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THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L'INTERVENTION

POSTCOLONIALE
Claire Joubert

Armand Colin | « Littérature »

2009/2 n° 154 | pages 149 à 174


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200925826
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Claire Joubert, « Théorie en traduction : Homi Bhabha et l'intervention postcoloniale
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», Littérature 2009/2 (n° 154), p. 149-174.


DOI 10.3917/litt.154.0149
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THÉORIE EN TRADUCTION :
CLAIRE JOUBERT, UNIVERSITÉ PARIS 8
POLART — POÉTIQUE ET POLITIQUE DE L’ART

Théorie en traduction :
Homi Bhabha
et l’intervention
postcoloniale

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Un tour d’horizon de l’archive critique suffit pour prendre la mesure
des difficultés qu’a rencontrées le discours théorique de Homi K. Bhabha
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dans The Location of Culture pour ouvrir un « lieu de la culture » 1 dans le


milieu discursif actuel en France, et venir se greffer dans les espaces de
débat, que ce soit dans le débat public ou dans les travaux et discussions uni-
versitaires. Les propositions de Bhabha, qui sont des points de référence
incontournables pour les débats anglophones sur la postcolonialité et sur la
nature culturelle c’est-à-dire transculturelle des enjeux politiques contempo-
rains, sont certainement déjà actives en France, depuis le début des années
2000 ; et il est intéressant d’observer quels sont les « plateaux » énonciatifs,
au sens de Deleuze et Guattari 2 — quels sont les lieux d’ancrage des prati-
ques intellectuelles, les disciplines, les formes textuelles et culturelles —, qui
ont trouvé un moyen de commencer à entrer en interaction avec elles. Y
compris ceux qui s’y sont engagés par la contestation et la controverse,
puisque la difficulté du rapport a pris aussi, en dehors de la plus simple
réponse par l’ignorance ou le silence 3, cette forme oppositionnelle.

LIEUX DE LA RÉCEPTION

Cette réception critique française, rare, récente, mais grossissante,


en particulier depuis l’année 2006 où paraissent plusieurs numéros de
1. Homi Bhabha, The Location of Culture, London/New York, Routledge, 1994 (abrévia-
tion utilisée ici : « Location »).
2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris,
Éditions de Minuit, 1980.
3. Je pense à la remarque que fait Laetitia Zecchini à propos de l’ouvrage de Jean-Loup
Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes (Paris, Stock, 2008), sans
pour autant sous-estimer l’ampleur érudite qui caractérise la fresque généalogique brossée
par l’ouvrage : Homi Bhabha a bien été « singulièrement “oublié” par l’auteur » (Laetitia
Zecchini, « À partir du livre de Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, Enquête sur les
postcolonialismes, ou l’analyse d’un malentendu », à paraître in Anne Castaing, Lise Guil-
149
hamon, Laetitia Zecchini (dir.), La Modernité littéraire indienne en question : perspectives LITTÉRATURE
postcoloniales, Rennes, PUR, 2009). N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

revues qui frayent un espace éditorial pour les questions du postcolonial


et du « postcolonial » 4, indique par son caractère problématique même
quelque chose du processus de « cultural translation » qui est l’un des
apports importants du travail de Bhabha. Par anglicisme méthodologique,
je garde la formule originale ici pour la laisser introduire immédiatement
un premier maillon du rapport langagier — du rapport de différence
qu’est celui du langage — où travaille la « théorie de la différence cultu-
relle » de Homi Bhabha : si le terme « cultural » peut éventuellement
masquer les différentiels culturels qui se jouent dans les histoires discur-
sives de « cultural » et de « culturel », « translation » les révèle. Il s’agira
bien pour une lecture francophone de devoir se planter devant cette bifur-
cation lexicologique entre « traduction » et « translation », et de com-

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mencer à penser l’implication des deux qu’explore la culturologie de
Bhabha — ceci, moins par l’instrument de sa langue anglaise que par le
travail de son écriture théorique. Pour prendre un exemple sur un terme
clé : le mot-concept de « translation » dans les textes de Bhabha est à
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entendre dans son association discursive et théorique nécessaire avec la


notion de « translated men », que Bhabha emprunte à la poétique de
Salman Rushdie pour penser les situations du sujet postcolonial contem-
porain sous les figures du déplacé, du migrant, du réfugié, de l’exilé 5.
C’est ce processus théorique qui travaille par la traduction, dans l’épais-
seur poétique de la discursivité, pour creuser une pensée de la culture
comme traduction, que je voudrais examiner dans cette étude.
On pourrait s’attendre à ce que la « cultural translation », le bran-
chement théorique de la pensée de Bhabha en France, commence à
s’inscrire plus lisiblement dans les travaux à partir du moment où une
traduction en langue française est disponible. La traduction de The
Location of Culture, son ouvrage clé, paru à Londres et New York en
1994 6, existe depuis février 2007, réalisée par Françoise Bouillot, et
éditée par les éditions Payot 7. L’inflexion prévisible dans la réception
est pourtant peu perceptible après deux ans, la réception critique de la
traduction reste très silencieuse, et c’est encore à l’original anglophone
que se réfèrent les études actuellement disponibles, y compris de la part
de chercheurs ou de commentateurs qui ne sont pas particulièrement des
4. Les italiques indiquent ici l’anglicité du terme. Cette convention sera adoptée dans
l’ensemble de l’étude. Dans ces revues : dossier « Postcolonialisme et immigration » dans la
revue Contretemps (16, janvier 2006), dossier « Faut-il être postcolonial ? » de la revue
Labyrinthe (24, 2006), dossier « Le postcolonial et l’histoire » dans Multitudes (26, automne
2006). Le numéro spécial Qui a peur du postcolonial ? Dénis et controverses dans Mouve-
ments (51, septembre-octobre 2007) en est déjà à historiographier ce commencement de pro-
blématisation, avec la note de Jim Cohen, très éclairante, sur « La bibliothèque postcoloniale
[francophone] en pleine expansion ».
5. Voir en particulier l’étude « Comment la nouveauté pénètre le monde : l’espace postmo-
150 derne, le temps postcolonial et l’épreuve de la traduction culturelle », Les Lieux de la
culture. Une théorie postcoloniale, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007, p 323-355.
LITTÉRATURE 6. Homi Bhabha, op. cit.
N° 154 – JUIN 2009 7. Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, op. cit. (abréviation ici : « Lieux »).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

anglicistes. Il me semble que cette inaudibilité française est à mettre au


compte des verrous, détournements et résistances que j’évoquais plus
haut, et du « trouble dans la réception » 8 qu’ont également généré
d’autres œuvres majeures de la pensée contemporaine produite en
anglais : celle de Judith Butler en particulier. Un article de Jérôme
Vidal, paru dans la revue Mouvements à l’occasion de la sortie de
Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion en 2005,
fait bien ressortir à propos de cet autre cas voisin les stratégies (par
exemple de « neutralisation » 9) et les enjeux (rien de moins bien sûr
qu’une « bataille théorique et politique » 10), des reprises critiques —
possibles et impossibles ; déroutantes ou déroutées. Dans le cas de
Bhabha, on peut commencer par noter un temps de latence simi-

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laire entre parution originale et traduction en français : une quinzaine
d’années pour que le débat français fasse bouger ses propres lignes pour
que se forme quelque chose comme un premier contexte de réception.
Cette période transitionnelle est intéressante à examiner : elle est
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longue pour un ouvrage d’une importance mondialement reconnue, et


dans plusieurs sphères disciplinaires. On se rend compte rapidement pour-
tant qu’elle ne constitue pas une exception, mais plutôt participe à une
tendance, bonne à mettre au jour et à interroger, dans les rapports de tra-
duction et de transculturation entre les œuvres intellectuelles franco-
phones et anglophones depuis la fin des années 1960. François Cusset
avait, parmi d’autres, commencé à placer cette question à l’ordre du jour
avec son enquête généalogique de 2003 sur la French Theory et ses
« allers-retours » entre France et États-Unis 11. La période de non-traduc-
tion, que justement les concepts avancés par Bhabha permettent d’envi-
sager comme temps de « négociation » 12, délicat et éruptif, à la fois seuil
et aiguillage dans les cartographies intellectuelles, est une scène théorique
éloquente, où deviennent visibles les points d’achoppement dans la circu-
lation de la pensée comme « puissance collective d’agir » (selon les
8. Jérôme Vidal, « Judith Butler en France : trouble dans la réception », Mouvements, 47-
48, mai-juin 2007 (article mis en ligne, sur le weblog de l’auteur, 23 juillet 2007 : http://jero-
mevidal.blogspot.com/2007/07/judith-butler-en-france-trouble-dans-la.html. Page consultée le
26 février 2009).
9. Ibid., p. 2.
10. Ibid., p. 10.
11. François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la
vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003. « Allers-retours » (p. 279) est le
titre qui oriente la dernière section du livre, sur les répercussions interculturelles actuelles de
cette histoire de quarante ans. Ce que l’enquête de Cusset explore moins spécifiquement, c’est
la dimension postcoloniale des flux d’échange, et la diaspora des universitaires indiens en par-
ticulier, Gayatri Spivak et Homi Bhabha, mais aussi Ranajit Guha qui ouvre la question encore
autrement avec tout l’espace Asie-Pacifique, en lançant le projet international du Subaltern
Studies Group depuis l’Australie — lieu de créativité théorique également important pour les
Cultural studies et les Postcolonial studies internationales des vingt dernières années.
12. Pour la théorisation de « la temporalité de la négociation ou traduction », et la distinc-
151
tion établie entre « négation » et « négociation » comme modes politiques, voir « L’Engage- LITTÉRATURE
ment envers la théorie », Lieux, p. 64-65. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

termes de J. Vidal), et son histoire culturelle et politique récente : dans les


conditions actuelles que lui fait la mondialisation des savoirs, avec son
internationalisation intellectuelle (diasporique et postcoloniale, pour une
part importante), ses équilibres de domination culturelle et linguistique, et
sa mise en crise du cadre national des cultures et des politiques du savoir.
C’est la période de la « peur du postcolonial » 13 dans le débat fran-
çais, pour les raisons et dans le mouvement des évolutions géopolitiques
qu’on connaît : hostilité républicaine aux culturalismes et crainte des
communautarismes (question « du voile »), crispation sécuritaire devant
la poussée sociale de l’immigration, métissée d’inquiétude nationale sur
l’intégration et internationale sur le terrorisme (question « des émeutes
de 2005 », couplage politique de l’identité nationale avec l’immigration

