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Existe-t-il toujours une distinction entre recours pour excès de

pouvoir et recours de plein contentieux ?


PAR NICOLAS ROUSSEAU LE MERCREDI 25 JANVIER 2012 • ( 7 )

Dans sa note sous l’arrêt Boussuge du 29


novembre 1912, Maurice Hauriou écrivait à propos du recours pour excès de pouvoir : « Nous
l’admirons encore de confiance, mais il est comme cette étoile temporaire des Gémeaux, que
nous voyons dans le ciel, et dont l’exaltation lumineuse a peut-être disparu depuis déjà des
centaines d’années, tellement elle est loin de nous. Nous l’admirons encore, et il n’est déjà plus
ou, du moins, il n’est plus qu’une pièce de musée, un objet d’art délicat, une merveille de
l’archéologie juridique ».
L’arrêt Boussuge aura bientôt 100 ans et le recours pour excès de pouvoir est toujours vivant
même si René Chapus, en réponse à Hauriou, le compare aujourd’hui non pas à une étoile
éteinte mais à une lune éclipsée. En effet le déclin du recours pour excès de pouvoir est
intimement lié à l’émergence et à la place prise par les autres types de recours en droit
administratif et notamment le recours de plein contentieux.
Il faut donc revenir sur la distinction classique des deux contentieux. Cette distinction a été
initiée par Edouard Laffériere dans son Traité de la juridiction administrative et des recours
contentieux. La distinction tient aux pouvoirs conférés au juge en raison du recours. Le recours
pour excès de pouvoir est un recours qui ne permet au juge que d’annuler un acte administratif,
en cas d’illégalité de celui-ci. En revanche, le recours de plein contentieux (ou recours de pleine
juridiction) peut aboutir à l’annulation d’un acte mais aussi à sa réformation ou à d’autres
mesures (notamment l’injonction).

Cette distinction est fondamentale car elle conditionne nombre de solutions procédurales. Par
exemple le recours pour excès de pouvoir est en principe dispensé du ministère d’avocat tandis
que le recours de plein contentieux ne l’est pas. Pour prendre un autre exemple, un recours pour
excès de pouvoir dirigé contre un décret relève en premier et dernier ressort de la compétence
du Conseil d’État alors qu’un recours du plein contentieux relève en premier ressort de la
compétence du tribunal administratif. Les conséquences procédurales sont donc importantes.
C’est pourquoi il faut s’intéresser à la structure actuelle du contentieux administratif.
Cette distinction classique, cloisonnée, est aujourd’hui révolue. Des mouvements ont parcouru
les deux grandes catégories de recours contentieux au point qu’on peut réellement se demander
si on peut encore les distinguer et si la structure classique du contentieux administratif a encore
un sens aujourd’hui. Car elle est dans un premier temps remise en question par la coexistence
des deux recours et l’évolution récente du recours pour excès de pouvoir et dans un second
temps bouleversée par la montée en puissance du plein contentieux objectif.

I. La distinction classique est remise en question par la coexistence


des deux recours et par l’évolution récente du recours pour excès
de pouvoir
La vision classique de la structure du contentieux administratif, c’est l’opposition nette entre
recours pour excès de pouvoir et recours de plein contentieux. Aujourd’hui celle-ci est remis
en cause par deux phénomènes : la coexistence historique entre le recours pour excès de pouvoir
et le recours de plein contentieux et les mutations récentes et importantes du recours pour excès
de pouvoir.

A. Le recours pour excès de pouvoir et le recours de plein contentieux


coexistent depuis longtemps
Il y a plusieurs aspects à cette coexistence qu’il faut aborder très rapidement. Tout d’abord les
justiciables ne sont pas contraints de présenter de façon séparée au juge leurs conclusions pour
l’excès de pouvoir ou pour le recours de plein contentieux dans le cas où ils exercent les deux
voies de recours. Ensuite il y a dans certains cas une ouverture d’un recours pour excès de
pouvoir contre les actes détachables d’une opération qui relève du plein contentieux. C’est
notamment le cas dans le contentieux des élections mais aussi et surtout dans le cadre du
contentieux des contrats avec l’arrêt Martin du 4 août 1905.
Il y a également la possibilité de substituer un recours pour excès de pouvoir à un recours de
plein contentieux, lorsque ce recours vise uniquement une décision à objet pécuniaire et que le
requérant ne demande que son annulation (CE 8 mars 1912 Lafage). Enfin il peut y avoir un
relais du recours de plein contentieux à la suite d’un recours pour excès de pouvoir dans certains
cas très précis.
B. Le recours pour excès de pouvoir a fait l’objet de profondes mutations
récentes sous l’impulsion du juge administratif
Mais l’essentiel de la remise en cause de la distinction est due aux profondes mutations dont a
fait récemment l’objet le recours pour excès de pouvoir. Le temps ou le juge n’avait le choix
qu’entre rejeter la demande ou annuler l’acte administratif est révolu. Les avancées sont très
nombreuses et elles concernent toutes les facettes du recours pour excès de pouvoir.

