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TECHNOLOGIQUE
Jean-Baptiste Fressoz
2010/4 - n°150
pages 97 à 103
ISSN 0048-8593
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Pour citer cet article :
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Fressoz Jean-Baptiste, « Eugène Huzar et l'invention du catastrophisme technologique »,
Romantisme, 2010/4 n°150, p. 97-103. DOI : 10.3917/rom.150.0097
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Jean-Baptiste FRESSOZ
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p. 233.)
réciproques que naît le progrès » (FM, 49). Or les sciences, aussi puissan-
tes qu’elles deviennent, resteront expérimentales, c’est-à-dire, par défini-
tion, ne pourront apprendre que de leurs expériences. Connaissance a
posteriori, la science ne pourra jamais anticiper les conséquences lointai-
nes de ses productions techniques. C’est ce que Huzar appelle le principe
de la science « impresciente ». Le décalage entre les capacités techniques
et les capacités de prévision sera la cause de l’apocalypse.
Huzar possède une imagination apocalyptique débordante et une pré-
férence pour les scénarios spectaculaires. Qui sait si en extrayant tonne
après tonne de charbon on ne risque pas de déplacer le centre de gravité
de la planète et produire un basculement de son axe de rotation ? Qui
sait si les canaux interocéaniques ne perturberont pas les courants mariti-
mes, causant ainsi des inondations dévastatrices ? Son candidat préféré
pour l’apocalypse reste hypothétique : une substance encore à découvrir
capable de brûler l’eau qui, se déversant par accident dans une rivière,
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finirait par embraser les océans et consumer toute matière organique sur
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terre. Au milieu de ces propositions farfelues, on trouve aussi de belles
anticipations : « dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de
chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques,
dégagera des billions de mètres cubes d’acide carbonique et d’oxyde de
carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de
billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler
un peu l’harmonie du monde » (AS, 99). Selon Huzar, qui emploie des
métaphores organicistes, la Terre est un être vivant et fragile : les défores-
tations sont la « calvitie » de la Terre, les mines et les carrières, des ané-
vrismes qui menacent de rompre (AS, 98, 102).
Huzar a bien conscience de la fragilité de ces spéculations, mais son
point est ailleurs : l’agir technique se substituant peu à peu aux processus
naturels, la charge de la preuve est renversée. Ce n’est pas à lui de prouver
la possibilité de la catastrophe, mais aux ingénieurs de démontrer l’inno-
cuité de leurs créations : « Si nous sommes si exigeants envers la science,
c’est qu’aujourd’hui la science tend à substituer son action aveugle à celle
de la nature. […] Il faudrait d’abord prouver qu’elle fait mal et ensuite
que l’on fera mieux qu’elle » (AS, 102).
Face à l’aporie de la science « impresciente », Huzar indique des
moyens « palliatifs » qui retarderont la catastrophe finale. Premièrement,
il faut faire advenir une science nouvelle « ayant pour but de déterminer
et d’étudier les lois qui constituent l’équilibre du globe ». Deuxième-
ment, il faut établir une « édilité planétaire » c’est-à-dire un gouverne-
ment scientifique mondial chargé d’étudier les projets de grands travaux,
de déboisements et toutes les expériences scientifiques qui pourraient
« troubler l’harmonie du monde » (AS, 136). L’utopie huzarienne est une
technocratie saint-simonienne supranationale tempérée par le jeu démo-
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des grands mythes grâce au système de l’éternel retour : Éden était une
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civilisation extrêmement avancée couvrant l’ensemble du globe et qui
sombra dans une catastrophe technologique planétaire (FM, 43). D’où
l’ubiquité du mythe de la Chute que l’on retrouve sous diverses formes
dans la Genèse, les Védas, Prométhée, Icare, etc. Selon Huzar, plusieurs
cycles humains, des milliers peut-être, ont existé sur la planète avant le
nôtre, qui s’approche de l’état édénique et de la catastrophe finale/initia-
trice. La mission de Huzar est d’avertir l’humanité pour qu’elle rompe
avec la répétition des cycles, d’infléchir la direction du progrès technique,
de l’arrêter au seuil de l’expérience dernière (AS, 138).
