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POSTCOLONIALE
Claire Joubert
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Théorie en traduction :
Homi Bhabha
et l’intervention
postcoloniale
LIEUX DE LA RÉCEPTION
Dans ces traversées, les concepts (et les pratiques) de texte, dis-
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tion sur les territoires des disciplines dans le travail même de la recherche
et dans l’appréciation de la valeur scientifique 18, et un milieu français qui
a placé ses innovations théoriques en d’autres termes et sur d’autres plans
d’inscription — ce qui n’exclut pas nécessairement les conservatismes
territorialisés ou l’introversion monolingue.
Ce que la question du différentiel scientifique met clairement en
problème, c’est l’opération du langage-c’est-à-dire-des-langues dans la
pensée, et jusque dans ses institutions, comme les formes et histoires dis-
cursives qu’elles sont. C’est cette question qu’on peut continuer à ouvrir,
à la faveur du moment de la traduction française de Bhabha — et dans le
milieu d’une certaine culture de monolinguisme scientifique en France,
où la crainte de l’hégémonie américanophone est mêlée aux héritages
d’un universalisme culturel qui pouvait parler français. C’est ici que les
avancées de la question de la traduction dans tous les champs issus de la
Theory, où l’intervention de Bhabha marque l’un des points d’origine et
où les labilités disciplinaires sont à leur plus créatif actuellement, peuvent
être à la fois un objet et un appui pour la reproblématisation de la théorie
littéraire, dans son histoire et son actualité françaises.
PROBLÈMES DE TRADUCTION
est pertinente pour contraste en tant que point de référence majeur dans la
réflexion anglophone sur le rapport entre théorie et traduction : c’est le
texte théorique intense que proposait Spivak dans sa « Translator’s Pre-
face » à la traduction anglaise de De la grammatologie, de Derrida 26 — et
texte qui établit la stature de Spivak comme voix postcoloniale, puis voix
théorique paradigmatique du « postcolonial », aux États-Unis. Le
contraste avec ces deux cas aide à repérer les effacements énonciatifs
dans Les Lieux de la culture, et à explorer leurs conséquences théoriques.
Il importe par exemple de faire réapparaître, et de donner précisément
à lire, le fait que l’Avant-propos (« Un cosmopolitisme vernaculaire »)
n’apparaissait pas dans l’édition originale, mais a été ajouté au volume dans
sager l’hypothèse que cette histoire soit peut-être plus théoriquement signi-
fiante encore. Autre effacement important : l’index relativement fourni que
comporte l’édition originale est supprimé dans la traduction ; la perte scien-
tifique est rude, sur ce point. Un sous-titre a par contre été ajouté (« Une
théorie postcoloniale »). Les interventions de la traduction sont indiquées de
manière inégale : dans certains cas une explicitation est donnée entre cro-
chets dans le texte pour un terme problématique, dans d’autres cas le pro-
blème est laissé sans indication 28. L’appareil de notes pose également une
26. Gayatri Chakravorty Spivak, « Translator’s Preface », in Of Grammatology, Jacques
Derrida, translated by G.S. Spivak, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1974
(pour rappel, c’est en 1967 que De la grammatologie paraît, aux Éditions de Minuit). Ce
texte d’entrée en traduction se donne à lire, rétrospectivement, comme l’un des points
d’origine où se noue la postcolonial theory, et où se légitime la voix de Spivak comme
l’une des voix dominantes dans le champ. On peut le noter : ce moment théorique est lui-
même produit dans l’interaction avec la singularité de la parole derridienne — soit celle
d’un sujet (post)colonial qui s’engage dans la déconstruction de l’ethnocentrisme philoso-
phique européen, et qui vient participer à un phénomène plus large des branchements étran-
gers dont la « théorie » « française » postsaussurienne se constitue (Todorov, Kristeva, et
leur introduction des poétiques et linguistiques russes, par exemple). Le rapport d’étranger
dans la pensée sémiotique française est pris explicitement comme objet critique — et les
relations mises en tension avec des pans des pensées du langage indienne, chinoise, arabe
—, dans le volume collectif La Traversée des signes, issu d’un séminaire de Julia Kristeva
(Paris, Le Seuil, 1975).
27. L’information éditoriale dans l’édition Payot ne mentionne pas l’existence de ces deux
éditions anglaises. La deuxième édition est : Homi Bhabha, The Location of Culture, with a
new preface by the author, London and New York, Routledge, Routledge Classics, 2004.
