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Un modèle original  

: la construction
de la pensée juridique française

Christophe JAMIN
Professeur à l’Université de Lille II

Il y a quelques années, mon éminent collègue et ami Philippe Jestaz fut invité à
prononcer une conférence dans la série des prestigieuses Wainwright Lectures de
l’Université McGill à Montréal. Le genre de conférences que l’on prononce à quelques
reprises seulement dans une carrière universitaire et qu’il est donc absolument interdit
de bâcler. Philippe Jestaz y travailla pendant quelques mois et sur un sujet qui ne
manquait pas d’ampleur : la parenté, dont il fit en quelque sorte la théorie générale 1.
Le lendemain de sa conférence, un de nos collègues de l’université McGill, où
j’avais eu la chance d’enseigner quelques années auparavant, me téléphonait pour me
dire que la conférence avait rencontré un immense succès, mais plus auprès des
praticiens que des universitaires. Les premiers avaient été très impressionnés par la
dimension et la clarté d’une construction juridique qui restituait sa cohérence à une
question d’une rare complexité. Mais c’est précisément cela qui avait un peu moins
séduit les seconds. Ces merveilleuses cathédrales doctrinales que nos collègues français
bâtissent sont éblouissantes d’un point de vue formel, me dit en substance mon
correspondant, mais cela fait déjà un certain temps que nous ne croyons plus vraiment à
leur pertinence sur le fond.
C’est pour essayer de comprendre les raisons qui avaient pu motiver un tel jugement
de la part d’un de nos collègues nord-américains que Philippe Jestaz et moi-même
avons décidé de nous mettre à la tâche. Le fruit de notre réflexion commune a
récemment donné lieu à la publication d’un ouvrage de trois cents pages 2, dont je
voudrais essayer de vous livrer la trame générale, mais en insistant plus
particulièrement – puisque j’ai l’honneur d’être ici à la Cour de cassation – sur le juge
et le rôle qu’il a joué, ou qu’on lui a fait jouer, dans ce qui apparaît être la construction
de la pensée juridique française à l’époque contemporaine.
Dès le début de notre travail, qui remonte tout de même à 1996, nous nous sommes
en effet aperçus que l’exercice auquel s’était livré Philippe Jestaz à propos de la
parenté, mais auquel aurait pu se livrer un autre collègue sur un autre sujet, n’avait rien
de naturel. Il relevait d’un modèle intellectuel dont nous sommes aujourd’hui l’un et
l’autre à peu près convaincus qu’il a été construit – au sens où l’on parle de la

1
Ph. Jestaz, « La parenté » (1996), 41 McGill Law Journal, 387.
2
Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, Dalloz, coll. Méthodes du droit, Paris, 2004.

1
construction d’une discipline 3 – à la fin du XIX e siècle et durant les premières années
du XXe siècle.
Et ce qui est plus intéressant encore, c’est que les raisons qui ont poussé les juristes
français à construire ce modèle ont probablement été les mêmes qui ont incité leurs
homologues nord-américains à construire un modèle très différent. D’où le regard assez
critique que ces derniers portent sur le nôtre, et par conséquent sur nos conférenciers…
Aussi voudrais-je vous exposer la manière dont s’est construit le modèle intellectuel
français, avant de vous dire quelques mots sur la pensée juridique nord-américaine, ce
qui me permettra de mieux vous faire percevoir l’originalité de nos habitudes de
penser, mais aussi peut-être d’évaluer leur bien-fondé. Je vous présenterai donc le
modèle (I), puis ce qui constitue, par contraste, un anti-modèle (II).

I. – Le modèle

Nous sommes dans les dernières années du XIX e siècle. La manière de raisonner des
juristes français ne semble plus tenable. Certains d’entre eux tentent alors de la
modifier en cherchant à substituer au modèle dominant un nouveau modèle intellectuel.
Et ils vont si bien réussir dans leur entreprise qu’ils parviendront, tout au long du XXe
siècle, à marginaliser les courants intellectuels concurrents. Une fois analysé les
origines de ce modèle (A), je m’intéresserai donc à son caractère exclusif (B).

A/ Ses origines
Depuis 1804, les juristes français ont pris l’habitude de raisonner non plus en amont,
mais en aval, de la loi. C’est elle qui est au centre de leurs préoccupations. Ils
l’interrogent sans cesse en la confrontant à une multitude de situations, réelles ou
imaginaires, et ils en déduisent des principes que certains érigent parfois en systèmes.
Mais à la fin du XIXe siècle, cette manière de procéder donne des signes
d’essoufflement. En droit public, les textes, législatifs ou réglementaires, sont devenus
trop nombreux, en même temps qu’ils sont trop pointillistes. En droit privé, elle ne
permet plus vraiment de répondre aux questions nouvelles qu’engendre le
développement de la société industrielle. C’est particulièrement flagrant en droit civil.
Comment l’étude exégétique du code civil peut-elle permettre de résoudre des
difficultés que le codificateur de 1804 n’avait pas même à l’esprit ? Si les civilistes
veulent participer au débat public, il leur faut absolument réformer leur manière de
penser. C’est à cette conclusion que parviennent un certain nombre de civilistes de la
génération qui vient à maturité vers 1900. Inventer une nouvelle méthode
d’interprétation de la loi devient leur priorité. Et inventer une méthode qui permette
aux civilistes de coller à une réalité sociale sans cesse mouvante.

3
V. par ex., J.-M. Berthelot, La construction de la sociologie, PUF, coll. Que sais-je ?, Paris, 2e éd.,
1993 : « Une discipline se construit. Son histoire est plus complexe qu’un simple développement d’idées
et de théories ; elle implique des techniques et des méthodes de recherche, des formes de construction
de son objet, des lieux d’apprentissage, de transmission et d’exercice, des individus associés dans des
réseaux de travail, d’échange et d’évaluation ».

