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Cartographie : © Éditions Tallandier/Légendes cartographie, 2019

© Éditions Tallandier, 2019


48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris
www.tallandier.com
EAN : 979-10-210-2143-3
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Introduction
Les trois grandes civilisations méditerranéennes,
Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des
groupements de sous-civilisations, des
juxtapositions de maisons autonomes, encore que
liées par un destin commun. En Afrique du Nord,
pas de maison plus nettement délimitée que le vieux
pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des
Arabes, l’actuelle Tunisie.
Fernand Braudel,
La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II.
La Tunisie de toute éternité, depuis les commencements de
l’histoire ? On pourrait dresser un florilège de citations proches de celle
de Braudel, affirmant l’existence presque immémoriale d’une
personnalité propre à ce petit territoire posé à l’extrémité nord-est de
l’immense continent africain, et baigné par la Méditerranée. Il serait le
produit d’une alchimie qui lui aurait donné une singularité à nulle
autre pareille dans sa région : une géographie particulière, une large
ouverture sur une mer emblématique, des ressources modestes sans
être négligeables, une urbanité inscrite sur son sol depuis des
millénaires, un mélange inédit de populations et de cultures,
l’existence multiséculaire d’un État, voilà ce qui aurait contribué à
donner à ce vieux pays sa configuration particulière. Au seuil d’en
écrire l’histoire sur la longue durée, il conviendra de confirmer, ou pas,
la véracité de ce constat. Avalisera-t-on le récit canonique fondé sur le
postulat de l’existence d’une Tunisie trois fois millénaire, installée
depuis Carthage dans des frontières à peu près immuables et ayant
opéré une heureuse synthèse des apports successifs des peuples et
civilisations qui se sont succédé sur son territoire ? Ou déconstruira-t-
on ce qui relève du roman national, construction au demeurant
ordinaire dans tout processus de fabrication d’une nation ?
L’exploration de son passé nous fera comprendre comment la Tunisie
s’est édifiée et selon quelles modalités, en suivant quels processus
historiques, au gré de quels aléas, les habitants de ce morceau de terre
ancré au sud dans le désert saharien et, au nord-est, à portée de radeau
des côtes européennes, se sont progressivement senti appartenir à une
même nation.
Le présupposé de l’existence d’une Tunisie trimillénaire
s’accompagne de l’idée d’une « exception » tunisienne, laquelle
s’entend par rapport à son voisinage qui ni au sud ni à l’ouest n’a
connu la même trajectoire. Quelques arguments de poids viennent
1
étayer une affirmation qui, depuis la « révolution » de 2011, a pris
valeur de mantra. La géographie en est constitutive, mais pas
seulement. Contrairement à leurs voisins occidentaux, les Tunisiens
s’expriment entre eux depuis des siècles dans une seule langue,
2
l’arabe . De même, à l’inverse d’un Orient où ils ont puisé bien des
traits de leur caractère collectif, ils appartiennent dans leur quasi-
totalité à une seule religion, l’islam, et à pratiquement une seule de ses
versions, le sunnisme malékite. Quant aux frontières de l’espace
tunisien, elles ont connu au cours de l’histoire quelques déplacements
sans pour autant le reconfigurer radicalement.
Voilà qui apporte de l’eau au moulin de l’ancienneté tunisienne, de
même qu’à celui de son avance en matière de modernisation. Cette
dernière a en effet connu ses premiers moments dans le cadre d’un État
e
territorial aux limites à peu près stables qui fut tôt dans le XIX siècle
l’initiateur de réformes radicales. Hésitante, contradictoire comme on
le verra, cette modernité tunisienne n’en constitue pas moins un des
axes de l’argumentaire selon lequel, au-delà de toutes les
appartenances transnationales de nature religieuse ou culturelle, il
existerait bien une « tunisianité », ce quelque chose que les Tunisiens
ont en propre, n’ayant cessé au cours des âges de le cultiver.
L’entreprise de construction d’une démocratie entamée en 2011, qui
pour l’heure n’a pas d’équivalent dans le reste du monde arabe, serait
la dernière en date des manifestations de cette exception. Force est en
e
effet de constater que les réformes du XIX siècle comme celles
conduites dans les premières années de l’indépendance – concernant le
statut des femmes notamment – ont été régionalement isolées, aucun
autre État arabe ne s’étant engouffré dans la brèche ouverte par la
Tunisie.
Il n’est cependant pas sûr que cela suffise à faire une exception si
l’on observe la réalité sous d’autres angles. D’ailleurs, un argumentaire
presque inverse parcourt la relation historique, celui de l’existence de
deux Tunisies qui depuis toujours se tournent le dos et se sont plus
d’une fois combattues. Le long littoral, ponctué de cités aux fondations
millénaires et de villages dont les habitants ont toujours vécu de façon
sédentaire, appartient de plain-pied à l’aire méditerranéenne dont il
réunit toutes les caractéristiques. De vieille civilisation urbaine,
étroitement intégrée aux réseaux d’échanges internationaux et partie
prenante des rivalités entre puissances qui ont rythmé l’histoire de la
Méditerranée, abritant depuis la plus haute Antiquité des populations
venues de ses différents rivages, cultivant un cosmopolitisme qui a
marqué leurs modes de vie, voilà comment se présente cette bande
côtière que tout semble opposer à son arrière-pays. Le Sud intérieur, le
Centre et l’Ouest, rudes terres de déserts et de steppes, appartiennent,
eux, à une autre planète culturelle, celle des tribus, du nomadisme ou
de la transhumance, des solidarités claniques. Leurs populations
paraissent rétives aux influences venues du large et défendent des
modes de vie aux antipodes de ceux des villes blanches qui regardent
la mer. Du moins, c’est ainsi que toute une historiographie et une
anthropologie les présentent, même si leurs particularismes sont
attribués à des facteurs différents selon les auteurs et les périodes. La
petitesse et la platitude de la Tunisie font toutefois que la région la
plus intérieure n’est jamais bien loin de la mer et que l’interpénétration
de ces deux mondes est plus grande que certains ont pu le dire. Et ces
deux Tunisies, à supposer qu’elles soient si distinctes l’une de l’autre,
auraient laissé, selon d’autres, la place à une nation unifiée par la
colonisation d’abord, puis par le mouvement nationaliste et, enfin, par
l’État jacobin mis en place au lendemain de l’indépendance. Après la
révolution de 2011, la résurgence de tendances centrifuges venant des
régions intérieures, d’où sont toujours parties toutes les révoltes contre
l’État central, laisse cependant penser que ce dernier ne serait pas
parvenu à éteindre les vieilles traditions de dissidence du monde tribal.
Le débat, en tout cas, n’est pas clos.
Bien des questions se posent donc dès lors qu’on entreprend
d’écrire une histoire de la Tunisie. Avant de l’entamer, il convient
d’aborder deux champs que tout travail historique est mis en demeure
de labourer, celui de l’historiographie et celui de la périodisation.
LES HÉRITAGES DE L’HISTORIOGRAPHIE
Si le récit historique prétend à la vertu explicative, alors le Maghreb
3
y entre résolument avec Ibn Khaldoun . C’est lui qui a théorisé au
e
XIV siècle le clivage entre nomades arabo-berbères des steppes et
sédentaires des villes et des campagnes littorales, resté largement
opératoire aux yeux de nombreux chercheurs. Après lui, il faut
e
attendre au moins la fin du XVII siècle pour qu’à nouveau la Tunisie
produise des historiens s’attachant à comprendre leur monde et ses
4 e
évolutions . Au XIX siècle, le contact des élites tunisiennes avec les
idées de la modernité a produit une génération de penseurs, à la fois
historiens et politiques, dont l’influence fut un temps déterminante
avant d’être laminée par la colonisation. L’historiographie tunisienne se
les réapproprie désormais, retissant des liens avec un passé savant que
le fait colonial avait recouvert.
Dès que les prétentions de la France sur la Régence se sont
affirmées, la Tunisie a passionnément intéressé les historiens
hexagonaux dont la majorité ont été des intellectuels organiques de
l’entreprise coloniale. Leur récit est avant tout un discours de
légitimation de l’occupation française mais, au-delà de cet objectif
politique, il est aussi le produit d’une tradition savante dont l’historien
d’aujourd’hui est en partie l’héritier. Si cette production considérable
mérite d’être rapidement examinée, c’est que certaines de ses
assertions continuent de façonner le regard que portent nombre de
Français sur leurs anciennes possessions et, plus loin, sur ce monde
fantasmé qu’ils appellent l’Orient. La longue hégémonie académique
des historiens coloniaux a également fabriqué des moules dans lesquels
se sont coulés leurs successeurs, notamment en matière de découpage
chronologique. Puisque la recherche leur a ôté toute valeur, il n’est pas
utile de s’attarder sur les mythes colportés par l’anthropologie raciale
qui fut un précieux auxiliaire de l’idéologie de la domination, comme
celui des origines européennes des Berbères, les occupants puniques
puis les envahisseurs arabes étant pour leur part renvoyés à leur
appartenance à l’aire sémite, donc frappés d’infériorité. La « question
sémite », si l’on nous permet d’appeler ainsi un faisceau de rhétoriques
qui s’entrecroisent, dépasse d’ailleurs largement l’historiographie
coloniale dans laquelle elle est enracinée.
L’obsession du clivage Orient/Occident parcourt en effet toute la
production historique de ce dernier, et s’est exprimée jusqu’à une
période récente sur la base d’une hiérarchisation des civilisations du
monde méditerranéen. Pour la Tunisie, le récit colonial postule une
césure nette entre la Carthage punique et l’Africa romaine. La
première, appartenant à l’aire sémite, aurait été de ce fait incapable de
produire de la civilisation, au contraire de la seconde qui y serait
pleinement intégrée de par sa romanité. Il aura fallu attendre une
production historique plus récente et venant d’autres horizons pour
restituer sur la durée les caractères d’une des grandes civilisations du
monde antique, aussi célèbre que méconnue. Si ce biais de
l’historiographie coloniale nous paraît important, c’est qu’au-delà de
Carthage il conditionne toute la lecture du passé de l’Africa-Ifriqiya-
Tunisie. Sa longue histoire serait en effet rythmée par un tropisme
contradictoire l’ayant fait pencher alternativement vers l’Orient et vers
l’Occident. Les périodes « orientales » seraient, dans cette oscillation,
synonymes de retour en arrière ou au mieux de stagnation, tandis que
l’influence européenne marquerait les phases de progrès de ce pays,
dont le moment colonial constituerait l’acmé. Bien des discours actuels
tendent à montrer que l’on ne s’est pas vraiment affranchi de cette
thèse du balancement entre Orient et Occident qui recoupe celle de
l’affrontement entre tradition et modernité et qui imprègne si
profondément l’histoire du Maghreb. C’est dans un tel contexte que
l’exaltation coloniale de la latinité, au demeurant bien réelle, de ce
morceau d’Afrique devenu la Tunisie, et de l’ampleur de sa
christianisation, a alimenté la thèse de la légitimité du retour en terre
africaine. Après tout, au terme d’une longue « parenthèse » faite de
« siècles obscurs » dominés tour à tour ou conjointement par l’anarchie
berbère et le despotisme oriental, les Français, héritiers de Rome,
revenaient chez eux.
L’histoire a donc longtemps été écrite par les vainqueurs. Mais les
vaincus d’hier ont entrepris depuis plus d’un demi-siècle de l’écrire eux
aussi, ou de la réécrire. Ces nouvelles lectures se sont souvent voulues
des réponses aux fabrications coloniales ou orientalistes, avant que les
historiens appartenant aux générations plus récentes ne commencent à
se libérer du poids de récits antagoniques. Plusieurs courants se
côtoient dans la riche historiographie tunisienne qui a pris son essor
dès les lendemains de l’indépendance. Nous qualifierons le premier de
« bourguibien » tant le premier chef de l’État s’en est servi pour arrimer
au roman national la notion de tunisianité. Il a en effet convoqué trois
mille ans d’histoire, à la fois pour affirmer l’ancienneté de l’objet
Tunisie et pour la poser en égale d’une Europe encore drapée dans la
certitude de sa supériorité culturelle. De glorieux ancêtres ont été
enrôlés pour ce faire, d’Hannibal à Jugurtha. On pourrait citer nombre
d’auteurs dans la veine de cette utilisation de l’histoire. La question de
la profondeur historique de la Tunisie s’impose d’autant plus à l’analyse
qu’elle ne se résume pas à une controverse entre historiens. Elle est
aussi une ligne de clivage politique qui a ressurgi avec une étonnante
vigueur après 2011. Lors des discussions à l’Assemblée constituante
élue en octobre 2011 et chargée de rédiger une nouvelle constitution,
nombre d’élus et de juristes ont rappelé l’existence de la constitution de
la Carthage punique pour s’en instituer les héritiers.
Car une autre tendance historiographique s’attache, à l’inverse, à
valoriser le seul legs arabo-musulman en rejetant dans l’ombre toute
l’époque antérieure à l’arrivée des Arabes en terre maghrébine et à
minimiser les influences étrangères à l’arabité et à l’islam, qui auraient
façonné seuls l’actuelle personnalité tunisienne. S’il convient de
relativiser la thèse de l’existence d’une Tunisie telle qu’en elle-même de
toute éternité ou presque, il est tout autant nécessaire de s’interroger
sur les présupposés qui président à des lectures partielles ou tronquées
de son histoire. Révérence au sacré musulman et imprégnation de
l’idéologie nationaliste arabe se croisent ici pour aboutir à des thèses
qui, prenant le contre-pied des discours coloniaux, peuvent parfois en
1
devenir l’involontaire miroir. Ainsi, quand Émile-Félix Gautier affirme
que la Carthage punique est à rejeter dans les ténèbres de la proto-
histoire, l’Afrique du Nord n’entrant véritablement dans l’histoire
qu’avec Rome, l’historien Hichem Djaït proclame quant à lui que la
conquête arabe signe « la naissance du Maghreb à l’histoire et à la
2
civilisation ». Ainsi, s’il existe bien depuis l’indépendance un récit
national, il est composé de voix diverses, divergentes parfois, qui en
racontent des versions concurrentes, tour à tour utilisées par les
maîtres du moment. Les dirigeants de chaque période de la Tunisie
indépendante ont ainsi retouché la photo selon leurs intérêts, faisant
disparaître ou limitant le rôle de certains personnages, en hissant
d’autres à la première place au gré de leur idée de la nation ou de leur
propre inscription dans l’histoire.
Pour lire les historiens de la première génération d’après
l’indépendance, il faut enfin se souvenir que la volonté de faire justice
des mensonges coloniaux les a parfois fait tomber dans le piège d’une
histoire que l’on peut qualifier de réactive et que cette posture a
souvent structuré leurs travaux. Dans ces cas, il arrive que l’expérience
du passé récent construise la lecture du passé lointain, l’investissant
d’un sens dont le fait lui-même est en général dépourvu. Des moments
historiques dotés de leurs logiques propres peuvent de cette manière
être transformés en annonces d’une suite autrement plus tardive et,
parfois, en première blessure du colonisé. Toute entreprise venant du
nord de la Méditerranée, même la plus ancienne, annoncerait ainsi le
moment colonial, et l’esprit de résistance animerait par conséquent
toute bataille contre des forces étrangères s’étant déroulée sur le sol de
l’actuelle Tunisie. En revanche, et par d’étranges torsions de la
temporalité, les occupations, arabes en l’occurrence, de terres
européennes feraient figure de revanche avant l’heure sur l’épisode
colonial. Vérité ici, mensonge là-bas, le « d’où l’on parle » écrit aussi
l’histoire. Nous essaierons, pour notre part, d’en restaurer autant que
faire se peut la cohérence contextuelle.
C’est d’ailleurs ce que s’attachent à faire une grande partie des
historiens contemporains qui ont abordé depuis quelques années des
thèmes longtemps considérés comme secondaires. En posant la
question du qu’est-ce qu’être tunisien, en explorant la palette la plus
large possible des sources, ils ont ouvert la discipline à une réelle prise
en compte du rôle de la complexité dans la formation des
appartenances. De même, la nature et le rythme de l’islamisation ou les
rémanences du passé antérieur sont étudiés de façon plus apaisée.
Faire réapparaître une à une toutes les couches de l’épais palimpseste
qui constitue l’histoire de la Tunisie, voilà la tâche que beaucoup
3
d’entre eux semblent s’être assignée , comme si le nécessaire travail de
décolonisation de l’histoire était enfin achevé, dégageant de nouveaux
espaces de recherche et de réflexion.
DES CHRONOLOGIES DISCUTÉES
Dans cette pluralité d’approches, quelles sont les dates, les
moments qui structurent l’histoire ou, plutôt, la lecture du passé ? La
périodisation classique de l’histoire de la Tunisie, et plus largement du
Maghreb, reprend en les aménageant à la marge les cadres de l’histoire
européenne. Ce découpage en quatre grandes périodes – Antiquité,
Moyen Âge, époque moderne et période contemporaine – s’ajuste au
contexte local en ayant recours au remplacement de certaines coupures
propres à l’Europe par des césures plus en rapport avec l’histoire de
e
l’Afrique du Nord. Ainsi, la conquête arabe du VII siècle se substitue
e
dans cette adaptation aux invasions barbares du V siècle européen, et
e
l’occupation turque du XVI siècle remplace le moment de la
Renaissance. Pour être hégémonique, le tempo européen est-il
exportable au Maghreb ? Certains l’ont remis en question, estimant
qu’il y aurait un temps propre à ce dernier, un temps interne si l’on
peut dire grâce auquel, entre autres, la donnée berbère retrouverait la
dimension et la continuité dont l’histoire écrite par « les autres » l’a
constamment privée.
Reprenant sous une autre forme la thèse du balancement entre
Orient et Occident, l’historiographie coloniale a privilégié une
périodisation par mouvements contraires, recoupant le découpage
traditionnel. Dans l’Antiquité, la Tunisie aurait été uniment façonnée
par les influences, les populations, les conquêtes venant de la mer, de
Carthage à Byzance en passant par Rome et les Vandales. Ce qu’on
appelle le Moyen Âge maghrébin aurait en revanche été construit par
des mouvements allant des régions intérieures – steppes berbères et
e
Sahara – vers la Méditerranée. À partir du XVI siècle de nouveau, et
jusqu’à l’époque contemporaine, les peuples venus de la mer
recommencent à jouer un rôle prépondérant : Espagnols, Ottomans,
Français enfin jusqu’à l’indépendance. Dans son entreprise de
décolonisation de la chronologie, l’historien marocain Abdallah Laroui
4
propose pour sa part un autre découpage . À un Maghreb dominé
e
jusqu’au VIII siècle et qui n’a été vu que par les yeux des conquérants
e
succède une période allant jusqu’au XV siècle, celle d’un Maghreb des
empires créés par des mouvements idéologiques à caractère religieux.
e
Une troisième période courant jusqu’au XIX siècle voit s’installer des
monarchies structurées autour de logiques profanes, à l’évolution
contrainte d’un côté par l’émergence d’une Europe nouvelle et de
l’autre par une série de facteurs internes à l’origine d’une décadence
qui prépare la colonisation, quatrième séquence de ce découpage.
Bien qu’elles proposent des lectures contrastées de la longue
histoire maghrébine, des consensus se dégagent toutefois de ces
périodisations reposant sur des critères différents. Toutes regardent en
effet la conquête arabe comme une rupture fondamentale structurant,
au-delà de la seule Tunisie, toute l’histoire du Maghreb bien sûr, et
celle de l’ensemble de la Méditerranée. Car l’arrivée des Arabes et, par
leur intermédiaire, de cette nouvelle religion qu’est l’islam, rompt
l’unité de l’espace-temps méditerranéen qui avait jusque-là lié les deux
rives. Désormais, elles cessent de partager un imaginaire commun et
des mémoires les unes aux autres familières pour regarder vers des
horizons différents. L’espace qui deviendra la Tunisie tourne les yeux
vers l’Orient et ses habitants se convertissent massivement à une
religion qui, vite devenue hégémonique, structure progressivement son
habitus sociologique, culturel et politique. Mais l’Antiquité s’attarde ici
plus qu’elle ne l’a fait en Europe, donnant toute sa dimension à la
notion d’Antiquité tardive dont on verra plus loin les manifestations. La
rupture instaurée par la conquête ottomane fait aussi quasiment
consensus en signant la fin de l’Ifriqiya médiévale et son entrée sous un
autre nom dans l’époque moderne. Enfin, l’entrée en scène de
e
l’impérialisme européen dans le deuxième tiers du XIX siècle ouvre une
nouvelle phase historique qui ne prend fin qu’avec l’indépendance.
Si l’instauration du Protectorat français en 1881 est une date qui
fait sens, elle n’est pas le point de départ de l’époque dite
contemporaine. L’intrusion impérialiste en Tunisie lui est antérieure.
C’est davantage autour de 1830 que son histoire prend un nouveau
cours mêlant étroitement l’ère des réformes, l’affirmation de la
prépondérance française et des troubles de plus en plus graves qui vont
affaiblir l’État et rendre le pays « colonisable », selon un mot célèbre et
controversé. L’occupation française directe est à la fois l’aboutissement
d’un demi-siècle de bouleversements où les vieilles structures politico-
sociales sont mises à mal par la modernisation et le début d’une
colonisation qui finira de les achever. En 1956, la Tunisie enfin
souveraine est un chantier où se côtoient, en un mélange complexe et
souvent source de conflits, ce qui reste du monde ancien et une
modernité ambiguë confortée par soixante-quinze ans d’administration
française. Les cadres nationalistes promus au rang de dirigeants du
nouvel État puiseront dans ces deux viviers et dans les héritages
antérieurs les matériaux qui leur serviront à le construire. Temps
nouveaux porteurs d’autres paradigmes, soixante ans d’indépendance,
de processus de modernisation autoritaire et de dérives dictatoriales
vont déboucher sur cette « révolution » de 2011 qui a fait entrer la
Tunisie dans une nouvelle séquence historique.
Chaque découpage, on l’aura compris, est porteur de sa propre
grille de lecture des faits. La plupart des historiens tunisiens, tout en
critiquant la périodisation classique, l’ont reprise pour des raisons de
commodité, sans manquer de la questionner. C’est également ce que
nous ferons. Mais, pour tenter d’échapper aux simplifications que
toutes les périodisations impliquent, nous essaierons d’emprunter à
chacune d’elles ce qui nous apparaît le plus à même de restituer une
histoire complexe et de cultiver pour ce faire « les vertus de
5
l’incertitude ». Une telle posture ne nous exonère pas cependant de
l’obligation d’opérer quelques choix.
NOS CHOIX
L’histoire contemporaine que – à l’instar d’autres historiens
6
actuels – nous faisons débuter vers 1830, comme nous l’avons
expliqué plus haut, aura une place privilégiée dans cet ouvrage. Elle
façonne en effet pour une large part la physionomie de la Tunisie
d’aujourd’hui. Du réformisme à la colonisation, de la modernisation
dans le cadre d’une domination étrangère aux péripéties de la lutte
pour l’indépendance, de la disparition des modes de vie et de
production traditionnels à la recherche de nouveaux consensus
politiques et sociaux, cette période fera l’objet d’une large partie de
notre travail. Mais cette Tunisie contemporaine est le produit d’une
très longue histoire dont nous parcourrons les principaux épisodes
pour tenter d’approcher au plus près les caractéristiques de ce pays à
bien des égards atypique.
Si l’on accepte – et comment pourrait-il en être autrement ? – le fait
que la conquête arabe constitue une rupture avec le continuum antique
méditerranéen, il faut bien sacrifier à la tradition historiographique en
consacrant nos premiers chapitres à l’Antiquité. On évoquera Carthage
d’abord, cet empire de la mer dont l’ancrage local et l’influence ont
duré bien plus longtemps que sa propre vie, puis la longue période
romaine dont les traces restent omniprésentes sur le territoire tunisien.
Et l’on verra la permanence de la donnée berbère tout au long de ce
millénaire, qui va des royaumes numides contemporains de Carthage à
la geste de la Kahéna qui finit par plier devant les conquérants arabes.
Le demi-siècle qu’il faut à ces derniers pour réduire les résistances
locales et s’emparer du Maghreb inaugure ce que l’on a qualifié de
période médiévale, au cours de laquelle l’ancienne Afrique romaine
s’islamise rapidement et s’arabise lentement. Si son histoire s’inscrit un
temps dans le mouvement plus ample de formation et de
désintégration de larges empires maghrébins, l’Ifriqiya des Arabes
conserve des caractéristiques particulières. Sans être encore tout à fait
la Tunisie, elle ne se fond pas entièrement dans l’histoire maghrébine,
e
comme le montrent les épisodes aghlabide au X siècle et hafside du
e e
XIII au XVI siècles sur lesquels on se penchera dans les chapitres
suivants. Après un intermède troublé d’un demi-siècle comme son
histoire en a connu plusieurs, où les deux grandes puissances
méditerranéennes d’alors, l’Espagne et l’Empire ottoman, se
combattent sur son territoire, l’occupation turque à partir de 1574
ouvre une nouvelle période qui fera l’objet d’un chapitre, avant que
l’ouvrage ne consacre toute sa seconde partie aux presque deux siècles
qui font arriver à la Tunisie d’aujourd’hui.

En balayant trois millénaires, il est évident que ce travail prend le


risque des raccourcis, passera trop rapidement au gré des uns sur
certaines périodes ou certains sujets, fera silence sur des événements
que d’autres peut-être auraient mis en exergue. Il n’a d’autre souci que
d’éviter toute simplification, de demeurer au plus près de l’impartialité
et au plus loin de quelque parti pris que ce soit. Plus qu’aux historiens
auxquels il n’a pas l’ambition d’apporter des lumières nouvelles, cet
ouvrage s’adresse davantage à un public intéressé par un pays dont
l’histoire est plus vaste et plus profonde que ne le laisse supposer la
modestie de son territoire. Elle peut nous indiquer aussi, au moins en
partie, les contours de l’avenir que sa population a commencé à
dessiner avec des outils nouveaux depuis janvier 2011.
1. Mettons pour l’instant ce terme entre guillemets. Nous aurons
l’occasion de l’interroger plus amplement.
2. Dans ses différentes variantes dialectales certes, mais les parlers
berbères ont disparu du paysage linguistique tunisien.
3. Concernant les noms propres arabes, j’ai systématiquement opté
pour l’orthographe usuelle correspondant à la prononciation en arabe,
ce qui rend leur lecture plus aisée.
4. Ahmed Abdesselem qui, dans son ouvrage Les Historiens tunisiens des
e e e
XVII , XVIII , XIX siècles. Essai d’histoire culturelle (Tunis/Paris,
Publications de l’université de Tunis/Klincksieck, 1973) a fait œuvre
pionnière en matière d’étude de l’historiographie tunisienne, ne voit
e
pas émerger d’historiens dignes de ce nom avant le XIX siècle. Des
chercheurs de la génération suivante remettent sa thèse en question.
Sami Bargaoui, par exemple (Le Lien social dans la Régence de Tunis,
rapport scientifique pour une habilitation à diriger des recherches,
Faculté des lettres, des arts et des humanités de La Manouba, 2005) ne
e e
réduit pas les historiens de la fin du XVII et ceux du XVIII siècles au
simple rôle de chroniqueurs des faits et gestes de leurs souverains,
mais veut voir dans leurs écrits l’amorce d’une histoire proto-nationale
qui tirerait sa légitimité de l’ancienneté du territoire ifriqiyen.
PREMIÈRE PARTIE
DE LA DÉESSE AFRIQUE
À LA TUNISIE
À côté des récits antiques rapportés par les chroniqueurs grecs puis
romains qui les font le plus souvent venir d’Orient – Perse, Palestine,
Asie Mineure ou même Inde –, historiens et anthropologues ont
longtemps polémiqué sur l’origine des Berbères, premiers occupants de
l’Afrique du Nord. Entre les thèses défendant une immigration venue
de l’Est par vagues successives et celles d’une évolution in situ de
populations d’origine saharienne, donc africaine, chaque école a puisé
dans les matériaux à sa disposition pour tenter d’établir la généalogie
de populations qui, vu l’ancienneté de leur installation, sont de toute
façon considérées depuis longtemps comme autochtones. Il est acquis
que, durant toute la période où le Sahara fut humide et ne constituait
pas une frontière, les groupes humains de provenance différente se
sont mêlés avant que la barrière climatique ne ralentisse ces
métissages. Au nord de l’Afrique, la première manifestation de ce qu’on
e
s’accorde à appeler une civilisation s’est épanouie du VIII au
e
V millénaires avant l’ère commune dans la région de Gafsa, au centre-
sud de l’actuelle Tunisie, d’où son nom de civilisation capsienne. On
trouve déjà, dans ce qui reste de ses productions, quelques traits
caractérisant jusqu’à nos jours la culture berbère, comme le goût pour
les décors géométriques ornant leurs poteries modelées.
Dès l’époque protohistorique, les régions composant ce qui
constitue aujourd’hui le Maghreb se sont différenciées l’une de l’autre.
1
Dans son extension maximale, la Berbérie orientale va jusqu’aux
monts du Hodna sans rencontrer d’obstacle physique. La Berbérie
centrale est limitée à l’ouest par le fleuve Moulouya, la Berbérie
occidentale est constituée par les plaines atlantiques et les grandes
montagnes des chaînes des Atlas et, enfin, une Berbérie présaharienne
couvre les étendues steppiques qui la rattachent au continent africain.
La Berbérie de l’Est est la seule à se trouver au contact de la
Méditerranée orientale puisqu’elle contrôle une des rives du détroit dit
de Sicile. Cette perméabilité aux civilisations venues d’Orient, dont le
détroit est la porte, restera durant toute l’histoire un caractère
distinguant ce finistère africain du nord-est de ses voisins occidentaux.
On le voit, une telle singularité, et qui commence si tôt, s’explique par
la géographie. Située presqu’à égale distance du détroit de Gibraltar à
l’ouest et de l’isthme de Suez à l’est, la Tunisie, avec ses
1 200 kilomètres de côtes, est la partie de l’Afrique du Nord la plus
ouverte sur la mer. C’est là que finissent en s’abaissant les chaînes
montagneuses des Atlas et du Tell, et l’on n’y trouve aucun sommet
comparable à ceux qui dominent les reliefs marocains et algériens. Le
point le plus élevé y culmine à quelque 1 500 mètres et nulle barrière
infranchissable ne la sépare ni de la mer qui l’entoure, ni du sud
désertique. Cette douceur du relief traversé de plaines fertiles et
correctement arrosées dans sa moitié nord et sa position centrale en
Méditerranée, au contact de ses deux bassins occidental et oriental,
expliquent qu’elle a toujours été une zone de passage et de rencontres
entre l’Europe et l’Afrique, entre Orient et Occident. Une telle position
a façonné son histoire, lui attribuant un rôle central dans toutes les
aventures dont la Méditerranée a été le théâtre.
Le néolithique débute assez tard en Tunisie, vers 4 500 avant notre
ère, pour se prolonger jusqu’à l’arrivée des Phéniciens, comme en
témoignent outils et armes trouvés dans les tombes de l’époque. Les
Anciens appelaient ses habitants les Libyens, terme dérivé de celui de
e
Lebu, utilisé par les Égyptiens dès le XIII siècle avant Jésus Christ pour
désigner les populations vivant à l’ouest du Nil. Grecs et Carthaginois
ont également donné le nom d’Afri aux autochtones du Nord-Est du
Maghreb et nommé leur pays Africa, qui serait le nom d’une déesse
indigène. Quant aux Berbères eux-mêmes, ils se sont nommés dans
leurs propres langues qui ont un tronc commun lui aussi disputé,
chamito-sémitique selon la majorité des spécialistes, africain pour
d’autres. Notons au passage le fabuleux destin de cette divinité locale
dont le nom a fini par désigner tout un continent. Ces habitants des
temps protohistoriques semblent avoir été pour la plupart des
sédentaires mangeurs de blé dont ils ont commencé à pratiquer la
culture à la fin du néolithique.
