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ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET UNIVERSITAIRE

REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU
CONGO

UNIVERSITE SAINT AUGUSTIN


KINSHASA

PHILOSOPHIE DU DROIT
G2 et G3 Philosophie

par
Dr Willy BONGO-PASI MOKE SANGOL
Professeur Ordinaire

Année Académique 2018-2019


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PHILOSOPHIE DU DROIT

0. INTRODUCTION
1. Objectifs
2. Contenu
3. Bibliographie

I. QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE DU DROIT ?

1. Définition
2. Droit et philosophie
3. Philosophie du droit et théorie générale du droit
4. Philosophie du droit des philosophes et philosophie du droit des juristes

II. QU’EST-CE QUE LE DROIT ?

1) Définitions
2) Le concept « droit » :
1. Droit public
2. Droit privé
3. Droit international
3) Les sources du droit :
1. La loi
2. La coutume
3. L’intuition axiologique
4. La doctrine
5. La jurisprudence
4) Le sujet de Droit

III. ELEMENTS DE PHILOSOPHIE DU DROIT

1. Le positivisme juridique
2. L’herméneutique juridique
3. L’épistémologie juridique
2

4. La logique juridique

IV. TEXTES
1. Hegel, Principes de la philosophie du droit (extrait)
2. Batiffol, Problèmes de base de philosophie du droit (extrait)

INTRODUCTION

1. Les objectifs du cours

Un cours de philosophie du droit a pour objectif de mettre à la disposition des


étudiants une vue d'ensemble sur la théorie du droit. Il est indispensable que des
étudiants en philosophie ayant une solide formation dans le domaine de la réflexion,
puissent dépasser les bornes d’une simple ontologie juridique.

En outre, une philosophie du droit comblera le vide parfois constaté dans la


réflexion axiologique. Il s'agit plus précisément de reconstruire le devoir-être du
monde. A notre époque de crise, de misère généralisée et de déroute intellectuelle,
il nous semble nécessaire de rappeler les principes de l'ordre social.

2. Le contenu du cours

Ce cours consacré à la philosophie du droit et à la théorie générale du droit. Il a trois


chapitres.

Dans un premier temps, il est question de définir la philosophie du droit et de


l’inscrire dans l’histoire de la philosophie. Cet exercice montrera qu’il n’y a pas de
droit sans philosophie. La philosophie du droit est une théorie générale du droit.
Cependant, il y a deux façons de présenter cette question ; selon le point de vue des
philosophes et selon celui des juristes.

La philosophie du droit a une vocation épistémologique. Ainsi le deuxième chapitre


sera consacré à l’étude du droit. Il est indispensable de maîtriser les principales
notions du droit avant d’envisager d’en faire une critique. Il est nécessaire de se
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familiariser avec les questions relatives au droit : droit interne, droit international,
droit public, droit privé, sources du droit et la notion du sujet de droit.

Le dernier chapitre est un essai sur la théorie de la science juridique. Il y sera


question de réfléchir sur des éléments de la philosophie du droit : l’ontologie
juridique, l’herméneutique juridique, l’épistémologie juridique, et l’argumentation
juridique.

Deux textes aideront la réflexion des étudiants. Il s’agit de Hegel, Principes de la


philosophie du droit (extrait) et de Batiffol, Problèmes de base de philosophie du
droit (extrait).

3. Les compétences exigées à la fin du cours

A la fin de ce cours, l’étudiant sera capable de :


1) Définir la philosophie du droit et d’établir une différence, d’une part entre la
philosophie du droit et la théorie générale du droit, et d’autre part, entre la
philosophie du droit des philosophes et la philosophie du droit des juristes.
2) Expliquer les concepts de Droit, (Droit interne, Droit international, Droit public,
Droit privé).
3) Justifier les sources du droit et la place du sujet de droit dans la société.
4) Élaborer une théorie générale du droit basée sur l’ontologie juridique,
l’herméneutique juridique, l’épistémologie juridique et sur l’argumentation
juridique.

4. Bibliographie

1) BATIFFOL (H.), La philosophie du droit, Paris, PUF, 1960.


2) BONGO-PASI Willy et ONGENDANGENDA Richard, Droits de l’homme
comme droits d’autrui, une radicalisation chez Emmanuel Levinas, Sarrebruck
(Allemagne), Éditions Universitaires Européennes, 2011, 256 pages.
3) DWOORKIN (R.), L’empire du droit, (Recherche politique), Paris, PUF, 1994.
4) HEGEL (Georg Wilhelm Friedrich), Principes de la philosophie du droit, trad.
par Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Garnier-Flammarion, (1940), 1999.
5) KANT (E.), Métaphysique des mœurs, I. Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1978.
4

6) KELSEN (H.), Théorie pure du droit, (Être et Penser), Paris, Dalloz, 1962,
Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1973 (1ère éd.), 1988 (2 ème éd.).
7) MELKEVIK (B.), Horizons de la philosophie du droit, Ste-Foy, Laval, Les
Presses de l’Université Laval, Paris, l’Harmattan, 1998.
8) OPPETIT (Bruno), Philosophie du droit, Paris, Dalloz, collection « Précis
Dalloz », 1999.
9) PERELMAN (Chaim), Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du
positivisme juridique, (Bibliothèque de philosophie du droit), Paris, L.G.D.J.,
1984.
10) VILLEY (Michel), Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1986.

CHAPITRE 1ER :
QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE DU DROIT ?

Il y a des questions concernant le droit auxquelles il n’est pas possible de répondre


par la simple analyse du droit en vigueur et que pourtant, ni les juristes, ni les
philosophes ne peuvent éviter. Ce sont ceux qui font l’objet de la philosophie du
droit.
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Elles concernent notamment la définition du droit et d’abord celle du droit en vigueur


lui-même, des rapports que le droit entretient avec d’autres phénomènes, comme le
pouvoir, la force, la morale, la possibilité d’une science du droit, la structure du
système juridique ou encore la spécificité du raisonnement juridique et des concepts
employés par les juristes.

1. Définition

L’usage de l’expression « philosophie du droit » s’est répandu à partir du début


du XIXe siècle, notamment à la suite des Principes de la philosophie du droit de
HEGEL (1821), mais la réflexion sur le droit est aussi ancienne que le droit lui-
même. Aujourd’hui, les livres qui portent ce titre sont d’une extrême diversité,
non seulement quant aux contenus.

Il n’existe pas d’accord ni sur une définition du droit, ni sur une définition de la
philosophie du droit, ni sur une liste des questions dont elle est une branche de la
philosophie ou une partie de la science juridique, ni sur une liste des questions dont
elle devrait s’occuper, ni sur ses fonctions, ni sur l’expression même de « philosophie
du droit », à laquelle certains préfèrent « théorie générale du droit », ou, en
anglais, general jurisprudence. Ces différences terminologiques reflètent en
partie d’autres oppositions d’ordre du droit des philosophies ou entre
jusnaturalisme et positivisme juridique. Il faut les analyser avant d’examiner l’état
actuel de la discipline.

On parle de philosophie du droit dans un sens très large pour désigner : une
réflexion systématique sur :
1. la définition du droit,
2. son rapport avec la justice,
3. la science du droit,
4. la structure du système et du raisonnement juridiques.

Elle peut être présentée de bien des manières et les ouvrages qui portent le titre de
« philosophie du droit » n’ont en commun que d’offrir un point de vue très général
sur le droit. Certains présentent les doctrines ; d’autres, les questions traitées. La
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première approche a l’avantage de mettre en évidence la cohérence d’une pensée sur


un ensemble de problèmes, mais l’inconvénient de masquer la diversité des opinions
sur un même problème.

Les avantages et les inconvénients de la seconde méthode sont inverses. Comment se


déroule le débat philosophique sur le droit ? Dans un tel débat, le parcours n’est pas
balisé, car il n’existe aucune liste établie des problèmes à traiter, et l’on devra se
contenter d’un aperçu de quelques-uns des plus importants. Ce sont ceux qui
concernent la définition de la philosophie du droit et de son objet, de la science du
droit, de la structure du système juridique et du raisonnement en droit.

2. Droit et philosophie

Depuis des siècles, des efforts sont accomplis pour tenter de mettre le droit à l’abri de
ce qui le menace. Imprévisible, à la merci de l’opinion ou de la réaction d’une
personne, d’un juge notamment,… il se dénaturerait. La philosophie est appelée à
l’aide pour lui éviter cette déchéance.

Dans la description des possibilités d’intervention, une distinction fort en usage passe
entre le matérialisme et l’idéalisme. Les termes mêmes qui sont employés sont
affectés d’une trop profonde ambiguïté pour pouvoir être conservés. Ni l’adoption de
l’une ou l’autre possibilité, ni l’ignorance des postulats que, dans leur opposition
même, elles impliquent ne peuvent mettre hors jeu la question philosophique.

La philosophie est constamment présente dans le droit. C’est une évidence que
nul positivisme étriqué ne saurait faire disparaître. La philosophie ne plane pas
seulement au dessus des grands principes et des notions fondamentales,
personne, contrat, propriété, responsabilité, cause, égalité, liberté ,… Elle est
porteuse des premiers fondements que les juristes s’attachent à oublier pour se
convaincre de la maturité de leur discipline.

La question à poser n’est donc pas exactement, quel besoin avons-nous d’une
définition philosophique du droit ? Elle est bien plutôt de mesurer à quel point
nous sommes tributaires de théories philosophiques. Non seulement, nous ne
pouvons éviter d’utiliser une définition philosophique du droit, mais nous ne pouvons
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éviter d’être tributaire d’une philosophie du droit dans la mise en œuvre quotidienne
des règles ou des solutions qui le composent.

Réciproquement, le droit est constamment présent dans la philosophie. Qu’elle


réfléchisse sur l’homme, sur la personne, sur la société, sur la propriété, sur
l’Etat ou sur la politique, la théorie philosophique ne peut escamoter la
dimension juridique. Le droit est lié à la sociabilité de l’homme. La philosophie
pourrait-elle demeurer indifférente de cet aspect de l’humanité ? A certaines époques,
elle a pris le risque. En d’autres périodes, elle a feint de s’intéresser à un prétendu
droit qu’elle avait créé pour les besoins de sa réflexion et qui était étranger à l’objet
du travail des juristes. Pour la philosophie, la question cruciale pourrait être :
quel est donc cet homme qui sécrète du droit, qui en parle et qui s’y réfère ?

3. Philosophie du droit et théorie générale du droit

L’expression « théorie générale du droit » est apparue à la fin du XIXe siècle,


sous l’influence du positivisme et de l’empirisme et en réaction contre la
philosophie du droit qui se pratiquait jusqu’alors. Les tenants de la théorie
générale du droit critiquèrent la philosophie du droit classique pour son
caractère purement spéculatif. Les questions classiques dont elle traitait : «
Qu’est-ce que le droit ?» ou « Existe-t-il des critères du juste ?», leur paraissaient
donner lieu à des considérations purement métaphysiques, alors qu’ils entendaient
fonder une science. Tandis que la philosophie du droit portait sur un droit idéal,
la théorie générale du droit ne voulait traiter que du droit tel qu’il est, le droit
positif. Il existait donc des liens entre la philosophie du droit et les doctrines
jusnaturalistes, d’une part, la théorie générale du droit et le posivitisme
juridique, d’autre part.

La théorie générale du droit a connu une expansion considérable dans la


première moitié du XXème siècle, en particulier sous l’influence du juriste
autrichien Hans Kelsen (1881-1973), qui exposait une version renouvelée du
positivisme juridique sous le nom de « théorie pure du droit », également appelée
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« normativisme », et fonda en 1926, avec Duguit et Weyr, une revue au titre


caractéristique, la revue internationale de la théorie du droit.

La théorie générale du droit est avant tout une représentation, une description
globale du système juridique, visant à l'identification de ses éléments
permanents et de leur articulation. La théorie générale du droit est alors un travail
d'extraction des concepts et techniques observées dans un système juridique. On a
donc une opposition entre la théorie générale du droit qui part du droit pour
mieux cerner son fonctionnement, et la philosophie du droit partant avant tout
de la philosophie pour transcender le domaine juridique et en appréhender
l'essence.
Si on part de la définition d'une théorie comme étant l'expression de régularités,
l'arrière-plan de l'objet étudié, on peut entrevoir la distinction entre ces théories
générales du droit et l'épistémologie juridique. En effet, la théorie générale, une fois
déliée de la philosophie, a une visée descriptive, empirique, prenant le droit tel
qu'il est, s'opposant alors à l'épistémologie qui se veut critique vis-à-vis des
principes, postulats, méthodes et résultats de la connaissance.

Néanmoins, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les doctrines


jusnaturalistes, dont on attend qu’elles établissent les fondements d’un droit juste et
fixent les limites au pouvoir de l’Etat sur les individus, connaissent, en Allemagne,
un regain d’intérêt, et l’expression «philosophie du droit», qui n’avait subi qu’un
déclin relatif, est à nouveau utilisée pour intituler des ouvrages ou des enseignements
universitaires.

Dans les années 1950, avec le développement de la philosophie analytique en


Angleterre et aux Etats-Unis, l’audience du positivisme juridique s’accroît à nouveau,
de même que l’usage de l’expression « théorie générale du droit ».

Aujourd’hui, certains continuent de présenter la philosophie du droit et la théorie


générale du droit comme deux disciplines différentes. La première serait une
discipline spéculative et normative, comprenant :
1. une ontologie juridique, qui recherche l’essence du droit et de certains
concepts, comme la démocratie, l’Etat, ou la personne ;
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2. une épistémologie juridique, conçue comme examen des possibilités de


parvenir à la connaissance de ces essences ;
3. une herméneutique juridique. L'interprétation judiciaire est toujours
nécessaire, car elle est à la base de la jurisprudence. 
4. une téléologie juridique, qui vise à déterminer les fins du droit ;
5. une logique juridique, cherchant à analyser l’argumentation juridique ;

Quant à la théorie générale du droit, elle viserait exclusivement à décrire et


analyser le droit tel qu’il est, grâce l’emploi d’une méthode scientifique, et se
voudrait pure tout jugement de valeur. Elle ne remplacerait pas la philosophie
du droit, qui subsisterait, mais à un niveau plus élevé d’abstraction.

Cette distinction est raisonnable, mais ne correspond pas à l’emploi effectif des
expressions « philosophie du droit » et « théorie générale du droit ». En pratique,
il est impossible d’établir une corrélation entre le titre d’un ouvrage et la liste des
questions qu’il aborde, le niveau d’abstraction auquel il se situe, la méthode qu’il
emploie ou le courant doctrinal auquel il appartient. Le plus souvent, « théorie
générale du droit » a une connotation positiviste, mais il peut arriver que tel
ouvrage avec cet intitulé soit principalement spéculatif et ait pour auteur un
jusnaturaliste, tandis qu’un autre, à l’inverse, porte le titre « philosophie du droit ».
Le bon sens commande donc de prendre ces expressions pour synonymes. Il n’en va
pas de même pour un autre couple de termes : « philosophie du droit des
philosophes » et « philosophie du droit des juristes ».