2
Au cours de leur réflexion, ils rencontrent un personnage qui leur semble au plus
près de cette réalité : le juge, parce qu’il est à la charnière du fait et du droit. Contraint
de résoudre la multitude des conflits d’intérêts qui se présentent devant lui, celui-ci est
pratiquement obligé de s’affranchir du sens que les civilistes attribuaient communément
aux articles du code civil en 1804 ou même en 1850. Le premier président Ballot-
Beaupré le reconnaît explicitement lors des célébrations du centenaire du code civil en
1904. Après avoir rappelé, fort classiquement, « qu’il n’existe pas, à proprement
parler, d’autre source de droit civil que la loi », il n’hésite pas à soutenir que la
moindre ambiguïté d’un article du code civil confère au juge « les pouvoirs
d’interprétation les plus étendus », qui l’autorisent à « adapter libéralement,
humainement, le texte aux réalités & aux exigences de la vie moderne » 4.
Le juge peut devenir un personnage central pour la génération montante des
civilistes. Presque autant que le législateur, il est l’instance légitime pour dire le droit,
car il est peut-être celui qui est le plus au fait de cette fameuse réalité sociale qu’il faut
impérativement suivre au plus près. La jurisprudence acquiert donc droit de cité. Non
plus à la manière classique, comme un simple complément de la loi, mais en elle-même
et pour elle-même.
Néanmoins la primauté reconnue à une interprétation libérale et humaine des textes
par le juge présente un sérieux inconvénient que Ballot-Beaupré ne se dissimule
nullement : en procédant de la sorte, écrit-il toujours en 1904, « l’interprète… se laisse
inévitablement entraîner dans des raisonnements artificiels & arbitraires » 5. Éviter le
risque d’arbitraire va devenir le maître mot de la plupart des auteurs de l’époque.
Comment conférer une plus grande liberté aux interprètes que sont les juges, liberté
qu’il est absolument nécessaire de leur octroyer, tout en évitant le risque d’arbitraire ou
de subjectivité ? C’est à cette question que vont tenter de répondre quelques esprits
novateurs en proposant plusieurs théories de l’interprétation de la loi qu’ils entendront
bien substituer à la classique méthode de l’exégèse.
Ces esprits novateurs ont quelques chefs de file : Saleilles, Gény, Planiol, Adhémar
Esmein ou Édouard Lambert. Leurs différentes théories de l’interprétation se
contredisent dans les détails, mais se rejoignent sur l’essentiel. Tous critiquent les abus
d’abstraction logique auxquels aurait abouti la méthode classique. Il n’est plus
admissible de dégager des principes par voie de déduction à partir des différentes
dispositions légales. Ce qu’il faut au contraire, c’est faire émerger ces principes par
voie d’induction en s’appuyant sur l’observation de la réalité juridique, qui ne se
résume pas à la loi. Cette réalité, on en trouve des manifestations dans l’activité
jurisprudentielle qu’il faut analyser, selon la méthode que préconisent Saleilles ou
Esmein, en suivant son développement historique, afin d’en dégager la logique
harmonique. Mais on en trouve aussi dans la science du droit comparé, dont Lambert
prétendra toujours qu’elle permet l’émergence d’une « conscience juridique
internationale » 6 censée exprimer la bonne solution quand elle est unanime, voire dans
« la nature des choses positive » 7, source (matérielle) de vérité du droit, que Gény

4
« Discours de M. Ballot-Beaupré », Le centenaire du code civil, 1804-1904, Société de législation
comparée, Paris, 1904, p. 26 et 27.
5
Ibid, p. 28.
6
V. en particulier, E. Lambert, « Le droit comparé et la formation d’une conscience juridique
internationale », Revue de l’Université de Lyon, t. V, 1929, p. 441 sq.
7
F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Chevalier-Marescq & Cie, Paris,
1899, n° 161, p. 479.

3
espère mettre au jour en recourant aux sciences sociales nouvelles que sont, par
exemple, la sociologie, l’économie politique ou la psychologie sociale.
Une fois ces principes dégagés, il faut les coordonner de manière cohérente,
autrement dit les systématiser. C’est l’objet des constructions juridiques, que les auteurs
français empruntent au juriste allemand Jhéring 8. Saleilles les définit comme « la mise
en formule positive d’idées rationnelles, tirées du point de vue social, et ramenées à des
précisions qui les soustraient, autant que possible, à l’arbitraire » 9. Ces constructions
juridiques changeront rapidement de dénomination. En France, elles seront plus
connues sous celle de théories générales, mais la nouvelle expression désigne une
même réalité. Ce sont ces théories générales – des lois, des preuves, des contrats ou des
testaments et des donations – que Planiol exposera le premier dans son fameux Traité
élémentaire de droit civil publié en 1899 10.
En inaugurant cette nouvelle méthode d’exposition du droit civil, Planiol et ses pairs
pensent avoir résolu l’épineuse question de l’éventuelle subjectivité de l’interprète
libéré de la tutelle des textes : les théories générales et les multiples contraintes
conceptuelles qu’elles contiennent sont censées le guider vers la bonne solution. Dans
cette optique, trancher un litige en se conformant, par exemple, à la théorie générale des
contrats constitue pour le juge le meilleur moyen de ne pas céder à sa propre
subjectivité 11.
Cette nouvelle façon de concevoir le travail de l’interprète fonde la pensée juridique
française à l’époque actuelle. Elle permet en particulier d’organiser les rapports de la
jurisprudence et de la doctrine au sein d’une théorie des sources du droit. Qui peut
dégager des principes de l’observation attentive de la réalité juridique, qui peut ensuite
en faire la théorie générale, si ce n’est le professeur ? Il est le seul à disposer et du
temps et du recul nécessaires pour s’informer sur l’évolution de la jurisprudence, mais
aussi sur les solutions applicables en droit comparé, voire tirer profit des enseignements
en provenance d’autres branches du savoir sur «… les grands courants sociaux qui
doivent dominer l’interprétation juridique » 12. Le juge n’est pas en mesure de réaliser
un tel travail : comme tous les praticiens, il ne peut guère voir au-delà du litige sur
lequel il doit statuer. Autrement dit, si le juge s’est (un peu) libéré de la tutelle des

