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PHILOSOPHIE DU DROIT
1
Bibliographie indicative
1- Ouvrages et monographies
- H. Batiffol
- J.-C. Billier et A. Maryioli, Histoire de la philosophie du droit, éd., Armand Colin, 2001.
- R. Dworkin,
- Prendre les droits au sérieux (Taking rights seriously, 1977), PUF, 1995.
2
- H. Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962.
- F.-S. Nisio, Jean Carbonnier, Regards sur le droit et le non droit, Dalloz, 2005.
- M. Villey,
2- Revues
- Revue Droits.
3
Ouverture allégorique sur le droit
L’éléphant se trouvait dans une maison obscure : quelques Indous l’avaient amené pour
l’exhiber.
Afin de le voir, plusieurs personnes entraient, une par une dans l’obscurité.
Etant donné qu’on ne pouvait le voir avec les yeux, chacun le tâtait dans le noir avec la
paume de la main.
La main de l’un se posa sur sa trompe ; il dit : « Cette créature est comme un tuyau d’eau. »
La main d’un autre toucha son oreille : elle lui apparut semblable à un éventail.
Un autre, ayant saisi sa jambe, déclara : « Je trouve que la forme de l’éléphant est celle d’un
pilier. »
Un autre posa la main sur son dos et dit : « En vérité, cet éléphant est comme un trône. »
Selon l’endroit vu, leurs affirmations différaient ; un homme l’appelait Dal, un autre Alif.
Si chacun d’eux avait tenu une chandelle dans sa main, la différence aurait disparu de leurs
paroles.
Introduction
1
E. de VITRAY-MEYEROVITCH, Rûmî et le soufisme, Editions du Seuil, 2005, p. 154 et s.
4
« Les juristes sont toujours des philosophes »
Ronald Dworkin2.
Est-ce là réintroduire le vague et l’incertitude dans les études juridiques ? On n’y peut rien :
que ceux-là qui n’en veulent point s’en aillent faire des mathématiques. L’étude du droit n’a
pas pour but de procurer aux professeurs des jouissances intellectuelles ».
Michel Villey3.
La philosophie serait-elle cette ombre dont le juriste, même simple praticien, ne saurait se
départir ? Certainement !
C’est parce qu’elle est fondatrice, c’est parce qu’elle est la source, qu’elle abreuve… que la
philosophie semble consubstantielle à toute ambition de méditation sur le droit. Les règles
matérielles qui forment la substance du droit ne sont jamais neutres. Elles ont une histoire,
une origine, une trajectoire, un destin… Comment saisir le sens des normes juridiques sans
cet arrière-plan historique, sociologique, anthropologique, philosophique4… ?
C’est parce que le droit n’est pas une grande fabrique livrée aux mains exclusives de
« bricoleurs » et autres « manœuvriers », qu’il sollicite, quant à sa bonne connaissance, une
réflexion sur ses fondements, fondations, fins, finalités…
Consubstantielle au droit, la philosophie du droit quant à ses origines est aussi vieille que
son objet : les sciences juridiques. Immémoriale ! Toutefois, l’appellation de philosophie du
droit apparut pour la première fois avec Hegel en 1821 dans son ouvrage Grundlinien der
Philosophie des Rechts, puis avec Austin en 1832 dans son ouvrage A philosophy of positive
law.
Si la philosophie réfléchit sur le sens, les fins et parfois même sur la verticalité, le droit
quant à lui est souvent immanent, contextuel, vise donc l’horizontalité. A travers ce premier
constat, tout semble opposer la philosophie et le droit. En effet, à l’éparpillement, à la
multiplicité qui marque le droit, la philosophie, quant à elle, souhaite proposer une réflexion
unitaire, axiologique du droit. Ces deux logiques présumées différentes semblent se ressentir
chez les philosophes et les juristes. A s’en tenir à certains juristes, les philosophes ne peuvent
pas penser correctement le droit du fait que leur science (philosophie) est dans une quête d’un
idéal, d’une réalité absolue où le monde serait épargné de toutes ses contradictions 6. Cette
recherche de l’essence des choses par les philosophes les empêcherait ainsi de saisir
l’ontologie du droit qui, dans sa substance prend le conflit, la contradiction, la tension…
comme une structure.
Si certains juristes semblent ajourner les philosophes dans la philosophie du droit, quelques
philosophes à certains égards dénient aussi aux juristes toute compétence à penser le droit en
termes philosophiques. Pour une certaine doctrine, la philosophie du droit est extérieure au
droit et, à ce titre, peut se passer des juristes. En atteste l’œuvre immense de Michel Villey qui
reprochait souvent aux juristes, du fait de leur inculture ou ignorance, de participer à
l’« obscurcissement » du droit.
5
PLATON, La République, Paris, GF-Flammarion, 2002, trad. Leroux.
6
Ch. PERELMAN, Justice et raison, Bruxelles, Presses Universitaires, 1963, pp. 254-255.
6
Qui pour faire de la philosophie du droit ? Les juristes ou les philosophes ? Cette
interrogation semble placer la philosophie du droit dans une impasse. Toutefois, cette
contradiction à l’image aporétique peut s’ouvrir à une réconciliation 7. En effet, dans les
arcanes de la philosophie la réflexion sur le juridique n’a jamais occupé une place marginale.
Des philosophes comme Platon, Aristote, Saint Thomas d’Aquin, Hobbes, Rousseau, Kant,
Hegel… sont les précurseurs de grandes théories de la philosophie du droit : droit naturel,
positivisme, théories mixtes… Certes le droit est un social engineering, mais il entame son
existence dans la conscience individuelle à partir de la tension entre les réalités sociales et
l’idéal moral qui habite tout homme. Le juridique, dans cette époque contemporaine, est au
cœur de l’activité philosophique. En effet, l’Homme moderne ou postmoderne est, en partie,
tributaire du droit qui, à certains égards, le façonne, le modélise. Apte à investir le droit, la
philosophie soumet aux sciences juridiques des questions les plus diverses relatives au
pouvoir, à l’Etat, à la légitimité, à l’effectivité, à la juridicité… L’absence d’objet spécifique
de la philosophie du droit n’est qu’un ersatz de la philosophie qui, elle-même, pense
l’indéfini, l’imprécis, l’infini… Entre les mains des philosophes, la philosophie du droit est
une sorte de métaphysique du droit.
Si la philosophie du droit se donne génériquement pour ambition de penser le droit, une telle
finalité ne peut se comprendre, que lorsque cette discipline établit avec précision son objet
scientifique. La définition des méta-règles juridiques par la philosophie du droit ne peut
s’opérer sans une délimitation du périmètre de cette discipline elle-même. C’est parce que la
philosophie du droit flirte avec plusieurs autres disciplines, qu’il ne serait pas superflu de
s’interroger sur son domaine afin de mieux cerner ses finalités et fonctions. Il en est ainsi, de
la sociologie juridique, de la théorie générale du droit, de la philosophie générale, de la
théorie générale de l’Etat… Ces différentes questions relèvent-elles de l’objet de la
philosophie du droit, ou lui sont-elles simplement périphériques ? En vérité, la bonne
connaissance de l’objet de la philosophie du droit 11 est à géométrie variable, et relèverait de la
définition que chaque auteur peut avoir du droit. Toutefois, la philosophie du droit gagnerait à
ne pas revendiquer une absorption de ces dites disciplines dans son champ d’étude. La
prétention d’une intégration de ces disciplines périphériques dans la philosophie du droit
serait de nature à lui ôter toute spécificité, pour ne devenir in fine qu’une philosophie générale
ou appliquée. Sans négliger l’apport de la sociologie juridique, de la théorie générale du droit,
de la théorie générale de l’Etat… dans la philosophie du droit, cette dernière, au risque d’une
indétermination de son champ scientifique, mériterait une épure de son objet. A cette tâche,
quelle que soit la vastitude du domaine de la philosophie du droit, son objet intrinsèque ne
saurait déborder la recherche sur les fondements et fondations du droit. Dire ce qu’est le
droit ? Qu’est-ce qui le fonde ? Comment il structure les rapports sociaux… ? Voici quelques
interrogations qu’aucune philosophie sur le droit ne pourrait contourner.
