«Les trois grandes civilisations méditerranéennes, Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons autonomes, encore que liées par un destin commun. En Afrique du nord, pas de maison plus nettement délimitée que le vieux pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des arabes, l’actuelle Tunisie», lit-on à l’introduction du livre.
«Les trois grandes civilisations méditerranéennes, Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons autonomes, encore que liées par un destin commun. En Afrique du nord, pas de maison plus nettement délimitée que le vieux pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des arabes, l’actuelle Tunisie», lit-on à l’introduction du livre.
«Les trois grandes civilisations méditerranéennes, Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons autonomes, encore que liées par un destin commun. En Afrique du nord, pas de maison plus nettement délimitée que le vieux pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des arabes, l’actuelle Tunisie», lit-on à l’introduction du livre.
48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris www.tallandier.com EAN : 979-10-210-2143-3 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Introduction Les trois grandes civilisations méditerranéennes, Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons autonomes, encore que liées par un destin commun. En Afrique du Nord, pas de maison plus nettement délimitée que le vieux pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des Arabes, l’actuelle Tunisie. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. La Tunisie de toute éternité, depuis les commencements de l’histoire ? On pourrait dresser un florilège de citations proches de celle de Braudel, affirmant l’existence presque immémoriale d’une personnalité propre à ce petit territoire posé à l’extrémité nord-est de l’immense continent africain, et baigné par la Méditerranée. Il serait le produit d’une alchimie qui lui aurait donné une singularité à nulle autre pareille dans sa région : une géographie particulière, une large ouverture sur une mer emblématique, des ressources modestes sans être négligeables, une urbanité inscrite sur son sol depuis des millénaires, un mélange inédit de populations et de cultures, l’existence multiséculaire d’un État, voilà ce qui aurait contribué à donner à ce vieux pays sa configuration particulière. Au seuil d’en écrire l’histoire sur la longue durée, il conviendra de confirmer, ou pas, la véracité de ce constat. Avalisera-t-on le récit canonique fondé sur le postulat de l’existence d’une Tunisie trois fois millénaire, installée depuis Carthage dans des frontières à peu près immuables et ayant opéré une heureuse synthèse des apports successifs des peuples et civilisations qui se sont succédé sur son territoire ? Ou déconstruira-t- on ce qui relève du roman national, construction au demeurant ordinaire dans tout processus de fabrication d’une nation ? L’exploration de son passé nous fera comprendre comment la Tunisie s’est édifiée et selon quelles modalités, en suivant quels processus historiques, au gré de quels aléas, les habitants de ce morceau de terre ancré au sud dans le désert saharien et, au nord-est, à portée de radeau des côtes européennes, se sont progressivement senti appartenir à une même nation. Le présupposé de l’existence d’une Tunisie trimillénaire s’accompagne de l’idée d’une « exception » tunisienne, laquelle s’entend par rapport à son voisinage qui ni au sud ni à l’ouest n’a connu la même trajectoire. Quelques arguments de poids viennent 1 étayer une affirmation qui, depuis la « révolution » de 2011, a pris valeur de mantra. La géographie en est constitutive, mais pas seulement. Contrairement à leurs voisins occidentaux, les Tunisiens s’expriment entre eux depuis des siècles dans une seule langue, 2 l’arabe . De même, à l’inverse d’un Orient où ils ont puisé bien des traits de leur caractère collectif, ils appartiennent dans leur quasi- totalité à une seule religion, l’islam, et à pratiquement une seule de ses versions, le sunnisme malékite. Quant aux frontières de l’espace tunisien, elles ont connu au cours de l’histoire quelques déplacements sans pour autant le reconfigurer radicalement. Voilà qui apporte de l’eau au moulin de l’ancienneté tunisienne, de même qu’à celui de son avance en matière de modernisation. Cette dernière a en effet connu ses premiers moments dans le cadre d’un État e territorial aux limites à peu près stables qui fut tôt dans le XIX siècle l’initiateur de réformes radicales. Hésitante, contradictoire comme on le verra, cette modernité tunisienne n’en constitue pas moins un des axes de l’argumentaire selon lequel, au-delà de toutes les appartenances transnationales de nature religieuse ou culturelle, il existerait bien une « tunisianité », ce quelque chose que les Tunisiens ont en propre, n’ayant cessé au cours des âges de le cultiver. L’entreprise de construction d’une démocratie entamée en 2011, qui pour l’heure n’a pas d’équivalent dans le reste du monde arabe, serait la dernière en date des manifestations de cette exception. Force est en e effet de constater que les réformes du XIX siècle comme celles conduites dans les premières années de l’indépendance – concernant le statut des femmes notamment – ont été régionalement isolées, aucun autre État arabe ne s’étant engouffré dans la brèche ouverte par la Tunisie. Il n’est cependant pas sûr que cela suffise à faire une exception si l’on observe la réalité sous d’autres angles. D’ailleurs, un argumentaire presque inverse parcourt la relation historique, celui de l’existence de deux Tunisies qui depuis toujours se tournent le dos et se sont plus d’une fois combattues. Le long littoral, ponctué de cités aux fondations millénaires et de villages dont les habitants ont toujours vécu de façon sédentaire, appartient de plain-pied à l’aire méditerranéenne dont il réunit toutes les caractéristiques. De vieille civilisation urbaine, étroitement intégrée aux réseaux d’échanges internationaux et partie prenante des rivalités entre puissances qui ont rythmé l’histoire de la Méditerranée, abritant depuis la plus haute Antiquité des populations venues de ses différents rivages, cultivant un cosmopolitisme qui a marqué leurs modes de vie, voilà comment se présente cette bande côtière que tout semble opposer à son arrière-pays. Le Sud intérieur, le Centre et l’Ouest, rudes terres de déserts et de steppes, appartiennent, eux, à une autre planète culturelle, celle des tribus, du nomadisme ou de la transhumance, des solidarités claniques. Leurs populations paraissent rétives aux influences venues du large et défendent des modes de vie aux antipodes de ceux des villes blanches qui regardent la mer. Du moins, c’est ainsi que toute une historiographie et une anthropologie les présentent, même si leurs particularismes sont attribués à des facteurs différents selon les auteurs et les périodes. La petitesse et la platitude de la Tunisie font toutefois que la région la plus intérieure n’est jamais bien loin de la mer et que l’interpénétration de ces deux mondes est plus grande que certains ont pu le dire. Et ces deux Tunisies, à supposer qu’elles soient si distinctes l’une de l’autre, auraient laissé, selon d’autres, la place à une nation unifiée par la colonisation d’abord, puis par le mouvement nationaliste et, enfin, par l’État jacobin mis en place au lendemain de l’indépendance. Après la révolution de 2011, la résurgence de tendances centrifuges venant des régions intérieures, d’où sont toujours parties toutes les révoltes contre l’État central, laisse cependant penser que ce dernier ne serait pas parvenu à éteindre les vieilles traditions de dissidence du monde tribal. Le débat, en tout cas, n’est pas clos. Bien des questions se posent donc dès lors qu’on entreprend d’écrire une histoire de la Tunisie. Avant de l’entamer, il convient d’aborder deux champs que tout travail historique est mis en demeure de labourer, celui de l’historiographie et celui de la périodisation. LES HÉRITAGES DE L’HISTORIOGRAPHIE Si le récit historique prétend à la vertu explicative, alors le Maghreb 3 y entre