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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE

Prolégomènes à une enquête


Christophe Jamin, Mikhail Xifaras

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2015/2 Numéro 150 | pages 385 à 392


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ISSN 0180-8214
ISBN 9782916291413
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2015-2-page-385.htm
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Pour citer cet article :


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Christophe Jamin, Mikhail Xifaras, « Sur la formation des juristes en France.
Prolégomènes à une enquête », Commentaire 2015/2 (Numéro 150), p. 385-392.
DOI 10.3917/comm.150.0385
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L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLII

Sur la formation des juristes


en France
Prolégomènes à une enquête

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CHRISTOPHE JAMIN ET MIKHAÏL XIFARAS

Jusqu’à une époque récente, la question des études de droit ne suscitait guère que
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la publication de rapports officiels, souvent confidentiels. Depuis le début du XXIe siècle,


elle fait l’objet de débats d’une ampleur nouvelle. Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras,
professeurs l’un et l’autre à Sciences Po, expriment dans l’article qui suit un point de
vue qui plaira au monde des juristes, ou l’irritera, qu’il s’agisse de ceux qui enseignent
comme de ceux qui pratiquent.
La vigueur de leur propos et de leurs propositions nous a incité à en faire le point
de départ d’une réflexion plus générale conduite comme une enquête. Nous avons incité
d’éminents juristes d’écoles, d’opinions et de professions différentes à faire part à nos
lecteurs de leur avis sur les études de droit. Nous publierons leurs articles à partir de
notre prochaine livraison.
L’ensemble de cette enquête permettra de répondre à cinq questions : faut-il réfor-
mer les études de droit (recrutement des étudiants, durée et contenu de leur forma-
tion, orientation professionnelle…) ? Comment doivent être gérées les facultés de droit ?
Comment doivent-elles être intégrées au sein des universités ? Comment doivent être
recrutés les professeurs de droit ? Quel rôle doivent jouer dans cet enseignement les
juristes de la société (magistrats, avocats, etc.) ? Quelles évolutions imposent l’inter-
nationalisation et l’européanisation du droit ?

COMMENTAIRE

L est vrai que l’éducation juridique est crise plus générale de l’institution universi-

I aujourd’hui à la croisée des chemins et n’a


plus le luxe de faire l’économie d’une
réflexion d’ensemble sur son avenir (1). Elle
taire qui ne sait plus faire face à cet afflux
d’étudiants ; une remise en cause du mono-
pole des facultés de droit pour l’accès aux
se trouve en effet bousculée par la croissance professions juridiques réglementées ; l’entrée
du nombre des étudiants en droit qui dépasse en scène de nouveaux acteurs, dont les écoles
les 200 000 au sein des facultés de droit ; une de commerce, qui forment des juristes très
qualifiés, du moins dans le domaine du droit
(1) Voir en particulier « Les enjeux contemporains de la forma- des affaires ; l’évolution même des professions
tion juridique », dossier coordonné par Myriam Aït-Aoudia,
L. Israël et R. Vanneuville, Droit et Société, n° 83, 2013, p. 7-107. juridiques qui font aujourd’hui face à une

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CHRISTOPHE JAMIN ET MIKHAÏL XIFARAS

révolution de leur pratique sans précé- autres sciences sociales, à identifier les facul-
dent (2) ; une mutation profonde de la subs- tés de droit aux autres facultés, dites « intel-
tance du droit et de ses modes de raisonne- lectuelles ». Selon ces professeurs, les juristes
ment qui ne se caractérise pas seulement par seraient avant tout des experts ou des
une inflation normative dénoncée de longue légistes ; ils ne feraient avancer la connais-
date, mais aussi par une transformation de la sance du droit que dans la mesure où cette
manière dont ce droit s’appréhende dans un connaissance contribuerait à sa production.
monde où les modèles intellectuels ne cessent D’où, peut-être, la difficulté d’être reconnus
plus désormais de circuler et de s’influencer ; comme des interlocuteurs valables par les
etc. chercheurs en sciences sociales.
Ces évolutions multiples invitent à se Le fait est que les professeurs de droit ont
demander comment on forme les juristes en toujours cultivé une certaine proximité avec la
France, sur fond de quelle philosophie, si pratique, au point que leurs interlocuteurs

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cette manière est satisfaisante et si d’autres sont au moins autant leurs collègues que les
sont préférables. milieux professionnels. Une très large part de
leurs travaux académiques consiste dans des
Ce qui se passe dans nos facultés articles ou des notes à vocation essentielle-
ment pratique. Leurs ouvrages ont avant tout
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Les historiens ou les sociologues ne s’em- une vocation pédagogique : servir de propé-
barrassent d’aucune nuance quand ils parlent deutique pour les étudiants et de compendium
des facultés de droit françaises : tout comme pour les praticiens. En caricaturant, on pour-
les facultés de médecine, ce sont à leurs yeux rait dire que les deux genres littéraires prin-
des facultés « professionnelles », par opposi- cipaux sont l’étude technique d’un point de
tion aux facultés dites « intellectuelles » que droit (la note ou la chronique) et le panorama
sont par exemple les facultés des lettres. Dans général (le manuel ou le traité). L’étude tech-
les facultés de droit, on forme des praticiens, nique fait du professeur de droit un super-
pas des érudits ou des savants. expert ; le panorama général un « faiseur de
Le constat doit être à tout le moins nuancé. systèmes (4). » Le dit système consiste dans la
Les facultés de droit forment aussi les profes- subsomption des régimes juridiques en
seurs de droit, et certains d’entre eux n’ont vigueur sous des principes généraux eux-
pas tout à fait renoncé à être des intellectuels. mêmes ordonnés. Ou, pour le dire avec les
On y défend régulièrement d’excellentes mots de défenseurs du modèle dominant dans
thèses savantes. On sait en outre aujourd’hui les facultés de droit, le droit serait fait de
que la « professionnalisation » n’est devenue « textes qu’il faut connaître, d’interprétations
un objectif des facultés de droit qu’à la fin du jurisprudentielles qu’il faut comprendre et de
XXe siècle (3), au point que les différentes pratiques professionnelles dont il faut saisir
professions juridiques ont mis en place, à les besoins et les prolongements ». Ces maté-
compter des années 1960, des écoles profes- riaux juridiques auraient vocation à être
sionnelles pour former leurs futurs membres. « coordonnés par la doctrine » pour former
Les écoles du barreau ou l’École nationale de « un savoir stratifié, organisé, différencié
la magistrature, que les étudiants intègrent selon les disciplines » et la maîtrise de ce
après l’obtention d’un grade universitaire le savoir exigerait qu’on lui « consacre plusieurs
plus souvent obtenu dans une faculté de droit, années d’études (5). » La science juridique
en constituent deux exemples topiques. serait donc un savoir « doctrinal » dont la
Pourtant, ce sont les professeurs de droit fonction serait de « coordonner » le matériau
eux-mêmes qui répugnent souvent, au nom de juridique, sa production incombant aux
la « spécificité » de la science juridique, qui professeurs de droit compris comme un
serait plus technique et plus pratique que les collectif – la « doctrine » (6). Dans la produc-

(4) J. Rivero, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », Recueil


(2) Voir, s’agissant des avocats, Th. Wickers, La Grande Trans- Dalloz 1951, Chronique, p. 99 et s.
formation des avocats, Dalloz, 2014. (5) O. Beaud et R. Libchaber, « Où va l’Université ? Les chemins
(3) F. Audren et J.-L. Halperin, La Culture juridique française. de la liberté », La Semaine juridique. Édition générale, 2014, I 1264,
Entre mythes et réalités (XIXe-XXe siècles), CNRS Éditions, 2013, p. 59 n° 7, p. 2227.
et s. (6) Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La Doctrine, Dalloz, 2004.

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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE

tion du droit, la « doctrine » se verrait ainsi le petit nombre des étudiants destinés à vrai-
assigner un rôle crucial, celui de garantir la ment étudier le droit, à partir du master. Les
rationalité interne du droit, de maintenir la trois premières années de licence apparaissent
cohérence et la complétude du « système », sa ainsi sous la forme d’une « garderie » (9),
clarté aussi, attributs régulièrement mis à mal avant que les choses sérieuses ne commencent
par les initiatives du législateur et des en second cycle.
juges (7). C’est donc seulement après la licence que
Un de ces professeurs, et des plus éminents, les étudiants rescapés pourront découvrir que
Pierre Catala, avait bien résumé la chose : le droit dans la vraie vie ne se réduit pas à
« Plus que le législateur et plus même que le une taxinomie de règles et de principes assor-
juge, la doctrine est gardienne du temple (8). » tie de quelques recettes pour leur application,
Il y aurait donc un temple et ses gardiens, la que les juges ne disent pas toujours ce qu’ils
formule faisant écho à celle, plus ancienne, font et ne font pas toujours ce qu’ils disent,

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des « prêtres de la loi », métaphore dans que les principes sont parfois trop vagues pour
laquelle nombre de professeurs se reconnais- qu’on puisse en déduire les règles applicables,
sent, eux qui se perçoivent souvent mieux en que par suite la solution du cas engage aussi
serviteurs d’un savoir dogmatique qu’en intel- des considérations politiques, des valeurs, des
lectuels ou en scientifiques. Et c’est en défi- intérêts, des passions, des récits, des
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nitive un savoir de cette nature qui est délivré fantasmes et tout ce qui fait l’ordinaire de
aux étudiants, à fin de reproduction du dispo- l’agir humain, que les divisions conceptuelles
sitif. sont généralement réversibles, que les raison-
Les études de droit consistent donc dans nements juridiques n’ont pas toujours tout ce
l’apprentissage de la technique et du système. qu’il faut pour prétendre à la rationalité, que
La technique consiste dans l’application du la distinction du droit et du fait n’est pas
système aux cas (ce qu’on étudie en travaux toujours très claire et bien d’autres choses
dirigés via ces exercices particuliers que sont encore qui font que le droit ressemble plus un
les commentaires d’arrêts et les cas terrain de jeu et un champ de bataille qu’à un
pratiques) ; le système s’apprend branche du système assez rationnel et cohérent. Le tout
droit par branche du droit, au motif qu’on ne pour contraindre efficacement des acteurs
saurait avoir une vue exacte de l’ensemble censés l’appliquer fidèlement. Ils découvriront
sans en connaître toutes les parties. Ainsi, peut-être ainsi que le « droit des livres » qu’on
après le droit constitutionnel vient le droit leur a enseigné jusqu’alors est fort éloigné du
administratif général, puis le droit adminis- « droit en action », celui qui se pratique
tratif des institutions, des biens, des contrats concrètement. Ils pourront aussi découvrir
etc. Ainsi, on étudie le droit de la famille, puis que présenter le droit comme un système
le droit des obligations, puis le droit des biens, dogmatique et se donner les outils théoriques
etc. La réflexion, quant à elle, ne vient géné- et les méthodes requis pour comprendre ce
ralement qu’en cinquième année (master 2), que font vraiment les juristes sont deux choses
quand on estime possible de commencer à très différentes. Ils regretteront alors de ne
enseigner « par la recherche ». pas avoir utilisé ces longues années d’étude à
Tout le monde s’accorde à trouver ce dispo- se familiariser avec ces outils et méthodes.
sitif assez peu « intellectuel », mais c’est, dit- Fort heureusement pour le temple et ses
on généralement, la condition pour acquérir gardiens, il est souvent beaucoup trop tard
les connaissances juridiques nécessaires et pour que se produisent de telles révélations.
préalables à cette réflexion. Récemment, et Les années de formation antérieure (quatre
plus honnêtement, deux éminents professeurs années tout de même) préviennent générale-
ont même suggéré que les trois premières ment les étudiants de troquer leur vision tech-
années servent essentiellement à sélectionner nicienne et dogmatique si chèrement acquise
contre des approches susceptibles d’appré-
(7) Voir très clairement en ce sens P.-Y. Gautier, « The influence hender et de théoriser le droit tel qu’il se
of scholarly writing upon the courts in Europe », The Internationa- pratique vraiment, et partant d’entrer en
lisation of Law, M. Hiscock and W. Van Caenegem (éd.), Elgar,
2010, p 202. dialogue avec les autres sciences sociales.
(8) « Discours de M. Pierre Catala », in Le Droit privé français à
la fin du XXe siècle. Mélanges en l’honneur de Pierre Catala le 13 juin
2001, La Documentation française, 2012, p. 47. (9) O. Beaud et R. Libchaber, art. cité, n° 6, p. 2227.

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CHRISTOPHE JAMIN ET MIKHAÏL XIFARAS

Nombre de ces étudiants pratiqueront le droit gardien. Faisons nôtre une représentation du
en purs « techniciens » (ceux auxquels les droit où celui-ci ne serait guère dominé par
autres font appel quand ils savent déjà ce des principes, qui seraient eux-mêmes souvent
qu’ils veulent faire et seulement pour se instables et irréductiblement contradictoires
préserver des mauvaises surprises en cas de entre eux. Admettons encore que la raison
conflit) et se désoleront de ne pas jouer de juridique ne serait pas immune aux incohé-
rôle vraiment stratégique là où ils sont rences, ambivalences et lacunes inhérentes à
employés. Quelques-uns deviendront profes- toute activité humaine, que les arguments juri-
seurs et endosseront à leur tour la vocation diques soient à peu près tous réversibles, et
de garder le temple et de reproduire les que nombre de cas soient indécidables en
gardiens. Une tâche qu’ils accompliront d’au- droit. Imaginons que ses serviteurs, quand
tant plus volontiers que l’enjeu n’est pas qu’in- bien même une part d’eux-mêmes veut encore
tellectuel, mais aussi politique : cette vocation croire dans l’objectivité des jugements, s’in-

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leur permet d’incarner « l’autorité doctri- terrogent plus souvent qu’à l’accoutumée sur
nale », voire de s’attribuer le statut de « légis- la valeur et la portée du syllogisme, ce paran-
lateur matériel » en s’imposant comme les gon du raisonnement juridique. Imaginons
garants de la rationalité du droit contre l’ar- encore qu’au lieu d’enseigner le « droit des
bitraire de ceux qui ont la charge de le professeurs de droit » dans les facultés, on y
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produire dans un régime démocratique (juges, initie les étudiants au droit tel qu’il se
administrateurs et législateur). De fait, en présente aux professionnels qui le pratiquent
s’identifiant à la « doctrine » et en repliant la (et à la critique de ces représentations).
pensée juridique sur la seule dogmatique, Autrement dit, mettons un instant entre
nombre de professeurs de droit espèrent parenthèses le droit des livres, réputé ration-
encore préserver ce qui a pu faire leur lustre nel et clair, et concentrons-nous sur le droit,
et leur influence politique, il y a de cela plus tel qu’il apparaît dans l’action, embrouillé de
d’un siècle. faits, de considérations politiques et straté-
Ce faisant, ils ont aussi (à de belles excep- giques, de valeurs et d’idéologies. Considé-
tions près) raté tous les moments intellectuels rons ce « droit dans l’action » comme un
majeurs qui ont partout ailleurs profondé- répertoire d’arguments ou encore comme une
ment renouvelé la conception du droit au boîte à outils dans lesquels on irait puiser avec
cours du XXe siècle : les divers « tournants plus ou moins de rigueur et de talent, pour
réalistes », les approches linguistiques et servir des projets, des intérêts, des politiques.
sémiotiques, l’analyse distributionnelle, etc. Et Prenons tout cela comme hypothèse, et trou-
vons ce fatras assez intéressant pour vouloir
ce qui est vrai des modes de raisonnement
le présenter à nos étudiants dès le début de
l’est aussi du style : les juristes français se
leur cursus. Peut-être tiendrions-nous alors le
réclament encore de ce « néoclassicisme »
point de départ de ce que pourrait être une
qu’ils ont inventé au début du siècle, comme
autre manière d’enseigner le droit.
si le cubisme, le surréalisme, la musique
Bien évidemment, il n’y a pas qu’une alter-
atonale ou le rock and roll n’avaient jamais
native à la conception technicienne et dogma-
existé. Comme si l’histoire des formes juri-
ticienne de l’enseignement du droit. La perte
diques était indépendante de l’histoire des de la foi dans le temple s’accompagne du
formes en général. déclin de l’Église universelle et de la multi-
plication des sectes, avivée par la plus intense
Une autre vocation ? circulation des idées à l’échelle planétaire.
Une très bonne nouvelle pour la vivacité de
Il est toujours possible de représenter le la pensée juridique.
droit comme un système formel et cohérent, Un modèle alternatif possible est celui que
dont les parties seraient stratifiées, organisées dispensent les Anglais. Ces derniers n’ont
et différenciées par les soins de la doctrine, jamais vraiment cru à l’existence d’un ensem-
comme il est possible de s’assigner le rôle de ble juridique qui serait stratifié, ordonné et
gardien de cette représentation. Mais imagi- différencié par des principes généraux ration-
nons maintenant qu’on ait perdu la foi dans nels, et donc pas plus à la nécessité de suivre
le temple, et donc perdu le goût d’être son des études juridiques dans une faculté de

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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE

droit. Pendant longtemps, il était d’ailleurs droit, et il n’est pas question de présenter le
inutile de s’y inscrire : une formation dans un catalogue de toutes les alternatives possibles.
domaine quelconque du savoir (de l’histoire à Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de sortir du
la médecine en passant par la philosophie ou pays, les cursus prétendument marginaux qui
l’économie) suivi d’un apprentissage pratique y prolifèrent offrent déjà un vaste et riche
suffisait. Les choses ont changé depuis terrain d’analyse pour qui veut enseigner le
quelques décennies puisqu’une licence en droit autrement.
droit est désormais requise. Néanmoins la On pourrait ainsi imaginer un système où
croyance dans la relative inutilité de cours de les études proprement juridiques ne débute-
droit dispensés par des professeurs qui ne sont raient, pour tous, qu’après l’obtention d’un
pas situés très haut dans la hiérarchie des premier diplôme de l’enseignement supé-
mondes juridiques n’a pas vraiment disparu et rieur délivrant aux étudiants les connaissances
les voies dérogatoires demeurent nombreuses de base en sciences humaines et sociales — le

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– une année de transition, consacrée à l’ap- droit pouvant d’ailleurs y être enseigné au
prentissage de base du droit entre des études titre des humanités. Est-il impensable de faire
antérieures et l’immersion dans la pratique, débuter l’enseignement de la technique et des
pouvant suffire au candidat juriste. raisonnements juridiques plus tard, en
On nous objectera que ce système n’est pas quatrième année, quand des élèves plus mûrs
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transposable en France, parce qu’il est trop et plus au fait des choses seront capables d’en
empreint de l’esprit d’une common law comprendre l’essentiel en quelques semes-
éloigné de notre tradition dite de droit conti- tres ?
nental. On aurait tort de le croire, car ce Comme on l’a déjà évoqué, et bien que le
système de formation est bien celui d’une discours officiel s’en défende, la situation
partie de nos élites juridiques. Les membres actuelle n’est pas tellement éloignée de ce
du Conseil d’État sont assez nombreux à ne système, quoique très mal mis en œuvre. Les
pas être passés par une faculté de droit ou à enseignements de licence s’apparentent bien
n’y avoir fait qu’un bref séjour. Et il en va de à une espèce de « culture générale » sans véri-
même de certains ténors du barreau d’af- table rapport avec le droit en action, la
faires : cela fait maintenant longtemps que les dogmatique juridique, trop abstraite et trop
plus grandes écoles de commerce ont conclu inutilement centrée sur les matières juri-
des accords avec des facultés de droit pour diques, remplaçant fort mal ce que pourrait
faire en sorte que leurs étudiants ne suivent être un véritable enseignement pluridiscipli-
qu’une année de master 2 spécialisé en droit naire des humanités et des sciences sociales.
des affaires avant de se présenter à l’examen Ce n’est pas, en effet, le peu de sociologie,
du barreau. d’économie ou d’histoire qu’on y enseigne qui
Pour expliquer le phénomène, on peut vienne infirmer ce constat. Ces matières ne
soutenir que seuls les meilleurs étudiants, sont généralement pas enseignées pour elles-
dûment sélectionnés, peuvent se passer d’un mêmes de manière approfondie, mais
cursus long. Mais l’argument est un peu indexées à l’apport qu’elles offrent à la
court : si les meilleurs peuvent s’en passer, dogmatique juridique au point d’être souvent
c’est que les représentations dogmaticiennes qualifiées de « sciences auxiliaires du droit ».
du droit ne sont pas nécessaires à sa pratique. Et puis, comme on l’a vu, si l’on veut bien
Pourquoi dès lors seraient-elles nécessaires à être franc, il faut commencer par reconnaître
la formation de la masse ? Certes, on peut que ces premières années sont essentiellement
encore soutenir que ces étudiants ne feront conçues comme une « garderie » dont la fonc-
pas de « bons » ou de « vrais » juristes, mais tion principale est d’« écarter ceux qui n’au-
il y a fort à parier que cette appréciation soit raient jamais dû venir [à l’université] y entre-
le fait des seuls professeurs de droit, c’est-à- prendre des études » (10). On ne dira jamais
dire de ceux qui pensent que les juristes assez l’extrême violence d’un système qui
doivent connaître le système, et que le engage plus de 200 000 jeunes (!) dans une
système ne se connaît qu’en parcourant l’en- filière sans réel débouché à l’issue de la
semble de ses parties. licence, en sachant que plus des deux tiers
Le modèle anglais n’est pas le seul qui
s’éloigne de celui qui domine nos facultés de (10) O. Beaud et R. Libchaber, art. cité, n° 7, p. 2227.

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CHRISTOPHE JAMIN ET MIKHAÏL XIFARAS

échoueront, que les premières années sont s’être frotté à la pratique sous ses aspects les
moins destinées à les élever dans l’ordre de la plus divers. Ce qui nécessite au bas mot cinq,
connaissance qu’à faire le tri (très sélectif) sept ou dix ans… Néanmoins la formation
entre ceux qui poursuivront vraiment des dispensée dans les facultés de droit n’est pas
études de droit et les autres, qui n’auront reçu celle qui prépare le mieux à cette expérience,
que l’expérience humiliante d’un échec parce qu’on y commet trop une erreur qui fut
programmé. Face à cette violence, certains longtemps celle des facultés de médecine (11) :
collègues déploient des trésors de sainteté on y apprend à tirer les conséquences de prin-
pour en atténuer les effets, d’autres laissent cipes alors que les praticiens partent du fatras
faire, quelques-uns s’en réjouissent. Tous se des faits (qu’ils ont été amenés à construire
savent impuissants à changer l’ordre des pour partie), et cherchent à déterminer des
choses. qualifications en fonction des fins qu’ils veulent
Le système actuel est donc bien un système atteindre. Alors que le professeur travaille de

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où, en fait, les vraies études de droit commen- haut en bas, le praticien travaille de bas en
cent en master, mais, comme ce fait est un haut… Et c’est d’ailleurs cette différence, et la
non-dit honteux, le résultat final est triple- frustration qu’elle suscite chez les étudiants, qui
ment critiquable. D’abord, il ne permet pas expliquent au moins en partie l’engouement
d’offrir aux étudiants rescapés la palette des actuel pour les « cliniques juridiques » où les
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outils théoriques et méthodes issus des priorités académiques se trouvent heureuse-


sciences humaines et sociales qui leur permet- ment inversées. Résumons : que ce soit comme
traient de mieux se situer dans le monde, de garderie ou comme propédeutique à la science
mieux se former intellectuellement et, qui sait et à la pratique, on doit pouvoir faire mieux.
un jour ? s’ils poursuivent leurs études On pourrait par exemple commencer à tirer
jusqu’au doctorat, d’être mieux à même de de cet échec la leçon de ne pas prendre le
théoriser les phénomènes juridiques, comme droit « très au sérieux », renoncer du même
il sied à une faculté « intellectuelle ». coup à infliger cinq ans d’études juridiques à
Ensuite, à force d’ennui et d’abstraction, il des générations entières d’étudiants, faire
décourage la masse des étudiants et leur fait débuter leur cursus par trois années consa-
perdre de précieuses années durant lesquelles crées à autre chose que du droit, par exemple
ils pourraient être bien mieux formés qu’ils ne à l’enseignement des humanités littéraires et
le sont. Hélas, le dévouement et les trésors scientifiques. Ces trois années sont cruciales
d’imagination déployés par ceux des collègues pour le développement intellectuel. Vers vingt
qui cherchent à contrer cette implacable ans, on mûrit très vite. Passer trois ans à s’ini-
logique sont le plus souvent voués à l’échec. tier à l’histoire, à la philosophie ou aux
La bonne volonté (quand elle existe) ne sciences de l’ingénieur, dont une pourrait
permet en effet guère mieux que de sauver même être passée à l’étranger (ce qui est de
quelques individus du massacre auquel le plus moins en moins un rêve), ne constitue nulle-
grand nombre est destiné. On comprend dès ment une perte de temps pour la pratique
lors que le découragement soit un des senti- future d’un droit qui touche à toutes les acti-
ments les mieux partagés dans la corporation. vités humaines. Ce système permettrait donc
Enfin, ce système n’est certainement pas le à des étudiants plus mûrs et plus instruits,
meilleur pour initier les jeunes gens au savoir- mais aussi moins nombreux, d’effectuer un
faire, tours de main et trucs dont ils auront vrai choix dont on peut parier qu’il est par la
besoin si un jour ils pratiquent le droit. Tout le suite susceptible de limiter le nombre
monde s’accorde à dire que le rôle de l’Uni- d’échecs. Bref ! Rien n’interdit de commencer
versité n’est pas de former des praticiens « clefs à faire du droit en master 1.
en main » aux professions juridiques parce que
le métier ne s’acquiert que par l’expérience, en Un cursus en deux ans ?
pratiquant. Ce n’est pas le diplôme de droit qui
fait le juriste, mais bien plus certainement le Resterait alors à organiser un cursus en
fait d’avoir brassé de nombreux dossiers, lu et deux années. Est-ce irréaliste ? Rappelons
médité un grand nombre de textes, négocié et
rédigé une quantité certaine de contrats, réalisé (11) A. C. Masquelet, Le Raisonnement médical, PUF, 1re éd.,
quelques montages juridiques, en un mot de 1996, p. 17.

390
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE

d’abord que ces deux années ne constituent des études. Nous en avons fait l’expérience en
pas la totalité du cursus des futurs membres 1954 quand la licence (ensuite devenue
des professions juridiques : les avocats, les maîtrise) est passée de trois à quatre ans.
magistrats et les notaires y ajoutent une Plutôt que de courir après l’illusoire acquisi-
formation complémentaire de plusieurs tion de la connaissance de tout le système, on
années. Retenons ensuite qu’on imagine pourrait se concentrer sur l’essentiel, à savoir
ailleurs de réduire la durée de cette forma- l’apprentissage tout à la fois des principaux
tion à deux ans. Le Président Obama (ancien modes de raisonnement et d’argumentation,
professeur de droit) a lui-même plaidé en des catégories fondamentales et des princi-
faveur de cette réduction dans un discours paux tours de main et savoir-faire. C’est d’ail-
prononcé devant des étudiants en août 2013. leurs dans cet esprit qu’un célèbre juge améri-
Mais dire cela, c’est à nouveau donner un cain, Jerome Frank, avait soutenu, non sans
bâton pour se faire battre ! Il est facile d’ima- volonté provocatrice, que six mois suffisaient

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giner le propos de nos détracteurs : encore un à former un étudiant, à la condition de lui
modèle étranger ! Après les Anglais, les faire étudier, en profondeur et de manière
Américains ! Voici des juristes, pourtant fran- concrète, certaines questions importantes.
çais, qui veulent en finir avec notre tradition Passer d’un système fondé sur des études
juridique en important de l’extérieur des longues à un autre fondé sur deux années
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systèmes de formation qui la contredisent ! d’études exige de faire des choix : s’éloigner
Il y aurait beaucoup à écrire sur les tradi- du modèle doctrinal qui travaille du haut (les
tions juridiques et leurs différences réelles ou principes) vers le bas (leurs effets), lui préfé-
prétendues. Il n’est pas certain que les États- rer un modèle « clinique » qui travaille du bas
Unis, qui multiplient les codes et sont à (les faits) vers le haut (la recherche de solu-
certains égards une machine à rationaliser le tions), apprendre aux étudiants à construire
droit « par en haut », soient si différents de plutôt qu’à apprendre les solutions juridiques,
nous. Mais peu importe, car ce débat ne doit renoncer à vouloir maîtriser la plus large frac-
pas nous faire oublier l’essentiel : à force de tion du droit substantiel, choisir les domaines
s’en prendre au repoussoir américain, on les plus formateurs pour l’esprit d’un juriste,
oublie que la question de la durée des études les étudier dans le détail en s’initiant dès le
a été abordée de longue date dans notre pays. début à l’étude de cas concrets, insister enfin
Le célèbre et iconoclaste Duguit retenait déjà sur l’apprentissage critique des méthodes pour
en 1888 qu’il ne fallait ni prolonger les études permettre aux étudiants de « penser en
de droit, qui fatigueraient la mémoire des juristes », les initier au raisonnement straté-
étudiants sans développer leur esprit, ni multi- gique, développer leurs capacités critiques et
plier les cours, qui risquaient d’« entraver le goût de les exercer. Autrement dit, mieux
chez eux l’initiative dans le travail et l’origi- étudier la manière dont le droit se pratique
nalité dans les idées (12) ». vraiment.
Alors revenons en France ! Aujourd’hui, En outre, le fait d’avoir passé les trois
ceux qui se satisfont du système actuel premières années à faire autre chose que du
mettent tout d’abord en avant cette idée qu’il droit permettrait d’introduire plus vite et
faut apprendre, branche par branche, le droit mieux les outils de théorisation des phéno-
substantiel et que, pour ce faire, cinq années mènes juridiques issus des sciences humaines
ne sont pas de trop (13). et sociales.
Mais, outre que le matériau juridique se Ce faisant, comme le souhaitent de longue
débite mal en tranches, à suivre cette idée le date certains universitaires (14), les facultés de
gonflement du droit substantiel, constant droit pourraient pleinement se revendiquer
depuis des décennies, devrait s’accompagner des « facultés intellectuelles » dont elles s’ex-
mécaniquement d’un allongement de la durée cluent aujourd’hui volontairement.
Notons encore que les sciences humaines et
sociales pourraient grandement bénéficier, en
(12) L. Duguit, « De quelques réformes à introduire dans l’en-
seignement du droit », Revue internationale de l’enseignement, t. 15,
1888, p. 154. (14) E. Millard, « Sur un argument d’analogie entre l’activité
(13) Voir par exemple, Cl. Lucas de Leyssac, « 1 000 = 2 000 ou universitaire des juristes et des médecins », in Frontières du droit,
l’égalité troublante d’une équivalence douteuse », Petites Affiches, critiques des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danielle Lochak,
20 avril 2007, n° 80, p. 7 et s. Dalloz, 2007, p. 344.

391
CHRISTOPHE JAMIN ET MIKHAÏL XIFARAS

retour, d’un tel changement. Peu ouvertes aux La force du modèle dominant
réalités juridiques, elles se contentent généra-
lement de reconduire la vision abstraite et Il n’est cependant pas certain qu’une telle
formaliste d’un droit « systématique » et cohé- orientation puisse voir le jour : non seulement
rent où, selon l’expression caractéristique d’un parce que le ministère de l’Enseignement
sociologue, « les juristes, par fonction, ne font supérieur ne semble pas prêt à autoriser que
jamais que rationaliser les situations de fait en les études de droit puissent commencer en
vue d’y introduire une cohérence reposant sur master, mais encore parce qu’elle heurterait
des principes (15) ». Certes, elles s’attachent à des habitudes bien ancrées, qu’il s’agisse de
décrire les acteurs, questionnent le rôle du l’orientation des cours magistraux, du contenu
droit dans la société, son efficacité et sa légi- et de l’organisation des travaux dirigés, de la
timité, mais elles reconduisent trop souvent la domination d’une littérature de manuels (16).
vision idéalisée de son fonctionnement que la Elle exigerait encore une révision de ce qui

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doctrine juridique leur offre. On comprend est attendu des professeurs agrégés, dont il
pourquoi : les chercheurs en sciences sociales semble acquis qu’ils doivent être des juristes
curieux de droit s’informent d’abord en « généralistes » rompus à la technique et à la
fréquentant les manuels, genre dogmaticien dogmatique, en sorte qu’ils peuvent tout aussi
par excellence. Un changement dans la forma- bien n’avoir jamais lu un livre de philosophie,
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tion des juristes offrirait aux sciences sociales être incapable de faire un bilan coût/avantage
de s’intéresser à la critique interne du droit, et n’avoir jamais rencontré un praticien de
celle qui porte sur ses protocoles et ses dispo- leur vie. On comprend qu’il soit difficile dans
sitifs, ses modes de raisonnement et d’argu- ce contexte de prendre au sérieux l’analyse
mentation, là où trop souvent elle se contente économique du droit ou les circulations entre
aujourd’hui de disserter sur un objet large- le droit et la littérature. On comprend aussi
ment irréel. pourquoi il devient difficile de mettre en
On le voit donc : nos quelques réflexions sur œuvre des programmes cliniques (qui néces-
la durée des études de droit, leur point de sitent un savoir-faire particulier), de traiter de
départ, le contenu des enseignements, dessi- questions à la frontière de plusieurs disci-
nent en creux ce que pourrait être un modèle plines (non juridiques), voire (chose impie)
alternatif (parmi d’autres) de formation des d’envisager le recrutement de non-juristes
juristes dans notre pays. Une formation succé- pour contribuer à enseigner le droit dans une
dant à un premier cycle d’études supérieures perspective authentiquement pluridiscipli-
et de plus courte durée, du moins dans son naire (17) !
cycle universitaire. Une formation qui laisse La question du devenir de la formation des
en outre plus de place à la théorie, pour juristes en France n’est donc pas seulement
permettre aux étudiants d’exercer un regard à institutionnelle ; elle ne se réduit pas à évaluer
la fois lucide et critique sur le droit et ses la capacité des facultés de droit à produire de
usages, mais aussi à la pratique, via un déve- bons professionnels, mais engage la manière
loppement des cliniques juridiques et plus de penser le droit et son enseignement. Plus
généralement des diverses techniques d’ensei- précisément, elle remet en cause la concep-
gnement « hors des salles de classe ». Une tion technique et dogmatique d’un droit stra-
formation qui insiste enfin moins sur l’exposé, tifié, ordonné et découpé en branches par les
plus ou moins raisonné ou systématique, du soins de la doctrine, et par suite une forma-
droit substantiel que sur les modes de raison- tion centrée sur l’enseignement du seul droit
nement concrets des juristes. des livres, le droit dont rêvent les professeurs
de droit.

CHRISTOPHE JAMIN
(15) J. Donzelot, L’Invention du social. Essai sur le déclin des
MIKHAÏL XIFARAS
passions politiques, Seuil, « Points Essais », éd. 1994, p. 89.
(16) Voir, sur leur critique, Ch. Jamin, « Le droit des manuels (17) Voir sur ce thème D. Jutras et Ch. Jamin, « À quoi servent
de droit ou l’art de traiter la moitié du sujet », in A.-S. Chambost, les études de droit ? Correspondance outre-Atlantique », La
Histoire des manuels de droit, LGDJ, 2014, p. 9 et s. Semaine juridique. Édition générale 2014, 639, p. 1098 et s.

392
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

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Commentaire SA | « Commentaire »

2015/3 Numéro 151 | pages 606 à 628


ISSN 0180-8214
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ISBN 9782916291420
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2015-3-page-606.htm
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Pour citer cet article :


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« Sur la formation des juristes en France (II) », Commentaire 2015/3 (Numéro 151),
p. 606-628.
DOI 10.3917/comm.151.0606
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L’ART ET LA CULTURE DE L’IRAN
Roman GHIRSHMAN
La vague d’hellénisme, suite des conquêtes d’Alexandre le Grand, couvre l’Asie
antérieure jusqu’à l’Inde et ouvre une ère nouvelle. Pendant près de deux siècles, l’Iran
reste sous la domination étrangère qui le marquera de son empreinte. Mais établir la
profondeur de cette pénétration est aussi difficile qu’affirmer une rapide ou totale
iranisation des Grecs en Iran. La coexistence des deux arts n’est pas à nier, car l’art
achéménide n’est pas mort et ses survivances persistent depuis Nimrud Dagh jusqu’à

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Nisa, en passant par Persépolis. Ce que l’art iranien semble accepter de l’apport
nouveau ne va pas en profondeur, ce n’est qu’un placage. Et si la matière, la forme
peuvent paraître triomphantes, l’esprit résiste. […]
La reconquête de l’Iran par les Parthes établira la frontière politique sur l’Euphrate.
N’est-ce pas ici, à Hatra, à Dura-Europos, pays de leur domination, que nous retrou-
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verons leur art frappé par sa particularité la plus traditionnelle ? Bien plus, cet art
déborde sur Palmyre qui politiquement ne fut jamais parthe.
Au moment où l’art retrouve son équilibre et se redresse dans son effort qui le
ramène vers les traditions nationales, le trône de l’Iran passe aux Sassanides. Les
racines de la vieille culture irano-orientale sont sauvegardées sans que les apports
extérieurs soient délibérément rejetés. La vigoureuse renaissance nationale forge son
art dont l’aspect vient d’être retracé ici de même que son rayonnement à travers le
monde de l’époque, jusqu’à l’Atlantique vers l’ouest, jusqu’en Chine, vers l’est.
Mais le véritable héritier de l’Iran sassanide est l’Islam. Pour la seconde fois au
cours d’un millénaire de son histoire, l’Iran est l’enjeu d’une conquête étrangère. Les
conditions dans lesquelles le pays tombe entre les mains d’un nouveau peuple ne
ressemblent toutefois en rien à ce qu’a connu l’Iran après la victoire d’Alexandre le
Grand. À la place des porteurs d’une civilisation dont les arts nourrirent l’humanité
pendant des millénaires à venir, c’est un peuple de bédouins incultes, surgi des sables
des déserts de l’Arabie, qui triomphera en apportant avec lui le Coran par lequel il
imposera aux hommes de la culture la plus raffinée de ce temps sa langue et son
écriture. Les arts ? Il les ignore. Si donc le nouveau maître puise dans la vieille culture
de l’Iran tout ce qui se conserve dans les traditions de la littérature ou dans l’his-
toire, s’il copie servilement l’organisation et l’administration de l’État, l’art de l’Iran
s’impose à lui d’une façon encore plus impérative, plus profonde.
La puissance avec laquelle l’art persan stimule les arts islamiques dès leur début
n’est que la résultante de la réaction politique et religieuse du peuple conquis. Déjà,
lors de l’occupation du pays, la large région qui borde la mer Caspienne résiste derrière
l’écran des montagnes à l’occupation étrangère et conserve intactes la langue, la reli-
gion, l’écriture. Plus à l’est, de cette vieille terre du Khorassan, de cet Iran oriental
qui fut le dernier à résister au conquérant macédonien, où expira le dernier Sassa-
nide, partira, dès le VIIIe siècle, la réaction contre l’occupant, qui prendra une forme
religieuse en levant l’étendard des alides, en jetant les bases de la religion nationale,
le chiisme, œuvre de la foi des Persans.

(À suivre page 628.)

