Vous êtes sur la page 1sur 12

LE ROLE SOCIAL

DE L'UNIVERSITÉ

Que nos lecteurs ne s'étonnent pas de trouver dans


la Revue, ce mois-ci encore, un article sur l'Université.
Il s'agit d'un problème essentiel : il occupe une belle
place dans l'actualité et, ce qui est encore plus impor-
tant, il engage l'avenir du pays. C'est la France des
années 1980 et 1990 qui se dessine à partir de ce qu'on
fait dans les écoles, dans l.es lycées, dans lés Facultés.
Ajoutons que, si l'ensemble de la presse traite longue-
ment de la question, il nous parait utile d'éclairer
certains aspects laissés dans l'ombre, de souligner des
traits estompés.

L 'Université est dans la nation, subordonnée à elle, écrivaient


le mois dernier, à cette place, MM. Polin et Rousseau. En un
sens très précis, l'Université ne peut être « autonome » : elle
n'est pas un organisme indépendant qui pourrait se développer
à sa guise, sans souci de l'intérêt commun. Elle est dépendante
de l'ensemble du pays, qui l'a créée et qui l'entretient, et le fonc-
tionnement d'autres membres, d'autres parties de la nation, dé-
pend de même de l'Université, qu'il s'agisse de l'administration,
de l'économie, de la recherche scientifique ou de la défense natio-
nale. C'est de plus en plus, l'Université qui prépare la société de
demain, c'est-à-dire sa faculté d'équilibre et de progrès ou ses
convulsions et sa décadence : les révolutionnaires et les enragés
l'ont bien compris, pourquoi les défenseurs de l'instinct national
négligeraient-ils cette leçon ? Tant vaut l'Université, tant vaut le
pays.
512 LU ROLU SOCIAL Dli L'UNIVURSITÉ

Voilà une évidence qui mérite d'être rappelée : on la laisse


volontiers dans l'ombre.
L'Université est un instrument, au service de tous, chargé
de transmettre et accroître les connaissances. Mieux elle remplira
son office (qui consiste à transmettre le maximum de connais-
sances au plus grand nombre possible de jeunes gens), plus sa-
vante, et donc, particulièrement aujourd'hui, plus prospère sera
la communauté. Voilà le point de vue de la société, de l'intérêt
général. Si l'on regarde les choses du point de vue des individus,
des intérêts particuliers, l'Université se présente comme gardienne
de la culture, et comme un moyen d'accès à des connaissances qui
représentent la possibilité d'emplois meilleurs. Elle est donc à la
fois l'accès à un savoir désintéressé et l'espoir d'une promotion
sociale.
Il faut certainement s'arrêter sur ce point. Le savoir désin-
téressé, non monnayable, reste l'honneur de l'Université, et l'ambi-
tion de connaître pour connaître, celle de tout homme. Si la civili-
sation technique accroît les loisirs de chacun, il y a là un beau
champ ouvert aux esprits. Mais regardons les faits sans hypocrisie.
La culture pure des lettres ou des mathématiques est-elle l'avenir
probable des enfants qui entrent dans nos écoles ? Elles l'est certai-
nement moins qu'au début du siècle. Valéry Larbaud, ou Gide, ont
représenté cette espèce des bourgeois cultivés, trouvant l'accomplis-
sement de leur vie dans le souci des belles-lettres. Mais il y a de
moins en moins de jeunes rentiers, et leur proportion par rap-
port au nombre des étudiants est minime.
Pour la majorité, l'Université représente l'espoir d'une for-
mation (acquisition de méthodes et de connaissances) qui per-
mette d'accéder à un emploi rémunérateur. Cela est d'autant plus
vrai que la démocratisation de l'enseignement est réelle.
Pour la communauté, la tâche principale de l'Université est la
production de capacités utilisables dans les multiples secteurs
d'une société moderne. Pour l'individu, l'Université est le moyen
le plus court et le plus sûr d'obtenir la place qu'il mérite. Les
étudiants en sont très conscients. Dans les premiers jours de la
révolte de Nanterre, en mai 68, le cri général était : « On nous
apprend ce qui ne sert à rien ». Plus lard, ce cri fut oublié. D'autres
mots d'ordres s'y substituèrent. C'est que d'autres objectifs
étaient fixés, qui n'avaient plus rien à voir avec la réforme de
renseignement. Il s'agissait de la révolution, et du renversement
de la société. Ce n'est pas la même chose.
Cette volonté de révolution s'est manifestée en particulier par
une critique féroce de « la société de consommation ». Il sem-
LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ 513