S’agissant des finalités de la philosophie du droit, aussi plurielles soient-elles, elles peuvent
s’exprimer en une idée : présenter une vue unitaire du droit. Réfléchir sur les fins et rôles de la
philosophie du droit, en amont, c’est admettre le dépassement du droit comme science
expérimentale, comme un corpus de règles matérielles. La philosophie du droit s’élève au-
dessus des règles positives pour mieux saisir leur sens, leur esprit. Sauf à s’enfermer dans des
conceptions positivistes, toute philosophie du droit recherche quelques buts, quelques fins.
Que vise le droit ? Sous un prisme philosophique, les ambitions du juridique sont multiples :
11
V. « Qu’est-ce que la philosophie du droit », (dir.), M. Villey, Arch. philo. droit, tome VII, Sirey, 1962, p. 83 et s.
8
l’ordre, la sécurité, l’équité, l’harmonie sociale, le progrès matériel… Les fins du droit
quoique plurielles souvent s’expriment à travers le paradigme de la justice.
Matrice du droit, la justice quant à l’appréhension de son contenu peut être collective ou
individuelle. Dans sa version collective, la justice identifie l’individu dans une perspective
sociale. Tributaire du groupe social qui l’ancre et le définit, l’individu, dans une perspective
collective de la justice, œuvre pour les intérêts de la collectivité. Cette conception anti-
individualiste de la justice est observable dans la société négro-africaine où les droits
subjectifs sont à la disposition non pas de l’individu mais du groupe social auquel il
appartient15.
S’agissant de la justice individuelle, elle atteint son apogée au XVIIIe siècle. Tributaire des
Lumières, la philosophie individualiste ignorant l’état de nature, identifie l’individu comme
point axiologique du droit. A ce titre, elle procède à un renversement des postures : l’individu
précède la société. Et la collectivité n’a de sens que lorsqu’elle est au service de l’individu et
non l’inverse.
Toutefois, pour une certaine doctrine de la philosophie du droit, la justice ne peut servir de
but pour le droit du fait de son contenu idéologique, flou, ambigu… Il en est ainsi, chez les
positivistes formalistes (Austin, Hart, Kelsen…) qui, estimant que la justice est une notion
extrinsèque au droit, ne saurait lui servir, à cet effet, de finalité.
12
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, trad. Tricot, 8e éd., 1994.
13
M. VILLEY, Philosophie du droit, tome 1, Définitions et fins du droit, 4 e éd., Paris, Dalloz, 2001, n° 30 et s., p.
56 et s.
14
Ibid, n° 35, p. 62.
15
M. ALLIOT, « Un droit nouveau est-il en train de naître en Afrique ? » in Dynamiques et finalités des Droits
africains, (dir.) Gérard Conac, Actes du colloque de la Sorbonne « La vie du droit en Afrique », Economica, 1980,
p. 467 et s.
9
Eu égard à ces observations ayant trait à une présentation sommaire des principes directeurs
de la philosophie du droit, nous tenterons dans une première partie d’étudier la philosophie du
droit comme un discours sur le droit, avant de voir dans la seconde phase de notre propos les
manifestations de cette discipline dans la réalité juridique.
Qu’est-ce que le droit ? Juristes et philosophes empruntent des voies souvent théoriques
pour répondre à cette question. C’est parce que la philosophie du droit est une sorte de
10
métaphysique du droit, que le décryptage du mystère juridique s’opère naturellement à travers
des balises discursives. Le discours de la philosophie du droit sur le juridique est un idéal, un
« devoir-être », un « sollen »… C’est un discours sur ce que doit-être le droit.
Les propositions relatives à l’identité du juridique dans la philosophie du droit sont diverses
et divergentes. Toutefois, elles peuvent se réunir classiquement à travers deux grandes
familles : positivistes et idéalistes (Section 1ère). Si traditionnellement, la définition du droit
s’opérait entre juspositivisme et idéalisme, la philosophie du droit dans cette contemporanéité
juridique accueille de nouvelles doctrines rompant avec les thèses classiques. Ces nouvelles
théories relatives à la conceptualisation du droit sont syncrétiques, voire mixtes, en ce qu’elles
réalisent une synthèse entre positivisme et droit naturel (Section 2ème).
16
M. Troper, « Le positivisme juridique », Revue de synthèse, Philosophie et épistémologie juridiques, 1985,
tome CVI, n° 118-119, p. 187 et s ; U. Scarpelli, Qu’est-ce que le positivisme juridique ? Bruylant, LGDJ, 1996 ;
« Du positivisme juridique », Cahiers de philosophie politique et juridique (Publications de l’Université de Caen),
1988, n° 13.
11
Sous réserve de ces quelques précisions, le positivisme juridique comme proposition du
juridique s’observe à travers plusieurs variantes dont les plus symboliques sont : le
positivisme formaliste (A) et le positivisme sociologique (B).
A- Le positivisme formaliste
Déclinaison du positivisme juridique, le formalisme prend appui sur l’ensemble des règles
matérielles qui composent le droit positif pour définir et identifier le phénomène juridique.
Composé de plusieurs rameaux (2), le formalisme dans ses manifestations multiples peut se
saisir à travers ses auteurs. Toutefois, dans cette pluralité de positivismes, le normativisme de
Kelsen occupe une place privilégiée (1).
1- Kelsen et le normativisme
12
S’agissant de la validité des normes 17, Kelsen, toujours dans une perspective de « pureté »
du droit, fait abstraction de leurs contenus. Une norme est juridique pas parce qu’elle répond à
un idéal de justice, mais tout simplement parce qu’elle est conforme à une autre norme qui lui
est supérieure dans la pyramide. L’arrêté est légal parce que conforme au décret, et ce, en
dépit de son contenu même injuste ou illégitime. La validité d’une règle de droit se mesure en
fonction de son rang dans la hiérarchie des normes. La norme inférieure tire sa force
obligatoire de la norme supérieure… Et au sommet de la pyramide kelsénienne, la
Constitution incarne la norme fondamentale (Grundnorm).
Séduisante théorie ! Le kelsénisme comme approche du juridique, à notre sens, n’est que
pure spéculation. Le droit ne peut se débarrasser de son appareil métaphysique. Les réalités
humaines ou sociales sources de tout système juridique sont plus complexes que
l’enthousiasme de Kelsen. La pyramide de Kelsen est trop fragile pour tenir l’édifice
juridique. La théorie de la hiérarchie des normes, malgré le succès qu’on lui prête, révèle une
certaine aporie18. Les faiblesses du positivisme normativiste sont multiples. Il en est ainsi, de
la complétude du système juridique qu’il explique à travers l’exclusivisme des normes ou
règles juridiques. Le droit est partout ! Tel est l’aphorisme que semble nous proposer le
kelsénisme. Le juge, en se suffisant aux codes, peut apporter des solutions à tous les litiges.
Hélas, la réalité juridique est tout autre ! Le caractère complet de l’ordre juridique ne saurait
s’expliquer à travers exclusivement les seules règles formelles. L’œuvre de Ronald
Dworkin19, à suffisance, a fini de démontrer que l’ordre juridique ne peut se résumer aux
seules lois et se complète grâce à l’addition de principes moraux que le juge loin d’inventer,
ne fait que constater leur présence dans son environnement social. L’ordre juridique
kelsénien, par essence, est lacunaire.
