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Université de Ouagadougou II

En partenariat avec l’Université de Namur

Théorie et philosophie du droit

jacques.fierens@unamur.be

Notes de cours

27-31 janvier 2015


Ces notes de cours sont constituées par des extraits de J. FIERENS, Le
droit naturel pour le meilleur et pour le pire, Namur, Presses
universitaires de Namur, 2014, dont un exemplaire complet est
déposé à la bibliothèque de l’UFR.

L’ouvrage se centre sur la question du « droit naturel » et discute de


son existence et de sa signification. Ce thème domine toute la
philosophie du droit dite « occidentale » : celle-ci, depuis l’Antiquité
grecque, peut se résumer à un dialogue ou une confrontation avec le
iusnaturalisme, et à une prise de distance avec la recherche d’une
légitimité religieuse du droit.

***

Ces notes constituent la matière de l’examen terminal qui portera sur


des questions assez générales permettant toutefois à l’étudiant de
prouver sa maîtrise de la matière en mentionnant certains détails de
la pensée des auteurs rencontrés.

2
I. Sigle-Code : Intitule de l’unité d’enseignement : Cours de
UE 3 spécialisation : Droit fondamental, civil,
international privé

Classe : M2 Elément constitutif : Volume horaire : 50 H


Semestre : S 9 Théorie et philosophie du Crédits : 2
droit CM : 25 TD : 0
Titulaire du cours : H
Missionnaire

II. Pré requis

1. Obligatoire :

- Titulaire d’un Master 1 en droit ou d’une maîtrise en droit

2. Scientifique :
- Connaissances élémentaires en philosophie
III. Objectifs

1. En termes de connaissances acquises :


L’enseignement devrait permettre à l’étudiant de :

- connaître les grands courants de la philosophie du droit


(histoire de la philosophie du droit) ;
- appréhender les fonctions sociales du droit à travers
diverses conceptions philosophiques ;
- mesurer l’importance de la philosophie du droit dans la
connaissance et la réflexion sur les questions juridiques ;
- cerner les aspects philosophiques spécifiques à certaines
branches du droit (droits de l’Homme, droit des
personnes, droit social, droit pénal).

3
2. En termes de compétences acquises :

A l'issue de l’enseignement l’étudiant devrait être apte à :

- percevoir l’arrière fond philosophique de nombreuses


questions juridiques ;
- analyser et soumettre à la critique les positions
philosophiques en rapport avec des questions juridiques
(comme par exemple la biotechnologie et la
réglementation juridique) ;
- recourir aux techniques de logique et d’argumentation
pour analyser le contenu du droit (législation et
jurisprudence) et proposer des directions pour son
évolution.

IV. Méthodes pédagogiques : Cours magistral avec lectures


imposées dans un recueil de textes

V. Contenu indicatif

Le cours doit porter sur les éléments suivants :

1° Les rapports entre le droit et la philosophie ;

2° La perception du droit à travers les divers courants de pensée de la


philosophie du droit ;

3° La spécificité du droit et des valeurs portées par le droit par rapport à


la morale et la religion ;

4° Les fonctions du droit et les implications de ces fonctions sur la


pratique juridique et le droit positif ;

4
5° Les questions philosophiques sous jacentes à certaines
problématiques juridiques (notamment le respect, la protection et la
promotion des droits humains) ;

6° Les techniques de logique et d’argumentation dans l’interprétation


des textes juridiques.

VI. Evaluation : Examen terminal (ET)

VII. Bibliographie indicative

1° Amselek P. , Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994


2° Arnaud A.-J., Entre modernité et mondialisation, Leçons d'histoire de
la philosophie du droit et de l'État, Paris, LGDJ, 2004
3° Atias Ch., Philosophie du droit, 3e éd., Paris : PUF, Coll. Thémis,
2012
4° Bergel J.-L., Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 2012
5° Billier J.-C., Maryioli A., Histoire de la philosophie du droit, Paris,
Armand Colin, 2001
6° Frydman B., Haarscher G., Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2010
7° Libchaber R., L'ordre juridique et le discours du droit, Essai sur les
limites de la connaissance du droit, Paris, LGDJ, 2013
8° Rochfeld J., Les grandes notions du droit privé, Paris, PUF, Coll.
Thémis, 2011
9° Sueur J.-J., Une introduction à la théorie du droit, Paris, L'Harmattan,
Coll. Logiques juridiques, 2011, Préf. G. Farjat
10° Troper M., La philosophie du droit, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?,
2010

5
INTRODUCTION
LES MATÉRIAUX D’UNE RÉFLEXION

Depuis les présocratiques, la pensée européenne pose la question de


l’existence d’un éventuel « droit naturel », c’est-à-dire de la
possibilité de déduire la norme de la nature ou de la copier sur elle.
À partir de ce qui est, peut-on déduire ce qu’il faut ?

Cette première interrogation en charrie de multiples autres : la


transcendance est-elle la source du droit, sa garantie ou son alibi ?
Le droit doit-il être juste ? Le juste est-il l’égalité ? Que signifie
« égalité » ? Le droit ment-il lorsqu’il prétend protéger les faibles ?
Comment mobilise-t-il la puissance du langage ? Le droit est-il
relatif, dans le temps et dans l’espace, ou peut-on discerner des traits
communs à tous les systèmes juridiques ? Que signifie aujourd’hui
la « raison » humaine ? Le droit doit-il miser sur la bonté de l’être
humain, ou au contraire ne jamais perdre de vue sa foncière
méchanceté ? L’homme est-il fait pour vivre seul ou en
communauté ? Quel est le meilleur régime politique ? La majorité a-
t-elle toujours raison ? La loi peut-elle tout régir ?

Des réponses largement rassurantes ont été données par plusieurs


auteurs. Saint Augustin affirme que le droit naturel existe en effet et
mène aux mêmes conclusions que la foi chrétienne : la justice est
amour, mais les lois humaines échoueront toujours à instaurer une
telle justice. La Révolution française se fonde sur une certaine idée
de la nature pour inventer les droits de l’homme et du citoyen, qui
ne profiteront toutefois qu’aux plus nantis. Karl Jaspers estime que
le droit naturel permet au statut du Tribunal de Nuremberg
d’échapper à la critique de rétroactivité qu’il suscite. Hans Jonas est
un des premiers à exiger un ordre juridique mondial fondé sur le
respect de la nature, au sens écologique du terme.

6
Mais outre que les réflexions de ces auteurs comportent une forme
de pessimisme en pointant l’impuissance du droit et que les limites
de l’efficacité des droits de l’homme sont encore un constat
quotidien, beaucoup de penseurs se prévalent du droit naturel pour
aboutir à des conclusions pour le moins inquiétantes. Platon propose
le contrôle étatique des naissances et l’exposition des enfants mal
formés. Aristote estime que les femmes sont par nature inférieures à
l’homme et que certains êtres humains sont destinés à être esclaves
des autres. Grotius, croyant et théologien, prétend apprendre aux
chrétiens à se passer de Dieu. Surtout, Hitler et les nazis commettront
au nom du droit naturel les crimes les plus inimaginables, que nous
ne finirons jamais de penser parce qu’ils sont sans doute
impensables.

La nature existe, en tant qu’elle impose des comportements sur


lesquels le droit n’a guère de prise. Elle fait que si je me jette par la
fenêtre, je tomberai. Elle fait que je suis attiré sexuellement. Un droit
naturel lisible par la raison humaine, par contre, n’existe pas.
L’histoire de la pensée montre qu’on peut lui faire dire une chose et
son contraire, le meilleur et le pire. Ce n’est pas à dire que l’étude
du mouvement iusnaturaliste soit sans intérêt, bien au contraire.
Considérer la manière dont les auteurs acceptent ou rejettent telle
prétendue nature pour en déduire le contenu de la norme permet
d’apercevoir les fondements, les présupposés du système juridique
qu’ils décrivent, qu’ils préconisent ou qu’ils combattent.

Dis-moi ce que tu prétends lire dans le droit naturel, je te dirai qui tu


es et la loi que tu créeras.

***

Cet ouvrage a pour origine un cours de « Questions de droit naturel »


dispensé à l’Université de Namur. Il propose au lecteur, spécialement
à l’étudiant, quelques éléments de philosophie du droit, en rapport
avec la question de l’existence d’un tel droit naturel. Avec

7
l’invocation des dieux ou de Dieu, la référence à la « nature »
constitue la légitimation la plus habituelle des systèmes juridiques
qui se sont formés partout dans le monde, ou de ceux qui ont été
prônés par les penseurs.

L’ambition est de permettre, à travers un cheminement historique,


d’affronter les questions que tout juriste, tout décideur ou n’importe
quel destinataire de la norme doit se poser un jour pour mieux
comprendre le droit, pour mieux comprendre qui il protège et qui il
ne protège pas, et surtout pour mieux se comprendre lui-même.

Contrairement à l’enseignement dispensé dans d’autres cours de


droit, le but n’est pas d’augmenter le savoir du juriste ou de
l’« honnête homme », ni d’apprendre à appliquer la norme, mais de
donner l’envie d’un questionnement et de fournir les premiers outils
pour s’y engager. L’espoir est de rassembler les matériaux de base
permettant à chacun de reformuler les interrogations et d’élaborer
ses propres réponses.

Il ne s’agit pas d’apporter des réponses définitives à toutes les


questions posées, dont la liste ébauchée ci-dessus n’est
qu’exemplative, ni de parcourir toute l’histoire de la pensée
« occidentale » du droit. On évoque seulement les quelques grandes
figures qui l’ont construite, non sans s’appuyer les unes sur les autres
ou, à l’inverse, se contredire sans ménagements. On constatera que,
comme dans la vie de chacun, l’histoire n’est pas linéaire et
continue ; elle comporte des moments au cours desquels la
maturation ou la vieillesse s’accélère, quand les idées foisonnent et
s’entrechoquent.

***

Au risque d’alourdir quelque peu le texte, on a privilégié les citations


littérales des auteurs évoqués, pour que le lecteur puisse entendre
ceux-ci, sinon dans leur langue, du moins dans leur style et leur façon

8
d’écrire. La littérature dite « secondaire », c’est-à-dire les articles et
ouvrages de commentaires, est immense et il n’y est fait allusion que
pour souligner certains aspects marquants de la pensée des
philosophes et des juristes évoqués1.

***

Merci à mon collègue et ami Xavier Thunis pour sa relecture


attentive et toujours bienveillante de mon manuscrit. Chacun de ses
conseils a été précieux.

1
Signalons toutefois L. STRAUSS, Droit naturel et histoire, tr. fr. M. NATHAN et
E. de DAMPIERRE, Paris, Plon, 1954, et la remarquable synthèse de S. GOYARD-
FABRE, Les embarras philosophiques du droit naturel, Paris, Vrin, 2002.
9
CHAPITRE I – DROIT NATUREL, PHILOSOPHIE ET
DROIT

Section 1. Droit naturel et philosophie


Les questions posées par l’existence ou l’inexistence du droit naturel
et par son contenu possible appartiennent à la philosophie du droit.
La philosophia, dans son intention la plus générale, est la recherche
du sens, du logos, autre mot grec qui a été traduit, non sans mutation
de sens, en latin par ratio et en français par « raison », « parole » ou
« science ». Il est d’autres manières de chercher le sens que par la
raison : l’art en est une ; le mythe est porteur d’élucidations ; la
religion est une recherche de sens.

Si la philosophie prétend ne faire appel qu’à la raison, sa première


tâche sera de se demander ce qu’est cette raison. Elle est en tout cas
bien davantage l’art d’affiner les questions, de poser des questions
aux questions (à quoi résistent les sciences dites « exactes » qui
n’admettent pas souvent, au sein même de leur discipline, la remise
en cause des interrogations qui les sous-tendent), que de prétendre
donner des réponses définitives. Une question philosophique est
celle que chaque génération, chaque individu remet en chantier à sa
manière sans que, par définition, une réponse ultime puisse être
apportée. « Penseurs sont gens qui re-pensent et qui pensent que ce
qui fut pensé ne fut jamais assez pensé », écrivait Paul Valéry2.

(…)

2
Tel quel, dans Œuvres, II, Paris, Gallimard [Bibl. de la Pléiade], 1960, p. 767.
10
Section 4. La place du droit naturel dans la question de
la validité du droit
§ 1. Les conditions de validité du droit

La philosophie du droit et le droit naturel n’interviennent pas


seulement comme pure recherche spéculative du sens de la norme,
détachée de sa mise en œuvre. Si on s’intéresse au problème de la
validité du droit, on s’aperçoit que la philosophie contribue à son
fonctionnement.

À cet égard, la notion de « validité » renvoie à l’idée d’efficacité


juridique : à quelles conditions une norme est-elle appliquée, dans
une société donnée ? L’application d’une règle juridique, quel que
soit le système envisagé, implique qu’elle soit légale, légitime et
effective. Le droit naturel est à l’évidence appelé à remplir la fonction
de légitimité.

Légalité

Légitimité Effectivité

La légalité, la légitimité et l’effectivité se renforcent mutuellement :


une norme légale tend à être considérée comme légitime et est
effective. Une norme légitime tend à se voir légalisée et devient
effective. Une norme effective tend à être considérée comme
légitime et se voit intégrée dans la législation, etc. À l’inverse,
l’absence d’un attribut de validité affaiblit les deux autres.

11
§ 2. Légalité et positivisme

La légalité est un mode formel : la norme a-t-elle été intégrée dans


un système juridique donné dans les conditions prévues ?

Le positivisme juridique ne veut connaître du droit que l’aspect de


légalité formelle. Hans Kelsen en est aux yeux de beaucoup le plus
typique représentant. On connaît surtout sa Théorie pure du droit,
qui est en même temps une épistémologie juridique et une tentative
de description de la structure de l’ordre juridique, de tout ordre
juridique, quel que soit son contenu. Le point de vue positiviste
repose sur l’idée que seul le droit en vigueur peut être objet de
connaissance scientifique et que les valeurs auxquelles on prétend le
confronter ne sont que l’expression de l’idéologie propre de celui qui
les énonce. Cette conception implique notamment une distinction
nette entre le sujet de la connaissance, le juriste, et son objet, le droit
positif. Le rôle du juriste se borne alors à décrire le droit tel qu’il
existe selon le critère de légalité. Il n’a pas à le justifier ou à le juger
par référence à quelque valeur ou norme extra- ou métajuridique,
dont la « nature », encore moins à tenter de modifier les règles
existantes.

[La théorie pure du droit] s’abstient des jugements de valeur3.

3
H. KELSEN, Théorie pure du droit, tr. fr. Ch. EISENMANN, Paris, Dalloz, 1962,
p. 64. On qualifie aussi souvent la théorie de Kelsen de « normativisme ». Hans
Kelsen (1881-1973) est né à Prague, le 11 octobre 1881, dans une famille juive de
langue allemande. En 1895, ses parents s’installent à Vienne où il termine ses
études secondaires et étudie le droit. Il suit les cours du juriste Georg J. Jellinek
(1851-1911) et du sociologue Max Weber (1864-1920). En 1918, il se lie aux
dirigeants du parti social-démocrate autrichien qui accède au pouvoir. En 1920, la
rédaction du projet de Constitution de la République autrichienne lui est confiée.
Il est nommé membre à vie de la Cour constitutionnelle dont il avait prévu
l’existence dans la Constitution. En 1929, il quitte l’Autriche pour enseigner à
Cologne. En 1933, il se réfugie à Genève où il enseigne à l’Institut des Hautes
Études internationales. Il enseigne de 1936 à 1938 à Prague, puis de nouveau à
Genève jusqu’en 1940, année au cours de laquelle il émigre aux États-Unis. Il y
12
Pour Kelsen, une loi « naturelle » est celle dans laquelle les éléments
sont reliés les uns aux autres par la causalité, ce qui ne pourrait être
le cas dans l’ordre juridique4.
Une caractéristique de la doctrine du droit naturel est d’ignorer cette
différence entre la nature et le droit, ou plus exactement entre les
lois causales formulées par les sciences de la nature et les
propositions normatives formulées par la science du droit5.

On peut se demander si Kelsen échappe lui-même au prétendu


travers qu’il dénonce. Quand il dit que « la justice est un idéal
irrationnel »6, n’exprime-t-il pas nécessairement un jugement de
valeur ? Ensuite, parle-t-il du droit réellement vécu et appliqué7 ?

Il existe en outre une ambiguïté dans l’expression « positivisme ».


Une chose est de soutenir qu’il n’existe que le droit posé (c’est la
connotation de « -isme »), ce qui est une prise de position
philosophique ; autre chose est de choisir de se borner à l’étude du
droit « positif », ou scientifique, ou savant, sans préjuger de
l’existence de valeurs supra-juridiques, question que l’on tient tout
simplement entre parenthèses.

Comment, cependant, décider par exemple du caractère irrégulier


d’une norme parce qu’elle viole le principe constitutionnel de
l’égalité des citoyens devant la loi ou de la non-discrimination,
comme le fait la Cour constitutionnelle, sans verser dans la politique
juridique et même dans la philosophie sociale et politique ? Qui peut

enseigne dans diverses universités, notamment Harvard et Berkeley. Après la


guerre, il participe à la préparation du procès de Nuremberg.
4
Voy. Théorie pure du droit, cité, pp. 26 et ss.
5
Ibidem, p. 55.
6
Ibidem, p. 63.
7
Sur les critiques faites à Kelsen dans la doctrine francophone, voy.
M. van de KERCHOVE, « L’influence de Kelsen sur les théories du droit dans
l’Europe francophone », dans H. KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., pp. 225-
288.
13
soutenir que les concepts que mettent en jeu les articles 10 et 11 de
la Constitution, ou le principe de proportionnalité, ont un contenu
objectif ?

L’idéologie positiviste est cependant encore très active dans les


facultés de droit et dans les milieux juridiques occidentaux. On peut
toutefois considérer qu’elle n’est qu’un intermède dans la longue
tradition romano-germanique de la recherche d’un ordre juste, d’une
appréciation incessante de la norme à l’aulne des « valeurs ». Le
positivisme s’est surtout développé dans le droit savant du
XIXe siècle. La fin du XXe et le début du XXIe siècle indiquent déjà,
notamment avec la prégnance des droits fondamentaux, du droit
international pénal et plus généralement avec le renouvellement de
la question d’un droit commun à l’échelle mondiale, le refus de la
simple description juridique comme science du droit8.

Les conséquences d’un discours prétendument descriptif et


indépendant des conséquences sociales de la règle peuvent être
terrifiantes. On a ainsi vu défendre en Sorbonne, sous l’occupation
allemande, une thèse de doctorat sur La qualification juive, qui
discutait « scientifiquement » les problèmes juridiques (réels) du
champ d’application personnel des lois antisémites promulguées par
le pouvoir nazi ou le pouvoir de Vichy... sans cependant que les
autorités académiques ne semblent se poser de questions d’ordre
éthique9. On constate immédiatement que prendre parti pour la
stricte légalité est déjà faire un choix de légitimité ; choisir de ne pas
s’occuper des valeurs, c’est faire un choix de valeurs. La question
est en réalité inévitable.

Le droit naturel relèverait-il alors de la politique ? Non, car celle-ci


consiste à entrer explicitement dans un jeu de rapport de forces pour

8
Voy. notamment les réflexions de R. DAVID et C. JAUFFRET-SPINOSI, Les grands
systèmes de droit contemporains, Paris, Dalloz, 11e éd., 2002, n° 77.
9
Voy. D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme »,
dans Les usages sociaux du droit, Paris, CURAPP-PUF, 1989, p. 252.
14
faire prévaloir les solutions juridiques que l’on préconise. Le
iusnaturaliste est plutôt là pour découvrir et faire découvrir les
présupposés du discours juridique, et les interroger. En somme, ce
que Socrate faisait déjà… Aux politiciens d’en tirer les
conséquences dans l’exercice du pouvoir.

§ 3. Effectivité et expérience

L’effectivité de la norme est un concept empirique : il renvoie aux


faits et s’entend de la correspondance entre la norme et le
comportement des deux catégories de ses destinataires : les sujets de
droit et les autorités chargées de la faire respecter (souvent les
tribunaux). L’effectivité de la norme doit aussi préoccuper le juriste.
Que serait le droit qui n’atteindrait pas ceux qu’il vise, qui ne
changerait rien à la vie sociale ? Que serait le système juridique qui
ne concerne que le théoricien et dont le praticien n’a que faire ? Ce
domaine d’analyse relève plutôt, cependant, de la sociologie, de la
psychologie, de l’anthropologie ou tout simplement de l’expérience
du justiciable et du praticien du droit. Ce n’est pas dénier son
importance. Si un droit naturel existe, il faut s’assurer de sa
correspondance avec les expériences vécues par ses destinataires, ou
du moins qu’il permette de les vivre.

§ 4. Légitimité et système de valeurs

La légitimité d’une règle est un concept axiologique (du grec axios,


« qui pèse, qui a du poids, qui a de la valeur ») : peut-on la relier à
des valeurs communément partagées dans une société donnée ?
Comment justifie-t-on la norme ? Quel en est le fondement désigné ?
Le contenu des règles est-il indifférent ? Pourquoi certaines sont-
elles acceptées et d’autres pas ? La philosophie du droit trouvera
spécialement sa place dans l’élucidation de la légitimité de la norme.

15
Depuis Platon10, suivi notamment par Cicéron et saint Augustin11, la
philosophie pose par exemple la question de savoir quelle est la
différence de nature entre les règles qui régissent la société civile et
celles qui régissent un groupe de brigands. Cette différence n’est pas
d’abord formelle, elle est axiologique12.

Avec le sacré, la « nature », liée à la raison humaine et bien que


changeante dans l’idée que notre tradition juridique s’en est faite,
constitue la principale référence destinée à légitimer la norme, quelle
qu’elle soit. C’est ce qu’on vérifiera tout au long des pages qui
suivent.

(…)

10
La République, 351a et ss.
11
La Cité de Dieu, IV, 4.
12
Voy. A. SCHÜTZ, « Saint Augustin, l’État et la bande de brigands », Droits, 1993,
n° 16, pp. 71-82.
16
Section 6. Vue panoramique du parcours proposé
§ 1. Un parcours historique

Le parcours proposé dans les pages qui suivent adopte une


perspective historique. En voici quelques raisons. La conception du
« droit naturel » est elle-même changeante et historique, autant que
le contenu qu’elle peut recouvrir. Par ailleurs, les idées naissent à
partir d’autres idées. Nous pouvons et nous devons nous appuyer sur
les grands penseurs qui nous ont précédés. Nous sommes des nains
sur les épaules des géants, disait Bernard de Chartres (~1220).

Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants (nanos
gigantium humeris insidentes) qui ont vécu avant nous. Nous
voyons plus loin qu’eux non parce que notre vue est plus aiguë, mais
seulement parce qu’ils nous élèvent de toute leur hauteur
gigantesque13.

L’histoire, notamment celle des idées, n’est pas purement


documentaire. Elle aide à comprendre le présent par le passé, et à
préparer le futur. L’histoire aide la découverte du sens, c’est-à-dire
l’entreprise philosophique elle-même.

La philosophie est élaborée par des hommes et des femmes (plus


rarement en ce qui concerne ces dernières, mais c’est injuste et c’est
dommage ; elles ont été longtemps écartées de la philosophie pour
des raisons de pure convenance sociale), situés dans le temps et dans
l’espace, qui prennent appui les uns sur les autres. Il convient de
comprendre ces circonstances de temps et d’espace pour mieux
appréhender les diverses théories du droit naturel. Il faut surtout
rencontrer des personnes, avec ce qu’elles vivaient, avec ce qu’elles
étaient. Certains philosophes parlent beaucoup d’eux. Ainsi en va-t-
il de saint Augustin, et c’est ce qui fait sans doute qu’il est
13
Bernard de CHARTRES (vers 1130-1160) cité par Jean de SALISBURY,
Metalogicon ; voy. E. JEAUNEAU, Lectio Philosophorum. Recherches sur l’école
de Chartres, Amsterdam, 1973.
17
particulièrement attachant14. D’autres n’accordent pas d’importance
aux personnalités15.

La philosophie ne capitalise pas, contrairement aux sciences


« exactes » qualifiées précisément, aujourd’hui, sciences « de la
nature ». Rien ne dit que nous sommes meilleurs philosophes
qu’Aristote, alors que nos connaissances techniques ou médicales
dépassent de loin les siennes.

Enfin, la démarche historique, qui se veut plutôt descriptive, permet


au lecteur, notamment à l’étudiant, d’élaborer lui-même ses
réflexions au moyen des outils donnés par l’histoire de la pensée.

§ 2. Au fil des chapitres

Nous tenterons de montrer que la tradition du droit naturel est


absente des racines sémitiques de notre droit, trop souvent ignorées,
et s’y oppose en quelque sorte. La raison, une certaine conception
évolutive de la raison du moins, fera concurrence à la religion et,
dans notre culture juridique, en triomphera assurément. Avec les
Grecs, la raison (logos) mobilisera le concept de nature et de droit
naturel, avant tout dans la contemplation de l’univers et dans une
parole sur les étants, mais le sens du mot « raison » changera
toutefois à l’évidence au cours de l’histoire des idées. La
Renaissance est à cet égard un moment de basculement, quand la
raison deviendra pouvoir de l’individu sur les étants et sur autrui, et
transformation du monde.

Après le chapitre introductif, le chapitre II s’intéresse au droit qui a


existé avant la philosophie occidentale. On s’arrête à l’importance
du langage, de l’écriture, on se demande depuis quand les hommes

14
Voy. surtout, en ce qui concerne saint Augustin, Les Confessions.
15
Martin Heidegger disait, paraît-il, en guise de biographie des auteurs qu’il
évoquait : « Il est né, il a travaillé, et il est mort. »
18
se donnent des règles de droit et surtout s’ils l’ont fait avec ou contre
la « nature ».

Le chapitre III introduit à la double tradition de pensée qui


conditionne notre conception du droit, la tradition sumérienne et
sémitique, d’une part, la tradition indo-européenne ou grecque,
d’autre part. On illustre la première par les figures d’Hammourapi et
de Moïse. Le droit naturel n’existe tout simplement pas dans cette
tradition. Le constater permet de mieux cerner les enjeux de son
apparition dans la tradition grecque et l’incidence toujours actuelle
de cette dichotomie.

Le chapitre IV est consacré à la cité grecque, ce qui inclut la mention


des présocratiques – appelés par les Anciens « physiciens », comme
déjà relevé – , des sophistes, de Platon et d’Aristote.

Le chapitre V dit quelques mots des stoïciens et de Cicéron, car nous


ne pouvons évidemment ignorer les racines romaines de notre droit.
La référence à un droit « universel » apparaît nettement.

Le chapitre VI est consacré à la philosophie chrétienne dans ses


rapports avec le droit naturel, à travers Augustin d’Hippone et
Thomas d’Aquin. Ils ont eu l’immense mérite de concilier, à travers
le christianisme, la tradition grecque et la tradition biblique.

Le chapitre VII évoque le droit naturel et l’Islam. Plus que d’autres


courants de pensée, celui-ci éprouve de multiples difficultés à
trouver un appui explicite dans la raison humaine. C’est aisément
explicable : il est demeuré solidement ancré dans l’idée que seule la
Révélation accordée par Allah au Prophète est source de vérité. Il
n’est pas sûr qu’Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne ou Averroès aient pu
trouver la place qu’un saint Thomas a occupée dans l’effort de
conciliation chrétien entre la foi et la raison.

19
Le chapitre VIII tente de se fonder sur le tournant fondamental que
la culture occidentale a amorcé à la Renaissance. Machiavel, dans
son style particulier, en est un annonciateur. Les XVIIe et XVIIIe
siècles, avec Hobbes, Grotius, Descartes, Locke, Rousseau,
Montesquieu, Kant installeront l’individu au centre des
représentations du monde, en feront un être de pouvoir. Le droit
naturel deviendra le droit subjectif dont la forme la plus aboutie sera
la consécration des « droits de l’homme ». Nous dépendons encore
aujourd’hui très étroitement des penseurs de cette époque, sans doute
pour longtemps encore. Leurs conceptions du droit ont préparé ou
accompagné les bouleversements juridiques et philosophiques de
1789, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est
l’éminent témoin, et forgé l’État démocratique moderne qui repose
sur l’idéologie libérale encore si vivace de nos jours.

Le chapitre IX est consacré à la période contemporaine. Le choix des


auteurs est immense. Nous privilégions les « Maîtres du soupçon »,
Marx, Nietzsche et Freud, car leur pensée contient une critique plus
ou moins explicite des droits de l’homme. Nous évoquons la
négation monstrueuse des droits de la personne humaine qu’a
constituée le nazisme, et la réaction philosophique à celui-ci
notamment celle de Karl Jaspers ou d’Hannah Arendt. Nous
terminons par une évocation de Claude Lévi-Strauss qui donne à
penser sur la question de l’universalisme du droit et, dans la foulée,
avec quelques questions concernant la nature et le droit traditionnel
en Afrique.

20
Conclusions de ce chapitre
Le pouvoir qui énonce la norme doit toujours convaincre les
destinataires de celle-ci de sa légitimité. Depuis longtemps et encore
aujourd’hui, certains prétendent la trouver dans la « nature », qui
s’oppose alors généralement à la « culture ». La spontanéité le
dispute à l’apprentissage, comme explication des comportements.

En quel sens faut-il comprendre la « nature » ? Si elle correspond à


un ensemble de lois physiques ou biologiques unies par une causalité
nécessaire, le droit, qui suppose la liberté du destinataire de la norme,
ne peut en dériver. Les lois de la gravitation, par exemple, ne peuvent
en tant que telles donner naissance à aucune loi juridique. Si elle est
principe d’engendrement et de spontanéité, comment expliquer les
infinies variations de la norme selon le temps et le lieu, et comment
expliquer les éternelles disputes au sujet de l’existence du droit
naturel ou de son contenu ? S’il existe une nature humaine,
notamment, elle ne peut fonder des lois qui se contredisent sans
cesse.

La question de l’existence et du contenu d’un éventuel droit naturel


est une question philosophique : elle est recherche du sens, du sens
du droit. La question et la norme elle-même présupposent toutefois
la parole humaine, celle justement qui ne se contente pas du
comment, mais s’intéresse au pourquoi.

Le parcours historico-philosophique qui suit permettra peut-être de


mieux comprendre les questions et de rassembler des éléments de
réponse. On peut en proposer le résumé suivant, à l’image de
« l’arbre de la philosophie du droit ».

21
22
CHAPITRE II - LE DROIT SANS LA PHILOSOPHIE

(…)

Conclusions de ce chapitre
L’apparition du droit est concomitante à celle du langage humain,
capable d’exprimer le sens ou la recherche de sens. La parole est la
condition de la norme sociale, l’existence sociale permet la parole.

Les règles de droit qui ont vraisemblablement existé à l’époque


paléolithique et à l’époque néolithique montrent déjà la difficulté de
parler de droit « naturel ».

C’est en effet quand l’homme s’éloigne des contraintes de la


« nature », au sens des lois biologiques et physiques, celle de
l’instinct sexuel que l’on désire assouvir entre proches, celle des
naissances non maîtrisées mais éventuellement surnuméraires, celle
de l’alternance de la lumière et de l’obscurité, celle de la mort et de
la putréfaction, que le droit s’affirme. Les évolutions techniques à
l’origine de l’agriculture et de l’industrie permettent l’accumulation
des biens matériels, donc du pouvoir de certains, mais cette
accumulation n’a rien de naturel. Le droit se forme contre la nature,
en contradiction avec elle, quand le pouvoir social entend occuper
l’espace de liberté qu’offre aux humains leur possible prise de
distance à l’égard de certaines lois physiques ou biologiques.

23
CHAPITRE III - LE DROIT DANS LA TRADITION
SUMÉRIENNE ET SÉMITIQUE

(…)
Section 2. Hammourapi
(…)

§ 3. Le Code d’Hammourapi

Hammourapi a laissé à Babylone un des premiers « codes » connus,


qui, avec la religion et la langue, est destiné à unifier l’empire16. On
a dit l’importance de l’écrit dans une communauté dont les liens sont
distants, et le lien entre le renforcement du pouvoir et le phénomène
de codification. Le roi réorganise la justice et centralise l’autorité. Il
se présente comme celui qui « établit la justice sur la terre ».

Outre le prologue et l’épilogue, 282 prescriptions sont gravées avec


une précision exceptionnelle sur une stèle de 2, 25 m, retrouvée à
Suse où elle avait été emportée comme butin par un souverain
élamite. Celui-ci avait fait marteler cinq colonnes. (La stèle se trouve
actuellement au musée du Louvre). Des copies avaient été déposées
par Hammourapi dans les grandes villes du pays mais un cinquième
du texte demeure perdu. L’écriture de la loi et sa reproduction sous
forme de copies étaient sans doute destinées à en affirmer
l’universalité. À cette époque, les Akkadiens écrivaient en ligne et
de gauche à droite. Or le texte est rédigé en colonnes et de droite à
gauche. Cette forme archaïque vise certainement à en asseoir
davantage la légitimité.
16
Voy. A. FINET, Le Code de Hammourapi. Introduction, traduction et annotation,
Paris, Cerf [Littératures anciennes du Proche-Orient], 3e éd., 1998. B. ANDRÉ-
SALVINI, Le Code de Hammurabi, Paris, Cerf, 1973.
24
Le Code d’Hammourapi n’est pas la plus ancienne législation
mésopotamienne connue. Il a été précédé par le Code d’Urukagina,
qui remonte à 2350 avant J-C. Ce code n’a jamais été découvert,
mais certains documents le mentionnent en tant que recueil
d’« ordonnances » ou de lois promulguées par des rois
mésopotamiens. Viennent ensuite le Code d’Our-Nammou, roi
sumérien vers 2111-2094, et le Code de Lit-Ishtar, roi de Isinn
(aujourd’hui sud de l’Irak) vers 1934-1924. Après le Code
d’Hammourapi suivront le Code d’Eshnounna (ville de
Mésopotamie), daté de 1770 environ, ou l’édit de Ammi Saduqua
(dixième roi de la dynastie d’Hammourapi, 1646-1626).

Le Code d’Hammourapi proclame le plus souvent ce qui depuis


longtemps était obligatoire, mais comporte quelques innovations. Il
repose sur une philosophie politique tendant à substituer un droit
étatique à des usages particuliers. Ce code a été recopié par des
scribes pendant quinze siècles environ, ce qui indique l’importance
qu’il a revêtue dès l’Antiquité.

Dans le prologue, le roi invoque l’autorité des dieux, spécialement


celle de Marduk, Dieu tutélaire de Babylone. Sur la célèbre stèle, il
reçoit d’une divinité (Marduk ou Shamash ?) les insignes de la
royauté, le bâton (cf. aujourd’hui le « bâtonnier », ou l’insigne du
sceptre) ainsi que le cordeau qui lie ou délie. La divinité est assise

25
sur un trône, elle porte une tiare composée de plusieurs rangées de
cornes. Si le dieu dicte lui-même aux rois les lois équitables,
Hammourapi dit en même temps qu’elles ont été établies par lui, le
« bon berger » (cette image sera reprise par l’Ancien Testament et
par le christianisme). Ainsi se manifeste déjà la question de l’origine
divine ou humaine de la loi. La légitimation du droit est cependant
clairement religieuse.

Voilà les lois de la justice qu’Hammourapi, le sage roi, a établies. Il


a enseigné au peuple des lois justes et des statuts pieux. Je suis
Hammourapi, le roi protecteur. Je ne me suis pas retiré des hommes,
que Bel m’adjugea et dont Marduk me donna le gouvernement. Je
n’ai pas été négligent : je les ai au contraire rendus paisibles et
respectueux de la loi. […] Les grands dieux m’interpellèrent ; je suis
le berger qui sauve, dont la houlette est droite, la bonne ombre qui
s’étend sur la cité ; en mon sein, je chéris les habitants du pays de
Sumer et d’Akkad. Dans mon refuge, je les ai laissé reposer en paix ;
dans ma profonde sagesse, je les ai ceints. C’est afin que le plus fort
ne puisse porter préjudice au plus faible, afin de protéger la veuve
et l’orphelin, que j’ai conjugué ces précieux mots qui sont les miens,
écrits sur ma pierre funèbre, devant mon image, en tant que roi de
Justice. Ceci, je l’ai fait à Babylone, la ville où Anu et Bel portent
haute la tête, dans E-Sagil, dont les fondements se tiennent
solidement tels le Ciel et la Terre, afin de proclamer la Justice en ce
pays, de régler les disputes et réparer les torts.

Je suis le roi qui gouverne parmi les rois des cités. Ma parole est
tenue en haute estime ; il n’y a pas de sagesse qui se compare à la
mienne. Par l’autorité de Shamash, le grand juge du Ciel et de la
Terre, que la Justice se répande sur le pays ; par le commandement
de Marduk, mon seigneur, qu’aucune destruction ne s’abatte sur
mon monument. Dans E-Sagil, que j’aime, que mon nom soit répété
à tout jamais ; que les opprimés ayant une affaire en litige se
présentent devant cette image de moi comme roi de Justice ; qu’ils
lisent les inscriptions et comprennent mes précieux mots : les
inscriptions leur expliqueront leur cas ; ils découvriront ce qui est
juste, et leur cœur sera content. Ils diront alors : « Hammourapi est
un souverain qui est comme un père pour ses sujets, qui vénère la
parole de Marduk, qui a conquis le nord et le sud au nom de Marduk,
qui fait plaisir au cœur de Marduk, son seigneur, qui a accordé pour
l’éternité ses faveurs à ses sujets, et qui a établi l’ordre en son pays ».
26
Lorsqu’ils liront ce document, qu’ils prient de tout leur cœur
Marduk, mon seigneur, et Zarpanit, ma maîtresse ; et alors, les
divinités et dieux protecteurs qui fréquentent E-Sagil, satisferont
miséricordieusement les désirs présentés devant Marduk, mon
seigneur, et Zarpanit, ma maîtresse.

Dans les temps futurs, à travers toutes les générations à venir, que
le roi qui sera en place observe la parole de Justice que j’ai écrite
sur mon monument ; qu’il n’altère pas la loi du pays que j’ai
instituée, les édits que j’ai proclamés ; qu’il ne gâche pas mon
monument. Si un tel souverain est sage et en mesure de maintenir
l’ordre en son pays, il observera les paroles que j’ai écrites sur cette
inscription ; les règlements, statuts et lois du pays que j’ai légués ;
cette inscription lui montrera les décisions que j’ai prises ; qu’il
gouverne ses sujets conformément à ces dernières, qu’il fasse
preuve de justice envers eux, qu’il prenne des décisions justes, qu’il
extirpe les mécréants et criminels de ce pays et accorde la prospérité
à ses sujets17.

Le Code est à la fois un ensemble de prescriptions et un instrument


de propagande royale. Il est souvent interprété en fonction de la
culture juridique de l’analyste. Les juristes de tradition romano-
canonique ont tendance à y voir des règles devant être appliquées par
le juge, lequel ne se différencie pas du gouvernant politique dans une
Mésopotamie qui ignore la notion récente de séparation des
pouvoirs. Les juristes de Common Law penchent spontanément pour
un recueil de décisions marquantes. Certains pensent que les
« codes » étaient en réalité des exercices d’école, d’autres encore
qu’ils constituaient une sorte d’archives royales.

Pas plus que ne le fera la loi de Moïse, la tradition mésopotamienne


ne retient en tant que telle l’idée d’un droit « naturel ». C’est la
sagesse et la piété du Roi inspiré par les dieux qui seules sont
garantes de la légitimité.

17
Prologue du Code d’Hammourapi, tr. fr. L. W. KING.
27
Quant à son contenu, qui nous intéresse moins ici que la légitimation,
la « législation » retrouvée comporte deux éléments essentiels : la
fixation des rémunérations et des loyers, et la reconnaissance de la
responsabilité professionnelle. Les honoraires des médecins ou des
vétérinaires varient selon que les soins donnés s’adressent à un
homme libre, à un esclave ou à des animaux. La loi tarifie
officiellement la journée de travail. Les rémunérations sont payables
en nature ou en espèces et dépendent du travail effectué. En ce qui
concerne la responsabilité professionnelle, sont personnellement
responsables le médecin qui cause la mort de son malade ou le rend
invalide, l’architecte qui a construit une maison qui s’écroule en
provoquant la mort du propriétaire, le batelier qui, par sa faute, cause
le naufrage du vaisseau dont il a la charge, enfin l’homme qui, ayant
pris en location un animal de travail, le fait ou le laisse mourir. La
peine de mort est prévue pour une trentaine de crimes différents.

Section 3. Moïse
(…)

§ 2. La Tora

Les cinq premiers livres de la Bible, la Genèse, l’Exode, le Lévitique,


les Nombres et le Deutéronome constituent comme on le sait la Tora
des Juifs (‫ּתֹורה‬
ָ ) ou le Pentateuque des chrétiens (« Pentateuque »
traduit le grec « Cinq étuis », c’est-à-dire « Cinq livres »)18.

Les lois d’Hammourapi étaient légitimées par la déification du


législateur. Les lois de Moïse seront les lois mêmes de Dieu.

18
P.-M. BOGAERT, « Signification et rôle de la Loi dans l’Ancien Testament »,
dans La loi dans l’éthique chrétienne, Bruxelles, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, 1981, pp. 111-138.
28
Tora revêt en réalité une signification plus large que nomos en grec
ou « loi » en français, car le mot inclut le sens d’« enseignement ».
Les cinq livres sont désignés aussi par la tradition juive comme les
« cinq cinquièmes de la Loi » ou « les cinq livres de Moïse ». La Loi
est constituée de 613 prescriptions (mitsvot) relatives au
comportement, incluses dans des récits et des traditions narratives.
L’insertion de la règle de droit dans la narration constitue une des
principales caractéristiques de la loi mosaïque.

La Genèse décrit les origines du monde et des ancêtres du peuple


hébreu, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. L’Exode raconte
l’oppression d’Israël en Égypte et sa libération par l’intermédiaire de
Moïse ; celui-ci mène le peuple jusqu’à la « montagne de Dieu », le
Sinaï, où sont donnés lois et commandements. Le Lévitique demeure
dans le registre législatif, mais vu du côté des prêtres, issus de la tribu
de Lévi. Le Livre des Nombres s’attache au séjour du peuple au
désert et à ses fautes, qui ont pour conséquence que la génération
libérée d’Égypte est condamnée à ne pas entrer en Terre promise. Le
Deutéronome se présente comme une reprise des textes législatifs
précédents, organisée autour d’un long testament donné par Moïse
qui voit la Terre promise sans pouvoir y pénétrer.

Cette partie de la Bible résulte de la compilation de quatre traditions


ou « documents » qui diffèrent par leur âge, leur milieu d’origine et
leur approche doctrinale, leurs insistances : le document yahviste (J),
le document élohiste (E), le document deutéronomiste (D) et le
document sacerdotal (P). Cette diversité des sources explique les
ruptures, voire certaines contradictions du texte.

Pour les Juifs, la loi est complétée par le Talmud, transcription de la


tradition orale, et de la Mishna, recueil des halakot (lois), rédigé et
publié par le patriarche Juda Ier vers le début du IIIe siècle, et d’autres
textes rabbiniques.

29
Le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse, comme on l’a longtemps
pensé, mais probablement rédigé, dans son état final, au Ve siècle
avant J.-C. Le Deutéronome est, au plus tôt, de la fin du VIIIe siècle
et la masse des textes législatifs, dits « textes sacerdotaux », lui sont
postérieurs.

Il est frappant qu’aucun des codes bibliques n’est attribué à un chef


politique, même pas aux plus grands d’entre eux, David ou Salomon.
La loi n’est en effet pas donnée par le roi, qui au contraire lui est
soumis, comme dans nos démocraties constitutionnelles modernes
(voy. Dt 17, 18-19). Le peuple est fondamentalement un peuple saint,
c’est-à-dire élu et entièrement consacré à son Dieu, qui lui donne
tout. Aucune institution n’a d’existence indépendante de lui.
L’autorité suprême appartient à la parole divine, celle dont Moïse est
le messager, celle que conserve le livre de la Loi.

§ 3. Une loi écrite, révélée par Dieu

Le Pentateuque contient deux « codes » au sens de règles


systématisées, le Code de l’alliance et le Code deutéronomique. Le
terme « Deutéronome » est lui-même significatif : il veut dire
« seconde législation », au sens non pas de loi nouvelle, mais de
répétition de la loi, renvoyant à l’idée moderne de codification de
règles existantes.

La loi mosaïque est écrite, et il est nécessaire, selon la Tora, qu’il en


soit ainsi :

Le Seigneur dit à Moïse : « Monte vers moi sur la montagne et reste


là, pour que je te donne les tables de pierre : la Loi et le
commandement que j’ai écrits pour les enseigner 19. »

19
Ex, 24, 12 ; voy. aussi Ex 24, 4, Dt 31, 9-24. Sur l’importance de l’écrit qui
demeure « pour toujours », voy. aussi Jb 19, 23-24 ou Is 30, 8.
30
L’un et l’autre code sont présentés comme étant d’origine divine.
L’alliance entre Yahvé et Israël a donc pour centre un code législatif
(Dt 12-26), fondé sur la libération d’Égypte.

L’expression du droit est clairement religieuse : la loi est parole de


Dieu, la parole de Dieu est une loi. Le droit de Moïse n’est pas
« naturel » en ce sens qu’il serait issu de la nature, puisqu’il est fondé
dans la transcendance. Le droit naturel, répétons-le, n’est pas de
tradition biblique, mais grecque.

Les droits et les devoirs sont ainsi proposés de l’extérieur.


Indépendamment des aspects théologiques, on retiendra cette
radicale altérité de la norme. L’homme ne la détermine pas
librement, elle ne reçoit pas sa valeur de l’autorité d’un souverain ou
d’un processus législatif mais, pour ce qui est de la loi mosaïque, de
l’incomparable qualité de celui qui la dicte. Par conséquent, l’idée
d’une éventuelle relativité du droit est totalement absente.

§ 4. Aperçu du droit substantiel mosaïque

A. Les lois apodictiques

La loi mosaïque a fait l’objet d’une transmission, d’une application


et d’une interprétation continues jusqu’à aujourd’hui (ce qui n’est
pas le cas, par exemple, du Code d’Hammourapi, dont l’application
a cessé avec la disparition de l’empire babylonien et qui nous est
parvenu tel quel après presque vingt siècles d’inactivité). Nous ne
possédons par contre aucune version complète du Pentateuque
antérieure au Xe siècle après J.-C. Il faut supposer que le texte a subi
des transformations depuis les origines.

Le droit dit mosaïque contient un grand nombre de règles de droit


que l’on qualifierait aujourd’hui de religieux, constitutionnel, civil,
pénal, social, commercial, fiscal.

31
Selon la tradition juive, dans la Tora, 248 commandements positifs
correspondent à chacun des membres du corps humain et
365 commandements négatifs correspondent au nombre de jours
d’une année solaire.

La forme adoptée par la loi mosaïque reflète le plus souvent l’unité


du droit oriental de l’époque, car elle revêt souvent celle du droit
mésopotamien, hittite ou syrien : des articles sont présentés sous
forme casuistique et accompagnés de la menace d’une sanction
future. Ainsi, Ex 22,6 :

Quand un homme donnera en garde à son prochain de l’argent ou


des objets et qu’on les volera de la maison de celui-ci, si le voleur
est retrouvé, il donnera compensation au double 20.

Ces lois tirent sans doute leur origine de la jurisprudence.

Le Décalogue, les « dix commandements » dans la tradition


chrétienne, se distinguent nettement des autres prescriptions
formulées par Moïse. Ils sont contenus dans le Code de l’alliance et
dans le Code deutéronomique (Ex 20, 1-17 et Dt 5, 7-21). En réalité,
l’expression « Dix commandements » ne se rencontre pas dans la
Bible. Celle-ci parle plutôt de « Dix Paroles » (Ex 34, 28 ; Dt 4, 13 ;
Jg 10, 4), ce qui souligne une fois de plus le lien essentiel entre droit
et langage.

Le Décalogue contient d’abord des règles relatives aux relations


avec Dieu, mais aussi des règles qui, pour certaines comme
l’interdiction du meurtre, semblent de portée universelle.

Les Dix paroles font partie des lois apodictiques, originalité du


Pentateuque. Il s’agit d’ordres directs de Yahvé à son peuple où se
retrouve le style de certains recueils de sagesse égyptienne.

20
Voy. la similitude de la règle avec le § 125 du Code d’Hammourapi.
32
Et Dieu prononça toutes ces paroles :
« C’est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays
d’Égypte, de la maison de servitude :
Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi.
Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve
au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre.
Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas,
car c’est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant
la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations – s’ils
me haïssent – mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations
– si elles m’aiment et gardent mes commandements.
Tu ne prononceras pas à tort le nom du SEIGNEUR, ton Dieu, car
le SEIGNEUR n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort.
Que du jour du sabbat on fasse un mémorial en le tenant pour sacré.
Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage, mais le septième
jour, c’est le sabbat du SEIGNEUR, ton Dieu. Tu ne feras aucun
ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, pas plus que ton serviteur, ta
servante, tes bêtes ou l’émigré que tu as dans tes villes. Car en six
jours, le SEIGNEUR a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils
contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le
SEIGNEUR a béni le jour du sabbat et l’a consacré.
Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la
terre que te donne le SEIGNEUR, ton Dieu.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de rapt.
Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain.
Tu n’auras pas de visées sur la maison de ton prochain. Tu n’auras
de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa
servante, son bœuf ou son âne, ni sur rien qui appartienne à ton
prochain21.

Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi.


Tu ne te feras pas d’idole, rien qui ait la forme de ce qui se trouve
au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre.
Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas,
car c’est moi le SEIGNEUR ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant
la faute des pères chez les fils et sur trois et quatre générations–s’ils
me haïssent – mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations
– si elles m’aiment et gardent mes commandements.

