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fr - 11/06/2022 14:52 | UNIVERSITE BRETAGNE


OCCIDENTALE

La loi de fonction publique du 2 août 2019 de déformation des


transitions professionnelles
Issu de Revue du droit public - n°1 - page 77
Date de parution : 01/01/2021
Id : RDP2021-1-006
Réf : RDP janv. 2021, p. 77
Auteur :

 Par Antony Taillefait, Professeur de droit public à l'Université d'Angers Directeur du master 2 « 
Management et droit des organisations scolaires (M@DOS) » à l'Université d'Angers

Le langage de la fonction publique est l’objet d’un travail de modelage qui le fait entrer dans une syntaxe
embellissante et antalgique, moins juridique et bien davantage managériale (gouvernance, performance,
efficience, etc.) ou relevant de la psychologie sociale telles les transitions professionnelles1. Ces
transitions y sont conçues comme des passages entre des étapes de la vie professionnelle. Elles scandent
le rythme des carrières. Elles forment un processus d’accompagnement de la socialisation professionnelle
permettant de composer avec les aléas du parcours professionnel, parcours imbriqué avec la vie
personnelle, en sorte que ces transitions sont soit « précarisantes » (licenciement, déclassement, etc.), soit
« stabilisantes » (mobilité ascendante, par exemple). Les normes professionnelles s’abreuvent donc à de
nombreuses sources. Depuis le milieu des années 2000, on assiste à un rapprochement entre des ordres
normatifs jusque-là assez distants.

La loi du 6 août 20192 s’inspire de la psychologie sociale, mais dans une faible mesure seulement. La
faiblesse de sa conception est accentuée par l’absence d’une composition des transitions professionnelles
avec la transition numérique en cours et la transition écologique à mener. Notre modèle de
développement quasi exclusivement arrimé au marché est à reconsidérer3. Cette mutation ne sera pas sans
remaniements de la fonction publique, remaniements dont on doit se demander s’ils pourront s’en tenir au
seul contractualisme.

Peu ou prou, jusqu’en 1945, le fonctionnaire est au service des gouvernements. Après cette date, il est au
service de l’État et de la Nation. Les évolutions actuelles opèrent un retour à la conception du
fonctionnariat dans la main de la hiérarchie administrative et de ses préoccupations de calculabilité au
moment même où le fonctionnaire devrait être au service non plus seulement de la Nation, mais de la
planète. Sur tous ces aspects, non seulement la loi du 6 août 2019 n’est pas une loi de transformation,
mais elle est indigente, engoncée qu’elle est dans le tropisme du calcul d’utilité économique et dans le « 
suivisme » tardif de nos corps politiques face aux choix d’autres pays.

Les passages professionnels sont tout à la fois des procédés et des voies, des méthodes et des moments,
des injonctions et des opportunités, mais leur façonnage contemporain est de nature idéologique et
dogmatique. Cela permet de comprendre que du point de vue du gouvernement et des hauts
fonctionnaires, des passages professionnels sont espérés (I) et d’autres sont imposés (II) afin d’assurer,
presque au sens juridique du terme « assurance », « la préparation des réformes organisationnelles »4.

I. — LES PASSAGES PROFESSIONNELS


ESPÉRÉS
Il n’est pas certain que l’espoir en question soit celui des agents publics, mais plutôt celui des
gouvernements et des hauts fonctionnaires. Un déchiffrement de la loi du 6 août 2019 révèle que ses
initiateurs – ils ne s’en cachent pas, ils le proclament – assument que les transitions professionnelles ne
sont véritablement possibles que dans la mesure où les agents publics ont, grâce à la formation et à la
mobilité (B), fait fructifier et investis dans leur « capital humain » (A). Cette notion, promue par Joseph
Staline en 19355 et théorisée par Gary Becker6 dans les années 1980, est habillée de scientificité, ne
serait-ce que par l’obtention par Becker du prix de la Banque de Suède en économie à la mémoire
d’Alfred Nobel en 1992. Rabattre l’humain (trop humain ?) au niveau d’un matériau, qui plus est
financier, autorise à lui faire produire des dividendes lesquels peuvent devenir liquides.

