudo « responsabilité contractuelle », ainsi que la respon-
même si, à notre sens, elle ne simplifie pas assez la matière, sabilité générale du fait des choses, cette singularité française
laissant subsister l’invraisemblable diversité des délais particu- étant devenue inutile, depuis la multiplication des délits spéciaux
liers de prescription (près de 250 ; V. aussi, estimant la réforme avec des régimes particuliers protecteurs, notamment pour les
insuffisante, quant à la proposition de loi, Ph. MALAURIE, Le accidents de la circulation, les accidents thérapeutiques, les ac-
Sénat et la réforme de la prescription civile [une démarche pro- cidents de la consommation [quant aux produits défectueux] ou
metteuse au contenu modeste], LPA 7 mars 2008, no 46, p. 3 et pour les risques techniques [L. no 2003-699 du 30 juill. 2003, JO
s. ; et quant à la loi elle-même, Ph. MALAURIE, La réforme de la 31 juill.]). Ce serait aussi l’occasion d’évincer la prise en compte
prescription civile [commentaire de la loi no 2008-561 du 17 juin de la faute de la victime dans les régimes objectifs de responsa-
2008], Defrénois 2008. 38842 ; l’auteur avait été le rédacteur du bilité, de remettre d’aplomb un certain nombre de notions mal-
livre 3e, sur la prescription, de l’avant-projet de réforme du droit menées (la faute, le préjudice, etc.), de définir avec précision
des obligations et de la prescription sous la direction de P. CA- certaines autres qui donnent lieu à des hésitations (comme la