21
Ex 20, 1-17.
33
Tu ne prononceras pas à tort le nom du SEIGNEUR ton Dieu, car le
SEIGNEUR n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort.
Qu’on garde le jour du sabbat en le tenant pour sacré comme le
SEIGNEUR ton Dieu te l’a ordonné. Tu travailleras six jours,
faisant tout ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat du
SEIGNEUR ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils,
ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni
aucune de tes bêtes, ni l’émigré que tu as dans tes villes, afin que
ton serviteur et ta servante se reposent comme toi. Tu te souviendras
qu’au pays d’Égypte tu étais esclave, et que le SEIGNEUR ton Dieu
t’a fait sortir de là d’une main forte et le bras étendu ; c’est pourquoi
le SEIGNEUR ton Dieu t’a ordonné de pratiquer le jour du sabbat.
Honore ton père et ta mère, comme le SEIGNEUR ton Dieu te l’a
ordonné, afin que tes jours se prolongent et que tu sois heureux sur
la terre que te donne le SEIGNEUR ton Dieu.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de rapt.
Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain.
Tu n’auras pas de visées sur la femme de ton prochain. Tu ne
convoiteras ni la maison de ton prochain, ni ses champs, son
serviteur, sa servante, son bœuf ou son âne, ni rien qui appartienne
à ton prochain22.

Le Décalogue lui-même n’est cependant qu’une sorte de répétition


d’une révélation antérieure, puisque Moïse, dans sa colère face au
veau d’or, a brisé les premières tables. Certes, Dieu dit : « Taille-toi
deux tables de pierre comme les premières ; j’écrirai sur ces tables
les mêmes paroles que sur les tables que tu as brisées » (Ex 34, 1),
mais il reste que le récit enseigne que la première écriture de la loi
est à jamais perdue. Dieu écrit-il lui-même (Ex 24, 12 ; 31, 18 ; 34,
1) ou dicte-t-il à Moïse qui transcrit (Ex 24, 4 ; 34, 27) ? Le texte est
équivoque pour les premières tables comme pour les secondes. Ainsi
se pose la question de l’intervention humaine et de sa portée dans la
transmission de la loi de Dieu.

22
Dt 5, 7-21.
34
Les dix commandements sont parfois considérés comme le
fondement de tous les systèmes juridiques. C’est là sans doute une
vision trop centrée sur le droit judéo-chrétien23.

Les dix commandements ou la Tora ne sont pas non plus, comme on


le prétend parfois, le fondement rationnel direct des droits de
l’homme. Au contraire, outre qu’elle est divine et non naturelle, la
loi de Moïse n’est nullement conçue comme universelle. Elle
distingue le peuple élu de tous les autres (Dt 4, 5-8). On ne peut
toutefois nier qu’indirectement, après la synthèse philosophique
chrétienne, son influence existe et que le droit biblique a inspiré le
droit moderne.

Il existe en outre de nombreuses lois apodictiques qui ne sont pas


incluses dans le Décalogue.

Tu ne rapporteras pas de rumeur sans fondement.


Ne prends pas le parti d’un coupable par un faux témoignage.
Tu ne suivras pas une majorité qui veut le mal et tu n’interviendras
pas dans un procès en t’inclinant devant une majorité partiale.
Tu ne favoriseras pas un faible dans son procès.
Quand tu tomberas sur le bœuf de ton ennemi, ou sur son âne,
égarés, tu les lui ramèneras.
Quand tu verras l’âne de celui qui t’en veut gisant sous son fardeau,
loin de l’abandonner, tu l’aideras à ordonner la charge.
Tu ne fausseras pas le droit de ton pauvre dans son procès.
Tu te tiendras éloigné d’une cause mensongère. Ne tue pas un
innocent ni un juste, car je ne justifie pas un coupable.
Tu n’accepteras pas de cadeau, car le cadeau aveugle les
clairvoyants et compromet la cause des justes.
Tu n’opprimeras pas l’émigré ; vous connaissez vous-mêmes la vie
de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Égypte 24.

23
Voy. Ph. MALAURIE, Anthologie de la pensée juridique, Paris, Cujas, 2e éd.,
2001, p. 6 : « Les dix commandements constituent le fondement de tous (ou
presque) les systèmes juridiques de la destinée humaine et de sa condition. »
24
Ex 23, 2-9. Les prescriptions commençant par « Quand » sont casuistiques.
35
La plupart des lois apodictiques sont négatives, elles s’expriment en
termes d’interdictions, plutôt qu’elles ne garantissent des « droits ».
Ainsi, le « droit à la vie », concept contemporain dépendant de
l’apparition ultérieure du « droit subjectif », n’existe pas dans la Tora
qui toutefois interdit le meurtre. Sous certains aspects, une loi
négative, une interdiction, ménage davantage la liberté en
n’imposant pas un comportement précis. Tu ne tueras pas, mais pour
le reste, invente la vie… Tu ne commettras pas d’adultère, mais
invente la fidélité…

(…)

§ 5. La loi d’amour

La loi d’amour25, introduite dans le droit, constitue une


caractéristique majeure de la pensée hébraïque, et plus tard du
christianisme. Elle consiste à ressembler à Dieu. Saint Augustin
soulignera l’impuissance du droit des hommes à la réaliser.

Il ne faut pas attendre le Christ pour que cette loi soit affirmée. Elle
figure déjà dans le Pentateuque. Elle vise d’abord plus
particulièrement l’étranger.
Écoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est UN. Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta
force26.

Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous
ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez
comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-
même ; car vous-même avez été des émigrés dans le pays
d’Égypte27.

25
Agapè en grec, traduit souvent par « charité », se distingue d’éros, amour-désir,
alors que le français a tendance à confondre les deux. Voy. D. de ROUGEMONT,
L’Amour et l’Occident (1938, 1954), Paris, Plon [10/18], 1979.
26
Dt 6, 4-5.
27
Lv 19, 34.
36
La loi marque ici une exigence particulièrement haute parce que le
dédain ou la haine des étrangers étaient déjà un des fléaux du monde
antique. Il ne suffit pas de ne pas mépriser l’étranger et de ne pas
l’exploiter, comme en Ex 22,20 ; 23,9. La référence spécifique à
l’étranger est abandonnée par le Nouveau Testament.
Il lui demanda : « Quel est le premier de tous les
commandements ? » Jésus répondit « le premier c’est ’Écoute, Israël
! Le seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta pensée et de toute ta
force.’ Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-
même.28 »

Peut-on faire de l’amour – d’un amour divin – une loi ? Si oui,


cet accomplissement est-il encore d’ordre juridique ? Les Grecs
penseront la relation sociale comme philia qu’on pourrait traduire
par « amitié». Elle sera présentée comme le but de la loi ou la mesure
des droits. Elle ne concerne cependant nullement la divinité, avec
laquelle un lien d’amour est inconcevable. Le Code civil n’inclura
aucune loi d’amour entre les personnes chez qui pourtant elle
pourrait être considérée comme essentielle à leur relation, comme
les époux ou les parents et les enfants29.
(…)

§ 7. Une méfiance à l’égard de la démarche rationnelle

L’Ancien Testament n’est pas philosophique, au sens où il n’entend


nullement chercher le sens dans la seule raison, en dehors du cadre

28
Mc 12, 28-31 ; voy. aussi Mt 22, 36-38, Lc 10, 25-27.
29
La Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, adoptée en juillet 1990
lors de la 26e Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation
de l’unité africaine (OUA), exprime dans son préambule que « l’enfant devrait
grandir dans un milieu familial, dans une atmosphère de bonheur, d’amour et de
compréhension », mais aucune disposition normative du traité ne tente d’imposer
cet environnement d’amour.
37
religieux. Au contraire, il porte la trace d’un refus constant de la
démarche exclusivement rationnelle, qui apparaît spécialement dans
le Livre de Job30. Non pas que la raison et la confiance en Dieu
seraient incompatibles – le thomisme plus que toute autre
philosophie s’efforcera de concilier foi et rationalité – mais cette
dernière est radicalement insuffisante pour accéder à Dieu – ce sera
l’insistance de saint Augustin.

Job oppose sans cesse, à ses amis « philosophes » qui tentent de


situer son cas particulier dans la généralisation et l’abstraction, la
singularité de sa personne, de sa situation, de sa souffrance.

Qui donc vous apprendra le silence, la seule sagesse qui vous


convienne ? […] Vos leçons apprises sont sentences de cendre, vos
défenses, des défenses d’argile. […] Je ne trouverai pas un sage
parmi vous31.

Les problèmes les plus fondamentaux, comme la question du mal,


ne peuvent être résolus par la seule intelligence humaine. Lorsque le
récit se termine, aucune explication rationnelle n’est donnée.

Où est-ce que tu étais quand j’ai fondé la terre ? Dis-le moi, puisque
tu es si savant32.

30
Voy. Ph. NEMO, Job et l’excès du mal, Paris, Grasset, 1978, spécialement pp. 217
et ss. Voy. aussi A. NÉHER, « Philosophie hébraïque et juive », dans Histoire de la
philosophie, t. I, Paris, NRF [Bibl. de la Pléiade], 1969, pp. 55-59.
31
Jb 13, 5 ; 13, 12, 17, 10b.
32
Jb 38, 4.
38
Conclusions de ce chapitre
L’idée d’un droit naturel est totalement étrangère à la tradition
sumérienne et sémitique. C’est une illusion rétrospective que de
prétendre en retrouver la trace. Le Code d’Hammourapi ou la loi
transmise par Moïse ne mentionnent d’ailleurs jamais la nature.

Le droit découle avant tout de la relation privilégiée que le chef


politique ou le dépositaire de la législation entretient avec les dieux
ou avec Dieu. La loi est soit la parole de celui qui entretient cette
relation privilégiée avec les dieux, soit la parole de Dieu lui-même.
Elle est écrite dans la pierre, sur des stèles ou sur des tables, pour
être mieux conservée et en principe accéder à l’éternité.

La raison humaine est d’abord capacité de parole, de désignation des


étants par leur nom, et écoute la transcendance. Surtout dans la
tradition mosaïque, le droit n’est pas accessible à l’homme par ses
seules forces. Il convient de se méfier de la prétention humaine à
déterminer ce qui est juste et injuste, ce qui est bien ou mal.

À l’image de la conception que le peuple d’Israël se fait de Yahvé,


la Tora est à la fois particulièrement exigeante et protectrice, surtout
vis-à-vis des pauvres. Elle tente même d’introduire dans le droit
l’obligation d’aimer. Elle contient aussi les prémisses de l’idée
d’égalité devant la loi.

Le droit naturel émergera d’une certaine conception de la raison,


précisément aux époques où celle-ci prétendra s’affranchir de la
référence à la divinité et au sacré, d’abord en Grèce, puis, bien plus
tard, à l’époque de la Renaissance.

39
CHAPITRE IV - LA CITÉ GRECQUE

(…)

Section 2. Une célèbre légitimation du droit : Antigone


On considère souvent que la tragédie représente la
« préphilosophie » grecque. Un des plus célèbres textes de la
littérature occidentale, l’Antigone de Sophocle (495-406 avant J.-C.)
peut interroger le droit naturel à un double point de vue : celui de la
cité et de la loi comme limites que l’homme impose à ses propres
pouvoirs sur la nature, celui de l’affirmation de lois valables en tout
temps et en tous lieux. Le propos s’unifie dans l’affirmation que la
cité ne peut se donner n’importe quelles lois.

§ 1. La loi de la cité comme guide de la puissance de l’homme


Le chœur magnifie l’être humain et la maîtrise qu’il exerce sur la
nature. Les Anciens ne pouvaient toutefois concevoir que cette
puissance, comme la technologie d’aujourd’hui, aille jusqu’à
détruire la nature ou changer son essence. Mais déjà apparaît
l’affirmation que l’homme prométhéen, l’homme technicien qui peut
tout, sauf contrer la mort, doit préserver la justice au sein de la cité,
lieu d’interrelation entre les personnes, et ne peut décider lui-même,
notamment et d’abord, de ce qui est un crime et de ce qui n’en est
pas un. C’est le célèbre « Hymne à l’homme ».

Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande
que l’homme.

40
Il est l’être qui sait traverser les flots gris, à l’heure où soufflent les
vents du Sud et ses orages, et qui va son chemin au creux des hautes
vagues qui lui couvrent l’abîme.
Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la
Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont sans répit la
sillonnant chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de
ses cavales.
Oiseaux étourdis, animaux sauvages, poissons peuplant les mers, tous
il les enserre et les prend dans les mailles de ses filets, l’homme à
l’esprit ingénieux.
Par ses engins il est le maître des bêtes indomptées qui courent par les
monts, et, le moment venu, il ploiera sous son joug enveloppant leur
col et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des
montagnes.
Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d’où naissent les
cités, tout cela, il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su,
en se faisant un gîte, échapper aux traits du gel, de la pluie, cruels à
ceux qui n’ont d’autre toit que le ciel. Bien armé contre tout, il n’est
désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort
seul il n’aura jamais de charme lui permettant de lui échapper, bien
qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres, imaginer plus
d’un remède.
Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources
dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout
comme du bien.
Qu’il fasse donc, dans ce savoir, une part aux lois de sa
ville, et à la justice des dieux à laquelle il a juré foi ; il montera
alors très haut dans sa cité ; tandis qu’il s’exclut de cette
cité, du jour où il laisse le crime le contaminer, par
bravade33.

§ 2. Les lois non écrites des dieux

Créon, le chef de la cité de Thèbes, et par ailleurs l’oncle d’Antigone


(l’oncle est une figure de première importance dans de multiples
cultures), a interdit par décret d’accomplir les rites funéraires sur

33
SOPHOCLE, Antigone, tr. fr. P. MAZON, Paris, Les Belles Lettres, 1950, pp. 87-
88.
41
Polynice, frère de celle-ci. Antigone oppose aux lois de la Cité
(nomoi) la légitimité des « lois non écrites » (agrafoi nomoi).

CRÉON : Quant à toi, dis-moi d’un mot, sans phrases, savais-tu la


défense que j’avais proclamée ?
ANTIGONE : Oui, comment l’ignorer ? elle était publique.
CRÉON : Et ainsi tu as osé passer outre à mes lois ?
ANTIGONE : Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées ni la
Justice qui habite avec les dieux d’en bas ; ni lui ni elle ne les ont
établies chez les hommes. Je ne pense pas que tes décrets soient
assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non
écrites et immuables des dieux. Elles n’existent d’aujourd’hui ni
d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont
apparues34.

Antigone défend un point de vue religieux du droit : le pouvoir


juridique des hommes ne peut s’opposer aux lois divines. Au nom
du droit des morts (dikè thanontôn), Antigone offre un enterrement
symbolique à son frère Polynice, considéré comme traître par Créon,
son oncle et donc celui d’Antigone, roi de Thèbes. Elle accomplit un
geste rituel, répandant de la terre sur le cadavre sans sépulture.
Créon, qui reflète l’image de la plus haute autorité politique, n’exige
pas seulement l’obéissance aux lois, mais encore la soumission aux
ordres de son pouvoir.

Certains ont vu dans ce texte la naissance des droits de l’homme. À


nouveau, l’idée qu’existent des lois que le législateur lui-même doit
respecter est aussi celle des droits de l’homme modernes, mais la
question du fondement se pose très différemment. Chez Sophocle, il
ne s’agit pas encore de droit naturel, ni même de droit rationnel au
sens où il se déduirait de la raison. Antigone invoque les lois divines.

34
SOPHOCLE, Antigone, tr. fr. J. GROSJEAN, Tragiques grecs. Eschyle Sophocle,
Paris, NRF-Gallimard [Bibl. de la Pléiade], 1967, pp. 583-584. On sait que la
figure d’Antigone n’a cessé de fasciner et sera maintes fois reprise en littérature :
que l’on songe à Jean Anouilh, Jean Cocteau, Henry Bauchau rien qu’en littérature
française, ou plus récemment François Ost (F. OST, Antigone voilée, Bruxelles,
Larcier, 1999).
42
À ce stade, comme en Mésopotamie, comme dans la Bible, la
justification du droit demeure purement religieuse. Le rappel de cette
légitimité permet de mieux mesurer la distance qui la sépare de la
justification rationnelle des lois, qui émerge à son époque dans la
civilisation grecque. À certains égards, on peut se demander si
l’épisode mis en scène par Sophocle n’est pas l’expression d’une
résistance à la laïcisation du droit.

Si Antigone fait allusion à la nature, c’est plutôt pour dire qu’elle


aime par « nature » (au sens de naissance et d’éclosion) :

Je suis née pour aimer et non pas pour haïr35.

Ce sont les présocratiques qui, sans abandonner la religion (Platon


et Aristote seront aussi déistes), jetteront les fondements d’une
justification rationnelle du droit.

(…)

35
« Outoi sunechtein, alla sumphilein éphun ». Plus littéralement : « Je suis faite
(éphun, de phuein, est de même racine que physis) pour aider l’amour et non la
haine » (tr. fr. J. GROSJEAN, op. cit., p. 587).
43
Section 5. Platon
§ 1. L’homme et l’œuvre

Platon est né à Athènes en 427-426, dans le contexte de la crise des


cités évoquée plus haut. C’est un aristocrate, descendant de Solon
par sa mère. La formation qu’il reçut dut être celle d’un jeune
aristocrate athénien de l’époque, mélange d’éducation littéraire et
artistique, et de gymnastique. Ce serait d’ailleurs à son maître de
gymnastique qu’il devrait son surnom (son nom véritable était
Aristoclès ; « Platon » signifie littéralement « le large » et est
vraisemblablement une allusion à sa carrure). Il ne participe pas à la
vie politique d’Athènes, mais y réfléchit sans cesse.

Après la mort de Socrate (399), Platon voyage en Égypte, à Cyrène


(colonie grecque de l’actuelle Lybie), en Italie du Sud. Il quitte celle-
ci pour répondre à l’invitation de Denys Ier, depuis 405 tyran de
Syracuse (l’actuelle Sicile), l’une des villes les plus puissantes et les
plus riches de la Méditerranée. Aussitôt arrivé, il juge sévèrement
des citoyens qui nomment bonheur « le fait de s’empiffrer deux fois
par jour et de ne jamais se trouver au lit seul la nuit ». Cette attitude,
jointe à l’enthousiasme de Dion, jeune frère d’une des deux épouses
de Denys pour l’enseignement de Platon, et au discours de Lysias
appelant les Grecs à s’unir contre les tyrannies, explique sans doute
pourquoi Platon est embarqué un jour sur un navire et renvoyé chez
lui.

Rentré à Athènes, il crée son école de philosophie, l’Académie, qui


connaît immédiatement un grand succès.

À la mort de Denys (367), Platon quitte son école et entreprend un


deuxième voyage en Sicile, dans l’espoir de concrétiser ses théories
politiques. Denys II se révèle cependant un élève décevant, qui
assignera finalement le philosophe à résidence jusqu’à ce que celui-

44
ci réussisse à regagner Athènes où il meurt en 348, à plus de quatre-
vingts ans.

On a gardé de Platon un ensemble de dialogues ainsi que des lettres.


Les dialogues qui concernent davantage le droit sont La République
(Péri politeias, « Au sujet de la cité, de l’État »), Les Lois, Le
Politique et la Lettre VII.

Platon est à la base d’un courant utopiste qui traversera toute la


philosophie du droit jusqu’au Grand Soir des marxistes, en passant
notamment par des penseurs comme Thomas More, humaniste de la
Renaissance (1477-1535). Il emprunte beaucoup de traits de sa
philosophie du droit à Sparte. Celle-ci a su le mieux, à ses yeux,
conserver les valeurs qui fondent une cité.

§ 2. Socrate, le maître

C’est surtout à travers Platon que nous connaissons Socrate qui, lui-
même, n’a rien écrit36. Son disciple a construit un Socrate qui ne
correspond peut-être pas au personnage historique, mais qui
représente le philosophe par excellence. Socrate n’a pas d’activité
professionnelle et accomplit scrupuleusement ses devoirs de citoyen,
tout en refusant de faire de la politique. Un jour, l’oracle, sollicité
par un de ses amis, le désigne comme le plus sage des Grecs. Il s’en
dit fort surpris, et il prétend mener une enquête visant à vérifier les
dires du dieu. Interrogeant les poètes, les hommes politiques, les
gens de métier, il s’aperçoit qu’il a sur ceux-ci au moins un
avantage : il sait, lui, qu’il ne sait rien, alors que les autres s’installent
dans une fausse certitude. Dès lors, quels que soient les risques, il
entreprend de dénoncer les incohérences et les sottises qui
constituent l’opinion commune. Il provoque ceux qui se posent
comme titulaires de la pensée, afin de leur montrer que lorsqu’ils
essaient de mettre au jour leurs idées, ils disent surtout des bêtises.

36
Voy. J.-J. DUHOT, Socrate ou l’éveil de la conscience, Paris, Bayard, 1999.
45
C’est « l’ironie socratique », destinée à faire « accoucher les esprits »
(la maïeutique). L’injonction de Socrate est aussi le fameux « Gnôti
séauton », « Connais-toi toi-même ».

Avec Socrate, l’éthique, c’est-à-dire la question du sens de l’action,


devient une des questions-clés de la pensée : en quoi consiste le
bonheur et comment l’atteindre ?

Socrate, qui a consacré sa vie à l’éducation morale de la cité, sera


mis à mort en 399 au terme d’un procès injuste, pour avoir corrompu
la jeunesse (le récit en est fait dans le Criton et dans le Phédon).
Platon a manifestement été bouleversé par la mort de Socrate, et cette
exécution restera la toile de fond de sa pensée politique. Comment
la cité a-t-elle pu en arriver là ? L’aventure tragique de Socrate, que
Platon relie à la décadence d’Athènes, forge en lui une vision
pessimiste de la cité et de l’avenir. Comme tous les pessimistes, il
prônera dès lors l’instauration d’un pouvoir fort. Ce devrait être celui
des « gardiens purs » de la Cité idéale37.

On peut comparer l’attitude de Socrate devant l’injustice à celle


d’Antigone. Le jugement prononcé contre le premier se révèle
conforme aux lois, mais non aux règles de la justice. Il arrive sans
doute fréquemment qu’un tribunal, de bonne ou de mauvaise foi,
rende une décision injuste en s’appuyant sur des lois valables.
L’« accoucheur des esprits » a été condamné à la peine de mort à
cause des machinations de ses adversaires, mais Socrate soutient que
s’il désobéissait aux lois qui ont accordé à tous les biens nécessaires
pour devenir des politai, des citoyens honnêtes, il mettrait en péril
l’existence même de la cité. Les lois commandent la fidélité aux
sentences jusqu’au sacrifice de l’innocent.

Cet épisode, attesté aussi par Xénophon, représente sans doute


davantage la position de Socrate que celle de Platon qui nous la
rapporte. Comme nous le verrons, ce dernier ne peut plus avoir

37
Infra, § 8.
46
confiance dans les lois de la cité, parce que, précisément, elles ont
permis la mise à mort de son maître. Il cherchera dès lors à reconstruire
une cité et des lois idéales.

Voici comment Socrate parle à Criton qui lui propose de s’évader (ce
passage est connu sous le nom de « Prosopopée des lois » ; la
prosopopée est une figure rhétorique par laquelle on fait parler et agir
une chose personnifiée) :
Suppose que, au moment où nous nous proposons de nous enfuir
clandestinement d’ici (peu importe le nom qu’il faille donner à cela),
viennent se dresser devant nous les Lois et la République d’Athènes,
qu’elles nous demandent : « Dis-nous, Socrate, qu’as-tu en tête de
faire ? L’œuvre à laquelle tu te mets comporte-t-elle de ta part un autre
dessein que, pour ce qui est de toi, de nous ruiner, nous les Lois, et,
avec nous, l’État tout entier ? Ou bien te semble-t-il qu’il soit possible
à cet État de continuer à exister et de n’être pas de fond en comble
renversé, si les jugements qui y sont rendus sont sans aucune force, et
que, au contraire, par la volonté de simples particuliers, ils perdent
toute autorité et soient ruinés ? » À cela, et à d’autres propos du même
genre, que répondrons-nous, Criton ? Il y aurait, vois-tu, bien des
choses qu’on pourrait dire (et surtout un orateur) pour plaider contre
la ruine de cette loi qui prescrit que la chose jugée, le jugement rendu,
aient une autorité souveraine ! Leur répondrons-nous plutôt : « C’est
un fait que la Cité a commis envers nous une injustice et que la
décision de justice est contraire au bon droit »38 ?

Par ailleurs, dans l’épisode rapporté ici, Socrate affirme avec force
le caractère conventionnel de la loi, se plaçant sur le terrain des
sophistes eux-mêmes. Mais si les lois sont relatives, la nécessité de
les respecter ne l’est pas. Platon défendra surtout l’idée de lois – à
établir – qui participent de l’idée du Juste et du Bien et, en cela, ne
sont pas relatives. Après Socrate, il distinguera d’ailleurs les lois
terrestres, vues déjà comme une convention, et les « sœurs » de celle-
ci, les lois de l’Hadès. Il faut respecter les premières parce qu’elles
sont la condition d’existence de la Cité, et les secondes en vertu de
leur origine.

38
Criton, 50a.
47
Sur ce, elles nous diraient : « Dans ces conditions, fais-tu autre chose
que de transgresser tes engagements envers nous personnellement
et nos accords mutuels ? accords que tu n’as pas conclus de force,
ni non plus trompé, ni forcé d’en délibérer en peu de temps, mais au
cours de ces soixante-dix années pendant lesquelles il t’était permis
de t’en aller, si nous ne te plaisions pas et que la légitimité de nos
accords n’eût pas été évidente à tes yeux ?39 »

Socrate évoque ce qu’on appellera le pactum subjectionis ou « pacte


de soumission ». Il ne s’agit pas d’un contrat fondateur de la société,
conclu non avec le pouvoir mais avec chacun des autres individus,
le pactum societatis, qui ne s’affirmera qu’à l’époque moderne.

En réalité, l’opposition entre Antigone et Socrate est plus apparente


que réelle. Ni l’une, ni l’autre n’échappent à la question de la justice
comme légitimité, comme adhésion à la valeur du Bien. Socrate
soutient finalement qu’il est juste d’obéir à la loi, même si celle-ci,
en elle-même ou dans son application, est injuste. En d’autres mots,
puisqu’il y a quelque chose de juste dans une loi injuste, à savoir sa
source, la Cité dont elle émane, il faut lui obéir. Avant Kant, Socrate
évoque la nécessité d’un impératif légal absolu.

§ 3. Ontologie et théorie de la connaissance

Platon pense que la connaissance vraie (épistèmè) permet seule de


saisir la vérité (alètheia - « ce qui émerge du caché »). Celle-ci
échappe à l’opinion (doxa) qui n’est qu’un ensemble de croyances.
La connaissance vraie implique la vision, la contemplation des
« idées » (idéa, littéralement « ce qui est visible, la forme visible »)
créées par les dieux, qui seules constituent ce qui est véritablement,
une sorte de modèles parfaits de tous les étants. Les étants singuliers
existent par « participation » aux idées. Les « idées » platoniciennes
sont séparées du sensible, mais sont identiques aux choses sensibles,
elles ont le même nom qu’elles. Ainsi, le « lit » en soi est en quelque

39
Ibidem, 52e.
48
façon le même que les « lits » sensibles, sans quoi il ne serait pas
l’idée de ces lits.

- Toutefois, me diras-tu, je crois, le peintre ne produit pas dans leur


vérité les choses qu’il produit, quoique pourtant, d’une certaine
façon, il produise, lui aussi, un lit.
- Oui, fit-il et un lit dans son apparence, celui-là encore.
- Mais le fabricant de lits ? Est-ce que tout à l’heure tu ne disais
pas cependant qu’il ne produit pas la forme du lit (ce qui
précisément constitue, d’après nos déclarations, la réalité du lit),
mais un certain lit ?
- Je le disais en effet.
Mais, s’il ne produit pas la chose qui est réelle, il ne saurait
produire la réalité de cette chose, bien plutôt un analogue de la
réalité, et qui n’est point une réalité. Prétendre qu’il y a perfection
de réalité dans l’ouvrage de l’ouvrier en lits ou de tout autre
travailleur manuel, n’est-ce pas s’exposer à tenir un langage
dépourvu de vérité ?
- En tout cas, fit-il, ce n’est pas ainsi qu’en jugeraient du moins
ceux qui s’occupent de parler sur de tels sujets.
- Ne nous émerveillons donc nullement que, sous le rapport de la
vérité, il y ait précisément là encore de l’obscurité.
- Non, en effet.
- Te plaît-il, en conséquence, que ces artisans mêmes nous servent
pour rechercher quelle peut bien être la nature de notre imitateur ?
- Comme il te plaira !
- Eh bien alors ! cela va faire trois différents lits. Il y en a un, celui
qui est naturel, dont nous dirions bien, si je m’en crois, que
l’artisan est Dieu ; autrement qui serait-ce ?
- Personne, je crois !
- Il y en a bien un, d’autre part, dont l’artisan est menuisier.
- Oui, dit-il.
- Il y en a un dont le peintre l’artisan : n’est-ce pas vrai ?
- Soit !
- Donc, un peintre, un faiseur de lits, un Dieu, voilà trois préposés
à la fabrication de trois espèces de lits40.

Le mythe de la caverne est une célèbre illustration de la théorie des


idées et de la connaissance qui délivre l’âme de la prison du sensible.

40
La République, 596e-597b.
49
Illustration non signée sur http://www.grece-antique.fr/

SOCRATE. - Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature,


selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation,
d’après le tableau que voici. Figure-toi des hommes dans une
demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la
lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis
leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte
qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ;
car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu
allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux: entre le feu et les
prisonniers il y a une route élevée: le long de cette route figure-toi
un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes
dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir
leurs prestiges.
GLAUCON. - Je vois cela.
SOCRATE. - Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des
hommes portant des ustensiles de toute sorte, qui dépassent la
hauteur du mur, et des figures d’hommes et d’animaux, en pierre, en
bois, de toutes sortes de formes; et naturellement parmi ces porteurs
qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien.
GLAUCON - Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

50
SOCRATE. - Ils nous ressemblent. Et d’abord penses-tu que dans
cette situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre
chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne
qui leur fait face ?
GLAUCON - Peut-il en être autrement s’ils sont contraints toute
leur vie de rester la tête immobile?
SOCRATE. - Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?
GLAUCON - Sans contredit.
SOCRATE. - Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne
penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes,
en nommant les ombres qu’ils verraient ?
GLAUCON - Nécessairement.
SOCRATE. - Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du
fond de la prison, toutes les fois qu’un des passants viendrait à
parler, ne crois-tu qu’ils ne prendraient pas sa voix pour celle de
l’ombre qui défilerait ?
GLAUCON - Si, par Zeus.
SOCRATE. - Il est indubitable qu’aux yeux de ces gens-là la réalité
ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés.
GLAUCON - C’est de toute nécessité.
SOCRATE. - Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les
délivrait de leurs chaînes et qu’on les guérît de leur ignorance, et si
les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu’on détache
un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner
le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces
mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de
regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure. Je te
demande ce qu’il pourra répondre, si on lui dit que tout à l’heure il
ne voyait que des riens sans consistance, mais que maintenant plus
près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste;
si enfin, lui faisant voir chacun des objets qui défilent devant lui, on
l’oblige à force de questions à dire ce que c’est ? Ne crois-tu pas
qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui
paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ?
GLAUCON - Beaucoup plus véritables.
SOCRATE. - Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-
tu pas que les yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait et
retournerait aux choses qu’il peut regarder, et qu’il les croirait
réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?
GLAUCON - Je le crois.
SOCRATE. - Et si on le tirait de là par force, qu’on lui fît gravir la
montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir

51
traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait
et se révolterait d’être ainsi traîné, et qu’une fois arrivé à la lumière,
il aurait les yeux éblouis de son éclat, et ne pourrait voir aucun des
objets que nous appelons à présent véritables ?
GLAUCON - Il ne le pourrait pas, du moins tout d’abord.
SOCRATE. - Il devrait en effet s’y habituer, s’il voulait voir le
monde supérieur. Tout d’abord ce qu’il regarderait le plus
facilement, ce sont les ombres, puis les images des hommes et des
autres objets reflétés dans les eaux, puis les objets eux-mêmes; puis
élevant ses regards vers la lumière des astres et de la lune, il
contemplerait pendant la nuit les constellations et le firmament lui-
même plus facilement qu’il ne contemplerait pendant le jour le soleil
et l’éclat du soleil.
GLAUCON - Sans doute.
SOCRATE. - À la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux,
ni ses images reflétées sur quelque autre point, mais le soleil lui-
même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler
tel qu’il est.
GLAUCON - Nécessairement.
SOCRATE. - Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil,
que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout
dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de
toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la
caverne.
GLAUCON - Il est évident que c’est là qu’il en viendrait après ces
diverses expériences.
SOCRATE. - Si ensuite il venait à penser à sa première demeure et
à la science qu’on y possède, et aux compagnons de sa captivité, ne
crois-tu pas qu’il se féliciterait du changement et qu’il les prendrait
en pitié?
GLAUCON - Certes si.
[...] GLAUCON - Je suis de ton avis. Il préférerait tout souffrir
plutôt que de revivre cette vie-là.
SOCRATE. - Imagine encore ceci; si notre homme redescendait et
reprenait son ancienne place, n’aurait-il pas les yeux offusqués par
les ténèbres, en venant brusquement du soleil ?
GLAUCON - Assurément si.
SOCRATE. - Et s’il lui fallait de nouveau juger de ces ombres et
concourir avec les prisonniers qui n’ont jamais quitté leurs chaînes,
pendant que sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se
soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demanderait un
temps assez long, ne prêterait-il pas à rire et ne diraient-ils pas de

52
lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que
ce n’est même pas la peine de tenter l’ascension; et, si quelqu’un
essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils pussent le
tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
GLAUCON - Ils le tueraient certainement.
SOCRATE. - Maintenant, il faut, mon cher Glaucon, appliquer
exactement cette image à ce que nous avons dit plus haut. Il faut
assimiler le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du
feu dont elle est éclairée à l’effet du soleil ; quant à la montée dans
le monde supérieur et à la contemplation de ses merveilles, vois-y
la montée de l’âme dans le monde intelligible, et tu ne te tromperas
pas sur ma pensée, puisque tu désires la connaître. Dieu sait si elle
est vraie; en tout cas, c’est mon opinion, qu’aux dernières limites du
monde intelligible est l’idée du bien, qu’on aperçoit avec peine,
mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause
universelle de tout ce qu’il y a de bien et de beau ; que dans le monde
visible, c’est elle qui a créé la lumière et le dispensateur de la
lumière; et que dans le monde intelligible, c’est elle qui dispense et
procure la vérité et l’intelligence, et qu’il faut la voir pour se
conduire avec sagesse soit dans la vie privée, soit dans la vie
publique41.

§ 4. Les idées sont « naturelles »

S’il existe un droit naturel chez Platon, c’est en ce sens que les idées,
au sens platonicien, sont liées à la physis. Le principe de toutes
choses ne peut se situer hors de la nature : un art, c’est-à-dire une
production humaine, qui ne s’enracinerait pas dans la nature ne serait
qu’artifice. Un ordre qui ne s’appuierait pas sur la nature serait vide.
Selon Platon, les sophistes n’ont pu opposer la loi à la nature que
parce qu’ils empruntaient aux physiologues une vision partielle, et
par là fausse, de cette dernière. La vraie nature ne s’oppose ni à l’art
véritable, ni à la loi vraie, mais les fonde et les justifie. Cette nature
n’a pas besoin de normes qui lui soient extérieures, puisqu’elle a un
caractère immédiatement normatif. Platon ne cessera donc d’opposer
à la fausse nature empirique, dominée par le hasard et dont il ne peut,

41
Ibidem, 514a et ss.
53
selon le Timée, y avoir de science, la « vraie nature » qu’est le monde
des idées.

Platon dénie la qualification de nature à ce qui jusqu’alors avait


principalement été tenu pour telle. Le platonisme introduit une
rupture entre les natures imparfaites du monde sensible et les natures
véritables et parfaites du monde intelligible.

§ 5. L’état de nature

Platon propose aussi des descriptions de l’« état de nature », cette


fois au sens d’état originaire, à la charnière du mythos et du logos,
de la préphilosophie et de la rationalité pure. Ces descriptions sont
l’expression mythique de controverses philosophiques existant déjà
à son époque, et qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui : l’homme est-
il fondamentalement bon ou méchant ? L’humanité est-elle en
progrès ou en décadence ? L’apparition de la technique est-elle un
bienfait ou un malheur42 ?

Le mythe de Chronos, sur lequel s’articule la légende de l’âge d’or


que l’on trouve chez Hésiode, s’oppose au mythe de Prométhée qui
inspire successivement la tragédie d’Eschyle et l’enseignement de
Protagoras. Le premier laisse entrevoir l’humanité idéale, le second
l’animalité des origines. Dans le premier, le droit n’est pas nécessaire
et donc inexistant. Platon, fondamentalement pessimiste, est
davantage préoccupé par le côté obscur de l’homme. Il considère que
c’est suite à l’abandon de leur sollicitude par les dieux (et la divinité
est à nouveau comparée à un berger43) que les hommes sont passés
d’un âge d’or à un âge de souffrances qui les ont obligés à inventer
les techniques et à se doter de systèmes politiques.

42
Voy., pour ce paragraphe et les suivants, H. JOLY, Le renversement platonicien.
Logos, épistémè, polis, Paris, Vrin, 1974, spécialement IVe partie, « Polis et
nomos », pp. 273 et ss.
43
Voy. supra, ch. III, section 3, § 3, lorsque Hammourapi se compare lui-même à
un berger parce qu’il est privilégié des dieux.
54
Aussi n’y avait-il point d’animaux sauvages, ni d’animaux se
servant les uns aux autres de nourriture ; point de guerre entre eux,
absolument point non plus de dissension. Au contraire, ce seraient
des milliers et des milliers de biens qu’on devrait énumérer, pour
dire tous ceux qui résultent d’une pareille organisation des choses.
Mais maintenant pour ce qui, dans la légende, concerne les hommes,
voici à peu près ce qu’on rapporte au sujet des conditions spontanées
de leur existence. C’était la Divinité en personne qui était leur
pasteur et qui présidait à leur vie, ainsi que les hommes à présent,
en tant qu’ils se distinguent par le caractère plus divin de leur
espèce, sont les pasteurs des autres espèces animales, qui sont
inférieures à la leur ; or, puisque celle-ci était leur pasteur, il n’y
avait point besoin de constitution politique ; ils ne possédaient point
une femme et des enfants : au sortir de la terre, ils revenaient tous à
la vie, sans avoir gardé aucun souvenir des conditions antérieures
de leur existence. Mais, tandis qu’était absent de leur état tout ce
qu’il y a de cette sorte, en revanche les arbres, sans parler
d’innombrables taillis, leur fournissaient des fruits à profusion, et
lesquels ne réclamaient point d’être produits par la culture, étant au
contraire une contribution spontanée de la terre. D’autre part, ils
vivaient nus, dormant au pâturage, le plus souvent sans lit, à la belle
étoile : c’est que, par la façon dont les saisons étaient tempérées, ils
étaient préservés d’avoir à en souffrir ; c’est aussi que molle était
leur couche, étant faite du gazon qui à profusion poussait sur la terre.

[…] Sache donc que, une fois les hommes sevrés des soins
providentiels de la Divinité dont nous étions la propriété et qui nous
paissait, comme d’autre part toutes celles des bêtes, en grand
nombre, dont le naturel n’était point commode, revenaient à l’état
sauvage et que, en revanche, les hommes s’étaient affaiblis et qu’ils
n’étaient plus protégés, ils étaient par elles mis en pièces. En outre,
dans les premiers temps, ils étaient encore dépourvus de moyens et
sans industrie, du fait que leur faisait défaut l’alimentation
spontanée, et que, faute pour eux d’avoir en rien connu
antérieurement la pression contraignante du besoin, ils ignoraient
jusqu’alors la possibilité de se la procurer autrement 44.

44
Le Politique, 271e-272b, 274b-c.
55
On verra à quel point Rousseau pourra trouver son inspiration dans
ce mythe très ancien, qui n’est pas sans rapport avec celui du paradis
terrestre du Moyen-Orient. L’autre mythe suppose que, selon l’état
de nature, les hommes sont dès l’origine faibles et menacés
d’extermination, ce qui les pousse à créer des cités au sein desquelles
règne la justice. Nous l’avons évoqué à propos de Protagoras et du
(pseudo-)Calliclès.

(…)

§ 8. La Cité idéale et les trois classes

Trois groupes sociaux existent dans la Cité idéale (Callipolis) que


Platon présente : le premier est constitué par les gardiens parfaits.
Ils gouvernent, possèdent un haut degré de connaissance et sont
éminemment vertueux. Ils sont comparables à l’or : rare,
incorruptible, précieux.

Le deuxième groupe est constitué par les guerriers ou les gardiens


simples. Ceux-ci bénéficient d’un enseignement lié aux
mathématiques et à la musique, et d’un entraînement physique
intense. Ils sont comparables à l’argent, moins rare que l’or, mais
encore précieux et beau.

Le troisième groupe est celui des producteurs. Ils sont comparables


au bronze : lourds, solides, faciles à produire ou à trouver.

Il importe donc que chaque individu et chaque groupe remplissent


les fonctions qui lui reviennent. Celles-ci ne sont pas héréditaires.
Elles dépendent du degré d’éducation auquel les individus auront pu
accéder (et en cela la pensée de Platon est moderne). Notre auteur ne
pense pas en termes de privilèges, mais de charges, de
responsabilités. L’éducation, chez Platon, est primordiale. Il a sans
nul doute hérité ce souci du véritable Socrate. L’éducation implique
l’intrusion en l’homme de la culture, et nous voyons que celle-ci ne

56
s’oppose plus à la nature comme dans le discours sophistique ; elle
l’accomplit.

(…)

§ 9. La justice et l’homme juste

C’est après les développements consacrés à l’éducation que Platon


revient à la question de la définition de la justice. En effet, si la Cité
est parfaite, elle contient nécessairement les quatre vertus
cardinales : la sagesse, le courage, la tempérance et la justice45. Cette
dernière, contrairement aux trois précédentes, ne distingue pas
chacune des trois classes. Platon, à travers Socrate qu’il met en
scène, procède alors par la méthode dite « des restes » ou « des
résidus ».Il cherche d’abord en quoi consistent les trois premières
vertus et quelle est leur action dans la Cité ; la vertu restante sera
forcément la justice. La sagesse est la vertu suprême de l’État. Elle
réside dans la classe des chefs, des gardiens parfaits, et par eux étend
son action bienfaisante sur la communauté tout entière. Le courage
a son siège dans la classe des auxiliaires de ces chefs : les gardiens
simples. C’est par leur vertu propre que l’État sera réputé ou non
courageux. À l’encontre des deux précédentes vertus, la tempérance
n’appartient pas exclusivement à l’une des classes. Commune à
toutes, elle établit entre elles un parfait accord, basé sur la
prépondérance des éléments supérieurs et la soumission volontaire
des éléments inférieurs. La vertu restante est donc la justice. Depuis
le début du dialogue, on en parle sans la nommer, car elle n’est autre
chose que le principe de la division du travail et de la spécialisation
des fonctions. Que chaque individu et chaque classe accomplissent
la tâche qui lui est assignée, et que le recrutement de ces classes se

45
Pour la théologie chrétienne (voy. notamment THOMAS D’AQUIN, Somme
théologique, Ia IIae, Q. 61), les quatre vertus cardinales sont la prudence,
assimilable à la sagesse, la force, assimilable au courage, la tempérance et la
justice. On voit l’influence platonicienne.
57
fasse d’après les aptitudes naturelles de chacun, et la Cité sera
juste46.

En définitive, la justice est à la fois la condition et la conséquence


des autres vertus. Elle est une « juste mesure ». Contrairement à ce
que soutient Hippias qui affirme que « la loi, qui est souveraine pour
les hommes, impose par la force nombre de choses contraires à la
nature47 », le nomos s’identifie à la physis, la loi ne s’oppose pas à la
nature. Mais contrairement à la tradition démocratique qui veut que
les hommes soient identiquement égaux par la loi, ce que Platon
critique, la nature n’impose pas de donner la même part à tous48.
C’est déjà l’insistance sur la différence entre égalité et identité.
Chacun étant appelé, par la nature justement, à occuper une place
particulière dans la Cité, il convient d’établir des différences entre
citoyens et étrangers, maîtres et esclaves, hommes d’âge et jeunes
gens, hommes et femmes. La première forme d’égalité, critiquée par
Platon, est « égale quant à la mesure, au poids et au nombre49 ». C’est
celle qu’Aristote désignera comme égalité « arithmétique ». L’autre
égalité, « la plus vraie et la plus belle », « représente le jugement de
Zeus »50. C’est celle qui attribue davantage au supérieur et moins à
l’inférieur, donnant chacun proportionnellement à sa nature. Aristote
désignera ce type d’égalité comme égalité « géométrique ».

En vérité le fait de faire la tâche qui est la nôtre et de ne pas être un


touche-à-tout est justice, nous l’avons souvent aussi entendu dire
d’autres et nous l’avons maintes fois dit nous-mêmes.
Nous l’avons dit en effet.
Maintenant, repris-je, il y a chance, mon cher, que cela : faire la
tâche qui est la nôtre, appliqué en un certain sens, ce soit la justice 51.

46
435d.
47
Gorgias, 337d.
48
La République, 558c et ss.
49
Les lois, 757b.
50
Ibidem.
51
La République, 433a.
58
La principale difficulté de l’approche en termes d’égalité
proportionnelle, à laquelle on se heurtera aussi dans la théorie
d’Aristote qui, sur ce point, rejoint son maître, ne réside pas dans le
fait qu’il convient de comparer des personnes se trouvant dans des
situations différentes pour leur accorder plus ou moins d’avantages
ou de droits proportionnels, mais de savoir sur quel critère doivent
se comparer les personnes : la vertu ? La richesse ? L’utilité sociale ?
La race ?

Le modèle de la Cité juste et ses divisions en classe a son équivalent


dans l’homme juste, composé comme chacun d’un corps et d’une
âme. Le corps comporte trois parties, la tête, le tronc et le bas du
corps. Notre âme (au sens grec de psychè, et non au sens que lui
donnera le christianisme) comporte aussi une partie rationnelle, qui
doit dominer la partie passionnelle, qui doit elle-même dominer la
partie sensitive. La tête est le siège de la raison, le tronc celui de la
volonté, et le bas du corps le siège des désirs et des envies. À la
raison est associée la vertu de sagesse, à la volonté celle du courage,
au besoin celle de la tempérance.

Aux trois parties que nous avons discernées dans l’âme


correspondent les trois puissances mises en évidence : science,
opinion et ignorance. À l’encontre du vulgaire, dont la perception se
borne aux phénomènes, autrement dit aux choses qui tombent sous
les divers sens, le philosophe pénètre les réalités et fixe sa
connaissance dans le domaine de l’immuable et de l’éternel. Comme
son âme s’ouvre sur le monde des idées, où il voit la justice dans
toute sa splendeur, il est à même, tel le peintre, d’en reproduire ici-
bas l’exemplaire divin. C’est la raison pour laquelle c’est à lui qu’on
confiera le gouvernement de la Cité parfaite.

L’âme humaine étant composée des mêmes parties que la Cité, nous
devons y trouver, pareillement distribuées, les mêmes vertus. Dès
lors, si la justice dans l’État consiste à ce que chaque classe remplisse
uniquement la fonction qui convient à sa nature, elle consistera dans

59
l’individu à ce que chaque élément de l’âme se cantonne dans son
rôle, autrement dit à ce que ni l’élément appétitif, ni le courageux ne
se substituent au raisonnable pour le gouvernement de l’âme et la
conduite de la vie52. L’injustice provient de cette substitution.

Le corps lui-même est composé de diverses parties correspondant à


celles de la Cité et à celles de l’âme.

On peut donc dresser le tableau suivant, qui indique notamment


qu’avec Platon nous rencontrons pour la première fois un
« système » philosophique, au sein duquel se tiennent entre elles la
métaphysique, l’épistémologie, l’anthropologie, l’éthique, la
politique, etc.

Cité idéale Vertu Âme Corps Connaissanc


e
Gardiens Sagesse Raison Tête Science
parfaits (sophia)
Guerriers Courage Passions, Tronc, Opinion
(andreia) volonté cœur
Producteurs Tempérance Sens Bas du Ignorance
(sôphrosunè) corps,
ventre

(…)

§ 11. Les diverses formes de gouvernement

C’est dans le contexte de la recherche d’une « juste mesure » qu’il


faut situer la description, par Platon, des formes de gouvernement
existantes, opposées à son modèle idéal. On a dit que la comparaison
des formes de gouvernement était classique. Chez Platon, cette

52
444a.
60
description n’a toutefois pas de prétention historique, elle est
délibérément normative. Les critères des prédécesseurs de Platon
étaient avant tout le nombre de gouvernants. Platon insistera d’abord
sur la vertu, ou l’absence de vertu, de ceux-ci. D’ailleurs, à chaque
type politique correspond un type humain : on peut soi-même être
timocratique, oligarchique, démocratique, tyrannique.

- Il est certain, reprit-il, que j’ai bien envie, pour ma part, d’entendre
quels sont ces quatre régimes politiques dont tu parlais.
- Tu l’entendras sans peine, répliquai-je. Les régimes dont je parle
sont précisément ceux qu’on connaît par leur nom : celui qui est loué
par le plus grand nombre de gens, le régime crétois et lacédémonien,
cher à ton cœur ; le second, à la seconde place aussi dans la louange,
est celui qu’on appelle l’oligarchie, régime plein de maux sans fin ;
ensuite vient un régime adverse du précédent, la démocratie ; enfin,
voici la noble tyrannie, qui se distingue entre tous ces régimes,
quatrième et dernière maladie d’un État !
[…]
Mais, repris-je, sais-tu bien que nécessairement il existe juste autant
d’espèces de tempéraments d’hommes qu’il en existe aussi de
régimes politiques53 ?

La timocratie repose sur la notion d’honneur. Les chefs y jouissent


d’une grande considération. La société est divisée en castes, celle des
guerriers, des prêtres et des producteurs (agriculteurs, commerçants,
marins, artisans). La spécialité est indispensable. La timocratie est
une bonne forme de gouvernement aux yeux de Platon (qui pense à
Sparte), mais le risque existe que les guerriers soient tentés par les
richesses et qu’ils utilisent leur force pour les accaparer.