17
H. KELSEN, Théorie pure du droit, ouvr. préc., p. 255.
18
P. AMSELEK, « Kelsen et les contradictions du positivisme juridique », Arch. philo. droit, Sirey, tome 28, 1983,
p. 277.
19
Prendre les droits au sérieux (Taking rights seriously, 1977), PUF, 1995 ; L’empire du droit (Law’s empire,
1986), PUF, 1994.
13
Eu égard à cette première limite de la Théorie pure du droit, le positivisme normativiste
comme construction juridique se fissure au niveau des fondations de la norme fondamentale :
la Constitution. En effet, si dans la pyramide de Kelsen la validité de toute norme s’apprécie
au regard d’une autre norme hiérarchiquement plus élevée, se pose la question de savoir
qu’est-ce qui fonde donc la validité de la Constitution comme norme juridique ? Arrivé au
sommet (Constitution) de la pyramide de Kelsen, l’analyste observe sans grande difficulté
quelques failles dans le positivisme. En effet, si toutes les normes de la pyramide avaient un
fondement positif, on ne peut pas en dire autant pour la Constitution. Qualifiée de norme
fondamentale, la Constitution, à cet effet, ne peut obtenir de fondement à l’intérieur de la
pyramide du droit « pur » mis en œuvre par Kelsen. Sous ce rapport, la norme fondamentale
se transforme simplement en norme hypothétique pour fonder toute la pyramide. L’absence de
fondement positif de la Constitution fait vaciller toute l’architecture kelsénienne. Cette
énigme insoluble par Kelsen verse le positivisme normativiste dans une aporie. Soit les règles
sont normatives en fonction de leurs contenus, ce que le kelsénisme refuse, soit elles sont
normatives tenant compte d’une certaine hiérarchisation, et dans cette hypothèse la
Constitution ne peut plus tenir la pyramide du fait de son absence de fondement. Cette
impasse demeure insurmontable par le positivisme normativiste.
Dans cette perspective d’inventaire des carences du positivisme normativiste, l’on peut
relever son caractère aphilosophique. La purge du droit de toute valeur subjective que
promeut Kelsen, à cet effet, peut valider des idéologies telles que le nazisme, l’esclavage, la
colonisation… Ces « idéologies » anti-humanistes, sous un prisme kelsénien, seraient
juridiques parce que simplement conformes à la norme fondamentale d’un Etat donné.
Dans le foisonnement de théories positivistes, l’on peut relever celles proposées par certains
auteurs tels que : Austin, Hart, Carré de Malberg…
20
R. CARRE de MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920-1922, CNRS, 1962.
14
religion…, le « positivisme étatique » de Carré de Malberg estimant que la science juridique
ne saurait détenir l’exclusivisme de la régulation sociale, sacralise l’Etat comme le support du
droit. En d’autres termes, la puissance publique est productrice elle seule de la norme
juridique. La sanction étatique associée au manquement à la règle, servirait à cet effet de
caution à la théorie de Carré de Malberg. En effet, dans une société structurée, l’acceptation
ou la légitimité de la sanction ne peut être validée par les sujets de droit que lorsqu’elle émane
de l’Etat.
Le « positivisme étatique » ainsi esquissé, fait de l’Etat une réalité plus factuelle que
juridique. En effet, si l’Etat est producteur du droit, il le précède, et par voie de conséquence,
ne saurait justifier son existence à travers le droit. Sous ce schème du « positivisme étatique »,
la puissance publique ne trouve de limite qu’à travers sa souveraineté ou volontairement dans
la constitution.
21
J. CHEVALLIER, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », Revue du
droit public, n° 3-1998, pp. 659-690.
22
J. J. ROUSSEAU., Du contrat social, Livres I à IV, Nathan, 2001, notes et commentaires de Jean-François
Braunstein.
15
concepts découlant des tendances générales des systèmes juridiques occidentaux, afin d’en
faire une étude comparative. A cet effet, le droit pris comme une structure, la théorie d’Austin
se propose de rechercher sa cohérence et sa logique.
Toujours dans une perspective d’inventaire des positivismes formalistes, l’on peut relever le
« positivisme logique » de Herbert Lionel Adolphus Hart (1907-1992) 23. La doctrine du droit
de Hart est une synthèse du « positivisme analytique et conceptualiste » d’Austin et du
« positivisme normativiste » de Kelsen. Pour Hart, la compréhension de l’objet du droit est
extrinsèque au droit lui-même. Soucieux d’épurer la science juridique de tout idéal moral,
métaphysique, axiologique…, le « positivisme logique » à partir d’une interprétation des faits
opère une dichotomie interne/externe du droit 24. En estimant que les règles juridiques et les
normes sociales d’un point de vue externe déclinent les mêmes structures ou manifestations,
le droit ne peut se distinguer des autres règles sociales qu’à partir de sa logique interne. En
d’autres mots, l’objet du droit ne peut provenir que de la connaissance propre ou interne de la
structure des règles juridiques. Dans cette entreprise, Hart excluant toute philosophie unitaire
du droit fondée sur des principes moraux, ancre la science juridique sur des supports
« logiques ». A ce titre, la scientificité du droit renferme une relativité dans le « positivisme
logique », en ce que, le droit est tributaire de son environnement social et langagier à partir
duquel il peut extraire sa sémiotique. L’isolement du droit de toute quête verticale,
idéologique, permet à Hart de répartir la science juridique entre deux types de normes :
primaires (normes relatives à des obligations) et secondaires (normes attributives de
compétences). S’agissant des normes d’ordre obligationnel, argumentant sur leur effectivité,
le « positivisme logique » contrairement au « positivisme normativiste » contournant
l’hypothétique « norme fondamentale » de Kelsen, estime que l’ordre juridique ne peut se
tenir qu’à partir d’une adhésion ou consensus du groupe social qui accueille la norme
juridique.
23
H. L. A. HART, Le concept de droit, Oxford, Clarendon, 1961, Bruxelles, traduction française, Van de Kerchove,
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976.
24
A.-J. ARNAUD, « La valeur heuristique de la distinction interne/externe comme grande dichotomie pour la
connaissance du droit : éléments d’une démystification », RRJ, 1986, p. 241 et s.
16
Les insuffisances du positivisme formaliste ont favorisé l’émergence de doctrines
alternatives à l’intérieur du positivisme juridique. Il en est ainsi du positivisme sociologique.
B- Le positivisme sociologique
Les germes du positivisme sociologique étaient déjà perceptibles à travers l’Esprit des lois
de Montesquieu25. Par le biais d’un déterminisme cet auteur expliquait qu’une loi ne saurait
s’extirper de son environnement social. Au-delà de Montesquieu, le positivisme sociologique
a été scandé également par d’autres auteurs tels que : Gurvitch, Ehrlich, Kantorowicz…
Toutefois, le positivisme sociologique reçoit une brillance particulière avec Auguste Comte
(1798-1857)26. Aux fins de tracer les contours du droit, Auguste Comte entame son
positivisme juridique en excluant la théologie et la métaphysique du périmètre de la science
juridique. A s’en tenir à cet auteur, le droit ne peut se fonder sur des réalités aux contours
insaisissables telles que la religion, la morale, la métaphysique… Science sociale, le droit doit
25
B. OPPETIT, Philosophie du droit, ouvr. préc., p. 65.
26
M. SERRES, B. BENSAUDE et J.-P. ENTHOVEN, Auguste Comte et le positivisme, in Histoire de la philosophie,
Paris, Gallimard, tome III, 1974, 1991, Bibliothèque de la Pléiade, p. 160.