Cette longue protohistoire a des prolongements postérieurs plus
importants qu’on ne pourrait le croire, dans la mesure où elle a donné
aux populations autochtones des cadres sociétaux que l’empilement
des siècles n’est pas parvenu à faire totalement disparaître. Les sociétés
berbères demeurent en effet structurées par la famille agnatique
comprenant tous les collatéraux descendants par les mâles d’une même
souche masculine. C’est à partir de cette parenté par les mâles originée
dans un ancêtre commun, vrai ou supposé, que se sont constitué les
grandes tribus, subdivisées en clans et en familles. La profonde
e
arabisation de la Tunisie à partir du XI siècle n’a pas affaibli cette
structure, les nouveaux arrivants partageant avec les populations
locales ce cadre patriarcal et largement endogamique qui continue de
conditionner l’habitus socioculturel des populations, rurales
2
essentiellement, malgré toutes les péripéties de l’histoire .
C’est chez ces Afri qu’arrivent, à l’aube du premier millénaire avant
Jésus Christ, les navires phéniciens.
CHAPITRE PREMIER
Carthage
Naissance, prospérité et mort d’une
puissance méditerranéenne
Le plus vieux récit écrit se rapportant à la fondation de Carthage
par une princesse phénicienne du nom d’Elissa – plus connue en
1
Europe sous son autre nom de Didon –, chassée de sa patrie de Tyr au
sud de l’actuel Liban par la trahison de son frère Pygmalion, remonte
e
au III siècle, soit quelque cinq siècles après son épopée supposée. Il est
dû au Grec Timée de Taormine et nous est parvenu par le résumé
qu’en a fait l’historien Denys d’Halicarnasse au premier siècle avant
Jésus Christ. L’histoire de Didon telle qu’elle a été transmise par les
Latins semble être l’arrangement rationalisé d’un poème sacré de
e
Carthage, composé au IV siècle. La légende en fait remonter la
e
fondation au début du IX siècle avant Jésus-Christ, et plus précisément
1
en 814, selon les recoupements opérés par les Anciens .
Si les historiens ont rejeté Elissa dans les limbes du mythe et
s’accordent enfin avec l’archéologie pour estimer que Carthage a
e
commencé à sortir de terre dans le dernier quart du IX siècle avant J.-
2
C. , l’expansion des Phéniciens en Méditerranée occidentale à partir de
la fin du deuxième millénaire est en revanche richement documentée.
Le savoir maritime de leurs navigateurs était proverbial et les
puissances marchandes qu’étaient alors leurs villes tiraient une bonne
partie de leurs richesses des comptoirs établis sur les côtes siciliennes
et sardes, au sud de l’Italie et sur tout le littoral libyque où ils ont fondé
e
leurs premiers établissements à la fin du XII siècle. Utique voit le jour
3
vers 1 100 avant notre ère, suivi par Hadrumète et plusieurs autres.
Leurs marins ont vraisemblablement été les premiers Méditerranéens à
franchir les Colonnes d’Hercule, l’actuel détroit de Gibraltar, et à
explorer les côtes atlantiques. À l’origine, les comptoirs maghrébins ont
avant tout servi d’escales aux navires en route vers le vrai but des
Phéniciens, l’Espagne et le mythique royaume de Tartessos – également
évoqué dans la Bible – riche en étain indispensable à la fabrication du
e
bronze. À partir du IX siècle, la Phénicie vit sous la menace de l’empire
assyrien voisin et de ses ambitions régionales, ce qui accroît le souhait
de ses cités-États de se constituer des bases de repli vers l’Ouest en cas
e
d’invasion. La décadence de Tyr à partir du V siècle et sa conquête par
Alexandre en 332 avant J.-C. scellent le destin de Carthage en la
consacrant comme l’héritière des thalassocraties phéniciennes.
Éloignée de ses origines, la métropole crée sur le sol africain sa propre
civilisation, synthèse destinée à durer entre les apports des cités-mères
orientales et le substrat local.
L’histoire de la civilisation punique est une des plus difficiles à
reconstituer parmi toutes celles du monde antique. Livrée aux flammes
par les légions romaines en 146 avant J.-C. au terme de la dernière
guerre punique, la capitale de ce qui fut un empire à la fois maritime et
terrien n’a laissé aucune trace écrite de ses sept siècles d’existence. Les
quelques ouvrages en possession des souverains numides et qui ont
donc survécu à l’incendie se sont perdus quand la langue punique a
cessé d’être lue. Hormis les épitaphes, les seules sources dont les
historiens disposent sont les écrits des Grecs et des Romains. C’est dire
à quel point la documentation disponible – à l’exception de
l’archéologie – n’a été écrite que par les vainqueurs. Les historiens
contemporains n’ont donc cessé de faire le tri entre les faits avérés et ce
qui relevait, à l’époque déjà, de la propagande.
LA CONSTRUCTION DE LA PUISSANCE PUNIQUE
Puissance maritime d’abord, Qart-Hadasht – la Ville nouvelle en
phénicien – est située sur un site exceptionnel qui enferme, outre une
anse propice à l’établissement d’un port, 5 000 hectares de terres
fertiles. Fondée pour faciliter l’importation en Orient des métaux de
e
l’extrême Occident, la ville commence à partir du V siècle à se
recentrer sur le vaste domaine qu’elle s’est peu à peu constitué dans
la Tunisie intérieure pour parer aux aléas géopolitiques de la région –
e
éloignement d’avec l’Asie au V siècle, rivalités territoriales avec les
Grecs et première guerre punique enfin, qui réduit presque à néant ses
ambitions maritimes. Regardant avant tout vers le large, entre son
e e
premier essor au VI siècle et le début du III siècle, la métropole
punique qui a supplanté Tyr renforce le chapelet de comptoirs déjà
e
fondés par cette dernière, si bien qu’à l’aube du III siècle, les
Phéniciens de l’Ouest sont devenus la grande puissance de la
Méditerranée occidentale. Ils y possèdent toutes les côtes d’Afrique, de
la Grande Syrte au détroit de Gibraltar où s’égrènent de nombreuses
échelles commerciales, de Sabratha dans l’actuelle Tripolitaine à Tirigi
(Tanger). Ils sont maîtres du rivage atlantique du Maroc où Lixus
(Larache) est leur principal comptoir, et de celui de l’Espagne
méridionale avec l’importante escale de Gadès (Cadix). Ils contrôlent
toutes les îles de cette partie de la Méditerranée, les Baléares où ils
s’installent de façon permanente en 654 avant J.-C., la Sicile
occidentale et centrale, la Sardaigne, les côtes de la Corse et Malte.
Dans l’intérieur des terres, le territoire de Carthage comprend dès le
e
V siècle tout le nord-est de la Tunisie actuelle et s’élargit à partir du
e
IV siècle plus loin vers l’ouest et le sud. Son influence s’étend au sud
4
jusqu’au lac Tritonis, le Chott El Djerid d’aujourd’hui, si bien que
plusieurs tribus numides indépendantes sont enclavées dans l’espace
qu’elle contrôle.
Par terre comme par mer, la cité excelle dans le commerce lointain
dont elle tire une bonne partie de sa fortune. Deux documents – dont
l’entière véracité est toutefois sujette à caution – en retracent les
principales étapes : le périple d’Himilcon probablement écrit vers 450
avant J.-C. qui rend compte de la route vers les mines d’étain
d’Armorique et de Grande-Bretagne et celui d’Hannon – un peu plus
tardif – pour les échanges vers le sud. Hannon serait-il arrivé jusqu’au
mont Cameroun, ce volcan d’Afrique centrale dont il décrit une
éruption, ou n’aurait-il pas dépassé le cap Bojador, au sud du Maroc
actuel ? Les avis divergent sur ce point, mais il est sûr que cette route
du sud était destinée à aller chercher l’or de Gambie. La voie terrestre
vers l’Afrique subsaharienne à partir de la Tripolitaine et jusqu’au
Fezzan semble toutefois avoir été davantage empruntée. D’Afrique de
l’Est venaient par ailleurs épices, peaux et ivoire. Quant au commerce
méditerranéen, les échanges avec le monde grec reprennent après les
conquêtes d’Alexandre, avec les royaumes hellénistiques d’Orient et
d’Égypte. Vers le nord, Carthage entretient d’étroites relations avec
l’Étrurie, puis avec la Campanie après la chute du royaume étrusque
e
au III siècle.
Avec la conquête de son arrière-pays, Carthage devient aussi un
gros producteur agricole. Son aristocratie double sa richesse
commerciale d’une importante rente foncière grâce à la possession de
terres dans les régions les plus fertiles des environs de la capitale, dans
5
le Cap Bon et jusqu’à la Byzacène . Dans cette zone très prospère,
appelée la chôra selon l’historien Polybe qui contempla la chute de
Carthage depuis l’état-major de l’armée romaine, les agronomes
puniques ont mis au point des techniques fondées sur l’association
entre élevage, oléiculture et viticulture pratiquées pour la première fois
en Afrique, dont les produits servent à la fois à nourrir la métropole et
à être exportés. À l’est et au sud de la chôra, une seconde zone habitée
et cultivée par les autochtones est consacrée à la culture du blé, aux
rendements élevés dans les grandes plaines du bassin de la Medjerda et
en Byzacène intérieure autour de Thysdrus (El Djem). L’arboriculture
fruitière – figuiers, grenadiers, amandiers, dattiers – est elle aussi
largement pratiquée. L’importance de ces cultures est attestée par le
fait que la grenade est l’emblème de Tanit, déesse majeure du
panthéon punique, et que le palmier dattier est l’arbre le plus
représenté sur les stèles funéraires. Les paysans des zones céréalières
restent cependant pauvres car l’État prélève une grosse partie de leurs
récoltes au titre de l’impôt. Ils n’en ont pas moins adopté peu à peu les
dieux puniques et les mœurs carthaginoises, tandis que les Puniques
s’imprègnent de leur côté de la culture et des mœurs locales, faisant
er
dire au chroniqueur grec du I siècle après J.-C. Dion Chrysostome que
les Carthaginois, de Tyriens qu’ils étaient, s’étaient transformés en
Africains. C’est en tout cas grâce à cette richesse agricole que Carthage
e
peut se remettre à la fin du III siècle de sa défaite dans la deuxième
guerre punique. Et la réputation de ses agronomes est telle que le
volumineux traité de Magon, le plus célèbre d’entre eux, a été traduit
en latin et en grec, raison pour laquelle des bribes nous en sont
parvenues.
L’industrie est en toute logique très liée au commerce, à la
navigation, à l’agriculture et à l’art militaire. Le prolétariat urbain est
essentiellement composé de marins, d’ouvriers des arsenaux, d’artisans,
d’employés des maisons commerciales. Outre la menuiserie étroitement
liée à la fabrication et à la réparation des navires et la céramique
utilitaire fabriquée pour les besoins du transport, les Carthaginois ont
excellé dans la verrerie, la bijouterie, l’artisanat textile, la teinturerie,
en particulier la fabrication de la pourpre dont la technique fut
inventée à Tyr. Ses artisans ont également appris de leurs voisins
libyens à travailler le cuir. Certaines de ces activités ont acquis une
telle dimension qu’elles ont fait figure de véritables industries, la
métallurgie entre autres. En – 148, à l’aube de la troisième guerre
punique, Carthage affaiblie et privée d’armement décida de s’opposer
au diktat des Romains. Devant l’obligation de reprendre la guerre, on
fabriqua en un mois dans ses ateliers 3 000 boucliers, 9 000 épées,
2
15 000 lances et 30 000 traits de catapultes .
CARTHAGINOIS ET GRECS EN MÉDITERRANÉE
OCCIDENTALE
La richesse agricole de l’empire carthaginois l’a sauvé chaque fois
que d’autres puissances lui ont contesté sa suprématie sur les mers. À
e
partir du V siècle, la thalassocratie punique doit en effet affronter
l’expansion grecque en Méditerranée occidentale, et la possession de la
Sicile est l’occasion d’affrontements récurrents qui se prolongent
e
durant plus de deux siècles. Entre le début du V siècle et celui du
e
III alternent des périodes où l’une ou l’autre des deux puissances
conquiert ou retrouve une hégémonie toujours fragile et éphémère.
Carthage parvient ainsi à reconquérir en 409 avant J.-C. la Sicile
méridionale perdue soixante-dix ans plus tôt lors de sa défaite à
e
Himère en 480. À la fin du IV siècle, le tyran syracusain Agathocle
empiète sur ce territoire et ose même un débarquement au Cap Bon en
310, mais il ne parvient à se maintenir que trois ans en terre africaine
et Carthage profite des dissensions entre cités siciliennes pour
e
conserver d’importantes positions. Au début du III siècle Pyrrhus, roi
d’Épire et champion d’un hellénisme occidental en pleine décadence,
réoccupe brièvement les places carthaginoises avant d’en être chassé en
276. Maîtresse de l’île, Carthage s’installe à Messine en 269 et se
trouve face à Rome qui a achevé sa conquête de l’Italie.
Rome, jusque-là, n’a pas été partie prenante de ces rivalités. Se
construisant avant tout un domaine terrien en occupant
progressivement toute la péninsule, elle n’a montré dans cette
première phase de son expansion aucune ambition maritime et s’est au
contraire attachée à entretenir avec Carthage des liens de bon
voisinage en signant trois traités successifs. Par le premier, datant
probablement de – 509, et le second, de – 348, les Romains s’engagent
même à s’abstenir de tout commerce et de toute fondation de ville sur
la côte africaine et sur la côte espagnole à l’ouest de Mastia, à
l’emplacement probable de la future Carthagène. Plus tardif, leur
appétit impérialiste s’incarnera dans la conquête et la romanisation de
terres de plus en plus lointaines, la maîtrise des mers ne représentant
pour eux qu’un outil de la puissance.
S’ils s’affrontent pour la prépondérance en Méditerranée
occidentale, Grecs et Carthaginois ne prétendent en revanche ni l’un ni
l’autre mettre fin à l’existence même de l’adversaire. Et les échanges
entre eux sont plus nombreux que les batailles qu’ils se livrent. La
Grèce classique d’abord puis les royaumes hellénistiques ont exercé
une influence notable sur la culture et la religion puniques. Le nombre
important d’épitaphes bilingues punique-grec trouvées sur les stèles
témoigne de l’existence d’une communauté de langue grecque à
Carthage et les mariages mixtes n’étaient pas rares. Le culte des
déesses Déméter et Coré est également attesté dans la cité à partir du
e
IV siècle, sans cependant qu’on sache si seuls les Grecs le suivaient ou
si la religion carthaginoise a connu un début d’hellénisation. De
nombreux Carthaginois parlaient en tout cas le grec, et pas seulement
pour les besoins du commerce. Les lettrés puniques semblent en effet
avoir fréquenté les philosophes hellènes puisque la ville a abrité une
3
école pythagoricienne renommée . Le dynamisme commercial
carthaginois a sans nul doute ouvert en matière culturelle la métropole
sur le monde qui l’entourait. Dans la sphère politique, la nature du
pouvoir instauré par les Barcides Amilcar et Hannibal dans leur empire
6
militaire de Bétique , reposant sur une divinisation de la figure du
chef, s’est directement inspirée de celle léguée par Alexandre et mise
en œuvre par ses successeurs.
FORCE ET FAIBLESSE DE CARTHAGE,
INSTITUTIONS ET LIENS AU TERRITOIRE
Au-delà des données factuelles, les historiens se sont posé de façon
récurrente la question de savoir pourquoi un empire à la puissance si
e
bien assise avait succombé devant Rome qui n’était encore au III siècle
qu’au début de la sienne. Nombreux sont ceux qui y ont répondu par le
constat de la nature coloniale du pouvoir carthaginois qui ne serait
jamais parvenu à rallier à sa cause les populations autochtones,
demeurées à ses marges et promptes à la révolte contre une
domination considérée comme allogène. L’affaire est cependant plus
complexe tant sont nombreux les témoignages d’une indigénisation
progressive de la cité punique à mesure de son éloignement d’avec ses
origines asiatiques. La transformation de l’oligarchie maritime et
commerçante des débuts en aristocratie foncière en est une des
manifestations, de même que la profonde influence exercée par la
civilisation punique sur les populations alentour. Carthage s’est
africanisée, les Numides se sont punicisés, sans pour autant que
s’établisse entre les deux une unité capable de résister aux assauts
romains. Et Rome aura joué pendant deux siècles de leurs divisions
pour réduire à néant l’empire de la mer avant de s’attaquer avec succès
aux royaumes indigènes.
La responsabilité du pouvoir carthaginois a été maintes fois
invoquée comme élément d’explication de la ruine de la cité. Jusqu’au
e
milieu du V siècle, le pouvoir politique et militaire semble avoir
appartenu à des rois à l’autorité limitée par l’aristocratie. À la suite des
e
défaites de Sicile au début du V siècle, la monarchie est remplacée par
un régime oligarchique aux structures assez bien connues grâce à la
relation élogieuse qu’en a faite Aristote dans un chapitre de sa Politique
dont des extraits nous sont parvenus. La « constitution » de Carthage
partage le pouvoir entre une Assemblée du peuple et un Grand Conseil.
7
L’exécutif est aux mains de deux suffètes élus pour un an. L’autorité
est également déléguée par les assemblées à des comités de cinq
membres – les pentarchies décrites par Aristote – recrutés par
cooptation. Tout au long de l’histoire de la cité, son oligarchie semble
avoir eu deux obsessions majeures liées à la défense de ses intérêts : la
crainte que des chefs militaires puissent être tentés par le pouvoir
personnel, ce qui l’aurait marginalisée, et la nécessité de combattre un
parti démocratique qui l’aurait dépossédée de ses privilèges. Pour
conjurer le premier danger, un tribunal de 104 membres chargé de
faire respecter les institutions faisait office, selon les dires de l’époque,
de véritable « police politique ». Le parti démocratique a connu pour sa
part quelques heures de gloire, notamment après la défaite de la
première guerre punique et la crise des mercenaires, puis avec les
Barcides qui se sont appuyés sur lui pour imposer les réformes qu’ils
jugeaient nécessaires à la restauration de la puissance perdue. Mais
chacune de ces tentatives s’est vue bloquée par une caste crispée sur le
maintien de ses prérogatives. Après l’humiliant traité de paix imposé
par Rome en – 201, Hannibal élu à la charge de suffète en – 196 fait
ainsi voter par l’Assemblée du peuple des lois restreignant son pouvoir
et des mesures destinées à assainir des finances gangrenées par les
malversations. Devant la menace, le parti aristocratique n’aura pas
hésité à le dénoncer à Rome pour l’éliminer, l’accusant de préparer une
nouvelle guerre. Jamais, en tout cas, le pouvoir carthaginois n’a coopté
des autochtones pour élargir son assise. Pourtant, les unions ont été
fréquentes entre nobles puniques et princesses libyennes et, dans leurs
possessions de Bétique, les généraux Asdrubal et Hannibal ont épousé
des Espagnoles et favorisé les mariages mixtes. Ces alliances
matrimoniales de nature politique n’ont pas altéré la nature paradoxale
de l’empire carthaginois, État colonial dans ses structures et ses modes
de gouvernement mais doté d’une population profondément mélangée.
À Carthage même, la plupart des habitants avaient au bout de quelques
siècles au moins un ancêtre africain.
Dans cette société très hiérarchisée, la monogamie était la règle et
les femmes n’étaient pas tenues à l’écart de la vie publique, sans pour
autant participer directement à la politique. Elles accédaient à
d’importantes charges sacerdotales et celles de l’aristocratie étaient très
instruites. Mais ce sont les clivages sociaux qui ont laissé le plus de
traces dans l’histoire de la cité. Perçus comme une menace par les
possédants, ils ont été une cause supplémentaire de la fracture entre
Puniques et autochtones. Le danger, en effet, ne venait pas tant des
milliers d’esclaves urbains que des cultivateurs libyens et des
populations rurales serviles des terres contrôlées par l’aristocratie
foncière. Ces deux groupes ont fourni les troupes de plusieurs
e
jacqueries au IV siècle. La fameuse guerre des mercenaires de 240 –
une des plus grandes crises sociales du monde antique entre la mort
d’Alexandre et l’établissement de l’empire d’Auguste – a elle aussi été le
fruit d’une alliance entre les paysans libyens surexploités et les
mercenaires, pour beaucoup d’anciens esclaves rêvant de réformer
l’ordre social.
L’évolution de la religion officielle atteste aussi de l’émancipation
de la cité par rapport à son héritage phénicien, bien qu’elle en ait gardé
e
les principales divinités. Au V siècle, parallèlement à la chute de la
monarchie, Melqart, dieu principal de Tyr étroitement lié au régime
monarchique, cède la première place à Baal Hammon, lui aussi
d’origine tyrienne, considéré dès lors comme le père des dieux. Cette
position prééminente et son succès chez les autochtones, puisqu’on le
retrouve sur des stèles jusqu’à Constantine, ont fait dire à de nombreux
historiens que le monothéisme auquel les populations maghrébines ont
massivement adhéré sous ses trois formes, juive, chrétienne puis
musulmane, a été préparé par la propagation de la religion punique
venue du Moyen Orient, berceau du dieu unique. Il faut dire un mot ici
des fameux sacrifices d’enfants dont Baal aurait été friand et qui ont
alimenté la thèse de la « barbarie punique » colportée par
l’historiographie européenne durant la période coloniale. Les fouilles
effectuées en 1921 dans le sanctuaire de Tanit ont découvert de
nombreuses urnes contenant les ossements calcinés d’enfants de
quelques mois à douze ans. Que cette coutume ait existé est
indéniable, mais l’on diverge sur son ampleur. La pratique contraignant
les familles de l’aristocratie à sacrifier leur premier-né mâle fut-elle
massive ou assez rapidement contournée ? Il semblerait en tout cas que
les grandes familles aient le plus souvent fait immoler de jeunes
esclaves en lieu et place de leurs propres enfants. Certains avancent
enfin que l’on avait également coutume d’incinérer des cadavres
d’enfants morts en bas âge.
e
La « révolution » religieuse du V siècle a également assuré le
8
triomphe de Tanit, déesse parèdre de Baal , typiquement carthaginoise
puisqu’elle était inconnue à Tyr. Son nom est probablement d’origine
libyque et son symbole, le signe de Tanit, viendrait d’Égypte. D’autres
estiment qu’il serait issu d’une idole égéenne représentant une déesse
mère. D’autres divinités moins centrales ont occupé le panthéon
punique, dont les plus importantes ont été le dieu Eshmoun originaire
de Syrie et devenu le patron de Carthage, et la phénicienne Astarté.
L’importance de la vie religieuse est démontrée par le fait que les
9
prêtres , gardiens d’une législation sacrée ayant une parenté étroite
avec le Lévitique hébreu, occupent le premier rang dans la hiérarchie
de la cité. Depuis la fondation de la ville, les principales fonctions
sacerdotales sont demeurées l’apanage de quelques grandes familles,
de sorte que les membres du clergé sont liés par un puissant esprit de
corps. Ces prêtres au visage imberbe, suivant en cela la tradition
égyptienne, peuplent les nombreux temples qui sont les centres d’une
vie intellectuelle active. Le rôle intellectuel des kohanim, comparable à
celui du clergé égyptien, a permis le maintien pendant des siècles de la
langue et de la civilisation puniques malgré la profondeur de la
romanisation de l’Afrique. De rares documents littéraires carthaginois
et surtout des documents épigraphiques sont parvenus jusqu’à nous,
e
écrits dans l’alphabet phénicien de 22 lettres inventé au XIII siècle
avant J.-C. et qui est à l’origine de toutes les écritures alphabétiques.
Telle a été l’architecture institutionnelle et politique qui a gouverné
durant des siècles une des plus grandes cités du monde méditerranéen
10
d’alors. Le géographe grec Strabon évaluait sa population au plus
haut de sa puissance à quelque 700 000 habitants, chiffre certainement
exagéré à moins qu’il n’ait comptabilisé l’ensemble de la population de
la chôra. La ville elle-même aurait plus vraisemblablement compté
200 000 à 300 000 habitants à son apogée, ce qui est déjà
considérable.
GUERRES PUNIQUES OU GUERRES ROMAINES 4 ?
La question mérite d’être posée dans la mesure où, dès le début
d’une confrontation destinée à durer plus d’un siècle, Carthage a
vraisemblablement été rétive à la guerre, attitude compréhensible de la
part d’un empire à la prospérité fondée sur le commerce. Contrainte à
trois reprises de la mener, elle a pourtant frôlé plus d’une fois la
victoire, et ses défaites successives ou ses renoncements semblent avoir
été dûs davantage à des causes internes qu’à une incontestable
supériorité de Rome. Les historiens en reconnaissent toutefois une,
qu’ils jugent de taille, à cette dernière : tandis que Carthage a mené ses
guerres avec une armée hétéroclite de mercenaires prêts à
l’insoumission, la république romaine disposait en face d’une armée de
citoyens mobilisés pour la défense de la patrie. Quoi qu’il en soit, la
thèse qui a longtemps prévalu du choc inévitable de deux
5
impérialismes n’est plus à l’ordre du jour . À Rome aussi d’ailleurs,
avant l’ouverture des premières hostilités, les positions étaient
partagées, et il aura fallu qu’au Sénat le parti de la guerre l’emporte sur
celui de la paix pour que le peuple vote en faveur de la première. Mais,
à mesure de ses conquêtes, son appétit s’est accru au point qu’il lui
aura fallu raser une cité devenue de mauvais gré sa rivale pour le
satisfaire en entier.
Quand Carthage et Rome se retrouvent face à face à Messine, et
malgré quelques tentatives de négociations, les deux puissances
soutiennent des partis différents et la guerre devient inévitable. Elle va
durer vingt-trois ans, de 264 à 241. Puissance terrienne jusque-là,
Rome décide d’abord de se doter d’une flotte pour contrer un
adversaire à l’écrasante supériorité maritime, ce qui lui permet de
débarquer en Afrique en 256, de ravager le Cap Bon et de profiter de
l’affaiblissement momentané de Carthage pour lui ravir ses places
fortes siciliennes. Malgré la reconstitution des forces carthaginoises et
l’entrée en scène du général Amilcar Barca en 247, la métropole
punique subit une défaite décisive aux îles Ægates en 241 et charge
Amilcar de négocier la paix au prix de la perte de la Sicile et du
paiement d’une lourde indemnité. Cette première défaite a davantage
été attribuée aux contradictions du régime carthaginois qu’à un réel
affaiblissement de la puissance maritime. Se méfiant une fois de plus
de la possible tentation monarchique des généraux, l’aristocratie
gouvernante semble leur avoir refusé des renforts aux moments
décisifs et les avoir de ce fait contraints à des stratégies défensives.
En entravant le commerce et avec l’appauvrissement du Cap Bon, le
plus riche de ses territoires, la guerre a en tout cas tari les sources
marchandes et agricoles de la prospérité carthaginoise, compromettant
le paiement des mercenaires démobilisés après la signature de la paix.
En même temps que 20 000 soldats attendent d’être payés, la révolte
gronde chez les paysans numides privés depuis des années de la moitié
de leurs récoltes pour les besoins du financement de la guerre. La
jonction de ces deux groupes exploités par une aristocratie vue par les
autochtones comme étrangère est illustrée en la personne des deux
chefs qui prennent la direction de l’insurrection. L’un, Spendios, est un
ancien esclave romain devenu militaire. L’autre, Mathô, est un Libyen
qui parvient à enrôler 70 000 des siens après que Carthage a massacré
3 000 déserteurs berbères que Rome venait de lui livrer. Sous le
commandement d’Amilcar, Carthage finit par venir à bout de la révolte
dans une guerre féroce de part et d’autre. L’atrocité du massacre final
des mercenaires piégés dans un étroit passage entre deux massifs
11
montagneux, qui a alimenté une abondante littérature , s’explique par
l’importance de l’enjeu. Ce conflit est en tout cas le premier connu
d’une longue série de soulèvements à coloration à la fois politique et
sociale qui ont rythmé au cours des siècles l’histoire de la Tunisie.
Victorieuse, Carthage n’en sort pas indemne puisque Rome en a profité
pour s’emparer de la Corse et de la Sardaigne.
Économiquement et militairement affaibli, l’empire carthaginois
retrouve cependant en quelques décennies une belle prospérité grâce à
la conquête et à l’exploitation d’une partie de l’Espagne par Amilcar
Barca. En moins de vingt ans, le royaume barcide dirigé par Amilcar
d’abord, puis par son frère Asdrubal et enfin par son fils Hannibal
restaure la puissance de la métropole. Rome est inquiète et obtient en
226 d’Asdrubal que ses conquêtes ne dépassent pas l’Ebre. À sa mort,
Hannibal, âgé de vingt-six ans, est choisi par l’armée pour lui succéder.
Il s’empare en 219 de la ville de Sagonte au sud de l’Ebre, donnant
sans l’avoir voulu l’occasion à Rome d’exploiter l’affaire en l’accusant
d’avoir violé l’accord de 226. Il faut ici faire justice d’une thèse
popularisée par une historiographie qui voudrait qu’Hannibal ait eu
hâte de reprendre la guerre contre Rome. Est invoquée pour l’appuyer
la légende colportée par les Anciens du « serment d’Hannibal ». Alors
qu’il était encore un enfant à la veille du départ vers l’Espagne, son
père Amilcar lui aurait fait jurer de consacrer sa vie à combattre
l’ennemi héréditaire. Aucune source crédible ne confirme cet épisode et
il semble au contraire que ni Carthage ni Hannibal – qui n’avait pas
consolidé son emprise sur l’Espagne – ne souhaitaient la reprise de la
guerre.
La suite, c’est-à-dire la deuxième guerre punique, a donné lieu à
une très abondante littérature historique en partie composée de
nombreuses biographies d’Hannibal, élevé au rang de héros, même par
ses adversaires. Il n’est pas un historien ancien qui n’ait parlé de son
épopée, et sa traversée des Alpes accompagné d’un contingent
d’éléphants d’Afrique – dont beaucoup moururent dans les neiges –
reste un morceau d’anthologie. Bonaparte l’étudia minutieusement
pour préparer sa campagne d’Italie, et le considérait, au même titre
qu’Alexandre, comme un des grands stratèges militaires de l’histoire.
Étant donné la supériorité navale de Rome, Hannibal choisit la guerre
terrestre et part pour l’Italie au printemps 218 à la tête d’une
importante armée. Après sa traversée des Alpes et le ralliement à sa
cause des Gaulois cisalpins, il collectionne les victoires dont la plus
éclatante est celle de Cannes en août 216. Mais, malgré le ralliement
de Capoue, deuxième ville d’Italie où il aura séjourné des années,
malgré ses tentatives de fédérer des provinces italiennes encore peu
romanisées et l’alliance conclue avec un Philippe V de Macédoine
pressé de stopper les ambitions romaines, Hannibal ne remporte plus
aucun succès décisif après cette date. L’infériorité de la flotte punique
par rapport à celle de Rome qui a désormais la maîtrise des mers
empêche Carthage de lui envoyer des renforts. Enfin, en entreprenant
la conquête de l’Espagne, les Romains privent le Carthaginois de tout
recours extérieur. C’est alors que Scipion, surnommé plus tard
l’Africain, décide en 204 de transporter la guerre en Afrique afin
d’obliger Hannibal à quitter l’Italie et de mettre un terme définitif à la
puissance de Carthage. L’alliance nouée avec le royaume numide de
Massinissa aura joué un rôle déterminant dans la victoire romaine.
Rappelé en urgence, Hannibal se fait tailler en pièces à la bataille de
Zama en 202. La paix conclue au printemps 201 signe, cette fois, le
glas de la puissance de Carthage. La thalassocratie a vécu même si,
près d’un demi-siècle encore, la cité tente de survivre avant l’assaut
final.