blait que l'on voulût donner à l'Université le rôle de laboratoire


dans cette analyse critique de notre société en même temps que
de base offensive contre elle.
Cela ne va pas sans équivoque. Le contraire d'une société de
consommation, c'est une société d'héroïsme et de sacrifice. Est-ce
bien là le rêve que l'on se propose de substituer à notre triste
réalité ? C'est peut-être le cas pour certains. D'une façon plus géné-
rale, ceux qui lancent ces attaques jouent sur la noblesse des sen-
timents de la jeunesse qu'attire le refus de la facilité.
Mais, en fait, des aspirations bien différentes se font jour à
travers la société de consommation. Ce qui anime la protestation
est-ce bien le refus des avantages matériels de la société indus-
trielle, le repos du bien-être, du confort, des objets produits en
série magnifiés par la publicité ? Veulent-ils, ces étudiants « révo-
lutionnaires », une vie consacrée à l'effort, à l'ascèse intellectuelle,
à la charité ? Veulent-ils se vouer sans compter à une grande
entreprise ? Regardons-y de plus près.
Tout d'abord, ces mêmes étudiants qui refusent la société de
consommation en sont les fils privilégiés (un jeune employé, un
jeune ouvrier ne jouit d'aucun des multiples avantages accordés
à ceux qui fréquentent l'Université). Ensuite, ce qu'ils réclament,
c'est la Faculté ouverte à tous comme le cinéma, les études sans
efforts et sans contrainte, les diplômes assurés pour tous, la réus-
site à la portée de chacun. L'examen, proclament-ils, est traumati-
sant ; le contrôle des connaissances est une répression bour-
geoise, la sélection un produit de l'exploitation capitaliste.
Ce qu'ils ont en vue, c'est le diplôme à la portée du médiocre,
comme un objet qu'on achète au bazar ou un médicament rem-
boursé par la sécurité sociale. Ils veulent consommer largement
et sans encombre la « culture », produite en grande série dans
de gigantesques usines universitaires construites pour leur com-
modité.
Us sont dans la ligne exacte de la société de consommation et
ne voient pas qu'en la contestant, ils s'inscrivent et s'installent en
elle, avec tous les instincts et les appétits qui la caractérisent.

L a démocratisation de l'enseignement est louable et nécessaire.


L'Université doit être au service de chacun. Il s'agit de la
rendre accessible aux jeunes gens de toutes les classes sociales,
d'effacer, ou de diminuer tout au moins, les inégalités de nais-
sance, de donner à chacun, dans la communauté, le rôle que ses
aptitudes lui désignent. C'est servir la justice, c'est servir aussi
LA REVUE N» 3 2
514 LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ

l'intérêt général. Laisser un cerveau en friche n'est pas seulement


injuste pour l'individu victime de ce délaissement, c'est amoindrir
la force, l'efficacité, de la communauté dont il fait partie.
Nous venons de dire également que, plus la démocratisation
de l'enseignement serait réelle, plus les étudiants exigeraient que
leur formation trouve son couronnement dans des emplois conve-
nables aux diplômes obtenus, aux efforts fournis. Ils voudront que
leur science obtiennent une récompense concrète. Cela aussi est
normal.
Mais on n'aboutit pas à ce but lorsque l'on enfourne des masses
d'enfants dans un système qui ne leur procure aucun débouché
professionnel, après les avoir appâtés par des promesses qui ne
sont pas tenues et l'illusion d'un prestige qui leur est finalement
refusé.
Il faut résolument rejeter le faux dilemme où de récentes décla-
rations veulent nous enfermer. Le départ entre les hommes de
progrès et ceux de la régression se ferait d'après l'acceptation
ou le refus d'une inflation aveugle de l'enseignement supérieur.
C'est au contraire pratiquer une supercherie constante et admettre
la trahison sociale de la jeunesse que de refuser la recherche d'un
ajustement permanent entre le développement de l'Université et
les besoins de la Nation notamment du point de vue de la nature
des formations dispensées par les établissements d'enseignement.
Expliquons-nous. L'inflation universitaire à laquelle nous assis-
tons, et qui fait que l'on compte les étudiants par centaines de
milliers (on a dépassé six cent trente mille, plus que l'Angleterre
et l'Allemagne de l'ouest réunies) conduit à se demander si l'on
va proportionner le nombre des diplômes de sorties au nombre
des entrées ou au nombre des emplois. Dans les deux cas, l'Uni-
versité, refusant son vrai rôle, est un instrument de désadaptation
sociale.
Si l'on augmente le nombre des diplômes délivrés à mesure
qu'augmente le nombre des étudiants, admis dans une université
ouverte à tous les postulants qualifiés ou non, on risque d'abord
de dévaluer les diplômes, puisqu'il suffira presque de se présen-
ter pour les obtenir, sans qu'il y ait eu un travail réel, l'acquisi-
tion méthodique d'informations et d'aptitudes. Mais même s'ils
ne sont pas sans valeur, les diplômes seront plus nombreux que
les emplois correspondants. Cela aura pour conséquence des décep-
tions graves, des aigreurs, l'intervention, pour obtenir un emploi
de facteurs étrangers à la compétence : des relations, la chance.
Si l'on délivre des diplômes en tenant compte des emplois
LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ 515

accessibles, et qu'on garde une proportion normale entre ces


deux éléments, on se trouvera aussi avoir entretenu de faux
espoirs dans une masse de jeunes gens. Après plusieurs années
d'études, ils se retrouveront dans la rue, sans acquis monnayable,
s'estimant supérieurs aux emplois qui leur seront accessibles.
Dans les deux cas, nous aurons donc une part importante de
la jeunesse qui se trouvera en porte à faux, conduite à s'exagérer
sa valeur (on aura entretenu cette illusion pendant des années),
humiliée de la chute de ses espoirs, conduite à chercher une revan-
che sur une société qui l'aura dupée. N'oublions pas, en même
temps, le coût énorme d'une telle entreprise pour l'Etat, et les
lourds sacrifices imposés aux familles. N'oublions pas non plus
qu'un tel système aura écrémé les écoles techniques de jeunes
gens qui auraient pu être leurs meilleurs éléments. La perte, au
total paraît extrêmement lourde, lourde pour l'individu, lourde
pour la société tout entière. De plus, ce système est incohérent :
l'Etat encourage la natalité (allocations familiales, primes etc.).
Au moment où les jeunes gens vont pouvoir rendre service à la
société, on leur offre une Université qui est une école de chômage.

M ais pourquoi employer le futur ou le conditionnel ? ce système,


c'est celui qui fonctionne depuis des années. On a considéré
comme une véritable démocratisation de l'enseignement, d'engouf-
frer des foules de jeunes gens dans ce qui constituait, autrefois,
le débouché normal d'une bourgeoisie malthusienne : le lycée.
La France n'est plus le pays des fils uniques, et l'on prolonge la
scolarité afin de donner les même chances aux enfants des diverses
classes sociales. Mais l'instrument de formation reste le même.
C'est que le lycée avait, et possède encore un prestige qui de-
vient chaque année plus irrationnel. Il a été le signe d'un privi-
lège, mais qu'est-ce qu'un privilège accordé à tous ? Il était le
garant d'une formation générale solide, mais ses classes, surpeu-
plées, ont vu sans cesse baisser la qualité de leur enseignement
et le niveau de leurs élèves. N'empêche. On a continué. On a
pris la mauvaise habitude de considérer que la moitié d'études
longues valent de bonnes études courtes, ou qu'échouer dans des
études supérieures était la même chose que réussir des études
moyennes.
Il y a là un scandaleux gaspillage d'énergie et de capacités. Un
exemple nous éclairera. Prenons le niveau de la classe de 2e, en
1965, juste après la fin du premier cycle que représente la 3e :
516 LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ

