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Décoloniser le système judiciaire ?

Il est convenu généralement par les sociologues du droit que les lois qui gouvernent sociétés
occidentales procèdent de leurs mœurs, de leur culture, de leurs interdits, de leur tradition et de
leurs projets. La démocratie est sans aucun doute le système le plus apte à tisser ce lien entre le
sens des lois, leur émergence et leur légitimité. Et son absence ou sa fragilité explique en partie les
distorsions entre un peuple et ses lois.
Depuis 25 ans, RCN observe ces distorsions. IL les analyse en RDC (Ouvrage publié : la justice de
proximité au Bas Congo, le fonctionnement des GAV) au Burundi (D.Kolhagen La justice en milieu
rural, plurijuridisme, le tribunal face au terrain, Oser un modèle de JT au Burundi, édition Université
St Louis, avec des auteurs Françoise Digneffe, André Guichaoua, Melchior Mukuri) et au Rwanda
avec M.Lankhorst sur les conflits fonciers, et la liste n’est pas exhaustive. Sans oublier les nombreux
articles du bulletin dont celui de Jacques Vanderlinden, professeur émérite en histoire du droit à
l’ULB…
Pourquoi relancer la question de l’adéquation du droit avec une société ? Parce qu’il faut sortir le
sujet de sa gangue théorique et chercher des solutions pratiques aux problèmes énoncés ?
Lesquels ?
1. Le premier se situe à la conception, à l’écriture des lois. Dans les Etats pourvus de moyens, les
lois font l’objet d’apports de sociologues, de politologues, d’experts dans les matières à
légiférer, ce qui garantit l’adéquation et la faisabilité ou sa concrétisabilité de celles-ci.
Faisabilité, intelligibilité sont des conditions d’un état de droit. L’article 34 de la C en France
induit une jurisprudence qui veut qu’elle soit intelligible. Une loi incompréhensible et
« inconcrétisable » ne participe pas d’un état de droit, même pour ceux qui pensent la loi
comme un outil de progrès destiné à modifier les comportements d’une société, puisque dans
ce cas, le progrès n’est pas possible.
2. Le second concerne l’effet dévastateur que peut provoquer une loi quand elle est inadaptée au
contexte social. En Ituri, RCN a expérimenté un appui à la justice de paix qui par son jugement
relatif à un conflit de terres bas é sur les lois d’acquisition de la propriété a excité les déboutés
à brûler et tuer au nom de leur droit à la terre que la coutume ou les usages leur donnaient.
3. Si bien que parfois pour éviter un nouveau conflit, celui qui a gain de cause au tribunal de paix
ne fait rien pour forcer le perdant à exécuter ou s’il le tente, il se voit refuser cette exécution.
C’est ce que rapportent les rapports de RDC de RCN depuis des années.
4. Quant à l’inapplicabilité des procédures pénales, leur caractère non concrétisable induit
forcément d’autres modes de gestion particables (Voir Etude sur les GAV RCN Congo, où les OPJ
sont conciliateurs, perçoivent des amendes, etc…)
5. Mais il est d’autres conséquences plus positives. Au Rwanda, le pays a pris ses distances en
inventant un droit applicable, adapté à ses moyens que ce soit dans la justice de droit commun
ou la justice du génocide. (voir étude M. Lankhorst sur les modes de gestion des conflits
fonciers)
Et pourtant, les programmes d’appui à la reconstruction des systèmes juridiques et judiciaires des
pays où nous travaillons ne s’en préoccupent pas, ou insuffisamment dans les réformes qu’ils
proposent et qui sont basées sur des modèles issus d’autres sociétés, d’autres histoires.