mai 2009 - 65 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

force majeure, la faute inexcusable, l’abus de fonction, la coha- du code civil, divisée en plusieurs groupes particuliers, dont un
bitation de l’art. 1384, al. 4 [à moins de la supprimer, puisqu’elle ayant en charge la responsabilité civile sous la direction de G. VI-
a perdu toute réalité], le rôle actif de la chose), de retrancher NEY (P. CATALA [sous la dir.], Avant-projet de réforme du droit
plusieurs régimes particuliers : ceux de la responsabilité des ar- des obligations et de la prescription, 2006, La Documentation
tisans (rentrant dans le giron des commettants) et des « institu- française). Son texte (quelque peu prolixe : 91 articles), bien
teurs » (le régime de la responsabilité des éducateurs fonction- écrit, propose une assez bonne « consolidation » du droit positif
naires devrait être le même que celui des autres fonctionnaires ; actuel, avec cependant plusieurs heureuses innovations (rejoi-
quant aux rares éducateurs privés, ils seraient soumis à la res- gnant généralement nos vœux). Mais, même s’il renforce l’in-
ponsabilité générale du fait d’autrui), voire celle des parents, qui demnisation des victimes de dommages corporels, il n’a pas eu
seraient traités au même titre que les commettants (V. aussi en l’audace de suggérer un véritable droit des dommages corpo-
ce sens, C. RADÉ, La responsabilité civile des père et mère. rels. De plus, nous regrettons qu’il ait conservé la distinction
De l’autorité parentale à la responsabilité parentale, dans F. DE- des obligations de moyens et de résultat, l’obligation de sécu-
KEUWER-DEFOSSEZ et C. CHOAIN [sous la dir.], L’autorité pa- rité, la responsabilité générale du fait des choses, et surtout la
rentale en question, 2003, Septentrion, p. 81 et s., no 23) ; le ré- fausse « responsabilité contractuelle », poussée même à son
gime spécifique aux incendies dans la responsabilité du fait des paroxysme (V. supra, nos 104 et s.). Depuis, la chancellerie s’est
choses (C. civ., art. 1384, al. 2 et 3) ; les responsabilités du fait attelée à la tâche de la refonte de tout le droit des obligations.
des animaux et du fait des bâtiments (C. civ., art. 1385 et 1386) ; Pour l’instant, seule la partie relative au droit des contrats a été
la responsabilité spéciale de l’exploitant d’aéronef pour les dom- présentée en juillet 2008. Mais le professeur François TERRÉ,
mages causés par l’appareil à la surface (C. av. civ., art. L. 141-2 encouragé par le ministère de la justice, après avoir émis des ré-
et L. 411-3). Ils relèveraient tous de la responsabilité générale flexions et propositions pour une réforme du droit des contrats,
du fait des choses si celle-ci était maintenue. En revanche, il se- comprenant la défaillance contractuelle (V. supra, no 105), a lan-
rait peut-être inopportun de modifier l’article 1382 du code civil, cé en mars 2009 un groupe de travail dont les travaux portent
devenu symbolique du droit français de la responsabilité civile sur la réforme du droit de la responsabilité civile.
(V. supra, no 5), alors même qu’il n’est pas rigoureux (ainsi, no-
tamment, il ne mentionne pas l’illicite ni ne détermine comment il 267. Ainsi, il est clair que l’évolution de la responsabilité n’est
convient d’apprécier les préjudices) et qu’il comporte un doublon pas achevée : elle se poursuit sous nos yeux. Le droit de la res-
(l’art. 1383 pour les fautes involontaires). Mais, surtout, cette re- ponsabilité, loin d’être figé, est vivant et dynamique. Il connaît,
fonte devrait comporter des innovations majeures, la principale comme la nature, le rythme des saisons qui, tantôt apportent
étant la création d’un droit des dommages corporels, simple et de jeunes pousses, tantôt emportent les feuilles mortes (comp.
efficace, dont il a été traité plus haut. ce qu’écrivait le doyen CARBONNIER du code civil, non sans
quelque optimisme : « Cent lectures sinueuses ont pu en être
265. Dans l’édition 2004-2005 du Dalloz Action Droit de la res- données, cent commentaires tourmentés : ils se retrouvent en
ponsabilité et des contrats nous formions le vœu que le gouver- état de modernité perpétuelle, de rajeunissement indéfini » :