606
Sur la formation des juristes
en France (II)

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Nous avons publié dans notre numéro précédent un article de Christophe Jamin et
Mikhaïl Xifaras, « Sur la formation des juristes en France. Prolégomènes à une
enquête ». Nous avions annoncé qu’il ouvrirait un débat et une réflexion plus générale
conduite comme une enquête. Nous avons incité d’éminents juristes, d’écoles, d’opi-
nions et de professions différentes, à faire part à nos lecteurs de leur avis sur les études
de droit.
L’ensemble de cette enquête permettra de répondre à cinq questions : faut-il réfor-
mer les études de droit (recrutement des étudiants, durée et contenu de leur forma-
tion, orientation professionnelle…) ? Comment doivent être gérées les facultés de droit ?
Comment doivent-elles être intégrées au sein des universités ? Comment doivent être
recrutés les professeurs de droit ? Quel rôle doivent jouer dans cet enseignement les
juristes de la société (magistrats, avocats, etc.) ? Quelles évolutions imposent l’inter-
nationalisation et l’européanisation du droit ?
On trouvera ici les réponses à notre enquête de : Pascal Ancel, Laurent Aynès, Denis
Baranger, Olivier Beaud et Rémi Libchaber, Pierre Brunet, Jean-Marie Carbasse. Dans
notre prochaine livraison interviendront : Pierre Delvolvé, Calixto Salomão Filho et
Edouard Lemoalle, Bruno Sire et Corinne Mascala, Pierre-Olivier Sur, Pascal de
Vareilles-Sommières, et d’autres sans doute.
On verra dans les pages qui suivent apparaître de profonds désaccords, et parfois de
vertes répliques. Preuve est ainsi faite que ces questions difficiles méritaient d’être
posées.
COMMENTAIRE

COMMENTAIRE, N° 151, AUTOMNE 2015 607


L’alternative transnationale

PASCAL ANCEL

E texte provocateur de Christophe inspiré en partie (mais en partie seulement)

L Jamin et de Mikhaïl Xifaras suscitera par l’expérience du programme transsysté-

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sans doute des réactions indignées chez mique de l’université McGill. L’idée de base
les « gardiens du temple », qui s’insurgeront de notre bachelor transnational est d’opérer,
en particulier contre l’idée qu’on puisse, en dès le début des études de droit, un décen-
France tout au moins, former des juristes en trage de la formation par rapport au système
deux ans. Mais il est probable que même ceux juridique national. Au lieu d’enseigner, prio-
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qui seront le plus hostiles aux propositions des ritairement, le droit luxembourgeois, nous
auteurs partageront, au moins en partie, le présentons d’emblée un certain nombre de
constat qu’ils font sur la crise de la formation matières (les plus fondamentales) d’une
des juristes au sein de l’institution universi- manière comparative. Le but d’un cours de
taire française : l’explosion des effectifs droit des contrats, par exemple, n’est plus
étudiants qui, comme d’autres l’ont déjà d’enseigner aux étudiants le « système »
remarqué, condamne les facultés de droit à luxembourgeois, construit à partir des textes
n’être plus, dans le premier cycle, qu’une du Code civil importé de France, il vise à
« garderie » ; le décalage entre le savoir présenter aux étudiants les grands problèmes
« dogmatico-doctrinal » des professeurs du droit des contrats, et les différentes
orienté vers la présentation rationnelle et manières d’y répondre, les différents modèles
cohérente du système et le « fatras » de plus de solutions qu’on peut trouver dans les prin-
en plus déroutant de règles de sources multi- cipaux systèmes juridiques. Les solutions du
ples, aux contenus éclatés et dont l’obsoles- droit national ne sont présentées, dans le
cence est de plus en plus rapide ; le replie- cours, que comme une des réponses possibles
ment des études de droit sur la technique, aux problèmes universels de la matière. Cette
dont l’apprentissage se fait de manière frac- approche transnationale des enseignements
tionnée, et qui se révèle à la fois inapte à de base, renforcée par l’obligation pour les
former des juristes critiques face aux grands étudiants d’aller passer un semestre d’études
défis sociaux et à les préparer au « champ de à l’étranger, s’accompagne d’un profond
bataille » du droit en action. Ce sont ces diffé- renouvellement des méthodes d’enseigne-
rents aspects, entre autres, qui m’ont conduit, ment : les cours transnationaux (tantôt en
il y a quelques années, à quitter l’Université français, tantôt en anglais) se déroulent de
française pour enseigner le droit dans la jeune manière interactive devant des amphis dédou-
université d’un petit pays voisin de la France, blés, et reposent sur l’étude de documents
très marqué par l’européanisation et la globa- préalablement travaillés par les étudiants –
lisation des échanges économiques. dont les horaires ont été allégés à cet effet, à
l’opposé de la vaine augmentation des heures
Un exemple de cours que prônent certains.
Bien entendu, un tel système n’a pu être mis
C’est dans ce contexte que j’ai collaboré en place que parce que l’Université du
activement à la mise en place, dans le premier Luxembourg est jeune et n’a actuellement que
cycle des études (le bachelor, équivalent des effectifs étudiants limités (et qui devraient
luxembourgeois de la licence française), d’un le rester compte tenu de l’institution d’un
nouveau modèle de formation des juristes, numerus clausus). Il ne peut être viable que

608
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

parce que le corps enseignant de l’université doctrine est, aussi, un des agents de fabrica-
est lui-même très international, et que, dès tion. L’opposition constante que les auteurs
avant la mise en place du nouveau font entre le droit des praticiens, qui serait en
programme, il était déjà rompu, même dans quelque sorte le « vrai droit », le droit vivant,
le cadre d’un enseignement centré sur le droit et celui, dogmatique et artificiel, des profes-
national, à une approche comparative rendue seurs me paraît pour le moins excessive. S’il
nécessaire par les particularités du droit est vrai que, pour les praticiens, le droit est
luxembourgeois, à la croisée de diverses d’abord « un terrain de jeu et un champ de
influences. Il paraît donc difficile d’imaginer bataille », le jeu se joue avec les pions, la
une transposition de ce système à grande bataille se gagne aussi avec les armes qu’of-
échelle, notamment dans le contexte français. fre le « système », y compris dans ses compo-
Cette nouvelle approche, qui n’est qu’une santes les plus artificiellement dogmatiques
des alternatives au modèle traditionnel, forgées par les professeurs (auxquels, du

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répond, sans doute, à une partie des préoc- reste, les praticiens font souvent appel à
cupations de Christophe Jamin et Mikhaïl l’appui de leurs stratégies). C’est pourquoi il
Xifaras. D’une part, en évitant d’enfermer dès me semble que la formation des juristes, si
le départ les étudiants dans un système natio- elle ne doit surtout pas se limiter à cela, ne
nal, notre formation vise à leur donner une peut pas faire l’économie d’une présentation
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approche plus critique des dogmes sur du système. Dans notre formation luxem-
lesquels il repose, qui ne sont présentés que bourgeoise – qui n’a pas seulement ni même
pour ce qu’ils sont : des vérités très relatives principalement pour but de former des
et souvent réversibles, liées non seulement à juristes d’affaires internationaux –, nous en
une tradition historique mais aussi aux avons tenu compte en doublant systématique-
facteurs économiques, sociaux et culturels ment chaque cours « transnationalisé » d’un
sous-jacents. Une des voies pour « casser » le séminaire de droit national, au cours duquel
dogmatisme de l’enseignement est de les étudiants, en s’appuyant sur les traités et
montrer, dès le départ, aux étudiants, qu’il manuels, doivent à la fois comprendre la
existe d’autres religions, d’autres temples que manière dont le système est construit et s’ini-
ceux qui ont été construits au fil des siècles tier, à travers les exercices classiques de
par la doctrine du pays dont on leur enseigne commentaires de décisions et de cas
le droit. D’autre part, à la fois par son contenu pratiques, à la technique. Contrairement à ce
et par ses méthodes interactives, la formation, que proposent les auteurs, le cursus transna-
parce qu’elle ouvre davantage l’esprit des tional ne repousse donc pas dans les dernières
étudiants sur l’imagination, peut avoir la années l’essentiel de l’apprentissage dogma-
prétention de mieux les préparer au « droit en tique et technique du système, il cherche
action ». seulement à le relativiser. Néanmoins, nous
espérons que la transformation radicale du
Divergence contenu et des méthodes d’enseignement peut
conduire, comme le souhaitent les auteurs, à
Sur un certain nombre de points, cepen- « apprendre aux étudiants à construire plutôt
dant, je me sépare des conceptions des qu’à apprendre les solutions juridiques,
auteurs. Le point de divergence essentiel tient renoncer à vouloir maîtriser la plus large frac-
à la place que doit avoir l’initiation au tion du droit substantiel, choisir les domaines
« système » dans la formation des juristes. les plus formateurs pour l’esprit d’un juriste
Même si je partage tout à fait leur analyse sur […], insister enfin sur l’apprentissage critique
le caractère construit de ce système, sur l’ar- des méthodes pour permettre aux étudiants
tifice de la cohérence et de la rationalité que de “penser en juriste” ». Là-dessus, si les
les professeurs de droit, du moins dans les moyens peuvent diverger, je voudrais marquer
droits de civil law, prétendent discerner dans mon plein accord avec les positions exprimées
la masse immense et mouvante des règles et dans ce texte particulièrement stimulant.
des décisions, il me semble que cette construc-
tion s’incorpore au droit positif dont la PASCAL ANCEL

609
De quelques confusions…

LAURENT AYNÈS

ANS doute est-il toujours temps de réflé- langage, ses concepts, ses modes de raisonne-

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chir à l’enseignement du droit et de ment, sans doute perméable aux autres
mettre à l’épreuve la manière de faire de sciences humaines, mais autonomes. On n’a
l’Université. Mais trois confusions habituelles jamais interdit à un professeur de droit de
doivent être dissipées. s’intéresser à l’histoire, à l’économie, à la
D’abord celle de la méthode et de l’objet. philosophie ou à la sociologie ; et il y a de
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Déterminer ce que l’on veut enseigner brillants exemples dans le récent passé. Mais
précède le choix de la méthode. Or, il est ce faisant ils ne prétendaient pas étudier ou
patent que les civilisations issues de la Médi- enseigner le droit, échappant au confusion-
terranée gréco-romaine n’ont pas la même nisme que certains aimeraient faire passer
conception du droit que d’autres plus pour du modernisme. Aussi l’enseignement du
nordiques ou issues d’une immigration relati- droit dans les civilisations auxquelles nous
vement récente. En un mot, les premières appartenons doit-il tenir compte de la nature
considèrent le droit – et non pas la loi, qui et de la structure de la science juridique : il
n’est qu’une source de celui-ci – comme une est progressif, et c’est avec les concepts juri-
discipline autonome, un ensemble organisé et diques que l’étudiant apprend à former son
hiérarchisé de normes de comportement, discours.
certes inspiré de conceptions politiques, philo- La seconde confusion a trait à l’opposition
sophiques ou morales, produit d’une histoire ; artificielle entre la théorie et la pratique. Elle
mais distinct, par son organisation et son n’a pas de sens en droit : toute règle juridique
langage, de ces matrices. Ubi societas ibi jus : est immédiatement pratique. Chacun sait ou
le premier devoir de l’État est d’organiser et devrait savoir que le terme « théorie » en droit
de publier un corpus rationnel qui gouvernera désigne un ensemble organisé de règles, qui
les relations sociales, paisibles ou litigieuses. n’ont rien de théorique. La théorie générale
D’autres civilisations, souvent marquées par du procès, ou la théorie générale du contrat,
le communautarisme, ne donnent pas à la est composée de règles pratiques : intérêt et
règle de droit une véritable autonomie ; c’est qualité pour agir en justice, offre et accepta-
une norme de comportement qui se distingue tion, vices du consentement… À la différence
difficilement de celles qu’imposent l’écono- des civilisations visées ci-dessus, les pays de
mie, la philosophie, la psychologie, la socio- droit civil considèrent que les règles de droit
logie, l’histoire… C’est le juge qui la décou- ne sont pas éparpillées espèce après espèce,
vrira et l’énoncera à l’occasion d’un litige et cas par cas, mais procèdent d’une organisa-
aux termes d’un raisonnement pétri de tion rationnelle qui les rend prévisibles : du
sciences humaines. L’enseignement juridique général au spécial, du principe à l’exception.
vient alors achever les humanités ; et l’essen- Tout cela échappe à l’opposition théo-
tiel est de former des personnalités qui rie/pratique. Ce que l’on veut dire plutôt, c’est
sauront raisonner. À vrai dire, il n’y a rien de que l’étude du droit doit être complétée par
proprement juridique à acquérir et cela peut une école d’application, où l’étudiant apprend
se faire au sein de petits séminaires de discus- à mettre en œuvre – dans un contrat, dans un
sion. Dans le premier cas, au contraire, qui jugement, dans une assignation… – le corpus
est le nôtre, la règle juridique se présente qu’il a acquis. Cette école d’application
comme l’expression d’une science ; elle a son relève-t-elle de l’Université ? On peut en

610
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

douter. L’Université est le lieu de l’invention, Que des écoles professionnelles souhaitent
de l’organisation et de la transmission du ouvrir à leurs élèves l’accès aux professions
savoir pour le plus grand nombre. Devrait-elle juridiques est une chose. Que le modèle de
encore se charger de l’école d’application ? l’école professionnelle doive absorber celui de
En aurait-elle les moyens ? l’Université en est une autre.
Enfin, on évitera de confondre l’acquisition Quant à la sélection des étudiants, elle se
du savoir et celle du savoir-faire. La trans- fait malheureusement trop tard, au fil des
mission du savoir est la tâche de l’Université. années et sévèrement à l’entrée du master 2.
Elle précède celle du savoir-faire, laquelle C’est que l’enseignement secondaire et le
devrait être organisée en une collaboration baccalauréat ne jouent plus leur rôle. Traitons
entre l’Université et les professions juridiques. donc le problème là où il se trouve.
L’Université ne doit pas devenir une école
professionnelle. LAURENT AYNÈS

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Éduquer la société au droit
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DENIS BARANGER

facultés de droit ne sont pas des mal, de ce qui doit être réprimé et de ce qui

«L
ES
universités, ce sont des écoles supé- doit être protégé dans notre société. Le droit
rieures professionnelles. » Un public règle la vie d’un État dont nous
membre de ma famille avait proféré devant le sommes à la fois acteurs, citoyens, sujets et
jeune étudiant en droit que j’étais cette administrés. Chaque branche du droit pour-
sentence sans appel, au demeurant assez rait ainsi être présentée et valorisée.
courante. Les juristes universitaires eux- Comment se pourrait-il que l’enseignement
mêmes, dans leur immense majorité, ne qui porte sur ces structures fondamentales de
désavoueraient pas entièrement ce point de notre vie individuelle et collective que sont les
vue. La notion (négative pour le monde des structures juridiques soit une question
intellectuels) d’un « savoir essentiellement dépourvue d’importance ? Les enjeux de l’en-
pratique » est perçue plutôt positivement au seignement du droit sont tout sauf triviaux. Et
sein de la sous-catégorie des universitaires des questions apparemment purement prag-
juristes. N’est-ce pas dans cette orientation matiques (faut-il former les juristes en deux
pratique que l’on trouve la raison qui fait ans ou en cinq ans ? faut-il insister sur la
échapper la discipline juridique au naufrage, pratique, les « cliniques du droit », les stages,
couramment diagnostiqué, des sciences au risque de supprimer des enseignements
humaines à l’Université depuis mai 1968 ? plus « théoriques » ?) sont d’une grande
Une telle appréciation est en même temps importance du point de vue de la vie intel-
extrêmement superficielle. Elle revient à lectuelle et morale du pays.
ignorer la longue durée du savoir juridique
dans nos sociétés, savoir profondément en lien À Sciences Po
avec leurs fondations morales, religieuses,
politiques. Le droit civil articule notre vie De ce point de vue, l’entrée de Sciences Po
individuelle avec la vie collective de notre (Paris) sur le marché de l’enseignement du
communauté sociale dans les grands instants droit n’est pas anodine. Certains l’ont déplo-
de nos existences. Le droit pénal reflète dans rée en relevant par exemple la manière dont
une large part notre conception du bien et du elle s’est faite, au moyen d’une concurrence

611
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

qui, à leurs yeux, n’a été ni entièrement loyale tive à l’enseignement du droit. Le degré de
ni parfaitement transparente. Ce n’est pas fossilisation de la « science du droit » fran-
entièrement faux, mais l’entrée en lice de çaise, ce que l’on appelle communément la
Science Po me semble surtout – et je sais, en « doctrine », me semble en effet très fort,
disant cela, appartenir plutôt à une minorité pour ne pas dire qu’il se situe à un niveau
au sein de ma profession – avoir sorti les problématique. On ne peut parler que de ce
facultés de droit universitaires d’un sommeil qu’on connaît suffisamment bien et, de ce
porteur pour elles de grands périls. Elle a point de vue, je ne devrais faire porter ce juge-
constitué un révélateur pour certaines évolu- ment que sur le domaine qui est surtout le
tions en même temps qu’elle les a accélérées mien, à savoir le droit constitutionnel. Dans
en introduisant un facteur (principalement ce périmètre particulier, la doctrine a pris un
exogène) de transformation du système. parti reposant, celui de se mettre systémati-
Sciences Po, pour le meilleur ou pour le pire, quement et assez aveuglément à la remorque

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est le lieu où les sciences sociales françaises du juge constitutionnel. Pour célébrer la
font à l’occasion certaines de leurs expé- victoire de « l’État de droit », la « doctrine »
riences de laboratoire. C’est aussi devenu l’un s’est pour l’essentiel mise à dire le plus grand
des lieux du pouvoir d’État. La proximité avec bien du Conseil constitutionnel. Il méritait
le pouvoir facilite les choses. Dans une certainement qu’on en dise. Après tout, pour-
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certaine mesure aussi, elle les complique, car quoi pas ? car l’institution avait certainement
le lien avec la haute administration n’est pas à la fois ses mérites et, ce qui n’est pas rien,
uniquement une bonne chose. Si Sciences Po sa raison d’être. Mais cela ne pouvait pas
ne réussit pas, y compris en droit, sa mutation suffire. En tout cas, la crise de la doctrine de
de grande école « préparatoire » à la haute droit public, commencée dès les années 1930
fonction publique en grande institution avec la fin des grandes présentations clas-
universitaire (d’un type nouveau et qui reste siques de la IIIe République, s’est prolongée
largement, à ce jour, à inventer), le pari qui dans le triomphe, à mon avis en demi-teinte,
fut celui de Richard Descoings ne sera pas du « contentieux constitutionnel » contempo-
gagné. rain. La critique de la doctrine juridique pour-
Sciences Po, du temps où j’y étais étudiant, rait probablement être développée dans d’au-
était le lieu par excellence du droit des hauts tres branches du droit. Cela a été fait par
fonctionnaires. J’en garde, à titre personnel, Christophe Jamin, en particulier, en ce qui
un excellent souvenir. On y enseignait, avec concerne la doctrine dans le domaine du droit
une dose indéniable de virtuosité et de privé, non sans susciter des réactions parfois
compétence technique, un « droit public » qui
peu amènes. Mais, sans pouvoir me pronon-
était le droit des juristes de haut niveau en
cer vraiment sur le fond de la controverse, je
poste au sein de l’appareil d’État. Pour les
pense que le très grand mérite de l’interven-
jeunes esprits disposés à passer de la Rue
tion de Christophe Jamin a été justement de
d’Assas à la Rue Saint-Guillaume, cette sorte
ranimer la controverse.
de savoir et cet enseignement complétaient
une formation au droit public qui, dans les
facultés de droit, n’était d’ailleurs pas parti- Dans le débat public
culièrement « théorique », mais qui du moins
n’était pas exclusivement nourrie aux savoirs La contribution de l’école de droit de
caméraux de la haute administration et des Sciences Po, de ce point de vue, a consisté
juridictions supérieures de l’État, Conseil dans le fait de légitimer la pensée critique en
d’État en tête. droit comme une posture intellectuelle
La conception des choses qui prévaut au valable. Cette intervention me semble impor-
sein de la nouvelle École de droit de tante, car elle était peut-être le seul remède
Sciences Po est d’un tout autre genre. Loin de immédiat contre la victoire d’une pensée tech-
s’appuyer sur cet « auto-savoir » de la niciste du droit dont les inconvénients ont fini
« technostructure », elle cherche à introduire par largement supplanter les avantages. C’est
la pensée critique dans le paysage français du le legs paradoxal de Richard Descoings, qui a
droit. Je vais aller vite et dire que cela consti- su percevoir que la mutation nécessaire de la
tue à mes yeux sa contribution la plus posi- grande maison qu’il dirigeait supposait sa

612
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

conversion en véritable université, non pas au gence de concurrents privés – qui n’est pas
sens hélas dégradé de la France post-68, mais plus choquante que cela sur le principe, même
au sens toujours prestigieux des grandes si elle a surtout démontré pour le moment ses
universités américaines. Il fallait donc y faire faiblesses et son inadéquation au modèle fran-
pénétrer une conception nouvelle du savoir, çais. La capacité d’adaptation des facultés de
portée de l’intérieur par une activité intellec- droit a été bien supérieure à ce qu’on annon-
tuelle gagée non plus (ou plus seulement) sur çait ici ou là il y a une dizaine d’années. Le
le savoir propre de la technocratie française, tableau n’en est pas pour autant aussi favora-
mais sur des critères de validation scientifique ble qu’il y semble. L’employabilité des
internationaux. En droit, cela supposait d’en étudiants diplômés, si je puis m’exprimer
passer par la pensée critique, et cela, comme ainsi, est bonne, mais elle reste limitée aux
je l’ai dit, ne peut faire que du bien à la professions juridiques traditionnelles, et
culture juridique nationale. encore seulement dans le secteur privé. La

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Ce n’est pas à dire, naturellement, que la haute fonction publique est totalement
pensée critique du droit soit un bien incondi- fermée, ou presque, aux diplômés des facul-
tionnel. Elle a ses limites, déjà éprouvées par tés de droit, ce qui est un cas assez rare dans
l’échec (relatif) des écoles critiques du droit les grandes nations occidentales. Les facultés
dans la France des années 1970 et 1980. Mais de droit desservent efficacement la fonction
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elle présente un évident mérite s’agissant de juridique en France, mais celle-ci reste relati-
redonner un peu de vitalité à la discussion vement seconde, pour ne pas dire secondaire.
juridique en France. On ne débat tout simple- Si on enseigne exclusivement des matières
ment pas assez du droit dans notre pays. Le « techniques » – ce qui est une manière de
droit est compris comme un accompagnement dire en réalité qu’on enseigne de façon tech-
technique, de faible intérêt intrinsèque, aux nicienne des matières juridiques qui pour-
décisions politiques. La société française se raient être enseignées tout autrement –, on
pense politiquement. Elle est aussi pensée maintiendra le droit dans la condition subsi-
technocratiquement, dans une relation de diaire qui est la sienne. On peut certes m’ob-
négociation permanente avec l’État. Mais elle jecter que les facultés de droit ne peuvent que
ne pense guère juridiquement ses grands suivre l’évolution et les « demandes » de la
problèmes sociaux, moraux, économiques. société. Je ne le crois qu’à moitié. Le droit
Elle ne voit le droit que comme une manière n’occupe sa juste place dans la société que
de « mettre en musique » les réformes qu’on quand les juristes, sur une longue voire très
juge nécessaires. Elle peut aussi apercevoir le longue durée, lui apportent les moyens de
droit comme un remède contre les perversions penser la société en profondeur. Cette posture
est le contraire exact du philistinisme qui a
ou les faiblesses de la politique. J’en doute
souvent cours dans le discours de ceux qui
quelque peu. C’est une erreur de penser,
veulent asservir nos facultés aux desiderata
comme on le fait trop souvent en France, que
des « praticiens ». Au-delà de l’inévitable (et
le droit est une instance de clôture du débat
constitutive) composante technique du droit,
politique, alors qu’il devrait être, dans une
telle est l’essence même de la discipline juri-
grande démocratie libérale et pluraliste, un
dique. Le droit suppose des règles. Mais au
des langages dans lequel se tient la discussion
bout du compte, le droit, ce sont avant tout
démocratique, un idiome aussi pluraliste que des idées, sans lesquelles les règles seraient
les idées exprimées dans cette discussion incompréhensibles. Ce fut le cas du droit
même. romain. Ce fut le cas du Code civil de 1804.
Ce fut le cas, entre la Restauration et la
Le nouveau contexte IIIe République, de l’invention en France d’un
grand droit administratif par le Conseil d’État
La question du rôle de Sciences Po n’est et la doctrine. Ce genre de réussite ne va pas
qu’une facette d’une évolution beaucoup plus de soi. Dans le seul domaine dont je peux
large du contexte dans lequel le droit est parler avec un peu d’assurance, celui du droit
désormais enseigné : l’internationalisation de constitutionnel, j’ai lieu de penser que la
l’enseignement supérieur, la concurrence production intellectuelle, malgré tout le bien
nouvelle d’autres grandes écoles, voire l’émer- qu’elle dit d’elle-même sous le regard bien-

613
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

veillant des hautes cours, n’est pas en excel- leur nature proprement universitaire. Le
lente forme. Si l’on reconnaît l’arbre à ses réalisme de l’université est lié indissociable-
fruits, force est de dire que la Constitution ment non pas à l’abdication devant des
française n’est pas très « vivante ». Elle n’est personnes se prétendant représentantes de la
pas mise en discussion de manière intensive « pratique », mais dans le fait pour les profes-
dans la société comme elle peut l’être dans les seurs de droit de ne pas oublier leur vocation,
autres grandes démocraties. leur office proprement universitaire.
L’état actuel de l’enseignement du droit, lui- Je rejette fermement la position selon
même dépendant du contexte plus général de laquelle le « point de vue pratique » ou le
l’enseignement supérieur en France, est donc le « point de vue professionnel », les demandes
reflet de l’acceptation plus ou moins consciente des professions juridiques ou les « besoins de
d’un certain rapport de forces et d’une certaine l’économie » doivent dicter de manière abso-
distribution des rôles. Aux facultés de droit lutiste le contenu des formations. « Notre

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revient la formation des professions juridiques diplôme ne doit pas devenir une société
classiques, de haut en bas, avec le risque que, savante », avait dit un de mes collègues un
vers le bas de la hiérarchie des rémunérations, jour à propos de la formation qu’il dirigeait,
le très grand nombre d’étudiants attirés par ces afin d’en exclure tout enseignement de théorie
formations ne puisse être absorbé par lesdites ou d’histoire. Comme si tout point de vue sur
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professions juridiques. L’initiative de créer la pratique n’était pas un point de vue théo-
l’école de droit de Sciences Po, ainsi que la rique. Comme si la pratique n’avait pas d’his-
possibilité saisie par certaines grandes (ou plus toire. En disant cela, ce collègue sapait la légi-
petites) écoles de délivrer des masters juri- timité même de son office. L’implication de
diques, modifient un peu cet état de choses. La pareils propos n’est pas de faire sa juste place
concurrence nouvelle montre que la fonction à la sphère pratique de la société, composée
juridique évolue dans le sens de la réévaluation de ceux et celles qui vivent une vie active par
– en particulier depuis l’entrée en force de opposition à une vie théorique. Plutôt, cela
grands cabinets internationaux sur le marché revient à faire place au vide le plus sidéral :
parisien, mais aussi en raison des transforma- ni théorie, ni pratique. Je conçois en effet ce
tions économiques et techniques – et de l’in- type de postures comme étant essentiellement
ternationalisation. Les facultés françaises, qui nihilistes. Dans le domaine du droit, la seule
excellent dans le domaine de la technique juri- position qui ne conduise pas au nihilisme est
dique, peinent un peu face à cette mutation. Je celle de la transaction permanente entre la
ne veux pas dire que les individus ne cherchent vocation intellectuelle et la vie pratique. La
pas à s’adapter. Nombre de mes collègues se vie pratique a toutes les vertus hormis celle
de se penser elle-même. La transaction est
sont tournés vers ces nouveaux domaines,
inévitable, de même d’ailleurs que le conflit,
parfois en créant d’excellents diplômes. Mais,
l’absence d’harmonie. Mais la prétention que
structurellement, l’enseignement du droit est
le conflit est résolu d’avance au profit de la
réticent à s’ajuster à ce nouveau contexte, préci-
« pratique » (ainsi comprise dans un sens
sément parce que celui-ci n’est pas étroitement
réducteur) n’est pas seulement quelque peu
juridique. Le jeune juriste universitaire, aussi
choquante. Elle est aussi une impasse
brillant soit-il, qui rencontre des problèmes
concrète. Ainsi des écoles juridiques privées
économiques complexes (par exemple en droit qui se sont ouvertes ces derniers temps avec
de la concurrence) ou qui fait face à des ques- un corps enseignant composé pour l’essentiel
tions morales, sociologiques ou philosophiques d’avocats. L’office d’avocat est d’une grande
difficiles (bioéthique, éthique des affaires, difficulté et parfois d’une grande noblesse.
nouvelles formes de criminalité…) n’a pas, ou Mais y exceller ne fait pas de vous, de ce seul
trop peu, été préparé à les affronter. fait, un bon professeur.
Le « droit » qui vaut la peine d’être ensei-
Théorie et pratique gné est l’illustration même de ce type de trans-
action entre théorie et pratique. C’est en cela
Pour faire face à ces enjeux, les facultés de que réside sa noblesse propre. On ne peut pas
droit françaises doivent, me semble-t-il, être parler du droit utilement sans savoir ce qui se
tout à la fois très réalistes et ne pas mépriser pratique dans la société et (pour le juriste de

614
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

droit public) au sein de l’appareil d’État. Et grands professeurs « experts » et par des
en même temps je défie quiconque de trouver « praticiens » de haut niveau dont la contri-
autre chose dans la « pratique » du droit (celle bution au fonctionnement de nos facultés est
du moins qui mérite d’être prise en compte indispensable. Mais cela ne signifie nullement
dans les enseignements) que des écrits, des une hégémonie de la pratique ou de la forma-
reconstructions intellectuelles, des « mon- tion professionnelle sur les facultés de droit,
tages » élaborés par des esprits talentueux. Le hégémonie dont le sens me paraît au total très
droit se réécrit en permanence, dans chaque obscur et délétère. Le droit ne prend sa vraie
arrêt, dans chaque mémoire ampliatif et place dans la société que quand la formation
chaque défense, dans chaque commentaire ou des juristes les élève à une compréhension
traité, chaque rapport d’un rapporteur public ample de son fonctionnement et de ses
devant le Conseil d’État, etc. Dans la disci- enjeux. Alors seulement on pourra espérer
pline juridique, l’opposition entre théorie et mieux éduquer la société française aux ques-

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pratique n’a donc pas de sens identifiable. Le tions juridiques et la conduire à se penser elle-
« point de vue professionnel » n’est intéres- même comme société de droit.
sant – et il l’est – que dans ce contexte. Il est
généralement très bien représenté par de DENIS BARANGER
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L’air de la calomnie

OLIVIER BEAUD ET RÉMY LIBCHABER

revue Commentaire a décidé de faire publiées dans un récent article (1). Désolant

L
A
le point sur l’enseignement du droit et enfin, parce que le débat sur la formation des
la formation des juristes, et l’on s’en juristes méritait mieux que cette attaque
réjouit. Mais fallait-il vraiment qu’elle ouvre brutale fondée sur des opinions personnelles,
le débat avec un article aussi désolant que voire des sentiments. Car enfin d’où vient le
celui de Christophe Jamin et Mikhaïl savoir pénétrant des auteurs ? Ils n’invoquent
Xifaras ? Désolant, parce que cet article n’est aucune enquête, aucun document, aucun
en réalité qu’un réquisitoire contre les facul- témoignage – sinon la différence avec ce qui
tés de droit et les professeurs d’université, que se fait ailleurs, dans les pays anglo-saxons. Et
l’on peut naturellement critiquer mais pas en alors ? Cela suffit-il à dénigrer l’effort de tout
les traitant d’imposteurs. À lire les auteurs, un corps d’enseignants, qui assume loyale-
l’université serait victime de ses universitaires ment sa tâche ? C’est le recours à la vieille
qui distillent un faux savoir qui n’abuse que
les esprits faibles, d’abord destiné à asseoir
(1) Ils affirment que nous aurions écrit que « les trois premières
leur pouvoir. Désolant ensuite par la années de licence apparaissent […] sous la forme d’une “garde-
mauvaise foi du procédé : il eût été plus loyal rie” » (O. Beaud et R. Libchaber, « Où va l’Université ? Les
chemins de la liberté », JCP, 2014, n° 6, p. 2227). Or nous évoquions
d’informer le lecteur qu’il s’agissait d’un plai- les effets de l’absence de sélection en général, et non les facultés
doyer pro domo en faveur de l’École de droit de droit en tant que telles : notre cible était la concurrence déloyale
des Écoles, du fait de l’absence de sélection à l’entrée des univer-
de Sciences Po où ils enseignent. Désolant sités. Ce qui conduit évidemment les auteurs, dans le prolonge-
encore parce qu’à la déloyauté du procédé ment, à dénoncer cette absence de sélection, convertie en « extrême
violence du procédé ». On croit rêver, de la part d’une École où
s’ajoute la déformation des propos : les l’on entre sur concours, en engraissant au passage toutes les prépa-
auteurs de cette réponse ont droit à une ratoires privées. On se pince, et l’on ne se retient qu’en évoquant
les mânes de saint Thomas : omnes stulti, et deliberatione non
présentation fallacieuse de leurs idées, utentes, omnia tentant…

615
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

technique de la calomnie : il restera toujours à une question sous-jacente, rarement explici-


quelque chose des propos les plus médi- tée : qu’est-ce qui fait le propre des juristes,
sants… qui doit en conséquence se trouver au centre
À l’instant d’être submergés par la colère, de leur formation ? Le lecteur doit être
c’est bien plutôt une forme de compassion qui conscient de l’enjeu de la question, qui
nous saisit : par quel formidable sentiment commande l’opposition entre les deux parties
d’échec Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras à la controverse. Du côté de l’université, on
ont-ils été conduits à ces excès de plume, et considère qu’il y a un savoir à maîtriser : il
pour tout dire à l’expression de ces passions existe un corpus juridique que les étudiants
basses ? Cela les regarde, tout en expliquant doivent s’approprier s’ils veulent être à même
que l’on ne puisse pas prendre leurs propos de parler la langue des juristes, et d’accéder
très au sérieux. ainsi à leur monde particulier. Du côté de
Pourtant, il y a un véritable débat à mener Sciences Po, on répudie cela au profit d’une

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sur la formation des juristes et l’enseignement sorte d’habitus : il faut connaître le tour de
du droit. Il est vrai que l’on peut regretter, main, les enjeux et les façons de faire des
comme le font les auteurs, la tendance parfois juristes pour s’incorporer à leur monde. Tel
anti-intellectuelle qui sévit dans les facultés de est le point nodal de la discussion : dans l’en-
droit, comme le tropisme des professeurs à se seignement, faut-il privilégier le savoir juri-
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retrancher dans leur forteresse en se coupant dique ou les manières d’être ?


des autres disciplines. On peut s’interroger sur Il importe de justifier cette priorité pour le
l’opportunité qu’il y a eu, lors des trente savoir juridique, c’est-à-dire pour l’enseigne-
dernières années, à se replier sur l’enseigne- ment de cette doctrine qui tente de faire parler
ment des matières techniques et à négliger l’ou- le système du droit, comme s’il exprimait de
verture à d’autres enseignements. C’est un façon unitaire son fonctionnement. Qu’on l’ap-
débat qu’il conviendrait d’avoir pour examiner pelle d’ailleurs doctrine, technique juridique ou
les modalités d’un enseignement juridique de dogmatique à la façon allemande, cela importe
qualité, ouvert sur la philosophie et les sciences peu car nous parlons bien de la même chose :
sociales – l’histoire, la sociologie ou la psycho- de la possibilité d’enseigner un discours du droit
logie. Débat d’autant plus nécessaire que la qui en exprime les diverses solutions, selon la
formation au lycée est défaillante, de sorte que cohérence explicative qui peut être reconsti-
les bacheliers sont souvent dépourvus de tuée ; de proposer un discours qui fonde
connaissances générales à l’instant d’entamer ensemble les différents modes d’expression du
un cursus spécialisé. La responsabilité de cet droit – principes fondamentaux, lois, décrets,
état de fait n’incombe pas aux professeurs de décisions de justice, pratiques professionnelles
droit qui, comme les autres universitaires, sont –, pour faire émerger la texture chaque fois
les victimes de l’impéritie de l’Éducation natio- singulière des voies du droit. Voilà ce que
nale. On ajoutera du reste que nombre de l’Université désire faire, et l’on ne croit pas
juristes tentent de maintenir à l’intérieur des qu’elle ait tort – même si l’on peut la critiquer
facultés de droit une tradition intellectuelle. dans ses méthodes.
Bref, il y avait une possible base de discus- À cette profession de foi, il y a une
sion avec Christophe Jamin et Mikhaïl première raison : tous les juristes, sous toutes
Xifaras. Mais ce qui l’interdit, c’est non seule- les latitudes, ont toujours fait cela, a minima.
ment une méthode de discussion qui vise à Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras nous
discréditer l’adversaire, mais aussi leurs thèses reprochent de nous en tenir à un modèle
de fond, parfaitement irrecevables. On « néoclassique » qui remonterait au début du
commencera par réfuter leur thèse principale XXe siècle. Les innocents : qu’ils sont jeunes
qui critique le modèle d’enseignement en dans leurs références ! Les juristes français
vigueur dans les facultés de droit. continuent la lignée des Institutes de Gaius, de
la description de la Coutume du Beauvaisis par
Les raisons d’un enseignement Beaumanoir, des Lois civiles dans leur ordre
doctrinal naturel de Domat ou du Répertoire de Merlin
de Douai – avec des modalités de présenta-
La divergence fondamentale entre les tion différentes. Il s’agit toujours d’une
conceptions de l’enseignement du droit tient description raisonnée d’un corpus principal ou

616
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

des notations thématiques destinées à établir leur culture commune. Or c’est bien parce
l’état du droit à un moment donné, tel que qu’ils sont unis par ce fonds technique, dont
l’auteur peut le concevoir. ils savent qu’il n’est pas négociable, qu’ils
Pourquoi les juristes procèdent-ils ainsi ? entreprennent parfois les stratégies d’esquive
Parce qu’il s’agit là de ce qui constitue leur évoquées dans l’article. Il faut n’avoir jamais
domaine propre, dans le champ des savoirs. été dans la pratique – dans laquelle les univer-
On peut multiplier à l’envi les approches sitaires sont souvent immergés, ce que les
transversales du droit, que l’on confrontera à auteurs leur ont reproché (4) – pour ignorer
la littérature, à la sociologie, à la philosophie, à quel point ce savoir commun est central
à la politique, à l’anthropologie, à la critique dans les stratégies professionnelles (5).
idéologique… Toutes sont intéressantes, assu- Comment s’en étonner ? Chaque profession a
rément ; mais aucune d’elles n’est spécifique son noyau de connaissances qui l’unifie, à
de l’activité juridique, n’en constitue le noyau partir de quoi les façons de faire se diversi-

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dur (2). En revanche, l’activité doctrinale fient à l’infini. Mais si l’on désire commencer
représente la seule façon de parler du droit par la présentation de cet habitus, c’est-à-dire
en ne traitant que de cela, sans déborder sur par une approche critique de la technique, on
des domaines contigus où la compétence juri- peut craindre que les étudiants ne demeurent
dique s’épuise. C’est donc là ce qui revient en toujours extérieurs au monde des juristes
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propre aux juristes, et que nul autre qu’eux ne faute de connaître les mots de la tribu. Rien à
saurait prendre en charge. Étymologique- faire ! Il y a une culture juridique française,
ment, c’est ce à quoi ils peuvent seuls préten- issue de la tradition civile, à laquelle on croit
dre – leur compétence. C’est cette compétence – et mille professions fondées sur le droit.
qu’il s’agit d’enseigner, en affrontant la tech- Enseignons-la mieux, mais enseignons-la
nique juridique dans l’enseignement. d’abord ! Rien de solide ne peut être construit
Bien sûr, il est possible qu’on puisse le faire sans cette base, sauf à tomber dans le pire :
mieux que ne le fait l’Université française – le bluff juridique.
tellement menacée qu’elle cherche avant tout
à persister dans son être. Mais l’objectif prin- Trois objections
cipal est là : d’une façon ou d’une autre, quel
que soit le corps de règles que l’on désire Les thèses connexes de l’article sont tout
enseigner – droit des affaires, droit adminis- aussi fragiles. Christophe Jamin et Mikhaïl
tratif, européen, international, canonique Xifaras prétendent justifier leur vision new
même –, il convient de faire pénétrer les look de la formation par le fait que « l’histoire
étudiants dans le cœur de la conception tech- des formes juridiques » ne peut pas être
nique, qui constitue le propre de chacun. « indépendante de l’histoire des formes en
C’est donc le noyau central de tout enseigne- général ». La thèse est vague ; surtout, elle est
ment, faute duquel l’étudiant ne pourra pas fausse. Si c’est pour dire que l’histoire du droit
se dire juriste ! Ce n’est qu’ensuite qu’il et de la culture juridique est inséparable de
pourra participer, s’il le souhaite, à toutes ces l’histoire de l’Esprit en général, on s’en
autres approches dérivées du propre du doutait. Ce qui est faux, c’est de croire que le
droit (3). droit épouse toutes les modifications des
Telle est à notre sens l’erreur profonde de
Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, qui (4) Ainsi Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, qui se deman-
détachent un prétendu habitus des juristes de daient récemment, avec beaucoup d’élégance puisqu’ils le faisaient
dans une revue publiée à l’étranger, ce que les professeurs de droit
français faisaient de leur temps libre (Christophe Jamin et Mikhaïl
(2) On peut s’amuser de l’une des contradictions dont le texte Xifaras, « De la vocation des facultés de droit (françaises) de notre
est prodigue. Les Français seraient passés à côté de toutes les réno- temps pour la science et l’enseignement », RIEJ, 2014, p. 107 et
vations du XXe siècle, en ne s’intéressant pas aux approches trans- spécialement p. 129). Ce n’est d’ailleurs que l’une des contradic-
versales. C’est en tout cas la preuve qu’ils ne cherchent pas à ensei- tions de l’article : comment ces gens, qui sont engagés dans la
gner n’importe quelle passion personnelle à leurs étudiants, mais pratique, feraient-ils pour n’enseigner qu’une théorie bien plus
un savoir dont ils pensent qu’il leur est utile. exigeante, et qu’ils connaissent moins bien ?
(3) Encore une contradiction, d’ailleurs. Le texte s’ouvre sur le (5) On pourrait d’ailleurs observer que c’est précisément parce
constat que les juristes ne sont pas des intellectuels. Mais l’ensei- qu’il y a un profond accord sur la technique que le taux de proces-
gnement qu’ils dispensent est à très haute teneur conceptuelle, ce sivité est si bas en France. Bien des litiges sont arrêtés à un stade
dont les auteurs se plaignent en proposant de n’enseigner que des précontentieux, parce que les avocats approchés conviennent qu’il
tours de main et des trucs. C’est donc là qu’est, selon eux, la réalité n’y a pas grand-chose à faire. En militant pour le modèle améri-
intellectuelle : en n’apprenant qu’une rhétorique creuse, on entre cain, les auteurs veulent sans doute faire cesser cela. Pour le bien
de plain-pied dans le débat intellectuel ! de qui, cette fois ?