Si Huzar se présente en prophète de malheur prêchant dans le désert,
ses ouvrages furent en fait fort bien accueillis. La Fin du monde par la
science parut un mois avant l’inauguration de l’Exposition universelle de
Paris et toutes les grandes revues (étrangères y compris) en rendirent
compte : « l’explication que nous donne M. Huzar du péché originel est
plus satisfaisante que celles que nous ont données successivement prêtres
et philosophies (L’Industrie) » ; « l’hypothèse de M. Huzar ne manque ni
de grandeur ni de vérité (Le Moniteur) » ; « c’était le livre que je rêvais
depuis longtemps et que je ne voyais pas venir (La Gazette de France) »,
etc. 5 En 1888, ce petit livre étrange d’un avocat obscur au crédit scienti-
fique douteux en était à sa quatrième édition (dont une portugaise). Le
4. Les temporalités cycliques fascinent les romantiques qui interprètent les révolutions au
sens littéral du mot. Chateaubriand, dans son Essai sur les révolutions modernes et anciennes
(1820), entend découvrir dans l’histoire la formule de l’évolution politique de l’humanité. Pierre
Simon Ballanche, dans son Essai de palingénésie sociale (1828), transpose les catastrophes natu-
relles dans l’histoire des sociétés. Victor Cousin consacre la onzième leçon de son cours en Sor-
bonne (que le tout-Paris libéral suit avec avidité) aux philosophies de l’histoire cycliques de
Herder et de Vico, dont Michelet traduit La Science nouvelle en 1835.
5. Cité dans Eugène Huzar, L’Arbre de la science, ouvr. cité, p. 2-3.
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aux antipodes colonisées (dans la gravure de Gustave Doré c’est un Néo-
Zélandais qui contemple les ruines de Londres, voir fig. 2) découvre les
vestiges des métropoles industrielles qui ont sombré dans l’oubli après des
cataclysmes huzariens 10. Le thème des ruines se transforme en une « archéo-
logie du futur ». La ruine ne renvoie plus au « tout coule » héraclitéen pro-
voquant une méditation rétrospective sur le passage des civilisations, mais
une présence du futur qui invite à une réflexion prospective : la ruine fait
moins rêver sur ce qui fut que penser ce qui risque de ne plus être.
La rencontre de la poétique des ruines, de la littérature d’anticipation
naissante et du catastrophisme huzarien est un moment important de
6. R.P. Félix, Le Progrès par le christianisme. Conférences de Notre-Dame de Paris,
2e année, 1857, Le Clère, 1858.
7. Auguste de Vaucelle, L’Artiste, 9 août 1857 ; Felix de Saulcy, Le Courrier de Paris,
21 octobre 1857.
8. Le Gaulois, 2 septembre 1910, n˚ 11806.
9. Flaubert projetait de conclure Bouvard et Pécuchet en utilisant La Fin du monde par la
science, qu’il cite dans ses carnets préparatoires. Après avoir abordé toutes les sciences, « Pécu-
chet voit l’avenir de l’humanité en noir : l’homme moderne est amoindri et devenu une
machine… barbarie par l’excès d’individualisme, et le délire de la science » (Bouvart et Pécu-
chet, Le Livre de poche, 1999, p. 415)
10. Dans Les Ruines de Paris (1856, rééd. Poitiers, Paréiasaure, 1995), Joseph Méry raconte
comment des savants africains – ils sont canaques dans Les Ruines de Paris en 4875 d’Alfred
Franklin (Willem, 1875) – découvrent en 3509 les ruines de la capitale, disparue dans « les
divers cataclysmes que la terre a subis, soit de la part des hommes, soit de la part des élé-
ments » ; l’un des archéologues a rendu la guerre impossible en découvrant une matière capable
d’enflammer la mer. Alfred Bonnardot projette le narrateur d’Archéopolis (Castel, 1859) en 9957
dans les ruines des Tuileries (« Dieu voulut châtier l’homme pour avoir dérobé trop de fruits à
l’arbre de la science ») ; il rencontre une expédition de savants africains qui l’emmène comme
spécimen. Dans L’An 5865 ou Paris dans quatre mille ans (Librairie centrale, 1865), d’Hyppo-
lite Mettais, le narrateur exhume à Blois la statue de Denis Papin. Eugène Mouton attribue « La
fin du monde » (Nouvelles et Fantaisies humoristiques, Librairie Générale, 1872) à l’industria-
lisme, qui augmente la température du globe et finit par l’embraser.
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l’histoire littéraire. Jules Verne s’en inspire dans L’Éternel Adam, qui
narre la découverte dans un futur indéterminé d’un texte décrivant
l’engloutissement de notre civilisation. Notre espèce doit sa survie à un
petit nombre d’humains qui oublièrent peu à peu leur histoire. D’une
certaine manière, les cautionary tales de la SF et le thème des ruines du
futur (de Ravage au courant Cyberpunk en passant par La Planète des sin-
ges) peuvent aussi être placés dans la filiation des romans post-apocalyp-
tiques qu’Eugène Huzar a inspirés.
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Figure 2. Gustave Doré, « The New Zealander » dans Blanchard Jerrold, London : A
Pilgrimage, 1872
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pas l’histoire d’une prise de conscience, mais l’histoire de la production
scientifique et politique d’une inconscience modernisatrice.
(Harvard University)
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