Vous êtes sur la page 1sur 2

Le peuple peut-il gouverner ?

La question de la démocratie chez Kant, Hegel et le


jeune Marx

Gilles Marmasse, université de Poitiers

1) Kant : le peuple empirique ne peut être législateur

Résumé. Pour Kant, le souverain assume la fonction de législateur, lequel doit se


caractériser par une volonté universelle. C’est à ce titre que la volonté du législateur est
désignée comme « volonté du peuple ». Certes, le peuple assemblé – ou ses députés –
peuvent s’élever à cette volonté universalisée, mais rien n’interdit que d’autres instances
assurent la fonction de législateur. Pour Kant, un autocrate peut jouer ce rôle. Et c’est à
cette dernière solution que va semble-t-il sa préférence, comme le montre son admiration
pour la manière dont Frédéric II de Prusse exerce le pouvoir.

« Une loi qui est si sacrée (si inviolable) qu’au point de vue pratique c’est déjà un crime de la mettre
seulement en doute [...] se présente comme si elle ne pouvait pas provenir des hommes mais bien
de quelque suprême législateur infaillible1. »

« La seule constitution politique stable [est] celle où la loi commande par elle -même et ne dépend
d’aucune personne particulière 2 ».

« Le peuple qui est représenté par ses députés (au parlement) trouve, dans ces gardiens de sa liberté
et de ses droits, des gens vivement intéressés à leur propre position et à celle de leur famille dans
les armées, la marine, les charges civiles 3. »

« Ce fut donc, de la part d'un puissant souverain de notre temps, une grave erreur de jugement que
d'avoir, pour se tirer de l'embarras provoqué par de grosses dettes publiques, dévolu au peuple le
soin de supporter et de partager lui-même ce fardeau suivant son bon vouloir ; car ainsi tomba
naturellement entre les mains du peuple le pouvoir législatif 4. »

« Des trois formes d'État [autocratie, aristocratie et démocratie], celle de la démocratie est, au sens
propre du mot, nécessairement un despotisme 5. »

« Il est [...] au moins possible [avec l’autocratie et l’aristocratie], d’admettre une manière de
gouverner conforme à l’esprit d’un système représentatif, comme par exemple Frédéric II qui au
moins disait qu’il était simplement le serviteur de l’État, alors que la forme démocratique rend la
chose impossible puisque tous veulent y être le maître 6. »

2) Hegel : le peuple ne peut gouverner en tant que sujet unitaire

Résumé. Pour Hegel, la disposition d’esprit politique du peuple n’est pas immédiate mais le
résultat d’une formation (Bildung) assurée par les institutions politiques. Toutefois, même s’il

1
E. KANT, Doctrine du droit, § 49, Ak. VI, 319, in Œuvres complètes, traduites sous la direction de F. Alquié,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, t. 3, p. 585.
2
Ibid., § 52, Ak. VI, 341, trad. cit. III p. 613.
3
Ibid., § 49 A, Ak. VI, 319-320, trad. cit. III p. 586.
4
Ibid., § 51 remarque, Ak. VI, 341, trad. cit. III p. 614.
5
ID., Vers la paix perpétuelle, Ak. VIII, 352, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF, 2006, p. 87.
6
Ibid., Ak. VIII, 352, trad. cit. p. 87.

1
est pourvu d’une disposition d’esprit patriotique, le peuple n’est pas un sujet unitaire qui
pourrait comme tel être souverain. Le morcellement politique du peuple en identités
irréductibles (en particulier celles du monarque, des fonctionnaires et des membres du
pouvoir législatif rapportés à leurs « états » socioprofessionnels respectifs) est le
contrecoup de l’appartenance de l’éthicité à l’esprit (seulement) objectif.

« Le mot peuple, dans la mesure où on désigne par lui une partie particulière des membres d’un
État, exprime la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut. Savoir ce que l’on veut, et plus encore savoir
ce que veut la volonté qui est en et pour soi, la raison, est le fruit d’une connaissance et d’un
discernement profonds, qui ne sont pas précisément l’affaire du peuple 7. »

« L’opinion publique contient au-dedans de soi […] les principes substantiels [...] de la justice, le
contenu véritable et le résultat de la constitution tout entière, […] ainsi que les besoins véritables et
les tendances exactes de l’effectivité 8. »

« La publicité des assemblées des états est un grand spectacle, éminemment formateur (vorzüglich
bildendes) pour les citoyens, et le peuple y prend le plus souvent connaissance de ce qu’il y a de véritable
dans ses intérêts9. »

« L’État concret est le tout articulé (das gegliederte Ganze) en ses cercles particuliers ; le membre
de l’État est membre de tel état ; c’est seulement dans cette détermination qui est la sienne qu’il peut
entrer en ligne de compte dans l’État10. »

3) Le jeune Marx : la vraie démocratie ne repose pas sur la représentation


politique mais sur l’activité sociale

Résumé. Pour le Marx auteur de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de


Hegel (1843), dans la monarchie moderne, le peuple est objet et non pas sujet de la
politique. Le remède à cette aliénation consiste à instaurer une démocratie fondée sur la
société civile en lieu et place de la politique représentative. Mais on peut se demander si
cette valorisation du social n’a pas pour effet une occultation des enjeux et des problèmes
de l’activité politique.

« Dans la monarchie, c’est une partie qui détermine le caractère du tout 11. »

« La constitution [démocratique] se trouve continûment reconduite au fondement effectif qui est le


sien, à l’être humain effectif, au peuple effectif, et [...] elle est posée comme étant son œuvre propre12. »

« Chaque fonction est représentative, [au sens] où par exemple le cordonnier, dans la mesure où il
subvient à un besoin social, est mon représentant, où chaque activité sociale déterminée, en tant
qu’activité générique, représente seulement le genre, c’est-à-dire une détermination de ma propre
essence, où chaque être humain est le représentant de l’autre. Il est ici représentant non par
l’intermédiaire d’un autre qu’il représente, mais par l’intermédiaire de ce qu’il est et fait 13. »

7
G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit., Remarque du § 301, GW XIV-1, trad. J.-F.
Kervégan, Paris, PUF, 2013, p. 502.
8
Ibid., § 317, GW XIV-1, p. 259, trad. cit. p. 519-520.
9
Ibid., Ad. du § 315, trad. cit. p. 731.
10
Ibid., § 308, trad. cit. p. 511.
11
K. MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, trad. par Victor Béguin, Alix
Bouffard, Paul Guerpillon et Florian Nicodème, Paris, les Éditions sociales, 2018, p. 112 .
12
Ibid.
13
Ibid.

Vous aimerez peut-être aussi