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LE PARADOXE DE L'ART CONCEPTUEL

Sandrine Darsel

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2013/1 n° 11 | pages 131 à 145


ISSN 1969-2269
ISBN 9782130618195
Article disponible en ligne à l'adresse :
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SANDRINE DARSEL

Le paradoxe de l’ art conceptuel


L’ art conceptuel n’ emploie pas de technique spécifique ni de médium artistique
particulier. Il ne peut pas non plus être catégorisé dans un genre artistique
distinctif. Il y a deux manières pour saisir ce qu’ est l’ art conceptuel : d’ une part, la
voie historique, d’ autre part, l’ approche conceptuelle. Du point de vue historique,
le terme «  art conceptuel  » réfère exclusivement au mouvement artistique qui
s’ est développé entre 1966 et 1972. Suivant cette perspective, seules les pièces
produites durant cette période, avec quelques œuvres d’ art exceptionnelles du
même esprit, peuvent être appelées de manière adéquate « conceptuelles ». À la
différence, suivant la 2nde perspective, les œuvres d’ art telles celle de Marcel
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Duchamp Fontaine (1917) ou celle de Joseph Kosuth One or Three Chairs (1965)
ou encore les performances invisibles de Jiri Kovanda (années 2000) comptent
comme des œuvres d’ art quoiqu’ elles n’ appartiennent pas toutes à la période
historique circonscrite ci-dessus.

Ces œuvres d’ art ont en effet des points communs, dont au moins 4 traits
caractéristiques (bien sûr il ne s’ agit pas d’ une définition au sens strict) :

1. L’ art conceptuel tente de s’ éloigner de l’ emphase traditionnelle portée sur


le plaisir sensible et la beauté, au profit des idées et de la dématérialisation
de l’ objet artistique. Comme le défend Sol LeWitt  [1], ce qui fait la valeur
de l’ art conceptuel, c’ est le concept, l’ idée.

2. L’ art conceptuel cherche à dépasser les limites de l’ identité et de la nature


de l’ art ; l’ artiste devient ainsi comme une espèce de critique d’ art ou de
théoricien de l’ art par la promotion de conception anticonsumériste et
anti-institutionnelle.
1. Sol LeWitt, “Paragraphs on Conceptual Art”,
3. L’ art conceptuel rejette les médias artistiques traditionnels, en particulier Art Forum, Été 1967.
les arts plastiques au profit de nouveaux moyens de production  : la
photographie, le film, les événements et performances, les corps, les ready-
made, etc. nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  131
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4. L’ art conceptuel remplace la représentation illustrative par ce que certains


appellent la « représentation sémantique » : au sens où non seulement des
mots peuvent accompagner l’ œuvre voire faire partie de sa monstration,
mais aussi dans le sens où l’ art conceptuel dépend du sens véhiculé à
travers un texte ou un discours.

À partir de cette caractérisation provisoire, un élément essentiel apparaît :


l’ art conceptuel est le mouvement artistique qui réclame que l’ art engage le
public de manière intellectuelle. Or, cet engagement intellectuel n’ implique
pas une expérience esthétique et/ou émotionnelle. Par ailleurs, le but de l’ art
conceptuel, selon son manifeste, est analytique, et en tant que tel, il a pour
objet la création et la transmission d’ idées. Enfin, les artistes sont auteurs de
significations plutôt qu’ homme aux compétences techniques fines, car ce qui
est au cœur de l’ expérience artistique c’ est l’ idée et non l’ objet artistique. Ainsi,
avec une telle revendication, l’ art conceptuel se place directement au centre
d’ une controverse : il aurait une valeur cognitive élevée, voire il serait le plus
informatif de tous les arts.

Toutefois, l’ art conceptuel n’ est peut-être pas ce qu’ il semble être  :


paradoxalement, on peut douter du rôle cognitif qui lui est attribué. En effet,
suffit-il de mettre au centre de l’ art l’ idée et la signification pour assurer sa teneur
épistémique  ? D’ ailleurs, la dématérialisation de l’ œuvre accompagnée de la
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mise entre parenthèses de l’ expérience esthétique ne constitue-t-elle pas plutôt
un frein pour la participation cognitive de l’ art ? Plus précisément, le contenu
propositionnel de l’ art conceptuel en fait-il l’ art cognitif par excellence  ? Ne
serait-ce pas manquer la spécificité même des ressources épistémiques de l’ art
et de l’ expérience esthétique ?

En réponse à ces questions, on peut distinguer 3 hypothèses :

1. La conception optimiste selon laquelle l’ art conceptuel est le plus informatif


de tous les arts.

2. L’ option sceptique radicale suivant laquelle l’ art conceptuel est dépourvu


de toute teneur épistémique.

3. La conception sceptique modérée d’ après laquelle l’ art conceptuel n’ est


pas l’ art cognitif par excellence.

Bien sûr, on pourrait tout simplement objecter que l’ art, quel qu’ il soit
(conceptuel ou traditionnel) est dépourvu de toute valeur cognitive. Autrement
dit, il y aurait séparation franche entre l’ art et la connaissance, l’ esthétique et la
logique. Toutefois, je pars sans élaborer de justification (les limites de cet article
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  132 ne le permettant pas), du tournant épistémologique en esthétique initié par
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

Nelson Goodman dans Langages de l’ art  [2]. En d’ autres termes, cette analyse
repose sur 3 présupposés :
– L’ art peut avoir une teneur épistémique.
– Il n’ y a pas d’ opposition nécessaire entre l’ art et la connaissance.
– Au contraire les œuvres d’ art peuvent être une manière de comprendre
le monde.