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à travers l’instauration d’un ministère commun), frictions entre nou-
velles formes de parole publique des minorités (« Indigènes de la Répu-
blique ») et dénonciations de la culture de la repentance — mais aussi :
ouverture à Paris de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et
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Musée des arts premiers devenu « du Quai Branly », développement


universitaire et éditorial des littératures francophones et des théories
francophones du postcolonial. Accueil, enfin, des Postcolonial studies
anglophones dans l’anglais original donc : accueil dissensuel et minori-
taire, on l’a vu, mais aussi différencié selon les disciplines. C’est par cet
aspect qu’on peut commencer à prendre la mesure de la nature discur-
sive, et politique parce que discursive, de cette « traduction culturelle »
en acte. Il s’agit de la culturalité, différentielle donc, des savoirs et des
pratiques du sens.
Je ne peux faire ici que quelques remarques initiales sur la diffusion
inégale de la référence à Bhabha dans les disciplines en France, mais suf-
fisantes peut-être pour y repérer certaines questions — dont celle, cru-
ciale, du langage c’est-à-dire des langues. Les études anglaises —
littéraires en particulier —, dédiées par projet disciplinaire au travail du
passeur entre les œuvres de la pensée en langue anglaise et l’université
française, sont parmi les disciplines qui ont engagé le dialogue de longue
date, comme certains comparatismes — littéraire, politiste et géo-poli-
tiste, anthropologique. D’autres zones dans la carte des savoirs en France,
qu’on pourrait imaginer homologues à des disciplines des nombreux pays
anglophones qui se sont largement emparées des concepts et problèmes
de Bhabha — théorie littéraire basée dans les Lettres modernes, Histoire
— sont plus silencieuses, même quand on les interroge par une enquête
13. Je renvoie à Laurence Allard, « Qui a peur des Post Colonial Studies in France ? », Mul-
titudes, 19, 2004-2005, p. 201-206, ainsi qu’au dossier de Mouvements, Qui a peur du post-
colonial ? Dénis et controverses (op. cit.), dont l’ensemble très précieux de contributions
152 souligne bien « la difficile mue postcoloniale » (p. 14) en France, « la révolution manquée »
(Christine Chivallon, p. 32) qu’elle peut constituer, et les « savoirs et pouvoirs » qui sont en
LITTÉRATURE question dans « les enjeux du débat postcolonial en France aujourd’hui » (titre de la table
N° 154 – JUIN 2009 ronde avec Romain Bertrand, Jean-Luc Bonniol et Nacira Guénif-Souilamas, p. 52).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

bibliographique 14. Ces disciplines portent, il est vrai, la responsabilité


culturelle de la nationalité de la France, et de la francophonie postcolo-
niale ; elles ont des raisons méthodologiques pour un monolinguisme pra-
tique. À ces raisons peuvent aussi venir s’agréger des persistances vivaces
de traditions de francité anciennes, où l’héritage rhétorique de l’attention
scientifique aux textes, et l’histoire séculaire spécifique d’une politique
du style, d’un rapport intime entre les Lettres et le pouvoir 15, se trouvent
heurtés par les expérimentations d’une « theory » anglophone qui a beau-
coup déplacé son terrain de réflexion, dans ses parcours depuis un enraci-
nement disciplinaire littéraire vers des Humanities (lettres et sciences
humaines) radicalement redessinées, et prises en traverse.

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ÉNONCIATION THÉORIQUE,
OU CULTURALITÉ DU SAVOIR

Dans ces traversées, les concepts (et les pratiques) de texte, dis-
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cours, archive, culture, ont été particulièrement brassés et détirés, comme


les shifters, ou opérateurs de conversion, qu’ils sont nécessairement pour
toute pensée de l’anthropologique. C’est au fil des questions du discours
— de la discursivité du sujet et de la société — qu’ont pu se constituer les
hybridations disciplinaires caractéristiques des Cultural studies et des
Postcolonial studies : les complexes de psychanalyse et de sociologie
(Ashis Nandy, après Frantz Fanon), ou de théorie littéraire et d’historio-
graphie (les Subaltern studies qui appuient leur relecture de l’histoire
coloniale indienne sur le marxisme philologique de Gramsci ; Gayatri
Spivak qui articule la pensée de l’écriture proposée par Derrida aux
modes épistémologiques de l’historiographie et des études féminines).
Hybridations nouvelles, également, entre masses culturelles entraînées
dans des dialogues originaux : les sciences humaines postsaussuriennes
françaises, la philosophie européenne, avec l’anthropologie américaine ;
les institutions du savoir occidentales où viennent se tresser les voix post-
coloniales (H. Bhabha, G. Spivak et A. Nandy mais aussi avant eux,
Frantz Fanon, Jacques Derrida en France 16 ; Stuart Hall introduisant le
14. À noter cependant le large travail de balisage entrepris pas Marie-Claude Smouts, coor-
donnatrice de l’ouvrage collectif La Situation postcoloniale. Les « postcolonial studies »
dans le débat français (Paris, Presses de Sciences Po, 2007). Ouvrage issu du colloque du
Centre d’études et de recherches internationales tenu en mai 2006 sur la question « Que faire
des postcolonial studies ? ».
15. Pour un développement de cette question, je renvoie par exemple aux perspectives tra-
cées par Michael Werner dans « La Place relative du champ littéraire dans les cultures natio-
nales. Quelques remarques à propos de l’exemple franco-allemand » (Philologiques III.
Qu’est-ce qu’une littéraire nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ
littéraire, sous la direction de Michel Espagne et Micheal Werner, Paris, Éditions de la
MSH, 1994), p. 15-30.
16. Ce rapport de Derrida au feuilletage culturel et linguistique colonial est l’objet du texte
153
de Robert Young, extrait de Postcolonialism. An Historical Introduction (2001), dont Martin LITTÉRATURE
Mégevand propose une traduction dans ce dossier même. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

concept d’ethnicity dans les Cultural studies britanniques jusque-là foca-


lisées autour des effets de classe). Ces nouages inédits, avec les nouvelles
territorialités qu’ils ont institués dans les champs sociaux de la pensée
anglophone, sont nécessairement d’une écoute délicate en France, qui a
une autre histoire sociale et intellectuelle (et coloniale et postcoloniale)
des disciplines et des universités dans la deuxième moitié du XXe siècle. Et
c’est en effet tout le « Naturel » de ce que Barthes appelait le « Vraisem-
blable critique » d’un moment culturel 17, comme espace d’un accueil pos-
sible à une discursivité étrangère, qui devient visible, et offert à l’analyse
aux points mêmes des accrocs et frictions ; méfiances, disqualifications,
ou malentendus. C’est précisément la question de la disciplinarité qui
prend relief là, comme pratique culturelle historique : l’inaudibilité de

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Bhabha mesure l’histoire différentielle entre un milieu universitaire
anglophone en processus de mondialisation anglo-américaine, mais aussi
de décolonisation prolongée dans l’espace transnational du Com-
monwealth, qui a depuis les années 1970 délibérément intégré l’interven-
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tion sur les territoires des disciplines dans le travail même de la recherche
et dans l’appréciation de la valeur scientifique 18, et un milieu français qui
a placé ses innovations théoriques en d’autres termes et sur d’autres plans
d’inscription — ce qui n’exclut pas nécessairement les conservatismes
territorialisés ou l’introversion monolingue.
Ce que la question du différentiel scientifique met clairement en
problème, c’est l’opération du langage-c’est-à-dire-des-langues dans la
pensée, et jusque dans ses institutions, comme les formes et histoires dis-
cursives qu’elles sont. C’est cette question qu’on peut continuer à ouvrir,
à la faveur du moment de la traduction française de Bhabha — et dans le
milieu d’une certaine culture de monolinguisme scientifique en France,
où la crainte de l’hégémonie américanophone est mêlée aux héritages
d’un universalisme culturel qui pouvait parler français. C’est ici que les
avancées de la question de la traduction dans tous les champs issus de la
Theory, où l’intervention de Bhabha marque l’un des points d’origine et
où les labilités disciplinaires sont à leur plus créatif actuellement, peuvent
être à la fois un objet et un appui pour la reproblématisation de la théorie
littéraire, dans son histoire et son actualité françaises.

17. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 14.


18. Aux grandes redistributions institutionnelles engagées par les Women’s studies et les
Cultural studies des années 1980 ont succédé une intensification de la pratique de territoria-
lisations, où certains conservateurs ont voulu reconnaître une « balkanisation » des disci-
plines (je prends le terme au commentaire qu’en fait Harold Bloom dans The Western
Canon, en 1994) — Black studies, Chicano studies, Queer studies, ou plus récemment Holo-
caust studies, Testimonial studies, Heritage studies, etc. Ces territorialisations permettent de
154 former des identités scientifiques utiles dans un certain mode de gestion des carrières et des
financements universitaires : leur nature institutionnelle s’y inscrit autant sociologiquement
LITTÉRATURE qu’épistémologiquement : c’est bien là non pas leur compromission mondaine mais leur
N° 154 – JUIN 2009 nature radicalement sociale et culturelle, c’est-à-dire historique et politique.
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

La réflexion sur la traduction française de The Location of Culture


permet donc de suivre les mouvements de l’énonciation théorique, dans
ses points d’émergence entre les langues (ces « lieux de la culture », inter-
rupteurs de culture ; « tiers-espaces » pour la « temporalité disruptive de
l’énonciation », Lieux, p. 81), et dans ses effets problématiques. Elle
permet de prendre la question des écritures postcoloniales par l’angle
d’une poétique de la théorie, pour rester au plus près de ce que Bhabha
donne à penser comme précisément la nature performative de la problé-
matisation du postcolonial, comme acte de langage : ou le fait que le
« postcolonial » s’écrit. En tant qu’acte de langage en égale mesure, la
translation-traduction internationale de la Postcolonial theory nous place
devant les « conséquences innombrables », du fait qu’on écrit dans une

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(des) langue(s), et donc dans le milieu d’altérité radicale du langage 19 : la
culturalité des savoirs, les rapports de sens et de pouvoir qui s’y jouent, et
les diffractions, redistributions et réactualisations dans les cartes épisté-
mologiques qui résultent de leur mobilisation. Il me semble que l’atten-
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tion à ce « savoir de la différence culturelle » (Lieux, p. 72) est cruciale


pour qu’une écoute allophone de Bhabha puisse se développer et qu’un
travail critique s’engage avec lui : entendre la spécificité de son travail
comme l’« intervention » dans les discours qu’il cherche à être 20 : « per-
formance », ou acte de langage, dans un espace théorique pensé comme
« terrain de citation » (74) et « tiers-espace d’énonciation » (81). C’est
très particulièrement sur ce terrain d’une traduction théorique — à la fois
une traduction qui est une activité théorique et une théorie qui est une
activité des langues — que peut s’entamer une discussion de ses proposi-
tions quant à la cultural translation, et des potentiels qu’elles dégagent
pour penser l’historicité de la culture — et, avec elle, la modernité de la
théorie littéraire.