Quant à Hannibal, après un bref intermède politique durant lequel
il tente en vain d’assainir le gouvernement de Carthage, il prend le
chemin de l’exil pour éviter d’être livré aux Romains par des oligarques
plus soucieux de leurs intérêts que du destin de leur cité. Après une
longue errance dans tout l’Orient, acculé par les Romains, il se suicide
12
en Bithynie en – 181. Depuis l’Antiquité, les hommages posthumes à
cet homme qualifié d’exceptionnel même par ses ennemis se sont
succédé, de Tite-Live à Montesquieu et à Michelet. Deux millénaires
plus tard, Habib Bourguiba, premier chef d’État de la Tunisie
indépendante dont il fait remonter l’existence à Carthage, ira en 1969
lors d’un voyage en Turquie s’incliner sur un tumulus supposé être sa
tombe, déplorant à cette occasion l’ingratitude des peuples envers leurs
6
plus grands hommes .
Carthage n’est pas morte en 201. Mieux, la cité retrouve en
quelques décennies une certaine prospérité malgré le rétrécissement de
son territoire du fait des empiétements répétés de Massinissa,
indéfectible allié de Rome qui le laisse faire. Mais le souverain numide
commence à faire peur à ses protecteurs. En 153, emmené par Caton,
le Sénat craint qu’il ne veuille faire de Carthage la capitale d’un
puissant empire et décide, pour parer au danger, de mettre fin à
l’existence même de la cité. Carthage veut négocier mais les conditions
de Rome sont inacceptables : le Sénat exige que les Carthaginois
abandonnent leur ville et la rebâtissent à 15 kilomètres à l’intérieur des
terres. En 149, dirigeants et population décident alors de résister
jusqu’au bout. En 147, le commandement de l’armée romaine est
confié à Scipion Émilien, petit-fils de l’Africain du même nom. La ville
est isolée et affamée jusqu’à l’assaut de sa citadelle au printemps 146.
Avec une cruauté qui a étonné jusqu’à leurs laudateurs, les Romains
pillent la cité avant de la livrer aux flammes. L’incendie dure dix jours.
Tout ce qui n’a pas été consumé est ensuite rasé, et le sol même est
déclaré maudit. Les survivants de l’holocauste sont réduits en
esclavage. Les villes puniques restées jusqu’au bout fidèles à Carthage
sont elles aussi détruites et Utique, qui s’était ralliée à Rome, devient la
capitale de la nouvelle province africaine. Sept siècles d’histoire ont
e
ainsi été noyés dans le feu et le sang. En ce milieu du II siècle, le
rapport de force a radicalement changé en Méditerranée occidentale.
Alors qu’elle avait vécu jusque-là sous l’hégémonie politique,
économique et culturelle des Phéniciens et des Grecs de son bassin
oriental, sa grande puissance occidentale prend désormais le dessus et
sept siècles romains succèdent en Afrique du Nord à ceux de Carthage.
Malgré la destruction cependant, le riche legs punique n’a pas
disparu totalement, en dépit du silence instauré sur lui par une longue
omerta historiographique. Avant d’y revenir, il convient de se pencher
sur ces royaumes numides qui ont joué un rôle central dans le conflit
entre Carthage et Rome.
LES NUMIDES ENTRE CARTHAGE ET ROME
Les écrivains anciens mentionnent l’existence à partir du début du
e
IV siècle de royaumes numides auxquels les guerres puniques vont

donner l’occasion de jouer un rôle dans la politique méditerranéenne.


Mais le récit de la fondation de Carthage, quatre siècles auparavant,
montre que les arrivants ont déjà négocié avec une autorité constituée
e
et lui ont payé tribut. Au IV siècle, les chefs de tribus commencent à se
muer en monarques et à constituer les premiers royaumes massyles
dans le Haut Tell tunisien autour de Thugga (Dougga), de Zama et de
Mactar, et masaesyles dans l’actuel Constantinois, les deux groupes
étant connus sous l’appellation de Numides.
Étrange destin que celui de ces peuples qui ont puissamment
contribué à la chute de Carthage tout en participant avec elle à la
construction de la civilisation punique, née justement de la rencontre
entre les Phéniciens d’Orient et les Africains du Nord. En effet, tandis
que la domination politique punique sur le sol africain a toujours été
menacée par les irrédentismes locaux, que des révoltes ont plus d’une
fois mis en cause son système d’exploitation économique, les mélanges
de populations ont produit une culture qui a survécu longtemps à la
mort de Carthage. Autant de sang carthaginois coulait dans les veines
de Massinissa, dont les revendications sont à l’origine de la troisième
guerre punique, que de sang numide dans celles du Punique Hannibal.
Et, très tôt, des mariages scellèrent les alliances ou les réconciliations
7
entre chefs numides et aristocrates carthaginois . L’on signale même
e
l’existence d’un parti numide à Carthage au début du II siècle. À côté
des parlers locaux, les royaumes numides ont adopté le punique
comme langue officielle et la religion n’a pas échappé à cette
interpénétration des mondes africain et oriental. Toutefois, l’éveil chez
les Libyens d’un sentiment que l’on appellerait aujourd’hui national les
a conduits à contester l’hégémonie carthaginoise. Ou plutôt, tandis que
le Masaesyle Syphax a essayé de le contenir en s’alliant à Carthage,
Massinissa le Massyle a su l’exploiter durant un règne
exceptionnellement long (203-148) durant lequel il établit avec Rome
une alliance durable tout en édifiant un royaume solide, doté
d’institutions inspirées des royautés hellénistiques, à l’économie
prospère et à la brillante civilisation. Avait-il l’ambition, comme l’a
supposé Tite Live, de réunir tous les territoires africains en un royaume
ayant Carthage pour capitale à la faveur d’un retournement d’alliance
qui aurait scellé l’africanisation de cette dernière ? Rome en a eu peur.
Et, ne pouvant s’attaquer directement à un vieil allié, elle prit la
décision de détruire la cité qui, pourtant, ne la menaçait plus. L’entente
avec Massinissa fut également repoussée par les derniers sénateurs de
Carthage. Elle aurait pourtant été la seule solution susceptible de la
sauver de la disparition.
13
Après la mort en 148 du vieil aguellid , l’un de ses fils règne
jusqu’en 118. Au terme d’une longue lutte de succession, son neveu
Jugurtha s’empare en 116 de toute la Numidie. Ce prince,
culturellement romanisé mais avant tout soucieux de préserver la
relative indépendance de ses possessions, s’insurge face aux
prétentions romaines. En 112, le Sénat crée une province romaine de
Numidie pour mener plus facilement campagne contre lui. La guerre
commence en 111 pour s’achever six ans plus tard, en 105, par la
défaite de Jugurtha, jeté en prison à Rome et probablement étranglé
8
ou mort de faim . Ainsi s’achève, pour ce qui est de l’Antiquité,
l’histoire des royaumes autochtones de Berbérie orientale. Mais
l’empire romain qui commence à s’édifier en Afrique aura, durant toute
sa longue histoire et jusqu’à sa disparition, affaire aux révoltes de ces
Berbères qu’il ne parviendra jamais totalement à subjuguer. Et les
personnages de Massinissa et de Jugurtha, au même titre que ceux de
Koceila et de la Kahéna quelques siècles plus tard, continuent d’être
célébrés comme des héros nationaux par la mémoire collective berbère.
LE LEGS DE CARTHAGE
Du fait des destructions puis de la forte urbanisation romaine, les
traces matérielles de la civilisation carthaginoise sont d’une grande
pauvreté. Tout en apportant une masse d’informations de grande
e
valeur, les fouilles commencées dès la fin du XIX siècle sur le site de
Carthage et à partir de 1953 sur celui de Kerkouane au Cap Bon n’ont
permis de restituer que quelques pans de cette culture. Quant à son
rôle intellectuel dans la Méditerranée antique, il est encore plus
difficile à apprécier puisqu’il n’est rien resté des bibliothèques
consumées dans les flammes de 146 et que les historiens coloniaux
l’ont systématiquement déprécié pour exalter celui de Rome, opposant
une fois de plus pour ce faire l’infériorité sémite à la supériorité gréco-
latine.
Pourtant, la présence punique a continué d’imprégner ce morceau
de terre où elle s’était ancrée. Six siècles après la destruction de
Carthage, on trouve cette remarque sous la plume de saint Augustin :
« Ainsi, demandez à nos paysans ce qu’ils sont. Ils vous répondront, en
9
langue punique : Chanani, c’est-à-dire […] Cananoei (Chananéens) . »
À plusieurs reprises, dans ses œuvres autobiographiques, le Père de
l’Église a fait mention de l’usage du punique chez les populations de
l’Afrique romaine. Une telle résilience, sans compter les traces des
cultes puniques dans les pratiques religieuses et, pendant longtemps,
l’utilisation de termes carthaginois pour désigner les fonctionnaires de
l’administration romaine – comme celui de suffète – a fait dire que
l’Afrique romaine a baigné durant des siècles dans une ambiance
religieuse sémitique et punique différente des croyances italiques et des
10
apports hellénistiques . Des millénaires plus tard, il serait vain de
vouloir construire une continuité linéaire entre un lointain passé à bien
des égards effacé et le présent. Mais le palais de la présidence de la
république tunisienne domine aujourd’hui Carthage, comme s’il voulait
s’approprier le lustre de son ancien pouvoir.

1. Elissa, ou plus exactement Elishat, est son nom tyrien et Didon –


dérivé de Deido –, son nom africain, que lui auraient donné les
autochtones.
2. Pendant longtemps, les archéologues ont contesté les datations
hautes de la fondation de Carthage. Mais, à mesure des découvertes, ils
e
ont rejoint les historiens pour la situer à la fin du IX siècle.
3. L’actuel Sousse.
4. Les chotts sont des lacs d’eau salée.
5. L’actuel Sahel.
6. L’Andalousie actuelle.
7. Latinisation du mot phénicien shofet (pluriel : shofetim), signifiant
juge. Les chroniqueurs grecs et romains ont décrit les institutions
carthaginoises avec les mots qui étaient les leurs, comme le Sénat pour
le Conseil, sans qu’ils recouvrent forcément la réalité des fonctions.
8. Elle est souvent nommée Tanit Péné Baal, c’est-à-dire Tanit face de
Baal.
9. Les kohanim en phénicien. Dans les langues sémitiques, ce vocable
et sa racine khn désignent la prêtrise.
10. 64 avant J.-C.-21 ou 25 après J.-C.
11. C’est, entre autres, un des plus célèbres passages de Salammbô de
Flaubert.
12. Partie de l’Asie Mineure aujourd’hui située en Turquie.
13. Chef en langue berbère, qui utilise aussi pour les nommer le titre
d’amenokal.
CHAPITRE II
L’Afrique romaine
Occupation, exploitation, romanisation
Il a fallu près d’un siècle pour que Rome commence à s’occuper
vraiment de sa nouvelle possession même si Scipion Émilien crée,
immédiatement après la conquête, une province d’Africa qu’il sépare
des royaumes indigènes par un fossé, la fossa regia, partant des
environs de Tabarka sur la côte nord-ouest de la Tunisie actuelle pour
aller jusqu’à Thyna, non loin de Sfax. En –122, les frères Gracques y
font un premier essai de peuplement en créant la Colonia Junonia
Carthago sur le site de l’ancienne Carthage et en proposant une
première cadastration foncière. Mais la tentative échoue du fait des
conflits politiques à Rome même et de l’assassinat de Caïus Gracchus
en 121. Durant le siècle suivant, l’Afrique à peine romanisée est
cependant trop près de sa nouvelle métropole pour ne pas prendre part
aux guerres pour le pouvoir qui s’y déroulent, les souverains numides
s’engageant tour à tour dans un camp ou dans l’autre. Lors de
er
l’affrontement entre César et Pompée, le roi massyle Juba I prend
parti pour le second, mais le premier écrase les troupes pompéiennes à
Thapsus en avril 46, prend le contrôle de l’Afrique et transforme la
Numidie orientale en nouvelle province. Après son assassinat en 44, la
guerre civile reprend à Rome et l’Afrique connaît une nouvelle période
de troubles jusqu’à la victoire définitive d’Octave sur Marc-Antoine. En
36, Octave se rend maître des deux provinces africaines. En 27, devenu
Auguste, il les réunit en une seule entité, l’Afrique proconsulaire. Cette
date peut être considérée comme l’acte de naissance de la Tunisie
romaine. Comme toute entreprise coloniale, car elle en fut une avec les
modalités de son époque, la mainmise de Rome sur l’ancien empire
carthaginois et ses marches numides s’est déroulée selon un triptyque
classique, composé de trois volets : l’occupation et l’organisation
administrative des nouvelles provinces, l’exploitation économique de
cette partie la plus prospère et la plus densément peuplée de l’Afrique
du Nord, et une romanisation qui s’est faite au cours des siècles de plus
en plus profonde, au point que cette région d’un empire devenu
immense a été l’une des plus romanisées du monde antique.
L’OCCUPATION ET L’ORGANISATION DE L’AFRIQUE
ROMAINE
Si l’Afrique a vécu des siècles sous l’imperium protecteur de la pax
romana, cette dernière a mis du temps à s’imposer. À l’instar de leurs
prédécesseurs et comme ceux qui les auront suivis, les Romains ont eu
à affronter de fortes résistances autochtones. Réduites à néant dans les
périodes d’affirmation de la puissance impériale, elles n’ont eu de cesse
de se réveiller au moindre signe de son affaiblissement. Sous Auguste
déjà, l’extension de la domination romaine vers le sud se heurte aux
révoltes des tribus Garamantes, Gétules et Musulames, qui atteignent
les steppes de Tunisie méridionale et ne sont maîtrisées qu’au tout
début du premier siècle de l’ère commune. La trêve est toutefois de
courte durée puisque la grande insurrection de Tacfarinas débute en 17
sous le règne de Tibère, successeur d’Auguste. Ces soulèvements sont
directement liés aux progrès de l’occupation et, dans sa foulée, de la
colonisation foncière qui empêche progressivement les populations
semi-nomades de s’approvisionner dans les plaines fertiles situées plus
au nord. La construction, à partir de 14, d’une route reliant Amaedara
(Haïdra) au centre-ouest de la Tunisie actuelle à Capsa (Gafsa) et
Tacapae (Gabès) dans le sud est une des causes de la révolte – relatée
par Tacite – qui ravage pendant huit ans la province. Son chef,
Tacfarinas, exige que Rome lui cède des terres. Mais, malgré ses
premiers succès et le ralliement de plusieurs tribus à sa cause, il est
vaincu et tué en 24. Avec la reprise de la colonisation vers les chotts
Djerid et Fedjej, Rome contrôle dès lors la Tunisie jusqu’aux confins du
Sahara. Pendant toute cette période, le nord du pays – déjà colonisé –
est resté à l’abri des troubles qui ont continué de secouer
sporadiquement la Numidie et les régions sahariennes. À partir du
e
règne de Trajan, au début du II siècle, l’Afrique désormais
profondément romanisée ne connaît plus de soulèvements. Ils ne
reprennent qu’avec le délitement de la puissance romaine qui débute à
la fin de la dynastie des Sévères.
Dès les débuts, la progression puis la consolidation de l’occupation
s’appuient sur deux piliers : la construction d’un dense réseau routier
traversant toutes les contrées de la province et la fortification d’une
frontière, le limes, dont le tracé se déplace vers le sud et l’ouest à
mesure que s’affermit l’autorité impériale sur le territoire africain. À
partir de la fin du règne d’Auguste, les routes relient Carthage à l’ouest
et au sud-ouest du pays. En 29-30, le prolongement vers les chotts de
1
la route Cirta-Capsa-Tacape atteste de la « pacification » des
Musulames. Quant au limes, il se stabilise sous Trajan en enfermant,
depuis les plaines atlantiques et dans tout le Maghreb, un maximum de
terres gagnées à la colonisation. L’Africa englobe pour sa part ce qui est
aujourd’hui la Tunisie, la côte tripolitaine et une bande orientale de
l’actuel territoire algérien. Ce tracé frontalier, matérialisé par une route
bordant les possessions impériales et une rocade ponctuée de postes
er
militaires édifiés en partie dans la seconde moitié du I siècle, a
toujours eu pour but de tenir un front allant en gros du voisinage de
Cirta (Constantine) à la Grande Syrte, de manière à protéger
l’ensemble Africa-Tripolitaine des incursions nomades venues du désert
et d’y permettre la circulation des troupes et des marchandises. Car, à
toutes les époques de l’histoire, seul le contrôle de l’isthme délimité par
les chotts du Sud tunisien et la chaîne montagneuse des Matmata a
rendu possible la maîtrise de la façade est du Maghreb. L’on comprend
dès lors pourquoi, à deux millénaires d’intervalle, les militaires français
se sont tant intéressés au tracé du limes romain lors de leur conquête
du Sud tunisien à partir de 1881.
Malgré la solidité de l’implantation romaine en terre africaine,
l’œuvre de consolidation des frontières de la romanité s’est toujours
apparentée à un travail de Sisyphe. Car la constante volonté
d’expansion territoriale s’est accompagnée de la nécessité tout aussi
impérieuse d’assurer la protection du territoire, et toutes les dynasties
s’y sont attachées. Hadrien (117-138) effectue deux séjours en Afrique
en 122 et 128, afin d’examiner les confins des Aurès et des chotts et de
e
transférer à Lambèse la 3 légion Auguste, chargée depuis la conquête
de la défense des provinces maghrébines et basée à Théveste (Tebessa)
depuis les Flaviens. Il y fait également entamer l’édification d’un
monumental système de fortifications, le Fossatum, composé d’un large
fossé doublé d’un mur de remblai ou de pierres selon les tronçons,
allant des environs de l’oasis de Chebika à l’actuelle ville de Metlaoui.
La construction de ce rempart s’est poursuivie pratiquement jusqu’à la
fin de l’empire. Aux débuts de l’occupation arabe, les nouveaux
conquérants ont nommé Kastiliya la région du Sud tunisien, tant y
étaient nombreux les fortins – castella en latin – édifiés au cours des
siècles par les Romains.
Avec l’avènement de la dynastie des Sévères dont le fondateur,
Septime Sévère, proclamé empereur en 193, est natif de Leptis Magna
en Tripolitaine, la colonie africaine connaît sa plus grande dilatation.
Le premier des Sévères a pour stratégie de doubler le limes vers le sud
et de l’éloigner le plus possible de la côte afin de refouler les nomades
vers le désert et d’élargir le domaine cultivable sous contrôle romain.
e
Au début du III siècle, l’Afrique romaine est protégée par un système
e
complet de sécurité. À partir de la seconde moitié du III siècle, sa
solidité et sa sophistication sont cependant mises à rude épreuve par la
multiplication des incursions nomades, encouragées par
l’affaiblissement de l’empire attaqué sur toutes ses frontières, de
l’Afrique à la Bretagne et à la Germanie. La remontée des tribus
nomades vers le nord oblige l’autorité romaine à se replier sur la
e e
frontière trajane du II siècle qui, elle, restera stable jusqu’au V siècle.
Avant que ne commence le long processus de démembrement de
l’empire, le limes n’est pas seulement une frontière politique et
militaire. Il matérialise aussi le clivage entre sujets « civilisés » et
peuples demeurés à l’écart de la romanité. Il est enfin une ligne de
partage géographique entre les zones cultivables du domaine
climatique méditerranéen et les régions désertiques restées aux mains
des nomades.
À partir de 27, l’administration de la vaste et riche province
d’Afrique proconsulaire est placée sous l’autorité du Sénat et dirigée –
comme son appellation l’indique – par un proconsul, à l’instar des
provinces les plus anciennes et les plus romanisées de l’empire comme
l’Asie Mineure. Le proconsul, en fonction pour un an, choisit deux
2
légats pour l’assister, l’un résidant à Carthage et l’autre à Hippone .
Une dizaine d’années après l’édit d’Auguste distinguant les provinces
sénatoriales de celles placées sous l’autorité de l’empereur, Caligula
(37-41) ôte au proconsul d’Afrique ses prérogatives militaires, faisant
ainsi la différence entre une province africaine en bonne voie de
romanisation et une Numidie plus agitée à l’ouest gouvernée par le
e
légat commandant de la 3 légion Auguste. Aux côtés du proconsul, et
souvent en rivalité avec lui, un procurateur appartenant à l’ordre
équestre est l’agent de l’empereur dans la province chargé de percevoir
les impôts indirects destinés au trésor militaire, l’empereur demeurant
le chef suprême des armées, y compris dans les provinces sénatoriales.
Une administration particulière régit par ailleurs ses biens fonciers.
Jusqu’au renforcement de la mainmise impériale sur les institutions à
l’époque sévérienne puis aux grandes réformes administratives à partir
e
de la fin du III siècle, les pouvoirs du proconsul et des fonctionnaires
impériaux sont limités par ceux des magistrats élus par les villes. Dans
cette province densément urbanisée, le pouvoir des cités est en effet
considérable, elles s’administrent de façon pratiquement autonome et
envoient leurs députés à l’Assemblée provinciale qui contrôle l’exécutif.
Cette architecture administrative se maintient plusieurs siècles, jusqu’à
la militarisation des institutions consécutive au retour de l’insécurité à
l’époque que les historiens ont longtemps nommée le Bas Empire.
L’EXPLOITATION ÉCONOMIQUE
Dès la conquête achevée, Rome se retrouve à la tête d’une province
réputée pour sa richesse, héritière des pratiques agricoles
carthaginoises à l’efficacité reconnue, notamment en matière
d’irrigation, de cultures arbustives et de procédés viticoles, et
renfermant des ressources minières non négligeables. L’Afrique se mue
rapidement en région exportatrice de matières premières agricoles et
minérales vers la métropole dont elle devient un des greniers. De la
distribution de terres aux colons au développement des routes et des
ports, la mise en place des outils d’une économie extravertie attestent
de la volonté romaine de tirer le meilleur parti d’une colonie érigée
dans ce domaine au rang de fleuron de l’empire.
Rome organise d’abord l’occupation du sol. Une fois la Carthage
punique détruite, Scipion Émilien revêt l’habit d’administrateur en
procédant à un découpage des terres cultivables en lots carrés de
50 hectares, les centuries. Cette cadastration rurale a constitué pour
des siècles le cadre de l’administration foncière et fiscale de la
province. C’est en effet sur la centuriation qu’est fondée l’assiette de
l’impôt. Ces unités agraires inscrites sur le sol par des chemins, des
levées de terre ou des bornes dont on a retrouvé des traces sont
distribuées à des propriétaires ou à des locataires. Les vétérans de
l’armée romaine sont prioritaires pour l’attribution des terres dont ils
deviennent propriétaires, et l’on sait combien ils ont contribué à la
colonisation de peuplement jusqu’à la fin du règne de Trajan en 117,
époque où le peuplement romain s’est stabilisé autour de
15 000 immigrants, rapidement fondus dans la population. Quant aux
indigènes, ils payent pour la location des terres une redevance appelée
stipendium, d’où le nom de stipendiaires donné à ces allocataires.
La province d’Afrique a d’abord été vouée à la culture du blé
er
exporté vers la métropole aux immenses besoins. À la fin du I siècle,
les terres à blé couvrent tout le nord et, les bonnes années, les
rendements peuvent atteindre 30 à 40 quintaux à l’hectare dans les
plaines fertiles des vallées de la Medjerda et de l’oued Miliane. La
3
céréale occupe également la région de la Zeugitane et s’étend jusqu’à
e
sa partie sud, la Byzacène romaine. À partir du II siècle, la politique
agricole romaine change de priorité et accorde une importance
croissante à la culture de l’olivier qui s’étend progressivement à tout le
Sahel et colonise les terres situées plus au sud, autour de Thysdrus, de
Taparura (Sfax) et jusqu’aux chotts, à mesure qu’augmentent les
besoins de l’empire en huile pour l’alimentation, l’éclairage
domestique, la parfumerie, la droguerie et d’autres usages. Comme la
vigne, dont le développement suit les progrès du christianisme qui a
fait du vin une boisson liturgique, l’olivier est d’autant plus prisé par les
colons que sa culture rapporte davantage que celle des céréales. Il offre
en outre pour l’autorité l’avantage d’aider à la fixation des populations
nomades puisqu’il faut attendre une dizaine d’années avant que l’arbre
ne commence à produire. C’est ainsi qu’il accompagne l’avancée de
l’armée jusqu’aux steppes et au désert. Son succès est tel que
l’agriculture sédentaire s’est maintenue dans ces régions jusqu’au
e
V siècle au moins. Plus au Nord, autour de Tuburbo Minus-Tebourba,
Tubursicu-Teboursouk, Thugga-Dougga, l’arbre roi voisine avec
d’autres cultures comme la vigne, le figuier, et le blé qui demeure la
culture dominante des grandes plaines et des vallées littorales. Les
traces innombrables de pressoirs, d’huileries, de travaux d’irrigation
partout sur le territoire tunisien attestent de l’importance de
l’oléiculture durant toute l’Antiquité. Il convient de souligner la
permanence de la vocation céréalière et oléicole du territoire tunisien.
Le triptyque méditerranéen blé-olivier-vigne n’a cessé de marquer son
paysage agraire et la colonisation française, à l’instar de son ancêtre
romaine, a développé ces trois cultures pour les besoins métropolitains.
Si la vigne a perdu plus tard en importance du fait de l’islamisation du
pays puis, après l’indépendance, avec la perte du marché français, elle
n’a jamais disparu et occupe aujourd’hui d’importantes surfaces, en
e
particulier au Cap Bon. Et la Tunisie est au début du XXI siècle un des
premiers exportateurs mondiaux d’huile d’olive.
Les routes et les infrastructures portuaires assurent le transport de
ces productions. Avec les progrès de la pacification, le caractère
militaire du réseau routier s’estompe au profit de sa fonction
économique. Il dessert les ports où, du Nord à la côte tripolitaine, les
compagnies d’armateurs sont dotées d’importants privilèges. Les ports
de Bizerte et de Carthage exportent les céréales du bassin de la
Medjerda et de l’oued Miliane. Ceux situés entre Hadrumète et Thenae
(Thyna) évacuent la production oléicole de la Byzacène. Au nord,
Tabarka embarque vers l’Italie et d’autres régions du bassin
méditerranéen le marbre de Simithu (Chemtou). Le calcaire coquillier
est exporté par les ports du Cap Bon. L’Afrique proconsulaire est ainsi
intégrée au vaste système de circulation des marchandises qui irrigue
tout l’empire. Son industrie est d’ailleurs étroitement liée à ses
fonctions exportatrices et particulièrement à l’agriculture. Y dominent
les outils nécessaires à la fabrication de l’huile, pressoirs et moulins, de
même que la poterie d’usage courant dont la province devient un
important exportateur.
La prospérité du pays ne s’accompagne cependant pas forcément de
celle de ses habitants. Les lois foncières régissant la propriété et l’usage
du sol sont en effet marquées par une double inégalité, celle octroyant
des droits différents aux citoyens romains et aux autochtones mais qui
s’estompe avec le temps, et celle qui – à l’inverse – se renforce au cours
des siècles entre grands propriétaires et travailleurs de la terre de
condition libre ou servile. Par la conquête, l’ensemble du sol africain
est devenu propriété du peuple romain (ager publicus Populi Romani)
et a été divisé en trois parts : la première laissée aux stipendiaires
autochtones, la deuxième attribuée aux citoyens romains installés dans
les colonies, et la troisième constituée par les grands domaines (fundi
ou salti) devenus possession des membres de l’aristocratie romaine ou
entrés dans le patrimoine de l’empereur. Ces salti impériaux ou privés
sont pour la plupart situés dans les riches régions du nord-ouest et leur
exploitation est réglementée par un ensemble de codes, dont la célèbre
Lex Manciana. Cette loi, demeurée en vigueur en Afrique du Nord
e
jusqu’au V siècle, est bien connue grâce à l’inscription d’Henchir
1
Mettich, gravée dans la pierre en 116 . Selon les textes, ces grands
domaines sont affermés à des concessionnaires – les conductores – qui
les font en petite partie cultiver directement par des chefs
d’exploitation, et sous-louent la plus grande part à des métayers libres
qui, sans être propriétaires de leur lot, en sont des occupants
héréditaires contre un tiers de leur récolte et un nombre fixé de jours
de corvée sur la partie du saltus exploitée directement. Ces coloni ont
er
remplacé dès la fin du I siècle les esclaves ruraux, mais leur condition
n’a cessé de se détériorer au fil du temps et ils se voient peu à peu
interdire de quitter la terre qu’ils cultivent, jusqu’à ce que l’évolution
e
aboutisse – comme en Europe à partir du V siècle – à un statut
équivalent à celui du servage. Quant aux nomades privés de leurs
terres de parcours par l’extension de la colonisation, ils ont été réduits
pour beaucoup d’entre eux à la condition de travailleurs journaliers. En
revanche, les conductores, entrepreneurs puissants qui ont une
influence non négligeable sur les autorités sont, à partir du règne
d’Hadrien, de plus en plus choisis parmi les propriétaires locaux, ce qui
confirme le développement d’une élite économique autochtone.
De fait, la hiérarchie de la fortune a peu à peu remplacé les
distinctions ethniques. Cette indigénisation des élites s’est
progressivement étendue à tous les secteurs d’activité et a constitué un
puissant facteur de romanisation. Ainsi, la légion au recrutement
ouvert aux seuls citoyens romains a été aux débuts de l’occupation
essentiellement composée de soldats originaires des provinces
er
occidentales de l’empire, auxquels ont succédé au I siècle des recrues
e
venues d’Orient. À partir du II siècle, les Africains deviennent
majoritaires en son sein, le nombre de citoyens romains n’ayant cessé
d’augmenter dans la province d’Afrique à la rapide croissance
démographique durant les deux premiers siècles de l’ère commune.
Cette armée est secondée par des corps auxiliaires dont le recrutement
e
local devient la règle à partir du milieu du II siècle. Si l’économie a
reposé sur des logiques d’exploitation par la métropole, la gestion de la
colonie s’est appuyée sur une politique de romanisation systématique
dont le succès se mesure à la profondeur des traces qu’elle a laissées.
L’entreprise a été légalement entérinée en 212 par l’édit de Caracalla
octroyant la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire. On
se penchera cependant plus loin sur les insuffisances de cette politique
dont les inégalités sociales ont constitué l’un des aspects les plus graves
et ont compromis la pérennité de la romanisation.
LA ROMANISATION
er e
Du I siècle avant J.-C. jusqu’à l’occupation byzantine au VI siècle
de notre ère et même plus tard, la romanité s’est ancrée en terre
africaine en y installant ses institutions, ses cultes, sa langue et sa
culture, en latinisant ses élites, au point que la province a donné à
l’empire quelques-uns de ses plus grands littérateurs ainsi qu’une
dynastie, celle des Sévères. Avec leur avènement, l’heure de l’Afrique
e
succède à la fin du II siècle à celle de l’Espagne dont était originaire la
e
dynastie précédente des Antonins. Dès la fin du II siècle, la bourgeoisie
municipale africaine fournit nombre de hauts dignitaires à l’empire,
30 % des membres connus de l’ordre équestre et 15 % de ceux de
2
l’ordre sénatorial sont alors d’origine africaine . Mais, de même qu’on a
mentionné pour la période antérieure l’existence d’une civilisation
libyco-punique, les éléments orientaux et autochtones s’étant fondus en
une riche synthèse culturelle, il convient pour les siècles romains de
parler de romanité africaine. Si profonde qu’ait été l’influence de
l’occupant, elle s’est d’autant plus facilement mêlée au substrat local
que les Romains ont fait montre dans tout leur empire d’une étonnante
capacité d’acceptation des coutumes et des croyances autochtones, à
condition qu’elles ne contestent pas leur imperium. C’est ainsi que la
civilisation romaine d’Afrique s’est enrichie des apports du vieux fond
berbère et d’un legs punique que la conquête puis l’occupation n’ont
jamais totalement éliminé.