Ainsi les actes qu’on peut attaquer par un recours pour excès de pouvoir sont plus nombreux :
clauses réglementaires d’un contrat (CE Ass. 10 juillet 1996 Cayzeele), contrat lui-même dans
le cadre du déféré préfectoral (CE Sect. 26 juillet 1991 Commune de Sainte-Marie) ou des
contrats de recrutement d’agents publics (CE Sect. 30 octobre 1998 Ville de Lisieux). En outre
le caractère objectif est remis en question par la tierce opposition de l’arrêt Boussuge du 29
novembre 1912 qui permet d’invoquer les violations de droits subjectifs.
En parallèle, les pouvoirs du juge se sont largement développés : il peut substituer la bonne
base légale à la mauvaise (CE 3 décembre 2003 El Bahi), il peut également opérer une
substitution de motifs (CE 6 février 2004 Mme Hallal) et dans certains cas exceptionnels le juge
s’est même octroyé un pouvoir de réformation de fait : l’exemple a été donné par l’arrêt du
Conseil d’Etat du 16 décembre 2005 Groupement de Vente Forestier de Nonant. En effet, le
principe de l’« annulation en tant que » équivaut alors à une véritable réformation du contenu.
Enfin le juge s’est également octroyé des pouvoirs considérables relatifs à la portée de
l’annulation : il peut moduler dans le temps l’effet de ses décisions, notamment reporter
l’annulation d’un acte administratif (CE Ass. 11 mai 2004 Assocation AC !), il peut aussi dire
quelles sont les conséquences qu’il faut tirer de sa décision et les appliquer dans le dispositif
(CE 29 juin 2001 Vassilikiotis et CE 28 janvier 2002 Villemain) et il dispose d’un pouvoir
d’injonction existe depuis la loi du 8 février 1995.
Toutes ces modifications ont donc entrainé un rapprochement avec le régime du recours de
plein contentieux, qui lui-même a subi quelques changements, comme celui de l’arrêt Commune
de Béziers du 29 décembre 2009 : une illégalité dans la formation du contrat n’entraîne pas
forcément la nullité du contrat.
II. La distinction classique se trouve bouleversée par la part
croissante attribuée au plein contentieux objectif
En plus de ces rapprochements entre les recours, il y a une voie intermédiaire qui s’est
développée. Ce sont les recours objectifs de plein contentieux. Qu’est-ce que c’est ? Dans sa
thèse (Recherches sur le plein contentieux objectif, 2011, LGDJ) Hélène Lepetit-Collin définit
ce plein contentieux objectif comme un « contentieux de la légalité appliqué à une situation
juridique ». Le juge effectue un contrôle de légalité mais l’applique à une situation juridique
particulière. Pour cela il dispose de tous les pouvoirs du juge du plein contentieux : réformation,
etc.
A. Les domaines dans lesquels un recours objectif de plein contentieux est
ouvert sont aujourd’hui très divers
Ce recours concerne aujourd’hui des pans entiers du contentieux administratif : contentieux
fiscal, contentieux électoral, contentieux des installations classées, contentieux des immeubles
insalubres, contentieux des pensions civiles et militaires de retraite, contentieux de l’aide
sociale, contentieux des comptes de campagne, contentieux des autorisations de plaider pour le
compte des collectivités locale. Tous ces contentieux sont en réalité des plein contentieux
objectif en raison des pouvoirs du juge qui excèdent les pouvoirs de l’excès de pouvoir. Il y a
eu également eu création jurisprudentielle de recours objectif de plein contentieux : c’est ainsi
le recours ouvert aux concurrents évincés par l’arrêt CE Ass. 16 juillet 2007 Sté Tropic Travaux
Signalisation.
Enfin, le contentieux des sanctions a le plus souvent basculé dans le plein contentieux objectif :
le contentieux des sanctions prononcés par les AAI tels que le CSA, l’AMF, la CRE, l’ARCEP,
l’AFLD ou la CNIL relèvent d’un régime de plein contentieux objectif. Il en va de même pour
les sanctions infligées par l’administration aux administrés depuis l’arrêt du 16 février 2009 Sté
Atom.
B. Le plein contentieux objectif fait l’objet d’un engouement certain des
autorités nationales sous l’influence de la CEDH
On le voit, le législateur mais aussi le juge opèrent des transferts voire des créations de recours
et ce sont presque toujours des recours objectifs de plein contentieux qui apparaissent alors. Le
plein contentieux objectif fait l’objet d’un vrai engouement. Tout cela est en fait en grande
partie due à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Elle impose sa notion de « pleine
juridiction » dans certains cas. Mais il y a là un quiproquo : quand la CEDH parle de pleine
juridiction, elle ne parle pas de plein contentieux, mais juste de la nécessité d’avoir un contrôle
complet, maximal du juge. Or ce contrôle est atteint avec le degré maximum de contrôle du
recours pour excès de pouvoir. Certains auteurs avancent même que le contrôle est plus fort en
recours pour excès de pouvoir qu’en recours de plein contentieux. On a donc là une confusion
qui favorise le plein contentieux objectif.

Mais au fond, tant le plein contentieux objectif que les évolutions du recours pour excès de
pouvoir et du plein contentieux subjectif ont un seul but : le principe de bonne administration
de la justice. Il faut disposer d’un recours effectif qui puisse déboucher sur une solution
intéressante pour le demandeur, c’est la partie qualitative du droit à un recours effectif.

En pratique on pourrait donc espérer une évolution des recours pour plus de lisibilité : Chapus
parle d’un « nouveau recours pour excès de pouvoir (qui) naîtra un jour de la fusion entre le
recours pour excès de pouvoir actuel et les recours objectifs de plein contentieux », tandis que
Jean-Marie Woerhling, ancien président du tribunal administratif de Strasbourg, réclame lui un
recours contentieux administratif unique englobant tous les types de recours. Les étudiants en
droit public ne seraient pas les premiers à se plaindre d’une telle simplification !

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