PROBLÈMES DE TRADUCTION

La traduction française de 2007 fait des choix éditoriaux marqués,


dont il faut reconnaître la position pour ne pas demander au texte ce qu’il
ne prétend pas donner. Pour commencer : ne pas prendre ce travail pour
19. En plaçant « l’arbitraire radical du signe » (je souligne) comme principe d’historicité
radicale du sens, Saussure localise la source de toute la réflexion proprement linguistique,
(et en distinction de « l’arbitraire du signe » pensé par la philosophie, sous la forme tradi-
tionnelle du rapport du mot à la chose) ; il commence par là à entrevoir ses « conséquences
innombrables » (Cours de linguistique générale, 1916, Paris, Payot, 1967, p. 100), qui
l’amèneront au concept du « discursif, lieu des modifications » (Écrits de linguistique géné-
rale, Paris, Gallimard, 2002, p. 95). Ce projet d’anthropologie critique reste de la plus vive
actualité.
20. Lieux, p. 81. On peut noter que sur le terme « intervention » s’est polarisée toute l’iden-
tité d’un projet critique propre aux Post-colonial studies : il a été repris par exemple en titre
155
de la revue Interventions. International Journal of Postcolonial Studies, dont Robert Young LITTÉRATURE
est le directeur éditorial. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

une édition critique. Mais pour l’intervention intellectuelle, valable et cri-


tiquable dans ses termes propres, d’une première coupe dans la culture
discursive francophone qu’elle représente, vers la constitution d’une
scène d’audibilité. Cette traduction contribue de manière importante,
même tardive, même avec une ambition scientifique minimale, à un tra-
vail d’écoute encore dispersé, mais qui est en passe de se mailler en un
ensemble signifiant : elle est à mettre en série avec les traductions
récentes d’œuvres de Judith Butler, de Stuart Hall, de Fredric Jameson,
d’Ashis Nandy 21. On peut alors prendre note du fait que le volume dirigé
par Neil Lazarus, Penser le postcolonial, est paru aux éditions Ams-
terdam en 2006 deux ans seulement après sa parution originale ; que
L’Imaginaire national, de Benedict Anderson a attendu treize ans mais

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trouvé un point d’arrimage français dès 1996 22 ; que le volume coordonné
par Bhabha en 1990, Nation and Narration, n’est lui pas encore dispo-
nible en traduction française — ni aucun des ouvrages de Spivak 23.
Sur cette scène en constitution, les décisions énonciatives sont déter-
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minantes, et le parti pris du silence éditorial dans le texte des Lieux de la


culture porte des implications très riches à déplier, pour une compréhen-
sion des enjeux théoriques de la traduction — ou enjeux de la traduction
théorique. On peut prendre la mesure de ce parti pris en le rapportant à la
situation d’énonciation très différente que pose l’édition française de
L’Ennemi intime, d’Ashis Nandy 24, parue comme Les Lieux de la culture
en février 2007. Ici, l’essai est introduit par une « Note marginale » de
Pierre Legendre, directeur de la collection « Les quarante piliers »
(Fayard), puis par une Préface de Charles Malamoud, et enfin par une
« Note de la traductrice », Annie Montaut, qui reproblématise la traduc-
tion théorique au regard du rapport de culture spécifique dont cette tra-
duction est l’événement : pour souligner qu’il y a bien des « façon [s] de
traduire » 25. Une autre situation de parole peut être évoquée encore, qui
21. Plusieurs éditeurs français ce sont engagés dans ce travail depuis quelques années :
Amsterdam (avec par exemple le volume Penser le postcolonial. Une introduction critique,
dirigé par Neil Lazarus, paru en 2006 ; traduction de The Cambridge Companion to Postco-
lonial Literary Studies, Cambridge University Press, 2004, par Marianne Groulez, Chris-
tophe Jaquet et Hélène Quiniou), les Prairies ordinaires (avec la collection Penser/Croiser,
dirigée par François Cusset avec Rémy Toulouse), Fayard, Payot. La Revue Internationale
des Livres et des Idées, associée aux éditions Amsterdam, a également ouvert ce champ et
continue à l’alimenter.
22. Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du natio-
nalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996 (titre original : Ima-
gined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso,
1983).
23. L’exception est le volume L’État global, traduction du dialogue entre J. Butler et G.
Spivak, Who Sings the Nation-State ? Language, Politics, Belonging, publié par Payot en
2007, et avec une traduction de F. Bouillot également.
24. Ashis Nandy, L’Ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, traduit
156 de l’anglais (Inde [titre original : The Intimate Enemy. Loss and Recovery of Self Under
Colonialism, New Delhi, Oxford University Press, 1983]) par Annie Montaut, Paris, Fayard,
LITTÉRATURE 2007.
N° 154 – JUIN 2009 25. Ibid., p. 19.
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

est pertinente pour contraste en tant que point de référence majeur dans la
réflexion anglophone sur le rapport entre théorie et traduction : c’est le
texte théorique intense que proposait Spivak dans sa « Translator’s Pre-
face » à la traduction anglaise de De la grammatologie, de Derrida 26 — et
texte qui établit la stature de Spivak comme voix postcoloniale, puis voix
théorique paradigmatique du « postcolonial », aux États-Unis. Le
contraste avec ces deux cas aide à repérer les effacements énonciatifs
dans Les Lieux de la culture, et à explorer leurs conséquences théoriques.
Il importe par exemple de faire réapparaître, et de donner précisément
à lire, le fait que l’Avant-propos (« Un cosmopolitisme vernaculaire »)
n’apparaissait pas dans l’édition originale, mais a été ajouté au volume dans

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le cadre de la deuxième édition, en collection de poche des Routledge Clas-
sics, sortie en 2004 27 : cette canonisation de l’ouvrage est bien un élément
maintenant indissociable de l’œuvre, qui met en place un autre rapport de
lecture. Son sens énonciatif indique distinctement que lire Bhabha est aussi,
nécessairement, lire l’histoire des usages de Bhabha — et permet d’envi-
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sager l’hypothèse que cette histoire soit peut-être plus théoriquement signi-
fiante encore. Autre effacement important : l’index relativement fourni que
comporte l’édition originale est supprimé dans la traduction ; la perte scien-
tifique est rude, sur ce point. Un sous-titre a par contre été ajouté (« Une
théorie postcoloniale »). Les interventions de la traduction sont indiquées de
manière inégale : dans certains cas une explicitation est donnée entre cro-
chets dans le texte pour un terme problématique, dans d’autres cas le pro-
blème est laissé sans indication 28. L’appareil de notes pose également une
26. Gayatri Chakravorty Spivak, « Translator’s Preface », in Of Grammatology, Jacques
Derrida, translated by G.S. Spivak, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1974
(pour rappel, c’est en 1967 que De la grammatologie paraît, aux Éditions de Minuit). Ce
texte d’entrée en traduction se donne à lire, rétrospectivement, comme l’un des points
d’origine où se noue la postcolonial theory, et où se légitime la voix de Spivak comme
l’une des voix dominantes dans le champ. On peut le noter : ce moment théorique est lui-
même produit dans l’interaction avec la singularité de la parole derridienne — soit celle
d’un sujet (post)colonial qui s’engage dans la déconstruction de l’ethnocentrisme philoso-
phique européen, et qui vient participer à un phénomène plus large des branchements étran-
gers dont la « théorie » « française » postsaussurienne se constitue (Todorov, Kristeva, et
leur introduction des poétiques et linguistiques russes, par exemple). Le rapport d’étranger
dans la pensée sémiotique française est pris explicitement comme objet critique — et les
relations mises en tension avec des pans des pensées du langage indienne, chinoise, arabe
—, dans le volume collectif La Traversée des signes, issu d’un séminaire de Julia Kristeva
(Paris, Le Seuil, 1975).
27. L’information éditoriale dans l’édition Payot ne mentionne pas l’existence de ces deux
éditions anglaises. La deuxième édition est : Homi Bhabha, The Location of Culture, with a
new preface by the author, London and New York, Routledge, Routledge Classics, 2004.
28. Par exemple, les « communautés imaginées », syntagme dont la complexité à la traduc-
tion tient précisément à son statut intertextuel (il s’agit d’une reprise du titre de Benedict
Anderson, le volume Imagined Communities évoqué plus haut), est glosé entre crochets par
« [nations imaginaires] » p. 237, mais laissé à ses simples guillemets p. 4. La formule clé de
« a metonymic interruption » (Location, p. 155), où se ramasse une charge théorique dense
— toute une pensée de l’historicité du langage — est traduit p. 245 par l’hésitation « cette
157
coupure (brisure) » (Lieux, p. 245), qui n’est pas seulement un brouillage du sens, mais un LITTÉRATURE
démembrement du concept ; une déconceptualisation. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

série de problèmes intéressants, ponctuels mais reliés en une constellation.


Le nom des traducteurs est effacé, par exemple, quand la référence est faite
à une version française des ouvrages que Bhabha donne en référence. C’est
le cas pour L’Imaginaire national, de B. Anderson, mais aussi pour « La
tâche du traducteur » de Walter Benjamin ou pour Les Versets sataniques,
de Salman Rushdie 29 — où on sait d’avance que s’il doit y avoir lecture, la
traduction ne peut simplement pas être laissée à son invisibilité tradition-
nelle 30. D’autres marques transénonciatives du même type — la mention de
la seule date d’édition utilisée, sans la date de publication originale (Lefort,
ou Freud par exemple) 31, ou l’aspect non-systématique des références
exactes données dans le cas des ouvrages traduits, qui ont bien entendu
demandé à la traductrice une recherche bibliographique supplémentaire