28. Par exemple, les « communautés imaginées », syntagme dont la complexité à la traduc-
tion tient précisément à son statut intertextuel (il s’agit d’une reprise du titre de Benedict
Anderson, le volume Imagined Communities évoqué plus haut), est glosé entre crochets par
« [nations imaginaires] » p. 237, mais laissé à ses simples guillemets p. 4. La formule clé de
« a metonymic interruption » (Location, p. 155), où se ramasse une charge théorique dense
— toute une pensée de l’historicité du langage — est traduit p. 245 par l’hésitation « cette
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coupure (brisure) » (Lieux, p. 245), qui n’est pas seulement un brouillage du sens, mais un LITTÉRATURE
démembrement du concept ; une déconceptualisation. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES
Ces points infimes sont les mailles d’un système de sens, énonciatif
et non seulement énoncif, dont dépend la valeur théorique de l’ensemble :
Bhabha pense toujours avec d’autres voix, entre plusieurs textes, et entre
tionne les nombreux problèmes que pose leur traduction. » 40 Des zones
entières de ce que les universitaires américains appellent la « conversa-
tion » où la pensée de Bhabha est mêlée sont en effet indisponibles ; mais
d’autres intrications de rapports sont possibles à inscrire, que la traduction
de F. Bouillot manque à faire entendre.
La traduction contient un nombre de contresens simples, avec des
conséquences théoriques immédiatement repérables, et localisées : rendre
« Out of many one » (Location, p. 142, italiques de l’auteur) par « Sortir
de la foule » (Lieux, p. 228) est à la fois une erreur syntaxique nette, et
une mise en sourdine de la référence à toute la conception du politique
dont est infusé le système constitutionnel américain, ramassée dans la
devise officielle e pluribus unum. Les italiques de Bhabha indiquent le
statut citationnel du syntagme ici. Plus loin, la marque d’intertextualité est
plus ténue, dans les seuls guillemets (« the metaphor of the national com-
munity as the “many as one” » (Location, p. 155) ; elle finit d’être noyée
dans le français « un “tous pour un” » (Lieux, p. 245), qui fait d’ailleurs
entendre une histoire politique hétérogène à l’argument que déploie
Bhabha ici. La confusion touche un nerf intéressant : c’est la cohérence de
la pratique transdiscursive de Bhabha avec ses propositions sur la diffé-
40. Jérôme Vidal, « Judith Butler en France », op. cit., p. 7. Des deux questions clés qu’il
soulève, chacune est également valable pour le cas de Bhabha : « Comment notamment tra-
duire le concept d’agency ? […] Les questions de traduction rejoignent ici les questions
politiques les plus brûlantes » (p. 7-8), et plus loin : « Un autre débat, de plus en plus central
sur la scène idéologique française, au point de parasiter tous les autres, conditionne de façon
décisive la réception de l’œuvre de Judith Butler en France : l’émergence de la question
postcoloniale et de celle, connexe, de la traduction culturelle, qui viennent croiser et trou-
bler, autrement dit compliquer, d’autres problèmes, entraînant en conséquence la formula-
tion de nouvelles questions féministes », p. 8. Dans « traduction culturelle », c’est bien ici
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l’écho du concept de Bhabha qu’il y a à entendre. Les troubles, et les complexités, sont en LITTÉRATURE
effet croisés. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES
qui travaille à recroiser en elle la « vie des peuples » 41, nationaux, pluriels,
et émergents, pour écrire la pensée d’une nationalité encore à connaître,
postcoloniale, qu’il désigne par la figure « liminale » du « migrant ».
C’est pourquoi la gageure (c’est-à-dire la possibilité multipliée) de la tra-
duction est particulièrement passionnante, et productrice de théorie.
Bhabha travaille en tendant des rapports sémantiques qui forcent en effet
les scénarios théoriques établis ; c’est simplement autre chose que la
pensée de Bhabha qu’on lit si ces rapports d’énonciation sont défaits. Cer-
tains signifiants clés fonctionnent en particulier comme des mots-dis-
cours, des mots-concepts, portant en eux une systématicité qui apporte à
chaque occurrence autre chose qu’un signifié : on sent combien le mot
« location » — avec ses dérivés et voisins « locate », « locality » (avec
ses italiques originales ici, qui marquent justement l’altération sémantique
qui transforme le mot en concept spécifique, Location p. 140 par
exemple) et « Lokalität » (p. 143), « space », « liminal » — constitue un
champ de théorie qu’on est mal préparé à arpenter quand il est traduit,
diversement selon les situations locales du texte, par « Lieux » pour le
titre, « localisation » (p. 73) 42 ; quand « site » est traduit également par
« lieu » (p. 76), et « locus » par « locus » (p. 255).
