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Sandrine Darsel
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SANDRINE DARSEL
Ces œuvres d’ art ont en effet des points communs, dont au moins 4 traits
caractéristiques (bien sûr il ne s’ agit pas d’ une définition au sens strict) :
Bien sûr, on pourrait tout simplement objecter que l’ art, quel qu’ il soit
(conceptuel ou traditionnel) est dépourvu de toute valeur cognitive. Autrement
dit, il y aurait séparation franche entre l’ art et la connaissance, l’ esthétique et la
logique. Toutefois, je pars sans élaborer de justification (les limites de cet article
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 | 132 ne le permettant pas), du tournant épistémologique en esthétique initié par
Le paradoxe de l’ art conceptuel | sandrine darsel
Nelson Goodman dans Langages de l’ art [2]. En d’ autres termes, cette analyse
repose sur 3 présupposés :
– L’ art peut avoir une teneur épistémique.
– Il n’ y a pas d’ opposition nécessaire entre l’ art et la connaissance.
– Au contraire les œuvres d’ art peuvent être une manière de comprendre
le monde.
Les enjeux de cette discussion sont multiples car l’ art qui semble le plus
informatif ne l’ est pas. D’ ailleurs, on pourrait même dire que l’ art de masse,
souvent décrié pour sa bêtise ou à tout le moins assimilé à la facilité cognitive,
possède, à la différence de l’ art conceptuel, un potentiel cognitif plus élevé. Cela
expliquerait au moins en partie d’ une part, le désaveu ou l’ échec évaluatif de l’ art
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– et enfin, les idées philosophiques (les concepts ainsi que les théories
philosophiques – citons par exemple, le lien entre les œuvres de Kosuth
et la philosophie du langage d’ Austin ou encore Les Investigations
philosophiques de Wittgenstein).
Alors que le spectateur sait ce qu’ il doit faire pour comprendre, apprécier,
voire juger une œuvre comme Guernica de Picasso, le Titanic de James
Cameron ou encore la Première Ballade de Chopin, il est pris au dépourvu face nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 | 135
varia | Esthétique des jeux vidéo
Toutefois, cet échec évaluatif vient d’ une confusion importante : ici Duchamp
n’ a pas produit l’ urinoir mais l’ idée (l’ idée de la chose toute faite, du ready-made)
laquelle prend sens dans un contexte artistico-historique particulier ; notamment,
le statut de Duchamp comme membre directeur de la société des artistes
indépendants ; les conditions d’ exposition explicitées préalablement à New York ;
la série d’ articles de Duchamp à propos de « The Richard Mutt case ».
débat et rupture à propos du type de chose qu’ est une œuvre d’ art (universelle
ou particulière, contextuelle ou abstraite), on s’ accorde généralement pour dire
que les œuvres d’ art sont des substances, support d’ un ensemble de propriétés
variées (physiques, qualitatives, esthétiques, intentionnelles, historiques) ou de
changement de propriétés (les événements qui caractérisent telle œuvre d’ art, par
exemple les ruptures harmoniques dans une sonate). À l’ inverse, Davies défend
une ontologie de l’ événement artistique : toute œuvre d’ art, quelle qu’ elle soit
(traditionnelle ou conceptuelle) et quelles que soient les différences de genre,
de forme, d’ époque, de support, est une performance créatrice qui réside dans
les activités intentionnelles de l’ auteur. Autrement dit, l’ œuvre d’ art n’ est pas le
résultat d’ une action créatrice mais cette action créatrice. Un centre d’ appréciation
est le plus souvent produit par cette performance créatrice. Toutefois, il importe
de ne pas substantialiser et rigidifier l’ œuvre d’ art laquelle est un avant tout un
événement, une performance, celle de l’ auteur, situé dans un contexte historique
spécifique. Cette analyse événementielle du statut ontologique des œuvres
d’ art permet du point de vue méthodologique de rendre compte des pratiques
évaluatives, et d’ expliquer notamment de notre réticence par rapport à l’ art
conceptuel ainsi que nos échecs pour l’ apprécier.