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mais menée plus ou moins jusqu’au bout selon les cas 32 — transforment
cumulativement le rapport scientifique aux discours qui était établi dans
l’original : gomme une part non négligeable de sa scientificité, mais gomme
surtout sa nature discursive très spécifique. La référence simple aux textes
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originaux de Renan ou de Fanon efface le travail d’interaction que Bhabha


a noué avec ces deux systèmes discursifs : avec Renan quand il a fait de la
traduction anglaise de « Qu’est-ce qu’une nation ? » un élément constitutif
de son volume Nation and Narration de 1990 33 ; avec Fanon quand il rédige
les introductions aux éditions de Black Skin White Masks et de The Wret-
ched of the Earth 34.
C’est précisément l’attention à ce niveau de détail philologique
qu’on comprend devoir soutenir quand on entre dans l’épaisseur du rap-
29. Notes 46, 56 et 62 respectivement, Lieux, p. 404.
30. Je renvoie sur ce point à Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility. A History of
Translation, London/New York, Routledge, 1995.
31. Notes 24, 29, Lieux, p. 403.
32. Les numéros de page sont manquants pour une partie importante, mais une part seule-
ment, des références. Je prends par exemple la première page des notes (p. 393) : la note 3
donne seulement le titre de la traduction française de The Middle Passage, de Naipaul, sans
pagination ; la note 8 n’indique pas l’original français de Masses, Classes, Ideas, d’Etienne
Balibar ; les 14 et 15 renvoient aux titres des traductions françaises de Hannah Arendt et
Salman Rushdie mais sans indication de pages (ni mention des traducteurs) — on devine
donc que les traductions des citations proposées dans le texte sont celles de F. Bouillot : tra-
ductions locales donc, dont on est amené à douter qu’elles tissent le rapport transénonciatif
avec ces deux discursivités concernées.
33. La traduction est en assurée, et annotée, par Martin Thom, sous le titre « What is a
Nation ? » (Nation and Narration, op. cit., p. 8-22). Il me semble d’ailleurs que F. Bouillot
introduit une majuscule à « Nation » qui n’est pas dans l’édition des Œuvres complètes (vol.
1, Paris, Calman-Lévy, 1948). Ce n’est pas sans incidence théorique et politique.
34. Frantz Fanon, Black Skin White Mask, transl. Richard Philcox, with an introduction by
Homi Bhabha, London, Pluto, 1986 (une première traduction, par Charles Lam Markmann,
était parue en 1967), et The Wretched of the Earth, transl. Richard Philcox, with introduc-
tions by Jean-Paul Sartre and Homi Bhabha, New York, Grove, 2004 (première traduction,
de Constance Farrington, parue en 1963). Une note au début du chapitre « Interroger l’iden-
tité : Frantz Fanon et la prérogative postcoloniale » porte un ajout de la traductrice, qui
158 signale l’introduction de Bhabha à l’édition anglaise de Peau noire, masques blancs, dans sa
version de 1986 (Lieux, p. 396) — mais le signalement n’est pas systématique : la médiation
LITTÉRATURE est sautée par exemple dans le chapitre premier, « L’engagement envers la théorie », qui ne
N° 154 – JUIN 2009 mentionne que l’original (note 14, p. 395).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

port de lecture à Bhabha : toutes les indications énonciatives deviennent


importantes ; leur effacement ne faisant que souligner toujours plus préci-
sément ce fait. Que les citations soient faites sur la base de traductions
françaises déjà existantes (par exemple pour Joseph Conrad) ou par
F. Bouillot elle-même dans le cas des œuvres non traduites (par exemple
Charles Taylor ou Fredric Jameson — mais aussi plus loin pour Hei-
degger et Benjamin donc, qui triangulent le rapport de langues) 35, les
implications énonciatives ne sont pas les mêmes. Et quand l’indétermina-
tion reste, c’est la charge théorique globale du texte-pensée de Bhabha qui
est subtilement déséquilibrée. Ce sont les relais discursifs, les polyphonies
méthodologiques par lesquels travaille Bhabha qui sont bien donnés à
entendre dans ces problèmes que pose la traduction.

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De même dans le cas des marques énonciatives de la différence des
langues, qui font partie de l’activité théorique de son écriture : la traduc-
tion efface par exemple les effets de « français dans le texte », où les
« mots étrangers », au sens d’Adorno 36, sont en tant que tels des opéra-
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teurs conceptuels — comme les termes de « énoncé » et « énonciation »


(p. 257), ou « bricoleur » (p. 329), marqués dans le texte traduit par des
italiques qui se confondent avec des accentuations phatiques. Elle indiffé-
rencie ces effets, qui tissent l’intertexte avec les concepts de Benveniste et
de Michel de Certeau, avec d’autres valeurs que les mots français peuvent
prendre en anglais : marques de sophistication lettrée cosmopolite (un
exemple serait la phrase « En décrivant la catégorie de classe comme nar-
cissique tout court, je n’ai pas fait justice à la complexité de Jameson »,
p. 338, ou simplement dans les expressions « mise en scène » (même
page), « fin de siècle » (première page de l’ouvrage), « avant la lettre »
(p. 268, avec l’italique non signalée) — où l’italique perd sa raison d’être
et devient un signal énigmatique) ; ou marques d’une altérité historique
du langage dont la langue française porte le modèle théorique au-delà
d’elle-même (ce serait plutôt cette valeur de l’italique pour « patois »,
p. 10). Ici on prend la mesure aussi tout ce qui se joue dans les choix de
traduction quand il s’agit des textes poétiques que Bhabha fait intervenir
dans sa théorisation, et précisément pour leur fonction d’accélérateur de
différence des langues : la citation d’un fragment de « Sainte Lucie », de
Derek Walcott, qui clôt le chapitre « Comment la nouveauté pénètre le
monde », me paraît à elle seule rendre une édition critique indispensable,
si on veut faire entendre la complexité du feuilletage de l’anglais, du fran-
çais et du créole et les complexes théoriques qu’elle donne à penser :
« l’ambivalence », ce concept central dans la pensée de Bhabha (voir par
35. Pour ces trois exemples, citations faites à la même page du texte (Lieux, p. 325) et réfé-
rences données en note p. 408.
36. Je renvoie aux essais « Sur l’usage des mots étrangers » et « Mots de l’étranger », in
159
Mots de l’étranger et autres essais. Notes sur la littérature II [1974], trad. Lambert Barthé- LITTÉRATURE
lémy et Gilles Moutot, Paris, Éditions de la MSH, 2004. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

exemple l’étude « Du mimétisme et de l’homme : l’ambivalence du dis-


cours colonial », p. 147-157), est exactement en acte ici, dans l’impossibi-
lité d’arrêter un choix entre traduire et ne pas traduire les segments de
créole, et entre souligner par l’italique (faire lire les langues dans le
poème) et laisser l’ensemble en lettres romaines en résorbant la différence
(laisser lire le discours du poème) 37.

POST- : TRANS-ÉNONCER LE DISCOURS THÉORIQUE

Ces points infimes sont les mailles d’un système de sens, énonciatif
et non seulement énoncif, dont dépend la valeur théorique de l’ensemble :
Bhabha pense toujours avec d’autres voix, entre plusieurs textes, et entre

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les plusieurs langues et les voix fracturées qu’il donne à entendre dans les
discours qu’il étudie : les moments de fêlure énonciative dans les écrits de
Fanon (« Interroger l’identité : Frantz Fanon et la prérogative postcolo-
niale », p. 85-120), dans le « stéréotype » colonial (p. 121-146) et la
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double « valence » du discours colonial (p. 145-157, p. 171-198), dans le


« sournois » inscrit au cœur du langage politique de la « civilité » (p. 159-
170). Pas un énoncé ne pose la question de savoir qui parle, qui cite, qui
lit et relit, écrit et réécrit — et c’est toujours plusieurs voix. C’est pour-
quoi certains effacements sont plus signifiants que d’autres. Quand la tra-
duction indique, en page de titre, « Traduit de l’anglais (États-Unis) », ce
qui est éludé touche précisément l’une des dimensions de l’œuvre qu’il
faudrait au contraire faire jouer maximalement : la nature postcoloniale de
« la langue » qu’il y a à traduire pour traduire Bhabha. L’anglais de
Bhabha est une illustration frappante de ce que Derrida souligne avec
ironie, au moment où il fouille la pluralité de son Monolinguisme de
l’autre : « ce qu’on appelle tranquillement une langue » 38. Dans cet
anglais viennent se tresser celui de l’Inde postcoloniale (où Bhabha a
mené ses études primaires et secondaires), l’anglais colonial qui y est
encore largement vivant, mais aussi les branchements avec l’anglais bri-
tannique du milieu universitaire où il a fait ses études postgraduate et ses
dix premières années d’enseignement, et avec l’anglais américain qui est
son environnement d’écriture et de réception depuis 39. « L’anglais (États-
Unis) » est éditorialement juste, et en témoignent certains split infinitives
caractéristiques. Mais cette traversée de l’anglais, que pratiquent d’autres
intellectuels de la diaspora postcoloniale anglophone, demande à être
entendue, pour le moteur de théorie qu’elle est en elle-même.
37. À partir de l’original « generations going,/ generations gone,/ moi c’est gens Ste Lucie/
C’est la moi sorti :/is there that I born » (Location, p. 235), F. Bouillot propose : « généra-
tions partant,/générations parties,/moi c’est gens Ste Lucie/C’est la moi sorti :/ là que je suis
160 né. » (Lieux, p. 355)
38. Op. cit., p. 35.
LITTÉRATURE 39. The Location of Culture est une édition anglo-américaine, entreprise par une maison
N° 154 – JUIN 2009 d’édition qui a son centre de gravité à Londres.
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

Il y a peu de mots à traduire dans les textes de Bhabha, mais une


multiplication de rapports, particulièrement prolifique. C’est pourquoi
cette première traduction française doit avancer comme dans une chambre
de peu d’écho, pendant cette période où une majorité des co-textes dont
The Location of Culture est tissé ne sont pas disponibles en traduction
française. C’est ce que note J. Vidal aussi à propos de Butler : « Il importe
d’abord de souligner que la traduction des différents livres de Judith
Butler intervient alors que la plupart des travaux de ceux et celles des
auteur-es avec lesquel-les elle est en dialogue […] sont encore indisponi-
bles en France, ce qui risque de produire un fort effet de distorsion dans
la perception de ses livres, rapportés en conséquence à la seule French
theory ou au seul French feminism ». Il ajoute : « Cet effet de distorsion

