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PLACE DU DOUTE

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de Frédy Perez
fredy.perez@outlook.fr
Mai 2021

CONSEILS DE LECTURE
Barbara Stiegler - « Il faut s’adapter !», Gallimard
Henri Bergson - L’évolution créatrice, PUF

LE CHANGEMENT EST-IL UN IMPÉRATIF MANAGÉRIAL ?


« Il faut dénouer ces obligations si fortes et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser rien que soi » Montaigne, Essais

Voici plus de vingt ans que les managers, les consultants et autres coachs il y a désir d’autre chose, formulé par Spinoza 1 « Je résolus enfin de
incitent au changement. Vingt ans au moins que le management affirme chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable […] dont la
que l’on vit une période singulière, unique, spéciale. Il se dit que tout découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie conti-
change, que plus rien ne sera comme avant, qu’il faut changer et faire nue et souveraine ». Le désir est peut-être au départ une fuite, une re-
changer. Mais est-ce que tout change réellement ? Le management doit-il cherche, un espoir, une nécessité, il est moteur lorsqu’il identifie ce qui
tout changer ? Ce changement est-il toujours synonyme de progrès ? Ce est présentement mauvais et qui peut être délaissé, abandonné ou perdu.
qui ne change pas, c’est en tout cas la demande de changement et le désir C’est sans doute au prix de cette capacité d’abandon que se forge le désir
de vouloir que tout change. de s’accrocher à du mieux, à du bien comme mis en exergue par Spinoza.
Un impératif managérial Lorsque le mouvement est nécessaire
Si les managers vont et viennent, la constance de ce désir est frappante. L’obstacle qui est souvent identifié comme insurmontable se nomme l’ha-
Souvent, le management veut changer et le manager s’emploie à vouloir bitude. Il exige une force révélatrice du désir de changer ou de faire chan-
changer les autres. Tous les recruteurs embauchent les cadres sur l’idée du ger. L’arrachement et ses risques sont des exigences à la fois intellectuelles
changement et tout recruté envisage de changer les choses dans son futur mais aussi motrices. Michel Serres 2 dit que « partir exige un déchirement
poste. Mais pourquoi l’idée de changement serait-elle aussi prometteuse ? qui arrache une part du corps à la part qui demeure adhérente à la rive
Comment expliquer que ce dictat puisse se payer le luxe de l’imprécision de naissance, au voisinage de la parentèle, à la maison et au village des
et de la généralisation (« il faut changer ! »), comme une incantation d’ail- usagers, à la culture de la langue et à la raideur des habitudes ». Voilà qui
leurs plus menteuse que prometteuse (« avec moi ça va changer et je vais indique l’intensité de l’effort à fournir ou à obtenir d’autrui lorsque nous
réussir à changer les autres ! ») ? Au point de ne pas sourciller devant la souhaitons le mouvement pour soi ou pour les autres. Le passage à l’acte
déclaration sourde et paradoxale d’un « rassurez-vous, tout doit changer ! ». est difficile. Et quelquefois, au milieu de l’effort, le but est reconsidéré :
Cet apophtegme serait la marque de fabrique de tout (vrai) leader, pourtant est-ce bien nécessaire ? Nous voici au ralenti ou à l’arrêt, comme figé dans
ne serait-ce pas plutôt un aveu de banalité et de soumission en faisant la situation actuelle, notre catalepsie ou celle du collaborateur se fait jour.
référence de manière obsessionnelle à ce qui nous précède ? Cet impératif L’injonction du changement
managérial n’est donc ni nouveau ni original ; il reposerait sur une vague
notion de menace pour qui souhaiterait évoluer ou carrément survivre. Mais est-ce que changer est toujours nécessaire ? L’injonction à l’adapta-
tion, à l’accélération voire à l’anticipation nous rapproche-t-elle du bon,
Dominer par le changement du mieux, du bonheur ? Ne devons-nous pas questionner cet impératif
Bien qu’il doive changer et faire changer les autres au nom du soi-disant catégorique comme le fait Barbara Stiegler 3 « D’où vient ce sentiment dif-
retard pour sa survie (!?), le manager pense que ses décisions vont radica- fus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard
lement rompre avec le passé. Il va pourtant décider les mêmes choses que généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au