4. Philosophie du droit des philosophes et philosophie du droit des juristes

La philosophie du droit des philosophes serait avant tout une philosophie


appliquée : elle consisterait principalement dans la transposition aux problèmes du
droit et de la justice des grandes doctrines philosophiques. Elle se distingue ailleurs
mal des branches de la philosophie qui portent sur des notions liées au droit à un
titre ou à un autre, comme la philosophie morale, la philosophie des sciences ou
la philosophie politique.

Cette conception n’est pas exclusivement liée à l’inscription dans le champ


académique d’auteurs qui peuvent être philosophes ou juristes. Elle est revendiquée
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par ceux qui estiment que la philosophie du droit ne peut faire l’économie du
droit naturel et a pour tâche, «en raison de la crise de l’humanisme, de l’universel
[ …], de trouver un analogue à la vieille nature humaine pour enraciner l’universalité
requise par la notion de droits de l’homme» (Renaut et Sosoe, 1991).

Elle est en revanche vivement critiquée par les auteurs d’inspiration positiviste,
d’une part parce qu’elle repose sur l’idée que «les solutions aux problèmes
juridiques devraient être recherchées dans les œuvres des philosophes et non
dans l’expérience juridique» (Bobio, article «Philosophie du droit», in Arnaud,
1993), d’autre part parce que, du fait que les juristes n’y retrouvent aucun reflet
de leurs pratiques et de leurs raisonnements, ils se détournent de la réflexion
philosophique.

Selon ces mêmes auteurs, la philosophie du droit des juristes se distingue de la


première parce qu’elle donne la priorité à l’analyse sur la synthèse, qu’elle part
de l’expérience juridique et qu’elle se présente comme une réaction contre la
schématisation et la généralisation. Cependant, si les points de vue sont différents,
les contenus sont semblables.

La philosophie du droit des juristes porte sur le concept de droit, la théorie de la


justice et la théorie de la science juridique, mais, au lieu de spéculer sur des
essences, elle s’efforce de partir des phénomènes juridiques.

Elle ne cherche pas à déterminer l’essence du droit, mais à élaborer un concept


de droit, permettant de saisir le phénomène juridique, comme un complexe de
normes, dont on s’efforcera de déterminer les propriétés.

Il en va de même pour la justice. Alors que les philosophies jusnaturalistes partent


d’une conception de la nature de l’homme, dont ils tentent de déduire des règles
justes, les philosophes juristes devraient rechercher les valeurs qui sont
effectivement protégées par le droit dans les différents systèmes juridiques.

De même encore pour la théorie de la science. Au lieu de tenter de construire une


science juridique sur le modèle d’autres sciences, et de transposer au droit le modèle
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des mathématiques ou de la physique, il faudrait simplement tenir compte des


concepts employés par les juristes.

La philosophie du droit des juristes apparaît ainsi comme une description des
pratiques juridiques, qui ne se caractérise que par son niveau élevé
d’abstraction et de généralisation.

Il faut remarquer qu’elle ne se confond cependant pas avec la théorie générale du


droit, lorsque celle-ci est définie par son orientation positiviste, car les théoriciens du
droit restent en deçà et vont au delà de ce programme. Ils restent en deçà lorsqu’ils se
contentent de critiquer les références à la justice et affichent une totale indifférence
au contenu des normes juridiques. Ils vont au de-là lorsqu’ils ne se contentent pas de
décrire les modes de raisonnement réels, mais cherchent à établir les critères d’une
science du droit conforme aux modèles construits par la philosophie des sciences.

Par ailleurs, l’opposition de la philosophie du droit des philosophes et de la


philosophie du droit des juristes doit être relativisée. Cette présentation pourrait
laisser croire que la description à laquelle se déduirait la philosophie du droit
des juristes serait pure de toute spéculation, alors qu’elle repose nécessairement
sur certains présupposés et requiert l’emploi de concepts dont le choix dépend
d’orientations philosophiques générales.

On peut bien décrire le droit comme un système composé de normes juridiques,


mais il y a plusieurs définitions possibles de la norme juridique. L’affirmation,
par exemple, qu’une norme contraire à la morale est malgré tout une norme juridique
obligatoire ou qu’elle n’est pas une véritable norme juridique, une telle affirmation
est étroitement liée à l’adhésion à certaines thèses sur la relation entre norme et fait,
notamment sur le point de savoir si les normes se réduisent à des faits, dérivent des
faits ou si elles appartiennent à une sphère entièrement indépendante des faits.

Si l’on oppose les jusnaturalistes et les positivistes, c’est précisément parce qu’on
estime que l’appartenance à l’un ou l’autre de ces courants explique les réponses
données à la plupart des questions théoriques et sous-tend même la manière
dont peut être décrit le droit en vigueur.
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CHAPITRE IIème :
QU’EST-CE QUE LE DROIT ?

1. Définition

Le droit se présente tout d'abord comme un ensemble de règles dont le but


immédiat est de réguler l'existence sociale. Nous avons affaire ici à une perception
immédiate de ce phénomène normatif. En effet, lorsque nous approfondissons un peu
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la fonction et le sens du droit, nous nous rendons compte que, dans sa positivité,
l'ordre juridique est l'expression d'un mode d'être du social. De sorte que le droit
positif régule en dernière instance un ordre effectif.

Le terme de droit, comme celui de right, recht, dritto, derecho, etc. vient du latin
rectum. Ce mot se rapporte, par conséquent, à ce qui est droit et s'oppose à ce
qui diverge de cette ligne. Les romains désignent le terme de droit par le mot jus.
Ce qui renvoie aux termes de justus et de justitia. Nous avons d'ailleurs le même
rapport en allemand, puisque recht (droit) renvoie à gerecht (juste) et gerechtigkeit
(justice). De sorte que selon sa définition première, le droit est ce qui est juste.

Certains théoriciens font dériver le mot droit du latin directum, ce qui mène, par
conséquent, au concept de diriger, donc à ceux de regere (gouverner), regnum (le
règne) et rex (le roi). De sorte que selon cette définition le droit est la normativité
produite par le pouvoir. Cette conception du droit n'est pas entièrement fausse.
En effet, selon sa pratique immédiate la juridicité est produite par le pouvoir.
Mais le pouvoir produit seulement la légalité ou ce qui a une validité. Donc, en
dernière instance, ce qui tire son existence de la raison de la force.

De sorte que cette définition s'avère partielle ; car, la légalité n'est pas en elle-
même suffisante sans la légitimité. Par conséquent, le droit renvoie à une
dimension autre que celle du simple pouvoir. En d'autres termes, le pouvoir
produit la légalité, mais dans sa production normative il a besoin de la légitimité.

2. Le concept de droit

Le concept de droit ne s'épuise pas dans sa fonction régulatrice et de consolidation


d'un ordre donné. La philosophie du droit nous montre, en effet, que par delà
l'existence formelle de l'ordre juridique se profile une dimension strictement
axiologique. Ceci dévoile le principe et la finalité du droit : la réalisation effective du
juste dans l'existence sociale.

On peut, par conséquent, soutenir que la perception totalisante du droit inclut cette
autre dimension du phénomène juridique : son devoir-être. C'est le rapport de la
positivité à cette autre dimension qui est l'objet même de la philosophie du droit. Il ne
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s'agit pas ici d'un rapport arbitraire, mais d'une relation essentielle. Car, le devoir-être
du droit est en même temps sa raison d'être. Le règne de la légalité présuppose celui
de la légitimité.

1° Droit public

La première grande subdivision est celle qui établit la différence entre le droit public
et le droit privé. Cette distinction dans l'ordonnancement juridique, est la
manifestation de la différence essentielle de l'être du social : l'Etat et la société civile.

Le droit public se rapporte ainsi à tout ce qui concerne l'organisation de l'Etat :


son fonctionnement et les services publics. A ce domaine appartiennent toutes les
relations dans lesquelles intervient l'Etat et ses délégataires, comme les
ministères, les départements, les communes, etc. C'est le droit public qui institue
les organes de l'Etat et détermine le droit et les devoirs des fonctionnaires. Ceci,
non seulement pour ce qui est de leurs attributions, mais aussi pour ce qui est de
leur statut. Par conséquent, le droit public détermine non seulement l'ordre du
pouvoir, mais aussi les attributions et les privilèges de son personnel. D'une
manière générale le droit public arrête la situation des individus envers l'Etat. Ainsi,
le citoyen dans sa pratique politique est conditionné par le droit public. Il en est de
même pour ce qui est du contribuable et du soldat.

Le droit public a comme pièce maîtresse le droit constitutionnel. La constitution est


le texte fondamental. Elle est, pour ainsi dire, le support immédiat de l'ordre
juridique. De sorte que le droit constitutionnel établit la structure fondamentale
de l'Etat : les pouvoirs publics, les autorités qui les exercent et les principes qui
conditionnent le fonctionnement et l'existence de l'espace public. Le droit
constitutionnel détermine aussi le rapport entre l'Etat et la société civile et plus
précisément les sujets du pouvoir.

Au sens strict du terme, le droit constitutionnel détermine l'ordre et le


fonctionnement des organes essentiels de l'Etat. Pour la théorie classique, ces
organes correspondent aux trois fonctions principales de l'Etat, les trois
pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. De sorte que les fonctions premières
de l'Etat sont celles de produire le droit, d'assurer son existence et d'appliquer
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ses règles. C'est le droit constitutionnel qui établit cet ordre de la production, de
l'exécution et de l'application du droit.

Généralement parlant le droit public est composé de deux dimensions essentielles : le


droit constitutionnel et le droit administratif.
 Dans le droit constitutionnel il faut inclure non seulement le texte
fondamental dont nous venons de parler, mais aussi les lois organiques. Donc,
celles qui régulent le fonctionnement des organes essentiels de l'Etat.
 Le droit administratif est par contre celui qui régule le fonctionnement des
différents appareils de l'Etat et des unités sociales et économiques considérées
par l'ordre juridique comme faisant partie de l'espace public. Nous parlons dans
ce cas de services publics.

Cela dit, les ramifications du droit administratif sont si vastes que certaines de ses
branches sont souvent considérées comme des unités plutôt distinctes. C'est
notamment le cas :
 du droit fiscal,
 du droit du travail et
 du droit disciplinaire.

Le droit pénal est généralement inclus dans le droit public et fait partie, pour certains
théoriciens, du droit administratif. Dans la pratique, c'est en effet l'Etat qui poursuit
les criminels. C'est ainsi que le procureur est considéré comme le représentant de la
société et soutient l'accusation devant les tribunaux. De plus, les enquêtes sont faites
par les juges d'instruction.

Cette réduction du droit pénal au droit administratif est toutefois particulièrement


problématique. En effet, il est vrai que certaines déterminations de la pratique pénale
coïncident, comme nous venons de le voir, avec le droit administratif, d'autres aspects
lui échappent, dans la mesure où la mission essentielle de l'Etat n'est pas seulement
de garantir l'ordre et la sécurité, mais aussi de maintenir et de promouvoir la justice.
C'est précisément cette dimension axiologique qui fait que le droit pénal ne peut pas
être réduit au droit administratif.
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D'ailleurs, la raison d'être du droit pénal, n'est pas la simple intimidation, ou bien
l'amendement du coupable, mais la réalisation de la justice. Ainsi lorsque la
dimension éthique disparaît des finalités d'un Etat, le droit pénal tend à se réduire à
une fonction strictement administrative. Seul alors compte le principe d'ordre au sein
de la hiérarchie sociale, le droit pénal, partie du droit commun, se rapproche du droit
pénal militaire. Donc de cette juridiction où priment l'ordre hiérarchique et la
discipline au sein même de cet ordre.

Pour ce qui est du droit pénal, il faut rappeler qu'il implique une procédure. Par
conséquent, des règles très strictes qui constituent des garanties pour l'inculpé. C'est
ainsi que les débats en cour d'assises sont soumis à un certain ordre et ne peuvent pas
être abandonnés à l'arbitre du Président. La partie strictement administrative de la
procédure, concerne l'instruction criminelle.

2° Droit privé

Généralement parlant le droit privé se divise en deux parties essentielles : le droit


civil et le droit commercial.
 Le droit commercial est la partie du droit privé qui correspond à l'économie
mais qui est réglé par le nomos. Nous avons affaire ici à un rapport particulièrement
significatif du droit et de l'économie. Le droit a une dimension plus englobante, car il
règle l'économie via le droit commercial et via la monnaie. La monnaie (nomisma, de
nomos = loi) est un phénomène institué et donc un produit du droit.

 Le droit civil est la branche principale du droit privé qui se situe au sein même
du nomos. Il s'applique sans distinction à tous les membres de la communauté
sociale. Le droit civil règle :
1) les principaux faits et actes de la vie humaine : naissance, majorité, mariage, décès,
etc. ;
2) la situation juridique des sujets à l'égard de ses semblables (capacité civile, dettes
et créances, etc.) ;
3) le rapport juridique des sujets à l'égard des choses (propriété, usufruit, etc.).

Par conséquent, le droit civil se décompose ainsi :


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1) Le droit des personnes qui règle les conditions de la personnalité (physique et


morale) et de la capacité juridique.
2) Le droit de la famille qui réglemente le mariage et le rapport entre les époux;
ainsi que le divorce et la séparation des corps. Il règle aussi la situation des enfants,
soit légitimes, soit illégitimes, soit adoptifs, ainsi que leur rapport avec leurs parents
et vice versa.
3) Les droits réels qui règlent les droits sur les choses : comme la propriété,
l'usufruit, les charges foncières, le gage, etc. Ici se fait la distinction entre les biens
immeubles (terrains, bâtiments, fabriques) et les biens meubles, donc susceptibles de
déplacement.
4) Le droit des obligations qui réglemente les rapports provenant d'une convention
(contrat de vente, de bail, d'assurance, etc.) ou d'un "acte illicite" ayant causé
dommage à autrui.
5) Le droit de succession qui règle le sort des biens, des créances et des dettes de
ceux qui achèvent leur parcours existentiel.

Le droit commercial est cette partie du droit privé qui établit les règles particulières
aux commerçants et aux actes de commerce. Il règle, par conséquent, l'existence des
sociétés commerciales (sociétés anonymes, à responsabilité limitée, etc.). Le droit
commercial réglemente les effets de change (lettres et billets de change) et d'autres
papier-valeurs, comme les chèques, les titres aux porteurs, etc.