Il s’ agira ici de proposer une argumentation en faveur de l’ hypothèse sceptique


modérée : l’ art conceptuel, paradoxalement, n’ est pas l’ art le plus informatif. En
effet, la valeur cognitive spécifique et essentielle de l’ art en tant qu’ art, consiste
dans la performance (l’ expérience de l’ œuvre d’ art) et non dans le contenu
signifiant, théorique, propositionnel séparable. Ainsi, la teneur épistémique de l’ art
conceptuel – incontestable pour au moins certaines œuvres d’ art conceptuelles
– est remplaçable, substituable. Par conséquent, la valeur cognitive de certaines
œuvres d’ art conceptuelles est illustrative mais non exemplaire (au sens où ce
n’ est pas la particularité de ce cas artistique qui compte).

Les enjeux de cette discussion sont multiples car l’ art qui semble le plus
informatif ne l’ est pas. D’ ailleurs, on pourrait même dire que l’ art de masse,
souvent décrié pour sa bêtise ou à tout le moins assimilé à la facilité cognitive,
possède, à la différence de l’ art conceptuel, un potentiel cognitif plus élevé. Cela
expliquerait au moins en partie d’ une part, le désaveu ou l’ échec évaluatif de l’ art
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conceptuel et d’ autre part, la place importante de la pensée par cas artistiques
relevant le plus souvent de l’ art traditionnel ou de masse. Je reviendrai sur ces
enjeux à la fin de cet article.

LE MANIFESTE DE L’ ART CONCEPTUEL

Préalablement à la défense argumentative de l’ hypothèse sceptique modérée,


il importe d’ examiner tout d’ abord le manifeste intellectuel de l’ art conceptuel.
Nombre d’ artistes, théoriciens et commentateurs soulignent la spécificité cognitive
de l’ art conceptuel. Son appellation même indique cette union supposée entre l’ art
et la pensée : si l’ art conceptuel n’ aspire pas à avoir une valeur esthétique, c’ est
qu’ il relève d’ une autre valeur artistique, la valeur cognitive. Comme le rappelle
Elisabeth Schellekens  [3], on distingue généralement 3 ordres d’ idées au cœur de
la démarche cognitive de l’ art conceptuel :
2. Nelson Goodman, Langages de l’ art, trad.
– les idées réflexives sur l’ art (la question de la définition de l’ art et ses J. Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1992.
théories concurrentes comme le projet de « compter ses pas » de Stanley 3. Elisabeth Schellekens, “The Aesthetic
Value of Ideas”, in Peter Goldie et Elisabeth
Brown pour lequel l’ œuvre est simplement le constat de l’ activité d’ un Schellenkens (ed.), Philosophy and Conceptual
corps dans l’ espace) ; Art, Oxford University Press, 2007, pp. 71-91.
– les idées socio-politiques (à propos de la société de consommation, de la
guerre, de l’ individualisme – par exemple, la série photographique « Eating
people » de Zhu Yu…) ; nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  133
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– et enfin, les idées philosophiques (les concepts ainsi que les théories
philosophiques – citons par exemple, le lien entre les œuvres de Kosuth
et la philosophie du langage d’ Austin ou encore Les Investigations
philosophiques de Wittgenstein).

À ce qu’ il semble, l’ art conceptuel serait le mieux placé pour participer à la


division du travail intellectuel : on peut attendre de l’ art conceptuel qu’ il possède
une valeur cognitive élevée (ce sur quoi reposerait in fine son évaluation). Tout
d’ abord, l’ art conceptuel permettrait de se représenter l’ idée, le contenu signifiant
de l’ œuvre transmis par l’ action de l’ artiste. De plus, la teneur épistémique de
l’ art conceptuel tiendrait à sa spécificité : l’ œuvre d’ art comme résultat, comme
produit, est mise entre parenthèses au profit de l’ action artistique entendue
comme processus intellectuel. C’ est ainsi par une forme de double mise à mort
symbolique que l’ art conceptuel suppose élever sa valeur cognitive : la « mort »
de l’ œuvre (par sa dématérialisation ou l’ affirmation de son caractère accessoire)
ainsi que la « mort » du spectateur (l’ art conceptuel n’ appelle pas à une expérience
sensible d’ un quelque chose ayant des propriétés esthétiques [4]).