ses prédécesseurs. En effet, ces dernières décennies, la nature des déci- rythme des mutations d’un monde complexe ? Comment expliquer cette
sions reste identique : rationalisation, performance et profit. Saupoudrées colonisation progressive du champ économique, social et politique par le
d’un peu de bonheur et de valeurs. Mais suffit-il de vouloir changer pour lexique biologique de l’évolution ? » Des alternatives sont-elles possibles
changer ? Suffit-il de vouloir changer les autres pour y parvenir ? Décré- car vouloir changer les autres, son associé, son collaborateur ne consti-
ter le changement est trop facile pour que cela advienne. Devrions-nous tue pas toujours un moteur suffisant pour (se) mettre en mouvement et
changer car nous l’aurions tout simplement décidé ? Vieilles questions n’est pas toujours la solution pour résoudre tel ou tel problème. Certains
qui dès le XVIIe siècle, dans les mêmes termes, sont abordées par René assument un certain misonéisme, comme Montaigne 4 en refusant cette
Descartes dans son Discours de la méthode en nous invitant à « apprendre injonction à se projeter sans cesse dans le futur : « quand je danse je
à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ». Sa déclaration au danse, quand je dors je dors ». Sans développer une métriopathie 5 frus-
chapitre III dans l’esprit du doute cartésien sera aussitôt contredite (chap. trante mais en regardant de manière bienveillante là où nous avons fait
VI) avec son célèbre « se rendre maître et possesseur de la nature ». Le de notre mieux de manière à se dire : « Si j’avais à revivre, je revivrais
projet du changement, dès lors, est de se déclarer insatisfait (il faut donc comme j’ai vécu ».
changer) lorsque les choses échappent à l’homme ou s’il n’arrive pas à Le changement vs être soi
les dominer ou les posséder. Cet héritage de l’homme tout puissant et de
l’insatisfaction permanente est encore bien réel aujourd’hui, ce qui peut L’interrogation à l’égard du changement n’est pas nouvelle. Sans doute
expliquer cette fuite en avant et ce désir de changement jusqu’à ce que que ce qui le caractérise particulièrement aujourd’hui, sa vitesse, pose
nous nous rendions maître de tout (tragique illusion). La remise en cause la question des enjeux et des conséquences. La pensée d’Héraclite 6
philosophique de ce principe à dû attendre Bergson au début du XXe siècle « Toutes choses changent toujours et rien ne demeure » accompagne en-
avec sa formule « C’est la vie qui change, pas le monde ». core aujourd’hui avec pertinence le questionnement sur le changement.
Le danger possible ne réside-t-il pas dans le fait de vouloir le changement
Changer pour abandonner pour ce qu’il représente socialement (dynamisme, progrès etc.) sans se
Partir en quête d’une vie nouvelle, d’un comportement nouveau, s’écarter reconnaître soi-même et en pensant ne pas être doté de capacités à y
d’une voie qui n’est plus souhaitable, attendre autre chose d’autrui sont faire face ? Montaigne 7 nous met en garde face à ce tropisme, « la plus
autant de situations de départ qui assignent à la nécessité de changer. grande chose du monde, c’est de savoir être soi » lorsqu’il est question de
Sont-ils pour autant une garantie de la mise en mouvement ? Certaine- changer pour changer et de jouer un rôle intenable. Cela se nomme parfois
ment pas, l’expérience de nombreux managers le prouve. Mais au départ l’agitation. Le changement fait-il toujours sens ?

1. Baruch Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement 4. Montaigne, Robert Laffont, 2019, Essais, III, 13, De du grec metron : «mesure» et pathos : «douleur»
(rédigé vers 1660), traduction de Charles Appuhn. l’expérience, p1082 6. Héraclite cité dans Cratyle de Platon (402 a) et
2. Michel Serres, Le tiers-instruit, 1991 5. Epicure, «Lettre à Ménécée», [127-128], trad. P.-M. Métaphysique d’Aristote, au livre G (1010a14)
3. Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter !», Gallimard, Morel, in Lettres, maximes et autres textes, Flammarion, coll. 7. Montaigne, Robert Laffont, 2019, Essais, I, 38, De
nrf Essais, 2019, p11 «GF», 2011, p. 99-100. Faire le calcul de ses souffrances, la solitude, p213

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