nement instituât une commission de quelques juristes confirmés J. CARBONNIER, dans P. NORA [sous la dir.], Les lieux de
pour élaborer un projet dans cet esprit, qu’il ait ensuite le cou- mémoire, t. II, 1986, Gallimard, Le code civil, p. 308). S’il est un
rage politique de le soumettre au Parlement (malgré les groupes droit de la continuité, dans la longue durée chère à F. BRAUDEL
de pression qui s’opposeront à une réforme si importante), en- (qui invitait à ne pas prendre l’écume des jours pour le mouve-
fin qu’il l’incitât à le voter sans le dénaturer (ou qu’il le promul- ment profond de l’océan), il est en même temps marqué par
guât par ordonnance) ! Une telle refonte du droit français de de soudaines ruptures provoquées, soit par des revirements de
la responsabilité nous semble un préalable à une harmonisation jurisprudence, soit par la votation de lois. Ce phénomène s’est
de ce droit en Europe, tâche ardue s’il en est, tant les particu- largement amplifié à l’époque contemporaine, à un point qui
larismes nationaux sont vifs en la matière, utopique à moyen dépasse la mesure. L’inflation législative est relevée par tous
terme mais possible et souhaitable à long terme (comp. G. VI- les auteurs, mais ils s’élèvent moins contre le trop grand nombre
NEY, L’harmonisation des droits de la responsabilité civile en Eu- de revirements de la Cour de cassation, contribuant largement
rope, Mélanges Lambert, 2002, Dalloz, p. 417 et s. ; des Prin- à l’engorgement dont ses premiers présidents successifs se
cipes de Droit européen de la responsabilité civile ont été rédi- plaignent régulièrement : pourquoi ne pas « tenter sa chance »
gés par l’European Group of Tort Law ; ils figurent en version puisque aucune jurisprudence, même dite « constante », n’est
bilingue anglais-français sur la toile : http://www.egtl.org/Prin- assurée de le rester. La Cour de cassation considère, au regard
ciples/index.htm. Ce texte, assez déroutant pour un juriste fran- de la Convention européenne des droits de l’homme, que « la
çais, se veut un instrument de rapprochement des législations sécurité juridique […] ne saurait consacrer un droit acquis à une
nationales). Néanmoins, peut-être serait-il possible de commen- jurisprudence figée, l’évolution de la jurisprudence relevant de
cer par harmoniser, grâce à des règlements de la CEE, cer- l’office du juge dans l’application du droit » (Civ. 1re, 21 mars
tains domaines de la responsabilité, par exemple, les accidents 2000, no 98-11.982, Bull. civ. I, no 97, D. 2000. 97, note crit.
de la circulation et/ou l’indemnisation des dommages corporels, C. Atias, RTD civ. 2000. 666, obs. N. Molfessis ; adde : Civ. 1re,
à condition que l’interprétation des textes soit placée sous le 9 oct. 2001, no 00-14.564, Bull. civ. I, no 249, D. 2001. 3470,
contrôle de la CJCE (V. sur la difficulté, K. PAROT, L’interpré- note crit. D. Thouvenin, définissant encore plus largement
tation des Conventions internationales par les juridictions éta- le pouvoir d’interprétation du juge) ; certes, mais l’excès en
tiques, dans J.-J. SUEUR [sous la dir.], Interpréter et traduire, tout est fâcheux : le nombre des revirements est abusif. Ces
2007, Bruylant [Bruxelles]). À défaut d’harmonisation des règles modifications incessantes créent une insécurité juridique, signe
substantielles, le Parlement européen a adopté définitivement, d’un droit en crise et de mauvaise qualité.
le 10 juillet 2007, le règlement sur les règles de conflits de lois
relatifs aux obligations non contractuelles, dit Rome II (V. supra, 268. En outre, certains arrêts de l’assemblée plénière de la Cour
nos 167 et s.). de cassation sont d’une rédaction incertaine, laissant subsister
des doutes sur leur portée, ce qui est fâcheux. Un exemple
266. Si le gouvernement resta sourd à notre invitation, le profes- caractéristique récent est relatif aux éléments constitutifs de la
seur CATALA prit l’initiative audacieuse de lancer, sous l’égide force majeure. À une époque, la première chambre civile et la
de l’Association Henri Capitant des amis de la culture juridique chambre commerciale de la Cour de cassation se contentaient
française, une commission officieuse de réforme de l’ensemble de l’irrésistibilité. Ainsi, il avait été affirmé que « l’irrésistibilité