17
prendre appui sur des phénomènes physiques, sur les faits en cours dans une société donnée.
Le positivisme comtien tout en s’isolant du positivisme formaliste, s’éloigne aussi du droit
naturel. Pour Auguste Comte, la loi n’a de positivité que si elle tire sa substance dans la nature
des choses. Mais cette nature dont il est question dans le positivisme comtien ne se confond
pas avec un idéalisme emprunté au droit naturel. La nature chez Comte est « scientifique »,
« positive ». Elle se déduit de l’expérience sociale. C’est une science sociologique. Objet de la
sociologie, le droit comtien est une réalité physique, positive, observable… Sous ce rapport, la
société devient le laboratoire des normes juridiques. La coutume sociale, sous le couvert du
positivisme sociologique, sera l’aiguillon de la science juridique. Toutefois, le passage de la
norme sociale à la règle juridique relève du construit. La matière juridique est un produit
social lubrifié à travers certaines institutions. L’objet du droit, même assis sur des réalités
sociologiques, in fine est tributaire d’une mise en forme, d’un tricotage du législateur. Les
données sociales entre les mains de la puissance publique, à cet effet, deviennent des normes
hypothétiques, en ce sens que, leur matérialité juridique est le fruit d’une sélection, d’une
synthèse. La conversion de la physique sociale en une positivité juridique parfois fait observer
une dysharmonie entre ces deux types de normes. La possibilité d’une rupture ou d’une
absence de correspondance entre la coutume sociale et le droit formel marque ainsi l’écart
fondamental entre le positivisme sociologique d’Auguste Comte et le positivisme formaliste.
Pour les formalistes (Kelsen, Austin, Carré de Malberg, Hart…), le droit se déduit à partir de
ses sources (législative, exécutive et judiciaire). Seule relève de la science juridique, la règle
provenant d’une institution investie du pouvoir normatif. C’est cette neutralité du positivisme
formaliste quant au contenu des normes juridiques que le positivisme sociologique d’Auguste
Comte ne saurait accepter. Sous ce prisme, la seule présence d’une règle dans
l’ordonnancement juridique ne présume pas à elle seule sa juridicité, mais cette dernière se
déduit à partir de son effectivité dans le corps social. La non intégration de l’effectivité
comme critère de la règle de droit par le positivisme formaliste, à cet effet, méconnaît le
caractère factuel des sciences juridiques, fondement du positivisme sociologique.
Identifié chez Comte, le positivisme sociologique est aussi présent dans le réalisme
juridique américain.
S’inscrivant dans une doctrine sociologique du droit, le réalisme juridique américain semble
tributaire de la culture situationniste ou empirique anglo-saxonne. La contextualité, la
18
factualité du droit dans le réalisme juridique américain a une portée sacro-sainte. Initié dès le
prologue du XXe siècle, le réalisme juridique aux Etats-Unis arrime le droit à la température
sociale. C’est un droit actuel, un droit du présent.
Toutefois, le réalisme juridique américain n’est pas une doctrine unitaire, ses déclinaisons
sont multiples. Fédéré autour d’une conception réaliste du droit, le positivisme sociologique
nord-américain est traversé par nombre de courants parmi lesquels l’on peut relever : l’école
de l’analyse économique du droit, la Sociological jurisprudence, le Legal realism…
Toujours dans une perspective d’inventaire des théories américaines relatives au positivisme
sociologique, l’on peut faire mention du Legal realism. Considéré comme une variante de la
Sociological jurisprudence, le Legal realism confine le droit dans des schémas exclusivement
factuels et non conceptuels. A s’en tenir à des auteurs tels que Frank ou Llewellyn, la science
juridique ne peut être assise sur des réalités présupposées ou préétablies. Elle est une
manifestation empirique et non construite. A ce titre, le Legal realism refoule la prévisibilité
du droit dont arguait la Sociological jurisprudence. Le droit n’est pas une œuvre de cognition
mais tout simplement de constatation tributaire de l’attitude du juge.
Historiquement, l’idéalisme semble emprunter ses origines à l’antiquité grecque (1), tout en
se perpétuant dans la modernité juridique (2).
Dans la Grèce antique, l’idéalisme d’essence humaine est incarné par deux philosophes
majeurs : Platon29 et Aristote30.
Entre les mains de Platon, le droit assis sur une idée de justice, ne saurait se réaliser sans la
Raison. Cette dernière est présentée comme l’instrument ou le support de l’Homme dans la
quête du Juridique. Chez Platon, le droit est une essence dont sa découverte ne peut s’opérer
sans la raison humaine. A ce titre, cet auteur est souvent présenté comme un des précurseurs
du droit naturel31. La métaphore ou le mythe de la caverne de Platon, à suffisance, résume sa
pensée philosophique. Les esclaves enchaînés dans la caverne ne pouvant observer que le
fond de celle-ci, prirent pour vérité les ombres des hommes situés derrière eux ainsi que
l’écho de leurs voix. Dans une telle perspective, seule la sortie de la caverne d’un de ces
esclaves permettra aux autres d’accéder à l’essence des choses, à la quintessence du droit.
Fondée sur une idée de justice, la philosophie juridique platonicienne, toutefois, ne dépasse
pas l’horizon humain vu comme une réalité individuelle et non sociale. Pour Platon, le droit
comme invention sociale n’est autre que le produit de la force ou d’une violence
institutionnalisée. Et la subordination à cet ordre social n’est point l’assujettissement au droit,
29
Platon, La République, Paris, GF-Flammarion, 2002, trad. Leroux.
30
Aristote, Ehique à Nicomaque, Paris, Vrin, trad. Tricot, 8e éd., 1994.
31
C. ATIAS, Philosophie du droit, ouvr. préc., p. 60.
21
mais tout simplement, la soumission de l’homme à une contrainte sociale. La justice,
fondement du droit, dans la pensée platonicienne découle inéluctablement de la raison
humaine qui, à travers son affinement dans le temps, parvient à se départir du monde des sens,
de la subjectivité pour accéder à celui de la connaissance, de la Vérité (du droit). Sous ce
rapport, Platon pense que la législation ne peut provenir que du philosophe, seul être à
disposer d’un contact avec la vraie justice.
Les observations ci-dessus faites par Aristote, le conduisent à comprendre que la justice –
fondement du droit – quant à sa réalisation dans la société, ne peut provenir que des hommes
prudents : des jurisprudents. Le jurisprudent aristotélicien s’éloigne de la jurisprudence
contemporaine qui confine le juge dans une simple fonction de répétiteur du législateur. Chez
Aristote, l’homme prudent, auteur du droit, a une connaissance intime des essences mais
également a accès à la relativité du monde. C’est à travers la disposition de ces deux
32
M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2009, p. 68 et s.
22
« savoirs » que le droit trouve ses concepteurs, ses architectes. Ainsi, Aristote à travers sa
philosophie réconcilie la théorie et la pratique, le savoir et le savoir-faire. Ces deux qualités,
pour cet auteur, sont indissociables dans la mise en œuvre du phénomène juridique. Dans
cette optique, Aristote dépasse l’horizon platonicien, en ce que le phénomène juridique est
envisagé sous un angle relationnel. La découverte de la nature des choses, des réalités
immuables par les prudents doit provoquer l’harmonie sociale.
Dans cet ordre d’idées, Aristote assigne au droit une fin de justice. Ainsi à l’opposé de
Platon qui intégrait le droit dans la morale, la théorie aristotélicienne faisait du droit une
extension de la morale. En d’autres mots, chez Aristote le droit, même arrimé à la morale,
avait son objet propre. L’objet du droit pour Aristote n’est autre que la répartition des biens et
des honneurs dans la cité, la quête d’un équilibre social entre les différents acteurs. Sous ce
prisme, il distingue deux types de justice : distributive et corrective.