Les défrichages que propose F. Bouillot restent utiles pour ce qu’ils
montrent, éventuellement en creux, de la finesse du tissé conceptuel. Et la
traduction de Fanon qu’utilise Bhabha pour appuyer ses avancées sur la
différence culturelle comme force d’historicité, avec la formule « it is to
the zone of occult instability where the people dwell that we must come »
(Location, p. 35, italiques de l’auteur), transporte le même problème, et
162 41. Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, op. cit., p. 149.
LITTÉRATURE 42. Avant la parution de cette traduction, Marc Aymes avait proposé « localité » pour traduire
N° 154 – JUIN 2009 le « location » du titre (« The Location of Postcolonial Studies », Labyrinthe, 24, op. cit.).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE
sont réussis, et semblent susceptibles d’une entrée aisée dans l’usage fran-
çais : « l’intermédiateté » (p. 355), ou « l’entre-temps » pour la substanti-
visation de « meanwhile », tous deux importants pour ce qu’ils font
comprendre de la nature historique du processus de « location », comme
« temporalité intertextuelle » (p. 82). Mais d’autres ratent leur connexion
sur des plans discursifs déjà actifs en français, et créent des surdités théo-
riques : la « minoritisation » (p. 21) calque l’anglais sans renouer avec la
« minoration » conceptualisée par Deleuze et Guattari — entre les langues
justement — à partir de Kafka. De la même façon, les flottements entre
« récit » et « narration » pour traduire « narrative » font filer la référence
à la distinction tracée par Lyotard entre « grands récits » modernes et
« micro-récits », caractérisant selon lui « la condition postmoderne ».
archéologique de son œuvre doit être rendue possible ; une lecture qui
pénètre ses épaisseurs philologiques, et intervienne dans la langue fran-
çaise, au sens théorique fort que Bhabha donne au terme « intervention »,
pour non pas y placer les énoncés mais y faire les déplacements énoncia-
tifs en quoi consiste son activité théorique.
La question de la traduction est celle de savoir si on prend un texte
théorique comme théorique, ou comme déclaratif ; qu’on se prépare à
écouter ce qu’il fait et ce qu’il change, ou ce qu’il dit. Une traduction
scientifique de Bhabha en français est encore à faire — comme aussi de
Spivak, de Robert Young, des Subalternists, etc. —, qui fasse entendre la
créativité disciplinaire, et le travail du théoricien comme « logothète », au
sens de Barthes 46 : le travail par intervention dans les plans de discours, et
L’INTERVENTION POSTCOLONIALE
« CULTURAL TRANSLATION »
ET POLITIQUES DU LANGAGE
fique d’un texte théorique rapporté, qu’il soit ou non traduit), dépend
l’appréhension des rapports politiques qui sont en jeu non seulement dans
l’œuvre de Bhabha mais aussi dans son retentissement universitaire dans le
monde anglophone. Que ce succès même se paye aussi en malentendus
théoriques et en déproblématisations ne l’empêche pas de faire participer
l’œuvre à la consolidation d’un Vraisemblable intellectuel actuel qui est à
penser, comme condition de la pensée sous mondialisation.
Car cet étrange « retour » de la « French Theory » en terrain franco-
phone, ce retour qui n’en est pas un et qui se fait (au moins) dans le dis-
sensus, se fait aussi dans un contexte où le rapport entre théorie et société,
les formes sociales du savoir-pouvoir, et leurs dimensions internationales
ont été métamorphosés. La mondialisation intellectuelle détermine les
conditions de l’énonciation théorique, et la crise institutionnelle que tra-
versent actuellement l’université et la recherche françaises mises en
réforme en est l’inscription assez claire : c’est bien à l’hégémonie du prin-
cipe de « société de la connaissance », son économie mondialisée, son
vecteur linguistique anglophone (ou Globish), et ses cosmopolitismes
diasporiques, qu’une modernité des disciplines de la culture doit
s’adresser. Dans le thème universitaire et public du postcolonial actuelle-
ment sous les feux de la rampe, un rapport colonial se rejoue ; certaine-
ment, un rapport géopolitique, où les sciences du culturel sont à la fois
mises en instrumentalisation, et fortes de leur histoire critique. Une récep-
tion critique de Bhabha est un maillon stratégique pour leur travail
d’actualisation devant ces mises en demeure. Qu’elle constitue une actua-
172 57. La traduction portugaise date de 1998 ; les coréenne, espagnole, italienne (2001), alle-
mande (2002), et arabe (2003) pré-datent toutes la française. (La plaisanterie circule dans les
LITTÉRATURE milieux universitaires américains et indiens : on attend toujours, aussi, une traduction en
N° 154 – JUIN 2009 anglais.)
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE
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LITTÉRATURE
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