A. — Faire fructifier le « capital humain »


La fonction publique statutaire a fait du fonctionnaire l’acteur de missions de service public et non un « 
homme de métier »7. Elle l’a protégé ou a essayé de le protéger de ce qui pourrait le détourner de l’intérêt
général conçu comme étranger aux intérêts privés et individuels. Un basculement vers une autre
conception se fait jour peu à peu à partir du milieu des années 2000 et de la diffusion massive de « l’esprit
entrepreneurial » dans la fonction publique. Le législateur de 2019 ne renie pas cette manière de penser la
fonction publique. Tant s’en faut. Il s’en tient à des recettes appliquées dans le secteur privé qu’il mâtine
de quelques préoccupations d’intérêt général. Cela l’amène à retenir l’idée que chaque agent de
l’Administration est un « capital humain » dont quelques investissements lui permettront de prospérer et
de faire fructifier son « entreprise de lui-même ». Le premier de ces investissements est celui du
développement des « compétences ».

Pour les libéraux classiques – les libéraux « à la mode Adam Smith », pour faire vite – la question du
travail est surtout de savoir où et jusqu’où celui-ci se place entre le capital et la production. Ils analysent
des processus. Quel est le prix du travail ? Qu’est-ce qu’il produit ? Quelle valeur ajoute-t-il ?
Les néolibéraux – une nouvelle fois pour aller à l’essentiel – ajoutent une dimension à l’analyse
économique qui est celle de savoir quelle est la rationalité du comportement humain au travail ?
Comment celui qui travaille use-t-il des ressources rares dont il dispose ? Quel est son système de choix ?
Bref quels sont ses calculs d’utilité ? Hayek répond que c’est l’argent quasi exclusivement. Friedman
sous-entend l’existence d’un principe de cupidité ou d’avidité qui orienterait nos vies. Michel Foucault8
en conclut que « L’économie ce n’est donc plus l’analyse de processus, c’est l’analyse d’une activité. Ce
n’est donc plus l’analyse de la logique historique de processus, c’est l’analyse de la rationalité interne, de
la programmation stratégique de l’activité de l’individu. » Gary Becker avance donc que le salaire n’est
pas seulement le prix de vente de la force de travail. C’est un revenu, lequel comme tous les revenus est le
produit ou le rendement d’un capital. La formation tout au long de la vie est un investissement censé
permettre l’accumulation de compétences qui valorise financièrement le « capital humain »9.

Habités par ces règles de type économique et comportemental, les « pèlerins du capital humain » de 2019
ne pouvaient éviter la question de la formation professionnelle. La loi n’est en vérité pas très diserte sur
ce point, mais elle poursuit l’œuvre d’entretien et de développement des « compétences » des agents de
l’Administration. Ceux-ci peuvent épargner des droits à des heures de formation sur leur compte
personnel (statut général, titre Ier, art. 22 quater). Ce compte personnel de formation (CPF) avait été mis
en place auparavant dans la fonction publique par une ordonnance n° 2017-53 du 19 janvier 2017 (statut
général, titre Ier, art. 22 ter et 22 quater). Cependant, ces comptes sont assez peu sollicités par les agents.
C’est la raison pour laquelle deux mesures sont destinées à susciter leur intérêt. La première est modeste
et consiste à rendre obligatoire une information sur ce compte lors de l’entretien professionnel. Ce compte
en effet reste largement méconnu de ses bénéficiaires et est surtout un instrument de formation pour les
demandeurs d’emploi. La seconde est plus ample et consiste à habiliter le gouvernement à procéder par
ordonnances pour restructurer les établissements publics et services qui concourent à la formation des
agents publics et de renforcer la formation des agents les moins qualifiés, des agents souffrant d’un
handicap et ceux des agents publics exposés aux risques d’usure professionnelle.