Rép. civ. Dalloz - 66 - mai 2009


RESPONSABILITÉ (en général)

de l’événement est, à elle seule, constitutive de force majeure, 269. Au demeurant, il nous semble que des décisions ayant,
lorsque sa prévision ne saurait permettre d’en empêcher les ef- en fait, rang « d’arrêts de règlement » ne devraient être rendues
fets » (Civ. 1re, 9 mars 1994, no 91-17.459 et no 91-17.464, Bull. qu’après mûres délibérations, et alors qu’elles ne risquent pas de
civ. I, no 91, RTD civ. 1994. 871, obs. P. Jourdain ; Com. heurter profondément la communauté nationale. La prudence
1er oct. 1997, no 95-12.435, Bull. civ. IV, no 240, D. 1997, est une vertu dont l’exigence croît avec le degré de juridiction.
IR 222, CCC 1998, no 4, note L. Leveneur, D. 1998. 199, note Ph. Nous écrivons ces propos en songeant à l’arrêt Perruche et à
Delebecque, D. 1998. 318, note B. Mercadal, RTD civ. 1998. ses épigones (Ass. plén. 17 nov. 2000, no 99-13.701, Bull. ass.
121, obs. P. Jourdain et 368, obs. J. Mestre). En revanche, la plén. no 91, D. 2001. 332, note D. Mazeaud, D. 2001. 336, note
deuxième chambre civile exigeait de surcroît l’imprévisibilité de P. Jourdain, JCP 2001. I. 293, no 7, obs. P. Murat, RTD civ. 2001.
l’événement. Une assemblée plénière tenta de trancher le dé- 103, obs. J. Hauser, RTD civ. 2001. 149, obs. P. Jourdain ;
bat, peut-être de façon un peu rudimentaire : la force majeure V. Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., nos 1439
implique, tant en matière délictuelle que contractuelle, que l’évè- et s.) ; ils soulevèrent une vague d’indignation sans précédent
nement constitutif ait été à la fois imprévisible et irrésistible (Ass. connu. Dans ce domaine touchant à des valeurs fondamentales,
plén., 14 avr. 2006, no 04-18.902 et no 02-11.168 [2 arrêts], Bull. il est impossible de s’abstraire totalement des bases éthiques
ass. plén., nos 5 et 6, D. 2006. 1577, note P. Jourdain, JCP 2006. sur lesquelles notre société est fondée depuis des siècles. Et
10087, note P. Grosser, JCP E 2006. 2224, no 11, obs. Legros, comment admettre que la Cour de cassation puisse ainsi im-
Gaz. Pal. 2006. 2496, concl. R. de Gouttes, Defrénois 2006. poser de vive force une solution si controversée sur une ques-
1212, obs. É. Savaux, RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; tion aussi grave, malgré une position contraire du Comité natio-
le premier arrêt fut rendu dans le domaine de la responsabilité nal d’éthique comme du Conseil d’État, une vive opposition des
extracontractuelle, le second dans le domaine contractuel ; dans juges du fond, des associations de parents d’enfants handica-
celle-ci, l’événement constitutif de force majeure doit avoir « un pés, de la majorité de la doctrine et de l’opinion ? En l’espèce, les
caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésis- magistrats de l’assemblée plénière, assurément animés d’excel-
tible dans son exécution »). Toutefois, des doutes subsistèrent lentes intentions (indemniser), furent imprudents. La justice, dé-
sur l’exigence cumulative des deux caractères d’imprévisibilité et jà tant décriée dans ce pays (parfois à tort), ne sortit pas grandie
d’irrésistibilité. Et la première chambre civile continua un certain de ce fâcheux épisode, qui s’acheva par le vote à la hâte d’une loi
temps de privilégier l’imprévisibilité, sous l’apparence de l’évè- venant briser net cette jurisprudence (L. no 2002-303 du 4 mars
nement qui ne pouvait pas être évité ou qui, au contraire, aurait 2002, art. 1er, I, préc. ; mais encore faudrait-il que fussent prises
pu être évité par des mesures adéquates (Civ. 1re, 30 mai 2006, les mesures annoncées de solidarité nationale envers les handi-
no 03-16.335, Bull. civ. I, no 279, D. 2006, IR 1705, RDI 364, obs. capés), ou tentant de le faire ; car, au fil de décisions successives
F. G. Trébulle, RTD civ. 2007. 574, obs. P. Jourdain ; Civ. 1re, de la CEDH et de la Cour de cassation, dont l’aboutissement fut
27 juin 2006, no 03-16.607, Bull. civ. I, no 335, RTD civ. 2007. un arrêt du 4 juillet 2008, la volonté du législateur fut largement
574 obs. P Jourdain ; Civ. 1re, 21 nov. 2006, no 05-10.783, Bull. pervertie (Civ. 1re, 8 juill. 2008, no 07-12.159, Bull. civ. I, no 190,
civ. I, no 511, D. 2007, AJ 15, obs. I. Gallmeister, RCA 2007, JCP 2008. I. 186, no 10, obs. Ph. Stoffel-Munck, D. 2008. 2765,
no 43, CCC 2007, no 89, note L. Leveneur, RTD civ. 2007. 574, note S. Porchy-Simon, JCP 2008. II. 10166, avis C. Mellottée,
obs. P. Jourdain). Mais elle s’est enfin ralliée à la position de l’as- note P. Sargos, RDC 2008. 909, 2e esp., note A. Marais, RCA
semblée plénière et de la deuxième chambre civile, en exigeant 2008, no 329, note C. Radé, CCC 2008, no 266, note L. Leve-
catégoriquement l’imprévisibilité et l’irrésistibilité de l’évènement neur, RTD civ. 2008. 507, obs. T. Revet ; C. YOUEGO, Le
(Civ. 1re, 30 oct. 2008, no 07-17.134, Bull. civ. I, no 243, D. 2008, temps de la revanche dans le contentieux du handicap non dé-
AJ 2935, obs. I. Gallmeister, JCP 2008. I. 10198, note P. Gros- celé pendant la grossesse après la loi du 4 mars 2002, Gaz. Pal.
ser, RCA 2008, no 351, note crit. L. Bloch, CCC 2009, no 3, note 11 janv. 2009, p. 10). Comme l’a relevé Ph. STOFFEL-MUNCK
L. Leveneur, JCP E 2009, 1200, note L. Leveneur, JCP 2009. (obs. préc.), après cet arrêt, « la jurisprudence Perruche res-
123, no 10, obs. Ph. Stoffel-Munck, rendu en matière contrac- suscite […] complètement pour le passé ; la réaction législative
tuelle). L’extériorité a été abandonnée (mais elle est réapparue de 2002 ne pourra concerner que les enfants nés postérieure-
implicitement dans Civ. 3e, 1er avr. 2009, n° 08-10.070, Otis, D. ment à son entrée en vigueur. Tous les autres, parents comme
2009, act. 1083, obs. D. Chenu, rendu dans le domaine contrac- enfants, peuvent s’en exempter ». La Cour de cassation prit sa
tuel). revanche (provisoire) sur le législateur qui avait entendu briser
sa jurisprudence.