Ces réformes, à partir du constat de l’absence et de la destruction du système qui est souvent juste,
ajoutent aux difficultés d’appropriation du droit par les populations et même par les opérateurs de
la justice. D’une part, ces réformes sont rarement endogènes et basées sur la vie économique et
sociale « réelle »
Prenons l’exemple des prisons. Tous dénoncent la surpopulation et les traitements inhumains ; tous
savent qu’il existe une quasi constante sociologique dans tous les pays du monde qui veut que le
prisonnier soit le moins bien traité de tous les humains, tous savent que les prisons sont par
conséquent notamment surpeuplées. Tous savent que la durée de vie d’un homme en RDC est de
55 à 60 ans pour 83 ans en Belgique.
Tous proposent de construire de nouvelles prisons ou de diminuer les détentions préventives. Pas
mauvaise idée, mais pourquoi la durée de la peine est-elle égale en Belgique et en RDC pour le
même crime ? L’espérance de vie est de ¾ par rapport aux pays du Nord-Ouest.
On peut aussi se demander pourquoi les délais de signification ne sont pas plus longs dans ces
mêmes pays, sachant que les moyens de communication sont plus lents et les distances plus
compliquées à parcourir ? On remarquera que ces trois exemples renvoient à la question du temps
et à la dialectique entre celui-ci et le droit magnifiquement élaborée par François Ost.
Les exemples sont multiples mais il est difficile de résister à dénoncer parmi les solutions
l’hypocrisie de l’assistance judiciaire gratuite pour les plus défavorisés quand on sait que ceux-ci
constituent la majeure partie de la population. Un bel euphémisme en quelque sorte. Qui renvoie à
une autre question : celle de l’abandon des populations « en dehors ». Et pas loin de cette question,
la prédation de l’Etat par des classes privilégiées occidentales et africaines et de l’inachèvement de
cette période.
L’Etat est vidé de son passé et de son avenir et également de son espace. Sans espace et sans
temps, aucun mouvement (progrès) n’est plus possible (V= e:T). Dans ces larges espaces vides de
temps et de surface, s’introduisent alors toutes sortes d’alternatives (religieuses, sectaires,
révolutionnaires, fondamentalistes) qui mettent en danger un Etat faible et dont la nature d’état e
droit est déjà largement entamée.
Les populations ne sont pas opposées intrinsèquement aux institutions modernes de l’Etat post
colonial, mais à partir de leur propre valeurs comme le démontrait Kohlhagen dans son étude : les
populations veulent des juges justes, qui écoutent et qui adaptent leurs jugements aux usages ans
mépris et au plurijuridisme de fait plutôt que désignent un gagnant.
Mais alors pourquoi, les grands organismes et les poissons-pilotes, experts, ONG…continuent-ils
dans la même voie ?
Serions-nous, comme le dit Ballandier tous ensemble les nouveaux sauvages, c’est-à-dire
incapables de civiliser les découvertes technologiques diverses que nous nous empressons de
transmettre sans en mesurer les aspects humanisants ou déshumanisants (efficacité, résultat,
transparence, ingénierie….)
Et si c’était en même temps un manque de connaissance de l’histoire coloniale judiciaire partagée
par les classes dominantes du Nord et du Sud
C’était d’ailleurs une revendication de la part des autochtones que le colonisateur avait élevés au
rang d’ « évolués »…. Ceux-ci sont souvent les descendants de l’élite désormais aux commandes des
Etats post coloniaux, élite qui était déjà la plus proche des colonisateurs avant les indépendances,
proximité que craignait déjà Césaire. Cet accès privilégié au colonisateur a peut-être influencé
l’absence de mémoire de la colonie qui se joint à celle que l’on constate chez les héritiers des
coloniaux et des colons. Cette absence de « mémoire des moments de ruptures » fige les
gouvernants nationaux et leurs bailleurs internationaux dans un présent finalement…continu. Dès
lors, loi et la justice ne délivrent en rien les sujets de leur passé, de leurs contradictions et
impasses et ne les projette en rien dans leur avenir. Mais alors pourquoi parler de reconstruction si
on méconnait les causes et l’objet de la destruction. C’est ce qui pousse E. Leroy à parler de
refondation plutôt que de reconstruction.