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ne manquera pas d’être renforcé par l’indifférence de beaucoup d’intellec-
tuel-les français-es aux problèmes de traduction : il est remarquable
qu’aucune des recensions ou des critiques journalistiques publiées à
l’occasion de la parution en France des livres de Judith Butler ne men-
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tionne les nombreux problèmes que pose leur traduction. » 40 Des zones
entières de ce que les universitaires américains appellent la « conversa-
tion » où la pensée de Bhabha est mêlée sont en effet indisponibles ; mais
d’autres intrications de rapports sont possibles à inscrire, que la traduction
de F. Bouillot manque à faire entendre.
La traduction contient un nombre de contresens simples, avec des
conséquences théoriques immédiatement repérables, et localisées : rendre
« Out of many one » (Location, p. 142, italiques de l’auteur) par « Sortir
de la foule » (Lieux, p. 228) est à la fois une erreur syntaxique nette, et
une mise en sourdine de la référence à toute la conception du politique
dont est infusé le système constitutionnel américain, ramassée dans la
devise officielle e pluribus unum. Les italiques de Bhabha indiquent le
statut citationnel du syntagme ici. Plus loin, la marque d’intertextualité est
plus ténue, dans les seuls guillemets (« the metaphor of the national com-
munity as the “many as one” » (Location, p. 155) ; elle finit d’être noyée
dans le français « un “tous pour un” » (Lieux, p. 245), qui fait d’ailleurs
entendre une histoire politique hétérogène à l’argument que déploie
Bhabha ici. La confusion touche un nerf intéressant : c’est la cohérence de
la pratique transdiscursive de Bhabha avec ses propositions sur la diffé-
40. Jérôme Vidal, « Judith Butler en France », op. cit., p. 7. Des deux questions clés qu’il
soulève, chacune est également valable pour le cas de Bhabha : « Comment notamment tra-
duire le concept d’agency ? […] Les questions de traduction rejoignent ici les questions
politiques les plus brûlantes » (p. 7-8), et plus loin : « Un autre débat, de plus en plus central
sur la scène idéologique française, au point de parasiter tous les autres, conditionne de façon
décisive la réception de l’œuvre de Judith Butler en France : l’émergence de la question
postcoloniale et de celle, connexe, de la traduction culturelle, qui viennent croiser et trou-
bler, autrement dit compliquer, d’autres problèmes, entraînant en conséquence la formula-
tion de nouvelles questions féministes », p. 8. Dans « traduction culturelle », c’est bien ici
161
l’écho du concept de Bhabha qu’il y a à entendre. Les troubles, et les complexités, sont en LITTÉRATURE
effet croisés. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

rence culturelle comme processus d’« émergence » (Lieux, p. 230) discur-


sive de peuples inédits, par exemple décolonisateurs ou postcoloniaux,
dans les interruptions des textes nationaux, même les plus « pluralistes ».
C’est aussi cette cohérence qui est enfouie quand « people » — objet
conceptuel central dans la culturologie du politique qu’élabore Bhabha, et
objet singulier de la discussion dans le chapitre « DissémiNation : temps,
récit, et les marges de la nation moderne » — se trouve traduit diverse-
ment par « peuple », et par « les gens », qui déconceptualise et démaille le
rapport en brouillant la valeur syntaxique du « the » : dans la phrase qui
propose « L’objet de la perte [du lieu d’origine, ou « Heim national »,
pour le migrant] s’écrit par le biais du corps des gens » (Lieux, p. 259)
pour « the bodies of the people », Location, p. 165) ; ou plus contre-théo-

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riquement encore dans la traduction de « a strange survival of the
people » par « une étrange survie culturelle des gens » (Lieux, p. 265).
En ce sens, il n’y a jamais d’énoncé du concept : c’est ce que
démontre de manière particulièrement lumineuse la langue de Bhabha,
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qui travaille à recroiser en elle la « vie des peuples » 41, nationaux, pluriels,
et émergents, pour écrire la pensée d’une nationalité encore à connaître,
postcoloniale, qu’il désigne par la figure « liminale » du « migrant ».
C’est pourquoi la gageure (c’est-à-dire la possibilité multipliée) de la tra-
duction est particulièrement passionnante, et productrice de théorie.
Bhabha travaille en tendant des rapports sémantiques qui forcent en effet
les scénarios théoriques établis ; c’est simplement autre chose que la
pensée de Bhabha qu’on lit si ces rapports d’énonciation sont défaits. Cer-
tains signifiants clés fonctionnent en particulier comme des mots-dis-
cours, des mots-concepts, portant en eux une systématicité qui apporte à
chaque occurrence autre chose qu’un signifié : on sent combien le mot
« location » — avec ses dérivés et voisins « locate », « locality » (avec
ses italiques originales ici, qui marquent justement l’altération sémantique
qui transforme le mot en concept spécifique, Location p. 140 par
exemple) et « Lokalität » (p. 143), « space », « liminal » — constitue un
champ de théorie qu’on est mal préparé à arpenter quand il est traduit,
diversement selon les situations locales du texte, par « Lieux » pour le
titre, « localisation » (p. 73) 42 ; quand « site » est traduit également par
« lieu » (p. 76), et « locus » par « locus » (p. 255).
Les défrichages que propose F. Bouillot restent utiles pour ce qu’ils
montrent, éventuellement en creux, de la finesse du tissé conceptuel. Et la
traduction de Fanon qu’utilise Bhabha pour appuyer ses avancées sur la
différence culturelle comme force d’historicité, avec la formule « it is to
the zone of occult instability where the people dwell that we must come »
(Location, p. 35, italiques de l’auteur), transporte le même problème, et
162 41. Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, op. cit., p. 149.
LITTÉRATURE 42. Avant la parution de cette traduction, Marc Aymes avait proposé « localité » pour traduire
N° 154 – JUIN 2009 le « location » du titre (« The Location of Postcolonial Studies », Labyrinthe, 24, op. cit.).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

multiplie par là sa fertilité pour nous lecteurs allophones de Bhabha lui-


même lecteur allophone : « zone » traduit en effet le texte original des
Damnés de la terre qui donne « ce lieu de déséquilibre occulte où se tient
le peuple » (rétabli dans Lieux, p. 78). La traduction de l’anglais « home »
(par « foyer », Lieux, p. 224) ouvre cette difficulté angliciste classique à
une toute nouvelle carrière, également. L’enjeu théorique qui est mobilisé
dans ces rapports est une reproblématisation du géographique comme
géopolitique, qui fait des métaphores spatiales partout présentes dans les
développements (par exemple dans la formule « L’espace du peuple »,
p. 233, ou le « tiers-espace d’énonciations », p. 83) tout autre chose qu’un
imaginaire de l’espace : mais une pensée de l’historicité des territorialisa-
tions, qui fraye des possibilités politiques nouvelles en poussant entre les

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langues. C’est que déplie le dernier chapitre du volume, comme indiqué
en titre : « Comment la nouveauté pénètre le monde : l’espace postmo-
derne, le temps postcolonial et l’épreuve de la traduction culturelle ».
C’est pourquoi aussi une autre chaîne signifiante qui fonctionne
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comme cheville ouvrière dans l’écriture de Bhabha concerne la dyna-


mique du nom et des performatifs : il faut y réfléchir à deux fois avant de
traduire « the power of naming » par « le pouvoir des noms » (Lieux,
p. 350), ou gérer la différence entre « noun » et « name », quand la ques-
tion est mise en jeu en direction d’une pragmatique. Tout le vocabulaire
de la pragmatique est à manier avec la plus grande précision si on veut
entendre la spécificité par exemple des concepts phares d’« hybridité »,
ou de « liminalité » chez Bhabha : qui ne sont pas affaire de lieu mais de
temps du langage en acte ; des catégories de l’énonciation. « Performance
textuelle » (p. 61) peut s’importer en français sans problème comme
dérivé de « performatif » (utilisé p. 253 par exemple), établi lui de plus
longue date dans le lexique de la linguistique ; mais il faudrait pouvoir
conserver le rapport quand on en vient à traduire, avec les italiques théo-
riques qu’indique Bhabha, « it is the construction of a discourse on
society that performs the problem of totalizing the people and unifying the
national will » (Location, p. 160-1. Proposition de F. Bouillot : « qui
accomplit le problème de totaliser le peuple », Lieux, p. 253). Il faudrait
aussi que la connexion soit immanquable quand est évoquée l’œuvre de
Guillermo Gomez-Pena, « performing artist » (Location, p. 218) mais
plus obscurément « artiste de performance » (Lieux, p. 332) : il s’agit ici
de la fonction théorique forte que les essais de Bhabha donne à ses invo-
cations d’œuvres artistiques, non exclusivement littéraires, mais toujours
comme frayages d’énonciation. De même la fonction cruciale que prend
la pensée du langage comme plan du politique, la question traductolo-
gique classique de la différenciation entre « langue » et « langage » pour 163
traduire « language », joue jeu redoublé ici : entre les pages 259 et 261 de
LITTÉRATURE
« DissémiNation » par exemple, un inconfort flottant s’établit entre ces N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

options, et même une troisième (« les mots », à l’occasion d’une de ces


citations que l’édition donne sans indiquer l’identité et donc la situation
d’énonciation du traducteur, p. 259). Mais l’inconfort fait contre-théorie
ici. L’indécision, ou l’asystématique, sur la traduction de « mimicry »,
autre concept central de Bhabha 43, et caractéristiquement pluri-vocal lui
aussi puisqu’il fait résonner à la fois la voix poétique-théorique de Nai-
paul et celle théorique-poétique (et traduite) de Lacan, partagée entre
« mimétisme » et « imitation » (p. 262 et 263, alors même que le terme
est syntaxiquement apparié à « mimésis »), crée la même imprécision
conceptuelle. Dans le même passage, l’écho à la « mascarade » — concept
contigu à « mimétisme » dans le système conceptuel lacanien — dans
« Gibreel masquerades in the clothes of […] » (Location, p. 167), dispa-

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raît dans « Gibreel enfile les vêtements de […] » (Lieux, p. 262).
Parmi les continuités discursives dont la traduction défait les relais,
deux me paraissent particulièrement significatives. La première parce
qu’elle touche au plus sensible du langage, et à la poétique de la pensée
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théorique, c’est-à-dire au fait que traduire Bhabha n’est pas traduire de


l’anglais — ou même des anglais tressés ensemble —, mais traduire un
mode de discours. La théorie de Bhabha est singulièrement l’effet d’une
voix, et des voix tressées en résonances : les italiques, les guillemets, les
rythmes prosodiques, y compris par la très fréquente anaphore rhétorique,
sont des inflexions précises, qui cisèlent les trajets d’une signifiance ; des
modulations non pas stylistiques mais théoriquement décisives. Garder
l’italique à « narcissisme tout court » (p. 338), crée un faux accent théo-
rique ; dans la même page, traduire « To revise the problem of global
space from the postcolonial perspective » (Location, p. 223 — énoncé qui
porte le programme critique tout entier) par « Revoir le problème » fait
une atténuation qui fausse également les proportions de force sémantique.
Dans tous ces effets d’énonciation, la question est celle précisément que
Bhabha théorise : qui parle, qui cite ; qui, et combien de voix, tradui(sen)t,
entre quelles langues et quelles discursivités ?
La seconde porte sur l’importance des enjeux théoriques et politi-
ques concernés, et donc la nécessité radicale de ne pas se tromper sur
l’écoute, au risque de passer à côté de l’apport de Bhabha pour une pensée
du présent politique — la question de la mondialisation, pour commencer
par la plus massive. Il est indispensable qu’une lecture identifie tout le
réseau de sa problématisation dans le texte ; la confusion que crée la tra-
duction de « globalization » par « globalisation » (même si en effet le
terme est en cours d’assimilation dans le lexique français), mais aussi de
« global » à « global » en français, dilue la cible (p. 21-22 par exemple —
164 ou plus encore p. 324 où « global » n’a pas la proximité de « globalisa-
tion » pour se sémantiser). Certains néologismes imaginés par F. Bouillot
LITTÉRATURE
N° 154 – JUIN 2009 43. Développé spécifiquement dans « Du mimétisme et de l’homme » (op. cit.).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

sont réussis, et semblent susceptibles d’une entrée aisée dans l’usage fran-
çais : « l’intermédiateté » (p. 355), ou « l’entre-temps » pour la substanti-
visation de « meanwhile », tous deux importants pour ce qu’ils font
comprendre de la nature historique du processus de « location », comme
« temporalité intertextuelle » (p. 82). Mais d’autres ratent leur connexion
sur des plans discursifs déjà actifs en français, et créent des surdités théo-
riques : la « minoritisation » (p. 21) calque l’anglais sans renouer avec la
« minoration » conceptualisée par Deleuze et Guattari — entre les langues
justement — à partir de Kafka. De la même façon, les flottements entre
« récit » et « narration » pour traduire « narrative » font filer la référence
à la distinction tracée par Lyotard entre « grands récits » modernes et
« micro-récits », caractérisant selon lui « la condition postmoderne ».