En ce sens, Gregory Currie élabore une distinction entre la perception


de l’ action, caractéristique de l’ art conceptuel, et la perception du résultat,
caractéristique de l’ art « traditionnel ». Il part de l’ idée que les œuvres d’ art sont
les produits d’ une action complexe intentionnelle, et de ce fait, cela affecte de
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manière considérable quoique subtile l’ appréciation que nous en avons. D’ où
l’ importance de raconter l’ histoire d’ une œuvre afin de rendre compte et de
saisir sa nature particulière. Or, la narration d’ une œuvre d’ art conceptuelle et
de sa genèse diffère de narration d’ une œuvre d’ art traditionnelle. Au moins
une partie de la signification d’ une œuvre d’ art conceptuelle suppose que le
spectateur reconnaisse l’ idée suivante : l’ apparence de l’ œuvre d’ art, quelle que
soit sa beauté, son caractère élaboré, sa complexité matérielle, sa technicité, n’ est
pas pertinente pour la compréhension de son sens. De là, un paradoxe émerge :
le spectateur rencontre l’ œuvre en la percevant  ; il doit ensuite laisser de côté,
oublier, mettre entre parenthèses de manière consciente ce qu’ il a perçu pour
accéder à la compréhension de l’ œuvre ; mais pour y accéder, encore faut-il l’ avoir
perçu avant. La perception joue ici non pas un rôle essentiel mais purement
instrumental. Ainsi, les œuvres d’ art conceptuelles appellent un type spécifique
d’ engagement de la part du spectateur : même si l’ œuvre d’ art conceptuelle est
perçue, elle requiert de la part du spectateur un engagement non perceptuel avec
l’ œuvre.

4. Grogory Currie, “Visual Conceptual Art”,


in Peter Goldie et Elisabeth Schellenkens,
Du fait de ces conditions épistémiques particulières, l’ investigation ontologique
op. cit, pp. 33-50. de l’ art conceptuel est loin d’ être simple. En effet, le produit « fini » ne constitue
pas l’ objet premier de l’ attention du spectateur. Ainsi, l’ objet présenté, le produit
rencontré, l’ événement perçu n’ est pas identique à l’ œuvre. Peut-être n’ est-il
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  134 même pas une partie constitutive de cette œuvre ? En effet, certains conceptualistes
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

insistent sur la distance radicale du projet de l’ œuvre d’ art conceptuelle par


rapport à l’ art traditionnel. Cela soulève nécessairement la question des critères
d’ identité des œuvres d’ art conceptuelle : si l’ objet, l’ événement ou l’ objet perçu
n’ est pas constitutif de l’ œuvre, sur quoi repose son identité ? Pourrait-on dire
que son identité est purement mentale ou intentionnelle au sens où le projet
artistique constituerait le critère d’ identité de l’ œuvre  ? Je laisse de côté cette
question ontologique complexe laquelle mérite une discussion en elle-même.

Revenons aux conditions épistémiques de l’ art conceptuel. La perception est


dirigée, selon Currie, vers un engagement non-perceptuel avec l’ œuvre. Ainsi, le
point commun entre l’ art conceptuel et l’ art traditionnel c’ est qu’ ils supposent
tous les deux une accointance avec le produit «  fini  », le résultat de l’ activité
artistique et une connaissance narrative de son histoire, c’ est-à-dire de l’ activité
artistique. Il ne s’ agit donc pas de dire que d’ un côté, l’ art traditionnel se focalise
sur le résultat esthétique et que de l’ autre, l’ art conceptuel se focalise sur l’ activité
artistique. La différence réside plutôt dans la direction appropriée de l’ engagement
du spectateur. Les conditions épistémiques de l’ art traditionnel appartiennent
à la variété <résultat, action> alors que celles de l’ art conceptuel relèvent de la
variété <action, résultat >. Dans le 1er cas, le résultat a priorité sur l’ action : la
compréhension de l’ action permet de bien percevoir l’ œuvre d’ art. Dans le 2nd
cas, l’ action a priorité sur le résultat : la perception du résultat permet de saisir ce
qui importe dans l’ action. Dans le 1er cas, l’ action artistique est considérée sous
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les aspects techniques et formels. Dans le 2nd cas, l’ action artistique est considérée
dans la perspective de la communication, de l’ expression, de la pensée. Autrement
dit, l’ art conceptuel s’ il n’ évince pas la matérialité et la perception, les place tout de
même au second rang en laissant priorité au projet artistique, à la compréhension
narrative, et à la signification de l’ œuvre.

En résumé, les raisons avancées en faveur de l’ option optimiste selon laquelle


l’ art conceptuel aurait une haute valeur cognitive, s’ articulent autour de deux
éléments : un contenu propositionnel déterminé et précis ainsi que la pureté de
l’ art conceptuel qui dépasse le primat des sens pour l’ affirmation prioritaire de
l’ idée et du sens.

Considérons deux exemples d’ œuvres d’ art conceptuelles afin de mieux


comprendre ce manifeste intellectuel.

Fontaine de Duchamp (1917)

Alors que le spectateur sait ce qu’ il doit faire pour comprendre, apprécier,
voire juger une œuvre comme Guernica de Picasso, le Titanic de James
Cameron ou encore la Première Ballade de Chopin, il est pris au dépourvu face nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  135
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à ce ready-made ou tout simplement une description de ce ready-made. Cela


conduit souvent à contester le statut artistique de cet urinoir (un simple article
de sanitaire acheté dans un magasin de la société J. L Mott Iron Works) lequel
n’ est pas une sculpture faite des mains de Duchamp.

Toutefois, cet échec évaluatif vient d’ une confusion importante : ici Duchamp
n’ a pas produit l’ urinoir mais l’ idée (l’ idée de la chose toute faite, du ready-made)
laquelle prend sens dans un contexte artistico-historique particulier ; notamment,
le statut de Duchamp comme membre directeur de la société des artistes
indépendants ; les conditions d’ exposition explicitées préalablement à New York ;
la série d’ articles de Duchamp à propos de « The Richard Mutt case ».