8
V. en particulier, R. von Jhéring, Études complémentaires de l’esprit du droit romain, t. IV,
Mélanges, I – Notre programme, traduit par O. de Meulenaere, Chevalier-Marescq & C ie, Paris, 1902,
spéc. p. 8 à 13, qui reproduit un texte de 1857 dont Saleilles avait une parfaite connaissance (même si
sa propre définition des constructions juridiques emprunte aux deux Jhéring : celui de 1857, encore
pandectiste, mais aussi celui des dernières années du XIX e siècle, précurseur de la sociologie juridique).
Plus largement, la plupart des auteurs français, qui entendent rénover la pensée juridique de leur temps,
font, sans exclusive et en l’adaptant au modèle français, de très nombreux emprunts à la pensée
juridique allemande.
9
R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », Revue internationale de l’enseignement, t. 61, 1911,
p. 20. La référence au « point de vue social » constitue évidemment le moyen de sauver les
constructions juridiques, tirées « d’idées rationnelles », de leur abstraction.
10
V. sur ce thème, l’excellent G. Babert, Le système de Planiol (bilan d’un moment doctrinal), th.
Poitiers, dactyl., 2002, spéc. n° 46.
11
Autrement dit et une nouvelle fois : de dire la prétendue vérité du droit sur telle ou telle question,
cette vérité, même relative, s’appréciant, pour de nombreux juristes français, « par rapport à la
cohérence de l’ensemble » (P. Jestaz, « La qualification en droit civil », Droits, t. 18, La qualification,
1994, p. 47), celui-ci étant précisément constitué par la théorie générale à laquelle se rapporte la
question tranchée.
12
R. Valeur, Deux conceptions de l’enseignement juridique, th. Lyon, 1928, p. 14.

4
textes, il ne s’affranchit pas vraiment de l’autorité de la doctrine, qui se limite
désormais aux seuls professeurs des facultés de droit 13.
L’émergence d’un tel discours, durant les premières années du XX e siècle, permet de
comprendre pourquoi certains de mes collègues peuvent aujourd’hui soutenir, et parfois
de manière fort ingénue, que les juges sont un peu les enfants de la doctrine (assimilée
aux professeurs) ou que celle-ci est la gardienne du temple, – en l’occurrence d’une
interprétation objective des textes et d’un système juridique cohérent… Un discours
dont il faut néanmoins relever qu’il provient à peu près exclusivement de privatistes,
car en droit public nul ne conteste au Conseil d’État et à ses membres la capacité à faire
le système, de sorte qu’à l’inverse du droit privé, les professeurs de droit administratif
se sentent plutôt les enfants de la jurisprudence 14.
Dégager, par voie de doctrine professorale, des principes juridiques à partir de la
jurisprudence, qui acquiert une nouvelle légitimité face à la loi en raison de sa
proximité avec la réalité sociale, mais aussi à partir du droit comparé ou des sciences
sociales, puis systématiser ces principes au sein de plus ou moins vastes théories
générales et ainsi guider l’évolution future de cette jurisprudence en empêchant les
juges, interprètes de la loi, de céder à leur propre subjectivité : telle est la tâche que se
sont assignée ceux qui ont entendu rénover la pensée juridique française au début du
XXe siècle. Et ils y ont si bien réussi qu’aucun autre modèle n’a réellement été en
mesure de concurrencer celui qu’ils ont édifié. C’est donc bien d’exclusivité qu’il faut
parler.

B/ Son caractère exclusif


Cette exclusivité tient certainement aux mérites propres du modèle mis en place vers
1900. La doctrine française du XXe siècle a produit quelques chefs d’œuvre qui ont eu
(et ont encore) cet avantage, aux yeux des praticiens, de structurer le droit positif 15.
Aussi ce modèle n’a-t-il eu aucun mal à se propager dans l’ensemble des branches du
droit. Comme beaucoup de juristes de sa génération, le civiliste et internationaliste

13
V. par ex., M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, Paris, 1899, t. I, n° 127. Dès le début
du XXe siècle, quelques auteurs avaient parfaitement compris que la nouvelle méthode instaurée par les
rénovateurs de la pensée juridique avait pour effet, sinon pour objet, de substituer à l’autorité de la loi
sur le juge, celle de la doctrine : cf. en particulier, M. Leroy, La loi – Essai sur la théorie de l’autorité
dans la démocratie, Giard & Brière, Paris, 1908, spéc. ch. VIII (« La théorie doctrinale de la loi »),
p. 217 à 270. Mais qui, parmi les juristes français, lit aujourd’hui Maxime Leroy ?
14
D’où le mot fameux de Rivéro qui, en droit administratif, fait naître la doctrine « sur les genoux de
la jurisprudence » : J. Rivéro, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif »,
EDCE 1955, p. 30.
15
V. dans ce sens, à propos du rôle que peut jouer un universitaire à la Cour de cassation, G.  Canivet,
« Des ‘‘professeurs-juges’’ aux ‘‘juges-professeurs’’ », La Cour de cassation, l’Université et le Droit,
Études en l’honneur de A. Ponsard, Litec, Paris, 2003, p. 121 : «… l’introduction d’un esprit
universitaire dans la construction de la jurisprudence permet de situer la décision dans un ensemble et
d’en percevoir la cohérence par une vue complète et parfaitement maîtrisée de la matière, de mesurer
ses conséquences sur la construction générale du droit et de situer les règles interprétées dans l’ordre
juridique », ce qui correspond exactement à ce rôle de structuration du droit joué par la doctrine. Et
l’on comprend aisément que ce rôle, fondé sur le primat de la cohérence formelle de l’ordre juridique,
que joue sans désemparer la doctrine satisfasse la plupart des praticiens, car il contribue à légitimer, par
le biais de la science, la fiction du caractère non politique de leur fonction, et plus spécialement de la
fonction de juger. V. sur cette indispensable fiction, D. de Béchillon, « Le Gouvernement des juges :
une question à dissoudre », D. 2002, Chron., spéc. p. 976, 2e col.

