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PÉRI-PHRASES/PARA-PHRASES.

CARNET DE RENCONTRES

Démosthène Agrafiotis

Éditions Lignes | « Lignes »

2007/1 n° 22 | pages 149 à 153


ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260001
DOI 10.3917/lignes.022.0149
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes-2007-1-page-149.htm
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Péri-Phrases/Para-Phrases
Carnet de rencontres
Démosthène Agrafiotis

pour Philippe L.-L.

1.
Des soins hypothéqués
Se rachètent
Au cours d’acclamations trimestrielles

Partage du visage
en diphtongues et consonnes
Cris sans
Maintenant.
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2.
Première rencontre : mes amis poètes (Claude Royet Journoud
et Emmanuel Hoquard) insistent pour que je rencontre Philippe
Lacoue-Labarthe à Strasbourg ; il est, me disent-ils, « un philosophe
sensible à la poésie contemporaine ». Avant même de le rencontrer
et de lire ces livres, j’ai remplacé le binôme : « philosophie et
poésie » par le complexe « philosophie, poésie » ; une illusion
(poétique) de retour aux philosophes-poètes, tel Empédocle,
provoquée par un diagnostic sur notre époque comme une époque
νεικοσ
de haine (ÓÂÈÎÔ).
Je me souviens, sonnant chez lui, d’avoir été anxieux de cette
première rencontre avec le « médiateur culturel » de la philosophie,
la poésie, le théâtre – nourri d’une forte inspiration grecque. La
porte s’ouvre, une silhouette sombre à contre jour et, sur ses lèvres,

Démosthène Agrofiotis, « Péri-Phrases/Para-Phrases. Carnet de rencontres », Lignes n° 22, mai 2007 (149)
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un sourire amical avec une nuance d’un stoïcisme plutôt doux.


Ayant accumulé les questions, j’en ai profité pour les lui poser à
un rythme infernal. L’esprit d’analyse de Philippe a fait face à cette
torture amicale. Le quittant, j’avais compris que la longue et pénible
voie qui mène à la poésie via la philosophie pouvait être paralysante
et pleine de tensions à la fois. Je conserve de cette rencontre
l’enthousiasme intact de discuter d’une tradition millénaire autour
d’un verre de vin blanc.

3.
Ni obscurité
Ni lumière
Rien que le tourbillon de l’éphémère
L’indolent jeu du temps 1.

4.
Invité à la maison de la rue de l’Abbé Muhe, j’admire l’espace
blanc qui accueille les livres et les tableaux. Partout des livres et,
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entre eux, des images (dessins, peintures) contemporaines ; et
la figure de Philippe comme guide, comme pilote dans ce temple
de l’écrit et du figural. Buvant un verre de vin rouge, on discute
de l’aventure de la « french theory » aux États-Unis, de sa propre
expérience en Californie et, surtout, du destin de l’influence oblique
de cette génération sur la vie « académique » universitaire de
« l’industrie » des connaissances américaines. On en conclut que
le réseau de ses étudiants, dans le monde entier, pourrait être
considéré comme une renaissance de l’esprit des écoles philoso-
phiques athéniennes, dans le monde globalisé et virtuel ; qu’en tant
que tel, il est peut être plus fiable et plus fertile que l’excitation
conjoncturelle américaine.

1. Les trois poèmes de Démosthène Agrafiotis ont été traduits par Claire Benedetti

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5.
Regard épuisé par le jour
Coule-moi dans le marbre noir.