C’ est dans son texte qu’ il commente et explique les modalités de cette
mutation. Le verre d’ eau n’ est pas simplement étiqueté en tant que chêne et ne
symbolise pas non plus un chêne ; l’ artiste a changé la substance physique du
verre d’ eau en celle d’ un chêne sans changement d’ aspect. Ce verre d’ eau est,
suivant le texte, devenu un chêne lorsque l’ artiste a versé l’ eau dans le verre et son
intention a précipité ce changement.
Ainsi, selon Peter Goldie [5], cette œuvre a une valeur cognitive importante :
5. Peter Goldie, “Conceptual Art and
elle permet de penser à propos d’ une difficulté philosophique (comme la Knowledge”, in Peter Goldie et Elisabeth
transsubstantiation) ; cette œuvre le fait d’ une manière artistique et non de Schellenkens, op. cit., p. 167.
manière discursive ou philosophique. L’ inconfort du spectateur face à l’ art
conceptuel s’ explique ainsi : la peur de l’ art conceptuel (comme la nomme Goldie)
vient de l’ incompétence du spectateur à saisir la complexité intellectuelle de la nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 | 137
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Le paradoxe de l’ art conceptuel | sandrine darsel
contenu propositionnel du texte. Il ne s’ agit pas de dire pour Goldie que l’ œuvre
An Oak Tree supplante le discours philosophique, ni que l’ art conceptuel peut
remplacer la philosophie (quelles que soient les aspirations de certains artistes
conceptuels). Il ne s’ agit pas de dire non plus qu’ un philosophe intéressé par la
notion complexe de transsubstantiation apprendra quelque chose de nouveau en
contemplant An Oak Tree, ni que cela améliorera nécessairement sa compréhension
du problème philosophique. Selon Goldie, il s’ agit simplement d’ accepter que cette
œuvre peut faciliter la compréhension de la transsubstantiation et plus généralement,
aider à penser. Par ailleurs, cette œuvre peut constituer une voie de compréhension
différente de celle proposée par la rigueur de l’ investigation philosophique, ouverte
à ceux qui ne comprennent pas le langage philosophique.
À partir de ces deux exemples, on peut dire que suivant l’ option optimiste,
la valeur cognitive de l’ art conceptuel réside principalement dans son contenu
propositionnel. Toutefois, à l’ instar de James Young, on peut objecter à cela l’ idée
suivante :
3. Donc, les œuvres d’ art conceptuelles ne possèdent pas en tant que telles de
valeur cognitive [6].
Il ne suffit pas en effet que les œuvres d’ art conceptuelles exemplifient une
proposition pour posséder une valeur cognitive. Leur contenu propositionnel
peut s’ apparenter à de simples truismes. Si c’ est le cas, la valeur cognitive de
l’ art conceptuel serait insignifiante voire absente. À cela, comme je l’ ai déjà dit
précédemment, les tenants de la conception optimiste – tel que Peter Goldie –
répondent que la valeur cognitive de l’ art conceptuel repose non sur la production
de nouvelles croyances vraies justifiées mais sur sa capacité à faciliter la connaissance
par la présentation d’ un énoncé artistique même si celui-ci n’ est pas articulé autour
d’ une justification [7].
6. James O. Young, Art and Knowledge, Londres,
Routledge, 2001, p. 77.
7. Peter Goldie, “Conceptual Art and
Knowledge”, in Peter Goldie et Elisabeth
UNE SECONDE DIFFICULTÉ
Schellenkens, op. cit., pp. 157-170.
Toutefois, même si l’ on accepte cette réponse, c’ est-à-dire même si l’ on
reconnaît que le rôle cognitif de l’ art conceptuel n’ est pas insignifiant, on peut
nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 | 140 douter qu’ il soit essentiel. La question n’ est pas « L’ art conceptuel possède-t-il
Le paradoxe de l’ art conceptuel | sandrine darsel
une teneur cognitive ? », mais plutôt « L’ art conceptuel possède-t-il une teneur
cognitive intrinsèque et spécifique ? ». Et à cette 2e question, il me semble
que la réponse est négative : l’ art conceptuel ne pourrait avoir qu’ une valeur
cognitive accessoire. Afin de comprendre cette idée, il importe d’ une part de
clarifier ce que j’ entends par valeur cognitive spécifique de l’ art pour ensuite
mettre à jour la faiblesse cognitive de l’ art conceptuel.