résolument avec Ibn Khaldoun . C’est lui qui a théorisé au e XIV siècle le clivage entre nomades arabo-berbères des steppes et sédentaires des villes et des campagnes littorales, resté largement opératoire aux yeux de nombreux chercheurs. Après lui, il faut e attendre au moins la fin du XVII siècle pour qu’à nouveau la Tunisie produise des historiens s’attachant à comprendre leur monde et ses 4 e évolutions . Au XIX siècle, le contact des élites tunisiennes avec les idées de la modernité a produit une génération de penseurs, à la fois historiens et politiques, dont l’influence fut un temps déterminante avant d’être laminée par la colonisation. L’historiographie tunisienne se les réapproprie désormais, retissant des liens avec un passé savant que le fait colonial avait recouvert. Dès que les prétentions de la France sur la Régence se sont affirmées, la Tunisie a passionnément intéressé les historiens hexagonaux dont la majorité ont été des intellectuels organiques de l’entreprise coloniale. Leur récit est avant tout un discours de légitimation de l’occupation française mais, au-delà de cet objectif politique, il est aussi le produit d’une tradition savante dont l’historien d’aujourd’hui est en partie l’héritier. Si cette production considérable mérite d’être rapidement examinée, c’est que certaines de ses assertions continuent de façonner le regard que portent nombre de Français sur leurs anciennes possessions et, plus loin, sur ce monde fantasmé qu’ils appellent l’Orient. La longue hégémonie académique des historiens coloniaux a également fabriqué des moules dans lesquels se sont coulés leurs successeurs, notamment en matière de découpage chronologique. Puisque la recherche leur a ôté toute valeur, il n’est pas utile de s’attarder sur les mythes colportés par l’anthropologie raciale qui fut un précieux auxiliaire de l’idéologie de la domination, comme celui des origines européennes des Berbères, les occupants puniques puis les envahisseurs arabes étant pour leur part renvoyés à leur appartenance à l’aire sémite, donc frappés d’infériorité. La « question sémite », si l’on nous permet d’appeler ainsi un faisceau de rhétoriques qui s’entrecroisent, dépasse d’ailleurs largement l’historiographie coloniale dans laquelle elle est enracinée. L’obsession du clivage Orient/Occident parcourt en effet toute la production historique de ce dernier, et s’est exprimée jusqu’à une période récente sur la base d’une hiérarchisation des civilisations du monde méditerranéen. Pour la Tunisie, le récit colonial postule une césure nette entre la Carthage punique et l’Africa romaine. La première, appartenant à l’aire sémite, aurait été de ce fait incapable de produire de la civilisation, au contraire de la seconde qui y serait pleinement intégrée de par sa romanité. Il aura fallu attendre une production historique plus récente et venant d’autres horizons pour restituer sur la durée les caractères d’une des grandes civilisations du monde antique, aussi célèbre que méconnue. Si ce biais de l’historiographie coloniale nous paraît important, c’est qu’au-delà de Carthage il conditionne toute la lecture du passé de l’Africa-Ifriqiya- Tunisie. Sa longue histoire serait en effet rythmée par un tropisme contradictoire l’ayant fait pencher alternativement vers l’Orient et vers l’Occident. Les périodes « orientales » seraient, dans cette oscillation, synonymes de retour en arrière ou au mieux de stagnation, tandis que l’influence européenne marquerait les phases de progrès de ce pays, dont le moment colonial constituerait l’acmé. Bien des discours actuels tendent à montrer que l’on ne s’est pas vraiment affranchi de cette thèse du balancement entre Orient et Occident qui recoupe celle de l’affrontement entre tradition et modernité et qui imprègne si profondément l’histoire du Maghreb. C’est dans un tel contexte que l’exaltation coloniale de la latinité, au demeurant bien réelle, de ce morceau d’Afrique devenu la Tunisie, et de l’ampleur de sa christianisation, a alimenté la thèse de la légitimité du retour en terre africaine. Après tout, au terme d’une longue « parenthèse » faite de « siècles obscurs » dominés tour à tour ou conjointement par l’anarchie berbère et le despotisme oriental, les Français, héritiers de Rome, revenaient chez eux. L’histoire a donc longtemps été écrite par les vainqueurs. Mais les vaincus d’hier ont entrepris depuis plus d’un demi-siècle de l’écrire eux aussi, ou de la réécrire. Ces nouvelles lectures se sont souvent voulues des réponses aux fabrications coloniales ou orientalistes, avant que les historiens appartenant aux générations plus récentes ne commencent à se libérer du poids de récits antagoniques. Plusieurs courants se côtoient dans la riche historiographie tunisienne qui a pris son essor dès les lendemains de l’indépendance. Nous qualifierons le premier de « bourguibien » tant le premier chef de l’État s’en est servi pour arrimer au roman national la notion de tunisianité. Il a en effet convoqué trois mille ans d’histoire, à la fois pour affirmer l’ancienneté de l’objet Tunisie et pour la poser en égale d’une Europe encore drapée dans la certitude de sa supériorité culturelle. De glorieux ancêtres ont été enrôlés pour ce faire, d’Hannibal à Jugurtha. On pourrait citer nombre d’auteurs dans la veine de cette utilisation de l’histoire. La question de la profondeur historique de la Tunisie s’impose d’autant plus à l’analyse qu’elle ne se résume pas à une controverse entre historiens. Elle est aussi une ligne de clivage politique qui a ressurgi avec une étonnante vigueur après 2011. Lors des discussions à l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 et chargée de rédiger une nouvelle constitution, nombre d’élus et de juristes ont rappelé l’existence de la constitution de la Carthage punique pour s’en instituer les héritiers. Car une autre tendance historiographique s’attache, à l’inverse, à valoriser le seul legs arabo-musulman en rejetant dans l’ombre toute l’époque antérieure à l’arrivée des Arabes en terre maghrébine et à minimiser les influences étrangères à l’arabité et à l’islam, qui auraient façonné seuls l’actuelle personnalité tunisienne. S’il convient de relativiser la thèse de l’existence d’une Tunisie telle qu’en elle-même de toute éternité ou presque, il est tout autant nécessaire de s’interroger sur les présupposés qui président à des lectures partielles ou tronquées de son histoire. Révérence au sacré musulman et imprégnation de l’idéologie nationaliste arabe se croisent ici pour aboutir à des thèses qui, prenant le contre-pied des discours coloniaux, peuvent parfois en 1 devenir l’involontaire miroir. Ainsi, quand Émile-Félix Gautier affirme que la Carthage punique est à rejeter dans les ténèbres de la proto- histoire, l’Afrique du Nord n’entrant véritablement dans l’histoire qu’avec Rome, l’historien Hichem Djaït proclame quant à lui que la conquête arabe signe « la naissance du Maghreb à l’histoire et à la 2 civilisation ». Ainsi, s’il existe bien depuis l’indépendance un récit national, il est composé de voix diverses, divergentes parfois, qui en racontent des versions concurrentes, tour à tour utilisées par les maîtres du moment. Les dirigeants de chaque période de la Tunisie indépendante ont ainsi retouché la photo selon leurs intérêts, faisant disparaître ou limitant le rôle de certains personnages, en hissant d’autres à la première place au gré de leur idée de la nation ou de leur propre inscription dans l’histoire. Pour lire les historiens de la première génération d’après l’indépendance, il faut enfin se souvenir que la volonté de faire justice des mensonges coloniaux les a parfois fait tomber dans le piège d’une histoire que l’on peut qualifier de réactive et que cette posture a souvent structuré leurs travaux. Dans ces cas, il arrive que l’expérience du passé récent construise la lecture du passé lointain, l’investissant d’un sens dont le fait lui-même est en général dépourvu. Des moments historiques dotés de leurs logiques propres peuvent de cette manière être transformés en annonces d’une suite autrement plus tardive et, parfois, en première blessure du colonisé. Toute