Pour reconstruire, il eut fallu construire et pour réhabiliter, il eut fallu habiliter. Or on peut en
douter très largement. Cela a-t-il jamais fonctionné ? Certes, quand il y avait des centaines de
milliers de coloniaux et de colons en Afrique, cela marchait…pour eux. Mais pas pour les
populations colonisées.
Faisons néanmoins honneur aux esprits clairs in illo tempore. En effet, en lisant le journal des
tribunaux belges d’outre-mer, on constate que cette question est également présente en…. 1932.
Sohier (qui devint plus tard président de la cour de cassation en Belgique) écrivait ceci : « les
nouvelles juridictions (coutumières) ont une existence artificielle, rabaissent ou détruisent le pouvoir
des grands chefs au lieu de le consolider et les anciennes juridictions continuent de fonctionner en
marge des tribunaux coutumiers reconnus….la juridiction de ce grand chef est appelée à traiter des
grandes causes ….pas (à devenir) un tribunal de police seconde mouture…. »
Ce texte était écrit en vue de la « réussite » de la colonisation. En cela, il date. Mais il n’interdit pas
de comparer le pragmatisme et le respect des populations pour leur culture et leur économie y
compris celle de leurs désirs, lesquelles populations généraient déjà outre leurs proverbes
juridiques et leur science de la parole une conscience nette de l’impact terrible de l’arrivée de la
« civilisation ».
Cette geste et ces paroles que Vanderlinden considère comme si importants dans la justice
« coutumière » RCN en a filmé un joyau en 2014. Elle existe encore et a assimilé la vie quotidienne
en RDC de telle manière que sa légitimité et son adaptabilité à la modernité semblent assez
harmonieuses.
Il existe un proverbe en Afrique centrale qui dit : « l’église a tué les interdits ». Quel paradoxe que
celui d’une civilisation qui a cru voir la sauvagerie qu’elle avait en elle dans la civilisation des autres
et qui pour cela a contribué à celle dont souffrent encore aujourd’hui certaines populations du
continent africain. Sauvagerie qui contribue à véhiculer encore aujourd’hui les stéréotypes du
20ème siècle sous une nouvelle forme et contribue sans doute aussi à penser que l’application du
modèle de « l’état de droit » sera déterminante pour son développement.
Je propose donc que RCN fonde sa pratique et ses discours en se posant comme un éclaireur, ce
qu’il a toujours été dans des contextes historiques différents, cette fois une étude sur l’évolution
de la colonisation de la justice (et par la justice) jusqu’à nos jours serait bien utile pour une
refondation de justice des Etats qui ont été colonisés: elle contribuerait à remodeler le système
judiciaire et les droits civil et pénal en les adaptant à la réalité socio-économique et culturelle des
diverses sociétés qui peuplent un pays comme la République démocratique du Congo par exemple.
On pourrait commencer par la RDC. Elle serait constituée par les acteurs de la justice, chefs
coutumiers, médiateurs, magistrats, les sociologues, anthropologues, politologues, universitaires,
ONGI et ONG nationaux et internationaux. Elle transformerait la relation entre les nationaux et les
internationaux en la rendant consciente de l’histoire et des valeurs et entamerait un processus
beaucoup plus endogène et transformatif de construction ou de refondation…. Le temps attend du
droit qu’il lui offre de nouvelles heures et qu’il contribue à ce que le passé passe.
Dans cette perspective, le procès qui opposera les femmes métisses (4 belges et 1 française)
portant plainte pour crimes contre l’Humanité contre l’Etat belge qui s’annonce en Belgique est une
chance. Il fera date. Un nouveau chapitre pourra s’ouvrir. François Ost dirait qu’il libérera le
temps….Peut-être.
Décoloniser est un mot que l’actualité a déposé devant nos portes. S’il s’agit de la justice, je
l’entends comme une volonté commune et dialoguée d’apporter un appui à une justice endogène,
donc dépouillée le plus possible des stéréotypes dont nous sommes dépositaires, à notre corps
défendant.

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