La Carthage punique avait jeté les bases de l’urbanisation du nord-
ouest de la Tunisie et de son littoral. Rome a ainsi hérité d’une colonie
dotée d’un réseau serré de villes qu’elle n’a cessé de densifier dès
l’époque où César s’en est emparé. On lui doit le développement de
nombreuses cités dont Curubis (Korba), Clupea (Kélibia), Hippo
Diarrhytus (Bizerte), Neapolis (Nabeul) et Thysdrus (El Djem). Il faut
toutefois attendre Octave pour que la nouvelle Carthage sorte de terre
à côté des décombres de l’ancienne capitale punique, avec l’envoi des
premiers colons en 29 avant J.-C. Comme dans le reste de ses
possessions occidentales, l’empire débutant a procédé à l’installation de
« colonies » militaires, civiles ou mixtes en étendant parallèlement le
droit de cité (civitas) à un nombre toujours croissant d’habitants. Les
quelque 200 villes qu’a bientôt compté la Proconsulaire – dont une
vingtaine dressent encore leurs imposants vestiges dans toute la
Tunisie – ne vivent pas toutes sous le même régime : à côté des cités
peuplées d’immigrants, les communes pérégrines ou stipendiaires sont
des agglomérations où les populations autochtones sont régies par
leurs institutions traditionnelles – berbères ou puniques – tolérées par
e
Rome sans être reconnues de jure. À partir du II siècle, ces statuts
municipaux hétérogènes ont fait place à une harmonisation
progressive, les communes pérégrines et les municipes se raréfiant au
profit des cités de droit romain. En généralisant la citoyenneté, l’édit de
Caracalla de 212 unifie les statuts juridiques urbains.
Cette densité urbaine exceptionnelle, l’Afrique étant la province
abritant le plus grand nombre de cités, explique pour une grande part
le succès de la romanisation car il est indispensable de parler latin pour
accéder aux charges municipales qui assurent l’accès à la notabilité et à
l’exercice du pouvoir. Ce dernier appartient en effet dans chaque ville
au Sénat municipal dont le nombre de membres dépend de
l’importance de la ville. Les fonctions de ces décurions comme on les
appelle, ainsi que celles des magistrats, ne sont pas rétribuées. Au
contraire, ce sont eux qui versent leur obole à la cité lors de leur entrée
en charge et qui rivalisent de générosité afin d’assurer leur popularité,
donc la pérennité de leur influence. On leur doit la construction de la
plupart des édifices urbains publics, thermes, temples et lieux de
réunion. Les villes vivent ainsi sous une sorte de démocratie censitaire
où la richesse et l’adoption de la langue et des modes de vie de
l’occupant ouvrent la voie à la reconnaissance sociale et au pouvoir.
Toutes ces cités, grandes ou petites, ont connu une vie publique intense
et nombre d’entre elles ont été de puissants foyers de culture et,
partant, de diffusion de la romanité. La démographie historique a tenté
de quantifier leur population en se fondant sur les traces
topographiques qui nous sont parvenues, sans toutefois arriver à des
estimations précises. Ainsi, à l’époque de sa plus grande extension
e e
entre le milieu du II et le milieu du III siècles, Carthage aurait compté
entre 100 000 et 300 000 habitants. La seule certitude que l’on puisse
avoir est qu’elle a figuré parmi les cités les plus peuplées de l’empire, se
situant probablement à la troisième place après Rome et Alexandrie.
Les trois autres villes les plus importantes, Thysdrus, Utique et
Hadrumète, auraient abrité pour leur part 25 000 à 30 000 habitants
chacune. Quant aux dizaines d’autres cités petites ou moyennes, elles
3
pouvaient compter jusqu’à 10 000 habitants .
Cette bourgeoisie municipale romanisée connaît son apogée sous le
règne de Septime Sévère (193-212) avant de sombrer dans une lente
e
décadence à partir de la seconde moitié du III siècle qui voit s’effacer
les fastes de la romanité classique. Commence alors une ère où c’est
autour des églises, détentrices de l’autorité et garantes d’une relative
sécurité, que se regroupent les habitations, désertant les centres
urbains qui avaient fait pendant des siècles la réputation économique,
politique et culturelle de l’Afrique romaine. Mais l’urbanité et
l’extension de la citoyenneté, ces deux vecteurs principaux de la
romanisation, ont touché les campagnes et les régions périphériques de
façon assez superficielle, ce qui explique la relative facilité avec
laquelle elle a été balayée une fois disparue la domination politique. À
son plus haut niveau de développement, la bourgeoisie municipale –
occupants des charges publiques, industriels et commerçants – n’a
compté que quelques dizaines de milliers de familles. Sans demeurer
totalement à l’écart de la civilisation dominante, la majorité de la
population africaine n’y a été que partiellement associée. Quant aux
habitants du désert, ils n’ont pratiquement pas été romanisés. Réservée
aux élites, cette romanisation par le droit, les institutions et la langue
n’en a pas moins permis l’émergence d’une vie culturelle intense. À
côté des Espagnols, nombre d’Africains ont compté parmi les plus
grands écrivains de l’empire. Le plus célèbre d’entre eux est Apulée de
Madaure (Mdaourouch), né vers 125 et mort après 164, qui se disait
mi-Gétule et mi-Numide, et dont les principales œuvres – L’Apologie,
Les Florides et surtout Les Métamorphoses ou L’Âne d’or – ont été hissées
au panthéon de la littérature latine. D’autres ont brillé dans les
disciplines juridiques, et l’Africain Fronton fut le précepteur de Marc
Aurèle. Les cités importantes abritaient toutes de riches bibliothèques
publiques, et il faut mentionner le luxe de l’architecture romano-
africaine, la Proconsulaire ayant abrité des bâtiments publics parmi les
plus vastes du monde romain comme l’amphithéâtre de Thysdrus ou
les Thermes d’Antonin à Carthage. On y trouve, comme en sculpture ou
dans l’art funéraire, une adaptation des canons romains aux réalités et
aux goûts locaux. Ainsi, la maison romano-africaine n’a pas d’atrium
comme en Italie, mais une cour centrale autour de laquelle sont
4
disposées les constructions . Ce modèle hellénistique importé à
4
l’époque punique s’est perpétué dans le plan du dar traditionnel
maghrébin.
DES DIEUX BERBÈRES AU CHRISTIANISME,
UNE HISTOIRE RELIGIEUSE TOURMENTÉE
L’histoire religieuse du Maghreb en général et de la Tunisie en
l’occurrence s’est caractérisée depuis l’Antiquité par une série de
particularismes qui se sont perpétués jusqu’à une époque récente. Elle
s’est toujours distinguée, d’une part par une interpénétration des
croyances locales et des cultes importés et, de l’autre, par une tendance
permanente à faire de la religion le support idéologique des conflits
politiques et sociaux qui s’y sont déroulés. D’autres régions du monde
ont certes connu de telles correspondances, mais probablement pas
avec la même constance. Du donatisme de la romanité tardive au
kharijisme médiéval et au rigorisme malékite qui est la forme
dominante du sunnisme maghrébin, peut-on déceler des continuités
qui seraient l’apanage d’un indéracinable localisme religieux ayant en
quelque sorte digéré les influences extérieures successives en leur
imprimant sa marque ? C’est la thèse de nombre d’historiens dont
certains ajoutent à ces caractères la précocité du monothéisme qui a
conquis l’Afrique et s’y est étendu jusqu’à y devenir prépondérant des
siècles avant que l’Europe ne s’y soit entièrement soumise.
Les autochtones ont adopté tour à tour les dieux puniques puis
ceux des Romains. Ou, plutôt, tout en continuant à vénérer les maîtres
surnaturels de leurs forêts, de leurs grottes et de leurs montagnes, ils
ont souvent donné à leurs divinités les plus importantes les noms de
celles des maîtres du moment, appelant ainsi Neptune leur propre
génie des eaux. Ils ont également romanisé les dieux puniques qu’ils
avaient intégrés à leur panthéon, Tanit devenant Junon Caelestis et
Baal Hammon se muant en Saturne. Hors la révérence obligée au culte
impérial et à la triade capitoline, signe de soumission à l’empereur, la
plasticité de Rome en matière religieuse a autorisé tous les
synchrétismes. Les divinités orientales qu’elle a accueillies, d’Isis à
Mithra et à Cybèle, ont également été honorées en Afrique, avant que
les fils de Septime Sévère y fassent entrer le culte solaire d’Héliogabale
venu de leur ascendance maternelle syrienne. En matière religieuse
comme en beaucoup d’autres, Rome n’a pas fait table rase du passé qui
l’avait précédée. L’aristocratie et la bourgeoisie ont pour leur part
affiché leur loyalisme à l’égard de l’empire en adoptant les cultes
officiels, et leurs membres les plus en vue ont revêtu la dignité de
flamine, prêtrise consacrée au culte du couple impérial, garant du
bonheur de ses sujets.
Seul le monothéisme ne pouvait s’intégrer à ce grand métissage
religieux. Car, par définition même, le dieu unique ne cohabite avec
personne. Rome s’est donc vite méfiée de ses ambitions, tout en
tolérant longtemps le particularisme des communautés juives installées
sur le sol africain, essentiellement dans ses villes, Carthage en
5
comptant le plus grand nombre . Si la légende fait remonter les
premières implantations juives, celle de Djerba en particulier, à la
e
destruction du premier Temple au VI siècle avant J.-C. et même avant
selon certaines interprétations des textes anciens, les traces irréfutables
5
n’en apportent la preuve que plus tard . La présence juive en Égypte et
e
en Cyrénaïque est attestée dès le III siècle avant J.-C., et il est probable
que ces communautés ont essaimé en Afrique du Nord où leur présence
est pratiquement certaine après la guerre de Judée menée par Titus,
qui s’achève en 70. L’archéologie a confirmé leur importance en
e
mettant à jour des lieux de culte et des nécropoles remontant aux III et
e
IV siècles, dont la synagogue de Naro (Hammam Lif) dans les environs
de Tunis, celle de Kélibia au Cap Bon, et la grande nécropole de
6
Gammarth qui aurait compté plus de 4 000 tombes . À la fin du
e
II siècle, leur influence conduit Tertullien à les attaquer dans son
e
pamphlet Adversus Judaeos. Au V siècle, saint Augustin qui les
vilipende mentionne aussi leur présence à Hadrumète, Utique et
e
Tusuros (Tozeur). La reconquête byzantique au VI siècle et la
persécution qu’a exercée contre eux Justinien voient nombre d’entre
eux se réfugier dans les montagnes de Numidie où ils feront souche.
Est-ce, comme on l’a dit, l’adoption par les indigènes depuis l’époque
punique du maître des dieux supérieur à tous les autres, Baal
Hammon ? Est-ce l’origine orientale du monothéisme qui l’a rendu
familier à des populations influencées depuis longtemps par les
civilisations venues de l’Est ? Les sources attestent en tout cas une
adhésion importante au judaïsme, première forme du monothéisme en
terre africaine. C’est d’ailleurs au sein des populations juives que le
christianisme naissant a massivement recruté. Mais il a des objectifs
autrement plus ambitieux que son aîné dont il est issu, et – dès ses
premiers développements – il est soupçonné de vouloir menacer l’unité
morale de l’empire. L’histoire du christianisme en Afrique peut alors
être partagée en deux grandes périodes, la première où alternent
persécutions et moments de relative tolérance et la seconde où –
devenu hégémonique – il est déchiré par ses propres divisions.
e
Jusqu’à la fin du II siècle, la nouvelle religion n’est pas assez
puissante pour inquiéter véritablement. Septime Sévère, soucieux de
ne pas la voir s’étendre, interdit le prosélytisme juif et chrétien. Mais le
christianisme, qui rompt à cette époque avec le judaïsme, prend de
l’ampleur, et l’Afrique lui donne quelques-uns de ses défenseurs les
plus ardents. C’est le cas de Tertullien, né à Carthage vers 155-160 et
l’une des trois grandes figures du christianisme africain avec Cyprien et
Augustin. Dans son Apologétique écrite en 197, ce champion d’une foi
intransigeante réfute violemment le paganisme et s’attaque aux
concurrents de l’Église, les juifs et les sectes mystiques qui prolifèrent
e
avec l’orientalisation de l’empire. À partir du début du III siècle, les
persécutions deviennent systématiques, hors de brèves parenthèses. Le
martyre de Cyprien en 257 en est un épisode célèbre. Ce Père de
l’Église est nommé évêque de Carthage en 251 à un moment
d’accalmie. Mais la répression reprend dès 252 et Cyprien, qui a refusé
d’abjurer, est exécuté. Le christianisme se répand néanmoins dans
toutes les couches de la société, y compris dans les milieux ruraux les
moins romanisés, au point qu’il est désormais perçu comme une
menace existentielle et Dioclétien, nommé empereur en 284,
pourchasse les chrétiens de plus belle pour tenter de restaurer la
religion romaine traditionnelle. L’édit de persécution promulgué en
303 ordonne l’épuration de l’armée de ses éléments chrétiens et la
fermeture des églises. Il est cependant trop tard. Entérinant un état de
fait, le futur empereur Constantin signe en 313 à Milan l’édit de
tolérance qui stipule la liberté religieuse, prélude à la reconnaissance
du christianisme comme religion officielle de l’empire. Constantin,
devenu empereur en 324, entend mettre cette force nouvelle à son
service et l’Église – dotée d’importants privilèges judiciaires et fiscaux –
e
devient dès lors un rouage essentiel de l’État. Au IV siècle, l’Afrique du
Nord compte quelque 600 évêchés, contre à peine une centaine en
Gaule à la même époque. L’essor de l’architecture religieuse –
basiliques, chapelles, baptistères – témoigne de la puissance matérielle
de la hiérarchie ecclésiastique qui concentre peu à peu l’essentiel du
e
pouvoir. Dans les dernières années du IV siècle, la persécution
systématique du paganisme élimine les religions traditionnelles ou, du
moins, les rend invisibles, les cultes païens demeurant vivaces dans la
sphère domestique. Commence alors ce qui deviendra au cours des
âges un marqueur de l’identité religieuse maghrébine, le recyclage des
vieilles divinités en figures de martyrs et de saints.
e
Dès les débuts du IV siècle, il convient toutefois de parler des
églises plutôt que de l’Église. Car le christianisme africain a été
confronté au schisme donatiste avant d’être divisé par l’arianisme. Au-
delà de ses péripéties factuelles, le premier a été perçu comme un
moment crucial de l’histoire de la région dans la mesure où il a
inauguré deux dimensions dans lesquelles on a voulu voir une
caractéristique de la berbérité : le rigorisme religieux et la force des
contestations sociales le prenant pour étendard. Au terme de la
persécution de Dioclétien, les chrétiens se sont divisés entre ceux qui
avaient renié leur foi et ceux qui l’avaient défendue. Les seconds,
menés par l’évêque Donat soutenu par l’épiscopat de Numidie, se
réunissent dans une église farouchement opposée à la hiérarchie
officielle représentée par l’évêché de Carthage. S’ensuit une lutte qui
dure un siècle, jusqu’à ce que saint Augustin consacre en 411 le
triomphe du catholicisme, le donatisme étant tour à tour réprimé ou
toléré par l’autorité impériale. Si cette Église parallèle – caractérisée
par son intransigeance doctrinale, son sectarisme et son goût pour le
martyre assimilé au véritable baptême – a duré si longtemps, c’est que
les masses rurales hostiles à la puissance accrue des grands
propriétaires terriens et à l’évolution de leur condition vers le servage
se sont reconnues dans sa rhétorique contestataire condamnant la
6
richesse au nom de la sainteté. Les circoncellions , comme on a appelé
ces ouvriers agricoles révoltés, ont constitué à partir du milieu du
e
IV siècle les troupes de choc des donatistes. S’y sont également ralliés
quelques grands chefs berbères en guerre contre Rome. Sécession
morale, insurrection sociale et paravent religieux d’un irrédentisme
autochtone, le donatisme ne peut pour autant être assimilé à ce que
l’époque contemporaine appellerait un mouvement prolétaire. Car une
partie de sa hiérarchie – attachée à sa richesse et à ses privilèges – s’est
désolidarisée des circoncellions dans lesquels elle a vu un ferment de
désordre, plusieurs évêques demandant même contre eux l’aide
impériale. Sous sa forme la plus violente, la rébellion a été cantonnée à
la Numidie et à la Maurétanie, mais la Tunisie n’a pas été épargnée par
un schisme qui a affaibli l’autorité étatique alors que les dangers
extérieurs se précisaient, et qui aurait joué un rôle majeur dans la
7
désagrégation de la société romano-africaine . L’arianisme lui, dont la
e
doctrine commence à se répandre à la moitié du IV siècle, connaîtra
son apogée à l’époque vandale, une fois que l’empire aura rendu les
armes devant les nouveaux conquérants.
1. Sous tous les cieux et à toutes les époques, le vocabulaire colonial a
employé le terme « pacification » pour décrire la soumission des
peuples conquis à l’issue de campagnes militaires. C’est pourquoi nous
le mettons entre guillemets.
2. Bône pendant la colonisation française, aujourd’hui Annaba.
3. Le nord de l’actuel Sahel.
4. Maison en arabe dialectal.
5. Depuis César, en raison du soutien qu’ils lui apportèrent contre
Pompée, les juifs ont joui d’un statut privilégié dans les possessions
romaines. Jules César leur a en effet octroyé la Magna carta pro Judaeis
qui les dispense du culte impérial en leur donnant l’autorisation de
prier Dieu pour l’empereur. Leur statut se détériore à partir de l’édit de
Constantin en 313 qui fait du christianisme la religion de l’État.
6. Dérivé de circum cellas, ceux qui rôdent autour des granges.
CHAPITRE III
De Rome aux Arabes
e e
La période qui s’étend du III à la fin du VI siècle n’a cessé de poser
des questions à l’historiographie. Faut-il en effet considérer que cette
longue séquence est hachée par une série de ruptures qui la
découperaient entre un « Bas Empire » déliquescent et promis à la
disparition, un siècle vandale auquel succède un siècle byzantin et,
enfin, une conquête arabe mettant définitivement fin à l’Antiquité
africaine ? Ou faut-il privilégier la thèse d’une continuité entre les
époques successives de cette Antiquité tardive qui a pris en Afrique du
Nord des formes différentes de celles qu’elle a connues en Europe ?
Auquel cas, il conviendrait de parler d’une longue période de
mutations de la romanité davantage que de son naufrage. Dans cette
perspective, de nombreux auteurs ne tiennent plus compte du clivage
qui a longtemps fait autorité entre période romaine, vandale et
byzantine, préférant déceler dans l’histoire des permanences que
mettent en lumière les études récentes sur le christianisme africain, sur
la résistance de la vie urbaine ou sur la complexité d’un irrédentisme
1
berbère plus marqué par l’influence romaine qu’on ne l’a dit . Ces
controverses sur la plus ou moins grande résilience de la latinité vont
d’ailleurs au-delà de la conquête arabe, plusieurs auteurs ayant étudié
e
l’importance de ses traces jusqu’au XI siècle. La longévité du
christianisme africain toujours prospère dans les premiers siècles
arabes, ou l’existence – attestée par des chroniqueurs médiévaux – d’un
bas latin africain encore parlé dans nombre de régions de l’actuelle
Tunisie consolident leur argumentaire. À l’inverse, d’autres auteurs ont
souligné la fragilité de la latinité africaine et la résistance de la
pluralité linguistique au Maghreb oriental entre parlers libyques et
rémanence de la langue punique « derrière la double et brillante façade
2
du phénomène urbain et du phénomène littéraire ». Enfin, dans la
même veine et sans épuiser le sujet, beaucoup expliquent le succès
arabe par l’ancienneté et l’étroitesse des liens culturels unissant le
Maghreb à l’Orient, beaucoup plus qu’au nord de la Méditerranée, en
rappelant que la romanité n’a jamais pu effacer la profonde
imprégnation de l’Afrique par sept siècles de civilisation punique. En
quelque sorte, l’héritage légué par le passé préromain aurait davantage
contribué à l’effacement progressif de la romanité que les soubresauts
de l’empire finissant, et l’adhésion à l’islam aurait constitué une
nouvelle modalité du tropisme oriental de la province africaine.
LE LONG AUTOMNE DE L’EMPIRE
En universalisant la citoyenneté romaine en 212, Caracalla a voulu
donner un nouveau souffle à un empire désormais si vaste qu’il
devenait ingouvernable avec les outils de ses débuts. Mais cette
décision, tout en consacrant avec éclat la capacité de Rome à intégrer
les peuples soumis, n’a pas suffi à désarmer les forces centrifuges qui se
renforcent au contraire de la Perse à la Germanie en passant par les
confins sahariens. Dès la fin des Sévères et même avant dans certaines
régions, la puissance romaine est menacée sur ses marches par des
populations plus ou moins romanisées qui aspirent soit à davantage
d’autonomie, soit à la conquête du pouvoir central et de ses bénéfices.
e
La « crise » du III siècle a cependant été moins longue et moins
profonde au Maghreb que dans les autres provinces d’Occident, et
l’Afrique s’est redressée pour un temps après l’avènement de
Dioclétien. Elle n’en a pas moins été durablement atteinte par la
conjonction ou la succession d’une série de facteurs : l’affaiblissement
de la vie municipale due à la reprise en main autoritaire de l’État
sévérien, le renouveau des mouvements insurrectionnels berbères
inauguré dès 172 par une reprise de l’agitation des Maures Baquates à
la frontière des Maurétanies césarienne et tingitane, et les crises
e
religieuses du IV siècle – alimentées par un regain de religiosité censé
comme en tous lieux et en tous temps conjurer les malheurs de
l’époque. Plus grave, le précaire équilibre social géré à leur profit par
les classes dominantes mais qui n’avait pas interdit un mouvement
e
d’ascension sociale se dégrade à partir du III siècle du fait de
l’accaparement des terres des cités par les grands propriétaires, qui
annonce une dérive féodale des statuts du sol et de ses exploitants.
Enfin, les nécessités de la défense de l’empire accroissent une pression
fiscale qui devient vite insupportable. Si, dans le reste du Maghreb, la
paix romaine est toujours restée fragile, cette panne de la prospérité
atteint désormais la paisible Proconsulaire et attise les conflits. Devant
la montée de l’hostilité des ruraux envers les citadins dont la richesse
ou l’aisance est en grande partie assurée par les revenus de
l’agriculture, on commence à fortifier les villes et les bourgs par crainte
de l’insécurité. Signe de la dureté des temps, une tendance à la
dépopulation se manifeste après plus de deux siècles d’accroissement
démographique.
Pour assurer à nouveau la sécurité dans l’empire et en restaurer la
puissance compromise, Dioclétien (284-303) met en œuvre une
gigantesque réforme de ses institutions et procède à un redécoupage de
ses provinces dotées chacune d’une administration civile et militaire,
leur nombre passant de quatre à huit au Maghreb tout en voyant leur
territoire limité à ses parties utiles. Cette réorganisation a été accélérée
par la grande révolte berbère qui l’a précédée. Les troubles ont
commencé en 253 sous la direction du chef Faraxen et se poursuivent
jusqu’à la fin du siècle où le calme paraît rétabli, mais pour un temps
seulement puisque les hostilités reprennent dans la seconde moitié du
e e
IV siècle. C’est à la fin du III siècle que Rome évacue pratiquement tout
le Maroc actuel d’où est partie l’insurrection, rattachant à l’Espagne ce
qui lui reste de la Maurétanie tingitane. La Proconsulaire est divisée en
trois nouvelles entités plus resserrées et mieux contrôlables. Tandis que
les zones désertiques à l’ouest de Leptis Magna sont évacuées et
l’occupation limitée aux villes de la côte, la nouvelle province de
Tripolitaine remonte jusqu’au Djerid, la Byzacène – avec Hadrumète
pour chef-lieu – va de Gabès au golfe d’Hammamet et comprend les
steppes de l’intérieur, et la Proconsulaire proprement dite s’étend sur le
nord de la Tunisie et le nord-est de l’Algérie avec Carthage pour
capitale. Signe que la Tunisie utile n’a pas perdu de son importance, le
proconsul d’ordre sénatorial qui réside à Carthage reçoit une des
indemnités annuelles les plus élevées des fonctionnaires de l’empire.
Ses deux légats basés à Hippone et à Carthage appartiennent à la
bourgeoisie municipale africaine qui a ainsi achevé son processus de
promotion sociale. Le Vicaire d’Afrique, qui a autorité sur toutes les
provinces du Maghreb, réside lui aussi à Carthage.
Après l’accalmie qui succède à la reprise en main de Dioclétien,
Constantin et ses successeurs inaugurent une nouvelle série de
réformes tendant à sauver ce qui reste de l’empire. L’Europe devenant
de moins en moins sûre, Constantin consacre son orientalisation en
quittant Rome et en transportant sa capitale à Byzance. En 395, les fils
de Théodose se partagent un empire désormais scindé en deux,
Honorius devenant empereur d’Occident et Arcadius prenant la tête de
l’empire d’Orient. Quelques années à peine après cette division, en 410,
le chef wisigoth Alaric s’empare de Rome, compromettant l’existence
d’une des plus importantes constructions étatiques de l’Antiquité.
L’Afrique, pourtant, reste relativement épargnée par la tourmente, du
moins pour un temps, et l’aristocratie sénatoriale se réfugie même à
Carthage afin de fuir les troupes d’Alaric. La province reste un gros
producteur de blé et d’huile et, tout en souffrant des conséquences de
l’insécurité, elle est victime d’un appauvrissement moins prononcé que
le reste de l’Occident demeuré romain.
L’insécurité s’aggrave toutefois avec la reprise de l’agitation berbère
dès 363 en Tripolitaine, puis avec une série de grandes insurrections à
partir de 372. Mais, comme au moment des guerres puniques et dans
les débuts de l’occupation romaine, les chefs berbères n’ont jamais su
faire front commun face à Rome et se sont tour à tour révoltés et alliés
à elle, tentant d’en instrumentaliser la puissance dans les guerres
dynastiques qu’ils se sont livrées. Le cas le plus emblématique de ce
type de retournement est celui du chef numide Gildon qui se révolte
e
contre Rome à la fin du IV siècle après avoir combattu à ses côtés en
372 contre son propre frère Firmius. Ce prince profondément romanisé
avait été récompensé en étant nommé comte d’Afrique par Théodose,
mais il se révolte à son tour en 395 avant d’être défait et tué en 398
par les forces romaines commandées par un autre de ses frères,
Mascezel. De tels épisodes montrent qu’il n’a pas existé de
« mouvement de libération » berbère qui aurait profité du déclin de
l’empire pour s’en affranchir, comme a parfois voulu le croire une
historiographie identitaire, mais des soulèvements ayant plutôt eu pour
but un partage du pouvoir et des richesses qui l’accompagnaient.
À preuve, l’accumulation par Gildon d’une considérable fortune
foncière prise sur le domaine impérial du temps qu’il était un rouage
de l’autorité. Un tel constat n’équivaut pas à une sous-estimation de la
singularité des sociétés berbères unies par une culture, des modes de
vie, des croyances et des formes institutionnelles communes, mais cette
unité ne s’est jamais traduite en termes politiques. Faut-il conclure,
comme l’ont fait nombre d’historiens à commencer par Ibn Khaldoun, à
la permanence de « l’anarchie berbère » dans la sphère politique ?
L’histoire ne pouvant être essentialiste, contentons-nous de constater
que ce ne sont pas les révoltes autochtones qui ont scellé le sort de
l’empire romain d’Afrique, même si elles l’ont fragilisé, mais l’invasion
vandale.
L’Église, pourtant, a tenté de pallier les carences de l’État et
l’affaiblissement des autorités municipales en prenant une part de plus
en plus déterminante dans l’administration de la province à partir du
e
IV siècle. C’est autour de ses évêchés et de ses édifices que se
regroupent désormais des populations voyant en elle un rempart
contre les nouvelles menaces. Vieille terre de chrétienté à laquelle elle
e e
aura donné trois papes entre la fin du II et la fin du V siècle, l’actuelle
Tunisie tente de retrouver une stabilité en confiant aux autorités
ecclésiastiques désormais toutes-puissantes la charge d’un pouvoir
temporel échappant de plus en plus aux structures impériales
traditionnelles. Saint Augustin a joué un rôle majeur dans cette
évolution qui est la marque de l’empire finissant. Ce natif de Thagaste
1
en Numidie y voit le jour en 354. Converti au christianisme à trente-
deux ans, devenu prêtre puis évêque d’Hippone en 395, il consacre sa
vie au service de l’Église, combattant sans relâche le schisme donatiste
et usant de toutes ses forces pour assurer l’hégémonie du catholicisme.
Considéré comme un des plus grands Pères de l’Église – dont
aujourd’hui les Algériens et les Tunisiens se disputent la possession
dans une rivalité mémorielle qui ne correspond pas aux frontières de
l’époque –, il a produit une œuvre immense. La Cité de Dieu aura une
influence considérable sur le catholicisme médiéval. Saint Augustin est
un des représentants les plus emblématiques des Africains de culture
latine – il en a longtemps enseigné la rhétorique et l’éloquence, sans
que sa romanité ne lui fasse oublier son appartenance au terreau
autochtone pétri de punicité et de berbérité. Dans ses Confessions, il y
fait plusieurs fois référence en rappelant l’usage encore général du
parler punique dans sa région natale. Signe qu’une page de la romanité
e
se tourne au début du V siècle, le célèbre évêque d’Hippone meurt en
430 pendant le siège de sa ville par les Vandales. Un nouveau siècle
commence avec eux sans pour autant que l’on puisse parler de rupture
radicale avec l’ancien monde.
DES VANDALES AUX BYZANTINS
Aucun peuple ayant occupé l’Afrique du Nord n’y a laissé aussi peu
de traces que les Vandales. Ces Germains originaires des rives de la
Baltique ont déferlé sur toute l’Europe en moins de vingt ans pour
débarquer en 429 à l’est de l’actuel Tanger et fonder en terre africaine
le seul royaume germanique ayant existé hors du continent européen.
3
Sous la conduite de leur roi Genséric , demeuré célèbre pour avoir mis
en échec les armées les plus puissantes de l’époque, environ
80 000 hommes, femmes et enfants, une population entière a franchi le
détroit de Gibraltar et s’est dirigée vers les riches terres de
Proconsulaire et de Byzacène qui attisent la convoitise des nouveaux
conquérants. Hippone est emporté en 430 au terme de quatorze mois
de siège. En 439, Genséric s’installe à Carthage après une série de
victoires sur les troupes romaines. En 442, Rome s’incline et le chef
vandale se voit concéder par traité la Proconsulaire, la Byzacène, la
Tripolitaine et la Numidie orientale, c’est-à-dire la partie la plus
prospère et la plus romanisée de l’Afrique du Nord. C’est sans doute la
raison pour laquelle le royaume vandale s’est coulé facilement dans le
moule de la vieille administration impériale et que les immigrants se
sont rapidement dissous au sein de la majorité autochtone, adoptant
les mœurs romano-africaines. Ils n’en ont différé pendant leur siècle
d’occupation que par la religion, puisqu’ils ont pratiqué l’arianisme,
cette hérésie aux yeux des catholiques, qui ne reconnaît ni la divinité
du Christ ni la Trinité. L’Église catholique, spoliée de ses immenses
domaines par l’aristocratie des conquérants, a d’ailleurs été durant tout
le règne vandale le principal adversaire des successeurs de Genséric qui
l’ont tour à tour tolérée ou interdite, sans pour autant persécuter ses
fidèles, jusqu’à ce qu’Hildéric (523-530) s’engage dans une politique
procatholique et romanophile.
Véritable puissance méditerranéenne sous Genséric dont le long
règne s’achève en 477, le royaume vandale s’affaiblit ensuite sous les
assauts conjugués du puissant appareil de l’Église et des confédérations
indigènes. En effet, dès la mort du vieux monarque, les Berbères de
l’Aurès se révoltent et y établissent un royaume indépendant. Dans la
Tunisie actuelle, la région de Gafsa se constitue également en
2
principauté autonome tandis que les Frexe dirigés par Antalas se
taillent un puissant royaume dans le massif de la Dorsale, englobant les
e
régions de Thala et de Kasserine. À partir de la fin du V siècle, la
Tunisie centrale et méridionale est régulièrement l’objet d’incursions
armées venues de l’ouest et des marches sahariennes. Les catholiques,
eux, se font les fervents partisans d’une intervention byzantine en
Afrique du Nord, Byzance ayant repris du lustre à partir du règne de
er e
Justin I au début du VI siècle. L’empereur Justinien (527-565), résolu
à reprendre le flambeau de l’empire, décide la reconquête. En
septembre 533, une flotte byzantine forte de 500 navires et de
15 000 hommes commandés par le général Bélisaire aborde au sud
d’Hadrumète. L’intermède vandale en Afrique est terminé. Ces
« Barbares » rapidement romanisés ne lui auront fait ni grand bien ni
grand mal. Contrairement à leur réputation de sauvagerie colportée
par la propagande catholique et reprise par l’historiographie à partir du
e 4
XVIII siècle , ils n’ont pas plus ravagé que d’autres les régions qu’ils ont
traversées, et l’Afrique a eu plus à souffrir de la brutale reconquête
byzantine.