5
Lerebours-Pigeonnière a profondément admiré les œuvres de Saleilles et Gény 16. Et
parler en droit international privé de la théorie générale à propos de la théorie des
conflits de lois est à soi seul un programme ! Même le droit administratif n’a pas
échappé au mouvement : Marcel Waline n’admirait-il pas Planiol, dont « la vigoureuse
pensée synthétique » avait été pour lui une « révélation » ? 17
On peut néanmoins penser que le succès du modèle a aussi tenu à de puissants
facteurs institutionnels. À titre d’exemple, le mode spécifique, et presque uniforme, de
recrutement des professeurs de droit a joué et continue à jouer un rôle : un travail de
sociologie juridique empirique, fût-il excellent, n’a jamais ouvert les portes de
l’agrégation ! De même, le centralisme persistant de notre pays, dont profitent encore
certaines universités parisiennes, ne favorise guère l’éclosion d’écoles durablement
concurrentes du modèle dominant.
Il faut dire aussi que les promoteurs de ce modèle ont parfois su batailler ferme pour
l’imposer. Souvenons-nous, en particulier, des propos acerbes, mais emblématiques,
que tient Gény sur les idées exprimées, en matière de méthodologie, par son collègue
lillois Demogue. En 1911, ce dernier ose soutenir que l’édification de constructions
juridiques, censées conférer au droit un caractère harmonieux et cohérent sur le
fondement de principes fermes, est un exercice vain. Ayant attentivement observé le
travail quotidien des juges en sa qualité de chroniqueur à la Revue trimestrielle de droit
civil, Demogue pense qu’il est impossible de surmonter certaines contradictions
inhérentes au droit et que celui-ci repose donc au mieux sur des équilibres instables, qui
n’expriment et n’exprimeront jamais aucune vérité, mais sont sans cesse négociables 18.
Pour ces propos, Gény qualifie Demogue de juriste nihiliste, après avoir déploré, chez
lui, « ce parti pris de dissolution et de désintégration qui ne nous laisserait plus aucun
appui ferme pour les nouveaux aménagements indispensables à la vie sociale » 19.
De fait le modèle dominant, qui se met définitivement en place durant les années
1920, ne laissera guère d’espace à ses concurrents. Gény restera dans les mémoires et
non Demogue ! Dans ces conditions, on comprend que le doyen Carbonnier ait agi avec
beaucoup de précaution pour tenter de distiller quelques éléments de sociologie
juridique chez les juristes français 20. Et encore, son succès n’a-t-il été que relatif. Il n’a
réussi, me semble-t-il, à promouvoir qu’un seul type de sociologie, celle qui produit des
enquêtes dont on attend, d’ailleurs à juste titre, qu’elles permettront d’éclairer la
décision politique 21. Et au surplus, ces enquêtes ne sont ni nombreuses ni valorisées
chez les juristes, alors qu’elles pourraient être d’une très grande utilité pour le juge, non

16
V. en particulier, P. Lerebours-Pigeonnière, « L’œuvre de J.-P. Niboyet », Rev. crit. DIP 1952, spéc.
p. 411 : « Ma génération lut avec passion les travaux sur la méthode de François Gény et Raymond
Saleilles… Les générations suivantes dont J.-P. Niboyet faisait partie ont mis en œuvre ce programme
et l’ont magnifiquement réalisé ».
17
L. Favoreu, « Marcel Waline et l’enseignement du droit », RDP 2002, p. 926.
18
R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, Rousseau, Paris, 1911 (réédition anastatique
aux éditions « La Mémoire du Doit », Paris, 2001).
19
Lettre inédite adressée à Saleilles le 8 février 1911. – V. le compte-rendu très critique que publie
Gény sur l’ouvrage de Demogue : Nouvelle revue de droit français et étranger 1911, p. 110 sq.
20
V. le très instructif « Entretien avec Jean Carbonnier », in S. Andrini et A.-J. Arnaud, Jean
Carbonnier, Renato Treves et la sociologie du droit – Archéologie d’une discipline , LGDJ, coll. Droit
et société, t. 12, Paris, 1995, p. 25 sq.
21
Sur ce type particulier de sociologie, que l’auteur qualifie de « caméraliste » et distingue des
sociologies expressive, critique et compréhensive, R. Boudon, Raison, bonnes raisons, PUF, coll.
Philosopher en sciences sociales, PUF, Paris, 2003, spéc. p. 155.

6
seulement pour connaître la réalité des pratiques à propos desquelles il statue, mais
aussi pour apprécier les effets concrets de ses décisions.
Autre exemple : du moins en droit privé, une assez grande discrétion entoure les
travaux de l’école normativiste dérivée de la pensée de Kelsen. Au lieu de s’attacher à
l’élaboration de constructions juridiques, dont la vocation est de recommander aux
décideurs l’adoption des solutions jugées les meilleures au regard des principes issus de
ces constructions, les théoriciens du droit devraient privilégier, selon cet auteur, une
activité descriptive ayant pour objet la détermination des différentes significations
susceptibles d’être attribuées aux énoncés juridiques.
En n’accordant que peu d’écho à ce programme de travail, les juristes français se
sont privés de la possibilité de pousser leurs investigations en matière d’interprétation
juridique. À quelques exceptions près 22, ils ont donc manqué le « tournant
herméneutique… de la théorie du droit » 23, un tournant pris par les sciences humaines
dès les années 1950 24. Deux exemples très simples parmi une multitude : de nombreux
juristes français sont encore aujourd’hui persuadés, non seulement qu’il est possible de
dé-couvrir le vrai sens d’un énoncé juridique, mais aussi que celui-ci peut être doté
d’un sens clair, immédiatement perceptible.
Le monopole acquis par le modèle intellectuel, qui a commencé à se mettre en place
au début du XXe siècle, n’a donc pas permis aux juristes français d’analyser en
profondeur les rapports du droit et du langage ou de traiter avec rigueur la sociologie
juridique, ailleurs que dans des cercles étroits de sociologues (le plus souvent situés
hors de l’Université) et de théoriciens du droit. Et c’est ce modèle qui, me semble-t-il,
interdit aujourd’hui à ces mêmes juristes d’investir l’analyse économique du droit, alors
que celle-ci pourrait enrichir notre réflexion dans toutes les branches du droit, et pas
seulement en droit de la concurrence. Nous sommes sur ce plan aux antipodes de l’anti-
modèle américain.

II. – L’anti-modèle

Au cours des premières années du XX e siècle, même les moins réformateurs des
juristes nord-américains ont fait, me semble-t-il, un choix très différent de celui de
leurs homologues français en ce qui concerne le traitement de la jurisprudence. Et c’est
en partie ce choix qui a permis de conférer une autre direction à la pensée juridique
nord-américaine, qui se caractérise aujourd’hui par son pluralisme. Après avoir
présenté ce choix (A), je vous donnerai quelques indications sur ce pluralisme (B).

22
Il s’agit des auteurs qui se rattachent plus ou moins à la théorie dite « réaliste » de l’interprétation. V.
pour un exemple récent et tout à fait décapant, O. Cayla, « La chose et son contraire (et son contraire,
etc.) », Les Études philosophiques, juill-sept. 1999, p. 291 sq.
23
A. Jeammaud, « L’ordre, une exigence du droit ? », in P. Ancel et M.-C. Rivier (dir.), Les
divergences de jurisprudence, PU Saint-Étienne, 2003, p. 21.
24
Sur ce « tournant linguistique », on peut lire J.-M. Berthelot (dir.), Épistémologie des sciences
sociales, PUF, coll. Premier cycle, Paris, 1 ère éd., 2001, spéc. D. Bougnoux, « 4 – Les sciences du
langage et de la communication », p. 149 sq.

