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(paru dans BISANSWA Justin K. et TÉTU Michel (dir.), "Francophonie en Amérique" Quatre siècles d'échange.
Europe-Afrique-Amérique" Actes du colloque "Francophonie en Amérique" organisé à Québec
les 26-29 mai 2003, Québec, CIDEF-AFI, 2005, 288p, p. 221-234)
Pluralisme juridique
A l'origine, ma démarche consiste à s'intéresser aux deux processus de diffusion du modèle
juridique français au Sénégal et au Québec. Avec vous, je centrerais mon questionnement sur
une interrogation en particulier, celle de savoir "comment dans un contexte de pluralisme
juridique, tel que l'on peut l'observer au Sénégal et au Québec, s'organisent les pratiques et
les discours juridiques relevant de systèmes de représentations différents du droit."
Le pluralisme juridique est l'une des thématiques importantes des recherches en anthropologie
juridique. Pour Jacques Vanderlinden, doyen de l'Université de Moncton, "le pluralisme
juridique (peut) être considéré comme la soumission simultanée d'un individu à une multiplicité
d'ordonnancements juridiques. Dès lors l'expérience nous apprend que le pluralisme est de
l'essence même du droit."3 Concrètement, on peut observer cette situation, au Sénégal, au
Québec de façon assez nette ; en revanche, l'histoire juridique et politique française est un long
processus qui a tout mis en œuvre pour freiner le pluralisme juridique. Précisons que le
pluralisme juridique n'est pas un but en soi. A la fois processus et fruit de ce processus juridique,
il est un phénomène qui reflète et tente de répondre aux aspirations sociales des populations qui
expriment le besoin de ce pluralisme juridique.
1
ROULAND Norbert, Anthropologie juridique, Paris : PUF, 1988, 496p, p. 155.
2
ROULAND Norbert, Aux confins du droit, Paris : Odile Jacob, coll. sciences humaines, 1991, 318p. p. 74.
3
VANDERLINDEN Jacques, "Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique." Revue de la recherche
juridique. Droit prospectif, 1993-2, pp. 573-583, p. 582.
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Détour sénégalais, retour en France et ouverture québécoise.
L'année que j'ai passée au Sénégal a reflété le besoin de détour, comme pour satisfaire la
nécessité de relativiser ce que l'on a sous les yeux ; en l'occurrence, pour moi, le droit et les
pratiques juridiques en France. Il s'agissait de prendre de la distance avec la connaissance de sa
propre culture, nécessairement sensible, qui est une des trois illustrations dans mon travail.
L'élargissement de l'horizon avec la situation au Québec traduit plutôt le besoin de continuer
l'ouverture et la comparaison. La communauté de langue, les rencontres historiques plus ou
moins heureuses et les filiations juridiques de nos trois exemples ont été un des points de départ
de la recherche. Cependant, ces convergences ne font pas oublier la diversité des situations
notamment relatives aux questions du pluralisme juridique et du décalage entre les discours et les
pratiques.
Dans chacun des contextes, on peut faire le constat, sous des modalités diverses, de l'existence de
situations relevant du pluralisme juridique. Remarquons qu'ici notre discours appartient au
registre du descriptif. C'est à dire que nous nous efforçons de rapporter des éléments de la réalité
juridique, en la commentant. Notre intention n'est pas de construire un discours spéculatif ou
prospectif qui décrirait la réalité telle que l'on souhaiterait qu'elle soit.
Le décor revient à présenter les trois mondes des trois exemples, celui du droit civiliste, du
monde de la coutume et celui du common law. Ces trois réalités qui figurent le décor de nos
situations juridiques, appartiennent à des cultures juridiques différentes. On ne peut nier qu'il
existe des manières différentes de concevoir et de vivre le droit et des cultures juridiques
nourries par leurs histoires propres. Ce constat ne doit pas faire oublier – comme pour rendre
davantage complexe une situation qu'il l'est déjà – que ces cultures juridiques sont en
permanentes mutations et mobilités.
La démonstration du décalage tend à décrire en quoi il consiste par des illustrations et les enjeux
qui en découlent. J'ai choisi mes exemples parmi des situations juridiques de la vie quotidienne :
dans les perceptions que les populations peuvent avoir de la vie du droit en général et plus
précisément des pratiques relatives à la propriété et à la gestion de la terre. Ce thème est d'une
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grande richesse pour donner à percevoir les différences qui peuvent exister entre les
représentations du droit et de la vie dans les sociétés humaines.