Les théoriciens du droit commercial en particulier, considèrent comme droit civil,


tout le droit privé qui ne rentre dans le droit commercial. D'autres théoriciens du droit
privé pensent qu'il y a des branches qui n'appartiennent pas à l'un ou à l'autre domaine
de cette division fondamentale. C'est le cas notamment du droit maritime, du droit
rural et du droit se rapportant à la propriété intellectuelle et industrielle.

Nous n'allons pas rentrer ici dans cette polémique. Il est toutefois évident que
certaines manifestations du droit privé tendent à dépasser les déterminations de sa
division fondamentale, pour se projeter dans d'autres dimensions du droit. C'est ainsi
qu'une partie du droit maritime se rattache au droit commercial, lorsqu'il s'agit des
pratiques marchandes non concernées par le droit international privé. C'est le cas de
l'affrètement, de l'engagement d'équipage, etc. Une partie du droit maritime
18

appartient cependant au droit administratif ; c'est le cas de l'organisation des ports


notamment.

Pour ce qui est de la procédure civile, certains théoriciens la rattachent, à cause de la


matière qu'elle traite et des intérêts qu'elle assure, au droit privé. D'autres théoriciens
considèrent par contre - et avec raison nous semble-t-il - que la procédure civile
appartient au droit public. Ceci, parce que la procédure civile détermine les
conditions auxquelles l'Etat subordonne la protection accordée aux intérêts juridiques.
La procédure civile fait, par conséquent, partie de ce service public qu'est
l'administration de la justice civile et commerciale.

Le droit privé, au sens strict du terme, concerne les relations des particuliers entre
eux, lesquels se trouvent sur un pied d'égalité juridique, à l'abri de toute ingérence de
l'autorité publique. Pour cette raison, nous disons que les droits civils sont ceux que
reconnaît et protège le droit privé. C'est en vertu de ces droits qu'une personne est
sujet de droits et d'obligations. Les droits civils sont le fondement du principe
d'individuation. Dans la tradition romaine, seul l'homme libre est sujet de ces droits.
Comme nous le verrons plus loin, l'accomplissement de ce principe se manifeste
lorsque l'individualité est sujet des droits politiques. Par conséquent, sujet du pouvoir.
Dans cette dimension toutes les individualités se situent sur un pied d'égalité par
rapport au pouvoir.

3° Le droit international

Le droit international s'appuie sur ces sujets de droit public que sont les Etats. La
moralité objective qui se concrétise dans ces institutions ne reste pas au niveau de ces
particularités. Elle se projette nécessairement au niveau international. C'est
précisément cette dimension qui permet l'existence de la communauté internationale.
Donc d'une communauté réglée par des lois objectives, connue par chacun de ses
membres, lesquels sont conscients de la nécessité de ces règles, car elles permettent
d'assurer leur sécurité, tout en promouvant la justice au niveau international.

Il est important de tenir compte que les sujets du droit international sont les Etats
civilisés. Donc, ceux dont la réalité est conditionnée essentiellement par l'existence
de la civitas. L'extension de ce phénomène, a pu, par conséquent, permettre la
19

réalisation d'une société internationale, conditionnée par le droit. Plus précisément,


par une certaine force du droit et non pas par le droit de la force.

La projection de la moralité objective au niveau international, s'est concrétisée par la


formation d'institutions internationales. Tout d'abord par la Société des Nations et à
présent par l'Organisation des Nations Unies, dont la Charte fut adoptée à San
Francisco le 26 juin 1945.

L'existence de ces organisations implique déjà un niveau de concrétisation très élevé


du droit à l'échelle internationale. Ce droit est apparu tout d'abord sous la forme du
jus gentium. Rome reconnaissait un droit général propre au genre humain, différent
du droit positif qui était le jus propium de sa communauté sociale.

Au XVII° Grotius considérait le droit international comme une morale rationnelle


découlant de la nature de l'être humain et étant valable non seulement en temps de
paix, mais aussi en temps de guerre. Certains théoriciens considèrent que le droit
international est plus une simple morale qu'un droit. Ceci à cause du fait que, pour
eux, le droit est l'ensemble de normes imposées et soutenues par l'Etat. De sorte que
seule l'existence d'un Etat international pourrait permettre, dans cette dimension, la
manifestation effective du droit.

Cette interprétation est le résultat du fétichisme de l'Etat, considéré en lui-même et


par lui-même comme source de valeur. Le fait est qu'à partir de cette position on ne
peut pas expliquer l'existence du droit international. Lequel est, à notre époque
historique, un phénomène incontestable. Nous avons, en effet, actuellement une
organisation internationale (O.N.U.) comprenant toutes les nations indépendantes,
ainsi qu'un Tribunal International de Justice.

Il est vrai que le droit international n'a pas la même efficacité que les droits positifs
internes. Mais, il joue un rôle qui ne saurait être sous estimé. Cela dit, le support
fondamental du droit, en tant que tel, est la conscience du fait que le droit doit être la
manifestation pratique de la justice et que la lutte pour la justice passe nécessairement
par la lutte pour le droit juste. Le devoir-être, est consubstantiel à l'ontologie de ce
savoir axiologique qu'est le droit. Le progrès dans la dimension axiologique du droit
est la condition même du progrès social de l'humain.
20

Cela dit, le droit international se divise, tout comme le droit interne, en public et
privé. Le droit international public réglemente les devoirs et les droits des Etats, à
l'égard les uns des autres ; il détermine aussi les limites de leur souveraineté.

Le droit international public établit aussi les statuts des organes par lesquels les Etats
sont en relations mutuelles, comme les représentations consulaires et diplomatiques.
Ce droit envisage aussi les conflits entre les Etats, soit pour prévenir la guerre en
cherchant une solution arbitrale ou à l'amiable, soit en établissant des règles visant à
humaniser la guerre.

Le parallélisme qu'il y a entre le droit international public et le droit public interne se


manifeste aussi dans sa division. A présent la plupart des théoriciens du droit
international public parlent volontiers de droit international constitutionnel et de droit
international administratif. La partie constitutionnelle correspond à l'organisation
régionale et globale de la communauté internationale. Le droit international
administratif réglemente quant à lui, le fonctionnement interne des institutions
internationales.

Ce parallélisme dont nous venons de parler entre le droit international et le droit


interne se manifeste aussi dans et par l'existence d'un droit pénal international. Il est
vrai que ces branches ne sont pas aussi développées, au niveau du droit international,
que dans la partie strictement publique. Mais, il y a une législation significative
concernant le droit pénal international. Il y a, en effet, des accords entre les Etats,
conclus pour régler la répression des délits qui se perpétuent sur le terrain
international. C'est notamment le cas de la piraterie et du trafic de stupéfiants.
L'extradition, c'est-à-dire la remise d'un délinquant par le pays où il a été arrêté, à
l'Etat compétent pour le juger, fait partie de la procédure pénale. Quoique les accords
d'extradition, ainsi que l'assistance mutuelle des polices, fassent partie du droit
international public.

Pour ce qui est du droit international privé il concerne aussi, tout comme le droit
privé interne, le civil et le commercial. C'est ainsi que pour ce qui est de ce dernier,
un commerçant domicilié en France achète ses chaussures à un fabricant espagnol. En
cas de contestation, quel droit doit prévaloir, le français ou l'espagnol ? C'est au droit
21

international privé qu'il incombe de donner une réponse. Il en est de même pour ce
qui est du droit civil. En effet on peut se trouver devant le cas suivant : un mexicain
peut mourir en France après avoir testé aux Etats Unis. Se pose dès lors la question de
savoir lequel des droits mexicain, américain, ou français doit s'appliquer à la validité
de son testament et de son exécution ?

Dans ce domaine il n'y a pas beaucoup de règles. Il est toutefois reconnu comme
principe général, au niveau du droit international privé que les immeubles sont régis
par la loi du pays où ils sont situés. Ainsi, l'existence de règles générales, a permis le
développement d'une jurisprudence significative dans ce domaine et, par conséquent
la convergence des pratiques juridiques entre les nations. Comme on peut aisément le
comprendre cette convergence est d'autant plus importante que les rapports et la
circulation entre les nations s'accélèrent. C'est notamment le cas pour la communauté
européenne.

3. Les Sources du droit

Lorsque nous parlons de sources du droit, nous nous référons aux éléments
socioculturels qui conditionnent la reproduction du droit positif. Car le processus de
reproduction juridique est un mouvement qui fait appel aux sources. Donc, aux
dimensions qui permettent la production et la reproduction de la juridicité.

Dans la pratique de l'exécution juridique, nous trouvons cet appel aux sources. Car
tout n'est pas prévu par la loi. La reproduction, via l'exécution est ainsi un processus
de recréation. Le terme source créa une métaphore très significative. En effet, nous
disons qu'aller aux sources d'un fleuve, c'est chercher l'endroit où l'eau sort de terre.
Plus précisément, l'endroit où le cours d'eau prend naissance. De la même manière
chercher la source du droit, c'est rechercher les espaces de la vie et de la substance
socio-culturelle qui donnent naissance au droit positif.

Du point de vue formel, les sources sont à différencier du fondement du droit. D'un
côté, nous avons affaire à un phénomène de production immédiate, tandis que de
l'autre il s'agit d'une déterminante d'ordre structurel.
22

Les faits sont réglés par les normes. Comment ces normes prennent-elles naissance,
dans l'acte de l'exécution juridique ? Voilà l'interrogation qui renvoie aux sources du
droit. La théorie du droit nous apprend, en effet, que la norme positive ne peut pas
prévoir tous les faits. La norme est le général, tandis que le fait est le particulier. Il
s'agit par conséquent d'adapter le général au particulier. Celui-ci est le rôle de l'équité.
Aristote nous dit à ce propos : "la nature propre de l'équité consiste à corriger la loi,
dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général ".

Au-delà de ce phénomène du nécessaire passage du général au particulier, se trouve


le problème des lacunes juridiques. Or, le juge se trouve devant l'obligation de juger
les faits qui se présentent à lui. Il ne peut pas y avoir déni de justice, sous prétexte de
vide juridique. Les sources du droit lui permettent alors de combler ce vide, ou tout
simplement de dépasser la rigidité de la loi.

Le célèbre article ler du Code civil suisse est à ce propos particulièrement significatif
parce qu'il nous dit que "la loi régit toutes les matières auxquelles se rapportent la
lettre et l'esprit de l'une de ses dispositions." De plus il est question dans les alinéas
suivants qu' "à défaut d'une disposition légale applicable", le juge se prononce selon
"la coutume" et à défaut de coutume, selon les règles qu'il établirait, s'il avait à "agir
comme le législateur", s'inspirant des théories consacrées par "la doctrine et la
jurisprudence".

De sorte que ce code établit, comme il est généralement admis, par les esprits
éclairés, les sources suivantes :
 Premièrement, la loi ; laquelle ne doit pas être uniquement appliquée selon sa
lettre, mais aussi selon son esprit.
 Deuxièmement, la coutume.
 Troisièmement, l'intuition axiologique du juge.
 Quatrièmement, la doctrine ; et
 Cinquièmement, la jurisprudence.

Il faut remarquer que les théoriciens du droit, d'une manière générale, sont d'accord
pour reconnaître la qualité de sources à la loi et à la coutume. Certains dénient cette
qualité aux autres sources que nous venons de mentionner. Celle qui pose le plus de
problème étant d'ailleurs l'intuition axiologique du juge. Cette dimension est
23

particulièrement reconnue dans son importance par le mouvement libre du droit,


lequel s'est essentiellement développé dans les pays nordiques.

1°. La loi

La loi est la norme imposée directement par l'Etat. Au sens strict du terme, la loi est
le droit écrit, le jus scriptum. Ainsi, la loi se manifeste comme la normativité produite
par le pouvoir public compétent. Le droit constitutionnel de chaque Etat détermine les
formes auxquelles est subordonnée la validité de la loi : organe compétent et
procédure adéquate. Le principal organe de production normative est le pouvoir
législatif. Dans certaines conditions, le texte fondamental autorise la délégation de la
compétence législative, par le pouvoir législatif au pouvoir exécutif.

Dans la tradition du droit romain sont reconnus comme loi : les accords des
assemblées populaires (leges et plebiscita), les décisions du sénat (senatus consulta)
et les ordres émanant des empereurs (constitutiones principis).

A l'époque actuelle le terme de loi englobe notamment la constitution, les codes, les
traités internationaux, les arrêtés, les ordonnances et les règlements. Par conséquent
le terme de loi comprend toute règle juridique formulée par écrit en vue de l'avenir.
La loi dépasse ainsi la portée d'un acte administratif. Ceci veut dire qu’au sens strict
du terme la loi est une règle émise pour un nombre indéfini de cas futurs. Dans cette
conception ne sont pas considérées comme lois les décisions prises par le pouvoir
législatif en vue d'un cas particulier, comme le vote d'un budget, l'octroi d'un crédit et
une nomination. Cela dit, certains théoriciens contestent cette conception
traditionnelle. Pour eux, en effet, toutes les décisions prises par le pouvoir législatif
sont en principe des lois.

D'un point de vue strictement juridique la loi doit être dans sa positivité valide,
légitime et en dernière instance efficace.

La validité d'une loi est déterminée par le texte fondamental. Comme nous venons de
le signaler la validité dépend de l'organe compétent et de la procédure adéquate.
24

La légitimité est donnée par la conformité à l'esprit et à la lettre de la constitution. Le


contrôle de la constitutionnalité des lois permet d'assurer l'harmonie logique de
l'ensemble législatif. Cette épreuve de légitimité et, plus précisément, sa possibilité
pratique, est une dimension indispensable de la norme juridique non seulement en
vue de l'accomplissement de règles, mais aussi pour la cohérence de
l'ordonnancement juridique. La constitution domine l'ensemble du droit positif d'une
nation. Elle est le sommet de la pyramide normative. Assurant ainsi la chaîne de
validité et de légitimité. Cette charte fondamentale émane normalement d'un pouvoir
constituant différent du pouvoir législatif ordinaire.

L'efficacité de la loi, quant à elle, dépend de la pratique. Lorsqu'une loi tombe en


désuétude nous disons qu'elle cesse d'être efficace. Pour la sociologie du droit,
l'efficacité est la dimension essentielle. Car ce qui compte du point de vue social c'est
le degré d'efficacité et de non-efficacité d'une loi et à plus forte raison de l'ensemble
d'un ordonnancement juridique.

2°. La coutume

L'ensemble des usages pratiqués par une communauté est ce que nous appelons la
coutume. Ces pratiques sont juridiquement valables lorsque la collectivité les
considère comme obligatoires. La coutume est ainsi le droit créé par les mœurs, le jus
moribus constitutum.