53 % des enfants ne sont plus à l'école


28 % sont dans des lycées classiques ou modernes
5 % dans les lycées techniques
14% dans des collèges techniques.
C'est-à-dire que nous avons devant nous une pyramide étrange,
renversée, qui ne peut correspondre en rien à la courhe des apti-
tudes. Nous savons, d'après des études sérieuses, que dans une
même génération, on trouve très peu d'individus très doués, très
peu aussi qui ne le sont pas du tout, le grand nombre étant doué
de façon moyenne. Les pourcentages cités ci-dessus ne répondent
nullement à cette courbe. Ils font plutôt penser à la vieille plai-
santerie sur les armées sud-américaines. Il y a deux fois plus
d'officiers (28 %) que d'hommes de troupes (14 %) et quatre fois
plus d'officiers que de sous-officiers (5 %).
Or, il s'agit d'enfants entrés en 6e en 1961, année ou environ
45 % des écoliers sont entrés en 6e. Pas tout a fait la moitié de
la génération. Mais quatre ans plus tard, 28 % de cette généra-
tion (plus du quart du total) restait en piste, et abordait l'ensei-
gnement long du 2e cycle. Plus de la moitié des scolarisés en 6e
avaient passé les barrages qui auraient dû permettre de les trier.
Il est bien évident que l'on trouvait dans ces 28 % nombre
d'éléments qui aurait dû être orientés vers les lycées ou collèges
techniques, où ils auraient reçu une formation correspondant à
leurs aptitudes.
En fait, il n'y a aucun tri, et l'enseignement long puis les
Facultés sont la cheminée principale où sont dirigés, pêle-mêle,
doués et moins doués, sans que l'on se soucie de la suite, c'est-
à-dire de la vie professionnelle où sont appelés ces enfants quand
ils sont devenus des hommes.
Dans les lycées parisiens, 85 % des élèves sont admis à passer
dans la classe supérieure. Avec de telles habitudes, on a créé des
« appels » vers le baccalauréat, unique exutoire ou à peu près,
les autres voies étant méprisées. Avant la réforme Fouchet, sur
100 candidats à la première partie, 60 franchissaient ce premier
barrage. Sur ses 60, 35 à 40 obtenaient, l'année suivante, la seconde
partie du baccalauréat. Sur ces 40 rescapés, 35 environs entraient
en Faculté et, parmi eux, une douzaine environ parvenaient à obte-
nir un diplôme du niveau de la licence. Les autres étaient rejetés
à l'extérieur par l'échec pur et simple sans avoir jamais reçu
aucune formation capable de les rendre socialement utiles.
Au lieu d'être bien orientés, d'avoir reçu à temps la formation
professionnelle adéquate à leur niveau et à leurs aptitudes, ils
LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ 517

étaient le déchet de ce système aberrant. L'Université était donc


une machine d'un rendement dérisoire, produisant massivement
des désadaptés sociaux, accumulant les déceptions, les revendica-
tions et, par conséquent le potentiel révolutionnaire.

E n quoi ce système est-il modifié par la réforme de M. Edgar


Faure ? Cette réforme a compris ce qu'avait d'insupportable,
d'injuste, pour l'enfant, pour l'adolescent, un sentiment d'échec
au seuil de la vie, l'impression d'être rejeté hors de la seule voie
de promotion sociale. Mais sa solution consiste à supprimer l'échec
en le niant, à accepter tout le monde sur la voie déjà encombrée.
Avec un faible taux de réussite aux baccalauréats, l'université
s'est déjà gonflée d'effectifs énormes et dégradée. Qu'en sera-t-il
avec le taux de « réussite » de 85 % du baccalauréat 1968 et
les 95 % de « succès » à certains examens de l re année de Faculté
obtenus sous la pression des contestataires ?
Ou bien on voudra conserver à ces diplôme universitaires leur
valeur traditionnelle et il faudra, à un moment quelconque des
études, pratiquer plus massivement encore l'élimination inévitable,
avec tous les traumatismes et tous les gaspillages qu'elle compor-
tera, ou bien la facilité et la démagogie se généralisera tout au
long des études : le diplôme final sera accordé à tous.
Mais alors, qu'en penseront les employeurs et l'Etat lui-même
lorsqu'il recrutera ses fonctionnaires ? Imagine-t-on qu'ils vont
doubler le nombre des places de haute qualification pour ho-
norer les diplômes si aisément acquis ?
C'est alors que se produira, avec ses conséquences dramati-
ques, et irréparables, à un âge où les reconversions sont devenues
impossible, la sélection éludée à grands frais tout au long des
études.
La prétendue « licence » décernée à tous vaudra à peu près
sur le marché du travail, ce que valait le baccalauréat. On aura,
plus largement encore, ouvert à tous les études supérieures sans
se préoccuper le moins du monde des débouchés.
L'enseignement en France était très mal adapté à sa fonction :
instruire les enfants en les orientant au mieux des capacités de
chacun. La réforme présente ne corrige pas ce défaut : elle
l'accentue.