Ainsi, l’ expérience des répliques datée et signée (R. Mutt) de l’ urinoir,


exposées à Londres, Stockholm, Paris ou Rome n’ est pas essentielle, ni peut
être nécessaire. Fontaine de Duchamp n’ a pas pour condition de survie et/ou de
réception son existence matérielle. Plus généralement, cette œuvre conceptuelle,
par son énoncé artistique, permet de s’ interroger quant au statut de l’ art et sa
définition, sur le primat des propriétés esthétiques et de l’ expérience esthétique,
ainsi que sur l’ hégémonie du visuel dans l’ histoire de l’ art.

Les erreurs d’ appréciation de ce ready-made s’ expliquent ainsi :


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1. Soit la valeur de l’ œuvre est réduite à ses propriétés physico-phénoménales
d’ où les nombreux jugements dépréciatifs à l’ encontre de Fontaine qui
insistent sur la vulgarité de l’ objet, sa banalité, son inauthenticité en
tant que plagiat, etc. Or, le projet ou l’ énoncé artistique, irréductible
aux propriétés de l’ objet exposé, les dépasse et suppose notamment une
réflexion sur le statut de l’ art.

2. Soit on confond de manière abusive l’ œuvre et l’ objet exposé dans la galerie.


Or, l’ objet exposé n’ est qu’ un véhicule possible de l’ énoncé artistique.

3. Soit on identifie de manière erronée le médium artistique et son


appartenance générique : souvent, Fontaine a été classée parmi les œuvres
relevant de la sculpture. Or, Fontaine relève du «  Ready-made  » et plus
généralement de l’ art conceptuel.

En ce sens, David DAVIES dans son ouvrage Art as performance, propose


une conception originale de l’ ontologie de l’ art ainsi qu’ une analyse ontologique
des difficultés à appréhender l’ art conceptuel. Attentif aux rapports entre l’ art
traditionnel et l’ art contemporain, il examine le mode d’ existence, la nature de l’ art
ainsi que leur manière d’ être appréhendée et évaluée. Il propose de remplacer une
théorie des objets de l’ art par une théorie événementielle de l’ art. Le plus souvent,
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  136 l’ échiquier ontologique se situe du côté d’ une ontologie substantialiste : s’ il y a
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

débat et rupture à propos du type de chose qu’ est une œuvre d’ art (universelle
ou particulière, contextuelle ou abstraite), on s’ accorde généralement pour dire
que les œuvres d’ art sont des substances, support d’ un ensemble de propriétés
variées (physiques, qualitatives, esthétiques, intentionnelles, historiques) ou de
changement de propriétés (les événements qui caractérisent telle œuvre d’ art, par
exemple les ruptures harmoniques dans une sonate). À l’ inverse, Davies défend
une ontologie de l’ événement artistique  : toute œuvre d’ art, quelle qu’ elle soit
(traditionnelle ou conceptuelle) et quelles que soient les différences de genre,
de forme, d’ époque, de support, est une performance créatrice qui réside dans
les activités intentionnelles de l’ auteur. Autrement dit, l’ œuvre d’ art n’ est pas le
résultat d’ une action créatrice mais cette action créatrice. Un centre d’ appréciation
est le plus souvent produit par cette performance créatrice. Toutefois, il importe
de ne pas substantialiser et rigidifier l’ œuvre d’ art laquelle est un avant tout un
événement, une performance, celle de l’ auteur, situé dans un contexte historique
spécifique. Cette analyse événementielle du statut ontologique des œuvres
d’ art permet du point de vue méthodologique de rendre compte des pratiques
évaluatives, et d’ expliquer notamment de notre réticence par rapport à l’ art
conceptuel ainsi que nos échecs pour l’ apprécier.

An Oak Tree de Michail-Craig Martin (1973)


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La rencontre de cette œuvre consiste en la perception d’ un verre d’ eau sur
une étagère en verre (dont la hauteur idéale est 253 cm) et la lecture d’ un texte
sous forme d’ interview (description de la mutation du verre d’ eau en chêne à
partir d’ un questionnaire). Ce texte fait partie intégrante de l’ œuvre. Tandis que
nous pensons voir un verre d’ eau sur une étagère, l’ artiste déclare qu’ il s’ agit en
fait d’ un chêne. Par cette affirmation, il remet en question notre perception de la
réalité, de l’ art voire du crédit que l’ on peut accorder à l’ artiste. Cette installation
lui permet d’ explorer l’ idée de la transsubstantiation.

C’ est dans son texte qu’ il commente et explique les modalités de cette
mutation. Le verre d’ eau n’ est pas simplement étiqueté en tant que chêne et ne
symbolise pas non plus un chêne  ; l’ artiste a changé la substance physique du
verre d’ eau en celle d’ un chêne sans changement d’ aspect. Ce verre d’ eau est,
suivant le texte, devenu un chêne lorsque l’ artiste a versé l’ eau dans le verre et son
intention a précipité ce changement.