L'ancien droit français était, comme on le sait, essentiellement coutumier. Ceci était
aussi vrai pour les autres nations européennes, pour toutes les sociétés connaissant un
niveau significatif d'individuation. Le droit coutumier reposait alors sur trois critères
essentiels :

Premièrement, l'observation uniforme d'une règle à l'intérieur de la communauté


sociale, où se trouvaient les intéressés ;
Deuxièmement, l'ancienneté de cette pratique et,
25

Troisièmement, la règle devait être considérée comme obligatoire dans le milieu


concerné.

La coutume est source de droit non seulement dans le droit privé, mais aussi dans le
droit public. C'est ainsi qu'en France les "décrets-lois" ont vu le jour sous la troisième
République dans l'entre-deux guerres. La nécessité du moment a conditionné cette
pratique non prévue par les textes constitutionnels.

La coutume est aussi une source juridique très importante dans le droit international
public. On peut même dire qu'elle est la source dominante. C'est la raison pour
laquelle l'étude de l'histoire est si importante à l'intérieur de cette discipline. La seule
branche du droit où la coutume n'est pas source de création juridique c'est le droit
pénal, et ceci à l'époque moderne. La raison de ce phénomène est le principe qui
domine le droit pénal. En effet, le principe nulla poena sine lege, donne le monopole
à la loi. De sorte qu'aucun acte ne peut être considéré comme un délit, s'il n'est pas
condamné par une disposition légale. Toute peine est prononcée en vertu d'une règle
légalement établie.

Ce principe permet ainsi de protéger l'individu contre l'arbitraire. De sorte que le juge
ne peut invoquer aucune règle traditionnelle qui ne soit préalablement intégrée dans
la législation. Certains théoriciens, inspirés principalement par l'école historique
allemande, considèrent que la coutume est plus authentique et plus près de l'idéal de
justice que la loi. La coutume est perçue comme le produit du Volksgeist, de l'esprit
du peuple. Or, cette thèse ne tient pas compte du fait que le peuple n'est pas une
réalité neutre, mais plutôt un ensemble organisé. De sorte que ce qu'exprime son
esprit, est la logique de son mode d'être, de son ordre.

La tradition n'exprime pas uniquement des valeurs positives dans leur dimension
universalisante, comme le croit la belle âme romantique. C'est bien plutôt l'étroitesse
du particulier qui s'y manifeste. Donc, la négation de la dimension universalisante de
tout être humain. La loi du lynch, appliqué essentiellement aux noirs, dans le passé
des Etats Unis, ainsi que l'excision, la mutilation du sexe féminin, pratiquée dans
certains pays de l'Afrique, sont des usages, parmi tant d'autres horreurs, qui nous
montrent jusqu'à quel point la coutume peut véhiculer la perversion humaine. Il ne
s'agit pas, par conséquent, d'hypostasier une source du droit par rapport aux autres. Il
26

est important de comprendre qu'il n'y a pas, comme nous le souligne Gurvitch, un
foyer unique de création du droit, mais plusieurs foyers. La substance éthique de
l'humain tend à s'objectiver essentiellement à travers l'Etat, les mœurs et la sagesse
juridique transmise depuis l'aube de la civilisation.

3°. L'intuition axiologique

La pratique juridique est une action qui se rapporte aux cadres référentiels qui
permettent, précisément, de faire la différence entre le juste et l'injuste. Les
universaux sont au centre même de cette pratique. De sorte que pour l'homme ou la
femme de loi, ces valeurs ne sont pas, à proprement parler, étrangères à leur
conscience. Ceci, indépendamment du fait que le sujet de la connaissance juridique
tend à prendre le droit positif pour l'expression même de la justice en tant que telle.
En d'autres termes, on ne peut pas soutenir, malgré la perversion positiviste, que la
réflexion sur la différence entre le juste et l'injuste soit étrangère au sujet de la
pratique juridique. En effet, selon son concept et son effectivité, l'intuition
axiologique est une dimension essentielle dans la conscience du praticien du droit.

Remarquons que cette intuition est propre à tout être humain et à plus forte raison à
celui qui fait de la justice le centre même de son intérêt. Car, " lorsque quelque
différend se produit entre les hommes, ils ont recours au juge. Aller trouver celui-ci,
c'est aller devant la justice, car le juge entend être, pour ainsi dire, la justice incarnée.
Dans la personne du juge on cherche un tiers impartial et quelques-uns appellent les
juges des arbitres ou des médiateurs, voulant signifier par-là que, quand on aura
trouvé l'homme du juste milieu, on parviendra à obtenir justice. La justice est donc un
juste milieu, si du moins le juge en est un. Le juge maintient la balance égale entre les
deux parties. Prenons une comparaison : une ligne ayant été coupée en deux parties
inégales, le juge prend ce qui, dans la partie la plus grande, dépasse la moitié, et ce
qui est repris ainsi est ajouté à la partie la plus petite. Quand le tout est partagé
également, chacun reconnaît avoir ce qui lui revient; des deux côtés, les parties sont
égales. Or, ce qui est égal est intermédiaire entre le plus et le moins, selon la
proportion arithmétique. Aussi le grec se sert-il du mot dikaion, parce que le partage
se fait en deux parties égales dika, c'est comme si l'on disait : partagé en deux :
dikaion, et le mot juge : dikastes est synonyme de dikastes (qui partage en deux). "
27

Que le juge soit censé incarner la justice, voilà ce qui est de l'ordre même du concept
de cette fonction. De là que l'intuition axiologique, ne peut pas être étrangère à la
conscience du juge. Par conséquent, c'est par le biais de cette intuition, ou de la raison
axiologique, que la justice dans sa dimension universalisante est source de droit.
L'universalité du juste se manifeste ainsi d'une manière immédiate dans et par la
conscience de celui qui est censé être la justice incarnée.

Cela dit, l'intuition axiologique n'est pas reconnue par certains ordonnancements
juridiques comme source de droit. C'est notamment le cas de l'ordre juridique
français. Nous savons, en effet, que dans la tradition du droit napoléonien le juge est
censé être le simple porte-parole du droit écrit. Ceci, au nom de la garantie juridique
et pour éviter toute forme d'arbitraire. Nous nous trouvons ici devant un problème
doctrinal de premier ordre. Mais, avant de poser cette problématique il est nécessaire
de comprendre que ce phénomène est intimement lié à l'historicité française. Il ne
faut pas oublier, en effet, que dans l'Ancien Régime le juge était propriétaire de sa
charge. Le système des offices, de la vénalité des fonctions publiques, faisait, par
conséquent, que pour le juge cette fonction était son entreprise. De sorte qu'il avait
tout intérêt à en tirer le maximum de profit.

Cette perversion fut la conséquence, de l'ordre institutionnel propre à l'Ancien


Régime. Selon cet ordre, comme nous venons de le signaler, la res-publica a été
l'objet de l'appropriation privée. Ce qui est contraire aux principes et à la raison d'être
de cet espace. Aristote nous dit, à ce propos, qu'il s'agit d'organiser la fonction
publique de telle sorte qu'elle ne soit pas source de profit. Or, dans ce régime nous
avons affaire non seulement à la vente aux enchères des charges publiques, mais
aussi au fait qu'elles sont l'objet de transmission par héritage. Dans la pratique
juridique cette perversion ne pouvait que produire le règne de l'arbitraire. C'est par
rapport à cette immoralité objective qu'il faut comprendre la réaction des
révolutionnaires et de leurs héritiers. Plus précisément la volonté de créer un système
juridique particulièrement totalisant et ne laissant pas de place à l'arbitraire.

La réaction à la perversion de l'Ancien Régime a été elle-même pervertissante. Ceci


dans la mesure où d'un côté, elle va appauvrir la réflexion sur le droit et sur son rôle
social, et où de l'autre elle va nier le rôle axiologique du juge. L'appauvrissement de
la réflexion sur le droit, trouve sa plus haute expression dans l'école de l'exégèse.
28

Dans la tradition juridique française, en effet, il ne s'agit pas de réfléchir par delà la
positivité des textes. La seule approche possible est celle du commentaire de la lettre
de ces textes. Ce n'est donc pas un hasard si la philosophie du droit est pour ainsi dire
inexistante dans la production théorique française.

Cette étroitesse dans la perception du droit, ne pouvait que conduire à la négation de


l'intuition axiologique du juge. Son rôle étant limité à l'application pure et simple de
la loi. Donc, à la disparition de l'équité. La sagesse véhiculée par la doctrine nous dit,
en effet, que l'application du droit le plus strict est la plus grande injustice. De là
l'adage latin : Summum jus summa injuria. Mais par delà cette perversion, se profile
le rôle instrumental du droit positif : faire régner l'ordre social, et donc des systèmes
d'extrême inégalité sociale, où les privilèges sont juridiquement protégés. Le droit se
manifeste ainsi comme un simple ordonnancement réglementaire ayant comme but le
maintien et la protection de l'injustice sociale.

4°. La doctrine

Le fondement doctrinal du droit a été le produit des juristes romains. Ces


personnalités, appelées prudentes, commentèrent le droit de leur époque et écrivirent
des traités et des monographies, où ils développèrent la logique et les principes du
droit. Dans la tradition romaine cette oeuvre constitue la doctrine du droit, le jus
prudentibus constitutum. Le monument le plus important de cette doctrine c'est la
compilation tirée des principaux écrivains de la juridicité romaine : le Digeste de
Justinien. Le Digeste se redécouvre en Occident en 1.070, après une période
d'effacement de cette manifestation de la moralité objective. Cette renaissance du
droit romain se fait plus précisément à Bologne. En 1.120 apparaît la Vulgata de
Irnerio : laquelle est un résumé du Digeste.

Historiquement, l'opinion des juristes a été la source la plus importante du droit


romain. Les personnalités les plus importantes parmi elles étant Gaïus, Papinien,
Paulus, Ulpien et Modestinus. Pendant le Bas Empire, seule valait l'opinion de ces
cinq juristes. En cas d'opinions différentes, le juge devait tenir compte de ce qui était
soutenu par la majorité. En dernière instance, c'étaient les thèses de Papinien qui
prévalaient. C'est seulement si Papinien ne se prononçait pas que le juge avait la
liberté de suivre la doctrine qu'il considérait comme la plus juste.
29

La "loi des citations", comme il est convenu d'appeler cette pratique qui fait référence
à la doctrine, avait par conséquent un rôle très important dans la juridique romaine. A
présent cette pratique est moins importante, quoi que les arguments "d'autorité"
continuent à avoir une importance qui ne peut pas être négligée. Dans ces conditions
il est question de "doctrine dominante" ou "pratiquement unanime". Cela dit, la
doctrine est parvenue à se concentrer dans des formules particulièrement frappantes.
Cette sagesse doctrinale, produite essentiellement de l'esprit juridique romain, se
manifeste sous forme d'adages et de maximes, donc comme des proverbes juridiques.

En voici quelques exemples :


 In claris non est interpretatio. Ce qui veut dire que lorsque le sens de la
norme est clair, on ne doit pas le modifier par un raisonnement forcé.
 Ubi jus ibi societas. Ubi societas ibi jus. - Ce qui veut dire que le droit se
manifeste dans la société. Donc, par delà l'horizon de la communauté. Ainsi, nous
constatons que la position juridique de la singularité, quelle qu'elle soit est le résultat
de l'apparition de l'Etat, du social, et est donnée par l'ordonnancement juridique.
 Nemo ad alium plus juris transferre potest quam ipse possideat. - Personne
ne peut transférer à autrui plus de droit qu'il n'en possède lui-même.
 Lex posterior derogat priori. - Le droit nouveau l'emporte sur le droit ancien.
Par conséquent, la nouvelle loi déroge l'ancienne.
 Specialia generalibus derogant. - Exprimée dans le temps, la règle spéciale
déroge la règle générale.
 Generalia specialibus non derogant. - La règle générale ne déroge pas la
règle spéciale.
 Res inter alios acta alius neque prodesse neque nocere potest. - Ce que les
uns ont convenu entre eux ne peut ni avantager les autres, ni les obliger.
 Pour terminer la citation de ces adages et maximes reprenons le proverbe
juridique que nous avons cité dans la sous-partie précédente : Summum jus summa
injuria : la loi appliquée en dehors de l'équité est la plus grande injustice. En d'autres
termes, la règle (générale) doit s'adapter aux circonstances (particulières) de l'acte.

Nous pouvons, par conséquent, dire que le droit se dévoile immédiatement non
seulement dans l'intuition du juste, mais aussi dans les maximes juridiques, lesquelles
30

résument, concentrent la sagesse doctrinale produite par une expérience millénaire.


Dès lors, mettre entre parenthèses l'intuition axiologique et la sagesse juridique, c'est
supprimer un aspect essentiel du fondement éthique du droit. Ce n'est, dès lors, pas
un hasard si la théorie nazie du droit considérait ces dimensions comme contraires à
l'esprit de sa juridicité. Sous ce régime le juge devait tenir compte non seulement des
lois et de la jurisprudence, mais aussi des intérêts de la communauté allemande,
lesquels étaient exprimés d'une manière consciente par le Führer et le Parti.

5°. La jurisprudence

La jurisprudentia était chez les Romains synonyme de science de droit. Ceci pour
plusieurs raisons : premièrement, parce que les jurisconsultes étaient appelés
jurisprudents, ou simplement prudents. Deuxièmement, parce que la pratique du
juriste consiste essentiellement dans l'interprétation de la norme, donc de la
jurisprudence au sens général du terme, et troisièmement, parce que dans le processus
d'application de la norme, l'équité est indispensable.

C'est cette troisième raison qui nous semble la plus importante, car le maniement de
la loi dans l'acte d'application exige une prudence extrême. Cette prudence et donc
cette équité sont d'autant plus importantes que les lois restent en vigueur pendant une
période plus ou moins longue. Ceci, est particulièrement vrai pour les plus
importantes qui tendent à se transmettre de génération en génération "comme une
maladie éternelle", pour reprendre la célèbre expression de Goethe. Il existe ainsi un
inévitable archaïsme dans une partie très importante des lois que les juges sont
amenés à appliquer.

Ce travail d'interprétation des normes est précisément ce qu'il est convenu d'appeler
la jurisprudence. Dans ce sens, par conséquent, la jurisprudence est le droit objectif
qui se dégage des arrêtés rendus par les tribunaux. Le droit connaît ainsi un processus
constant de réactualisation. A la base de cette pratique se trouve, comme nous venons
de le signaler, la prudence dans le maniement de la loi. En tout état de cause, cette
prudence fait partie du devoir être du droit, car le summum jus est summa injuria. De
sorte que les changements dans le social se manifestent au niveau du droit et que les
changements du droit se répercutent sur le social. La conscience produite par la
Révolution française semble avoir perçu cette interrelation. Le changement du droit
31

objectif lui semblait nécessaire. C'est ainsi que dans l'article 28 de la " Déclaration
des Droits de l'homme et du citoyen ", qui figure en tête de la Constitution du 24 juin
1793, il est dit : " un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa
Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures."