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Le concept le plus désamorcé et pourtant parmi les plus cruciaux pour
une traduction de la pensée anglophone contemporaine est peut-être celui
de agency. Jérôme Vidal le notait à propos de Butler. L’assourdissement
théorique que crée la simple traduction par « agent » (« l’agent de la mino-
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rité nationale », p. 22) est considérable ; mais on arrive à un vrai contresens


conceptuel, et non seulement syntaxique, quand « The agency of the com-
munity-concept » (Location, p. 230) est traduit par « L’agent du concept de
communauté » (Lieux, p. 349). « Agency », qui désigne ici la force perfor-
mative du « concept de communauté », est bien le même mot que
« agency » désignant le sujet de cette force, ou « performé » par cette
force ; mais c’est bien ce pli l’un sur l’autre des deux valences sémantiques
du mot qui a lieu ici. Que le sujet soit aussi la temporalité d’une activité —
« puissance d’agir » a été proposé, dans le cas de Butler 44 —, c’est juste-
ment ce que souligne aussi la proximité prosodique de « contingency » trois
phrases plus haut dans le texte anglais : l’historicité du sujet ; sa culturalité
comme historicité (« the idea of community articulates a cultural tempora-
lity of contingency and indeterminacy at the heart of the discourse of civil
society »). La rime théorique « agency »/« contingency » est dénouée, et
c’est toute la théorie du sujet construite ici qui se déroule : toute la question
de ce qui est travaillé dans la pensée anglophone depuis trente ans pour
repenser la question du sujet, que le structuralisme français avait déconstruit
de manière si radicale qu’il n’avait laissé qu’une « gueule de bois théo-
rique » 45 pour penser, par exemple, l’inouï politique du post-communisme,
les poussées sociales des « minorités » culturelles, sexuelles et ethniques,
les nouvelles poussées du colonial dans les mondialisations.
Pour que le travail que Bhabha fait dans les discours ait des chances
de contribuer à « post-colonialiser » le discours théorique, une lecture
44. J. Vidal l’évoque dans « Judith Butler en France », op. cit., p. 7 ; la connexion est un
spinozisme (francophone) ici, et suggestif comme tel. À mettre à l’épreuve.
45. Je reprends d’expression de Marcel Gauchet, employée dans le cadre d’un de ses
165
regards rétrospectifs sur les années structuralistes, « la génération 68 » (La Condition histo- LITTÉRATURE
rique, Paris, Stock, 2003, p. 45). N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

archéologique de son œuvre doit être rendue possible ; une lecture qui
pénètre ses épaisseurs philologiques, et intervienne dans la langue fran-
çaise, au sens théorique fort que Bhabha donne au terme « intervention »,
pour non pas y placer les énoncés mais y faire les déplacements énoncia-
tifs en quoi consiste son activité théorique.
La question de la traduction est celle de savoir si on prend un texte
théorique comme théorique, ou comme déclaratif ; qu’on se prépare à
écouter ce qu’il fait et ce qu’il change, ou ce qu’il dit. Une traduction
scientifique de Bhabha en français est encore à faire — comme aussi de
Spivak, de Robert Young, des Subalternists, etc. —, qui fasse entendre la
créativité disciplinaire, et le travail du théoricien comme « logothète », au
sens de Barthes 46 : le travail par intervention dans les plans de discours, et

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créateur de discursivités inédites.

MAL ÉCRIRE LA THÉORIE


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Homi Bhabha est « post-structuraliste » en ce sens (ici aussi, la


notion appartient au va-et-vient des relances entre « structuralisme »
notion française, et « post-structuralism » appellation anglo-américaine,
que je reprends en français comme l’angliciste que je suis). La pratique
théorique française des années 1970 a constitué des modèles — ceux de
Barthes, ceux de Derrida — pour penser « l’écriture » de la théorie, et
c’est bien dans le sillage de ces discursivités, multiplié par la différence
des langues, que Bhabha prend la parole. Ce n’est pas seulement que Bar-
thes et Derrida sont des hypotextes audibles partout dans ses écrits ; mais
aussi qu’il travaille en présence du fonds de problèmes théoriques mobi-
lisés de longue date par la traduction en anglais de Barthes et Derrida « et
Cie » (selon l’expression de F. Cusset). La traduction française de Bhabha
demande une attention philologique parce que sa théorie — toute théorie
— est écrite ; mais elle prend un relief tout particulier parce qu’elle
s’entreprend dans un espace discursif où les questions de traduction et
d’écriture entre français et anglais sont des crêtes de débats scientifiques
et idéologiques qui ont éclaté en conflits ouverts, riches d’une archive
elle-même conséquente — largement identifiée depuis 1991 sous l’éti-
quette des « Culture wars » américaines 47. Dans ce phénomène acadé-
mique où se croisent les questions du multiculturalisme américain
(ouverture des programmes universitaires aux questions des minorités de
46. Roland Barthes, Sade Fourier Loyola, Paris, Le Seuil, 1971.
47. Il importe de noter que la discussion de Bhabha s’arrête très généralement à son seul
The Location of Culture mais qu’il a par exemple apporté à l’analyse de ce phénomène une
contribution importante (in « Making Difference : The Legacy of the Culture Wars », Art-
166 forum, April 2003). La date de 1991 correspond à la publication marquante de Culture
Wars : The Struggle to Define America, du sociologue américain James Davison Hunter
LITTÉRATURE (New York, Basic Books). Pour une présentation française des Culture wars, on peut ren-
N° 154 – JUIN 2009 voyer à De la culture en Amérique, de Frédéric Martel (Paris, Gallimard, 2006), p. 221-286.
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

race et de culture, de genre, de classe ; conflits opposant la « political cor-


rectness » des « liberals » et les réactionnaires culturels) et celles soule-
vées par l’accueil très partagé fait à une « French Theory » vue comme
extrémisme linguistique (et culture politique étrangère), la controverse
autour de bad writing est intéressante à isoler. Forme locale de ce que
Barthes avait également identifié, dans un autre contexte de politique de
la critique, comme la ligne de clivage entre le versant « nouvelle cri-
tique » et le versant « nouvelle imposture » de la critique française en
1966, divisée par la question du langage ; par le fait « que le langage
puisse parler du langage [… et] attenter par là à l’ordre du langage » 48.
Homi Bhabha, comme Butler et Jameson, est lauréat de la « Bad
Writing Contest » qu’a tenue la revue Philosophy and Literature 49 au pic

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de cette période réactive anti-jargon ; en 1999, la critique que fait Terry
Eagleton (universitaire britannique, de tradition théorique marxiste) de
« l’obscurantisme » stylistique de Spivak, de « l’opacité prétentieuse » et
du « fouillis métaphorique spivakien », avec ses « theoretical sound-
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bites » (allusions, petites phrases) 50 déclenche une avalanche de protesta-


tions dans le courrier des lecteurs de la London Review of Books. La
participation de Butler à ces échanges cinglants rappelle que c’est précisé-
ment la non-transparence de son style, la difficulté que celui-ci oppose à
la doxa culturelle, qui a constitué la force de son travail en tant que
« pensée et écriture activiste », modifiant le terrain de chacun des champs
où il est intervenu, et lui gagnant justement son immense popularité ;
mesure, selon elle, de sa lisibilité effective 51. Sur la prose absconse de
Bhabha, deux avis publiés suffisent à dessiner les thèmes de la réception
anglophone : de Marjorie Perloff, un grand nom de la critique améri-
caine : « Il n’a rien à dire » ; de Mark Crispin Miller, professeur en études
de la communication à New York : « On pourrait dire au bout du compte
que rien n’a lieu, là, que des néologismes et des mots à la mode à racine
latine. » 52 Entre l’ésotérique et le fumeux, c’est le citationnel et la préten-
tion élitiste de la référence latine qui fâchent le plus : les racines latines en
48. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 13-14. Pour mémoire :
l’essai est une réponse à Nouvelle critique ou nouvelle imposture, de Raymond Picard
(Paris, Pauvert, 1965), qui attaquait Sur Racine, publié par Barthes en 1963.
49. Deuxième prix en 1998, décerné pour une phrase de The Location of Culture. La même
année Judith Butler recevait le premier prix, pour la première phrase de l’article « Further
Reflections on the Conversations of our Time », publié dans Diacritics en 1997. Le prix de
Jameson est de 1997. Pour une présentation de la Compétition, voir Denis Hutton, « Lan-
guage Crimes : A Lesson on How Not to Write, Courtesy of the Professoriate », The Wall
Street Journal, February 5, 1999, [En ligne] : http://denisdutton.com/language_crimes.htm,
et « The Bad Writing Contest. Press Releases 1996-1998 », du même auteur, [En ligne] :
http://denisdutton.com/bad_writing.htm.
50. Terry Eagleton, « In the Gaudy Supermarket », compte rendu critique de A Critique of
Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present de Spivak (1999), paru
in London Review of Books, 13 May 1999 (mes traductions).
51. Judith Butler, « Exacting Solidarities », London Review of Books, 1st July 1999.
167
52. Qu’on veuille bien me pardonner la traduction laborieuse de « neologisms and Latinate LITTÉRATURE
buzzwords » (propos des deux auteurs recueillis dans le New York Times du 17 novembre 2001). N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

anglais — latines, romanes, mais surtout françaises — ont une longue


hérédité de méfiance, qui a à voir avec une bataille des langues, des
nations et des classes aux rebondissements séculaires depuis l’invasion
normande de l’Angleterre. La French Theory importée s’étant hybridée
dans l’université américaine des années 1980-90 aux nouvelles thémati-
ques du multiculturalisme et bientôt des Postcolonial studies, les sty-
lismes impénétrables et les « mots étrangers » sont associés dans une
même hostilité : l’intéressant étant ici, à propos de la Postcolonial theory,
cette convergence caractéristique des questions de l’écriture et de la diffé-
rence des langues.
Bhabha « écrit mal ». Il est explicite en tout cas sur « la difficulté
d’écrire l’histoire [postcoloniale] du peuple » (Lieux, p. 241), et sur les