Le politique et l’économique estiment aujourd’hui qu’ils n’ont pas ou peu de prises sur l’environnement
économique et politique10. Celui-ci ne peut pas ou ne doit pas être changé en sorte qu’il ne reste à nos
sociétés et à ses acteurs économiques et sociaux qu’à s’adapter. Les compétences à accumuler par ce qui
est qualifié de « ressources humaines » sont considérées comme indispensables pour le développement de
la capacité d’adaptation à cet environnement changeant dans ses modalités, mais pétrifié dans ses
fondations idéologiques et dogmatiques11. La notion de « capital humain » ignore les rapports sociaux.
Elle fait de la formation continuée un impératif qui s’impose non seulement aux agents, mais aussi à leurs
employeurs et supérieurs hiérarchiques. Ce dont il se déduit que les crédits d’heures de formation doivent
pouvoir être liquidés quel que soit l’emploi ou le service. Le CPF est donc attaché à l’agent tout au long
de sa carrière. La loi du 6 août 2019 est elle aussi colonisée par les effets de ce raisonnement et de cette
exigence. Elle précise les conditions du transport des droits inscrits dans le compte personnel de
formation lorsque les agents réalisent une mobilité (L. n° 2019-828, art. 58 ; C. trav., art. L. 6326-3
auquel renvoie l’article 22 quater du titre Ier du statut général). Ils sont convertibles en euros pour les
agents qui quittent la fonction publique pour le secteur privé et inversement.

Les notions professionnelles de « compétences » et de « métier », hors de propos dans la fonction


publique statutaire, le sont désormais dans une bonne part de la fonction publique contemporaine. Dans ce
contexte théorique (théologique ?), l’apprentissage par des jeunes de 16 à 25 ans, et peut-être bientôt
jusqu’à 30 ans12, trouve donc une place dans la fonction publique puisqu’il permet l’obtention d’une
qualification professionnelle validée par un diplôme ou un titre à finalité professionnelle. Il se traduit par
la conclusion d’un contrat de droit privé à durée déterminée organisant période d’activité dans
l’Administration et période de formation théorique au sein d’un centre de formation des apprentis (CFA).
Au terme du contrat, ils peuvent se présenter à un concours de la fonction publique. Depuis 2017, le
temps d’apprentissage est pris en compte pour le calcul de la durée de service exigée pour se présenter
aux « troisièmes concours ». Un recrutement direct est prévu sur certains grades des corps et cadres
d’emplois de la catégorie C (statut général, titre III, art. 36). Selon le gouvernement, l’apprentissage n’est
pas assez développé. Les administrations dont le Centre national de la fonction publique territoriale
(CNFPT) devront faire un bilan de la situation afin de permettre la réalisation de l’engagement
gouvernemental de faire croître le recours à ce type de formation initiale des potentiels agents publics.

Le général de Gaulle expliquait le 9 septembre 1965 lors d’une conférence de presse qu’être mobile c’est
« apprendre un métier ». Un ajout plus néolibéral fait de la mobilité une caractéristique personnelle de
l’agent pour la « réalisation de soi ». Celui-ci possède un « capital-mobilité » alimenté par des « 
compétences ». Pour l’agent public professionnalisé, qui est désormais invité à faire valoriser son « 
capital humain », son choix d’investissement ne s’arrête pas à son « tas de compétences ». La mobilité est
un choix d’investissement dans une migration professionnelle.

B. — Assurer la mobilité du « capital humain »


L’impression qui prévaut aujourd’hui est que nous sommes assez largement « prisonniers de la
mobilité »13, et ce dès le plus jeune âge. La loi de refondation de l’école de la République de 2013
dispose que « La mobilité sera également développée pour les élèves […], individuellement et
collectivement, comme pour les enseignants »14. La fonction publique n’échappe pas à ce nouvel
impératif catégorique15.

Le statut de la fonction publique n’a bien entendu jamais ignoré la mobilité professionnelle. Il en a
circonscrit les modalités avec l’organisation des promotions dans la carrière, avec les mises à disposition
pour organiser la position d’activité, avec les positions fonctionnelles alternatives à cette position
d’activité, avec les changements d’affectation. Sur ce dernier point, la loi du 6 août 2019 met mieux dans
les mains de la hiérarchie les mutations de poste demandées par les personnels. L’article 60 du titre II du
statut général est reconfiguré dans la mesure où l’alinéa 1 ne dispose plus que « L’autorité compétente
procède aux mouvements des fonctionnaires après avis des commissions administratives paritaires », mais
seulement elle « procède aux mouvements des personnels dans l’intérêt du service. » Toutefois, cet intérêt
du service doit être concilié avec les demandes formulées par les intéressés et leur situation de famille.
Jusqu’à présent, notamment à l’Éducation nationale, le ministre ne parvient toujours pas à édicter
légalement sa note de service relative aux règles et procédures du mouvement national à gestion
déconcentrée des personnels enseignants du second degré pour la rentrée scolaire conformément à la
loi16. Les lignes directrices pourront peut-être sécuriser ce dispositif17.