R evenons sur ce que nous avons déjà dit : la démocratisation


réelle consiste à donner à tous les enfants la formation qui
518 LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ

correspond à leurs aptitudes sans que joue une discrimination


sociale (1).
Il faut veiller à ce que des fils d'ouvriers, de paysans, de
petits employés, malgré les difficultés économiques ou les réti-
cences de leur milieu, puisse continuer fructueusement des études,
pour leur plus grand bien personnel et pour le plus grand bien
de la collectivité.
Cela ne veut nullement dire qu'il faut enfourner tous les en-
fants d'une même classe d'âge dans le même moule. Cela ne veut
pas dire qu'il faille sacrifier la qualité, et capituler devant le nom-
bre. Tout au contraire.
Il faut faire coïncider la courbe des aptitudes avec celle des
capacités exigées par la société, de manière à utiliser au mieux
les ressources apportées par chaque génération. Faire croire à
tous les enfants qu'ils sont aptes à tous les niveaux d'études est
une tricherie qui ne peut que lasser ou affaiblir les meilleurs.
La forme de société dans laquelle nous nous trouvons propose
l'utilisation de capacités très différentes, des débouchés extrême-
ment variés, dont notre enseignement ne joue presque pas, ou
joue mal. Tout le monde n'est pas champion de rugby. Tout le
monde n'est pas agrégé de mathématiques. Mais l'éventail des
métiers de notre société de services est assez large pour permet-
tre de trouver à toutes les aptitudes l'emploi qui leur convient.
Il doit inciter notre Université à diversifier largement les forma-
tions qu'elle dispense, en vue de mieux remplir sa fonction.
Une réforme véritable de l'enseignement ne doit jamais oublier
ce problème capital : la préparation à la vie active. Toute forma-
tion doit être générale au départ, professionnelle à l'arrivée. La fin
de la scolarité obligatoire étant fixée à seize ans, il faut prévoir des
orientations qui donnent à certains une formation professionnelle
à cet âge, tandis que, pour d'autres enfants, intellectuellement
mieux doués, elle n'interviendra que plus tard.
A partir de ce principe, il faut prévoir :
1°) Une diversification plus grande de la formation, tenant
compte des aptitudes de chaque enfant, des connaissances et des
mécanismes intellectuels qu'il est capable d'acquérir.

(1) Ou de faire en sorte qu'elle joue le moins possible. Il est exact


que le taux de réussite des enfants de la bourgeoisie est meilleur. Cela tient
aux conditions de travail, à l'aide apportée par les parents, aux livres dont
peut disposer l'enfant, etc.. N'oublions pas cependant que bien des facteurs
tendent à diminuer ces différences : devant les mathématiques modernes, un
père bourgeois est aussi démuni qu'un père prolétaire ou paysan. La vul-
garisation de l'enseignement d'une part, le rôle diminué de la famille dans
l'éducation, d'autre part, jouent en faveur de l'égalité.
LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ 519