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arrachements aux plans de lisibilité établis qu’il y a à pratiquer pour que
perce l’entre-temps du culturel, ce « déséquilibre occulte » qu’évoque
Fanon, et la possibilité de le penser. Un autre détail de la traduction sou-
ligne ce qui est en jeu, explicitement, dans la question du style chez
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Bhabha : les Remerciements saluent Gyan Prakash en français « pour son


soutien sans faille à l’idée que l’érudition doit être relevée par le style »
(Lieux, p. 387). « Relever » est un exhausteur de goût pour la prose, une
ornementation de saveur ; mais Bhabha écrivait en anglais : « for insisting
that scholarship must be leavened with style » (Location, p. ix) : que le
style est ferment et fertilité transformatrice pour le savoir ; et l’écriture,
multiplication du savoir. L’accusation d’incompréhensibilité est, comme
J. Vidal le voit bien à propos de Butler, une des « stratégies de neutralisa-
tion » 53 toujours disponibles pour la réception d’une œuvre qui change
vraiment la donne. Wyndham Lewis expostulait déjà en 1927 contre les
essais de Gertrude Stein au nom des principes de la clarté, ou « the
canons of plain speech » 54. Il y a aussi des écritures qui parviennent, à
force de « mal dire » très méticuleux, à fracturer des pans entiers de
cultures politiques, ou massifs de politiques de la culture : la poétique
(plurilingue) de Beckett ouvrant, avec Le Dépeupleur par exemple, à une
culturalité de l’Europe post-nazisme et post-impériale 55.
Il y a des racines latines, et des intertextes français, en grande den-
sité, dans les textes de Bhabha, et la traduction doit en effet en garder la
trace, en tant que partie intégrante du travail du sens. Mais autant il y a eu
en effet forçage de la langue théorique anglaise par les « mots étrangers »
(français et allemands) et les calques morphologiques et syntaxiques du
français depuis les importations théoriques poststructuralistes — « to
think » utilisé comme un transitif, « knowledges » utilisé comme un
53. « Judith Butler en France », op. cit., p. 2.
54. Wyndham Lewis, « Tests for Counterfeit in the Arts », in Time and Western Man
168 [1927], éd. Paul Edwards, Santa Rosa, Blacksparrow Press, 1993, p. 47-50, p. 48.
55. Pour la poétique méthodique du « mal dire » de Beckett, je renvoie avant tout à Mal vu
LITTÉRATURE mal dit (Paris, Éditions de Minuit, 1981). Le Dépeupleur (Paris, Éditions de Minuit, 1970)
N° 154 – JUIN 2009 en est à mon sens l’une des réalisations les plus impressionnantes.
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

dénombrable, « human sciences » utilisé comme alternative et intersec-


tion inconfortable avec « Humanities », multiplication des suffixations en
-ize et -ization (que Bhabha utilise largement) —, autant les concepts de
la Theory anglophone sont aptes à faire levain dans la pensée française si
on n’hésite pas au rapport d’étranger. La traduction de Butler a mainte-
nant établi en français l’adjectif « genré » (et non pas « gendré », qui
apparaît dans Lieux, p. 323) pour traduire « the gendered subject » ; main-
tenant que Bhabha commence à être traduit également, peut-être agency
pourra, devra, être acclimaté tel quel, comme l’a été « énonciation » ou
« signifiance » en anglais.

L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

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La création théorique peut faire grincer les langues, elle peut même
n’être qu’approximativement une communication, syntaxiquement stabi-
lisée et culturellement décodable par le « Vraisemblable » discursif où
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elle est publiée, de ce qu’elle est en train d’inventer. Freud, donné en


exemple de limpidité d’expression par Eagleton en contraste avec Spivak,
écrit pourtant aussi, et c’est en continuant à le retraduire et à le relire
qu’on avance dans la distinction entre la poéticité théorique de son écri-
ture et sa communicabilité rhétorique. De même, la traduction de Bhabha
fait bien monter à l’attention par exemple les obscurités syntaxiques qui
sont en effet présentes dans ses phrasés, denses d’implications syntaxi-
ques et citationnelles, comme des non-aboutis d’un travail dans le dis-
cours ; un work in progress, dont l’évolution elle-même se met à faire
sens. La traduction de F. Bouillot importe des floutages additionnels, cer-
tainement. Traduire « The power of supplementarity is not the negation of
the preconstituted social contradictions of the past or present ; its force
lies […] in the renegotiation of those times, terms and traditions through
which we turn our uncertain, passing contemporaneity into the signs of
history » (Location, p. 155) pas « sa force tient […] dans la renégociation
de ces temps, de ces termes et de ses contradictions [sic] par lesquels nous
transformons notre contemporanéité incertaine et passante dans les signes
de l’histoire » (Lieux, p. 246), ou relayer la « strange temporality » du
discours de la minorité comme « oscillating movement [of the in-
between] in the governing present of cultural authority » (Location,
p. 157) par « un mouvement oscillant dans le présent gouvernant de
l’autorité culturelle » (Lieux, p. 248), c’est pousser l’enchevêtrement
assez carrément jusqu’à l’embrouillé. Mais c’est aussi un effet particulier
de l’expérience de lecture de Bhabha.
La réflexion procède en effet par formulations exploratoires, 169
reprises, amendements : les répétitions, les circularités qui font avancer le
LITTÉRATURE
texte par boucles, ont été laissées en place dans l’original au moment du N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

chantier éditorial — par exemple dans les développements du texte


majeur qu’est « DissémiNation » (op. cit., p. 235-265 en particulier). Et
en effet elles sont l’inscription d’une exploration critique, qui cherche et
tâtonne parfois laborieusement, qui parcourt des reliefs discursifs éven-
tuellement à l’aveugle, qui s’appuie sur les énoncés et les répète pour les
redéployer (et s’appuie en effet sur un réseau de mots-signaux, faciles à
prélever comme « buzzwords » jargonnants) : inscription des luttes
sémantiques et narratives locales où la logomachie ordinaire de la critique
devient ce qu’il y a à faire voir. Bhabha identifie explicitement ce défi que
contient la pensée du postcolonial : « nous sommes confrontés au défi de
lire, dans le présent d’une performance culturelle spécifique, les traces de
tous les discours disciplinaires et institutions de savoirs qui constituent la

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condition et les contextes de la culture. » (p. 256).
Cet effet de lecture n’est pas sans rapport avec le concept d’ambiva-
lence 56, qui fonde sa pensée de la dynamique interstitielle du culturel. Il
ne s’agit pas d’expliquer la difficulté de lecture/traduction par l’argument
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d’un mimétisme entre forme et contenu, où l’écriture pourrait se


défausser, en se fantasmant comme application pratique du concept. Mais
d’éclairer la nature singulière de cette écriture qui cherche à « inter-
venir » dans la discursivité : à faire penser les rapports, en laissant béants
les grands écarts qui sont en effet produits parfois, et qui sont à penser
après lui. Ici les grandes plages ouvertes, qui sont parmi les zones de
résistance classiques à la Postcolonial theory : problèmes du culturalisme,
problèmes de la culturalisation du politique, problèmes de l’inscription de
ces pensées de la critique dans le jeu d’une hégémonie culturelle et uni-
versitaire mondialisée. Reste que pour engager ce débat, il est nécessaire
de reconnaître la nature spécifique de cet effort critique pour ouvrir une
écoute possible aux énonciations qui éclatent les cadres des discours
culturellement installés. Qui cherche en se « commettant » avec la théorie
(le texte anglais dit « commitment to theory », en mettant par là en œuvre
un double gallicisme de l’anglais : lexical par la racine romane, théorique
par le sous-texte qui tend l’oreille vers le couple Sartre/Fanon) ; en ten-
dant des rapports-limites entre pans conceptuels jusqu’ici hétérogènes, et
en engageant par là un rapport au politique qui déplace considérablement
le trope de l’engagement sartrien. L’engagement mis à l’épreuve ici est
« envers la théorie » (p. 55) : moins envers un « monde » politique au
sens de Sartre — puisque justement il y a au moins deux modes de la
mondialité, et un tiers-monde disruptif — qu’envers, avec, les discours
culturels qui « performent » le politique.
Bhabha écrit avec, pour qu’écrire soit l’essayage, chaque fois
repris, de l’intervention dans les discours. Il écrit-avec, et c’est aussi
170 56. Actif dans l’ensemble de sa pensée, mais étudié de front dans les chapitres « Du mimé-
LITTÉRATURE tisme et les hommes : l’ambivalence du discours colonial » et « Articuler l’archaïque : diffé-
N° 154 – JUIN 2009 rence culturelle et absurdité coloniale » (voir p. 207-221 en particulier).
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

pourquoi on attend avec impatience la suite des traductions et lectures


critiques qui retisseront dans l’espace francophone les rapports de réso-
nance qu’il entretient avec la pensée du performatif politique chez
Butler, la pensée des graphies postcoloniales chez Spivak, des sémioti-
ques culturelles chez Hall, des politiques de la culture chez Jameson,
chez Nandy ; des poétiques de l’étranger chez Rushdie, V.S. Naipaul,
Walcott, Toni Morrison… Je n’indique qu’un début du rhizome actif.
Mais c’est cet ensemble de voix qui prend consistance dans cet « agen-
cement collectif d’énonciation » où le « collectif » mobile imaginé par
Deleuze et Guattari — ou « peuple », mot-poétique qu’ils reprennent à
Kafka —, se redouble encore dans ce qu’on pourrait appeler un « trans-
latif ». L’hyper-culturalité qui caractérise les textes de Bhabha a une

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fonction stratégique (ce qui n’est pas forcément une intention). Elle
marque un positionnement de parole qui est un acte de théorie en lui-
même : se placer dans la continuité de l’anthropologie linguistique du
structuralisme (« poststructuralist » en ce sens), mais aussi dans l’his-
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toire longue de la philosophie politique de la modernité (« postmo-


dern »), et de ses applications colonialistes (« postcolonial ») ; en faire
réverbérer les voix, et alors les silences. Dans Le Monolinguisme de
l’autre, Derrida a parlé avec délicatesse de sa vulnérabilité, coloniale/
postcoloniale, dans son rapport au français, qui s’inscrit sous les formes
d’une hypercorrection amoureuse. La textualité, intensément intertex-
tuelle, de l’écriture de Bhabha, a quelque chose à voir aussi avec un
postcolonial énonciatif, une « mimicry » pratique, qui n’est pas seule-
ment biographique et thématique, et qui produit ses effets critiques pro-
pres. Qui en désarme d’autres, aussi.