Comme chaque génération ne peut écrire ses propres lois, se présente la nécessité de
les adapter aux conditions des temps. La jurisprudence joue ainsi une fonction
créatrice. Cela dit, ce mouvement de transformation dû à la jurisprudence se
manifeste dans le droit continental suivant une logique particulière. Car en principe la
" chose jugée ", la res judicata, est sans effet envers tout autre que "les parties." Mais,
dans la pratique un tribunal se sent toujours plus ou moins obligé moralement, par ses
décisions précédentes. Un tribunal peut toujours modifier son point de vue, tout en
indiquant ses motifs. On assiste alors à un revirement de jurisprudence. Un tribunal
supérieur peut toujours modifier la jurisprudence d'une instance inférieure. Ceci, se
produit lorsque le jugement d'une instance inférieure est soumis, par voie de recours
en appel, réforme ou cassation, à un tribunal supérieur.

Bien évidemment dans le droit coutumier le rôle de la jurisprudence est plus


important que dans le droit codifié. Mais, à la base il s'agit d'un même phénomène :
les lois sont modifiées par la jurisprudence. De sorte que la fonction judiciaire a un
rôle de création et d'adaptation. Cela dit, ces changements ne peuvent avoir une
dimension conforme à l'idée de droit que s'ils sont soumis à un impératif d'ordre
éthique. La simple jurisprudence, par elle-même, ne permet pas de garantir la
réalisation de la justice concrète. La jurisprudence peut, comme nous le montre
l'histoire des temps négatifs, être un instrument de reproduction de l'injustice
objectivée. La dimension axiologique est non seulement un des fondements du droit,
mais aussi son devoir-être.

7. Le sujet de Droit

Du point de vue strictement juridique - donc, dans sa dimension positive -, les sujets
de droit sont les " personnes " que le droit considère comme telles. Par conséquent,
les " sujets " sont aptes à profiter des facultés conférées par les normes positives. Cela
veut dire, dès lors, que toute personne humaine n'est pas forcément un sujet de droit.
L'individualité surgit avec le droit et c'est l'ordonnancement juridique qui lui confère
32

la dimension de sujet, ou le lui dénie. Dans l'antiquité classique, par exemple, les
esclaves n'étaient pas considérés comme des sujets de droit ; ils étaient assimilés à
des choses. Ce phénomène s'est produit dans toutes les sociétés où l'esclavage a
existé. Parfois il y a des personnes physiques qui perdent la qualité de sujet de droit.
Il est dit alors que telle ou telle personne a subi la mort civile.

Aux sujets de droit s'opposent les "choses", lesquelles consistent en matière inanimée
ou en animaux. D'une manière générale les choses se divisent en deux catégories : les
biens immeubles, c'est-à-dire tout ce qui ne peut pas être déplacé comme le sol, les
bâtiments et les usines, et les biens meubles. Généralement parlant, nous avons
affaire à différents niveaux de sujets de droit. Nous faisons principalement la
différence entre sujet de droit privé et sujet de droit public. En droit privé, si la
jouissance des droits civils est reconnue à toute personne dans les sociétés modernes,
la capacité civile et plus précisément la faculté de contracter des engagements
juridiques, n'est accordée qu'aux personnes majeures capables de discernement. Dans
les sociétés traditionnelles - c'est-à-dire celles qui n'ont pas encore atteint un niveau
général d'individuation -, les femmes "majeures et capables de discernement" ne
possèdent pas la capacité juridique totale. Elles se trouvent plutôt dans un statut de
quasi mineur et sont, par conséquent, sous la tutelle des hommes : le père, le mari, ou
un des frères.

Au sens général du terme, les sujets du droit public sont ceux qui peuvent élire et être
élus. Les citoyens, disait Aristote, sont les sujets du pouvoir. La capacité politique
n'appartient, toutefois, qu'aux élites du pouvoir. Il y a, en effet, dans les démocraties
non accomplies dans leur dimension universalisante, des citoyens qui le sont plus que
d'autres. De sorte qu'en effet, il y a ceux qui n'ont que le droit de vote et aucune
possibilité d'être élu ou d'occuper une place dans la res-publica ; il y en a d'autres, par
contre, qui peuvent être à la fois électeurs et membres d'élite du pouvoir.

Mais, pour revenir à la problématique du sujet de droit au sens strict du terme, il faut
signaler que les personnes physiques ne sont pas les seules à pouvoir être sujets
juridiques et sujets des obligations. Cette faculté est aussi reconnue aux personnes
morales ou juridiques. Ces personnes sont des entités produites par l'objectivation du
droit. Les rapports de droit propres aux personnes juridiques sont généralement
d'ordre économique et administratif. C'est ainsi qu'une société anonyme ou une
33

commune peuvent être propriétaires, acheter, vendre et s'engager juridiquement. Il est


évident que tous les droits inséparables de la personne physique, comme le droit de la
famille et la possibilité de tester sont étrangers aux personnes juridiques. Par contre,
la responsabilité pénale est reconnue à ces sujets. Quoi que la sanction ne puisse
consister ici que dans une amende.

Les personnes juridiques peuvent être de deux sortes : les institutions de droit privé et
les institutions de droit public. Dans un cas comme dans l'autre, la personnalité est le
résultat de la réalisation des conditions posées par le droit positif. Par conséquent, en
droit privé tout groupe de personnes physiques ne constitue pas une personne
juridique. Pour une société anonyme, par exemple, l'inscription au registre du
commerce est nécessaire. En tout état de cause la personne juridique est un sujet
différent des membres qui la composent. Ces actes, par exemple, n'engagent pas
personnellement ses membres. Son fonctionnement et son action dépendent d'un
organe directeur composé d'un ou plusieurs membres. De plus, c'est cet organe -
Conseil d'administration, direction générale, etc. - qui gère les affaires des sociétés.
Les institutions de droit public sont des entités juridiques comme les Etats et les
communes. Ces institutions ont des organes politiques et administratifs qui agissent
en leur nom. La compétence de ces organes est déterminée par le droit public. Au
niveau international il y a des institutions qui sont réglées par le droit international.
C'est principalement le cas de l'Organisation des Nations Unies.

Les institutions de droit privé comme de droit public sont des manifestations de
l'objectivation du droit. Par conséquent, l'existence, le fonctionnement et les pouvoirs
des personnes juridiques sont déterminés par le droit positif. Plus précisément, les
sujets du droit - les individualités, comme les personnes juridiques - sont la
concrétisation de la moralité objective. L'accomplissement de leur manifestation
universalisante est le résultat du degré d'objectivation de cette moralité, ou de ce qui
est la même chose : la raison.

Chapitre IIIème :
ELEMENTS DE PHILOSOPHIE DU DROIT

1. Le positivisme juridique
34

1° La science juridique est cette branche du droit qui s'occupe de sa manifestation


normative. Dans le sens immédiat du terme, le droit est un ensemble de normes,
constituées selon un ordre pyramidal. Au sommet de cette pyramide, nous constatons
le processus de production normatif, tandis qu'à sa base nous constatons le
mouvement d'application, les actes exécutifs. A proprement parler, la science
juridique trouve son objet dans ce processus qui va de la production à l'application.
Son objet immédiat, est l'ensemble des normes en vigueur, formellement valides et
pour autant qu'elles ne cessent de l'être. Par conséquent, la science juridique ne tient
compte que de la validité de la norme ; elle ne s'intéresse pas, pour ainsi dire, à la
légitimité, ni à l'efficacité de la norme. De sorte que, au sens strict du terme, la
science juridique n'est pas concernée par le fait de savoir si une norme est juste ou
injuste, efficace ou non efficace. Pour la science juridique la légitimité et l'efficacité
sont des domaines à part. La légitimité intéresse la philosophie du droit, tandis que
l'efficacité est l'objet de la sociologie du droit.

Le positivisme juridique fondé par Hans Kelsen est parfois réduit à un dogmatisme.
Précisons tout d’abord qu’il ne consiste pas à proposer des fondements théoriques au
travail du juge mais à constituer une science du droit. La théorie pure du droit repose,
dans un premier temps, sur une définition de la norme juridique comme formant
l’objet de la science du droit. Elle renvoie d’abord à un objet de connaissance : « Il
s’agit là d’une création épistémologique et non d’une création par le travail de
l’homme, au sens où l’on dit que le législateur crée une loi » (Kelsen, 1988, p. 53).
La science du droit n’a de dimension qu’heuristique et non axiologique.

En effet, les jugements de valeur, en matière de droit, sont exclus de la réflexion sur
la norme juridique. En revanche, ils interviennent dans l’évaluation d’une opposition
ou d’une conformité entre le fait et cette norme dans le cadre du tribunal. Pour la
théorie pure du droit, ou science du droit, une norme fondamentale, servant
d’hypothèse de base, indique la manière dont se crée un ordre juridique : la validité
d’une norme est déterminée par une autre norme (1988, p. 131). Pour Kelsen, la
validité de cet ordre repose sur son efficacité. C’est alors dans un deuxième temps,
celui de l’application de la norme, qu’intervient l’interprétation. Cette dernière est la
détermination du sens de la norme à appliquer et ses méthodes reposent sur un cadre
ouvert à plusieurs possibilités (1988, p. 152).
35

Ainsi, pour Hans Kelsen, si la science du droit relève d’un acte de connaissance, son
interprétation renvoie à un acte de volonté (1988, p. 153). On ne trahirait pas l’auteur,
qui inscrit sa démarche dans celle Kant, en ramenant cette distinction aux réponses à
deux questions de l’anthropologie kantienne : que puis-je savoir ? (La science du
droit) Que dois-je faire ? (L’interprétation du droit).

Le débat « argumentation-interprétation » dans lequel s’inscrit Ronald Dworkin a


pour corrélat et symétrie celui d’« explication-compréhension » de Paul Ricœur dans
le champ des théories du discours et du texte. Dans « Le problème de la liberté de
l’interprète en herméneutique générale et en herméneutique juridique », pour Paul
Ricœur, l’application d’une règle juridique requiert la complexité du conditionnement
mutuel de l’interprétation des faits et de celle de la norme (Ricœur, 1995, p. 180).
L’auteur envisage la nécessité d’admettre le caractère vague du langage juridique, les
conflits entre les normes, le silence de la loi dans certains cas inédits et la nécessité
imposant parfois de choisir entre la lettre et l’esprit de la loi.

Il est très important de comprendre que pour la science juridique la philosophie et la


sociologie du droit constituent des domaines tout à fait à part. Nous trouvons, par
rapport à cette problématique, deux positions différentes. D'un côté, celle qui
considère l'interrogation sur la légitimité et l'efficacité comme totalement étrangères à
la science du droit, et de l'autre, celle pour laquelle la philosophie et la sociologie du
droit sont indispensables à la compréhension du phénomène juridique. La première
position est celle de la dogmatique juridique.

Pour elle n'est essentiel que le droit donné (positum), c'est-à-dire la juridicité produite
par le droit positif. L'école dogmatique est comme on le sait particulièrement
dominante dans les facultés de droit. C'est ainsi que dans les facultés de droit en
France - pour ne prendre que l'exemple qui nous concerne le plus immédiatement -,
toute étude non dogmatique est, lorsqu'elle existe, totalement marginalisée. C'est le
cas notamment de la philosophie du droit. Sont considérées, par conséquent, comme
études non dogmatiques :
 l'histoire du droit (romain, canonique et traditionnel),
 la sociologie du droit (empirique et des valeurs) et
 la philosophie du droit (droit naturel, critique institutionnelle, déontologie,
éthique fondamentale).
36

La philosophie du droit se manifeste comme la connaissance accomplissante du droit,


car elle présuppose le rapport entre l'être et le devoir-être du droit et donc la relation
des normes et des valeurs dans le sens le plus totalisant. De plus, pour la tendance
anti-dogmatique il s'agit de lutter contre la limitation de la connaissance du droit à sa
seule normativité immédiate. Par conséquent de surmonter le caractère borné, parce
que limité, de cette connaissance. Pour cette position théorique, il s'agit de
comprendre qu'en deçà de la dimension formelle de l'ordre juridique, il y a une
historicité et un support effectif qui s'appelle ordre institutionnel, et que par delà cette
formalité, il y a la dimension axiologique du droit : la manifestation de son devoir
être.

La philosophie du droit qui se manifeste comme critique de la dogmatique juridique


apparaît clairement. En effet, le but de la connaissance effective est, pour la
philosophie critique, le dévoilement de l'ordre du monde et non pas sa sauvegarde,
par la limitation du savoir. Il faut être conscient de plus, que cette limitation est
établie par rapport à une réalité somme toute relative. Les juristes considèrent comme
absolue une réalité qui est particulièrement changeante. De sorte que la contingence
de l'objet de ce savoir, le rend lui-même contingent. Parfois il suffit de la rectification
de trois mots par le législateur pour convertir des bibliothèques entières en poubelles.

Il est indispensable de signaler que la dogmatique juridique joue un rôle de


conditionnement factuel de premier ordre. Le dogmatisme juridique tend à
conditionner au respect de l'ordre institutionnel existant quel qu'il soit. Car par-dessus
toute différence dans l'ordre de la positivité, seules comptent, pour cette école, les
normes en vigueur, formellement valides et pour autant qu'elles ne cessent pas de
l'être.

2°. La positivité normative. Pour la philosophie du droit, la connaissance de la


normativité juridico-positive est une nécessité, car c'est cette normativité qui est le
fondement empirique du droit. Dès lors, il ne s'agit pas pour nous d'opposer science et
philosophie, ontologie et métaphysique. En effet, si nous gardons le concept de
science pour l'appréhension de la réalité immédiate, il est évident que la philosophie
du droit ne peut pas se passer de la science juridique.
37

L'approfondissement de la science juridique est par conséquent essentiel pour la


philosophie du droit. Cela d'autant plus que la philosophie du droit est la dimension
qui introduit la connaissance effective de l'immédiateté juridicopositive, ainsi que la
conscience nécessaire de son devenir autre. Ce qui est hautement problématique, du
point de vue de la philosophie du droit c'est, comme nous l'avons signalé, la
fermeture dogmatique et le fétichisme de la normativité donnée. En effet, cette
position ne peut que produire la chosification de la normativité existante et, par
conséquent, de l'ordre institutionnel dans lequel cette normativité s'objective.