entreprise venant du nord de la Méditerranée, même la plus ancienne, annoncerait ainsi le moment colonial, et l’esprit de résistance animerait par conséquent toute bataille contre des forces étrangères s’étant déroulée sur le sol de l’actuelle Tunisie. En revanche, et par d’étranges torsions de la temporalité, les occupations, arabes en l’occurrence, de terres européennes feraient figure de revanche avant l’heure sur l’épisode colonial. Vérité ici, mensonge là-bas, le « d’où l’on parle » écrit aussi l’histoire. Nous essaierons, pour notre part, d’en restaurer autant que faire se peut la cohérence contextuelle. C’est d’ailleurs ce que s’attachent à faire une grande partie des historiens contemporains qui ont abordé depuis quelques années des thèmes longtemps considérés comme secondaires. En posant la question du qu’est-ce qu’être tunisien, en explorant la palette la plus large possible des sources, ils ont ouvert la discipline à une réelle prise en compte du rôle de la complexité dans la formation des appartenances. De même, la nature et le rythme de l’islamisation ou les rémanences du passé antérieur sont étudiés de façon plus apaisée. Faire réapparaître une à une toutes les couches de l’épais palimpseste qui constitue l’histoire de la Tunisie, voilà la tâche que beaucoup 3 d’entre eux semblent s’être assignée , comme si le nécessaire travail de décolonisation de l’histoire était enfin achevé, dégageant de nouveaux espaces de recherche et de réflexion. DES CHRONOLOGIES DISCUTÉES Dans cette pluralité d’approches, quelles sont les dates, les moments qui structurent l’histoire ou, plutôt, la lecture du passé ? La périodisation classique de l’histoire de la Tunisie, et plus largement du Maghreb, reprend en les aménageant à la marge les cadres de l’histoire européenne. Ce découpage en quatre grandes périodes – Antiquité, Moyen Âge, époque moderne et période contemporaine – s’ajuste au contexte local en ayant recours au remplacement de certaines coupures propres à l’Europe par des césures plus en rapport avec l’histoire de e l’Afrique du Nord. Ainsi, la conquête arabe du VII siècle se substitue e dans cette adaptation aux invasions barbares du V siècle européen, et e l’occupation turque du XVI siècle remplace le moment de la Renaissance. Pour être hégémonique, le tempo européen est-il exportable au Maghreb ? Certains l’ont remis en question, estimant qu’il y aurait un temps propre à ce dernier, un temps interne si l’on peut dire grâce auquel, entre autres, la donnée berbère retrouverait la dimension et la continuité dont l’histoire écrite par « les autres » l’a constamment privée. Reprenant sous une autre forme la thèse du balancement entre Orient et Occident, l’historiographie coloniale a privilégié une périodisation par mouvements contraires, recoupant le découpage traditionnel. Dans l’Antiquité, la Tunisie aurait été uniment façonnée par les influences, les populations, les conquêtes venant de la mer, de Carthage à Byzance en passant par Rome et les Vandales. Ce qu’on appelle le Moyen Âge maghrébin aurait en revanche été construit par des mouvements allant des régions intérieures – steppes berbères et e Sahara – vers la Méditerranée. À partir du XVI siècle de nouveau, et jusqu’à l’époque contemporaine, les peuples venus de la mer recommencent à jouer un rôle prépondérant : Espagnols, Ottomans, Français enfin jusqu’à l’indépendance. Dans son entreprise de décolonisation de la chronologie, l’historien marocain Abdallah Laroui 4 propose pour sa part un autre découpage . À un Maghreb dominé e jusqu’au VIII siècle et qui n’a été vu que par les yeux des conquérants e succède une période allant jusqu’au XV siècle, celle d’un Maghreb des empires créés par des mouvements idéologiques à caractère religieux. e Une troisième période courant jusqu’au XIX siècle voit s’installer des monarchies structurées autour de logiques profanes, à l’évolution contrainte d’un côté par l’émergence d’une Europe nouvelle et de l’autre par une série de facteurs internes à l’origine d’une décadence qui prépare la colonisation, quatrième séquence de ce découpage. Bien qu’elles proposent des lectures contrastées de la longue histoire maghrébine, des consensus se dégagent toutefois de ces périodisations reposant sur des critères différents. Toutes regardent en effet la conquête arabe comme une rupture fondamentale structurant, au-delà de la seule Tunisie, toute l’histoire du Maghreb bien sûr, et celle de l’ensemble de la Méditerranée. Car l’arrivée des Arabes et, par leur intermédiaire, de cette nouvelle religion qu’est l’islam, rompt l’unité de l’espace-temps méditerranéen qui avait jusque-là lié les deux rives. Désormais, elles cessent de partager un imaginaire commun et des mémoires les unes aux autres familières pour regarder vers des horizons différents. L’espace qui deviendra la Tunisie tourne les yeux vers l’Orient et ses habitants se convertissent massivement à une religion qui, vite devenue hégémonique, structure progressivement son habitus sociologique, culturel et politique. Mais l’Antiquité s’attarde ici plus qu’elle ne l’a fait en Europe, donnant toute sa dimension à la notion d’Antiquité tardive dont on verra plus loin les manifestations. La rupture instaurée par la conquête ottomane fait aussi quasiment consensus en signant la fin de l’Ifriqiya médiévale et son entrée sous un autre nom dans l’époque moderne. Enfin, l’entrée en scène de e l’impérialisme européen dans le deuxième tiers du XIX siècle ouvre une nouvelle phase historique qui ne prend fin qu’avec l’indépendance. Si l’instauration du Protectorat français en 1881 est une date qui fait sens, elle n’est pas le point de départ de l’époque dite contemporaine. L’intrusion impérialiste en Tunisie lui est antérieure. C’est davantage autour de 1830 que son histoire prend un nouveau cours mêlant étroitement l’ère des réformes, l’affirmation de la prépondérance française et des troubles de plus en plus graves qui vont affaiblir l’État et rendre le pays « colonisable », selon un mot célèbre et controversé. L’occupation française directe est à la fois l’aboutissement d’un demi-siècle de bouleversements où les vieilles structures politico- sociales sont mises à mal par la modernisation et le début d’une colonisation qui finira de les achever. En 1956, la Tunisie enfin souveraine est un chantier où se côtoient, en un mélange complexe et souvent source de conflits, ce qui reste du monde ancien et une modernité ambiguë confortée par soixante-quinze ans d’administration française. Les cadres nationalistes promus au rang de dirigeants du nouvel État puiseront dans ces deux viviers et dans les héritages antérieurs les matériaux qui leur serviront à le construire. Temps nouveaux porteurs d’autres paradigmes, soixante ans d’indépendance, de processus de modernisation autoritaire et de dérives dictatoriales vont déboucher sur cette « révolution » de 2011 qui a fait entrer la Tunisie dans une nouvelle séquence historique. Chaque découpage, on l’aura compris, est porteur de sa propre grille de lecture des faits. La plupart des historiens tunisiens, tout en critiquant la périodisation classique, l’ont reprise pour des raisons de commodité, sans manquer de la questionner. C’est également ce que nous ferons. Mais, pour tenter d’échapper aux simplifications que toutes les périodisations impliquent, nous essaierons d’emprunter à chacune d’elles ce qui nous apparaît le plus à même de restituer une histoire complexe et de cultiver pour ce faire « les vertus de 5 l’incertitude ». Une telle posture ne nous exonère pas cependant de l’obligation d’opérer quelques choix. NOS CHOIX L’histoire contemporaine que – à l’instar d’autres historiens 6 actuels – nous faisons débuter vers 1830, comme nous l’avons expliqué plus haut, aura une place privilégiée dans cet ouvrage. Elle façonne en effet pour une large part la physionomie de la Tunisie d’aujourd’hui. Du réformisme à la colonisation, de la modernisation dans le cadre d’une domination étrangère aux péripéties de la lutte pour l’indépendance, de la disparition des modes de vie et de production traditionnels à la recherche de nouveaux consensus politiques