Longue de cent soixante-quatre ans, de 533 à 705, l’occupation
byzantine du Maghreb oriental peut être vue comme l’histoire d’une
série de conflits qui s’entremêlent pour aboutir à la fin de la romanité
africaine et à l’entrée de l’Afrique du Nord dans une séquence
historique qui l’oriente vers un nouveau destin. En entreprenant la
e
conquête de cette région – encore considérée au VI siècle comme l’une
des plus riches de l’Occident méditerranéen –, Justinien poursuit le
triple but de reconstruire l’administration des anciennes provinces
romaines, de rétablir l’Église d’Afrique minée par le schisme arien et de
mettre fin aux insurrections berbères qui ont contribué depuis le
e
III siècle à l’affaiblissement puis à la chute de l’empire romain
d’Afrique. Cette longue période peut être divisée en deux parties.
Durant la première, qui dure jusqu’aux premières décennies du
e
VII siècle, Byzance gouverne d’une main de fer l’ancienne
Proconsulaire et en restaure partiellement la prospérité tout en étant
contrainte d’affronter à la fois les Berbères qui n’ont pas désarmé et les
dissidences religieuses plus difficiles à soumettre que la puissance de
l’Église d’Afrique aurait pu le faire penser. La seconde période s’inscrit
dans un contexte régional marqué par la fulgurante montée en
puissance d’un nouvel acteur, les conquérants arabes, et par le déclin
du vieil empire byzantin qui ne parvient pas à leur faire face. Les
provinces orientales du Maghreb – la Tripolitaine, l’actuelle Tunisie et
la Numidie – sont, dès la conquête de l’Égypte par les Arabes entre 640
et 647 et pendant plus d’un demi-siècle, les théâtres du conflit entre
l’empire finissant et la puissance montante qui entame sa course vers
les rives atlantiques du nord du continent.
Les historiens divergent une fois de plus sur le bilan qu’il convient
de tirer de la période byzantine. A-t-elle contribué à prolonger
l’existence de la romanité africaine en restaurant les villes ravagées par
les conquêtes et les insurrections antérieures ? A-t-elle assuré une
relative sécurité des parties utiles de la province toujours vouées aux
lucratives cultures céréalières et arbustives, et ce malgré la lourdeur de
la fiscalité et l’ampleur de la corruption dénoncées par Procope, le
principal chroniqueur de l’époque ? A-t-elle permis de sauver une
e
romanité tardive dont on constatera la résilience jusqu’au XI siècle ?
Ou son incapacité à réaliser l’unité politique et religieuse de ce qui
restait d’Afrique romaine a-t-elle facilité son naufrage final ? Quel a
été, d’autre part, le rôle des Berbères dans ces affrontements à
multiples facettes ? Comme à leur habitude, alliés ou adversaires des
puissances du moment, ont-ils accéléré ou retardé la défaite finale des
Byzantins avant de jeter leurs forces contre les nouveaux
envahisseurs ? Sans répondre à ces questions qui continuent de faire
débat, contentons-nous d’avancer quelques constats qui illustrent la
complexité de cette longue transition d’une époque à une autre.
Dans un premier temps, les Byzantins s’attachent à fortifier le limes
e
du IV siècle afin de protéger les territoires reconquis qui forment
ensemble le nouveau diocèse d’Afrique, limité désormais à la Tunisie
actuelle et à la Numidie orientale. Outre la multiplication des
forteresses le long des frontières, ils entourent les villes de remparts
pour résister aux incursions berbères en réemployant les pierres de
quantité d’édifices romains qu’ils détruisent pour ce faire. Le pays se
couvre ainsi de citadelles dont d’imposants vestiges ont continué de se
dresser jusqu’à l’époque contemporaine, la muraille du Kef n’ayant par
exemple été détruite qu’après l’indépendance de la Tunisie en 1956.
Grâce à ces défenses, la vie urbaine retrouve quelque vivacité dans les
cités les plus importantes où l’on constate un développement de
l’architecture religieuse et une renaissance de l’activité intellectuelle et
littéraire. À la fin du siècle dernier, des découvertes archéologiques ont
permis de confirmer cette réurbanisation relative de la province
5
africaine . Mais, entamée trois siècles auparavant, la
e
« médiévalisation » de la société rurale devient la règle au VI siècle. Le
retour des grands propriétaires expulsés par les Vandales voit s’achever
l’évolution du colonat vers le servage et s’accélérer l’appauvrissement
de la population paysanne consécutif à la généralisation de ce statut.
Malgré la reprise du commerce avec l’Orient, la faiblesse de l’économie
monétaire atteste du déclin des échanges et du repli vers des formes
d’autosubsistance de communautés regroupées autour de seigneuries
de type féodal. Si l’on peut discuter des apports de l’occupation
byzantine dans la gestion de l’administration et dans le timide
renouveau citadin, force est en revanche de constater son échec dans
les deux autres secteurs ayant fait partie des buts de Justinien : la
restauration de l’unité religieuse et la mise au pas des tribus berbères.
La conquête byzantine s’est voulue à bien des égards une reconquête
catholique qui, de prime abord, semble avoir réussi. L’arianisme a
immédiatement été proscrit de même que le judaïsme. Temples ariens
et synagogues ont été transformés en églises et, dès 534, un concile
réuni à Carthage célèbre la revanche du catholicisme. Cette
renaissance de la vie catholique est attestée par la construction de
nouvelles églises et un important essor de la vie monastique. L’Église
e
d’Afrique compte à la fin du VI siècle quelque 200 évêques, et des
populations de plus en plus excentrées se convertissent au
christianisme, comme les habitants du lointain Fezzan en 569. Mais,
d’un autre côté, la défaite vandale a fait essaimer les populations
restées ariennes jusqu’en Maurétanie. Elles répandent l’arianisme sur
leur chemin et contribuent au réveil du donatisme qui resurgit en
réaction à l’intolérance catholique et à l’aggravation des inégalités
sociales. La résistance de l’arianisme a-t-elle contribué à la décadence
du christianisme africain ? Des historiens n’hésitent pas à l’affirmer,
estimant que l’hostilité des ariens au culte trinitaire aurait ouvert la
voie au monothéisme musulman caractérisé par le dogme de l’unicité
6
absolue de Dieu .
Quant aux Berbères, si leurs chefs se sont ralliés dans un premier
temps aux Byzantins et les ont aidés à défaire militairement les
Vandales, le siècle et demi de domination byzantine a été rythmé par
les guerres contre les princes indigènes. Ils se soulèvent une première
fois dès le départ de Bélisaire quand, en 534, la famine pousse les
tribus montagnardes vers les riches plaines à blé littorales, et Byzance
ne doit alors son salut qu’aux rivalités qui déchirent les chefs insurgés.
Après une accalmie de moins de dix ans, la Tripolitaine se soulève en
544 et obtient l’appui du puissant Antalas qui met le feu à la Byzacène.
Au terme de quatre années terribles faites de batailles, de
retournements d’alliances et de changements fréquents dans le
commandement byzantin, la paix est rétablie en 548 à la suite d’une
grave défaite d’Antalas, mais pour une quinzaine d’années seulement.
À la mort de Justinien en 565, les troubles reprennent dans une
province appauvrie par une guerre qui semble sans fin et les révoltes se
e
succèdent jusqu’à la fin du VI siècle. Les campagnes de Byzacène sont
pratiquement abandonnées par l’administration impériale qui se
réfugie dans les villes fortifiées. La nouvelle configuration géopolitique
engendrée par les premiers raids arabes va toutefois changer la donne
en contraignant Byzantins et princes berbères à de fragiles alliances.
LA LENTE CONQUÊTE ARABE
En 636, à peine sortis de leur péninsule, les Arabes ravissent d’un
coup à Byzance la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et la Phénicie, et
pénètrent en Égypte en 640. Ils n’auront mis qu’une dizaine d’années à
conquérir tout le Moyen Orient, y compris la Perse pourtant gouvernée
par la puissante dynastie sassanide. Il leur faut en revanche plus d’un
demi-siècle pour venir à bout de l’Afrique du Nord pourtant affaiblie
par une succession de conquêtes étrangères, de conflits religieux et
d’insurrections autochtones contre le pouvoir du moment. Est-ce du
fait de la résistance indigène que les envahisseurs ont eu tant de
difficultés à consolider leurs conquêtes ? En grande partie assurément,
mais Byzance a aussi tout tenté pour ralentir leur progression. Cette
disparité entre les deux conquêtes de l’Orient et de l’Occident a pu être
expliquée par le fait qu’il a été plus facile pour les conquérants de
s’emparer sans coup férir d’entités étatiques centralisées, où la chute
du monarque ou de son substitut entraînait celle de tout le pays qui lui
était soumis, que d’affronter des régions privées d’autorité centrale,
scindées en principautés plus ou moins indépendantes et contrôlées par
des chefs de tribus ou de confédérations rompus aux guerres d’usure et
décidés à défendre jusqu’au bout leur territoire.
Il faut distinguer deux phases dans l’avancée des Arabes au
Maghreb. Durant la première période qui s’étend sur un quart de siècle,
ils lancent à partir de l’Égypte une série de raids sur les provinces
byzantines occidentales encore réputées pour leur richesse qui promet
de fructueux butins. À ce stade, leurs buts sont essentiellement
militaires et missionnaires. Nombre d’autochtones se convertissent
d’ailleurs rapidement, et le prince numide chrétien Koceila aurait déjà
embrassé l’islam quand il se lance dans la révolte. De fait, les Berbères
n’interviennent pas tant que les incursions se bornent au domaine
byzantin, et ne commencent à se soulever qu’au moment où les Arabes
envahissent les terres des tribus. Car, à partir de 680, leur entreprise
devient politique et le califat omeyade de Damas décide de s’implanter
de façon pérenne en Afrique du Nord en y lançant des forces
considérables, contrées cependant par plusieurs décennies de
résistances locales. Si tous les épisodes de ce long affrontement sont
réels, encore que leurs datations divergent selon les sources, les
épopées des conquérants successifs et la résistance que leur ont
opposée les chefs berbères ont donné lieu à la construction de figures
héroïques diversement instrumentalisées par des récits historiques
antinomiques. Quand, d’un côté, la geste d’Oqba Ibn Nafi ou celle de
Hassan Ibn Nooman sont chantées comme autant d’épisodes d’un
3
glorieux jihad , les récits berbères encensent à l’inverse les deux grands
acteurs de leur lutte contre l’envahisseur, Koceila et surtout la
mythique reine Kahéna. Le fait que le plus farouche opposant à la
conquête ait été une femme ajoute à la transformation de l’histoire en
épopée. Enfin, l’absence de sources autochtones pour cette période,
l’origine presque exclusivement arabe des connaissances sur la
conquête et le caractère tardif des chroniques par rapport aux
événements ajoutent à la difficulté de clarifier un moment capital de
7
l’histoire de la région mais encore traversé de zones d’ombre .
Rappelons à titre d’exemple qu’Ibn Khaldoun, le plus prolixe des
historiens arabes sur la Kahéna, relate des événements ayant eu lieu
sept siècles avant sa propre naissance et les utilise, comme d’autres le
feront après lui, pour étayer l’interprétation qu’il en donne.
La première incursion arabe en Tunisie proprement dite date de
647. Le gouverneur d’Égypte Abdallah Ibn Saad, frère de lait du calife
Othman, écrase à Sufetula (Sbeïtla) les troupes du patrice byzantin
Grégoire qui y avait transféré la capitale pour être au plus près des
combats et qui est tué dans la bataille. L’armée arabe rançonne
pendant plus d’un an le Djérid et la Byzacène avant de se retirer en
possession d’une importante contribution de guerre payée par les
vaincus. Pendant les quinze années suivantes, les Arabes – empêtrés
dans la crise qui suit l’assassinat d’Othman – semblent oublier la région
qu’ils appellent Ifriqiya. En 664 seulement, Mu’awiya Ibn Hadaïdi
profite des troubles occasionnés par l’intransigeante politique religieuse
de l’empereur Constant II et du ralliement de plusieurs chefs locaux
hostiles aux Byzantins pour lancer une nouvelle expédition qui se solde
une fois de plus par l’occupation et le pillage de la Byzacène.
C’est sous le nouveau pouvoir omeyade avec Oqba Ibn Nafi, nommé
en 668 gouverneur d’Ifriqiya par le calife de Damas, que commence
vraiment la conquête. L’ambitieux général, à la réputation de prosélyte
brutal de la nouvelle religion, s’empare de la Tunisie centrale sans
rencontrer de résistance et fonde en 670 la ville-camp de Kairouan
dans l’intérieur du pays, première cité musulmane d’Afrique du Nord et
érigée à ce titre au rang de ville sainte, voulant par cette création
tourner le dos au symbole romano-chrétien que représente Carthage.
Son départ en 674 correspond à une relative reprise en main byzantine
grâce à l’alliance conclue avec Koceila. Mais Oqba est de nouveau
nommé à la tête du Maghreb en 681, qu’il entreprend de traverser pour
4
arriver au terme d’une grande randonnée jusqu’aux rives atlantiques .
C’est sur le chemin du retour qu’il tombe en août 683 dans une
embuscade tendue par les troupes de Koceila au sud de l’Aurès, dans
les environs de Biskra. La mort de ce guerrier marque une pause dans
l’avancée arabe. Koceila s’empare de Kairouan et prend la tête d’une
importante confédération indigène qui domine à nouveau la Byzacène
et une grande partie de l’Ifriqiya tandis que les Byzantins, devenus ses
auxiliaires, sont repliés à Carthage. Les opérations arabes ne
reprennent qu’en 688, date à laquelle elles sont confiées par le calife
5
Abdel Malik à l’ancien lieutenant d’Oqba, Zouhaïr Ibn Kaïs. En 689 ,
Koceila est tué au cours d’une bataille, et le nouveau chef de guerre
arabe parvient à démanteler la confédération berbère constituée autour
de lui. Il semblerait aussi que des divisions internes, avec la formation
d’un parti pro-arabe, aient précipité la chute du prince numide par
ailleurs trop mollement soutenu par les Byzantins. La mort de Zouhaïr
à Barqa en Cyrénaïque, sous les coups des Byzantins, permet une brève
accalmie. Mais en 692, le calife Abdel Malik, décidé à en finir avec la
résistance nord-africaine, charge le Syrien Hassan Ibn Nooman El
Ghassani d’achever la conquête.
Commence alors son ultime épisode, marqué par l’entrée en scène
puis l’échec final de la Kahéna. Disputée trois années durant entre
Byzantins et Arabes, Carthage tombe définitivement en 698 aux mains
de ces derniers qui en détruisent aussitôt les remparts avant de la
piller. L’aristocratie byzantine encore présente prend la fuite vers les
îles méditerranéennes et l’Espagne. Capitale d’empire ou d’opulente
province pendant plus d’un millénaire, la métropole punique, puis
romaine, vandale et byzantine ne retrouvera plus jamais ce rôle, son
effacement de l’histoire signant aussi la fin d’une époque. Les Arabes
lui préfèrent Tunis où ils installent rapidement une citadelle et un
arsenal. Dans le même temps toutefois, la Kahéna leur inflige plusieurs
défaites dans le sud de la Numidie et parvient à les repousser jusqu’au
Djebel Nefoussa, au nord de l’actuelle Libye. Cette veuve du roi des
Jerawa, puissante branche de la tribu des Botr Zenata régnant sur
l’Aurès oriental, aurait assumé la régence de ses fils à la mort de son
époux. Dihya de son vrai nom, elle tiendrait son surnom de Kahéna des
dons prophétiques qu’elle aurait eus. Kahéna désignant la prêtrise dans
6
les langues sémitiques , nombre d’historiens – au premier rang
desquels Ibn Khaldoun – ont affirmé qu’elle était juive, hypothèse
8
contestée par d’autres qui en ont fait une chrétienne. Tous les
chroniqueurs sont en tout cas d’accord pour signaler son aptitude au
commandement qui lui fait remporter dans un premier temps une série
de foudroyantes victoires et la désigne comme chef de la résistance.
Elle contraint Hassan Ibn Nooman à se replier sur la Cyrénaïque avant
qu’il ne parvienne à remonter vers le Nord et à s’emparer une fois pour
toutes de Carthage. À partir de là, les récits divergent sur la suite et la
fin de sa course, ainsi que sur la date et les circonstances de sa mort. A-
t-elle, comme l’en accuse Ibn Khaldoun, pratiqué la politique de la terre
brûlée devant les conquérants, s’aliénant ainsi les populations
7
sédentaires de Byzacène ruinées par ses choix tactiques ? Hassan Ibn
Nooman reprend en tout cas l’offensive et la Kahéna est tuée entre 700
et 704, selon les sources, lors de la dernière bataille que lui livrent les
Arabes dans l’Aurès.
À quelques années près, la mort de cette souveraine devenue
mythique met un terme aux résistances berbères qui prendront d’autres
formes quelques décennies plus tard. En 703 ou 704, après le départ de
Hassan, Moussa Ibn Nusayr est nommé gouverneur de la nouvelle
province omeyade d’Ifriqiya. La population romano-africaine semble
dans un premier temps avoir accepté les nouveaux maîtres dont les
pillages n’ont pas, somme toute, été plus graves que ceux des
conquérants précédents et les tributs exigés pas plus lourds non plus.
Preuve de cette rapide soumission et de l’ampleur des conversions, les
Numides participent massivement à la conquête du reste du Maghreb
et en 711, l’armée de Tarik Ibn Ziyad qui traverse le détroit de
Gibraltar pour conquérir l’Espagne wisigothique est essentiellement
composée de contingents berbères. Ce retournement s’explique peut-
être aussi par le fait que, comme l’avance Hichem Djaït, l’Afrique
sédentaire des paysans et des citadins n’aurait pas pris part aux
révoltes berbères successives, limitées aux franges du désert et aux
9
massifs montagneux .
LA FIN DE LA ROMANITÉ AFRICAINE ?
Si l’historiographie est unanime à voir, avec la conquête arabe du
Maghreb, s’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire, des divergences
existent sur la nature de cette rupture de sa trajectoire historique. Les
historiens se sont en effet posé la question de savoir si, à l’orient de la
Berbérie, la romanité avait sombré en même temps que le départ de
Byzance ou si elle a subsisté sous d’autres formes, s’adaptant aux
circonstances nouvelles sans pour autant s’effacer immédiatement.
L’Ifriqiya, en somme, a-t-elle connu une romanisation superficielle que
la civilisation des conquérants aurait rapidement balayée, ou la
romanité africaine a-t-elle été assez solide pour lui résister plusieurs
siècles après la fin de l’empire romain lui-même ? Aujourd’hui encore,
le débat n’est pas clos. Tandis que certains voient dans sa rapide
islamisation la preuve du caractère superficiel de l’implantation
culturelle romaine, d’autres insistent sur l’importance de ses
e
survivances jusqu’à la conquête almohade du XII siècle, et peut-être
même plus tard dans quelques isolats.
Pour ce qui est de la conversion des populations, on a vu que
nombre d’auteurs s’accordent à considérer qu’elles y étaient préparées
de longue date. Le culte punique de Baal Hammon, la judaïsation
précoce d’un nombre conséquent d’Africains, leur conversion au
christianisme puis leur tropisme arien auraient préparé le terrain à
l’islam. Certains se demandent toutefois comment on peut expliquer
que l’Africa, la Numidie et même les Maurétanies, si profondément
évangélisées, aient été entièrement islamisées – hormis la présence
e
jusqu’à la seconde moitié du XX siècle de minorités juives – alors
qu’aux portes mêmes de l’Arabie ont subsisté d’importantes populations
chrétiennes dans la vallée du Nil, en Palestine, au Liban, en Syrie et en
Irak. On avance, comme éléments de réponse, que la confusion
religieuse provoquée par la multiplication des schismes puis la brutalité
de la restauration catholique byzantine ont pu éloigner du
christianisme les indigènes qui n’ont pas trahi leur foi monothéiste en
devenant musulmans. L’aggravation continue des inégalités sociales à
e
partir du III siècle et la féodalisation de la société ont également pu
accroître l’attrait de la nouvelle religion, l’islam se présentant comme
une doctrine égalitaire dont tous les adeptes ont le même statut. Enfin,
on peut relever comme une des causes de cette disparité religieuse
entre Orient et Occident arabes les caractères particuliers du fait
religieux au Maghreb, que l’on a avancés comme un de ses marqueurs
culturels. Rigorisme, extrémisme, littéralisme, plusieurs termes ont été
utilisés pour qualifier la foi des Maghrébins depuis l’Antiquité, et l’on
en voudrait pour preuve la centralité de la dimension religieuse dans
toutes les révoltes ayant rythmé leur histoire. Il n’est donc pas
impossible de voir dans le messianisme intolérant des Almohades qui
ont mis fin au christianisme maghrébin un trait propre à l’Afrique du
Nord, qui n’aurait pas existé sous la même forme au Moyen-Orient.
Pourtant, d’autres traits religieux traditionnels ont subsisté dans les
milieux ruraux et villageois où l’on a continué de vénérer au quotidien
nombre de déités et d’implorer l’intercession de saints locaux pour
communiquer avec le divin, sans pour autant avoir le sentiment de
trahir l’islam. À moins que, autre hypothèse, l’islam – qui a d’abord été
citadin – n’ait pris les habits du maraboutisme pour conquérir les
campagnes au prix de concessions secondaires aux coutumes
préislamiques. En tout cas, cette religion aux allures de Janus peut
expliquer d’une part la faiblesse numérique des minorités religieuses à
e
partir du XII siècle, et d’autre part les curieux syncrétismes opérés par
les croyances locales dans lesquelles on a pu déceler jusqu’à l’époque
moderne des traces de paganisme et de chrétienté.
Quoi qu’il en soit, cette islamisation importante en deux siècles à
peine n’a pas été synonyme d’arabisation immédiate, même en Ifriqiya,
la seule région du Maghreb aujourd’hui totalement arabisée pour des
raisons que l’on examinera plus loin. Et il convient en définitive
davantage de parler d’une longue transition d’une civilisation à une
autre ou d’une coexistence plusieurs fois séculaire entre deux cultures
s’influençant mutuellement que d’un brutal basculement. Ce dernier
n’aurait eu lieu qu’en matière politique, et encore puisque – pour gérer
les territoires récemment conquis – les premiers gouverneurs arabes se
sont coulés dans les cadres de l’administration byzantine encore
opératoire dans les villes. Ayant sous leur autorité des populations
urbaines largement latinisées, ils ont d’ailleurs frappé des monnaies à
e
légendes latines au moins jusqu’au milieu du VIII siècle, la profession
de foi musulmane figurant même en latin sur certaines d’entre elles.
Les Afarik, nom donné par les Arabes aux Romano-Africains, ont
longtemps continué à parler le « latin africain ». Selon le géographe Al
e
Idrisi qui a parcouru la région au XII siècle, ce bas latin était encore en
usage à l’époque à Gabès, dans le Djérid – la Kastiliya des Arabes, et en
e
Byzacène. Au IX siècle, sous la dynastie aghlabide, nombre de hauts
fonctionnaires et de lettrés sont soit d’origine byzantine, soit romano-
africains chrétiens, et les sources ont rapporté que l’émir aghlabide
Abou Ibrahim Ahmed (856-863) parlait en bas latin avec son affranchi
10
Balâgh, l’un de ses proches collaborateurs . Plus largement, le
christianisme s’est longtemps manifesté publiquement en Ifriqiya après
l’arrivée des Arabes puisque l’on y compte encore 14 évêchés au début
e e
du XI siècle contre une quarantaine qui, au VIII siècle, s’étaient
maintenus après le départ des Byzantins. Certains historiens vont
même plus loin en évoquant l’existence de parentés entre le
e
christianisme et l’islam ifriqiyen, marqué aux VIIIe-IX siècles par une
pratique de l’ascèse proche du monachisme chrétien, les ribat – ces
couvents fortifiés servant à la fois de bases militaires et de lieux de
retraite religieuse – étant l’équivalent musulman des monastères. Les
pratiques sociales auraient manifesté le même type de continuité,
l’édification de mosquées et de ribat par les notables musulmans étant
un prolongement de l’évergétisme des édiles de l’époque romaine au
11
profit de leur cité . Quelle que soit la persistance de ces rémanences,
il ne fait toutefois aucun doute qu’avec la conquête arabe, l’Ifriqiya
entre dans un autre habitus culturel, celui de la civilisation arabo-
islamique, qui lui fait tourner le dos à une Europe en pleine
e
recomposition. C’est aussi qu’à partir du VII siècle, et pour longtemps,
l’Orient donne le la aux dynamiques géopolitiques et culturelles qui
structurent désormais l’espace méditerranéen.
1. L’actuel Souk Ahras.
2. D’où dériverait le nom des Frechiche, une des tribus peuplant
toujours le Centre-Ouest de la Tunisie.
3. L’historien Hichem Djaït emploie systématiquement le terme
« martyr », puisé au vocabulaire des guerres religieuses, pour qualifier
les conquérants arabes tués au combat au Maghreb. H. Djaït, M. Talbi,
E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale
de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, Tunis, Sud Éditions, 2005.
Première partie : H. Djaït, « La conquête arabe et l’Émirat ».
4. Cette traversée du Maghreb tout entier a été mise en doute par
plusieurs historiens et Robert Brunschvig, entre autres (cité par Ch.-
A. Julien dans Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, op. cit.), en relevant le
flou des chroniqueurs, penche pour une randonnée qui aurait atteint
au plus loin l’Oranie.
5. En 686 selon Ch-A. Julien (Histoire de l’Afrique du Nord, t. II,
op. cit.), mais toutes les dates relatives aux événements de cette
période sont approximatives.
6. Voir supra, p. 39.
7. C’est la thèse, longtemps prévalente mais aujourd’hui partiellement
abandonnée, de l’irréductible clivage entre Berbères nomades et
sédentaires qui aurait structuré l’histoire du Moyen Âge maghrébin.
Dans cette vision, la Kahéna aurait aussi été défaite du fait de l’hostilité
des sédentaires à son égard. Voir infra.
CHAPITRE IV
Les aventures médiévales de l’Ifriqiya,
e e
VIII -XII siècle
Une question se pose au moment d’aborder l’entrée de l’Ifriqiya
dans ces siècles tourmentés qu’on appelle le Moyen Âge en référence à
la périodisation européenne. Peut-on apercevoir, dans certains
épisodes de cette longue séquence, les linéaments d’une émergence de
ce que sera plus tard la Tunisie, ou une telle interrogation relève-t-elle
e
d’un parti pris d’histoire récurrente ? Si, à partir du XIII siècle, le règne
hafside dessine les contours de ce qui serait une proto-Tunisie, le
e
IX siècle aghlabide a aussi fait de l’Ifriqiya une province différente des
autres régions de l’Afrique du Nord. Cette singularité s’origine sans nul
doute dans le riche legs de son millénaire et demi d’Antiquité punique
et romaine qui lui a laissé en héritage une urbanisation sans équivalent
dans le reste du Maghreb, et l’on peut voir dans la permanence de ce
trait la racine d’une personnalité particulière. Pourtant, mis à part la
période aghlabide, l’historiographie classique a présenté ces quelque
cinq siècles comme une sorte de revanche de la berbérité sur les
occupations successives qu’a connues le Maghreb. C’est en effet de la
Berbérie profonde que sont sorties les dynasties qui l’ont gouverné et
qu’ont surgi les mouvements politico-religieux qui l’ont marqué de leur
empreinte. Mais cette berbérité a été pourvue de deux faces, et les
historiens ont résumé l’histoire de ces siècles à un affrontement entre
nomades et sédentaires, les seconds tentant de sauver une civilisation
urbaine et une ruralité villageoise – à bien des égards synonymes pour
les commentateurs de civilisation tout court – constamment menacées
par les premiers. D’Ibn Khaldoun, toujours lui, aux historiens coloniaux
et jusqu’aux premiers travaux tunisiens d’après l’indépendance, la thèse
du « fléau bédouin » a dominé l’historiographie, réduisant souvent
l’histoire de la période à l’évolution des rapports de force entre Branis
1
sédentaires et Botr ou Zenata nomades . En renforçant ces derniers, les
e
invasions des tribus nomades hilaliennes au milieu du XI siècle
auraient consacré la victoire du nomadisme sur l’urbanité ifriqiyenne
qui a mis du temps à reprendre ses droits. Certains auteurs ont donné
une explication climatique à cette victoire, l’assèchement du climat
e
décelable à partir du VII siècle ayant favorisé le mode de vie pastoral
au détriment des agriculteurs sédentaires dont le domaine cultivable
1
s’est progressivement restreint . L’histoire contemporaine n’a pas
échappé à cette grille de lecture même si le nomadisme a disparu du
paysage, et le clivage entre villes et campagnes littorales d’un côté et
monde des steppes intérieures de l’autre continue de servir d’élément
d’explication aux secousses qui agitent périodiquement la Tunisie. Des
nuances ont toutefois été apportées plus tard à cette interprétation des
événements, ramenant à des proportions plus modestes la division
entre Botr et Branis. Mais un consensus s’est dégagé pour estimer que
l’arrivée des Arabes et l’islamisation ont accentué la structure tribale de
la société berbère dont les genres de vie étaient similaires en bien des
points à ceux des nouveaux occupants, ces derniers renforçant la
notion de solidarité lignagère que Rome et Byzance avaient affaiblie.
2
Il aura en tout cas fallu longtemps pour que le Maghreb « digère »
l’occupation. Dans un premier temps, l’islamisation n’a pas été
synonyme d’acceptation réelle des nouveaux venus et, une fois de plus,
les autochtones ont vu dans l’adhésion à un schisme religieux – en
l’occurrence le kharijisme – la meilleure manière de manifester leur
opposition. Après la relative stabilisation aghlabide, la déferlante
fatimide inaugure le moment chiite de l’Ifriqiya, autre dissidence
religieuse au service d’une ambition politique. Enfin, les invasions
hilaliennes puis la domination almohade sont à l’origine d’une
profonde restructuration sociologique, politique et religieuse de
l’Ifriqiya qui change de physionomie durant ce siècle et demi,
l’arabisation et l’achèvement en partie forcé de l’islamisation
constituant les deux axes de ce bouleversement.
L’INSTALLATION DES CONQUÉRANTS,
RÉSISTANCES BERBÈRES ET KHARIJISME
Dès la création de la province d’Ifriqiya, les nouveaux maîtres font
naturellement de Kairouan – la seule cité de Tunisie qu’ils ont fondée –
sa capitale où réside le wali (gouverneur) ou émir, représentant du
calife et détenteur des attributs de la souveraineté. Ces gouverneurs
ont en général exercé de hautes fonctions en Orient avant d’être
nommés en Ifriqiya. En ce premier siècle d’occupation, les autochtones
sont exclus des postes d’autorité. L’économie, elle, n’a pas connu de
métamorphose. L’agriculture demeure son épine dorsale et reste
dominée par la céréaliculture et l’arboriculture. La structure foncière
est également restée pratiquement intacte, les grands domaines
changeant seulement de propriétaires en passant aux mains de
l’aristocratie arabe qui maintient l’attache à la glèbe de ses paysans.
Redevenu florissant, le commerce, en revanche, se réoriente en
fonction des nouveaux courants d’échanges et des nouveaux marchés.
C’est vers l’Orient que va désormais l’essentiel des exportations
ifriqiyennes, les routes caravanières prenant pour y parvenir le pas sur
la mer. Le commerce des esclaves connaît un fulgurant essor du fait du
recours massif de l’économie à la main-d’œuvre servile. Kairouan
devient ainsi un grand marché d’esclaves alimenté par la traite négrière
qui se développe et qui fera en Tunisie durant une dizaine de siècles
l’objet d’un fructueux commerce.