Cela dit, il ne s'agit pas, du point de vue axiologique, de vouloir le changement pour
le changement en ce qui concerne le droit positif, voire sa dissolution, mais plutôt une
transformation devant se réaliser dans le sens de l'accomplissement de sa dimension
universalisante : la justice. Dans ces conditions la véritable connaissance de l'être-là
du droit, c'est sa perception en tant que simple moment de ce processus. La lutte pour
la justice est un éternel devenir. De plus la lutte pour l'égalité et la justice est une
dimension qui ne concerne pas les seigneurs, mais plutôt les faibles et les dominés.
Les seigneurs tendent plutôt à pervertir, dans leur discours et dans leur pratique le
sens de ce processus.

La connaissance de la normativité juridico-positive est ainsi un moment essentiel


dans la compréhension de la totalité du phénomène juridique. La science du droit est
précisément le chemin qui mène à cette connaissance. Comme nous l'avons souligné,
dans sa normativité positive le droit est un tout organisé suivant un ordre pyramidal et
ayant sa propre cohérence. De sorte que le praticien du droit se trouve devant une
totalité donnée, où la diversité trouve sa cohérence dans l'unicité. Il s'agit pour lui non
seulement de pouvoir rentrer dans ce labyrinthe des normes, mais aussi de pouvoir s'y
retrouver.

La technique juridique permet précisément aux praticiens d'approcher cette réalité,


car le but du praticien n'est pas de se poser la question du droit ou du sens de la
normativité donnée. Son approche au droit est conditionnée par un phénomène
particulier que nous appelons un cas. De sorte que l'approche immédiate du praticien
est conditionnée par la nécessité de trouver une réponse à son cas. La technique
juridique lui indique que le premier pas est celui de la localisation de la norme, ou des
normes qui vont lui permettre la résolution de son cas particulier.
38

D'une manière générale nous pouvons dire que l'approche de la normativité


positive peut se faire à partir de deux positions : celle du praticien et celle du
théoricien.

 Le praticien du droit cherche essentiellement à résoudre des cas particuliers.


Il s'agit pour lui, essentiellement, de localiser, d'interpréter et d'appliquer. Pour le
théoricien du droit il s'agit par contre, du problème de la construction de concepts et
d'institutions, ainsi que la systématisation de l'ordonnancement juridique.
 Le théoricien du droit tend d'une manière générale à dépasser les bornes de la
science juridique pour se projeter dans la théorie générale du droit. Ce qui le mène
nécessairement à faire du droit comparé sectoriel ou général. En effet, le théoricien
du droit ne se limite pas à la seule interprétation et compréhension d'une
problématique posée par un ordonnancement donné. L'histoire, la sociologie et la
philosophie font aussi partie des domaines auxquels faire appel.

Les éléments de base de la science juridique - la localisation, l'interprétation et


l'application - concernent essentiellement les praticiens du droit. Il est évident que le
théoricien a aussi recours à la localisation et à l'interprétation ; de même qu'il peut se
poser la question de l'application. Mais, pour la construction d'institutions et de
concepts juridiques fondamentaux, ainsi que pour la systématisation des différentes
parties de l'ordonnancement juridique, le théoricien doit déborder les cadres stricts de
la science juridique pour faire du droit comparé et rentrer dans la théorie générale du
droit.

La science juridique consiste essentiellement dans l'étude d'un droit positif déterminé,
en vue de connaître son système et de pénétrer son esprit. De ce point de vue là, qui
est celui de la dogmatique juridique, la science du droit comporte deux moments
essentiels :
 la technique juridique qui se réfère principalement à la localisation des normes
légales nécessaires pour le traitement d'un cas concret ;
 la science juridique proprement dite et en dernière instance l'application du
droit.

2. L’épistémologie juridique
39

L’épistémologie du droit ou épistémologie juridique est « l’étude de la formation et


du développement du savoir juridique». Plus techniquement, il s'agit de « l’étude des
modalités selon lesquelles les assertions portant sur le droit sont fondées et
produites ».
L’emploi du terme d’épistémologie juridique est sujet à controverse car il semble
supposer que le droit peut faire l’objet d’une science ou que le droit est une science.
Or ces idées sont fortement débattues dans le domaine de la théorie du droit si bien
que l’usage des termes « épistémologie du droit » ou « épistémologie juridique » est
loin d’être une évidence.
Ainsi, la question essentielle qui se pose à propos de l’épistémologie juridique est de
savoir si elle existe en tant que telle, autrement dit si elle est autonome vis-à-vis
d’autres disciplines. La possibilité même de l’épistémologie juridique fait l’objet de
débats parmi les philosophes et les théoriciens du droit non seulement sur l’usage du
terme mais encore sur l’idée elle-même qui paraît impliquer d’identifier un objet et
une méthode propres en droit. C’est dans cette dernière voie que se sont engagés des
auteurs défendant la spécificité de l’épistémologie juridique au regard d’autres
disciplines afin d’isoler ses caractères propres. Ainsi, certains écrits se réclament
explicitement de l’épistémologie juridique tandis que d’autres écrits abordent des
thématiques épistémologiques mais sans employer le mot, sans doute parce son usage
lui-même est controversé.
La notion d'épistémologie peut sembler totalement étrangère à la notion de droit. En
effet, l'épistémologie se définit comme étant la connaissance des sciences ou dans
une acception plus large comme la théorie de la connaissance. Le débat sur le champ
de la matière épistémologique n'est pas tout à fait tranché mais il est possible de partir
de la définition de Jean Piaget qui fait de l'épistémologie « l’étude de la constitution
des connaissances valables ». Par le biais de cette définition l'épistémologie ne
semble plus étrangère au monde juridique.
Contrairement aux sciences de la nature, comme la physique ou la biologie, pour
lesquelles l'activité scientifique est une « réussite spectaculaire » qui explique des
phénomènes de façon rigoureuse, le droit souffre d'incertitudes et il peut être douteux
de parler de science du droit.
La conception traditionnelle de l’épistémologie suppose l’existence préalable d’un
objet épistémologique, c'est-à-dire d’un savoir. Par conséquent, à moins de considérer
40

que l’épistémologie est elle-même constitutive, c'est-à-dire que c’est elle qui va
déterminer ce qui est un savoir, une épistémologie juridique supposerait l’existence
préalable d’un savoir juridique.
Dans la Critique de la raison pure, Kant, pour théoriser les conditions de possibilité
de la connaissance, part d’un fait : « l’existence des sciences ». S’agissant du droit se
pose la question de savoir quel fait suffisamment fixe et invariant peut être pris
comme objet d’étude ? Certains prétendent que « le droit constitue une réalité sociale
empirique complexe comprenant des entités linguistiques et extra-linguistiques, y
compris des phénomènes psychiques et des phénomènes de comportement ». Il est
bien un phénomène juridique variable selon les perceptions de la foule de juristes, de
théoriciens, de philosophes, etc., et qui par conséquent ne peut prétendre être un
savoir juridique.
Certains auteurs perçoivent le savoir juridique comme un objet totalement autonome
pouvant être théorisé. Si l’épistémologie est l’étude critique d’un ensemble de
connaissances produites par une collectivité savante, il existe bel et bien un savoir sur
le droit et un savoir dans le droit. Le savoir dans le droit, qui est la connaissance
nécessaire à l’application du droit, peut être vraie ou fausse ; il recoupe les faits, mais
aussi l’identification des normes applicables. Quant au savoir sur le droit, il porte sur
le droit à faire, et il constitue un savoir parce qu’il est la connaissance des
conséquences de la norme que l’on va poser.
Ainsi, l’épistémologie peut prendre soit le droit pour objet, dans ce cas-là, elle est
donc « l’étude des modalités selon lesquelles les assertions du droit sont fondées et
produites »; ou encore, elle peut prendre pour objet la connaissance du droit, et dans
ce cas-là, l’épistémologie devient « l’étude des modalités selon lesquelles les
assertions portant sur le droit sont fondées et produites ». La science du droit se
présente alors comme « la construction d’un système de propositions, comme un
langage rigoureux et cohérent », autrement dit comme un métalangage. C’est selon
lui, à cette seule condition qu’il est permis de parler de science du droit, et par la
même d’épistémologie juridique.
Il est incontestable que le droit s’inspire de diverses disciplines, pour y puiser
notamment des notions et des concepts. Mais, une fois que le droit a pris possession
de ces éléments, il se les approprie, ces derniers perdent alors leur identité originelle,
ils sont assimilés par le droit. Exemple : la bonne foi, « bona fides » en droit romain.
La fides est à l’origine une valeur religieuse, morale. Le droit a pris possession de
41

cette notion mais ce faisant, elle ne va pas pour autant conserver son sens originel.
De manière plus générale, le droit emprunte au langage courant (ex : répétition,
rescision), au langage économique (ex : concurrence, clientèle), au langage
axiologique (ex : bon père de famille, bonne foi, équité). On ne peut alors
appréhender le sens de ces mots en les analysant étymologiquement ou
philologiquement. Au contraire, il faut les replacer dans leur contexte juridique. La
lecture ’’juridique’’ d’un énoncé juridique ne peut se faire qu’à l’aide des règles
propres au métalangage du droit. Car ce dernier possède des caractères structurels qui
sont à l’origine de l’écart entre la langue du droit et la langue commune.
La pénétration du droit par des termes issus de disciplines qui lui sont extérieures ne
signifie alors en aucune manière une intrusion de ces matières dans le droit, mais
constitue simplement la reprise par ce dernier d’une terminologie préexistante qui
devient le support de sens juridiques nouveaux. Le produit de ces opérations
appartiendra bel et bien au domaine juridique, où il acquerra sa propre réalité. Le
droit est une langue autonome à laquelle correspond un code linguistique propre : des
règles d’interprétation, de transformation, des concepts utilisé dans la recherche du
sens. Peu importe alors l’origine des concepts, des notions, des mots… Ils entrent
tout entier, déjà construits dans le droit pour se mettre à son service, perdant de facto
leur essence originelle.
L’épistémologie juridique suppose-t-elle des validations de type expérimental ou
empirique ? L’adjectif empirique signifie « qui se rapporte à l’expérience sensible »,
tandis que l’adjectif expérimental veut dire « qui est fondé sur l’expérience
scientifique ; qui peut servir d’expérience scientifique ». S’agissant des sciences
naturelles, ces dernières démontrent par expérimentation, d’où la nécessité de mettre
en place des protocoles d’expérimentation afin de tirer par induction des lois
générales. Or s’agissant sciences humaines la notion d’expérience ne saurait être
conçue strictement de la même manière que dans les sciences de la nature.
La science juridique repose sur les convictions des théoriciens. Si le juriste peut dans
un certain cadre observer les faits, le chercheur adopte une « démarche de militant,
d’historien, de pédagogue ». Par conséquent, le résultat des sciences juridiques
relèverait principalement des « thèses soutenues pas (les) chercheurs» et irait donc
au-delà d’une simple observation.
Pour les sciences juridiques, la loi n’est pas une « catégorie de vérité », mais juste un
42

énoncé présenté sous forme obligatoire, une norme. Le résultat des sciences
juridiques ne repose pas sur l’observation de ce qui est, car les normes appartiennent
au devoir être et d’autre part qu’il n’y a pas toujours une adéquation avec les faits.
La seule démarche scientifique envisageable en droit est une démarche de type
anthropologique qui se rapproche de la sociologie juridique et qui relève par
conséquent des sciences de l’homme, autrement dit, d’une science qui porterait sur
des régularités factuelles qui peuvent induire des règles pratiques de conduite. Ainsi,
la dogmatique juridique est rangée dans des démarches de type technologique, qui
procèdent d’une description et se situent en dehors du concept de causalité. Ces
démarches ne peuvent faire l’objet d’une vérification expérimentale et ne relèvent
donc pas de l’ordre de la vérité. Il s’agit d’un discours orienté vers un savoir-faire.
Afin de cerner la spécificité de l'épistémologie, il convient de la distinguer de la
philosophie du droit. Comme le soulignent certains auteurs, il semble que
l'expression de philosophie du droit ne se soit imposée qu'au cours du 19ème siècle
avec l'apport d’Hegel. Ce dernier, reprenant les interrogations des philosophes de
l'Antiquité, affirmait la spécificité de la philosophie juridique en tant que mode
spéculatif de connaissance visant à découvrir des vérités et des concepts exacts. La
philosophie est donc une activité de création de concept. Or le droit manipulant des
concepts, il serait alors lui-même philosophique.
Ces réflexions philosophiques engendrent une confusion entre l'être et la
connaissance, entre le droit et le savoir juridique, confusion qui nuit à l'affirmation
d'une épistémologie spécifique. En effet, la philosophie du droit tente de dégager une
connaissance de son objet d'étude à travers une réflexion sur l'essence de celui-ci. Il
serait donc nécessaire de séparer l'étude de l'être, de l'essence, relevant de la
philosophie théorique et spéculative et l'étude des modalités du savoir, de la
connaissance, relevant de l'épistémologie. Les interrogations philosophiques ne
devraient pas être utilisées dans le cadre d'une recherche au péril de nuire à sa
justification. On aurait donc des interrogations en philosophie du droit distinctes de
celles de l'épistémologie, car la philosophie porterait plutôt sur l'essence, les valeurs,
les origines et finalités du droit. L'épistémologie se focaliserait sur les modes de
connaissance du droit.
Si la philosophie du droit peut être distinguée de l'épistémologie, reste en suspens la
question de la pénétration de réflexions purement philosophiques dans le champ de
l'épistémologie. Si l'épistémologie est distincte de la philosophie de par son objet, il
43

semble qu'elle ait une parenté profonde avec la métaphysique. En effet,


l'épistémologie supposerait une prise de position dans le débat philosophique, et si tel
est le cas alors aucune spécificité ne serait envisageable. L'épistémologie dépendrait
alors de la philosophie, en découlerait.
Cependant il semble qu'on puisse élaborer une épistémologie sans prendre parti à ce
débat, affirmant ainsi la spécificité de l'épistémologie comme le suggère le courant
constructiviste. Selon ce courant, le concept est produit par l'esprit mais ne s'y réduit
pas et laisse ouverte les questions proprement philosophiques. Le concept juridique
est donc médiat, c'est-à-dire que c'est par l'étude de la réalité, par exemple des
solutions jurisprudentielles, qu'on élabore le concept, celui-ci étant donc construit
afin rendre compte de l'objet observé. Contrairement à la philosophie, l'épistémologie
ne porterait dès lors pas directement sur l'objet observé, mais aurait pour but de le
construire et de le comprendre. Connaître serait alors synonyme de comprendre,
d’interpréter ou de construire.
3. L’herméneutique juridique

S’imposant par la clarté de son évidence, le discours juridique semblerait contraire au


discours poétique relevant de la métaphore. Dès lors, pourquoi la loi nécessiterait-elle
une interprétation ? Pour que la loi devienne effective et efficiente, le juge doit
l’interpréter. Son interprétation consiste en une application. L’interprétation de la loi
comme application conduit à la correction de celle-ci. Pour Aristote dans L’Éthique à
Nicomaque (V – 1137 b), le juge « corrige », c’est-à-dire que son honnêteté consiste à
corriger la loi, lui retrouver sa rectitude. Par cette correction, il applique une norme
qui lui est immanente. Le juge ne remplace pas le législateur ; il se met à sa place, à
la place que lui assigne le législateur.