617
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

formes, en oubliant qu’il a sa temporalité constamment, d’autres ont défendu un ensei-


propre – ou, si l’on veut, qu’il possède une gnement destiné à former des praticiens, mais
autonomie relative. Reconnaissons que le aussi des jurisconsultes. Gaston Jèze, moder-
droit n’est pas très branché ! Mais, quand on niste s’il en fut, n’écrivait-il pas en 1900 qu’il
lit, avec un retard de trente ans, les écrits de fallait faire des facultés de droit des « foyers
la pensée structuralo-marxiste, on se réjouit de recherches scientifiques », plutôt que des
de cette inertie, de cette résistance à l’air du « écoles professionnelles » (7). Après avoir fait
temps. l’éloge de l’intellectualisme, nos auteurs abou-
La seconde thèse connexe consiste à admet- tissent paradoxalement à faire celui de la
tre sotto vocce qu’il est possible de transposer professionnalisation, par le truchement des
en France des méthodes d’enseignement vala- Écoles de droit – telle celle de Sciences Po.
bles aux États-Unis. Mais on a beau chanter Contradiction qui aurait été évitée s’ils
les louanges du law in action, des clinics of avaient pris conscience de cette oscillation

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law, et vouloir les adapter en France, on n’em- permanente de la faculté de droit, prise en
pêchera pas que la structuration du droit en tension entre les deux pôles de l’École et de
deux familles opposées, civil et common law, l’Université, c’est-à-dire de la technique et de
reste globalement pertinente pour compren- la science. Les dernières années ont vu triom-
dre la différence des systèmes. Si la formation pher la première tendance ; le balancier
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des juristes n’est pas la même en Europe et repartira vers la tradition intellectuelle,
dans le monde anglo-américain, c’est bien en exigeant des facultés qu’elles ne se bornent
raison de cette différence majeure de produc- pas à former des praticiens prêts à l’emploi.
tion et de compréhension du droit (6). Il faut
à l’étudiant français, comme allemand ou Irréalisme du modèle
italien, maîtriser un nombre important de
disciplines juridiques pour arriver à s’y retrou- Ces objections restent théoriques : descen-
ver dans cet enchevêtrement d’ordres norma- dons sur le terrain pratique en examinant les
tifs provoqué par l’éclosion du droit interna- propositions concrètes de cet enseignement
tional des droits de l’homme et des droits new look. En tombant dans les arguments du
supra-étatiques. La contrainte extérieure est « chaudron de Freud », Christophe Jamin et
forte, qui rend nécessaire l’enseignement de Mikhaïl Xifaras se récrieront qu’ils n’ont
ces matières. jamais entendu renoncer à l’enseignement du
Enfin, leur thèse d’une formation courte, en droit : ils se contentent de le réduire à deux
deux ans, bute sur une contradiction. D’un années. Et au cours de celles-ci, « plutôt que
côté, ils veulent que les juristes soient des de courir après l’illusoire acquisition de la
intellectuels ouverts à tout, et capables de connaissance de tout le système, on pourrait
comprendre le monde dans lequel ils vivent ; se concentrer sur l’essentiel, à savoir l’ap-
de l’autre, ils optent pour une formation prentissage tout à la fois des principaux modes
rapide de deux ans, constituée d’enseigne- de raisonnement et d’argumentation, des caté-
ments dûment sélectionnés, selon des critères gories fondamentales et des principaux tours
d’ailleurs contestables. En favorisant ce type de main et savoir-faire ». On leur ferait volon-
d’enseignement, ils nient la prémisse qui est tiers remarquer que les universitaires n’ont
à la base de leur démonstration. Plus exacte- choisi ni la durée de l’enseignement ni l’or-
ment, ils se présentent en défenseurs de ganisation des cycles : ce sont leurs autorités
l’École de droit contre la Faculté. Savent-ils de tutelle qui les leur ont imposées, tout
que l’histoire européenne a été marquée par comme le contenu des enseignements. Au
cette opposition ? Certains ont estimé que le nom de quelle aigreur personnelle les accu-
but des facultés de droit était de former des sent-ils d’une situation qui leur est imposée ?
praticiens opérationnels, de sorte que tout ce Le plus intéressant est dans le squelette de
qui pouvait y sembler étranger devait en être programme académique proposé, que l’on ne
chassé : c’est le principe de l’École de droit, peut hélas pas prendre très au sérieux – mais
auquel Napoléon était sensible. Tout aussi un peu à la plaisanterie. Parce qu’on y voit

(6) Sur ce point, on ne peut que renvoyer à la démonstration de (7) Jèze, préface à la 3e édition (1925) des Principes généraux de
Pascal de Vareilles-Sommières, à paraître dans le prochain numéro. droit administratif, tome I, rééd. Dalloz, 2005, p. I-II.

618
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

apparaître ces étranges « tours de main » – pratique”, “pleins de dédain pour la pratique
comme si l’activité juridique avait partie liée juridique” (8) ». Il ajoute : « les étudiants
à la prestidigitation ! Parce que les « princi- doivent acquérir une réelle familiarité avec les
paux modes de raisonnement et d’argumenta- textes juridiques et les concepts. Cette fami-
tion » semblent tombés de l’escarcelle du liarité constitue une aptitude essentielle au
pédagogisme, qui ne voit que des techniques praticien, de même que la connaissance de
d’enseignement sans contenu. Or ces types de l’anatomie, de la physiologie ou de la phar-
pensée ou d’expression ne tiennent pas en macologie l’est au médecin. Un cours sur la
l’air : ils sont dans la dépendance de la tech- philosophie de la nature humaine peut faire
nique juridique avec laquelle ils permettent de de l’étudiant en médecine un individu plus
jouer. Mieux encore, parce que dans ce sque- sage, tout plein de compassion ; mais cela ne
lette figurent les « catégories fondamentales ». le préparera guère à la pratique de la méde-
Lesquelles, tirées de quelles branches du cine (9). »

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droit ? On connaît l’attention des juristes aux Dans cet enseignement, c’est la technique
détails ; pour le coup, on a affaire à de formi- qui se trouve sacrifiée : les étudiants ainsi
dables presbytes ! Ainsi, il y aurait des caté- formés seront capables d’évoquer divers
gories transcendantes qui vaudraient pour points de sciences humaines, mais non d’af-
toutes les branches du droit, sans affinement. fronter une question de droit — ce qui est
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On est heureux de l’apprendre : on croyait tout de même regrettable ! La dérive des


plutôt que telle catégorie, reprise du droit civil enseignements non techniques aboutit à un
pour pénétrer le droit administratif, n’était ni nouveau Professorenrecht, plus singulier que
tout à fait la même, ni tout à fait une autre. l’ancien : les universitaires n’essaient plus
En changeant de corps de règles, sa polarité d’imposer leurs conceptions à la pratique ; ils
se transforme pour s’adapter à une logique préfèrent parler d’autre chose à leurs
d’ensemble différente. Être juriste, c’est le étudiants, parce que c’est là le fin mot de la
percevoir aussitôt. subtilité (10) ! Nul doute que Christophe
Détails, que tout cela ! Il suffit d’enseigner Jamin et Mikhaïl Xifaras soient fascinés par
de prétendues grandes catégories pour faire le ce modèle, qui leur conférerait enfin le statut
juriste. Vous ne le saviez pas ? C’est la barbe d’intellectuels. Nul doute que leurs étudiants
qui fait le philosophe et le stéthoscope noué dûment déniaisés regretteront cet enseigne-
autour du cou, le médecin. Dans cette ligne, ment dépourvu de substance, quand ils seront
le juriste saura dire procès, contrat, établisse- confrontés à la rude technicité du milieu juri-
ment public, en feignant d’y trouver une signi- dique. Ils réaliseront à leurs dépens que les
fication – sans compter qu’on pourra même « tours de main » n’existent pas, mais qu’il y
lui apprendre quelques mots latins ! Et d’ail- a des règles fermes sur lesquelles ils viendront
leurs, dans ce cycle raccourci, comment les se fracasser !
étudiants sauront-ils vers quelle branche d’ac- Revenons à cette discussion que nos auteurs
tivité s’orienter pour leur profession ? Peu n’ont jamais voulu sérieusement ouvrir. Pour
importe : bons à rien, ils seront sans doute convaincre ils n’avaient que deux possibilités.
capables de tout. Quand on a du talent… La première était de se livrer à une critique
À force de caricature, on y cède soi-même, sérieuse de l’enseignement actuel du droit, qui
ce dont nous nous excusons à l’endroit des supposait de disposer d’un socle épistémolo-
étudiants brocardés. Mais il est certain qu’à gique et de mener un débat honnête – ce n’est
leur tour, ils seront les dupes d’un tel ensei-
gnement. Aux États-Unis, des voix se font
entendre pour contester les dérives de l’en- (8) H. T. Edwards, « The growing disjunction between legal
education and the legal profession », Michigan Law Review,
seignement culturaliste des Law schools, et vol. 91 : 34, octobre 1992. Le juge Edwards évoque ainsi tous les
surtout des plus prestigieuses d’entre elles. mouvements des « law and… », qui ont fleuri à partir de la fin des
années 70, sans compter les approches critiques du droit.
Car les enseignants férus de telle ou telle (9) Edwards, art. cité, p. 39.
approche transversale finissent par parler de (10) Signe de cette exaspération : dans un long travail de fond
tout, sauf de droit ! Un magistrat évoque consacré à l’examen de la scolarité juridique depuis l’époque de
Langdell (A. Benjamin Spencer, « The law school critique in histo-
« cette réalité que nombre d’Écoles de droit rical perspective », Washington & Lee Law Review, vol. 69, 2012,
de premier plan ont désormais un contingent p. 1949), l’auteur ne fait aucune part à ces enseignements trans-
versaux non juridiques, comme s’ils ne méritaient pas même l’hon-
important d’enseignants “éloignés de la neur d’une mention.

619
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

pas le cas. La seconde était d’alléguer les que l’Université n’a jamais cessé de se
résultats de l’École de droit de Sciences Po ; rénover, quoique à un rythme lent – celui que
mais on ne peut pas s’émerveiller d’un introu- le ministère lui permet. Dans un monde en
vable succès, et le principe de précaution mutation rapide, cette lenteur est bien plus
milite pour que l’on attende avant de diffuser que regrettable. À tout prendre, elle vaut
le modèle. Hélas, ils ont choisi une troisième mieux que le n’importe quoi que l’on nous
voie en réactivant une querelle des anciens et propose ici !
des modernes usée jusqu’à la trame, où ils
font endosser le mauvais rôle aux universi- OLIVIER BEAUD
taires. D’où le recours constant à la carica- et RÉMY LIBCHABER
ture, à l’ironie lourde, pour masquer ce fait

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Questions préalables
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PIERRE BRUNET

ES polémiques ne sont pas toutes là où trop souvent elle se contente aujourd’hui

L stériles : celle déclenchée par la paru-


tion du livre de Christophe Jamin, La
Cuisine du droit, est à la fois réjouissante et
de disserter sur un objet largement irréel (2). »
Si on ne peut a priori qu’être d’accord avec
cette proposition, elle me paraît soulever deux
instructive. Au-delà des quelques rares clichés difficultés.
d’usage échangés de part et d’autre, elle D’une part, elle laisse entendre que la
permet de dresser un bilan aussi peu contes- distinction entre law in books et law in action
table qu’inquiétant et d’ouvrir de solides est absolue quand elle n’est en réalité que de
pistes de réflexion sur l’état de l’Université et degrés et fort relative : nous sommes toujours
la situation particulière (ou non) des études le dogmatique d’un autre et trouverons
de droit (1). Mieux encore, elle reflète assez toujours plus dogmatique que nous. Et l’on a
bien l’image que les juristes se font d’eux- également connu une dogmatique du law in
mêmes. On ne peut donc que remercier la action comme il nous est arrivé de rencontrer
rédaction de Commentaire d’ouvrir ses un empirisme du law in books. D’autre part,
colonnes à un sujet aussi aride. elle oblige à se poser une question : faut-il,
Il m’est demandé, comme à d’autres, de me pour offrir aux sciences sociales une critique
prononcer sur diverses questions sans néces- interne du droit, réformer « les » études de
sairement répondre à l’article de Christophe droit ? N’est-ce pas légèrement… dispropor-
Jamin et de Mikhaïl Xifaras. Ce texte se clôt tionné ?
néanmoins sur un appel en faveur du droit en Observons tout d’abord que ces études –
action qui ne laissera personne indifférent : comme d’autres – se réforment sans cesse
« Un changement dans la formation des puisque les services ministériels prennent un
juristes offrirait aux sciences sociales de s’in- malin plaisir à occuper le temps des universi-
téresser à la critique interne du droit, celle qui
porte sur ses protocoles et ses dispositifs, ses (2) Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, « Sur la formation des
modes de raisonnement et d’argumentation, juristes en France. Prolégomènes à une enquête », Commentaire,
n° 150, été 2015, p. 392. Chacun y verra un appel au law in action
contre le law in books que confirme la toute fin de l’article, p. 392 :
« La question du devenir de la formation des juristes en France
n’est donc pas seulement institutionnelle […] elle remet en cause
la conception technique et dogmatique d’un droit stratifié, ordonné
(1) Voir l’article d’Olivier Beaud et Rémy Libchaber, « Où va et découpé en branches par les soins de la doctrine, et par suite
l’Université ? Les chemins de la liberté », La Semaine juridique. une formation centrée sur l’enseignement du seul droit des livres,
Édition générale, 2014, I 1264, n° 7, p. 2224. le droit dont rêvent les professeurs de droit. »

620
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

taires en leur imposant d’élaborer des diques ayant chacune leur « code » ou leur
programmes susceptibles d’intégrer toutes textbook ?
sortes d’innovations – tout en exigeant, bien Ne peut-on sortir du cliché qui voudrait
évidemment, que ces programmes ne coûtent qu’il y ait ou bien des juristes empiristes ou
rien de plus – voire moins – que ce que bien des juristes dogmatiques ? Ne pourrait-
coûtaient les anciens et qu’en outre ils soient on reconnaître une bonne fois qu’à côté de
ensuite figés pour cinq ans (ou, du moins, quelques juristes avides de critique interne du
jusqu’à la prochaine décision ministérielle de droit, soucieux de montrer que l’on peut jouer
tout changer)… Autant de contraintes que, au droit comme ou joue au bonneteau, que
sauf erreur, l’on épargne aux institutions dites les catégories juridiques sont malléables et
d’excellence. Cela explique sans doute que ductiles et que le droit est une forme d’exer-
nos amis de Sciences Po – dont on notera au cice du pouvoir, on trouve aussi des juristes
passage qu’ils sont ironiquement installés rue soucieux du droit positif qui, sans verser dans

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de l’Université – puissent, de leur côté, hisser le dogmatisme pur et dur, regimbent lorsqu’il
le débat à son juste niveau quand d’autres leur faut discourir sur leur discipline et se
éprouvent quelque difficulté à rester clair- méfient de ce qu’ils appellent parfois le
voyant sur un sujet pareil. « pathos de la méthode » sans qu’on ait raison
Réformer pour quoi ? Pour enseigner le d’y voir une paresse quelconque ? Ce sont des
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droit qui se fait dans la vraie vie ? À la bonne intellectuels qui s’ignorent. Ils préfèrent se
heure ! Mais ces juristes qui sont dans la vraie déguiser en techniciens efficaces plutôt que de
vie n’ont-ils pas de temps en temps recours au se présenter en raisonneurs hésitants.
droit qu’on trouve dans les livres ? Ai-je rêvé Sombrent-ils tous pour autant dans une
ou bien ces praticiens qu’il m’arrive de dogmatique les conduisant à confondre la
rencontrer consultent-ils effectivement des carte et le territoire, à penser que leurs caté-
codes, des jurisclasseurs, des traités, des gories sont données une fois pour toutes et
manuels, des notes d’arrêts ? Et les auteurs de que les livres l’emportent sur la réalité ? Bien
cette littérature ne sont-ils pas également, à sûr que non. Quand cela leur sera nécessaire,
l’occasion, consultants, conseils, arbitres et ils se mettront eux aussi à tirer sur les caté-
professeurs de droit le reste du temps ? Et les gories juridiques comme on tire sur un élas-
juges eux-mêmes ? Se contentent-ils de tique, ils raisonneront à l’aide d’analogies
raisonner et d’argumenter sur le fondement qu’aucun logicien n’admettrait ; ils scruteront
d’une science infuse ? Il m’avait semblé les recueils de jurisprudence pour y trouver
comprendre, en lisant justement d’éminents quelques perles dont ils chercheront à
auteurs de sciences sociales, que les conseil- montrer qu’elles constituent des précédents
lers d’État travaillent sur les mêmes contraignants. Ils feront cela comme d’autres
ressources que tout le monde (3). Christophe conduisent leur voiture sans se préoccuper du
Jamin et Mikhaïl Xifaras aiment parfois citer fonctionnement de son moteur. Ils ne seront
Jerome Frank pour qui il ne suffisait pas de pas pour autant des dogmatiques à front bas.
lire des règles pour apprendre le droit. Mais Certes, nombre de juristes cèdent volontiers
c’est lui accorder une autorité qu’il n’a peut- aux charmes rassurants du rationalisme et
être jamais eue (4). Est-ce une illusion d’op- pensent de leur devoir d’introduire de la cohé-
tique ou bien l’on retrouve, chez « nous » rence en s’aidant de grands principes. Ce
comme partout ailleurs, cette division en faisant, ils ne font que se conformer à une
« branches » du droit, en « disciplines » juri- façon de faire et de penser propre à la plupart
de ceux dont la fonction est de poser des
normes juridiques. Et, afin de ne pas risquer
(3) Bruno Latour, La Fabrique du droit, La Découverte, 2002, d’apparaître comme les maîtres de ces
p. 211, note 3 : « En un sens non, le Conseil d’État n’a aucune normes, ces derniers invoqueront à leur tour
ressource qui ne soit disponible ailleurs. Comme le rappelle un
conseiller : “Il n’y pas d’avantages comparatifs, on a les mêmes des principes qui, diront-ils, s’imposent à eux.
ressources que les avocats et les étudiants, avec en plus les jaunes Qui pourra dire que les uns et les autres ne
[du Service de documentation] qui ne sortent pas d’ici et les
dossiers des Sections administratives”. » pensent pas comme des juristes ou qu’ils igno-
(4) « Yet I think it fair to say that Jerome Frank has no discer- rent le droit de la vraie vie ? Et, là encore, ai-
nible impact on contemporary discussions of American law », je rêvé ou est-ce bien au sein d’un système
Sanford Levinson, « Writing about realism », American Bar Foun-
dation Research Journal, vol. 10, n° 4, 1985, p. 899-908, ici p. 899. universitaire pourtant réputé acquis au legal

621
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

realism et au law in action depuis des lustres fournir des éléments de classification,
qu’a fleuri – et prospéré – une théorie selon lesquels, devenus réflexes, permettront par la
laquelle le droit serait fait non seulement de suite de s’amuser à diverses analogies, à
règles mais aussi de principes, de sorte que quelques audaces de raisonnement, à
les juges ne disposeraient d’aucun pouvoir quelques constructions intellectuelles subtiles
discrétionnaire (5) ? tout en mesurant l’écart entre un idéal et une
Réformer pour qui ? Avant même de réalité.
songer à les réformer, encore faut-il se Rien ne sert donc d’enfermer la formation
demander à qui s’adressent « les » études de des juristes dans une alternative réductrice.
droit. Or, au risque de répéter ce que d’au- On peut se battre à coup de law in action et
tres ont mieux dit, les facultés de droit n’ont de law in books ; faire acte d’allégeance à la
ni le public ni les conditions d’enseignement méthode prétendument empirique des cas
analogues ou comparables à celles de plutôt qu’aux cathédrales formelles que

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Sciences Po ou des établissements sélectifs. seraient les théories juridiques ; croire à l’avè-
Les facultés de droit sont choisies par défaut, nement de nouveaux paradigmes juridiques
parce qu’elles ne font appel à aucun talent qui justifieraient que l’on enseigne le droit
particulier. Cela n’empêche pas que, par la autrement ou rester impavide devant cette
suite, des esprits fort différents s’y épanouis- esthétique du mouvement historique qui
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sent avec le même bonheur tout en allant dans redouble le vieux dualisme cher à Antigone,
des directions opposées. peu importe ! Oui, les étudiants juristes ont
Et donc l’exigence primordiale des études besoin de critique interne du droit et donc
juridiques doit être la maîtrise du langage, d’épistémologie juridique, d’analyse du
seul bien précieux et commun dont se servent raisonnement et du discours ; je ne peux
le droit et ceux qui le font, quel que soit le personnellement que me réjouir de voir que
système juridique dans lequel on se trouve. la théorie et la sociologie du droit ont gagné
Or, sans craindre la colère d’un Bourdieu – du terrain grâce à la ténacité de quelques
dont il est à peine nécessaire de troubler le rares audacieux, généreux de leur savoir
repos –, reconnaissons que rien n’est plus autant que de leur agilité intellectuelle ; toute
inégalement réparti que la maîtrise du langage la rationalité ex post des juristes mérite certai-
car rien n’est plus socialement hérité et déter- nement d’être démontée, démantelée, pour ne
miné : rien n’est donc moins « démocra- pas dire déconstruite, par une critique interne.
tique », pour parler comme les démagogues Oui, mais… cette critique n’est jamais si bril-
qui nous dirigent. Dans l’état actuel de l’en- lamment dépourvue de pertinence lorsque
seignement secondaire français, cette maîtrise ceux qui la mobilisent croient pouvoir l’appli-
manque singulièrement à bon nombre d’étu- quer sans prendre soin de vérifier qu’elle
diants qui arrivent à l’université. Certains demeure ce qu’elle prétend être : interne,
pourraient envisager d’introduire une sélec- justement. Or, elle sera d’autant plus savou-
tion fondée sur ce critère. Elle risquerait reuse qu’elle maîtrisera son sujet, connaîtra le
malheureusement d’empêcher une grande plat dans lequel elle met les pieds, sera
partie d’entre eux de se révéler à eux-mêmes capable de placer un métadiscours sur un
après quelques années. Elle pourrait n’avoir discours car elle aura su faire la distinction
d’autre mérite que de leur montrer que le entre les deux. À défaut, elle tournera court
premier diplôme qu’ils ont en poche n’a pas et donnera lieu aux pires dogmatismes. Cela
tout à fait la valeur promise ou annoncée. justifie une généralisation des cours de théorie
Ensuite, sauf à avoir la capacité de travail et de sociologie du droit dès les premières
et d’apprentissage de ceux qui ont sauté sans années ; une diversification et une ouverture
difficultés depuis leur enfance de telle école à vers des enseignements juridiques moins tech-
tel collège puis tel lycée pour finir Rue Saint- niques… On connaît des facultés qui ont
Guillaume, reconnaissons que les découpages introduit ce type d’enseignements sans atten-
dogmatiques ont au moins une vertu : celle de dre les leçons de cuisine dispensées du haut
de quelque tour d’ivoire.
Autre chose. Parce qu’on mesure la force
(5) Des premiers aux derniers, tous les critiques réalistes de du discours critique, on ne saurait exclure
Dworkin ont eu beau invoquer le law in action, ils n’ont guère réussi
à faire changer le discours académique… qu’une connaissance des objets que le droit

622
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

saisit sans pourtant toujours les connaître tres ont déjà fort bien pointées : trop d’en-
serait également utile aux étudiants. Trop de seignants y viennent dispenser leurs oracles
juristes en général, trop de juges, disons-le, avant de repartir dans leur cabinet avec le
ignorent ce qu’est une entreprise, ne savent sentiment du travail bien fait, ignorant ce que
pas lire un bilan comptable, n’ont jamais sont les étudiants autant qu’ils ignorent les
approché les méthodes de management, réalités que recouvrent les objets réels que
manquent de tout esprit critique face aux leurs textes juridiques leur désignent. Ils
discours des architectes, des banquiers ou des attendent par la suite que ces mêmes
laboratoires pharmaceutiques (la liste n’est étudiants leur ressemblent et exigent d’eux
pas exhaustive…) qui s’efforcent (par leurs qu’ils produisent un savoir qu’ils présument
avocats parfois) de les convaincre que leur détenir. Quand, en réalité, l’immense majorité
responsabilité ne saurait évidemment être des étudiants a la tête ailleurs, n’envisage
engagée. Tout cela conduit à des appréciations nullement de rester à l’université une vie

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myopes des faits – quand elles existent ! – et entière, ni même de rentrer dans un cabinet
une compréhension des qualifications juri- d’avocats, et pourrait retrouver ce savoir dans
diques qui n’imagine pas le pire. Or, de même des manuels.
qu’on aimerait des consommateurs plus avisés And what about globalization ? Qu’ils soient
ne se laissant pas bercer par des stratégies de common law ou de droit civil, qu’ils soient
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publicitaires, on aimerait des juristes aguerris mondialisés, globalisés, européanisés ou


et capables de repérer certains détournements simplement nationaux, les juristes font des
ou retournements du droit. La fréquentation choses avec des mots ; ils ne font que cela
du monde extérieur, celui que le droit toute la journée : ils tentent de saisir les objets
construit sans le connaître, pourrait singuliè- voire les quasi-objets que des textes de toute
rement améliorer l’appréhension des effets nature sont censés créer, décrire, désigner ou
économiques et sociaux du droit. régir ; ils couchent sur le papier des méca-
Et les professeurs maintenant ? Si l’on nismes verbaux pour tenter de prédire l’ave-
devait céder à l’obsession de notre époque nir, de dompter le présent et même de ressus-
pour la « réforme structurelle », c’est sans citer le passé. Tous espèrent ne pas le faire
doute à cela qu’il faudrait s’attaquer en prio- dans le vide et se rattrapent dès qu’ils le
rité. Vu d’ailleurs, le concours d’agrégation a peuvent à des branches parfois mal découpées
les charmes des vieilles horloges que l’on ne mais qui n’ont d’autre mérite et d’autre fonc-
regarde plus que pour la beauté de leur tion que de faire croire que l’arbre existe et
cadran. Les discussions byzantines sur ce qu’il cache la forêt des châteaux de sable
concours sont ennuyeuses quand elles ne sont rhétoriques que les juristes reconstruisent
pas mises en relation avec les conditions dans sans cesse. E pur si muove !
lesquelles on enseigne parfois dans les facul-
tés de droit (mais pas seulement) et que d’au- PIERRE BRUNET

623
Entre culture juridique et professionnalisation

JEAN-MARIE CARBASSE

OMMENT enseigner le droit ? La ques- On voudra bien pardonner à un historien

C tion n’est pas nouvelle. Elle en appelle du droit cette entrée en matière historique (1),

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d’autres, plus fondamentales : pourquoi mais nous sommes au cœur du sujet, tel du
enseigner le droit ? Et d’abord : qu’est-ce que moins que nos deux collègues l’ont posé dans
le droit ? Est-ce une dogmatique, une pure le dernier numéro de Commentaire. Si l’on
élaboration intellectuelle, ou une pratique, un veut bien admettre que le droit reste ce qu’il
ensemble de procédés utiles ? En se disant à a toujours été, c’est-à-dire à la fois un savoir
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la fois jurisprudents et jurisconsultes, les et un savoir-faire, on ne peut l’enseigner qu’en


juristes romains conciliaient les deux combinant l’approche théorique et l’approche
approches. En tant que consultants, ils pratique. Ainsi les facultés de droit se ratta-
donnaient des réponses à des questions chent-elles d’un côté aux facultés « intellec-
concrètes. En tant que prudentes, ils faisaient tuelles » adonnées aux joies du savoir désin-
œuvre de sagesse (prudentia), c’est-à-dire de téressé (il y aurait beaucoup à dire sur ce
réflexion et donc, à des degrés variables, de « désintéressement », mais passons), de
théorisation. L’enseignement qu’ils dispen- l’autre aux facultés ou écoles « profession-
saient à des élèves choisis réunissait ces deux nelles » : toute la difficulté pour elles est de
registres. L’institution des jeunes juristes combiner ces deux exigences et de porter
commençait par des généralités, institutiones – l’une et l’autre au plus haut niveau de qualité.
c’est l’objet des premiers manuels de droit, les L’exercice est difficile, comme toujours
Institutes. Celles de Gaius (v. 150 apr. J.-C.) lorsqu’il s’agit de garder un équilibre. Dès la
sont les plus connues. Celles de Justinien fin du Moyen Âge, la vocation intellectuelle
(533) ont servi à l’enseignement du droit dans des universités juridiques, plus valorisante
toute l’Europe chrétienne jusqu’au XIXe siècle pour les maîtres, avait relégué leur mission
et, dans certains pays, jusqu’au XXe. Mais la pratique au second plan, voire l’avait réduite
formation des juristes romains ne se limitait à rien : on apprenait la pratique en pratiquant,
pas à l’apprentissage des généralités. Pour selon des modalités semblables à celles qui
compléter la « dogmatique » (à vrai dire très avaient cours, au sein des corporations de
souple) des manuels, les professeurs propo- métiers, pour les « arts mécaniques ». Cette
saient à leurs élèves des cas pratiques, tirés situation a duré jusqu’à la fin de l’ancien
soit d’espèces réelles dont ils avaient eu à régime et, à partir de la monarchie de Juillet,
connaître comme consultants, soit d’« hypo- l’essor de la doctrine n’a pu que la confor-
thèses d’école » élaborées à des fins pédago- ter (2). Un professeur de droit est un savant,
giques et à ce titre parfois très alambiquées : un maître, un gardien du temple, sacerdos
on retrouve nombre de ces « cas » dans le juris ; il ne met pas ses mains dans le cambouis
Digeste. Au Moyen Âge aussi, à côté du des « affaires ». Tout au plus consent-il à
commentaire des grands textes romains, les
professeurs – qui sont toujours en même (1) Et on voudra bien aussi m’excuser de parler à la première
personne du singulier : car ce que je vais dire ici, au terme de
temps des praticiens : juges, avocats, consul- quarante années d’enseignement dans les facultés de droit, n’en-
tants, conseillers des princes ou des villes – gage que moi.
organisent des exercices pratiques sur un (2) Il n’est pas possible de s’étendre plus longuement sur ces
questions assez connues. Une approche particulièrement stimulante
casus ou une « question », souvent sous forme en a été proposée par Stéphane Rials : « Dogmatique et humani-
de discussions entre étudiants ou entre tés. Considérations françaises sur une séparation », Droits. Revue
française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 50,
maîtres : quaestiones disputatae. 2009, p. 189-220.

624
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

donner, sur des questions de principe, de bril- fondamentaux – du moins dans la première
lantes consultations susceptibles d’influer sur étape du cursus.
la jurisprudence et de faire date. La pédago-
gie est dans la même ligne. Le cours magis- Revenir aux fondamentaux
tral se suffit à lui-même, prolongé par des
manuels dont certains sont de véritables J’envisagerais volontiers un enseignement
chefs-d’œuvre ; il est vrai que l’imprimerie juridique en deux temps : une licence unique
coûtait cher et que seuls les maîtres chevron- (sous réserve de quelques options, sans doute,
nés se risquaient, après de longues années, à en 3e année) et des masters spécialisés ; la
livrer au public le fruit de leurs lectures, de première donnerait aux étudiants une culture
leur expérience et de leurs méditations… juridique, politique et économique générale ;
Toujours est-il que jusqu’au milieu du les seconds leur conférerait cette compétence
XXe siècle l’objectif professionnel de l’ensei- « préprofessionnelle » qu’il reviendrait ensuite

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gnement du droit est resté en quelque sorte aux diverses professions de compléter par des
implicite : il allait de soi que les diplômés en formations spécifiques (et sans doute assez
droit deviendraient avocats, notaires, magis- rapides, dès lors que la véritable formation
trats ou fonctionnaires, mais les facultés ne professionnelle ne pourra jamais venir que de
prétendaient pas fournir aux professions des l’exercice effectif d’une profession).
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« produits finis » ; il revenait aux employeurs Les trois années de licence proposeraient
d’assurer la formation complémentaire qui aux étudiants, par ordre de généralité décrois-
rendrait ces diplômés « utilisables ». sante de la première à la troisième année, les
Où en est-on aujourd’hui ? Même si le enseignements susceptibles de donner aux
procès en inutilité intenté aux facultés de droit futurs juristes cette culture générale – centrée
est profondément injuste, il faut bien recon- sur le droit mais non limitée au droit – sur
naître que notre manière d’enseigner le droit laquelle pourraient être solidement construits,
pourrait être sensiblement améliorée. Certes, dans un second temps, les savoirs spécialisés.
depuis plusieurs décennies, les facultés s’ef- Sans entrer dans le détail d’un programme
forcent de faire une place de plus en plus précis (qui devrait être l’affaire, dans un cadre
large aux considérations « pratiques » et de se national assez souple, de chaque faculté), on
mettre « à l’écoute » des professions. Mais du se bornera à citer quelques grands domaines :
même coup on a vu proliférer, à côté des la théorie et la philosophie du droit (l’une et
matières fondamentales, toute une série d’en- l’autre envisagées dans leur perspective histo-
seignements de plus en plus techniques et rique) ; l’histoire du droit (à condition de ne
spécialisés, au fur et à mesure que, dans la vie pas la considérer comme un simple droit
concrète du droit, telle ou telle activité se positif du passé, et de s’attacher davantage
développait. Cette évolution, il faut bien le aux sources qu’aux institutions) ; la sociologie
dire, n’a pas été heureuse. Bien souvent du droit ; l’histoire de la pensée juridique et
encouragée par la tutelle publique, soucieuse de la pensée politique ; le droit comparé ; les
de rentabiliser l’enseignement supérieur en le grands systèmes politiques, envisagés dans
professionnalisant, l’entassement des cours de l’espace et dans le temps ; mais aussi le droit
spécialité tout au long d’une licence portée en des obligations et de la responsabilité, les
1954 de trois à quatre ans n’a évidemment pas grandes lignes du droit des affaires, du droit
permis de fournir au marché du travail les pénal et du droit social, etc. On le voit, ce
produits finis qu’il attendait. En même temps, « socle commun » comporterait une forte
dans la mesure où la prolifération des savoirs dimension historique et comparative (3), l’ob-
techniques réduisait nécessairement la part jectif étant, répétons-le, de nourrir la réflexion
des enseignements fondamentaux, la qualité des étudiants plutôt que de surcharger leur
de la formation globale ne pouvait que régres- mémoire.
ser : très rapidement obsolètes, les matières
de spécialité – domaine de prédilection du
bachotage – embarrassent inutilement la (3) L’étroite parenté entre ces deux approches a été souvent souli-
mémoire des étudiants. Dans les facultés de gnée. Qu’il suffise de rappeler ici la figure emblématique de Labou-
droit comme à l’école primaire, au collège et laye, qui fut à la fois l’un des fondateurs, en 1855, de la Revue histo-
rique de droit français et étranger et le premier président, en 1869,
au lycée, il me semble urgent de revenir aux de la Société de législation comparée.