Dans sa fonction distributive, la justice pour Aristote attribue à chaque individu ce qui lui
revient de droit tenant compte de son état, aptitude, compétence… Cette justice n’est pas
arithmétique mais géométrique. Au tisserand, le prix du tissu, à l’ingénieur, le coût de
l’ouvrage.
Quant à la justice corrective ou commutative, elle a pour ambition de rétablir les équilibres
rompus. De type arithmétique, la justice corrective restaure les états antérieurs : le droit de la
responsabilité civile n’est pas très éloigné de cette deuxième version de la justice
aristotélicienne.
Trouvant ses premiers ancêtres dans la Grèce antique, l’idéalisme humain comme courant
de la philosophie du droit s’est poursuivi également dans la modernité juridique.
L’idéalisme humaniste dans la modernité juridique est traversé par nombre d’auteurs, de
courants, d’écoles de pensée… Kant, Hegel, Leibniz, Grotius, Pufendorf, Locke, l’école de la
nature et du droit des gens (droit naturel)…, à travers leurs philosophies, ont marqué
l’idéalisme moderne. Dans ces déclinaisons multiples de l’idéalisme humaniste, l’on peut
s’arrêter sur les propositions de Kant, Hegel ou encore de l’école du droit naturel.
23
S’agissant de Kant33, sa théorie du droit rompt avec la dichotomie classique entre droit
naturel et droit positif. L’idéalisme de Kant n’est pas empirique, tout en récusant un
positivisme distant de toute valeur axiologique ou immuable. La philosophie du droit de Kant
est syncrétique en ce sens qu’elle semble fusionner droit naturel et droit positif. C’est un
« droit naturel positif ». Dans sa théorisation du concept de droit, Kant se pose deux
questions : qu’est-ce que la doctrine du droit ? Qu’est-ce que le droit ? S’agissant de la
première interrogation relative à la doctrine du droit, Kant la définit comme : « l’ensemble
des lois qui peuvent donner lieu à une législation extérieure. Cette législation existe-t-elle
réellement, elle est alors la doctrine du droit positif 34 ». Quant à la deuxième question ayant
trait à la définition même du droit, il estime que celui-ci ne peut provenir des contingences de
l’espace ou du temps, mais est plutôt apriorique. Pour Kant le droit ne peut être une œuvre
déductive. Le droit, certes une donnée rationnelle, dans le kantisme est une réalité
transcendantale. C’est une loi universelle !
33
E. KANT, Métaphysique des mœurs, tome 1, Doctrine du droit, trad. A. Philonenko, Vrin, 1986.
34
Ibid. p. 103.
35
S. GOYARD-FABRE, « Kant et l’idée pure du droit », Arch. philo. droit, 1981, L’utile et le juste, p. 134.
36
G. G. Fr. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Berlin, 1821, Paris, Gallimard, 1940, trad. Kaan.
37
HEGEL décompose en trois étapes le mouvement de l’Esprit : l’esprit subjectif, l’esprit objectif, l’esprit absolu.
24
Kant, l’idéalisme de Hegel est une synthèse entre droit naturel et droit positif. Cependant,
contrairement au kantisme, la loi hégélienne n’est pas universelle, c’est un produit de
l’histoire. L’idéalisme hégélien est historique, en ce que, le droit s’abreuve dans la réalité
influencée par la Raison. Ainsi, le droit est une réalité positive, mais d’une positivité
axiologique et non formaliste ou institutionnelle. C’est un produit de l’action humaine.
Toujours dans une perspective de présentation des idéalismes juridiques, la théorie du droit
naturel38 y occupe une place privilégiée. Droit naturel ou droits naturels ? Unité ou pluralité ?
En effet, le foisonnement de propositions relatives au concept de droit naturel empêche de
réduire à l’unité cette version de l’idéalisme juridique. Au premier contact avec le droit
naturel, cette déclinaison de l’idéalisme juridique à l’image de l’adjectif (naturel) qui
l’accompagne, renvoie à un droit incréé et relèverait des réalités immuables à la nature
humaine. Le droit naturel ne procéderait pas d’un art législatif. Il est point une invention ;
c’est une essence que les sociétés humaines ont vocation à découvrir. Les origines du droit
naturel semblent lointaines. On le retrouve déjà dans l’Egypte pharaonique pendant la période
ptolémaïque39.
Sous une version plus moderne, le droit naturel, sous l’impulsion de l’Ecole de la nature et
des gens (Grotius, Pufendorf), est la source à partir de laquelle le droit positif prend appui
pour organiser la société. Toutefois, contrairement chez Aristote ou Saint Thomas d’Aquin,
avec l’Ecole de la nature et des gens, le droit naturel n’est plus envisagé sous un angle
dialectique, relationnel ou social, il est plutôt présenté sous un prisme individualiste. L’Etre
comme réalité singulière devient le point focal du droit naturel. La justice distributive
d’Aristote est écartée chez Grotius. La bilatéralité, voire la multilatéralité du droit – concept
fondateur dans la théorie aristotélicienne – pour Grotius méconnaît l’essence du droit qui,
pour lui, n’est autre que la réalisation des droits naturels ou absolus de l’Homme.
L’individualisme de la philosophie juridique de Grotius faisant du droit : « une qualité de la
personne, qui la rend apte à posséder ou à accomplir quelque action, sans que la morale soit
offensée40 », est annonciateur à cet effet de la théorie des droits subjectifs, paradigme du droit
moderne, voire postmoderne. Les droits subjectifs chez Grotius sont des prérogatives
absolues, sacrées, dont disposerait tout individu. Sous ce rapport, le droit naturel de Grotius
38
X. DIJON, Droit naturel, tome 1, Les questions du droit, Paris, PUF, 1998 ; R. SEVE, Leibniz et l’Ecole moderne
du droit naturel, Paris, PUF, coll. « Questions », 1989 ; S. GOYARD-FABRE, Les embarras philosophiques du droit
naturel, Paris, Vrin, 2002 ; Ph. JESTAZ, « L’avenir du droit naturel ou le droit de seconde nature », RTD civ.,
1983, p. 233 et s.
39
C. ATIAS, Philosophie du droit, ouvr. préc., p. 184.
40
M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2009, p. 553.
25
peut être perçu comme un laboratoire juridique préparant le capitalisme ou le libéralisme
juridique. Le Code civil de 1804 – code bourgeois – en partie, est tributaire des idées de
Grotius. Il en est ainsi, des articles 544 (droit de propriété), 1134 (caractère autonome de la
volonté individuelle dans les conventions), 1382 (responsabilité civile délictuelle)…
Le droit naturel de Grotius fait fondre la règle juridique dans la morale assise elle-même sur
une rationalité humaine. A cet effet, le droit redevient une science déductive 41. Toutefois, la
morale source du droit chez Grotius est conservatrice, elle se résume à préserver l’ordre des
réalités telles qu’elles se présentent dans la société. Ce n’est pas une morale révolutionnaire
susceptible de revisiter son droit de la « nature ».
Deux auteurs majeurs marquent l’idéalisme catholique : saint Augustin et saint Thomas
d’Aquin.
Pour saint Augustin (359 de notre ère), les lois humaines ne peuvent être qu’injustes. Ce
faisant, à partir de cette hypothèse de travail, il élabore sa théorie du droit. Dans cette optique,
saint Augustin estime que la quête de justice par les normes humaines ne saurait se réaliser,
que si ces dernières sont fondées par la foi chrétienne. Assimilant le droit à la justice, saint
Augustin, tout en reconnaissant l’injustice des lois terrestres, invite à leur obéissance dés lors
qu’elles concourent à la « paix » sociale. Pour ce théologien, la règle injuste répond d’une
volonté divine, en ce que rien ne s’opère sans la Toute-puissance de Dieu. Ainsi, mêmes
injustes, ces lois humaines requièrent une subordination. Ce trait de caractère de
41
Ibid., p. 550 et s.