Nous avons noté que l’herméneutique juridique à laquelle en appelle Hans-Georg


Gadamer s’oppose à la réduction de la sentence à une pure opération de subsomption.
En cela, l’auteur s’inscrit en faux contre le dogmatisme juridique, celui développé par
Hans Kelsen. Son projet sur ce point se distingue également radicalement de la tâche
herméneutique de Paul Ricœur mais aussi de Ronald Dworkin.

Au-delà des divergences de point de vue, les auteurs s’accordent à penser que
l’herméneutique parachève le droit ; elle le complète de manière productrice. Sa
fonction est de produire sa réalisation concrète. En portant sur des cas concrets,
44

l’interprétation du droit oblige à un jugement. Dans le cadre du tribunal, ce jugement


est déterminant, au sens kantien, c’est-à-dire qu’il consiste à subsumer le particulier
sous l’universel. Mais la subsomption est productrice. Le juge connaît la loi et il
l’applique à un cas particulier. Hans-Georg Gadamer précise bien ce rôle du juge :
« Le juge ne se borne pas à appliquer la loi in concreto, il contribue par sa sentence
même au développement du droit (Richterrecht) » (Gadamer, 1996, p. 55).

L’interprétation effectuée par un acteur social, comme ceux que nous étudions, c’est-
à-dire par exemple le membre d’une association abritée par un site, ne fait bien sûr
pas jurisprudence. En revanche, la contribution de celui-ci au développement du droit
est le fruit d’un jugement. Un acteur social n’effectue pas par là un acte de
connaissance et sa démarche se distingue donc de l’herméneutique que nous venons
de décrire. Il répond à une logique sociale et par là œuvre à la fixation de règles du
jeu. Quelle lecture de l’herméneutique de l’acteur social, c’est-à-dire de l’opération
de compréhension d’un signe générant une réaction en conformité avec
l’interprétation, peut-on alors envisager ? Nous voudrions, pour ce faire, partir de ce
que nous appellerons une approche grammairienne des justifications. Lorsque le
praticien du droit se trouve devant un ensemble de normes positives, concernant un
cas donné, qu'il doit interpréter, il prend généralement ces normes comme des réalités
données. C'est ce que lui a appris la dogmatique juridique. En d'autres termes, il ne
voit pas ces normes comme le résultat d'un cheminement qui a son point de départ
immédiat dans la création. Ce qui impliquerait le fait de tenir compte que le texte est
produit d'un contexte et que le non-contexte du texte peut donner lieu à une lecture
différente. En d'autres termes, le texte qui est appréhendé à partir de son contexte
n'est pas la même chose que le texte qui est perçu à partir de son non-contexte.

A vrai dire le praticien ne se pose pas ce genre de problème, notre personnage est
pressé. En effet, ces questions intéressent le théoricien, et non le praticien. C'est donc
à lui que l'herméneutique traditionnelle a pensé en premier lieu. Donc, selon la
méthode traditionnelle le juriste se trouve devant la possibilité :
1) soit de faire une interprétation littérale ou grammaticale,
2) soit de tenir compte de l'intention du législateur, et
3) soit de faire une interprétation logique.
45

Pour ce qui est de l'interprétation littérale ou grammaticale, il est nécessaire, nous dit
la doctrine, d'étudier la lettre du texte légal. Cette méthode consiste à tirer des mots
eux-mêmes, de la syntaxe des phrases et de la ponctuation, le sens exact du texte en
question. Cette forme d'interprétation part de la thèse selon laquelle le texte exprime
exactement la pensée du législateur. Donc, qu'il a employé la forme la plus adéquate
à son expression.

Ce n'est qu'une fois que le juriste a réalisé cette analyse textuelle qu'il peut se poser la
question de l'intention du législateur. Comme on le sait "l'intention du législateur" est
une fiction juridique, car le législateur n'est pas une personne unique. C'est
généralement une assemblée composée de nombreuses têtes, avec des intentions
souvent très différentes. Ceci, lorsqu'il ne s'agit pas d'un groupe de juristes et des
technocrates appartenant à un ministère donné. Cela dit, la non existence d'un
législateur unique n'exclut pas l'unicité et la cohérence de l'ordonnancement
juridique. Cette unité n'est pas un simple postulat logique comme le pensent certains
théoriciens, mais un fait sociologique de premier ordre.

De telle sorte que l'appel à l'intention du législateur est une fiction qui renvoie à la
logique juridique de l'ordre dont il est question. Cet ordre, comme nous le verrons
plus loin, d'une manière plus précisée, n'est pas seulement formel ; il est avant tout
institutionnel. La logique interne d'un ordonnancement positif donné est pour ainsi
dire intériorisée dans la conscience du praticien. Ses études juridiques, ainsi que le
rapport professionnel avec l'ordonnancement positif du monde où il est inscrit, lui
permettent précisément d'intuitionner la logique de l'ordre dont il est question.

C'est la raison pour laquelle la doctrine nous dit à propos de cette fiction que toute
règle de droit participe de l'unité logique du corpus auquel elle appartient. En d'autres
termes, c'est le postulat logique de l'unité de l'ordonnancement juridique. Si bien que
toute règle de droit est éclairée par et fait corps avec toutes les autres règles juridiques
en vigueur. L'interprétation logique quant à elle, est celle qui renvoie à l'économie
générale de la loi, c'est-à-dire à son plan. La place qu'occupe un article dans un
document législatif, peut permettre d'éclaircir la logique du texte en question. Pour
cette technique d'interprétation, les parties d'un document législatif, comme le titre et
le sous-titre sous lequel est rangé un article donné, peuvent être importants, voire
déterminants, pour l'appréciation de sa signification.
46

Par delà l'interprétation formaliste du praticien se situe la lecture du théoricien, dont


le but comme nous l'avons vu, est la construction d'institutions et de concepts, ainsi
que la systématisation des différentes parties de l'ordonnancement juridique. Ce
travail théorique implique une élaboration doctrinale et fait intervenir d'autres modes
d'interprétation. Il semble nécessaire de ranger, jusqu'à un certain point, dans cette
forme d'herméneutique juridique, l'interprétation judiciaire qui est à la base de la
jurisprudence. En effet, dans l’œuvre de jurisprudence, les tribunaux ne se contentent
pas d'une simple lecture formaliste. Comme les théoriciens, les tribunaux qui font
acte de jurisprudence, font intervenir d'autres modes d'interprétation. Particulièrement
l'interprétation historique.

L'interprétation systématique est, par contre, plus l’œuvre des théoriciens eux-mêmes.
L'interprétation historique est le résultat d'une recherche aux sources mêmes de la
production du texte juridique dont il s'agit. Cette recherche met ainsi en rapport le
texte avec le contexte qui a conditionné sa naissance. Pour ce faire, on exhume les
projets qui ont précédé la naissance de la loi en question. On compare ainsi ces
projets au texte définitif, pour saisir dans quel sens le pouvoir législatif entendait
légiférer. Les procès-verbaux et les rapports des commissions d'experts sont aussi
importants pour éclaircir le sens du texte.

La connaissance des débats pléniers qui ont précédé l'adoption de la loi, sont aussi
très importants pour atteindre ce but. Au sens strict du terme, l'interprétation
historique des textes de loi, rentre encore dans l'horizon de la science juridique. Par
contre, l'interprétation systématique se situe, pour une grande partie, en dehors. En
d'autres termes, l'interprétation historique renvoie aux sources de la production
positive immédiate, tandis que l'interprétation systématique fait appel à des domaines
extérieurs aux sciences juridiques, comme la philologie et l'analyse du langage.

Cela dit, l'interprétation systématique contient comme moment essentiel,


l'interprétation logique. Donc, celle qui renvoie à la logique immédiate d'un ordre
juridique donné, ou à la logique de la doctrine juridique. Plus précisément, aux
fondements de la logique juridique, ou à la sagesse juridique, telle qu'elle se trouve
exprimée par ses maximes et ses adages.
47

L'interprétation traditionnelle comporte plusieurs formes de lecture immédiate des


textes. Ces formes d'interprétation se situent au niveau premier de la lecture des
textes juridiques. Comme nous l'avons signalé, les sciences juridiques considèrent le
droit dans sa positivité.

La science juridique se propose ainsi de purifier le domaine de la positivité en


délimitant son domaine et en excluant toute interrogation et tout rapport qui n'est pas
de l'ordre de sa logique immédiate. Du point de vue de la science juridique,
l'herméneutique du droit est pour ainsi dire l'approche la plus englobante.
L'interprétation classique, quant à elle, renvoie à une lecture plus immédiate des
textes. Dans cette approche de la textualité immédiate, il convient de situer : 1)
l'exégèse, et 2) la lecture raisonnée.

 L'école de l'exégèse a été développée en France, comme résultat de la


codification. Pour cette approche dogmatique il s'agit de ne considérer que le texte et
rien d'autre que sa simple textualité. L'interprétation devient ainsi simple
commentaire des textes. L'étroitesse de cette forme d'interprétation, se manifeste
clairement dans le jugement de ce juriste du XIXème qui aurait dit : je ne connais pas
le droit civil, je ne connais que le Code Napoléon ! Il s'agit, par conséquent, pour
l'école de l'exégèse, de commenter texte par texte, en excluant toute perception
d'ordre englobant, comme celle qui peut être contenue dans l'approche à la logique de
sa propre positivité. C'est, comme on peut aisément le comprendre, la forme la plus
étroite de cette méthode d'interprétation juridique.

La plupart des théoriciens du droit font un parallèle entre l'école de l'exégèse et


l'école de la "jurisprudence des concepts", telle qu'elle a été développée par l’Ihering
de la première époque. Pour cette école, en effet, il s'agissait de tenir compte des
postulats suivants :
1) que le droit légiféré est la seule source du droit,
2) que le droit légiféré est précis, complet et cohérent,
3) que la lecture du droit légiféré doit faire appel à certains concepts juridiques de
base, et
4) que l'activité du juge est purement cognitive (de la textualité) et ne doit pas être
brouillée par les conséquences pratiques de ses décisions.
48

La "jurisprudence des concepts", comme on peut le constater, a une approche


beaucoup plus herméneutique que l'école de l'exégèse. Ceci, parce que l'école de la
jurisprudence des concepts a une méthode bien plus systématique, ce qui n'est pas le
cas de l'école de l'exégèse. Pour celle-ci, en effet, l'objet de la lecture et de la
réflexion juridiques est donné par le Code. En d'autres termes, il y a dans l'école de
l'exégèse une approche particulièrement naïve. La vérité est pour elle une
immédiateté et la nature de cette vérité n'est pas, en tant que telle, objet de réflexion.
Par contre, la démarche de l'école de la jurisprudence des concepts, se rapporte plutôt
au positivisme théorique.
 La lecture raisonnée renvoie, quant à elle, à l'interprétation restrictive et à
l'interprétation extensive. Selon la tradition il s'agit de respecter les niveaux, pour ce
qui est de l'interprétation. C'est ainsi que l'interprétation extensive ne peut être
appliquée qu'aux règles d'ordre général, tandis que l'interprétation restrictive est du
domaine des dispositions spéciales. Cette théorie a systématisé divers modes de
raisonnement, permettant au juriste de faire une lecture cohérente des textes de droit.
C'est le cas des célèbres arguments a contrario, a pari et a fortiori.

 L'argument a contrario nous permet de conclure que si le législateur a adopté


une réglementation pour un cas donné, il en exclut le cas contraire. C'est ainsi que si
dans une législation donnée ont droit de vote toutes les personnes majeures de 17 ans,
cela veut dire, comme on peut aisément le comprendre, que les personnes âgées de
moins de dix-sept ans n'ont pas le droit de vote.

 L'argument a pari ou a pari ratione, s'applique aux cas analogues. C'est ainsi
que si dans une législation donnée la loi stipule que les ouvriers doivent être protégés
contre les risques du travail, cette loi s'applique aussi a pari ratione aux employés de
bureaux.

 L'argument a fortiori permet de conclure à l'existence d'une règle, dans le cas


où cette règle s'impose pour des raisons encore plus fortes. C'est ainsi que si dans une
législation donnée il est stipulé que la conduite en état d'ébriété est une faute très
grave, on peut en déduire a fortiori que la conduite sous l'empire de la drogue l'est
aussi.

4. La logique juridique (Argumentation juridique)


49

Lorsque nous parlons de l'application du droit, nous devons tenir compte qu'à
l'intérieur de ce processus il y a deux organes qui interviennent.
 Premièrement, les organes qui se chargent de déterminer quelles sont les
normes qui sont applicables à des cas particuliers et d'ordonner les exécutions ;
 deuxièmement, l'organe chargé de l'application physique des peines.

Nous avons, par conséquent, en premier lieu les juges et les tribunaux et en deuxième
instance la police et les autorités pénitentiaires. Les juges doivent interpréter la loi
pour l'appliquer. De ce point de vue, le pouvoir judiciaire est le moyen terme entre les
organes de production et les organes d'exécution. Par conséquent, par delà la
dimension de l'interprétation, se pose le phénomène de l'application du droit. Pour la
dogmatique juridique ce processus ne présente pas, pour ainsi dire, de problème.

Le juge doit se tenir à la norme et l'appliquer selon la théorie de la subsomption. En


tout état de cause le juge ne peut pas refuser le jugement. En effet, tous les systèmes
juridiques modernes expriment ce qu'il est convenu d'appeler le principe de plénitude
de l'ordre juridique. Selon ce principe tous les juges et tribunaux ont le devoir
inexcusable de résoudre tous les cas qui se présentent à eux. Pour ce faire, ils doivent
se rapporter aux systèmes de sources reconnus par chaque ordre juridique.

Comme nous l'avons vu, les théories de l'interprétation permettent au juge de


connaître le sens de la loi. En tout état de cause il ne lui est pas nécessaire d'être très
versé dans les techniques de l'herméneutique juridique. La simple lecture des textes
correspondant au cas qui l'occupe lui permet de se prononcer.