625
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

Ici, bien sûr, on ne va pas manquer de nous culière, tandis que la plupart des autres
opposer une objection : celle du niveau ! courent à un échec douloureusement vécu…
Cette formation générale, très « culturelle », Là où le secteur protégé pratique la sélection
serait beaucoup trop difficile, même dispen- au moment de l’inscription, les facultés de
sée par des pédagogues exceptionnels, pour la droit la diffèrent, à leur corps défendant, au
plupart de nos étudiants. Et l’on citera les terme de la première année (et encore, à un
actuels taux de réussite au terme de la moindre degré, par la suite). À tout le moins,
première année, effectivement très (trop) bas, l’inscription en droit devrait-elle être subor-
et l’on déplorera, avec nos collègues Jamin et donnée à la possession d’un baccalauréat
Xifaras, « l’extrême violence » d’un procédé général. Mais à l’évidence cette mesure ne
que l’on nous accusera de vouloir encore suffirait pas à réduire le taux d’échec à un
aggraver ! La réponse à cette objection est niveau acceptable. Le plus simple – faisons un
simple, et au demeurant bien connue. Elle rêve ! – serait de décréter, dans l’ensemble de

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tient en un mot d’emploi délicat : la sélection. l’enseignement supérieur, un nouvelle Nuit du
4 août, une nouvelle abolition des privilèges.
Sélection… À vrai dire, moins qu’une abolition des privi-
lèges au sens de 1789, il s’agirait plutôt d’une
généralisation des privilèges, de leur transfor-
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Il y a trop d’échecs au terme de la première


année, et encore dans les années suivantes. mation en droit commun. Ainsi les avantages
Nous, professeurs de droit, sommes les qui sont actuellement réservés à quelques-uns
premiers à le déplorer. Faut-il nous en faire seraient-ils, au nom de l’égalité, étendus à
reproche ? On sait bien comment améliorer tous ; et ce qui est actuellement la liberté de
les taux de réussite : il suffit d’abaisser le quelques-uns deviendrait la liberté commune.
niveau d’exigence. C’est ce que l’on fait, Liberté, Égalité : ne serait-ce pas une réforme
année après année, avec le baccalauréat. vraiment républicaine ?
Exercice pitoyable, qui renvoie sur l’ensei- Une fois sélectionnés (selon des modalités
gnement supérieur la pénible responsabilité que chaque faculté serait libre de déterminer
de la sélection. Il y a deux secteurs, comme à son gré), les étudiants en droit pourraient
chacun sait, dans notre enseignement supé- suivre avec profit – et en échappant, dans leur
rieur : un secteur ouvert à tous les bacheliers, grande majorité désormais, à « l’extrême
quelle que soit la série de leur diplôme ; et un violence » de l’échec – le cursus progressif, au
secteur protégé, réservé aux étudiants (ou sens propre du mot, qui leur serait proposé.
« élèves ») qui ont satisfait aux exigences Bien sûr, l’instauration de la sélection à l’en-
d’une sélection plus ou moins sévère. Les trée des facultés aurait pour résultat néces-
facultés de droit sont parmi les plus ouvertes : saire d’en réduire les effectifs, ce qui permet-
alors que les facultés de médecine n’accueil- trait d’améliorer la formation, par exemple en
lent, pour d’évidentes raisons, que des bache- augmentant le nombre des travaux pratiques
liers scientifiques, nous devons admettre tout et des séminaires restreints destinés à complé-
le monde, y compris les titulaires de bacca- ter les enseignements magistraux. Et cette
lauréats technologiques ou professionnels, en possibilité serait encore accrue si, après l’abo-
vertu de ce principe admirable que « tous les lition du privilège de la sélection – faisons un
bacs se valent » ! Or, l’attrait du secteur sélec- autre rêve encore plus fou ! –, on généralisait
tif est tel que de nombreux bacheliers titu- aussi cette précieuse prérogative dont jouis-
laires d’un bac général, s’ils n’ont pas été sent seuls, actuellement, les établissements du
admis en classe préparatoire, préfèrent se secteur protégé : la liberté de fixation des
tourner du côté des IUT ou des BTS plutôt droits d’inscription (que devrait évidemment
que de s’inscrire à l’université ! Notre compléter une politique très libérale d’attri-
« public » est donc totalement hétérogène : bution de bourses aux étudiants méritants).
d’une part les recalés de toutes les sélections ;
d’autre part les bacheliers des séries générales Ars docendi
positivement attirés par une profession juri-
dique. Mélangés dans les amphis de première Un mot rapide sur les méthodes d’enseigne-
année, les uns réussissent sans difficulté parti- ment. En licence, et tout particulièrement dans

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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

les deux premières années, les cours magistraux la réforme des études allait dans le sens que
devraient être assurés par des professeurs je viens d’indiquer, celui d’un tronc commun
chevronnés, capables de transmettre une généraliste prolongé par des masters spéciali-
réflexion approfondie sur leurs disciplines et sés, il faudrait que cette idée d’un domaine
capables aussi de donner à leurs auditeurs commun du droit s’impose aussi dans la
l’exemple d’un discours construit, structuré et formation et la sélection des professeurs. Sans
maîtrisé, aussi bien dans le fond que dans la remettre en cause le « sectionnement » de
forme, le discours du vir bonus dicendi peritus, 1896, sans doute conviendrait-il de rapprocher
comme disait Cicéron. À une époque où le les trois agrégations de droit en les dotant
langage des jeunes est de plus en plus déstruc- d’épreuves générales communes portant sur
turé, pour ne pas dire informe, un cours les matières fondamentales enseignées en
« magistralement » mené, à la fois rigoureux, licence, chacune d’entre elles (philosophie et
simple et « élégant » (comme disaient les sociologie, histoire, grands systèmes de droit,

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juristes romains), reste d’une évidente utilité. régimes politiques…) étant envisagée dans
L’exercice est-il démodé ? Un propos construit, une optique résolument comparative, au
un langage précis, le choix du mot propre (à moins dans le cadre européen. C’est seule-
l’occasion éclairé par l’étymologie) ne convien- ment dans un second temps (après l’admissi-
draient plus aux générations nouvelles ? bilité ?) que chaque concours retrouverait sa
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Plusieurs décennies d’enseignement magistral, y spécificité – étant bien entendu que les
compris devant les lourds auditoires de épreuves « spéciales » devraient rester, dans
première année, m’ont convaincu du contraire chaque section, assez générales pour éviter à
– même si, dans les dernières années, l’effon- la fois le bachotage et les effets de « niche ».
drement de la formation générale chez un trop Mais la survie de l’agrégation dépend, en
grand nombre d’étudiants a fini par rendre l’état actuel des choses, du bon vouloir des
l’exercice un peu plus difficile. présidents d’université, dont la plupart ne sont
Pour les travaux pratiques et les séminaires, pas juristes. Ce qui me conduit à d’ultimes
normalement confiés aux doctorants contrac- considérations, suggérées par la demande de
tuels qui font ainsi leur apprentissage de l’en- Commentaire, sur la gestion des facultés de
seignement, il faudrait aussi recourir plus droit et la place qui devrait leur être recon-
largement aux professionnels, à condition bien nue au sein des universités.
sûr qu’une rémunération suffisante garantisse
la qualité de leur engagement. Dans la mesure Les facultés de droit
où les étudiants seraient moins nombreux, des au sein des universités
stages professionnels pourraient leur être
systématiquement proposés dès la 3e année de La loi du 10 août 2007, dite « LRU » (!), si
licence. Bien sûr, le régime des examens, elle confère de larges « responsabilités » aux
actuellement ubuesque, serait radicalement présidents d’université, ne reconnaît aux
simplifié, ce qui permettrait de gagner cinq ou universités aucune de ces libertés fondamen-
six précieuses semaines au bénéfice de l’en- tales sans lesquelles les autres ne sont que
seignement (ce sont actuellement dix à douze chiffons de papier, celle de fixer elles-mêmes
semaines qui sont stérilisées par les examens les conditions d’admission des étudiants et
et autres « contrôles » !). celle d’arrêter le montant de leurs droits d’ins-
cription : n’y revenons pas. Mais surtout, pour
Le recrutement des professeurs ce qui est de leur organisation interne, elle
subordonne totalement les « composantes »
Même si l’agrégation ne doit pas constituer (le mot faculté est délibérément ignoré) à l’au-
la seule voie d’accès au professorat, elle doit torité « centrale ». Si les facultés de médecine
demeurer la voie principale. Les raisons de ont pu assez bien résister, grâce à leur étroite
conserver « notre » concours sont nombreuses ; connexion avec les CHU, les facultés de droit
je les ai évoquées ailleurs (4). Néanmoins, si sortent de cette réforme à peu près exsangues
– sauf, bien sûr, pour celles qui s’étaient
constituées elles-mêmes en universités (mais
(4) « L’agrégation des facultés de droit », RDP, 2-2009, p. 300 et dont la plupart ont perdu leur autonomie,
s. (repris dans Les Facultés de droit, demain, numéro hors série de
la RDP, 2013, p. 225-244). dans un second temps, du fait des « fusions »

627
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (II)

auxquelles on les a contraintes). Si, en agitant d’une qualification nationale ; plus, bien
une dernière fois la baguette magique, on entendu, les deux libertés déjà évoquées…
pouvait encore faire un vœu, il tiendrait en Tout cela, en l’état actuel des choses, est
quelques mots : la personnalité juridique pour totalement irréaliste. Les facultés de droit
les facultés de droit ; la liberté de choisir leur continueront donc, au moins un temps, de
université de rattachement et d’en négocier « faire avec ». En attendant, et quoi qu’en
les conditions, en particulier financières ; disent nos censeurs, elles ne sont pas tout à
celle, éventuellement, de se regrouper entre fait sans mérite.
elles en universités juridiques ; celle de recru-
ter leurs enseignants, sous la seule réserve JEAN-MARIE CARBASSE

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L’ART ET LA CULTURE DE L’IRAN

(Suite de la page 606.)

Religion nationale, art national, existence nationale. De fait, dès le début du


IXe siècle, la culture persane s’impose à Bagdad, à la cour des califes abbasides. À
partir de ce siècle aussi surgissent sur le sol de l’Iran une suite de dynasties natio-
nales, les Saffarides, les Samanides, les Bouides, les unes amenées au pouvoir par la
plèbe, d’autres élevées sous la bannière de l’aristocratie. Et si dès le milieu du Xe siècle
la Perse accueille les dynasties d’origine turque, celles-ci, vite iranisées, se font les
protectrices de tout ce qui est persan, favorisant la renaissance de la langue, de la
poésie, des arts, de l’architecture.
Quoi d’étonnant que sur cette toile de fond politique et religieuse, rehaussée des
couleurs de l’épopée nationale, œuvre littéraire d’une grande force vitale, les arts de
la Perse, quoique islamisée, continuent, stimulés par le sentiment national, à vivre
dans le riche répertoire légué par l’art sassanide? Point de rupture, point de lutte
contre un apport étranger comme sous les Parthes. Et si la mosquée prend la place
d’un temple du feu, elle est construite suivant le plan des anciens sanctuaires et les
palais des seigneurs arabes recevront, comme ceux des princes sassanides, un décor
de fresques et de stucs aux sujets traditionnels. Les potiers musulmans reproduiront
les modèles des toreuticiens sassanides dont la riche imagerie stimulera aussi le travail
des ivoiriers et des sculpteurs sur bois. Quelle que soit la matière employée, métal,
verre, textile, bois ou pierre dure, les artisans reprendront inlassablement les vieux
thèmes et les motifs consacrés.

Roman GHIRSHMAN, Parthes et Sassanides,


Gallimard, « L’Univers des formes », 1962, p. 337-339.

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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (III)
Pierre Delvolvé, Pierre Larouche, Calixto Salomão Filho, Edouard Lemoalle

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Commentaire SA | « Commentaire »

2015/4 Numéro 152 | pages 848 à 858


ISSN 0180-8214
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ISBN 9782916291437
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2015-4-page-848.htm
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Pour citer cet article :


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Pierre Delvolvé et al., « Sur la formation des juristes en France (III) », Commentaire
2015/4 (Numéro 152), p. 848-858.
DOI 10.3917/comm.152.0848
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Sur la formation des juristes
en France (III)
Nous avons publié dans notre n° 150 (été 2015) un article de Christophe Jamin et

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Mikhaïl Xifaras, « Sur la formation des juristes en France. Prolégomènes à une
enquête ». Nous avions annoncé qu’il ouvrirait un débat et une réflexion plus générale
conduits comme une enquête. Nous avons incité d’éminents juristes, d’écoles, d’opi-
nions et de professions différentes, à faire part à nos lecteurs de leur avis sur les études
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de droit.
L’ensemble de cette enquête permettra de répondre à cinq questions : faut-il réfor-
mer les études de droit (recrutement des étudiants, durée et contenu de leur forma-
tion, orientation professionnelle…) ? Comment doivent être gérées les facultés de droit ?
Comment doivent-elles être intégrées au sein des universités ? Comment doivent être
recrutés les professeurs de droit ? Quel rôle doivent jouer dans cet enseignement les
juristes de la société (magistrats, avocats, etc.) ? Quelles évolutions imposent l’inter-
nationalisation et l’européanisation du droit ?
Dans notre n° 151, nous avons publié les réponses de Pascal Ancel, Laurent Aynès,
Denis Baranger, Olivier Beaud et Rémi Libchaber, Pierre Brunet, Jean-Marie Carbasse.
Dans cette livraison interviennent : Pierre Delvolvé, Pierre Larouche, Calixto Salomão
Filho et Edouard Lemoalle.
En 2016, nous reprendrons cette enquête avec des contributions de Bruno Sire et
Corinne Mascala, Pierre-Olivier Sur, Pascal de Vareilles-Sommières, et d’autres sans
doute.
COMMENTAIRE

Quatre questions

PIERRE DELVOLVÉ

ES réflexions roboratives de Christophe développement de formations juridiques exté-

L Jamin et Mikhaïl Xifaras mettent en


lumière les ambiguïtés et les insuffi-
sances du système français de formation des
rieures aux facultés de droit, l’existence de
systèmes étrangers (essentiellement anglo-
saxons) tout différents. Elles opposent une
juristes en France, et ouvrent des pistes de formation fondée sur la conception du droit
rénovation. Elles constatent d’abord l’accrois- comme un ensemble ordonné à partir de prin-
sement du nombre d’étudiants en droit, le cipes (formation par le haut) et une forma-

848
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

tion partant du constat de réalités auxquelles qui ont des connaissances et des compétences
il faut apporter des solutions (formation par en droit. Concrètement, elle n’a pas grande
le bas). Elles proposent l’insertion des études signification. Elle n’a de portée que par l’ac-
de droit dans un système de formation à la tivité à laquelle elle se rapporte, qui peut être
fois plus générale, plus ouverte et plus diversifiée.
concrète, éventuellement plus courte qu’au- Elle peut être proprement juridique, dans
jourd’hui. l’exercice d’une profession. On pense évidem-
La question de la formation des juristes se ment d’abord à celle qui concerne la justice
décompose ainsi : qui former ? à quoi (magistrats, avocats et autres auxiliaires de
former ? comment former ? par qui former ? justice, notaires) ; elle s’élargit avec des acti-
vités qui ne sont pas contentieuses et consis-
Qui former ? tent en des conseils, et dont le développement
est considérable soit de la part de profession-

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La question de savoir qui former se dédou- nels extérieurs à l’entreprise soit de celle de
ble elle-même : elle porte d’abord sur l’ori- personnels de l’entreprise (les juristes d’en-
gine de ceux qui doivent être formés comme treprise).
juristes et ensuite sur le type de juristes à L’activité juridique peut être accessoire dans
l’exercice d’une profession non juridique : un
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former.
Nous sommes habitués dans les facultés de fonctionnaire, un gestionnaire d’entreprise
droit à voir arriver des cohortes d’étudiants par exemple rencontrent inévitablement dans
qui n’ont pas de bagage autre que celui qu’at- leurs fonctions des questions juridiques, qu’ils
teste leur succès au baccalauréat, et dont doivent au moins pouvoir identifier à défaut
beaucoup ne s’inscrivent « en droit » que de pouvoir toutes les résoudre. À cet égard,
parce qu’ils n’ont pas pu s’inscrire ailleurs ils doivent aussi avoir une certaine formation
(notamment dans les grandes écoles) ; bien juridique.
souvent ils se demandent ce qu’ils font là. Viennent enfin (ou d’abord ?) ceux dont
C’est à l’égard de cette masse indistincte que l’activité est d’ordre purement intellectuel,
sont conçus actuellement les enseignements tout entière consacrée à la réflexion sur le
initiaux, à la fois dans les programmes et dans droit et, corrélativement, à son enseignement :
les méthodes. on y reconnaîtra facilement les professeurs.
Il existe un autre public de demandeurs de La difficulté est que, lorsque l’on entre-
formation juridique, qui viennent d’ailleurs, prend des études de droit, on ne sait pas géné-
ont déjà reçu une formation de niveau supé- ralement à quel type d’activité elles serviront
rieur, en particulier dans des écoles à recru- ensuite. On peut le savoir lorsqu’on se trouve
tement sélectif (écoles normales supérieures, déjà à un certain niveau de formation ou
écoles de commerce, voire écoles d’ingé- lorsqu’on a déjà une expérience profession-
nieurs), où ils ont pu d’ailleurs déjà recevoir nelle. On n’en sait rien lorsqu’on débute.
des enseignements juridiques. À cet égard encore, la diversité des situa-
S’en distinguent et s’y ajoutent des tions conduit à chercher des modes de forma-
personnes qui ont déjà une expérience profes- tion qui leur correspondent.
sionnelle (parfois en liaison avec les profes-
sions juridiques, parfois non), et donc des À quoi former ?
connaissances et des réflexions, et souhaitent
un complément ou un approfondissement de Il s’agit dans tous les cas de former au droit.
leur formation dans le domaine du droit. La question se déplace : former à quel droit ?
On ne peut pas concevoir de la même L’opposition que l’on pourrait voir entre
manière la formation juridique de ceux qui généralistes et spécialistes, les uns prônant
n’ont que des antécédents limités et de ceux une formation globale les autres une forma-
qui ont déjà, même si ce n’est pas en droit, tion particulière dans certaines disciplines, est
une formation d’un niveau élevé. artificielle : on ne peut enseigner le droit dans
Pour tous, il faut se demander en quels sa généralité sans faire référence à ses
juristes leur formation les qualifiera. L’expres- branches, on ne peut enseigner une spécialité
sion est générale : elle désigne les personnes sans la rattacher à ses fondements.

849
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

On peut ramener la formation au droit à la Il ne faut pas rester exclusivement dans


considération essentielle qu’il s’agit de l’ordre juridique. Le droit n’est pas une tech-
conduire les destinataires à appréhender le nique désincarnée. Il est un mode de solution
droit, c’est-à-dire à le saisir dans sa consis- des rapports sociaux. Il faut connaître les
tance et dans son existence. Cela implique rapports sociaux pour comprendre les solu-
autant intelligence que connaissances. tions qu’il leur donne. À ce sujet, la forma-
Il faut évidemment que la formation tion juridique doit comporter un accompa-
permette, sinon de savoir philosophiquement gnement d’ordre historique, économique et
ce qu’est le droit en soi (exercice trop difficile sociologique, non pas comme un complément
pour une formation initiale), du moins de auxiliaire mais comme un élément propre à la
maîtriser les fondamentaux du droit dans leur compréhension du droit.
contenu et dans leur méthode : le droit des Le contenu de la formation doit dépendre
obligations constitue à ce sujet le socle indis- aussi du but recherché par certains destina-

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pensable de toute formation juridique. taires, du domaine et du niveau de l’ensei-
À partir de cette observation, le contenu de gnement.
la formation doit dépendre du stade auquel Pour les destinataires qui cherchent essen-
elle est entreprise. À ceux qui n’ont aucune tiellement une spécialisation pour s’engager
formation antérieure, doivent être enseignées après un premier stade d’étude dans une
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les matières maîtresses du droit privé (droit profession déterminée, ou pour poursuivre un
des personnes, des obligations, des biens) et cursus professionnel dans lequel ils sont déjà
du droit public (droit constitutionnel, droit engagés, il peut ne pas être nécessaire de
administratif). À cela s’ajoute aujourd’hui la revenir aux fondamentaux qu’ils sont censés
nécessité d’être formé au droit européen, maîtriser ; mais l’expérience prouve que le
voire au droit international en ce qu’ils inner- rappel peut en être rafraîchissant et que
vent le droit français. Il faut aussi une ouver- parfois c’est lui que souhaitent les intéressés.
ture sur les systèmes juridiques étrangers
(principalement les droits anglo-saxons).
Il faut éviter une spécialisation prématurée. Comment former ?
C’est à partir d’un socle général que peuvent
seulement être ensuite enseignées des disci- Identifier qui former doit contribuer à
plines plus particulières. déterminer comment former. C’est la question
Elles peuvent venir à partir d’un certain des méthodes. On pourrait distinguer celles
niveau de formation, qu’elle ait été acquise de l’oral et celles de l’écrit. En réalité elles se
par une formation antérieure proprement croisent.
juridique ou par une formation extérieure non Comme le relèvent Christophe Jamin et
juridique (à condition que les fondamentaux Mikhaïl Xifaras, les livres peuvent autant et
du droit soient connus). même parfois plus que les cours présenter
La spécialisation de l’enseignement peut l’état du droit d’une manière systématique-
être particulièrement poussée à un certain ment ordonnée, avec une division et une
niveau pour des matières qui peuvent être très subdivision des thèmes (il arrive que le cours
différentes (par exemple l’histoire du droit, la oral ne soit que la reprise et même parfois la
philosophie du droit, la théorie du droit ; ou lecture du livre de celui qui l’a écrit et se
encore le droit boursier, le droit des nouvelles borne à le répéter – ce qui est la négation
technologies de l’information), dont certaines même du cours). Dans les deux cas, le droit
ont pu être évoquées au cours d’une forma- enseigné apparaît comme une belle construc-
tion initiale mais qui deviennent ultérieure- tion dans laquelle s’insèrent tous les éléments
ment un objet de recherche autant que d’en- sur lesquels il porte : il ne quitte le niveau de
seignement. la généralité que lorsque sont exposés, sinon
Dans tous les cas, l’accumulation des les détails, du moins ce qui est second. Les
connaissances est moins importante que la intéressés sont des récepteurs.
réflexion sur l’articulation des solutions, et en À l’inverse, la méthode des cas, qui se
amont sur les postulats qui les fondent. Elle réalise le plus souvent par des exercices de
doit permettre de former un jugement, propre commentaires de textes (législation, jurispru-
le cas échéant à proposer des améliorations. dence, voire doctrine) ou la solution de

850
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

problèmes pratiques (souvent de nature Les premiers sont les professeurs de droit :
contentieuse), vise à approfondir l’étude de ils sont classiquement les professeurs des
certains aspects de la discipline juridique en facultés de droit, qui sont sinon la cible du
cause, à poser et à résoudre les questions moins une préoccupation de Christophe
qu’ils soulèvent et, par là même, à remonter Jamin et Mikhaïl Xifaras d’autant plus
aux principes de la matière. Elle est surtout centrale qu’ils appartiennent eux-mêmes à la
utilisée dans une forme d’enseignement oral corporation. Ils n’ont pas tort de relever à la
par groupes restreints, permettant une parti- fois la position majeure que ces professeurs
cipation active et collective des intéressés. occupent et veulent occuper comme maîtres
Elle peut donner lieu à des publications de la matière juridique, la nature doctrinale
proposant des exercices et leurs solutions – le de leur contribution au droit (avec ce que cela
lecteur étant invité à les trouver lui-même peut comporter de décalage par rapport à la
avant de se reporter aux réponses. Les inté- réalité juridique), et la menace que fait peser

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ressés sont des acteurs. sur leur hégémonie la concurrence des ensei-
L’opposition entre les deux types de méthode gnements assurés par d’autres dans des insti-
ne doit pas être exagérée. Même les « récep- tutions différentes voire dans les facultés de
teurs » ont un rôle à jouer dans l’acquisition des droit elles-mêmes, avec l’ambition d’être aussi
données qui leur sont présentées oralement ou didactiques et l’affirmation d’être plus
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par écrit ; les acteurs d’un exercice pratique pratiques.


doivent se référer à un cadre conceptuel Plusieurs observations peuvent être émises.
présenté en dehors de celui-ci. La connaissance La première est que l’enseignement est une
et donc préalablement l’exposé (écrit ou oral) profession en elle-même, qui ne s’improvise
des données essentielles d’une discipline juri- pas (il faut acquérir une formation) et qui a
dique sont nécessaires pour la solution d’une un objet qui lui est propre (donner une forma-
question (le Doyen Vedel rappelait volontiers tion). Pour l’enseignement supérieur, elle
le mot d’Einstein selon lequel la meilleure implique des capacités d’étude, de réflexion,
manière de résoudre un problème pratique est de critique, d’invention, de découverte (ce que
de faire de la théorie). L’apprentissage des prin- l’on appelle recherche) autant que des quali-
cipes peut précéder l’exercice concret (il établit tés d’exposition (orales et écrites).
une structure intellectuelle dans laquelle s’insé- En deuxième lieu, les professeurs de droit
rera la démarche opérationnelle) ; la recherche sont loin d’être tous enfermés dans une sorte
d’une solution passe par celle des principes de de tour d’ivoire : si trop d’entre eux exercent
solution (opérationnelle, elle doit remonter à une activité d’avocat qui entreprend sur leurs
l’essentiel). Si le mécanisme est déductif dans fonctions professorales, la plupart ont avec le
monde « actif » (entreprises, administrations,
un cas, inductif dans l’autre, les deux finissent
professions juridiques) des relations qui nour-
par se rencontrer.
rissent leurs propres analyses.
La question des méthodes concerne aussi
S’ils sont souvent consultés au sujet de
l’importance du public auquel est dispensé un
projets, publics ou privés, c’est sans doute que
enseignement. À un public nombreux un
leurs connaissances et leurs réflexions peuvent
cours ne peut guère être dispensé autrement
apporter une contribution utile à l’adoption
que dans un amphithéâtre, avec le risque
d’une solution. Corrélativement, elles s’enri-
d’une perte de contact entre le professeur et chissent de la concrétisation des questions
les auditeurs : les effectifs ne doivent pas juridiques et contribuent à enrichir le contenu
dépasser un chiffre raisonnable. De toute d’un enseignement.
façon, les exercices « interactifs » ne peuvent Il ne faut pas nier qu’un professeur de droit,
avoir lieu qu’au sein de groupes restreints. s’il est un très bon juriste, peut ne pas être un
très bon pédagogue (cela peut arriver à d’au-
Par qui former ? tres professeurs). Le recrutement s’intéresse
surtout aux qualités juridiques, révélées par
Reste à savoir par qui cette formation doit les écrits et par les prestations orales des
être donnée. Il faut encore distinguer entre candidats. Il y aurait intérêt à veiller, au moins
ceux dont c’est le métier et ceux qui n’inter- lors des affectations à des enseignements, à
viennent qu’à titre accessoire. l’adéquation entre l’aptitude à enseigner et les

851
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

destinataires de l’enseignement (niveau, gnant qu’eux au moins parlent de ce qu’ils


nombre). connaissent et apportent l’expérience concrète
Des professeurs de droit s’affirment comme que les « théoriciens » ignorent. Cette appré-
tels en dehors des facultés de droit (cf. la créa- ciation est souvent juste : l’enseignement du
tion récente d’une association des professeurs contentieux administratif par un membre du
de droit des écoles de commerce), aspirant à Conseil d’État est évidemment enrichi par le
une pleine reconnaissance sociale, fondée sur traitement des dossiers ; un conseil en
la réputation de l’institution où ils enseignent, propriété industrielle peut parler du droit des
la qualité de leur enseignement et de leurs brevets en pleine connaissance de cause.
travaux. Ils ne doivent pas être sous-estimés. Encore faut-il être assuré non seulement
Il n’y a pas à prendre position sur leur recru- que ces contributions n’ont pas pour seule
tement, leurs fonctions, leur autorité. Mais il raison la recherche d’un complément de situa-
faut constater la place qu’ils tendent à tion pour le bénéfice de leurs auteurs, mais

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prendre dans l’enseignement du droit et sentir qu’elles correspondent aux besoins de l’ensei-
la menace qu’ils constituent pour l’hégémonie gnement.
des professeurs des facultés de droit si leurs Il faut mesurer leur apport pour leur faire
enseignements, écrits ou oraux, sont riches, une part.
nouveaux et convaincants. Les observations qui précèdent ne préten-
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Ils sont le plus souvent issus de professions dent pas apporter des solutions mais veulent
juridiques qu’ils continuent à exercer. D’au- seulement contribuer à établir une grille de
tres professionnels apportent leur contribu- solutions.
tion à l’enseignement du droit à titre double- Avec celles de Christophe Jamin et Mikhaïl
ment accessoire : il l’est parce qu’ils Xifaras, et de quelques autres, elles
continuent à exercer leur propre profession et voudraient contribuer à la recherche d’un
parce que leur enseignement s’insère dans nouvel état de la formation des juristes en
ceux qu’assurent les titulaires. Ils peuvent France.
avoir une position stable (les professeurs asso-
ciés) ou occasionnelle (les vacataires). PIERRE DELVOLVÉ
On vante souvent l’apport de ces profes-
sionnels à l’enseignement du droit, en souli-

Point d’exception française…

PIERRE LAROUCHE

contribution cherche à situer le Aux États-Unis, la crise de 2008 a révélé les

M
A
débat ouvert par Christophe Jamin et limites du modèle économique suivi par la
Mikhaïl Xifaras dans un contexte plupart des law schools depuis des décennies.
plus global que la simple perspective fran- Les études de droit coûtent aujourd’hui
çaise. Mes propos seront illustrés par l’exem- autour de 200 000 dollars et, même avant la
ple d’un nouveau programme lancé à l’uni- crise, il commençait à manquer de postes
versité de Tilburg, aux Pays-Bas, en 2013, le suffisamment rémunérateurs pour que les
Bachelor Global Law. Ce programme n’existe diplômés espèrent rembourser leurs dettes à
pour l’instant qu’en anglais, même s’il fait la bon compte (1). En Allemagne, tous les bons
part belle au droit français, entre autres. observateurs s’accordent à penser que la
En un sens, le malaise français n’a rien d’ex-
ceptionnel à l’échelle mondiale. La formation (1) Brian Z. Tamanaha, dans Failing Law Schools (Chicago,
juridique est en crise aux États-Unis, en Alle- University of Chicago Press, 2012), livre une critique sans merci
magne et dans d’autres pays. Les symptômes des law schools. Même si la plupart des observateurs considèrent
que Tamanaha est trop virulent, ils sont généralement d’accord avec
diffèrent mais le diagnostic reste le même. les grandes lignes de son propos.

852
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

formation juridique, qui combine largeur et priver de leurs activités les plus lucratives,
profondeur, est trop lourde : les juristes alle- mais aussi les plus répétitives. Ces cabinets
mands mettent au moins 7 ans (et en moyenne pourraient bien voir leur taille réduite, pour
autour de 10 ans) à apprendre en détail le se recentrer sur des activités « sur mesure » à
droit positif allemand. Toutefois, le conserva- haute valeur ajoutée.
tisme de système juridique allemand est tel Troisièmement, en parallèle, les entreprises
qu’il a été impossible jusqu’ici de réformer le et les autres grandes organisations utilisent de
cursus, ne serait-ce que pour l’aligner sur l’ar- plus en plus de juristes en interne. Outre le
chitecture bachelor-master du processus de souci d’économie, cette évolution reflète aussi
Bologne (2). un changement dans la nature de la fonction
juridique au sein des grandes organisations :
L’évolution des professions alors que cette fonction était auparavant
juridiques considérée comme accessoire, au point où elle

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était essentiellement externalisée vers les cabi-
Même si chaque modèle national souffre de nets, elle est maintenant devenue plus straté-
ses faiblesses propres, le sentiment d’inadé- gique, au vu entre autres de la croissance de
quation est partagé car, au-delà des particu- la réglementation et du passage à une écono-
larismes historiques nationaux, il provient de mie de l’information qui repose sur des actifs
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tendances lourdes qui affectent les professions intangibles dont la définition et la protection
juridiques partout dans le monde. passent par le droit. (Re)devenue stratégique,
Premièrement, c’est maintenant un lieu la fonction juridique doit donc être mieux
commun que de le rappeler, la mondialisation intégrée au reste de l’organisation. Qui plus
affecte le droit dans tous ses aspects (produc- est, le juriste d’entreprise doit pouvoir
tion, application, enseignement). Il y a de comprendre l’organisation au sein de laquelle
moins en moins de situations où le droit il travaille et formuler son analyse dans le
positif d’une seule juridiction peut s’appliquer contexte de cette organisation (plutôt que de
en vase clos. Que ce soit pour les entreprises, mener une analyse a posteriori d’un plan d’ac-
mais aussi pour les pouvoirs publics et pour tion déjà cristallisé) (5).
un nombre croissant d’individus (3), le cas type Quatrièmement, et par conséquent, le
se situe au confluent de plusieurs droits natio- juriste doit être en mesure de s’intégrer au
naux, avec un apport du droit européen, des sein d’une équipe multidisciplinaire et de
droits fondamentaux ou du droit transnatio- communiquer efficacement avec les non-
nal produit par les acteurs privés. juristes. De plus en plus d’études mettent en
Deuxièmement, les grands cabinets interna- lumière les avantages offerts par les équipes
tionaux, dont on s’attendrait à ce qu’ils préfi- multidisciplinaires pour relever les défis scien-
gurent la pratique du droit dans un cadre tifiques, technologiques ou opérationnels de
mondialisé, voient leur modèle remis en ques- notre temps. De plus, l’innovation a tendance
tion (4). Ces grands cabinets ont nourri les à se produire lorsque des communautés disci-
ambitions de beaucoup d’étudiants en droit et plinaires distinctes s’entrechoquent (6).
leur ont offert des emplois prestigieux et Les tendances lourdes énoncées plus haut
rémunérateurs. Désormais, leurs clients refu- ne devraient pas être vues comme une menace
sent de continuer à payer des tarifs aussi à la formation juridique : il restera toujours
élevés et les mettent en concurrence pour des juristes de formation « classique », que ce
l’offre de mandats forfaitaires (rémunérations soient des avocats, des juges ou des profes-
fixées à l’avance). L’automatisation croissante seurs. Toutefois, la formation juridique ne
de grands pans du droit des affaires – dont les peut ignorer ces tendances, à peine pour les
opérations de due diligence – risque de les juristes d’être cantonnés au rôle non pas de
gardiens du temple, mais de simples vigiles,
contrôlant entrées et sorties sans vraiment
(2) Voir à ce sujet la décision du 19 mai 2011 de la Conférence
des ministres allemands de la Justice, qui rejette fermement tout
passage à la structure bachelor-master. (5) Compte tenu des liens symbiotiques entre les juristes internes
(3) Ne seraient-ce que les migrants et les réfugiés, dont le nombre et les praticiens traditionnels (en cabinet), ces derniers ne peuvent
croît. non plus ignorer ces impératifs.
(4) Pour une analyse détaillée, voir Larry Ribstein, « The death (6) À cet égard, l’Université pourrait bientôt être un des derniers
of big law », Wisconsin Law Review, 2010, p. 749. bastions de la disciplinarité.

853
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

comprendre ou influencer ce qui se passe à ble de solutions possibles à une série de ques-
l’intérieur. Pire encore, le juriste pourrait tions largement communes. Par exemple, quant
devenir l’empêcheur de tourner en rond, qui à la responsabilité civile, les étudiants appren-
fait dérailler les projets à la dernière minute. nent les grandes questions qui se posent typi-
Cela dit, réformer la formation juridique pour quement dans ce domaine (attribution de la
que les juristes restent pertinents exige égale- responsabilité pour faute ou autre ; lien de
ment une certaine dose d’humilité : il faut causalité ; dommage et compensation de
reconnaître que le droit – à tout le moins le celui-ci ; défenses et exonérations ; régimes
droit positif – s’insère dans un contexte plus pour les employés, les produits dangereux, les
large, où il ne joue pas nécessairement un rôle accidents de la circulation ; relation avec assu-
décisif (7). rance et sécurité sociale ; etc.). Pour chacune
Le juriste deviendrait ainsi un spécialiste de de ces questions, ils examinent les réponses
l’opérationnalisation, capable de traduire les possibles, à la lumière d’un échantillon de

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réflexions et les projets en termes concrets et droits nationaux, mais aussi de l’analyse
réalisables, dans le cadre juridique pertinent. économique ou de la philosophie. C’est ainsi
Cela place le juriste en aval des autres disci- que le droit peut être abordé de manière plus
plines, car son analyse se base sur un contenu globale, comme les autres disciplines voisines.
qui provient de ces autres disciplines. Les Afin d’éviter que la formation ne devienne
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données économiques, politiques, psycholo- trop conceptuelle et théorique, des cours de


giques, technologiques ou autres qui entrent méthode donnent aux étudiants les outils
en ligne de compte constituent une applica- requis pour pouvoir se retrouver dans un
tion des connaissances, du point de vue de ces système juridique qu’ils ne connaîtraient pas.
autres disciplines. En revanche, le juriste En fin de compte, l’étudiant devrait pouvoir
évolue en amont du droit positif d’une juri- prendre un traité de droit national – français
diction quelconque, et de la science juridique par exemple – en une des matières étudiées,
qui s’y rattache, puisque son analyse se situe et y reconnaître les thèmes et les choix qui
dans un contexte mondialisé. Voilà une posi- sous-tendent ce droit national.
tion stratégique à laquelle les systèmes de Deuxièmement, à cette approche globale,
formation juridiques doivent s’attarder, car pratiquée dans d’autres universités euro-
jusqu’ici, de par le monde, ils ne produisent péennes et – à l’échelle canadienne – à l’uni-
(sciemment) aucun juriste capable de l’occu- versité McGill, le programme ajoute l’inter-
per. disciplinarité, à l’instar de la formation
juridique américaine. En première année, les
Le programme de Tilburg étudiants suivent des cours d’introduction à la
psychologie, la science politique, l’économie,
C’est à la lumière de ce constat que l’uni- entre autres ; ces enseignements sont prodi-
versité de Tilburg a conçu et lancé, en 2013, gués par des spécialistes de ces disciplines,
un nouveau programme de bachelor, intitulé mais qui sont rattachés à la faculté de droit
Bachelor Global Law. Ce programme s’arti- et qui savent donc quels sont les besoins des
cule autour de quatre lignes de force. juristes. Par la suite, les titulaires des cours de
Premièrement, le droit y est enseigné dans droit proprement dit doivent introduire l’une
une perspective globale. L’enseignement porte ou l’autre discipline dans leur cours, et ainsi
donc non sur un droit positif national, ni sur ajouter un volet interdisciplinaire à leurs
plusieurs droits (perspective comparatiste enseignements. Compte tenu des intérêts
classique), ni non plus sur un hypothétique variés des membres de la faculté, les étudiants
droit global, mais plutôt sur un corpus de sont donc exposés à la plupart des approches
connaissances juridiques, dont les différents interdisciplinaires du droit.
systèmes de droit positif seraient des applica- Troisièmement, le programme vise à former
tions. Le droit est présenté comme un ensem- des juristes qui œuvreront au sein de grandes
organisations, soit non seulement les entre-
(7) C’est ainsi qu’on peut exagérer l’importance de la distinction
prises ou les grands cabinets d’avocats, mais
entre les familles romano-germanique et de common law, comme aussi les pouvoirs publics (nationaux, supra-
si aucune considération extra-juridique ne pouvait expliquer la nationaux ou internationaux) ou les ONG et
variété des solutions observées parmi les droits nationaux et que
les lignes de faille se retrouvaient toujours au même endroit. autres acteurs de la société civile. Les

854
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

étudiants reçoivent donc des cours de straté- buer à l’évolution des programmes de droit
gie, d’organisation, de finance et de compta- néerlandais. Il s’inscrit dans le dessein straté-
bilité. gique de la faculté de droit de l’université de
Enfin, le Bachelor Global Law, de par sa Tilburg, qui met l’accent depuis une vingtaine
formule, prépare les étudiants à occuper des d’années déjà sur la recherche fondamentale,
postes de responsabilité (leadership). Les comparée et interdisciplinaire. Par ailleurs, la
qualités requises pour le leadership sont faculté a contribué à la formation d’un grou-
acquises tout au long du programme, autant pement mondial de facultés de droit qui
par les interactions au sein d’un corps partagent la même vision de la formation et
étudiant international que par les exercices de la recherche en droit, la Law Schools
requis durant les cours (fréquente prise de Global League. Les préoccupations françaises
parole, travaux de groupe, formation à la sont donc partagées ailleurs dans le monde,
recherche, etc.). et, vue sous cet angle, l’initiative prise à

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Le Bachelor Global Law vise non à supplan- Sciences Po est moins excentrique et peut-être
ter, mais bien à compléter la formation juri- aussi moins révolutionnaire qu’elle ne peut
dique plus traditionnelle, qui traverse une apparaître vue de France.
période de remise en question aux Pays-Bas
également. À terme, l’expérience acquise avec PIERRE LAROUCHE
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ce nouveau programme pourrait aussi contri-

Le modèle néostructuraliste

CALIXTO SALOMÃO FILHO ET ÉDOUARD LEMOALLE

de commenter un modèle parti- de vue juridique. À cet effet, ils ne doivent

A
VANT
culier d’enseignement, il convient pas se limiter à l’interprétation des lois selon
d’exposer notre vision de l’enseigne- les règles de l’orthodoxie positiviste, sans en
ment du droit. Nous aborderons ainsi le droit discuter les valeurs. Ils doivent présenter leur
en tant que forme de construction sociale, la point de vue sur l’organisation sociale, en
pensée critique, la pensée interdisciplinaire, participant notamment à l’élaboration des lois
puis nous commenterons l’expérience pion- et des règlements, en mettant en évidence le
nière de Sciences Po Paris, à laquelle nous sens des lois existantes, en construisant des
avons participé ces dernières années. doctrines, etc. Pour cela, ils doivent mener un
raisonnement critique et interdisciplinaire,
Une forme de construction sociale comme cela sera exposé ci-après.
La « critique » doit être entendue selon
Évoquons, en premier lieu, l’étudiant en deux aspects. En premier lieu, il s’agit du sens
droit : il ne doit pas être un simple observa- méthodologique. Il faut que l’étudiant ou
teur ou interprète de la norme. Les praticiens apprenti chercheur soit capable de débattre et
doivent être en mesure de comprendre la de critiquer des idées. L’objectif est de favori-
société, ses fondements, ses valeurs (comme ser un contexte académique ouvert et critique,
les économistes le font en faisant appel à la ce qui reste encore rare à ce jour compte tenu
rationalité économique, les politologues en des nombreuses cérémonies et des relations
ayant recours aux déterminants politiques, cordiales superficielles qui caractérisent le
etc.). Ils doivent être capables de présenter milieu juridique, ce qui en limite d’ailleurs le
une vision de l’organisation sociale du point développement.