Maîtres de tous les rouages du pouvoir, politique et économique,
les Arabes sont pourtant peu nombreux encore, à peine 50 000, et
concentrés dans les villes. Mis à part les Rums, nom donné par les
nouveaux venus aux Byzantins dont le nombre n’est pas négligeable,
Berbères et Romano-Africains constituent l’écrasante majorité de la
population. Or, malgré la rhétorique égalitaire de la nouvelle religion,
l’islamisation progressive des autochtones n’a pas empêché que les
vainqueurs les traitent en peuple soumis et continuent de refouler les
tribus vers les régions les moins fertiles. La première génération arabe
devient elle-même hostile aux nouveaux arrivants orientaux à mesure
qu’elle s’africanise. Mais, de façon générale, les Orientaux – toutes
générations et origines confondues puisque l’on trouve dans l’armée
des Persans venus du Khorassan et qu’un millier de familles
égyptiennes coptes ont été amenées en 699 pour fonder les arsenaux
de Tunis – sont dotés d’importants privilèges et occupent les positions
les plus enviables, trahissant aux yeux des indigènes la promesse
égalitariste des premiers missionnaires. Le mépris dans lequel ils
s’estiment tenus et l’exploitation dont ils sont victimes, notamment en
matière fiscale, suffisent pour que les Berbères renouent avec leurs
traditions de dissidence envers un pouvoir allogène. Mais, pour que la
révolte prenne corps, il a fallu que leur amertume rencontre un
3
nouveau schisme religieux venu d’Orient, le kharijisme , dont la
doctrine a vite pris racine en terre africaine. Nombreux sont les
e
historiens qui l’ont comparé au donatisme du IV siècle chrétien,
expliquant par cette parenté son fulgurant succès. Son orthodoxie
marquée par le rigorisme, son égalitarisme « révolutionnaire »,
l’aspiration au martyre de ses adeptes, l’adhésion enthousiaste des
populations déshéritées à une prédication de type prophétique dans
laquelle elles voient un moyen de chasser des maîtres illégitimes, tout
cet appareil idéologico-religieux n’est pas en effet sans rappeler les
conflits socio-religieux de la romanité tardive. La prépondérance au
Maghreb de l’ibadisme, la plus puritaine des trois branches du
4
kharijisme , aurait également été une nouvelle modalité d’un rigorisme
maghrébin se manifestant jusque dans les versions schismatiques du
fait religieux. Puisque l’orthodoxie sunnite est représentée aux yeux
des populations par le despotisme des gouverneurs arabes, c’est en tout
cas par l’adhésion à cette dissidence religieuse que les autochtones
manifestent avec violence leur opposition. Le kharijisme gagne d’autant
plus vite en force que l’offensive abbasside contre les Omeyades à
partir de 746 et la chute de ces derniers en 750 engendre des troubles
qui se font sentir jusqu’au Maghreb.
L’insurrection kharijite met fin à quatre décennies de relative « paix
arabe » qui avait vu Arabes et Berbères aller ensemble à la conquête de
l’Occident méditerranéen à partir de leur base ifriqiyenne. Son premier
foyer embrase dès 739 l’actuel Maroc, menaçant un temps l’Espagne
d’isolement. Le second foyer englobe à sa suite toute l’extrémité
orientale de l’Afrique du Nord, du sud du Constantinois à la Tunisie et
à la Tripolitaine. Après une première défaite des armées arabes au
Maroc, le gouverneur d’Égypte Handhala Ibn Safwan arrête en 742 en
5
Tunisie les troupes insurgées venues du Zab qui ont envahi l’Ifriqiya et
menacent Kairouan, donnant un coup d’arrêt provisoire à l’expansion
kharijite. Elle reprend cependant en 755 après l’intermède du règne
d’Abderrahmane Ibn Habib, arrière-petit-fils d’Oqba Ibn Nafi. À la
faveur de rivalités qui suivent son assassinat, une tribu sofrite du Sud
tunisien, les Ourfejjouma, s’empare de la capitale, s’y livrant aux pires
atrocités. À leur tour, les Ibadites du Djebel Nefoussa conquièrent la
ville. Ils y installent en 758 comme gouverneur un noble d’origine
persane, Abderrahman Ibn Rostom et se rendent maîtres de l’Ifriqiya.
Voilà donc les Berbères revenus au centre du pouvoir après plusieurs
décennies d’éclipse, mais pas pour longtemps. Dès 761 en effet, le
califat abbasside de Bagdad décide d’une offensive en Ifriqiya, y
dépêche une armée de 40 000 hommes qui reprend Kairouan et
consolide la présence arabe dans la province. Dix années sont
cependant nécessaires pour expulser le kharijisme de ses foyers
e
tripolitains et de l’actuelle Tunisie. Jusqu’à la fin du VIII siècle, les
envoyés du pouvoir abbasside ont eu à guerroyer contre les insurgés
qu’ils ne seront pas parvenus à réduire partout. Si Yazid Ibn Hatim,
gouverneur de 772 à 787, rétablit avec férocité l’ordre arabe et
orthodoxe en Ifriqiya, une bonne partie du Maghreb échappe à
l’autorité de Bagdad et demeure kharijite pendant un siècle encore,
jusqu’à l’arrivée des Fatimides. C’est le cas du royaume indépendant de
Tahert (Tiaret) dans l’Algérie centrale, gouverné jusqu’en 909 par la
dynastie rostémide. Au sud du Maroc, des tribus sofrites fondent en
757 le royaume de Sijilmassa, qui se maintient plusieurs décennies.
e
Malgré son élimination du paysage politique à partir du X siècle,
encore qu’il ait été le moteur de tardives et terribles révoltes comme on
le verra plus loin, l’influence du kharijisme a été si profonde que
quelques noyaux ibadites ont survécu jusqu’à nos jours dans la
pentapole du Mzab aux portes du Sahara algérien, dans l’île tunisienne
de Djerba et dans le Djebel Nefoussa au nord de la Libye.
Mais, pour l’heure, l’Ifriqiya est rentrée dans le rang. Pour achever
sa pacification, le calife Haroun Al Rachid nomme à Kairouan Ibrahim
Ibn Al Aghlab qui avait fait ses preuves comme émir du Zab.
L’énergique général accepte en 800 l’investiture califale, réclamant en
contrepartie que sa charge devienne héréditaire en échange du
paiement d’un tribut annuel à Bagdad. C’est ainsi qu’il fonde une
dynastie appelée à régner plus d’un siècle.
LA STABILISATION AGHLABIDE, 800-909
Malgré les épisodes conflictuels qui l’ont jalonné, le règne des
Aghlabides est présenté dans le récit national comme une période faste
de l’histoire de la Tunisie. Protecteurs des arts, des lettres et de la
pensée critique, constructeurs de cités et d’imposants édifices à usage
civil ou religieux, promoteurs d’une agriculture redevenue prospère,
s’imposant comme des acteurs centraux dans la géopolitique
méditerranéenne, ils ont redonné à l’Ifriqiya le lustre qu’elle avait
temporairement perdu durant le siècle tourmenté de la conquête et des
résistances. Mais, surtout, ils ont fondé à l’est du Maghreb le premier
État indépendant n’entretenant avec Bagdad que des liens de vassalité
théorique, dessinant ainsi les contours d’une Tunisie à venir. Censés
descendre d’une impeccable lignée arabe, ayant gouverné avec sagesse
– du moins pour certains d’entre eux – une province à laquelle ils ont
donné une véritable autonomie dans le cadre devenu idéologiquement
hégémonique du Dar el Islam, on comprend qu’ils aient été placés par
l’historiographie tunisienne parmi les constructeurs de cette fameuse
tunisianité dont l’arabité et l’islam constituent à partir de cette époque
les piliers. Alors qu’à la même période le royaume rostémide de Tahert
reste attaché au kharijisme et que les Idrissides du Maroc ont adopté le
chiisme, les Aghlabides demeurés fidèles à Bagdad ont en outre ancré
précocement l’Ifriqiya dans le giron sunnite. Les limites de leur émirat
ne correspondent pas tout à fait à celles de l’actuelle Tunisie puisqu’il a
englobé à l’ouest la petite Kabylie et la région de Sétif et au sud la côte
tripolitaine jusqu’à Barqa. Mais leur suzeraineté sur la petite Kabylie
est restée toute théorique, sa population de cultivateurs montagnards
ayant toujours manifesté une franche hostilité à leur égard, ce qui
e
explique en partie leur adhésion au chiisme à la fin du IX siècle. Une
fois de plus, les dissidences berbères prendront alors la forme de
l’exaltation religieuse pour s’opposer au pouvoir central.
Les règnes successifs de la dynastie ont été tour à tour paisibles et
troublés. Son fondateur Ibrahim qui gouverne jusqu’à sa mort en 812,
doit d’abord pour s’imposer affronter le Jund, l’aristocratie arabe
d’épée. Une fois réduite l’insurrection de cette caste militaire, il la
remplace par une importante garde composée d’esclaves noirs basée à
Al Abbassiya, la résidence-forteresse qu’il s’est édifiée au sud de
Kairouan. La révolte du Jund reprend cependant sous le règne de son
er
second fils Ziyadat Allah I (817-838) qui n’élimine le dernier foyer
d’insurrection de Tunis qu’en 833. C’est ce souverain qui inaugure en
826 une ambitieuse politique d’expansion en Méditerranée. Alors que
ses prédécesseurs avaient poursuivi, dans le sillage de Bagdad, une
politique de paix avec la chrétienté, sanctionnée sur le flanc ifriqiyen
par la signature de traités concernant la Sicile, Ziyadat Allah met à
profit le soulèvement de Syracuse contre Byzance pour intervenir dans
l’île, passant outre l’avis des notables religieux partisans du respect des
traités. Ses successeurs poursuivent sa politique et la quasi-totalité de
la Sicile passe sous contrôle ifriqiyen à partir de 831. Dès lors, les
Aghlabides deviennent des acteurs majeurs dans les conflits politico-
militaires qui déchirent le sud de la péninsule italienne où s’affrontent
Francs et Byzantins, leurs alliés respectifs et la papauté. En 847, un
émirat musulman est fondé à Bari et perdure jusqu’en 871. Mais à
partir de cette date, et malgré l’éphémère offensive d’Ibrahim II au tout
e
début du X siècle, les Aghlabides perdent progressivement pied en
Italie méridionale. Ils se maintiennent toutefois en Sicile dont une
e
grande partie demeure entre leurs mains au début du X siècle. En 909,
lors de la conquête fatimide de l’Ifriqiya, de nombreux membres de
l’élite aghlabide s’y réfugient d’ailleurs pour échapper aux nouveaux
conquérants. Mais, au terme de près d’une décennie de luttes entre
musulmans, les Fatimides prennent le contrôle de l’île. La longue
présence arabo-berbère y a laissé une durable empreinte culturelle et
architecturale, perpétuant ainsi entre les deux rives du détroit une
relation à la fois conflictuelle et intime qui ne s’est pas démentie depuis
l’époque punique. L’arabe, devenu en 878 la langue officielle d’une
grande partie de la Sicile, y a été parlé jusqu’à la conquête normande
e
au XI siècle. Un dialecte siculo-arabe y a même subsisté jusqu’au
e 2
XIV siècle et le conquérant fatimide de l’Égypte et de la Syrie, Jawhar
Al Siqilli (911-992) était, comme son nom l’indique, originaire de l’île.
On l’a dit au début de cet ouvrage, la politique a toujours composé
dans ce qui est aujourd’hui la Tunisie avec la géographie qui lui a bien
des fois dicté ses logiques.
Malgré la brutalité de certains d’entre eux, Ibrahim II (875-902) a
même été révoqué par Bagdad en raison de la multiplicité de ses
crimes, les émirs aghlabides ont contribué pour la plupart au
rayonnement culturel de l’Ifriqiya, faisant de Kairouan une grande
métropole universitaire, intellectuelle et religieuse dont la société
lettrée – imprégnée de culture romaine et byzantine et enrichie par des
penseurs et des artistes venus d’Orient, dépositaires des traditions
helléniques – représente alors l’élite de l’Ifriqiya. Alimentés par les
écrits de juristes célèbres comme ceux du cadhi Asad Ibn Al Forat (759-
828), les débats philosophiques et théologiques ont été intenses dans la
capitale jusqu’à la victoire du sunnisme malékite sous le magistère de
l’imam Abou Saïd Ibn Habib, surnommé Sahnoun (777-854) qui s’en
est fait l’ardent propagateur. Pourtant, comme leurs modèles
abbassides, les souverains aghlabides ont d’abord été partisans d’une
religion rationaliste alors incarnée par les penseurs muatazilites,
défenseurs entre autres de la théorie du Coran créé, et largement
représentés à Kairouan. Mais au terme d’intenses batailles de clercs
non dépourvues d’enjeux politiques, l’émir Mohamed (841-856) suit
l’évolution des califes de Bagdad en prenant un tournant prosunnite et
Sahnoun assure le triomphe du sunnisme dans une de ses versions les
plus conservatrices, le malékisme. En 850, devenu grand cadhi – c’est-
à-dire le plus haut magistrat de la ville –, il interdit la Grande Mosquée
aux « innovateurs », fait jeter en prison son prédécesseur muatazilite
qui périt sous la torture et érige le sunnisme en véritable « parti
unique », si l’on ose cet usage d’un vocabulaire contemporain. Ce
e
représentant d’une aristocratie de la piété très influente au IX siècle a
joué un rôle majeur dans la conversion de l’Occident musulman au
3
malékisme .
Ces conflits politico-religieux, cantonnés il est vrai aux milieux
urbains, se déroulent au sein d’une société encore ethniquement et
confessionnellement très hétérogène. Les Arabes sont présents dans
tous les secteurs mais leur nombre ne dépasse pas 150 000, ce qui en
fait l’élément le moins important de la population ifriqiyenne. On les
trouve essentiellement dans le Cap Bon, la région de Tunis et le centre-
ouest du royaume où ils se sont vu attribuer des terres taillées dans
l’ancien patrimoine de Byzance. Kairouan, Tunis et Tripoli sont les
villes d’élection de leur aristocratie et d’une bourgeoisie commerçante
aussi dynamique que turbulente. Les Berbères, toujours majoritaires,
commencent à s’arabiser, du moins ceux qui sont en contact régulier
avec les citadins. Malgré le solide ancrage local des populations
4
chrétiennes et juives , préservé par la politique de tolérance religieuse
6
pratiquée par les Aghlabides et par leurs besoins fiscaux , la
population autochtone devient majoritairement musulmane au cours
e
du IX siècle. La société n’en demeure pas moins fortement hiérarchisée
avec, au bas de l’échelle, une main-d’œuvre servile constamment
réalimentée par le très prospère commerce des esclaves et qui
représente 20 % à 25 % de la population totale, une population
d’affranchis – les mawali – qui continuent le plus souvent de rester au
service de leurs anciens maîtres, et la catégorie des hommes libres. Ces
derniers sont eux-mêmes partagés entre une minorité aristocratique –
noblesse d’épée, grands notables civils et religieux – qui vit
globalement dans l’opulence, et la majorité plébéienne composée
d’artisans, de boutiquiers, de petits propriétaires, de salariés urbains et
ruraux dont une majorité n’échappe pas à la pauvreté. Contrairement à
ce que laissaient supposer les tendances socio-économiques de
l’Antiquité tardive qui présentaient des analogies avec le processus de
féodalisation de la société européenne, la stratification sociale
inégalitaire de l’Ifriqiya arabe s’éloigne en revanche de l’ordre féodal,
du fait du renouveau de la vie urbaine – marqueur majeur de
l’originalité ifriqiyenne – et de l’hégémonie de ses logiques
économiques partiellement fondées sur l’exploitation de l’énergie
servile.
Si la période aghlabide a laissé une telle empreinte sur la Tunisie,
c’est surtout du fait de la politique édilitaire de ses monarques. Les
Aghlabides ont été des constructeurs et ont laissé à la postérité certains
des plus imposants édifices du pays. Ils ont profité, pour ce faire, de la
prospérité économique retrouvée qui leur a permis de faire peser sur la
population une lourde fiscalité faite d’impôts et de taxes variés, dont la
capitation payée par les nombreux non musulmans a constitué l’une
des principales sources. Abou Ibrahim Ahmed (856-863), le plus
entreprenant des émirs dans ce domaine, embellit la Grande Mosquée
de Kairouan, entreprend la construction de celle de Tunis, entoure de
remparts les villes de Sousse et de Sfax, et construit à Kairouan des
citernes dont la plus vaste est connue sous le nom de bassin des
Aghlabides, entreprise indispensable dans une ville soumise à
d’importants déficits en eau. Plus généralement, tous les souverains ont
fait procéder à des travaux hydrauliques pour maintenir ou accroître la
production agricole sur laquelle continue de reposer la richesse du
pays. Le cruel despotisme d’Ibrahim II ne l’a pas empêché de reprendre
cette politique en construisant la cité princière de Raqqada aux
environs de la capitale, et d’assurer à son royaume une sécurité
contribuant à sa prospérité. Mais la brutalité de son règne succédant à
la mollesse de celle de son prédécesseur, à la concussion régnant dans
les milieux dirigeants et à la multiplication des constructions
somptuaires payées par un alourdissement des impôts, fragilise un
pouvoir dont la fin s’avère d’une étonnante rapidité. La secousse chiite,
dont les premières manifestations éclatent dans le pays des Kutama en
Petite Kabylie, l’emporte quelques années à peine après la mort
d’Ibrahim II en 902. De fait, la dynastie a surtout succombé à sa
désagrégation interne. L’assaut des chiites, auxquels la population
pourtant profondément sunnite n’oppose dans un premier temps
aucune résistance tant les derniers souverains sont impopulaires, abat
sans guère d’efforts un édifice miné de l’intérieur. Sétif est pris en 904.
En 906, ils s’emparent du Zab, berceau de la dynastie. Le 18 mars 909
le dernier souverain aghlabide, Ziyadat Allah III, quitte Raqqada pour
aller se réfugier en Orient et meurt à Jérusalem quelques années plus
tard.
Au terme d’un siècle de réelle indépendance où elle a retrouvé son
rayonnement économique, culturel et géopolitique, où la dynastie
régnante a restauré un ordre centralisé en utilisant les cadres de la
vieille administration byzantine recouverts d’une terminologie arabe,
e
l’Ifriqiya entre à l’aube du X siècle dans une séquence historique la
rattachant de nouveau aux grands mouvements politico-religieux qui
ont secoué le Maghreb au Moyen Âge. C’est son moment chiite qui
commence par la chute des Aghlabides, et qui s’achèvera par un des
plus importants bouleversements de sa longue histoire.
DES FATIMIDES AUX ZIRIDES,
LE MOMENT CHIITE DE L’IFRIQIYA
L’ère fatimide a donné lieu dans l’historiographie à des
interprétations contradictoires où se croisent les récits quasi-
apologétiques et les appréciations les plus négatives. On a loué d’un
côté les grands califes, fondateurs de villes et constructeurs d’État, en
rappelant l’ouverture et la tolérance dont ils ont fait preuve tout au
long de leur prodigieuse épopée. À l’inverse, d’autres historiens ont
insisté sur la violence de leurs entreprises, mettant l’accent sur leur
volonté d’imposer la doctrine chiite à des régions depuis longtemps
attachées à l’orthodoxie sunnite et sur leur politique de réactivation des
vieux conflits opposant au Maghreb tribus sédentaires et nomades.
Certains ont voulu voir dans leur conquête éclair de l’Ifriqiya la
revanche du monde berbère sur un pouvoir allogène et discrédité,
tandis que d’autres ont souligné la fascination exercée par l’Orient sur
une dynastie n’ayant vu dans le Maghreb qu’un point d’appui pour
partir à sa conquête. Le moment ifriqiyen des Fatimides n’a constitué, il
est vrai, qu’un épisode relativement bref de leur longue histoire, une
soixantaine d’années, alors qu’ils ont régné par la suite deux siècles sur
l’Égypte. Chiites contre sunnites ou habillages religieux de soubresauts
politiques, Berbères contre Arabes ou Berbères contre Berbères, les
différends historiographiques sont loin d’être soldés et révèlent surtout
la complexité d’une période dont les heures lumineuses ne peuvent
masquer l’intensité des crises qui l’ont traversée. Quand, en 972, ils
désertent leur berceau ifriqiyen pour installer leur califat au Caire, la
ville qu’ils viennent de créer, le Maghreb n’en a pas pour autant fini
avec les Fatimides. L’installation sur leur trône de leurs vassaux zirides
donne une nouvelle vigueur aux conflits politico-religieux qui n’ont
cessé depuis des siècles de l’agiter. Enfin, en chassant vers le nord de
e
l’Afrique les tribus hilaliennes au milieu du XI siècle, ils auront été les
acteurs indirects d’une reconfiguration radicale de l’histoire et de la
sociologie de l’Ifriqiya. Ici encore, récit épique et légende noire
s’affrontent pour relater ce que beaucoup ont considéré comme un
séisme dans lequel s’est abîmée la vieille Ifriqiya berbéro-romano-arabe
pour donner naissance à un nouvel habitus culturel qui a
profondément modifié sa trajectoire.
La périodisation classique partage les trois siècles séparant les deux
moments « tunisiens » de l’époque médiévale – l’aghlabide et le
hafside – entre le règne fatimide, ses successeurs zirides, les invasions
hilaliennes et la domination almohade. Il nous semble en fait que, du
e e
début du X siècle à la fin du XII siècle, on a affaire à des moments
successifs d’une seule période historique qui voit l’Ifriqiya s’éloigner de
son ancien monde encore pétri d’Antiquité pour entrer dans autre
chose. Ce moment inaugural qu’est la tempête hilalienne l’ancre
définitivement dans une arabité bien plus profonde que celle de ses
e
voisins occidentaux. À sa suite, au XII siècle, la domination almohade
en fait un pays presque exclusivement musulman. Voilà son destin
scellé pour longtemps. Certes, l’ancien, nulle part, ne disparaît tout à
fait. Il s’occulte sous des formes nouvelles, prend pour subsister des
chemins détournés, reparaît selon des modalités différenciées, et la
Tunisie d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est si les ruses de l’histoire
n’en découvraient à qui veut bien les lire toutes les strates qui l’ont
constituée. Il n’empêche. Les trois siècles suivant la chute des
Aghlabides sont comme un long tournant qui en oriente la destinée
selon des logiques nouvelles. Nous avons choisi de les diviser en deux
grandes séquences. La première englobe les règnes fatimide et ziride
e
jusqu’à la rupture hilalienne. La seconde va du milieu du XI siècle à la
e
fin du XII siècle, qui voit s’installer à Tunis le fondateur de la dynastie
hafside. Durant ces deux séquences, les péripéties que connaît l’Ifriqiya
sont, dans un apparent paradoxe, intimement liées à celles du reste du
Maghreb tout en jetant quelques bases de sa singularité.
Les chiites – persécutés par leurs vainqueurs omeyades – ont
élaboré la doctrine messianique consolatrice de l’imam caché destiné à
réapparaître comme Mahdi. Les Fatimides appartiennent à la branche
ismaélienne du chiisme, du nom d’Ismaïl, dernier des imams visibles,
e
mort au début du VIII siècle. La secte est alors entrée dans un cycle
e
d’occultation qui s’achève à la fin du IX siècle par la manifestation du
Mahdi Abdullah, plus connu sous le nom d’Ubaïd Allah. Partie d’Orient
dès 883, la propagande ismaélienne doit la naissance précoce de son
rameau maghrébin à la rencontre à La Mecque d’un de ses fervents
prédicateurs, Abou Abdallah, avec des pèlerins Kutama de Kabylie.
L’un veut gagner de nouveaux territoires à sa foi, les autres trouvent en
sa prédication une doctrine politico-religieuse leur permettant
d’exprimer leur hostilité au pouvoir central de Raqqada. Abou Abdallah
repart avec eux en Ifriqiya et fonde en 893 dans le Djebel Babor au
nord de Sétif – région sous l’autorité purement formelle des
Aghlabides – le noyau dur du futur État chiite. Dès lors, on l’a vu, tout
va très vite. Il s’empare de toutes les places fortes de l’ancien limes à
l’ouest de Kairouan, prend Gafsa et la Kastiliya, et entre en 909 dans
Raqqada abandonné par Ziyadat Allah III. Entre-temps, le Mahdi Ubaïd
Allah avait fui la Syrie en 902 et avait fini par trouver refuge à
Sijilmassa. Dès sa victoire, Abou Abdallah va chercher son maître dans
le Maroc extrême, renversant au passage les Rostémides de Tahert, et
le ramène à Raqqada où il est proclamé calife en janvier 910. Les
Fatimides fondent ainsi leur califat au Maghreb et non en Orient, leur
berceau et leur objectif, où ils se seraient heurtés au puissant pouvoir
abbasside et aux dissidents qarmates qui ont fondé un État
indépendant de Bagdad sur une partie du Kurdistan, de la Syrie et du
5
Yémen . Ils bénéficient aussi, en Afrique du Nord, de la puissante
organisation des Kutama qui ont constitué les troupes indispensables à
leur expansion. Dynastie d’origine arabe ayant servi des intérêts
berbères et s’étant servie d’eux, les Fatimides vont devoir les affronter
durant une bonne partie de leur période maghrébine.
Le règne du Mahdi de 910 à 934, date de sa mort à Mahdia, la ville
qu’il a fondée entre 912 et 921 afin de ne pas résider dans la capitale
de Kairouan restée obstinément sunnite et de pouvoir embarquer plus
7
facilement vers l’Orient , a été partagé entre une ambition – la
conquête de l’Égypte –, et une obligation – la nécessité d’asseoir son
pouvoir au Maghreb pour contenir les révoltes qui continuent de le
secouer. Car, malgré le ralliement précoce des Kutama au chiisme, les
dissidences berbères n’ont cessé de se manifester de la façon la plus
incandescente jusqu’à l’explosion finale kharijite sous la direction de
« l’homme à l’âne », ce personnage entré dans la légende qui a mis
durant plusieurs années l’Ifriqiya à feu et à sang. Seules les vingt-cinq
dernières années du pouvoir fatimide au Maghreb, de la mort du chef
kharijite en 947 à leur installation en Égypte, ont été relativement
paisibles. Aboul Qasim – le fils du Mahdi qui lui succède en 934 sous le
nom d’Al-Qa’im bi Amrillah – tente par deux fois de conquérir l’Égypte,
en 913-915 et en 920-921, et échoue par deux fois. C’est alors qu’Ubaïd
Allah décide de renforcer sa base maghrébine en allant renverser en
922 les Idrissides du Maroc après avoir pacifié l’Ifriqiya travaillée par
une opposition sunnite encouragée par les docteurs malékites de
Kairouan. Mais l’accalmie qui marque la seconde partie de son règne
est éphémère. C’est sous celui de son fils (934-946) que se déchaîne un
des soulèvements les plus violents qu’a connus l’Ifriqiya médiévale.
Abou Yazid, resté dans l’histoire sous le surnom de l’homme à l’âne,
son mode de locomotion favori, est né vers 885 dans une famille
zénète ibadite du Djérid. C’est la raison pour laquelle on a longtemps
voulu voir dans la guerre atroce qu’il a menée, et la répression tout
aussi atroce qui s’est ensuivie, un épisode particulièrement sanglant de
l’interminable conflit entre nomades zénètes et sédentaires sanhaja
8
dont les Kutama sont une branche , beaucoup plus qu’une guerre de
religion entre chiites et kharijites. L’adhésion à un schisme religieux
pour exprimer une revendication politique est, on l’a vu, une constante
de l’histoire de la région. En l’occurrence, l’aspect religieux du conflit
peut être d’autant plus relativisé que des alliances entre kharijites et
sunnites – qui s’étaient naguère férocement combattus – se sont nouées
pour chasser l’ennemi commun fatimide. Prédicateur exalté, le petit
homme boiteux laboure de sa propagande le Djérid et les Aurès à partir
de 934 et remporte un succès tel qu’il peut entreprendre à la tête de
ses troupes une guerre sans merci contre le pouvoir en place. Prenant
sans coup férir Béjà et Kairouan, il met le siège devant Mahdia en
novembre 944 mais la capitale résiste. Pendant les deux ans que dure
le siège, les bandes armées d’Abou Yazid ravagent l’Ifriqiya, réduite en
9
peu de temps à un champ de ruines. Al Mansour (946-953) , le
successeur d’Al-Qa’im, parvient dès le début de son règne à rétablir la
situation grâce au soutien que lui apporte Ziri Ibn Manad, le chef des
Sanhaja d’Achir, en Algérie centrale. Une fois Abou Yazid battu devant
Sousse, il reprend Kairouan dès août 946 et pourchasse l’homme à
l’âne qui meurt de ses blessures en 947 dans la région de Biskra. Le
kharijisme, cette « grande force révolutionnaire du Maghreb
6
musulman », est cette fois-ci définitivement liquidé.
Al Moezz (953-976), qui conforte la paix dans une Ifriqiya se
remettant lentement des blessures infligées par la révolte kharijite, est
le dernier Fatimide ifriqiyen jusqu’à son départ en 973 pour l’Égypte
enfin ravie au souverain local par son général Jawhar. Lors de ce
départ sans retour, il emporte avec lui tout l’or accumulé depuis
l’avènement du Mahdi, laissant à son successeur maghrébin des caisses
vides. Mais il est aussi un des califes les plus célèbres et les plus loués
de l’histoire du monde musulman. Durant sa période ifriqiyenne, il a
consolidé son emprise sur le Maroc où les Idrissides ont fait allégeance
à son imamat, tenté sans succès de conquérir l’Espagne omeyade à
laquelle ses prédécesseurs s’étaient toujours opposés, et assuré – non
sans brutalité – la mainmise musulmane en Sicile et en Calabre où
l’empereur byzantin Nicéphore Phocas finit par reconnaître sa
suzeraineté. Avant de partir pour Le Caire, il choisit pour lui succéder
au Maghreb Bologuin, fils du chef sanhaja Ziri qui avait en 946 sauvé
la dynastie en venant à son secours contre Abou Yazid. Commencé
dans la fidélité au chiisme et dans l’attachement aux Fatimides, le
règne de la dynastie ziride s’achève dans la rupture avec ses suzerains
et ce que les historiens classiques ont considéré comme la vengeance
des anciens maîtres, les invasions hilaliennes.
Il n’y a pas lieu de choisir entre les bilans contrastés qui ont été
faits des décennies fatimides de l’Ifriqiya. Les expéditions extérieures et
les conflits internes en ont marqué le déroulement. Pour autant, leurs
califes ont gardé la réputation d’avoir été de glorieux bâtisseurs de
cités dont Mahdia et Mansouriya, la ville édifiée par Al Mansour aux
portes de Kairouan. Ils ont également développé l’économie ifriqiyenne
et renforcé sa vocation commerciale en assurant, par la sécurité des
communications – hormis la brève période de la révolte kharijite –
l’essor des centres caravaniers de Kairouan, Béja ou Tozeur. Enfin, leur
règne a été considéré comme une époque de riche activité
intellectuelle, perpétuant la tradition d’ouverture laissée par les
Aghlabides. Les Zirides qui prennent leur succession auront à cœur de
poursuivre cette politique, une fois devenus ifriqiyens et citadins.
L’histoire des Zirides, dont la dynastie survit formellement jusqu’à
la conquête almohade, est en partie celle de tentatives continuellement
recommencées d’autonomisation par rapport à la suzeraineté fatimide.
Dans ce contexte, la dimension religieuse des conflits et des scissions
qui ont rythmé la période a surtout été fonction des rivalités politiques
entre les différentes branches de la dynastie qui ont tour à tour, et
selon les rapports de force du moment, proclamé leur allégeance
au Caire ou à Bagdad. S’il convient de ne pas les surestimer, cela ne
signifie pas pour autant que les querelles religieuses n’ont pas eu leur
importance. L’orthodoxie sunnite est en effet restée puissante à
Kairouan et l’Ifriqiya ne s’est pas convertie à l’ismaélisme sous les
Fatimides. Les élites religieuses ifriqiyennes ont donc pesé de tout leur
poids pour échapper à la tutelle du Caire dont les exigences financières
ont en outre sapé la légitimité, et pour restaurer la suprématie du
malékisme.