Le nec plus ultra de la formation comme de la mobilité des agents publics est selon le législateur de 2019
le passage du secteur public au secteur privé, éventuellement le chemin inverse. Ce passage est de plus en
plus « un passage protégé ». Deux mesures importantes, juridiquement et symboliquement, sont prévues
par la loi de 2019 : l’ouverture à la concurrence de certains emplois de direction et la rupture
conventionnelle du lien de fonction publique.

L’ordonnance du 13 avril 2017 portant diverses mesures intéressant la mobilité des fonctionnaires avait
marqué une « pause » dans le développement de la mobilité externe pour acquérir de l’expérience dans le
privé18. La pause est terminée. La loi de 2019 (art. 16), elle aussi, a pour objet de « favoriser la
fluidification des parcours professionnels entre le secteur privé et le secteur public »19. Elle encourage la
venue de personnels d’encadrement des entreprises. Précisément, pour l’occupation des emplois de
direction dans l’Administration, elle met en concurrence les fonctionnaires en poste avec les salariés des
entreprises. Comme il existe des « managers sportifs » dans les clubs professionnels de football chargés
de repérer et d’« acheter des talents », il pourrait bien exister dans la fonction publique des « managers
sélectionneurs ». Ce recrutement de « talents » se heurte à deux écueils encombrants.

Sur la période 2009-2018, le pouvoir d’achat moyen des agents de l’Administration a progressé de 3 %
tandis que celui dans le secteur privé de 9 %. Corrélativement, la qualification relative des agents des
administrations publiques a baissé, ce qui peut ne pas être sans conséquences sur « l’efficacité des
services publics »20. Cela pourrait signifier que pour attirer les « talents »21, les administrations
devraient réaliser un effort budgétaire, lequel effort va à l’opposé de la réduction de la masse salariale de
la fonction publique que devrait autoriser l’accroissement du recours aux agents contractuels22. Au
passage, il faut observer que le gel du point d’indice de la fonction publique et l’évolution du pouvoir
d’achat ont provoqué un déclassement social des fonctionnaires, singulièrement des enseignants.

Plus près de nous, l’autre écueil tient à ce que ce type de recrutements s’effectue au moyen de contrat par
un choix intuitu personae en sorte que le soupçon de favoritisme n’a pu être totalement évacué. Un décret
du 31 décembre 201923 essaie de le conjurer en introduisant un droit de la mise en concurrence au sein de
la fonction publique et semblant ainsi s’inscrire dans le mouvement général de transparence des contrats
publics. Il n’est pas certain que la sophistication de la procédure ainsi réglementée offre une « 
fluidification privé-public » amenant les collectivités publiques à obtempérer à l’ouverture de la fonction
publique réclamée par la majorité électorale aux affaires. Cela dit, on nous annonce le mariage de
l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle pour transformer le recrutement dans les organisations24.

La rupture conventionnelle du lien de fonction publique figure désormais dans la liste des procédés de
sortie de la fonction publique prévus par le statut général (titre Ier, art. 24 ; titre II, art. 69 relatif à
l’abandon de poste). Elle concerne les agents contractuels de droit public recrutés pour une durée
indéterminée. À titre provisoire pour le moment, cette rupture est aussi envisageable pour radier un
fonctionnaire des cadres de la fonction publique (L. n° 2019-828, art. 72). Pour la première fois, cette
radiation sort de la catégorie et de la théorie des actes administratifs unilatéraux dans la mesure où son
fait générateur est une convention et non plus une décision administrative unilatérale exécutoire. Un
décret lui aussi du 31 décembre 201925 est à peu près conforme au projet présenté au Conseil commun de
la fonction publique dont les membres avaient pourtant déposé 240 amendements lors de sa séance du
22 novembre 2019. Son régime de droit public ne prévoit pas de procédure d’homologation de cette
forme de cessation définitive des fonctions ou de fin de contrat. Une indemnité spécifique est prévue
comme un délai de rétractation après la signature. Procédés exclus par le statut auparavant, désormais
l’agent public peut renoncer par transaction à exercer un recours pour excès de pouvoir contre une mesure
individuelle défavorable26, il peut aussi renoncer au statut de la fonction publique par voie de convention.
Par où une voie est ouverte pour autoriser les agents publics à renoncer par avance aux dispositions
d’ordre public instituées en leur faveur. Par où aussi l’on retrouve les clauses autorisant le chef
d’entreprise, par avance donc, à déroger ou à ignorer certaines stipulations prévues de contrats d’emploi
de droit privé.
II. — LES PASSAGES PROFESSIONNELS
IMPOSÉS
L’idéologie mobilitaire installe l’idée que les mobilités peuvent à tout moment toucher les agents publics.
Les mots de « réorganisation » (11 items), de « restructurations » (4 items), « reconversion » (2 items),
etc. employés par la loi en sont une manifestation parmi d’autres. Saturées par ce vocabulaire, toutes ces
refontes de structures administratives prévoient que les agents publics concernés soient mutés ou
qu’injonction leur soit faite de choisir de rester dans la fonction publique ou de la quitter. À tout le moins,
ces passages professionnels sont puissamment incités.