855
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

Tant la méthode que le contenu de la Dans ces conditions, l’étude d’écoles ou


critique sont importants. La critique doit d’instituts interdisciplinaires est particulière-
proposer des solutions. Comme nous l’avons ment intéressante. Un exemple remarquable
déjà observé (1), la critique peut porter sur un est le célèbre Institut für Sozialforschung de
point en particulier. Si elle ne souhaite pas l’École de Francfort (4). L’idée principale a été
changer l’ensemble des structures juridiques mise en évidence par Horkheimer, puis
et économiques, elle peut toutefois agir sur le reprise par ses disciples, dont Habermas, qui
système de façon plus limitée, en ouvrant, par l’ont précisée et développée. Horkheimer
exemple, des discussions sur la modification utilise la dialectique notamment dans une
de l’ordre constitutionnel, sur l’intervention perspective critique en rapport avec d’autres
publique ou des réflexions critiques sur le sciences sociales positivistes. Selon cet auteur,
fonctionnement des entreprises ou des les études interdisciplinaires et critiques sont
marchés. Ainsi conçu, l’enseignement du droit essentielles. C’est la raison pour laquelle il

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suivrait un « modèle néostrucuturaliste (2) ». insiste sur la création d’un institut interdisci-
Tout théoricien du droit qui se prétend plinaire (5), réunissant les principaux philo-
progressiste ou critique au sens propre (3) sophes et sociologues composant la tendance
devrait s’inspirer de ce modèle. de la pensée désormais dénommée « École de
Francfort ». Pour Horkheimer, le véritable
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La pensée interdisciplinaire discours dialectique et critique ne peut être


réalisé que par l’interdisciplinarité.
Il convient de favoriser la pensée critique, Habermas, principal disciple de Horkhei-
mais également interdisciplinaire. Il ne s’agit mer, développe davantage les réflexions sur
pas simplement de permettre à l’étudiant ou l’interdisciplinarité. En premier lieu, il
à l’apprenti chercheur de simplifier les autres convient de rappeler que pour Habermas,
sciences pour en appliquer les schémas au contrairement à Kant, les conditions trans-
droit. Il ne suffit pas de formaliser des ratio- cendantales de l’homme par rapport au
nalités économiques, comme le font souvent monde sont à l’origine empiriques. Elles sont
des travaux d’analyse économique du droit. fondées sur l’histoire naturelle de l’espèce
L’apprentissage d’autres sciences et notam- humaine qui défend son existence en travail-
ment de leurs fondements est important. lant et en communiquant. Selon Habermas,
Ainsi, par exemple, en ce qui concerne l’éco- les hommes se sont élevés au-dessus de la
nomie, il convient d’en étudier les fondements nature une fois dotés de la parole. Ainsi, la
mathématiques, de comprendre une analyse première phrase correspond à une intention
économétrique qui peut permettre l’identifi- en faveur d’un consensus général et non coer-
cation des effets économiques de normes juri- citif qui s’exprime sans ambiguïté. L'auteur
diques. Mais ce n’est pas tout. Il est aussi explique qu’un homme est inséré dans une
nécessaire d’aborder l’histoire économique, communauté humaine solidaire par la discus-
les relations de cause à effet qui influencent sion et, donc, dans une communauté linguis-
(sinon déterminent) les structures écono- tique (6). Le développement remarquable de
miques. ces contributions philosophiques montre à
quel point l’interdisciplinarité peut favoriser
l’enseignement et la recherche.

(1) Cf. C. Salomão Filho, Teoria crítico-estruturalista do direito


comercial, São Paulo, Marcial Pons, 2015, introduction, p. 7 et s.
(2) Pour la définition du néostructuralisme, voir C. Salomão
Filho, ibid., p. 253 et s.
(3) Ainsi, la théorie critique qui est proposée en l’espèce est
particulièrement distincte du mouvement dénommé Critical Legal (4) Pour une présentation historique particulièrement intéres-
Studies. Celui-ci fut certes progressiste à ses débuts, en critiquant sante de cette école et des travaux de ses principaux représentants,
le caractère conformiste du droit, mais n’a pas été au-delà, en négli- voir R. Wiggerhaus, Die Frankfurter Schule, 6e édition, Munich,
geant de présenter des propositions ou des analyses juridiques Deutscher Taschenbuch Verlag, 2001.
transformatrices (précisément en limitant tout au fait politique).
Voir C. Salomão Filho, Direito concorrencial, as condutas, 1re éd., (5) Il s’agit de l’Institut für Sozialforschung, de l’université de
2e tirage, São Paulo, Malheiros, 2007, p. 42, notamment note 50. Francfort, fondé par Felix Weil et dont Horkheimer a pris la direc-
Une des raisons du déclin de ce mouvement est précisément son tion en octobre 1930. Cf. R. Wiggerhaus, ibid., p. 49.
incapacité à considérer que le droit exerce une fonction de trans- (6) Cf. J. Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns.
formation, ce qui suppose d’analyser les structures économiques et Band I : Handlungsrationalität und gesellschaftliche Rationalisierung,
juridiques. L’objet de cet article est de présenter ces aspects. Suhrkamp, 1999, p. 369 et s.

856
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

Une expérience pionnière L’expérience de l’École de droit de Science Po


Paris est un pas remarquable dans cette direc-
Seules la critique et l’interdisciplinarité tion.
permettront de dépasser les difficultés posées Une autre évolution importante, selon un
par l’étude rationaliste-positiviste du droit. observateur étranger, concerne les méthodes
Elles sont présentes dans l’enseignement d’enseignement. Pour permettre aux étudiants
dispensé à Sciences Po. de mieux prendre connaissance des réalités
Le premier auteur de cet article a eu l’op- qui les entourent et de mieux appréhender ces
portunité d’enseigner à Sciences Po Paris. Il a réalités dans toute leur complexité, autrement
introduit dans ses leçons des éléments d’his- qu’avec les lunettes du positivisme juridique,
toire économique des pays en développement il faudrait sortir notamment de la monocul-
afin de mettre en évidence une étude critique ture des commentaires d’arrêts et des disser-
des différentes disciplines du droit qui traitent tations au profit d’autres exercices, tels que

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actuellement du pouvoir économique (par des notes de synthèse ou les cliniques juri-
exemple le droit de la régulation, le droit de diques (10), qui mettent en évidence « l’état du
la concurrence ou la propriété intellectuelle). droit », c’est-à-dire le droit comme produit
Les étudiants ont réagi d’abord par l’étonne- des pratiques professionnelles.
ment, puis en manifestant un intérêt positif. Un autre thème cher à la communauté des
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Un autre point pertinent concernant l’ob- juristes est la spécificité des études et de la
jectif de l’École de droit de Sciences Po Paris recherche juridique (11). Le droit est présenté
concerne la volonté de former des juristes aux étudiants comme un système de pensée
capables d’exercer à l’international. S’il existe distinct de toute autre discipline sociale.
une unité de la communauté des juristes fran- Certes, la légitimité du droit repose sur sa
çais (universitaires et non universitaires) capacité à prescrire et à sanctionner plutôt
autour des savoirs, des méthodes et des fonc- qu’à décrire ou à analyser le réel (12). Mais ce
tions du droit (7), l’existence de juristes thème de la spécificité est ambigu : spécificité
mondiaux (global lawyers) ou d’une commu- par rapport à quoi ? En réalité, toutes les
nauté mondiale de juristes reste en revanche disciplines ont des spécificités les unes par
encore discutable. Certaines disciplines juri- rapport aux autres (le droit comme les
diques sont toutefois déjà « mondialisées » et autres), qu’il importe de prendre en compte
la « globalisation » relative mais réelle du pour moduler leur exercice de l’enseignement
droit change rapidement la situation (8). La supérieur et de la recherche. En fait, l’étude
qualité d’un système juridique national est et la compréhension interdisciplinaires de la
d’ailleurs un élément de la compétitivité d’un réalité exigent des professeurs et des étudiants
pays. À cet égard, le modèle juridique fran- qu’ils soient capables de dépasser les fron-
çais a connu une grande audience internatio- tières et les spécificités des disciplines, ainsi
nale tant en droit privé qu’en droit public (9). que de comprendre comment les rationalités
Elle est aujourd’hui moins évidente. des différentes disciplines et des sciences
Si l’enseignement du droit français et la participent à l’organisation et à la régulation
recherche (essentiellement universitaire) des sociétés et des marchés.
restent encore actifs, il est vrai qu’ils devraient Par ailleurs, tous les étudiants en droit
prendre toute leur part dans ce processus de devraient parler couramment des langues
mondialisation (avec notamment davantage étrangères selon leurs intérêts specifiques
d’études de droits étrangers et de droit (chinois, anglais, espagnol, portugais), savoir
comparé). La concurrence très vive sur le lire un bilan, avoir une ouverture importante
marché des études de droit est un fait acquis. vers l’international, la vie des juridictions, des
entreprises, des administrations, ce qui est
très loin d’être le cas aujourd’hui.
(7) Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La Doctrine, Dalloz,
2004.
(8) André-Jean Arnaud, Entre modernité et mondialisation. Cinq (10) Christophe Jamin, La Cuisine du droit, LGDJ, 2013.
leçons d’histoire de la philosophie du droit et de l’État, LGDJ, 1998 ; (11) Jean-Pierre Gridel, Introduction au droit et au droit français,
Marie-Anne Frison-Roche, Revue trimestrielle droit civil, 1998, Dalloz, 1994, p. 23.
p. 236. Horatia Muir Watt, Archives de philosophie du droit, 45 (12) « La loi s’applique, elle ne se justifie pas » (Jean Boulanger,
(2001) CREDIMI, Dijon, Litec, 2000. « La méthode depuis le Code civil de 1804 au point de vue de l’in-
(9) Sylvain Soleil, Le Modèle juridique français dans le monde. terprétation judiciaire », Revue internationale de droit comparé,
Une ambition, une expansion (XVIe-XIXe siècle), IRJS, 2014. 1950, vol. 2, p. 746).

857
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLIV

L’acquisition d’une double compétence l’ordre public, etc.), de l’autre côté paradoxa-
(voire triple) est très utile aux étudiants en lement ces mêmes auteurs exposent dans des
droit. Les formations qui les procurent sont éditions et rééditions de manuels une repré-
de plus en plus nombreuses et donnent d’ex- sentation linéaire et positiviste du droit, rele-
cellents résultats. vant même parfois quelque peu de l’exégèse.
Finalement, une autre question importante Méconnaissant ainsi les applications pédago-
devrait être abordée à propos de l’évolution giques possibles des résultats de leur propre
de l’enseignement du droit : la situation origi- recherche, les chercheurs ont tendance à
nale des disciplines classiques dans les univer- reproduire dans leur enseignement les tradi-
sités traditionnelles (droit privé, droit social, tionnelles leçons statutaires de leurs pairs.
droit des affaires, droit public, etc.), qui tient Cette conception paradoxale de l’enseigne-
à la séparation de la recherche universitaire ment du droit permet de comprendre la situa-
et de l’enseignement supérieur, dont les tion actuelle dans beaucoup de pays par

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méthodes et contenus sont encore caractéri- laquelle les praticiens ne maîtrisent pas théo-
sés par une interprétation positiviste du riquement l’usage des nouvelles notions juri-
droit (13). diques clés étudiées par les chercheurs
En effet, alors que d’un côté les universi- contemporains. Les praticiens les mettent tout
taires contemporains construisent de de même en œuvre, mais presque de façon
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nouvelles catégories juridiques en étudiant et intuitive.


analysant de façon remarquable et transver- La question qui se pose est seulement de
sale des problématiques juridiques complexes savoir s’il ne faudrait pas dépasser cette oppo-
actuelles (la preuve, l’opposabilité, la volonté, sition entre enseignement supérieur et
la responsabilité, l’apparence, le pouvoir, recherche universitaire, notamment dans des
sociétés qui font de plus en plus appel au droit
(parfois trop ou mal, d’ailleurs).
(13) Denis Ardisson, « Observations sur la recherche, l’ensei-
gnement et les pratiques du droit », Droit et société, 23/24, 1993,
p. 143. Voir aussi Antoine Jeammaud, « Sur les observations de CALIXTO SALOMÃO FILHO
Denis Ardisson », Droit et société, 23/24, 1993, p. 151. et ÉDOUARD LEMOALLE

UNE GRANDE ERREUR

C’est une grande erreur de croire que pour citer un livre, avec une assez
forte apparence d’en parler avec connaissance de cause, il faille l’avoir lu, du
moins complètement et avec attention. On lit le passage ou la ligne dont on
a besoin ; on lit quelques lignes de l’index sur la foi d’un index ; on démêle
le passage dont on a besoin pour appuyer ses propres idées ; et c’est au fond
tout ce qu’on veut : qu’importe le reste ? Il y a aussi un art de faire parler
ceux qui ont lu ; et voilà comment il est très possible que le livre dont on
parle le plus soit en effet le moins connu par la lecture.

Joseph DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg,


6e entretien ; 4e éd., Lyon, Louis Lesne, 1842, p. 432.

858
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (IV)

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Commentaire SA | « Commentaire »

2016/1 Numéro 153 | pages 150 à 160


ISSN 0180-8214
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ISBN 9782916291444
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2016-1-page-150.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
« Sur la formation des juristes en France (IV) », Commentaire 2016/1 (Numéro 153),
p. 150-160.
DOI 10.3917/comm.153.0150
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Sur la formation des juristes
en France (IV)
Nous poursuivons notre enquête sur la formation des juristes en France ouverte dans
notre n° 150 (été 2015) par un article de Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, « Sur
la formation des juristes en France. Prolégomènes à une enquête ». Nous avions

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annoncé qu’il ouvrirait un débat et une réflexion plus générale. Nous avons incité
d’éminents juristes, d’écoles, d’opinions et de professions différentes, à faire part à nos
lecteurs de leur avis sur les études de droit.
L’ensemble de cette enquête permettra de répondre à cinq questions : faut-il réfor-
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mer les études de droit (recrutement des étudiants, durée et contenu de leur forma-
tion, orientation professionnelle…) ? Comment doivent être gérées les facultés de droit ?
Comment doivent-elles être intégrées au sein des universités ? Comment doivent être
recrutés les professeurs de droit ? Quel rôle doivent jouer dans cet enseignement les
juristes de la société (magistrats, avocats, etc.) ? Quelles évolutions imposent l’inter-
nationalisation et l’européanisation du droit ?
Dans notre n° 151, nous avons publié les réponses de Pascal Ancel, Laurent Aynès,
Denis Baranger, Olivier Beaud et Rémi Libchaber, Pierre Brunet, Jean-Marie Carbasse.
Dans notre n° 152 nous avons publié des contributions de Pierre Delvolvé, Pierre
Larouche, Calixto Salomão Filho et Edouard Lemoalle. Nos lecteurs trouverons ici
les contributions de Bruno Sire et Corinne Mascala, Pierre-Olivier Sur, Pascal de
Vareilles-Sommières. Nous poursuivrons dans nos prochains numéros, car notre
démarche a suscité plus de réactions et de réflexions que nous ne le pensions à l’ori-
gine. Tant mieux.

COMMENTAIRE

De nouveaux défis

BRUNO SIRE ET CORINNE MASCALA

HACUN peut constater que le baccalau- des difficultés croissantes. L’afflux d’étudiants

C réat n’est plus le pont aux ânes qu’il a


été. La volonté politique d’accroître
par tous les moyens le taux de réussite à la
qui en résulte, peu préparés à faire des études
supérieures longues, particulièrement dans les
disciplines juridiques où une excellente
fin du lycée, sans qu’en soient bien mesurées maîtrise de l’écrit est une exigence première,
les conséquences, confronte les universités à conduit nombre de juristes à s’interroger sur

150
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

les méthodes de transmission des savoirs. et la capacité à contextualiser une situation.


L’absence de sélection à l’entrée de l’univer- Au-delà de la technicité, l’apprentissage d’une
sité induit, en outre, un niveau très hétéro- logique spécifique est essentiel à la compré-
gène des groupes, rendant la tâche plus hension des mécanismes juridiques et à la
complexe encore. qualification. Au fond, l’apprentissage du
Aux problèmes posés par la massification droit n’a pas changé : c’est par la transmission
s’ajoutent les défis propres à la révolution de bases solides dans les matières qui consti-
numérique. Bases de données et cours en tuent les fondations de la formation que
ligne, souvent diffusés par les étudiants eux- logique, rigueur, compréhension et utilisation
mêmes, donnent l’illusion à chacun qu’il suffit de concepts doivent être intégrées par les
d’ouvrir son ordinateur pour savoir. L’incita- étudiants. Quelles que soient les aptitudes des
tion à venir assister au cours s’en trouve très uns et des autres, cette maturité est longue à
amenuisée. Et, de fait, nous constatons tous acquérir. Aussi il serait contreproductif de

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les jours que de plus en plus d’étudiants différer l’acquisition des bases, elle doit être
connaissent mieux leur chargé de TD, parce démarrée au plus tôt, dès la première année.
que ceux-ci sont obligatoires, que le profes- Cela étant, d’une part le niveau de culture
seur qui est en charge du cours. Et pourtant, générale n’est plus ce qu’il était chez les néo-
dans la dichotomie classique cours/TD, le bacheliers, d’autre part bon nombre de
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premier est sûrement plus indispensable que lycéens ne sont pas préparés à suivre un
le second à la formation de l’esprit. Cette cursus universitaire avec ce que cela suppose
situation renforce encore l’hétérogénéité des d’organisation et d’autonomie. Pour répondre
niveaux dans les groupes, rendant extrême- au premier problème, certains prônent l’en-
ment difficile le maintien d’un objectif d’ex- seignement des humanités et des disciplines
cellence pédagogique. générales pendant les premières années de
Enfin, les juristes français, comme leurs licence en remplacement d’une partie des
homologues européens, doivent répondre à programmes consacrés aux bases du droit.
des demandes nouvelles auxquelles tradition- Peut-on raisonnablement demander à l’uni-
nellement ils n’étaient pas ou très peu versité de pallier les manquements de la
confrontés. Le notaire toulousain, par formation au collège et au lycée tout en déve-
exemple, qui voit arriver un Allemand, salarié loppant une logique de professionnalisation
chez Airbus, et son épouse française, qui ont de ses cursus ? Nous pensons que les facultés
acheté une résidence en Espagne et qui de droit doivent, comme le font les facultés
souhaitent optimiser leur fiscalité et les droits de médecine, s’appliquer à former au plus vite
de successions à venir. La construction euro- des professionnels aptes à répondre à la
complexité technique des situations juridiques
péenne et la mobilité des personnes exigent
auxquelles ils seront rapidement confrontés.
que les professionnels du droit sachent de plus
En revanche, deux types d’actions sont
en plus souvent articuler plusieurs environne-
possibles et déjà mises en œuvre dans les
ments juridiques pour pouvoir accompagner
meilleures facultés. Il est tout d’abord possi-
leurs clients.
ble, pour ceux qui ne sont pas préparés à
Dans ce contexte il est plus que légitime, il
suivre des études universitaires, de proposer,
est indispensable, avec le souci constant de
comme nous le faisons à Toulouse, une
préparer au mieux l’insertion professionnelle « université d’été », pendant l’été qui précède
des diplômés, de reconsidérer l’organisation l’entrée en première année, avec un
des formations en droit et de s’interroger sur programme consacré à l’initiation aux études
la pertinence des réponses actuelles aux juridiques et à la méthode de travail dans un
attentes émergentes des professionnels. cadre universitaire. Ensuite, pour ceux qui ont
fait la preuve pendant les premiers semestres
L’organisation et la pédagogie d’un potentiel de travail supérieur à la
moyenne, leur proposer des matières non juri-
Le droit est une discipline intellectuelle diques (histoire, littérature, philosophie,
fondée sur la rigueur du raisonnement et la anglais, etc.) en plus du cursus normal. C’est
maîtrise de la langue qui le véhicule, la ainsi que se sont mis en place ici ou là les
maîtrise également de notions et de concepts « collèges supérieurs de droit » ouverts à un

151
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

nombre limité d’étudiants. Ils permettent de Restaurer le cours magistral ?


combler, au moins partiellement, la culture
qui fait défaut à certains à la sortie du lycée. Travailler à l’évolution de l’architecture des
Mais il faut aller plus loin dans la réflexion cursus ne suffit pas à nous exonérer d’une
sur l’architecture de nos cursus de formation rénovation de la pédagogie. Le cours magis-
en droit. Construits sur un modèle de quatre tral en amphithéâtre est la marque tradition-
années de formation plus une année de nelle des études de droit. Pourtant, les poly-
spécialisation, les parcours permettaient une copiés pirates mis à jour en direct par un seul
acquisition progressive des connaissances. étudiant au profit d’un réseau de camarades
Cependant, si cette organisation a fait ses absents qui le reçoit à l’instant même où le
preuves, il faut reconnaître qu’elle n’est plus
cours se termine, provoquant la désertion de
aussi bien adaptée au contexte actuel. Le
certains amphis, pourrait nous amener à
nombre croissant des étudiants et l’hétérogé-
prononcer son décès. Faut-il abandonner cette

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néité des groupes, le mode de travail des
étudiants et la concurrence à laquelle les forme classique d’enseignement au bénéfice
universités doivent faire face, celle des écoles d’un unique travail interactif en petits
et des IEP, nous invitent depuis quelques groupes ? Faut-il céder à la facilité du tout
années à repenser les cursus de formation. numérique ?
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Si les professionnels et les universitaires Loin d’être dépassé, le cours magistral reste
s’accordent sur le fait que cinq ans d’appren- la forme pertinente parce qu’il est encore et
tissage sont nécessaires pour faire un toujours le meilleur moyen de former à « l’es-
« honnête juriste », le modèle 4 + 1 ne doit prit des lois ». D’aucuns prétendent que l’in-
pas être un dogme. Il gagnerait sans doute à teractivité est la seule méthode efficace. C’est
disparaître au profit d’un modèle de type oublier ce qu’apportent à l’esprit le « specta-
« grande école », c’est-à-dire 2 + 3. Deux cle » d’une démonstration et le discours de la
années, tout d’abord, au cours desquelles méthode, c’est ignorer qu’il y a des cours
seraient enseignés les matières fondamentales magistraux qui marquent plus profondément
à l’acquisition du raisonnement juridique et les esprits que mille questions au fil de l’eau
les concepts transversaux qui irriguent la disci- et qui déclenchent la passion pour une disci-
pline. À la sortie de ces deux années, les pline. La question n’est pas tant de choisir
étudiants ayant acquis le niveau requis entre- entre magistral et interactif, entre grand
raient pour trois ans dans une « école de amphi et petits groupes, elle est de reconfi-
droit » qui leur permettrait de se spécialiser gurer l’enseignement pour ramener les
progressivement. La professionnalisation en étudiants dans les amphithéâtres par l’intérêt
serait améliorée par des périodes de stage ou qu’ils trouveront au caractère magistral de la
d’alternance mieux réparties, par l’introduc- construction du sens. Il est clair que l’époque
tion de modules de type « cliniques du droit » où le professeur dictait son cours, souvent
et par l’apprentissage des techniques de la l’œuvre de sa vie, pour être sûr que chacun
recherche qui sont indispensables tant à ceux
possède la matière qu’il souhaitait transmet-
qui se destinent au doctorat qu’à ceux qui
tre est définitivement révolue. Le cours doit
utiliseront ces acquis dans les métiers juri-
diques et judiciaires. Pour ceux qui pendant être réinventé, il faut le dépouiller de tout ce
les deux premières années n’auraient pas qui peut être mis en ligne sans préjudice et le
démontré leur aptitude à suivre des cursus recentrer sur la structuration des savoirs. Des
longs, ils se verraient offrir la possibilité de expériences sont menées avec succès, à
clore leur parcours par une troisième année Toulouse et sans doute ailleurs, qui montrent
de « licence professionnelle en droit » dont les qu’il est possible d’utiliser les supports numé-
profils sont de plus en plus recherchés sur le riques dans le cadre d’un cours en amphi pour
marché du travail. Nous y voyons le moyen à se concentrer sur la conceptualisation et l’ana-
la fois de mieux adapter l’offre de formation lyse. Les nouvelles technologies, loin de tuer
des universités au marché du travail et de l’enseignement magistral, sont un formidable
réduire la « sélection par l’échec » en premier outil qu’il nous faut apprendre à maîtriser
cycle qui prend des proportions inquiétantes pour lui rendre toute sa pertinence.
depuis quelques années.

152
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

Innover parcours universitaires classiques. Ils nécessi-


tent une grande capacité de travail, puisqu’il
Dans la tradition de nos facultés, les forma- s’agit de faire les deux cursus en même temps,
tions étaient orientées vers les professions et une intelligence éclectique. Ils connaissent
symboles du Droit (avocats, magistrats, un grand succès chez les étudiants ; cepen-
notaires, huissiers, professeurs d’université) dant, la complexité de l’organisation de ces
agissant dans un espace national. On ne parcours et leur lourdeur sur le plan du coût
saurait se départir de cette mission, mais pour par étudiant obligent les établissements à en
autant il faut reconnaître que de nouveaux limiter l’accès. Les universités qui ont les
besoins ont émergé à la fois dans le monde moyens de construire de tels cursus ont une
de l’entreprise et dans celui des cabinets et offre sans concurrence dans le paysage fran-
des études qui agissent à l’échelle euro- çais. En effet, elles proposent à un groupe
péenne. Les débouchés pour nos étudiants d’étudiants choisis sur la base d’une capacité

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dans ces secteurs sont de plus en plus impor- de travail prouvée des enseignements assurés
tants. La nature ayant horreur du vide, les par un corps professoral de premier plan dans
facultés de droit se sont récemment retrou- des disciplines très différentes. Certaines
vées, dans ces domaines, en concurrence écoles de commerce ont bien compris l’inté-
directe avec d’autres structures de formation rêt de tels parcours, mais, faute d’un corps
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(écoles de commerce, IEP, universités euro- professoral de haut niveau dans des disci-
péennes), ce qui est une situation totalement plines qui ne sont pas dans leur cœur de
nouvelle. Face à cette concurrence, les univer- métier, elles proposent ces doubles cursus en
sités n’ont pas que des atouts. On connaît partenariat avec des universités, comme le fait
leurs faiblesses : incapacité à constituer des l’École des hautes études commerciales de
groupes d’étudiants homogènes, ce qui nuit au Paris avec Paris-I-Sorbonne. La pluridiscipli-
niveau moyen de l’enseignement dispensé, narité propre aux universités est sur ce plan
absence de sélection oblige ; difficulté à un atout déterminant.
proposer un encadrement administratif aux Ces doubles diplômes de haut niveau ne
standards internationaux, faiblesse des droits sont pas incompatibles avec la construction
d’inscription impose. Faut-il pour autant d’un schéma d’études universitaires 2 + 3 :
baisser les bras ? Nous pensons, au contraire, deux années générales suivies par trois années
que c’est par l’innovation que les universités de spécialisation. C’est une évolution qui n’est
peuvent rester dans la course, c’est-à-dire être pas encore effective mais qui permettrait
demain les lieux d’excellence pédagogique d’adapter au mieux la capacité à former des
dans les nouveaux domaines de compétences, juristes d’entreprise de haut niveau. Les
comme elles l’ont été et le sont encore dans universités, ce faisant, se rapprocheraient de
les besoins traditionnels. l’offre des grandes écoles post-classes prépa-
Le profil du juriste d’entreprise s’est profon- ratoires. Elles pourraient apparaître aux yeux
dément transformé en quelques années. La des lycéens tentés par les classes préparatoires
fonction a pris de l’ampleur du fait de son
comme des alternatives crédibles.
étroite association à la gestion opérationnelle
des structures sociétaires. Le juriste d’entre-
prise est celui qui non seulement connaît le Une école européenne de droit
droit et veille à son application, mais aussi
participe à la prise de décisions stratégiques. Le droit européen, qui se développe de
S’il lui faut, bien évidemment, une formation façon importante, est une matière qui figure
de haut niveau dans les disciplines du droit dans les programmes des bons cursus partout
des affaires, il lui est tout aussi indispensable en France. Mais la formation de juristes euro-
d’avoir une connaissance sérieuse des méca- péens ne saurait se limiter, et de loin, à cet
nismes économiques et de la gestion des orga- unique aspect des choses. Est juriste européen
nisations. Deux voies permettent de répondre celui qui est capable d’articuler plusieurs envi-
à cette exigence : les doubles diplômes et la ronnements juridiques pour dégager des solu-
spécialisation progressive sur trois ans. tions optimales aux problèmes que peuvent se
Les doubles diplômes « droit et économie » poser les personnes physiques et morales,
ou « droit et gestion » ne sont pas des quels que soient les champs considérés, public

153
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

ou privé. Comment appréhender la formation modules, répartis sur la durée du cursus. Ce


de tels juristes ? Il est clair que l’organisation diplôme universitaire est destiné à leur
traditionnelle des formations ne répond pas à donner un socle de « culture européenne » qui
cette attente et que les échanges de type sera commun à tous les diplômés de l’école :
Erasmus mis en place depuis vingt ans ne sont économie, droit européen, histoire des droits
guère plus satisfaisants. en Europe, histoire des institutions euro-
Fort d’une expérience unique en France, péennes, cas cliniques de synthèse. Bien
celle de la mise en place depuis 2009 de douze évidemment, des stages en rapport avec leur
doubles diplômes avec quelques-unes des projet complètent ce dispositif. Dès son lance-
meilleures facultés de droit dans neuf pays ment, en 2014, l’école a attiré un nombre
d’Europe, nous avons créé à l’université d’étudiants que l’université de Toulouse-Capi-
Toulouse-Capitole la première école euro- tole ne voyait pas candidater chez elle jusque-
péenne de droit (European School of Law – là. Ils viennent de toute l’Europe et sont aussi

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ESL). Elle a été conçue et évoluera sous la très nombreux à venir des lycées français à
houlette d’un conseil d’orientation stratégique l’étranger, alors que ces derniers se tournaient
majoritairement composé de personnalités généralement vers les universités parisiennes.
appartenant aux milieux professionnels inter- À travers ces quelques exemples il est
nationaux (magistrats européens, cabinets permis de conclure que les facultés de droit
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d’avocats internationaux, directeurs juridiques au sein d’universités, par définition pluridisci-


d’entreprises multinationales, centre euro- plinaires, ont tous les atouts en main pour
péen de police, centre notarial de droit euro- s’adapter aux attentes de leur environnement,
péen, etc.). sans baisser la garde sur l’excellence des
Le principe en est simple : les étudiants, formations et de la recherche qui a fait leur
sélectionnés sur leurs aptitudes linguistiques, succès au cours des siècles. La loi LRU sur
en fonction du nombre de places disponibles l’autonomie leur a donné les moyens d’inno-
dans chaque pays, passent deux ans à ver pour rester au plus près de la diversité des
Toulouse et deux ans dans une des universi- publics qu’elles accueillent et pour accompa-
tés partenaires pour obtenir conjointement gner l’évolution de leur environnement
deux diplômes de maîtrise, puis ils font leur professionnel.
cinquième année (master 2) dans l’université
de leur choix. Parallèlement ils s’inscrivent BRUNO SIRE ET CORINNE MASCALA
dans un diplôme d’université composé de cinq

Aller plus loin

PIERRE-OLIVIER SUR

Jamin est un monstre sacré de Sciences Po, mais aussi enseignant à

C
HRISTOPHE
du droit pour toute une génération de Harvard…
juristes et un monstre à plusieurs têtes : Dans l’article qu’ils ont écrit ensemble « Sur
ancien avocat et secrétaire de la conférence, la formation des juristes en France. Prolégo-
professeur de droit, directeur de l’école de mènes à une enquête » (Commentaire, n° 150,
droit de Sciences Po, directeur de revue et de été 2015, p. 385), ils proposent une nouvelle
plusieurs collections d’ouvrages, et j’en approche de la pédagogie fondée sur une
passe… Son collègue Mikhaïl Xifaras n’est compréhension du droit différente de celle
pas en reste : normalien, agrégé de philoso- des facultés de droit. Actuellement, les
phie et de droit, professeur à l’école de droit 200 000 étudiants en droit que comptent nos

154
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

facultés seraient en nursing inutile pendant les anglaises qu’à New York. Après l’importation
trois premières années, puis abreuvés d’un des structures étrangères et de leurs modèles
savoir dogmatique, pour n’être confrontés aux à Paris, viendra l’exportation de nos talents et
cas pratiques, donc au syllogisme juridique, de notre savoir : en Afrique, où les juristes
qu’in fine, c’est-à-dire trop tard. Ce faisant, français sont les seuls étrangers à pouvoir
l’enseignement du droit, qui devrait être une accompagner par le droit le bond en avant de
pédagogie développant une « professionnali- la démographie etdes subventions financières
sation », ne serait au mieux que purement principalement en provenance du Sud (il y
« intellectuel » et au pire qu’une longue aura 2 milliards d’Africains en 2050), en
« garderie ». Alors que l’enseignement s’ef- Chine, où le passage du communisme au capi-
fectue aujourd’hui du haut (la doctrine et talisme se met en place grâce à la force du
l’exégèse) vers le bas (le cas pratique), il droit civil, en Amérique du Sud, toujours plus
faudrait renverser le curseur du bas vers le francophile… Mais ce besoin de juristes fran-

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haut (l’expérience des cliniques du droit en est çais dans le monde de demain suppose une
une manifestation), voire de façon transverse, expérience internationale et des réflexes qui
via les humanités, telles qu’on les enseigne s’acquièrent dès la faculté de droit. C’est une
depuis toujours à Sciences Po. perspective obligée.
Cette approche n’est pas seulement l’oppo- Oui, il faut accepter de sortir de la Rue
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sition hasardeuse des expériences pédago- d’Assas, de la Place du Panthéon et même de


giques comparées entre common law et Code la Rue Saint-Guillaume. Donc aller à l’étran-
civil, mais aussi la confrontation purement ger, faire des stages jusqu’à devenir nomade,
française de la formation des magistrats de grâce aux massive open online courses
l’ordre judiciaire, via la faculté de droit, face (MOOC). Je suis étonné que nos deux auteurs
à celle du juge administratif, via Sciences Po. n’en parlent pas non plus, vu le succès rencon-
Au bout du chemin (École nationale de la tré à Harvard et dans le monde entier…
magistrature, École nationale d’administra- Rappelons au lecteur ce que sont les MOOC :
tion, École de formation du Barreau), il y a il s’agit de cours en ligne interactifs, gratuits
une certaine uniformisation avec un renforce- et ouverts à tous. Ce nouveau mode de diffu-
ment de la pratique et une tendance à l’ou- sion de l’enseignement supérieur rencontre un
verture vers l’étranger. Cette uniformisation grand succès puisque toutes les écoles et
est nécessaire. Nous avons obtenu, grâce au universités en disposent aujourd’hui et en font
ministre Thierry Mandon et au professeur même un « produit d’appel ».
Thomas Clay, la mise en place d’un examen En conclusion, il faut mettre en place une
national pour accéder aux écoles de formation pédagogie du droit de bas en haut, avec une
du barreau, ce qui permettra en outre de expérience circulaire à l’étranger, sans nursing,
contrôler les flux. mais avec des MOOC compléter l’enseigne-
Il faut aller plus loin et engager l’enseigne- ment de vieilles facultés de droit.
ment du droit dans la perspective obligatoire Alors, quand je raconterai le souvenir de
d’une filière à suivre hors de France pendant mon premier amphi de droit civil, par un
un an. Car, si Paris est l’une des principales professeur en toge qui avait consacré sa
places de droit dans le monde, c’est du fait de première leçon à « l’exégèse », mes petits-
l’ouverture de notre barreau aux cabinets enfants penseront que j’aurais connu l’un des
internationaux, lesquels emploient environ rédacteurs du Code civil.
7 000 avocats français. On compte à Paris plus
de structures américaines qu’à Londres et PIERRE-OLIVIER SUR

155
Modernité ou sophisme ?

PASCAL DE VAREILLES-SOMMIÈRES

l’américaine ! » Des lecteurs de trois années de formation générale aux

«À Commentaire se souviennent peut- sciences sociales (économie, sociologie, philo-

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être de la manière touchante dont sophie, histoire…), en gardant le droit pour
François, le facteur à bicyclette incarné par la fin, deux années étant censées suffire
Tati dans Jour de fête, décide d’adapter sa amplement pour familiariser, ne serait-ce
tournée dans un petit village de la France qu’intellectuellement, ceux des étudiants ainsi
profonde de l’après-guerre, après avoir pris dotés d’une formation générale de qualité et
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connaissance, dans un documentaire cinéma- qui souhaiteraient devenir juristes avec les
tographique, de la pratique moderne des grands réflexes attendus des professionnels de
services postaux américains. Face à des États- cette spécialité : maîtrise de l’interprétation
Unis perçus comme étant à l’avant-garde du des règles, attention portée à la hiérarchie des
progrès technique, la vieille Europe, France normes, maniement nuancé des différentes
en tête, n’en finit pas de cultiver son complexe sanctions en cas de violation de la règle de
d’infériorité en s’abandonnant trop souvent à droit, connaissance des recours et procédures
un suivisme à l’égard de ce qui se fait outre- permettant d’obtenir ou de bloquer le
Atlantique au lieu d’avoir confiance en ce que prononcé de ces sanctions, ou encore art de
ses spécificités peuvent lui donner comme jongler avec les relations entre ordres juri-
forces pour affronter avec succès la diques…
complexité du monde contemporain. Les
méfaits de ce manque d’estime de soi se font Droit civil et common law
sentir aujourd’hui bien au-delà des secteurs
sensibles aux progrès techniques, et jusque Même en négligeant le fait qu’il pourrait
dans des domaines hautement culturels bien ne s’agir, pour les promoteurs de cette
comme celui du droit – et même maintenant refonte, que de faire un plaidoyer pro domo
de la formation au droit : à preuve, les posi- expliquant la logique qui sous-tend le pari, fait
tions défendues par deux professeurs de l’Ins- par l’École de droit de Sciences Po, d’un
titut d’études politiques de Paris (1) en faveur programme de droit raccourci dans la forma-
d’un reformatage de la formation des juristes tion des juristes (2), il est permis de dénoncer
en France largement inspiré de ce qui se une démarche qui se méprend sur ce qui est,
pratique dans les law schools américaines. de nos jours encore et sans doute pour long-
À les croire, pour remplacer la formule clas- temps, demandé à un juriste par son recru-
sique, dans laquelle les étudiants feraient du teur, en France et plus généralement en
droit trop longtemps (cinq ans) et le feraient Europe. Dans cette partie du monde –
mal (emmagasinement incomplet de matières souvent dite, chez les juristes, « de droit civil »
techniques et changeantes, transmission d’une du fait de l’importance du Code civil dans la
image fantasmée d’un droit ordonné et ration- règlementation des rapports de droit (du
nel là où la réalité serait plutôt chaotique), moins en droit privé) –, la tradition majori-
une bonne formule consisterait en un recali- taire, loin d’être en perte de vitesse, est celle
brage de la formation, à l’américaine, avec d’un droit légiféré que les tribunaux ont pour

(1) Voir C. Jamin et M. Xifaras, « Sur la formation des juristes (2) Voir déjà, C. Jamin, La Cuisine du droit. L’École de droit de
en France. Prolégomènes à une enquête », Commentaire, n° 150, Sciences Po : une expérimentation française, Lextenso Éditions, 2012,
été 2015, p. 385. p. 171 et s.