2°) Un pilotage, une orientation, qui grâce à la formation diver-


sifiée, débouche sur les responsabilités sociales que chacun est
capable d'assumer.
C'est une entreprise de longue haleine. Reprenons l'exemple
de la classe de deuxième, proposé plus haut. Le véritable but d'une
réforme serait de remettre la pyramide à l'endroit. Il faut tout
d'abord aménager l'enseignement de telle manière que ce ne soit
pas seulement 45 % des enfants qui entrent en sixième, mais peu
à peu toute la génération, à l'exception de ceux, en raison de défi-
ciences physiques, relèvent d'un enseignement spécial ou d'un
petits nombres d'enfants inaptes, dans l'état actuel de la pédagogie,
à un enseignement théorique secondaire. Locaux et maîtres ne
naissant pas d'un coup de baguette, le pourcentage de 1961 pourra
être amélioré et être porté peu à peu à 80 %. Ces sixièmes déjà ne
devraient pas être toutes du même modèle, sans pour autant que
l'orientation se fasse trop tôt : il y a des enfants plus ou moins
précoces. Mais elle doit intervenir beaucoup plus fermement à la
fin de la troisième, de telle manière que dans la ligne des prévi-
sions du 5e plan, on ait en deuxième :
20% des enfants hors de l'école (fin de la scolarité obligatoire)
45 °/o dans des collèges techniques
15 % dans des lycées techniques
20 % dans des lycées classiques et modernes.
Cela donnerait plus du tiers (35 %) des enfants dirigés vers
un enseignement long.
Sur ces 20 °/o, destinés à l'enseignement classique et moderne,
on peut penser que la répartition, au niveau des études supé-
rieures, se ferait de la façon suivante : 12 °/o dans les Facultés et
les grandes écoles, 8 % dans les Instituts Universitaires technolo-
giques.
Ainsi, la cheminée unique est diversifiée, et à chaque issue on
trouve une formation professionnelle qui prépare vraiment l'en-
fant à la vie active.
On substituerait ainsi à un système qui fonctionne en élimi-
nant ou en reportant l'excédent au niveau supérieur, un système
qui devrait normalement assurer, à chacune des différentes issues,
80 % de réussite, avec des titres de qualification correspondants à
chacune d'elles.
Avouons-le. Ce que nous venons de décrire, cela porte un nom,
honni aujourd'hui, cela s'appelle la sélection. Mais sélection et
démocratisation sont complémentaires ou bien la démocratisation
n'est que mensonge.
520 LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ

O n nous dit ce que l'on est en train de bâtir, c'est l'Uni-


versité d'Apollo 8. C'est faux. Une Université moderne doit
se soucier de son rôle social et former ceux qui demain auront
en mains cette machine gigantesque et complexe qu'est une société
technique.
On prétend que nous venons d'importer ce que l'Université
américaine comptait de « neuf » et de « dynamique » (les unités
de valeurs, par exemple). On oublie que ces Universités (privées)
sont de niveaux très divers ; certaines n'ont rien que nous devions
leur envier. Sur le point précis des unités de valeur, il a été remis
en question, aux Etats-Unis, depuis une dizaine d'années. Une
réaction s'est produite. Devant des résultats alarmants on s'est
employé à favoriser les meilleurs, à établir des sections spéciales,
des passages spéciaux, de manière à ne plus ralentir ni entraver
leurs progrès.
Si l'on regarde les Universités étrangères, on ferait bien de
méditer le rapport Robins, qui règle l'enseignement en Angleterre.
Celle-ci ne pensait pas pouvoir — et devoir — entretenir plus de
197 000 étudiants, dans l'année 67-68. A ce moment, la France avec
une population inférieure à celle de l'Angleterre, en nourrissait
plus de 500 000. Le but pour 1980, toujours d'après le rapport
Robins, est d'avoir 500 000 étudiants, dont 300 000 dans les Facul-
tés et 200 000 dans des Instituts technologiques.
Si rien ne vient entraver le développement désastreux de la
réforme Edgar Faure, nous allons vers le million d'étudiants et
vers une production massive d'inadaptés sociaux.
On aura prétendu, en ouvrant largement les portes, lutter
contre le malthusianisme. Mais refuser le malthusianisme, ce
n'est pas admettre, sans distinction, tous les bacheliers, qu'ils
soient ou non aptes aux études supérieures. C'est donner à la
société les diplômés qualifiés, efficaces et cultivés dont elle a
besoin : l'Angleterre, avec un même nombre d'étudiants, produit
deux fois plus de diplômés que la France.
L'absence de sélection prive le pays de tous les cadres moyens
dont il a besoin et qui sont devenus des ratés de l'enseignement
supérieur. Et l'encombrement des Facultés empêche de donner
aux étudiants calables une formation correcte.
C'est le refus de sélection qui, en définitive, est le système
le plus coûteux et le plus malthusien.
Tout ceci ne serait qu'un jeu, si l'Université, comme on affecte
de le croire, vivait d'une vie séparée de celle du pays. Mais il n'en
est pas ainsi. L'échec de l'Université serait la ruine de la France de
LE ROLE SOCTAL DE L'UNIVERSITÉ 521