et sociaux, cette période fera l’objet d’une large partie de notre travail. Mais cette Tunisie contemporaine est le produit d’une très longue histoire dont nous parcourrons les principaux épisodes pour tenter d’approcher au plus près les caractéristiques de ce pays à bien des égards atypique. Si l’on accepte – et comment pourrait-il en être autrement ? – le fait que la conquête arabe constitue une rupture avec le continuum antique méditerranéen, il faut bien sacrifier à la tradition historiographique en consacrant nos premiers chapitres à l’Antiquité. On évoquera Carthage d’abord, cet empire de la mer dont l’ancrage local et l’influence ont duré bien plus longtemps que sa propre vie, puis la longue période romaine dont les traces restent omniprésentes sur le territoire tunisien. Et l’on verra la permanence de la donnée berbère tout au long de ce millénaire, qui va des royaumes numides contemporains de Carthage à la geste de la Kahéna qui finit par plier devant les conquérants arabes. Le demi-siècle qu’il faut à ces derniers pour réduire les résistances locales et s’emparer du Maghreb inaugure ce que l’on a qualifié de période médiévale, au cours de laquelle l’ancienne Afrique romaine s’islamise rapidement et s’arabise lentement. Si son histoire s’inscrit un temps dans le mouvement plus ample de formation et de désintégration de larges empires maghrébins, l’Ifriqiya des Arabes conserve des caractéristiques particulières. Sans être encore tout à fait la Tunisie, elle ne se fond pas entièrement dans l’histoire maghrébine, e comme le montrent les épisodes aghlabide au X siècle et hafside du e e XIII au XVI siècles sur lesquels on se penchera dans les chapitres suivants. Après un intermède troublé d’un demi-siècle comme son histoire en a connu plusieurs, où les deux grandes puissances méditerranéennes d’alors, l’Espagne et l’Empire ottoman, se combattent sur son territoire, l’occupation turque à partir de 1574 ouvre une nouvelle période qui fera l’objet d’un chapitre, avant que l’ouvrage ne consacre toute sa seconde partie aux presque deux siècles qui font arriver à la Tunisie d’aujourd’hui.
En balayant trois millénaires, il est évident que ce travail prend le
risque des raccourcis, passera trop rapidement au gré des uns sur certaines périodes ou certains sujets, fera silence sur des événements que d’autres peut-être auraient mis en exergue. Il n’a d’autre souci que d’éviter toute simplification, de demeurer au plus près de l’impartialité et au plus loin de quelque parti pris que ce soit. Plus qu’aux historiens auxquels il n’a pas l’ambition d’apporter des lumières nouvelles, cet ouvrage s’adresse davantage à un public intéressé par un pays dont l’histoire est plus vaste et plus profonde que ne le laisse supposer la modestie de son territoire. Elle peut nous indiquer aussi, au moins en partie, les contours de l’avenir que sa population a commencé à dessiner avec des outils nouveaux depuis janvier 2011. 1. Mettons pour l’instant ce terme entre guillemets. Nous aurons l’occasion de l’interroger plus amplement. 2. Dans ses différentes variantes dialectales certes, mais les parlers berbères ont disparu du paysage linguistique tunisien. 3. Concernant les noms propres arabes, j’ai systématiquement opté pour l’orthographe usuelle correspondant à la prononciation en arabe, ce qui rend leur lecture plus aisée. 4. Ahmed Abdesselem qui, dans son ouvrage Les Historiens tunisiens des e e e XVII , XVIII , XIX siècles. Essai d’histoire culturelle (Tunis/Paris, Publications de l’université de Tunis/Klincksieck, 1973) a fait œuvre pionnière en matière d’étude de l’historiographie tunisienne, ne voit e pas émerger d’historiens dignes de ce nom avant le XIX siècle. Des chercheurs de la génération suivante remettent sa thèse en question. Sami Bargaoui, par exemple (Le Lien social dans la Régence de Tunis, rapport scientifique pour une habilitation à diriger des recherches, Faculté des lettres, des arts et des humanités de La Manouba, 2005) ne e e réduit pas les historiens de la fin du XVII et ceux du XVIII siècles au simple rôle de chroniqueurs des faits et gestes de leurs souverains, mais veut voir dans leurs écrits l’amorce d’une histoire proto-nationale qui tirerait sa légitimité de l’ancienneté du territoire ifriqiyen. PREMIÈRE PARTIE DE LA DÉESSE AFRIQUE À LA TUNISIE À côté des récits antiques rapportés par les chroniqueurs grecs puis romains qui les font le plus souvent venir d’Orient – Perse, Palestine, Asie Mineure ou même Inde –, historiens et anthropologues ont longtemps polémiqué sur l’origine des Berbères, premiers occupants de l’Afrique du Nord. Entre les thèses défendant une immigration venue de l’Est par vagues successives et celles d’une évolution in situ de populations d’origine saharienne, donc africaine, chaque école a puisé dans les matériaux à sa disposition pour tenter d’établir la généalogie de populations qui, vu l’ancienneté de leur installation, sont de toute façon considérées depuis longtemps comme autochtones. Il est acquis que, durant toute la période où le Sahara fut humide et ne constituait pas une frontière, les groupes humains de provenance différente se sont mêlés avant que la barrière climatique ne ralentisse ces métissages. Au nord de l’Afrique, la première manifestation de ce qu’on e s’accorde à appeler une civilisation s’est épanouie du VIII au e V millénaires avant l’ère commune dans la région de Gafsa, au centre- sud de l’actuelle Tunisie, d’où son nom de civilisation capsienne. On trouve déjà, dans ce qui reste de ses productions, quelques traits caractérisant jusqu’à nos jours la culture berbère, comme le goût pour les décors géométriques ornant leurs poteries modelées. Dès l’époque protohistorique, les régions composant ce qui constitue aujourd’hui le Maghreb se sont différenciées l’une de l’autre. 1 Dans son extension maximale, la Berbérie orientale va jusqu’aux monts du Hodna sans rencontrer d’obstacle physique. La Berbérie centrale est limitée à l’ouest par le fleuve Moulouya, la Berbérie occidentale est constituée par les plaines atlantiques et les grandes montagnes des chaînes des Atlas et, enfin, une Berbérie présaharienne couvre les étendues steppiques qui la rattachent au continent africain. La Berbérie de l’Est est la seule à se trouver au contact de la Méditerranée orientale puisqu’elle contrôle une des rives du détroit dit de Sicile. Cette perméabilité aux civilisations venues d’Orient, dont le détroit est la porte, restera durant toute l’histoire un caractère distinguant ce finistère africain du nord-est de ses voisins occidentaux. On le voit, une telle singularité, et qui commence si tôt, s’explique par la géographie. Située presqu’à égale distance du détroit de Gibraltar à l’ouest et de l’isthme de Suez à l’est, la Tunisie, avec ses 1 200 kilomètres de côtes, est la partie de l’Afrique du Nord la plus ouverte sur la mer. C’est là que finissent en s’abaissant les chaînes montagneuses des Atlas et du Tell, et l’on n’y trouve aucun sommet comparable à ceux qui dominent les reliefs marocains et algériens. Le point le plus élevé y culmine à quelque 1 500 mètres et nulle barrière infranchissable ne la sépare ni de la mer qui l’entoure, ni du sud désertique. Cette douceur du relief traversé de plaines fertiles et correctement arrosées dans sa moitié nord et sa position centrale en Méditerranée, au contact de ses deux bassins occidental et oriental, expliquent qu’elle a toujours été une zone de passage et de rencontres entre l’Europe et l’Afrique, entre Orient et Occident. Une telle position a façonné son histoire, lui attribuant un rôle central dans toutes les aventures dont la Méditerranée a été le théâtre. Le néolithique débute assez tard en Tunisie, vers 4 500 avant notre ère, pour se prolonger jusqu’à l’arrivée des Phéniciens, comme en témoignent outils et armes trouvés dans les tombes de l’époque. Les Anciens appelaient ses habitants les Libyens, terme dérivé de celui de e Lebu, utilisé par les Égyptiens dès le XIII siècle avant Jésus Christ pour désigner les populations vivant à l’ouest du Nil. Grecs et Carthaginois ont également donné le nom d’Afri aux autochtones