7
A/ Des choix différents
Deux traits caractérisent l’enseignement du droit aux États-Unis à la fin du XIX e
siècle. Vers 1860, la méthode dite socratique d’enseignement, fondée sur un dialogue
entre le professeur et ses étudiants, se répand dans les facultés de droit. Vers 1870, le
doyen Langdell invente, à l’Université Harvard, la méthode des cas. Les étudiants
analysent désormais eux-mêmes, sous l’autorité de leur professeur, la multitude des
décisions rendues par les juridictions supérieures. Ils apprennent à discerner celles qui
énoncent des principes juridiques de base, puis ces principes font l’objet d’une
systématisation. C’est la réalisation de ce double travail (de repérage et de mise en
cohérence) qui doit permettre à l’apprenti juriste, mais aussi au praticien, de déduire la
bonne solution dans les situations concrètes les plus variées.
Cette méthode connaît un très grand succès, mais au prix d’une déformation notable.
Certains de ceux qui popularisent la méthode des cas se distinguent de Langdell en
soutenant que l’important n’est pas d’inciter les étudiants à trouver, par la logique, les
quelques principes censés gouverner la totalité du système juridique, afin de déduire la
bonne solution, mais de développer leur sens du droit en les incitant à appréhender,
dans chaque cas, ce qui fait la spécificité du raisonnement ayant abouti à la décision. Il
s’agit là d’un fait capital pour comprendre la culture juridique américaine : le processus
plutôt que la substance devient l’essentiel de l’enseignement du droit 25.
Cette altération de la méthode des cas permet une utile comparaison avec la pensée
juridique française. Langdell faisait en quelque sorte le pari d’une rationalisation des
décisions juridictionnelles, dont les plus importantes sont publiées, de manière à peu
près systématique, par la West Publishing Company depuis les années 1870 26. Et c’est
en définitive ce pari que ne font pas certains de ses disciples. Mais nous savons qu’il en
a été différemment des rénovateurs de la pensée juridique française : malgré les
réserves formulées par Demogue, ils ont parié sur cette rationalisation de la
jurisprudence qui fait l’objet d’une publication, elle aussi à peu près systématique et de
qualité, et cela depuis les années 1850 27.
Autrement dit, le développement de la jurisprudence et l’amélioration de la
connaissance qu’on en a eue durant le XIX e siècle des deux côtés de l’Atlantique a
donné lieu à deux réactions opposées durant les premières années du XXe siècle : alors
que les juristes nord-américains ont trahi Langdell pour refuser de rationaliser cette
jurisprudence, du moins au moyen de constructions juridiques, leurs homologues
français ont pensé que cette tâche était encore possible. Ce qui fait qu’ils ont réalisé et
continuent, pour la plupart, à réaliser un travail que n’aurait pas renié Langdell : repérer
les grands arrêts rendus, dans notre pays, par les juridictions nationales suprêmes, en
dégager des principes puis les systématiser en édifiant des théories générales censées
guider la jurisprudence à venir ! On ne sait d’ailleurs pas assez que Les grands arrêts de
la jurisprudence civile, dont la première édition remonte à 1934, sont directement
inspirés des idées de Langdell dont Henri Capitant connaissait l’existence 28.
25
V. dans ce sens, N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, Clarendon Press, Oxford, 1995,
spéc. p. 22.
26
V. en particulier, G. Gilmore, The Ages of American Law, Yale UP, New Haven & London, 1977,
p. 58 et 59.
27
C’est en effet à cette époque que les recueils périodiques d’arrêts des frères Dalloz ou de Jean-
Baptiste Sirey viennent à maturité.
28
V. en particulier, Espèces choisies empruntées à la jurisprudence publiée par un groupe de
professeurs de droit, préfaces de Henri Capitant et Edouard Lambert, Dalloz, Paris, 1924.

8
On peut néanmoins comprendre les raisons pour lesquelles les juristes français ont
fait un choix inverse de celui des juristes nord-américains. Si ces derniers ont refusé de
parier sur la même méthode de rationalisation de la jurisprudence, c’est d’abord parce
que celle-ci ne tient plus du tout sur les étagères d’une bibliothèque. Imaginez qu’il
faille rationaliser les innombrables décisions rendues par les juridictions, même
supérieures, des cinquante États américains et les juridictions fédérales ! Au moins
depuis 1880, la tâche est matériellement impossible. En France, la jurisprudence tient
encore sur les étagères de nos bibliothèques : beaucoup d’entre nous sont donc
convaincus qu’il est possible de la rationaliser par le biais de théories générales, même
s’ils voient avec effroi gonfler le nombre des décisions des diverses juridictions
européennes.
D’autre part, si les juristes français s’intéressent plus volontiers à la substance du
droit qu’à son processus d’élaboration, c’est parce que nos juridictions suprêmes ne
nous livrent pas le raisonnement adopté par leurs membres. En un mot, le syllogisme
judiciaire français et le secret du délibéré ne permettent pas le même genre d’analyses
que les considérations exprimées longuement par des juges nord-américains ! 29
Enfin, l’attachement traditionnel des juristes français à la loi et leur méfiance tout
aussi traditionnelle à l’égard du juge, dont le pouvoir est très vite suspecté d’être
illégitime, expliquent les directions différentes prises des deux côtés de l’Atlantique.
J’y insiste, car il s’agit là d’une différence profonde de philosophie politique, qui
distingue radicalement nos deux systèmes juridiques. Aux États-Unis, le juge est une
institution politique placée en situation de légitime concurrence avec le législateur.
D’où l’absence de débat sur les situations respectives du juge et du législateur ou sur
une jurisprudence dont on se demande depuis un siècle chez nous si elle peut avoir le
statut de source du droit ; d’où peut-être aussi une volonté moins impérieuse de voir
respectée la cohérence formelle de l’ordre juridique, dont mon ami Denys de Béchillon
pense qu’elle a pour fonction de légitimer, en France, la fiction du caractère non
politique de l’acte de juger 30. De fait, en tâchant de trouver à toute force les moyens
pour éviter que le juge n’interprète la loi de manière arbitraire, les rénovateurs de la
pensée juridique française ne sont pas sortis de cet interminable débat sur les rapports
de la loi et du juge 31. C’est donc parce qu’ils n’ont jamais vraiment rompu avec le