156
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

mission d’appliquer en vue de parvenir à la litige sur ce point est lié par la règle préexis-
solution des litiges qui leur sont soumis ; la tante, élaborée dans une enceinte où le débat
justification de leur décision se trouve dans la a déjà été mené, où la réponse a déjà été
loi appliquée, plutôt que dans l’argumentation apportée, qu’il ne s’agira plus que d’appliquer
de fond qui peut rester latente (3). Le paysage au cas en cause. Le rôle du juge n’est donc
juridique est ainsi profondément différent de plus de mener la discussion sur la réponse
ce qu’il est dans les ressorts soumis à un souhaitable, mais de retenir, pour le cas dont
système de common law, comme c’est le cas il est saisi, la réponse que la règle préétablie
des États-Unis ou, plus près de nous, du lui indique. Le rôle de l’avocat n’est pas de
Royaume-Uni et de l’Irlande. Dans ces pays, refaire la loi, ni le débat qui y a conduit en
où historiquement de larges pans du droit ont exposant les raisons pour lesquelles un autre
été abandonnés par le législateur à la sagesse choix mériterait d’être retenu. Ce débat a déjà
des tribunaux, ces derniers sont encore perçus eu lieu et la solution qui en a résulté, inscrite

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aujourd’hui comme construisant, au gré des dans la loi, bénéficie d’une sorte d’autorité de
espèces qui leur sont soumises, un droit la chose légiférée en ce qu’elle lie le juge. Tout
commun dont le contenu est largement au plus l’avocat de la partie dont les intérêts
influencé par les débats judiciaires et la force sont tenus en échec par le législateur pourra
de conviction des avocats, non par la loi votée tenter de montrer que les faits ne correspon-
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par le Parlement (4). Même le juge doit argu- dent pas à ceux à la réunion desquels l’appli-
menter pour justifier son jugement, bien au- cation de la loi est subordonnée, ou qu’ail-
delà de la motivation famélique permise au leurs dans la loi repose une disposition qui
juge français par le syllogisme juridique (5). fonde une exception à la solution de principe.
Or l’observation attentive de ce à quoi corres- Il s’agit là du pain quotidien des juristes
pond concrètement ce fossé entre pays de engagés dans une carrière judiciaire. Les
droit civil et les pays de common law importe autres, comme les juristes d’entreprise ou les
car elle permet de comprendre pourquoi il ne notaires par exemple, doivent organiser les
peut être franchi allègrement lorsqu’il s’agit données qu’on leur soumet en tenant compte
de concevoir les études de droit de part et de ce qui se passerait en cas de contentieux
d’autre. de façon à ce que la solution qu’ils proposent
En France et dans les pays d’Europe conti- à leurs interlocuteurs ne soit pas en ce cas
nentale, de même qu’en droit de l’Union défavorable à l’entreprise ou au client pour
européenne, les réponses aux questions de lequel ils travaillent. Ici encore, la connais-
droit que la vie des agents juridiques soulève sance de la loi demeure une donnée essen-
se trouvent prioritairement dans la loi ou plus tielle pour cette activité.
généralement dans les règles de droit écrit, En droit de common law, la présentation
soit qu’elles aient fait l’objet d’un débat des sources s’inverse. Certes, le statute, la loi
devant le Parlement, soit qu’elles aient été votée par le Parlement, voire la règlementa-
rédigées sur le bureau d’une administration tion écrite par l’administration, existe, mais,
dotée d’un pouvoir réglementaire. Savoir, quelque nombreux qu’il soit, ce donné légal
ainsi, si la responsabilité du fabricant d’un se présente comme une incrustation dans un
produit mis sur le marché n’est engagée qu’en bloc de solutions judiciaires (case law), le juge
cas de faute du fabricant prouvée par la demeurant le mode de principe de production
victime, ou si elle découle du simple dommage d’une réponse à une question de droit (6).
causé par le produit défectueux et faisant suite Sachant que les réponses apportées par le
à la mise sur le marché de ce dernier, néces- juge à une question surgissant dans un cas
site de consulter la règle de droit écrit concer- porté devant lui ne vaudront, selon la doctrine
nant cette matière. Le juge qui sera saisi du du précédent, que pour les cas similaires, le
travail du lawyer consiste non seulement à
(3) M. Lasser, « Les récentes modifications du processus de déci- connaître les précédents pertinents pour le cas
sion à la Cour de cassation. Le regard bienveillant, mais inquiet, dans lequel la question de droit surgit, mais
d’un comparatiste nord-américain », RTD Civ., 2006, p. 691 et s.
(4) Voir, parmi d’autres, P. Legrand et G. Samuel, Introduction
aussi, lorsque les précédents sont défavorables
au Common Law, La Découverte, 2008, p. 10 et s.
(5) V. M. Lasser, art. cité. L’auteur met d’ailleurs en garde la
France contre le risque de sombrer dans les dérives argumentatives (6) Voir, par exemple, en droit américain, A. A. Levasseur, Le
du juge américain. Droit américain, Dalloz, 2004, p. 118.

157
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

à la solution recherchée, à en déconnecter le l’analyse des systèmes de droit civil (et notam-
cas en cause en soulignant sa spécificité et la ment du système français) que pour ce qui est
nouveauté de la situation, puis à apporter au des systèmes de common law (et notamment
juge tous les éléments pertinents lui permet- du système américain).
tant de forger sa solution. C’est, parmi maints
exemples, de cette manière que le mécanisme L’évolution des droits
juridique de la « consideration » a récemment
évolué en droit anglais, en permettant aux Du point de vue de l’évolution du droit
cocontractants de modifier d’un commun français, la validité contemporaine de l’oppo-
accord, en cours d’exécution du contrat, les
sition common law/civil law présuppose le
engagements initialement pris par l’un
maintien d’un culte de la loi qui a peut-être
d’eux (7), là où les précédents judiciaires y
existé, notamment en France, tout au long du
étaient défavorables. Le procès, dans un tel
XIXe siècle et encore au début du XXe, mais

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contexte, devient le lieu d’un véritable débat
qui serait largement à la dérive aujourd’hui où
sur la politique juridique à mener, où toutes
l’autorité de la loi faiblit sous les coups que
les données pertinentes disponibles, telles
qu’issues des études notamment écono- lui portent – outre celui qui l’édicte, en bavar-
miques, sociologiques, historiques, voire dant au lieu de légiférer – les normes à valeur
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philosophiques, méritent d’être mises sur la supra-législative dont les sources se multi-
table de façon à ce que la réponse du juge, plient et auxquelles la loi doit se conformer à
qui statue en terrain vierge, puisse être peine d’inapplicabilité. Le contrôle du
construite en pleine connaissance de cause. respect, par les normes nationales législatives,
En common law, l’art de la distinction entre de la Constitution, des droits de l’homme et
les cas peut et doit s’apprendre en dehors de du droit de l’Union européenne enlèverait à
la connaissance des statutes. En civil law, la loi le poids du « dernier mot » et rendrait
étudier le revirement de jurisprudence avant au juge un pouvoir de construction des
la loi, sa fabrication, son application et son réponses aux questions de droit qui, en
interprétation reviendrait à mettre la charrue France, lui avait été confisqué, sous la Révo-
avant les bœufs. lution, par le législateur.
Devant des contextes si dissemblables, on Il nous paraît pourtant que, face à cet
comprend que les enjeux de la formation des incontestable phénomène de dévaluation de la
juristes soient profondément différents d’un loi dans les pays de droit civil, la bonne atti-
système à l’autre. Le maniement de données tude est de se garder de jeter le bébé avec
scientifiques non juridiques fait partie des l’eau du bain. L’adjonction de procédures de
activités auxquelles le juriste de common law contrôle de régularité de la loi (constitution-
doit être habitué. Au contraire, en système de nalité, conventionnalité ou autre…) aux
droit civil, les débats sur les données de poli- procédures d’application de la loi qui naguère
tiques publiques ne jouent de rôle que plutôt se suffisaient ne devrait pas conduire à suggé-
marginalement devant le juge, car elles ont rer de raccourcir la durée des études juri-
déjà été prises en compte par le pouvoir légis- diques, mais à comprendre pourquoi elles se
latif ou réglementaire. La connaissance des sont de facto allongées, s’agissant de permet-
solutions retenues par les règles est donc une tre au juriste de maîtriser l’aléa auquel le
donnée essentielle dans la formation des déclenchement de ces nouvelles procédures
juristes, car ce dernier sait que, face à un correspond. Mais il y a plus : l’affaiblissement
débat déjà vidé au stade de l’élaboration de de l’autorité de la loi qui se constate devant
la règle, les arguments favorables à la solution les tribunaux nationaux des pays de droit civil
contraire, aussi bons soient-ils, ne sont guère ne se traduit nullement par le basculement
audibles à titre principal. des systèmes de droit civil vers des systèmes
La tentation peut être forte de répliquer de common law. Le droit de l’Union euro-
que cette manière d’opposer common law et péenne, à travers ses nombreux règlements,
civil law est datée, tant en ce qui concerne démontre, s’il en était besoin, que l’Europe
prend appui, dans son domaine d’interven-
(7) Voir Court of Appeal, Williams v. Roffey, [1991] 1 QB 1, [1990] tion, sur des instruments qui, comme la loi au
1 All ER 512 ; et R. Halson, « Sailors, sub-contractors and consi-
deration » [1990] 106 LQR 183-185. plan national, canalisent la liberté du juge

158
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

dans la construction des réponses qu’il politique publique concevable –, mais aussi
apporte aux questions de droit qu’on lui pose. sous l’angle de la pratique professionnelle –
Il en résulte que le meilleur moyen pour le tant il existe de leviers pour déclencher, dans
sujet de droit de prévoir la réponse qui sera un cas donné, l’application du droit de tel État
apportée à sa question de droit demeure, plutôt que celui de tel autre). En Europe
comme au bon vieux temps du culte voué en continentale au contraire, les traditions juri-
France à la loi, de consulter le règlement diques nationales souveraines, si elles n’ont
européen applicable. Ensuite, si les droits pas privé le droit romain de sa qualité de
nationaux, en Europe, doivent respecter les racine commune des systèmes juridiques
exigences du droit de l’Union, celles de la parallèlement en vigueur, l’ont largement
Convention européenne des droits de privé d’un statut de common law sur lequel
l’homme ou d’autres conventions internatio- les cours de justice de chaque État se repo-
nales, ainsi qu’éventuellement celles de la seraient directement, ne serait-ce que pour

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Constitution, il n’en reste pas moins, et c’est décider des cas incertains.
heureux, que l’immense majorité des règles
concernées y sont conformes et conservent, Cinq ans
devant le juge saisi, le dernier mot. Quant à
l’irrégularité le cas échéant constatée, il ne Bref, les modifications du paysage juridique
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faut pas en faire plus que ce qu’elle est : une contemporain telles qu’elles résultent de l’en-
cause de neutralisation plus ou moins étendue chevêtrement des sources nationales et supra-
de la disposition irrégulière, dont l’efficacité nationales ainsi que de la mise en place de
peut ainsi être altérée devant le juge saisi, non procédures de contrôle visant à s’assurer la
une cause de transformation de ce dernier en primauté de la norme de rang supérieur sur
décideur libre de fixer, à la place du législa- celle de rang inférieur ne peuvent aucune-
teur, le contenu des futurs précédents. Il y a ment fonder la mise à l’écart de l’étude des
donc une véritable mystification à prétendre dispositions de la loi, grande matière par
que la mondialisation et l’émergence d’un grande matière, dans la formation d’un juriste
droit global justifieraient le bouleversement destiné à opérer dans le cadre d’un système
de la formation des juristes français, et plus de droit civil. Tant que ce qui est principale-
généralement des pays de droit civil, en impli- ment attendu d’un juriste sera qu’il fournisse
quant pour eux l’apprentissage de moins de des réponses à des difficultés juridiques
droit et de plus de sciences auxiliaires. conformément à ce qui serait vraisemblable-
Pour ce qui est de l’évolution du droit ment décidé par le juge s’il était saisi d’un
américain, il est incontestable que les sources contentieux soulevant cette difficulté, il sera
législatives ont aujourd’hui pris, quantitative- utile et sans doute même nécessaire de lui
ment au moins, le pas sur les sources juridic- fournir, dans le cadre de sa formation, les
tionnelles, de telle sorte que c’est souvent par outils lui permettant de déterminer comment
application d’un statute que le juge américain le juge déciderait s’il était saisi. Cela passe
tranchera le procès. Néanmoins, pour le évidemment par l’étude de la loi dans son
lawyer américain une autre donnée essentielle contenu, par l’étude de son interprétation et
vient limiter l’intérêt de l’étude, au stade de de son application devant les juridictions, par
sa formation, du droit légiféré de tel ou tel l’étude des techniques existant pour le canton-
sister-state : au nombre de cinquante, tous les nement ou l’amplification de son domaine (8).
États fédérés légifèrent en anglais et tous Cinq ans pour mener à bien cette étude,
hormis la Louisiane se rattachent à la tradi- quitte à y intégrer une spécialisation dans un
tion de common law. Dans ce contexte, les champ particulier ou une année à l’étranger,
Law Schools ne s’embarrassent généralement ne sont pas de trop, d’autant qu’ils permet-
pas même de mettre au programme de leur tent accessoirement d’évaluer l’étudiant de
diplôme le droit de l’État où elles sont instal- façon régulière et significative pour son futur
lées. Les différents droits sont largement employeur. Cette durée, dans les maisons où
perçus comme interchangeables (sous l’angle elle est pratiquée (les universités), n’est, sauf
de la formation – le droit de chaque État étant
exploité comme un matériau plutôt intéres- (8) V. O. Beaud et R. Libchaber, « Où va l’Université ? Les
sant en tant qu’illustration de telle ou telle chemins de la liberté », JCP G 2014, Doctr. 1264, n° 6-8.

159
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLV

déviance, aucunement utilisée à remplir la nelles contre lesquelles il faut lutter, des
tête des étudiants avec des solutions, d’ailleurs lignes de cohérence signes d’un droit non
précaires tant les règles qui les posent sont arbitraire et d’une justice acceptable.
susceptibles d’évolutions (9). Il s’agit de On voit qu’en France, et en général en
permettre à l’étudiant de s’imprégner d’une Europe continentale, les métiers de juriste
culture juridique correspondant à un savoir, y auraient beaucoup à perdre d’un recrutement
compris critique, qui porte sur le droit tel qu’il qui ne mettrait à leur disposition que des
se pratique, une culture qui sera d’autant plus candidats, aussi talentueux soient-ils, n’ayant
prégnante sur ceux dont elle baigne l’esprit fait l’objet, pendant leur formation supé-
qu’elle aura été structurée et rendue cohé- rieure, que d’un simple saupoudrage de droit
rente, au-delà du chaos de la réalité, par les en deux paires de semestres. Il n’y a, somme
personnes chargées de la transmettre, au toute, guère d’opportunité à pratiquer la
premier rang desquelles figurent les profes- greffe de solutions académiques étrangères

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seurs des universités. Cette mise en cohérence sur le système universitaire français, pour
ne peut, elle-même, juste être présentée guérir le mal dont souffriraient les formations
comme un travail de falsification dont se juridiques. Les vrais problèmes – gestion des
rendraient coupables les auteurs d’un Profes- flux d’étudiants, sous-exploitation des techno-
sorenrecht. Il s’agit évidemment d’un travail de logies de l’information pour le transfert des
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construction, proprement doctrinal, visant à savoirs, etc. – ne se résoudront pas par une
montrer que, derrière les pratiques inévita- cure d’amaigrissement du contenu des
blement individuelles des juges chargés d’ap- programmes. Tati avait raison : il y a quelque
pliquer la loi à l’infinie variété des faits, se sophisme à vouloir transposer dans une
dégagent, avec des imperfections occasion- société, au nom de la modernité, un système
qui lui est étranger par bien d’autres aspects
que par sa source.
(9) P. Ancel, compte rendu de lecture de l’ouvrage de C. Jamin,
La Cuisine du droit, RTD Civ. 2013, p. 212.
PASCAL DE VAREILLES-SOMMIÈRES

LE FRANÇAIS MÉMORIALISTE

Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et
sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets, mais il observe curieusement les
détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et délié : il faut toujours qu’il soit en scène,
et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les mémoires
lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte
ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J’étais là, le
roi me dit… J’appris du prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal. Son amour-
propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur, et le désir qu’il a de se
montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre
d’histoire il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine.
Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant
le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.

François-René DE CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme


ou beautés de la religion chrétienne, 1802, chap. IV.

160
VETERA ET NOVA
Rénover la formation des étudiants en droit (I)
Bernard Beignier

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Commentaire SA | « Commentaire »

2016/2 Numéro 154 | pages 365 à 372


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ISSN 0180-8214
ISBN 9782916291451
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2016-2-page-365.htm
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Pour citer cet article :


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Bernard Beignier, « Vetera et nova. Rénover la formation des étudiants en droit (I) »,
Commentaire 2016/2 (Numéro 154), p. 365-372.
DOI 10.3917/comm.154.0365
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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — V

Vetera et nova
Rénover la formation des étudiants
en droit (I)

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BERNARD BEIGNIER
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Nous poursuivons notre enquête sur la formation des juristes en France ouverte dans
notre n° 150 (été 2015) par un article de Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, « Sur
la formation des juristes en France. Prolégomènes à une enquête ». Nous avions
annoncé qu’il ouvrirait un débat et une réflexion plus générale. Nous avons incité
d’éminents juristes, d’écoles, d’opinions et de professions différentes, à faire part à nos
lecteurs de leur avis sur les études de droit.
L’ensemble de cette enquête permettra de répondre à cinq questions : faut-il réfor-
mer les études de droit (recrutement des étudiants, durée et contenu de leur forma-
tion, orientation professionnelle…) ? Comment doivent être gérées les facultés de droit ?
Comment doivent-elles être intégrées au sein des universités ? Comment doivent être
recrutés les professeurs de droit ? Quel rôle doivent jouer dans cet enseignement les
juristes de la société (magistrats, avocats, etc.) ? Quelles évolutions imposent l’inter-
nationalisation et l’européanisation du droit ?
Dans notre n° 151, nous avons publié les réponses de Pascal Ancel, Laurent Aynès,
Denis Baranger, Olivier Beaud et Rémi Libchaber, Pierre Brunet, Jean-Marie Carbasse.
Dans notre n° 152 nous avons publié des contributions de Pierre Delvolvé, Pierre
Larouche, Calixto Salomão Filho et Edouard Lemoalle. Dans notre n° 153, ce furent
les contributions de Bruno Sire et Corinne Mascala, Pierre-Olivier Sur, Pascal de
Vareilles-Sommières. Dans ce numéro, nos lecteurs trouveront la première partie d’une
longue étude du recteur Bernard Beignier qui a été doyen de la Faculté de droit de
Toulouse et président de la première section (droit privé) du Conseil national des
universités.

COMMENTAIRE

COMMENTAIRE, N° 154, ÉTÉ 2016 365


L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

« Car la pire des innovations Le Normand aime la procédure ; le Langue-


serait de ne point innover ». docien aime le droit. Le Normand écrit ; le
PORTALIS, Discours préliminaire du Code civil Languedocien parle.
Partant de diverses réformes, j’aimerais ici
une lettre à son ami Ernest

D
ANS faire quelques propositions simples, sinon
Chevalier, en date du 15 mars 1842 (1), banales, non pour clore une discussion mais
cette mauvaise langue de Flaubert pour la nourrir.
(qui, comme beaucoup d’écrivains de son 1) Les facultés de droit attirent de plus en
temps et même du nôtre, « fit son droit ») eut plus d’étudiants, mais de moins en moins de
ce mot sans appel : « Je ne vois rien de plus bacheliers de haut niveau. Elles doivent réagir
bête que le droit, si ce n’est l’étude du droit, à ce risque d’appauvrissement de leur vivier.
j’y travaille avec un extrême dégoût et ça 2) La première année d’études universi-
m’ôte tout cœur et tout esprit pour le reste. » taires doit être une « année d’immersion » qui

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On peut, à l’inverse, se passionner pour le suppose une pédagogie appropriée à la diver-
droit et souhaiter que les facultés de droit sité de niveaux des étudiants, fondée sur l’as-
s’emparent vraiment du cursus LMD qui, similation de « méthodes ». Avant d’appren-
certainement pour longtemps, est celui que dre, il faut apprendre à apprendre.
suivra l’enseignement universitaire, non seule- 3) Les facultés de droit sont réparties en
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ment en Europe mais dans nombre de pays sections, mais le droit forme un tout que l’étu-
d’autres continents. Au-delà, la réflexion doit diant ne retrouve pas dans des cours trop
porter, avant de s’interroger sur la formation marqués par une séparation abusive entre le
à fournir à un jeune juriste, sur ce qu’est droit privé et le droit public. Par ailleurs, les
aujourd’hui un juriste dans la société contem- facultés de droit ont toujours revendiqué,
poraine. Le droit, entend-on souvent dire, comme celles de médecine ou de pharmacie,
pénètre tous les aspects de la vie moderne. d’être des « facultés professionnelles ». L’étu-
Mais la vraie question, partant de ce constat, diant en droit recherche un métier. Il faut
est de se demander ce qu’on attend du droit faire découvrir la diversité de ceux-ci dès la
aujourd’hui. Sans qu’on s’en rende toujours première année mais c’est au niveau master
bien compte dans les facultés, le droit du que l’enseignement doit prendre une tournure
XXIe siècle n’a pas les mêmes finalités que
professionnelle.
celui du siècle dernier (2). 4) Ne faire que du droit est le meilleur
Pour contribuer au stimulant débat lancé moyen de faire un mauvais juriste. Ubi jus, ibi
par mon camarade de concours, Christophe societas : il n’est pas, par essence, un solitaire.
Jamin, qui a eu le mérite de secouer la pous- Le juriste est au service de la société et il doit
sière sous et sur le tapis, puis-je, en deux la connaître. Le droit doit être la discipline
étapes, faire état de mon expérience en tant dominante de la formation d’un juriste : elle
que doyen de la faculté de droit de l’univer- ne doit pas être la seule. C’est la raison pour
sité de Toulouse de 2003 à 2012 ? Insigne laquelle il faut accroître les formations de
maison, l’une des plus anciennes de France « double compétence » : « droit et… ».
car sa fondation en 1229 (à l’occasion du 5) Ce faisant, il faut non pas abandonner le
traité rattachant le Languedoc au Royaume « cours magistral » mais le rénover (comme il
de France) fut plutôt une consécration d’un le fut au fil des générations) et mieux mettre
enseignement juridique attesté depuis les rois en application l’arrêté « licence » du 1er août
wisigoths. Toulouse avec plus de 11 000 2011 : des « connaissances » doivent conduire
étudiants dispute son rang avec Lille ou Aix à des « compétences ». Le cours de droit doit
pour la province et les deux grandes facultés s’adapter au droit contemporain qui est plus
parisiennes. un « droit du conseil » qu’un « droit du
Terre du droit écrit, le droit joue dans la contentieux ».
société méridionale, aux racines profondé- 6) Dès lors, les cinq années de formation
ment individualistes, un rôle sensiblement d’un jeune juriste sont bien différenciées :
différent que dans d’autres régions du pays. durant sa licence (6 semestres), il apprend ses
fondamentaux et « fait son droit » avec une
(1) Correspondance, La Pléiade, p. 98.
(2) Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Gallimard,
première année d’immersion ; durant les
« Folio Essais », inédit, 2015. quatre semestres du master, il acquiert une

366
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

vision transversale des disciplines juridiques « quantités » d’étudiants (les effectifs n’ont
trop cloisonnées (semestres 1 et 2 de master) fait que croître ces dernières décennies et
puis il entre dans des applications, soit nette- doivent encore progresser) mais des bache-
ment professionnalisantes, soit orientées vers liers de « qualité » ? Or, ces bacheliers « avec
la recherche (semestres 3 et 4 de master). Le mention » vont moins à l’Université (de
doctorat, « chef-d’œuvre du compagnon », manière globale : à l’exception des facultés de
étant, selon son étendue et sa perspective, médecine) et se dirigent (non sans de bonnes
l’acte d’émancipation envers le maître : le raisons) vers les classes préparatoires.
juriste est désormais pair parmi ses pairs. Le discours, parfois tenu au sein des facul-
Solfège, harmonie, orchestration… tés de droit, cherchant à attaquer ces filières
d’excellence n’a aucun sens. Il faut plutôt se
Attirer des bacheliers souvenir que, si environ 80 % des « prépara-
de haut niveau tionnaires » scientifiques s’orientent vers une

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école (et non une faculté), à l’inverse 80 %
Que ne dit-on pas sur le baccalauréat, des littéraires reviennent vers l’Université. Là
« monument français » ? Bien entendu que le encore, le propos couramment entendu que le
niveau ne fait que baisser. Il doit d’ailleurs bon étudiant en droit est celui qui vient de la
être en dessous de la nappe phréatique série S est très contestable. Voilà quelques
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puisqu’un rapport de 1821 (à l’époque où années, l’Observatoire de la vie étudiante de


n’existaient que le baccalauréat ès lettres et l’université de Toulouse avait pu vérifier que,
celui ès sciences) se préoccupait déjà de son si effectivement le bon étudiant de première
déclin… Mais comme l’écrivit naguère le année est plutôt une jeune fille venant de la
maréchal Lyautey : « Ils dénomment déca- série S, le bon étudiant de master et de docto-
dence tout ce qui n’est qu’évolution. » rat est davantage un garçon provenant de la
« Le » baccalauréat est un singulier qui ne série L. Ce qui n’est guère surprenant : le
se justifie plus guère avec, au moins, 111 littéraire a en commun avec le juriste de
manières de décrocher cet emblématique passer son temps à interpréter des textes, le
diplôme (séries générale, technologique et droit fait partie de ces « sciences molles » qui
professionnelle). Si on s’approche du défi exigent rigueur dans leur apprentissage puis
posé vers la fin des années 80 de 80 % d’une imagination, originalité dans leur application
classe d’âge franchissant ce vrai sésame, on pratique. C’est là où le littéraire excelle, plus
doit rappeler que seulement 25 % de ces encore le philosophe si à l’aise avec les
bacheliers sont issus de la série générale avec concepts.
une mention. Il est aussi bon de regarder les Les exemples de professeurs renommés qui
sujets donnés à traiter : le baccalauréat entrèrent dans leur faculté par la porte laté-
général français demeure une épreuve bien rale des fameuses équivalences sont légion.
supérieure à celle équivalente dans beaucoup Système renforcé par l’heureuse disposition
d’autres pays. Le nombre de bacheliers obte- de la loi ESR du 22 juillet 2013 obligeant
nant une mention de haut niveau (bien ou très désormais les étudiants en classes prépara-
bien) n’a fait que croître au fil des ans : tout toires à s’inscrire à l’université. Ce rappro-
simplement parce qu’on oublie de souligner chement ne peut que fertiliser les deux voies.
combien la « pointe » des bacheliers est une Bien entendu, on peut toujours se lamenter
excellence qui ne cesse de se développer. sur ce système à « deux voies » (prépas
Niveau hétérogène ; séries variées : oui, tel + grandes écoles ; universités). Comme on
est bien la situation « des » baccalauréats. Mais peut aussi passer beaucoup de temps à gémir
pour l’ensemble des jeunes Français il y a une sur la séparation des ordres juridictionnels…
certitude : jamais le niveau de formation n’a été depuis Louis XIII et l’an VIII. Plutôt que de
aussi élevé dans le pays. En 1960, le baccalau- vouloir réécrire l’histoire du système éducatif
réat, comme le téléphone ou la télévision, était français, il serait plus efficace de se poser une
réservé à une élite ou une minorité (chacun question simple : « classes préparatoires aux
choisira son mot). Les temps ont changé. grandes écoles » ou « classes préparatoires à
La vraie interrogation pour les facultés de l’enseignement supérieur » ? En fait, il n’est
droit est donc la suivante : comment attirer nullement abusif de dire que les classes prépa-
vers les études juridiques non pas tant des ratoires, pour nombre d’entre elles, préparent

367
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

surtout à l’entrée… dans l’Université. « Cordées de la réussite », « Droit et grands


Il y a quelques années, la faculté de droit enjeux » sont des exemples de ce continuum
de Toulouse avait renforcé les dispositifs (déjà liant plus étroitement la montée vers le bac
anciens et qui existent presque un peu (– 3) et l’ascension vers la licence (+ 3). Si on
partout, en particulier avec les classes « prépa veut bien l’observer, le système français, qui
Cachan » qui fournissent des étudiants de fut longtemps tripartite (primaire, secondaire,
haute qualité) pour permettre à des étudiants supérieur), va vers une distinction bipartite :
ayant accompli de une à trois années d’une en premier, « l’école du socle » allant du cours
classe préparatoire (en particulier au presti- préparatoire (et même de la maternelle)
gieux lycée Pierre de Fermat) d’intégrer direc- jusqu’au DNB (diplôme national du brevet)
tement la 2e année de droit. Plus ingénieux qui clôture le cycle de la scolarité obligatoire ;
encore le conseil de la faculté avait été le en second, « la formation supérieure » répar-
premier de France (exemple fort heureuse- tie en trois ans de lycée pour accéder au

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ment suivi ailleurs depuis) à permettre aux baccalauréat, premier grade de l’Université,
étudiants en médecine « reçus/collés » puis la licence (2e grade) qui en est le répon-
(certaines années à Toulouse, mais dans d’au- dant côté supérieur (3). Ainsi le jeune élève
tres facultés également, le dernier « collé » au français devrait avoir un « cycle fondamental »
concours de première année a 14/20 de de 9 ans puis un « cycle de formation supé-
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moyenne générale) de bénéficier de la même rieure » de 6 ans. C’est dès le début de ce


passerelle. Le taux de réussite fut de 100 %… cycle qu’il faut parler des études juridiques et
avec mentions ! À ce jour environ la moitié politistes.
est inscrite en doctorat.
S’il est aussi un effort que les facultés de Le sens de la première année
droit doivent accentuer c’est celui des de droit
« cordées de la réussite » ; les littéraires et les
scientifiques ont vu rapidement le bénéfice de Dès lors, on comprend mieux l’importance
ce dispositif trop méconnu des juristes. Car des « années de transition » que sont la
c’est dès la classe de seconde qu’il faut inter- sixième (sans doute la classe la plus difficile
venir (ainsi le lycée Michelis d’Amiens, en pour le jeune élève), la seconde puis la
partenariat avec la faculté de droit et science première année de l’enseignement supérieur.
politique de la ville, a une initiation aux Ce sont littéralement des années de grand
études de science politique dès cette classe). changement et donc d’adaptation à un
Enfin on regrettera, selon les endroits, le nouveau rythme vers de nouveaux horizons.
faible investissement des professeurs de droit Là encore, le débat s’anime quand il s’agit
pour venir prêter main forte à leurs collègues de savoir ce que l’on doit faire au début des
du secondaire qui animent le cours de « droit études de droit. Pour les uns, il faut d’emblée
et grands enjeux du monde contemporain ». se plonger dans l’approche technique du droit
Option créée, à la rentrée 2012, uniquement et pratiquer une pédagogie proche de celle
en classe terminale L avec la volonté de qui tendait à faire apprendre à nager au jeune
rendre plus attractive cette filière parfois en mousse en le précipitant dans l’eau du haut
repli, ce cours est dispensé par des professeurs du bastingage. Il arrivait, sans rareté, que le
du secondaire disposant soit d’une licence en mousse coulât… Pour d’autres, il conviendrait
droit, soit d’un diplôme d’un IEP et nantis de transformer la première année universi-
d’une « certification » délivrée par l’inspecteur taire en renouant avec ce que fut, naguère (et
compétent. Ce cours n’a pas vocation à être d’ailleurs brièvement), la « propédeutique ».
une préparation obligatoire aux études de Entre ces deux termes, il est permis de choisir
droit (selon les lycées une proportion de 25 à une voie moyenne.
30 % des élèves qui le suivent s’oriente vers L’étudiant en droit, à la différence de celui
les études juridiques) mais il est un élément qui s’oriente vers les lettres, les sciences ou
de nature à établir une liaison défaillante même la médecine ou la pharmacie, ignore le
entre le monde des lycées et celui des facul- plus souvent ce qu’est le droit. Les quelques
tés de droit. À titre personnel, je garde un
excellent souvenir des quelques cours dispen- (3) Alain Boissinot, Les Cahiers de la fonction publique, n° 363,
sés dans divers lycées de l’académie d’Amiens. p. 46.