4
Fondateur du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris.
5
ALLIOT Michel, "Anthropologie et juristique (sur les conditions de l'élaboration d'une science du droit), Bulletin
de liaison de LAJP n°6, janvier 1983, p. 83-117, p. 114.
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acteurs y utilisent le droit selon les buts escomptés : il s'opère une sorte de jeu avec les
techniques juridiques possibles en présence, c'est-à-dire les pratiques coutumières et la loi.
La loi, aussi, est un des objets de ce jeu. Ce, d'autant plus, si son application est inadaptée aux
réalités sociales. Le décalage est perceptible dans la réforme foncière de 1964 sur le domaine
national. Ce texte est une illustration de l'écart qui existe entre les aspirations des gouvernés et
les propositions des gouvernants.
Cette loi crée le domaine national, entité qui concerne 98% de territoire sénégalais, dont de
nombreuses parcelles étaient cultivées, détenues et transmises selon les coutumes. Les occupants
de ces terres y ont été maintenus à la condition de satisfaire à une procédure d'affectation de leur
terrain. Il est loin d'être acquis que cette réforme était en adéquation avec les aspirations des
habitants. De fait, elle n'a pas trouvé tout son effectivité. "tout comme durant la période
coloniale, les populations restent indifférentes et même hostiles à l'égard du droit français
naturalisé. Ils refusent d'observer les règles et de recourir aux institutions étatiques, tout
particulièrement de recourir aux juridictions d'État. Ainsi, à l'envahissement du droit dominant,
la lex extranea, qui, ayant le support étatique, triomphe sur le plan juridique formel, les droits
africains dominés qui, eux, bénéficient de l'appui populaire, opposent une vive résistance."6
Cependant, la loi de 1964 est toujours en vigueur à ce jour, ce qui permet un autre éclairage sur
la vie du droit : en dépit d'une certaine ambiguïté de la loi, progressivement les pratiques ont
sélectionné ce qui pouvait servir les logiques et stratégies des gens. "Contre toute évidence, la
greffe n'a pas encore été rejetée. Comment l'expliquer ? (...) Il y a effectivement un intense
travail de l'imaginaire collectif, difficile à repérer et à mesurer, mais qui permet
progressivement de faire cohabiter des exigences normatives différentes. Mais un tel processus
ne se met pas naturellement en place. Il faut, pour qu'il émerge, une force singulière, entraînant
un ensemble bigarré de groupes et d'intérêts contradictoires dans une même direction
iconoclaste et façonnant, durant ce processus, un nouvel "être-au-monde" avec ses
représentations collectives et ses nouvelles pratiques communes."7
Ainsi, simultanément au rejet, un certain attachement à ce droit d'influences exogènes, a pu
émerger. Cela parce qu'il a été possible d'y puiser des solutions, des "arrangements" : la loi n'a
pas été adoptée telle quelle, elle a été adaptée aux aspirations et façons de faire pour être
réappropriée, mais transformée.
Sur l'acculturation.
Le commentaire que l'on peut tirer de ces exemples est relatif à la question de l'acculturation et
du transfert de droit. (Lévy-Bruhl cité par Michel Alliot) L'acculturation est une "transformation
globale d'un système juridique due au contact d'un système différent." Elle se distingue de
l'emprunt qui porte seulement "sur une institution particulière."8 Cette distinction entre
acculturation et emprunt a lieu d'être pour détacher le processus d'acculturation de celui de la
colonisation. C'est un mécanisme qui s'est d'abord manifesté pendant la période coloniale ce qui
l'a teinté de soupçons et de méfiance légitimes. Aujourd'hui, cet aspect perdure et ne doit être ni
occulté ni négligé. Mais le phénomène d'acculturation s'est transformé pour devenir un
phénomène plus actif de la part des gouvernés qui s'approprient des techniques juridiques qui
servent leurs objectifs et leurs intérêts. Il a des conséquences sur la perception et l'acceptation
qu'on a du droit dans la société où l'on vit. Ce niveau d'acceptation du droit détermine la
légitimité du droit, c'est-à-dire la propension que l'on ressent à vouloir s'y soumettre.