« CULTURAL TRANSLATION »
ET POLITIQUES DU LANGAGE

Engager un rapport critique avec Bhabha et ses concepts du « postco-


lonial » depuis la scène intellectuelle française importe ; c’est une nécessité
incontournable pour une participation au présent politique, où continuent à
se bouleverser les géographies du savoir et de la pensée, des nations et des
cultures ; et où l’usage de la référence à Bhabha fonctionne comme un des
points d’engagement nécessaires du débat, y compris pour en déplier les
impensés et y montrer les déproblématisations, avec leurs effets politiques.
La condition de ce rapport critique est une écoute du travail discursif par
lequel sa réflexion agit ; et le rapport de traduction qu’un lectorat français
lui apporte met spectaculairement en lumière la spécificité de ce travail, où
la théorisation du transculturel se déploie en mobilisant des rapports entre 171
langues, avec leurs histoires théoriques en sillage, et toute l’histoire de leurs
LITTÉRATURE
rapports de domination épistémique et culturelle. N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

La traduction française de The Location of Culture, qui vient après


l’allemande et l’italienne (autres langues impliquées, même si en moindre
mesure, dans les croisements théoriques du recueil) 57, a une fonction singu-
lière dans l’histoire critique internationale qui s’agence graduellement
autour de son œuvre, par le fait qu’elle vient interroger l’enjeu, théorique et
idéologique, du « poststructuralism » de Bhabha. Elle interroge également,
en rebond, le « poststructuralism » des théories anglophones contempo-
raines du postcolonial, c’est-à-dire les trajets culturels des concepts entre la
France des années 1950-1980, et les États-Unis, la Grande-Bretagne, mais
aussi l’Inde et l’Australie des années 1980-2000 — et les transferts de pou-
voir culturel et épistémique qui vont avec. De la capacité à déterminer et à
suivre, au ras des énoncés, les mouvements de la traduction déjà à l’œuvre

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dans l’écriture, du soin maximal à apporter à la situation des discours, eux-
mêmes pris dans leurs trajectoires historiques, chaque fois que Bhabha ins-
crit une inflexion citationnelle (un guillemet, une italique, un « mot
étranger », mais aussi la poétique d’un poème invoqué ou la version spéci-
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fique d’un texte théorique rapporté, qu’il soit ou non traduit), dépend
l’appréhension des rapports politiques qui sont en jeu non seulement dans
l’œuvre de Bhabha mais aussi dans son retentissement universitaire dans le
monde anglophone. Que ce succès même se paye aussi en malentendus
théoriques et en déproblématisations ne l’empêche pas de faire participer
l’œuvre à la consolidation d’un Vraisemblable intellectuel actuel qui est à
penser, comme condition de la pensée sous mondialisation.
Car cet étrange « retour » de la « French Theory » en terrain franco-
phone, ce retour qui n’en est pas un et qui se fait (au moins) dans le dis-
sensus, se fait aussi dans un contexte où le rapport entre théorie et société,
les formes sociales du savoir-pouvoir, et leurs dimensions internationales
ont été métamorphosés. La mondialisation intellectuelle détermine les
conditions de l’énonciation théorique, et la crise institutionnelle que tra-
versent actuellement l’université et la recherche françaises mises en
réforme en est l’inscription assez claire : c’est bien à l’hégémonie du prin-
cipe de « société de la connaissance », son économie mondialisée, son
vecteur linguistique anglophone (ou Globish), et ses cosmopolitismes
diasporiques, qu’une modernité des disciplines de la culture doit
s’adresser. Dans le thème universitaire et public du postcolonial actuelle-
ment sous les feux de la rampe, un rapport colonial se rejoue ; certaine-
ment, un rapport géopolitique, où les sciences du culturel sont à la fois
mises en instrumentalisation, et fortes de leur histoire critique. Une récep-
tion critique de Bhabha est un maillon stratégique pour leur travail
d’actualisation devant ces mises en demeure. Qu’elle constitue une actua-
172 57. La traduction portugaise date de 1998 ; les coréenne, espagnole, italienne (2001), alle-
mande (2002), et arabe (2003) pré-datent toutes la française. (La plaisanterie circule dans les
LITTÉRATURE milieux universitaires américains et indiens : on attend toujours, aussi, une traduction en
N° 154 – JUIN 2009 anglais.)
THÉORIE EN TRADUCTION : HOMI BHABHA ET L’INTERVENTION POSTCOLONIALE

lité de « la théorie » française — de la part allophone de l’héritage struc-


turaliste —, est peut-être une expérience nouvelle ou au moins rare pour
la France, qui a eu ses temps d’hégémonie, européenne, par les Lettres et
par la langue. Mais une actualité du travail intellectuel, mondialisé donc,
s’y joue bien.
Ce que les théoriciens littéraires anglophones du postcolonial appor-
tent est certainement une culturologie du politique, qui a bousculé le
concept d’État-nation comme fondement de la raison politique en le rame-
nant systématiquement à son implicite colonial. Ce que Bhabha y contribue
est une formulation singulière de l’agency du « savoir de la différence
culturelle » (Lieux, p. 72), comme temps politique de l’énonciation —
temps « inter- » et temps « post- ». Reste la question de la « cultural trans-

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lation », qui permet d’ouvrir la discussion culturologique vers une poétique.
Plus précisément : qui permet de mesurer ce qui est fermé dans la problé-
matique du langage au moment où Bhabha s’efforce d’ouvrir les études lit-
téraires à ce concept qu’il importe de l’anthropologie. En entamant sa
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problématisation par la traduction française, on dégage des questions qui


viennent toucher au nerf de l’argumentation de Bhabha : sa racine dans les
études littéraires — précisément, dans English, et ce qui a été traditionnel-
lement désigné par Eng. Lit. : l’institution scolaire de la littérature anglaise,
avec son histoire coloniale connue —, et son appui sur une théorie du lan-
gage, qui est située, et à interroger. Car bien que la notion de « translated
men » — condition migratoire de l’homme contemporain — reprise de
Rushdie (dans Imaginary Homelands, 1991), ou celle de « mimicry »
reprise de Naipaul (dans The Mimic Men, 1967), fassent bien valoir ces
mots-poèmes comme concepts, et programment une « poétique de la tra-
duction » (Lieux, p. 324), la question du langage reste éludée dans la notion
même de « translation », qui superpose mais ne croise finalement pas
« translation » et « traduction ». Le nouage culturel entre langage et sujet
social est pointé comme le lieu critique, et l’hypothèse de la nature radica-
lement discursive, soit historique et différentielle, de ce nouage est par-
courue par de multiples entrées ; mais son analyse n’arrive pas à contredire
l’oblitération du langage que permet toujours la notion de « translation ».
C’est pourquoi une étape significative dans la discussion critique de
Bhabha sera d’étudier de près le rapport au texte qui s’établit chaque fois
que la théorisation s’appuie sur une œuvre littéraire. L’importance de cet
enjeu de l’œuvre est mise en relief par l’Avant-propos ajouté à l’occasion
de la deuxième édition du volume : c’est la rencontre avec l’écriture de
Naipaul qui est distinguée comme source de l’activité théorique de
Bhabha, parce qu’au milieu de la situation « postcoloniale », culturelle-
ment repérable, elle fait passer une ligne de faille énonciative entre « fic- 173
tion » et « intention et idéologie de l’auteur » (Lieux, p. 11-12). C’est une
LITTÉRATURE
poétique du concept de « traduction culturelle » qui peut s’entreprendre N° 154 – JUIN 2009
PASSAGES, ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES

ici : en reposant la question du poème comme historicité du langage


chaque fois que les textes de Bhabha prennent à parti la culturalité des
œuvres littéraires ; en ne considérant pas comme réglé d’avance le rapport
de la littérature à la culture, qui est précisément la non-évidence du rap-
port anthropologique de langage. La traduction en français met à
l’épreuve sa théorie du rapport culturel comme traduction en rapportant,
au ras de l’énonciation, la question persistante du langage, et de l’étranger
dans le langage. C’est le même enjeu profondément politique — celui
d’une anthropologie critique, où l’historicité du langage est tenue en ligne
de mire par le rappel de la pluralité historique des langues — qui pourra
être examiné dans l’implicite déproblématisant où Bhabha laisse la ques-
tion du langage, quand il met en jeu la « théorie » (sous-entendu :

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« théorie poststructuraliste du langage ») comme bloc hypostasié, alors
qu’il forme le projet même de sa mise en « traduction » par la « perspec-
tive postcoloniale » (Lieux, p. 72-74).
La direction montrée (entre autres) par Bhabha, d’un développement
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de la pensée du postcolonial vers les ressources critiques de la traduction,


a été richement suivie depuis la date de parution de The Location of
Culture, dans tout un mouvement multidisciplinaire, où on a pu lire un
« translative turn » des Postcolonial studies ; tournant pris simultanément
dans les comparatismes littéraires par exemple (je pense aux travaux
d’Emily Apter), et largement au-delà de la sphère anglophone. La jonc-
tion des projets traductologique de Susan Bassnett et postcolonial-litté-
raire de Harish Trivedi peut en fournir l’une des dates, avec l’ouvrage
collectif international qu’ils ont dirigé ensemble : Post-Colonial Transla-
tion. Theory and Practice (1999). Il reste qu’une poétique de la traduction
continue de pouvoir y conjuguer une acuité critique spécifique, en tenant
au centre du travail théorique, par le rapport au littéraire, la question de
l’historicité du langage. Au moment où la pression géopolitique des mon-
dialisations s’accumule jusqu’à mettre en danger les cultures universi-
taires et disciplinaires, il s’agit bien toujours d’activer la force politique
que concentre la simple poéticité de la différence des langues. Peut-être
plus que toutes autres, les études littéraires sont fragilisées actuellement
dans leurs formes institutionnelles, en France et ailleurs ; mais la problé-
matisation du littéraire est aussi porteuse de ce ferment critique qui peut
renvoyer des contradictions puissantes au cœur discursif des dominations
culturelles, y compris celles qui s’inscrivent à l’intérieur de leur champ.

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LITTÉRATURE
N° 154 – JUIN 2009

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