entretien
© F. Mantovani / Gallimard
BARBARA STIEGLER
Refuser la logique individuelle pour constituer des collectifs et résister.
BARBARA STIEGLER
est professeur de
philosophie à l’Université
Bordeaux Montaigne et
membre de l’Institut
universitaire de France.
Ses recherches s’inscrivent
aujourd’hui dans le champ
de la philosophie politique
et portent sur l’histoire
des libéralismes et de
la démocratie.
Quelles sont les origines du néolibéralisme ?
Suivant de près la crise de 1929, le nouveau libéralisme a
fait le diagnostic que le marché, livré à lui-même, pouvait
conduire à des catastrophes. Il a alors redéfini sa vision de
l’État. Au lieu de prôner son retrait, il lui a donné la
mission de fabriquer le marché et d’en produire les
agents, en se saisissant notamment du droit et de tous les
outils des politiques publiques. Le néolibéralisme s’est mis
à se servir de l’État pour produire artificiellement une
compétition mondialisée. Il faut que les fonctionnaires
aient conscience de cette mutation. Car, en ignorant
l’identité réelle du néolibéralisme, ils croient souvent
qu’il suffit de défendre l’État et son action publique pour
constituer un rempart contre les néolibéraux. La réalité est
tout autre. Beaucoup de réformes de l’éducation,
notamment celles qui affaiblissent les disciplines et leurs
méthodes pour imposer la logique de la capitalisation
des compétences, sont en réalité la pointe avancée de la
réforme néolibérale. Elles contribuent à désarmer la
pensée critique, à transformer l’éducation en
capitalisation de capacités d’adaptation dans un monde
compétitif et incertain, et à fabriquer des individus
malléables et employables en fonction des besoins du
marché. Dans un tel contexte, les fonctionnaires d’État
que nous sommes, dans le secondaire ou le supérieur,
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nous trouvons progressivement transformés en agents
zélés des réformes néolibérales. À moins que nous
entrions en résistance, en sabotant les réformes et leurs
effets, ce qui impose de réinventer la grève et la
mobilisation. Et de sortir de la passivité individuelle pour
passer à l’action de groupe, même à toute petite échelle.
Pourquoi les mouvement sociaux depuis 2018
constituent-ils un « immense mouvement de dégel » ?
Ce qui m’a fasciné dans cette période qui a commencé
avec les Gilets jaunes et qui a été figée à nouveau par le
confinement, c’était que pour la première fois le rejet des
réformes néolibérales parcourait de multiples secteurs de
la société et des classes sociales très différentes. Or, depuis
des années, les mobilisations ont le plus souvent été
atomisées ou renvoyées à des revendications sectorielles,
ce qui a permis aux discours dominants de les présenter
comme des luttes corporatistes. En conjuguant des
secteurs très différents, en permettant par exemple que
les classes populaires et les professions les plus
diplômées reprennent un dialogue interrompu depuis
des décennies, nous avons vu tout un peuple se lever et
commencer à s’organiser politiquement, sortant des
seuls mouvements sociaux pour passer à la construction
d’une vision politique commune.
L’US MAG #805 - FÉVRIER 2021

LE SAVOIR SE CONSTRUIT
COLLECTIVEMENT DANS LES ÉCOLES,
LES LABORATOIRES ET LES UNIVERSITÉS
Comment interpréter la répression qui s’abat sur
ces mouvements sociaux ?