368
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

idées qu’il peut avoir sont, en général, erro- même (à Toulouse, grâce à l’inventivité de
nées. Cela tient à ce que le droit (sauf pour Jacques Poumarède ou à Aix avec Norbert
les quelques élèves de classe terminale L qui Rouland) d’ethnologie juridique.
ont suivi le cours précité ou certains étudiants Certes, il faut bien commencer par étudier
venant de certains BTS) est, encore, une disci- le droit. Mais rien n’interdit de réfléchir à
pline inconnue du secondaire. Rappelons, deux pistes.
pour mémoire, que jusqu’en 1974 ce que l’on La première est qu’il faut accorder beaucoup
a dénommé par la suite le DEUG de droit de prix aux méthodes. Curieusement dans une
était le « baccalauréat en droit », qui se distin- faculté de droit, celles-ci sont souvent aban-
guait ainsi des deux grands baccalauréats données aux jeunes chargés de travaux dirigés.
ès lettres et ès sciences obtenus à l’issue du Chacun sait que le « bon » chargé de TD l’em-
lycée et qui ouvraient, l’un et l’autre, les porte en popularité largement sur le profes-
portes des diverses facultés. seur, estimé interchangeable. Il y a là une

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La faculté de Toulouse fut la première réflexion à conduire : pourquoi la méthodo-
(demeure-t-elle la seule ?) à avoir, depuis logie juridique n’est-elle pas plus souvent
2010, constitué une « université d’été » qui, enseignée par les professeurs et maîtres de
après les résultats définitifs du baccalauréat conférences ? On fera valoir qu’elle suppose
jusqu’au 20 juillet, puis à nouveau la dernière de petits groupes. C’est là une erreur : certes
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semaine d’août, propose aux nouveaux inscrits son application implique de tels groupes mais
trois semaines de préparation à la rentrée son enseignement, comme le reste, peut se
(présentation des programmes, rythme du faire devant des amphithéâtres. Expliquer à
travail, prise de notes, visite de la biblio- un étudiant de première année le type de
thèque, premières lectures, méthodologie, raisonnement suivi par un juge, en particulier
etc.). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le par celui de Cassation, suppose dans un
taux de réussite de ces étudiants (dont il faut premier temps de lui faire découvrir ce qu’il
noter le niveau variable) est très supérieur aux ignore complètement. La faculté de Toulouse
autres. Ils partent vraiment en pool position. avait, ainsi, mis en place des « séances de
Ménager une année d’acclimatation vers méthodologie » qui venaient s’intercaler entre
des études désormais longues et complexes le cours classique (la matière) et les séances
n’est pas superflu. D’autant que beaucoup de de TD (l’application des méthodes à la
pays proches du nôtre (l’Espagne, la matière).
Belgique) ont toujours agi ainsi. La première La seconde serait de considérer pragmati-
année n’est pas une année où l’on apprend le quement l’hétérogénéité des étudiants de
droit mais où on doit apprendre à le connaî- première année. Première année : 2 000
tre, ainsi que les professions qui font appel à étudiants à Toulouse ; des chiffres proches dans
lui (lesquelles ne se réduisent pas aux diverses facultés ; dans tous les cas plusieurs
« professions classiques » : ignorance à l’ori- centaines. Une tentation de beaucoup d’ensei-
gine de bien des erreurs d’orientation ulté- gnants est, alors, de faire de la première année
rieure). Découverte qui pourrait se faire soit une année de « tri » (mot horripilant) en prati-
par une présentation des professions (en lien quant une pédagogie de sélection qui arrive
avec les services universitaires d’information finalement à être celle du découragement. Il
et d’orientation) soit, plus encore, par une est, d’ailleurs, un peu étonnant que le même
faveur pour de courts stages intégrés dans le qui enseigne la « proportionnalité » des droits,
cursus. Sans omettre que les deux tiers des l’équité plutôt que l’égalité et la non-discrimi-
étudiants « formés par le droit » n’exerceront nation, soit parfois celui qui s’abstient d’appli-
pas un métier de juriste. quer en pratique de si riches principes. En s’ins-
Au demeurant, si l’on examine avec soin les pirant des facultés libres de droit de Lille et de
programmes qui furent toujours majoritaires Toulouse (conventionnellement unies avec celle
en première année l’on voit rapidement que de l’Université) qui mettent à profit les quatre
les enseignements purement juridiques sont ou cinq premières semaines après la rentrée
loin d’être dominants : on y dénombre depuis pour, à l’aide de tests simples mais pertinents,
longtemps des cours de science politique, de établir des « groupes de niveau », ou de ce qui
relations internationales, de sociologie (disci- est aussi pratiqué à Paris-II avec un cursus
pline que réclamait déjà Léon Duguit) et « adapté » pour des étudiants en difficulté, il

369
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

serait aisé de répartir les étudiants en trois Horizontalité et transversalité


niveaux (qui pourraient varier entre le premier des études juridiques
et le deuxième semestre). Cela permettrait
d’exiger plus de ceux qui ont l’aptitude à aller Plus durable que la distinction entre pays de
de l’avant et de consacrer une meilleure atten- droit coutumier et pays de droit écrit, plus
tion à ceux qui éprouvent des difficultés. Sans pérenne que la séparation de l’Allemagne
opérer cette distinction, on aboutit à un résul- durant la Guerre froide, plus infranchissable
tat désolant : soit le professeur détermine le que les Pyrénées, la répartition des facultés
niveau moyen par celui des meilleurs et contri- entre les deux sections de droit privé et de
bue à décourager des étudiants volontaires mais droit public donne parfois l’impression d’être
faibles ; soit, à l’inverse, il fixe son attention sur éternelle et dogmatique. Certes, on fera
ces derniers et lasse l’énergie des premiers. Or observer qu’il existe aussi deux autres
le professeur est fait pour tous. « petites » sections : celle d’histoire du droit

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Pour revenir à ce qui doit être enseigné au et celle de science politique. Mais il arrive
titre du droit, on pourrait suggérer que les souvent que cette dernière ne puisse être
disciplines de première année ne soient pas constituée et incluse de fait dans celle de droit
présentées que comme des « initiations » ou public ; quant aux historiens du droit, ils se
des « introductions » et qu’elles soient systé- classent souvent eux-mêmes en « privatistes »
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matiquement revues de manière plus appro- et « publicistes ».


fondie dans le niveau master. Ne prenons Ne revenons pas sur les origines de cette
qu’un seul exemple de droit privé. Dans l’in- césure. Ulpien eut une formule quasi défini-
troduction au droit, classiquement, le profes- tive entre ce qui intéresse le « droit des parti-
seur traite de la preuve. C’est déjà beaucoup culiers » et ce qui met en ordre « les affaires
quand l’étudiant a compris la distinction entre de la République ». Nier cela reviendrait à
la preuve écrite et la preuve testimoniale ; ignorer que les perspectives du droit privé et
c’est un exploit quand il distingue la charge du droit public sont radicalement différentes.
de la preuve et les moyens de celle-ci ; c’est Le droit privé et le droit public sont bien les
un miracle s’il parvient à saisir ce qui est deux sources du droit interne français,
d’ordre public et ce qui ne l’est pas. Toutefois chacune ayant sa richesse et sa raison d’être.
(et cela n’est qu’un exemple parmi de Sources oui : mais ce qui importe c’est la
nombreux autres), la plupart du temps, ces confluence des deux.
questions sont « classées » et réputées assimi- Reste que, depuis la fin de l’agrégation
lées. À Toulouse, il fut ainsi décidé qu’un unique (par l’arrêté du 23 juillet 1894) puis la
cours de 3e année serait consacré au « régime constitution des sections, on a assisté à la
des obligations et de la preuve ». La pédago- création, de fait, de deux corps d’enseignants
gie, comme la pâte feuilletée, requiert du (professeurs et maîtres de conférences) qui,
temps pour être pétrie. au fil des ans, ont pris plus l’habitude de se
À l’issue des deux premiers semestres de la côtoyer que de se rencontrer. Aujourd’hui les
licence, l’étudiant pourrait se voir proposer réunions des sections sont nombreuses et
plusieurs types de continuité. Soit les deux aboutissent parfois à minorer le rôle du
années suivantes se dérouleraient ordinaire- conseil de la faculté, alors même, faut-il le
ment ; soit on pourrait lui proposer ou bien rappeler ? que les sections en tant qu’organes
une autre orientation (en IUT par exemple) de décision n’ont aucune existence dans le
ou bien une entrée dans une licence profes- moindre texte, à l’inverse du conseil de
sionnelle ou bien encore une poursuite gestion de la composante (ce qui n’est pas le
d’études plus étalées dans le temps. moindre des paradoxes de la part de juristes).
Tout cela est difficile à mettre en œuvre, Trop souvent c’est « en section » que se
j’en ai infiniment conscience, mais les facultés décide la création (ou parfois la suppression :
de droit ne peuvent se permettre de mainte- ce qui est plus rare…) de tel ou tel cours. Bien
nir une pédagogie aussi individualiste et aléa- entendu, en ignorance complète des disposi-
toire sans voir, un jour ou l’autre, arriver, en tions du Code de l’éducation c’est en section
concurrence, d’autres établissements qui que s’opère la répartition du service entre le
effectueront les efforts qu’elles n’auront pas mois de mai et la fin de l’année académique.
voulu consentir en temps opportun. Chaque faculté a ses règles ou ses us et

370
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

coutumes. Disons-le en toute franchise : il mentales que sont le droit privé et le droit
arrive trop souvent que ces attributions se public. On peut ainsi imaginer un cours de
fassent intuitu personae plutôt que ratione « droit de l’immeuble » unissant le droit privé
materiae. Dans combien de facultés n’a-t-on de la construction et le droit public de l’ur-
pas créé de toutes pièces tel ou tel cours pour banisme. Un cours de « droit des biens » pure-
« faire plaisir » à tel ou tel « spécialiste » ment privé est-il vraiment raisonnable ?
parfois dans le seul dessein de lui épargner de Certains cours sont d’ailleurs naturellement
monter « sur le front de la première année » ? « bifrons » comme celui de la protection
Si jamais il arrive un déséquilibre entre les sociale. Autre exemple, désormais classique,
deux sections dominantes, on verra même se celui de « droit processuel » ou bien encore
créer divers cours dans le seul but de « donner celui (également créé à Toulouse mais qu’on
un service convenable » à tel collègue. Celui doit certainement retrouver ailleurs) de
qui aime enseigner la vive formule de Porta- « droit de la nationalité et des étrangers ».

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lis : « Les lois sont faites pour les hommes et Plus encore, ce sont les, si sollicitées, filières
non les hommes pour les lois » oublie, parfois, de « droit des affaires » qui doivent combiner
que les cours sont faits pour les étudiants et l’intégralité de la palette du droit. Trop
non l’inverse… souvent encore le « droit des affaires » corres-
Il faut avoir la franchise de reconnaître que pond à des matières essentiellement de droit
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trop souvent l’élaboration des programmes privé… à la surprise des chefs d’entreprise
résulte de l’adjonction des divers cours consti- qui, dans bien des domaines, passent des
tués pour les enseignants et non selon un vrai contrats régis par le Code des marchés
cursus (ce mot a un sens) constitué à l’inten- publics. Quant à la fiscalité, de quelle section
tion des étudiants. En particulier, cela aboutit relève-t-elle ?
en 3e année de licence (qui est un peu une Franchissant le pas, les deux derniers
année « rond-point » avec divers embranche- semestres du master (la fameuse seconde
ments vers les masters) à une confusion année de master) doivent alors être des
complète. Ne parlons pas de l’ancienne année formations à visée professionnelle ou tournées
de maîtrise (aujourd’hui semestres 1 et 2 de vers la recherche. C’est là que les profession-
la première année de master) où l’accumula- nels ont toute leur place et leur légitimité.
tion disparate d’options (au volume horaire Dans la mesure du possible il est même
abusif) conduit l’étudiant à les choisir en fonc- souhaitable (mais le coût peut imposer une
tion de la réputation de notation de tel ou tel limite sérieuse) que, s’inspirant de la formule
professeur. du diplôme supérieur du notariat, les ensei-
La proposition peut être la suivante. Au gnements puissent être conduits par un
cours des six semestres de licence, l’étudiant binôme universitaire/professionnel.
apprend sa grammaire et le solfège… Il lui Ainsi l’étudiant doit comprendre et sentir
faut des cours « classiques » permettant de une progression allant des trois années de
bien comprendre pourquoi, dans le droit licence où il acquiert des bases grâce à une
d’origine romaine, il existe un droit privé et année d’immersion suivie de deux années de
un droit public : les intérêts particuliers et l’in- perfection ; puis il entre dans un nouveau
térêt général. Mais les deux premiers semes- cycle de deux années de master où, après des
tres du master devraient être consacrés à des cours soit d’approfondissement soit transver-
approfondissements de certaines disciplines saux (en première année), il atteint enfin la
vues sommairement en licence et requises formation professionnelle ou de recherche (en
pour une future formation professionnelle. seconde année).
Ainsi, à Toulouse, les étudiants inscrits en Sur ce dernier point, directement lié au
première année de master notarial suivent un doctorat, une ultime remarque : faut-il abso-
cours de « gestion du patrimoine » ainsi qu’un lument distinguer la voie « professionnelle »
cours de « droit patrimonial notarial » : tous de la voie « recherche » ? On a vu souvent les
les étudiants ayant suivi en 3e année de licence effets pervers. À Toulouse, depuis la réforme
un cours semestriel de « droit patrimonial de des masters en 2003, la quasi-totalité des
la famille ». Soit des cours transversaux qui masters sont à la fois « P » et « R ». Tous les
peuvent alors être abordés et qui doivent étudiants suivent le même cursus, sauf dans le
permettre de relier les deux sources fonda- dernier module du master qui conduit soit à

371
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVI

la rédaction d’un rapport de stage soit d’un Pratique tendant la main à la Théorie : il
mémoire de recherche. Et il n’est pas rare aurait pu en être de la même manière sur la
qu’un étudiant souhaite et suivre un stage et façade de l’école de droit (qui hérita du profil
soutenir un mémoire de recherche. de Louis XV…).
Au fronton de la faculté de médecine de
Paris (due, comme celle du Panthéon, à Souf- BERNARD BEIGNIER
flot) on voit un haut-relief représentant la (À suivre.)

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LE SALUT

Vous craignez, peut-être à tort, que le parti républicain perde 40, 50, 60 sièges,
avec la représentation proportionnelle. Avec le régime d’aujourd’hui, avec cette
instabilité, avec les déplacements formidables de majorité et de gouvernement, avec
tout ce qui peut déterminer le déplacement de ces groupes minuscules dont je
parlais tout à l’heure, vous êtes exposés à bien pis. Tenez ! il y a deux ou trois
jours, quand a éclaté le scandale que vous savez, le cœur des républicains s’est
serré. Mais si le parti d’opposition catholique et irréductible était assez organisé
pour aller jusqu’au fond des campagnes exploiter ce scandale, combien en est-il
de ces élus à 300 voix qui ne reviendraient pas ? Et pourtant le parti n’aurait pas
été remué dans son fond et le pays n’aurait pas cessé de faire crédit à la Répu-
blique. Mais il aurait suffi qu’à la surface le vent d’une heure, l’affolement d’une
minute, déplace quelques grains de sable, quelque morceau mobile, pour que tous
les rapports des partis fussent renversés. Eh bien ! nous ne voulons pas jouer la
République et le parti républicain à ce jeu de hasard. Nous voulons fonder la vie
de tous les partis, la vie de la République sur une base aussi stable que juste. La
réforme électorale, elle est le salut, en même temps qu’elle est le droit.

Jean JAURÈS, discours en faveur de la représentation proportionnelle,


17 mars 1910. Publication du Comité républicain de la représentation
proportionnelle, avril 1910, p. 31.

372
VETERA ET NOVA
Rénover la formation des étudiants en droit (II)
Bernard Beignier

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Commentaire SA | « Commentaire »

2016/4 Numéro 156 | pages 855 à 862


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ISSN 0180-8214
ISBN 9782916291475
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-commentaire-2016-4-page-855.htm
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Pour citer cet article :


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Bernard Beignier, « Vetera et nova. Rénover la formation des étudiants en droit
(II) », Commentaire 2016/4 (Numéro 156), p. 855-862.
DOI 10.3917/comm.156.0855
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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VI

Vetera et nova
Rénover la formation des étudiants
en droit (II)

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BERNARD BEIGNIER

Le droit, une science sociale l’organisation de la vie collective, de la vie


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et humaine sociale. La fin du droit n’est pas de trancher


les conflits inhérents à la vie collective mais,
ES revues de droit se font l’écho régu- plutôt, de les éviter et de les prévenir : un

L lier, entre gémissement et déploration,


de « l’inflation législative » (1). Constat
qu’il est téméraire de combattre. À la fois, la
droit d’anticipation plus que de réaction.
Face à cette invasion des normes, le juriste
doit devenir de plus en plus un conseiller (des
société se plaint constamment du surplus des collectivités, des entreprises, des particuliers)
normes et, sans cesse, en réclame de nouvelles pour éviter les conflits.
car elle n’entrevoit de solution que par ce Cela doit conduire à une approche du
biais. Au surcroît, l’interaction forte entre le métier de juriste radicalement renouvelée. Il
droit national, le droit européen et le droit est absolument indispensable que le droit,
international (la France concluant, environ, dont on ne cesse de dire qu’il est une « science
un accord international tous les deux jours) sociale » et une « science humaine », se
entraîne un « droit de transposition » dense et rapproche de toutes celles qui peuvent reven-
consistant. diquer la même qualification. Certes, depuis
Ainsi, tout porte à penser que le juriste doit les origines (c’est-à-dire depuis que Napoléon
devenir de plus en plus un « expert » dans sa introduisit l’histoire du droit dans le cursus,
discipline et, au sein de celle-ci, un « expert avec une idée très précise en tête : éclairer le
pointu » dans telle ou telle partie de ce droit contemporain), les historiens du droit
domaine. Mais, à force de regarder le droit dispensent un enseignement vital.
avec un microscope, ne court-on pas le péril Que de pures sottises n’a-t-on pas écrites
de la myopie ? Car on peut se demander si sur la prétendue « procédure inquisitoire » à
celui qui guette les études juridiques n’est pas la française et d’encensements indus envers la
proche de celui qui affecta, durant des décen- « procédure accusatoire » (2) ?
nies, celles de médecine (avant leur réforme) : L’enseignement de l’histoire est à la forma-
un regard de spécialiste prive le praticien tion générale ce qu’est le rétroviseur à la
d’une vue générale et distancée. Une sembla- conduite automobile : il sert à aller plus en
ble conception du droit peut mener le juriste avant sans prendre de risques inutiles, à
à une vision profondément déformée de ce accomplir des manœuvres et non à reculer.
qu’est véritablement le droit. Mais l’interaction entre les disciplines est
L’une des premières erreurs commises est nécessaire en tous les domaines. J’étais prési-
d’estimer que le droit ne sert qu’à trancher dent de la section 01 « droit privé et sciences
des conflits. Or, la loi est d’abord et avant tout
(2) On pourrait se reporter à la brillante thèse de L. Primot, Le
Concept d’inquisitoire en procédure pénale. Représentation, fonde-
(1) Ndlr : La première partie de cet article a été publiée dans ments et définition, LGDJ, Bibl. sc. crim., t. 47, 2010, ouvrage qui
Commentaire, n° 154, été 2016. a l’insigne mérite de mettre à bas bien des lieux communs.

COMMENTAIRE, N° 156, HIVER 2016-2017 855


BERNARD BEIGNIER

criminelles » du Conseil national des univer- D’une part, ce collège ne s’ouvre pas dès
sités, en 2012, lorsque fut lancée l’idée de la l’entrée en première année de licence mais à
création d’une section propre consacrée à la son issue. D’autre part, le contenu de sa
« criminologie ». Les débats furent vifs et formation n’est pas un supplément de droit
intenses. Cette section fut décidée mais mais un complément de culture générale.
mourut, comme un enfant né non viable, Entrent dans ce collège les étudiants termi-
l’année d’après : le nombre de collègues nant leur « année d’immersion » avec une ou
inscrits étant insuffisant pour organiser des plusieurs mentions. Ce collège est largement
élections. Mon sentiment personnel n’a pas administré par les étudiants eux-mêmes qui
varié sur cette question. ont souhaité y développer les conférences les
La criminologie ne peut se réduire à une plus diverses ouvrant des horizons variés mais
approche juridique, elle ne peut s’en dispen- exerçant aussi à l’expression orale (désormais
ser non plus. Pour autant est-il requis d’avoir tellement minorée dans les études juridiques)

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une nouvelle section CNU alors qu’on peut et à la rhétorique.
estimer qu’il y a, déjà, trop de sections avec Le collège n’est pas séparé du reste des
le risque de « chapelles » ? L’idée (qui a étudiants, il est « inclusif » selon des termes
cheminé depuis) que les sections puissent forts de la loi d’orientation du 8 juillet 2013
coopérer et qu’un dossier soit soumis à des sur l’éducation. Le levain doit être dans la
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rapporteurs venant de diverses sections est pâte. Une élite repliée sur elle-même devient
celle qui doit prospérer. La criminologie ne une secte et perd sa légitimité à revendiquer
peut se concevoir sans la sociologie, la psycho- semblable qualification qui accroît les devoirs
logie, l’économie et tant d’autres disciplines. non les droits.
On pourrait en dire autant du droit de la Un autre aspect de liens à établir entre les
famille ou bien du droit de l’urbanisme si lié disciplines est la montée en puissance des
à la géographie ainsi qu’à la démographie. diplômes dits de « double compétence ». Ce
Est-il concevable de dissocier le droit consti- n’est guère qu’une redécouverte. Jusque dans
tutionnel de la science politique ? Ce serait les années 1970, il était courant qu’un
vouloir faire du solfège sans connaître les étudiant en droit coure deux lièvres à la fois.
règles de l’harmonie. Les cours de droit étaient cantonnés sur les
Ne parlons pas de la formation en droit des matinées, laissant beaucoup de temps libre, et
affaires qui réclame, préalablement, de connaî- un étudiant s’inscrivait souvent en lettres, tant
tre ce que sont les « affaires » avant de leur il est vrai que les proximités géographiques
appliquer le droit approprié. Dans les années invitaient à cela. À Toulouse, les deux facul-
1880, il ne faut pas oublier que c’est le refus tés étaient (au sens propre du mot)
hautain, voire dédaigneux, des facultés de droit mitoyennes ; voisines à Bordeaux ; en indivi-
d’enseigner « l’art du commerce » (décidément sion à Aix ; à Paris, seule la rue Saint-Jacques
la noblesse a marqué le pays) qui amena, inévi- établissait une séparation entre la Sorbonne
tablement, à la création des premières écoles et le Panthéon. Ne raconte-t-on pas que Jean
de commerce, dont on connaît l’extraordinaire Jaurès (à qui on doit la construction de la
succès. Le jour (qui arrivera, s’il n’est déjà faculté des lettres de Toulouse) venait suivre
arrivé) où ces écoles auront la possibilité de les cours de son collègue et ami, le doyen
donner une vraie formation en droit, les profes- Maurice Hauriou qui lui rendait la
seurs de droit comprendront très vite, mais en pareille (3) ?
pleurant, cette subtile distinction qui fait la joie Par la suite, l’éloignement des sites univer-
du cours de droit commercial de 2e année de sitaires (engendrant la création de « campus »
licence : la distinction entre la clientèle et hors les villes) et la surcharge des horaires
l’achalandage. mirent fin à cette pratique. Aujourd’hui, para-
Pour revenir à la formation des étudiants, doxalement, l’étudiant en droit, par Erasmus,
le conseil de la faculté de droit de Toulouse finira par mieux connaître une université à
décida, voici quelques années, la constitution
d’un Collège supérieur de droit dans une pers-
pective notablement différente d’autres struc- (3) Sur Hauriou, mais aussi Duguit, voir le dernier ouvrage paru :
tures proches que l’on retrouve aujourd’hui Jean-Michel Blanquer et Marc Milet, L’Invention de l’État. Léon
Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne,
dans diverses facultés. Odile Jacob, 2015.

856
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVII

l’autre bout du monde qu’une autre faculté de première année) aux étudiants, prenons au
sa ville. sérieux leurs projets et, tout simplement,
C’est pour pallier cette vraie déviance que soyons leurs guides dans la vie et non les
la faculté de droit de Toulouse lança l’idée de maîtres de leur destin. Prenons-les pour ce
plusieurs licences « enrichies ». Tout d’abord, qu’ils sont : de jeunes adultes majeurs.
les deux licences « droit et monde hispa- Un juriste qui ne maîtrise pas la technique
nique » et « droit et langue anglaise ». Ces du droit positif n’est pas un juriste ; mais un
deux licences sont ouvertes sous condition de juriste qui ne connaît que le droit positif n’est
niveau de langue (ce que permet le code de pas un bon juriste.
l’éducation). L’étudiant suit un cursus juri-
dique solide mais allégé de plusieurs Permanence et mue
« options » ; en revanche, il se perfectionne du cours magistral
dans la langue mais aussi la civilisation non

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pas seulement du pays mais des pays ayant en Pour savoir ce que doit être un « cours
commun l’usage de l’espagnol ou de l’anglais. magistral », encore faut-il être d’accord sur ce
Une année entière est passée à l’étranger. que doit être un « maître ». Le maître est
Avec suffisamment de distance, le succès de d’abord celui qui écoute avant de parler ; qui
ces diplômes est sans appel et le devenir des guide, explique, éclaire, encourage, rectifie
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étudiants flatteur. Ces licences, liées aux sans sanctionner ; stimule sans blâmer ; rend
autres diplômes de même nature, furent à compréhensible ce qui est complexe ; bref le
l’origine de l’École européenne de droit (et maître est le tuteur de l’intelligence et l’éman-
non « école de droit européen » : le qualifi- cipateur de l’esprit. Le vrai succès d’un
catif à sa juste place) lancée par Sylvaine maître, c’est d’être un jour totalement inutile,
Peruzzetto et reprise par Wanda Mastor. comme l’entraîneur, comme le remorqueur
Dans le même ordre d’idée (avec le doyen qui retourne vers le port alors que le navire
Le Potier de la faculté d’économie) fut créée prend la haute mer. Le maître peut espérer
une « licence droit et économie » qui arriva à la reconnaissance de l’élève, mais elle ne
son heure lors de la fondation de l’école viendra que sur le tard quand celui-ci en
d’économie de Toulouse (TSE) brillamment prendra conscience ; il doit se prémunir
illustrée depuis par le prix Nobel attribué à envers l’ingratitude fréquente. Celui qui ne
Jean Tirole. Une telle filière se retrouve dans comprend pas qu’au fondement du métier
d’autres facultés, ainsi à Nancy. d’enseignant il y a le don ne comprend rien à
D’autres projets toulousains sont en cours : sa mission ; du moins exerce un métier mais
« droit et gestion » (avec l’Institut d’adminis- n’en a pas la vocation.
tration des entreprises de la même université) Le cours magistral en droit n’a cessé d’évo-
ou « droit et histoire de l’art » (avec Tou- luer depuis son origine lors de la création des
louse-2) à l’image de la désormais renommée professeurs royaux de droit français en 1679
licence « droit et histoire » entre Paris-II et (édit capital mais souvent ignoré des ensei-
Paris-IV. gnants en droit : c’est lui qui fixa le temps des
Mais il faut aller plus loin, et sans crainte, épreuves à trois heures). Au XIXe siècle (et
vers plus d’interaction et surtout plus de Flaubert décrit parfaitement l’un d’eux dans
liberté de choix de l’étudiant. Il conviendra, L’Éducation sentimentale), le cours, après
sous l’égide d’un « directeur des études » pour l’appel, débutait par la dictée, elle-même
éviter les aventures et les embardées, que suivie par le commentaire de celle-ci. Il y avait
l’étudiant puisse (ainsi que cela est courant donc une partie de totale liberté du profes-
aux États-Unis) construire librement son seur après cette dictée.
propre parcours en mêlant les disciplines de Le cours « théâtral », qui a longtemps fait la
son choix. Car tel est bien le paradoxe : on réputation des facultés de droit (les pénalistes
enseigne à l’étudiant en droit la fourmillante y excellaient dans l’art dramatique et les civi-
famille des « droits à », la liberté totale d’ins- listes dans la comédie), est, somme toute, rela-
tallation et de circulation, la personnalisation tivement récent : on n’en trouve guère d’échos
de la vie juridique… sauf pour lui ! avant les années 1960. Ce véritable one man
Faisons confiance (si, encore une fois, on show de certains maîtres est lié à la « massifi-
met à part « l’année d’immersion » qu’est la cation » des amphis qui date de cette décen-

857
BERNARD BEIGNIER

nie. Le grand amphithéâtre d’Assas en est le l’hérésie complète. Il n’en demeure pas moins
témoignage historique (même s’il ne sert plus que dans la vie ordinaire, la vraie vie, le
à la première année aujourd’hui) : faire cours monde des affaires ne recherche qu’une
devant près d’un millier d’étudiants supposait chose, laquelle est qu’un contrat soit exécuté
une autre attitude, une autre rhétorique. En normalement dans l’intérêt des deux
même temps, ces cours magistraux des années parties (4). Un chiffre se suffit à lui-même :
1960 à 1980 étaient, à y regarder de près, assez environ 80 % du chiffre d’affaires global du
différents de ceux qui se font aujourd’hui. barreau de Paris est constitué par des hono-
Souvent beaucoup plus légers car les matières raires au titre du conseil et non de la défense.
juridiques étaient moins lourdes et de textes Si l’on se reporte au monde discret mais
normatifs et de jurisprudence : un cours omniprésent du notariat (5), il y a une manière
souvent se fondait sur les « grands arrêts » et sûre et certaine de faire un cours totalement
quelques « grands codes ». Le droit constitu- abstrait en droit patrimonial, c’est de le

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tionnel était purement un droit institutionnel fonder exclusivement sur les arrêts de la
dans lequel Maurice Duverger régnait en première chambre civile qui ne représente
maître. Le droit des libertés publiques, dans la qu’une partie pathologique de ce droit quasi
matrice de Jean Rivéro, n’avait pas étendu ses infime au regard de la pratique des offices.
rives vers l’océan des « droits fondamentaux ». Si l’on se retourne vers le droit administra-
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On comptait sur les doigts d’une main les tif, et le droit des collectivités, il faut méditer
arrêts de la Cour européenne des droits de l’échange entre un jeune juriste et un maire
l’homme et les décisions du Conseil constitu- lui demandant de lui « concocter un arrêté
tionnel. Le droit pénal n’était pas assorti du inattaquable » : « Monsieur le Maire, je ferai
« droit de l’exécution des peines ». Le droit de mon mieux mais à la faculté on ne m’a
des contrats spéciaux se réduisait souvent à la appris qu’à les attaquer… »
vente et au mandat (pour justifier le pluriel). Les cours doivent prendre de la distance
Le droit administratif était un jardin à l’an- envers un droit purement contentieux et se
glaise où il ne fallait comprendre qu’une rapprocher d’un droit du conseil et de l’aide
chose : l’administration avait toujours raison. à la décision : le jeune juriste ne doit pas être,
Tout cela ressemble, désormais, à de… l’his- dans une entreprise ou une institution, celui
toire du droit. qui passe son temps à « mettre en garde »
Mais surtout le cours magistral de ce temps, mais celui qui permet la réalisation de projets
proche et lointain, était un cours de jurispru- et d’initiatives. Il est moins celui qui interdit
dence et délivrant des connaissances. Au fond, que celui qui permet.
ces études correspondaient assez bien à la Pour cela, l’étudiant doit transformer le
vocation des facultés qui était de fournir des plomb des connaissances en l’or des compé-
professionnels du monde judiciaire (au sens tences. Il faut être net : un cours purement
large du terme). Ce que l’on dénommait la théorique qui n’aboutit à aucune compétence
« doctrine » était, pour l’essentiel, dans ne sert à rien. Il ne s’agit pas ici de critiquer
quelques revues (bien moins nombreuses la théorie. Celle-ci demeure essentielle, au
qu’aujourd’hui) à destination du Palais (sauf sens exact de ce qualificatif : ce qui fait la
une ou deux à l’attention du notariat). force du droit continental, c’est d’être un
Il est vrai que le droit apparaissait comme « droit savant » aux assises théoriques fortes
l’instrument permettant de trancher les et puissantes. J’ai exposé que cette partie de
conflits et non de les prévenir. Très topique la formation a principalement sa place en
de cela, la manière dont fut longtemps ensei- licence. Mais c’est en master qu’il faut « trans-
gné le droit des contrats… sans qu’un étudiant former l’essai », surtout en seconde année.
en voie un seul ! Moins encore sans qu’on lui
donne pour exercice d’en rédiger un. Le
(4) Ainsi les juristes gagneraient à connaître les travaux de deux
même professeur qui avait des envolées quasi derniers Prix Nobel d’économie, Oliver Hart et Bengt Holmstöm,
lyriques sur « qui dit contractuel dit juste »… en particulier en ce qui touche le rôle des assurances qui peuvent
profondément changer le comportement ordinaire de citoyens brus-
passait ensuite son temps (du moins avant quement saisis par l’imprudence avec toutes les conséquences qui
l’ordonnance du 10 février 2016) à expliquer peuvent en découler. Sur ces travaux, voir David Martimort, Le
Monde, 20 octobre 2016, p. 7.
comment faire rescinder ou annuler un (5) Sarah Torricelli-Chrifi, La Pratique notariale, source du droit,
contrat tout en justifiant que la révision était thèse soutenue à Toulouse-I, Lextenso, 2015.

858
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVII

Dire cela n’est guère qu’appliquer la régle- leurs cours par ce moyen. Disons-le, en toute
mentation. Peu d’enseignants semblent avoir franchise, nombre de ces derniers répugnent
lu et médité l’arrêté « licence » du 1er août à cela en redoutant de « vider leur amphi »,
2011, lequel est dans la droite ligne de la préférant s’en tenir à un « public captif » (à
réforme (qui date du début des années 2000) défaut d’être captivé). C’est une très grave
du « socle » au collège. Cet arrêt évoque bien erreur car une semblable tactique est vouée à
les « compétences » qui doivent être produites un échec complet et irrémédiable. Un cours
par les « connaissances ». À compter de 2017, numérisé, certes, astreint à une autre manière
le DNB (diplôme nationale du brevet) sera de faire cours en « présentiel ».
évalué par « compétences ». Il faudra bien en Les facultés ont quelques années pour se
tirer des conséquences dans la continuité des préparer à l’arrivée, très prochaine, des
autres diplômes. premières générations des « collèges connec-
Le choix n’est pas entre « connaissances » tés » (initiés dès la rentrée 2015, largement

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et « compétences » car on ne peut acquérir expérimentés par les « préfigurateurs » de la
celles-ci sans celles-là. La question est de rentrée 2015, montés en puissance à la rentrée
savoir comment passer des premières aux 2016). Ces jeunes élèves ne travaillent plus
secondes. C’est là qu’on doit réfléchir à la guère que sur des tablettes et l’interrogation
mue du cours magistral. est désormais de se demander non pas s’ils
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S’agissant de délivrer les connaissances, savent bien s’en servir mais s’ils ne risquent
tous les étudiants (si l’on fait, une nouvelle pas… de ne plus savoir tenir un stylo (ne
fois, une place à part à l’année d’immersion) parlons pas d’une plume !).
reconnaissent, et d’une manière massive, Cela ne supprime pas totalement le cours
qu’un cours qui ne sert qu’à donner des proprement dit, mais cela l’allège considéra-
connaissances devient rapidement oppressant blement (au moins de la prise de notes). L’en-
et lassant. D’autant plus qu’il existe quantité seignant, en s’appuyant sur le manuel ou le
de moyens pour fournir des connaissances. cours numérisé, peut aborder d’autres points,
L’un traditionnel, l’autre récent. Le premier, plus encore il peut réaliser la mutation des
ce sont les manuels. Jamais il n’y en eu connaissances en compétences.
autant ; jamais ceux-ci (de la part des On peut aussi imaginer, par le biais des
éditeurs) n’ont fait autant d’attention envers réseaux sociaux, des courriels, des « chats »,
la pédagogie (y compris dans leur présenta- voire des twetts, des échanges plus nourris
tion matérielle). Néanmoins, trop souvent les entre enseignant et étudiants par un jeu de
indications d’un enseignant se limitent à une questions que ne permet guère le cours en
bibliographie rapidement distribuée en début amphi. Ainsi serait-il possible d’envisager une
d’année et peu incitative. Or un étudiant n’est évolution du fameux service statutaire de
pas un élève, ni un écolier : il est quelqu’un 128 CM (heures de cours magistral) qui pour-
qui « étudie », seul, chez lui ou en biblio- rait se répartir de manière plus harmonieuse
thèque. Ne pas donner à l’étudiant le goût de entre « présentiel » et « distanciel ».
fréquenter la bibliothèque et les librairies C’est la raison qui doit conduire les facultés
revient à réduire son attention et à ne pas à mettre en place une véritable évaluation des
développer chez lui l’autonomie intellectuelle cours par les étudiants. Encore une fois, faisons
dont il aura besoin quand ses études seront (peut-être) un sort à part à l’année d’immer-
terminées. Le second, ce sont les divers usages sion, mais par la suite tout concourt à dire que
du numérique. Voici déjà plus de dix ans fut ce sont les « usagers » (terme employé par le
constituée l’excellente UNJF (Université code de l’éducation depuis la loi de 1984) qui
numérique juridique francophone) aux doivent faire connaître leur avis. On a dépensé
nombreux cours. Le curieux pourra aller beaucoup de vaine énergie pour s’y opposer. À
consulter certains de ces cours, en particulier ce jour, personne n’a encore pu dire pourquoi
leurs divers « enrichissements » : documenta- un jeune adulte (la quasi-totalité des étudiants,
tion jurisprudentielle ou doctrinale, vidéos, dès leur première année, est aujourd’hui
exercices d’évaluation et, même, illustrations composée de majeurs) disposant de tous les
pour plusieurs cours d’histoire du droit. Au- droits civils et civiques, exerçant, fût-ce pour
delà c’est la loi ESR du 22 juillet 2013 qui fait une infime part, la souveraineté nationale de la
obligation aux enseignants de tous disposer de 6e puissance mondiale serait, curieusement,

859
BERNARD BEIGNIER

incapable de juger le cours où on lui enseigne 2016, en particulier pour conférer aux recteurs
précisément qu’il est nanti de tels droits. le soin de veiller à ce que tout étudiant puisse
Dans une société où l’évaluation (d’une poursuivre des études lui permettant d’obtenir
chambre d’hôtel aux services de la SNCF) est un master complet (accord qui va se traduire
omniprésente, rien ne peut justifier que l’éva- d’ici la fin de l’année 2016 par le vote d’une
luateur, qu’est devenu l’enseignant, ne soit pas loi en ce sens (7)). Encore convient-il de rappe-
lui-même objet d’une évaluation. À défaut ler que tous les candidats à un « master 2 »
d’être ainsi pratiquée, encadrée et analysée, une trouvent une place en France. Sélection ou
telle évaluation se fera (se fait !) d’une manière répartition ? Bien naturellement, tout le
sauvage par les réseaux sociaux. Ce qu’on ne monde aspire à un master dans une « univer-
peut empêcher, il faut savoir l’organiser. sité renommée » ; c’est dire que les chiffres
affichés doivent être décantés avec précaution.
Il est normal que certaines universités soient
Les trois nouveaux grades

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demandées bien plus que d’autres. Il en sera
toujours ainsi. Aussi peut-on envisager un
Chacun connaît le sens des trois rangs
système qui serait la continuation d’APB (qui
d’hermine de la robe universitaire, à savoir les
commence d’ailleurs à s’appliquer pour la
trois grades d’origine : le baccalauréat, la
première année de droit). L’étudiant pourrait
licence et le doctorat. Mais les trois grades
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émettre plusieurs vœux et les universités, en


véritablement octroyés par l’Université sont
faisant savoir plus clairement qu’aujourd’hui
clairement : la licence, le master puis le docto-
leurs critères d’admission, pourraient ainsi se
rat. Ces trois grades rythment une scolarité
répartir les demandes. C’est à ce terme que
devenue plus lisible qu’autrefois. À l’intérieur
pourrait intervenir l’action régulatrice du
même des deux premiers grades, la première recteur.
année de licence et la première année de Ce système suppose, malgré tout, que les
master sont des années d’amorce d’un facultés de droit cessent de pratiquer une
nouveau cycle et doivent être considérées concurrence sauvage non dite et peu respec-
comme telles. tueuse du travail de chacun. En effet, ce n’est
La licence doit être aussi généraliste que un mystère pour personne que, pour les
possible : l’idée de spécialiser la licence en « petites » et « moyennes » facultés, les
droit est un véritable non-sens. Le master lui- départs d’étudiants s’effectuent de plus en
même doit conserver une part de souplesse. plus au terme de la 2e année de licence « pour
Rien n’interdit que la première année ouvre prendre rang » ou en 1re année de master. On
à des horizons variés par le biais des ne peut reprocher à un étudiant d’agir ainsi
« parcours ». Dans le domaine du droit, il faut alors même qu’on l’incite à aller passer un
être prudent quand on parle de spécialisation. semestre à l’étranger. Au surplus, cette liberté
Les études universitaires doivent être moins de déplacement dans l’univers académique est
spécialisées que propices à la spécialisation une donnée qui s’impose à tous (dans un pays
professionnelle ultérieure. comme l’Allemagne, elle est la règle : un bon
Si l’on veut bien voir les choses sous cet étudiant connaît au moins deux universités
angle, il est un problème qui peut-être n’en est dans sa formation). En revanche, les
pas, du moins n’a pas l’importance qu’on lui « grandes » universités ont tendance à prati-
donne parfois, qui est celui de la « sélection à quer une sorte d’« écrémage » des précé-
l’entrée de la 2e année de master ». Les argu- dentes sans leur rendre leur dû (à savoir,
ments ont été exposés plus haut. Le décret souvent, une très bonne formation initiale).
n° 2016-672 du 25 mai 2016 (6) règle largement Les regroupements universitaires qui sont
les choses pour ce qui est des disciplines juri- en cours, et qui dans les prochaines années
diques. Ce texte sera sans doute complété conduiront à une seule université par ville et
rapidement à la suite de l’accord conclu entre une « fédération » de toutes les universités
les représentants des étudiants et le ministère par région académique (dont les communauté
de l’Éducation nationale, de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche, le 4 octobre
(7) À ce sujet et sur le rôle dévolu au recteur, voir l’article du
président de la conférence des présidents d’université Jean-Loup
(6) JCP Administrations et collectivités, 2016, obs. A. Lami. Salzmann, Le Monde, 22 septembre 2016, p. 20.