L’oligarchie est la forme de gouvernement fondée sur le cens, où le


pouvoir est lié au paiement de l’impôt. Les riches commandent et les
pauvres ne prennent pas de part à l’exercice de l’autorité. C’est un
mauvais régime aux yeux de Platon. Le gouvernement y est exercé
pour plus de richesses encore, au profit de quelques-uns. La société
n’est pas unie. Un danger guette la cité en temps de guerre : faut-il

53
La République, 544b et ss.
61
ou non armer les pauvres ? Ne se retourneront-ils pas contre les
riches ?

La démocratie est au contraire le gouvernement des pauvres contre


les riches. Au sens platonicien, elle est condamnable. C’est d’ailleurs
la démocratie, telle que l’avait instaurée Périclès, qui a tué Socrate.
Platon énonce les critiques qui iront toujours de pair avec la
démocratie : le risque d’anarchie et celui de la démagogie. En cela il
avait été précédé, sur un autre mode que celui de la philosophie, par
les tragédiens Sophocle et Euripide, ou par Aristophane le moqueur.
Les principales critiques de la démocratie, dont on ne peut que
relever l’actualité, sont les suivantes. D’abord, les rhéteurs, les
discoureurs, sont à la politique ce que les sophistes sont à la
philosophie : ils provoquent par leurs mensonges et leurs flatteries,
au sein du peuple, des croyances contraires à la vérité, à l’ordre, à la
justice, et même à son intérêt. Par ailleurs, si tous commandent, nul
n’obéit. La liberté se confond avec la licence. Enfin, le
gouvernement sera exercé par des incapables ou des corrompus
parce que la nécessaire spécialisation n’est pas respectée. Ce régime
privilégie l’incompétence. Platon prend l’exemple de l’essaim
d’abeilles privé de sa reine ou de l’équipage du bateau qui se révolte
contre le capitaine et va droit au naufrage. Ce n’est que
progressivement, après Platon et Aristote, que le sens du mot
« démocratie » évoluera du « pouvoir du peuple » à une insistance
sur l’isonomie (l’égalité devant la loi) et la possibilité effective pour
chaque homme libre de participer au pouvoir.

La tyrannie est le gouvernement d’un ou plusieurs hommes guidés


par leur unique volonté. Ils utilisent la violence pour se faire obéir.
La tyrannie est condamnable, même s’il s’agit d’une tyrannie
« éclairée ».

62
Pour tout le monde, il n’y a manifestement pas d’État plus
malheureux que celui qui est régi tyranniquement, ni d’État plus
heureux que celui qui possède un régime royal 54.

Platon croit que les gouvernements se dégradent. Les quatre régimes


ci-dessus s’enchaînent, d’après lui, selon une loi de décadence, tout
comme l’homme vertueux peut dégénérer. Il éprouve la nostalgie
d’un âge d’or miné par l’oubli de la spécialisation, par la perte des
valeurs traditionnelles et par l’opposition entre les riches et les
pauvres.

Section 6 Aristote
§ 1. L’homme et l’œuvre

Aristote est né à Stagire, en Macédoine, en 384 ou 383 (on l’appelle


communément « Le Stagirite » ; au Moyen Âge on dira « le
Philosophe »). Il appartient à une famille de médecins. Son père,
Nicomaque, était médecin du roi Amyntas II de Macédoine, le père
de Philippe, lui-même père d’Alexandre le Grand (356-323).
Aristote, qui n’avait que 10 ou 12 ans à la mort de Nicomaque,
devient médecin lui aussi. Il gardera de sa formation médicale le
souci d’une analyse précise de la réalité concrète, qui permet
d’accéder à la connaissance. Il abandonne toutefois la médecine et
la biologie pour la philosophie. En 367 ou 366, il part à Athènes faire
ses études et devient à l’Académie l’un des plus brillants disciples
de Platon dont il était, semble-t-il, le préféré. Sorte de répétiteur ou
d’assistant, il est réputé pour sa passion de la lecture. Platon l’appelle
« le liseur ». Il fréquente l’Académie pendant vingt ans. Il fonde
ensuite sa propre école, le Lycée ou Péripatos (sorte de péristyle où
l’on se promenait en discutant), d’où le nom donné à ses élèves : les
péripatéticiens.

54
576e.
63
À Athènes, Aristote est un métèque, c’est-à-dire un étranger venant
d’une autre ville de Grèce (méta-oikos, littéralement « celui qui a
changé de maison »). Il ne peut donc participer concrètement à la vie
politique, mais l’observe constamment. Il devient précepteur du
futur Alexandre le Grand. Sa proximité avec celui-ci l’obligera à
quitter Athènes où son maître fait figure d’ennemi. Il est menacé
d’un procès en impiété. On lui reproche officiellement d’avoir
« immortalisé » un mortel, Hermias, en lui dédiant un hymne.
Aristote préfère quitter Athènes que d’encourir le sort de Socrate : il
ne veut pas, aurait-il dit, donner aux Athéniens l’occasion de
« commettre un nouveau crime contre la philosophie ». Il meurt en
323 ou 322.

L’œuvre d’Aristote est considérable. Seule une partie nous en est


parvenue, surtout les écrits « ésotériques » ou « acroamatiques »
(c’est-à-dire destinées à l’enseignement oral), par opposition aux
ouvrages « exotériques » qui constituent l’« Aristote perdu »,
probablement composé essentiellement de dialogues, à la manière de
Platon, et dont Cicéron louera le style. Les ouvrages ésotériques
n’étaient pas destinés à la diffusion, mais constituaient sans doute
des notes à l’intention des étudiants. On doit aussi à Aristote un
recueil de proverbes, significatif de sa méthode. Il prend en
considération l’expression populaire, celle des anciens, proches de
la sagesse initiale qu’à ses yeux les dieux ont transmise aux hommes.
Aristote, même pour ce qui concerne le droit, part en effet de
l’observation des choses et des gens, comme un médecin qui
ausculte son patient.

Andronicos de Rhodes, dernier chef d’école du Lycée, acquiert les


copies qui lui permettent de publier, vers 60 avant J.-C., la première
édition des œuvres acroamatiques d’Aristote. Elles se présentent le
plus souvent comme des recueils d’études plus ou moins
indépendantes, sans progression saisissable de l’une à l’autre,
comportant des redites et parfois même des contradictions. La

64
Métaphysique et la Politique s’étendent en effet sur presque toute la
carrière d’Aristote.

Les ouvrages qui intéressent davantage le juriste ou le philosophe du


droit sont l’Éthique à Nicomaque, La constitution d’Athènes et La
Politique. Un des ouvrages perdus s’intitulait De la justice. Aristote
a laissé également un rassemblement de toutes les « constitutions »
existant en son temps, soit, selon la tradition, cent cinquante-huit. Il
s’agit de descriptions des institutions et non, bien sûr, de lois
fondamentales au sens actuel de constitutions.

Pas plus que pour Platon, on ne peut tenter d’exposer l’ensemble de


la philosophie d’Aristote. Pourtant, certaines notions sont
essentielles pour entrer dans sa pensée sur le droit, traversée de part
en part par la question du droit naturel. Du moins faut-il rappeler la
théorie de l’« essence » et celle de l’« hylémorphisme ».

(…)

65
Raphaël, L’École d’Athènes,~1509 (détail).

Il existe bien, selon Aristote, une coupure (chôrismos) fondamentale


entre des réalités stables, immuables, objectivables dans le discours
et dans la science, et un domaine de réalités mouvantes,
indéterminées, qui ne se laissent pas saisir dans un langage rigoureux
et cohérent et ne sont accessibles qu’à l’opinion (doxa). Aristote ne
renonce pas à cette coupure platonicienne, mais la déplace. Au lieu
de séparer deux mondes, il la présente comme intérieure au seul
monde réel. La région céleste est caractérisée, à défaut
d’immutabilité proprement dite, par la régularité immuable des
mouvements qui s’y produisent, tandis que le « monde sublunaire »
est le domaine des choses qui « naissent et périssent » et sont
soumises à la contingence et au hasard.

On peut faire désormais l’économie de l’hypothèse d’un monde des


Idées. Platon les avait posées comme conditions de possibilité de la
science. Elles fournissaient à celle-ci l’objet stable que le sensible,
toujours en mouvement, ne peut lui offrir. Pour Aristote, ou bien les
Idées sont séparées, ou bien elles sont identiques au sensible. Si elles
sont séparées, elles sont inconnaissables ; si elles sont identiques au

66
sensible, elles comportent la même infirmité que lui et sont à
nouveau inconnaissables. On connaît le célèbre argument du
« troisième homme » : si un homme est un homme parce qu’il
participe à l’idée de l’homme, comme le soutient Platon, une
troisième idée d’homme serait nécessaire pour expliquer comment
l’homme et l’idée de l’homme sont tous deux des hommes, et ainsi
de suite ad infinitum55.

§ 3. Éléments de métaphysique : l’essence et l‘hylémorphisme

A. L’essence

Aristote remarque que le verbe d’existence, « être », commun à tout


étant, est susceptible de différentes significations. To on legetai
pollachôs, « l’être se dit en une pluralité de sens » (l’« extension »
d’un concept est d’ailleurs inversement proportionnelle à sa
« compréhension »). Ce n’est en effet pas dans le même sens que
nous disons : « Socrate est homme », « Socrate est juste », « Socrate
est grand de trois coudées », « Socrate est plus âgé que Coriscos »,
etc. Dans le premier cas, le verbe « être » renvoie à l’essence, dans
le deuxième à la qualité, dans le troisième à la quantité, dans le
quatrième à la relation, etc. Ces sens de l’être sont appelés par
Aristote catégories (du grec kategoria, qui signifie « attribution »).
Les catégories sont donc les différents modes de signification selon
lesquels la copule être lie le prédicat au sujet de la proposition.

L’être se dit en plusieurs acceptions, mais c’est toujours


relativement à un terme unique, à une seule nature déterminée 56.

55
Voy. Métaphysique, Livre A, 9 et Livre Z, 7. Toutes les traductions citées de la
Métaphysique sont celles de J. TRICOT, Paris, Vrin, 1953, t. 1, p. 176.
56
Métaphysique, livre , 2, 1003a 33 (entre autres). Sur l’ontologie
aristotélicienne, voy. spécialement P. AUBENQUE, Le problème de l’être chez
Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, Paris, PUF, 1962.
67
Les significations multiples de l’être, bien qu’elles soient
irréductibles les unes aux autres, n’en comportent pas moins une
certaine unité, dans la mesure où elles « se disent par rapport à un
principe unique », qui est l’essence (ousia, traduit aussi par
« substance »). Celle-ci renvoie à ce qu’un étant est vraiment au plus
intime de lui, à sa nature profonde, sa substance, ce qui le constitue
comme tel et, en même temps, le maintient un à travers ses
variations. L’essence est aussi ce qui dans l’étant est universel. Dès
lors, la science de l’être peut être dite « une », dans la mesure où « la
question qui est un objet passé, présent et éternel d’embarras et de
recherche, « qu’est-ce que l’être ? » se laisse ramener à « qu’est-ce
que l’essence ? »

Telles choses, en effet, sont dites des êtres parce qu’elles sont des
substances, d’autres parce qu’elles sont des déterminations de la
substance, telles autres parce qu’elles sont un acheminement vers la
substance, ou au contraire, des corruptions de la substance, ou parce
qu’elles sont des privations, ou des qualités de la substance, ou bien
parce qu’elles sont des causes efficientes ou génératrices, soit d’une
substance, soit de ce qui est nommé relativement à une substance,
ou enfin parce qu’elles sont des négations de quelqu’une des
qualités d’une substance, ou des négations de la substance même 57.

(…)

§ 5. Anthropologie : l’homme, le vivant dans la cité

Quelle est la justice adaptée à la nature de l’homme et de la Cité, à


leur accomplissement ? Pour Aristote, ce qui règne au plus haut
degré dans la nature est en effet la finalité et il convient toujours de
s’interroger à propos de celle-ci, lorsque l’on veut saisir l’essence. Il
s’avère que la nature de l’homme et celle de la Cité sont liées.

Les êtres s’unissent d’abord par couples et fondent des familles.


Plusieurs familles forment des villages pour satisfaire des besoins

57
Métaphysique, Livre , 2, 1003b, 5-10.
68
qui débordent la vie quotidienne. La communauté de plusieurs
villages est la cité. Pour le Stagirite, la cité accomplie est avant tout
autarcique, indépendante.

La cité est naturelle – donc elle a en elle-même le principe de son


changement –, tout comme l’homme qui, par essence, est un « vivant
au sein de la cité ». La raison en est qu’il est capable de parler, non
pas au sens d’une compétence technique de transmission
d’informations, mais au sens d’être « approprié à la parole », au
logos qu’il possède, donc à la raison. La fin du langage en effet n’est
pas d’articuler des sons, ni même d’exprimer la douleur ou la
satisfaction, mais de dire le juste. Doué de langage, l’être humain est
le seul vivant, le seul être naturel qui puisse entretenir des rapports
d’utilité mais aussi de justice avec son semblable. Ainsi, pourrait-on
paraphraser, l’homme est naturellement et avant tout fait pour le
droit, si l’on accepte que le droit doit être juste.

Ce passage est fondamental :

Toute cité est naturelle, comme le sont les premières communautés


qui la constituent. Car elle est leur fin, et la nature est fin : car ce
que chaque chose est, une fois que sa genèse est complètement
achevée, nous disons que c’est la nature de cette chose, ainsi pour
un homme, un cheval, une famille. De plus le « ce en vue de quoi »,
c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur ; et l’autarcie est à la fois la fin
et le meilleur. Nous en déduisons qu’à l’évidence la cité fait partie
des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal
politique, si bien que celui qui vit hors cité, naturellement bien sûr
et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit
un être surhumain : il est comme celui qu’Homère injurie en ces
termes : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». Car un tel homme est
du même coup naturellement passionné de guerre. Il est comme une
pièce isolée au jeu de tric-trac.

Ainsi la raison est évidente pour laquelle l’homme est un être


civique [ζῷον πολιτικόν – zôon politikon], bien plus que tous autres,
abeilles ou animaux grégaires. Comme nous le disons, en effet, la
nature ne fait rien en vain ; or, seul d’entre les animaux l’homme a
la parole [λόγον - logon]. Sans doute les sons de la voix [φωνή -
69
phônè] expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve-t-on
chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de
ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux.
Mais la parole, elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et
par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère
distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il
perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs et
autres notions de ce genre ; or c’est la possession commune de ces
valeurs qui fait la famille et la cité58.

L’importance du langage dans la détermination de l’homme est bien


un trait qui traverse toute la philosophie occidentale jusqu’à nos
jours. On se souvient des commandements donnés à Moïse qui sont
plutôt des « paroles », de la dénomination des lois à Sparte (ρήτρα -
rhétra), de la réflexion sur le langage et la justice provoquée par les
sophistes, etc.

L’homme est présenté par Aristote comme naturellement zôon


politikon, « animal politique » ou « animal social » qu’il vaut mieux
traduire par « vivant au sein de la cité »59. Celle-ci est naturellement
première, même si, en fait, tel homme vit en dehors d’elle. Elle est
antérieure à l’individu et à la famille qui ne reçoivent leur sens que
par elle. Étudier l’homme hors de la cité serait comme étudier une
main coupée. Cette étude est possible, mais elle ne concerne plus

58
Politique, I, 2, 1253a, 10-12. La célèbre définition aristotélicienne selon
laquelle l’homme est « doué de logos » se retrouvera, assez curieusement, dans
l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre
1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils
sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans
un esprit de fraternité. »
59
Cette définition de l’être humain comme logikon et politokon a été reprise par
des auteurs aussi différents que Thomas d’Aquin ou Proudhon. Ce dernier n’hésite
pas à dire « qu’elle vaut mieux que toutes celles qui ont été données depuis. » (P.-
J. PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ?, 1840, Paris, Librairie générale
française, [Le Livre de poche. Les classiques de la philosophie, n° 31348], 2009,
p. 367.
70
vraiment une main. L’homme ne peut accéder à l’humanité véritable
que dans le cadre de la polis.

Par nature donc, la cité est antérieure à la famille et à chacun de


nous, car le tout est nécessairement antérieur à la partie. […] Ainsi
donc, il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est
antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut
se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une
partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en
communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-
même, ne fait pas partie de la cité : dès lors, c’est un monstre ou un
Dieu. La nature est donc à l’origine de l’élan qui pousse tous les
hommes vers une telle communauté ; mais le premier qui la
constitua fut cause d’un très grand bien60.

Le but de la cité n’est pas seulement le « vivre », c’est-à-dire la


satisfaction des besoins, mais aussi le « bien-vivre », c’est-à-dire la
vie heureuse, le bonheur, qui se confond avec la vie vertueuse. La
vertu est la recherche du souverain bien humain. Le bonheur est une
activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite. La science
suprême de la nature de ce Bien est la politique, science qui ne vise
pas la connaissance, mais l’action61.

§ 6. La justice comme médiété

A. La justice comme vertu et la vertu comme médiété

60
Politique, I, 2, 1253 a, 29-32.
61
Éthique à Nicomaque, 1094a et ss. Toutes les traductions citées de l’Éthique à
Nicomaque sont celles J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1979.
71
Le Stagirite avait posé le principe selon lequel toute personne
recherche le bonheur et que celui-ci est atteint par la vertu. La vertu
elle-même est une « médiété », c’est-à-dire une juste mesure entre
des extrêmes (bien que certaines actions ou affections n’admettent
pas de médiété parce qu’elles sont mauvaises en elles-mêmes,
comme l’adultère, le vol, l’homicide, l’envie)62.

On peut dire qu’en un certain sens, toutes les vertus sont incluses
dans la justice générale ou universelle qui rend l’homme apte à
respecter les lois, tend à produire et à conserver le bonheur, et à
traiter aussi bien ses propres affaires que les affaires d’autrui.

La justice prise au sens particulier est cette sorte de disposition qui


rend les hommes aptes à accomplir les actions justes, et qui les fait
agir justement et vouloir les choses justes ; l’injustice est cette
disposition qui fait les hommes agir injustement et vouloir les choses
injustes.

B. La justice particulière comme médiété

La justice particulière, distincte de l’ensemble de la morale, est


relative à ce qui peut faire l’objet de répartition injuste, comme
l’honneur, l’argent ou la sécurité. Tout inégal est contraire à la loi,
mais tout contraire à la loi n’est pas nécessairement inégal.

C’est à ce stade qu’intervient la distinction devenue classique entre


justice distributive et justice commutative ou corrective. La première
concerne la distribution des honneurs, des richesses ou des autres
avantages. La justice distributive ne consiste pas nécessairement, et
même rarement, à établir une simple identité des parts, mais à établir
une proportion : rendre à chacun son dû. Ainsi, si les honneurs

62
Ce paragraphe résume le Livre V de l’Éthique à Nicomaque, consacré à la
justice, qui constitue un des principaux textes fondateurs de la philosophie du droit
et du droit naturel. Aristote traite également de la justice distributive dans La
Politique (III, 9, 1208a et III, 12, 1282b).
72
dépendent des mérites, A/B= Γ / Δ, où A représente une personne, B
une autre, Γ la part de A et Δ celle de B. Il s’agit d’une proportion
que les mathématiciens appellent « géométrique » par opposition à
la première, « arithmétique ». La théorie d’Aristote n’est pas
différente, mais plus formalisée, que l’approche de Platon qui
discutait de la valeur de la maxime : « Le juste est d’attribuer à
chacun son dû63. »

Le juste implique donc nécessairement au moins quatre termes : les


personnes pour lesquelles il se trouve en fait juste, et qui sont deux,
et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux
également. Et ce sera la même égalité pour les personnes et pour les
choses : car le rapport qui existe entre ces dernières, à savoir les
choses à partager, est aussi celui qui existe entre les personnes. Si,
en effet, les personnes ne sont pas égales, elles n’auront pas de part
égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, étant
égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non
égales, ou quand, les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont
égales.
[…] Et le juste, donc, implique quatre termes au moins, et le rapport
entre la première paire de termes est le même que celui qui existe
entre la seconde paire, car la division s’effectue d’une manière
semblable entre les personnes et les choses. Ce que le terme A, alors,
est à B, le terme Γ le sera à Δ; et de là, par interversion, ce que A est
à Γ, B l’est à Δ ; et par suite aussi le rapport est le même pour le total
à l’égard du total. Or c’est là précisément l’assemblage effectué par
la distribution des parts, et si les termes sont joints de cette façon,
l’assemblage est effectué conformément à la justice. Ainsi donc,
l’assemblage du terme A avec le terme Γ et de B avec Δ, constitue
le juste dans la distribution, et ce juste est un moyen entre deux
extrêmes qui sont en dehors de la proportion, puisque la proportion
est un moyen, et le juste une proportion. Les mathématiciens
désignent la proportion de ce genre du nom de géométrique, car la
proportion géométrique est celle dans laquelle le total est au total
dans le même rapport que chacun des deux termes au terme
correspondant. Mais la proportion de la justice distributive n’est pas

63
Voy. supra, section 5, § 7.
73
une proportion continue, car il ne peut y avoir un terme
numériquement un pour une personne et pour une chose 64.

En d’autres mots, A/B = Γ/Δ, où A et B représentent des personnes


et Γ et Δ des choses. Dès lors, A/Γ = B/Δ et A/B + Γ/Δ = A/B ; c’est-
à-dire, pour cette dernière égalité, que si on donne à A la part Γ et à
B la part Δ, A + Γ et B + Δ restent dans le même rapport que A et B,
donc A + Γ/B + Δ = A/B également. Si la proportion était
« continue », on aurait A/B = B/Γ, c’est-à-dire trois termes et non
quatre, « ce qui est impossible car les personnes et les choses sont de
nature différente ».

On voit à quel point la notion de justice s’enracine dès l’aube de la


théorie du droit dans la notion d’égalité qui est en même temps une
notion mathématique. C’est, après Pythagore, l’affirmation du lien
entre mathématiques et droit. Il y en aura d’autres, spécialement à la
Renaissance, quand les mathématiques seront mobilisées pour
comprendre, transformer et dominer la nature et les hommes.

La justice commutative, logiquement seconde, vise à ce que chacun


conserve à travers les échanges la part qui lui revient selon la justice
distributive, la « rectitude dans les transactions privées », qu’elles
soient volontaires (vente, dépôt, location) ou involontaires dans le
chef de celui à qui sa part est prise (vol, empoisonnement, faux
témoignage). Il s’agit cette fois d’égalité arithmétique, non
proportionnelle : ce qui a été pris à l’un doit exactement lui être
rendu. Il revient le cas échéant au juge de rétablir cette deuxième

64
Éthique à Nicomaque, 1131a, 20 et ss. Isocrate (436-338), dans son Discours
aréopagitique (VII, 21-22) se référait aussi à « deux égalités [...] dont l’une
distribue la même part à tous et l’autre à chacun ce qui lui convient ». Cicéron
reprendra la notion, suivi par les Pères de l’Église. La justice attribue à chacun ce
qui lui revient, dit saint Ambroise lorsqu’il reprend Cicéron dans son traité Des
offices des ministres (I, 24, 115). Saint Augustin a des formules analogues dans le
De libero arbitrio (Du libre arbitre, 1, 13, 27) et dans la Cité de Dieu (XIX, 21);
Commentaires sur le Psaume LXXXIII (11 et ss.).
74
sorte d’égalité. « Aller devant le juge c’est aller devant la justice car
le juge tend à être une justice vivante65. »

Ces remarques d’Aristote peuvent paraître très formelles, elles sont


pourtant d’un intérêt fondamental. La notion d’égalité est au centre
du débat entre libéralisme (à chacun en proportion de ses mérites, à
condition de pouvoir adéquatement déterminer ceux-ci) et
socialisme ou marxisme (qui tend en principe davantage vers une
égalité arithmétique, c’est-à-dire à une identité de parts entre
citoyens). Ou encore, qu’entend-on par égalité des chances ? Un tel
débat se poursuit de nos jours par exemple avec l’œuvre de John
Rawls66.

La Cour constitutionnelle belge (ex-Cour d’arbitrage), s’inspirant en


cela de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme, répète à l’envi que « les règles constitutionnelles de
l’égalité et de la non-discrimination n’excluent pas qu’une différence
de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour
autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit
raisonnablement justifiée. Les mêmes règles s’opposent, par ailleurs,
à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une
justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant
dans des situations qui, au regard de la mesure considérée, sont
essentiellement différentes. » Ce n’est rien d’autre que la mise en
œuvre de l’égalité proportionnelle.

65
Éthique à Nicomaque, 1132a.
66
Dans Théorie de la justice, paru en 1971, ce dernier propose deux principes de
justice : « 1. Chaque personne a un droit égal au système le plus étendu de libertés
de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres.
2. Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition : a) qu’elles
soient au plus grand avantage du plus mal loti ; b) qu’elles soient attachées à des
positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions d’égalité équitable
des chances. » (§§ 11 et ss.) Rawls utilise le mot « égalité » ou « inégalité » au
sens arithmétique. Voy. J. RAWLS, Théorie de la justice, tr. fr. C. AUDARD, Paris,
Seuil, 1987.
75
On l’a dit à propos de Platon, la difficulté engendrée par une
approche trop formelle de l’égalité proportionnelle vient toutefois de
la difficulté de déterminer le critère selon lequel les personnes
doivent être mises en relation. Le rapport A/B est-il celui de la vertu,
de la richesse, de l’utilité, de la nationalité, de la race67 ?

(…)

67
Bien plus tard, le célèbre arrêt Plessy v. Ferguson rendu par la Cour suprême
des États-Unis le 18 mai 1896 (163 U.S. 537) à propos d’une loi imposant aux
compagnies de chemin de fer de transporter des passagers dans des voitures ou des
compartiments différents, dira que l’objet du XIVe amendement de la Constitution
« est sans aucun doute d’imposer une totale égalité des deux races devant la loi.
Mais de par la nature des choses, il ne peut avoir voulu abolir les distinctions
fondées sur la couleur, imposer une égalité sociale par opposition à politique, ni le
mélange (comingling) des deux races selon des termes qui ne seraient satisfaisants
pour aucune. » Le schéma aristotélicien de la justice distributive peut parfaitement
s’appliquer à ce raisonnement : égalité n’est pas identité, et il est normal que des
différences de traitement s’appliquent à des différences de situation, en
l’occurrence appartenir à la « race » blanche ou à la « race » noire. Pourtant, le
choix du critère de différenciation ne laissait pas de poser question et constituait
même l’enjeu principal du débat.
76
Conclusions de ce chapitre
L’idée d’une nature engendrante, la physis, s’enracine au plus
profond de la philosophie grecque. Elle ne remplace pas la
justification de la norme par la transcendance et le sacré, elle
l’accompagne et la concurrence progressivement. Antigone invoque
l’ordre divin ; le dieu d’Aristote, immobile et impersonnel, ne sera
pas créateur de lois.

Les présocratiques font de la physis un des premiers et des plus


riches concepts de la rationalité, d’emblée lié au logos, à la faculté
humaine de parler et de penser. L’horizon commun de leur
méditation, pour ce que nous en savons, est la conviction que le réel
est ordonné et harmonieux. La norme ou les comportements ne
peuvent rompre cette harmonie mais doivent au contraire tenter de
la reproduire.

Les sophistes s’emparent de la physis pour la mobiliser en fonction


de la loi qu’ils préconisent ou qu’ils rejettent. Dans la plupart des
cas, ils estiment que la loi humaine ne respecte pas la nature. La loi
naturelle s’oppose, selon Protagoras, Antiphon ou Calliclès, à la
justice légale.

Platon et Aristote, chacun à sa manière, pensent qu’une norme


conforme à la nature peut et doit exister, et le premier ira jusqu’à en
proposer une ample description à travers la Cité idéale qui se révèle
parfois une utopie dangereuse. L’un et l’autre démontrent à nouveau
que la nature est conçue en fonction de ce qu’on aimerait lui faire
dire plutôt que l’inverse. Aristote, premier grand théoricien du droit
« naturel », élabore une théorie de la justice très formelle, et est plus
sensible que son maître à la relativité des lois humaines. Pour ces
deux géants de la philosophie, la conformité au Bien de la loi et la
conformité à la vertu de l’homme juste constituent les critères
ultimes de validité de la loi ou de la conduite des citoyens.
77
Ils critiquent les systèmes politiques de leur temps en fonction des
théories qu’ils ont élaborées. Le regard de Platon ne laisse pas d’être
pessimiste. Aristote est plus serein mais s’engage moins
franchement dans la prise de position politique.

Rome héritera de la pensée grecque et la remodèlera à sa façon.

78
CHAPITRE V - ROME ET LA PHILOSOPHIE DU
DROIT

(…)

79
CHAPITRE VI - LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE
ET LE DROIT NATUREL

(…)

Conclusions de ce chapitre
Pendant environ 1.500 ans, le droit, en Europe et plus tard dans le
Nouveau Monde, a entendu se conformer au christianisme tel que le
pouvoir religieux l’a interprété et construit. Certains, aujourd’hui,
tiennent cette influence pour dépassée et dès lors sans intérêt. Notre
culture du XXIe siècle en est pourtant encore tout imprégnée. Les
militants chrétiens se battent d’ailleurs pour la maintenir, tandis que
les militants laïcs ou athées s’efforcent de la combattre, ce qui
prouve son actualité.

Fondamentalement, le message de Yeshoua le Nazaréen, tel que nous


le connaissons à travers le Nouveau Testament, s’oppose par une
sorte de parole de l’excès, de la surabondance, de l’amour
déraisonnable, tant au juridisme casuistique juif qu’à la recherche de
la juste proportionnalité chère aux Grecs ou au réalisme politique des
Romains.

Les pensées hébraïque et chrétienne représentent des tentatives


exceptionnelles d’intériorisation de la loi, un effort unique pour
permettre à celle-ci de toucher la totalité de la personne humaine.
Cette ambition n’est cette fois plus celle de notre droit moderne qui
ne s’adresse qu’au comportement extérieur, dans les termes
restreints du permis, du défendu et de l’obligatoire.

La loi, chez Paul, premier théologien du christianisme, pas plus que


chez Moïse, ne relève d’un quelconque droit naturel. Celui-ci,
répétons-le, est typique de l’approche grecque. Toutefois, les

80
héritiers de la pensée grecque seront, pendant des siècles, des
chrétiens et ceux-ci, spécialement les Pères de l’Église, penseront
sous l’influence évidente des auteurs grecs et latins. On oublie aussi
trop souvent à quel point la loi mosaïque et la loi paulinienne
constitueront un soubassement plus ou moins explicite de leur
pensée. L’idée que la loi permet de vivre, d’échapper à la mort, non
seulement au sens de la préservation de sa vie le plus longtemps
possible, mais au sens radical de ne pas mourir, sera présente à divers
degrés. L’affirmation selon laquelle l’obéissance à la loi doit être
intériorisée par le sujet de droit renforcera des notions juridiques
contemporaines comme celle de « respect » ou de « dignité ».

Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’au fil des siècles qu’égrène le
Moyen Âge se soit progressivement formée une synthèse entre la
tradition sémitique et la tradition grecque, déjà nettement perceptible
chez saint Augustin, plutôt platonicien, et génialement accomplie
près d’un millénaire plus tard par saint Thomas, ouvertement
aristotélicien. Selon eux, la nature contient un ordre juridique que la
raison est capable de découvrir à travers un long chemin rationnel. Il
correspond à la volonté d’un Dieu qui parle immédiatement au
croyant et lui offre ainsi un accès au droit naturel plus immédiat.

Toutefois, les Temps modernes approchent, et bientôt le droit naturel


s’éloignera de sa référence religieuse. Avant de décrire ce
mouvement, évoquons la tradition au sein de laquelle il n’aura pas
lieu : l’islam.

81
CHAPITRE VII – LE DROIT NATUREL ET L’ISLAM

(…)

Conclusions de ce chapitre
La pensée islamique en général et la conception du droit qu’elle
inclut perpétuent à l’évidence, jusqu’à ce jour, la tradition sémitique.
Il ne saurait y être question de « droit naturel ». Averroès a certes
cherché à montrer l’adéquation entre le Coran et la Sounna, d’une
part, la pensée grecque et spécialement celle du Stagirite, d’autre
part. Il a échoué à imposer sa synthèse. À la même époque, saint
Thomas réussissait dans le monde chrétien à convaincre de la
convergence de la Révélation et de la raison.

Aujourd’hui, la plupart des cultures du Nord de la planète ont


abandonné la référence divine et tentent de s’appuyer sur la raison
humaine considérée comme expression de la puissance de l’homme
et de sa maîtrise sur les étants, comme nous allons le voir dans le
chapitre suivant. Ce n’est toutefois pas demain que, face à lui, le
monde musulman acceptera de renoncer à ses fondements religieux.

Les divergences de conception du droit, et par voie de conséquence


le statut des droits fondamentaux tels qu’affirmés en « Occident »,
ne résultent pas d’une quelconque mauvaise foi ou d’un
opportunisme politique. Il n’est pas possible de demander à un
musulman de voir ailleurs que dans la Révélation donnée au
Prophète la source de la norme et sa légitimité. Seuls le dialogue et
la tolérance permettront de concilier tradition moyen-orientale et
tradition indo-européenne, au stade où elles en sont aujourd’hui, et
d’apercevoir chez l’autre toute la richesse de sa culture et de sa
conception de la norme. La « réouverture de la porte de l’ijtihād »,
de l’« effort » de recherche personnelle à partir des textes sacrés,
82
serait de nature à favoriser la rencontre entre musulmans et non-
musulmans.

83
CHAPITRE VIII - LE DROIT NATUREL
ET LA FORMATION DE L’ÉTAT MODERNE

Section 1 Le contexte
§ 1. L’humanisme de la Renaissance

Les fondements directs du droit moderne se dessinent à partir de la


Renaissance européenne. Ce terme assez vague sur le plan historique
correspond, en gros, à la seconde moitié du XVe siècle et au
XVIe siècle. C’est un moment d’intense renouveau social, politique,
économique, philosophique, artistique, religieux.

Un regain d’intérêt pour la philosophie antique se manifeste. Un


retour aux sources est prôné plutôt qu’à leurs commentaires, de
même qu’un retour à la Bible elle-même.

Une insistance sur l’homme, magnifié notamment dans les arts, se


fait jour, contre la tradition scolastique qui insistait surtout sur la
faiblesse humaine face à Dieu. L’idée de dignité humaine,
notamment, aujourd’hui plus que jamais d’actualité, s’affirme68. La
conviction transparaît aussi que l’homme peut maîtriser son destin,
qu’il est capable de le transformer. On peut citer à ce sujet Pic de la
Mirandole (1463-1494) et son discours De Dignitate Hominis,
Érasme (1466-1536) et son Éloge de la Folie, Thomas More (1478-
1535) et son Utopie. Le courant utopiste contient déjà le refus de la
condition humaine telle qu’elle est, la conviction que l’on peut la

68
Sur les fondements philosophiques de la dignité humaine, voy. F. RIGAUX, « Les
sources philosophiques de l’intangibilité de la dignité humaine », Bulletin de la
classe des lettres de l’Académie royale de Belgique, 6e série, tome XII, 7-12/2001,
pp. 561-598 ; J. FIERENS, « La dignité humaine comme concept juridique », cité.
84
changer par la raison et la volonté, et comporte des connotations
politiques évidentes69.

L’idée de l’égalité de tous les êtres humains se précise également. Le


contrat social, pour Socrate pacte de sujétion, pactum subjectionis,
devient pacte fondateur primordial de la société, pactum societatis.

En ce qui concerne le droit, la Renaissance ouvrira la période de


l’humanisme juridique, que Michel Villey définira comme « la
tendance à mettre l’homme au principe et à la fin de tout »70.

Les idées fondatrices des droits de l’homme s’élaborent et circulent.


Nicolas de Cues (1401-1464), par exemple, anticipe étonnamment la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

Puisque les hommes possèdent par nature égalité de pouvoir et de


liberté, aucun d’eux, jouissant de ce pouvoir commun de façon
naturelle et égale, ne saurait être investi d’une puissance vraie et
ordonnée s’il n’est élu par les autres et ne reçoit leur consentement 71.

§ 2. L’Église et les Guerres de religion

L’Église se caractérise à l’époque par la dissipation des mœurs et


l’incapacité des papes de répondre aux attentes des clercs et des
intellectuels. La papauté se trouve tout entière sous l’emprise
politique. La religion n’est plus le fin mot de tout.

Les Guerres de religion déchirent l’Europe. La référence au Dieu des


chrétiens, vieille de 1.500 ans, perd ainsi son unité. Le massacre de
la Saint-Barthélemy, commencé à Paris la nuit du 23 au 24 août 1572
et poursuivi en province jusqu’en octobre, coûte la vie à des milliers

69
Sur l’utopisme, voy. G. HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité. Une
histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck
Université, 3e éd. 2002, pp. 62 et ss.
70
Seize leçons de philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1969, p. 60.
71
De docta ignorantia, II, 14, tr. fr. L. MOULINIER et A. REY, Paris, Alcan, 1930.
85
de protestants. La liberté de pensée et de religion devient un objectif
fondamental. Le 13 avril 1598, Henri IV proclame l’Édit de Nantes
de tolérance religieuse, mais on sait que cet édit sera révoqué par
Louis XIV le 18 octobre 1685.

Les Guerres de religion réactivent aussi la notion de contrat social.


Au cours des luttes religieuses de la Renaissance, elle permet en effet
de fonder le droit de résistance. Il s’agit d’abord d’une doctrine
protestante, mais les théoriciens catholiques l’adoptent quand
règnent des rois protestants. L’auteur anonyme du Vindiciae contra
tyrannos (1579), la plus célèbre parmi les œuvres des
monarchomaques (littéralement : « ceux qui combattent le
souverain, le monarque »), admet l’existence d’un double contrat, le
premier entre Dieu et le peuple, le second, subordonné au premier,
entre le roi et le peuple. Si le roi persécute la vraie religion, il viole
le contrat conclu entre Dieu et le peuple et celui-ci peut user de son
droit de résistance72. Les monarchomaques élaborent leur théorie
dans le contexte des persécutions contre les Huguenots. François
Hotman (1524-1590) ou Théodore de Bèze (1519-1605), tous deux
calvinistes, mettent en avant la notion de contrat entre la population
et le souverain tout-puissant. Cette doctrine aboutit à la conclusion
que la finalité de l’État réside dans la prospérité de tous les membres
du corps social. Celui-ci consent au roi sa couronne dont l’autorité
reste de droit divin, et délègue aux magistrats et officiers de la
couronne la souveraineté populaire. La rébellion contre la tyrannie
est par conséquent non seulement nécessaire mais également de droit
divin.

De manière plus générale, il ne faut pas déduire des charmes de la


Renaissance que le XVIe siècle est un temps de paix. La France de
François Ier est en guerre. L’Italie est déchirée par les guerres entre
villes. Thomas More réagira aussi devant la misère qui accable

72
Le Vindiciae, propagé sous le pseudonyme de Junius Brutus, est attribué à
Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623) et Hubert Languet (1518-1581).
86
l’Angleterre. La perception de la violence des hommes et de la
pauvreté influencera Machiavel ou, plus tard, Hobbes.

§ 3. Les sciences et les grandes découvertes

La Renaissance est l’époque de l’invention de l’imprimerie par


Gutenberg (~1394-1468), qui permettra une diffusion des idées bien
plus large et plus rapide qu’auparavant. On peut en comparer les
effets avec l’invention d’internet quelques siècles plus tard. C’est
aussi l’époque de Léonard de Vinci (1452-1519) qui privilégie la
méthode expérimentale ou empirique, de Copernic (1473-1543) qui
affirme que la terre tourne autour du soleil, de Kepler (1571-1630)
qui expose les trois lois du mouvement des planètes, de Galilée
(1564-1642) qui confirme la théorie de Copernic et expose les lois
mathématiques de la chute des corps, de Vésale (1514-1564) qui crée
l’anatomie.

Copernic publie en 1543, l’année de sa mort, le De revolutionibus


orbium coelestium (Sur la révolution des orbes célestes73), qui met
fin non seulement au géocentrisme qui prévaut depuis l’Antiquité,
mais également au fractionnement de l’univers tel que l’avait conçu
Aristote qui le divisait en monde sublunaire et monde sidéral, dotés
chacun de propriétés physiques différentes. Copernic remplace
toutefois le géocentrisme par l’héliocentrisme, aujourd’hui lui-
même dépassé.

« Et pourtant elle tourne… » Galilée aurait prononcé ces mots le


22 juin 1633 lors du procès intenté contre lui par les grands-prêtres
de l’Inquisition au sujet de sa théorie de l’héliocentrisme. Pour
échapper au bûcher, Galilée accepte à genoux de renier
publiquement sa thèse. Mais, selon la tradition populaire, il aurait
murmuré ces mots en se relevant : « Eppur, si muove ! »

73
Voy. la tr. fr. de J. PEYROUX, Paris, éd. A. Blanchard, 1987.
87
Ce que nous appelons aujourd’hui « science » n’existe pas en tant
que tel avant les XVIe-XVIIe siècle. La connaissance était rarement
expérimentale. Depuis l’Antiquité, les sciences dites « de la nature »
étaient ce qu’on appelle parfois des « philosophies naturelles », où
la connaissance de la nature comme donnée à l’observation était
toujours étroitement liée à des préoccupations métaphysiques. La
Renaissance inaugure la scission entre science et religion, qui
triomphe aujourd’hui. Une séparation rigoureuse s’impose entre ce
qui est en fait et ce qu’il faut en droit.

La « science de la nature » privera également peu à peu cette dernière


de la spontanéité et de la finalité que lui attribuaient les Grecs. Pour
la mécanique classique, la nature ne sera plus que le cadre indifférent
et inerte des mouvements qui se produisent en son sein. Il en va
même ainsi du corps humain que Hobbes et Descartes iront jusqu’à
comparer à un automate.

Spécialement sous l’influence de Francis Bacon (1561-1626),


philosophe anglais, la science est poussée vers l’induction et non
plus vers la déduction, vers l’expérimentation qui consiste à
provoquer la nature pour la connaître, et à isoler les phénomènes les
uns des autres, ou encore à inventer des appareils et des
instruments74. La science se préoccupe davantage de rechercher les
causes efficientes (ce qui provoque le phénomène constaté) sans
souci de la cause finale (la raison, le sens, la finalité). Elle tend enfin
à refuser tout argument d’autorité ou théologique. La science pourra
alors se tourner vers la transformation de la nature plutôt que sa
description, elle voudra la réorganiser en fonction de ce que l’homme
croit être son avantage75. La nature ne crée plus, ne commande pas,
elle devient manipulable, exploitable. Ce changement de conception

74
Voy. F. BACON, Novum Organum (1620), tr. fr. J.-M. POUSSEUR et
M. MALHERBE, Paris, PUF [Épiméthée], 1986.
75
Pour tenter de se faire une idée du contexte de l’époque, on recommandera la
lecture du roman parfaitement documenté et remarquablement écrit de Marguerite
Yourcenar, L’œuvre au noir, Paris, Gallimard, 1968.
88
la privera du respect dont les Anciens lui témoignaient. On aboutira
à terme à tous les problèmes que pose aujourd’hui sa préservation.

La science donne à l’homme la maîtrise, ou l’illusion de la maîtrise,


par la « raison » qui perd progressivement sa fonction d’instrument
de justice pour devenir celui de la domination des étants, y compris
de l’homme.

En droit, le positivisme est dès lors rendu possible : la loi sera ce que
décide l’instance compétente par sa volonté et sa maîtrise,
indépendamment, le cas échéant, d’un souci de justice. Le droit est
la règle empiriquement constatée. Tel est, jusqu’à nos jours, le trait
distinctif du pouvoir politique : il est celui qui fait les lois, non plus
nécessairement celui qui rend à chacun son dû, et la science juridique
consiste d’abord à connaître et à maîtriser la production normative
sans y attacher de jugements de valeur.

1492 est l’année de la « découverte » des Amériques (le terme lui-


même indique un évident « européanocentrisme ») après
l’introduction en Occident de l’idée de la rotondité de la terre, établie
déjà par les penseurs de la Grèce classique.

La rotondité de la terre avait été suggérée ou affirmée par Thalès de


Milet, Pythagore, Aristote ; au IIe siècle avant J.-C. par Érastotène,
le bibliothécaire d’Alexandrie, au IIe siècle après J.-C. par Ptolémée,
astronome et géographe à Alexandrie. Ce dernier avait calculé la
latitude et la longitude de 8.000 points sur la Terre, en se basant
toutefois sur des calculs inexacts. Ses cartes, conservées par les
Arabes, furent redécouvertes et utilisées par les navigateurs
européens de la Renaissance. C’est l’erreur de Ptolémée dans
l’estimation des distances entre les points de la Terre qui a amené
Christophe Colomb à croire que les Indes étaient plus facilement
accessibles par l’Ouest. Jusqu’à sa mort, Colomb sera persuadé de
les avoir atteintes.

89
La boussole, apparue en Chine dès le Xe siècle, et l’astrolabe qui
rend possible le calcul de la position en pleine mer à toute époque de
l’année permettent aux navires de s’éloigner des côtes et
d’entreprendre des voyages au très long cours.

La maîtrise de la poudre à canon rend les armes des Européens très


supérieures, ce qui leur permet d’exterminer ou d’asservir les
populations des « nouvelles » terres. La plus ancienne recette
détaillée de la poudre noire, mélange de salpêtre, de soufre et de
charbon, apparaît dans un manuel militaire chinois imprimé en 1044.
Un document écrit du milieu du XIIIe siècle confirme que de la
poudre noire peut être introduite dans des tiges de bambou dans le
but de lancer des projectiles en pierre.

Quatre idées-forces de la pensée moderne, au moins, se développent


donc : la nécessité d’une séparation entre la théologie et la
philosophie ; les mathématiques comme modèle de la raison
rigoureuse ; le privilège de la méthode expérimentale et de la
connaissance objective des faits de la nature ; l’utilisation de la
raison pour transformer le monde et plus seulement pour le
comprendre.

Section 2. Machiavel
§ 1. L’homme et l’œuvre

Niccolò Machiavelli, que le monde anglophone baptisera « Old


Nick », est né à Florence en 1469 alors que les Médicis exercent le
pouvoir. Côme de Médicis règne à partir de 1434, pendant trente ans.
Après sa mort et celle de son fils, Pierre le Goutteux, le pouvoir était
échu à son petit-fils Laurent, chassé avant que la république ne soit
restaurée. Entre 1494 et 1498, la prédication du dominicain
Savonarole contre le luxe et le relâchement provoque une réforme
90
morale et politique chez les Florentins. En 1498, Savonarole meurt
sur le bûcher. Les adversaires les plus acharnés des Médicis, les
« Enragés » prennent le pouvoir. Machiavel est, de 29 à 43 ans,
« secrétaire de la Chancellerie des Très Hauts et Magnifiques
Seigneurs de Florence », les Borgia, ce qui correspond à un ministre
des Affaires étrangères. Il est ensuite ambassadeur en France, puis
en Allemagne. Mais le pape, après une victoire militaire contre
Florence, impose le retour des Médicis. Machiavel est alors écarté
des fonctions publiques et contraint à une oisiveté forcée dans sa
propriété de Sant’Andrea in Percussina, à une vingtaine de
kilomètres de Florence. Il s’efforce de gagner les bonnes grâces de
Laurent de Médicis à qui il dédie Le Prince. Laurent, semble-t-il, ne
le lira jamais. Un timide retour à la vie publique de Machiavel
s’amorce en 1525. On lui redonne le droit de tenir une charge à
Florence. Il meurt en 1527.

L’ouvrage le plus célèbre de Machiavel est Le Prince, écrit en


quelques jours et publié en 1513, dont le véritable titre original est
De Principatibus (Des Principautés) Le livre se fonde sur
l’expérience personnelle de l’auteur qui veut décrire la réalité du
pouvoir, et sur son interprétation de nombreux faits historiques.
Machiavel essaie de trouver un moyen de sortir l’Italie de la situation
de partage entre les royaumes, républiques et autres principautés, et
du conflit qui oppose le « Saint-Empire romain de la nation
germanique » à la papauté. Il cherche les conditions que doit remplir
un État pour se faire respecter et réaliser son unification. L’œuvre de
Machiavel sera d’ailleurs bien évidemment mise à l’index par Rome.

§ 2. Le Prince

L’intérêt majeur de l’œuvre de Machiavel, dans le contexte de notre


réflexion sur le droit naturel, est qu’il constitue un éloignement
significatif de la perception du droit comme justice, qui s’était
développée en Occident depuis l’Antiquité (à l’exception de

91
quelques sophistes, nous l’avons vu)76. Le droit, selon notre auteur,
sert les intérêts des puissants, il n’est pas là pour protéger les faibles.
En d’autres mots, s’il y a de la « nature » dans le droit, il s’agit d’une
nature agressive, domination des forts sur les faibles… à moins que
le moment machiavélien soit aussi une rupture avec l’idée de nature
dans le droit, et un autre pas important vers le positivisme77.

A. Politique et religion

La réflexion de Machiavel ne concerne dès lors plus la question de


savoir comment établir le meilleur ordre juridique ou comment
appliquer au gouvernement des hommes les enseignements de
l’Évangile. Une séparation totale de la politique et de la morale, du
droit et de la philosophie s’instaure. On passe de la question du
politique, qui était celle de la Grèce, à la question de la politique. Le
politique cherche à instaurer l’ordre juridique le plus juste possible,
ou le régime conforme à la religion. La politique est l’art de
conquérir le pouvoir et de le garder. Machiavel se détourne de la
quête du régime idéal, statique, chimère de visionnaire, pour dire
comment le droit fonctionne en fait, comme l’enseigne l’histoire et
compte tenu de ce que sont les craintes et les passions des hommes.
Sa théorie, centrée sur l’action, refuse les questions tant débattues du
fondement du droit. Ce sera une différence fondamentale avec
Hobbes et les contractualistes des XVIIe et XVIIIe siècles qui,
voulant se détacher des fondements théologiques et idéalistes de la
pensée du droit, tentent néanmoins de rendre compte de l’origine,
des fondements, de la rationalité du pouvoir.

Machiavel suppose l’homme naturellement méchant, avant tout


guidé par deux passions, l’ambition et le goût de la nouveauté. La

76
Voy. C. LEFORT, Le travail de l’œuvre. Machiavel, Paris, Gallimard, 1972.
77
Grotius prétendra cependant plus tard, au début de son ouvrage Le droit de la
guerre et de la paix, que l’idée selon laquelle « rien n’est injuste de ce qui est utile
aux rois et aux États souverains » existe depuis l’Antiquité (tr.fr. P. PRADIER-
FODERE, Paris, PUF [Léviathan], 1999, p. 8).
92
politique, de ce fait, n’est pas le règne des bons sentiments ou des
belles idées, mais au contraire toujours un rapport de forces.

Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l’histoire est
remplie d’exemples qui les appuient) s’accordent à dire que
quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer
d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur
méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion. Si ce
penchant demeure caché pour un temps, il faut l’attribuer à quelque
raison qu’on ne connaît point, et croire qu’il n’a pas eu l’occasion
de se montrer ; mais le temps qui, comme on dit, est le père de toute
vérité, le met ensuite au grand jour.
Après l’expulsion des Tarquins, la plus grande union paraissait
régner entre le sénat et le peuple. Les nobles semblaient avoir
déposé tout leur orgueil et pris des manières populaires, qui les
rendaient supportables même aux derniers des citoyens. Ils jouèrent
ce rôle et on n’en devina pas le motif tant que vécurent les Tarquins.
La noblesse, qui redoutait ceux-ci, et qui craignait également que le
peuple maltraité ne se rangeât de leur parti, se comportait envers lui
avec humanité. Mais quand la mort des Tarquins les eut délivrés de
cette crainte, ils gardèrent d’autant moins de mesure avec le peuple
qu’ils s’étaient plus longtemps contenus, et ils ne laissèrent
échapper aucune occasion de le frapper. C’est une preuve de ce que
nous avons avancé : que les hommes ne font le bien que forcément ;
mais que dès qu’ils ont le choix et la liberté de commettre le mal
avec impunité, ils ne manquent de porter partout la turbulence et le
désordre78.

Son œuvre contient déjà en germe les principaux traits du


modernisme. Apparaît également la raison d’État.

Qu’un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de maintenir l’État :


les moyens seront toujours jugés honorables et loués d’un chacun ;
car le vulgaire se trouve toujours pris par les apparences et par
l’issue de la chose ; et dans le monde, il n’y a que le vulgaire ; et le
petit nombre ne compte pas quand la foule a où s’appuyer79.

78
Discours sur la première décade de Tite-Live, livre I, ch. III, tr. fr. T. GUIRAUDET,
Paris, Garnier Flammarion, 1985, p. 43.
79
Le Prince, tr. fr. Y. LÉVY, Paris, Garnier Flammarion, 1980, p. 161.
93
Le mot « État », dans son acception contemporaine, date du
XVIe siècle. Chez Machiavel, le vocabulaire politique reste encore
assez imprécis, ne différenciant pas nettement nazione de provincia.
C’est en 1547 que, Giovanni della Cosa (1503-1556), ecclésiastique
mondain de Venise, poète et prosateur, utilisera pour la première fois
l’expression « raison d’État ».

Un déplacement de la pensée s’opère ainsi de la justice vers le


pouvoir. Le droit est et a toujours été langage du pouvoir, mais il
n’est plus que cela, au sens où il ne vise plus rien d’autre que
l’exercice du pouvoir. Les germes du nationalisme exacerbé sont
maintenant présents également. La référence à la légitimation du
droit en Dieu est perdue.

B. Acquérir une principauté

Dans la ligne traditionnelle, Machiavel passe en revue les diverses


formes de gouvernement. Les États sont constitués, à ses yeux, en
républiques ou en principautés. Certaines de ces dernières sont
héréditaires et dès lors faciles à acquérir et à conserver. Le problème
se pose surtout pour les nouvelles principautés, car avant que la règle
héréditaire ne s’installe, le peuple voudra changer souvent de prince.

Avec un cynisme froid, notre auteur constate qu’en dehors de la règle


du droit de succession, l’acquisition d’une principauté se fait soit par
la force, soit par la scélératesse, soit par le choix du peuple. La force,
donc la guerre, constitue le moyen le plus sûr. La scélératesse
nécessite la cruauté pour se maintenir. Le choix du peuple nécessite
l’utilisation des rivalités, notamment celles qui existent entre les
grands et le peuple, ou entre les riches et les pauvres.

Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit
déterminer et exécuter tout d’un coup toutes les cruautés qu’il doit
commettre, pour qu’il n’ait pas à y revenir tous les jours, et qu’il

94
puisse, en évitant de les renouveler, rassurer les esprits et les gagner
par des bienfaits80.

C. Virtù et fortuna

La nature ne prédétermine rien, et ne prédétermine personne à


exercer le pouvoir. Deux principes permettent au prince de le prendre
et de s’y maintenir : la virtù et l’utilisation de la fortuna.

La virtù (qui ne signifie aucunement vertu, mais qu’on peut


éventuellement traduire par « talent ») est un principe viril (vir, en
latin, signifie homme au sens masculin), une force agressive, un
ensemble de tensions et d’énergies, comme celles qui existent dans
un arc. Elle n’est pas conditionnée, au sens où elle serait a priori
existante chez tel individu plutôt que chez tel autre, chez les nobles
par exemple. Elle peut très bien exister chez les bâtards (César
Borgia était le fils du pape Alexandre VI…). C’est une volonté de
pouvoir, une faculté active, qui inclut aussi l’habileté et le talent.

La fortuna, principe féminin, donc capricieux (c’est Machiavel qui


le dit), est une force non humaine qui intervient dans les rapports
humains, dont il faut se saisir et que l’on peut utiliser. Ce sont les
circonstances, les opportunités.

Je conclus donc que, la fortune étant variable et les hommes obstinés


dans leurs façons, ils sont heureux tant qu’ils s’accordent ensemble
et, dès qu’ils discordent, malheureux. Je juge certes ceci : qu’il est
meilleur d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme,
et il est nécessaire, à qui veut la soumettre, de la battre et la rudoyer.
Et l’on voit qu’elle se laisse plutôt vaincre par ceux-là que par ceux
qui procèdent avec froideur. Et c’est pourquoi toujours, en tant que
femme, elle est amie des jeunes, parce qu’ils sont moins
circonspects, plus hardis, et avec plus d’audace la commandent 81.

80
Ibidem, p. 178.
81
Ibidem, pp. 191-192.
95
La virtù est en effet capable d’imposer sa loi envers et contre la
fortuna. L’exercice d’une liberté peut infléchir le cours des
événements. La politique est l’art de calculer des moments en
sachant qu’ils sont instables, précaires, rapidement changeants,
parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre qu’au caprice de la fortuna.
Elle permet d’intégrer après coup les événements dans un tout. Ainsi,
Moïse devait à la fortuna d’être né en Égypte quand les Hébreux
étaient réduits en esclavage. Il a su s’imposer comme chef grâce à sa
virtù. Le pouvoir marque la rencontre, pour un temps nécessairement
limité, d’une façon toujours précaire et inévitablement polémique,
entre la virtù d’un prince et une occasion donnée par fortuna.

Telle est la marche de la fortune : quand elle veut conduire un grand


projet à bien, elle choisit un homme d’un esprit et d’une valeur assez
grands pour savoir profiter de l’occasion qu’elle lui présente. De
même, lorsqu’elle prépare le bouleversement et la ruine d’un
empire, elle place des hommes capables d’en hâter la chute ; et s’il
y avait quelqu’un d’assez fort pour l’arrêter, elle le fait massacrer
ou lui ôte tous les moyens de rien opérer d’utile 82.

D. Conseils au prince

Le prince doit exclure toute appréciation morale. La religion n’est


qu’un moyen de gouvernement.

Machiavel rompt radicalement avec toute la tradition précédente


pour laquelle, depuis Socrate et Platon, la vertu était la première
qualité du dirigeant, et avec la référence chrétienne.

Le prince doit avoir des connaissances militaires : le pouvoir est


toujours le résultat de l’emploi de la force, de la guerre. Il vaut mieux
à cet égard une armée nationale qu’une armée de mercenaires.

82
Discours sur la première décade de Tite-Live, livre II, ch. XXIX, tr. fr.
T. GUIRAUDET, op. cit., p. 232.
96
Un prince, donc, ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre
aucune chose pour son art, hormis la guerre et les institutions et
science de la guerre83.

Cependant, le pouvoir de l’État n’est jamais l’exercice de la force


pure : la finalité de la politique est d’instaurer « de bonnes lois » pour
le bien du peuple. Mais il n’y a pas de bonnes lois là où il n’y a pas
de bonnes armes, et il vaut donc mieux traiter des armes que des
lois...

Nous avons dit plus haut qu’il est nécessaire au prince que ses
fondements soient bons, autrement il est inévitable qu’il tombe. Les
principaux fondements qu’aient tous les États, tant nouveaux
qu’anciens ou mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes ; et
comme il ne peut y avoir de bonnes lois là où il n’y a point de bonnes
armes, et que là où il y a de bonnes armes, il y a nécessairement de
bonnes lois, je m’abstiendrai de traiter des lois et parlerai des
armes84.

Le prince doit ruser :

En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait


vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire,
apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un homme qui en
toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut
éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons 85.

Le prince doit pratiquer l’avarice car il ne saurait devenir pauvre, et


la pauvreté entraîne le mépris.

C’est pourquoi, à vouloir conserver parmi les hommes le nom de


libéral, il est nécessaire de ne négliger aucune sorte de
magnificence ; si bien que, toujours, un prince ainsi fait consumera
en semblable œuvre toutes ses ressources, et sera contraint à la fin,
s’il veut conserver le nom de libéral, de grever ses peuples de façon
extraordinaire, de recourir aux extorsions fiscales et de faire tout ce

83
Le Prince, tr. fr. Y. LÉVY, op. cit., p. 145.
84
Ibidem, p. 135.
85
Ibidem, p. 149.
97
qu’on peut faire pour avoir de l’argent. Ce qui commencera à le
rendre odieux aux sujets, et à le faire peu estimé d’un chacun,
puisqu’il devient pauvre86.

Le prince doit être craint plutôt qu’aimé. La cruauté est certainement


nécessaire, mais elle ne doit pas être exercée jusqu’à être haï. Pour
éviter la haine, le prince doit respecter la propriété de ses amis et
l’honneur de leur femme.

De là naît une dispute : s’il est meilleur d’être aimé que craint, ou
l’inverse. On répond qu’on voudrait être l’un et l’autre ; mais
comme il est difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus
sûr d’être craint qu’aimé, quand on doit manquer de l’un des deux.
Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci : qu’ils sont
ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des
dangers, avides de guerre ; et tant que tu leur fais du bien, ils sont
tout à toi, t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants,
comme j’ai dit plus haut, quand le besoin est lointain ; mais quand
ils s’approchent de toi, ils se dérobent.
[…] Le prince, cependant, doit se faire craindre en sorte que s’il
n’acquiert pas l’amour, il évite la haine, car être craint et n’être pas
haï peuvent très bien se trouver ensemble ; et cela arrivera toujours
pourvu qu’ils s’abstiennent des biens de ses concitoyens et de ses
sujets, et de leurs femmes87.

Le prince ne doit pas nécessairement être fidèle à ses engagements.


C’est ici une rupture avec toute la tradition de loyauté médiévale.

Il doit utiliser la propagande, pour faire croire qu’il a toutes les


qualités inverses de celles que préconise Machiavel. Celui-ci élabore
en fait une véritable théorie du gouvernement d’opinion : ce qui
importe est ce que la masse du peuple croit, et non ce que quelques
clairvoyants perçoivent.

Il faut donc qu’un prince ait grand soin qu’il ne lui sorte jamais de
la bouche chose la moindre parole qui ne soit pleine des cinq

86
Ibidem, p. 151.
87
Ibidem, p. 156.
98
qualités susdites ; et qu’il paraisse, à le voir et à l’entendre, toute
miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité, toute
religion. Il n’y a chose plus nécessaire à paraître avoir que cette
dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux
que par les mains ; car il échoit à chacun de voir, à peu de gens de
percevoir. Chacun voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es ;
et ce petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une
foule qui a la majesté de l’État qui la défend ; et dans les actions de
tous les hommes, et surtout des princes où il n’y a pas de tribunal à
qui recourir, on considère la fin88.

Ce qui fera la force du Prince, c’est aussi sa capacité à instaurer un


ordre, un ordre public, par l’autorité de ses lois. Celles-ci se trouvent
à nouveau valorisées, sans référence à la justice. Ainsi se dessine de
plus en plus nettement la prééminence que, de nos jours, la « loi » a
acquise sur le « droit ».

Machiavel fut évidemment mal accepté en son temps. L’humanisme


chrétien d’un Érasme (~1467-1536), d’un Thomas More (1478-
1535), est aussi en plein essor et constitue sans aucun doute encore
une recherche du juste. Mais les ruptures que le Florentin inaugure
seront à certains égards définitives. En tout cas, Napoléon ou
Mussolini ne cacheront pas leur admiration pour lui…

Section 3 La Réforme
La Réforme est un événement historique et culturel qui a bouleversé
l’Europe et préparé à sa manière une nouvelle fondation du droit
dans la « nature », la référence au Dieu des chrétiens ayant en
quelque sorte éclaté. La remise en question de l’autorité de l’Église
et du pape prépare également l’avènement d’une liberté
fondamentale, celle de penser et de s’exprimer selon ses propres
convictions.

88
Ibidem, p. 161.
99
(…)

Section 4. Grotius
§ 1. L’homme et l’œuvre

Hugo de Groot, qui se rebaptisera Grotius (à cette époque les savants


latinisaient volontiers leur nom) naît le jour de Pâques 1583, à Delft
aux Pays-Bas. Son père, Jan de Groot, est mathématicien et membre
du magistrat de la ville. Hugo s’affirme dès ses premières années
comme un enfant prodige. À 11 ans, il est inscrit à l’Université de
Leyde. À 15 ans, il est docteur in utroque jure de l’Université
d’Orléans (en droit canonique et droit civil). Le roi Henri IV
l’appelle le « Miracle de Hollande ». Avocat à La Haye, il est nommé
en 1607 « avocat général du fisc » près la Cour de Hollande. À la
requête de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, Grotius
compose le De jure praedae (Le droit de prise). En juin 1613, il est
nommé « pensionnaire » de Rotterdam, c’est-à-dire fonctionnaire
principal et secrétaire de la ville.

Il est mêlé à la querelle religieuse entre « remontrants » et « contre-


remontrants ». Il avait pris parti pour Hermann Armenzoon alias
Jacques Arminius), qui remettait en question la doctrine de la
prédétermination en soutenant que la détermination divine de la
destinée humaine n’était pas absolue mais dépendait en fait de la
libre acceptation ou du rejet, par l’homme, de la grâce divine.
Arminius meurt en 1609. En 1610, ses partisans, appelés
« arminiens », soumettent une « Remonstratie » aux assemblées des
États provinciaux de Hollande et de Frise, réclamant davantage de
tolérance à leur égard. L’année suivante, les « gomaristes », soutenus
par le peuple des campagnes et le stadhouder Maurice d’Orange-
Nasseau, soumettent aux États une Contre-Remonstrance. Grotius
prend parti pour les remontrants et cette querelle le mène en prison
le 29 août 1618. Il n’est jugé qu’en mai 1619 et condamné à la prison
à vie ainsi qu’à la confiscation de ses biens. Grâce à son épouse, il
100
s’évade, dans un coffre à livres, le 22 mars 1621. Il se rend alors à
Paris, puis, dix ans plus tard, tente de regagner sa terre natale et
séjourne un temps à Amsterdam. Refusant de solliciter sa grâce, il
doit toutefois s’exiler à nouveau. Il se réfugie cette fois à Hambourg.
Nommé en 1634 résident de Suède à Paris (c’est-à-dire
ambassadeur), il occupera ce poste jusqu’en 1644. Rappelé à
Stockholm par la reine Christine, il décline l’offre d’une charge de
conseiller. Lors de son retour à Paris, où il a laissé sa famille, il fait
naufrage en vue de la côte de Poméranie et meurt à Rostock, le
28 août 1645. Son corps, ramené en Hollande par les soins de son
beau-frère, est inhumé le 3 octobre 1645 dans la Nouvelle Église de
Delft.

Grotius déploie une grande activité intellectuelle tout au long de


cette existence tourmentée. La tradition a surtout retenu en lui le
juriste, l’auteur du De jure pacis et belli (1625), qui marque, dit-on,
la date de naissance du droit international public. Notons que son
sous-titre est Le droit de la nature et des gens. Il publie aussi une
Introduction au droit hollandais (Inleiding tot de Hollantsche
Rechts-geleertheyt), composée en prison et publiée en 1631.
L’œuvre théologique de Grotius n’est cependant pas moins
importante que son œuvre juridique. Elle a été publiée à Amsterdam
en 1679 sous le titre Opera omnia theologica.

Grotius, humaniste, est de la même lignée spirituelle qu’Érasme.


Comme lui, il est pénétré des sources antiques, préchrétiennes et
chrétiennes. Il a milité pour un ordre authentiquement humain et
pour une chrétienté ouverte, purifiée par un retour à ses sources.

L’œuvre de Grotius sera consultée notamment par les Founding


Fathers, les « pères fondateurs » des États-Unis, et influencera ainsi
la pensée et le droit américains.

§ 2. L’individu rationnel, le contrat, la propriété

101
Ce n’est pas un hasard si l’« École du droit naturel », mal nommée car
il s’agit surtout d’une nouvelle période de réflexion sur le droit naturel
utilisant une certaine acception de la « raison », est née en pays
protestant. La Réforme a sapé l’unité doctrinale chrétienne. Il faut
trouver d’autres fondements de la vérité que le message évangélique.

Grotius installe au centre du droit l’individu rationnel, au sens moderne


de la raison-certitude, de la raison comme puissance de l’individu.
Présageant le cartésianisme, il recherche les principes juridiques dans
« des notions si certaines que personne ne puisse les nier ».

Je me suis préoccupé d’abord de rattacher les preuves des choses qui


regardent le droit de nature à des notions si certaines que personne ne
puisse les nier à moins de se faire violence. Les principes, en effet, de
ce droit, si vous y faites bien attention, sont par eux-mêmes clairs et
évidents89.

Contrairement à Machiavel, sa quête est certainement encore celle de


la justice qu’il veut établir en fonction d’un principe rationnel et
« naturel ». Mais la « nature », dans sa pensée, devient exclusivement
la nature de l’homme, en tant que rationnelle, et il ne considère plus la
nature des étants en général.

La faculté rationnelle, qui définit l’homme parce qu’elle le distingue


de façon décisive de tous les autres animaux, est plus excellente et plus
naturelle que n’importe lequel des désirs naturels originels. Elle
aperçoit que la justice est une vertu, un bien en soi et pour soi,
indépendamment de toute considération d’intérêt personnel ou de
commodité. Les hommes sont « naturellement » poussés à rechercher
la société des autres ; ils possèdent « naturellement » le discours et la
raison ; et ils sont « naturellement » enclins à se comporter justement,
même s’il est vrai que beaucoup d’hommes ne suivent pas toujours en
fait leur vraie nature.

89
Le droit de la guerre et de la paix, Prolégomènes, XXXIX (voy. aussi LVI), tr.fr.
par P. PRADIER-FODERE, Paris, PUF [Léviathan], 1999, p. 22.
102
À la suite de Platon et anticipant Rousseau, il considère que dans un
état originaire, chaque homme pouvait s’emparer, pour ses besoins, de
ce qu’il voulait. La communauté des biens existait parfois, soit en
raison d’une « simplicité de mœurs extrême », soit parce qu’elle
naissait de la charité.

Aussitôt après la création du monde, Dieu conféra au genre humain


un droit général sur les choses de cette nature inférieure, et
renouvela cette concession après la régénération du monde par le
déluge (Genèse 1, 29-30 ; IX, 2). « Toutes choses, comme dit Justin,
restaient communes et appartenaient par indivis à tous comme un
patrimoine commun » (lib. XLIII). De là arrivait que chaque homme
pouvait s’emparer pour ses besoins de ce qu’il voulait, et
consommer ce qui pouvait être consommé. L’usage de ce droit
universel tenait alors lieu de propriété. Car ce dont chacun s’était
ainsi emparé, un autre ne pouvait le lui enlever sans injustice 90.

Cette concorde originaire fut toutefois brisée par les rivalités, la


passion du plaisir et surtout l’ambition.

§ 3. La propriété, le contrat, l’égalité

Les éléments conceptuels des systèmes juridiques contemporains


apparaissent, dont le premier est l’importance de la propriété privée.
Selon Grotius, celle-ci fut établie par une convention première.

90
Ibidem, livre II, ch. II, II, 1, p. 179. L’idée d’un « état de nature » originel et
bienveillant est une très vieille idée, commune à plusieurs civilisations. On la retrouve
dans le mythe du Paradis terrestre, dans « l’âge d’or » d’Hésiode, dans le mythe de
Protagoras. Voy. aussi, en ce qui concerne les Indiens d’Amérique du Sud, les
nombreux mythes des origines, rapportés par C. Lévi-Strauss dans Mythologiques,
t. I, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964.
103
Ce qui empêcha que les fruits ne fussent mis en commun, ce fut
d’abord la distance des lieux où les hommes allèrent s’établir ; puis
l’absence de justice et d’amour, qui faisait que ni dans le travail, ni
dans la consommation des fruits, on n’observait, comme on l’aurait
dû, l’égalité. […] Nous apprenons en même temps comment les
choses sont devenues des propriétés. […] Ce fut le résultat d’une
convention soit expresse : au moyen d’un partage, par exemple ; soit
tacite : au moyen, par exemple d’une occupation91.

Grotius ne répond pas aux principales objections faites au


contractualisme, si conquérant à partir de son époque et jusqu’à
aujourd’hui : si le fondement du droit est le contrat, comment peut-
il être premier, au nom de quoi les contractants seraient-ils tenus de
respecter la convention ? Le législateur est-il libre de fixer la norme
comme il l’entend, du moment qu’il respecte la procédure ?

Le deuxième concept juridique est la notion d’égalité, qui demeure


appréhendée comme une proportion (donner plus à celui qui ne
devrait pas avoir moins) et éventuellement une commutation, mais
elle est liée explicitement à la contractualisation : c’est le contrat qui
permettra l’égalité.
La nature ordonne d’observer l’égalité dans les contrats, à ce point
même que de l’inégalité il doive naître un droit au profit de celui qui
a moins obtenu92.

§ 4. Le droit en général

Le « droit », selon Grotius, peut être entendu sous une triple


acception : d’abord « ce qui n’est pas injuste » (c’est l’approche
traditionnelle, mais en donnant une tournure négative à la définition,
Grotius entend insister davantage sur l’examen de la loi telle qu’elle
est) ; ensuite, le droit est pouvoir, c’est-à-dire droit subjectif ; enfin,
le droit est « la loi en tant qu’elle est juste ». Il s’agit de la loi positive.

91
Ibidem, livre II, ch. II, II, 4-5, p. 182.
92
Ibidem, livre II, ch. XII, VIII, p. 335.
104
Car le mot droit ne signifie autre chose ici que ce qui est juste, et
cela dans un sens plutôt négatif qu’affirmatif, de sorte que le droit
est ce qui n’est pas injuste. Or ce qui est injuste, c’est ce qui répugne
à la nature de la société des êtres doués de raison.
[…]
Il y a une signification du droit différente de la précédente, mais qui
en découle, et qui se rapporte à la personne. Pris dans ce sens, le
droit est une qualité morale attachée à l’individu pour posséder ou
faire justement quelque chose.
[…]
Les jurisconsultes désignent la faculté par l’expression de sien ; pour
nous, nous l’appellerons désormais droit proprement ou strictement
dit, qui embrasse la puissance publique tant sur soi-même – qu’on
appelle liberté – que sur les autres, telles que la puissance paternelle,
la puissance dominicale ; le domaine plein et entier, ou le domaine
moins parfait, comme l’usufruit, le droit de gage ; le droit de créance
auquel correspond l’obligation.
[…]
Il y a une troisième signification du mot droit, suivant laquelle ce
terme synonyme du mot loi, pris dans le sens le plus étendu, et qui
veut dire une règle des actions morales obligeant à ce qui est
honnête. Nous demandons qu’il y ait obligation, car le conseil et
tous autres préceptes ayant pour objet l’honnête, mais n’imposant
aucune obligation, ne sont pas compris sous le nom de loi ou de
droit93.

Le deuxième sens, correspondant au « droit subjectif », nous est


habituel aujourd’hui. Observons que ce n’est pourtant qu’à l’époque
de Grotius qu’il apparaît explicitement, dans la ligne de l’affirmation
de la puissance de l’individu, d’un droit-pouvoir sur autrui et sur le
monde94.

93
Ibidem, livre I, ch. I, III, 1, IV, V et IX, 1, pp. 34-35, 37-38.
94
Michel Villey a voulu montrer cependant que l’individualisme moderne, qui
aboutit à l’émergence du « droit subjectif » qu’il critique alors que la notion rend
bien compte de ce qu’est un droit personnel aujourd’hui, trouve déjà ses
fondements implicites dans le nominalisme. Celui-ci est une des réponses à la
« querelle des universaux » qui a agité le Moyen Âge. Les genres, les espèces, les
concepts n’ont, aux yeux des nominalistes, aucune réalité (ce sont des flatus vocis,
simples « souffles dans la voix »). Seuls existent les étants individuels. Le
représentant le plus typique du nominalisme est Guillaume d’Ockham (~1290-
105
§ 5. Le droit naturel et le droit volontaire

A. Le droit naturel

« Le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui
nous fait connaître qu’une action, suivant qu’elle est ou non
conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale,
ou qu’elle est moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu,
l’auteur de la nature, l’interdit ou l’ordonne95. » Les règles du droit
naturel se fondent donc essentiellement sur des principes moraux,
proches de ceux des théologiens (rappelons que Grotius en fut
également un). Contrairement à ceux-ci, Grotius recherche la source
des normes du droit naturel dans la raison uniquement. La volonté
de Dieu, en effet, n’est pour lui qu’une manifestation indirecte dans
la production normative, celle-ci émanant avant tout de la nature
humaine et de son caractère sociable. Le droit naturel est donc,
comme cette nature elle-même, immuable, commun à toutes les
époques et à toutes les régions. Il régit la conduite des individus et
celle des États, ces derniers étant liés par des obligations internes,
dont la violation entraîne un droit de résistance à l’oppression en
faveur de ses sujets, ainsi que par des obligations internationales,
celles du droit des gens. La loi positive applique le droit, qui, par
conséquent, est distinct d’elle, étant antérieur et supérieur. Certes,
cette théorie n’est pas nouvelle, mais elle rompt surtout avec la
tradition directement théologique du Moyen Âge. C’est la célèbre
formule des Prolégomènes du Droit de la guerre et de la paix,
« l’hypothèse impie » : « etiamsi daremus, quod sine summo scelere
dari nequit, non esse Deum », « quand même nous accorderions, ce

~1349), franciscain anglais. Voy. notamment, au sujet de l’importance de cet


auteur dans la philosophie du droit, M. VILLEY, La formation de la pensée
juridique moderne, Paris, Montchrétien, 4e éd., 1975, pp. 199 et ss.
95
Le droit de la guerre et de la paix, Livre I, ch. I, X, 1, tr. fr. P. PRADIER-FODERE,
op. cit., p. 38.
106
qui ne peut être concédé sans un grand crime, qu’il n’y a pas de
Dieu »96.

(…)

Section 5. René Descartes


Nous ne nous attarderons pas longtemps sur Descartes, mais il faut
en dire un mot parce que son influence sur la philosophie occidentale
et spécialement sur la philosophie en langue française est
considérable, et qu’il partage avec Grotius, son contemporain, une
confiance absolue en une raison humaine transparente à elle-même
et toute-puissante.

§ 1. L’homme et l’œuvre

René Descartes est né le 31 mars 1596 à La Haye en France (ce


village a depuis été rebaptisé « Descartes »…), dans le département
de l’Indre-et-Loire. Son père, Joachim Descartes, est conseiller au
parlement de Rennes, c’est-à-dire magistrat. De 1604 à 1612, il est
l’élève des jésuites, au collège de La Flèche, où il bénéficie d’un
traitement de faveur concédé à ses dons et à sa santé fragile. Il peut
se lever tard et réfléchir longuement dans son lit, habitude qu’il
conservera toute sa vie… Il étudie les lettres anciennes, la
philosophie d’Aristote, et se passionne surtout pour les
mathématiques. En 1616, il passe, à Poitiers, son baccalauréat et sa
licence en droit.

Il s’engage en Allemagne dans les troupes du duc Maximilien de


Bavière. Le 10 novembre 1619, se trouvant aux environs d’Ulm en
Allemagne, dans un poêle (il s’agit en fait d’une pièce chauffée par
un poêle), il prétend découvrir les fondements d’« une science

96
Prolégomènes, XI, tr. fr. P. PRADIER-FODERE, op. cit., p. 12.
107
admirable » et énonce le célèbre « Je pense, donc je suis ». Ses
songes prophétiques, son vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame-de-
Lorette et son adhésion à la société de la Rose-Croix témoignent
d’une crise mystique, prélude à une véritable révolution
intellectuelle.

En 1629, il se réfugie en Hollande, pour développer une


« philosophie nouvelle ». Il découvre les principes de la géométrie
analytique et étudie l’optique. Il renonce, après la condamnation de
Galilée en 1633, à publier son Traité du monde, qui soutient le
mouvement de la Terre, et qui ne paraîtra qu’en 1664. Il fait venir
auprès de lui Hélène, sa servante et amie dont, en 1635, il a eu une
fille, Francine. Celle-ci meurt en septembre 1640, laissant à
Descartes, selon une note laissée à Adrien Baillet qui deviendra son
biographe, «le plus grand regret qu’il eût jamais senti de sa vie ».

Le 8 juin 1637 paraissent en un volume, sans nom d’auteur, le


Discours de la méthode et les trois essais (la Dioptrique, les
Météores, la Géométrie) qui lui feront suite. En 1641 paraissent à
Paris les Meditationes de prima philosophia (Méditations
métaphysiques), suivies de six séries d’objections.

Descartes subit les violentes attaques des partisans d’Aristote, des


jésuites français et des ministres protestants de Hollande. En 1642,
le sénat d’Utrecht interdit l’enseignement de la doctrine cartésienne,
« d’abord parce qu’elle est nouvelle, ensuite parce qu’elle détourne
la jeunesse de la vieille et saine philosophie… ». Il se rend à nouveau
en France où il rencontre notamment Hobbes et le jeune Blaise
Pascal.

En 1649, Descartes part pour la Suède, à l’invitation de la reine


Christine (comme Grotius). Souffrant de la rigueur du climat, il
mourut à Stockholm d’une congestion pulmonaire le 11 février 1650.

108
Descartes a entretenu une importante correspondance, qui a été
publiée. On connaît par ailleurs surtout le Discours de la méthode
pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences,
les Méditations métaphysiques et les Règles pour la direction de
l’esprit.

§ 2. La philosophie

Le XVIIe siècle, à l’issue des Guerres de religion, est le moment de


la recherche d’une nouvelle certitude. La foi est ébranlée, mais les
sciences, spécialement les mathématiques, font la preuve de leur
succès. Ce contexte entraînera Descartes, parmi d’autres mais mieux
que d’autres, à appliquer le doute méthodique : douter de tout jusqu’à
trouver un fondement inébranlable de la vérité.

[…] Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique


est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu
que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas
une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que
je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter
soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune
occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en
autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les
mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant
par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour
monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des
plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se
précèdent point naturellement les uns les autres.

109
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des
revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre97.

Le point de départ est le cogito (« je pense »), la recherche de l’idée


« claire et distincte », de l’évidence, comme l’évidence
mathématique (2 + 2 = 4). Sous l’influence des sciences telles que
conçues à partir de la Renaissance, la vérité elle-même change de
statut : pour s’imposer, elle doit être évidente et certaine. Pour les
Grecs, l’alètheia, que l’on traduit par « vérité » (littéralement « ce
qui émerge du caché ») n’était ni évident, ni certain. La vérité se
donnait à voir tout en se dérobant sans cesse (voy. notamment supra,
à propos d’Héraclite).

Rappelons que Descartes a eu l’intuition du fondement de sa


philosophie, du « Je pense, donc je suis », seul dans un poêle, une
pièce chauffée et fermée. C’est plus qu’une coïncidence, c’est une
situation symbolique : l’homme cartésien reconstruit la philosophie
à partir de sa solitude, coupé du monde. Le premier principe est celui
de la subjectivité, la première chose dont je suis certain, c’est de moi-
même, de mon existence. Chaque individu est le centre du monde.
L’individualisme philosophique, métaphysique, s’ancre ainsi
toujours davantage dans la pensée occidentale, jusqu’à nos jours.

Et remarquant que cette vérité: Je pense, donc je suis, était si ferme et


si assurée que toutes les extravagantes suppositions des sceptiques
n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que
je cherchais98.

Tout le reste est déduction à partir du cogito : l’existence de Dieu, le


monde réel, etc., y compris le droit. Ainsi s’installe une séparation
entre le sujet (res cogitans), l’homme, et l’objet (res extensa), tout

97
Discours de la méthode, dans Œuvres et lettres, Paris, NRF-Gallimard [Bibl. de
la Pléiade], 1953, pp. 137-138.
98
Ibidem, pp. 147-148.
110
ce qui est extérieur au sujet. La raison est plus que jamais maîtrise,
de la nature spécialement.

Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des
connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette
philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut
trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions
du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres
corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres,
et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature99.

§ 3. La place du droit dans la « reconstruction » de Descartes

Bien que formé au droit, Descartes n’a pas traité cette matière.
Prétendant reconstruire toute la philosophie, il s’est contenté de dire
à son sujet qu’il fallait conserver le droit de la même façon que,
lorsqu’on reconstruit un palais, on y conserve une ou deux pièces à
titre provisoire pour s’y loger pendant le travail. Descartes lui-même,
en attendant d’avoir rebâti la pensée, observera provisoirement la
morale et le droit établis.

Ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions,


pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et
que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je
pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait
qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.
La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays,
retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce
d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre
chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de
l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux
sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre 100.

99
Ibidem, p. 168.
100
Ibidem, pp. 140-141.
111
Section 6. Thomas Hobbes
§ 1. L’homme et l’œuvre

Thomas Hobbes est né en 1588 en Angleterre. Comme précepteur, il


voyage en France, en Italie, en Hollande. Il s’intéresse
passionnément, lui aussi, aux mathématiques, étudie le problème de
la vision comme Descartes, traduit l’Histoire de Thucydide. Après
avoir publié les Elements of Law qui constituent une première
esquisse de ses théories, il entreprend de rédiger une somme
philosophique, les Elementa philosophiae, publiés en désordre ; la
partie politique, le fameux De cive, qui assure sa réputation, paraît à
Paris en 1642, mais la première partie, le De corpore, n’est publiée
qu’en 1655 et la deuxième, le De homine, en 1658. Le célèbre
Léviathan, paraît en 1651. Après avoir donné les principes de son
anthropologie, Hobbes y développe ses idées politiques. Il écrira
encore le Behemoth (1660) ou A Dialogue between a Philosopher
and a Student of Common Law in England (1666).

Hobbes a vécu les événements qui ont marqué, à son époque,


l’évolution du parlementarisme en Angleterre, dont la décapitation
de Charles Ier. Il en a été fortement marqué, de même que par la
guerre civile et l’« intermède républicain » d’Oliver Cromwell. La
monarchie avait été restaurée en 1660 par Charles II. Hobbes meurt
en 1679.

(…)

112
§ 3. L’état de nature

Comme Grotius, Hobbes veut mettre en lumière les « principes


rationnels » du pouvoir civil101, quel qu’il soit, mais au sens de la
rationalité qui s’est imposée à son époque à travers les sciences. Il
parle du passé comme de « la vaine philosophie et les traditions
fabuleuses »102. Avec lui, le droit naturel reçoit une nouvelle
signification.

Hobbes réfléchit à son tour à partir d’un état de nature supposé, non
pas comme un fait historique, mais au titre d’une fiction
méthodologique.

On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de


guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi,
d’une manière générale, dans le monde entier. Mais il y a beaucoup
d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement 103.

Il oppose le droit naturel et la loi naturelle, installant l’individu au


centre de sa réflexion et à l’origine du droit, et contribuant déjà à la
survalorisation de la loi au sein du droit. Le « droit » naturel doit
s’entendre comme un droit non juridique, comme l’exercice d’une
force. Il correspond au pouvoir que possède chaque individu
d’exercer sa puissance. Les notions de justice ou d’injustice, de
légitime ou d’illégitime, n’ont aucune place.

Là où il n’y a pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il


n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice 104.

101
Léviathan, XXX, tr. fr. F. TRICAUD, Paris, Sirey, 1971, pp. 358-359.
102
Titre du ch. XLVI qui retrace l’histoire de la philosophie, ibidem, tr. fr.
F. TRICAUD, op. cit., p. 678.
103
Ibidem, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., p. 125.
104
Ibidem, p. 126.
113
Selon Hobbes, dans cet état de nature règne une sorte d’égalité
parfaite entre les hommes. Cette hypothèse sera nécessaire pour
fonder une conception contractuelle valide de la société.

La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et


de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme
manifestement plus fort, corporellement, ou d’un esprit plus prompt
qu’un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un
homme à un autre n’est pas si considérable qu’un homme puisse de
ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne
puisse prétendre aussi bien que lui105.

Tous luttent pour la vie, pour les possessions. Il n’y a pas d’autres
lois que celles de la force ou de la ruse. Si certains sont plus forts,
les plus faibles peuvent être plus rusés, et ils peuvent aussi se
rassembler pour détruire les puissants. Le meurtre n’est pas une
infraction. Cette égalité mène à la guerre, conforme à un calcul
correct de la raison.

II apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes


vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils
sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est
guerre de chacun contre chacun. Car la guerre ne consiste pas
seulement dans la bataille et dans des combats effectifs ; mais dans
un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est
suffisamment avérée : on doit par conséquent tenir compte,
relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme
on en tient compte, relativement à la nature du temps qu’il fait. De
même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans
une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens,
pendant un grand nombre de jours consécutifs; de même la nature
de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une
disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu’il n’y a
pas d’assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix 106.

105
Ibidem, p. 121.
106
Ibidem, p. 124.
114
C’est dans la préface du De cive que l’on trouve la fameuse
affirmation selon laquelle « l’homme est un loup pour l’homme »,
homo homini lupus. L’état de nature est dès lors celui de l’instabilité,
de l’insécurité et de la misère. Il ne comporte ni société, ni
agriculture, ni industrie, ni justice, ni injustice, ni lettres, ni arts, ni
sciences d’aucune sorte. Chacun, en proie à une crainte continuelle
et au risque de la mort violente, vit une vie solitaire, misérable,
bestiale et brève107.

Et de là vient que, là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que


la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec
vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un
emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés,
ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non
seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et
l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel
agresseur108.

Ce n’est pas une insistance sur la méchanceté, mais plutôt le constat


d’un état de fait. Aux yeux de Hobbes, l’homme n’est certainement
pas un animal social par nature, comme le pense Grotius. On est sur
ce point aux antipodes des philosophes grecs, spécialement
d’Aristote.

Cette manière d’envisager l’état de nature indique un individualisme


fondamental. L’idée de l’homme comme être de pouvoir se renforce
également.

§ 4. La formation de la société civile

Le « droit naturel », dans l’état de nature, est contradictoire. La libido


dominandi, le désir de domination, permet de faire à l’autre ce que
personne ne voudrait qu’on lui fasse. Dès lors, chacun, sous prétexte

107
Hobbes, on l’a dit, avait traduit l’historien grec Thucydide (V e siècle avant J.-
C.) qui avait déjà décrit le règne de la force dans une sorte d’état de nature.
108
Léviathan, XIII, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., p. 122.
115
de se conserver, ne cesse de risquer sa vie. Le désir se trouve pris à
son propre piège, car la mort est son terme. Le « droit naturel », plus
imaginaire que réel, isole chacun en sa singularité, exige de
rechercher la paix en autorisant la guerre, et « requiert l’union qu’il
interdit ».

Il se déduit par ailleurs de la description de cet état originaire ou


supposé tel, entre autres, que le bien le plus important, dans la nature,
est la vie, parce que le désir conduit chaque homme à vouloir
persévérer dans son être109. Or l’homme est aussi un être rationnel.
La raison lui permet de se rendre alors compte que la renonciation
au désir est la condition de la survie. La loi naturelle est le produit
de cette raison, qui s’oppose au droit de nature. La première loi de
nature, d’origine rationnelle, déductive, est que l’homme doit
s’efforcer à la paix.

C’est un précepte, une règle générale de la raison que tout homme


doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de
l’obtenir110.

Contre les conceptions antiques et médiévales, la loi naturelle n’est


plus celle qui, venue d’ailleurs, permet par comparaison de critiquer
la loi civile ; le droit naturel cesse d’être le modèle du droit. La loi
naturelle est la construction rationnelle des individus, elle est la loi
civile.

Rationnellement, l’homme comprend qu’il a intérêt, pour préserver


sa vie, à conclure un contrat rendu possible par sa faculté de parole.
La paix devient le but du contrat. C’est la réapparition du « contrat
social ». Contrairement cependant à l’idée grecque de la convention
(voy. supra, le passage cité de la « Prosopopée des lois » dans le
Criton), celle-ci acquiert avec Hobbes, comme avec Grotius, une

109
On retrouvera l’idée de ce conatus, avec d’autres accents, chez Baruch Spinoza
(1632-1677), contemporain de Hobbes.
110
Léviathan, XIV, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., p. 129.
116
valeur fondatrice de la cité. Pour les Grecs, le contrat était
simplement constaté, il était lui-même naturel, il n’était pas
condition de l’existence de la société, dépendant des volontés
interindividuelles.

Par le contrat, chacun se dessaisit de la puissance qu’il a sur toute


chose. « La transmission mutuelle de droit est ce que l’on nomme
contrat111. » Les hommes décident de confier tout leur pouvoir et
toutes leurs forces à un seul d’entre eux ou à une seule assemblée.
Ils renoncent à l’égalité naturelle et à la liberté. On assiste ici à la
naissance de l’idée de représentation politique moderne, par un
transfert de la figure juridique privée du mandat vers la sphère
publique : « Désigner un homme ou une assemblée pour assumer
leur personnalité112. »

Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces


hommes sont représentés par un seul homme ou une seule
personne113.

§ 5. Le Léviathan

Le Léviathan est un monstre de la mythologie phénicienne dont parle


l’Ancien Testament114. C’est ainsi que Hobbes nomme « le
Souverain ».

La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les


gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire
les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur
industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et
vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force
à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes
leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela

111
Ibidem, p. 132, souligné par Hobbes.
112
Ibidem, p. 177.
113
Ibidem, p. 166.
114
Voy. Ps 74, 14 ; Ps 104, 26 ; Es 27, 1 ; Béhémot en Job 40, 15 et ss., selon
certaines traductions.
117
revient à dire désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer
leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme
l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui
concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé
leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et
son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette
assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde ; il s’agit
d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité
réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle
sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet
homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me
gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton
droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière.
Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée
une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce
grand LÉVIATHAN, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence,
de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre
paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue
de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un
tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’ils inspirent lui
permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à
l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. En
lui réside l’essence de la République, qui se définit : une personne
unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits,
chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont
passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de
la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient,
en vue de leur paix et de leur commune défense115.

Le pouvoir est l’œuvre de la raison et de la volonté des hommes. Il


n’a plus de fondement théologique. Après Grotius ou en même
temps que lui, Hobbes contribue à l’inauguration de la sécularisation
moderne de l’État. Certes, il ne professe aucun athéisme, il ne veut
pas encore rompre avec le Dieu immortel qui existe au-dessus du
Dieu mortel constitué par le Léviathan ; certes encore, il dira que les
lois civiles et les lois naturelles se contiennent mutuellement, mais
le recours à Dieu n’est plus nécessaire pour rendre compte des

115
Léviathan, XVII, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., pp. 177-178. C’est Hobbes qui
souligne.
118
fondements du droit. L’homme-individu et la manière dont on peut
le décrire y suffisent. Hobbes, plus nettement encore que Grotius qui
restait prudent, rompt avec toute la problématique cosmologique et
théologique qui le précède, n’hésitant pas d’ailleurs à
s’autoproclamer fondateur de la science politique116. Il n’y arrivera
pas encore définitivement. Il continue à penser que les lois naturelles
fondamentales, vouloir la paix et se dessaisir par contrat du pouvoir
que l’on a sur toute chose, sont d’origine divine.

Le contrat est passé entre les citoyens, pas avec le tiers souverain. Le
pouvoir de celui-ci est « souverain » au sens où « on ne peut
concevoir que les hommes en érigent un plus grand »117, il est la
somme de tous les pouvoirs individuels. Hobbes montre ainsi que
seule l’omnipotence du souverain, le caractère absolu de son
pouvoir, rendent possible l’accomplissement rationnel de sa
fonction, c’est-à-dire le maintien d’un ordre pacifique et sûr dans
l’État. Cette idée que seul un pouvoir fort peut empêcher les
massacres et la guerre est, au demeurant, encore courante…

Au mécanisme naturel qui constitue l’homme, à l’état de nature qui


correspond au désir non rationalisé des humains, se substitue, par le
contrat, le commonwealth, l’État. Il est, cette fois, un mécanisme
artificiel dont le souverain est l’ingénieur et le maître. La
souveraineté en est l’âme artificielle qui donne vie et mouvement au
corps tout entier. Chaque citoyen, mû par ce mécanisme, accomplit
son devoir. La justice et les lois sont une raison et une volonté
artificielles. Il n’y a pas d’autre justice que la justice du souverain.
C’est lui qui, dans sa toute-puissance, par le moyen des lois civiles,
définit le juste et l’injuste et en impose la pratique. Le
commonwealth est l’œuvre des hommes gouvernés par le souverain,
« ce dieu mortel ».

116
Voy. De corpore, épître dédicatoire.
117
Léviathan, XX, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., p. 219.
119
Chacun, à cause du contrat, est auteur de tous les actes du souverain
institué. Il ne saurait être question de porter un jugement de valeur
sur ce que décide le Souverain, encore moins de lui désobéir. Dans
cette même logique, le souverain ne peut être châtié. Ainsi se trouve
justifiée l’idée contemporaine d’immunité de l’État.

Entre les opinions ou les maximes qui disposent à la sédition,


l’une des principales est celle-ci qu’il appartient à chaque
particulier de juger de ce qui est bien, ou de ce qui est mal.
[…] La quatrième maxime contraire à la politique est de
ceux qui estiment que même ceux qui ont la puissance
souveraine sont sujets aux lois civiles. J’ai fait assez voir la
fausseté ci-dessus, au sixième chapitre, art. XIV, de ce que
l’État ne peut pas s’obliger à soi-même, ni à aucun
particulier118.

C’est un droit attaché à la souveraineté que d’être juge des doctrines


qui sont nuisibles ou favorables à la paix. Le souverain peut prescrire
les règles par lesquelles chacun saura de quels biens il peut jouir et
quelles actions il peut accomplir sans être molesté par les autres
sujets. C’est ce qu’on appelle la propriété.

Quant à la liberté des sujets, elle « ne réside que dans les choses
qu’en réglementant leurs actions le souverain a passées sous
silence »119. Toutefois, si un citoyen est menacé dans sa vie par le
fonctionnement de l’État, il a le droit de se défendre et de résister par
tous les moyens, puisque la raison d’être du pouvoir est la
préservation de la vie. Ce droit à la vie est « inaliénable » et
imprescriptible. C’est, ici, la première expression de la doctrine des
droits inaliénables de l’homme. L’idée que le droit à la vie est un

118
De Cive ou les fondements de la politique, XII, tr. fr. S. SORBIÈRE, Paris,
Publications de la Sorbonne, Série document n° 32, 1981, pp. 221 et 224. La notion
de souveraineté avait surtout été approfondie par Jean Bodin (1529-1596),
protestant lui aussi : « La souveraineté est la Puissance absolue et perpétuelle d’une
République. » De nos jours, la souveraineté se définit comme la caractéristique de
n’être soumis à aucun pouvoir de même nature.
119
Léviathan, tr. fr. F. TRICAUD, op. cit., p. 224.
120
droit fondamental se retrouvera clairement dans les déclarations et
conventions futures relatives aux droits de l’homme, qui le
consacrent souvent en premier.

Si quelqu’un estime ne pas avoir conclu le contrat, il demeurera dans


l’état naturel de guerre par rapport à ceux qui ont conclu le contrat.
Chacun peut donc l’éliminer sans commettre une injustice.

Le contrat auquel Socrate faisait allusion, l’homologia, impliquait au


contraire qu’on lui sacrifie jusqu’à sa vie. Pour comparer à nouveau
le contrat hobbesien avec celui des Grecs, rappelons que la raison du
contrat, pour Socrate, est la reconnaissance, le fait que l’on doit tout
à la patrie et que dès lors il faut tout lui abandonner. Le contrat de
Hobbes est l’exigence calculée de certains pouvoirs en échange de
certains avantages.

Notre auteur ne se prononce pas clairement sur la nature du


souverain, c’est-à-dire sur le type de gouvernement envisagé. S’agit-
il d’une monarchie, d’une aristocratie ? Il semble préférer la
monarchie (Louis XIV conseillera de lire Hobbes…).

On sent l’influence des événements historiques vécus par Hobbes sur


sa doctrine, celle du pouvoir absolu. Personne ne l’a jamais réalisée,
sauf peut-être certaines dictatures au XXe siècle. La conception de
l’homme est liée à une vision apocalyptique de sa nature. Elle
prépare cependant, elle aussi, les doctrines modernes du droit au sein
duquel l’individualisme, le contrat, la propriété, revêtent une
importance capitale. La liberté et l’égalité sont données comme
naturelles. La vie est le bien le plus important. Bien qu’Anglais, bien
que typiquement anglo-saxon dans son empirisme, Hobbes donne à
la loi une importance supérieure à la coutume ou aux jugements, sans
doute fasciné par le modèle français en voie d’élaboration. La loi
dépend d’un accord, puis de la volonté du souverain. La pensée de
Hobbes est sans aucun doute inaugurale du droit moderne.