L’autoritarisme est un signe de faiblesse. Mais ce
diagnostic ne suffit pas. Encore faut-il que nous
résistions activement à l’adversaire. Nos professions ont
le plus grand mal à s’opposer ou à résister, alors que
beaucoup d’entre nous ont un statut protégé. On attend
toujours que la riposte vienne d’ailleurs ou des autres :
des prochaines élections, du futur candidat, des jeunes,
des classes populaires, des banlieues, ou du mouvement
de l’histoire. C’est ne pas voir qu’en tant que
fonctionnaires, nous avons aujourd’hui une mission
historique. Le néolibéralisme détruit le sens de nos
institutions de l’intérieur, nous n’avons pas d’autre choix
que de nous organiser collectivement pour défendre et
réinventer nos institutions. Trop de collègues séparent
leur vie professionnelle et leur rôle de citoyen. L’avenir de
notre Cité se joue très largement dans les institutions dont
nous avons la charge. La tâche peut sembler vertigineuse
et j’entends souvent un sentiment d’impuissance, mais
elle est en réalité plus simple que l’on ne le croit. Il faut
commencer par s’allier à ceux qui refusent cet état de fait
de sorte d’inventer de nouvelles manières de saboter ou
de résister aux « réformes » tout en se protégeant
collectivement. C’est ce que nous faisons aujourd’hui à
l’Université Bordeaux Montaigne, par exemple en refusant
le virage numérique et en nous battant pour faire revenir
nos étudiants sur le campus, tout en leur donnant des
armes critiques pour refuser la destruction actuelle de
l’enseignement et de la recherche. C’est la même chose
pour Parcoursup qu’il faut partout déjouer, en informant
les lycées, les étudiants, les familles et l’ensemble de la
société du caractère injuste de cette immense gare de
triage social qu’est devenu notre système éducatif. En
constituant des petits groupes informels entre le
secondaire et le supérieur, en trouvant de l’aide auprès
de certains syndicats, fédérations ou associations, en se
faisant entendre dans la société, toutes ces batailles
peuvent être engagées et peuvent être progressivement
gagnées. Mais cela suppose de passer d’une logique
individuelle (mes élèves et moi) à la constitution de
collectifs même réduits et modestes. Nous vivons des
temps très difficiles qui appellent le basculement dans une
logique de résistance, avec un fonctionnement sur le
mode du réseau, déployant des stratégies fines et locales,
avec un ciblage précis des questions et des batailles à
mener. Je ne vois pas d’autres voies pour que, partout
où nous sommes, la société se repolitise et renouvelle
L’US MAG #805 - FÉVRIER 2021
la pensée politique. La politique se
réinventera dans les luttes sociales qui se
jouent aujourd’hui dans nos institutions et
pas dans les cerveaux d’intellectuels ou de
chefs de partis déconnectés du champ
social.
La crise sanitaire actuelle remet-elle en
cause la démocratie ?
On le voit très bien avec la question de l’éducation :
la gestion de la crise sanitaire nous a fait basculer d’un
modèle social et démocratique vers une vision purement
individuelle et compétitive de l’éducation, obsédée par
l’évaluation et la conquête des meilleures places. Non
seulement parce qu’elle a décuplé les inégalités sociales BIBLIOGRAPHIE
et les phénomènes de compétition entre les familles RÉCENTE
repliées sur leurs écrans et leurs foyers confinés. Mais ◗ Nietzsche et la biologie,
aussi parce qu’elle a tenté de détruire l’idée que le savoir Paris, PUF, 2001
se construisait collectivement, dans des lieux ◗ Nietzsche et la critique
d’élaboration collectifs comme les écoles, les laboratoires de la chair : Dionysos,
Ariane, le Christ, Paris,
ou les universités. En lieu et place de cette élaboration PUF, 2005
commune du savoir, décisive pour la démocratie dès ◗ « Il faut s’adapter » :
l’antiquité grecque, le virage numérique a accrédité Sur un nouvel impératif
le fantasme d’une société d’individus isolés, capitalisant politique, Paris, Gallimard,
du savoir comme on accumule des données ou un « NRF Essais », 2019
portefeuille de compétences. C’est pour cela que cette ◗ Du cap aux grèves. Récit
d’une mobilisation.
mutation, qui n’a rien d’irréversible, doit être combattue, 17 novembre 2018 -
comme dans une guérilla urbaine où chaque position doit 5 mars 2020, Paris,
être regagnée. Et nous avons des ressources pour le faire : Verdier, « La petite
notre liberté pédagogique, la protection de nos droits, la jaune », 2020
soif de collectif dont témoignent nos élèves et nos ◗ De la démocratie en
pandémie ; santé,
étudiants, le besoin de démocratie et de pensée critique recherche, éducation,
que ressent de plus en plus clairement la société. Paris, Gallimard,
« Tracts », 2021
Les « plans de continuité pédagogique » sont-ils
un exemple de néolibéralisme dans le domaine
éducatif ?
Absolument. Ces plans, qui nous viennent du
management du risque et de ses business continuity
institutes, nient notre liberté pédagogique et la teneur
critique du savoir et de l’enseignement. Ils conduisent à
mettre au pas nos disciplines pour les soumettre à
un formatage de nos métiers. À l’université, c’est la
systématisation de contenus figés, avec des examens en
ligne automatisés. Cette expérience restera globalement
gravée dans nos mémoires comme un échec et peut-être
même comme un traumatisme. J’en tire la conséquence
qu’il y a là une occasion à saisir : celle, comme à l’hôpital
et dans la recherche, d’une reconstruction de nos
métiers pour les mettre au service de l’intérêt collectif et
de la construction d’une véritable démocratie : une
société dans laquelle le savoir ne serait pas un capital, ou
une ressource rare réservée à quelques-uns, mais
une expérimentation collective se construisant à tous
les niveaux de la société.
Entretien réalisé par Tiphaine Colin
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