860
L’IDÉE D’UNIVERSITÉ. — XLVII

d’universités et établissements sont le proto- çaise vers l’ouest et le sud-ouest), de l’amé-


type), doivent conduire les facultés de droit à lioration sensible de la scolarisation et des
travailler, entre elles, en « réseaux » spéciale- succès aux divers diplômes conduisent à
ment dans le niveau « master » et plus encore penser que pendant encore dix ans (au
en « doctorat ». Les enseignants d’une minimum) les effectifs des étudiants juristes
« grande » faculté doivent aider leurs iront croissant. Dans le même temps, « tout
collègues à former leurs étudiants, tout en devient droit », dans un pays qui dispose
leur ouvrant leurs propres portes. Ces désormais de plus de 80 codes les plus divers
échanges de services permettraient sans nul allant de celui du tourisme à celui de l’éner-
doute de trouver des équilibres territoriaux gie.
qui font encore défaut à un système universi- Ces éléments quantitatifs sont un vrai défi
taire pourtant fortement territorial. pour les facultés qui doivent les convertir en
Enfin la récente refonte des études doctorales résultats qualitatifs : lutter énergiquement

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par l’arrêté du 25 mai 2016 doit faire des écoles contre l’échec en première année ; améliorer
doctorales à dominante juridique des entités l’orientation ; donner des compétences spécia-
permettant un renouvellement profond des lement dans le conseil ; croiser les savoirs.
sujets de thèses pour que le droit français Bref être fidèle à la vocation du juriste qui
demeure un « droit savant » sans dériver vers est d’ordonner la société, sans perdre de vue
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un « droit intellectuel », comme une science se que l’ordre n’est pas une valeur mais une
contemplant elle-même et dont les acteurs se organisation qui repose sur des valeurs et que
congratulent dans une admiration mutuelle et la plus éminente d’entre elles est la justice,
équitablement répartie au marc le franc. seul fondement solide de la paix au sein d’une
nation et entre les nations. Sans cette pers-
* pective des sommets à atteindre, le juriste est
** voué à se perdre dans les ronces et les pier-
L’ensemble de ces réflexions est le fruit de railles des sentiers sans issue.
deux mandats de doyen à la tête d’une faculté Ce grand maître que fut Christian Atias,
de droit dont le conseil n’a cessé de faire dans divers ouvrages, s’interrogea longuement
preuve d’innovations, de détermination et sur ce qu’est un juriste (8). Il aimait à dire que
d’inventivité. « le juriste ne sait pas ; il réfléchit ». Il ques-
Les facultés de droit ont un bel avenir tionne, il cherche, mais plus à la manière du
devant elle… si elles veulent bien s’en saisir philosophe dont il est très proche que du
et non se contenter de le contempler, voire de scientifique. Pour cela il doit observer la
le subir. société et les hommes ; avec des outils souvent
Au terme des sessions de juin 2016, ce sont anciens il doit forger de nouvelles solutions ;
90 % des candidats aux baccalauréats qui ont il doit entretenir l’espoir là où germe la tenta-
obtenu leur diplôme, mais c’est plus de 87 % tion du doute sur l’humanité ; il doit être
des collégiens qui ont obtenu le DNB animé d’une passion et être conduit par la
(diplôme national du brevet) : chiffres inéga- raison ; on attend de lui bien des contraires,
lés jusqu’alors. Qui dit succès à la fin du la flamme du feu de la justice et l’eau étei-
collège dit mécaniquement succès à venir aux gnant le brasier des litiges. Selon une parole
baccalauréats. S’ajoute que notre pays est le inspirée, il n’est de ces tièdes rejetés pour
seul d’Europe de l’Ouest en croissance démo- n’être ni chaud, ni froid.
graphique. Qui dit plus d’enfants dit plus Flaubert n’aimait pas les professeurs de
d’écoliers, donc de collégiens, etc. droit. Dans une lettre à Ernest Chevalier, le
Depuis plusieurs années quatre filières sont 1er août 1842 (9), il avouait : « Le droit me
en hausse d’effectifs constante : PACES met dans un état de castration morale étrange
(première année commune aux études de à concevoir. C’est étonnant comme j’ai l’usu-
santé, autrement dit la première année de capion de la bêtise, comme je jouis de l’usu-
médecine), droit, STAPS (sciences et tech- fruit de l’emmerdement, comme je possède le
niques des activités physiques et sportives) et
psychologie.
(8) Devenir juriste : le sens du droit, LexisNexis, 2014 ; Questions
Les effets conjugués de la démographie et réponses en droit, PUF, 2009.
(avec un basculement de la population fran- (9) Correspondance, La Pléiade, p. 120.

861
BERNARD BEIGNIER

bâillement à titre onéreux, etc. C’est vers le dans la vie, avoir des ambitions pour lui au
20 août que je passe mon examen. » profit des autres ? Qu’est-ce, sinon cet endroit
Donnons à nos étudiants la fierté dans leur où l’on aime revenir en sentant tout ce qu’on
orientation, la conviction dans leur formation, y a gagné et tout ce qu’on y a laissé ? Retrou-
l’humilité dans leur place parmi les autres ver cette place d’amphithéâtre où l’on admira
étudiants. Appliquons à nous-mêmes cet équi- un professeur qui nous a donné confiance en
libre. Qu’est-ce qu’une bonne faculté de droit, nous-mêmes et en l’humanité.
sinon un endroit où un étudiant s’épanouit,
donne du sens à sa vie tout en voulant réussir BERNARD BEIGNIER

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LA TRAHISON DE CHIRAC
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15 décembre 1995

11 heures. L’ancien Président Giscard d’Estaing a demandé à voir François Mitter-


rand. Malgré sa grande fatigue, ce dernier accepte « bien volontiers » de le recevoir.
C’est une visite de courtoisie de Président à Président, puisqu’ils sont les deux seuls
à avoir ce statut d’ancien chef de l’État. Respectueux de ses devoirs, Mitterrand a
tenu à descendre l’accueillir dans le hall de l’immeuble de l’avenue Frédéric-Le-Play.
Il est soutenu par un infirmier qui laisse monter les Présidents dans le petit ascen-
seur dont la cage métallique ne peut pas contenir plus de deux personnes. C’est lui
qui raconte la scène car je n’assiste évidemment pas à l’entrevue.
Mitterrand se demande bien pourquoi Giscard a mis tant d’empressements à lui
rendre visite. Après un échange banal sur la santé du malade, le visiteur, par petites
touches et circonlocutions, arrive à ce qui l’amène : le grand secret. « Est-il vrai qu’un
dîner a eu lieu, en octobre 1980, qui a réuni Jacques Chirac et vous-même chez
Mme de Lipowski ?
– Ce n’était pas chez Mme de Lipowski mais chez son amie Édith Cresson. »
François Mitterrand n’a plus de raison de se taire et accepte de raconter la scène.
Après dîner, les deux hommes se sont enfermés dans une petite pièce. Chirac a alors
avoué qu’il était prêt à faire voter Mitterrand au second tour de la présidentielle pour
faire barrage à Giscard. La « trahison » de Chirac est ainsi confirmée. L’ancien Prési-
dent est dépité. […]
En 1981, il a perdu l’élection pour bien des raisons, son bilan, sa morgue, l’affaire
des diamants, mais aussi parce que 500 000 voix de droite lui ont « manqué » à cause
de la manœuvre de Chirac. Les adversaires en politique ne se situent pas forcément
dans le camp opposé…

Roland DUMAS, Politiquement incorrect. Secrets d’État et autres confidences.


Carnets 1984-2014, Le Cherche-Midi, 2015, p. 486-487.

862
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCOLE DE DROIT DE SCIENCE PO :
OBSERVATIONS D’OUTRE-ATLANTIQUE
Jean-François Gaudreault-Desbiens, Daniel Jutras

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2017/3 Numéro 159 | pages 623 à 626
ISSN 0180-8214
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-commentaire-2017-3-page-623.htm
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Pour citer cet article :


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Jean-François Gaudreault-Desbiens, Daniel Jutras« L’expérience de l’École de droit
de Science Po : observations d’outre-Atlantique », Commentaire 2017/3 (Numéro
159), p. 623-626.
DOI 10.3917/comm.159.0623
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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

L’expérience de l’École
de droit de Science Po
observations d’outre-Atlantique

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JEAN-FRANÇOIS GAUDREAULT-DESBIENS ET DANIEL JUTRAS

UE D’OUTRE-ATLANTIQUE, la polé- saisie dans une perspective systémique sinon

V
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mique qu’a provoquée l’expérience de dogmatique, difficulté de mettre en place des


l’École de droit de Science Po frappe activités de formation clinique ou expérien-
par son ancrage franco-français, et cela même tielle, « élagage » considérable de la cohorte
en dépit de certaines dynamiques auxquelles à chaque nouvelle année universitaire, etc.
toutes les facultés de droit du monde sont Face à une telle donne, on peut aisément
confrontées. Partout en Occident, la réflexion percevoir comme un geste de rupture la créa-
avance quant aux conséquences de la trans- tion d’un centre de formation juridique au
formation des professions du droit, dans un sein d’une grande école où la sélection des
contexte de circulation et d’interpénétration étudiants constitue la règle et où l’on tient le
croissantes des disciplines, traditions et droit pour une formation venant après un
cultures. Faut-il repenser la formation des premier cursus universitaire. Une rupture
juristes ? Oui, sans aucun doute. Mais ce d’autant plus douloureuse qu’elle fragilise les
débat prend une tournure toute particulière assises du prestige des professeurs de droit en
en France. France.
Le modèle de formation des juristes qui y Il ne s’agit pas uniquement d’une remise en
prédomine demeure largement déterminé par cause des conditions matérielles de l’ensei-
la place occupée par la discipline juridique au gnement du droit dans l’Hexagone. L’École de
sein de l’Université française tout autant que droit de Science Po va plus loin et transpose
par la philosophie générale qui inspire le en contexte français quelque chose comme
système universitaire dans ce pays. Cette une faculté de droit au sens où l’on entend
philosophie, en soi louable, vise à maximiser cette expression en Amérique du Nord. Dès
l’accessibilité à cette institution sociale impor- lors, ce qui apparaît comme un grand boule-
tante qu’est l’Université. Transposée dans le versement en France relève en fait de notre
contexte de la formation juridique, elle ordinaire institutionnel. La lecture que nous
emporte que l’accès à cette formation n’est faisons du texte de Christophe Jamin et
pas contingenté et que les étudiants arrivent Mikhaïl Xifaras (1) suscite quelques observa-
en faculté de droit alors qu’ils sont encore très tions touchant, tour à tour, les contours du
jeunes. Mais un certain nombre de consé- savoir juridique qui s’enseigne à l’Université,
quences – structurantes quant aux possibles de les moyens pédagogiques qui s’y déploient, et
la formation – en découlent : très grands
groupes d’étudiants à la motivation asymé-
trique, formation initiale mettant l’accent sur (1) Christophe Jamin et Mikhail Xifaras, « Sur la formation des
juristes en France. Prolégomènes à une enquête », Commentaire
les fondements conceptuels de la discipline n° 150, été 2015, p. 385-392.

COMMENTAIRE, N° 159, AUTOMNE 2017 623


SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

les conditions institutionnelles que tout cela plus poussée. Ensuite, quant à l’idée qu’on se
présuppose. fait de la fonction de juriste, celui-ci ne peut
D’abord, que faut-il enseigner dans les plus être vu comme un technicien de la norme
facultés – ou les écoles – de droit ? Sur ce passible d’instrumentalisation mais doit plutôt
plan, Jamin et Xifaras s’insurgent contre le être envisagé comme devant jouer un rôle
modèle dominant en France, qui encourage stratégique de conseil dans le règlement de
un décalage entre le droit qui s’enseigne et problèmes complexes dont le droit n’est
qui s’écrit, et le droit tel que pratiqué ou vécu. souvent qu’une dimension parmi d’autres.
L’opposition classique entre théorie et Le modèle de formation que Jamin et
pratique prend ici un sens particulier. La Xifaras promeuvent évoque les law schools
« théorie » française est présentée comme une des grandes universités de l’Ivy League, hauts
dogmatique détachée de la vie du droit, une lieux de l’intellectualisme, auxquelles on
approche interne du droit qui en favorise la reproche parfois leur enseignement… trop
cohérence systémique en mettant un accent théorique. Il faut en outre observer que les
quasi exclusif sur l’analyse rationnelle des grandes facultés américaines, où l’ouverture à
normes juridiques formelles à partir des l’interdisciplinarité et le développement de la

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sources traditionnelles du droit. Ainsi conçue, pensée critique représentent depuis long-
la formation offerte ne permettrait ni suffi- temps des constantes, ne sont pas non plus
samment ni assez tôt le développement de entièrement exemptes de ce que l’on pourrait
l’esprit critique et celui des compétences appeler un « effet de système ». Là aussi, les
interdisciplinaires dont les juristes vont avoir étudiants comme les professeurs trahissent un
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besoin une fois en pratique. Plus précisément, certain formatage, ne serait-ce que par l’ex-
cette formation ferait l’impasse sur toutes les position à des référents intellectuels à peu
variables qui se situent en dehors du droit près exclusivement anglo-américains et de
constituant le périmètre de la doctrine, mais common law. En somme, l’idéalisation de
qui agissent en même temps comme des n’importe quel modèle est susceptible de
déterminants essentiels de la praxis des poser problème.
juristes, en l’occurrence les variables écono- Malgré tout, d’un point de vue canadien, le
miques ou politiques influant sur les choix que projet mis en avant par Jamin et Xifaras
font les acteurs sociaux lorsqu’ils mobilisent paraît plutôt juste et, il faut bien le dire, assez
ou instrumentalisent le droit afin d’atteindre inoffensif. Depuis des décennies, nos facultés
des objectifs qu’ils jugent souhaitables. En se sont considérablement ouvertes aux savoirs
somme, la formation « à la française » ne dits « externes » au droit et ont reconnu leur
serait ni théorique ni pratique. pertinence non seulement dans la réflexion
Le projet intellectuel proposé par Chris- sur le droit mais également dans le cadre de
tophe Jamin et Mikhaïl Xifaras est à cet égard celle réalisée au sein même du droit. Par
de ré-ancrer l’étude du droit dans les diffé- ailleurs, l’une et l’autre de nos facultés se sont
rents et foisonnants contextes où celui-ci est éloignées de la conception strictement
produit et vécu. L’accent que ces derniers « nationale » du savoir juridique – la pluralité
mettent sur le « droit dans l’action » et l’in- des traditions juridiques et leur dialogue sont
détermination comme condition normale, au cœur de la mission de nos institutions
plutôt qu’exceptionnelle, de la vie du droit ne respectives. Elles n’en sont pas moins demeu-
peut que heurter la conception positiviste rées éminemment sensibles aux impératifs liés
normativiste encore dominante en France. à l’atterrissage réussi de leurs diplômés dans
L’idée sous-jacente de leur thèse est en somme les divers environnements de pratique du
que la vie du droit et donc le droit lui-même droit, avec ce que cela peut supposer en
sont irréductibles aux petites boîtes aisément termes de maîtrise des domaines fondamen-
gérables que fournissent les sources officielles taux du droit positif. Le juriste critique qui
du droit positif telles que décryptées et systé- s’approprie le « droit dans l’action » doit
matisées par les bons offices de la doctrine. quand même s’exprimer dans la langue du
Ce constat d’irréductibilité emporte des droit, en connaître les codes et les références
conséquences. D’abord sur le plan théorique : et pouvoir en mobiliser les concepts et caté-
exit la dogmatique, qu’on remplacera avanta- gories. Cela relève plus de l’acculturation que
geusement par une réflexion interdisciplinaire de l’apprentissage de trucs et de tours de

624
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

main. Aussi, tout en intégrant de différentes l’expertise nécessaire, sous étroite supervision
manières et à divers degrés les apports d’ap- et dans des conditions matérielles adéquates,
proches critiques comme l’analyse écono- l’apprentissage expérientiel insère un peu
mique du droit, le féminisme juridique ou la d’humanité et de réalisme dans la formation
sociologie du droit, pour ne nommer que du juriste. Mais il ne s’agit pas d’une panacée
celles-là, nos facultés continuent de dispenser – l’organisation et la gestion d’une clinique
une solide formation doctrinale. Non plus coûtent cher, et il est facile de s’y prendre de
comme une vérité intemporelle, ni comme travers pour créer l’illusion d’un enseigne-
l’apanage d’un corps social qui s’autorepro- ment plus « pratique et concret ».
duit, mais comme un langage disciplinaire
distinctif dont l’apprentissage est essentiel à Sélection
l’intégration d’une profession juridique consa-
crée. Tout cela aiguille l’attention sur l’écart qui
sépare la France et l’Amérique du Nord quant
Pédagogie aux conditions matérielles dans lesquelles se

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déroule l’enseignement du droit, sur lequel
La formation des juristes dans nos facultés porteront nos dernières observations. Il faut
est donc résolument multivalente. Le droit s’y observer avant tout que, contrairement à la
conçoit comme une discipline fondamentale situation prévalant ailleurs en Amérique du
au sein de l’Université, mais c’est aussi un Nord, les frais de scolarité au Québec sont
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savoir autonome et différencié dont les déten- très strictement régulés, même pour les
teurs seront tous, ou presque tous, des acteurs formations qui, comme le droit, ne sont véri-
sociaux engagés dans la résolution de tablement ouvertes qu’aux étudiants les plus
problèmes concrets. performants et motivés. Il s’ensuit qu’une
Quels sont, dans ce cadre, les meilleurs formation en droit n’y est pas a priori plus
méthodes pédagogiques pour favoriser la onéreuse qu’une autre, non contingentée,
maîtrise de ce savoir qui se réalise dans l’ac- dans une discipline quelconque des sciences
tion ? Des groupes assez petits, une interac- humaines ou sociales. Néanmoins, au Québec
tion étroite entre les étudiants et le profes- comme ailleurs au Canada et aux États-Unis,
seur, un riche éventail de méthodes la sélection des étudiants par les facultés de
d’enseignement – du cours magistral jusqu’au droit est la norme. Ainsi les facultés de droit
dialogue socratique ou l’apprentissage par des universités McGill et de Montréal reçoi-
problèmes, en passant par la recherche indi- vent-elles chacune annuellement quelques
viduelle supervisée, les groupes de discussion milliers de demandes d’admission pour ne
et le role playing. À ce titre, Jamin et Xifaras retenir au final que quelques centaines de
favorisent un enseignement contextualisé dans candidats. En fait, à Montréal, le pourcentage
un cadre clinique, après une propédeutique de candidats admis est d’environ 20 % alors
écourtée. Là encore, le modèle nord-améri- qu’à McGill, il est de 12 %. Au Canada anglo-
cain est immédiatement reconnaissable. phone et aux États-Unis, la formation en droit
Aucune faculté de droit au Canada ne peut suit obligatoirement une formation universi-
désormais faire l’économie d’une réflexion sur taire antérieure. Le même phénomène
la place de l’apprentissage dit « expérientiel » émerge désormais dans les facultés franco-
dans la formation des juristes. Les « cliniques phones du Québec, comme à l’université de
juridiques universitaires », par exemple, Montréal, où un nombre croissant de candi-
foisonnent en Amérique du Nord, et servent dats en droit ont déjà une telle formation,
de lieu de traduction du savoir juridique en complète ou partielle. À McGill, en partie en
action. Les étudiants y travaillent à la résolu- raison de son ancrage pancanadien, les candi-
tion de problèmes réels ou simulés, sous la dats pour qui la formation en droit est la
tutelle de professionnels aguerris. Ils y décou- première formation universitaire constituent
vrent le pouvoir du droit et ses limites, tout depuis longtemps une minorité. En dépit de
autant que le décalage entre la réalité et le ces différences, le mode de sélection dans les
découpage que peut en faire la dogmatique. facultés de droit nord-américaines procède
Bien mené, avec la distance critique requise, partout de la même philosophie : le droit

625
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

constitue une formation professionnelle qui continuer d’élargir le champ théorique du


présuppose un niveau élevé de maturité et droit tout en formant la nouvelle génération
d’intelligence chez les étudiants. Un filtrage de juristes qui pensent « le droit dans l’ac-
très strict est effectué en amont. Cette sélec- tion ».
tivité est une condition essentielle à la mise Bref, saisis sous l’angle québécois et nord-
en œuvre de nos programmes. En revanche, américain, les principes et oppositions qui
le taux de rétention tend à être élevé et une paraissent structurer les débats français sur la
vaste majorité des admis obtiennent leur formation des juristes ne manquent pas
diplôme au terme de leur programme d’étude. d’étonner quelque peu. Le découpage strict
La plupart de nos étudiants décident des savoirs disciplinaires, la défense de la
encore, au terme de leur programme de dogmatique comme vecteur privilégié de la
premier cycle en droit, de rejoindre un ordre théorie du droit, la configuration démogra-
professionnel, que ce soit le barreau ou le phique (ou démocratique ?) des effectifs
notariat. Beaucoup d’autres mettent à profit étudiants, le prestige de l’entité doctrinale en
leur formation dans des contextes de plus en tant que corps social, les méthodes pédago-
plus diversifiés, de la fonction publique à l’en- giques qui ne laissent que peu de place à l’ex-

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trepreneurship privé ou social. À ce titre, la périence – tout cela sépare la faculté de droit
vocation de nos facultés est certainement française de sa version québécoise, et de son
mixte, à la fois universitaire et professionnelle, équivalent fonctionnel mais néanmoins bien
appuyée sur un cadre de recherche rigoureux français qui émerge à Sciences Po. Au-delà
mais conscient des attentes des étudiants et des questions intéressant directement la philo-
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de leurs employeurs éventuels quant à la sophie sous-jacente à la formation juridique


transférabilité, dans la pratique, des savoirs et et à son contenu, il nous semble difficile d’abs-
habiletés acquis lors de leur passage à la traire les dichotomies françaises de la tension
faculté. Cela produit une tension perpétuelle latente qui persiste entre universités et
entre des conceptions « humanistes » et grandes écoles, et qui, vue de notre côté de
« professionnelles » du droit que nos facultés l’Atlantique, tend vraisemblablement à les
ont appris à gérer depuis longtemps, chacune exacerber.
en fonction de son contexte particulier. C’est
un exercice auquel n’échappera pas le projet JEAN-FRANÇOIS GAUDREAULT-
de l’École de droit de Sciences Po, s’il veut DESBIENS ET DANIEL JUTRAS

VISITE À MATHIEZ À PROPOS DE L’HISTOIRE

Je ne saurais oublier une visite que je fis un jour de printemps au grand historien Mathiez, il y a
trois ans, pour le consulter sur ces matières. Dehors commençait le printemps aigre et vif de notre
Paris, et chez lui nous commençâmes d’emblée une conversation aigre, vive et plaisante, car je l’in-
terrogeais en vain sur les choses de l’esprit, il me répondait toujours par les choses de la matière et
m’incitait avec la violence mêlée de bonté, qui lui était coutumière, à ne point tant me préoccuper
de toutes les démarches de l’intelligence humaine, mais à suivre de près les mouvements sociaux ;
dans la Révolution d’Amérique dont nous parlions il me montrait la mélasse, le rhum et le goudron,
tandis que je m’obstinais à considérer le droit naturel et la révolte de l’esprit humain. Et cet homme,
qui lui-même était un si grand esprit et une chose si petite et mal faite, s’acharnait à me rejeter vers
ces choses, loin des esprits qui me semblaient, comme lui et semblables à lui, avoir mû le XVIIIe siècle.
Je ne pouvais m’empêcher, tandis qu’il parlait, de juger que l’enthousiasme même qu’il apportait
à me convaincre et l’âpreté de ses diatribes militaient contre le sens de ses paroles. Beaucoup
d’hommes croient à la fatalité, et l’école qui montre la succession des événements historiques comme
un enchaînement de faits matériels nécessairement dépendants les uns des autres est une école puis-
sante ; mais tous les hommes agissent toujours comme s’ils ne croyaient point à ces théories et dans
la mesure où ils agissent ils réfutent leurs théories.

Bernard FAY, professeur au collège de France, La Franc-Maçonnerie et la révolution


intellectuelle du XVIIIe siècle, Édition de Cluny, 1935, p. 14-15.

626
L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE DANS LES FACULTÉS DE
DROIT
Mathieu Luinaud

Commentaire SA | « Commentaire »

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2017/3 Numéro 159 | pages 627 à 630
ISSN 0180-8214
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https://www.cairn.info/revue-commentaire-2017-3-page-627.htm
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Pour citer cet article :


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Mathieu Luinaud, « L’enseignement de l’économie dans les facultés de droit »,
Commentaire 2017/3 (Numéro 159), p. 627-630.
DOI 10.3917/comm.159.0627
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SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE (SUITE)

L’enseignement
de l’économie
dans les facultés de droit

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MATHIEU LUINAUD
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A variété des réponses à cette enquête qui lui semble aujourd’hui le doyen imper-

L a permis d’esquisser un tableau des


pistes de modernisation de la formation
des juristes en France. Si la question de la
méable. C’est que, comme l’affirmait Georges
Ripert, la science juridique se caractérise par
un manque d’ouverture sur les apports exté-
présence de l’économie dans les facultés de rieurs.
droit a pu être traitée par le biais de déve- Considérant pourtant cette collaboration
loppements plus généraux sur l’importance de avec d’autres disciplines dont la sociologie ou
la pluridisciplinarité ou des « bi-cursus », la l’économie comme un prérequis à la réalisa-
nature des enseignements en économie ainsi tion du bien social par le droit, la dialectique
que leur insertion concrète dans le cursus de droit-économie semble alors essentielle à l’an-
droit n’a pas fait l’objet de plus amples déve- crage de l’analyse juridique dans les réalités
loppements. économiques de la société. Cet apport
La question est essentielle au devenir du permettrait non seulement une réforme de
droit mais semble, en France, épineuse. En l’interaction du droit avec la société mais aussi
témoigne la difficile réception de « l’analyse
la transformation de l’instrument que repré-
économique du droit » qui s’explique, pour
sente le droit lui-même.
beaucoup, par une imperméabilité des facul-
tés de droit aux apports des sciences écono-
miques. Droit et économie entretiennent pour- Une position auxiliaire
tant une relation ancienne, tantôt symbiotique,
tantôt conflictuelle. Au XVIIIe siècle, Condor- L’émergence de l’économie comme disci-
cet dressait déjà les ponts, dans son Arithmé- pline enseignée à l’université est indissociable
tique politique, entre le droit et la statistique, d’une relation historique de subordination au
reprise par les sciences économiques, à des droit. Il faut attendre 1864 pour qu’une chaire
fins d’analyse de l’issue des procès et des poli- « d’économie politique et de droit public »
tiques publiques (1). C’est aussi en s’adossant soit créée à la faculté de droit de Paris. Pour
au droit que l’économie s’imposa progressive- quiconque « fait son droit », cela se traduit
ment à l’université : d’abord comme « auxi- donc par l’insertion d’un cours obligatoire
liaire » de ce dernier, puis comme discipline d’économie.
autonome, marquant une scission avec le droit L’économie doit alors se contenter d’un
adossement aux cursus en droit pour intégrer
(1) Élisabeth Badinter et Robert Badinter, Condorcet, Fayard,
l’université et est enseignée par des agrégés
1988, p. 282. ou docteurs en droit. Cette situation n’est pas

COMMENTAIRE, N° 159, AUTOMNE 2017 627


SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

étrangère aux réflexions engagées à partir de qu’il soit question de droit économique mais
1893 par Poincaré sur la réforme du doctorat aussi d’autres champs comme le droit pénal,
en droit et qui aboutissent en 1895 à la suivant notamment les travaux d’économistes
distinction de deux filières en « sciences juri- comme Gary Becker.
diques » et « sciences politiques et écono- Écarter la première hypothèse ne semble
miques ». Ainsi reconnue dans le monde pas déraisonnable, car les fondamentaux de
académique, l’économie n’en reste pas moins l’analyse économique restent abordables par
adossée aux sciences politiques, les deux tous les bacheliers. L’IEP de Paris a par
restant perçues comme supplétives du droit. exemple imposé un enseignement en
Il faudra attendre 1948 pour qu’un retard crois- micro/macroéconomie sans que celui-ci ne
sant de la recherche vis-à-vis des « ingénieurs- discrimine les profils littéraires. L’absence
économistes » et l’émergence de méthodes d’enseignements en analyse économique dans
spécifiques conduisent à la création d’un docto- les facultés de droit semble davantage résul-
rat d’économie, la licence n’étant créée qu’en ter de considérations parfois dogmatiques
1959, soit deux ans après que les facultés de concernant l’apport prétendu nul de l’analyse
droit prennent le nom de « facultés de droit économique au droit. Il existe pourtant, dans

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et d’économie ». notre tradition intellectuelle et académique,
Précédant d’un demi-siècle la « révolution de nombreux exemples d’incursion féconde de
formaliste » qui gagne les sciences écono- l’économie dans d’autres sciences sociales, à
miques autour notamment des Fondements de l’image de l’École des Annales, dont sont issus
l’analyse économique de Samuelson (1947), les courants de l’histoire quantitative et de la
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l’enseignement en économie professé à la cliométrie.


faculté de droit est alors un enseignement en La tradition juridique française est ainsi
« économie politique ». Il faut y voir l’ancêtre marquée par le virage manqué du « réalisme
pédagogique du cours d’économie aujourd’hui juridique » présenté notamment par Chris-
dispensé aux étudiants en droit, et dont la tophe Jamin et Mikhaïl Xifaras (3). Alors que
dénomination en 2017 n’a d’ailleurs pas le réalisme juridique considère le droit comme
changé au sein de la plupart des formations indéterminé et constamment à l’écoute des
de licence. préoccupations économiques, sociales et poli-
La progressive autonomisation de l’ensei- tiques d’une société, le droit français se
gnement de l’économie se fit donc par une conçoit comme un objet sacralisé, monoli-
scission entre les filières du droit et celles des thique, pour lequel les apports extérieurs
sciences économiques qui ne s’est pas accom- seraient négligeables. L’analyse économique
pagnée d’une perméabilité des facultés de fournit pourtant des outils de compréhension
droit aux évolutions des sciences écono- du comportement des justiciables sous la
miques. contrainte que représente le cadre juridique
ainsi défini par Douglas North. C’est bien le
La résistance des facultés réalisme juridique anglais qui permet à la
Commission européenne d’adopter une
L’imperméabilité des facultés de droit fran- effects-based approach dans son traitement du
çaises aux transformations des sciences écono- droit économique, une approche cruciale dans
miques pourrait s’expliquer par la crainte de une économie mondialisée et intégrée où la
ne pouvoir répondre aux attentes techniques régulation joue un rôle essentiel dans la dyna-
d’un formalisme accru, mais aussi par une mique de croissance. En Allemagne, c’est l’or-
résistance plus proche d’un dogmatisme qui dolibéralisme qui a tôt cherché à se servir du
voudrait que le droit, a fortiori les juristes, droit comme instrument permettant la réali-
n’aient rien à tirer des enseignements de sation d’objectifs économiques, facilitant l’ac-
l’analyse économique. Pourtant, si « l’écono- cueil de l’économie par le droit dès les années
mie intervient partout où l’homme opère un 1980. Il serait donc caricatural de résumer le
choix rationnel (2) », alors elle doit intervenir débat à une simple opposition entre tradition
dans la conception et l’analyse de la norme,
(3) Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras, « Sur la formation des
(2) Ludwig von Mises, Le Socialisme. Étude économique et socio- juristes en France. Prolégomènes à une enquête », Commentaire,
logique, Éd. M.-Th. Génin, Librairie de Médicis, 1938, p. 143. n° 150, été 2015, p. 385-392.

628
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

civiliste et common law, les deux systèmes l’administration, est composé de fonction-
étant par ailleurs largement engagés dans un naires formés différemment des étudiants en
mouvement de rapprochement. droit, ce serait une gageure que de concevoir
ces milieux isolément. Par ailleurs, la compé-
Un enseignement d’importance titivité des juristes français perdrait à se
fermer aux apports de l’analyse économique
Les précédentes contributions à cette tant ceux-ci sont reconnus à l’international et
rubrique ont apporté l’éclairage d’éminents dans l’enseignement des facultés de droit
juristes qui posent des regards divers sur l’in- étrangères.
térêt pour les étudiants en droit d’une forma- Aussi, la transformation des cursus des
tion en économie. facultés de droit est-elle vouée à « infuser »
Si Christophe Jamin et Mikhaïl Xifaras en plus largement dans la société française.
appellent à un cursus spécialisé en droit de Inculquant aux étudiants en droit les bases du
deux ans, la licence étant consacrée aux raisonnement économique, elle permettra à la
« humanités » incluant le droit et l’économie, doctrine et aux juges de mieux appréhender
Pierre-Olivier Sur voit plutôt dans l’enseigne- le comportement des justiciables afin de

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ment du droit en cinq ans une « perspective concevoir la norme et l’appliquer conformé-
obligée (4) » en vue de l’acquisition des ment aux objectifs poursuivis. Par ricochet
« réflexes » juridiques exigeant notamment s’opérerait une plus grande appréhension de
l’intégration d’une année d’enseignement hors l’économie par les juges administratif et
de France afin de répondre à la demande en constitutionnel, amenés à se prononcer de
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juristes français corrélative à l’importance de plus en plus comme juges de plein contentieux
la place juridique de Paris. Pour Pascal de en matière notamment de régulation écono-
Vareilles-Sommières (5), l’enseignement en mique ou de contentieux fiscal, encourageant
facultés de droit doit se faire en cinq ans car à son tour un comportement analogue de la
il répond au besoin de notre système juridique part des pouvoirs législatif et réglementaire.
de « droit légiféré » que les tribunaux sont en Ce besoin de « qualifications particulières de
charge d’appliquer, et le maniement de l’avocat et du juge » est notamment défendu
« données non juridiques » n’a pas à être par le juge Stephen Breyer de la Cour
enseigné en France, contrairement aux pays suprême des États-Unis. Au total, enseigner
de common law, car le débat est « déjà vidé les fondements de l’analyse économique dans
au stade de l’élaboration de la règle » et les les facultés de droit semble être une des
données utiles aux choix de politiques conditions de la réussite globale d’une
publiques ont déjà fait l’objet d’une prise en réforme visant à faciliter l’anticipation du
compte par les pouvoirs législatifs et régle- comportement des justiciables par la norme,
mentaires. et donc mieux à même de conduire aux résul-
On pourrait leur opposer une littérature tats escomptés.
croissante sur le besoin d’une « norme intel- Entre la proposition d’un cursus de licence
ligente », mieux construite afin d’être plus effi- consacré à la pluridisciplinarité, les « bi-
cace, passant par un rapprochement du droit licences », et un enseignement monolithique
et de l’économie que l’étude annuelle du en cinq ans, pourrait alors émerger une solu-
Conseil d’État « Simplification et qualité du tion de compromis, une forme d’« optimum de
droit » (2016) aborde timidement. L’enseigne- second rang » permettant de distiller un ensei-
ment de la dialectique droit-économie se justi- gnement des fondamentaux de l’économie
fie dès lors par le besoin accru de la prise en dans les facultés de droit dès la première
compte de ses enjeux par le législateur, qui a année de licence.
toujours compté parmi ses élus de nombreux
juristes, ainsi que par le pouvoir réglemen-
taire. Si ce dernier, largement assumé par Quel enseignement dispenser ?
Parler d’« analyse économique » semble à ce
(4) Pierre-Olivier Sur, « Aller plus loin », Commentaire, n° 153, stade plus à propos. Si, comme il a été dit, un
printemps 2016, p. 154.
(5) Pascal de Vareilles-Sommières, « Modernité ou sophisme »,
enseignement en économie existe au sein des
Commentaire, n° 153, printemps 2016, p. 156. facultés de droit, celui-ci se résume dans la

629
SUR LA FORMATION DES JURISTES EN FRANCE. — VII

majorité des cursus à un enseignement des économique dans les facultés de droit fran-
grandes doctrines de l’histoire de la pensée çaises, à raison d’un enseignement par année
économique. Cet enseignement, s’il peut être d’études, à la manière de ce que pratiquent
maintenu dans les cursus futurs, ne correspond les universités du T-14, l’élite juridique améri-
pas à un enseignement de l’analyse économique caine. Aussi, la première année de licence de
tel que défendu ici. L’enjeu véritable pour les droit pourrait faire l’objet d’un enseignement
futurs juristes est une compréhension des outils en « introduction à l’analyse économique »
et méthodes permettant d’analyser le compor- dans lequel seraient dispensés les principes
tement des agents et rationaliser ce dernier, à fondamentaux de la microéconomie, afin
la manière du syllogisme juridique. Un tel notamment de couvrir les notions d’analyse
raisonnement n’est donc pas extérieur mais marginale ou d’équilibre, un enseignement
complémentaire à celui demandé aux juristes. souvent enseigné aux États-Unis sous le titre
À ce titre, les diplômés américains de niveau d’Analytical methods for lawyers. Ces bases
undergraduate dont la discipline principale a été assimilées, la seconde année de licence
l’économie obtiennent de meilleurs résultats dispenserait un enseignement dans les champs
que la plupart des autres disciplines à l’examen disciplinaires de l’analyse économique les plus

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d’entrée en faculté de droit (LSAT). C’est que à même d’être utiles aux juristes, à l’image de
le mode de raisonnement économique n’est pas l’économie comportementale et expérimen-
orthogonal au raisonnement juridique et peut tale. Cass Sunstein de la Harvard Law School
le compléter voire le consolider. a ainsi introduit l’enseignement en Behavioral
Introduire l’analyse économique au sein des Economics, Law and Public Policy dans lequel
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facultés de droit, de la licence au master 2, il développe notamment son concept de


n’exige pas de grands bouleversements. Une « Nudge ». Enfin, la troisième et dernière
poignée d’enseignements suffirait à faire année de licence offrirait l’occasion de clore
infuser les grands principes de la démarche le cursus par un enseignement en « analyse
des économistes chez les apprentis juristes. économique du droit » à proprement parler,
Dans une étude menée aux États-Unis, apportant ainsi des éléments de compréhen-
Whaples et al. (1998) interrogent les membres sion et d’analyse des effets de la norme aux
des éminentes American Economic Associa- étudiants s’embarquant pour des études de
tion et American Law and Economics Asso- master davantage spécialisées. Ce parcours
ciation dans le but de connaître quels sont les offrirait aux licenciés en droit l’esprit critique
fondamentaux de l’analyse économique dont nécessaire à une réflexion sur la qualité de la
bénéficieraient les juristes. Sans réelle norme et ses effets, adoptant ainsi un regard
surprise, ce sont les grands concepts de l’ana- nouveau sur le droit, et ouvrirait ensuite la
lyse microéconomique qui sont plébiscités, voie vers un cursus de master requérant
dont voici les cinq premiers : 1) la notion de davantage d’esprit critique.
coût d’opportunité, 2) les externalités, Cette approche devrait être un dû aux
3) l’analyse marginale, 4) la notion d’équilibre étudiants qui ne se bornent pas à enregistrer
de marché et 5) les concepts d’efficience et l’état du droit.
d’optimalité.
Ce besoin exprimé, il est possible d’envisa- MATHIEU LUINAUD
ger l’introduction progressive de l’analyse

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