Ainsi, selon Peter Goldie [5], cette œuvre a une valeur cognitive importante :
5. Peter Goldie, “Conceptual Art and
elle permet de penser à propos d’ une difficulté philosophique (comme la Knowledge”, in Peter Goldie et Elisabeth
transsubstantiation)  ; cette œuvre le fait d’ une manière artistique et non de Schellenkens, op. cit., p. 167.
manière discursive ou philosophique. L’ inconfort du spectateur face à l’ art
conceptuel s’ explique ainsi : la peur de l’ art conceptuel (comme la nomme Goldie)
vient de l’ incompétence du spectateur à saisir la complexité intellectuelle de la nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  137
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Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

performance artistique conceptuelle, à appréhender l’ énoncé artistique au-delà de


l’ objet exposé. En effet, l’ œuvre de Michaël Craig Martin est une œuvre d’ art qui
dépend d’ un discours : afin d’ interpréter correctement cette œuvre, il importe de
porter son attention non seulement au titre mais aussi au texte qui l’ accompagne.
Pourtant, la valeur cognitive de cette œuvre n’ est pas de l’ ordre d’ une nouvelle
connaissance propositionnelle, ni de la production de croyances justifiées. Elle
consiste plutôt à faciliter notre connaissance (ici de la transsubstantiation) et
améliore nos dispositions intellectuelles.

Toutefois, on pourrait objecter que la valeur cognitive de cette œuvre d’ art


réside entièrement dans le discours duquel dépend l’ œuvre et qu’ ainsi le résultat
lui-même (le verre d’ eau sur une étagère accompagné d’ un texte) est parfaitement
redondant. Mais cela ne rend pas compte de la complexité ontologique de l’ œuvre
d’ art conceptuelle. En effet, si l’ on s’ accorde sur l’ analyse proposée par D. Davies,
l’ œuvre ne peut être réduite au résultat. L’ œuvre d’ art est irréductible au produit
de la performance créatrice, à ce que Davies appelle le « centre d’ appréciation ».
L’ œuvre d’ art est la performance créatrice et la performance créatrice est l’ œuvre.
De manière générale, une œuvre en tant que performance, comporte les actions
intentionnelles accomplies par le(s) artiste(s) ainsi que les aspects du contexte de
la performance. Ces actions intentionnelles ne sont pas des actions élémentaires
(tenir un pinceau, un crayon, lever le bras gauche…) mais des accomplissements
(doings), des événements exemplaires. En effet, pour apprécier une œuvre
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d’ art, on s’ interroge sur ce qui a été accompli, sur ce qui a pu se faire en de
telles circonstances. Pour préciser cette analyse, Davies élabore un vocabulaire
technique afin de mettre un terme aux confusions courantes :

1. L’ œuvre d’ art est une performance intentionnelle créatrice

2. Le contenu de la performance est l’ énoncé artistique (être une


représentation, exprimer telle émotion, exemplifier telle forme…).

3. L’ objet de la performance c’ est le véhicule artistique (lequel ne coïncide pas


nécessairement avec l’ objet présenté s’ il y en a un) ; il remplit des fonctions
symboliques esthétiques : représenter, exprimer, être un échantillon, avoir
une référence complexe…

4. Le moyen de production de l’ objet de la performance est appelé « médium


artistique » lequel renvoie au monde de l’ art (par exemple, la distinction
entre genres artistiques en dépend).

La difficulté à comprendre l’ art conceptuel et à lui refuser une valeur cognitive


vient de l’ assimilation trompeuse de l’ œuvre avec le produit de la performance,
le centre d’ appréciation. Cela explique, comme le souligne Goldie, la valeur d’ une
expérience réitérée de l’ œuvre de Michaël Craig Martin, laquelle est irréductible au nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  139
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contenu propositionnel du texte. Il ne s’ agit pas de dire pour Goldie que l’ œuvre
An  Oak Tree supplante le discours philosophique, ni que l’ art conceptuel peut
remplacer la philosophie (quelles que soient les aspirations de certains artistes
conceptuels). Il ne s’ agit pas de dire non plus qu’ un philosophe intéressé par la
notion complexe de transsubstantiation apprendra quelque chose de nouveau en
contemplant An Oak Tree, ni que cela améliorera nécessairement sa compréhension
du problème philosophique. Selon Goldie, il s’ agit simplement d’ accepter que cette
œuvre peut faciliter la compréhension de la transsubstantiation et plus généralement,
aider à penser. Par ailleurs, cette œuvre peut constituer une voie de compréhension
différente de celle proposée par la rigueur de l’ investigation philosophique, ouverte
à ceux qui ne comprennent pas le langage philosophique.

UNE PREMIÈRE DIFFICULTÉ

À partir de ces deux exemples, on peut dire que suivant l’ option optimiste,
la valeur cognitive de l’ art conceptuel réside principalement dans son contenu
propositionnel. Toutefois, à l’ instar de James Young, on peut objecter à cela l’ idée
suivante :

1. La valeur cognitive consiste en la production de croyances vraies justifiées.


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2. Or, les œuvres d’ art conceptuelles en elles-mêmes (c’ est-à-dire sans l’ appui
d’ un discours argumentatif) ne forment aucune croyance vraie justifiée.