Après le règne de Ziri qui s’est surtout préoccupé de soumettre le
Maroc, Abou Fath Al Mansour (984-996) est le premier émir ziride à
tenter de secouer le joug fatimide en déclarant sa soumission au califat
abbasside. Malgré les tentatives du Caire de réactiver les luttes entre
Kutama et Zénètes pour l’affaiblir, Al Mansour parvient à consolider
son autorité sur tout le Maghreb oriental, au prix cependant d’une
dislocation de l’empire ziride dont la partie correspondant à l’Algérie
centrale tombe sous la coupe de son frère Hammad. Depuis la citadelle
de la Qalaa des Beni Hammad fondée en 1007, les Hammadites
établissent une autorité indépendante sur la région d’Achir. Monté sur
le trône en 996, Abou Manad Badis se rapproche du Caire afin
d’affaiblir Hammad, provoquant le ralliement de ce dernier aux
Abbassides. La guerre qu’il conduit contre son oncle dans le Maghreb
central est sans merci et s’accompagne, sur son versant ifriqiyen, d’une
brutale répression contre les malékites. Sa mort en mars 1016, devant
la Qalaa des Beni Hammad, donne le signal d’un massacre général des
chiites d’Ifriqiya. Quelque 20 000 d’entre eux ont été tués dans cette
sanglante vengeance, et les Kairouanais détruisent la cité d’Al
Mansouriya naguère édifiée par le calife fatimide et symbole à leurs
yeux de la domination ismaélienne.
L’accession à l’émirat d’Al Moezz Ibn Badis (1016-1062) à l’âge de
neuf ans annonce la plongée de l’Ifriqiya dans l’anarchie. Ses tentatives
infructueuses pour restaurer son autorité sur la Sicile inexorablement
grignotée par les Normands qui s’en emparent totalement en 1061, les
guerres qu’il est contraint de mener en Tripolitaine et dans le Maghreb
central affaiblissent un pouvoir déjà fragilisé. L’encadrement de la
société ifriqiyenne et l’autorité centrale sont de plus en plus assurés par
les clercs malékites kairouanais qui dictent progressivement sa
conduite à l’émir. Alors que, durant la première partie de son règne, il
avait entretenu des relations apaisées avec Le Caire malgré le massacre
de milliers de chiites, Al Moezz abandonne l’hétérodoxie fatimide, se
mue en défenseur du malékisme et se place en 1048 sous l’autorité de
Bagdad. Résigné à la perte du Maghreb, le calife Al Moustancir lui
envoie dès 1049, par mesure de rétorsion, les tribus des Bani Hilal et
des Bani Suleim originaires de la péninsule Arabique et déportées vers
l’an 1000 en Haute Égypte après avoir dévasté La Mecque.
Les Zirides ont laissé la réputation d’avoir été avant tout des chefs
de guerre. Il est vrai qu’aucun de leurs règnes n’a été pacifique. Mais,
en quittant les austères hauts plateaux algériens et en s’installant dans
les villes d’Ifriqiya, ils en ont vite adopté les mœurs et ont pris pour
modèles les fastes des cours orientales qu’ils n’ont cessé de vouloir
imiter. La magnificence et la prodigalité d’Al Moezz sont demeurées
légendaires. Homme de grande culture, il a lui aussi suivi les traces des
Aghlabides en peuplant sa cour de poètes et d’hommes de lettres dont
quelques-uns ont traversé les siècles, comme Ibn Charaf né à Kairouan
et mort à Murcie en 1068, ou Ibn Rashiq né à M’sila en 1016 puis
installé à Kairouan, dont Al Moezz a fait son poète officiel et qui quitte
l’Ifriqiya pour la Sicile à la mort de son maître. Fait assez rare dans
l’histoire du Maghreb pour être souligné, l’enfance d’Al Moezz s’est
déroulée sous la régence et sous l’influence de sa tante paternelle Oum
Mallal et, durant toute l’époque ziride, les princesses ont tenu un rôle
important à la cour, se montrant en public, prenant part aux
discussions politiques et aux affaires de l’État. D’aucuns ont voulu voir
dans cette présence publique une tradition berbère opposée à la
pratique de la claustration des femmes par les citadins arabes. La mise
en opposition de deux traditions différentes en matière de statut des
femmes est une des constantes de l’historiographie maghrébine, et la
controverse ne s’est pas éteinte jusqu’à nos jours. En tout cas, les
descriptions de la vie des milieux aristocratiques sous les Zirides
donnent à voir une microsociété aimant le raffinement et faisant peu
de cas des interdits religieux allant à l’encontre de ses goûts. À Ibn
10
Rashiq qui jugeait sa conduite licencieuse, un faqih aurait répondu :
« J’honore Dieu dans Sa Maison. Mais dans la mienne, je fais ce qui me
7
plaît . » La civilisation kairouanaise brille alors de ses derniers feux
avant d’être emportée par la vague hilalienne. Seules quelques villes
côtières échappent à cette dernière en profitant du désordre pour se
donner des gouvernements autonomes. C’est le cas de Tunis. Pour se
protéger des envahisseurs, ses habitants font appel au souverain
hammadite d’El Qalaa qui leur envoie en 1063 pour les gouverner
Abdelhaq Ibn Khorassan. Les Khorassanides règnent sur la cité jusqu’à
l’arrivée des Almohades en 1159, y préservant la paix et la cohabitation
entre les communautés qui y vivent. La ville tourne alors le dos à son
arrière-pays occupé par des bandes nomades auxquelles elle paye
tribut pour se préserver de leurs incursions, et tire son aisance du
développement du commerce maritime, avec la Sicile normande en
particulier. Les enclaves littorales restent cependant des isolats en
bordure d’une Ifriqiya intérieure livrée à l’anarchie.
INVASIONS HILALIENNES ET DOMINATION
ALMOHADE,
LA NAISSANCE DE L’IFRIQIYA ARABO-MUSULMANE
Sauvages affamés, pillards, sauterelles détruisant tout sur leur
passage, responsables d’une effroyable régression des régions qu’ils ont
occupées, que n’a-t-on dit de ces envahisseurs originaires du Najd dans
la péninsule Arabique, que le calife Al Moustancir aurait été trop
heureux de dépêcher vers l’Ifriqiya rebelle pour s’en débarrasser avant
qu’ils n’achèvent de ruiner la Haute Égypte où ils étaient cantonnés ?
Avec eux, le fameux « fléau bédouin » aurait eu raison de la civilisation
sédentaire qui, malgré la présence immémoriale sur ses marges de
tribus nomades, avait modelé l’Ifriqiya durant deux millénaires. Puisant
son argumentaire chez bon nombre d’historiens arabes médiévaux, et
surtout chez Ibn Khaldoun en qui l’on a vu le grand pourfendeur des
invasions, l’historiographie dominante s’est longtemps rangée à cette
version.
Mais, si cette lecture de l’histoire a fait pendant des décennies office
de vérité, elle a été remise en cause à partir des années 1960, c’est-à-
dire – est-ce un hasard ? – à la fin de la période coloniale, par nombre
d’historiens et de géographes. Il n’est pas inintéressant de constater que
ces derniers ont figuré parmi les principaux critiques de la thèse de la
catastrophe hilalienne, soulignant la complémentarité des modes de vie
sédentaires et nomades au sein d’une ruralité ifriqiyenne plus complexe
que ne le laisse entendre une lecture sommaire des clivages entre les
deux populations. Parmi eux, il convient de citer Yves Lacoste qui n’a
pas hésité à parler du « mythe » de l’invasion arabe à propos de cette
8
période . Commentateur exercé d’Ibn Khaldoun, le géographe français
a voulu faire justice d’une lecture à son sens biaisée du grand historien
médiéval, imputant son instrumentalisation à l’historiographie
9 10
coloniale. De Georges Marçais à Emile-Félix Gautier et à Charles-
11
André Julien , les historiens coloniaux ont effectivement fait d’une
supposée césure radicale entre Berbères et Arabes une grille de lecture
incontournable de l’histoire du Maghreb, que Lacoste s’attache à tailler
en pièces, faisant état d’une distribution plus subtile des modes de vie
et des pratiques sociales entre les uns et des autres. Avant lui, Jean
Poncet avait également mis en doute le caractère torrentiel des
invasions hilaliennes en proposant « de ramener à de plus justes
12
proportions le rôle joué par ces dernières ». À leur suite, des
historiens se situant dans une autre mouvance idéologique, celle de
l’arabisme, ont vu dans les invasions hilaliennes l’achèvement bienvenu
de l’arabisation de l’Ifriqiya et son basculement sans retour dans
l’habitus de l’arabité même si, au cours des siècles suivants, elle a été
gouvernée par des dynasties d’origine berbère jusqu’à la conquête
ottomane. Elles auraient eu entre autres pour mérite, selon eux,
d’empêcher la chrétienté européenne de prendre pied durablement en
11
Afrique du Nord, ce qui reste cependant à prouver .
La Geste hilalienne, ce grand récit épique transmis de génération en
génération par la tradition orale dans les régions où les tribus se sont
successivement installées, permet de comprendre que la controverse
historiographique trouve également sa source dans la confrontation de
la vieille Afrique avec d’autres codes d’appréhension du monde, arabes,
nomades, bédouins, charriant leurs généalogies et leurs mythes,
porteurs de ce qu’on appellerait aujourd’hui une contre-culture
heurtant en bien des points la culture dominante. Enfin, la victoire
historique des sédentaires sur les civilisations nomades – qui furent
partout au Moyen Âge des civilisations conquérantes – a certainement
contribué à l’obsolescence des valeurs de la bédouinité, qui ne se
retrouvent aujourd’hui dans certains pans de la ruralité tunisienne que
sous des formes nostalgiques. Les commentateurs de la Geste ont tous
insisté, en tout cas, sur la richesse et la sophistication des mythes, des
13
légendes, des modes de vie et de pensée qu’elle véhicule . Citons à
titre d’exemple l’importance du rôle des femmes dans ce récit et la
liberté et l’autorité dont elles jouissent au sein de la tribu. Cette
position est incarnée sur le plan légendaire par l’extraordinaire
personnage féminin de Jazia, dont l’existence réelle ne peut être
prouvée mais qui fait figure d’équivalent arabe de la Kahéna par son
héroïsme et le sort tragique que le mythe lui réserve. S’il fallait en
somme tenter un bilan de ces invasions, il conviendrait de nuancer les
avis sur leur caractère exclusivement prédateur tout en tenant compte
du choc qu’a représenté un tel bouleversement démographique et
culturel sur une société constituée.
Sans minimiser la dimension citadine de l’occupation musulmane
du Maghreb et de la civilisation qu’elle y a créée – comme ce fut aussi
le cas en Orient –, il convient en tout cas de ne pas simplifier à
l’extrême la dichotomie villes-campagnes et de tenir compte de
l’étroitesse et du large éventail des relations entre les cités et leur
environnement rural dans les siècles ayant précédé les invasions
hilaliennes pour tenter de décrypter l’impact de ces dernières. Le biais
urbain de l’historiographie classique est en partie dû au caractère
exclusivement citadin des sources écrites et au fait que les villes sont
les lieux du pouvoir, de l’administration et de la production
14
intellectuelle . Le renouveau des études rurales sur l’Occident
musulman depuis le début de notre siècle contribue à nuancer une
approche longtemps restée très univoque. Certes, des rapports
d’exploitation ont toujours prévalu entre l’aristocratie foncière des
occupants, de leurs descendants et des notables urbains d’une part et
leurs métayers ou leurs différents types de partenaires ruraux de
l’autre, mais une grande partie de l’économie urbaine dépend de
l’agriculture qui est de loin – et comme partout dans le monde d’alors –
la première activité. Il ne faut pas oublier en effet que, quelle qu’ait été
l’importance de la vie citadine dans l’Ifriqiya médiévale, les ruraux –
nomades et sédentaires – représentent probablement près de 90 % de
la population totale. Et les liens d’échanges ou de dépendance sont
intenses entre les deux populations qui ont toujours eu besoin l’une de
l’autre, l’une pour se nourrir et commercer et l’autre pour vendre une
partie de sa production et s’approvisionner en produits manufacturés
que l’artisanat rural n’a pas les moyens de fabriquer. Les propriétés
12
foncières des institutions religieuses placées sous le statut des habous
servent en outre à entretenir toute une catégorie de fonctionnaires de
15
la piété, juristes, oulémas, instituteurs et professeurs . Enfin, les
périodes de sécheresse voient affluer dans les villes avoisinantes
paysans et éleveurs chassés de leurs terres par la disette et qui viennent
y chercher de quoi survivre en s’employant aux tâches les plus
16
précaires. Comme à toutes les époques , ce ne sont donc pas deux
sociétés étanches l’une à l’autre qui se côtoient en se tournant le dos
mais davantage deux groupes liés entre eux par des relations inégales.
Pour autant, on ne peut sous-estimer les profondes mutations de la
ruralité ifriqiyenne et de ses rapports à la cité introduites par la
nomadisation des campagnes consécutive à l’arrivée des Hilaliens.
Peut-on mesurer l’impact réel de cet afflux de populations nouvelles
dans une Ifriqiya divisée entre des pouvoirs locaux et régionaux rivaux
qui ont tenté de les utiliser à leur profit ? Nous nous contenterons
d’avancer quelques conclusions qui font aujourd’hui consensus, quel
que soit le sens dont on investit ce moment de l’histoire ifriqiyenne.
Comparées à d’autres grands mouvements migratoires qui ont marqué
la période médiévale comme les vagues turco-mongoles, il apparaît
d’abord que les invasions hilaliennes ont été d’une ampleur moindre. Il
est vrai qu’ici les chiffres divergent. Les sous-estimant certainement,
Yves Lacoste affirme que, pris ensemble, les Bani Hilal et les Bani
17
Suleim arrivés au Maghreb n’ont pas dépassé 50 000 . Les chiffres les
plus communément admis varient plutôt autour de 100 000 arrivants,
soit à peine plus que les Vandales qui demeurèrent en Afrique du Nord
un siècle sans y laisser aucune trace. Les hypothèses les plus hautes,
forgées à partir des informations tirées de la Geste, avancent le nombre
de 200 000 Hilaliens et Sulaïmides, dont tous cependant ne sont pas
arrivés jusqu’en Ifriqiya puisqu’une partie s’est fixée plus au sud. Ils en
ont en tout cas changé la face, voilà un autre point qui rassemble les
historiens.
C’est que cette seconde vague arabe ne ressemble en rien à celle qui
e
l’a précédée au VII siècle. La première invasion s’est en effet bornée à
ses débuts à une conquête militaire prolongée par l’installation de
gouvernements dominés par les conquérants. Ces premiers Arabes ont
occupé les villes, imposant l’arabe comme langue du pouvoir, de
l’administration et de l’activité intellectuelle et religieuse. Les
campagnes ont continué de parler berbère ou bas latin et de conserver
une relative autonomie par rapport à l’autorité citadine, se révoltant
contre elle quand son poids se faisait trop lourd. Quatre siècles plus
tard, la donne est radicalement différente. Ce n’est pas, en effet, une
armée qui se rue vers le Nord mais une population entière avec
guerriers, femmes, enfants et troupeaux, bergers et artisans dotée de
ses modes vie, de ses structures sociales et de sa langue qui vont
irrémédiablement imprégner les régions envahies. Tandis que les Bani
Suleim occupent d’abord la province de Barqa puis s’installent en
Tripolitaine, les Bani Hilal poursuivent plus loin et abordent le Djerid
en 1051. La défaite de l’armée ziride près de Gabès en 1053 leur ouvre
les portes de l’Ifriqiya qu’ils occupent presque en entier après avoir pris
et saccagé Kairouan en 1056, qui ne redeviendra jamais plus capitale.
Vers 1100, les tribus arabes sont définitivement fixées dans les plaines
ifriqiyennes et seules quelques villes, Bizerte, Tunis, Sousse et Sfax, ont
échappé à leur emprise.
Au-delà des controverses sur le caractère régressif ou pas de cette
invasion d’un genre nouveau, on s’est demandé comment quelques
dizaines de milliers de Bédouins sont parvenus à imprimer si
profondément leur marque sur une population locale infiniment plus
nombreuse. Le fait a paru d’autant plus étonnant que les nouveaux
venus, contrairement à leurs prédécesseurs, n’ont pas cherché à
s’emparer du pouvoir, hormis l’éphémère existence d’un petit royaume
hilalien à Gabès, et ont laissé en place la dynastie régnante ziride qui a
d’ailleurs tenté de jouer les tribus l’une contre l’autre sans jamais
arriver à les affaiblir, et a noué avec leurs chefs des alliances
matrimoniales qui les ont fait entrer dans les cercles dirigeants.
L’explication la plus courante est la similitude des genres de vie entre
les nomades autochtones et les arrivants, dotés au surplus d’une
certaine aura due à leur authentique arabité. Le recul de la vie urbaine
et la pastoralisation de l’économie et de la société ifriqiyennes auraient
donc été le fait de la rencontre entre deux populations étrangères l’une
à l’autre mais réunies par des modes de vie et des structures tribales
analogues. Si – étant donné les avis contradictoires – il est difficile de
conclure que la prospérité du pays a été ensevelie sous ces invasions,
elles n’en ont pas moins eu des conséquences incalculables dans la
durée. C’est à partir de cette époque que se serait aggravé le divorce
entre villes et campagnes et que certains massifs montagneux auraient
été suroccupés malgré leur pauvreté, pour avoir servi de refuge aux
populations autochtones demeurées sédentaires et fuyant les
18
envahisseurs . En outre, et le fait est fondateur de la singularité
tunisienne par rapport à ses voisins, c’est à partir de la seconde moitié
e
du XI siècle que l’Ifriqiya s’est linguistiquement presque totalement
arabisée, abandonnant les parlers autochtones au profit des dialectes
arabes importés par les occupants. L’attachement supposé à une
généalogie arabe et l’adoption de la langue désormais dominante ont
été de puissants outils de promotion symbolique pour les populations
locales déjà largement islamisées. De plus, le relief tunisien de côtes et
de plaines bousculées çà et là par des massifs de faible altitude n’a
guère opposé d’obstacles aux arrivants qui ont pu s’installer presque
partout, se mélangeant rapidement aux populations locales, si bien que
quelques décennies après leur implantation il était malaisé de
distinguer entre tribus autochtones et descendants des Hilaliens. « Les
envahisseurs hilaliens, vraisemblablement peu religieux comme la
plupart des nomades, ont moins contribué à l’islamisation de la
Berbérie où, en réalité, ils se sont plutôt islamisés sous l’influence de la
religion maghrébine, qu’à renforcer son arabisation […] La presque
19
totalité des Bédouins du Maghreb sont leurs descendants . »
Le contraste avec le Maghreb central et occidental est ici saisissant :
des massifs kabyles aux Aurès et, plus loin, au Rif et aux chaînes
atlasiques, les imposantes montagnes qui occupent une large part de
l’Algérie et du Maroc ont servi de sanctuaire aux autochtones qui s’y
sont réfugiés, et sont demeurées jusqu’à nos jours d’imprenables foyers
de la berbérité. Contrairement à la Tunisie où elles ont pratiquement
disparu, les langues berbères continuent d’y être parlées par
d’importants segments de la population et restent majoritaires dans
plusieurs régions, au point que les pouvoirs algérien et marocain
postcoloniaux, après s’être longtemps réclamés d’une appartenance
arabe exclusive, ont dû se résoudre au début de ce siècle à intégrer
l’amazighité comme une composante de l’identité collective. En outre,
et pour revenir à notre période, les mouvements de population de la
e
seconde moitié du XI siècle ont essentiellement affecté la Libye et la
Tunisie actuelles et n’ont poussé vers l’ouest que des rameaux moins
importants, sous l’impulsion d’ailleurs des stratégies politiques de
certains souverains. Ces facteurs réunis ont fait que les Tunisiens, dans
leur immense majorité, se pensent depuis longtemps comme des
Arabes, même s’ils reconnaissent la berbérité de leur fond ethnique,
recouvert à l’évidence plus qu’ailleurs par les apports des nouveaux
immigrants.
Avant que ne s’effectue la synthèse entre l’ancien et le nouveau,
l’Ifriqiya, en tout cas, est affaiblie par l’anarchie qu’y ont installée les
tribus arabes. Profitant du désordre consécutif aux invasions et du
délitement de la puissance ziride, même si son dernier sultan n’est
officiellement renversé qu’en 1160 par les Almohades, les Normands se
lancent à la conquête des côtes ifriqiyennes. Entre 1134 et 1148, tout
le littoral entre Sousse et Djerba passe sous leur contrôle, contraignant
le souverain ziride à quitter Mahdia pour chercher refuge chez ses
lointains cousins, les Hammadites de Bougie. En 1150, toutes les villes
de la côte sauf Tunis et Kelibia payent tribut à Roger II de Sicile. Cette
occupation, à laquelle les Almohades mettent fin quelques années plus
tard, n’a pas laissé de mauvais souvenirs, et la tolérance des princes
normands a au contraire été louée par les historiens de l’époque. Sous
leurs règnes successifs, en Sicile comme en Ifriqiya, les cours
normandes ont été des centres intellectuels cosmopolites, au moins
jusqu’à Guillaume II, moins ouvert que son père Roger. C’est d’ailleurs
sous son règne que Sfax, puis à sa suite tout le littoral, se soulève en
1157 contre les occupants, ouvrant la voie à la conquête almohade. La
facilité avec laquelle les Normands ont momentanément occupé les
côtes ifriqiyennes après avoir conquis la Sicile est une manifestation du
glissement progressif des sources de puissance qui s’opère en
e
Méditerranée à partir du début du XI siècle. Alors que l’Europe amorce
un essor qui ne se démentira plus, les califats abbasside et fatimide et
leurs vassaux entrent dans une phase d’affaiblissement qui ne leur
permet plus d’imposer leur ordre dans la région. Après la première
e
invasion des Turcs seldjoukides à la fin du XI siècle, ce sont les
e e
Croisades qui affaiblissent les pouvoirs musulmans aux XI et XII siècles
jusqu’à ce que Saladin reprenne Jérusalem en 1187, après avoir mis fin
au califat fatimide du Caire en 1171. Pendant ce temps, au Maroc, les
Almoravides se voient contestés par le nouveau mouvement militaro-
religieux des Almohades, demeuré dans l’histoire comme la seule
dynastie musulmane à avoir politiquement unifié la totalité du
Maghreb.
Maîtres pendant plus d’un siècle du Maghreb occidental et de
l’Espagne musulmane, les Almoravides n’ont jamais occupé l’Ifriqiya,
au contraire de la dynastie qui met fin à leur pouvoir et étend le sien
des rives atlantiques à la Méditerranée. Les Almohades (1147-1269)
ressemblent pourtant en bien des points à leurs prédécesseurs : nés aux
confins méridionaux du Maroc, animés d’une foi intransigeante
jusqu’au fanatisme, conquérants et faiseurs d’empires, ils se seront
adoucis au contact des vieilles civilisations qu’ils auront soumises avant
d’être défaits à leur tour, incapables qu’ils ont été de contrôler
durablement leurs immenses possessions. Mohamed Ibn Toumert, le
fondateur de ce mouvement puisant aux sources les plus rigoristes de
e
l’islam, est né à la fin du XI siècle au sein d’une branche de la
confédération berbère des Masmouda. Séduit par la doctrine sunnite
asharite au cours d’un long séjour en Orient, il emprunte toutefois au
chiisme le concept de l’imamat impeccable, et se fait proclamer Mahdi
par ses fidèles. Fondant sa doctrine sur le principe de l’unicité absolue
13
de Dieu , il a tenu pour infidèles non seulement les non-musulmans,
mais tous ceux de ces derniers qui n’adhéraient pas à sa conception
littéraliste de l’islam, et a organisé ses disciples en une communauté
religieuse d’un puritanisme sans nuances appuyée sur l’organisation
politique des Masmouda. C’est à son compagnon Abdel Moumin Ibn
Ali, originaire des environs de Tlemcen, que l’on doit la fulgurante
conquête de l’Afrique du Nord. Une fois le Maroc soumis, il occupe tout
le Maghreb central et oriental entre 1151 et 1160, date de la prise de
Mahdia, et opère un redécoupage de ses provinces. Celle de Tunis – qui
en devient la capitale – englobe à peu près la Tunisie actuelle et la
Tripolitaine. Mais si le pouvoir almohade parvient à s’imposer au
Maghreb occidental et en Espagne où il met un terme provisoire aux
tentatives de reconquête des royaumes catholiques, il rencontre des
résistances en Ifriqiya dès la mort d’Abdel Moumin en 1163. Ses
successeurs Abou Yacoub Youssouf et Abou Youssouf Yacoub, dit Al
Mansour, se heurtent non seulement à des rébellions locales fomentées
par les Hilaliens, mais à l’offensive d’un descendant présumé des
Almoravides réfugié aux Baléares, Ali Ibn Ishaq Ibn Ghaniya. Débarqué
à Bougie en 1184 et après avoir rallié les tribus hilaliennes dépossédées
par les conquérants, il reprend Tunis dont son frère sera définitivement
délogé en 1207, lors d’une dernière offensive almohade. Pour tenir la
turbulente province, le calife Mohamed En Nasr nomme au poste de
gouverneur doté de larges pouvoirs Abd al Wahid Ibn Hafs Al Hintati,
fils d’un des plus proches compagnons du Mahdi Ibn Toumert, dont la
famille a toujours fait partie des cercles dirigeants de la dynastie. C’est
pourtant son petit-fils, Abou Zakariya Ibn Hafs, issu de cette lignée à la
fidélité sans faille, qui va profiter de l’affaiblissement du pouvoir
central pour s’affranchir de la suzeraineté marocaine et proclamer son
autonomie en 1229, se faisant ainsi le fondateur d’une dynastie
appelée à gouverner la Tunisie pendant trois siècles. À cette date,
l’étoile almohade a déjà commencé à pâlir, en Espagne d’abord avec la
défaite de 1212 à La Navas de Tolosa qui inaugure une phase décisive
de la reconquête catholique, puis au Maroc même sous les coups des
Mérinides qui finiront par mettre fin à ce qui était devenu une fiction
d’autorité en prenant Marrakech en 1269.
En dépit des rébellions ifriqiyennes, le siècle almohade a lui aussi –
peu après les invasions hilaliennes – contribué à reconfigurer la
physionomie de la région. C’est en effet durant cette période que s’est
achevée l’islamisation du Maghreb. Sous l’étendard de la doctrine d’Ibn
Toumert, la chasse aux minorités chrétiennes et juives a pris, lors des
règnes de ses premiers califes, une ampleur inédite depuis l’arrivée des
premiers conquérants musulmans. Sous l’effet des conversions forcées
et de l’exil de ses élites vers le nord de la Méditerranée pour échapper
aux exactions, le christianisme disparaît d’Afrique du Nord, une des
terres où il avait le plus brillamment prospéré. Quant aux minorités
juives qui, au contraire des chrétiens, ne bénéficient pas de positions
de repli vers les royaumes européens, elles diminuent en nombre sans
pour autant être totalement éliminées, et retrouveront une visibilité
e
avec l’arrivée des juifs d’Andalousie à partir du milieu du XIII siècle. Le
sectarisme des Almohades aura donc eu entre autres pour résultat
d’achever l’unification religieuse du Maghreb en en détruisant
l’ancienne pluralité. Leur puritanisme n’aura pourtant duré qu’un
temps. S’il a rencontré un succès certain auprès des tribus berbères
toujours réceptives aux doctrines les plus rigoristes, il s’est en effet
rapidement heurté au malékisme prépondérant en milieu urbain, et
l’exercice du pouvoir a progressivement conduit les califes à adoucir
l’application d’un dogme peu goûté des populations urbaines comme
des élites religieuses fortement attachées aux traditions juridiques de
l’islam citadin. L’hispanisation des rudes montagnards marocains leur a
par ailleurs fait accepter progressivement les canons d’une civilisation
andalouse au faîte de son raffinement et de sa production
intellectuelle. Sur le plan urbanistique, après avoir construit dans les
villes conquises d’austères citadelles inspirées de leur région d’origine,
ils sont demeurés dans l’histoire comme les promoteurs d’un art
architectural hispano-maghrébin dont, de la Giralda de Séville au
minaret de la Grande Mosquée de Tunis, l’Espagne et le Maghreb
gardent en bien des lieux les traces monumentales. Il est vrai que la
richesse économique d’un empire dont l’unification a profité à la
production et aux échanges leur a permis de mener dans toutes leurs
possessions une ambitieuse politique de constructions civiles et
religieuses. Mais, hors des limites de leur royaume terrien, les
Almohades – contrairement à leurs prédécesseurs fatimides ou zirides –
n’ont pas joué de rôle central en Méditerranée. En matière
e
économique, le XII siècle voit les Génois tenir le commerce dans son
bassin occidental tandis que les Vénitiens contrôlent désormais les
échanges avec l’Orient.
De fait, le puritanisme almohade a connu des hauts et des bas selon
les califes qui se sont succédé. Yacoub Al Mansour, devenu calife en
1184, a tenté un moment de revenir à la pureté de la doctrine qui avait
perdu de sa virulence sous ses prédécesseurs. Il oblige les juifs à porter
un vêtement spécial, fait brûler dans plusieurs villes les ouvrages du
20
fiqh malékite , interdit le chant, la musique et la philosophie alors
florissante dans les cercles lettrés des grandes villes andalouses. C’est
sous son règne que le philosophe Ibn Rochd, l’Averroès des Européens,
perd sa charge de grand cadhi de Cordoue et est contraint à l’exil au
Maroc où il finit ses jours dans une semi-disgrâce. Ce retour aux
sources est toutefois remis en cause dans les dernières années d’Al
Mansour. Mais ce n’est qu’en 1230 que le calife Idriss Al Ma’moun
renonce définitivement à l’almohadisme et que le classicisme malékite
retrouve son statut prépondérant. L’empire almohade, qui a déjà perdu
l’Ifriqiya, achève alors de se décomposer, ouvrant au Maghreb une
nouvelle ère où chacune de ses composantes s’achemine vers des
destins différents. Si, malgré ses errements fanatiques, il fait figure de
période de gloire, c’est qu’il est parvenu pour la seule fois dans
l’histoire à unifier sous sa bannière la totalité de l’Occident musulman.
Une telle expérience ne se renouvellera plus, même si la nostalgie
d’une unité restée impossible est demeurée vivace jusqu’à nos jours.
1. Le pays zénète de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge
correspondrait en gros au domaine des steppes au-delà du limes et aux
massifs montagneux du sud des Aurès aux Matmata.
2. Si le mot Berbérie a des relents coloniaux, Maghreb est récusé par
les défenseurs de l’amazighité (du mot amazigh par lequel se désignent
les Berbères dans leur langue) de l’Afrique du Nord. Signifiant en arabe
Couchant, il intègre en effet cette dernière au monde arabe en en
faisant son prolongement occidental.
3. Littéralement les « sortants », les kharijites sont ceux qui ont refusé
de choisir entre partisans d’Ali et de Mu’awiya lors du grand schisme
e
qui a scindé l’islam dans la seconde moitié du VII siècle et a donné
naissance à ses deux grandes branches, le sunnisme largement
majoritaire et le chiisme qui regroupe environ 15 % des musulmans.
4. Les deux autres étant le sofrisme et l’azrakisme.
5. Nom donné par les Arabes à la région qui recouvre plus ou moins
l’ancienne Numidie.
6. Contrairement à ce que suggère la doxa européenne, les premiers
pouvoirs musulmans n’ont pas fait preuve d’un grand prosélytisme
dans les pays conquis. L’impôt de capitation réservé aux « gens du
Livre » contribuant largement à remplir leurs caisses, ils ont même
dans bien des cas dissuadé les juifs et chrétiens de se convertir à l’islam
pour ne pas tarir cette importante source de revenus.