A. — « Marché interne »
En droit du travail comme en droit de la fonction publique, le contrat de recrutement est conclu entre deux
partenaires dont l’un, le salarié ou l’agent public, est dans une situation défavorisée et défavorable. Il faut
donc le protéger et limiter sa précarité. La théorie managériale de l’agence, théorie dite des « marchés
internes », renverse les choses. Le régime de la relation principal-agent doit protéger le « principal » de la
déloyauté de l’agent et de ses calculs d’utilité divergents. La relation d’agence organise les transactions
entre deux individus qui ne sont pas dans une situation symétrique pour en établir les modalités. « L’un,
appelé “principal” (le mandant en français), a tout le pouvoir pour les définir tandis que l’autre, l’agent
(mandaté), ne peut qu’accepter ou refuser. »27 Cela veut dire que le dirigeant de l’entreprise doit protéger
l’intérêt de l’actionnaire et que l’employeur public doit protéger les finances publiques. « Prises dans
l’étau budgétaire, explique une DRH de collectivité territoriale28, des collectivités suppriment des
emplois et restreignent les embauches pour maîtriser la masse salariale. Or, la mobilité interne permet
également de tendre vers cet objectif économique. »

La théorie de l’agence fait souche dans la fonction publique. Le gouvernement et les hauts fonctionnaires,
dans ce cadre conceptuel d’origine néolibérale, vont chercher dans la flexibilisation de la masse salariale
un moyen d’accroître les économies tout en faisant régner la discipline. De la sorte, la mutation d’office
dans l’intérêt du service prend de nouvelles formes.

La restructuration détruit des emplois. Elle est définie par l’Administration, qui en précise le périmètre et
la temporalité dans des conditions qui seront fixées par un décret (L. n° 2019-828, art. 75 ; statut général,
titre II, art. 62 bis). Plusieurs dispositifs sont créés pour accompagner le fonctionnaire dont l’emploi est
supprimé vers une nouvelle affectation correspondant à son grade ou vers un autre corps ou cadre
d’emplois de niveau au moins équivalent. Les restructurations pouvant être de grande ampleur, la loi
prévoit que tels dispositifs peuvent être mis en œuvre en vue d’accompagner collectivement les membres
d’un corps de fonctionnaires, dans des conditions prévues par un décret.

Les fonctionnaires évincés de leur poste doivent construire un « projet professionnel ». Dans ce but, et
après consultation du comité social, ils bénéficient d’un « accompagnement personnalisé » pour son
élaboration et sa mise en œuvre et un accès prioritaire à des actions de formations. S’ils le demandent et si
l’employeur l’accepte, ils pourront obtenir un « congé de transition professionnelle », d’un an, leur
permettant « de suivre les actions de formation longue nécessaires à l’exercice d’un nouveau métier »
auprès de tous types d’employeurs publics. C’est assez dire que cette formulation juridique flirte avec
celle, managériale cette fois, du « up or out ».