3. Donc, les œuvres d’ art conceptuelles ne possèdent pas en tant que telles de
valeur cognitive [6].

Il ne suffit pas en effet que les œuvres d’ art conceptuelles exemplifient une
proposition pour posséder une valeur cognitive. Leur contenu propositionnel
peut s’ apparenter à de simples truismes. Si c’ est le cas, la valeur cognitive de
l’ art conceptuel serait insignifiante voire absente. À cela, comme je l’ ai déjà dit
précédemment, les tenants de la conception optimiste – tel que Peter Goldie –
répondent que la valeur cognitive de l’ art conceptuel repose non sur la production
de nouvelles croyances vraies justifiées mais sur sa capacité à faciliter la connaissance
par la présentation d’ un énoncé artistique même si celui-ci n’ est pas articulé autour
d’ une justification [7].
6. James O. Young, Art and Knowledge, Londres,
Routledge, 2001, p. 77.
7. Peter Goldie, “Conceptual Art and
Knowledge”, in Peter Goldie et Elisabeth
UNE SECONDE DIFFICULTÉ
Schellenkens, op. cit., pp. 157-170.
Toutefois, même si l’ on accepte cette réponse, c’ est-à-dire même si l’ on
reconnaît que le rôle cognitif de l’ art conceptuel n’ est pas insignifiant, on peut
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  140 douter qu’ il soit essentiel. La question n’ est pas « L’ art conceptuel possède-t-il
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

une teneur cognitive ? », mais plutôt « L’ art conceptuel possède-t-il une teneur
cognitive intrinsèque et spécifique  ?  ». Et à cette 2e question, il me semble
que la réponse est négative : l’ art conceptuel ne pourrait avoir qu’ une valeur
cognitive accessoire. Afin de comprendre cette idée, il importe d’ une part de
clarifier ce que j’ entends par valeur cognitive spécifique de l’ art pour ensuite
mettre à jour la faiblesse cognitive de l’ art conceptuel.

La valeur cognitive de l’ art est spécifique et essentielle si et seulement si :

1. Telle œuvre d’ art tire sa valeur cognitive de sa singularité, de son


identité particulière. Rien ne peut se substituer à elle.

2. C’ est en tant que telle-et-telle œuvre d’ art qu’ elle possède une valeur
cognitive essentielle.

Pourquoi certaines œuvres d’ art jouent-elles un rôle cognitif irremplaçable ?


Pourquoi l’ éducation ne peut-elle se passer de l’ éducation artistique  ?
L’ originalité lorsque l’ on pense à partir de cas artistiques, c’ est que l’ on pense
à partir de singularités. L’ expérience d’ une œuvre d’ art a une valeur cognitive
essentielle et non substituable si l’ œuvre d’ art requiert une pensée sensible
et déictique qui vient pointer vers ce qui fait la particularité de cette œuvre.
Le cas artistique  [8] n’ est pas un exemple quelconque, une exemplification ou
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application d’ une théorie générale. C’ est un exemple singulier qui tire sa valeur
cognitive de sa particularité, de son caractère irremplaçable, non substituable.

Ainsi, la spécificité cognitive de l’ expérience artistique est qu’ à la différence


de l’ attention scientifique, elle ne porte pas sur le général. En effet, une œuvre
d’ art peut posséder une teneur épistémologique différente de la construction
théorique : c’ est un savoir qui prend forme dans les particularités de l’ œuvre
inscrite dans un contexte, à travers les détails de la narration littéraire ou de
la fiction cinématographique, des spécificités d’ une composition picturale, des
propriétés singulières d’ une œuvre musicale, etc.

Le cas artistique donne à penser de manière sensible. Il dépasse le gouffre


parfois accentué entre la pensée et la sensibilité. Le cas artistique ne relève pas 8. J’ appelle « cas artistiques » les œuvres d’ art
du savoir propositionnel (de penser que) mais de la qualité des dispositions qui possèdent une valeur cognitive essen-
tielle et intrinsèque. Bien sûr, il ne s’ agit pas
intellectuelles sollicitées et de leur collaboration. Ainsi, un cas artistique permet de dire que toutes les œuvres d’ art tradition-
nelles sont des cas artistiques, ni que tous
de penser en, c’ est-à-dire en mobilisant ensemble ses capacités perceptives,
les cas artistiques ont une valeur cognitive
émotionnelles, imaginatives et logiques  : on pense en regardant l’ histoire de claire et évidente. Il est possible que certains
cas artistiques soient problématiques, ce qui
ce film, en ressentant l’ espoir de tel moment musical, en imaginant ce que cela n’ enlève en rien par ailleurs leur valeur
ferait d’ être à la place de tel personnage… Cette qualité de la pensée sensible cognitive.
ne consiste pas à actualiser des connaissances théoriques. Elle réside dans la
performance cognitive (irréductible aux dispositions intellectuelles) appelée
logiquement par telle œuvre d’ art. nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  141
varia | Esthétique des jeux vidéo

Ainsi, c’ e st en ce sens qu’ u ne œuvre d’ art peut posséder une valeur
cognitive irréductible. Pourtant, elle ne conduit pas à des connaissances
générales ni à l’ é tablissement de principes universels. Sa valeur tient à la
spécificité de son objet et, du point de vue de l’ e xpérience, à ce qu’ i l réclame
logiquement afin d’ ê tre compris.

Lorsqu’ u ne œuvre d’ art est conçue comme une source d’ e xemples,
d’ i llustrations à des théories, des raisonnements ou encore comme un moyen
de transmettre un contenu théorique déterminé, la teneur épistémique de
l’ œ uvre d’ art est alors non spécifique  : elle hérite de la valeur cognitive
de la théorie, de l’ i dée, du questionnement. Au mieux, cette œuvre d’ art
permet de l’ asseoir, au pire elle n’ e n propose qu’ u ne reprise redondante
et inutile. Dans tous les cas, l’ œ uvre d’ art est alors un accessoire cognitif
parfois fécond, parfois maladroit ou encore confus. Mais d’ autres moyens
sont toujours possibles voire plus adéquats : une réflexion intellectuelle ou
un essai théorique suffirait en effet à dévoiler ce contenu.