du Nord-Est du Maghreb et nommé leur pays Africa, qui serait le nom d’une déesse indigène. Quant aux Berbères eux-mêmes, ils se sont nommés dans leurs propres langues qui ont un tronc commun lui aussi disputé, chamito-sémitique selon la majorité des spécialistes, africain pour d’autres. Notons au passage le fabuleux destin de cette divinité locale dont le nom a fini par désigner tout un continent. Ces habitants des temps protohistoriques semblent avoir été pour la plupart des sédentaires mangeurs de blé dont ils ont commencé à pratiquer la culture à la fin du néolithique. Cette longue protohistoire a des prolongements postérieurs plus importants qu’on ne pourrait le croire, dans la mesure où elle a donné aux populations autochtones des cadres sociétaux que l’empilement des siècles n’est pas parvenu à faire totalement disparaître. Les sociétés berbères demeurent en effet structurées par la famille agnatique comprenant tous les collatéraux descendants par les mâles d’une même souche masculine. C’est à partir de cette parenté par les mâles originée dans un ancêtre commun, vrai ou supposé, que se sont constitué les grandes tribus, subdivisées en clans et en familles. La profonde e arabisation de la Tunisie à partir du XI siècle n’a pas affaibli cette structure, les nouveaux arrivants partageant avec les populations locales ce cadre patriarcal et largement endogamique qui continue de conditionner l’habitus socioculturel des populations, rurales 2 essentiellement, malgré toutes les péripéties de l’histoire . C’est chez ces Afri qu’arrivent, à l’aube du premier millénaire avant Jésus Christ, les navires phéniciens. CHAPITRE PREMIER Carthage Naissance, prospérité et mort d’une puissance méditerranéenne Le plus vieux récit écrit se rapportant à la fondation de Carthage par une princesse phénicienne du nom d’Elissa – plus connue en 1 Europe sous son autre nom de Didon –, chassée de sa patrie de Tyr au sud de l’actuel Liban par la trahison de son frère Pygmalion, remonte e au III siècle, soit quelque cinq siècles après son épopée supposée. Il est dû au Grec Timée de Taormine et nous est parvenu par le résumé qu’en a fait l’historien Denys d’Halicarnasse au premier siècle avant Jésus Christ. L’histoire de Didon telle qu’elle a été transmise par les Latins semble être l’arrangement rationalisé d’un poème sacré de e Carthage, composé au IV siècle. La légende en fait remonter la e fondation au début du IX siècle avant Jésus-Christ, et plus précisément 1 en 814, selon les recoupements opérés par les Anciens . Si les historiens ont rejeté Elissa dans les limbes du mythe et s’accordent enfin avec l’archéologie pour estimer que Carthage a e commencé à sortir de terre dans le dernier quart du IX siècle avant J.- 2 C. , l’expansion des Phéniciens en Méditerranée occidentale à partir de la fin du deuxième millénaire est en revanche richement documentée. Le savoir maritime de leurs navigateurs était proverbial et les puissances marchandes qu’étaient alors leurs villes tiraient une bonne partie de leurs richesses des comptoirs établis sur les côtes siciliennes et sardes, au sud de l’Italie et sur tout le littoral libyque où ils ont fondé e leurs premiers établissements à la fin du XII siècle. Utique voit le jour 3 vers 1 100 avant notre ère, suivi par Hadrumète et plusieurs autres. Leurs marins ont vraisemblablement été les premiers Méditerranéens à franchir les Colonnes d’Hercule, l’actuel détroit de Gibraltar, et à explorer les côtes atlantiques. À l’origine, les comptoirs maghrébins ont avant tout servi d’escales aux navires en route vers le vrai but des Phéniciens, l’Espagne et le mythique royaume de Tartessos – également évoqué dans la Bible – riche en étain indispensable à la fabrication du e bronze. À partir du IX siècle, la Phénicie vit sous la menace de l’empire assyrien voisin et de ses ambitions régionales, ce qui accroît le souhait de ses cités-États de se constituer des bases de repli vers l’Ouest en cas e d’invasion. La décadence de Tyr à partir du V siècle et sa conquête par Alexandre en 332 avant J.-C. scellent le destin de Carthage en la consacrant comme l’héritière des thalassocraties phéniciennes. Éloignée de ses origines, la métropole crée sur le sol africain sa propre civilisation, synthèse destinée à durer entre les apports des cités-mères orientales et le substrat local. L’histoire de la civilisation punique est une des plus difficiles à reconstituer parmi toutes celles du monde antique. Livrée aux flammes par les légions romaines en 146 avant J.-C. au terme de la dernière guerre punique, la capitale de ce qui fut un empire à la fois maritime et terrien n’a laissé aucune trace écrite de ses sept siècles d’existence. Les quelques ouvrages en possession des souverains numides et qui ont donc survécu à l’incendie se sont perdus quand la langue punique a cessé d’être lue. Hormis les épitaphes, les seules sources dont les historiens disposent sont les écrits des Grecs et des Romains. C’est dire à quel point la documentation disponible – à l’exception de l’archéologie – n’a été écrite que par les vainqueurs. Les historiens contemporains n’ont donc cessé de faire le tri entre les faits avérés et ce qui relevait, à l’époque déjà, de la propagande. LA CONSTRUCTION DE LA PUISSANCE PUNIQUE Puissance maritime d’abord, Qart-Hadasht – la Ville nouvelle en phénicien – est située sur un site exceptionnel qui enferme, outre une anse propice à l’établissement d’un port, 5 000 hectares de terres fertiles. Fondée pour faciliter l’importation en Orient des métaux de e l’extrême Occident, la ville commence à partir du V siècle à se recentrer sur le vaste domaine qu’elle s’est peu à peu constitué dans la Tunisie intérieure pour parer aux aléas géopolitiques de la région – e éloignement d’avec l’Asie au V siècle, rivalités territoriales avec les Grecs et première guerre punique enfin, qui réduit presque à néant ses ambitions maritimes. Regardant avant tout vers le large, entre son e e premier essor au VI siècle et le début du III siècle, la métropole punique qui a supplanté Tyr renforce le chapelet de comptoirs déjà e fondés par cette dernière, si bien qu’à l’aube du III siècle, les Phéniciens de l’Ouest sont devenus la grande puissance de la Méditerranée occidentale. Ils y possèdent toutes les côtes d’Afrique, de la Grande Syrte au détroit de Gibraltar où s’égrènent de nombreuses échelles commerciales, de Sabratha dans l’actuelle Tripolitaine à Tirigi (Tanger). Ils sont maîtres du rivage atlantique du Maroc où Lixus (Larache) est leur principal comptoir, et de celui de l’Espagne méridionale avec l’importante escale de Gadès (Cadix). Ils contrôlent toutes les îles de cette partie de la Méditerranée, les Baléares où ils s’installent de façon permanente en 654 avant J.-C., la Sicile occidentale et centrale, la Sardaigne, les côtes de la Corse et Malte. Dans l’intérieur des terres, le territoire de Carthage comprend dès le e V siècle tout le nord-est de la Tunisie actuelle et s’élargit à partir du e IV siècle plus loin vers l’ouest et le sud. Son influence s’étend au sud 4 jusqu’au lac Tritonis, le Chott El Djerid d’aujourd’hui, si bien que plusieurs tribus numides indépendantes sont enclavées dans l’espace qu’elle contrôle. Par terre comme par mer, la cité excelle dans le commerce lointain dont elle tire une bonne partie de sa fortune. Deux documents – dont l’entière véracité est toutefois sujette à caution – en retracent les principales étapes : le périple d’Himilcon probablement écrit vers 450 avant J.