B. — Mouvements extérieurs
Les idées de « fonctionnaire de métier » et de « profession » ont été assez incongrues dans la fonction
publique de carrière. Désormais, l’adaptabilité professionnelle dont il vient d’être question est une
manière d’exercer ou de changer de « métier » et de préparer à son exercice. Puisqu’il s’agit d’acquérir
des compétences propres à « exercer un métier », les recrutements par concours, plutôt tournés vers
l’appréciation de la culture générale des candidats, sont transformés et professionnalisés. Le recrutement
par contrat lui aussi autorise la sélection en fonction des compétences techniques acquises.
Cela explique aussi le choix opéré par le législateur en 201929 d’imposer une formation au management
pour les personnels de direction. Le management se révèle une science de l’ingénieur appliquée aux
organisations, une science du comportement humain qui marie gestion et psychologie. Le management de
l’organisation passe aussi par le management de soi pour l’organisation. Dans l’analyse économique
dominante, écrit Louis Dumont30, l’individu n’agit pas. Il se comporte. Plus sévère, Cornélius
Castoriadis31 montre que la manipulation « traite les hommes comme des choses à partir de leurs
propriétés et de leurs relations supposées connues ».

L’usage plus abondant du terme « métier » dans la fonction publique et dans son droit a quelque chose de
paradoxal. Les compétences que l’on pense liées au métier exercé ne sont pas toujours celles que l’on
croit. La recherche de « potentiels agiles » rend moins nécessaire de conserver des « sachants rigides »,
ceux dont l’expérience accumulée dans le service est souvent un obstacle à la « volonté bougiste » de la
hiérarchie. Cela révèle mon sens une transformation à bien des égards contradictoire, ou pire une
manipulation. Le « métier », à mesure qu’il se généralise dans la fonction publique, voit sa substance se
modifier assez profondément. Il est un agrégat de « compétences » techniques qui façonne une culture
professionnelle qui rassemble des savoirs partiels spécialisés, sans racines ni valeurs dans les rapports
quotidiens. Il ne peut donc y avoir un attachement au service administratif, à un service public particulier.
L’avidité qui nous animerait s’épuiserait seulement dans une rétribution et des avantages maximaux,
sortes d’éléments indifférenciés d’un processus collectif. Nous sommes donc à bonne distance de cette
formule d’André Gorz32, que je reprends à mon compte : « Travailler n’est pas produire seulement des
richesses économiques, c’est toujours aussi une manière de se produire. »

C’est à l’occasion de la mise au point des procédés de mouvements des personnels vers l’extérieur de la
fonction publique que la loi use du mot « métier » et de sa conception instrumentale.

La « fluidification » entre le public et le privé dont il a été déjà question est favorisée « également dans le
cadre des plans de départs volontaires »33. Elle devient une ardente motivation pour les employeurs
publics en quête de restructuration de leurs administrations. Les dispositifs créés pour accompagner le
fonctionnaire dont l’emploi est supprimé seront aussi utilisés pour l’inciter à aller vers un emploi dans le
secteur privé. L’assistance personnalisée au projet professionnel et le « congé de transition
professionnelle » peuvent aussi permettre de suivre les actions de formation longue nécessaires à
l’exercice d’un nouveau métier auprès d’un employeur du secteur privé. Le régime de la démission est en
partie amendé pour « fluidifier les restructurations ». L’Administration peut se livrer à un marchandage et
proposer d’accepter la démission de l’agent moyennant une indemnité de départ volontaire. Bien que
n’étant pas privé d’emploi contre son gré, le démissionnaire a droit à l’allocation pour perte d’emploi (C.
trav., art. L. 5421-1). En vue de sa reconversion professionnelle, il est aussi prévu que le fonctionnaire
évincé de son poste pour cause de restructuration, puisse obtenir une mise à disposition pendant un an
auprès d’un organisme ou d’une entreprise exerçant dans le secteur concurrentiel dans le cadre du droit
privé. Sans autre précision, un procédé assez autoritaire de « mutation d’office » est envisagé en cas de
transfert d’une activité publique employant des fonctionnaires réalisé par une personne morale de droit
public pour une personne morale de droit privé ou de droit public gérant un service public industriel ou
commercial. Les fonctionnaires concernés sont détachés d’office.