En tout état de cause, la pratique du commentaire des textes juridiques lui donne
accès au sens premier de la loi. La dogmatique juridique lui a permis, en plus, de
connaître la théorie de la subsomption. Selon cette théorie, en effet, l'application du
droit est le résultat d'un syllogisme. La prémisse majeure étant constituée par la
norme juridique applicable au cas soumis au jugement ; la prémisse mineure étant
constituée par les faits du cas dont il s'agit. De sorte que la conclusion s'obtient par la
subsomption de la prémisse mineure à la prémisse majeure : le fait concret à la
norme.
50

Pour mieux expliquer la théorie de la subsomption, nous allons supposer un cas


d'homicide. Le fait qu'A a tué B. La loi peut dire à ce propos : celui qui tue un
homme est condamné à 10 ans de réclusion (prémisse majeure). Ainsi, comme A a
tué B (prémisse mineure, constituée par les faits qui résultent du cas concret), par
conséquent, A doit être condamné à 10 ans de réclusion. Cette conclusion est le
résultat de la subsomption de la prémisse mineure à la prémisse majeure. Comme on
peut aisément le comprendre, la dogmatique juridique traditionnelle introduit une
figure non nécessaire dans le processus d'application du droit. On dirait que cette
figure permet de déclencher les automatismes de l'application.

Le juge étant considéré par cette dogmatique comme un simple instrument


d'application du droit. Pour Aristote, la différence entre la norme et le fait ne doit pas
se résoudre à travers une quelconque figure syllogistique qui mène, dans la pratique
au nivellement des deux termes. Aristote nous apprend, en effet, que la norme est une
catégorie générale, tandis que le fait est un phénomène particulier. De sorte que pour
lui, le rôle du juge est d'adapter le général au particulier, au moyen de l'équité.

Le dogmatisme dans l'application du droit commence à s'éroder au début de notre


siècle. La caractéristique fondamentale de ce mouvement, est la révolte contre le
fétichisme de la loi et l'instrumentalisation du juge.

Ainsi, contre le despotisme de la dogmatique juridique, concrétisé dans la théorie de


la subsomption, ce mouvement se prononce pour la libre découverte du droit et de la
justice. En d'autres termes, le mouvement du droit libre de tout dogmatisme
préconise, dans l'application du droit une appréciation, pour la part du juge, des
intérêts en présence. La jurisprudence des concepts devait ainsi laisser la place à la
jurisprudence fondée sur la pesée des intérêts. Ce mouvement oppose à la dogmatique
établie le vieil adage : Summum jus, summa injuria. Donc, le principe selon lequel
l'application pleine de la loi est une injustice suprême. Ce mouvement revendique
ainsi, sans le mentionner, le principe aristotélicien de l'équité : son rôle dans
l'application du droit.

Dans ces conditions le juge n'était plus considéré comme l'incarnation du privilège de
la justice, mais comme l'instrument de la communauté sociale : de son être et de son
projet. De telle sorte que dans l'application des normes positives le juge devait tenir
51

compte qu'au niveau des personnes juridiques - singulières ou collectives - il y avait


deux sortes de sujets : ceux qui étaient protégés par les principes de la communauté et
ceux qui n'avaient pas droit à autre chose qu'à la négation du droit. Le juge est
toujours lié par la loi. Mais l'interprétation et l'application du droit doivent être
inspirés par la philosophie et non par les principes de l'individualisme.

En d'autres termes, l'interprétation et l'application du droit ou des normes positives


des communautés en question, ne devaient plus être conditionnées par ce principe
d'ordre universel, selon lequel toute singularité est une manifestation de cette
universalité que nous appelons le genre humain.

Il faut éviter toute perversion du droit et exiger un minimum de moralité, dont la


positivité est sensée être le véhicule. C’est comme on peut le comprendre, le résultat
de la négation de sa dimension universalisante. En d'autres mots la perversion du
droit ne peut être que le résultat de la négation de cette dimension universelle : le
principe de la justice. En effet, les universaux ne sont pas le produit de la
particularité, mais la manifestation de la dimension générique de l'humain.
52

IV. TEXTES

1. HEGEL, PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT (EXTRAIT)

Dans ses Principes de la philosophie du droit, après avoir insisté sur le progrès
que constitue la codification par rapport à la coutume, Hegel conclut au
caractère rationnel de l’entreprise même si, comme il le reconnaît, l’œuvre n’est
jamais parfaite. Le philosophe allemand le plus important de son époque,
titulaire de la chaire de Philosophie du droit à Berlin, s’est, à ce titre,
enthousiasmé pour l’œuvre législative de Napoléon.

Principes de la philosophie du droit de Hegel

§ 211
Ce qui est le droit en soi est posé dans son existence objective, c’est-à-dire est
déterminé par la pensée pour la conscience et connu comme ce qui est le droit et
a validité, à savoir la loi ; et le droit est en somme droit positif grâce à cette
détermination.

R. Poser quelque chose comme universel, -c’est-à-dire le porter à la conscience


comme universel - est ce que l’on connaît comme la pensée ; dès le moment qu’elle
reconduit ainsi le contenu à sa forme la plus simple, elle lui donne son ultime
déterminité. Ce qui est le droit n’obtient que par le fait de devenir loi non seulement
la forme de son universalité, mais encore sa déterminité véritable.

C’est pourquoi, dans la représentation de la législation, il ne suffit pas d’avoir devant


soi le premier élément, à savoir que par là est exprimé quelque chose comme la règle
valable pour tous ; mais l’élément interne essentiel est, avant cet autre élément, la
connaissance du contenu en son universalité déterminée. Les droits coutumiers eux-
mêmes, puisque seules les bêtes ont l’instinct pour loi, mais que les êtres humains
53

sont les seuls qui ont pour loi l’habitude, contiennent comme élément le fait d’être
des pensées et d’être connus comme pensées.

Leur différence par rapport aux lois consiste seulement dans le fait qu’ils sont connus
d’une façon contingente et subjective, qu’ils sont donc plus indéterminés en eux-
mêmes, et que l’universalité de la pensée y est plus opaque, en dehors même du fait
que la connaissance du droit, aussi bien en général que de telle ou telle façon, est la
propriété d’une minorité.

Le fait que grâce à leur forme, qui consiste à être des habitudes, ils devraient avoir
l’avantage d’être passés dans la vie -au reste on parle aujourd’hui le plus de vie et de
passer dans la vie précisément là où on verse dans la matière et les pensées les plus
mortes - est une illusion, puisque les lois en vigueur d’une nation ne cessent pas
d’être des habitudes du fait qu’elles sont écrites et rassemblées.

Quand les droits coutumiers en viennent à être rassemblés et composés, ce qui doit
bientôt arriver chez un peuple soumis à une certaine éducation, cette collection est
ensuite le code des lois, qui, certes, se distinguera parce qu’il est une simple
collection, par son caractère informe, indéterminé et lacunaire. Il se séparera surtout
d’un code à proprement parler par le fait que ce dernier exprime et conçoit les
principes juridiques en les pensant dans leur universalité et donc dans leur
déterminité.
[…]
§ 216
Pour le code de lois public, d’un côté, il faut exiger des déterminations simples et
universelles ; de l’autre côté, la nature de la matière finie pousse à la
redétermination sans fin. D’un côté, le domaine des lois doit être un tout fermé
et bien défini ; d’un autre côté, il est le besoin continuel de nouvelles
déterminations légales. Mais puisque cette antinomie tombe dans la
spécialisation des principes universels qui restent fixes, pour cette raison, le droit
a un code bien défini, de même qu’au fait que ces principes simples et universels
pour soi soient concevables et exposables, séparés de leur spécialisation.

R. L’origine principale du développement de la législation a lieu assurément quand


avec le temps le rationnel, le juste en et pour soi pénètrent dans les institutions
54

originelles, qui sont simplement historiques et contiennent une injustice, comme on


l’a remarqué plus haut chez les Romains, dans le vieux droit féodal, etc.

Mais il est essentiel d’envisager que la nature de la matière finie elle-même porte
avec elle le fait qu’en elle l’application des déterminations universelles en soi et
rationnelles en et pour soi conduit au progrès à l’infini. -Exiger d’un code de lois
l’achèvement, autrement dit qu’il doive être un code absolument bien défini,
incapable de redétermination ultérieure, -exigence qui est par excellence une maladie
allemande, - et pour la raison qu’il ne peut pas être ainsi achevé, ne pas le faire venir
à quelque chose qu’on prétend imparfait, c’est-à-dire ne pas le faire venir à la réalité
effective, ces deux attitudes reposent sur la méconnaissance de la nature des objets
finis tels que le droit privé, dans lesquels la prétendue perfection est la pérennisation
de l’approximation, et sur la méconnaissance de la différence entre l’universel-de-la-
raison et l’universel-de-l’intellect, et de son application à la matière de la finitude et
de la singularité, matière qui va à l’infini.

« Le plus grand ennemi du bien, c’est le meilleur », c’est l’expression du véritable
bon sens de l’intellect humain opposé à l’intellect inutile qui ratiocine et réfléchit.
[…]

Source : Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Principes de la philosophie du droit,


trad. par Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.

2. BATIFFOL, PROBLÈMES DE BASE DE PHILOSOPHIE DU DROIT


(EXTRAIT)

Avec les Problèmes de base de philosophie du droit, Batiffol apporte une


contribution fondamentale à la pensée juridique contemporaine. Son analyse de
la coutume en tant que source du droit, bien que polémique, est sans ambiguïté -
notamment parce que les tribunaux ne la valident pas lorsqu’elle est contraire à
la loi. Pour Batiffol, produire une règle de droit implique nécessairement
l’intervention de l’État. Aussi, sans nier le phénomène de la coutume dans son
effectivité, celle-ci se voit dénier la qualité de source de droit positif.

Problèmes de base de philosophie du droit de Batiffol


55

[…] L’existence même de la coutume comme source formelle du droit positif est


fortement mise en question dans le développement contemporain des systèmes
juridiques : du moment qu’il existe un législateur, comment une coutume pourrait-
elle avoir valeur obligatoire en dehors de son consentement exprès ou implicite ? La
majorité des auteurs hésite cependant à rejeter la coutume comme source du droit :
comment ignorer le rôle qu’elle a joué dans l’ancien droit français, qu’elle joue
encore sous nos yeux dans les pays anglo-saxons, où le statute law n’est qu’une petite
partie du droit en vigueur, celui-ci résultant principalement des décisions judiciaires ?

Même dans les pays de codification, la jurisprudence prend une place de plus en plus
large avec le vieillissement des codes, et il existe un mode de solutions qui naissent
spontanément en dehors de l’action législative : usages corporatifs ou locaux, contrats
types, conventions collectives, sentences arbitrales, règlent effectivement la vie
juridique. La positivité d’esprit doit constater l’effectivité : elle déborde de toutes
parts le commandement de l’autorité étatique. Et comment comprendre le droit
international, où il n’existe aucune autorité constituée, sans faire appel au droit
spontané, c’est-à-dire à la coutume ? Son rôle est évident pour beaucoup de règles de
droit constitutionnel.

Si on veut cependant cerner la notion de positivité du droit, il ne semble pas possible


d’accorder à la coutume, dans l’état actuel des idées, d’autre rôle que celui d’une
formation prépositive.

Le fait s’impose en effet à l’observateur que les exemples abondent de pratiques


invétérées, candidement tenues pour obligatoires, ou au moins régulières, qui ont été
condamnées comme illégales par les tribunaux le jour où elles leur ont été déférées.
Que les coutumes ou les simples usages -à supposer la distinction praticable… -
donnent des réponses à des questions de droit, le fait n’est pas niable. Mais il s’agit
de savoir ce que valent ces réponses : s’il est permis de prédire qu’elles seraient
condamnées par les tribunaux au cas où ils auraient à en connaître, notamment parce
que incompatibles avec des principes qu’ils estiment de droit positif, comment y voir
des règles de droit positif ?
56

Il apparaît bien que l’effectivité d’une solution est, en dépit des apparences, une
notion équivoque, car elle peut être fragile. La valeur d’une solution ne signifie pas
immédiatement une référence à des fins ou à un idéal, elle revêt le sens étymologique
de valere, recueilli dans « valide », c’est-à-dire de vigueur. Or la solution solide est
celle dont on peut assurer que les tribunaux l’imposeraient en cas de conflit : alors
elle a une valeur pour l’avenir ; elle guide légitimement et sûrement l’action. À ce
prix, on peut parler de droit positif, si l’assurance s’impose.

Le grief de paradoxe adressé aux auteurs qui mettent en doute la valeur de la coutume
dans un système organisé s’appuie sur ce que les tribunaux ont maintes fois -peut-être
le plus souvent -consacré à la coutume existante : elle est dans cette mesure du droit
positif en puissance ou au moins probable. C’est une valeur. Mais elle reste relative
tant que la décision n’est pas acquise. Et finalement, tous les auteurs reconnaissent
que le problème crucial est de savoir si les tribunaux peuvent consacrer une coutume
contraire à une loi en vigueur. Or, sur ce point, la réponse pratiquement unanime est
négative, et la position des tribunaux non équivoque. Ou il ne serait plus besoin de
parler de loi, et de positivité du droit […]
[…]

[…] les solutions soient d’abord données sur des cas concrets, et que l’élaboration
des règles générales soit postérieure paraît bien le mode de formation ordinaire du
droit. Mais en conclure que le droit dit spontané est l’authentique, et la coutume le
phénomène juridique typique, revient à ne considérer que l’informe dans l’ignorance
du formé. On examinera ultérieurement les erreurs et l’artificiel dans l’organisation,
mais la constance de l’effort est, elle aussi, un phénomène dont le sens sociologique
mérite l’attention ; et nier qu’il constitue une valeur supérieure à celle du droit
coutumier contredit l’expérience de ceux qui ont pu comparer effectivement l’un et
l’autre.

La coutume ne saurait donc être regardée comme le phénomène juridique typique,


dont les autres seraient seulement les superstructures plus ou moins éphémères ; il ne
s’ensuit cependant pas que la spontanéité soit un facteur négligeable dans la
formation du droit.
57

De même qu’il existe en droit international et en droit constitutionnel des initiatives


qui participent du caractère délibéré, de même en droit privé interne on constate la
formation spontanée de règles de droit dès qu’un groupe atteint une cohésion
suffisante pour qu’il existe une vie collective effective : que ce soit l’entreprise, la
profession ou simplement de nos jours la copropriété des immeubles par
appartements.

Mais la positivité des règles ainsi formées ne pourra être affirmée qu’après
l’intervention, sous quelque forme qu’elle se produise, d’une autorité qui à ce jour
n’est détenue que par l’État : et chacun sait que son intervention ne s’est pas
constamment manifestée, tant s’en faut, pour entériner ce que les initiatives privées
avaient imaginé.

Source : Batiffol (Henri), Problèmes de base de philosophie du droit, Paris, Librairie


générale de droit et de jurisprudence, 1979.

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