7. Dans son article « Réseaux d’échanges et littoralisation de l’espace
e e
au Maghreb, VIII -XI siècle », dans Élisabeth Malamut et Mohamed
Ouerfelli (dir.), Les Échanges en Méditerranée médiévale. Marqueurs,
réseaux, circulations, contacts, Aix-en-Provence, Presses universitaires
de Provence, 2012, D. Valérian note qu’avec la fondation de Mahdia,
c’est la première fois qu’un pouvoir musulman installe sa capitale sur
un littoral, rappel intéressant quand on sait l’activisme méditerranéen
dont ont fait preuve les Fatimides.
8. Les Kutama correspondent aux Kabyles d’aujourd’hui. Rappelons que
l’historiographie récente a atténué la thèse d’une opposition
irréductible entre les deux groupes de populations pour souligner leurs
complémentarités et les relations qu’ils n’ont cessé d’entretenir.
9. Plusieurs monarques se sont attribué ce surnom qui signifie en arabe
le Victorieux. C’est pourquoi on le retrouve accolé au patronyme de
nombreux souverains.
10. Docteur en droit musulman et en jurisprudence.
11. C’est le cas d’Abdelmajid Dhouib dans H. Djaït, M. Talbi,
E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale
de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, op. cit.
12. Les habous ou waqf (awqaf au pluriel) sont des biens de mainmorte
inaliénables dédiés à des fondations religieuses ou à usage privé.
13. Al Tawhîd en arabe, d’où le nom d’Al Mouwahidoun – « les
partisans de l’unicité » – donné à la dynastie, qui s’est transformé en
français en Almohades.
CHAPITRE V
L’Ifriqiya hafside, 1228-1574,
un deuxième « État » tunisien ?
e
Quand, au début du XIII siècle, les Hafsides prennent en main le
destin de la Tunisie, ils héritent d’un pays qui n’a plus grand-chose à
voir avec celui qu’avait gouverné la première dynastie « tunisienne » au
e
IX siècle, celle des Aghlabides. L’appellation « tunisienne » pourrait
sembler abusive puisque l’émir Ibrahim Ibn Al Aghlab venait de la
péninsule Arabique. De même, l’Almohade Abou Zakariya Ibn Hafs est
un Berbère de l’Atlas marocain et n’a pas d’ascendance tunisienne
quand il proclame en 1228 son autonomie par rapport au pouvoir
déliquescent de Marrakech. Pourtant, si l’on a rapproché ces deux
moments de l’histoire ifriqiyenne séparés de trois siècles, c’est que ces
dynasties – chacune avec les moyens et selon les modalités de leur
époque – ont jeté les bases d’un proto-État tunisien. Elles ont assuré
l’indépendance de leurs possessions, ne consentant, selon les exigences
géopolitiques du moment, que des allégeances formelles aux
puissances hégémoniques d’alors. Malgré les heures sombres et parfois
sanglantes qui ont jalonné leur parcours – un siècle pour les Aghlabides
et plus de trois siècles pour les Hafsides –, elles ont également marqué
durablement les paysages urbains tunisiens par la magnificence de leur
politique édilitaire, encouragée par une prospérité économique que de
longues périodes de paix civile ont favorisée. Voilà ce qui les
rapproche, au-delà de leurs différences. Car ces dernières sont
évidemment aussi nombreuses qu’importantes. Alors que la période
aghlabide peut être vue comme une longue transition entre l’Antiquité
punico-romano-byzantine et un Moyen Âge troublé, les Hafsides ont le
loisir de façonner un royaume de leur temps, quittant lentement le
Moyen Âge pour entrer dans une époque moderne dans laquelle
l’Europe s’est déjà engouffrée. Certes, on l’a dit, cette périodisation est
e
commode sans être tout à fait efficace. De même, en effet, que les VII
e
et VIII siècles sont à voir comme une transition qui s’étire autant que
comme une rupture, la conquête ottomane inaugure un changement
radical d’habitus pour l’Ifriqiya en même temps qu’elle poursuit
e e
certaines évolutions des XIV et XV siècles. L’administration ottomane
reprendra plus d’une fois pour gouverner les méthodes et les cadres
hafsides, en matière fiscale notamment, comme l’avaient fait les
Aghlabides avec l’héritage byzantin. Longues transitions donc, autant
que cassures, et ce qu’on peut appeler stricto sensu le Moyen Âge
ifriqiyen se résumerait en fait à ces siècles heurtés au cours desquels
l’Orient du Maghreb prend un nouveau visage.
e
Tandis qu’au IX siècle les Aghlabides ont planté leur sceptre dans
une contrée romano-africaine où ni l’islam ni la langue arabe n’étaient
encore hégémoniques, les Hafsides prennent les rênes d’un pays arabo-
musulman. Au début de leur règne d’ailleurs, les chefs des tribus
d’origine hilalienne ou sulaïmide ont reconnu de mauvais gré et non
sans résistances l’autorité de souverains berbères. Et ces chefs sont
désormais puissants, le pastoralisme assis sur de solides bases sociales
tribales ayant pris le pas dans les régions intérieures sur les vieilles
traditions d’urbanité. Voilà donc ces Atlasiens almohades, légataires
d’un puritanisme sectaire peu goûté des élites malékites locales et dont
la berbérité déplaît à une contrée désormais profondément arabisée,
qui vont s’imposer et s’indigéniser jusqu’à apparaître comme une des
dynasties qui aura le plus marqué la Tunisie. Héritiers d’une Ifriqiya
nouvelle forgée dans les péripéties des constructions et des
destructions médiévales, les Hafsides succomberont à leur tour à
l’émergence d’un monde nouveau où le pays retombera sous
domination étrangère jusqu’à ce que – comme depuis toujours ? – ces
étrangers ne s’indigénisent pour devenir tunisiens.
Sur le plan politique, l’époque hafside peut être divisée en trois
phases, deux périodes de rayonnement et de prospérité encadrant un
long intermède de troubles et d’affaiblissement. La quatrième phase
e
des siècles hafsides, correspondant au XVI siècle, voit s’effriter
définitivement leur puissance sous l’effet d’un délitement interne et
d’une recomposition des rapports de force en Méditerranée. La donnée
extérieure y a en effet joué un rôle majeur tout au long de cette
période. Tout change au cours de ces trois siècles qui voient disparaître
l’empire abbasside en Orient et l’Espagne musulmane en Occident.
Depuis la défaite almohade de 1212, l’Aragon et la Castille avancent
inexorablement dans la péninsule ibérique, jusqu’à ne laisser subsister
en Andalousie que le royaume nasride de Grenade, qui tombe à son
tour en 1492, mettant un terme à sept siècles de présence arabo-
berbère en Espagne et à une civilisation qui a marqué de son empreinte
tout l’Occident musulman et une bonne partie de l’Europe du Sud. La
fin de la Reconquista a également des conséquences démographiques
sur le Maghreb puisque l’édit d’expulsion des juifs, promulgué par
Isabelle la Catholique en 1492 à l’instigation de la puissante
Inquisition, provoque l’exil de quelque 200 000 d’entre eux dont une
part se réfugie au Maghreb, redonnant vie à des minorités
drastiquement réduites à l’époque almohade. Les musulmans ont aussi
commencé à fuir les provinces d’Espagne reconquises par la chrétienté
et des milliers d’entre eux s’installent au Maghreb, y apportant leurs
savoirs, leurs arts, leurs techniques de production – en matière agricole
et hydraulique notamment, leurs réseaux, c’est-à-dire les ingrédients
d’une civilisation parvenue au moment de sa chute à un haut degré de
sophistication. L’arrivée des immigrants andalous qui s’installent
surtout dans la capitale, dans les riches plaines intérieures et littorales
du nord-est où ils créent de nombreuses et prospères bourgades, a eu
une influence non négligeable sur le développement de la Tunisie à
l’époque hafside. L’Espagne par ailleurs – à la puissance décuplée par la
conquête et l’exploitation de l’Amérique – n’est pas seule à vouloir
étendre son influence au sud de la Méditerranée. Les villes d’Italie et la
Sicile passée aux mains des Hohenstaufen y sont de plus en plus
e
actives. Quant à la France, elle tente dès le début du XVI siècle de
contrer la volonté d’expansion ibérique en s’alliant à un Empire
ottoman de plus en plus puissant.
Notons que la constitution de ce front anti-espagnol infirme une
fois de plus les lectures confessionnelles de l’histoire méditerranéenne
qui voudraient voir dans ses conflits des affrontements de nature
purement religieuse. Si la religion est certes une dimension des
rivalités qui s’y font jour, elle cède la place – comme elle l’a toujours
fait – aux logiques géopolitiques et économiques qui restent
prépondérantes. Donnée non négligeable enfin, les grands courants
d’échanges internationaux cessent peu à peu d’avoir la Méditerranée
pour centre. Avec l’occupation des côtes africaines par les Portugais au
e
XV siècle, l’or du Soudan n’a plus besoin d’emprunter les routes
transahariennes et commence à arriver en Europe par la voie maritime.
Les cités du sud ifriqiyen perdent en importance au profit de celles du
nord, Tunis en particulier, mais le commerce y est désormais aux
mains des négociants européens, ce qui contribue à renforcer leur
prédominance dans un espace méditerranéen progressivement privé de
sa place stratégique dans le commerce mondial. On comprend dès lors
que, contrairement aux époques aghlabide et fatimide, le royaume
hafside – sans cesser d’être un acteur de la politique régionale – n’y
imposera à aucun moment son hégémonie.
À l’Orient du monde arabe, la mutation n’est pas moins importante.
En 1258, le chef mongol Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s’est
emparé de Bagdad, a massacré sa population et a tué le dernier calife
abbasside, mettant fin à l’une des dynasties les plus prestigieuses ayant
gouverné la région. L’heure des Turcs est arrivée. En 1362, à la mort
d’Othman, le fondateur de la dynastie, la puissance ottomane s’étend
déjà vers les Balkans. La prise de Constantinople en 1453 met fin à ce
qui restait d’Empire byzantin et ouvre la porte à l’expansion turque en
Méditerranée occidentale où elle se heurte à une Espagne devenue
conquérante depuis son unification sous l’égide des rois catholiques, et
surtout à partir du règne de Charles Quint qui monte sur le trône en
1519.
Ces bouleversements ont une incidence directe sur la Tunisie. Dans
un premier temps, la chute du califat abbasside permet aux Hafsides
d’étendre leur suzerainté au moins formelle sur une partie de l’Orient
arabe désorienté par la perte de ses repères d’autorité, et le chérif de
La Mecque leur prête même un temps allégeance, jusqu’à ce que le
sultan mamelouk Baïbars, maître de l’Égypte, restaure à son profit en
1261 une fiction de pouvoir abbasside qui se maintiendra jusqu’à ce
e
que les Ottomans s’emparent au début du XVI siècle de toute la région.
e
Dans les deux premiers tiers du XVI siècle en revanche, le royaume
hafside est un des principaux théâtres de la rivalité hispano-ottomane,
et demeure ballotté entre ces deux puissances jusqu’à ce que la seconde
en prenne définitivement possession.
La composition démographique du pays change elle aussi au cours
de cette longue période. Les régions intérieures demeurent aux mains
de tribus que l’on peut désormais qualifier d’arabo-berbères même si
des différences demeurent entre ces deux segments de populations,
quand les villes du littoral retrouvent un cosmopolitisme qui s’était
atténué aux siècles précédents. Outre les Andalous qui forment des
communautés de plus en plus importantes, des étrangers affluent de
toute la Méditerranée pour s’installer dans les cités côtières dont
s’affirme la vocation commerciale au détriment des centres de
l’intérieur comme Kairouan, désormais ravalée au rang de modeste
ville de province. Négociants italiens, soldats venus d’un peu partout,
fonctionnaires recrutés jusqu’en Catalogne se retrouvent dans des
quartiers qu’ils édifient avec l’autorisation des autorités. Une nouvelle
population chrétienne se constitue ainsi, mais elle est dorénavant
étrangère puisque les chrétiens autochtones ont disparu. La diversité
confessionnelle et ethnique qui atteindra son apogée sous les règnes
ottomans plonge donc ses racines dans la période hafside au cours de
laquelle l’Ifriqiya retrouve pleinement une vocation méditerranéenne
qu’elle n’avait jamais totalement perdue.
Tels peuvent être brossés les traits de ces siècles qui voient la
Tunisie changer lentement d’époque, connaître des moments fastueux
qui la hissent de nouveau au rang d’acteur régional avant qu’un relatif
immobilisme politique et économique n’en fasse une proie facile pour
l’appétit des grandes puissances d’alors.
LA PREMIÈRE PUISSANCE HAFSIDE
À la mort en 1227 d’Abou Mohamed Abdullah qui a succédé à Abd
al Wahid Ibn Hafs, son fils Abou Zakariya Ibn Hafs, âgé de vingt-six
ans, prend à son tour la succession de son père et s’empresse, dès
1
1228 , de s’affranchir de la tutelle du calife de Marrakech. Il ne
répudie pas pour autant la doctrine almohade et s’en instaure même le
gardien alors qu’elle est officiellement abandonnée par le califat
marocain en 1230. Mais les docteurs malékites reprennent
progressivement le contrôle des institutions religieuses et de
l’enseignement, sans que le nouveau pouvoir ne s’y oppose. D’un autre
côté, à la faveur du desserrement de la chappe rigoriste, les vieilles
croyances populaires ressurgissent sous la forme d’un renouveau du
mysticisme soufi et du culte des saints, honnis des Almohades, ce qui
achève de rendre caduque leur doctrine. Tout en préservant
officiellement l’héritage, les premiers souverains hafsides se sont
d’ailleurs érigés en protecteurs des chefs de confréries qui peuplaient
alors leur capitale en plein renouveau religieux. Le nouvel émir a
d’abord pour priorité de remettre de l’ordre dans un pays toujours
disputé entre les tribus arabes et les Banu Ghaniya. Après avoir mis fin
en 1234 au soulèvement de ces derniers, il prend Constantine, Bougie,
Alger à l’Ouest et tout le littoral tripolitain au Sud. La Tunisie actuelle,
la Tripolitaine et le Constantinois constituent pendant trois siècles le
territoire hafside qui, aux heures les plus glorieuses, s’est étendu plus
avant vers l’ouest, mais s’est rétracté en deçà de ces limites dans ses
e
moments de faiblesse, surtout à partir du début du XVI siècle.
Une fois ses possessions rentrées dans l’ordre, le règne du premier
Hafside (1228-1249) inaugure une longue période de paix qui se
prolonge sous celui de son fils Abou Abdallah Mohamed El Moustancir
(1249-1277). Pour affirmer son pouvoir, ce dernier prend en 1253 le
titre de commandeur des croyants. Son autorité s’étend jusqu’à
Tlemcen, les Mérinides lui prêtent allégeance, de même que les
Nasrides de Grenade, et l’on a vu que son magistère califal s’est étendu
un temps jusqu’à La Mecque. Reconnue comme la grande puissance
maghrébine du moment, c’est à cette époque que la Tunisie reprend sa
place en Méditerranée. Frédéric II Hohenstaufen, empereur
d’Allemagne et roi de Sicile, fin connaisseur de l’islam et de la
civilisation arabe avec laquelle il a nourri de profondes affinités, a
signé en 1231 un traité de commerce avec Tunis qui garantit à l’Ifriqiya
la libre importation de ses céréales moyennant le versement d’un petit
tribut annuel. Mais l’alliance avec les Hohenstaufen prend fin avec
Charles d’Anjou qui s’est vu attribuer la Sicile par le pape à la mort de
Frédéric II en 1250.
Le commerce ne pâtit pas de ce changement de dynastie à la tête de
la Sicile, mis à part le bref épisode de la huitième croisade. Le roi de
France Louis IX, connu en Europe sous le nom de Saint Louis, a déjà
tenté en 1248-1250 de se rendre en Palestine pour reprendre les Lieux
saints, et a lamentablement échoué dans sa tentative d’envahir l’Égypte
pour y parvenir. Il décide en 1267 de récidiver en voulant dans un
premier temps s’emparer du « royaume de Tunis » comme les
chroniqueurs européens nomment l’Ifriqiya, malgré les réserves de son
frère Charles d’Anjou, plus préoccupé de sauvegarder de fructueuses
relations marchandes que de soutenir le zèle mystique du roi de
2
France . Louis IX embarque pourtant au port provençal d’Aigues-
Mortes en mai 1270 et jette l’ancre devant Carthage en juillet. Pendant
qu’il attend des troupes siciliennes pour passer à l’attaque, l’armée
croisée cantonnée dans les ruines de la cité antique est frappée par une
épidémie de dysenterie qui la décime et à laquelle le roi succombe le
25 août. Devant l’offensive de Charles d’Anjou qui s’est résolu à
poursuivre la guerre à la mort de son frère, Al Moustancir, qui a de son
côté déclaré le jihad à l’arrivée des Croisés, se résigne cependant à
négocier. Un traité de paix signé en novembre 1270 met fin à la
huitième croisade. Il restaure la liberté du commerce moyennant le
paiement d’une indemnité pour frais de guerre par Tunis, et stipule que
les chrétiens auront la liberté de culte et celle de construire églises et
monastères dans le royaume hafside.
À la mort d’Al Moustancir, l’Ifriqiya a retrouvé depuis longtemps sa
prospérité, et les deux premiers Hafsides ont eu à cœur de donner à
leur capitale un lustre qu’elle n’avait encore jamais eu. C’est sous leurs
règnes que la médina de Tunis, c’est-à-dire la cité existant avant la
construction de la ville coloniale à partir de 1881, a pris les contours
qu’on lui connaît aujourd’hui. Vu l’accroissement de la population, des
faubourgs poussent de chaque côté du noyau urbain primitif et des
souks regroupés autour de la Grande Mosquée. Après avoir agrandi et
rendu moins austère la citadelle de la Kasbah construite par les
Almohades et qui domine la ville, Abou Zakariya se préoccupe d’élargir
les espaces commerciaux en faisant construire les souks des
parfumeurs et des étoffes. Sensibles au rayonnement culturel d’une
métropole qui a remplacé Kairouan comme capitale religieuse, les deux
premiers souverains font bâtir plusieurs mosquées et de nombreuses
3
madrasas . À leur suite, princesses, ministres et mécènes rivalisent
d’ardeur pour en parsemer la capitale, ce qui atteste de son importance
comme centre universitaire et culturel. À la mort d’Abou Zakariya, la
bibliothèque de la Zitouna possède quelque 36 000 volumes. Son
successeur poursuit cette politique d’embellissement de la cité et de ses
1
alentours où des résidences royales sont entourées de vastes parcs . Le
palais du Bardo, édifié à quelques kilomètres de Tunis, devient la
résidence des souverains. La population tunisoise a pu atteindre à
l’époque 100 000 habitants, ce qui la hisse au rang des grandes
métropoles de Méditerranée occidentale. La vocation de capitale
politique, administrative, intellectuelle et économique qu’elle acquiert
à l’époque pour ne plus la perdre jusqu’à nos jours n’est affectée qu’à la
marge par les orages que traverse la dynastie à partir de 1277.
L’ÉCLIPSE ET LE REBOND
Abou Zakariya et Al Moustancir étaient parvenus à marginaliser la
caste militaire et administrative que constituait l’aristocratie d’origine
marocaine. Mais, à mesure que s’est diversifiée l’origine ethnique des
cadres de l’armée et des hauts fonctionnaires, à mesure aussi de la
place grandissante que prennent les Andalous dans les affaires
politiques, la vieille garde almohade, qui perd en influence, s’estime
menacée. Ses cheikhs, longtemps demeurés à la tête des provinces,
cèdent en effet progressivement leurs postes à des fonctionnaires, les
caïds, souvent d’origine servile. La mort d’Al Moustancir rompt le
fragile équilibre entre les forces en présence et ouvre une crise
dynastique dans laquelle s’affrontent des partis et des intérêts opposés
tandis que, profitant du désordre qui s’instaure, les tribus périphériques
s’insurgent contre le pouvoir central et les royaumes concurrents du
Maghreb tentent de faire entrer dans leur zone d’influence une Ifriqiya
affaiblie. Cette ère de désordres s’étire sur plus d’un siècle avant que la
dynastie ne retrouve un nouvel équilibre lui permettant de restaurer sa
puissance.
En 1277, Al Wathiq est proclamé calife à la mort de son père, mais
l’Almohade Abou Ishaq lui reproche d’être influencé par son
chambellan (hajib) d’origine andalouse Ibn Jababir. Cette fonction,
e
apparue dans la seconde moitié du XIII siècle, est en effet le plus
souvent occupée par des originaires d’Espagne. Parvenu à prendre
Tunis en 1279, Abou Ishaq assassine le calife, ses fils et son ministre.
Commence alors une période jalonnée de massacres familiaux
perpétrés par d’éphémères souverains manipulés par les tribus arabes
du centre et du sud qui s’instaurent faiseurs de rois. Le court répit que
connaît le pays durant le règne d’Abou Hafs Omar (1284-1295) est
d’ailleurs dû au fait qu’il s’appuie sur elles pour gouverner et faire
régner l’ordre. Tandis que le pays profond s’agite, que l’effritement de
l’autorité monarchique laisse place à l’arbitraire de puissants premiers
ministres comme Ibn Tafragin qui sévit entre 1350 et 1364, l’émir de
Constantine échappe à l’autorité de Tunis et mène des incursions
répétées en territoire tunisien, en 1321, 1352 et 1365. La région de
Bougie entre également en dissidence. À l’Ouest, les Mérinides de Fès
estiment l’heure venue de prendre leur revanche sur les Hafsides. La
crise de succession ouverte par la mort du sultan Abou Bakr (1318-
1346) leur offre une occasion d’intervenir et leur armée s’empare
brièvement de Tunis en 1347. Le pays est alors au plus mal. Aux
désordres et aux guerres de chefs qui le minent s’ajoute en 1349
l’arrivée de la fameuse Peste noire qui le ravage après avoir réduit la
population européenne de près de moitié. Sous la direction de leur
sultan Abou Inan, les Mérinides réitèrent leur tentative en 1357 mais
sont de nouveau chassés et rentrent au Maroc sans avoir pu imposer
leur autorité aux populations ifriqiyennes.
Durant ce siècle d’épreuves, les menaces, cependant, ne viennent
pas que des insurrections locales et des appétits marocains. Pierre III
d’Aragon, qui a remplacé Charles d’Anjou à la tête de la Sicile, met fin
à la traditionnelle politique de coopération avec les Hafsides que même
la huitième croisade n’avait pas réussi à entamer. En 1284, le nouveau
roi de Sicile prend et pille Djerba qu’il occupe brièvement, contraignant
le fragile Abou Hafs Omar à signer l’année suivante un traité aux
allures de capitulation. À partir de cette date, le versement du tribut
tunisien payé jusque-là à la Sicile contre l’assurance de la liberté du
commerce est transféré à l’Aragon. Grâce à sa position stratégique, l’île
de Djerba a toujours été très convoitée par les puissances
e
commerçantes et, à la fin du XIII siècle, la République de Gênes en fait
une escale pour ses flottes. Dès cette époque, les Espagnols n’ont de
cesse pour leur part d’intervenir dans les affaires ifriqiyennes. Le
développement de la course leur en offre l’occasion à partir de la fin du
e
XIV siècle, quand une coalition se forme entre Génois, Aragonais,
Siciliens et Français pour tenter de neutraliser les redoutables corsaires
2
ifriqiyens dont la base principale est alors Mahdia .
Mais, entre-temps, l’Ifriqiya s’est remise de ses troubles et a
retrouvé sa prospérité et sa place en Méditerranée à la faveur de trois
règnes qui en ont restauré la puissance, ceux d’Aboul Abbas (1370-
1394), d’Abou Farès Abdelaziz (1394-1434) et d’Abou Amr Othman
(1435-1488). Après la remise en ordre opérée par Aboul Abbas, Abou
Farès étend de nouveau l’autorité hafside jusqu’à Tlemcen à l’ouest et à
la Tripolitaine au sud, tandis qu’en Tunisie même sa politique
d’équilibre entre les différents groupes de la population et de tolérance
vis-à-vis des minorités lui permet d’y instaurer un calme durable. Cette
stratégie de respect des nouveaux équilibres ethno-sociaux consécutifs
e
aux mutations démographiques du XI siècle expliquerait d’ailleurs en
partie la longévité d’une dynastie qui n’a en définitive succombé que
sous les assauts extérieurs. Sous les règnes d’Abou Farès et de son
successeur, les relations avec les puissances commerciales
méditerranéennes retrouvent également une tranquillité que les
troubles de la période précédente avaient compromise. En 1423
Florence, qui a ravi à Gênes la prépondérance maritime en
Méditerranée occidentale, signe un traité de commerce avec Tunis. En
1461, le « roi de Tunis » conclut un traité de même nature avec le
grand maître des Chevaliers de Rhodes. Les commerçants français,
surtout les Montpellierains, gagnent à leur tour en influence et nombre
d’entre eux s’installent dans la capitale ifriqiyenne. Cette longue
période de calme – avant la décadence finale qui s’amorce dans les
e
dernières années du XV siècle – a permis aux souverains de parachever
l’œuvre entamée par le fondateur de la dynastie et par son fils,
donnant à leur royaume des cadres politiques et administratifs assez
solides pour leur survivre en partie.
UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION
Malgré la large autonomie dont ont joui les chefs de tribus durant
toute la période et le choix du pouvoir central de s’entendre avec eux
plutôt que de chercher à les assujettir, il n’est pas abusif de parler à
propos de l’administration hafside de la mise en place des rouages d’un
État ou, au moins, d’un appareil de commandement et de gestion
s’apparentant à une forme étatique en dépit de la nature patrimoniale
4
du pouvoir sultanien. La direction des finances du makhzen se
confond en effet avec celle de la cassette personnelle du souverain, et
les ressources étatiques proviennent aussi bien des bénéfices générés
par son domaine privé que de la grande variété d’impôts prélevés sur
les productions, les terres, les personnes et les échanges, lourdement
taxés. Mais c’est une véritable administration qui gère le pays et qui
étend ses ramifications du palais royal aux provinces dirigées par des
gouverneurs. Le chef du gouvernement central est le sultan qui
concentre tous les pouvoirs. Il reçoit, à son intronisation, l’investiture
de son peuple lors de la cérémonie de la bay’a au cours de laquelle les
notables militaires, civils et religieux lui prêtent allégeance. Il est
également le chef religieux du royaume, et la grande prière du
vendredi est dite en son nom. Il dirige la justice, mais sa marge de
manœuvre en la matière est limitée par l’obligation qui lui est faite de
respecter les normes du fiqh dont le corps des faqih – les docteurs de la
loi – est le gardien vigilant. Un des personnages les plus importants du
pays est d’ailleurs le cadhi al Jama’a, magistrat suprême du pays. Dans
les faits, cette concentration du pouvoir aux mains d’un seul homme et
de son entourage est tempérée par un pragmatisme voulant que le
souverain compose avec les autres détenteurs de toute parcelle
d’autorité. Ainsi, les gouverneurs dirigent formellement les provinces,
mais leur rôle dans les campagnes se limite en réalité à déléguer leurs
prérogatives aux cheikhs des tribus qui gouvernent leurs populations
selon les codes coutumiers bien plus qu’en vertu des consignes
monarchiques. En ville, l’autorité du représentant du sultan s’exerce
plus facilement mais il doit également composer avec le conseil des
cheikhs de la cité. Nonobstant ces limites, l’État jouit d’importants
privilèges, comme le monopole de la frappe de la monnaie et la gestion
de l’administration des douanes, qui lui procurent des ressources
considérables. C’est pourquoi l’État hafside a été considéré par ses
contemporains et par les historiens comme une construction solide,
e
sauf au XIV siècle, sous la direction de princes compétents. Dans les
périodes de calme, ils ont servi l’économie en réalisant d’importants
travaux d’infrastructures en matière de transport et d’hydraulique
notamment, favorisant la production agricole et le commerce.
Soucieux de la prospérité de leurs possessions dont dépend en
grande partie leur puissance, ils ont en effet encouragé l’économie, qui
continue de reposer sur ses bases traditionnelles. L’agriculture demeure
l’activité principale, partagée entre le pastoralisme des populations
nomades ou semi-nomades vouées à l’élevage transhumant et à une
céréaliculture intermittente, et les cultures pratiquées par les
sédentaires, réparties entre les petites exploitations privées littorales et
5
le domaine public ou les biens habous . Les céréales et une
arboriculture variée continuent de dominer cette activité. L’industrie
garde aussi son caractère artisanal et familial. Dans chaque ville, les
artisans se regroupent dans des souks spécialisés selon les métiers. La
poterie et le travail du cuir développés par les Andalous voisinent avec
la verrerie – art que ses fabricants maîtrisent depuis l’époque punique,
la fabrication de toiles, d’étoffes, de tapis et d’armes, entre autres. Mais
si ces productions alimentent un commerce actif, leurs techniques de
fabrication n’évoluent guère et se font peu à peu distancer par une
technologie européenne alors en plein essor, ce qui contribuera à
fragiliser l’appareil productif. Cela n’empêche pas les exportations
d’être importantes. Les échanges s’effectuent par terre avec l’Orient et
par mer avec l’Europe vers laquelle l’Ifriqiya exporte toiles, étoffes,
armes, tapis, dattes, huile d’olive, poisson salé, corail, céréales quand la
récolte est bonne, laine, peaux, cire, et or du Soudan jusqu’au début du
e
XVI siècle. Elle en importe essentiellement du bois, des métaux, de la
quincaillerie, de la verroterie, des draps et du vin. Les produits de luxe
comme les épices, les parfums, les plantes aromatiques et médicinales
et les étoffes de luxe viennent de Chine, d’Inde et d’Arabie.
Le commerce avec les pays chrétiens est aux mains de leurs
ressortissants dont beaucoup se sont repliés sur le Maghreb du fait de
l’avancée turque en Orient. Venise tient la mer et ouvre en 1436 une
ligne maritime régulière entre Tunis, Tripoli, Séville, Valence et
Majorque, complétée en 1460 à la demande des autorités hafsides par
une seconde ligne Tunis-Tripoli-Alexandrie-Beyrouth. Cette
prépondérance explique le gonflement des communautés étrangères
dans les villes côtières, notamment à Tunis. Dans les premières
décennies de la dynastie, les étrangers installés dans le royaume
appartiennent essentiellement aux différents corps de l’armée. Les
anciens esclaves renégats chrétiens jouent un rôle important dans le
haut commandement, tandis que les cavaliers venus d’Espagne ou
d’Italie forment une partie de la garde sultanienne à côté des esclaves
3
noirs . C’est en faisant appel à ces soldats étrangers, en partie de
condition servile, que les souverains ont réussi à saper l’influence des
cheikhs des tribus almohades qui avaient permis leur accession au
4
pouvoir . Arrivent par la suite armateurs et commerçants catalans,
marseillais, ragusins, siciliens, vénitiens protégés par des traités réglant
les conditions de leur commerce et qui préfigurent les Capitulations de
6
l’époque ottomane. Ces négociants résident dans des fondouks au sein
de quartiers qui leur sont réservés, dans lesquels se regroupent les
ressortissants de chaque nationalité sous la protection de leur consul,
e
personnage apparu au milieu du XIII siècle et dont le rôle diplomatique
ne cessera de croître à l’époque ottomane. Ces étrangers peuvent
pratiquer sans entrave leur religion, ce qui ajoute au caractère
cosmopolite des grands centres urbains. Quant à la minorité juive
revigorée par l’arrivée des Andalous, elle a recouvré sa liberté de culte
et est représentée auprès du sultan par un cheikh des juifs, élu par les
notables de la communauté.
Les étrangers ne sont pas seulement présents dans les secteurs
économiques. Hormis le recrutement massif d’Andalous, la cour hafside
commence à prendre l’habitude de confier de hautes fonctions à des
chrétiens venus de toutes les régions de la Méditerranée, et même à
prendre femmes et concubines dans ces populations. Cette pratique
atteindra son apogée avec les Ottomans. Pour l’heu