***

Les intitulés des titres de la loi de 2019 expriment bien la conviction du gouvernement de faire « comme
si » l’administration publique était une organisation comme une autre ; organisation qui n’aurait pas de
problèmes originaux et collectifs à régler. Les notions de capital et de marché qui structurent sa
représentation de la fonction publique symbolisent assez bien les conceptions économiques et sociales du
XIXe et du XXe siècle. Elles représentent en quelque façon dans la fonction publique une coexistence
plus ou moins honteuse du statut et du contrat. Or, numérique et écologique se conjuguent au XXIe siècle
pour nous amener à nous déprendre de ces vieux modes de raisonnements34. Une loi de fonction publique
se fait attendre qui préciserait pourquoi, et pas seulement comment, fonction publique et service public
peuvent être transformés : réparer la panne eschatologique en définitive.

1 –
(1) Olry-Louis I., Vonthron A.-M., Vayre E. et Soidet I., Les transitions professionnelles. Nouvelles
problématiques psychosociales, 2017, Dunod.

2 –

(2) Giraudet C., « La fonction publique après la loi du 6 août 2019. Une métamorphose en quête de
sens », RDT 2019, p. 628. Cf. notre étude « Transformer n’est pas bifurquer : à propos de la “loi
Dussopt” », AJFP 2019, p. 314.

3 –

(3) Foucault M., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), 2004, EHESS-
Gallimard-Seuil, « Leçon du 14 mars 1979 », p. 229. Il ajoute que « Ce n’est pas une conception de la
force de travail, c’est une conception du capital compétence qui reçoit, en fonction de variables diverses,
un certain revenu qui est un salaire, un revenu-salaire, de sorte que c’est le travailleur lui-même qui
apparaît comme étant pour lui-même une sorte d’entreprise » (p. 231).

4 –

(4) Étude d’impact relative au projet de loi de transformation de la fonction publique, 27 mars 2019,
p. 40. Cf. notre étude « La fonction publique est-elle menacée ? », in École normale supérieure de
Rennes, « La réforme », colloque 15 sept. 2017, Revue générale du droit on line 2019, n° 42120.

5 –

(5) Staline J., L’Homme, le capital le plus précieux, discours du 4 mai 1935, 1945, Éd. sociales.

6 –

(6) Becker S. G., Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis, 1964, New York, Columbia
University Press for the National Bureau of Economic Research. Cf. notre étude « Fonction publique
française : l’éloignement du système de la carrière », in Haquet A. et Camguilhem B. (dir.), L’avenir du
statut de la fonction publique, colloque du 20 octobre 2017, 2019, Éd. de l’Institut universitaire Varenne,
p. 45.

7 –

(7) Cf. notre étude « Le statut de la fonction publique : protection ou immobilisme ? », in « Existe-t-il une
politique des ressources humaines à l’Éducation nationale ? », 41e colloque des 22-24 mars 2019 à Rouen
de l’Association française des administrateurs de l’Éducation (AFAE), Administration & Éducation 2020,
Administration & Éducation n° 123, 2019, p. 149.

8 –

(8) Foucault M., Naissance de la biopolitique. op. cit., p. 229.

9 –

(9) « Si, comme la théorie du capital humain en pose l’hypothèse, la productivité d’un individu dépend en
partie de ses capacités héritées à la naissance et en partie (plus importante) de ses capacités acquises par
voie d’investissements, son niveau de salaire à chaque période de sa vie variera directement avec le
montant du stock de capital humain dont il dispose à ce moment », Riboud M. et Hernandez Iglesias F., « 
La théorie du capital humain : un retour aux classiques », in Rosa J.-J. et Aftalion F. (dir.), L’économique
retrouvé. Vieilles critiques et nouvelles analyses, 1977, Economica, p. 235.

10 –
(10) En particulier, les programmes électoraux envisagent peu ou pas de réduire la compétition globale
d’attraction des capitaux.

11 –

(11) Barbara Stiegler (« Il faut s’adapter » Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, « nrf essais »
2019) montre dans son livre le biologisme du néolibéralisme lequel a transposé dans le champ
économique et social quelques interprétations – erronées d’ailleurs – des recherches de Charles Darwin.

12 –

(12) L. n° 2018-771, 5 sept. 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

13 –

(13) V. Borja S., Courty G. et Ramadier T., « Prisonniers de la mobilité. Aux sources d’une idée reçue »,
Le Monde diplomatique janv. 2015, p. 3 et 4.