29
Ce qui, bien évidemment, ne signifie pas que le juge français ne se livre pas au même genre de
réflexions que le juge nord-américain, celles-ci pouvant relever, dans les deux cas, de la politique
juridique. V. sur ce thème, M. de S.-O. l’E. Lasser, « Judicial (Self-)Portraits : Judicial Discourse in the
French System » (1995), 104 The Yale Law Journal, 1325. Mais alors que le premier ne rend pas ces
réflexions publiques, le second s’y livre ouvertement, même par le biais d’opinions dissidentes, ce qui
fait toute la différence. Bien souvent l’arrêtiste ne s’en tient qu’au texte de l’arrêt pour le commenter
et, s’il a parfois accès aux conclusions des avocats généraux et aux rapports des conseillers rapporteurs
qui contiennent des considérations de politique juridique, ces documents appartiennent en propre à
leurs rédacteurs, ce qui ne donne qu’une connaissance très approximative des opinions politiques des
magistrats ayant participé au délibéré. Au surplus, l’habitude de raisonner sur le texte visible
(didactique) des arrêts, et non sur les textes invisibles (politiques) qui en ont précédé le délibéré, ne
prépare guère les arrêtistes à raisonner en termes de politique juridique (policy analysis). Celle-ci n’est
donc bien souvent abordée que de manière oblique, ce qui ne permet guère d’approfondir le débat,
situation dommageable à la fois pour les commentateurs et les juges et, en définitive, l’ensemble des
juristes.
30
D. de Béchillon, « Le Gouvernement des juges : une question à dissoudre », précité, spéc. p. 976 et
977.
31
V. sur ce thème, P. Jestaz, « François Gény : une image française de la loi et du juge », in
Cl. Thomasset, J. Vanderlinde et P. Jestaz (dir.), François Gény, Mythes et réalités, éd. Yvon Blais,
Dalloz & Bruylant, Montréal, 2000, p. 37 sq.

9
légalisme que les juristes français ont promu les théories générales. Mais, du même
coup, ils se sont interdits d’approfondir la réflexion, autrement que d’une manière en
définitive assez formelle, sur la fonction du juge, sur ses modes de raisonnement, voire
plus largement sur le processus de prise de décision juridique. Et dans le même temps,
ils ont continué à brider la liberté du juge. Au contraire, aux États-Unis, une fois levée
l’hypothèque des idées de Langdell, le juge devenait un être beaucoup plus libre, dont
la puissance n’allait cesser de croître au cours du XXe siècle.
En définitive, dès les années 1930 outre-Atlantique, il n’est plus vraiment question
de ramener le droit à quelques principes, ni même de le systématiser à la manière
française. Face au fait jurisprudentiel, les juristes nord-américains ont opéré un choix
résolument inverse de celui de leurs homologues français. La direction qu’ils ont prise
leur a permis, non seulement d’accroître la puissance du juge, mais aussi de faire
émerger une pensée juridique pluraliste.

B/ Une pensée pluraliste


Quelle est de nos jours la situation de l’enseignement du droit aux États-Unis ?
D’une part, tous les universitaires continuent à enseigner selon la méthode des cas, mais
en s’interrogeant sur les modes de raisonnement du juge, non en essayant de rechercher
si celui-ci s’est bien conformé à une quelconque théorie générale. Une telle manière de
procéder, ajoutée à l’usage exclusif de la méthode socratique, permet de transmettre
aux futurs juristes « l’étendue énorme du possible qui s’ouvrira devant eux à l’avenir
quand ils pratiqueront le droit » 32. Nous sommes là aux antipodes de l’enseignement
du droit dans notre pays où les professeurs tâchent plutôt de limiter l’étendue des
possibles : chez nous, tous les arguments ne sont pas recevables, mais seulement ceux
qui ne remettent pas trop directement en cause la prétendue cohérence du système…
D’autre part, un nombre toujours croissant d’universitaires procède à des recherches
pluridisciplinaires d’une extraordinaire sophistication. Le fait est très important et, pour
le comprendre, peut-être faut-il revenir un peu en arrière. Au moment même où les
successeurs de Langdell font évoluer la méthode des cas, certains juristes beaucoup plus
radicaux estiment impossible de s’en tenir à l’étude des cas et enjoignent, en particulier,
leurs collègues à sortir des bibliothèques pour observer le droit en action. Certains
d’entre eux se tourneront ainsi vers l’étude des sciences sociales empiriques 33. En dépit
de leur échec relatif, ils auront permis l’ouverture du droit aux sciences humaines et
sociales. Et cette ouverture se concrétisera vraiment à partir des années 1970.
Désormais les études empiriques de sociologie ou d’analyse économique du droit sont
pratiquées à dose massive. Mais elles ne sont pas les seules : réflexions
anthropologiques, analyses féministes 34, études critiques du droit destinées à révéler le
contenu politique et répressif de celui-ci, utilisation des multiples théories littéraires ou

32
V. Grosswald Curran, « L’enseignement du droit aux Etats-Unis : un reflet oblique de la
méthodologie ‘‘common law’’ », RRJ 1998, p. 1545.
33
V. sur ce thème, J.H. Schlegel, American Legal Realism & Empirical Social Science, The University
of North Carolina Press, Chapel Hill & London, 1995.
34
V. pour une excellente introduction en langue française aux théories féministes du droit, M.-
C. Belleau, « Les théories féministes : droit et différence sexuelle », RTDciv. 2001, p. 1 sq. – Adde, J.-
F. Gaudreault-DesBiens, Le sexe et le droit – Sur le féminisme radical de Catherine MacKinnon, Liber
& éd. Yvon Blais, Montréal, 2001.