26
l’augustinisme juridique est quelque peu annonciateur du positivisme juridique. Le quiétisme
de saint Augustin, à notre sens, va à contresens du dynamisme comme caractère du droit.
Toutefois, l’assujettissement à la règle inique ne valide pas la justice chez saint Augustin. La
justice, la Vraie, pour cet auteur ne peut provenir que de l’Evangile. De façon plus détaillée, il
estime que les sources du droit sont au nombre de trois : la loi naturelle, la loi émanant de
Moïse (Torah) et celle venue de Jésus (Bible). Dans cet ordre d’idées, saint Augustin informe
que le droit positif n’est autre que la lettre de l’Evangile, un droit d’essence sacrée ou divine.
La justice pendant du droit dans la pensée augustinienne n’est autre que la conformité de
l’action humaine aux prescriptions divines.
L’enseignement de saint Thomas d’Aquin fut une invite à une délimitation des domaines
respectifs du droit et de la religion. Cette dernière dans le thomisme ne couvre pas toutes les
questions sociales qui sont l’objet du droit. A cet effet, dans ces dits domaines non occupés
par la religion, l’Evangile ne peut que servir de cadre général d’élaboration des règles
juridiques. A l’inverse, lorsque l’objet social se trouve traité en détail par le droit divin, la loi
humaine n’est autre que la loi sacrale.
In fine, la théorie thomiste du droit, en partie traitée dans la Somme théologique, trace les
limites du spirituel et du temporel, tout en soumettant à la loi humaine les questions relevant
de la sphère temporelle.
Luther43 (1483) – initiateur de la rupture avec l’autorité papale – bâtit une théorie du droit
aux antipodes de l’Eglise romaine. La philosophie de Luther se construit à partir d’une
dépréciation du droit. Le droit n’est pas chez Luther une préoccupation centrale de son œuvre.
Dans le luthéranisme, le salut de l’homme ne peut être recherché à travers ses actes, ses
pratiques. L’extériorité de la conviction religieuse n’a une signification chez Luther. Pour cet
auteur allemand, seule la foi au Christ – acte spirituel – peut assurer la rédemption au croyant.
Sous ce prisme, la conformité du sujet à la loi n’a aucune valeur religieuse. Le luthéranisme
libère le chrétien (protestant) de toute norme temporelle, dans une perspective de salut divin.
Le droit est inutile dans la sphère religieuse.
43
G. CASALIS, Luther et l’Eglise confessante, Paris, Seuil, 1962.
28
Toutefois, Luther est animé par une certaine lucidité. Il estime que les croyants ne sont pas
encore définitivement chrétiens, et qu’à ce titre, leur impureté terrestre commande que des
lois temporelles régissent de tels croyants. La Bible ne peut gouverner que les chrétiens
accomplis, affranchis de la corruption de l’esprit humain. Saint Augustin n’est pas très éloigné
de cette idée luthérienne. La doctrine juridique de Luther rendant la justice inaccessible aux
hommes, relègue le droit à un niveau purement temporel. Le droit luthérien est un instrument
destiné à sanctionner la corruption, la méchanceté, la cupidité… un arsenal répressif. Le
juriste contemporain faisant de la sanction un des critères de la règle de droit, fera sienne
bientôt cette conception luthérienne du juridique. Chez Luther, le glaive est l’allégorie du
droit. Michel Villey, à cet effet, enseigne que le luthéranisme marque un abandon du droit
naturel classique44. Chez Luther, l’évocation du droit naturel renvoie tout simplement à
l’Evangile. La négation de la pureté de l’Homme empêche ainsi toute possibilité de
rechercher les lois divines dans la nature corrompue. Le refus de la Raison chez Luther
semble ainsi incompatible avec le jusnaturalisme. Dans cet ordre d’idées, la pensée
luthérienne, à quelques égards, semble être un ancêtre du positivisme juridique.
L’impossibilité d’accéder à la justice divine par la raison, invitant Luther à soumettre le sujet
à l’autorité du Prince, renfermait autant de germes positivistes. Le droit luthérien reposant en
partie sur l’obéissance à la loi, indépendamment de son contenu, peut servir de laboratoire au
positivisme juridique. L’autorité est divine pour Luther et, à ce titre, elle doit emporter la
soumission des sujets.
44
M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne, ouvr. préc., p. 291 et s.
45
CALVIN, Institution de la religion chrétienne, éd., J. Pannier, Les Belles Lettres, Paris, 1936-1939.
29
concéder au droit une place marginale dans le champ social. L’horloge juridique réglé au seul
temps biblique, le droit ne peut être qu’un ministre de la morale chrétienne.
Eu égard à cette « petite ouverture », la pensée calvinienne du droit est fortement tributaire
de son conservatisme, de sa volonté de faire dépendre le droit à l’ordre social établi. Sous ce
prisme, le protestantisme juridique de Calvin aussi bien que celui de Luther était annonciateur
du positivisme juridique.
Noté dans le christianisme, l’idéalisme juridique est aussi présent dans la pensée islamique.
Dans l’islam l’idée d’un droit incréé, anhistorique, est très présente dans le discours
fondateur de la science juridique46. Encore de l’augustinisme juridique ! Le wahhabisme ou le
salafisme contemporain n’est pas trop éloigné de ce dogme dans l’appréhension du droit. Un
seul législateur : Dieu !
Toutefois, la doctrine du droit dans l’islam fut très tôt (fin du VIIe siècle) traversée par deux
courants, l’un conservateur (ahl al-hadîth) résumant le droit au Coran et à la tradition du
Prophète (hadiths), l’autre réformateur (ahl ar-ra’y) qui confère aux sources écrites une
autorité non exclusive.
Dans le courant traditionniste, l’idée d’un droit humain est une « apostasie juridique ». La
connaissance du droit ne se réalise qu’à l’intérieur des sources scripturaires. L’homme comme
source de la raison ne peut embrasser la Totalité qui, quant à elle, est un attribut divin. La
nature parcellaire de la raison humaine, à cet effet, est condamnée à l’ignorance du
phénomène juridique qui ne peut être l’œuvre d’une volonté transcendantale : Dieu. Dans cet
ordre d’idées, la pensée islamique traditionniste élève au rang de paradigme la Toute-
puissance divine ou fiqh (science de la volonté divine). Fondé sur le fiqh, le droit, dans la
doctrine musulmane conservatrice, ne peut être recherché qu’à travers le Coran et les hadiths
sources principales de la science juridique. Soumis à la volonté divine, le droit dans la théorie
46
S. LAGHMANI, Eléments d’histoire de la philosophie du droit, le discours fondateur du droit, éd., Cérès
Productions, 1993, 167 et s.
30
musulmane conservatrice se déclinera en ilm usûl al-fiqh qui, selon Charnay47, est la
« méthodologie fondamentale du droit, science des principes fondamentaux du droit ».
Délimitant l’objet du droit au Coran et autres hadiths, l’ilm usûl al-fiqh n’est autre qu’une
méthode d’extraction de la science juridique à partir des sources scripturaires. Pour Slim
Laghmani, l’ilm usûl al-fiqh vise à établir « les normes de validité de la casuistique juridico-
religieuse48 ». Technique substantiellement exégétique, l’ilm usûl al-fiqh cherche autant que
possible à enraciner le droit dans le Texte originel (Coran), dans la toute-puissance divine.
