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© Éditions Lignes | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.44.87)
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polo de l’époque des Tang. Ce qui rassemble ces deux images,
ce n’est pas un discours sous-jacent qui chercherait à équilibrer
le proche et le lointain, en l’occurrence la Grèce et la Chine,
mais bien davantage, par-delà le hasard, un certain nombre de
traits communs, qui leur ont donc valu d’avoir pour moi une
fonction, disons, de porte-bonheur. En effet, il s’agit dans les
deux cas de statuettes en terre cuite, donc d’objets de petites
dimensions et qui représentent l’un et l’autre des êtres féminins
dotés de beaucoup de grâce. Elles portent toutes deux des traces
de coloration en cours d’effacement, plus affirmées dans le cas
de la statuette chinoise, qui a dix siècles de moins. Et toutes
deux, que ce soit en direction de la mélancolie ou de la joie, ont
quelque chose de raffiné et d’aérien. Je les connais, je les ai vues,
l’une au Louvre dans la formidable galerie Campana, l’autre
à Guimet, aujourd’hui accrochée comme en vol aux blanches
parois du musée revu par henri Gaudin.
Ni l’une ni l’autre ne relèvent de la catégorie du chef-d’œuvre.
Sans être des productions du folklore ou de l’art populaire, elles
s’établissent pourtant dans une gamme où leurs consœurs sont
nombreuses, ce qui leur donne plutôt un caractère d’exemple
tiré entre maints autres exemples possibles. Aussi bien les
mingqi, catégorie d’objets dont relève la joueuse de polo (et
qui sont des objets que l’on disposait dans la tombe auprès du
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tation – elles sont ontologiquement fragiles, leur manifestation
comporte cette fragilité. Ontologiquement fragiles, cela veut
dire deux choses : d’une part qu’elles le sont intrinsèquement,
qu’elles sont faites d’une matière qui se brise facilement, d’autre
part qu’elles ne se déposent pas dans l’existence avec beaucoup
d’insistance ou de pesanteur. Elles ne font pour ainsi dire que
passer, l’une en volant, l’autre sur son cheval. Mais c’est ainsi,
passantes, légères, qu’elles demeurent, comme deux virgules
d’être, comme deux petits pliages suspendus.
Tout autre serait mon bureau si les deux images, et nous
resterons dans la même figure d’un diptyque gréco-chinois
improvisé, représentaient l’une un grand bouddha de pierre ou
de bronze, l’autre une grande statue, la Victoire de Samothrace
par exemple. Cela, et il ne s’agit bien sûr pas de beauté, je ne
pourrais pas le supporter, je n’en voudrais pas, ce serait trop
lourd. Il y a donc malgré tout dans ce choix quelque chose
d’un programme, l’esquisse – ou le rappel – d’une ligne ou
d’une inclination. Dans le droit fil de cette ligne, la fragilité qui
appartient en propre à ces statuettes recoupe quelque chose
que nous pouvons reverser au mineur, c’est-à-dire à ce mode
d’existence des intensités auquel Deleuze et Guattari se sont
attachés en parlant, à propos de kafka, de « littérature mineure ».
Par rapport au dogme religieux (si Grecs et Chinois en eurent
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votif. En d’autres termes, sa durée projetée reste liée à l’espace-
temps de son apparition, et ce n’est qu’à la faveur d’une suite
de chances que nous pouvons aujourd’hui la contempler. Dans
un cas comme dans l’autre, nous n’avons pas affaire, quoi qu’il
en soit, à des œuvres voulues et, comme telles, proposées volon-
tairement au regard des générations à venir. Par conséquent,
entre leur fragilité et leur survie, un lien se crée, qui comporte
les dimensions d’un petit miracle. Alors que rien ne les prému-
nissait contre les forces mécaniques du temps, elles leur ont
échappé, elles survivent. Non pas chez elles, mais chez nous,
dans la vitrine d’un musée. Il y a donc eu, à un moment donné,
transfert. Ce n’est qu’une fois perdue leur valeur d’usage,
fût-elle sacrée, qu’elles ont acquis cette vie nouvelle, qui n’est
peut-être pas tant une vie qu’une sorte de retraite dorée.
Toutefois, dans cette retraite qui est celle du musée, elles
sont offertes : à la contemplation, à l’analyse, au regard distrait,
au fétichisme privé, à tout ce que l’on veut. Ce sont des usages
décalés sans doute, mais où toujours elles conservent leur singu-
larité. Dans ces usages nouveaux et imprévus, leur singularité est
peut-être même rayonnante. Dans ce rayonnement, il y a pourtant
une discrétion, leur traversée du temps échappe à la brillance.
Objets de terre cuite, ils furent conservés dans des cavités de la
terre meuble et la tension qui existe entre leur fragilité intrinsèque
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et leur survie fait d’elles des envois, d’autant plus précieux que
nous n’en sommes pas les destinataires initiaux. En d’autres
termes, des égards leur sont dus. Et ces égards, qu’il s’agisse de
la façon de les manipuler ou de les conserver, ou qu’il s’agisse de
la façon de les regarder et de les interpréter, nous pourrions dire
qu’ils forment dans l’espace de la réception une sorte de couche
protectrice, que nous pouvons appeler la précaution.