À l’ i nverse, la valeur cognitive essentielle et spécifique de l’ art en tant


qu’ art repose non pas sur sa teneur inférentielle ou propositionnelle mais
performative. En effet, la valeur cognitive spécifique et irréductible de l’ art
repose sur l’ e ngagement du spectateur : l’ œ uvre d’ art singulière qui appelle
et requiert des vertus intellectuelles comme condition de sa réception, a
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une teneur épistémique essentielle. Ainsi, lorsque l’ e xpérience attentive
des aspects de l’ œ uvre – de l’ e nsemble des propriétés qui constituent son
identité − sollicite à la fois des capacités émotionnelles et cognitives, le
travail de l’ i magination, l’ élargissement de la perception, l’ a cuité aux détails,
l’ aventure conceptuelle appelée par l’ œ uvre, c’ e st alors que l’ art participe de
manière essentielle à l’ e nquête et à la formation intellectuelle.

De là s’ e xplique l’ i nadéquation de toute réduction de l’ e xpérience d’ une


œuvre d’ art à une description : rien ne peut se substituer à la connaissance
par accointance de l’ œ uvre si l’ on veut accéder à sa valeur cognitive. D’ où
l’ insatisfaction à ne lire que les résumés en 4e de couverture des romans, à
ne voir que la bande-annonce d’ u n film, à n’ é couter qu’ u n extrait musical
d’ u n concert, à ne regarder que les plaquettes de communication pour
une exposition photographique. Autrement dit, c’ e st l’ e xpérience de telle
œuvre d’ art en tant que telle-et-telle œuvre d’ art qui peut avoir une valeur
cognitive essentielle. La question qui se pose est alors la suivante : quid de
l’ art conceptuel ? Peut-il posséder ce type de valeur cognitive essentielle ?

Il me semble que l’ on doit répondre de manière négative à cette question :


l’ a rt conceptuel ne peut avoir de valeur cognitive essentielle et spécifique. En
effet, des traits importants caractéristiques de l’ a rt conceptuel expliquent
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  142 cet échec. L’ a rt conceptuel se réclame comme un art sans qualités, et
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

notamment sans propriétés esthétiques, comme en témoigne l’ e xposition


du rien de Klein à la galerie Colette Allendy à Paris (une salle y est laissée
vide). Et même si une œuvre d’ a rt conceptuelle possède des propriétés
physico-phénoménales et esthétiques, celles-ci ne sont pas essentielles,
comme nous l’ avons vu précédemment. Hopkins [9] souligne cette idée : la
réalisation d’ u ne œuvre d’ a rt conceptuelle ne constitue pas l’ i dentité de
l’ œ uvre. La façon dont l’ œ uvre est réalisée n’ i mporte pas nécessairement.
L’ e xécution est parfois même superficielle. Tout d’ a bord, en suivant
Hopkins, l’ a rt conceptuel, même s’ i l est perceptible, ne requiert pas une
expérience sensible afin d’ ê tre apprécié. L’ e xpérience sensible ne permet
pas d’ é tablir ce qui compte pour l’ i dentité et la signification de l’ œ uvre.
Et à la différence des autres œuvres d’ a rt traditionnelles, les œuvres d’ a rt
conceptuelles manifestent une relation d’ i dentité entre les propriétés de
base et les propriétés artistiques (ou esthétiques) de telle sorte qu’ u ne
conception partielle des premières suffit pour déterminer les secondes.
Cela explique la façon dont les spectateurs parviennent à saisir les traits
intéressants de l’ œ uvre conceptuelle considérée. Ainsi, il ne s’ a git pas de
dire que rien ne compte dans le résultat pour la compréhension adéquate
de l’ œ uvre d’ a rt conceptuelle : il y a bien sûr une différence à choisir une
pièce de musique sans notes, des fiches de mesures de pas, des excréments,
des actions dans la rue… Mais «  la nature précise de ces œuvres qui
correspondent à ces descriptions n’ e st pas pertinente, au moins jusqu’ à
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un certain niveau  [10] ». Ainsi, la spécificité de l’ a rt conceptuel repose sur
le fait que son intérêt artistique ne dépend pas de la nature précise de ses
propriétés. Il se distingue aussi de l’ a rt traditionnel en ce qu’ i l frustre nos
attentes perceptives, par la distinction entre le résultat et l’ œ uvre.