121
Section 7. John Locke
§ 1. L’homme et l’œuvre

John Locke naît en 1632 dans une riche famille anglaise. Son
enfance, comme celle de Hobbes, est également marquée par la
guerre civile qui se termine en 1649 par l’exécution de Charles 1er.
Il suit des études de médecine et s’intéresse surtout aux sciences
naturelles. Il devient en 1667 le secrétaire du futur comte de
Shaftesbury. Il ne vient à la philosophie qu’à partir de 1671. En 1675,
le comte est accusé de républicanisme et contraint à l’exil. Locke le
suit en France, puis en Hollande. Il regagne l’Angleterre en 1689,
après la seconde révolution anglaise, dite « Glorieuse révolution »,
menée contre Jacques II. Le nouveau roi d’Angleterre, Guillaume III
d’Orange, lui propose un poste d’ambassadeur qu’il doit refuser pour
des raisons de santé. Il devient alors commissaire royal au
commerce. Il meurt en 1704.

En 1689, Locke avait publié ses Deux traités sur le gouvernement et


la Lettre sur la tolérance, qui intéressent plus particulièrement la
philosophie du droit. En 1690 paraît la première édition de l’Essai
sur l’entendement humain qui constitue son œuvre majeure. Il publie
le Christianisme raisonnable en 1695.

§ 2. Le droit naturel

Pour Locke, la loi naturelle trouve son expression exhaustive et


parfaite dans le Nouveau Testament et garantit la paix et la
conservation de tout homme, de sorte que c’est sur son modèle que
doit être formulé le droit positif. Celui-ci a pour fonction de restituer
dans la mesure du possible la justice originelle appartenant à la
nature de l’homme avant sa corruption par le péché.

Contrairement à Hobbes mais expérimentaliste comme lui, Locke


croit à un droit naturel dans l’état de nature, présent sous forme d’une

122
exigence morale. Même si l’homme y est fondamentalement seul et
individualiste, l’état de nature était déjà un état social, un état de
paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle et de conservation. Il
comportait pour les hommes des obligations et des droits découlant
de la loi naturelle.

Celle-ci inclut d’abord la propriété, conséquence naturelle du travail.


La propriété concerne d’ailleurs tous les biens, matériels ou
immatériels. Pour Locke, il ne fait pas de doute que l’honneur d’une
personne est sa « propriété », de même que son corps120...

Locke croit aussi à la liberté et à l’égalité naturelles. Son état de


nature est donc plus attrayant – en tout cas plus pacifique – que celui
de Hobbes. Sa vision de l’homme est bien sûr plus optimiste. Dès
lors, il souhaite que la société édicte moins de droit et on ne peut
sûrement pas ranger notre auteur, comme Hobbes, parmi les
défenseurs d’un pouvoir fort. Au contraire, ses traités, polémiques,
combattent toutes les formes d’absolutisme.

Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et sa


véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes
sont naturellement. C’est un état de parfaite liberté, un état dans
lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre
de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur
plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes,

120
Pour une discussion sur un prétendu droit de propriété de son propre corps, voy.
J. FIERENS, « Critique de l’idée de propriété du corps humain ou Le miroir de
l’infâme belle-mère de Blancheneige », Revue interdisciplinaire d’études juridiques,
juin 2000, n° 44, pp. 157-177 ; Actes du Forum international des juristes
francophones. Les Cahiers de droit [Université Laval, Québec], vol. 42, n° 3,
septembre 2001, pp. 647-665. Ajoutons, pour indiquer que l’influence de Locke
demeure, que par arrêt du 23 avril 2012, la Cour suprême de l’ État de Colombie-
Britannique (Canada) a considéré que 13 paillettes de sperme achetées
(purchased) par un couple de lesbiennes dans une banque de sperme, constituait
une « propriété » partageable selon les accords intervenus dans le cadre de leur
séparation.
123
comme ils le jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les
bornes de la loi de la Nature.
Cet état est aussi un état d’égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute
juridiction est réciproque, un homme n’en ayant pas plus qu’un
autre121.

Dans l’état de nature manque cependant une autorité commune.


C’est pour établir cette autorité que les hommes concluent le contrat
social et se constituent en corps (social, cette fois) qui aura pour
tâche la protection des droits naturels. Le pouvoir ne peut cependant
être exercé par le peuple en corps. Le pouvoir législatif sera institué
comme pouvoir suprême.

La plus grande et la principale fin que se proposent les hommes,


lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un
gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés, pour la
conservation desquelles bien des choses manquent dans l’état de
nature.
Premièrement, il y manque des lois établies, connues, reçues et
approuvées d’un commun consentement, qui soient comme
l’étendard du droit et du tort, de la justice et de l’injustice, et comme
une commune mesure capable de terminer les différends qui
s’élèveraient. Car bien que les lois de la nature soient claires et
intelligibles à toutes les créatures raisonnables, cependant, les
hommes étant poussés par l’intérêt aussi bien qu’ignorants à l’égard
de ces lois, faute de les étudier, ils ne sont guère disposés, lorsqu’il
s’agit de quelque cas particulier qui les concerne, à considérer les
lois de la nature, comme des choses qu’ils sont très étroitement
obligés d’observer.
En second lieu, dans l’état de nature, il manque un juge reconnu,
qui ne soit pas partial, et qui ait l’autorité de terminer tous les
différends, conformément aux lois établies. Car, dans cet état-là ,
chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les lois de
la nature, et d’en punir les infracteurs, et les hommes étant partiaux,
principalement lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes et de leurs intérêts, la
passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à les
jeter dans de funestes extrémités et à leur faire commettre bien des
injustices ; ils sont fort ardents lorsqu’il s’agit de ce qui les regarde,

121
Traité du gouvernement civil, ch. 2, § 4, tr. fr. D. MAZEL, Paris, GF-Flammarion
[n° 408], p. 143. C’est Locke qui souligne.
124
mais fort négligents et fort froids, lorsqu’il s’agit de ce qui concerne
les autres : ce qui est la source d’une infinité d’injustices et de
désordres.
En troisième lieu, dans l’état de nature, il manque ordinairement un
pouvoir qui soit capable d’appuyer et de soutenir une sentence
donnée, et de l’exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime
emploient d’abord, lorsqu’ils peuvent, la force pour soutenir leur
injustice; et la résistance qu’ils font rend quelquefois la punition
dangereuse, et mortelle même à ceux qui entreprennent de la faire.
Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l’état de
nature, ne laissant pas d’être dans une fort fâcheuse condition tandis
qu’ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à vivre en
société122.

Pour que le pouvoir législatif ne soit pas exercé au détriment des


droits naturels des minorités ou d’une classe particulière, il devra
être mixte, c’est-à-dire composé (comme dans l’Angleterre de
l’époque de Locke) d’un élément démocratique, les représentants
élus du peuple ou Chambre des communes, d’un élément
aristocratique, les Lords, et d’un monarque. Le contrat social a pour
fonction de conserver la liberté, l’égalité et la propriété naturelles.
La société est chargée de les préserver en tranchant les différends :
le régime attendu est donc essentiellement judiciaire.

On voit clairement l’influence que Locke a exercée et exerce encore


à ce jour sur le libéralisme, et spécialement sur la philosophie du
droit américaine : la règle du « Laissez faire, laissez passer »,
l’importance des tribunaux et du formalisme juridique procédural
sont d’inspiration lockienne. Il contribue plus largement à renforcer
une culture où augmenter et préserver ses propriétés devient le but
par excellence. Il valorise le travail, présenté en effet depuis son
époque comme moyen privilégié, voire unique d’acquérir de la
richesse (alors qu’aujourd’hui, ce n’est pas le travail qui enrichit,
mais le pouvoir de décision en matière économique). Ainsi, les deux
grandes idéologies rivales du XXe siècle, le capitalisme et le
socialisme, seront-elles au moins d’accord sur la seule valorisation

122
Ibidem, ch. 9, §§ 124-127, pp. 237-238.
125
des travailleurs. On retrouvera l’importance du travail chez
Rousseau.

Locke renforce encore la conception de l’État comme issu d’un


contrat fondateur. Le Pacte du Mayflower, du 11 novembre 1620,
faisait déjà dire aux premiers Américains : « Convenons et disposons
par les présentes, solennellement et mutuellement en présence de
Dieu et les uns des autres, de nous unir en un corps politique pour
favoriser l’ordre et notre commune préservation et pour atteindre les
buts mentionnés plus haut ; en vertu de quoi il nous est donné de
composer, établir et instituer, de temps à autre, dans la justice et
l’égalité, telles lois, ordonnances, constitutions et charges qui seront
jugées les plus convenables et propres à favoriser le bien général de
la colonie et auxquelles nous promettons de nous soumettre et
d’obéir comme il se doit. » En 1640, en Angleterre, lors de
l’« intermède républicain », le May day agreement, un des textes
annonçant les futurs droits de l’homme, s’était présenté comme
l’Accord du libre peuple d’Angleterre (1er mai 1649).

Section 8. Charles-Louis de Montesquieu


§ 1. L’homme et l’œuvre

Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu,


est né à La Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689. Le contexte
politique qu’il connaît est celui qui suit la révocation de l’Édit de
Nantes en 1685. Les émigrations sont nombreuses. Le pays se débat
dans des difficultés économiques. Le pouvoir royal est mis en cause.
Descartes, parmi d’autres, mais mieux que d’autres, avait mis à cette
époque l’accent sur le pouvoir de la raison et l’idée de progrès.

Après des études de droit, Montesquieu devient avocat, puis


conseiller au parlement de Bordeaux, c’est-à-dire juge. Il voyage en
Angleterre et est frappé par le pouvoir qu’a obtenu le parlement
126
anglais contre la monarchie, entendu cette fois comme pouvoir
législatif. Il meurt en 1755.

De Montesquieu, on connaît notamment ses Lettres persanes (1721),


mais surtout, pour la philosophie du droit, les Considérations sur les
causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734), et
l’Esprit des lois (1748) qu’il mettra vingt ans à écrire.

§ 2. L’Esprit des lois

Avant les lois politiques et civiles, qui sont le propre des sociétés
humaines, dit Montesquieu, il y a les lois naturelles. Elles existaient
avant la formation des sociétés. L’auteur cède aussi à l’hypothèse
mythique d’hommes primitivement seuls, avant la formation d’un
lien social. Les lois naturelles ont pour fonction essentielle de
rappeler les lois de Dieu ou, ce qui n’est pas différent à ses yeux, les
exigences de la morale.

Avant toutes ces lois, sont celles de la nature, ainsi nommées, parce
qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour
les connaître bien, il faut considérer un homme avant
l’établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu’il
recevrait dans un état pareil123.

L’hypothèse de base de Montesquieu est qu’il y a des lois aux lois et


qu’elles ne peuvent résulter du caprice des souverains. Elles émanent
de la raison humaine. Cette raison impose de constater qu’il y a des
lois générales de l’histoire, morales ou physiques, qui commandent
le comportement des hommes et l’évolution de la société. Ces lois
existent malgré la diversité et la relativité des mœurs, telles qu’elles
apparaissent par exemple dans les Lettres persanes. Elles sont la
preuve d’une volonté divine.

123
De l’Esprit des lois, Livre l, chapitre II, éd. établie par L. Versini, Paris,
Gallimard [Folio essais, n° 275], 1995, p. 91.
127
L’homme fait des lois rendues nécessaires par le fait que toutes les
sociétés éprouvent leur force en faisant la guerre et que chaque
individu tente aussi d’utiliser sa propre force en sa faveur. L’objet
des lois est de tempérer les effets de la violence (c’est une vieille
tradition. Augustin d’Hippone liait déjà le droit et la paix, avant
Thomas d’Aquin, Hobbes, Locke, Rousseau…).

Montesquieu souligne l’influence de causes physiques et morales sur


le gouvernement. Son ambition est plutôt d’expliquer que de
rechercher les meilleurs gouvernements. Sa « théorie des climats »
est restée célèbre. Les conditions concrètes dans lesquelles une
société évolue, le « climat » au sens large, influencent son
organisation.

La théorie de Montesquieu n’est plus considérée aujourd’hui comme


scientifiquement pertinente, mais elle fait comprendre le relativisme
et introduit à une sorte d’ethnologie du droit. Montesquieu ne fait en
réalité que reprendre une idée de Platon et, surtout, une insistance
d’Aristote déjà relayée par Jean Bodin.

Par exemple, Montesquieu pense que le climat froid rend les


hommes courageux et dominateurs, tandis que le climat chaud les
rendrait lâches et esclaves. Le risque d’une philosophie trop
mécaniste est évidemment celui du racisme… La taille des territoires
fait aussi partie de leur « climat ». Une république conviendrait
mieux à un petit pays, une monarchie à un pays moyen et le
despotisme à un grand pays. Le contexte moral dans lequel évolue
une société est également différent de l’une à l’autre. C’est
l’ensemble de ces facteurs qui donnent l’« esprit des lois » d’un pays.
Est-ce un déterminisme ? Pas jusqu’au bout, parce que Montesquieu
croit que l’action et l’expérience des hommes font également partie
de l’esprit des lois. L’homme peut donc influencer la recherche du
meilleur gouvernement.

La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne


tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque
128
nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette
raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont
faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent
convenir à une autre.
Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du
gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir; soit qu’elles le
forment, comme font les lois politiques; soit qu’elles le
maintiennent, comme font les lois civiles.
Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé,
brûlant, ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa
grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou
pasteurs: elles doivent se rapporter au degré de liberté que la
constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs
inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à
leurs mœurs à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre
elles; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec
l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes
ces vues qu’il faut les considérer124.

(…)

§ 4. La modération du pouvoir

Montesquieu recherche un juste équilibre entre l’autorité du pouvoir


et la liberté du citoyen. Le meilleur gouvernement, pour lui, est celui
qui permet la liberté. Celle-ci est à la fois liberté philosophique, qui
permet l’exercice de la volonté, ou du moins l’impression de liberté,
« l’opinion qu’on est, qu’on exerce sa volonté ». La liberté civile,
quant à elle, correspond à la sûreté, où à l’opinion que l’on a de sa
sûreté. Celle-ci est garantie par l’existence des lois qui définissent
les crimes et les peines et assurent la justice impartiale (rappelons
que Montesquieu a été magistrat). La liberté politique, enfin, est « le
droit de faire ce que les lois permettent, et si un citoyen pouvait faire

124
Ibidem, p. 95.
129
ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres
auraient tout de même ce pouvoir »125.

La condition de cette triple liberté est la modération du pouvoir.


Montesquieu note que c’est une expérience éternelle que tout
homme qui a du pouvoir a tendance à en abuser. Ceci le mènera à sa
célèbre théorie de la séparation des pouvoirs.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la


disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir 126.

Pour Montesquieu, influencé par le parlementarisme anglais, la


séparation des pouvoirs n’est pas concevable dans la démocratie,
puisque le peuple y exerce tous les pouvoirs, ni bien sûr dans les
gouvernements despotiques. La séparation des pouvoirs ne peut
exister que dans la monarchie et l’aristocratie. Enfin, Montesquieu
souligne que la modération du pouvoir résulte aussi de la diversité
sociale. Il refuse une société trop homogène.

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs : la puissance


législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du
droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du
droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps
ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la
seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades,
établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les
crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette
dernière la puissance de juger ; et l’autre, simplement la puissance
exécutrice de l’État.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit
qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté; et, pour qu’on
ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen

125
Voy. spécialement De l’Esprit des lois, Livre XII. Cette idée d’une liberté par
l’obéissance aux lois se trouve déjà chez Cicéron : « Nous sommes tous soumis
aux lois pour pouvoir être libres »). Bossuet, dans l’Histoire universelle (III, 6),
attribuait l’idée aux Grecs et aux Romains.
126
De l’Esprit des lois, livre XI, ch. IV, op. cit., p. 326.
130
ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de
magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance
exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que
le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques,
pour les exécuter tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas
séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était
jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des
citoyens serait arbitraire; car le juge serait législateur. Si elle était
jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un
oppresseur.
Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des
principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois
pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions
publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des
particuliers127.

L’apport de Montesquieu à une philosophie du droit naturel et


double : d’une part, par sa théorie des climats, il réussit une sorte de
conciliation entre la relativité du droit et sa nécessaire justice, qui
n’est pas indifférente. D’autre part, sa théorie célèbre de la
séparation des pouvoirs, qui sera inscrite dans la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, devient une condition de possibilité
de l’État démocratique moderne.

Section 9. Jean-Jacques Rousseau


§ 1. L’homme et l’œuvre

Jean-Jacques Rousseau est né en 1712 à Genève. Il passe son enfance


sans véritables liens familiaux. Il gagne la France en mars 1728 et
devient le « protégé » de Mme de Warrens, chez qui il séjourne, et

127
Ibidem, pp. 327-328.
131
qui lui permet d’étudier128. À presque quarante ans, il n’a encore rien
écrit. Le Discours sur les Sciences et les Arts est couronné par
l’Académie de Dijon en 1750. Il suscite une vive polémique, car en
plein siècle des Lumières, l’idée de progrès que conteste Rousseau
était ancrée dans tous les esprits en France. En 1755, il publie à
Amsterdam le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité,
qui constitue un nouveau scandale. En 1762, paraît à Amsterdam Du
contrat social, aussitôt interdit en France (une première version non
publiée avait été rédigée en 1758, que l’on cite comme le Manuscrit
de Genève). Publié la même année, Émile, ou De l’éducation prend
place entre La Nouvelle Héloïse (1761), le Projet de constitution
pour la Corse (1763) et différentes Lettres. Émile présente un enfant
naturellement bon et les principes de son éducation. Il est de coutume
d’attribuer la paternité de ce traité de pédagogie au sentiment de
culpabilité provoqué par l’abandon des cinq enfants que Jean-
Jacques Rousseau eut avec Thérèse Levasseur. L’ouvrage sera
condamné en France, à Genève, puis en Hollande et à Berne.
Rousseau est un émotif, un révolté ; il a mauvais caractère. Il se
sentira toujours « étranger parmi les hommes ». Il méprise l’argent
avec lequel, comme beaucoup, il a cependant une relation ambiguë.
Ses relations avec sa protectrice sont chaotiques. Il se disputera aussi
avec les Encyclopédistes, Diderot et d’Alembert. Il sera chassé de
France pour ses idées et vivra à Genève, puis à Neuchâtel en Suisse.
Il revient à Paris en 1770 pour déjouer le complot dont il se croyait
victime. Il meurt à Ermenonville en 1778 après avoir rédigé Les
rêveries d’un promeneur solitaire, qui s’ouvrent par ces mots : « Me
voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami,
de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des
humains en a été proscrit par un accord unanime. »

128
Pour plus de détails, on lira Les Confessions de J.-J. Rousseau, achevées en
1770. L’édition des Œuvres complètes, t. I, dans la Bibliothèque de la Pléiade
(Paris, NRF, 1959) comporte aussi une chronologie détaillée.
132
§ 2. L’état de nature

Dans sa réflexion politique, l’entreprise de Rousseau est de chercher


la « règle d’administration légitime et sûre ». Sa thèse fondamentale
est que l’homme est naturellement bon, mais que la société et ses
institutions l’ont corrompu. Les sciences et les arts (dans le premier
Discours), l’inégalité sociale (dans le second) ont dénaturé l’homme.

Rousseau décrit celui-ci dans un état de nature, en communion


heureuse avec les bêtes et les autres hommes, proche de la nature.
L’amour de soi, l’amour d’autrui sous forme de pitié et le désir de
conservation sont les seules passions naturelles qu’il attribue à
l’homme. Sans doute est-il influencé par Platon, mais aussi par les
images, les clichés, les récits et les romans relatifs aux indigènes
d’Amérique et d’Océanie, à la mode à son époque. Selon Rousseau,
l’homme fonctionne par instinct. La propriété n’existe pas.

En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels


qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu
recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir
que par de longs progrès, en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû
sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les
uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus
avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne, se
désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même
arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits.
La terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts
immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des
magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes
dispersés parmi eux observent, imitent leur industrie, et s’élèvent
ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque
espèce n’a que le sien propre, et que l’homme n’en ayant peut-être
aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également
de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent,
et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut
faire aucun d’eux.
Accoutumés dès l’enfance aux intempéries de l’air, et à la rigueur
des saisons, exercés à la fatigue, et forcés de défendre nus et sans
armes leur vie et leur proie contre les autres bêtes féroces, ou de leur

133
échapper à la course, les hommes se forment un tempérament
robuste et presque inaltérable. Les enfants, apportant au monde
l’excellente constitution de leurs pères, et la fortifiant par les mêmes
exercices qui l’ont produite, acquièrent ainsi toute la vigueur dont
l’espèce humaine est capable. […]
Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans
domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses
semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même
sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme
sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait
que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait
que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt
de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa
vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant
moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants.
L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès,
les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant
toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la
grossièreté des premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme
restait toujours enfant129.

L’homme découvrira cependant l’agriculture et la métallurgie. Elles


donneront naissance à la propriété. Elles pousseront l’homme à dire :
« Ceci est à moi… ». Comme l’indique le Discours, la propriété est
la cause de tous les malheurs. Elle est l’origine de l’inégalité
première, de la différence entre les riches et les pauvres, entre les
maîtres et les esclaves.

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: « Ceci est à


moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai
fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre
humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié

129
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1re partie, dans Œuvres
complètes, t. III, Du contrat social. Écrits politiques, Paris, NRF-Gallimard [Bibl.
de la Pléiade], 1964, pp. 159-160. Orthographe modernisée. Ce passage fait bien
sûr songer à certaines pages de La Politique de Platon, à propos de l’état de nature,
cité supra. En 1553, dans les Isles fortunées, le poète Ronsard avait imaginé des
territoires où il n’y a ni État, ni propriété, ni « Sénat rude », ni « prince inhumain ».
134
à ses semblables: « Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes
perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est
à personne ! » Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en
étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles
étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées
antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas
tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallut faire bien des progrès,
acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les
augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de
l’état de nature130.

Lorsque l’humanité sort de son état primitif, ce n’est pas le fait de sa


volonté (l’homme était alors satisfait de son état), ni celui d’une
nécessité absolue (à l’inverse de la guerre de tous contre tous
qu’invoque Hobbes ou de la nécessité de régler les différends selon
Locke). C’est la nature, qui « subitement est devenue inhospitalière
[et] a poussé les hommes à s’unir pour lutter contre les dangers ».

Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre;
dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions
pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail
devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des
campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et
dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et
croître avec les moissons131.

On ne pourrait revenir en arrière. Il faut donc conclure un contrat


social. Ce contrat est davantage tourné vers une société future et ne
vise pas, comme chez d’autres penseurs dont Hobbes, à justifier un
pouvoir existant.

130
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
2e partie, op. cit., p. 164. Orthographe modernisée.
131
Ibidem, p. 171. Orthographe modernisée.
135
§ 3. Le contrat social

Dans l’Émile, Rousseau repense l’éducation d’un enfant destiné à


devenir citoyen ; dans La Nouvelle Héloïse, il imagine la vie idéale
d’une microsociété ; dans le Contrat social, il pose les fondements
d’un État juste et légitime.

La force ne peut expliquer le droit : « Or qu’est-ce qu’un droit qui


périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par la force, on n’a pas
besoin d’obéir par devoir132. » Loin de décrire le droit tel qu’il est,
Rousseau se propose de rechercher ce qu’il devrait être. En ce sens,
il rejoint l’utopie platonicienne. Il veut établir les conditions de
possibilité d’une société et d’une autorité légitimes. Il cherche à
trouver la réponse au problème de la sécurité (celui de Hobbes) en
même temps qu’à celui de la liberté (celui de Locke). Le contrat
social constitue la réponse. Il ne s’agit pas d’un contrat de
gouvernement comme chez Hobbes, mais d’accepter
conventionnellement que chacun puisse participer à l’expression de
la volonté générale. Si, comme chez beaucoup d’autres
contractualistes de son siècle, il y va d’un contrat de tous avec tous,
il n’y a pas de tiers concret à qui l’on donne le pouvoir. Le pacte
d’association n’est suivi d’aucun pacte de sujétion.

Comme chacun renonce à la totalité de ses droits, l’égalité est


conservée. Obéir à tous et à chacun, c’est n’obéir à personne. Chacun
reste libre, puisqu’il n’obéit qu’à lui-même.
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute
la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par
laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même
et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental
dont le contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature
de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul
effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été

132
Du contrat social, Livre I, ch. 3, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 354.
136
formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout
tacitement admises et reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social
étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne
sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour
laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir
l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la
communauté. […]
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on
trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: Chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction
de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre
comme partie indivisible du tout133.

Rousseau distingue alors le « droit naturel proprement dit », qui


« n’est pas un vrai droit » et le « droit naturel raisonné », issu du
contrat social134.

§ 4. La volonté générale

Le contrat social de Rousseau donne naissance à un corps moral et


collectif qui exprime la volonté générale. Celle-ci produit le droit.
On n’est plus dans le règne de l’instinct. Cette volonté qui tend
toujours à l’utilité publique n’est pas imposée de l’extérieur. Elle est
au contraire intérieure à tout individu. Elle correspond ainsi à la
conscience dont la voix se fait entendre en chacun.

La volonté générale est protectrice : elle dirige selon le bien


commun.

Elle est inaliénable : Rousseau refuse la délégation et la


représentation. Il refuse les corps intermédiaires, même les
associations.

133
Ibidem, p. 360. Orthographe modernisée.
134
Voy. Manuscrit de Genève, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 329.
137
La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle
ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté
générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou
elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont
donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses
commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement 135.

La volonté générale est indivisible : ou elle est générale, ou elle n’est


pas. Elle est celle du peuple et non celle de quelques-uns.

La volonté générale est infaillible : ce qui compte, ce n’est pas


d’aboutir à l’unanimité, mais que tous s’expriment. La majorité
exprime la volonté générale et la minorité en donne une fausse idée.

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la


volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre
regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés
particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins
qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté
générale136.

Le système de Rousseau produit, selon lui, une société libre. Chacun


participe constamment à la volonté générale qui ne saurait nuire à
tous ses membres. Obliger les citoyens à se conformer à la volonté
générale, ce n’est pas ôter leur liberté, c’est les forcer à être libres.

La société selon Rousseau est égalitaire : tous les droits doivent être
les mêmes pour tous, parce que chacun a aliéné tous ses droits, s’est
engagé dans les mêmes conditions. Si les hommes sont
naturellement inégaux physiquement et intellectuellement dans
l’état de nature, ils se retrouveront égaux en droits.

135
Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 429. Orthographe
modernisée.
136
Ibidem, p. 371. Orthographe modernisée.
138
Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive toujours à la
même conclusion ; savoir, que le pacte social établit entre les
citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les mêmes
conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi par la
nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire tout acte
authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également
tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît seulement le
corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui la composent 137.

§ 5. Le travail et l’utilité sociale

En échange de la protection du contrat social, le citoyen donne son


utilité. Mais l’utilité de chacun n’est pas la même. Le pouvoir, les
honneurs, les richesses sont les récompenses de la Nation à ceux qui
la servent plus utilement que d’autres. Le critère de la citoyenneté
devient l’utilité. D’où, notamment, l’importance du travail, dont on
prétend aujourd’hui qu’il est le lien social par excellence.

Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a droit


de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit
nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix
de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un
devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant
ou faible, tout citoyen oisif est un fripon 138.

En échange de son utilité et à condition qu’il soit utile, l’État protège


le citoyen, y compris le pauvre. L’État est garant de l’assistance
parce qu’il protège la propriété, parce qu’il doit justifier sa propre
fondation dans le contrat social en démontrant que chacun peut y
sauvegarder sa vie : les secours justifient ainsi une inégale
distribution des biens fondée sur une inégale utilité. L’exclusion
sociale sera le lot de celui qui n’est pas socialement utile, notamment
s’il refuse de travailler.

137
Ibidem, p. 374. Orthographe modernisée.
Émile ou De l’éducation, éd. établie par M. Launay, Paris, Garnier-Flammarion,
138

1966, p. 253.
139
L’égalité en droits, chez Rousseau, n’est donc pas identité, mais
égalité proportionnelle, comme chez Platon et Aristote. Le critère de
distinction n’est cependant pas la vertu, mais l’utilité sociale. On
retrouvera ces nuances dans l’article 1er de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen.

§ 6. Le gouvernement

Le Souverain, la volonté générale, n’est pas le gouvernement. Celui-


ci est une puissance administrative, exécutive. Elle est indispensable
car le peuple ne peut prendre toutes les décisions nécessaires au jour
le jour, être au courant de tout pour mener la politique voulue. « Le
gouvernement reçoit du Souverain les ordres qu’il donne au
peuple139. » Il faut qu’existe une égalité entre le pouvoir du
gouvernement et le pouvoir du Souverain. Si le gouvernement est
exercé par le peuple en corps (plus de citoyens magistrats que de
citoyens sujets), nous nous trouvons en présence d’une démocratie.
Mais il n’y a pas alors de distinction entre le législatif et l’exécutif.
Les difficultés sont trop nombreuses. Rousseau pense que le
gouvernement démocratique est le meilleur, mais trop difficile dans
un grand pays.

S’il y avait un peuple de dieux, ils se gouverneraient


démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à
des hommes140.

On oublie trop souvent qu’après avoir eu l’intuition des principes de


la démocratie moderne, Rousseau ajoute qu’elle est impossible.

Dans un régime aristocratique, il y a moins de magistrats que de


citoyens sujets. Rousseau approuve le système si l’aristocratie n’est
pas héréditaire, mais élective.

139
Du contrat social, livre III, ch. 1, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 396.
Orthographe modernisée. [[également Emile, 5e partie
140
Ibidem, p. 406. Orthographe modernisée.
140
La monarchie ou le gouvernement royal correspondent à une
concentration de pouvoir dans les mains d’un corps ou d’un
magistrat unique. Son avantage est l’efficacité. Mais la force de
l’administration tourne alors au préjudice de l’État. Le danger
perpétuel est que la volonté exprimée soit la volonté particulière du
gouvernement et non la volonté générale.

On constate que Rousseau est un des grands inspirateurs des


principes juridiques qui seront ceux de la Révolution française. C’est
probablement le penseur dont l’influence immédiate sur la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, est la plus
évidente.

Section 10. Lecture de la Déclaration d’indépendance


américaine et de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen
§ 1. L’émergence de la Déclaration d’indépendance des États-
Unis

À l’époque de la Déclaration d’indépendance des États-Unis,


l’Angleterre, cette fois, fait figure d’ennemie de la liberté.

Des États s’étaient formés dans la colonie, et huit d’entre eux s’étaient
dotés de constitutions (notons d’ailleurs que celles-ci n’attribuaient le
droit de vote qu’aux propriétaires…). Seul un État (Rhode Island) avait
en outre osé prévoir l’émancipation des Noirs.

Le 4 juillet 1776, le Congrès proclame la Déclaration d’Indépendance,


dite aussi Déclaration de Virginie. Elle est rédigée par les Founding
Fathers, Thomas Jefferson, Benjamin Franklin, Roger Sherman, John
Adams et Robert Livingstone.

141
Toutes les colonies, à l’exception du Connecticut et du Rhode Island,
révisent leurs constitutions, en tête desquelles huit d’entre elles
placent des « déclarations » de droits. Toutes rappellent le droit à la
liberté individuelle, qui résulte en Angleterre de la Magna Carta
(1215) considérée comme le minimum de la liberté civile. Toutes
mentionnent la liberté religieuse, à la seule condition de ne pas
troubler la paix publique ou l’exercice, par autrui, de sa religion.
Cette liberté forme cette fois « le maximum » de la liberté civile.
Entre les deux extrêmes, la liberté individuelle et la liberté religieuse,
les autres droits, de la propriété à la liberté de réunion, prennent
place, avec plus ou moins de développement.

Par l’intermédiaire des gentilshommes français qui avaient combattu


outre-Atlantique, les déclarations américaines exercent en France
une influence considérable.

La célèbre controverse intervenue en 1902 entre l’Allemand Jellinek,


qui niait l’originalité de la Déclaration française et le Français
Boutmy qui contestait toute influence des textes précédents peut être
qualifiée de stérile. La vérité est qu’il y a à la fois continuité et
différences141.

141
Voy. E. BOUTMY, « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et
M. Jellinek », Annales de l’École libre des Sciences politiques, 1902, t. XVII,
pp. 415 et suiv. ; D. KLIPPEL, « La polémique entre Jellinek et Boutmy : une
controverse scientifique ou un conflit de nationalismes ? », Revue française
d’histoire des idées politiques, 1995/1, pp. 167-178. Selon Simone Goyard-Fabre,
« la querelle entre Jellinek et Boutmy est manifestement partisane. Si l’on résume
la teneur des propos des deux protagonistes, il apparaît que Jellinek, s’interrogeant
sur les sources de la Déclaration française, a la volonté constante de récuser toute
influence de Rousseau sur les Constituants et de considérer que tous les droits de
l’homme procèdent de la liberté de conscience dont, selon lui, la Réforme, si
influente dans la jeune Amérique, a eu la profonde intuition. Avec la même
énergie, Boutmy entreprend une critique de fond de cette interprétation et, par ses
objections, entend montrer que l’influence américaine est beaucoup moins
importante que ne le déclare le juriste allemand. » (Les embarras philosophiques
du droit naturel, op. cit., p. 324.)
142
DÉCLARATION D’INDÉPENDANCE AMÉRICAINE (EXTRAITS)

Lorsque dans le cours des événements humains, il devient


nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont
attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la
place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de
la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité
oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation.

Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes :


tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de
certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la
liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis
parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir
émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme
de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit
de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement,
en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui
paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La
prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis
longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et
passagères, et l’expérience de tous les temps a montré, en effet, que
les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu’à
se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils
sont accoutumés.

Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant


invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au
despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter
un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à
leur sécurité future. Telle a été la patience de ces Colonies, et telle
est aujourd’hui la nécessité qui les force à changer leurs anciens
systèmes de gouvernement. L’histoire du roi actuel de Grande-
Bretagne est l’histoire d’une série d’injustices et d’usurpations
répétées, qui toutes avaient pour but direct l’établissement d’une
tyrannie absolue sur ces États.

Pour le prouver, soumettons les faits au monde impartial : […]

[Suit alors la liste des griefs à l’encontre du roi de Grande-


Bretagne.]

143
En conséquence, nous, les représentants des États-Unis
d’Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le
Juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, publions
et déclarons solennellement au nom et par l’autorité du bon peuple
de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d’être
des États libres et indépendants; qu’elles sont dégagées de toute
obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne; que tout lien
politique entre elles et l’État de la Grande-Bretagne est et doit être
entièrement dissous; que, comme les États libres et indépendants,
elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de
contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous
autres actes ou choses que les États indépendants ont droit de faire;
et pleins d’une ferme confiance dans la protection de la divine
Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette
Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré,
l’honneur142.

§ 2. L’émergence de la Déclaration des droits de l’homme et du


citoyen

Réunis en mai 1789 pour résoudre la crise financière qui ébranle la


monarchie française, les États généraux se proclament Assemblée
constituante, le 9 juillet 1789. Le 20 juin, par le « Serment du Jeu de
paume », les 578 députés du Tiers état avaient prêté serment « de ne
jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances
l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et
affermie sur des fondements solides ». L’Assemblée
constituante abolit la féodalité lors de la nuit du 4 août, proclamant
la fin des privilèges, le libre accès de tous aux emplois, la disparition
de la vénalité des offices, la suppression des corvées.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789,


« décrétée et acceptée par le roi » fait suite aux débats de
l’Assemblée143. Celle-ci a choisi, avant de mettre en place

142
La traduction en français est de Thomas Jefferson lui-même.
143
Voy. M. GAUCHET, La Révolution des droits de l’homme, Paris, NRF-Gallimard,
1989 ; S. RIALS, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette
144
l’organisation politique des pouvoirs publics, d’établir un texte sur la
« connaissance des droits que la justice naturelle accorde à tous les
individus ».

En réalité, la Déclaration est une œuvre inachevée. Elle porte la date


du 26 août parce que celle-ci correspond à la dernière séance de travail
de l’Assemblée. Elle proclame un certain nombre d’idées nouvelles
en droit (mais préparées parfois de longue date par la philosophie,
comme nous venons de le voir) : égalité, liberté, sûreté, résistance à
l’oppression. Dans la réalité cependant, les Constituants apporteront
de nombreuses restrictions à ces principes. L’esclavage notamment
n’a pas été aboli ; la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 refusera aux
ouvriers le droit de se coaliser et considérera la grève comme un
délit ; le suffrage n’a pas été universel par suite de la distinction entre
« citoyens actifs » et « citoyens passifs »144.

Avec la création des assignats, la Révolution s’est trouvée engagée


dans la voie de l’inflation ; la constitution civile du clergé a créé les
éléments d’un schisme religieux. L’œuvre de la Constituante a été
inspirée en définitive par un seul souci : détruire l’Ancien Régime,
pour assurer la prépondérance sociale de la bourgeoisie.

La question des droits de nature économique et sociale, notamment,


avait été posée, mais ils n’ont pas été insérés parce que l’Assemblée
décida d’en rester là.

[Pluriel], 1988 ; Ch. FAURÉ, Les déclarations des droits de l’homme de 1789, Paris,
Payot, 1988.
144
Cette distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, imaginée par Sieyès
et intégrée dans la Constitution française de 1791 (Voy. S. RIALS, La Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen, op. cit., p. 600), sera reprise par Kant et
avalisée bien plus tard par la Cour de cassation belge qui cherchera à déterminer
la place des droits sociaux dans la Constitution. Voy. Cass., 21 décembre 1956,
Pas., 1957, I, p. 430 et conclusions conf. W. GANSHOF VAN DER MEERSCH, alors
avocat général.
145
DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN

adoptée par l’Assemblée constituante du 20 au 26 août 1789,


acceptée par le roi le 5 octobre 1789

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée


nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des
droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de
la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une
Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de
l’homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous
les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et
leurs devoirs; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du
pouvoir exécutif pouvant à chaque instant être comparés avec le but
de toute institution politique, en soient plus respectés; afin que les
réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes
simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la
Constitution et au bonheur de tous.

En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en


présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants
de l’homme et du citoyen:

Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux


en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur
l’utilité commune.

Article II - Le but de toute association politique est la conservation


des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont
la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Article III - Le principe de toute souveraineté réside essentiellement


dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui
n’en émane expressément.

Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui:


ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes
que celles qui assurent aux autres membres de la société la
jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la loi.

146
Article V - La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à
la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être
empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne
pas.

Article VI - La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les


citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs
représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit
qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux
à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et
emplois publics, selon leurs capacités et sans autre distinction que
celle de leurs vertus et de leurs talents.

Article VII - Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que
dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a
prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font
exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis; mais tout citoyen
appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant; il se rend
coupable par la résistance.

Article VIII - La loi ne doit établir que des peines strictement et


évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une
loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement
appliquée.

Article IX - Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait


été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute
rigueur qui ne sera pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit
être sévèrement réprimée par la loi.

Article X - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même


religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre
public établi par la loi.

Article XI - La libre communication des pensées et des opinions est


un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc
parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette
liberté, dans les cas déterminés par la loi.

Article XII - La garantie des droits de l’homme et du citoyen


nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour

147
l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels
elle est confiée.

Article XIII - Pour l’entretien de la force publique et pour les


dépenses d’administration, une contribution commune est
indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les
citoyens, en raison de leurs facultés.

Article XIV - Chaque citoyen a le droit, par lui-même ou par ses


représentants, de constater la nécessité de la contribution publique,
de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la
quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.

Article XV - La société a le droit de demander compte à tout agent


public de son administration.

Article XVI - Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est
pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de
Constitution.

Article XVII - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne


peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique,
légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition
d’une juste et préalable indemnité.

§ 3. Quelques remarques sur les Déclarations

A. Sur les deux Déclarations

Une lecture de la Déclaration d’indépendance américaine du 4


juillet 1776 et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
du 26 août 1789 permet de montrer comment des textes de droit – ici
rédigés à des moments fondamentaux de son histoire – sont inspirés
par une certaine conception du droit naturel et portent manifestement
la trace des positions ou des controverses philosophiques qui les ont
précédés parfois depuis des siècles145.

145
Voy. notamment B. GROETHUYSEN, Philosophie de la Révolution française,
Paris, Gallimard [Bibliothèque des idées], 1956.
148
Les commentaires donnés ici ne sont évidemment pas exhaustifs. On
peut, en simplifiant à outrance, mentionner quelques caractéristiques
générales : les déclarations sont idéalistes et iusnaturalistes. Les
droits, « reconnus » plutôt qu’instaurés, préexisteraient à toute
organisation politique, à la manière des idées de Platon. Les droits
sont en tout cas « naturels ». Ils s’ancrent explicitement en Dieu dans
la Déclaration d’indépendance américaine ; cette référence est
perdue (ou plutôt évitée) dans la Déclaration française qui n’échappe
cependant pas à la légitimation par un « Être suprême ». Cette
invocation résulte d’un compromis. Ceux qui le voulaient pouvaient
lire « Dieu », les autres « la Raison »146. Les droits y sont dits
« sacrés », c’est-à-dire que l’attribut divin leur est transféré. Les
droits sont présentés comme « évidents », ou comme des principes
« simples et incontestables », ce qui renvoie à l’épistémologie des
mathématiques et à la pensée de Hobbes, de Grotius, de Descartes
entre autres. Dans les deux déclarations, le bonheur est promis147.
Enfin, la légitimité de la représentation du peuple est clairement
affirmée.

B. Plus spécialement à propos de la Déclaration américaine

L’influence de John Locke est particulièrement prononcée dans la


Déclaration américaine. Les libertés s’affirment contre (le Roi
d’Angleterre), elles sont polémiques, visent à s’affranchir d’abord
d’un pouvoir ; ce sont en ce sens des libertés négatives que l’on
retrouvera surtout dans les droits fondamentaux de type civil et
politique (« Nul ne peut… »).

146
Voy. S. RIALS, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, op. cit.,
p. 220.
147
Voy. spécialement, à propos du bonheur promis, H. ARENDT, De la révolution,
chapitre III, « La quête du bonheur », tr. fr. M. BERRANE, dans L’humaine
condition, Paris, Gallimard, 2012, pp. 426-449.
149
C. Plus spécialement à propos de la Déclaration française

La Déclaration française est abstraite et universaliste, au sens où les


hommes, le citoyen, la société, la loi, ne sont situés ni dans le temps
ni dans l’espace (l’esprit américain est plus concret). Cette
caractéristique est évidemment liée à l’idéalisme.

La Déclaration s’articule sur la séparation des pouvoirs, tant dans le


préambule que dans l’assemblage des articles.

Elle est clairement individualiste. C’est la caractéristique la plus


soulignée et la plus connue. Elle inaugure le contenu libéral des droits
de l’homme. La collectivité est explicitement subordonnée à l’individu
(voy. les art. 4 et 5). Le peuple est la juxtaposition de sphères
individuelles.

La théorie du contrat social transparaît clairement, de même que la


théorie utilitaire. La propriété, au sens de préservation de la propriété
privée, est un élément essentiel148. La liberté est négative et ménage
la sphère individualiste.

La Déclaration articule les droits civils sensu stricto et les droits


politiques. La Déclaration distingue les droits de l’homme (applicables
à tous) et les droits du citoyen qui participent à la vie politique
conçue sur un mode très rousseauiste, à l’exception notable de la
représentation que Rousseau récusait. Le texte fait fi des droits
économiques, sociaux et culturels qui avaient pourtant été discutés149.

148
La devise républicaine, après la Révolution française, « Liberté, égalité,
fraternité », a failli devenir « Liberté, égalité, propriété », ce qui aurait pleinement
résumé la philosophie de Locke… C’est lors de la fête de la loi, célébrée le
3 juin 1793, en l’honneur de Simoneau, maire d’Étampes, que le remplacement de
mot eut lieu. Mais le mot « fraternité » fut maintenu. Robespierre avait au
demeurant été le premier à avoir formulé cette devise dans son Discours sur
l’organisation des gardes nationales, de 1790.
149
Voy. sur ce dernier point, J. FIERENS, Droit et pauvreté. Droits de l’homme,
sécurité sociale, aide sociale, Bruxelles, Bruylant, 1992, nos 128 et ss.
150
Bien que de manière diffuse, le Code civil de 1804 sera également
très marqué par le iusnaturalisme révolutionnaire, héritier lui-même
d’une longue histoire. Les travaux préparatoires révèlent que les
rédacteurs avaient voulu inscrire en tête du code la déclaration
suivante, qui fait notamment penser à Cicéron : « Il existe un droit
universel, immuable, source de toutes les lois positives ; il n’est que
la raison naturelle en tant qu’elle gouverne tous les
hommes. » Finalement, cette mention ne fut pas insérée dans le Code
civil, car on la considéra comme inutile, mais non comme erronée.

Cambacérès, proposant son premier projet de Code civil à la


Convention en août 1793 (il sera rejeté comme « trop juridique » !)
affirme : « La nature est le seul oracle que nous ayons interrogé.
Heureux, cent fois heureux le retour filial vers cette mère
commune ».
Quoi que l’on fasse, les lois positives ne sauraient jamais
entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires
de la vie.
[…] Le droit est la raison universelle, la suprême raison fondée sur
la nature même des choses. Les lois sont ou ne doivent être que le
droit réduit en règles positives, en préceptes particuliers 150.

150
J. M. E. PORTALIS, Discours préliminaire sur le projet de Code civil,
1er pluviôse an IX, réédition, Centre de philosophie politique et juridique de
l’Université de Caen, 1989-1992.
151
Conclusions de ce chapitre
La Renaissance est la période au cours de laquelle, sur le plan
philosophique, l’homme apparaît en même temps comme une
personne dont la dignité doit être préservée et comme un individu
capable de maîtriser autrui, les étants et la nature elle-même.

La raison devient puissance, la nature n’est plus celle à qui l’être


humain doit se soumettre, mais un champ d’expérimentation infini
sur lequel il exerce son pouvoir. Dieu et le sacré ne sont plus
nécessaires pour légitimer la norme et perdent du terrain face à la
raison-maîtrise. La Réforme, soucieuse de conserver et de réhabiliter
le Dieu des chrétiens, sera dès lors nécessairement amenée à se
méfier de cette affirmation de puissance individuelle, à rappeler la
nécessité de la grâce divine et à dévaloriser les prétentions
rationalistes de l’homme.

La puissance de l’individu sur autrui et sur les étants se cristallise à


travers l’affirmation de l’existence de droits subjectifs, spécialement
du droit de propriété privée. La liberté se conçoit comme la
possibilité, accordée par le pouvoir, de choisir sa conduite sans
contrainte et non plus d’accepter la volonté de Dieu.

L’individualisme et la liberté comme choix ne rendent toutefois pas


compte de l’existence de la société, ni de la soumission du citoyen
aux autorités politiques. La justification de la vie en commun et de
l’autorité est alors trouvée dans une figure juridique, dans la
convergence consentie des volontés individuelles, c’est-à-dire dans
le contrat. Lui seul devient l’explication, depuis cette époque
jusqu’aujourd’hui, des relations privées, sociales et politiques. Il vise
le plus souvent l’utilité, l’intérêt et les avantages que les
cocontractants peuvent y trouver et qui leur manque dans un
hypothétique état de nature qu’il convient de délaisser.

152
L’affirmation de l’antériorité de l’individu sur la société, de la
puissance de la raison et du langage, de la liberté comme choix de
mener sa conduite où on le décide, du contrat comme lien social et
politique, de l’éloignement de la nature est déclinée de manière
différente par les penseurs, comme des musiciens jouant d’un
instrument différent reprennent chacun à leur manière les thèmes
musicaux proposés, mais constitue manifestement le dénominateur
commun entre les « contractualistes » des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ces philosophes influenceront nettement et parfois directement,
comme c’est le cas pour Rousseau, la consécration des droits de
l’homme et du citoyen en 1789. Les droits de l’homme et le droit en
général sont « naturels », mais cette fois au sens où ils se déduisent
de la nature de l’homme, telle que la pensée moderne l’a forgée.

Avec Kant admirateur de la Révolution française, le droit renoue


avec la morale, mais cette fois c’est la raison moderne qui y mène et
non plus la religion. D’ailleurs celle-ci se déduit de celle-là. La
raison garantit la métaphysique et non l’inverse.

153
CHAPITRE IX - LE DROIT NATUREL ET LA
PENSÉE EUROPÉENNE CONTEMPORAINE

Devant l’immensité du champ de la philosophie contemporaine,


même limitée à l’Europe, on choisira d’abord de mentionner les
pensées qui ont le plus profondément remis en cause le
iusnaturalisme de la Révolution française, en se fondant, elles aussi,
sur une affirmation ou une négation de la « nature » : celles des
« Maîtres du soupçon » et celle du nazisme.

(…)

Section 1. Les Maîtres du soupçon


Les « Maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud, ont en
commun d’avoir dénoncé les mensonges de la conscience
individuelle. Ce que cette dernière prétend nous apprendre, par
exemple dans l’expérience du cogito, est en réalité un message
crypté, une illusion, dont la vraie signification est cachée et doit être
interprétée. Pour Marx, la conscience de l’individu est aliénée par
l’occultation des rapports de production ; pour Nietzsche, les faibles,
incapables de dire « oui » à la vie, cachent à leur conscience qu’ils
vivent selon le ressentiment ; pour Freud, l’inconscient parle à
travers le conscient.

§ 1. Karl Marx

A. L’homme et l’œuvre

Karl Marx est né en 1818 en Allemagne, d’une famille israélite


convertie au protestantisme, appartenant à la bourgeoisie. Son père
est avocat à Dresde. Il poursuit des études de philosophie et de droit.
Il accède en 1841 au titre de docteur en philosophie, en défendant

154
une thèse intitulée Differenz der demokritischen und epikureischen
Naturphilosophie (Différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure). Il subit notamment l’influence de Hegel,
ainsi que celle de Feuerbach qui critique la religion (« L’homme a
fait Dieu à son image et à sa ressemblance »)151. Expulsé de Prusse,
il rencontre Proudhon à Paris, où se sont élaborées les premières
théories « socialistes ». Proudhon est l’auteur de la célèbre maxime
« La propriété, c’est le vol », et conteste la légitimité de l’État. Après
sa rupture avec ce dernier, Karl Marx est expulsé de France et vit en
Belgique. Il y rencontre Engels qu’il connaissait déjà. Il meurt à
Londres où il s’était réfugié, le 14 mars 1883.