INDEX ALPHABÉTIQUE
Abus – incidence sur le droit de la respon- – théories de la causalité 44 s. Contamination
– de la liberté d’expression 230 s. sabilité 181 s. Causalité adéquate 45, 49 s. – post transfusionnelle 40.
Accident – obligatoire 223. Chose Contrat
– conducteur 177. Autorité – comportement anormal 59. – défaillance contractuelle 34 s.
– droit des accidents 124. – commettant 170 s. V. Responsabilité du fait des – responsabilité contractuelle 34.
– de la circulation 40, 131, 225. Avants projets de réforme choses. Contrat à distance 67.
– du travail 213 s. – droit des obligations 105, 158. Clause de non concurrence 103. Cour de cassation, contrôle
Agence de voyage 67. – droit de la responsabilité 105 s. Code civil – causalité 37.
Antenne de téléphonie mobile 240. Banque 122. – refonte 264 s. – pouvoir aggravateur des juges du
Arrêt de règlement 75. Bon père de famille 59, 98. Comportement anormal de la chose fonds 149.
Association 174, 202. Causalité 9. 59. – pouvoir modérateur des juges du
– de chasse 202. – adéquate 45, 49 s. Concurrence 142. fonds 147.
– de scouts 202. – caractères du lien de causalité 54 s. – déloyale 59, 120, 169. Devoir de prévention 240.
– de supporter 202. – Cour de cassation, contrôle 37. Conditions de la responsabilité – principe de précaution, distinction
– de syndicats 202. – domaine de la causalité 34 s. 19 s. 240.
– sportive 199. – équivalence des conditions 45, Conscience 114. Défaillance contractuelle 34 s.
Assurance 124. 47 s. Conseil constitutionnel Définition 2.
– de responsabilité 181. – lien de causalité 33 s. – importance de la faute 127 s. Délit civil 80 s.
– fonds de garantie 181. – preuve de la causalité 36 s. – principe général du droit 127. Dérives relatives au préjudice 27 s.

mai 2009 - 67 - Rép. civ. Dalloz


RESPONSABILITÉ (en général)