6.
Non loin d’Athènes, au pied de l’Hymette, se trouve le
monastère de Kaisariani. Chaque fois qu’un ami vient à Athènes,
on rend visite à cet endroit d’utopie et d’u-chronie. On s’y est rendu
avec J. Roubaud, J. Derrida, M. Serres, et d’autres. On y a aussi
été avec Philippe en 2002, en hommage à Heidegger qui a écrit
dans « Aufenthalte » quelques réflexions à l’occasion de la visite qu’il
y a faite, en 1962 – texte que m’adresse Philippe à son retour. J’ai
toujours été étonné par l’influence de Heidegger en France. Philippe
insiste sur le fait que l’approche critique d’une « pensée » est
nécessaire à la pensée. Nous remarquons que l’église du Monastère
de Kaisariani a incorporé des spolia d’un ancien temple ; cette
historicité matérielle pourrait servir d’inspiration à la philosophie
et la poésie.
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7.
Durant une visite à Thorikos, près de Laurion, en décembre
1997 – site doté d’un théâtre datant de l’époque archaïque, d’instal-
lations minières et de lavoirs pour la production de l’argent –,
Philippe circule entre les ruines en fumant. Il donne l’impression
d’un prêtre du culte de la faiblesse forte des hommes et des femmes.
Il regarde le site, les lavoirs et le paysage, la mer et les collines,
comme en communication avec les origines retrouvées. On soulève
la question du déroulement de l’acte théâtral dans un paysage
d’une si exceptionnelle beauté. Comment était-il possible pour les
comédiens de capter le regard des spectateurs, tout en étant en
compétition avec la nature ? Qui plus est, dans ce site quasi
industriel de production de l’argent, base de la prospérité de la ville
d’Athènes en même temps que lieu de souffrance et d’exploitation

Démosthène Agrofiotis, « Péri-Phrases/Para-Phrases. Carnet de rencontres », Lignes n° 22, mai 2007 (151)
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des esclaves. Denis Morin considère le système souterrain de


Laurion comme un spectacle géologique et une conquête technique
équivalente aux pyramides d’Egypte – comme un système de
pyramides inversées. Le paradoxe est total ; Philippe, comme un
signe noir, comme une projection des restes noirs de l’exploitation
métallurgique sur la blancheur des pierres, écoute à la fois le labeur
humain et l’agonie d’Antigone. Mais on est à la fin du XXe siècle,
et les bâtiments industriels, qui ont permis de ré-exploiter les
déchets des mines anciennes, sont aujourd’hui à l’abandon, face au
théâtre, depuis une trentaine d’années.
Entre Sounion et Athènes, suivant les lignes sinueuses de la côte
d’Attique, on revient sur le statut de la poésie dans le monde
contemporain. Pendant un moment, on discute de la poésie
contemporaine et des tendances formalistes ou expérimentales, mal
ou bien conçues. Il suggère que la poésie justifie son nom, si elle
traite des questions de la vie de la mort, de la liberté, bref de la
dimension tragique de l’aventure humaine. Ce constat n’obéit pas
à une ambition de sagesse profonde ; Philippe affirme seulement,
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et de manière sûre, que la philosophie et la poésie ne doivent pas
ignorer que les hommes souffrent de contraintes lourdes et font
face à des difficultés innombrables. Cette attitude ne lui venait pas
seulement de la lecture des textes, mais de l’expérience des passions
humaines que lui-même avait traversées. Cette inspiration
épicurienne a dé- temporalisé le paysage d’Attique.

8.
Sur la voie de l’attente
unique ombre, l’angoisse.

9.
Athènes 2002. Grande joie que Philippe et Claire soient
ensemble à Athènes, qu’il ait la force de voyager et de donner un
séminaire avec des philosophes, des poètes et des traducteurs grecs :

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« Le dialogue impossible entre la philosophie et la poésie ; miroir


réciproque ou illusion ? » Les participants de ce séminaire essaient
de tirer parti de la présence d’un adepte fidèle de la philosophie
grecque en posant des questions difficiles et surchargées d’attentes.
Apparemment, Philippe est dans un autre univers, mais il a garde
un sourire compréhensif et généreux. La légende de Philippe
Lacoue-Labarthe chez les Grecs est très vivante, non pas seulement
parce qu’il a traité de la philosophie et du théâtre tragique dans
une perspective philosophique et philologique, mais parce qu’il
n’en a pas négligé les implications et les potentialités dans son
travail théâtral. Il a pris des risques avec ses mises en scènes et avec
sa poésie, et il a démontré que la lecture des textes pouvait être
liée à la pratique et à l’action. Sa double passion pour Antigone,
et Antigone selon Hölderlin, reste pour un milieu grec une
initiation et une initiative exemplaires. L’audace qu’il a montrée
en mettant à l’épreuve Heidegger et Marx, en passant, via
l’érudition, à une problématique vivante, novatrice et critique, pèse
toujours considérablement.
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10.
Philippe Lacoue-Labarthe a cultivé un eros de l’ordre en
acceptant le chaos originaire en perpétuel renouvellement.

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