demain. Si la foule de nouveaux diplômés n'est plus garantie, si l'on


peut penser que leur savoir réel ne correspond pas à celui que sup-
posait jusqu'ici leurs titres, que se passera-t-il ?
On peut supposer que les entreprises qui emploient ces ingé-
nieurs, ces juristes etc.. essaieront de trouver ailleurs, dans des
écoles privées ou à l'étranger les compétences que l'Université ne
fournira plus. On peut imaginer à la limite, que ces entreprises
créeront et subventionneront leurs propres écoles. Beau progrès
(nous ne pensons d'ailleurs pas que cette solution soit probable).
Et pense-t-on aux médecins « sans garantie »? Et à tous les
cadres de l'Etat ? La suite rapide serait une décadence : les ni-
veaux baissant, les emplois de plus en plus mal remplis, les ser-
vices normalement exigés ne pouvant plus être rendus, ce serait
peu à peu la chute de tout le pays dans le sous-développement. On
connaît des Etats où presque tous les responsables, de l'ingénieur
à l'administrateur, sont des étrangers. C'est une forme de colo-
nisation à laquelle — on l'imagine avec peine — la France pourrait
être soumise. Et cependant, quelle autre solution que l'insuffi-
sance prétentieuse et inefficace, ou cette dépendance à l'égard de
nations mieux organisées et plus sages.
Un remarquable article de M. François Bourricaud (le Figaro
Littéraire du 7 octobre 1968) analysait les ressemblances entre
l'Université du Pérou, telle qu'elle est depuis 1920, et l'orientation
actuelle de l'Université française. Le tableau est frappant et déso-
lant : politisation (qui rend difficile les rapports entre étudiants
et professeurs) petit nombre d'étudiants allant jusqu'au terme de
leurs études, durée légale de ces études extrêmement longue, capa-
cité d'innovation qui va jusqu'à l'instabilité (le Pérou suit toutes
les modes et en change donc souvent). Voilà un exemple à méditer.
Encore le Pérou est-il un pays sous-développé. Quelles seraient
les destructions, les régressions en France ? Comment peut-on ima-
giner que dans une époque réclamant sans cesse plus de rigueur,
une formation plus poussée à tous les échelons, un pays haute-
ment industrialisé puisse négliger l'effort, la sélection, la rigueur ?

V oilà des perspectives lointaines et incertaines, pourra-t-on


nous répondre ? L'important, actuellement, pratiquement, la
seule chose sûre, bien plus sûre que nos hypothèses, n'est-elle
pas que la rentrée a eu lieu, et sans trop de bruit ? N'est-ce pas
une réussite brillante que d'avoir résorbé ou au moins amorti le
vaste mouvement de révolte qui semblait devoir tout emporter ?
522 LE ROLE SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ

On pourrait répondre d'abord qu'il n'est pas certain que la


rentrée ait eu lieu, et sans bruit (1). Des incidents nous rappel-
lent tous les jours comme cette apparence d'ordre est fragile. Et
si les échos n'en sortent pas trop de l'Université, n'est-ce pas qu'on
réussit souvent à les étouffer. Il n'est pas assuré que nous soyons
exactement informés de ce qui se passe vraiment dans l'enceinte
des lycées et des Facultés : chacun perçoit quelques détails, qui
ne correspondent pas toujours au tableau d'ensemble auquel on
voudrait nous faire croire. Prenons garde que l'interdisciplinarité
ne se manifeste davantage au niveau des « commandos » de cen-
taines d'étudiants qu'à celui des études.
Ensuite il faut poser la question, la grave question : l'ordre
dans la rue doit-il être payé par la désintégration de l'Université ?
Ces facilités ne font que des retards et pas des solutions.

PONOCRATES (2)

(1) L'Institut d'anglais, à la Sorbonne n'avait pas encore ouvert ses


portes à la mi-février.
(2) Ponocrates fut le précepteur de Gargantua. Nous avions choisi le
nom d'Epistémon (précepteur de Pantagruel) pour signer ces articles, mais
ce pseudonyme est déjà très employé.

Vous aimerez peut-être aussi