Devoir général de comportement Fonction Pacte civil de solidarité (pacs) 128. – association sportive 199, 202.
157. – normative 116 s. Parasitisme 59. – associations 174, 202.
Dommage 20 s. – punitive 7, 155. Parents 60, 65, 180. – commettants 171.
– contractuel 87 s. – réparatrice 8 s. Peine privée 7, 149. – faute 110.
– corporel. V. Dommage corporel. Fondements de la responsabilité ci- Pollution 77. – faute de surveillance 196.
– écologique 77, 233. vile 107 s. Préjudice – grands-parents 205.
– incorporel 20. Fonds général de garantie 150. – d’agrément 29. – immunité du préposé 171.
– nécessité d’un dommage 20 s. Force majeure 14, 59, 101. – d’angoisse 29. – parents 60, 65, 180.
– préjudice, distinction 22. – gardien 131. – certain 24, 54 s. – responsabilité de l’État 197.
– subjectif 13, 27. – transporteur 14. – direct 33, 54 s. – responsabilité générale du fait d’au-
– de masse 175. Garantie 235 s. – dommage, distinction 22. trui 190 s., 204.
Dommage corporel 248 s. – fonds général de garantie 150. – illicite 25. – tuteur 206.
– assurance obligatoire 253. – théorie de la garantie 235. – licite 24. Responsabilité du fait personnel
– barèmes 256. Grands-parents 205. – moral 11. 63.
– droit codifié 252. Huissier – qualifié 23 s. Responsabilité médicale 40 s.
– droit des dommages corporels 179, – responsabilité 95. Presse 120, 230. Responsabilité objective 161 s.
182, 248 s. Humanisme 114. – critique abusive 231. V. Risque.
– faute 259. – conscience 114. Preuve Responsabilité subjective 112 s.
– fonds général de garantie 257. – « humanitarisme » 29. – causalité 36 s. V. Faute.
– prescription 262. – justice commutative 114. – faisceau d’indices 38. Risque 161 s.
Dommages et intérêts 83, 88, 99 s. – liberté 114. Prévision 61. – justification 165 s.
– contractuels 99. Implication 53. Principe de précaution 118, 237 s. – obligations non contractuelles 167.
– punitifs 149. Inconvénients anormaux du voisi- Produit défectueux 29, 40, 132, 218. – socialisation du risque 177.
Droit naturel 107. nage Régimes spéciaux 229 s. – théorie du risque 161.
Droits de l’Homme 29, 128. V. Troubles de voisinage. Réparation – vérification 185 s.
Employeur Indemnisation 8 s. – intégrale 87. Sécurité
– faute 213 s. – appropriée 10. – partielle 87. – droit à la sécurité 236.
– obligation de sécurité 214. – régimes spéciaux 40 s., 78, 217 s. Responsabilité aquilienne 111. Solidarité 176.
Environnement 77. – réparation intégrale 10, 119. Responsabilité contractuelle 79 s. Terrorisme 224.
– dommage écologique 77, 233. – victimes 177 s. – avant projet de réforme de droit des Théorie du risque 130.
– pollution 77. Individualisme 29. obligations 105. – consécration jurisprudentielle
Équivalence des conditions 45, Internet 121. – avant projet de réforme de droit de 188 s.
47 s. – Intermédiaires 122. la responsabilité 105 s. Tierce complicité
État – nom de domaine 121. – contrat et délit civil 80 s. – clause de non concurrence 103.
– responsabilité de l’État 197. Jurisprudence – défaillance contractuelle 34 s., 79. Transport 132.
Expertise 43. – arrêts de règlement 187. – dommage contractuel 87 s. – ferroviaire 14.
Fait d’autrui 64 s. V. Cour de cassation, contrôle. – existence 66, 79 s. Troubles de voisinage 59, 209 s.
Fait générateur 57s. Justice commutative 114. – remise en cause 104 s. – chantier 212.
Fait personnel 63. Liberté 114. Responsabilité délictuelle 103. – responsabilité autonome 209.
Faute 109 s. Médecine 122. Responsabilité du fait des bâti- – voisin occasionnel 212.
– actualité de la faute 127 s. – droit des malades 218 s. ments 110. Tuteur 206.
– fait d’autrui 110. Médicament 41. Responsabilité du fait des choses Vaccin 41.
– grave 35. Mise en danger d’autrui 244 s. 68 s., 190 s. Victime 176.
– inexcusable 35. Notaire – Garde 191. – indemnisation 177 s. V. Indemni-
– lourde 35. – responsabilité 95. – présomption de responsabilité 192. sation.
– qualification de la faute 35. Obligation morale 107. – responsabilité de plein droit 192. – terrorisme 224.
– qualifiée 35. Obligation de sécurité 70. – responsabilité générale du fait des Vie privée 30, 211.
– responsabilité pour faute, améliora- Obligations non contractuelles 167. choses 190 s. Voisin
tion 144 s. Officier ministériel Responsabilité du fait d’autrui 64. – occasionnel 212.
– vertus de la faute 113 s. – responsabilité 95. – autorité effective 200. V. Troubles de voisinage.

Rép. civ. Dalloz - 68 - mai 2009

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