En ce qui concerne les nombreuses œuvres de Marx, on mentionnera


La Sainte Famille (1845) qui constitue la base du matérialisme
dialectique, le Manifeste du Parti communiste écrit avec Friedrich
Engels (1848), le Capital (1867) qui est un ouvrage surtout
économique.

B. L’« aliénation »

Pour Marx, l’histoire de l’homme est celle de son rapport à la nature,


entendue ici surtout comme donné physique. En ce sens, sa pensée
est une pensée iusnaturaliste. Toutefois, son message principal est
globalement « antijuridique », comme on va le voir. Le droit ment,
le droit sert à masquer la réalité sociale, engendrée par les rapports
de production, par la place des différentes classes dans leurs rapports
avec la transformation de la nature par le travail.

151
À propos de Feuerbach, l’idée d’un Dieu anthropomorphe, c’est-à-dire résultant
d’une projection humaine illusoire, est pour le moins ancienne. Xénophane de
Colophon (vers 570 avant J.-C.), le maître de Parménide, disait déjà : « Les
hommes ont créé les dieux à leur image. Ils croient que les dieux sont nés avec un
corps et des vêtements et qu’ils parlent comme nous. Les Éthiopiens disent que
leurs dieux sont camus et noirs, les Thraces que les leurs ont les yeux bleus et les
cheveux roux. Si les taureaux, les chevaux et les lions avaient su peindre, ils
auraient représenté les dieux en bœufs, en chevaux et en lions. »
155
Le fait historique de base est le mode de production appliqué à la
nature, l’infrastructure. Celle-ci comprend les conditions de
production, qui concernent l’état des ressources naturelles, les
moyens de production que sont les outils dont disposent les hommes
au sein d’une société donnée, et les rapports de production qui visent
l’organisation du travail ou l’état des relations entre travailleurs et
possédant. Ce fondement « matériel » de la philosophie de Marx,
inscrit dans l’histoire, en fera le matérialisme historique.

Les institutions juridiques, politiques, les idéologies sont le reflet des


rapports de production et constituent la superstructure.
Fondamentalement, la superstructure est aliénante (du latin alienus
qui signifie « un autre » ; la superstructure substitue quelque chose à
la réalité de l’infrastructure). Elle prétend justifier les rapports de
production tout en les cachant.
Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces
rapports de production correspondent à un degré donné du
développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble
de ces rapports de production forme la structure économique de la
société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique
et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle
domine en général le développement de la vie sociale, politique et
intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine
leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience. À un certain degré de leur développement, les
forces productives matérielles de la société entrent en collision avec
les rapports de production existants, ou avec les rapports de
propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui
n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de
développement des forces productives, ces conditions se changent
en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution
sociale. Le changement dans les fondations économiques

156
s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout
cet énorme édifice152.

Voici trois exemples d’aliénation : l’aliénation par l’argent, par la


religion, par la politique et le droit. L’argent est un moyen de
produire et d’échanger. Dans la société bourgeoise, son
accumulation est devenue un but en lui-même. Tout se monétarise, y
compris l’intelligence et la beauté. C’est ce qui a donné l’économie
marchande.

Une autre aliénation est celle que provoque la religion, compensation


imaginaire destinée à justifier les souffrances dues à l’exploitation.
C’est l’« opium du peuple ». Comme la drogue, elle est destinée à
provoquer l’hallucination d’un monde meilleur et anesthésique.

Une troisième forme d’aliénation résulte de la politique et du droit,


qui sont de fausses solutions à la misère des hommes. La Déclaration
de 1789 n’a pas modifié l’existence de ceux-ci mais a érigé une
nouvelle fausse divinité : les droits de l’homme, le soi-disant intérêt
général.

Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait


la religion, la religion ne fait pas l’homme. Plus précisément : la
religion est la conscience de soi et de sa valeur de l’homme qui ou
bien ne s’est pas encore conquis lui-même, ou bien s’est déjà perdu
à nouveau. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait, installé hors
du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société.
Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du
monde à l’envers, parce qu’ils sont un monde à l’envers. La religion,
c’est la théorie générale de ce monde, son compendium
encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point
d’honneur spirituel, son enthousiasme, sa sanction morale, son
complément solennel, le fondement général de sa consolation et de
sa justification. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain,

152
Critique de l’économie politique, avant-propos, tr. fr. M. RUBEL et L. EVRARD,
dans Œuvres, I, Économie I, Paris, Gallimard [Bibl. de la Pléiade], 1963, pp. 272-
273.
157
parce que l’être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte
contre la religion est donc médiatement la lutte contre ce monde
dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle
et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de
la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans cœur, de même
qu’elle est l’esprit de situations dépourvues d’esprit. Elle est
l’opium du peuple.
L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple,
c’est l’exigence de son bonheur véritable. Exiger de renoncer aux
illusions relatives à son état, c’est exiger de renoncer à une situation
qui a besoin de l’illusion. La critique de la religion est donc dans
son germe la critique de la vallée de larmes dont l’auréole est la
religion153.

(…)

D. Le matérialisme dialectique

Pour Marx, la lutte des classes est le moteur de l’histoire. Ainsi


s’inaugure le Manifeste dans la formule devenue célèbre :
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire
de la lutte des classes. » La théorie de Marx est influencée par Hegel
et sa philosophie de l’histoire, dans laquelle ce dernier considère la
vérité comme processus concret d’apparition dans le monde et pour
nous, contrairement à une vérité éternelle et séparée, indépendante
de l’Esprit. Le processus dialectique est le mouvement d’une
négation qui comporte quatre temps: la position ou la thèse,
l’opposition extérieure et la division intérieure, les antithèses, enfin
la recomposition dans la synthèse154.

La classe dominante est celle qui détient les moyens de production.


Sous l’Ancien Régime, c’était l’aristocratie. Depuis la Révolution de
1789, c’est la bourgeoisie. C’est chaque fois une évolution. La classe

153
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, tr. fr. M. SIMON,
Paris, Aubier Montaigne [éd. bilingue], 1971, pp. 51-53. C’est Marx qui souligne.
154
Voy. spécialement G.W. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, 1807.
158
bourgeoise elle-même a été une classe civilisatrice. Mais elle devient
déclinante. Marx est le témoin de la décomposition de la bourgeoisie
libérale et de la grande misère de la classe ouvrière. Les capitalistes
ne parviennent pas à consommer toutes les richesses qu’ils
produisent, alors que le prolétariat vit dans la misère. Les rapports
de production démontrent la mauvaise répartition au sein du système
capitaliste. La preuve en est que les crises économiques se succèdent
(quelle actualité !...). Une autre révolution se prépare : celle où le
prolétariat se rendra maître des moyens de production, pour
surmonter la contradiction entre les forces de production et les
rapports de production. La révolution est dialectique au sens de
Hegel. Elle s’oppose à l’exploitation capitaliste (thèse) par la
dictature du prolétariat (antithèse). La révolution prolétarienne sera
la dernière parce qu’elle supprimera l’exploitation et les classes
disparaîtront (synthèse).

E. La critique des droits de l’homme

Pour Marx, il ne fait aucun doute que les droits de l’homme


appartiennent à la superstructure. C’est l’idée même de droits de
l’homme qu’il faut rejeter, pas leur contenu. Ils ne servent qu’à
justifier l’exploitation des travailleurs par les capitalistes.

C’est dans La question juive, un essai de 1843, que Marx développe


le plus explicitement cette critique. Il réagit durement à l’écrit d’un
ancien ami jeune-hégélien, Bruno Bauer. Remarquons au passage
que celui-ci, pris dans le courant raciste de son époque, contribuait à
l’édification de l’antisémitisme en Allemagne, qui sera poussé aux
extrêmes que l’on sait par le nazisme155.

Avant tout, nous constatons que ce qu’on appelle les « droits de


l’homme », les droits de l’homme distingués des droits du citoyen
ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est-à-

155
Voy. infra, section 2.
159
dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la
communauté. […]

Ainsi, la liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice
pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs
le sont par le piquet d’une clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme
comme monade isolée et repliée sur elle-même. […]

Or le droit humain de la liberté n’est pas fondé sur l’union de


l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de
l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit
de l’individu borné, enfermé en lui-même.
L’application pratique du droit de l’homme à la liberté, c’est les
droits de l’homme à la propriété privée. […]

Par conséquent, les droits de l’homme à la propriété privée, c’est le


droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier
d’autrui, indépendamment de la société : c’est le droit de l’intérêt
personnel. […]

La sûreté et la plus haute notion sociale de la société civile, la notion


de police d’après laquelle la société tout entière n’existe que pour
garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne,
de ses droits, de ses propriétés. […]

Ainsi, aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de


l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de la société
civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé
et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté 156.

F. L’État

Actuellement, l’État est un élément de la superstructure. Il utilise


l’armée, la police, l’administration, la justice, etc., pour justifier les
rapports de production. L’État signifie les pouvoirs d’une classe sur
une autre. Dans la société communiste, il est appelé à disparaître.

156
À propos de la question juive, tr. fr. L. EVRARD, dans Œuvres, III, Philosophie,
Paris, Gallimard [Bibl. de la Pléiade], 1982, pp. 366-368.
160
(…)

Section 2. Un naturalisme monstrueux : Adolf Hitler


§ 1.L’homme et sa vie

Adolf Hitler est né en 1889 à Braunau-am-Inn, en Autriche, près de


la frontière allemande, d’une famille modeste. Son père, Aloïs Hitler,
est douanier-chef. Il est orphelin à 14 ans. Il arrête ses études en
1907, après avoir échoué à son Abitur (un examen assimilable au
baccalauréat français). Il souhaite devenir artiste peintre. Sa
formation comme son tempérament sont d’un autodidacte, qui par
ailleurs se croit une vocation artistique : il est petit-bourgeois,
nullement prolétaire, sans capacité critique. Il lit beaucoup et est
doué sans aucun doute d’une mémoire très exercée. Les théories
racistes, pseudo-scientifiques, qui se sont développées au cours du
XIXe siècle auront sur lui une emprise extraordinaire.

Le 1er août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, ce qui le


transporte de joie. Il s’engage et est nommé caporal. Blessé deux
fois, il est décoré de la croix de fer de 1re classe. En 1919, il entre en
contact, dans une brasserie de Munich, avec un Parti ouvrier
allemand assez dérisoire, comptant à peine quelques dizaines de
membres. Il en devient le chef, le Führer, ce qui signifie à peu près
« le guide ». Il devient le tribun, le propagandiste, le réorganisateur
de ce qui, à partir de février 1920, s’appelle le Parti national-
socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische
Deutsche Arbeiterpartei – NSDAP) et compte déjà près de 56.000
membres. Une tentative de putsch, mal conçue et mal exécutée les 8
et 9 novembre 1923 provoque l’interdiction du parti et l’arrestation
de son chef. Adolf Hitler est condamné à cinq ans de prison, dont il
n’exécutera que treize mois. Il est détenu dans la forteresse de
Landsberg où il écrira Mein Kampf (« Mon combat »), texte relu et
amélioré par ses conseillers ultérieurement. Hitler y explique la

161
défaite de 1918 par le développement du bolchevisme et développe
ses thèses racistes.

Après sa libération, il réorganise son parti qui gagnera les élections


en 1932. C’est un démagogue prodigieux. Son génie d’orateur de
masses, son sens extraordinaire de la propagande ne sont guère
contestés. Il se revendique aussi de Machiavel qui lui aurait « nettoyé
l’esprit ».

Le 30 janvier 1933, le maréchal Paul von Hindenburg, président du


Reich, nomme Hitler chancelier. Ce dernier se fait accorder les pleins
pouvoirs pour quatre ans. Hindenburg meurt le 2 août 1934. Hitler
s’autoproclame chef de l’État et chancelier du IIIe Reich.

Le 14 octobre 1935, l’Allemagne quitte la Société des Nations sous


prétexte que les négociations sur le désarmement traînent en
longueur. L’économie allemande est en pleine expansion et le niveau
de vie augmente. En 1937, Hitler déclare qu’il a pris la décision
« irrévocable » de résoudre le problème de l’espace vital de
l’Allemagne entre 1943 et 1945 au plus tard. Il envisage d’attaquer
la Tchéquie et l’Autriche, puis la France. Il considère le Traité de
Versailles comme une insulte.

Le 1er septembre 1939, la Pologne est envahie. C’est le


déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Hitler se suicide à
Berlin le 30 avril 1945.

§ 2. Les inspirateurs du racisme hitlérien

Les notions de peuple et de race sont au centre de la conception


hitlérienne.

162
Le péché contre le sang et la race est le péché originel de ce monde
et marque la fin d’une humanité qui s’y adonne157.

L’histoire serait la représentation du déroulement de la lutte d’un


peuple pour la vie. La question de la race, aux yeux de Hitler, est la
clé de l’histoire du monde. Ses théories sont truffées d’allusions à la
nature, mais aussi de références religieuses. « La nature ne s’attache
pas tant à la conservation de l’être qu’à la croissance de sa
descendance, support de l’espèce. Il en est de même dans la vie. »
« En me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’œuvre
du Seigneur », dira entre autres Mein kampf.

Toutefois, Hitler n’est évidemment pas l’inventeur du racisme. On


peut, à cet égard, distinguer les origines lointaines de cette
perversion de l’analyse et les influences directes exercées sur Hitler.

A. Le racisme dans l’histoire

1) Les différences naturelles et les prétendues « races »

La question des « races » humaines concerne en définitive la vieille


question philosophique de l’identité (qu’est-ce ce qui est commun à
l’humanité ?) et de la différence (des différences extérieures
évidentes marquent les groupes humains), méditée depuis les
présocratiques158.

Toutes les cultures, et chacun individuellement, élaborent une


interprétation plus ou moins systématique de la différence. La
question de la race s’inscrit plus particulièrement, tant sous l’angle
biologique qu’anthropologique, dans l’histoire de l’Occident dont la

157
Mon combat, tr. fr. J. GAUDEFROY-DEMOMBYNES et A. CALMETTES, Paris,
Nouvelles Éditions latines, 1934, réimpr. 1982, avec un avertissement publié en
exécution d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 juillet 1979, p. 247.
158
Voy. Ch. DELACAMPAGNE, Une histoire du racisme, Paris, Librairie générale
française [Le Livre de poche, Références, n° 575], 2000.
163
caractéristique, spécialement depuis la Renaissance et les grandes
« découvertes », est de chercher à dominer tous les peuples de la
terre. Le mot « race » apparaît au XVe siècle au sens d’hérédité ou
d’ascendance. Il est dérivé du latin ratio, qui signifie ici « ordre
chronologique », allusion au lien qui relie ascendants et descendants.
Dans la langue française, le mot signifiera la différenciation des
espèces, mais a visé d’abord celle des classes sociales ou des grandes
familles. Ainsi, chaque dynastie royale constituait-elle en elle-même
une « race ».

Le mot change de sens avec les naturalistes Carl von Linné (1707-
1778) et Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), au
XVIIIe siècle. Ces savants établissent la nomenclature zoologique
qui désigne l’ensemble des règles permet d’élaborer la taxinomie,
c’est-à-dire d’attribuer les « taxons » aux animaux et aux plantes. La
race devient une division de l’espèce, elle-même division du genre,
lui-même division de la classe (en amont viennent encore
l’embranchement, le règne, le domaine).
[…] Pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode
générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en
différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces
genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre
nécessairement de l’arbitraire159.

La classe renvoie aux grandes divisions du règne animal ou végétal


(poissons, oiseaux, mammifères). Le genre, du latin genus, generis
qui signifie « origine, naissance », vise l’ensemble des humains.
L’espèce est, selon le Grand Robert, l’ensemble de tous les individus
semblables ayant en commun des caractères qui les distinguent au
sein d’un même genre et qui sont capables d’engendrer des individus
féconds. La race serait un groupe qui se différencie des autres par un
ensemble de caractères physiques héréditaires (couleur de la peau,

159
G. L. LECLERC de BUFFON, Histoire naturelle des animaux, 1744, t. I , 1, p. 6.
Orthographe modernisée.
164
forme de la tête, proportion des groupes sanguins, etc.) représentant
des variations au sein de l’espèce.

Pour Linné, l’espèce Homo sapiens se divise en six races


différentes : sauvage, américaine, européenne, asiatique, africaine et
monstrueuse. En réalité, la première n’a jamais pu être
empiriquement rencontrée. La dernière renvoie à une description
purement pathologique.

Pour Buffon, la variété des races humaines s’explique par le fait qu’à
partir de la race blanche originelle, les types humains se sont trouvés
diversifiés et modifiés suivant les climats. Peu à peu, certains
caractères particulièrement visibles, telles la couleur de la peau, la
forme du cheveu, la forme crânienne et celle du visage, notamment
du nez, ont amené les hommes de science à vouloir y trouver des
critères pertinents pour la distinction raciale.

La couleur de la peau est souvent considérée comme un caractère


majeur des « races » et a donné lieu au classement traditionnel en
Noirs, Blancs et Jaunes. Tout comme la couleur des cheveux et celle
des yeux, la teinte du tégument est due à la présence d’un pigment,
la mélanine. Il existe de la mélanine, en quantité variable, dans la
peau des hommes de toutes « races ». Quand celle-ci est abondante,
la peau est sombre, parfois noire ; à un degré moindre, la mélanine
donne une teinte jaunâtre ; lorsqu’elle est rare, la peau est claire ou
« blanche ». L’explication réside dans une adaptation au climat. Au
Nord, la peau blanche permet de mieux capter la vitamine D du
rayonnement solaire moins intense. Il en est de même pour les
cheveux qui passent du blanc au noir par l’intermédiaire du blond et
du châtain. Les yeux à l’iris foncé sont mieux protégés de la lumière
(ce qui explique que les albinos, qui souffrent d’une absence de
mélanine partielle ou totale, présentent souvent des pathologies
oculaires).

165
La bride mongolique (ou pli épicanthique) est un prolongement
interne du repli orbito-palpébral supérieur, liée à l’adiposité de la
paupière supérieure et à l’obliquité de la fente palpébrale. On la
remarque notamment chez les personnes d’origine asiatique et
américaine précolombienne. Ici encore il ne s’agit pas d’un caractère
racial strict car il n’est pas constant chez les Jaunes. On a invoqué
son utilité passée en la rattachant à un « masque de froid », à une
adaptation au vent froid des steppes asiatiques ou au reflet de la
lumière sur la neige.

Le choix des critères morphologiques appelés à classifier les


humains est largement arbitraire. Si l’on se fonde sur des critères
génétiques plutôt que sur la couleur de la peau (l’information
génétique portée par l’ADN sur nos 23 paires de chromosomes), on
découvre une grande variabilité à l’intérieur d’une même
« population », ce qui relègue la race à un concept ethnico-social,
culturel et politique. La hiérarchie entre les races ne repose sur
aucune justification scientifique : l’ensemble de l’humanité possède
un patrimoine héréditaire commun. À la lumière de la génétique
moderne, le concept de race est fondé sur la variabilité de quelques
gènes parmi les dizaines de milliers que comportent les
chromosomes. Une classification fondée sur un aussi petit nombre
ne saurait avoir de portée générale. Il est toutefois avéré aussi, depuis
l’achèvement du séquençage du génome humain en 2004, qu’il est
possible de distinguer une répartition par « groupe géographique »
de certains polymorphismes pertinents du génome humain.

2) Le racisme comme idéologie

Le racisme est une idéologie qui tend d’abord à justifier l’infériorité


de certaines catégories d’êtres humains sur la base des caractères
physiques, de constatations objectives d’ordre biologique,
naturelles. Il apparaît lorsqu’après constatation de ces différences,
au demeurant souvent indéniables, s’ajoute un jugement de valeur,
une hiérarchie qualitative entre les groupes ainsi déterminés.

166
Certains tentent d’établir une différence entre le racisme, qui serait
un comportement, et le racialisme, qui serait la justification
intellectuelle de la hiérarchie des prétendues races. Le racialisme
trouverait son origine chez Buffon160.

Si Aristote n’admet pas que les Noirs et les Blancs divergent selon
une caractéristique essentielle, mais seulement selon une différence
accidentelle161, il croit par contre, comme on l’a vu, que les femmes
et les esclaves sont par nature des êtres inférieurs162. C’est pourquoi
certains auteurs ont considéré qu’Aristote est un des premiers
penseurs racistes. Augustin d’Hippone affirmait au contraire que les
hommes les plus étranges vivant dans les contrées les plus lointaines
n’en appartiennent pas moins, de plein droit, à l’espèce humaine163.

3) Le racisme à l’égard des Juifs

Si le phénomène ne l’est pas, le mot antisémitisme (Antisemitismus)


est relativement récent. Il semble être apparu dans un pamphlet du
journaliste allemand Wilhelm Mar, en 1879, La Victoire du judaïsme
sur la germanité.

Une des premières traces d’antisémitisme institutionnalisé est


l’interdiction de la pratique de la religion juive en Judée, prononcée
en 167 avant J.-C. par l’empereur séleucide Antiochus IV Épiphane
(la monarchie séleucide est issue du démembrement de l’empire
d’Alexandre). Les Juifs sont forcés à participer aux rites païens.
C’est à cette époque que, dans la ville d’Alexandrie en Égypte, est
inventé le premier « ghetto », puisque les Juifs sont contraints de
vivre dans un même quartier.

160
Voy. T. TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité
humaine, Paris, Seuil, 1989.
161
Métaphysique, L. Ι, ch. 9, 1058a-b.
162
Sur les femmes : De la génération des animaux, IV, 3, 767a ; Histoire des
animaux, I, 7, II, 3, III, 19 et VII, 2 ; sur les esclaves, surtout Politique, I, 1254b.
163
La Cité de Dieu, XVI, 8.
167
Les raisons de cet antisémitisme ne sont pas claires. Il est probable
qu’il faille l’attribuer au dogme monothéiste, révolutionnaire en son
temps. Lors de la formation de la religion juive, le peuple en
formation était entouré de cultures polythéistes. Hécatée d’Abdère
(fin du IVe siècle av. J.-C.), Diodore de Sicile, Cicéron, Sénèque,
Tacite, Dion Cassius (155-235), évoqueront ce peuple de « lépreux »
expulsés d’Égypte, sa prétention à ne reconnaître qu’une seule
divinité sans effigie, ses pratiques « irrationnelles » comme la
circoncision et le respect du sabbat, parfois inventées comme la
prétendue adoration d’un âne ou le meurtre rituel.

Dans les écrits des Pères de l’Église grecs et latins, à partir du


IIe siècle, la condamnation des valeurs religieuses et culturelles
juives s’affirme. Le Contre les Juifs de Tertullien (env. 200) ou les
positions d’Eusèbe de Césarée, Grégoire de Nysse et Jean
Chrysostome contre le peuple « déicide », assassin du Christ,
constituent à tout le moins une lecture parcellaire des évangiles dans
lesquels la responsabilité des Romains est aussi évidente que celle
des autorités religieuses de Jérusalem.

Durant le Moyen Âge, l’Église interdit aux clercs de s’attabler avec


les Juifs et à ceux-ci de sortir en public entre le jeudi saint et la fin
des Pâques, ou de se mêler à la population chrétienne. Les mariages
mixtes sont interdits. Les Juifs ne peuvent exercer les fonctions de
percepteur d’impôts et de juge. L’expression « Juifs perfides »
apparaît au VIIe siècle, l’adjectif latin étant alors utilisé au sens
d’« infidèle » (fides signifie « foi »).

Le quatrième Concile de Latran impose aux Juifs, en 1215, le port


d’un signe distinctif, qui prendra la forme d’un morceau de tissu en
forme de roue, la « rouelle » ou un vêtement distinctif. Le même
concile avait préconisé une séparation physique entre chrétiens et
Juifs. La république de Venise est la première à appliquer cette
exigence. Le 25 janvier 1516, le sénat de Venise vote un décret

168
confinant les Juifs dans un quartier clos de murs. Sept cents Juifs
sont installés sur un îlot urbanisé au siècle précédent appelé geto
novo (« Nouvelle fonderie »), d’où provient l’expression « ghetto ».
Partout en Europe, de tels quartiers réservés sont créés. Les lois
imposent la fermeture des portes du ghetto, la nuit, de l’extérieur et
de l’intérieur. Les Juifs ne peuvent le quitter après l’Ave Maria, ni
les dimanches et les jours de fêtes chrétiennes. L’encyclique Cum
nimis absurdum de Paul IV (1555) est complétée par diverses
instructions pontificales. Elles établissent que le ghetto n’aurait
qu’une entrée et une sortie. Une seule synagogue peut y être érigée.
Les Juifs ne peuvent y posséder d’immeubles. Ils devront porter un
chapeau jaune et la rouelle cousue sur leur vêtement. Ils ne peuvent
accueillir des Juifs venus d’ailleurs. La bulle Sancta Mater Ecclesia
(1584) institue des sermons obligatoires, les predica coattiva,
auxquels 150 à 300 Juifs sont contraints d’assister. Le Saint-Siège
légalise la pratique consistant à placer les enfants juifs dans des
couvents où, loin de leurs parents, ils sont élevés dans le
catholicisme. La confrérie de Saint-Joseph s’occupe spécialement de
convertir les adultes. Les convertis vivent dans des « maisons de
catéchumènes », dont l’entretien est assuré par une taxe perçue sur
les Juifs eux-mêmes (bulle Pastoris aeterni vices de Jules III, 1554).
En 1623, Urbain VIII décrète que, lors des audiences accordées aux
représentants de la communauté juive, ceux-ci ne baiseraient plus
son pied, mais le plancher sous son pied. Chaque année, au moment
du carnaval, les Juifs doivent aussi présenter leurs hommages au
sénat romain dont le conservateur pose le pied sur la nuque d’un
rabbin et congédie la délégation. Des ordonnances restreignent aussi
leur activité économique. C’est ainsi qu’en 1724, Innocent XIII ne
permet aux Juifs que le commerce des vieux vêtements, des chiffons,
de la ferraille.

169
4) Le racisme à l’égard des cagots

Du XIVe siècle au XVIe siècle, les « cagots » (du bas latin cacare,
devenu en occitan cagar, « déféquer », avec une connotation
vulgaire), considérés comme porteurs de la lèpre sans en avoir
l’apparence, seront aussi l’objet d’exclusions sociales et juridiques
continues sur la base de prétendues constatations scientifiques. On
sait pourtant qu’il n’existe pas de lèpre non symptomatique.

Les colons néerlandais leur avaient donné le nom de kakerlaken, qui


signifie « cancrelats ». C’est le même mot qui sera utilisé en
kinyarwanda pour désigner les Tutsis avant le génocide : Inyenzi. Il
était défendu aux cagots, sous les peines les plus sévères, d’habiter
dans les villes et les villages ou d’être chaussés et habillés autrement
que de rouge. Ils ne pouvaient pas marcher pieds nus (ce qui était
courant pour les pauvres) et dans certaines régions devaient signaler
leur approche par une crécelle. Ils étaient tenus de porter un signe
distinctif, généralement une patte de canard, coupée dans du drap
rouge et cousue sur leurs vêtements. Certains métiers leur étaient
interdits, généralement ceux considérés comme susceptibles de
transmettre la lèpre, comme ceux liés à la terre, au feu et à l’eau ; ils
devaient prendre celle-ci à des fontaines qui leur étaient réservées.
Ils n’étaient donc jamais cultivateurs. Tous les métiers en rapport
avec l’alimentation leur étaient également interdits. Ils ne devaient
porter aucun objet tranchant, donc ni arme ni couteau. Payés en
nature, ils ne percevaient pas de salaire et constituaient donc une
main-d’œuvre à bon marché. Dans les églises, un bénitier spécial
leur était réservé et ils étaient relégués au fond, sur des sièges séparés
du reste des fidèles. Leur témoignage n’était pas recevable en justice.
Ils n’avaient pas de nom de famille : seul un prénom suivi de la
mention « crestians » ou « cagot » figurait sur leur acte de baptême.
Ils n’étaient autorisés à se marier qu’entre eux. À leur mort, ils
étaient enterrés à l’écart.

170
Le racisme à l’égard des cagots indique toute la distance qui peut
exister entre de prétendues différences raciales et les constatations
scientifiques. Il indique aussi que le racisme à l’égard de certaines
catégories de population peut apparaître et disparaître selon les
époques, quitte à se refixer sur d’autres groupes humains.

5) Le racisme à l’égard des Noirs

À partir du XVIe siècle, pour justifier la traite et l’esclavage des


Noirs, l’Occident s’appuie notamment sur une interprétation
tendancieuse de la Bible.

Les fils de Noé qui sortirent de l’arche étaient Sem, Cham et Japhet :
Cham est le père de Canaan. Ces trois-là étaient les fils de Noé et, à
partir d’eux, se fit le peuplement de toute la Terre. Noé, le premier
cultivateur, commença de planter la vigne. Ayant bu du vin, il fut
enivré et se dénuda à l’intérieur de sa tente. Cham, père de Canaan,
vit la nudité de son père et avertit ses frères au-dehors. Mais Sem et
Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leurs épaules et,
marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père ; leurs visages
étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père.
Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait
son fils le plus jeune. Et il dit : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit
pour ses frères le dernier des esclaves ! » Il dit aussi : « Béni soit
Yahvé, le Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave ! Que Dieu
mette Japhet au large, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que
Canaan soit son esclave !164 »

Ce texte est un exemple d’une théorie « monogénétique » de


l’humanité : tous les hommes antérieurs au Déluge proviennent d’un
ancêtre commun, Adam, et toutes les races postérieures de Noé.

164
Gn 10, 18-27. Indépendamment des dérives racistes auxquelles le texte a donné
lieu, le passage ne va pas sans soulever des difficultés d’interprétation. On
n’aperçoit en effet pas clairement la faute de Cham. D’autres interprétations de ce
passage, aussi fausses qu’idéologiques, sont possibles : le Moyen Âge a aussi
reconnu en Cham l’ancêtre des serfs, en Sem celui des clercs, en Japhet celui des
seigneurs. Il s’agit toujours de confondre la différence des apparences avec la
délimitation des statuts et des droits de chacun.
171
Selon une interprétation tendancieuse, l’Écriture attribuerait aux
trois fils du patriarche l’origine des Européens (Japhet), des
Asiatiques (Sem, d’où l’appellation de « sémites ») et des Africains
(Cham, d’où l’appellation de Chamites). Elle aurait instauré une
hiérarchie entre les trois ancêtres qui peuplèrent les continents, et la
malédiction qui pèse sur les fils de Canaan les désignerait comme
esclaves de tous les autres. Rien dans le texte n’indique cependant
qu’une couleur de peau particulière doive s’attacher à la
descendance de chacun des fils de Noé, ni aucune particularité
objective. Dès le début du christianisme pourtant, et peut-être plus
tôt, la tradition s’instaure de considérer la « race » noire comme
descendant de Cham. L’esclavage sera alors présenté comme une
conséquence naturelle de la malédiction de Noé.

Entre beaucoup d’exemples de racisme juridique, le nom de Code


noir sera donné à un ensemble de textes juridiques réglant la vie des
esclaves noirs dans les îles françaises, en particulier l’ordonnance
composée de soixante articles, portant statut civil et pénal,
promulgué en mars 1685 par Louis XIV, complétée par des
déclarations et des règlements postérieurs.

6) Le racisme à l’égard des Indiens

Au XVIe siècle, le Pape Jean III souhaite connaître le statut des


Indiens : « Ont-ils une âme ? » Un grand débat est organisé par
Charles Quint, connu sous le nom de « controverse de Valladolid »
(1550). Il oppose le dominicain Bartholomé de Las Casas au docteur
Juan Ginés de Sepúlveda, dominicain lui aussi, qui soutenait que la
barbarie des Indiens en faisait les « esclaves par nature » des nations
civilisées. Leur barbarie condamne les Indiens à être dominés par les
peuples civilisés. Cet assujettissement doit mettre fin aux violations
de la loi naturelle, en particulier à l’idolâtrie et aux sacrifices
humains, et faciliter la conversion. À cette théorie d’origine
aristotélicienne, Las Casas répond dans son Apologia, en affirmant
sa thèse de la liberté naturelle de tous les hommes. Les Indiens

172
respectent la loi naturelle et sont, conformément au droit naturel,
propriétaires de leurs biens et politiquement souverains. Le
théologien dominicain justifie même l’idolâtrie et les sacrifices
humains dans la mesure où ils sont raisonnables pour la raison privée
des lumières de la foi. La controverse se termine par une victoire de
Las Casas, en présence de l’Empereur Charles Quint et de quatorze
théologiens, mais n’aboutit à aucune décision officielle. Les idées de
Las Casas inspireront cependant la législation postérieure, souvent
mal appliquée.

Paul III avait pourtant condamné l’esclavage des Indiens par la Bulle
Sublimis Deus du 9 juin 1537 : « Les Indiens sont de vrais hommes
[...] et ils sont non seulement capables de comprendre la foi
catholique, mais aussi, d’après nos informations, désireux de la
recevoir. » Le Saint-Siège ne parlera pas à l’époque de la traite des
Noirs.

Une controverse a été entretenue au sujet de la position de Las Casas


au sujet de l’esclavage de ces derniers, qu’il aurait proposé en
remplacement de celui des Indiens. Au début de son séjour aux
Indes, il justifie en effet l’esclavage des populations noires africaines
comme une conséquence de la guerre juste contre des peuples
ennemis du christianisme, suivant les logiques médiévales et
religieuses qui géraient cette forme de violence. Vers 1545, sa
position va se modifier. Il affirme alors l’injustice des guerres
menées par les Espagnols et les Portugais, tant dans les îles Canaries
que sur la côte africaine.

Nous pensons cependant que tous les jours les Portugais causent de
grands dommages en capturant des esclaves, et poussent les noirs à
se capturer entre eux par cupidité et à se vendre les uns les autres, et
ce dommage et ces offenses qui sont faites à Dieu ne seront pas
facilement rachetables165.

165
Histoire des Indes, 1,27, p. 254, cité par L. MORA-RODRIGUEZ, Bartolomé de
Las Casas. Conquête, domination, souveraineté, Paris, PUF, 2012, p. 113.
173
7) La théorie de la suprématie de la race blanche

L’anthropologie du siècle des Lumières est particulièrement


significative des fondements du racisme dans la culture occidentale
car elle cherche à rendre compte de l’existence, récemment
découverte à l’époque, des nations « sauvages », pour mieux
l’opposer à celle du monde européen « civilisé ». La pensée de
l’époque confond généralement les apparences « raciales » et, selon
l’expression de Lévi-Strauss, les « productions sociologiques et
psychologiques des cultures humaines ». Les hommes sauvages sont
considérés comme les ancêtres historiques de l’homme moderne. Cet
ordre historique crée ainsi un ordre des valeurs. L’homme sauvage
est toujours opposé à l’homme civilisé et, le plus souvent, réduit à la
qualité de « primitif ». L’Europe se définit comme missionnaire de
la civilisation après avoir été celui de la religion. C’est au nom de la
supériorité du civilisé qu’il lui revient d’imposer le progrès et son
ordre.

En même temps, en raison du recul du christianisme et des


découvertes de la paléontologie, se pose la question de la polygénie
du genre humain. Beaucoup soutiennent que tous les hommes ne
viennent pas des mêmes ancêtres, même si ce polygénisme est
évidemment incompatible avec le monogénisme de la Genèse.

On l’a dit, c’est à partir de Buffon que le mot « race » change de


sens. Jusque là, depuis environ le XVIe siècle, il visait l’ensemble
des ascendants et des descendants d’une même famille.

Linné défend une conception statique du monde, où chaque espèce


est immuable, créée par Dieu, et peut être classée sans erreur possible
suivant le plan divin.

Voltaire (1694-1778) place aussi l’Européen au sommet de la


civilisation. Il voit entre les peuples de la Terre de telles différences

174
qu’il croit que les hommes sauvages, dont les Noirs, appartiennent à
une autre race que les Blancs.

Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres,
les Albinos, les Hottentots, les Lappons, les Chinois, les Américains
soient des races entièrement différentes.
[…]
Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs
oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même
de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces
d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils
ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des nègres
et des négresses transportés dans les pays les plus froids y
produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres
ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un
blanc et d’une noire166.

Voltaire distingue des degrés qui vont de la « stupidité » et de


l’« imbécillité » à la « raison commencée », pour atteindre chez
certains peuples le stade de la « raison perfectionnée » qui suppose
la reconnaissance du vrai Dieu. Il proteste contre les atrocités des
conquérants, parce qu’il voudrait voir triompher la civilisation non
par la violence, mais seulement par le droit et la raison.

Kant aborde la question des races en défendant une unité naturelle


de l’espèce humaine. Il propose une classification raciale en fonction
de critères physiques héréditaires, en soutenant que le seul aspect
physique qui se transmet héréditairement, est la couleur de la peau.
Il y aurait quatre races humaines : les « blancs », les « hindous
jaunes », les « nègres » et les « américains cuivrés »167.

166
Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, troisième partie, Paris, Didot, 1805,
t. 1, pp. 6-8.
167
Voy. E. KANT, Des différentes races humaines, dans La philosophie de l’histoire
(Opuscules), Paris, Montaigne, 1947, pp. 35-56.
175
Les prises de position de Hegel au sujet des Africains (infra), à
l’aube d’un XIXe siècle particulièrement raciste, sont
confondantes168.

B. Les théories racistes des XIXe-XXe siècles

Hitler, dont la pensée n’a guère d’originalité, a sans doute été


influencé par le darwinisme et le malthusianisme, et plus directement
encore par Gobineau, Renan, Vacher de la Pouge, Chamberlain169.
Des penseurs contemporains du nazisme s’inspireront de ses thèses
ou prétendront y retrouver les leurs, comme Carl Schmitt.

Les traits communs aux théories racistes de l’époque sont


l’explication de la domination par un trait de la nature ou de la
volonté divine, la volonté d’introduire une référence scientifique ou
pseudo-scientifique, leur invocation par un groupe momentanément
ou durablement abaissé, comme les aristocrates après le XVIIe siècle
ou les Allemands après le Traité de Versailles, et enfin leur utilisation
à des fins politiques de conquête du pouvoir.

168
Voy. infra, ch. X, section 2.
169
On a déjà mentionné le courant raciste et antisémite qui s’étend dans toute
l’Europe, au XIXe siècle, à propos de La question juive de Karl Marx, réaction à
un écrit de Bruno Bauer. Voy. supra, section 1, § 1.
176
1) Charles Darwin et Thomas Malthus

On ne trouve pas trace, chez Charles Darwin (1809-1882), de thèses


racistes. Ce « naturaliste » a établi et démontré le principe de
l’évolution des espèces et de la sélection naturelle, que l’on peut
résumer ainsi : depuis toujours la faune et la flore ont évolué ; les
lignées présentent d’innombrables variations de détails ; la sélection
naturelle est si rigoureuse que la moindre variation utile fait
triompher la lignée qui la possède. Le résultat est la formation de
nouvelles espèces170.

Darwin, de son propre aveu, a lui-même été influencé par Thomas


Malthus (1766-1834) qui avait développé l’idée que la production
alimentaire, en progression arithmétique, ne pourrait jamais suivre
le rythme d’accroissement de la population, en progression
géométrique, si une partie de celle-ci n’était détruite dans la lutte
pour la vie171. Darwin avait supposé la survivance du plus apte suite
aux petites mutations qui se produisent constamment de façon
imperceptible. Il ajouta à sa doctrine la notion de sélection sexuelle.
Les mâles ou les femelles les plus forts ou les plus beaux sont choisis
par l’un ou par l’autre sexe, de préférence aux autres, et ont ainsi
plus de chances d’avoir une descendance et de transmettre leurs
propres caractères. Cette sélection porte principalement sur les
caractères sexuels secondaires : phanères, couleurs, danses, chants,
etc., qui paraissent dénués d’utilité si on ne leur attribue pas cette
valeur sélective.
Pour Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), véritable père de
l’évolutionnisme, que Darwin méprise injustement, la production
des nouveautés était liée à la propriété qu’ont les êtres de changer

170
Voy. Ch. DARWIN, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou
la lutte pour l’existence dans la nature (Origin of Species), 1880, reproduit en fac-
similé, Paris, La Découverte, 1985.
171
Voy. T. R. MALTHUS, « An essay on the principle of population », 1798, in
Population, Evolution, and Birth Control: a Collage of Controversial Ideas,
Freeman, San Francisco, 1964.
177
selon les circonstances. Dans un milieu qui se modifie, les besoins
de l’animal ne sont plus les mêmes. Si les nouveaux besoins
deviennent constants ou très durables, les animaux prennent de
nouvelles habitudes, qui sont aussi durables que les besoins qui les
ont fait naître. Lamarck admettait que les transformations acquises
par les individus sont transmises à leurs descendants, et qu’ainsi, de
génération en génération, la lignée évolue. Aujourd’hui, la
« survivance préférentielle des plus féconds » est plus volontiers
retenue. Des théories récentes accordent aussi au hasard une très
large part dans la conservation des nouvelles structures.

Mais, si des variations utiles à un être organisé quelconque se


présentent quelquefois, assurément les individus qui en sont l’objet
ont la meilleure chance de l’emporter dans la lutte pour l’existence ;
puis, en vertu du principe si puissant de l’hérédité, ces individus
tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu’eux.
J’ai donné le nom de sélection naturelle à ce principe de
conservation ou de persistance du plus apte. Ce principe conduit au
perfectionnement de chaque créature, relativement aux conditions
organiques et inorganiques de son existence ; et, en conséquence,
dans la plupart des cas, à ce que l’on peut regarder comme un
progrès de l’organisation172.

2) Arthur de Gobineau

Le comte Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate


français et écrivain, publie un Essai sur l’inégalité des races
humaines, dont la première partie paraît en 1853 et la seconde en
1855. Il soutient la suprématie absolue de la race blanche. Il constate
que toutes les civilisations ont fini par la décadence. Ce phénomène
universel ne s’explique selon lui ni par la volonté de Dieu, comme
le pensait Bossuet, ni par le relâchement des mœurs comme l’ont
affirmé tous les moralistes, ni par l’action du climat, supposée par
Montesquieu. La cause du mal réside dans le mélange des races.

172
Ch. DARWIN, L’origine des espèces, op. cit., § 533.
178
À l’origine du monde, celles-ci, d’ailleurs inégalement douées,
étaient pures, mais le mélange des sangs a ravalé les meilleures au
rang des pires. Loin de croire que l’humanité soit perfectible à
l’infini, Gobineau pense que l’avenir la verra s’abrutir de plus en
plus dans la déchéance des métissages. Les « Arians » primitifs, la
plus noble des races, partis de l’Asie centrale, se sont mélangés au
cours de leurs migrations avec les impures races noire et jaune173
(francisé en « arian » ou « aryen », le terme sanscrit arya signifie
« excellent, honorable, noble »).

Malgré ses prétentions scientifiques, c’est une sorte d’épopée


romantique qu’écrit Gobineau. Le paradis qu’il situe au pays des
Arians, perdu depuis des millénaires, est à jamais inaccessible et la
race des seigneurs pour toujours abolie. Tout au plus admet-il que
« des conjonctions fortuites » puissent créer des individus qui
conservent par miracle l’originelle pureté, ceux qu’il nomme, dans
Les Pléiades, les « fils de roi ». Mais ces êtres exceptionnels ne
sauraient interrompre la décadence de l’espèce livrée à l’aveugle
déterminisme du sang.

Je pense donc que le mot dégénéré, s’appliquant à un peuple, doit


signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque
qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le
même sang, dont des alliages successifs ont graduellement modifié
la valeur ; autrement dit, qu’avec le même nom, il n’a pas conservé
la même race que ses fondateurs174.

173
L’hypothèse d’un peuple originaire, appelé « indo-européen », ou parfois
« aryen », dont seraient issus les populations de l’Inde et de l’Europe, est
confirmée par les travaux des linguistes. Ceux-ci ont mis en évidence des
similitudes de grammaire et de vocabulaire qui ne peuvent s’expliquer que par une
origine commune.
174
A. de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines dans Œuvres, t. I,
Paris, NRF-Gallimard [Bibl. de la Pléiade], Paris, 1983, p. 162. Voy. aussi
J. BUENZOD, La formation de la pensée de Gobineau, Paris, Nivet, 1967.
179
Le Haïtien Anténor Firmin, au début du mouvement panafricaniste,
entreprendra de réfuter Gobineau en écrivant L’Égalité des races
humaines en 1885.

3) Ernest Renan

Ernest Renan (1823-1892) doit être mentionné parce qu’il contribue


à instaurer un racisme plus insidieux, et sans doute plus actuel, que
celui qui prétend se fonder sur des caractéristiques corporelles de
ceux qui le subissent.

Renan approuve Gobineau, défend l’aryanisme, qu’il oppose à


« l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à
toute idée délicate », mais entreprend de justifier la colonisation par
la subordination, fondée sur le langage, la culture qui se confond
alors avec la nature. Des « parties élevées » de l’humanité sont
supérieures aux « parties basses ». Il y aurait la race culturelle ou
linguistique, déterminée par la langue, et la race physique. Les races
aryenne et sémitique sont linguistiques. Les langues aryennes sont
supérieures, et c’est pour cela que les Aryens doivent dominer les
Sémites. Renan opère donc déjà un glissement du racisme physique
au racisme culturel, thème repris jusqu’aujourd’hui par le Front
national en France, notamment. Gobineau avait aussi soutenu que les
langues, inégales entre elles, sont dans un rapport parfait avec le
mérite relatif des races175.

Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le
nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues
et conçues par le Blanc176.

Essai sur l’inégalité des races humaines, op. cit., pp. 315-339.
175
176
E. RENAN, Dialogues et fragments philosophiques, Paris, Calmann-Lévy,
1876, préface.
180
Ce discours est en substance repris aujourd’hui par les racistes
d’extrême droite177.

4) Georges Vacher de la Pouge

Georges Vacher de la Pouge, professeur à l’université de


Montpellier, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Les sélections sociales
(1896) et de L’Aryen, son rôle social (1899). Il est le premier à
introduire la notion d’« ethnie » dans la langue française. L’ethnie,
dans la ligne de Renan, vise un ensemble d’individus que
rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation,
notamment la communauté de langue et de culture.

Selon Vacher de la Pouge, l’homme est un élément du règne animal


au sein duquel s’applique la loi de la violence. Il n’existe pas plus de
droits de l’homme que de droits de l’animal. La justice est une
illusion. L’individu n’existe pas en tant que tel. Il est dominé par la
race ou l’ethnie à laquelle il appartient.

L’humanité est divisée en dolichocéphales, au crâne plus long que


large, et brachycéphales, au crâne aussi long que large178. Les
dolichocéphales sont d’origine aryenne. Ils sont les plus forts, les
plus violents, les plus nobles (on se souvient évidemment de
Nietzsche). Les brachycéphales sont noirs, jaunes, ou issus de
populations sémitiques. Les Aryens sont supérieurs. Ils ont
découvert l’art, l’industrie, le commerce, la science. Ils ont
également des capacités guerrières considérables. Mais les

177
« Dans ce monde où il existe des races différentes, des ethnies différentes, des
cultures différentes, je prends acte de cette diversité et de cette variété mais
j’établis bien sûr une distinction à la fois entre les êtres et entre les peuples et les
nations. […] S’il est exact que les hommes ont droit au même respect, il est évident
qu’il existe des hiérarchies, des préférences et des affinités qui vont de soi » (J.-
M. LE PEN, Les Français d’abord, Paris, Carrère-Michel Laffon, 1984, p. 171.)
178
C’est l’anatomiste suédois Anders Retzius (1796-1860) qui semble avoir
introduit le premier l’« indice céphalique » pour la détermination de
l’appartenance à une race humaine.
181
brachycéphales ont lentement conquis le pouvoir. Ils sont
destructeurs de la nation et de l’individu. Le volume de leur cerveau
a augmenté parce qu’ils sont dociles et qu’ils s’adaptent à la
civilisation.

5) Houston Stewart Chamberlain

Houston Stewart Chamberlain (1855-1927) (qu’il ne faut pas


confondre avec l’homme politique britannique Joseph Austen
Chamberlain – 1863-1937) est un Anglais ultérieurement naturalisé
Allemand. Né dans une famille d’officiers supérieurs, influencé par
un professeur allemand de Cheltenham, Otto Kuntze, et par ses
études de sciences naturelles à Genève, il passe les années 1885-
1889 en Allemagne et s’enthousiasme pour le compositeur Richard
Wagner, auquel il consacrera plusieurs monographies (Notes sur
Lohengrin, 1892). Installé à Vienne, il y publie en 1899 en allemand
son ouvrage le plus connu, Die Grundlagen des neunzehnten
Jahrhunderts (La genèse du XIXe siècle), qui sera traduit en anglais
en 1911. Il soutient la cause du Reich lors de la Première Guerre
mondiale, apportant son appui aux pangermanistes qui prônent
l’annexion de tous les territoires « allemands ». Il meurt à Bayreuth
où il s’est établi dès 1908.

Ses conceptions se rattachent au courant de pensée organiciste qui se


développe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il magnifie le rôle
civilisateur de la race « germanique » ou aryenne, qu’il prétend
reconnaître dans la succession des peuples dominateurs de l’Europe
depuis l’Antiquité grecque et dans la personne des plus beaux esprits
européens : Dante, Shakespeare, Descartes. Il exalte les potentialités
présentes dans les peuples nordiques, allemands et britanniques, au
XIXe siècle, et croit que la langue allemande est promise aux plus
hautes destinées.

Dans la ligne de Gobineau, il présente le Juif comme l’élément


hétérogène par excellence et comme un dissolvant des sociétés les

182
moins impures. Selon lui, les races sont en compétition. La meilleure
est la race aryenne germanique sur laquelle repose le destin de
l’humanité (Tacite voyait déjà dans les Germains une nation
« particulière, pure de tout mélange »). Il invoque Aristote pour
soutenir que quelques hommes sont libres par nature, tandis que
d’autres sont esclaves par nature. La valeur d’une nation se mesure
à la proportion de sang germanique dans la population considérée.
Défenseur du luthéranisme, il estime que le catholicisme incarne
l’intolérance et défend le chaos ethnique contre le germanisme. Il
pense cependant que les races peuvent être améliorées. Il envisage
un Juif « complètement humanisé ». Une autre position
l’embarrasserait parce qu’il est chrétien et que Jésus était juif. On
peut s’améliorer en vivant au sein d’un peuple largement germanisé.
Chamberlain a lui-même épousé une Allemande et, comme on l’a
dit, a acquis la nationalité allemande.