Ces statuettes, nous allons provisoirement les laisser de côté,
et d’abord parce qu’une remarque vient aussitôt à l’esprit, qui
suggère que cette fragilité qu’elles exposent les déborde. En
effet, de bien plus grandes pièces, produites dans des matériaux
bien plus durs – et placées, elles, délibérément, que ce soit au
sein de la volonté religieuse ou de la volonté d’art elle-même,
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pour durer – ont été détruites ou simplement abîmées par le
temps. Par-delà la sculpture elle-même, et que l’on se dirige
d’un côté vers plus solide encore, vers l’architecture, ou que
l’on aille au contraire en direction des supports de la peinture,
du dessin ou de l’écriture et partout l’on aura ce panneau
« FRAGILE » inscrit pour unique mot de passe. La ruine est
universelle et fatale : tous les objets et tous les signes, quels que
soient par ailleurs leur matière et leur support, sont sujets aux
attaques du temps ou des hommes et peuvent donc être tenus, à
une échelle agrandie, pour fragiles. Ce qui est singulier, c’est au
fond que de cette ruine latente généralisée, propre à entretenir
tant de méditations convenues sur le destin mortel des civilisa-
tions, tant d’objets réchappent malgré tout : sous l’immensité
de la perte se tient une immensité du vestige. Intact ou non, le
vestige est ce qui vient porter la fragilité dans le temps et ce qui
la confond à une vie continuée. Il n’y a aucune intemporalité,
aucune éternité, rien qu’un suspens qui dure et qui se tend
entre le temps d’une provenance et celui d’une réception. Plus
l’objet ainsi conservé et sauvé est lointain et fragile, et plus sa
présence devient surprenante. D’une certaine façon, la fragilité
qui est initiale, qui est donnée avec le matériau et la forme,
augmente avec le temps, chaque jour qui passe, même si tout
en lui a l’air tranquille, définit l’espace d’un sursis.
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monumental, qui est ce qui a voulu durer, ce qui a cherché
à échapper au périssable, est en soi moins émouvante, même
si elle émeut quand même, que celle de ce qui a simplement
échappé au temps, en s’y coulant. Ce sont comme des passagers
clandestins du temps que les œuvres fragiles et lointaines nous
émeuvent. D’une certaine façon elles se sont évadées, et c’est
leur évasion que nous contemplons avec joie. Il y a avec elles
une sorte de fraternité possible, qui vient de leur registre vivant,
qui n’est rien d’autre que cet enrôlement dans le périssable que
nous partageons avec elles, mais où, jusqu’à présent elles ont,
elles, survécu.
Ce que les statuettes exposent par conséquent de façon
probante, c’est un mode d’existence, une fragilité et une
résistance qui sont au fond celles de toute œuvre et de toute
production humaine. C’est parce qu’en elles la fragilité est si
évidente et si alerte qu’elles parlent pour toute fragilité. La
fragilité, on le sait, est de nature expérimentale, elle attend
sa preuve et cette preuve est la brisure, le fait que justement,
ça casse. Récemment, nous avons eu deux exemples de cette
fatalité et dans les deux cas, il a fallu bien sûr sortir du régime
de la précaution (on le verra, c’est le moins qu’on puisse dire)
pour atteindre à ce résultat. Le premier cas est spectaculaire et
exceptionnel, puisqu’il s’agit de la destruction par les talibans de
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celles de la valeur esthétique ajoutée, quand le signe survit au
monde qui le porta. Ce culte des monuments, comme Riegl,
qui fut le premier à l’analyser, le montra, est quelque chose
de moderne. Il arrive que les deux formes coexistent, mais il
est certain qu’aujourd’hui, dans l’espace de réception qui est
le nôtre, la valeur culturelle domine et l’emporte sur la valeur
proprement cultuelle. Avec ce qui s’est passé en Afghanistan,
nous sommes en face d’une situation où cette valeur, au lieu de
dominer et de constituer autour des deux grandes statues une
sorte de clôture invisible, a été enfoncée : c’est comme signes
religieux intacts que les statues, au nom d’une autre religion, ont
été détruites et pour ceux qui ont commis cet acte, ces statues
n’étaient ni neutres ni déposées, elles étaient toujours chargées,
et c’est cette charge qui a révélé qu’elles étaient malgré tout,
elles aussi, et contre toute attente, fragiles.