2. C’ est en tant que telle-et-telle œuvre d’ art qu’ elle possède une valeur
cognitive essentielle.
Ainsi, c’ e st en ce sens qu’ u ne œuvre d’ art peut posséder une valeur
cognitive irréductible. Pourtant, elle ne conduit pas à des connaissances
générales ni à l’ é tablissement de principes universels. Sa valeur tient à la
spécificité de son objet et, du point de vue de l’ e xpérience, à ce qu’ i l réclame
logiquement afin d’ ê tre compris.
Lorsqu’ u ne œuvre d’ art est conçue comme une source d’ e xemples,
d’ i llustrations à des théories, des raisonnements ou encore comme un moyen
de transmettre un contenu théorique déterminé, la teneur épistémique de
l’ œ uvre d’ art est alors non spécifique : elle hérite de la valeur cognitive
de la théorie, de l’ i dée, du questionnement. Au mieux, cette œuvre d’ art
permet de l’ asseoir, au pire elle n’ e n propose qu’ u ne reprise redondante
et inutile. Dans tous les cas, l’ œ uvre d’ art est alors un accessoire cognitif
parfois fécond, parfois maladroit ou encore confus. Mais d’ autres moyens
sont toujours possibles voire plus adéquats : une réflexion intellectuelle ou
un essai théorique suffirait en effet à dévoiler ce contenu.
L’ art contemporain n’ e st pas fait pour être vu, entendu, touché mais
compris, réfléchi, interrogé : à la différence de l’ art traditionnel qui suppose
la perception du résultat, ce qui importe pour l’ art conceptuel, c’ e st la
reconstruction de l’ a ction de l’ artiste, ce que souligne très justement
Currie [11]. L’ e xpérience d’ u ne œuvre d’ art conceptuelle ne constitue pas
une condition nécessaire, ni suffisante pour apprécier l’ œ uvre. C’ e st plutôt
un moyen d’ a ccès possible. À la différence de l’ art traditionnel, il n’ e st pas
nécessaire d’ avoir une connaissance par accointance de l’ art conceptuel :
une fiche descriptive, un résumé, une explication descriptive ou un 9. Robert Hopkins, “Speaking Through
Silence: Conceptual Art and Conversational
commentaire interprétatif sur les œuvres d’ art conceptuelles suffit alors Implicature”, in Peter Goldie et Elisabeth
que rien ne pourrait remplacer la lecture de Voyages de noces de Patrick Schellenkens, op. cit., pp. 51-67.
Modiano, l’ e xpérience de Persistance de la mémoire de Salvador Dalí, 10. Ibid., p. 65.
11. Gregory Currie, “Visual Conceptual Art”,
l’ é coute réitérée de l’ a lbum Diagnostic d’ I brahim Maalhouf. Autrement dit, in Peter Goldie et Elisabeth Schellenkens,
il ne s’ agit pas de dire que l’ art conceptuel n’ e st pas perceptible (même le op. cit., pp. 33-50.
silence de 4’ ’ 33 de la pièce de John Cage est perceptible), mais simplement
que les œuvres d’ art conceptuelles n’ i mpliquent pas de la part du spectateur
la même directionnalité. Voici deux représentations schématiques afin de nouvelle Revue d’esthétique n° 11/2013 | 143
varia | Esthétique des jeux vidéo
Toutefois, n’ est-ce pas faire fi des différences importantes qui existent entre
l’ art traditionnel et l’ art contemporain du point de vue de leurs conditions
respectives de production et de réception ? Par ailleurs, peut-on appliquer une
analyse explicative éclairante pour les œuvres d’ art atypiques qui relèvent de
l’ art conceptuel et plus généralement de l’ art contemporain, aux œuvres d’ art
traditionnelles ? Il me semble ainsi que l’ ontologie performative élaborée par Davies
rend compte de manière très éclairante du statut des œuvres d’ art conceptuelles,
quoiqu’ elle ne soit pas appropriée aux œuvres d’ art traditionnelles, même dans le
cas des œuvres souvent associées à une performance comme la musique, la danse
ou le théâtre[12]. Autrement dit, du fait de ces caractéristiques, l’ art contemporain
est justiciable d’ une ontologie et d’ une épistémologie spécifique.