14 –

(14) L. n° 2013-595, 8 juill. 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la


République, ann. II.

15 –

(15) Cf. notre étude « Mobilité professionnelle et fonction publique », JCP A 2013, n° 2216.

16 –

(16) Une décision du Conseil d’État (CE, 4 oct. 2019, n° 416648) à propos de la note de service n° 2017-
167 du 6 novembre 2017 pour la rentrée 2018, réitère celle déjà adoptée (CE, 16 oct. 2017, n° 406723) à
propos de la note de service n° 2016-167 du 9 novembre 2016 au sujet des demandes de mutation pour la
rentrée de septembre 2017.

17 –

(17) Nous renvoyons à la communication de François-Xavier Fort sur ce point.

18 –

(18) Cf. notre étude « La mobilité externe des fonctionnaires : la circulation des personnels entre le
secteur public et le secteur privé », AJDA 2018, n° 10, p. 559.

19 –

(19) Étude d’impact relative au projet de loi de transformation de la fonction publique, 27 mars 2019,
p. 90.

20 –

(20) Sampognaro R., « Le fonction publique sous pression budgétaire », Dr. soc. déc. 1019, n° 12,
p. 1029.

21 –

(21) V. Pierre-Michel Menger, sociologue du travail, professeur au Collège de France, Le talent en débat,
2018, PUF.

22 –

(22) Les agents contractuels des administrations publiques sont moins rémunérés que les fonctionnaires,
plus jeunes et autorisent une rotation plus grande des effectifs (mis à l’écart des plus âgés et « effet de
noria ») : Rapport sur l’état de la fonction publique, jaune budgétaire annexé au projet de loi de finances
pour 2020.

23 –

(23) D. n° 2019-1594, 31 déc. 2019 relatif aux emplois de direction de l’État, art. 7 : « Lors de l’examen
préalable, chaque candidature est appréciée, dans le respect du principe d’égal accès aux emplois publics,
au regard des qualifications, des compétences, des aptitudes, de l’expérience professionnelle du candidat
et de sa capacité à exercer les missions dévolues à l’emploi à pourvoir. »

24 –

(24) Tomas Chamorro-Premuzic, responsable scientifique des talents chez ManpowerGroup, professeur
de psychologie des affaires à l’University College London (UCL), Comment la technologie va
révolutionner les entretiens d’embauche, hebdo L’Opinion 9 janvier 2020.

25 –

(25) D. n° 2019-1593, 31 déc. 2019 relatif à la procédure de rupture conventionnelle dans la fonction
publique.

26 –

(26) CE, 5 juin 2019, n° 412732, Centre hospitalier de Sedan : AJDA 2019, n° 21, p. 1193 ; Dr. adm.
2019, n° 43, note Lebon A. ; AJCT oct. 2019, p. 769, obs. Le Chatelier G. A contrario : CAA Nancy,
23 mai 2017, n° 15NC01590, Centre hospitalier de Sedan : AJDA 2018, n° 1, p. 40, chron. Favret J.-M. ;
AJFP 2017, p. 350 – Alhama F., « Transaction et renonciation à l’exercice du recours pour excès de
pouvoir », RFDA 2017, p. 503 ; id., « La renonciation au recours pour excès de pouvoir par voie de
transaction », AJDA 2019, n° 39, p. 2282.

27 –

(27) Valentin J., « Théorie de l’agence et ressources humaines », in Encyclopédie des ressources


humaines, 3e éd., 2012, Vuibert p. 1535.

28 –

(28) Gaz. cnes 22 janv. 2018, p. 22.

29 –

(29) L. n° 2019-828, 6 août 2019, art. 64 ; statut général, titre Ier, art. 22.

30 –

(30) Dumont L., Homo hierarchicus. Essais sur le système des castes, 1966, Gallimard, t. 1, p. 19.

31 –

(31) Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, 1975, Seuil, Points Essais, p. 115.
32 –

(32) Gorz A., Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, 1988, Folio Essais, p. 134.

33 –

(33) Étude d’impact, op. cit., p. 266.

34 –

(34) Cf. notre étude « Le système de la fonction publique française en perspective après la loi du 6 août
2019 », in Mekhantar J., Les fonctions publiques en Europe. Existe-t-il une exception française ?, 2020,
MA Éd.-ESKA, à paraître.

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