-C. qui rend compte de la route vers les mines d’étain d’Armorique et de Grande-Bretagne et celui d’Hannon – un peu plus tardif – pour les échanges vers le sud. Hannon serait-il arrivé jusqu’au mont Cameroun, ce volcan d’Afrique centrale dont il décrit une éruption, ou n’aurait-il pas dépassé le cap Bojador, au sud du Maroc actuel ? Les avis divergent sur ce point, mais il est sûr que cette route du sud était destinée à aller chercher l’or de Gambie. La voie terrestre vers l’Afrique subsaharienne à partir de la Tripolitaine et jusqu’au Fezzan semble toutefois avoir été davantage empruntée. D’Afrique de l’Est venaient par ailleurs épices, peaux et ivoire. Quant au commerce méditerranéen, les échanges avec le monde grec reprennent après les conquêtes d’Alexandre, avec les royaumes hellénistiques d’Orient et d’Égypte. Vers le nord, Carthage entretient d’étroites relations avec l’Étrurie, puis avec la Campanie après la chute du royaume étrusque e au III siècle. Avec la conquête de son arrière-pays, Carthage devient aussi un gros producteur agricole. Son aristocratie double sa richesse commerciale d’une importante rente foncière grâce à la possession de terres dans les régions les plus fertiles des environs de la capitale, dans 5 le Cap Bon et jusqu’à la Byzacène . Dans cette zone très prospère, appelée la chôra selon l’historien Polybe qui contempla la chute de Carthage depuis l’état-major de l’armée romaine, les agronomes puniques ont mis au point des techniques fondées sur l’association entre élevage, oléiculture et viticulture pratiquées pour la première fois en Afrique, dont les produits servent à la fois à nourrir la métropole et à être exportés. À l’est et au sud de la chôra, une seconde zone habitée et cultivée par les autochtones est consacrée à la culture du blé, aux rendements élevés dans les grandes plaines du bassin de la Medjerda et en Byzacène intérieure autour de Thysdrus (El Djem). L’arboriculture fruitière – figuiers, grenadiers, amandiers, dattiers – est elle aussi largement pratiquée. L’importance de ces cultures est attestée par le fait que la grenade est l’emblème de Tanit, déesse majeure du panthéon punique, et que le palmier dattier est l’arbre le plus représenté sur les stèles funéraires. Les paysans des zones céréalières restent cependant pauvres car l’État prélève une grosse partie de leurs récoltes au titre de l’impôt. Ils n’en ont pas moins adopté peu à peu les dieux puniques et les mœurs carthaginoises, tandis que les Puniques s’imprègnent de leur côté de la culture et des mœurs locales, faisant er dire au chroniqueur grec du I siècle après J.-C. Dion Chrysostome que les Carthaginois, de Tyriens qu’ils étaient, s’étaient transformés en Africains. C’est en tout cas grâce à cette richesse agricole que Carthage e peut se remettre à la fin du III siècle de sa défaite dans la deuxième guerre punique. Et la réputation de ses agronomes est telle que le volumineux traité de Magon, le plus célèbre d’entre eux, a été traduit en latin et en grec, raison pour laquelle des bribes nous en sont parvenues. L’industrie est en toute logique très liée au commerce, à la navigation, à l’agriculture et à l’art militaire. Le prolétariat urbain est essentiellement composé de marins, d’ouvriers des arsenaux, d’artisans, d’employés des maisons commerciales. Outre la menuiserie étroitement liée à la fabrication et à la réparation des navires et la céramique utilitaire fabriquée pour les besoins du transport, les Carthaginois ont excellé dans la verrerie, la bijouterie, l’artisanat textile, la teinturerie, en particulier la fabrication de la pourpre dont la technique fut inventée à Tyr. Ses artisans ont également appris de leurs voisins libyens à travailler le cuir. Certaines de ces activités ont acquis une telle dimension qu’elles ont fait figure de véritables industries, la métallurgie entre autres. En – 148, à l’aube de la troisième guerre punique, Carthage affaiblie et privée d’armement décida de s’opposer au diktat des Romains. Devant l’obligation de reprendre la guerre, on fabriqua en un mois dans ses ateliers 3 000 boucliers, 9 000 épées, 2 15 000 lances et 30 000 traits de catapultes . CARTHAGINOIS ET GRECS EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE La richesse agricole de l’empire carthaginois l’a sauvé chaque fois que d’autres puissances lui ont contesté sa suprématie sur les mers. À e partir du V siècle, la thalassocratie punique doit en effet affronter l’expansion grecque en Méditerranée occidentale, et la possession de la Sicile est l’occasion d’affrontements récurrents qui se prolongent e durant plus de deux siècles. Entre le début du V siècle et celui du e III alternent des périodes où l’une ou l’autre des deux puissances conquiert ou retrouve une hégémonie toujours fragile et éphémère. Carthage parvient ainsi à reconquérir en 409 avant J.-C. la Sicile méridionale perdue soixante-dix ans plus tôt lors de sa défaite à e Himère en 480. À la fin du IV siècle, le tyran syracusain Agathocle empiète sur ce territoire et ose même un débarquement au Cap Bon en 310, mais il ne parvient à se maintenir que trois ans en terre africaine et Carthage profite des dissensions entre cités siciliennes pour e conserver d’importantes positions. Au début du III siècle Pyrrhus, roi d’Épire et champion d’un hellénisme occidental en pleine décadence, réoccupe brièvement les places carthaginoises avant d’en être chassé en 276. Maîtresse de l’île, Carthage s’installe à Messine en 269 et se trouve face à Rome qui a achevé sa conquête de l’Italie. Rome, jusque-là, n’a pas été partie prenante de ces rivalités. Se construisant avant tout un domaine terrien en occupant progressivement toute la péninsule, elle n’a montré dans cette première phase de son expansion aucune ambition maritime et s’est au contraire attachée à entretenir avec Carthage des liens de bon voisinage en signant trois traités successifs. Par le premier, datant probablement de – 509, et le second, de – 348, les Romains s’engagent même à s’abstenir de tout commerce et de toute fondation de ville sur la côte africaine et sur la côte espagnole à l’ouest de Mastia, à l’emplacement probable de la future Carthagène. Plus tardif, leur appétit impérialiste s’incarnera dans la conquête et la romanisation de terres de plus en plus lointaines, la maîtrise des mers ne représentant pour eux qu’un outil de la puissance. S’ils s’affrontent pour la prépondérance en Méditerranée occidentale, Grecs et Carthaginois ne prétendent en revanche ni l’un ni l’autre mettre fin à l’existence même de l’adversaire. Et les échanges entre eux sont plus nombreux que les batailles qu’ils se livrent. La Grèce classique d’abord puis les royaumes hellénistiques ont exercé une influence notable sur la culture et la religion puniques. Le nombre important d’épitaphes bilingues punique-grec trouvées sur les stèles témoigne de l’existence d’une communauté de langue grecque à Carthage et les mariages mixtes n’étaient pas rares. Le culte des déesses Déméter et Coré est également attesté dans la cité à partir du e IV siècle, sans cependant qu’on sache si seuls les Grecs le suivaient ou si la religion carthaginoise a connu un début d’hellénisation. De nombreux Carthaginois parlaient en tout cas le grec, et pas seulement pour les besoins du commerce. Les lettrés puniques semblent en effet avoir fréquenté les philosophes hellènes puisque la ville a abrité une 3 école pythagoricienne renommée . Le dynamisme commercial carthaginois a sans nul doute ouvert en matière culturelle la métropole sur le monde qui l’entourait. Dans la sphère politique, la nature du pouvoir instauré par les Barcides Amilcar et Hannibal dans leur empire 6 militaire de Bétique , reposant sur une divinisation de la figure du chef, s’est directement inspirée de celle léguée par Alexandre et mise en œuvre par ses successeurs. FORCE ET FAIBLESSE DE CARTHAGE, INSTITUTIONS ET LIENS AU TERRITOIRE Au-delà des données factuelles, les historiens se sont posé de façon récurrente la question de savoir pourquoi un empire à la puissance si e bien assise avait succombé devant Rome qui n’était encore au III siècle qu’au début de la sienne. Nombreux sont ceux qui y ont répondu par le constat de la nature coloniale du pouvoir carthaginois qui ne serait jamais parvenu à rallier à sa cause les populations autochtones, demeurées à ses marges et promptes à la révolte contre une domination considérée comme allogène. L’affaire est cependant plus complexe tant sont nombreux les témoignages d’une indigénisation progressive de la cité punique à mesure de son éloignement d’avec ses origines asiatiques. La transformation de l’oligarchie maritime et commerçante des débuts en aristocratie foncière en est une des manifestations, de même que la profonde influence exercée par la civilisation punique sur les populations alentour. Carthage s’est africanisée, les Numides se sont punicisés, sans pour autant que s’établisse entre les deux une unité capable de résister aux assauts romains. Et Rome aura joué pendant deux siècles de leurs divisions pour réduire à néant l’empire de la mer avant de s’attaquer avec succès aux royaumes indigènes. La responsabilité du pouvoir carthaginois a été maintes fois invoquée comme élément d’explication de la ruine de la cité. Jusqu’au e milieu du V siècle, le pouvoir politique et militaire semble avoir appartenu à des rois à l’autorité limitée par l’aristocratie. À la suite des e défaites de Sicile au début du V siècle, la monarchie est remplacée par un régime oligarchique aux structures assez bien connues grâce à la relation élogieuse qu’en a faite Aristote dans un chapitre de sa Politique dont des extraits nous sont parvenus. La « constitution » de Carthage partage le pouvoir entre une Assemblée du peuple et un Grand Conseil. 