De cet exemple, on ne peut pas tirer grand-chose d’autre
que la preuve d’une ruine générale toujours possible, la preuve,
autrement dit, que l’indestructible n’existe pas. Mais la fragilité,
en tant que telle, n’est pas seulement la destructibilité, elle est
une qualité propre à l’objet qui la comporte, un rayonnement
spécifique de l’objet, quelque chose qui se voit, mais sur quoi
la vue est sans prise et, en effet, c’est par le toucher qu’avant
tout elle s’éprouve. Le « ne pas toucher » de l’exposition est le
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dont plusieurs interfèrent avec la sphère artistique et dans les
deux cas, qu’il s’agisse de l’affaire des statuettes ou de celle de
la succession Giacometti, nous voyons l’intérêt personnel agir
avec le plus complet cynisme. Je n’entrerai pas dans les détails,
ce n’est pas mon propos, mais voilà : douze ou treize statuettes
(des « tanagras ») sont achetées au cours d’une vente par celle
qui se définira elle-même comme la « putain de la République »,
qui en offre six à Roland Dumas. C’est un cadeau, offert on le
sait avec l’argent d’une compagnie pétrolière. Déjà, ça n’est pas
bien, mais la suite est encore pire. D’une part les six (ou sept)
statuettes qui n’ont pas été offertes au ministre disparaissant
dans la nature, d’autre part celui-ci, en transportant en train
son butin vers Bordeaux, casse quatre des six statuettes qui lui
appartiennent. Je n’irai pas plus loin, car cela suffit pour que
nous tenions le négatif dont nous avons besoin, même s’il est
caricatural.
Des êtres ont traversé le temps, ont esquivé le broyage du
temps et d’un seul coup, de façon sordide, quelqu’un met fin
à leur existence. À la différence des Talibans (c’est arrivé à peu
près en même temps), il ne l’a pas voulu, mais cela ne diminue
pas la faute, le passage à l’irréparable qu’est la faute ; cela veut
dire que nous sommes ici dans la négligence la plus grande,
négligence, il faut le souligner, « légale » dans le cadre juridique
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à l’expérimentation (la fameuse « manip » des scientifiques) et
quelque chose qui a trait à la déviation et à la tromperie, comme
lorsqu’on dit « manipuler une foule ». Or c’est tout cet espace que
nous voyons se déployer autour des œuvres, et au fond comme
un écran qui nous en sépare. Ce que Salvatore Settis a pu appeler
« l’atelier exégétique », soit tout ce qui accompagne les œuvres
dans le temps, soit l’espace herméneutique qui est engagé dès
leur venue, n’est pas cet espace de la manipulation, ou du moins
il ne devrait pas l’être : tout son sens, tout ce qu’il cherche comme
sens, c’est au contraire ce qui échappe à la manipulation, c’est
ce qui, en toute connaissance de la fragilité de l’objet investi par
l’enquête, cherche à agir avec tact envers lui.
Le tact, ce n’est pas une valeur, mais un comportement. Le
tact appartient au toucher. Ce qu’il dit, ce n’est pas le « ne pas
toucher », mais c’est la précaution d’un toucher, ou le toucher
comme précaution. Le tact, c’est ce qui veut garder l’intact (le
non touché), tout en y touchant, c’est ce qui postule qu’il n’y
a pas d’intouchable, mais des allures de touche, des qualités
d’approche. Et ce que la fragilité nous expose, c’est justement
tout ce rapport de l’interprétation à la précaution, c’est l’idée
d’un toucher juste, d’une justesse du toucher, l’idée d’un art du
toucher qui atteindrait l’intact sans lui porter atteinte. Avec la
« manipulation » ministérielle, nous sommes, c’est presque idiot
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l’espace de ces questions se détend entre l’approche théorique
et/ou poétique et la forme même, la forme technique de la
présentation, c’est-à-dire, pour l’essentiel, la forme muséale.
Présenter avec tact pour que la réception d’un objet intact
puisse elle-même se faire avec le plus grand tact ou, en d’autres
termes, dégager le seuil, telle serait ici la recommandation.
Dans tous les cas, le tact, ce n’est pas ce qui se tait religieu-
sement devant ce qui est, c’est ce qui cherche, par un toucher
juste, à d’abord laisser vivre, c’est ce qui accorde à l’objet l’accès
entier à sa singularité. Si chaque moment d’art contenu dans
une forme est une intensité, alors cette intensité doit pouvoir
rayonner. Je ne veux pas, surtout pas dire que l’interprétation
soit automatiquement un mauvais conducteur et un éteignoir de
l’intensité. Je veux simplement souligner qu’elle doit marquer le
pas, qu’elle doit se tenir, et longtemps s’il se peut, sur ce seuil
qui est celui où deux solitudes et deux fragilités, deux périssa-
bilités, se rencontrent. Dans la solitude de l’objet il y a, il doit
y avoir comme un abandon et c’est cet abandon de l’objet à
lui-même qui vient pour ainsi dire à la rencontre de cet autre
abandonné qu’est ou que devrait être le visiteur ou le regardeur.
Je propose que fragilité soit le nom de ce qui est pur et inentamé
dans ce contact, et que précaution, ou tact, soit le nom de ce
qui prolonge ce contact.
200 Jean-Christophe Bailly
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son frère par respect pour son existence, dont la fragilité venait
d’être prouvée.