6
DEGNY SEGUY René, "De l'amour de la loi extranéenne ou la loi en Afrique." dans L'amour des lois. La crise de
la loi moderne dans les sociétés démocratiques. BOULAD-AYOUB Josiane, MELKEVIK Bjarne et ROBERT
Pierre (dir.), Sillery et Paris : Presses de l'université de Laval et l'Harmattan, 1996, 498p, p.453-455, p. 453-454.
7
LE ROY Etienne, "La loi sur le domaine national a vingt ans : joyeux anniversaire ? " Mondes en développement,
t.13, n°52 (spécial Sénégal), 1985, pp.667-685, p. 677.
8
ALLIOT Michel, "L'acculturation juridique", in POIRIER, J. (dir.) Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p.
1180-1236, p. 1181.
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La légitimité concerne le droit quel qui soit : qu'il vienne de "l'extérieur", c'est-à-dire qu'il soit
effectivement exogène, mais aussi qu'il soit perçu comme "extérieur" – le "droit de l'autre" –
même s'il émane des institutions de sa propre société. La légitimité du droit est un facteur
essentiel pour la viabilité de la vie en société, tout simplement parce qu'elle induit non pas un
sentiment d'obéissance subie mais un sentiment actif de respect des relations juridiques et
sociales.
En soi, la mobilité des techniques juridiques, l'imitation, les emprunts font partie du jeu
juridique. Mais le transfert de droit n'a pas de sens si n'a pas lieu une véritable "réappropriation"
du droit, une transformation adaptée aux conceptions endogènes. Pierre Legrand qui s'intéresse à
la relation entre les cultures juridiques, considère qu' "Il n'y a pas lieu de parler de transfert de
droit tant qu'il n'y a pas eu de transfert de sens. Or, le sens d'une règle de droit est
intransférable car culturellement fondé ; une règle de droit est là."9 Il a notamment décrit les
relations existantes entre Common law et droit civiliste, dans le contexte québécois.
9
LEGRAND Pierre, "Sur l'analyse différentielle de juriscultures", L'avenir du droit comparé. Un défi pour les
juristes du nouveau millénaire, Société de Législation Comparée, 2000, 347p, p. 317-335, p. 327.
10
LEGRAND Pierre, Le droit comparé, Paris : PUF, Que sais-je?, 1999, 128p, p. 88-89.
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un précepte fondateur de la cosmogonie autochtone traditionnelle"11, est-elle prise en
considération dans les négociations entre les trois groupes ?
Par l'illustration de trois contextes différents, nous avons identifié le rapport décalé qui existait
entre le discours et les pratiques juridiques, c'est à dire entre ce que nous avons appelé le décor et
l'illusion de ce décor. Cependant, même si ce décor est une illusion, notre démarche ne tend pas à
une déconstruction ou une négation de ce décor juridique. En effet, outre le fait, que cela serait
bien naïf, ajoutons que l'illusion de ce discours juridique fait partie du paysage.
La communauté de langue, point de convergence, des trois cultures juridiques examinées
coexiste avec une pluralité de représentations du droit. L'instrument linguistique, essentiel dans
le discours juridique, existe et demeure une incontestable passerelle entre les cultures, mais il
n'unifie pas ces conceptions et ces pratiques culturelles dont fait partie le droit. Le partage de la
langue, et pendant une certaine période du système juridique, n'empêche pas que dans l'espace
11
MELKEVIK Bjarne et OTIS Ghislain, "L'universalisme moderne à l'heure des identités : le défi singulier des
peuples autochtones." p. 283 et 273.
12
LAJOIE Andrée, Quand les minorités font la loi, Paris : PUF, 2002, 217p, p. 108.
13
LAJOIE Andrée, QUILININAN Henry, MACDONALD Rod et ROCHER Guy, " Pluralisme juridique à
Kahnawake ? "Les cahiers de droit, vol.39, n°4 déc 1998, pp. 681-716, p. 705.
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linguistique francophone il existe un pluralisme culturel et juridique. Ainsi, la francophonie se
développe non pas dans l'uniformisation, mais dans la diversité des représentations et des
pratiques juridiques.
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