7 L’exécutif est aux mains de deux suffètes élus pour un an. L’autorité est également déléguée par les assemblées à des comités de cinq membres – les pentarchies décrites par Aristote – recrutés par cooptation. Tout au long de l’histoire de la cité, son oligarchie semble avoir eu deux obsessions majeures liées à la défense de ses intérêts : la crainte que des chefs militaires puissent être tentés par le pouvoir personnel, ce qui l’aurait marginalisée, et la nécessité de combattre un parti démocratique qui l’aurait dépossédée de ses privilèges. Pour conjurer le premier danger, un tribunal de 104 membres chargé de faire respecter les institutions faisait office, selon les dires de l’époque, de véritable « police politique ». Le parti démocratique a connu pour sa part quelques heures de gloire, notamment après la défaite de la première guerre punique et la crise des mercenaires, puis avec les Barcides qui se sont appuyés sur lui pour imposer les réformes qu’ils jugeaient nécessaires à la restauration de la puissance perdue. Mais chacune de ces tentatives s’est vue bloquée par une caste crispée sur le maintien de ses prérogatives. Après l’humiliant traité de paix imposé par Rome en – 201, Hannibal élu à la charge de suffète en – 196 fait ainsi voter par l’Assemblée du peuple des lois restreignant son pouvoir et des mesures destinées à assainir des finances gangrenées par les malversations. Devant la menace, le parti aristocratique n’aura pas hésité à le dénoncer à Rome pour l’éliminer, l’accusant de préparer une nouvelle guerre. Jamais, en tout cas, le pouvoir carthaginois n’a coopté des autochtones pour élargir son assise. Pourtant, les unions ont été fréquentes entre nobles puniques et princesses libyennes et, dans leurs possessions de Bétique, les généraux Asdrubal et Hannibal ont épousé des Espagnoles et favorisé les mariages mixtes. Ces alliances matrimoniales de nature politique n’ont pas altéré la nature paradoxale de l’empire carthaginois, État colonial dans ses structures et ses modes de gouvernement mais doté d’une population profondément mélangée. À Carthage même, la plupart des habitants avaient au bout de quelques siècles au moins un ancêtre africain. Dans cette société très hiérarchisée, la monogamie était la règle et les femmes n’étaient pas tenues à l’écart de la vie publique, sans pour autant participer directement à la politique. Elles accédaient à d’importantes charges sacerdotales et celles de l’aristocratie étaient très instruites. Mais ce sont les clivages sociaux qui ont laissé le plus de traces dans l’histoire de la cité. Perçus comme une menace par les possédants, ils ont été une cause supplémentaire de la fracture entre Puniques et autochtones. Le danger, en effet, ne venait pas tant des milliers d’esclaves urbains que des cultivateurs libyens et des populations rurales serviles des terres contrôlées par l’aristocratie foncière. Ces deux groupes ont fourni les troupes de plusieurs e jacqueries au IV siècle. La fameuse guerre des mercenaires de 240 – une des plus grandes crises sociales du monde antique entre la mort d’Alexandre et l’établissement de l’empire d’Auguste – a elle aussi été le fruit d’une alliance entre les paysans libyens surexploités et les mercenaires, pour beaucoup d’anciens esclaves rêvant de réformer l’ordre social. L’évolution de la religion officielle atteste aussi de l’émancipation de la cité par rapport à son héritage phénicien, bien qu’elle en ait gardé e les principales divinités. Au V siècle, parallèlement à la chute de la monarchie, Melqart, dieu principal de Tyr étroitement lié au régime monarchique, cède la première place à Baal Hammon, lui aussi d’origine tyrienne, considéré dès lors comme le père des dieux. Cette position prééminente et son succès chez les autochtones, puisqu’on le retrouve sur des stèles jusqu’à Constantine, ont fait dire à de nombreux historiens que le monothéisme auquel les populations maghrébines ont massivement adhéré sous ses trois formes, juive, chrétienne puis musulmane, a été préparé par la propagation de la religion punique venue du Moyen Orient, berceau du dieu unique. Il faut dire un mot ici des fameux sacrifices d’enfants dont Baal aurait été friand et qui ont alimenté la thèse de la « barbarie punique » colportée par l’historiographie européenne durant la période coloniale. Les fouilles effectuées en 1921 dans le sanctuaire de Tanit ont découvert de nombreuses urnes contenant les ossements calcinés d’enfants de quelques mois à douze ans. Que cette coutume ait existé est indéniable, mais l’on diverge sur son ampleur. La pratique contraignant les familles de l’aristocratie à sacrifier leur premier-né mâle fut-elle massive ou assez rapidement contournée ? Il semblerait en tout cas que les grandes familles aient le plus souvent fait immoler de jeunes esclaves en lieu et place de leurs propres enfants. Certains avancent enfin que l’on avait également coutume d’incinérer des cadavres d’enfants morts en bas âge. e La « révolution » religieuse du V siècle a également assuré le 8 triomphe de Tanit, déesse parèdre de Baal , typiquement carthaginoise puisqu’elle était inconnue à Tyr. Son nom est probablement d’origine libyque et son symbole, le signe de Tanit, viendrait d’Égypte. D’autres estiment qu’il serait issu d’une idole égéenne représentant une déesse mère. D’autres divinités moins centrales ont occupé le panthéon punique, dont les plus importantes ont été le dieu Eshmoun originaire de Syrie et devenu le patron de Carthage, et la phénicienne Astarté. L’importance de la vie religieuse est démontrée par le fait que les 9 prêtres , gardiens d’une législation sacrée ayant une parenté étroite avec le Lévitique hébreu, occupent le premier rang dans la hiérarchie de la cité. Depuis la fondation de la ville, les principales fonctions sacerdotales sont demeurées l’apanage de quelques grandes familles, de sorte que les membres du clergé sont liés par un puissant esprit de corps. Ces prêtres au visage imberbe, suivant en cela la tradition égyptienne, peuplent les nombreux temples qui sont les centres d’une vie intellectuelle active. Le rôle intellectuel des kohanim, comparable à celui du clergé égyptien, a permis le maintien pendant des siècles de la langue et de la civilisation puniques malgré la profondeur de la romanisation de l’Afrique. De rares documents littéraires carthaginois et surtout des documents épigraphiques sont parvenus jusqu’à nous, e écrits dans l’alphabet phénicien de 22 lettres inventé au XIII siècle avant J.