Elle crée une correspondance entre le droit et le Livre. Le fiqh comme mode d’accès au droit,
à cet effet, ajourne la raison qui n’a d’aptitude que pour mettre en forme l’Esprit divin et non
l’inventer. La raison dans l’islam traditionniste n’est qu’une source d’interprétation,
d’exégèse : une source indirecte.
47
P. CHARNAY, « Amplitude sociale et logique de la norme musulmane », in, La règle de droit (dir.), Perelman,
Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 152.
48
S. LAGHMANI, Eléments d’histoire de la philosophie du droit, le discours fondateur du droit, ouvr. préc., p.
194.
49
Action volontaire de se séparer de quelque chose ou de quelqu’un, in S. LAGHMANI, Eléments d’histoire de la
philosophie du droit, ouvr. préc., p. 174.
31
d’intervention de Dieu dans les actions humaines ouvre ainsi l’horizon d’une responsabilité de
l’Homme. Ainsi, pour les mutazilites la possession par l’Homme d’une aptitude de choix,
d’une raison, semble consubstantielle à la possibilité de son accès à l’essence des choses, de la
nature vraie. Dans cet ordre d’idées, la rationalité mutazilite soumet la justice divine à la
nature des choses : une chose n’est pas bonne parce que Dieu l’a ordonnée, mais Dieu l’a
ordonnée parce qu’elle est bonne50. La raison humaine par sa seule puissance, à cet effet, en
dehors du texte coranique peut saisir l’essence des choses, du droit. Dans la conception
mutazilite, la connaissance du juridique transcende le Coran qui relèverait d’une création. Le
droit n’est plus consubstantiel au Coran, il le précède, il lui est antérieur. Inscrit dans la nature
des choses, le droit se découvre à travers la raison accompagnée dans cette tâche par le Livre.
Ainsi, contrairement aux traditionnistes, chez les mutazilites la raison est une source
principale d’accès au droit. A l’image du courant traditionniste qui trouvait une extension
dans l’asharisme, le mutazilisme dispose aussi d’un prolongement dans la doctrine falsafa
(libre pensée). Pour les falasifa la connaissance de l’essence des choses (du juridique) ne peut
résulter d’une lecture littérale du texte coranique qui ne procure qu’un accès empirique à
l’esprit divin. Toutefois, la nature élitiste de la falsafa rend le droit inaccessible aux masses
populaires. En effet, dans cette tendance radicale du mutazilisme, l’homme vulgaire dépourvu
d’une cognition ne peut saisir que le discours traditionniste fondé sur la rhétorique, l’émotion,
et non sur la raison, source exclusive de connaissance du juridique.
Le retrait du droit des classes populaires abandonnées au seul fiqh (exégèse des sources
scripturaires), empêche aussi la doctrine falsafa de conceptualiser une véritable théorie du
droit (au sens relationnel). Confinant le droit entre les mains des seuls savants et autres sages,
la falsafa s’apparente, à cet effet, plus à une mystique soufie qu’à une doctrine fondatrice du
droit.
L’opposition entre mutazilites et traditionnistes n’a pas permis le développement d’un droit
humain dans l’islam du fait de la performance du discours conservateur dans les masses
musulmanes plus réceptives à la rhétorique qu’à la logique. Toutefois, dans la pensée
contemporaine, la doctrine islamique est traversée par des courants enclins à promouvoir
l’idée d’un droit humain51. Prenant appui sur l’historicité du Coran, cette nouvelle doctrine
50
I. GOLDZIHER, Le dogme et la loi en islam, Paris, Lib. P. Geuthner, Arin, 1920, p. 85.
51
M. ARKOUN, Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 3 e éd.,1984 ; M. IQBAL,
Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Editions du Rocher, Editions UNESCO, 1996 ;N. A. ZEID, Critique du
discours religieux, Sindbad, Actes Sud, 1999 ; E. GEOFFROY, L’islam sera spirituel ou ne sera pas, Seuil, 2009 ; A.
BIDAR, Un islam pour notre temps, Paris, éd., Seuil, 2004 ; T. RAMADAN, Islam, le face à face des civilisations.
Quel projet pour quelle modernité ? éd., Tawhid, Les Deux Rives, 1995 ; F. EZACK, Le Coran, mode d’emploi,
32
islamique estime que l’ijtihad52 renferme toutes les ressources pour élever la Raison comme
instrument fondateur du droit. Dans cette perspective, le Coran élevé au rang de principes
généraux du droit, abandonne à cet effet à la raison humaine le soin de détailler et de mettre
en forme l’esprit divin. Cette permission faite à la raison de s’immiscer dans l’espace divin,
programme l’admission d’un droit humain dans la théorie islamique. L’introduction de la
raison dans le droit musulman est expliquée par la faiblesse quantitative des versets à portée
normative dans le Coran. C’est en ce sens qu’Eric Geoffroy estime que : « De ce droit
humain qu’est le fiqh, le Coran ne représente pourtant qu’une des sources, mineure sur le
plan quantitatif. On soutient même que le fiqh s’est érigé en dehors des grandes perspectives
coraniques, voire en contradiction avec elles. Cette thèse se conçoit bien puisque,
réciproquement, les versets normatifs sont très minoritaires dans le Coran : ils sont évalués à
un chiffre oscillant entre deux cents et quatre cents versets, sur un total de six mille deux cent
trente-six. (…) Cette parcimonie n’est certainement pas l’objet du hasard. Si elle est telle,
c’est qu’un large appel est laissé par le Coran à l’initiative légale du croyant, ou au moins du
juris-consulte ».
Plus qu’une théorie juridique, la pensée négro-africaine propose une véritable philosophie
du droit, en ce sens que, la question des valeurs, du sens, est au cœur de l’idéalisme juridique
en Afrique noire traditionnelle. L’un des traits caractéristiques du droit dans la pensée négro-
africaine s’observe à travers une vision unitaire de l’obligatoriété sociale. En effet, dans
l’Afrique noire traditionnelle, le droit ne se dissocie nullement de la religion, de la morale, de
la justice, de l’éthique… Ces différentes normes sociales forment un corpus obligationnel
unique53. Remembrant toutes les normes sociales, le droit dans la pensée négro-africaine
emprunte ainsi une forme coutumière.
Fort de ces observations ci-dessus faites, un regard empirique sur le droit négro-africain
semble ainsi invalider l’idée d’un droit humain. L’antériorité du droit sur l’individu, à
première vue, écarte toute possibilité de fonder le droit sur la raison. L’esprit des ancêtres,
source principale du droit, semble immuable.
Sous ce prisme, le droit négro-africain certes antérieur à l’individu, toutefois, n’est pas
consubstantiel au groupe social. Destiné exclusivement à organiser la pérennité du corps
social, le droit dans la pensée traditionnelle en Afrique peut faire l’objet d’un contournement
voire même d’une négation, lorsque la société par d’autres modes de régulation (religion,
morale, éthique, justice…) parvient à assurer sa stabilité55.
En France, les pénétrantes théories de Gény (A) et de Ripert (B) témoignent des tendances
syncrétiques dans la philosophie du droit.
François Gény (1861-1959), à travers son ouvrage Science et technique en droit positif56,
développe une théorie du droit très syncrétique teintée à la fois d’idéalisme et de positivisme.
Connue sous la dénomination d’« éclectisme », la philosophie du droit que propose le doyen
Gény tente de résoudre l’interrogation suivante : « comment les normes juridiques doivent
être élaborées ? ». Dans une telle entreprise, Gény découvre que le droit s’oriente entre deux
pôles : le donné et le construit.