6) Carl Schmitt

Carl Schmitt (1888-1985), juriste et philosophe, féru de littérature et


de peinture, fervent catholique et antilibéral convaincu, a d’abord été
le théoricien de la République de Weimar, puis s’est voulu le juriste
officiel du IIIe Reich. Dès 1922, lors de la publication de son ouvrage
Politische Theologie179, il développe une théorie de la souveraineté
absolue et de la dictature qui doit, selon lui, s’imposer en situation
d’urgence. Il s’oppose intellectuellement à Hans Kelsen, qu’il
appellera constamment ensuite le « Juif Kelsen », pour qui la
constitution devait être protégée par une cour constitutionnelle et
non par le président du Reich. Il reproche aussi à Kelsen de se
cantonner à la recherche d’une légalité formelle, sans égard pour les
buts de la politique.

179
Théologie politique, tr. fr. J.-L. SCHLEGEL, Paris, Gallimard, 1988. En 1970,
Schmitt écrira Théologie politique II.
183
Il désapprouve l’arrivée de Hitler à la Chancellerie en 1933, mais
approuve par contre tout aussitôt la loi du 24 mars 1933 « édictée en
vue de remédier à la détresse du peuple et du Reich »180 qui donne à
Hitler le droit de gouverner par décrets. Schmitt rejoint le parti nazi
et devient président de l’Union des juristes nationaux-socialistes. Il
considère ses théories comme le fondement idéologique de la
dictature nazie et défend le Führerprinzip, la théorie du « guide
suprême » : la loi est la volonté du Führer.

Le Führer protège le droit de ses pires mésusages, lorsqu’à l’instant


du danger en vertu de sa qualité de guide (« Führertum ») il se fait
juge suprême et crée directement le droit181.

En 1935, il décrit les lois de Nuremberg comme constitutives de la


liberté. Carl Schmitt dirige la convention des professeurs de droit à
Berlin qui, en octobre 1936, demande que la loi allemande soit
purgée de toute trace d’« esprit juif » et propose que toutes les
publications dans lesquelles interviennent des scientifiques juifs
soient marquées d’un signe distinctif.

Une campagne nationale-socialiste qui présente Schmitt comme un


opportuniste le met toutefois progressivement à l’écart de ses
fonctions au sein du parti nazi.

Schmitt se veut juriste et écrit pour les juristes. Il est surtout


préoccupé par les conditions de possibilité du respect de la loi et par
la question de savoir qui dans un État, est l’ultime souverain. Un
devoir abstrait présuppose toujours un être déterminé et régulier qui
lui donne la possibilité de sa réalisation, mais les normes et les
réalisations juridiques risquent toujours de se déliter. Sous
180
Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich vom 24. März 1933.
181
Der Führer schützt das Recht, 1er août 1934, Heft 15, 39.
Facsimilé sur
http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.flechsig.biz/DJZ34_CS.pdf&t
itle=PDF.
184
l’influence manifeste de Hobbes, il estime que seul un ordre
politique, pré-juridique, permet au droit de devenir une réalité
concrète. Il peut parfois être nécessaire d’enfreindre les normes
juridiques afin de créer la possibilité du droit. Est souverain celui qui
décide de la situation exceptionnelle (on parle de la doctrine de
Schmitt comme d’un « décisionnisme »).

Après la fin de la guerre, Schmitt est arrêté et il est question de le


juger à Nuremberg pour sa « participation directe ou indirecte à la
planification des guerres d’agression, des crimes de guerre et crimes
contre l’humanité », selon le procureur Robert Kempner.
Finalement, aucun chef d’accusation ne sera porté contre lui. Libéré,
il est interdit d’enseignement mais continue d’écrire. Il n’exprimera
jamais aucun regret au sujet du sort réservé aux Juifs pendant la
guerre.

7) Georges Sauser-Hall

En 1913, le comparatiste suisse Georges Sauser-Hall (1884-1966)


utilise la race pour diviser les familles de droits en quatre : les droits
aryens et indo-européens, les droits sémitiques, les droits mongols,
et les droits barbares (africains et mélanésiens notamment) Même
s’il est peu probable qu’il ait directement influencé le nazisme,
l’approche de Sauser-Hall indique que le droit comparé peut révéler
un soubassement raciste.

§ 3. Mein Kampf

Les théories de Hitler transparaissent de son ouvrage Mein Kampf,


même si elles se radicaliseront encore jusqu’à sa mort182.

182
Voy. entre autres le très court texte de E. LEVINAS, Quelques réflexions sur la
philosophie de l’hitlérisme, suivi d’un essai de M. Abensour, Paris, Rivages Poche,
1997. Écrit en 1934, Levinas dit qu’à ses yeux le nazisme n’est pas un accident de
la raison, mais une possibilité essentielle du « mal élémental ».
185
La nature, selon Hitler, ne s’attache pas tant à la conservation de
l’être qu’à la croissance de sa descendance, support de l’espèce. La
nature elle-même prend soin, aux époques de disette ou de
mauvaises conditions climatiques, ou dans les régions à sol pauvre,
de limiter l’accroissement de la population pour certains pays ou
certaines races. Elle ne fait toutefois pas obstacle à la faculté
procréatrice proprement dite, mais seulement à la subsistance de
l’individu procréé, soumettant celui-ci à des épreuves et des
privations si dures que tout ce qui est moins fort, moins sain,
périra183. Ceux à qui elle permet toutefois de surmonter les rigueurs
de l’existence sont à toute épreuve, rudes et aptes à engendrer à leur
tour, afin que la même sélection fondamentale puisse recommencer.
La nature, en procédant brutalement à l’égard de l’individu, et en le
rappelant à elle instantanément s’il n’est pas de taille à affronter la
tourmente de la vie, maintient fortes la race et l’espèce et atteint aux
plus hautes réalisations.

Un jour viendra où l’humanité, ne pouvant plus faire face aux


besoins de sa population croissante par l’augmentation du rendement
du sol, devra limiter l’accroissement du nombre des humains. Elle
laissera la nature se prononcer, ou bien elle essaiera d’établir elle-
même un équilibre.
L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est
véritablement parvenu à la dignité de seigneur et maître de la nature
(erreur que peut permettre très facilement la présomption à laquelle
conduit une demi-instruction). Il doit, au contraire, comprendre la
nécessité fondamentale du règne de la nature et saisir combien son
existence reste soumise aux lois de l’éternel combat et de l’éternel
effort, nécessaires pour s’élever184.

183
Plus tard, dans les camps d’extermination, le tri des prisonniers entre ceux qui
partaient vers les chambres de la mort et les autres s’appelaient la « sélection »
(voy. notamment certaines scènes du film La liste de Schindler de Steven
Spielberg, 1993).
184
Mon combat, tr. fr. J. GAUDEFROY-DEMOMBYNES et A. CALMETTES, op. cit.,
p. 182.
186
La nature interdit par ailleurs que les espèces et les races se croisent
dans la reproduction. Si l’être humain, par sa volonté, oublie cette
prétendue loi de la nature, il dégénère, devient un être de moindre
valeur. Toutefois, la nature, selon la pensée raciste, corrigera cette
erreur en obligeant l’être affaibli à se soumettre au fort.

L’observation la plus superficielle suffit à montrer comment les


formes innombrables que prend la volonté de vivre de la nature sont
soumises à une loi fondamentale et quasi inviolable que leur impose
le processus étroitement limité de la reproduction et de la
multiplication. Tout animal ne s’accouple qu’avec un congénère de
la même espèce : la mésange avec la mésange, le pinson avec le
pinson, la cigogne avec la cigogne, le campagnol avec le
campagnol, la souris avec la souris, le loup avec la louve, etc.
[…]
Tout croisement de deux êtres d’inégale valeur donne comme
produit un moyen terme entre la valeur des deux parents. C’est-à-
dire que le rejeton est situé plus haut dans l’échelle des êtres que
celui des parents appartenant à une race inférieure, mais reste en
dessous de celui qui fait partie d’une race supérieure. Par suite, il
succombera, plus tard, dans le combat qu’il aura à soutenir contre
cette race supérieure. Un tel accouplement est en contradiction avec
la volonté de la nature qui tend à élever le niveau des êtres. Ce but
ne peut être atteint par l’union d’individus de valeur différente, mais
seulement par la victoire complète et définitive de ceux qui
représentent la plus haute valeur. Le rôle du plus fort est de dominer
et non point de se fondre avec le plus faible, en sacrifiant ainsi sa
propre grandeur. Seul, le faible de naissance peut trouver cette loi
cruelle ; mais c’est qu’il n’est qu’un homme faible et borné ; car, si
cette loi ne devait pas l’emporter, l’évolution de tous les êtres
organisés serait inconcevable185.

Tout croisement de race amène fatalement, tôt ou tard, la disparition


des hybrides qui en résultent, tant qu’ils se trouvent en présence de
l’élément supérieur ayant participé au croisement et qui a conservé
l’unité que confère la pureté du sang. Le danger pour l’hybride ne
cesse qu’avec le métissage du dernier élément individuel de la race
supérieure186.

185
Ibidem, pp. 283-284.
186
Ibidem, pp. 398-399.
187
À l’interprétation matérialiste de l’histoire par l’antagonisme des
classes, invention marxiste, donc juive selon lui, Hitler oppose la
vérité idéaliste aryenne, qu’il faut inlassablement inculquer par
l’éducation aux jeunes générations. La nature a réservé à la race
aryenne le rôle de civiliser le monde et de le dominer. Encore faut-il
que le sang aryen se conserve pur : le métissage est le péché suprême
contre la nature qui, insultée, se venge. La perte de la pureté du sang
détruit l’unité de l’âme d’un peuple et disloque son être même.

Les autres races sont inférieures. L’antithèse complète de la race


aryenne, la plus mauvaise, est la race juive. Celle-ci se caractérise
par l’instinct de conservation. Les Juifs sont restés les mêmes à
travers toute l’histoire. Le Juif est un « malin ». Le peuple allemand
est devenu un mélange de races, mais c’est en lui qu’il y a la plus
forte proportion de sang aryen.

Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage
illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger
qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort. Par
tous les moyens il cherche à ruiner les bases sur lesquelles repose la
race du peuple qu’il veut subjuguer. De même qu’il corrompt
systématiquement les femmes et les jeunes filles, il ne craint pas
d’abattre dans de grandes proportions les barrières que le sang met
entre les autres peuples. Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont
amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même pensée secrète et
le but évident : détruire, par l’abâtardissement résultant du
métissage, cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut
niveau de civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est
élevée et devenir ses maîtres187.

La nature ne connaît pas de frontières politiques. Elle place les êtres


vivants les uns à côté des autres sur le globe terrestre, et contemple
le libre jeu des forces. Le plus fort en courage et en activité, enfant
de prédilection de la nature, obtiendra le noble droit de vivre. […]
Personne ne peut mettre en doute que l’existence de l’humanité ne
donne lieu un jour à des luttes terribles. En fin de compte, l’instinct

187
Ibidem, p. 245.
188
de conservation triomphera seul, instinct sous lequel fond, comme
neige au soleil de mars, cette prétendue humanité qui n’est que
l’expression d’un mélange de stupidité, de lâcheté et de pédantisme
suffisant. L’humanité a grandi dans la lutte perpétuelle, la paix
éternelle la conduirait au tombeau188.

Hitler n’hésite pas à déclarer identiques les lois de la nature ainsi


exprimées et la volonté du Créateur, mélangeant ainsi les deux
légitimations fondamentales du droit dans son délire mortifère.

L’histoire établit avec une effroyable évidence que, lorsque l’Aryen


a mélangé son sang avec celui de peuples inférieurs, le résultat de
ce métissage a été la ruine du peuple civilisateur. L’Amérique du
Nord, dont la population est composée, en énorme majorité,
d’éléments germaniques, qui ne se sont que très peu mêlés avec des
peuples inférieurs appartenant à des races de couleur, présente une
autre humanité et une tout autre civilisation que l’Amérique du
Centre et du Sud, dans laquelle les immigrés, en majorité d’origine
latine, se sont parfois fortement mélangés avec des autochtones. Ce
seul exemple permet déjà de reconnaître clairement l’effet produit
par le mélange des races. Le Germain, resté de race pure et sans
mélange, est devenu le maître du continent américain ; il le restera
tant qu’il ne sacrifiera pas, lui aussi, à une contamination
incestueuse.
En résumé, le résultat de tout croisement de races est toujours le
suivant :
a) Abaissement du niveau de la race supérieure.
b) Régression physique et intellectuelle et, par suite, apparition
d’une sorte de consomption dont les progrès sont lents mais
inévitables.
Amener un tel processus n’est pas autre chose que pécher contre la
volonté de l’Éternel, notre Créateur189.

Ces théories racistes ne sont évidemment pas sans rapport avec le


droit naturel. Dans sa célèbre encyclique Mit brennender Sorge du
14 mars 1937, rédigée exceptionnellement en allemand et non en
latin, le pape Pie XI prend position contre le nazisme et oppose

188
Ibidem, pp. 137-138.
189
Ibidem, p. 215.
189
explicitement aux thèses hitlériennes le droit naturel antique et le
droit naturel chrétien, en proposant une véritable théorie générale de
la loi humaine :

Quiconque prend la race, ou le peuple, ou l’État, ou la forme de


l’État, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur
fondamentale de la communauté humaine ‒ toutes choses qui
tiennent dans l’ordre terrestre une place nécessaire et honorable ‒,
quiconque prend ces notions pour les retirer de cette échelle de
valeurs, même religieuses, et les divinise par un culte idolâtrique,
celui-là renverse et fausse l’ordre des choses créé et ordonné par
Dieu : celui-là est loin de la vraie foi en Dieu et d’une conception
de la vie répondant à cette foi.
[…] Seuls des esprits superficiels peuvent tomber dans l’erreur qui
consiste à parler d’un Dieu national, d’une religion nationale ; seuls
ils peuvent entreprendre la vaine tentative d’emprisonner Dieu, le
Créateur de l’univers, le Roi et le Législateur de tous les peuples,
devant la grandeur duquel les Nations sont « comme une goutte
d’eau suspendue à un seau » (Is XL, 15) dans les frontières d’un
seul peuple, dans l’étroitesse de la communauté de sang d’une seule
race.
[…] C’est d’après les commandements de ce droit de nature, que
tout droit positif, de quelque législateur qu’il vienne, peut être
apprécié dans son contenu moral et, par là même, dans l’autorité
qu’il a d’obliger en conscience. Des lois humaines qui sont en
contradiction insoluble avec le droit naturel sont marquées d’un vice
originel qu’aucune contrainte, aucun déploiement extérieur de
puissance ne peut guérir. C’est à la lumière de ce principe qu’il faut
juger l’axiome : « Le droit, c’est l’utilité du peuple. »

Hitler n’est évidemment pas le seul à développer des théories racistes


à l’époque. Georges Montandon publiera en 1933 La race, les races :
mise au point d’ethnologie somatique. Après avoir été un ethnologue
reconnu (1909-1935), cet auteur se fit théoricien de l’ethnoracisme
(1935-1940), puis militant raciste et eugéniste (1941 à 1944). Il
identifie vingt races et sous-races, supposant que l’homme est apparu
simultanément en divers lieux et ne provient pas d’un ancêtre-
homme commun (théorie dite du « polygénisme »). L’ouvrage se
veut descriptif, mais n’échappe pas aux jugements de valeur au

190
moins implicites, en faveur de la race aryenne et contre les Juifs. En
pratique, Montandon s’engage politiquement et prétend au début des
années 1940 contribuer à la solution « scientifique » des problèmes
éthiques et politiques de l’époque. Il prônera l’« extirpation » de la
communauté juive, et en ce qui concerne les femmes juives, un
traitement particulier. Le 3 août 1944, Montandon est abattu par un
groupe de résistants à son domicile.

En ce qui concerne les femmes [juives], comme on les condamne


moins volontiers à la peine de mort que les hommes, la répression,
vis-à-vis de celles de moins de quarante ans, consisterait à les
défigurer en leur coupant l’extrémité nasale car il n’est rien qui
enlaidisse davantage que l’ablation, telle qu’elle se réalise
spontanément par certaines maladies, de l’extrémité du nez 190.

§ 4. La Volksgemeinschaft

La Volksgemeinschaft à laquelle Hitler fait allusion ailleurs pourrait


se traduire par « peuple constitué en communauté ». Le Volk est un
peuple au sens ethnique et non juridique. Le peuple n’est pas l’État,
qui n’est pas un but en lui-même mais un instrument au service de la
race. Il n’a qu’une fin essentielle : promouvoir la grandeur du Volk

190
G. MONTANDON, cité par Marc KNOBEL, « L’ethnologue à la dérive, George
Montandon et l’ethnoracisme », Ethnologie française, XVIII, 1988, 2, p. 108. Voy.
aussi C. COHEN, L’homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris,
Seuil [Sciences ouvertes], Paris, 1999. On peut encore citer cet ouvrage de Frank
H. Hankins, préfacé par Montandon, et dont un exemplaire a été trouvé par l’auteur
du présent ouvrage chez un marchand de rue à… Lubumbashi en juillet 2004 : La
race dans la civilisation nordique. Une critique de la doctrine nordiste, Paris,
Payot, 1935. En voici un extrait parmi des dizaines de références à des études
scientifiques et des allusions à de multiples « professeurs » : « On ne saurait donc
attribuer l’état général arriéré du Nègre au manque d’occasions sociales. S’il avait
été suffisamment bien doué, il aurait fait son chemin dans le milieu culturel où il
se trouve placé. La cause en est plus profonde et doit être recherchée dans les
différences de structure corporelle et cérébrale. […] Nous en arrivons donc à la
considération de la structure et des dimensions du cerveau, car c’est là que se
trouve la différence la plus importante par rapport aux aptitudes culturelles »
(pp. 250-251).
191
germanique, unité raciale reposant sur la communauté du sang, et
conquérir au bénéfice de ce peuple allemand sans espace les
territoires nécessaires à sa vie et à sa domination. Il agit sous la
direction d’un Führer, sans élections et en dehors de toute idée de
représentation. Il y va d’un pouvoir personnel originel. On naît
Führer. Celui-ci n’est soumis à aucune autorité. Il exerce son
pouvoir à travers l’État et le parti.

Le peuple allemand est en décadence, ce que prouve la défaite de


1918, mais les Aryens demeurent ceux qui ont créé la civilisation, le
type primitif de l’ « Homme ». « Un État qui, à une époque de
contamination des races, veille jalousement à la conservation des
meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la
Terre. » Le peuple allemand a un génie propre, le Volksgeist, que l’on
pourrait traduire littéralement par « esprit du peuple », « âme du
peuple ».À nouveau, Hitler n’a pas inventé ces notions. Il les
récupère, pour le pire, et entend leur donner des conséquences
concrètes. En réaction à la philosophie des Lumières, s’était en effet
développée en Allemagne une tradition romantique à travers, Johann
von Herder (1744-1803), Friedrich Schiller (1759-1805), Johann
Fichte (1762-1814) et d’autres. Ils insistaient sur l’identité ethnique
et culturelle des groupes nationaux. Herder semble être le créateur
du concept de Volksgeist. Du côté des juristes, Friedrich-Karl von
Savigny (1779-1861), tenu pour le chef de file de l’« École
historique », considérait que le droit exprime l’âme du peuple
(Volksgeist) et évolue en même temps qu’elle.

La Gemeinschaft est la communauté qui implique la conscience


d’appartenir au Volk. Un groupe d’individus devient une
communauté spirituelle, renforcée par l’esprit de camaraderie. La
conséquence de l’instauration de la Volksgemeinschaft est que la
communauté doit triompher. L’individu ne possède pas de droits
particuliers contre la communauté.

192
§ 5. La mobilisation du droit dans l’entreprise totalitaire

La doctrine nazie est un exemple clair de la mobilisation du droit


(naturel) dans la commission de crimes contre l’humanité et de
génocides. Comme le fera remarquer Hannah Arendt (infra), le droit
a été nécessairement mobilisé dans la mise en œuvre de la Shoah.

Pour Hitler, le droit est « ce qui est bon pour le peuple allemand ».
Son « droit » et son « devoir » sont de s’assurer un « espace vital »
(Lebensraum), autrement dit de conquérir d’autres territoires au
détriment d’autres nations. D’autre part, la suprématie du peuple
souverain (Herenvolk) doit être assurée en éliminant tous ceux qui
peuvent lui nuire : les « races inférieures » et les « sous-hommes ».

Le 14 juillet 1933, les nazis font voter une première loi prescrivant
la stérilisation des malades mentaux et des grands criminels. Quatre
cent mille personnes (dont 50 % de femmes) subiront ce traitement.
C’est sur elles que sont testées pour la première fois les chambres à
gaz. Dès 1934, les nazis enferment également les personnes jugées
« asociales » tels que les homosexuels, les Témoins de Jéhovah ou
les détenus de droit commun.

Art.11 - Les délinquants suivants, considérés comme


agitateurs, seront pendus : quiconque fait de la politique,
tient des discours ou des réunions de provocation, forme des
cliques, se rassemble avec les autres détenus ; quiconque
dans le but de fournir à la propagande adverse des récits
d’atrocités, recueille des renseignements, vrais ou faux, sur
le camp de concentration, accueille ces renseignements, en
discute avec les autres, les fait parvenir hors du camp entre
les mains des visiteurs étrangers. […]

Art.12 - Les délinquants suivants, considérés comme mutins,


seront abattus sur-le-champ ou pendus par la suite :
quiconque se sera livré à des voies de fait sur la personne
d’un garde ou d’un SS, aura refusé d’obéir, de travailler en

193
corvée, aura protesté, crié, provoqué ou tenu des discours
tout en marchant ou sur les lieux de travail 191.

Le régime nazi adoptera environ deux mille lois et règlements


discriminatoires à l’encontre des Juifs. La toute première exclusion
des « non-aryens » figure au paragraphe 3 de la loi du 7 avril 1933
sur la fonction publique. Le 15 septembre 1935, les lois de
Nuremberg – l’une sur la nationalité et l’autre « pour la protection
du sang et de l’honneur allemands » –, déchoient les Juifs de leur
citoyenneté et les mettent hors du droit et de toute vie sociale.
Mariages et relations sexuelles entre aryens et non-aryens sont
également interdits192. Le 3 août 1938, l’Italie fasciste de Mussolini
adoptera à son tour une loi excluant les Juifs de la société.

Pénétré de la conscience que la pureté du sang allemand est la


condition du maintien du peuple allemand, animé de l’inflexible
volonté d’assurer l’avenir de la nation allemande, le Reichstag a
adopté à l’unanimité la loi suivante:
1. Les mariages entre Juifs et sujets de sang allemand ou assimilés
sont interdits.
2. Le rapport extraconjugal entre Juifs et sujets de sang allemands
et assimilés est interdit.
4. Il est interdit aux Juifs de pavoiser aux couleurs allemandes.
5. Les infractions au paragraphe 1er seront sanctionnées par une
peine de réclusion. Celles au paragraphe 2 seront sanctionnées par
une peine d’emprisonnement ou une peine de réclusion.

L’application de ces dispositions requiert une définition du Juif : est


considéré comme tel celui qui a au moins trois grands-parents Juifs,
ainsi que celui qui a seulement deux grands-parents Juifs mais
appartient à la communauté religieuse juive ou est marié à un Juif.
Cette preuve comportant une référence religieuse était d’ailleurs un

191
Règlement du premier camp de concentration à Dachau, 1er novembre 1933.
192
Voy. aussi F. RIGAUX, « Mariage et filiation sous le IIIe Reich », dans Liber
Amicorum Roger Dillemans, 1re partie, Familierecht en familiaal vermogensrecht ,
Anvers, Story-Scientia, 1997, pp. 235-250.
194
aveu de l’impossibilité pour les nazis de parvenir à une définition
raciale des Juifs.

Les nazis passent ensuite à une politique d’émigration forcée, qui


s’accompagne de la confiscation de la plus grande partie des biens
des Juifs. Aucun pays n’acceptera de les accueillir. L’annexion de la
Bohême, puis celle de la Pologne, feront toutefois entrer plus de
deux millions de Juifs dans le Reich. Les nazis décident alors de les
éliminer, soit en les exécutant sommairement, soit en les déportant à
Lublin (Pologne). Devant le nombre, ils imaginent, au printemps
1940, d’envoyer tous les Juifs sur l’île de Madagascar, qui serait
transformée en camp de concentration, mais cette idée est
rapidement abandonnée. Les ghettos se multiplient. Les premiers
gazages avaient commencé en septembre 1941 à Auschwitz et en
décembre 1941 dans le camp de Chelmno, afin d’expérimenter
différentes méthodes d’extermination. La conférence de Wannsee,
qui se tient le 20 janvier 1942, est destinée à résoudre les problèmes
logistiques posés par la « solution finale », souhaitée de longue date
par Hitler et décidée en juillet de l’année précédente. La conférence
organise dans ses détails la déportation des Juifs vers l’Est de
l’Europe et leur élimination systématique. Reinhard Heydrich et
Adolf Eichmann sont chargés de tout organiser.

Des onze millions de Juifs qu’Heydrich estimait concernés par la


solution finale lors de la conférence de Wannsee, plus de cinq
millions périront.

La Shoah est un des plus terribles défis adressés à la pensée


occidentale et à la pensée du droit. Elle montre ce que l’on peut faire
dire aussi au droit naturel.

Le philosophe et musicologue Theodor W. Adorno (1903-1969)


écrira : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré
de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après
Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui

195
explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des
poèmes193. » Etty Hillesum, juive hollandaise déportée lui avait
toutefois répondu, sans savoir, avant de disparaître : « Il faut bien
qu’il y ait un poète dans un camp, pour vivre en poète cette vie-là
(oui, même cette vie-là !) et pour la chanter194. » Robert Antelme,
rescapé de Buchenwald, de Gandersheim et de Dachau, raconte
comment un récital de chants et de poésie avait été organisé par les
détenus épuisés et mourant de faim195.

§ 6. La « race » et le droit contemporain

Le droit international reconnaît l’existence des races humaines,


spécialement dans les clauses de non-discrimination, habituelles
dans les instruments relatifs aux droits de l’homme.
Article 2, § 1er, de la Déclaration universelle des droits de l’homme
du 10 décembre 1948

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés


proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune,
notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion,
d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou
sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.

Article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme du


4 novembre 1950

La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente


Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou

193
Th. ADORNO, Prismes. Critique de la culture et société, tr. fr. G. et
R. ROCHLITZ, Paris, Payot, 1986, p. 23.
194
E. HILLESUM, Une vie bouleversée, tr. fr. Ph. NOBLE, Paris, Seuil [Points P,
n° 59], 1995, p. 237. Il est vrai que Hillesum parlait du camp de transit de
Westerbork, dans l’ignorance de ce qui se passait dans les camps d’extermination.
195
R. ANTELME, L’espèce humaine, Paris, Gallimard [Tel, n° 26], 1957, pp. 212-
215.
196
sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la
naissance ou toute autre situation.

Article 2 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples


du 27 juin 1981

Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus


et garantis dans la présente Charte sans distinction aucune,
notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine
nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre
situation.

Le législateur belge a choisi de renoncer à une référence à la race en


tant que notion juridique, en ajoutant le mot « prétendue » dans la
« Loi Moureaux » : « À l’article 1er de la loi du 30 juillet 1981 tendant
à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie,
modifié par la loi du 12 avril 1994, sont apportées les modifications
suivantes : […] les mots “en raison de sa race” sont remplacés par
les mots “en raison d’une prétendue race” » (Loi du 20 janvier 2003
relative au renforcement de la législation contre le racisme, art. 2,
Monit., 12 février 2003).

(…)

197
Conclusions de ce chapitre

Le titre de ce chapitre trahissait trop d’ambition. Il n’est guère


possible de résumer la pensée contemporaine du droit naturel, même
limitée aux auteurs européens. C’est pour cette raison que le propos
s’est focalisé sur les réactions qui ont suivi la perte de la référence
divine en philosophie, l’affirmation de la raison humaine comme
puissance sur le monde et sur autrui, et la négation du principal
acquis, en droit, du iusnaturalisme moderne, les droits de l’homme.

Les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud, achèvent


d’annoncer la mort de Dieu et montrent que c’est l’humain, le trop
humain, qui a forgé l’image devenue inacceptable de celui-ci. Par la
même occasion, ils suggèrent que le droit ou les droits de l’homme
eux-mêmes, nouvelle divinité, s’insèrent dans les mécanismes qu’ils
étudient : l’aliénation, la négation de la vie, l’expression de
l’inconscient.

Mais c’est dans le développement du racisme, dans la montée du


nazisme et finalement dans ses inimaginables conséquences que la
prétention de la raison humaine à définir le bien et le mal, à dominer
le monde et autrui, à imposer par tous les moyens la volonté du plus
fort, atteint son niveau paroxystique. La nature est, une fois de plus,
la prétendue justification de ce délire.

Après cette immense implosion de la pensée occidentale, dont nous


ne finissons pas de subir encore les ondes de choc, la reconstruction
est lente et difficile. Des penseurs d’origine allemande, Jaspers,
Arendt, Jonas, tenteront, dès avant 1945, d’expliquer quelle
conception de l’homme et de la nature a pu provoquer le désastre et
ce qui menace la reconstruction d’une pensée planétaire. Lévi-
Strauss confirme aussi à sa manière que cette pensée européenne,
« occidentale », a eu bien tort de se croire la meilleure et la plus

198
élaborée. Il nous prépare à entendre quelques échos des
représentations du monde venues d’ailleurs, du Sud de la planète.

199
CHAPITRE X - LA NATURE ET LE DROIT
TRADITIONNEL AFRICAIN

L’insertion de ce chapitre répond en partie au même souci que celui


qui a présidé aux quelques notes sur la philosophie islamique. Elle
tend à combattre d’éventuels préjugés que la mondialisation,
l’émigration souvent contrainte et les politiques de refus des
étrangers dans les pays riches peuvent susciter à l’égard de personnes
issues d’autres cultures et porteuses d’autres valeurs, que nous
rencontrons de plus en plus souvent196. Il suggère aussi que la
construction d’une philosophie africaine se fait encore attendre, et
qu’elle est prometteuse en raison de toutes les potentialités et de
toutes les originalités qu’elle contient.

Section 1. La problématique
A. Les rapports de domination

L’Afrique noire traditionnelle a la réputation de fonder sa culture, et


donc son droit, dans une relation plus proche que le reste du monde
à la « nature », qui n’est pas entendue au sens philosophique. Il ne
s’agit évidemment pas de nier que les Africains ont développé une
sagesse propre, une ou plusieurs interprétations du réel à l’évidence
originales, mais de se demander si cette sagesse et ces interprétations
correspondent à la recherche du sens sur le mode de la rationalité

196
Voy. spécialement, Ch. NTAMPAKA, Introduction aux systèmes juridiques
africains, Namur, Presses universitaires de Namur, 2004, spécialement pp. 20-39,
la section intitulée « Rapports entre le droit et la philosophie de vie ». Cette section
se justifie aussi par les expériences d’enseignement de l’auteur du présent ouvrage
au Rwanda, au Burundi et en République démocratique du Congo, qui lui ont
permis, à travers les relations avec les étudiants, de prendre conscience des
immenses richesses de la culture d’Afrique centrale.
200
telle que l’a élaborée l’Europe, puis l’Occident en général. La
réponse n’est pas facile, d’autant que l’Afrique n’est pas un
continent parfaitement homogène, pas plus d’ailleurs que ne le sont
l’Europe ou l’Amérique, même si l’on ne considère que l’Afrique
subsaharienne. Il peut y avoir autant de différence de tempérament
entre un Africain de l’Ouest et un Africain des Grands Lacs qu’entre
un Danois et un Portugais.

L’appréhension de la pensée africaine, spécialement par des non-


Africains, reste jusqu’aujourd’hui profondément marquée par les
rapports de domination constants. L’esclavage et la traite des Noirs
ont eu pour conséquence que près de huit millions d’esclaves ont été
déportés à travers les réseaux transsahariens et ceux de la corne de
l’Afrique, entre le VIIIe et le XIXe siècle. La colonisation s’est
accompagnée de pillages systématiques des richesses locales et de
l’imposition du « modèle » occidental. Après les indépendances,
advenues sans préparation suffisante ni d’une part ni de l’autre,
beaucoup d’anciennes colonies ont vu naître des régimes
dictatoriaux dont la plupart subsistent encore. Aujourd’hui, les
disparités économiques entre les pays du Nord et les pays africains
sont immenses197. Elles sont l’héritage des rapports de domination
précédents. Elles induisent, aussi bien chez les Occidentaux que chez
les Africains, l’idée contestable que le seul développement digne de
ce nom est économique.

L’Occident a en outre de plus en plus souvent soumis son aide à la


« conditionnalité démocratique ». Celle-ci soulève la question
complexe de l’utilisation éventuelle de notre conception du droit et
spécialement des droits fondamentaux comme nouveau mode de
domination.

197
Voy. D. VAN REYBROUCK, Congo. Une histoire, tr. fr. I. ROSSELIN, Arles, Actes
Sud, 2012.
201
B. L’absence d’écrits

Un des problèmes majeurs pour l’élaboration ou la connaissance


d’une éventuelle philosophie africaine traditionnelle et d’un éventuel
droit naturel est celui de l’absence de traces écrites dans cette région
du monde. Il ne s’agit pas seulement de retrouver la trace du passé.
L’écriture modifie l’élaboration même de la philosophie et du droit,
et change leur sens.

L’Afrique n’a pas ignoré l’écriture, comme on le croit trop souvent,


mais en a longtemps limité l’usage et la diffusion. La tradition orale
répugnait en effet à se soumettre aux contraintes de l’écriture qui
casse le rythme de la parole, détruit son efficacité et divulgue les
secrets. Observons cependant que les hiéroglyphes égyptiens, qui
constituent une des premières écritures connues, sont africains.
L’Afrique a en outre connu l’alphabet arabe introduit par l’islam.
Des inscriptions berbères anciennes ont été retrouvées dans le
Sahara. La langue guèze d’Éthiopie était écrite dès l’époque
médiévale. Les missionnaires chrétiens ont apporté l’alphabet latin.
À partir du XIXe siècle, on écrit en Sierra Leone ou au Cameroun.
Les textes écrits en langues africaines avant le XXe siècle restent
cependant pour la plupart d’inspiration religieuse, islamique en
Afrique occidentale et copte en Éthiopie, et ne sont, à ce titre, pas
philosophiques.
L’Afrique préhistorique a connu des avancées scientifiques
essentielles : c’est dans la région d’Ishango au Congo que furent
découverts en 1950 les Bâtons d’Ishango, deux os comportant des
incisions, datés de 20.000 ans avant J.-C., qui constituent sans doute
des sortes de calculettes et révèlent que les hommes de cette époque
connaissaient probablement les nombres premiers et leurs
propriétés.
Nous ne possédons guère de documents juridiques de l’ancienne
Égypte, alors qu’elle a aussi une longue tradition législative,
probablement parce que l’empire égyptien fut plus stable et

202
homogène que l’empire mésopotamien, par exemple. Nous ne
possédons aucun document juridique écrit d’Afrique noire.

Section 2. Les Occidentaux et la pensée africaine


L’intérêt des Occidentaux pour la pensée africaine est aussi ancien
que leur connaissance progressive de ce continent. Platon situe en
Égypte l’origine de la pensée et de la sagesse humaine.

Un érudit hollandais du XVIIe siècle, Olfert Dapper, dans La


description de l’Afrique parue en 1668, attire déjà l’attention sur
l’originalité des religions, des savoirs, des raisonnements qui
caractérisent ce continent qu’alors on découvre à peine. Le « bon
sauvage » de Voltaire ou celui de Rousseau est souvent africain…

Hegel tracera de l’Afrique une description extraordinaire


d’aveuglement et de suffisance, dont on peut toutefois se demander
si elle n’est pas encore celle de certains de nos contemporains. On
connaît sa sentence dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire :
« Un continent sans histoire, sans philosophie, sans religion. » Son
jugement sur les Africains n’est pas en reste :

Ce qui caractérise en effet les nègres, c’est précisément que leur


conscience n’est pas parvenue à la contemplation d’une quelconque
objectivité solide, comme par exemple Dieu, la loi, à laquelle puisse
adhérer la volonté de l’homme, et par laquelle il puisse parvenir à
l’intuition de sa propre essence. Dans son unité indifférenciée et
concentrée, l’Africain n’en est pas encore arrivé à la distinction
entre lui, individu singulier, et son universalité essentielle ; d’où il
suit que la connaissance d’un être absolu, qui serait autre que le moi
et supérieur à lui, manque absolument. L’homme, en Afrique, c’est
l’homme dans son immédiateté. L’homme en tant qu’homme
s’oppose à la nature et c’est ainsi qu’il devient homme. Mais, en tant
qu’il se distingue seulement de la nature, il n’en est qu’au premier
stade, et est dominé par les passions. C’est un homme à l’état brut.
Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné d’observer
l’homme africain, nous le voyons dans l’état de sauvagerie et de
203
barbarie, et aujourd’hui encore il est resté tel. Le nègre représente
l’homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline.
Pour le comprendre, nous devons abandonner toutes nos façons de
voir européennes. Nous ne devons penser ni à un Dieu spirituel ni à
une loi morale ; nous devons faire abstraction de tout esprit de
respect et de moralité, de tout ce qui s’appelle sentiment, si nous
voulons saisir sa nature. Tout cela, en effet, manque à l’homme qui
en est au stade de l’immédiateté : on ne peut rien trouver dans son
caractère qui s’accorde à l’humain. C’est précisément pour cette
raison que nous ne pouvons vraiment nous identifier, par le
sentiment, à sa nature, de la même façon que nous ne pouvons nous
identifier à celle d’un chien, ou à celle d’un Grec qui s’agenouillait
devant l’image de Zeus. Ce n’est que par la pensée que nous
pouvons parvenir à cette compréhension de sa nature ; nous ne
pouvons en effet sentir que ce qui est semblable à nos sentiments.

[…] Les sentiments éthiques, entre eux, sont d’une extrême


faiblesse, ou, pour mieux dire, n’existent pas du tout. Le premier
rapport éthique, celui de la famille, est absolument indifférent aux
nègres. Les hommes vendent leurs femmes, les parents vendent
leurs enfants, et inversement, selon le rapport réciproque de
puissance qui existe dans chaque cas. La violence de l’esclavage fait
disparaître tous les liens de respect moral que nous avons
réciproquement, et il ne vient pas à l’esprit des nègres d’exiger les
uns des autres ce que nous pouvons exiger chez nous. Ils ne se
préoccupent pas de leurs parents malades, si l’on excepte le fait que
parfois ils vont prendre conseil des sorciers. Les sentiments
humains, comme ceux de l’amour et d’autres sentiments
semblables, impliquent une conscience de soi qui n’est plus
seulement conscience de la personne singulière 198.

Le paternalisme ambiant, corollaire de la colonisation, a eu pour


conséquence que la pensée africaine n’est guère prise au sérieux.
Ceci est surtout vrai pour les pays francophones comme la Belgique
ou la France. L’Empire britannique a voulu dans une moindre mesure
« assimiler » les habitants des contrées colonisées et par voie de
conséquence n’a pas voulu imposer systématiquement sa culture aux
autochtones.

G.W.F. HEGEL, La Raison dans l’Histoire, tr. fr. K. PAPAIOANNOU, Paris, 10/18,
198

1965.
204
On ne compte pas beaucoup d’ouvrages s’intéressant à la
« philosophie africaine » avant la Seconde Guerre mondiale et très
peu avant les années soixante, époque des indépendances. À ce
moment, les publications se multiplient. Elles sont soit le fait
d’Occidentaux, soit celui d’Africains fort occidentalisés. Elles sont
souvent centrées sur l’ethnologie et la sociologie au sens de la
description comparative des modes de vie et des coutumes.

Marcel Griaule (1898-1956), qui fut titulaire, à partir de 1942, de la


première chaire d’ethnologie à la Sorbonne, publie notamment avec
Germaine Dieterlen Le Mythe cosmogonique, tome premier du
Renard pâle. Il montre l’existence d’une cosmologie chez les
Dogons, peuple vivant au Sud de l’actuel Mali, aussi élaborée que
celle d’Hésiode ou des présocratiques. Un mouvement s’amplifie,
qui s’attache à l’étude de la pensée symbolique, mythologique et
anthropologique des sociétés africaines. Il est surtout dû aux prêtres
chrétiens africains qui entendent remettre en question les bases
théoriques de l’esclavage et de la colonisation.

Les objections suscitées par ce qu’on a appelé l’« ethnophilosophie »


sont cependant nombreuses : elle a tendance à étendre à toute
l’Afrique les résultats d’une étude faite sur un secteur particulier,
dans des conditions scientifiques souvent peu rigoureuses. C’est un
des reproches que l’on fera notamment à Tempels (infra). Elle
projette ensuite fréquemment sur la philosophie africaine des grilles
de lecture issues de la philosophie occidentale. Cette approche risque
aussi de confondre une vision du monde immédiate avec une
philosophie. Celle-ci implique la prise de distance critique vis-à-vis
des affirmations plus ou moins dogmatiques que propose la société
à chacun des membres du groupe.

La question de la sorcellerie pose aussi des difficultés particulières.


N’est-elle pas une des traces les plus évidentes d’une pensée qui

205
accepte un irrationnel inconciliable avec la philosophie199 ? Des
auteurs comme le sociologue Dominique Desjeux ont tenté de
montrer que la croyance à la sorcellerie étaye le pouvoir politique en
rendant les inégalités et la domination explicables par des forces
injustes mais invisibles. Éric de Rosny évoque le rôle du même
système de croyance dans la dynamique des conflits familiaux. La
croyance en la sorcellerie expliquerait l’aléa tout en justifiant
l’infortune et l’inégalité. Elle opère comme un mécanisme
régulateur : la crainte d’être soit ensorcelé, soit accusé de sorcellerie
amène les individus à se soumettre aux obligations de redistribution
à l’intérieur de leur groupe social. Les palabres qu’entraîne
l’accusation éventuelle sont également l’occasion pour chacun
d’exprimer les rancœurs vis-à-vis des autres.

On se bornera, dans cet ouvrage, à évoquer les considérations d’un


Européen à propos de la philosophie d’Afrique centrale, et celle de
l’un de ses disciples africains.

Section 3. Placide Tempels


A. L’intention

Placide Tempels (1906-1977), missionnaire belge franciscain, publie


en Belgique et en néerlandais La philosophie bantoue (1946). On le
considère souvent comme le précurseur de l’« ethnophilosophie »,
qui vise à attirer l’attention sur une compréhension spécifique du réel
par une « ethnie », en l’occurrence « l’ethnie bantoue ». Tempels
croit découvrir une pensée systématique à l’œuvre parmi les peuples
d’Afrique centrale. Son ouvrage vise à reconstruire et à interpréter

199
Voy. J. FIERENS, « La sorcellerie dans le droit religieux et le droit moderne.
Burundi, République démocratique du Congo, Rwanda », dans Convictions
philosophiques et religieuses et droits positifs. Textes présentés au Colloque
international de Moncton (24-27 août 2008), Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 421-
454.
206
les données de la vie culturelle des Bantous autour de quatre thèmes
classiques : l’ontologie, l’épistémologie, l’anthropologie ou la
psychologie et l’éthique. Il tente de montrer que le monde bantou a
élaboré un système raisonné de l’univers fondé sur quelques
principes essentiels200. Avec le recul et le souvenir de ce qui s’est
ensuite passé au Rwanda, où l’affrontement ethnique a été
politiquement renforcé avec les conséquences que l’on sait, où
l’Église a pris position pour l’une ou l’autre ethnie, on peut se
demander si l’insistance de Tempels sur la philosophie « bantoue »
n’a pas contribué au dramatique clivage.

B. L’ontologie

Selon Tempels, la première valeur des Bantous est la vie, la force,


« vivre fort », ou encore la « force vitale ». La métaphysique n’est
pas statique. Elle inclut le dynamisme. L’être est le support de celui-
ci et de tous les changements. L’être est force. Cette force s’applique
nécessairement à tous les êtres, Dieu, les hommes vivants ou morts,
les animaux, les plantes, les minéraux. Valeur suprême, la force
vitale subit des variations d’intensité, elle s’accroît ou se réduit selon
les circonstances et les influences. L’univers visible et invisible se
conçoit comme un ensemble de forces en interaction et hiérarchisées.

Or, pour le Bantou, la force n’est pas un accident, c’est bien plus
qu’un accident nécessaire, c’est l’essence même de l’être en soi.
[…] L’être est force, la force est être. Notre notion d’être c’est « ce
qui EST », la leur « la force qui est ». Là où nous pensons le concept
« être », eux se servent du concept « force ». Là où nous voyons des
êtres concrets, eux voient des forces concrètes 201.

Tout être peut donc devenir plus fort ou plus faible, l’existence étant
en quelque sorte d’intensité variable. Une force peut renforcer ou

200
Voy. G. BIYOGO, Histoire de la philosophie africaine, t. 2, La philosophie
moderne et contemporaine, Paris, L’Harlattan, 2006, spécialement pp. 255 et ss.
201
La philosophie bantoue, tr. fr. A. RUBBENS, Paris, Présence africaine, 1949,
pp. 35-36.
207
déforcer une autre force. L’observation de l’interaction de ces forces
dans ses applications spécifiques et concrètes constitue en quelque
sorte la science naturelle bantoue.

Ainsi, la magie n’est pas surnaturelle mais la mise en œuvre de forces


naturelles. Ainsi encore, un enfant, même adulte, demeure toujours
en dépendance causale, en subordination ontologique à l’égard des
forces que sont son père et sa mère.

Rien ne se meut dans cet univers de forces sans influencer d’autres


forces par son mouvement. Le monde des forces se tient comme une
toile d’araignée dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler
toutes les mailles202.

Les êtres sont répartis par espèces et classes suivant leur puissance
et leur préséance vitale. Au-dessus de toute force est Dieu, Esprit
créateur. Dieu a la force ou la puissance par lui-même. Il donne
l’existence, la subsistance et l’accroissement aux autres forces.
Après lui, la hiérarchie s’élabore autour d’une primogéniture qui
règle aussi l’ordre social. Viennent ainsi après Dieu les premiers
pères des hommes, les fondateurs des divers clans, les
« archipatriarches », à qui il a communiqué sa force vitale. Après ces
premiers parents, viennent les défunts de la tribu, suivant leur degré
de primogéniture. Les vivants sur terre viennent après les défunts. Ils
sont à leur tour hiérarchisés, non simplement suivant un statut
juridique, mais d’après leur être même, selon la primogéniture et le
degré organique de la vie, c’est-à-dire selon la puissance vitale.
L’aîné d’un groupement ou d’un clan est le chaînon de renforcement
de vie, reliant les ancêtres à leur descendance.

C. L’épistémologie

L’épistémologie repose sur une « évidence externe », l’autorité, la


sagesse, la force de vie dominante des ancêtres, et sur une « évidence

202
Ibidem, p. 41.
208
interne », c’est-à-dire l’expérience de la nature et des phénomènes
vitaux. Une forte part de mystère subsiste cependant, qui rend tout
savoir particulier approximatif et perfectible par initiation.
Perméables à la science expérimentale et non dépourvus de sagesse
critique, les Bantous croient cependant à la magie dans la mesure où,
dans les interactions des forces, beaucoup sont inconnues.

Ils distinguent ce qui est perçu par les sens et la chose en elle-même.
Par la chose en elle-même, ils désignent sa nature intime, propre,
l’être même de la chose, ou plus précisément la force par laquelle la
chose est ce qu’elle est.

La vraie connaissance, comme la sagesse, est donc également


métaphysique. Ce sera l’intelligence des forces, de leur hiérarchie,
de leur cohésion, de leur croissance et de leur interaction. La
puissance du savoir est, comme l’être lui-même, essentiellement
dépendante de la sagesse des aînés. On peut apprendre à lire, à écrire,
à calculer ; on peut apprendre à conduire une automobile, on peut
apprendre un métier, mais tout cela n’a rien de commun avec la
sagesse, puisque ces savoir-faire ne donnent pas l’intelligence
ontologique de la nature des êtres. La sagesse, c’est la vue pénétrante
de la nature des êtres, des forces ; la vraie sagesse est la connaissance
ontologique. Le sage par excellence est donc Dieu, qui connaît tous
les êtres, qui pénètre la nature et la qualité de leur énergie.

D. L’anthropologie

L’homme lui-même se trouve sur la terre comme force souveraine


vitale. La création est centrée sur l’homme. Il règne sur le sol et sur
tout ce qui y vit : homme, animal ou plante. Force personnelle
susceptible de croissance et de déclin, l’homme, le Muntu, existe par
son nom, mais demeure secret en son for intérieur et non totalement
défini par ses manifestations sensibles : corps, souffle, ombre, etc.,
sur lesquelles peuvent cependant agir les voyants, les sorciers, ainsi
que les ancêtres responsables du respect et du renforcement de la vie.

209
Les défunts peuvent renforcer la force vitale de ceux qui vivent sur
la terre. Les forces inférieures comme les animaux, les plantes, les
minéraux, n’existent, selon la volonté de Dieu, que dans le but
d’augmenter la force vitale des hommes.

E. L’éthique et le droit

Il revient à chacun de ne pas se placer plus haut qu’il n’est, de se


tenir sa place, de ne pas se poser en égal vis-à-vis des forces
relativement supérieures.

Le bien et le mal sont conçus respectivement comme renforcement


de la vie et comme atteinte à la force vitale.

Le droit foncier, successoral, pénal, correspond à une morale de


devoir, de responsabilité, de sanction des fautes par une réparation
juste. L’instance de jugement a cependant pour rôle premier non de
punir, mais de rétablir l’ordre perturbé par le mal.