10
recours à la philosophie analytique pour étudier les rapports du droit et du langage 35…
Tout a désormais droit de cité dans les revues juridiques nord-américaines, si ce n’est
dans les débats judiciaires : la pensée juridique aux États-Unis s’est résolument tournée
vers un pluralisme des méthodes 36.
Et tout comme les facteurs institutionnels contribuent à expliquer l’exclusivité du
modèle dominant au sein des facultés de droit françaises, ils expliquent ce pluralisme
aux États-Unis : le recrutement massif de diplômés en sciences humaines et sociales au
sein des facultés de droit à partir des années 1970 joue son rôle ; la vive concurrence
entre les universités (ainsi que le nombre considérable de revues juridiques) favorise un
très grand esprit de compétition intellectuelle ; de même encore, le relatif enclavement
de ces universités au sein d’une société nord-américaine, qui ne subit guère leur
influence, incite à la promotion des théories les plus audacieuses, si ce n’est les plus
farfelues 37, puisqu’il n’est jamais sûr qu’elles seront débattues ailleurs que dans de
petits cénacles de chercheurs 38.
Même si nul ne songe à remettre en cause l’orientation nouvelle prise par les facultés
de droit (du moins les plus prestigieuses), cette évolution radicale de la pensée juridique
ne manque pas de susciter quelques débats parmi les juristes. Des juges se plaignent
parfois du fait que de nombreux travaux universitaires ne leur sont plus d’aucune
utilité. Comme l’a écrit le juge Harry Edwards dans un article retentissant, les juges et
les praticiens ont « besoin de conseils juridiques, minutieux, réfléchis et concrets » 39,
qui font assez souvent défaut dans ce qu’ils lisent. Certaines grandes figures
intellectuelles estiment d’ailleurs que le travail dogmatique classique a au moins pour
avantage de clarifier les débats 40, quand elles ne sont pas un brin nostalgique : dans un
récent roman, Stephen Carter, qui est lui-même professeur de droit à l’Université Yale,
met en scène un professeur de droit et lui prête les paroles suivantes : « Je passe un
35
L’analyse des rapports du droit et du langage qui aurait pu passer, de ce côté-ci de l’Atlantique, par
l’approfondissement des théories de Kelsen (ce qui a parfois été le cas), a pu se faire aux Etats-Unis
grâce à l’influence directement exercée, même au sein des facultés de droit (mais parce qu’elles étaient
résolument pluridisciplinaires), par la philosophie analytique (Wittgenstein, Austin, Hart, etc.). – V.
très récemment, sur la proximité des idées de Kelsen et de la philosophie analytique, P.  Heck, La
philosophie de Kelsen – Épistémologie de la Théorie pure du droit, Helbing & Lichtenhahn, Genève,
Bâle et Munich, 2003.
36
Comp. H. Muir Watt, « La fonction subversive du droit comparé », RIDC 2000, p. 503 sq., spéc.
n° 11, qui voit plus spécialement dans la culture de la contestation propre aux États-Unis la source de
«… la diversification du discours juridique ».
37
V. dans ce sens, mais à propos de ce qu’il est convenu d’appeler la «  French Theory », F. Cusset,
French Theory (Foucault, Derrida, Deleuze & C ie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-
Unis), La Découverte, Paris, 2003, spéc. p. 43 sq.
38
De nombreux universitaires nord-américains semblent d’ailleurs éprouver un sentiment de
schizophrénie ; C. Byse, « Legal Scholarship, Legal Realism and the Law Teacher’s Intellectual
Schizophrenia » (1988), 13 Nova Law Review 9. D’un côté, ils sont chargés de former de futurs
praticiens, ce qui les incite à dispenser un enseignement assez classique conforme aux exigences du
barreau ; de l’autre, leur appartenance à la communauté universitaire les pousse à produire des théories
d’une grande sophistication intellectuelle, dont ils ne feront pas toujours état dans leurs
amphithéâtres…
39
H.-T. Edwards, « The Growing Disjunction between Legal Education and the Legal Profession »
(1992), 91 Michigan Law Review 34.
40
V. par ex., R.A. Posner, « The Decline of Law as an Autonomous Discipline : 1962-1987 » (1987),
100 Harvard Law Review 777, qui, après avoir très violemment critiqué la dogmatique juridique durant
les années 1970 et au début des années 1980, estime néanmoins que de nombreux auteurs feraient
mieux de synthétiser le droit des assurances plutôt que de s’ennuager l’esprit avec le structuralisme ou
la philosophie morale !

11
groupe d’étudiants… Des bribes de leurs échanges me parviennent : interstices
dialectiques ; point de vue du subalterne ; reconstruction de l’autre. Je regrette le temps
où les étudiants débattaient des règles de procédure civile ou du statut des
prescriptions, à l’époque où les grandes facultés de droit du pays avaient pour mission
d’enseigner le droit » 41.
Pour autant ce serait une grave erreur de jeter le bébé avec l’eau du bain. Réfléchir
sérieusement au langage du droit en bénéficiant des acquis de la philosophie analytique,
étudier le droit positif sous l’angle de l’analyse économique ou mesurer empiriquement
l’impact de certaines décisions de la Cour suprême, en privilégiant toujours l’analyse
des conséquences sur l’étude du droit en soi, ont permis d’améliorer la qualité du débat
juridique aux États-Unis. Il ne faudrait donc pas que nous prenions prétexte de certaines
interrogations pour clore le débat du côté français, en continuant à glorifier sans nuance
nos fameuses théories générales censées, chez certains, nous prémunir contre la
déraison !!! 42 Car mon propos sur l’anti-modèle américain avait aussi pour objectif de
nous inciter à nous interroger sur la pertinence de notre modèle : fonction subversive du
droit comparé… 43 C’est donc sur cette interrogation que je souhaiterais clore, par
quelques mots, mon propre exposé.

***

À mon sens, nous ne pouvons pas éviter un débat sur la pertinence du modèle qui,
près d’un siècle après son édification, sert encore aujourd’hui de matrice disciplinaire à
la quasi-totalité des juristes français, universitaires et praticiens, car ce modèle ne sera
peut-être plus tenable très longtemps.
D’une part, l’inflation législative, tant au plan interne qu’international ou européen,
la part prise par les juridictions supra-étatiques ou encore par le droit constitutionnel
jurisprudentiel, me semblent donner une nouvelle jeunesse à la pensée réputée nihiliste
de Demogue : il sera, me semble-t-il, de plus en plus difficile de privilégier les théories
générales pour tenter de rationaliser une normativité foisonnante. Nous risquons bientôt
de nous retrouver dans la situation des juristes nord-américains qui se désespèrent en
regardant les étagères de leurs bibliothèques !
D’autre part, les questions nouvelles que doit résoudre le juge montre les limites de
notre modèle : celui-ci ne nous donne qu’assez peu d’éléments de réflexion pour nous
interroger, sur le fondement de textes à texture (très) ouverte, pour parler comme
Hart 44, sur le mariage des homosexuels ou encore exercer un contrôle sur les opérations
de concentration de sociétés. Pour être plus concret, les quelques interrogations