L’ art contemporain n’ e st pas fait pour être vu, entendu, touché mais
compris, réfléchi, interrogé : à la différence de l’ art traditionnel qui suppose
la perception du résultat, ce qui importe pour l’ art conceptuel, c’ e st la
reconstruction de l’ a ction de l’ artiste, ce que souligne très justement
Currie  [11]. L’ e xpérience d’ u ne œuvre d’ art conceptuelle ne constitue pas
une condition nécessaire, ni suffisante pour apprécier l’ œ uvre. C’ e st plutôt
un moyen d’ a ccès possible. À la différence de l’ art traditionnel, il n’ e st pas
nécessaire d’ avoir une connaissance par accointance de l’ art conceptuel  :
une fiche descriptive, un résumé, une explication descriptive ou un 9. Robert Hopkins, “Speaking Through
Silence: Conceptual Art and Conversational
commentaire interprétatif sur les œuvres d’ art conceptuelles suffit alors Implicature”, in Peter Goldie et Elisabeth
que rien ne pourrait remplacer la lecture de Voyages de noces de Patrick Schellenkens, op. cit., pp. 51-67.
Modiano, l’ e xpérience de Persistance de la mémoire de Salvador Dalí, 10. Ibid., p. 65.
11. Gregory Currie, “Visual Conceptual Art”,
l’ é coute réitérée de l’ a lbum Diagnostic d’ I brahim Maalhouf. Autrement dit, in Peter Goldie et Elisabeth Schellenkens,
il ne s’ agit pas de dire que l’ art conceptuel n’ e st pas perceptible (même le op. cit., pp. 33-50.
silence de 4’ ’  33 de la pièce de John Cage est perceptible), mais simplement
que les œuvres d’ art conceptuelles n’ i mpliquent pas de la part du spectateur
la même directionnalité. Voici deux représentations schématiques afin de nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  143
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considérer les différences de directionnalité entre l’ art traditionnel et l’ art


conceptuel :

Directionnalité pour l’ art traditionnel

Directionnalité pour l’ art conceptuel


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C’ est ce changement de directionnalité qui permet de comprendre le paradoxe
de l’ art conceptuel. La faiblesse cognitive de l’ art conceptuel ne tient pas à un
manque de contenu propositionnel mais à ses conditions logiques de réception :
l’ art conceptuel n’ appelle pas à une expérience sensible de la singularité dense d’ une
œuvre d’ art mais au contraire frustre et ne satisfait pas ces attentes traditionnelles
du spectateur.

Ces deux représentations schématiques révèlent la discontinuité entre l’ art


traditionnel et l’ art conceptuel. S’ il n’ est pas question de refuser le statut de l’ art à ce
dernier, il ne s’ agit pas non plus de sous-estimer ces différences. En effet, à la question
« Comment expliquer les rapports entre l’ art traditionnel et l’ art contemporain ? »,
deux hypothèses se font face :

A. L’ hypothèse discontinuiste selon laquelle il existe une discontinuité radicale,


une rupture entre l’ art traditionnel et l’ art contemporain.

B. L’ hypothèse continuiste, défendue notamment par D. Davies, d’ après laquelle


l’ art contemporain malgré ses différences apparentes avec l’ art traditionnel,
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  144 ne modifie pas le statut ontologique de l’ art ni la manière de l’ appréhender.
Le paradoxe de l’ art conceptuel |  sandrine darsel

L’ argumentation de Davies peut être résumée ainsi. D’ une part, l’ ontologie


substantialiste renforce les disparités entre l’ art traditionnel et l’ art contemporain.
D’ autre part, l’ empirisme esthétique échoue à donner un cadre général pour
l’ appréhension et l’ appréciation des œuvres d’ art dans leur ensemble. Enfin,
seule une ontologie événementielle permet de souligner la continuité entre art
traditionnel et contemporain et de rendre compte de l’ échec courant du spectateur
à apprécier l’ art contemporain.

Toutefois, n’ est-ce pas faire fi des différences importantes qui existent entre
l’ art traditionnel et l’ art contemporain du point de vue de leurs conditions
respectives de production et de réception ? Par ailleurs, peut-on appliquer une
analyse explicative éclairante pour les œuvres d’ art atypiques qui relèvent de
l’ art conceptuel et plus généralement de l’ art contemporain, aux œuvres d’ art
traditionnelles ? Il me semble ainsi que l’ ontologie performative élaborée par Davies
rend compte de manière très éclairante du statut des œuvres d’ art conceptuelles,
quoiqu’ elle ne soit pas appropriée aux œuvres d’ art traditionnelles, même dans le
cas des œuvres souvent associées à une performance comme la musique, la danse
ou le théâtre[12]. Autrement dit, du fait de ces caractéristiques, l’ art contemporain
est justiciable d’ une ontologie et d’ une épistémologie spécifique.

Ainsi, cette discussion à propos de la valeur cognitive de l’ art conceptuel n’ est


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pas sans conséquences. D’ une part, elle permet de réfléchir au statut ontologique
et épistémologique de l’ art conceptuel et par là de réfléchir aux liens entre l’ art
traditionnel et l’ art conceptuel. D’ autre part, elle pose les bases d’ une axiologie des
œuvres d’ art et permet d’ expliquer l’ échec évaluatif de l’ art conceptuel. Enfin, elle
participe à construire une conception large et non restreinte de la valeur cognitive
(souvent réduite au verbal, à l’ articulé, au descriptif, à la signification). In fine,
la valeur de l’ art conceptuel n’ est pas remise en cause : il ne s’ agit pas ici de dire
que l’ art conceptuel est dénué de toute valeur. Il possède sans conteste une valeur
artistico-historique. Il s’ agissait seulement d’ examiner sa valeur cognitive.

12. Une argumentation en faveur de l’ hypo-


thèse discontinuiste dépasse très largement
le cadre de cette discussion, laquelle permet
néanmoins d’ ouvrir des perspectives de
réflexion intéressantes.

nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 |  145

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