Cette vision du droit comme effort pour assigner à chacun la place


qui lui revient fait évidemment songer à la philosophie de la Grèce
classique, spécialement à Platon et à Aristote. N’entraîne-t-elle pas
une vision nécessairement inégalitaire de la société, au sens qu’aurait
l’égalité arithmétique des humains au regard des droits
fondamentaux ? En tout cas, la tendance profonde, encore
perceptible aujourd’hui, à donner une importance considérable à la
hiérarchie, peut manifestement être mise en parallèle avec une vision
globale de l’être et des étants en Afrique centrale. Il en est de même
du rôle du juge. Dans le Nord de la planète, son rôle premier est de
« dire le droit ». En Afrique centrale, il s’agit, comme le dit Tempels,
de remettre de l’ordre dans le désordre, ce qui se traduit par un souci
primordial de renouer la relation sociale plutôt que de déterminer les
torts et les raisons des parties. C’est ce qui explique la tendance
profonde à la discussion et à la palabre, puis au compromis qui peut

210
éventuellement être très éloigné de la solution que suggérerait un
raisonnement purement juridique203.

F. Les critiques adressées à Tempels

Tempels sera critiqué par ceux qui l’ont considéré comme un gardien
de l’ordre colonial. L’œuvre affiche une conception assez
dévalorisante du Noir, même s’il tente de le réhabiliter. Le but de
Tempels reste explicitement d’« ouvrir des horizons prometteurs aux
éducateurs et de faciliter la mission civilisatrice de l’Occident ». Il
convient toutefois de ne pas perdre de vue qu’au moment où Tempels
observe, médite et écrit, son message est d’une grande modernité.
On s’est aussi demandé s’il y avait vraiment coïncidence entre la
vision du monde que Tempels prête aux Bantous et la vision bantoue
du monde.

Section 4. Alexis Kagame


A. L’intention

Sur les traces de Tempels, dont il veut contrôler la théorie, Alexis


Kagame (1912-1981), prêtre rwandais, cherche à dégager le système
ontologique bantou en tant que discours cohérent sur l’être, à partir
du kinyarwanda mais aussi de l’appareil conceptuel aristotélicien204.

Formé à l’école du Stagirite et au thomisme, comme tous les prêtres


catholiques, il affirme que les expressions culturelles sont des
expressions de l’être. Le problème de l’être est peut-être, selon lui,
le seul élément philosophique universel, quelle que soit la manière
de le poser. Dans une visée d’évangélisation, Kagame met à part

On a cité Norbert Rouland à ce sujet, dans l’introduction (section 2, § 3).


203
204
Voy. A. KAGAME, La Philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles,
Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, tome XII/1, 1956.
211
l’idée de Dieu comme premier principe de causalité, préexistant aux
catégories.

Il propose une analyse sémantique et grammaticale de ce qui


équivaudrait aux catégories d’Aristote, la philosophie étant supposée
inscrite dans la structure même de la langue.

À l’inverse de Tempels, Kagame estime qu’une pensée ontologique


est formulée par les Bantous et n’est pas inconsciente.

B. L’expression de l’être

À partir du radical ntu désignant un genre suprême comme l’être,


sont construites quatre catégories primordiales choisies parmi dix-
neuf autres attestées en kinyarwanda : Umuntu désigne l’être
d’intelligence, l’homme ; ikintu, renvoie à l’êtresans intelligence,
comportant l’existant figé, le minéral, l’existant assimilatif, le
végétal, et l’existant sensitif, l’animal ; ahantu est la catégorie de la
localisation dans le temps aussi bien que dans l’espace ; ukuntu
recouvre à la fois la quantité et la qualité et équivaudrait à l’accident
et au mode d’être.

Kagame note cependant que ce qui intéresse les Bantous, c’est moins
l’être que l’exister. Comparé à Aristote et à sa pensée abstraite, les
Bantous-Rwandais lui apparaissent comme des « philosophes
intuitifs », à la pensée plutôt concrète et englobante.

Kagame a lui aussi été critiqué pour avoir présenté une philosophie
matériellement bantoue mais formellement aristotélicienne.

212
Conclusions de ce chapitre

Il existe sans aucun doute une pensée africaine dont la richesse est
méconnue. Cette pensée ne s’exprime pas spontanément sur le mode
philosophique, dans une recherche de sens prétendant s’appuyer
exclusivement sur la raison. Du moins, si elle existe, la philosophie
africaine n’est que balbutiante. Beaucoup reste à faire pour qu’elle
puisse s’affranchir de plusieurs siècles d’influence européenne et
s’élaborer dans toute son originalité. Une amorce lui a été donnée
par l’ethnophilosophie, mais celle-ci reste manifestement
dépendante d’une vision aristotélicienne de l’être et des étants. Les
combats politiques de libération et d’émancipation ont nourri une
pensée politique forte mais rarement spécifique.

Sans doute, comme le suggérait Léopold Sédar Senghor, la poésie


est-elle actuellement plus proche de l’âme africaine que la
philosophie.

213
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
L’auteur de cet ouvrage croit que la nature existe, mais qu’il n’existe
pas de droit naturel lisible. Chaque lecteur se forgera son opinion.
Seuls peuvent être qualifiés de « naturels » quelques comportements
déterminés par nos gènes, notre histoire ou notre environnement, qui
s’imposent à nous. Mais en cela, ces comportements imposés ne
relèvent pas du droit et ne différencient pas l’homme de l’animal,
voire de la plante. C’est justement quand l’homme se révèle capable
de choisir comment vivre, comment agir, que le droit commence. La
liberté est toujours présupposée par la norme et le droit ne peut
qu’occuper les espaces de liberté.

La norme dépend ensuite de la capacité d’élaborer un langage,


propre à l’espèce humaine, comme Aristote l’a clairement vu et
comme la philosophie l’a constamment répété jusqu’à ce jour. Le
droit est d’abord un langage proprement humain. Le langage n’est
pas le même partout, en sorte que le droit n’est pas identique en tout
lieu et en tout temps. Des éléments communs à tous les langages
émergent toutefois, même s’il y en a très peu, et il existe sans doute
quelques normes communes à tous les hommes. De plus, dans un
monde de communication intensive (sous réserve des aspects
qualitatifs), le langage a tendance à s’uniformiser, donc la norme
également.

Dans tous les cas, le droit n’en devient pas naturel, au sens de lisible
dans une essence finalisée, dans une transcendance ou dans un
ensemble normatif qui s’imposerait aux sociétés humaines. Le droit
est, de bout en bout, culturel, parce qu’issu de la capacité de parole.

Le droit naturel ne serait-il donc finalement qu’un écran de fumée,


l’alibi plutôt grossier des systèmes juridiques occidentaux qui
entendent imposer leur modèle, ou encore un ensemble de
214
contradictions inévitables et permanentes ? Il faut plutôt considérer
que la tentative du droit naturel est de vouloir rendre compte
rationnellement des fondements d’un système juridique considéré
sinon comme le meilleur, du moins comme le moins mauvais, et d’en
rendre compte rationnellement. Cet effort est indispensable et fait
tout l’intérêt des questions que pose le « droit naturel ».

La tâche d’une philosophie du droit est de faire apparaître les


présupposés de celui-ci, les principes de sa rationalité, les racines de
son élaboration. Les penseurs l’invoqueront donc souvent pour
justifier le système qu’ils préconisent, ou pour combattre celui qu’ils
rejettent. Il s’agit de montrer dans quelle mesure le droit positif en
général, les droits fondamentaux ou tel système en particulier, sont
conformes ou non à la raison.

L’entreprise de la philosophie du droit est en lien avec l’action, elle


veut faire admettre un ordre juridique et social, ou éventuellement le
faire rejeter. C’est dire aussi que les philosophes du droit sont ou
devraient être engagés dans la Cité. Tel était déjà l’effort de Platon,
qui ne pouvait accepter le droit qui avait tué Socrate et rêvait de celui
qui serait conforme au Bien et au Juste. Quand Thomas d’Aquin dit
que les causes secondes sont créées par Dieu, cause première, il
indique ce que le système juridique qu’il préconise implique, à
savoir la transcendance du Dieu des chrétiens. Quand la Révolution
française, suivant Grotius, Descartes, Hobbes, Locke ou Rousseau,
affirme que l’égalité en droit est naturelle ou que l’individu est
premier par rapport à la société, elle dit véritablement, elle énonce
correctement les fondements de la nouvelle rationalité juridique
qu’elle institue. Il en va de la même manière pour les règles que nous
rejetons d’habitude aujourd’hui : quand Aristote dit que certains
hommes sont esclaves « par nature », quand il justifie le rôle de la
femme par la nature (problématiques nullement dépassées…) il ne
dit pas de bêtises, il exprime adéquatement des présupposés
rationnels du droit produit par son époque et sa culture, qu’il accepte
et veut justifier. Quand à la suite de Nietzsche qu’il déforme, ou de

215
Vacher de la Pouge et consorts, Hitler évoque la nécessaire brutalité
et la supériorité de la race aryenne, il met effectivement en place les
conditions du droit odieux qu’il entend instaurer ; le droit nazi était
aussi rationnel que celui que défendaient Aristote ou Rousseau, ce
qui a largement contribué à la fascination qu’il a exercée … Quand
Tempels ou Kagame tentent de dire quelles conceptions sous-tendent
le droit traditionnel bantou, ils cherchent à en montrer les strates
cachées dans une culture particulière et un rapport particulier à la
nature.

Vouloir identifier les présupposés rationnels du droit, c’est beaucoup


et c’est infiniment précieux. Le sens n’est pas donné, il est à
construire. Ne plus chercher les fondements rationnels du droit que
l’on étudie, que l’on promeut ou que l’on refuse signerait la
soumission imbécile du destinataire de la norme à n’importe quelle
aberration du pouvoir ou n’importe quel aveuglement de ses
contemporains.

Mais, jusqu’ici, le droit naturel ne se différencierait pas de la


philosophie du droit, dont il est une partie, une approche spécifique.
Pourquoi donc certains penseurs se réfèrent-ils à la « nature » dans
leur recherche des fondements ? Sans aucun doute parce que, l’effort
des auteurs étant de l’ordre du militantisme, il importe d’établir la
légitimité d’un droit qui ne se suffit pas à lui-même, qui ne se justifie
pas sans appui extérieur. La nature sert de validation, de sceau
attestant de la valeur du système préconisé ou, en l’absence de
concordance, de dénonciation d’un ordre juridique jugé invalide.

D’abord, comme nous l’avons découvert notamment dans la


méditation de Heidegger sur la physis des Anciens, la nature, pour
ceux qui acceptent de s’y référer, est la raison. Physis et logos
entretiennent des rapports inaltérables. Ceux qui évoquent la
première en appellent inévitablement à la seconde. Invoquer la
nature est un discours de raison. L’une et l’autre participent du même
mouvement de dévoilement sans cesse recommencé.

216
Ensuite, la nature a ceci de particulier, quel que soit le sens qui lui
est donné, qu’elle fonctionne selon des lois que la volonté humaine,
fut-elle celle du souverain ou celle de la convention, ne maîtrise pas,
ne peut créer, ne peut changer. Il s’agit de soustraire le droit, au
moins en partie, à la volonté humaine et d’ancrer sa légitimité, sinon
dans l’immuable, du moins dans la permanence.

Enfin, l’idée de nature est indissociable de celle d’universalité : elle


est la même pour tous, toujours. Cicéron anticipe explicitement de
ce point de vue l’effort très actuel du droit international pénal, par
exemple. Notre parcours historique montre cependant à quel point
les règles de droit universelles sont rares. En tout cas, ni le respect
de la dignité de tout homme, ni le principe d’égalité en droit,
notamment, qui paraissent aujourd’hui avoir valeur universelle, ne
réussissent à s’imposer « naturellement », ce qui confirme le
problème de la lisibilité d’un prétendu droit naturel.

Surgissement et mouvement, indépendance à l’égard de la volonté


de l’homme, universalité, voilà sans doute les principaux apports de
l’idée de nature à la quête des présupposés du droit en général.

D’autres tranchent le lien, conservant la raison, non la nature. Lévi-


Strauss dit que le droit est précisément le passage de la nature à la
culture, que tout système juridique est par définition non naturel et
proprement humain, parce que seuls les groupes humains
fonctionnent selon le schéma du don et du contre-don.

Il importe cependant de percevoir que la notion même de raison est


historiquement et géographiquement relative. Elle est profondément
réfractaire à une perception statique. La raison des Hébreux, celle
des Grecs, celle des Anciens et celle des Modernes, celle des
Européens et celle des Africains n’est pas toujours la même, pas plus
que leur conception des droits fondamentaux. Il s’agira tantôt de se
laisser instruire par Yahvé ou par la physis, dans une attitude

217
d’écoute ou de contemplation fondamentale, tantôt de vouloir
maîtriser les points de vue, les concepts, de prendre possession du
monde par la technique, ou de soi-même par l’anatomie ou la
psychanalyse, d’imposer sa volonté individuelle à celle de l’autre,
tantôt de minimiser la frontière entre le monde visible et le monde
invisible, entre les vivants et les ancêtres, ou encore de rappeler sans
cesse, contre les droits subjectifs individuels, l’importance des
devoirs envers le groupe social.

Il restera certes à l’étudiant, au juriste, au sujet de droit, au citoyen,


à la femme et à l’homme de choisir sous quelles normes il
reconnaîtra la signature de la rationalité la plus achevée, de choisir
quel sens il donne au mot « droit ». Pour cela, il faut qu’il rentre lui-
même dans le mouvement critique – krinein, en grec, signifie juger,
discerner. Il n’échappera jamais aux choix que lui impose l’action :
accepter ou non la norme selon la raison. Ne pas choisir, c’est encore
choisir.

Le droit dépend fondamentalement d’une vue sur l’homme, sur la


société, sur Dieu ou sur l’absence de Dieu, sur ce que l’on imagine
pouvoir connaître, sur la manière d’appréhender l’histoire. Même les
philosophies « matérialistes » demeurent des idées sur ce qu’est « la
matière ». Le droit suit les idées, succède à la philosophie et appelle
le juriste à exercer une attention critique.

Le droit est l’apprentissage d’une parole qui a des fondements dans


la philosophie. Il n’est jamais une pure technique. Il change la vie de
ceux auxquels il s’applique et il change la vie des juristes.

Comment poser son choix devant des pensées si diverses ? Nous


avons rappelé qu’à l’écoute des grands philosophes, nous sommes
des nains sur les épaules des géants, et qu’à ce titre le plus petit peut
prétendre voir aussi loin qu’eux. Mais les géants regardent dans tous
les sens, certains se battent, d’autres se sont écroulés.

218
Dans son interrogation et dans les réponses qu’il tentera de formuler,
chacun fera intervenir une part de foi, de croyance dans la puissance
rationnelle de telle ou telle norme. Ce n’est pas contradictoire. La foi
(avec un petit « f », cela suffit) et l’intelligence se complètent au sein
du cercle herméneutique : croire pour comprendre et comprendre
pour croire.

***

Comme le savent les équilibristes – et ceux qui cherchent la justice


sont toujours des équilibristes –, il est cependant indispensable
d’avancer, même lentement et à petits pas, plutôt que de demeurer
sur place.

219
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Accident ....................................................................... 185, 207, 212
Adorno, Theodor .......................................................................... 195
Afrique20, 37, 165, 173, 197, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207,
210, 224, 235
âge d'or ............................................................................. 54, 63, 103
Agriculture ........................................................................... 115, 134
Alètheia .................................................................................. 48, 110
Al-Farabi ........................................................................................ 19
Al-Kindi ......................................................................................... 19
Alliance .............................................................................. 30, 31, 32
Ambroise (saint) ............................................................................. 74
âme ............................... 49, 53, 59, 71, 119, 158, 172, 188, 192, 221
Amitié............................................................................................. 37
Amour .......................................... 36, 37, 43, 98, 104, 133, 204, 225
Ancien testament .............................................................. 26, 37, 233
André-Salvini, Béatrice .......................................................... 24, 220
Andronicos de Rhodes ................................................................... 64
Animalité........................................................................................ 54
Animaux28, 41, 50, 55, 69, 70, 102, 115, 133, 164, 167, 178, 181,
187, 207, 209, 210, 212, 214, 229
Anouilh, Jean ................................................................................. 42
Antelme, Robert ................................................................... 196, 220
Anthropologie ................................................................ 15, 207, 227
Antigone ................................................... 40, 41, 42, 43, 46, 48, 235
Antiochus IV Épiphane ................................................................ 167
237
Arendt, Hannah ...................................................... 20, 149, 193, 220
Aristocratie ........................................................... 121, 130, 140, 158
Aristote18, 19, 43, 58, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 72, 75, 87, 89, 107,
108, 115, 128, 167, 183, 210, 212, 214, 215, 220
Arminius....................................................................................... 100
Aryen, aryanisme ......................... 180, 181, 182, 183, 188, 191, 216
Aryens, arianisme................................................. 179, 180, 181, 192
Asie .............................................................................. 165, 166, 179
Athènes....................................................... 44, 45, 46, 47, 63, 64, 65
Augustin (saint) .................................... 16, 18, 19, 74, 128, 167, 235
Auschwitz..................................................................................... 195
Averroès ......................................................................................... 19
Avicenne......................................................................................... 19
Avocat .................................................................................. 154, 232
Bacon, Francis ........................................................................ 88, 221
Baillet, Adrien .............................................................................. 108
Bailly, André ................................................................................ 221
Bantous......................................................................... 207, 211, 212
Barbares ....................................................................................... 185
Bâtons d’Ishango.......................................................................... 202
Bauchau, Henri............................................................................... 42
Bible ................................. 28, 29, 32, 36, 43, 84, 171, 172, 221, 235
BIYOGO, Grégoire ......................................................................... 207
Bodin, Jean ........................................................................... 120, 128
Bogaert, Pierre-Maurice ......................................................... 28, 221
Boutmy, Emile ............................................................. 142, 221, 229
Buber, martin................................................................................ 221
Buchenwald .................................................................................. 196
Burundi................................................................................. 206, 225
Cagots........................................................................................... 170

238
Calliclès .......................................................................................... 56
Cambacéres, Jean-Jacques-Régis ................................................. 151
Cassin, Barbara ............................................................................ 221
Catégories........................................................... 15, 67, 75, 166, 212
Cazelles, Henri ............................................................................. 221
Chamberlain, Houston Stewart ............................................ 176, 182
Charles Ier .................................................................................... 112
Charles Quint ....................................................................... 172, 173
Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ................ 197
Chine .............................................................................................. 90
Christ .............................................................................. 36, 167, 168
Christianisme ................................................... 19, 36, 172, 173, 174
Cicéron ....................................................... 16, 64, 74, 130, 151, 168
Cicéron, Marcus Tullius ........................................... 16, 19, 217, 232
Cité ..................................................................................... 26, 41, 44
Cité idéale ................................................................................ 46, 56
Civilisation ........................................................................... 103, 178
Closset-Marchal, Gilberte ............................................................ 222
Cocteau, Jean ................................................................................. 42
Code civil ....................................................................... 37, 151, 232
Code noir ...................................................................................... 172
Cogito ................................................................................... 110, 154
Colomb, Christophe ....................................................................... 89
Colonisation ......................................................... 180, 201, 204, 205
Common law .................................................................................. 27
Concept .................................. 15, 18, 36, 67, 84, 104, 166, 192, 224
Conférence de Wannsee ............................................................... 195
Connaissance10, 12, 48, 49, 56, 59, 63, 71, 88, 90, 109, 202, 203,
209
Constitution ...................................................... 55, 65, 127, 129, 134

239
Contrat social ... 85, 86, 116, 124, 125, 135, 136, 137, 138, 139, 150
Contre-remontrants ...................................................................... 100
Controverse de Valladolid ............................................................ 172
Convention ............................................. 47, 103, 104, 116, 118, 217
Copernic, Nicolas ........................................................................... 87
Corps social ............................................................................ 86, 146
Cour constitutionnelle ........................................................ 12, 13, 75
Cour européenne des droits de l’homme........................................ 75
Coutume ............................................................................... 111, 205
Cromwell, Oliver ......................................................................... 112
Culture18, 20, 27, 41, 55, 56, 163, 168, 174, 180, 181, 200, 204, 215,
216, 217
d’Orange-Nasseau, Maurice......................................................... 100
Dante, Alighieri ............................................................................ 182
Dapper, Olfert .............................................................................. 203
Darwin, Charles ........................................................... 177, 178, 222
David (Roi) .................................................................................... 30
David, René ............................................................................ 14, 222
de Chartres, Bernard .............................................................. 17, 228
de Las Casas, Bartholomé .................................................... 173, 231
de Médicis, Laurent.................................................................. 90, 91
de Pury, Albert.............................................................................. 233
de Romilly, Jacqueline ................................................................. 234
de Rosny, Eric .............................................................................. 206
de Rougemont, Denis ............................................................. 36, 234
de Salisbury, Jean ........................................................................... 17
de Vinci, Léonard ........................................................................... 87
de Walhens, Alphonse .................................................................. 236
Décalogue........................................................................... 32, 34, 35
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen . 141, 142, 144, 221

240
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen20, 85, 141, 144,
148, 234
della Cosa, Giovanni ...................................................................... 94
Delmas-Marty, Mireille ................................................................ 223
Démocratie ....................................................... 61, 62, 130, 140, 226
Démocrite ..................................................................................... 155
Descartes, René ........ 20, 88, 107, 108, 109, 110, 126, 149, 182, 215
Desjeux, Dominique..................................................................... 206
Déterminisme ....................................................................... 128, 179
Deutéronome ...................................................................... 28, 29, 30
Dialectique ........................................................... 155, 158, 159, 233
Diels, Hermann ............................................................................ 223
Dieu16, 25, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 36, 37, 38, 53, 74, 84, 85, 86,
94, 106, 107, 110, 111, 118, 126, 127, 143, 149, 155, 167, 171,
173, 174, 175, 178, 190, 203, 207, 208, 209, 210, 212, 215, 218
Dieux .................................... 25, 26, 27, 33, 41, 42, 48, 64, 140, 155
Digneffe, Françoise ...................................................................... 223
Dignité .......................................................................................... 217
Dignité humaine ............................................................. 84, 224, 234
Dijon, Xavier ........................................................................ 132, 223
Dikè ................................................................................................ 42
Diodore de Sicile .......................................................................... 168
Dion Cassius ................................................................................ 168
d'Ockham, Guillaume .................................................................. 105
Doctrine .............. 13, 14, 86, 108, 120, 121, 177, 191, 193, 226, 230
Dosse, François ............................................................................ 223
Droit à la vie ........................................................................... 36, 120
Droit international .......................................... 14, 101, 196, 217, 229
Droit subjectif .......................................................... 20, 36, 104, 105

241
Droits de l'homme20, 35, 42, 85, 121, 126, 141, 146, 147, 148, 150,
157, 159, 181, 196, 197
Droits fondamentaux .............................. 14, 149, 201, 210, 215, 217
Duhot, Jean-Joël ............................................................................. 45
Dumont, J.-P. ................................................................................ 223
Duplessis-Mornay, Philippe ........................................................... 86
Ecologie ......................................................................................... 89
écriture ....................................................................... 18, 24, 30, 202
éducation ........................ 44, 46, 50, 56, 57, 134, 136, 139, 188, 234
Effectivité ................................................................................. 11, 15
égalité13, 58, 62, 73, 74, 75, 85, 103, 104, 114, 117, 121, 123, 125,
126, 135, 136, 139, 140, 145, 150, 210, 215, 217
Église ................................................................ 74, 85, 168, 207, 222
Égypte ................................ 29, 31, 33, 35, 36, 44, 96, 167, 202, 203
Eichmann, Adolf .......................................................................... 195
Empirisme .................................................................................... 121
Enfants ............................................................. 55, 98, 134, 169, 204
Épicure ......................................................................................... 155
épistémologie ......................................................... 12, 149, 207, 208
Épopée de Gilgamesh................................................................... 224
Érasme .................................................................................... 99, 101
Érastotène ....................................................................................... 89
Eschyle ............................................................................. 42, 54, 235
Esclavage28, 58, 96, 128, 134, 135, 145, 167, 171, 172, 173, 183,
201, 204, 205, 215
Espèce55, 133, 134, 164, 165, 167, 174, 175, 179, 186, 187, 196,
214, 220
Essence ................................. 65, 67, 68, 69, 118, 137, 203, 214, 232

242
État16, 20, 37, 45, 47, 57, 59, 61, 86, 91, 93, 94, 97, 99, 118, 119,
120, 130, 134, 136, 139, 141, 144, 155, 157, 160, 162, 190, 191,
192, 235
Ethnie ................................................................................... 181, 206
Ethnologie .................................................................... 128, 190, 205
Euripide .......................................................................................... 62
Europe .............................. 13, 85, 169, 174, 179, 182, 195, 201, 235
Eusèbe de Césarée ........................................................................ 168
Facultés de droit ............................................................................. 14
Famille ................................. 12, 63, 69, 70, 154, 161, 174, 204, 223
Farias, Victor ................................................................................ 224
Femme .............. 17, 33, 55, 58, 95, 98, 167, 188, 191, 204, 215, 218
Feu ...................................................................... 50, 51, 53, 111, 170
Fichte, Johann .............................................................................. 192
Fierens, Jacques ............................. 84, 123, 150, 206, 223, 224, 225
Finet, André ............................................................................ 24, 225
Foi ................................................ 19, 38, 41, 99, 109, 173, 190, 219
Force vitale ................................................................... 207, 208, 210
Fortuna ..................................................................................... 95, 96
Founding Fathers.................................................................. 101, 141
François Ier .................................................................................... 86
Freud, Sigmund ...................................................................... 20, 154
Führer ................................................................................... 161, 192
Gacaca .......................................................................................... 223
Galilée, Galileo .............................................................. 87, 108, 225
Ganshof van der Meersch ............................................................ 145
Génétique ..................................................................................... 166
Génome ........................................................................................ 166
Géométrie ..................................................................................... 108
Gérard, Philippe ........................................................................... 226

243
Ghetto ........................................................................... 167, 169, 195
Gobineau, Joseph Arthur (de) ...... 176, 178, 179, 180, 182, 221, 226
Gomaristes ................................................................................... 100
Goyard-fabre, Simone .................................................................. 226
Goyard-Fabre, Simone ............................................................. 9, 226
Grand Soir ...................................................................................... 45
Grèce .................................................................. 64, 89, 92, 210, 231
Grégoire de Nysse ........................................................................ 168
Grotius .................................................................................. 116, 118
Grotius, Hugo20, 92, 100, 101, 102, 104, 105, 106, 107, 108, 113,
115, 119, 149, 215
Guerre13, 55, 61, 69, 86, 92, 94, 96, 97, 98, 106, 114, 116, 119, 121,
122, 128, 130, 134, 135, 144, 161, 162, 173, 205, 226
Gutenberg, Johannes ...................................................................... 87
Gymnastique .................................................................................. 44
Hammourapi....................................... 19, 24, 25, 26, 27, 28, 31, 225
Hécatée d'Abdère ......................................................................... 168
Hegel, Georg Wilhelm ................. 155, 158, 159, 176, 203, 204, 226
Heidegger ....................................................................................... 18
Heidegger, Martin ................................................................ 216, 231
Henri IV ....................................................................................... 100
Héraclite ....................................................................................... 110
Herenvolk ..................................................................................... 193
Hésiode........................................................................... 54, 103, 205
Heydrich, Reinhard ...................................................................... 195
Hillesum, Etty ...................................................................... 196, 227
Histoire ........................................................................................... 17
Hitler, Adolf161, 162, 163, 176, 186, 188, 189, 190, 191, 192, 193,
195, 216

244
Hobbes, Thomas20, 87, 88, 92, 108, 112, 113, 115, 116, 117, 118,
119, 121, 122, 123, 128, 135, 136, 149, 215
Homère ........................................................................................... 69
Homo sapiens ............................................................................... 165
Homosexuels ................................................................................ 193
Hotman, François ........................................................................... 86
Humanisme ................................................................ 84, 85, 99, 225
Humanité54, 71, 93, 99, 135, 143, 163, 166, 171, 179, 180, 181, 183,
186, 188, 189, 193, 229
Hylémorphisme .............................................................................. 65
Idéologie............................................................................. 12, 14, 20
Ijtihād ............................................................................................. 82
Immunité de l'État ........................................................................ 120
Impôt .............................................................................................. 61
Imprimerie ...................................................................................... 87
Inde............................................................................................... 179
Infrastructure ................................................................................ 156
Innocent XIII ................................................................................ 169
Intérêt ......................... 62, 75, 91, 102, 116, 124, 134, 138, 157, 203
Intuition ................................................................ 110, 140, 142, 203
Irak ................................................................................................. 25
Isaac ............................................................................................... 29
Islam ................................................................................. 19, 82, 202
Isocrate ........................................................................................... 74
Israël ..................................................................... 29, 31, 36, 37, 235
Jacob....................................................................... 29, 227, 233, 234
Jaeger, Werner .............................................................................. 227
Jaspers, Karl ................................................................... 20, 220, 227
Jauffret-Spinosi, Camille ....................................................... 14, 222
Jean Chrysostome ........................................................................ 168

245
Jean III.......................................................................................... 172
Jeauneau, Edouard ................................................................. 17, 228
Jellinek, Georg J. .................................................... 12, 142, 221, 229
Jésus ....................................................................... 37, 167, 183, 229
Job .................................................................................. 38, 117, 232
Joseph ............................................................................................. 29
Juge .............. 26, 27, 74, 75, 120, 124, 126, 130, 131, 144, 168, 210
Jugements ........................................... 12, 47, 89, 109, 111, 121, 190
Jurisprudence ........................................................................... 32, 75
Justice commutative ................................................................. 72, 74
Justice distributive.............................................................. 72, 73, 74
Kagame, Alexis .................................................... 211, 212, 216, 228
Kant, Immanuel ................................ 20, 48, 175, 225, 226, 228, 233
Kelsen, Hans .................................................... 12, 13, 183, 228, 235
Kepler, Johannes ............................................................................ 87
Kranz, Walther ............................................................................. 223
Kuntze, Otto ................................................................................. 182
Kupper, Jean-Robert .................................................................... 229
L. Strauss, Léo ......................................................................... 9, 235
Lamarck, Jean-Baptiste ........................................................ 177, 178
Langage ............................................ 18, 32, 66, 69, 70, 94, 180, 214
Languet, Robert .............................................................................. 86
Las Casas, Bartholomé ................................................................. 172
Lebensraum .................................................................................. 193
Leclerc de Buffon, Georges-Louis ............................... 164, 165, 229
Légalité............................................................................... 11, 12, 14
Législation .................................................... 11, 25, 28, 30, 173, 197
Légitimité ........... 11, 14, 15, 24, 27, 42, 48, 149, 155, 172, 216, 217
Lestel, Daniel ............................................................................... 229
Lévi, Primo................................................................................... 230

246
Lévi-Strauss, Claude ...................................... 20, 174, 217, 222, 227
Liberté36, 62, 85, 86, 93, 96, 115, 117, 120, 121, 123, 125, 129, 130,
131, 136, 137, 138, 141, 142, 143, 145, 146, 147, 150, 172, 214
Lochak, Danièle ..................................................................... 14, 230
Locke, John ............ 20, 122, 123, 125, 128, 135, 136, 149, 150, 215
Logos .......................................................................... 10, 18, 54, 216
Loi Le Chapelier .......................................................................... 145
Lois apodictiques ............................................................... 32, 35, 36
Lois de Nuremberg....................................................................... 194
Louis (saint) ................................................................................. 233
Louis XIV ...................................................................... 86, 121, 172
Lycée ........................................................................................ 63, 64
Lysias ............................................................................................. 44
Machiavel, Niccolo20, 87, 90, 91, 92, 94, 95, 96, 98, 99, 102, 162,
229
Maîtres du soupçon ................................................................ 20, 154
Maîtrise .............................................................. 40, 89, 90, 111, 217
Mal (question du -)35, 38, 41, 51, 70, 75, 93, 161, 173, 178, 185,
210, 232
Malaurie, Philippe .................................................................. 35, 231
Malthus, Thomas .................................................................. 177, 231
Mariages ............................................................................... 168, 194
Marx, Karl .............................................. 20, 154, 155, 156, 158, 159
Mathématique................. 56, 74, 87, 88, 90, 107, 109, 110, 112, 149
Mauss, Marcel ...................................................................... 230, 231
Méchant, méchanceté ............................................................... 54, 92
Méchants, méchanceté ................................................................... 93
Médecin .............................................................................. 28, 63, 64
Médiété..................................................................................... 71, 72
Mésopotamie .............................................................. 25, 27, 43, 229

247
Métaphysique ................................................. 67, 110, 207, 209, 231
Meurtre ............................................................... 32, 33, 36, 114, 168
Minéraux .............................................................................. 207, 210
Mishna............................................................................................ 29
Moïse.................... 19, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 34, 35, 70, 80, 96, 221
Monarchie .................................... 112, 121, 127, 128, 130, 141, 167
Monarchomaques ........................................................................... 86
Montandon, Georges ............................................ 190, 191, 226, 229
Montesquieu, Charles-Louis (de) ... 20, 126, 127, 128, 129, 130, 178
Morale .... 46, 72, 91, 92, 96, 105, 106, 111, 123, 127, 157, 204, 210
More, Thomas .............................................................. 45, 84, 86, 99
Mort18, 23, 28, 40, 41, 46, 47, 63, 81, 87, 89, 93, 115, 116, 186, 191
Mossé, Claude .............................................................................. 231
Moyen Âge ........................................................................... 168, 171
Musique.......................................................................................... 56
Mythe de la caverne ....................................................................... 49
Mythos ........................................................................................... 54
Neher, André ................................................................................ 232
Néher, André .......................................................................... 38, 232
Nemo, Philippe....................................................................... 38, 232
Nietzsche, Fridriech ..................................................................... 181
Nietzsche, Friedrich ............................................... 20, 154, 215, 232
Noé ....................................................................................... 171, 172
Nominalisme ................................................................................ 105
Nouveau testament ....................................................................... 122
Occident ..................................... 36, 89, 91, 163, 171, 201, 211, 234
Oligarchie ....................................................................................... 61
Optique ......................................................................................... 108
Ost, François .......................................................... 42, 226, 232, 233
Pacte social ........................................................................... 137, 139

248
Pactum societatis ............................................................................ 48
Pactum subjectionis........................................................................ 48
Parenté .......................................................................................... 230
Parménide..................................................................................... 155
Parole ..... 10, 18, 26, 27, 30, 31, 41, 69, 70, 116, 134, 202, 214, 218
Participation ................................................................................... 48
Pascal, Blaise ............................................................................... 108
Passions .................................................................. 92, 133, 134, 203
Paul IV ......................................................................................... 169
Pauvre, pauvreté ........... 35, 61, 62, 63, 87, 94, 97, 98, 134, 139, 170
Peine de mort ................................................................................. 46
Pentateuque ............................................................ 28, 30, 31, 32, 36
Philia .............................................................................................. 37
Physiologues .................................................................................. 53
Physis ......................................................... 43, 53, 58, 216, 217, 227
Pie XI ........................................................................................... 189
Pirot, Louis ................................................................................... 221
Plantes .......................................................................... 164, 207, 210
Platon16, 19, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 53, 54, 56, 57, 58, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 73, 96, 103, 128, 133, 134, 149, 203, 210, 215, 220,
233
Portalis, Jean-Etienne ........................................................... 151, 233
Positivisme ..................................................... 12, 13, 14, 89, 92, 230
Poudre à canon ............................................................................... 90
Présocratiques .......................................................... 19, 43, 163, 205
Proche-Orient ......................................................................... 24, 225
Propriété55, 91, 98, 101, 103, 120, 121, 123, 125, 133, 134, 135,
139, 142, 146, 148, 150, 155, 156, 224
Prosopopée des lois ........................................................................ 47
Protagoras......................................................................... 54, 56, 103

249
PROUDHON, P.-J. ............................................................. 70, 155, 233
Psychologie ............................................................................ 15, 207
Ptolémée ......................................................................................... 89
Pythagore ................................................................................. 74, 89
Querelle des universaux ............................................................... 105
Race, racisme59, 76, 128, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 170,
171, 172, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 185,
186, 187, 188, 189, 190, 191, 196, 197, 216, 223, 226
Raison10, 18, 19, 37, 38, 42, 59, 69, 85, 88, 89, 90, 93, 102, 103,
106, 107, 109, 111, 114, 116, 118, 119, 121, 126, 127, 128, 129,
138, 148, 151, 173, 175, 185, 197, 204, 215, 216, 217, 218, 233
Rapports de production ........................................ 154, 156, 159, 160
Ratio ....................................................................................... 10, 164
Rawls, John .................................................................................... 75
Réforme .................................................................................. 99, 102
Réhabilitation ............................................................................... 225
Relativité ................................................................................ 31, 127
Religion10, 18, 24, 43, 85, 86, 88, 92, 96, 99, 109, 111, 129, 142,
155, 157, 158, 167, 168, 174, 190, 196, 197, 203
Remontrants ................................................................................. 100
Renaissance .............. 18, 20, 45, 74, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 164, 227
Représentation politique .............................................................. 117
Res cogitans ................................................................................. 110
Res extensa................................................................................... 110
Respect ........................................... 81, 114, 143, 181, 204, 209, 217
Responsabilité ........................................................ 28, 168, 210, 224
Retzius, Anders ............................................................................ 181
Rhétorique ...................................................................................... 47
Riche, richesse44, 59, 61, 62, 63, 72, 76, 94, 125, 129, 134, 139, 159,
200

250
Ricœur, Paul ................................................................. 223, 225, 234
Rigaux, François ............................................................ 84, 194, 234
Robin, Léon .................................................................................. 233
Ronsard, Pierre ............................................................................. 134
Rouland, Norbert .................................................................. 211, 234
Rousseau, Jean-Jacques20, 56, 103, 128, 131, 132, 133, 136, 137,
138, 140, 141, 203, 215, 216
Royauté .......................................................................................... 25
Sacré ............................................................................... 33, 144, 148
Salomon ......................................................................................... 30
Sauser-Hall, Georges.................................................................... 185
Savonarole ...................................................................................... 90
Schiller, Friedrich ......................................................................... 192
Schmitt, Carl ................................................................................ 183
Science ..................................................................................... 10, 88
Scolastique ..................................................................................... 84
Sécularisation ............................................................................... 118
Sénèque ........................................................................................ 168
Séparation des pouvoirs ......................................... 27, 130, 148, 150
Sépulture ........................................................................................ 42
Sepúlveda, Juan Ginés ................................................................. 172
Sexe .............................................................................. 177, 196, 197
Shakespeare, William ................................................................... 182
Shoah .................................................................................... 193, 195
Sinaï ....................................................................................... 29, 233
Ska, Jean-Louis ............................................................................ 235
Société11, 15, 16, 48, 61, 85, 102, 115, 117, 123, 125, 127, 128, 130,
132, 133, 134, 135, 136, 138, 139, 146, 147, 148, 150, 156, 157,
158, 160, 194, 205, 210, 215, 218
Sociologie............................................................................... 15, 205

251
Socrate .......... 15, 44, 45, 46, 47, 48, 56, 57, 62, 64, 67, 96, 121, 215
Solon .............................................................................................. 44
Sophistes .......................................................... 19, 47, 53, 62, 70, 92
Sophocle ......................................................... 40, 41, 42, 43, 62, 235
Sparte ................................................................................. 45, 61, 70
Spinoza, Baruch ........................................................................... 116
Stoïciens ......................................................................................... 19
Superstructure ...................................................... 156, 157, 159, 160
Tacite .................................................................................... 168, 183
Talmud ........................................................................................... 29
Témoins de Jéhovah ..................................................................... 193
Tempels, Placide .......................... 205, 206, 207, 210, 211, 212, 216
Tertullien ...................................................................................... 168
Thalès de Milet............................................................................... 89
Thémis .......................................................................................... 223
Théodore de Bèze........................................................................... 86
Théologie ......................................................................... 57, 90, 227
Thomas d’Aquin ...................................................... 19, 57, 128, 215
Tiers État ...................................................................................... 144
Tora ........................................................................ 28, 29, 30, 32, 35
Traités ........................................................................................... 122
Travail28, 57, 92, 104, 111, 115, 123, 125, 126, 135, 139, 156, 194,
229
Tribunal .................................................................................... 46, 99
Tyran .............................................................................................. 44
Universalisme................................................................................. 20
Universalité .................................................................... 24, 203, 217
Urbain VIII ................................................................................... 169
Utilité sociale ................................................................................. 59
Valeurs .................................... 12, 14, 15, 63, 70, 168, 174, 190, 200

252
Validité du droit .............................................................................. 11
van de Kerchove, Michel ....................................... 13, 226, 233, 235
Van Reybrouck, D. ............................................................... 201, 235
Végétaux ...................................................................................... 212
Vengeance .................................................................................... 124
Vésale, André ................................................................................. 87
Villey, Michel ................................................................. 85, 106, 236
Virtù ......................................................................................... 95, 96
Volksgemeinschaft ............................................................... 191, 192
von Herder, Johann ...................................................................... 192
von Hindenburg, Paul .................................................................. 162
von Linné, Carl .................................................................... 164, 165
von Savigny, Friedrich-Karl ......................................................... 192
Wagner, Richard ........................................................................... 182
Weber, Max .................................................................................... 12
Whitehead, Alfred North .............................................................. 236
Wolf, Eric ..................................................................................... 236
Xénophon ....................................................................................... 46
YHWH, Yahvé ......................................................... 31, 32, 171, 217
Yourcenar, Marguerite ............................................................ 88, 236

253
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION .......................................................................... 6

LES MATÉRIAUX D’UNE RÉFLEXION .................................. 6

CHAPITRE I – DROIT NATUREL, PHILOSOPHIE ET


DROIT........................................................................................... 10

Section 1. Droit naturel et philosophie ............................................................ 10

Section 4. La place du droit naturel dans la question de la validité du droit 11


§ 1. Les conditions de validité du droit .......................................................... 11
§ 2. Légalité et positivisme ............................................................................ 12
§ 3. Effectivité et expérience .......................................................................... 15
§ 4. Légitimité et système de valeurs ............................................................. 15

Section 6. Vue panoramique du parcours proposé ......................................... 17


§ 1. Un parcours historique ............................................................................ 17
§ 2. Au fil des chapitres .................................................................................. 18

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 21

CHAPITRE II - LE DROIT SANS LA PHILOSOPHIE ......... 23

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 23

254
CHAPITRE III - LE DROIT DANS LA TRADITION
SUMÉRIENNE ET SÉMITIQUE .............................................. 24

Section 2. Hammourapi .................................................................................... 24


(…) ................................................................................................................. 24
§ 3. Le Code d’Hammourapi.......................................................................... 24

Section 3. Moïse................................................................................................. 28
§ 2. La Tora .................................................................................................... 28
§ 3. Une loi écrite, révélée par Dieu............................................................... 30
§ 4. Aperçu du droit substantiel mosaïque ..................................................... 31
A. Les lois apodictiques ............................................................................ 31
§ 5. La loi d’amour......................................................................................... 36
§ 7. Une méfiance à l’égard de la démarche rationnelle ................................ 37

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 39

CHAPITRE IV - LA CITÉ GRECQUE .................................... 40

Section 2. Une célèbre légitimation du droit : Antigone ................................ 40


§ 1. La loi de la cité comme guide de la puissance de l’homme .................... 40
§ 2. Les lois non écrites des dieux.................................................................. 41

Section 5. Platon ................................................................................................ 44


§ 1. L’homme et l’œuvre ................................................................................ 44
§ 2. Socrate, le maître .................................................................................... 45
§ 3. Ontologie et théorie de la connaissance .................................................. 48
§ 4. Les idées sont « naturelles » ................................................................... 53
§ 5. L’état de nature ........................................................................................ 54

255
§ 8. La Cité idéale et les trois classes ............................................................. 56
§ 9. La justice et l’homme juste ..................................................................... 57
§ 11. Les diverses formes de gouvernement .................................................. 60

Section 6 Aristote .............................................................................................. 63


§ 1. L’homme et l’œuvre ................................................................................ 63
§ 3. Éléments de métaphysique : l’essence et l‘hylémorphisme .................... 67
A. L’essence .............................................................................................. 67
§ 5. Anthropologie : l’homme, le vivant dans la cité ..................................... 68
§ 6. La justice comme médiété ....................................................................... 71
A. La justice comme vertu et la vertu comme médiété ............................. 71
B. La justice particulière comme médiété ................................................. 72

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 77

CHAPITRE V - ROME ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT 79

CHAPITRE VI - LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE ET LE


DROIT NATUREL ...................................................................... 80

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 80

CHAPITRE VII – LE DROIT NATUREL ET L’ISLAM ........ 82

Conclusions de ce chapitre ............................................................................... 82

CHAPITRE VIII - LE DROIT NATUREL ............................... 84

256
ET LA FORMATION DE L’ÉTAT MODERNE ....................... 84

Section 1 Le contexte ........................................................................................ 84


§ 1. L’humanisme de la Renaissance ............................................................. 84
§ 2. L’Église et les Guerres de religion .......................................................... 85
§ 3. Les sciences et les grandes découvertes .................................................. 87

Section 2. Machiavel ......................................................................................... 90


§ 1. L’homme et l’œuvre ................................................................................ 90
§ 2. Le Prince ................................................................................................. 91
A. Politique et religion .............................................................................. 92
B. Acquérir une principauté ...................................................................... 94
C. Virtù et fortuna...................................................................................... 95
D. Conseils au prince ................................................................................ 96

Section 3 La Réforme ....................................................................................... 99

Section 4. Grotius ............................................................................................ 100


§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 100
§ 2. L’individu rationnel, le contrat, la propriété .......................................... 101
§ 3. La propriété, le contrat, l’égalité ........................................................... 103
§ 4. Le droit en général ................................................................................ 104
§ 5. Le droit naturel et le droit volontaire .................................................... 106
A. Le droit naturel ................................................................................... 106

Section 5. René Descartes ............................................................................... 107


§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 107
§ 2. La philosophie ....................................................................................... 109
§ 3. La place du droit dans la « reconstruction » de Descartes .................... 111

257
Section 6. Thomas Hobbes ............................................................................. 112
§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 112
§ 3. L’état de nature ...................................................................................... 113
§ 4. La formation de la société civile ........................................................... 115
§ 5. Le Léviathan ......................................................................................... 117

Section 7. John Locke ..................................................................................... 122


§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 122
§ 2. Le droit naturel ...................................................................................... 122

Section 8. Charles-Louis de Montesquieu ..................................................... 126


§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 126
§ 2. L’Esprit des lois .................................................................................... 127
§ 4. La modération du pouvoir ..................................................................... 129

Section 9. Jean-Jacques Rousseau ................................................................. 131


§ 1. L’homme et l’œuvre .............................................................................. 131
§ 2. L’état de nature ...................................................................................... 133
§ 3. Le contrat social .................................................................................... 136
§ 4. La volonté générale ............................................................................... 137
§ 5. Le travail et l’utilité sociale .................................................................. 139
§ 6. Le gouvernement .................................................................................. 140

Section 10. Lecture de la Déclaration d’indépendance américaine et de la


Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ......................................... 141
§ 1. L’émergence de la Déclaration d’indépendance des États-Unis............ 141
§ 2. L’émergence de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen .... 144
§ 3. Quelques remarques sur les Déclarations .............................................. 148
A. Sur les deux Déclarations ................................................................... 148
B. Plus spécialement à propos de la Déclaration américaine .................... 149
258
C. Plus spécialement à propos de la Déclaration française ....................... 150

Conclusions de ce chapitre ............................................................................. 152

CHAPITRE IX - LE DROIT NATUREL ET LA PENSÉE


EUROPÉENNE CONTEMPORAINE .................................... 154

Section 1. Les Maîtres du soupçon ................................................................ 154


§ 1. Karl Marx .............................................................................................. 154
A. L’homme et l’œuvre ........................................................................... 154
B. L’« aliénation » ................................................................................... 155
D. Le matérialisme dialectique ................................................................ 158
E. La critique des droits de l’homme ...................................................... 159
F. L’État ................................................................................................... 160

Section 2. Un naturalisme monstrueux : Adolf Hitler ................................. 161


§ 1.L’homme et sa vie .................................................................................. 161
§ 2. Les inspirateurs du racisme hitlérien ..................................................... 162
A. Le racisme dans l’histoire ................................................................... 163
1) Les différences naturelles et les prétendues « races » .................... 163
2) Le racisme comme idéologie.......................................................... 166
3) Le racisme à l’égard des Juifs ........................................................ 167
4) Le racisme à l’égard des cagots...................................................... 170
5) Le racisme à l’égard des Noirs ....................................................... 171
6) Le racisme à l’égard des Indiens .................................................... 172
7) La théorie de la suprématie de la race blanche ............................... 174
B. Les théories racistes des XIXe-XXe siècles ......................................... 176
1) Charles Darwin et Thomas Malthus ............................................... 177
2) Arthur de Gobineau ........................................................................ 178

259
3) Ernest Renan .................................................................................. 180
4) Georges Vacher de la Pouge ........................................................... 181
5) Houston Stewart Chamberlain ....................................................... 182
6) Carl Schmitt ................................................................................... 183
7) Georges Sauser-Hall ....................................................................... 185
§ 3. Mein Kampf........................................................................................... 185
§ 4. La Volksgemeinschaft ............................................................................ 191
§ 5. La mobilisation du droit dans l’entreprise totalitaire ............................ 193
§ 6. La « race » et le droit contemporain ...................................................... 196

Conclusions de ce chapitre ............................................................................. 198

CHAPITRE X - LA NATURE ET LE DROIT


TRADITIONNEL AFRICAIN .................................................. 200

Section 1. La problématique .......................................................................... 200


A. Les rapports de domination ..................................................................... 200
B. L’absence d’écrits .................................................................................... 202

Section 2. Les Occidentaux et la pensée africaine ........................................ 203

Section 3. Placide Tempels.............................................................................. 206


A. L’intention ............................................................................................... 206
B. L’ontologie .............................................................................................. 207
C. L’épistémologie ....................................................................................... 208
D. L’anthropologie ....................................................................................... 209
E. L’éthique et le droit .................................................................................. 210
F. Les critiques adressées à Tempels ............................................................ 211

260
Section 4. Alexis Kagame ............................................................................... 211
A. L’intention ............................................................................................... 211
B. L’expression de l’être .............................................................................. 212

Conclusions de ce chapitre ............................................................................. 213

CONCLUSIONS GÉNÉRALES............................................... 214

BIBLIOGRAPHIE ..................................................................... 220

INDEX ......................................................................................... 237

TABLE DES MATIÈRES.......................................................... 254

261

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