41
S. Carter, Échec et Mat, Robert Laffont, Paris, 2003, p. 244.
42
V. de manière emblématique, L. Aynès, F. Terré et P.-Y. Gautier, « Antithèse de ‘‘l’entité’’ (à
propos d’une opinion sur la doctrine) », D. 1997, Chron., p. 230, 2e col. : « Il existe certes une
différence marquée entre le rôle de la doctrine dans les pays de droit civil et ceux de common law.
Mais elle tient essentiellement à l’attachement des premiers à la théorie générale, accessible par la
raison et, partant, ouverte à la connaissance et à la critique de tous ».
43
Sur laquelle, H. Muir Watt, « La fonction subversive du droit comparé », art. précité.
44
H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Publications des Facultés universitaires
Saint-Louis, Bruxelles, 1988, p. 155 sq.

12
réellement pluridisciplinaires suscitées par le fameux arrêt Perruche 45 m’ont semblé
pour le moins aussi riches de perspectives que les commentaires, certes utiles, fondés
sur les notions de dommage ou de lien de causalité, mais qui cachaient fort mal des
choix, jamais débattus, de politique juridique ou reposaient sur des considérations de
fait non démontrées empiriquement.
Il est d’ailleurs possible que la Cour de cassation contribue à faire évoluer le modèle
intellectuel français vers un pluralisme des méthodes. En signalant ses arrêts importants
par des sigles particuliers ou en visant plus souvent que par le passé des principes
détachés de tout fondement législatif, elle tend déjà à priver la doctrine de deux de ses
attributs classiques : repérer les arrêts notables et en déduire des principes. Il suffirait
peut-être que la Cour de cassation motive de manière un peu plus explicite ses arrêts et
elle pourrait, plus directement encore, déplacer les lignes en privant la doctrine du soin
de les décrypter 46. Je pense qu’un certain nombre de mes collègues perçoivent déjà fort
bien ce changement dans la manière de se comporter de la Cour de cassation et
l’admettent difficilement 47.
Si évolution il doit y avoir, elle ne se fera donc pas sans douleur. D’abord parce
qu’elle ne manquera pas de bouleverser le lien séculaire qui existe entre jurisprudence
et doctrine, en privant celle-ci d’une partie du pouvoir qu’elle-même s’est attribué.
Ensuite parce que l’ouverture vers d’autres disciplines risque de mettre fin au quasi-
monopole des juristes sur le discours juridique, la préservation de ce monopole ayant
aussi constitué l’un des objectifs visés par les rénovateurs de la pensée juridique au
début du XXe siècle. Tant que les sciences humaines et sociales sont des sciences
annexes, elles sont acceptables ; dès qu’elles pénètrent plus avant le discours juridique,
elles le sont beaucoup moins, car elles risquent de tuer la littérature juridique 48, du
moins celle qu’ont bâtie nos prédécesseurs.
Mais encore une fois, je crois que nous ne pourrons pas échapper longtemps à cette
évolution. Mieux vaut donc, me semble-t-il, commencer à en débattre. Ce serait peut-
être un bon moyen d’entrer dans le XXIe siècle que d’abandonner une conception
somme toute théologique du droit. À la fin des années 1920, Claude Lévi-Strauss
n’avait pas poursuivi ses études de droit au-delà de la licence, parce qu’il estimait que
ses professeurs dispensaient un enseignement dont il précisa plus tard qu’il rapprochait
le droit de la théologie. L’un de ses récents biographes vient de nous en donner la
raison : « droit civil, droit pénal, droit constitutionnel, droit administratif… chaque
45
V. par ex., O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche,
Gallimard, Paris, 2002, qui s’interrogent plus spécialement sur les présupposés philosophiques des
commentaires doctrinaux de l’arrêt Perruche. Pour enrichir le débat, ce questionnement
pluridisciplinaire ne doit cependant pas servir d’alibi à un discours de facture nettement plus
dogmatique, celui-ci consistant à ne pas traiter les notions issues d’autres disciplines comme autant de
questions, mais comme des vérités acquises. V. sur ce point, le remarquable et salutaire D. de
Béchillon, « Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? Réflexions, à propos de la
controverse Perruche, sur une figure contemporaine de la rhétorique universitaire », RTDciv. 2002,
spéc. p. 50 à 52.
46
Irait encore dans le même sens la décision, récemment évoquée par le Premier président de la Cour
de cassation, de mettre en ligne, sur le site internet de la Cour de cassation, les rapports établis
«… dans les affaires importantes » : G. Canivet, « Des ‘‘professeurs-juges’’ aux ‘‘juges-professeurs’’ »,
précité, p. 119.
47
Comp. Ph. Rémy, « La part faite au juge », Pouvoirs, t. 107, Le Code civil, 2003, p. 32, qui voit dans
cette évolution l’affirmation du caractère législatif de la jurisprudence.
48
V. sur ce thème, C. Atias, « La mort de la littérature juridique ? Le droit et le savoir : Mémoire en
défense » (1987), 32 McGill Law Journal 751.

13
discipline apparaît comme un ensemble dont les règles d’organisation et de
fonctionnement constituent un système parfaitement intégré » 49. Nos collègues nord-
américains ont, aujourd’hui, cette même impression d’assister à une sorte d’office
religieux quand ils écoutent nos conférenciers, dont les splendides architectures
dogmatiques leur semblent un peu suspectes. C’est ce que Philippe Jestaz et moi-même
avons au moins compris après plusieurs années de travail, mais nous sommes l’un et
l’autre conscients d’avoir mis là le doigt sur une difficulté majeure : la pratique de la
théologie ne s’abandonne pas du jour au lendemain…

49
D. Bertholet, Claude Lévi-Strauss, Plon, Paris, 2003, p. 33 et 34. À dire vrai, ce même biographe
précise ensuite qu’un étudiant pouvait à l’époque « mener ses études à leur terme sans avoir la moindre
idée de la jurisprudence ». Aujourd’hui, ce même étudiant a une idée un peu plus précise de la
jurisprudence, mais cela n’empêche toujours pas la plupart des enseignants de présenter le droit positif,
étendu à la jurisprudence, comme un « ensemble parfaitement intégré ». Tout au plus celui-ci est peut-
être moins immobile…

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