Chez François Gény, le droit est d’abord un donné, une science, antérieur à toute technique
ou art législatif. Le « donné » comme premier axe de la théorie de Gény repose sur une
observation de la « nature sociale ». Cette « nature sociale » chez Gény se décompose en deux
réalités. D’abord, le « donné » réunit les instruments factuels disponibles dans notre
environnement (faits sociaux, morale, religion, histoire, tradition, coutume…). Ensuite, il est
composé d’éléments normatifs intelligibles grâce à la raison mais aussi à l’intuition. Ainsi, le
« donné », première étape dans la compréhension de la science du droit, renvoie à une collecte
des instruments ou matériaux du juridique. Cet inventaire des métarègles, chez Gény, n’est
point une invention, un art ou une technique, mais plutôt une science fondée sur l’observation
et l’intuition. En d’autres termes, le « donné » s’apparente à une forme de droit naturel, un
droit qui ne relèverait pas de la création. Le fondement du droit positif, chez cet auteur
français, ce n’est nullement une superstructure qui aura comme dénomination, l’Etat ou la
Constitution, mais plutôt les données fondamentales de la « nature sociale ». La positivité du
droit ainsi dans l’ « éclectisme » de Gény ne se découvre pas dans sa matérialité ou sa
56
F. Gény, Science et technique en droit positif. Nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique,
Paris, Sirey, 1913.
36
corporalité mais se recueille plutôt à travers un legs scientifique de notre environnement
accessible à travers l’observation, la raison et l’intuition.
Fondé sur un « donné », le droit pour Gény se réalise aussi à travers un « construit ». C’est
le versant technique de la théorie juridique de Gény. Il correspond à la création ou à l’art
législatif. Après la disposition du « donné », le juriste, selon Gény, s’attèle à la mise en forme
du droit. La construction du droit, à cet effet, va s’arrimer aux besoins de l’ordre juridique
devant l’accueillir. Le « construit » est tributaire d’un certain subjectivisme, en ce que, ayant
pour ambition de rendre intelligible le « donné », une telle œuvre ne peut être apriorique.
L’articulation du « donné » avec les sollicitations de son environnement, correspondant à la
phase du « construit », invite à opérer des choix dans la sélection des normes. En effet,
l’insertion des données fondamentales de la « nature sociale » dans l’ordre juridique relève
d’artifices devant procéder au modelage, à la réadaptation, ou même à la transformation de
ces dernières57.
Identifié chez Gény, le syncrétisme juridique peut se recueillir aussi à travers l’œuvre
philosophique de Ripert.
57
F. Gény, Science et technique en droit privé positif, ouvr. préc., p. 95 « Tantôt le travail à réaliser, partant des
données naturelles acquises, tendra à les mettre en œuvre, les transformer ou les assouplir, de façon à les
modeler sur les besoins mêmes de l’ordre juridique, pour lequel elles sont destinées ».
58
Ibidem.
37
science. A l’opposé du juspositivisme, le transpositivisme estime que les fondations et
finalités du droit ne peuvent lui être intrinsèques, elles lui sont extérieures. Le syncrétisme de
Ripert s’observe à travers son célèbre ouvrage : « La règle morale dans les obligations
civiles » où il affirma qu’ « il n’y a en réalité entre la règle morale et la règle juridique
aucune différence de domaine, de nature et de but ; il ne peut y en avoir, car le droit doit
réaliser la justice et l’idée du juste est une idée morale 59 ». A reprendre ce passage, nul doute
que Ripert assigne au droit une fin de justice. Toutefois, en assumant sa part de positivisme, il
admet que la puissance publique, officiellement, ne peut endosser un soubassement moral
dans la production normative. La morale connotant une idée religieuse, ostensiblement, ne
peut fonder la règle juridique au risque de faire perdre à celle-ci son autorité dans la société 60.
L’Etat omnipotent ne saurait fonder sa puissance ou son autorité sur le sacré. Le Léviathan
hobbesien n’est pas très éloigné de la partie positiviste de Ripert. Pour Ripert, l’autorité de
l’Etat est incompatible avec la revendication par ce dernier d’un fondement métaphysique.
59
G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 4e éd., 1949, n° 6.
60
Ibidem.
61
Ibidem.
38
En compagnie de Ronald Dworkin, la rencontre entre positivisme et jusnaturalisme
s’observe avec emphase62. Œuvrant sur la complétude de l’ordre juridique, cet auteur
américain d’emblée nous enseigne que les seules règles matérielles ne sauraient à elles seules
couvrir toutes les surfaces du droit. L’empire du droit 63, au-delà des règles matérielles, est
aussi habité par des principes moraux. La morale chez Dworkin assure la fermeture ou la
complétude du système juridique. L’œuvre dworkinienne, en partie, est une critique du
positivisme formaliste, en ce sens que, cet auteur estime qu’il ne traduit pas la réalité du
phénomène juridique. La fausseté du positivisme juridique se manifeste dans sa présentation
du droit comme un ensemble de règles reliées par une logique hiérarchique.
Pourtant, chez Dworkin, la morale devant guider le juge n’est pas subjective ou
transcendantale, elle est plutôt sociale, consensuelle. Autrement dit, le principe moral ne
provient pas de l’œuvre capricieuse du magistrat ; ce dernier devra le fonder sur une réalité
sociale qui lui est extrinsèque.
S’agissant du principe d’égalité, Rawls estime que : « chaque personne doit avoir un droit
égal à la plus grande liberté fondamentale compatible avec une liberté similaire pour les
autres68 ». Idéologiquement libéral, Rawls met en œuvre une doctrine contractualiste pour
conceptualiser son principe d’égalité. Toutefois, le « contrat » rawlsien s’éloigne du « contrat
social » de Jean Jacques Rousseau. Il ne fonde pas la société mais plutôt organise son cadre
relationnel. Sous ce prisme, cet auteur américain essaie dans une allégorie fondée sur la
méconnaissance des sujets de leur posture (riche, pauvre, fort, faible…) réelle dans la société
en leur proposant de choisir les règles sociales. L’élection des normes sociales en toute
ignorance permet ainsi de réaliser l’égalité, en ce sens que, l’absence de connaissance des
convictions, intérêts, motivations… par l’électeur l’amène à choisir les règles les plus
équitables pour la société.
64
R. Guastini, Théorie et ontologie du droit chez Dworkin, Droit et société, n° 1, 1985, p. 18.
65
Ibid, p. 23.
66
John Rawls, Théorie de la justice, Points, Seuil, Essais, 1997.
67
P. Martens, Théories du droit et pensée juridique contemporaine, Larcier, 2004, p. 276.
68
B. Oppetit, Philosophie du droit, ouvr. préc., p. 82.
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En sus du principe d’égalité, la théorie rawlsienne se complète avec un principe de
différence. Ce deuxième aspect de la pensée rawlsienne est un réajustement des limites du
libéralisme. En effet, Rawls constate que la théorie de la « main invisible » méconnait les
inégalités d’origine dans les rapports sociaux. L’absence d’une égalité originelle entre les
individus pour Rawls doit être corrigée par un principe de différence. Le principe de
différence sera l’instrument de rééquilibrage des inégalités sociales aux fins de garantir la
justice comme équité. L’affirmative action encore appelée discrimination positive n’est pas
très éloignée du principe de différence mis en œuvre par John Rawls.
Toujours dans cette perspective d’inventaire des limites de la pensée juridique de John
Rawls, l’individualisme de cet auteur a été décrié. La théorie rawlsienne en assumant une
morale universelle, objective nie l’historicité des individus, leur relativité, leur ancrage à des
groupes sociaux qui les définissent, qui les déterminent, qui les fondent…
In fine, comme reproche à la théorie rawlsienne du droit, l’on peut relever sa conception
formelle ou consensuelle de la justice. En effet, de façon délibérée Rawls abandonne toute
idée de justice fondée sur la notion de bien ou encore de valeur subjective ou axiologique.
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