-C. et qui est à l’origine de toutes les écritures alphabétiques. Telle a été l’architecture institutionnelle et politique qui a gouverné durant des siècles une des plus grandes cités du monde méditerranéen 10 d’alors. Le géographe grec Strabon évaluait sa population au plus haut de sa puissance à quelque 700 000 habitants, chiffre certainement exagéré à moins qu’il n’ait comptabilisé l’ensemble de la population de la chôra. La ville elle-même aurait plus vraisemblablement compté 200 000 à 300 000 habitants à son apogée, ce qui est déjà considérable. GUERRES PUNIQUES OU GUERRES ROMAINES 4 ? La question mérite d’être posée dans la mesure où, dès le début d’une confrontation destinée à durer plus d’un siècle, Carthage a vraisemblablement été rétive à la guerre, attitude compréhensible de la part d’un empire à la prospérité fondée sur le commerce. Contrainte à trois reprises de la mener, elle a pourtant frôlé plus d’une fois la victoire, et ses défaites successives ou ses renoncements semblent avoir été dûs davantage à des causes internes qu’à une incontestable supériorité de Rome. Les historiens en reconnaissent toutefois une, qu’ils jugent de taille, à cette dernière : tandis que Carthage a mené ses guerres avec une armée hétéroclite de mercenaires prêts à l’insoumission, la république romaine disposait en face d’une armée de citoyens mobilisés pour la défense de la patrie. Quoi qu’il en soit, la thèse qui a longtemps prévalu du choc inévitable de deux 5 impérialismes n’est plus à l’ordre du jour . À Rome aussi d’ailleurs, avant l’ouverture des premières hostilités, les positions étaient partagées, et il aura fallu qu’au Sénat le parti de la guerre l’emporte sur celui de la paix pour que le peuple vote en faveur de la première. Mais, à mesure de ses conquêtes, son appétit s’est accru au point qu’il lui aura fallu raser une cité devenue de mauvais gré sa rivale pour le satisfaire en entier. Quand Carthage et Rome se retrouvent face à face à Messine, et malgré quelques tentatives de négociations, les deux puissances soutiennent des partis différents et la guerre devient inévitable. Elle va durer vingt-trois ans, de 264 à 241. Puissance terrienne jusque-là, Rome décide d’abord de se doter d’une flotte pour contrer un adversaire à l’écrasante supériorité maritime, ce qui lui permet de débarquer en Afrique en 256, de ravager le Cap Bon et de profiter de l’affaiblissement momentané de Carthage pour lui ravir ses places fortes siciliennes. Malgré la reconstitution des forces carthaginoises et l’entrée en scène du général Amilcar Barca en 247, la métropole punique subit une défaite décisive aux îles Ægates en 241 et charge Amilcar de négocier la paix au prix de la perte de la Sicile et du paiement d’une lourde indemnité. Cette première défaite a davantage été attribuée aux contradictions du régime carthaginois qu’à un réel affaiblissement de la puissance maritime. Se méfiant une fois de plus de la possible tentation monarchique des généraux, l’aristocratie gouvernante semble leur avoir refusé des renforts aux moments décisifs et les avoir de ce fait contraints à des stratégies défensives. En entravant le commerce et avec l’appauvrissement du Cap Bon, le plus riche de ses territoires, la guerre a en tout cas tari les sources marchandes et agricoles de la prospérité carthaginoise, compromettant le paiement des mercenaires démobilisés après la signature de la paix. En même temps que 20 000 soldats attendent d’être payés, la révolte gronde chez les paysans numides privés depuis des années de la moitié de leurs récoltes pour les besoins du financement de la guerre. La jonction de ces deux groupes exploités par une aristocratie vue par les autochtones comme étrangère est illustrée en la personne des deux chefs qui prennent la direction de l’insurrection. L’un, Spendios, est un ancien esclave romain devenu militaire. L’autre, Mathô, est un Libyen qui parvient à enrôler 70 000 des siens après que Carthage a massacré 3 000 déserteurs berbères que Rome venait de lui livrer. Sous le commandement d’Amilcar, Carthage finit par venir à bout de la révolte dans une guerre féroce de part et d’autre. L’atrocité du massacre final des mercenaires piégés dans un étroit passage entre deux massifs 11 montagneux, qui a alimenté une abondante littérature , s’explique par l’importance de l’enjeu. Ce conflit est en tout cas le premier connu d’une longue série de soulèvements à coloration à la fois politique et sociale qui ont rythmé au cours des siècles l’histoire de la Tunisie. Victorieuse, Carthage n’en sort pas indemne puisque Rome en a profité pour s’emparer de la Corse et de la Sardaigne. Économiquement et militairement affaibli, l’empire carthaginois retrouve cependant en quelques décennies une belle prospérité grâce à la conquête et à l’exploitation d’une partie de l’Espagne par Amilcar Barca. En moins de vingt ans, le royaume barcide dirigé par Amilcar d’abord, puis par son frère Asdrubal et enfin par son fils Hannibal restaure la puissance de la métropole. Rome est inquiète et obtient en 226 d’Asdrubal que ses conquêtes ne dépassent pas l’Ebre. À sa mort, Hannibal, âgé de vingt-six ans, est choisi par l’armée pour lui succéder. Il s’empare en 219 de la ville de Sagonte au sud de l’Ebre, donnant sans l’avoir voulu l’occasion à Rome d’exploiter l’affaire en l’accusant d’avoir violé l’accord de 226. Il faut ici faire justice d’une thèse popularisée par une historiographie qui voudrait qu’Hannibal ait eu hâte de reprendre la guerre contre Rome. Est invoquée pour l’appuyer la légende colportée par les Anciens du « serment d’Hannibal ». Alors qu’il était encore un enfant à la veille du départ vers l’Espagne, son père Amilcar lui aurait fait jurer de consacrer sa vie à combattre l’ennemi héréditaire. Aucune source crédible ne confirme cet épisode et il semble au contraire que ni Carthage ni Hannibal – qui n’avait pas consolidé son emprise sur l’Espagne – ne souhaitaient la reprise de la guerre. La suite, c’est-à-dire la deuxième guerre punique, a donné lieu à une très abondante littérature historique en partie composée de nombreuses biographies d’Hannibal, élevé au rang de héros, même par ses adversaires. Il n’est pas un historien ancien qui n’ait parlé de son épopée, et sa traversée des Alpes accompagné d’un contingent d’éléphants d’Afrique – dont beaucoup moururent dans les neiges – reste un morceau d’anthologie. Bonaparte l’étudia minutieusement pour préparer sa campagne d’Italie, et le considérait, au même titre qu’Alexandre, comme un des grands stratèges militaires de l’histoire. Étant donné la supériorité navale de Rome, Hannibal choisit la guerre terrestre et part pour l’Italie au printemps 218 à la tête d’une importante armée. Après sa traversée des Alpes et le ralliement à sa cause des Gaulois cisalpins, il collectionne les victoires dont la plus éclatante est celle de Cannes en août 216. Mais, malgré le ralliement de Capoue, deuxième ville d’Italie où il aura séjourné des années, malgré ses tentatives de fédérer des provinces italiennes encore peu romanisées et l’alliance conclue avec un Philippe V de Macédoine pressé de stopper les ambitions romaines, Hannibal ne remporte plus aucun succès décisif après cette date. L’infériorité de la flotte punique par rapport à celle de Rome qui a désormais la maîtrise des mers empêche Carthage de lui envoyer des renforts. Enfin, en entreprenant la conquête de l’Espagne, les Romains privent le Carthaginois de tout recours extérieur. C’est alors que Scipion, surnommé plus tard l’Africain, décide en 204 de transporter la guerre en Afrique afin d’obliger Hannibal à quitter l’Italie et de mettre un terme définitif à la puissance de Carthage. L’alliance nouée avec le royaume numide de Massinissa aura joué un rôle déterminant dans la victoire romaine. Rappelé en urgence, Hannibal se fait tailler en pièces à la bataille de Zama en 202. La paix conclue au printemps 201 signe, cette fois, le glas de la puissance de Carthage. La thalassocratie a vécu même si, près d’un demi-siècle encore, la cité tente de survivre avant l’assaut final. Quant à Hannibal, après un bref intermède politique durant lequel il tente en vain d’assainir le gouvernement de Carthage, il prend le chemin de l’exil pour éviter d’être livré aux Romains par des oligarques plus soucieux de leurs intérêts que du destin de leur cité. Après une longue errance dans tout l’Orient, acculé par les Romains, il se suicide 12 en Bithynie en – 181. Depuis l’Antiquité, les hommages posthumes à cet homme qualifié d’exceptionnel même par ses ennemis se sont succédé, de Tite-Live à Montesquieu et à Michelet. Deux millénaires plus tard, Habib Bourguiba, premier chef d’État de la Tunisie indépendante dont il fait remonter l’existence à Carthage, ira en 1969 lors d’un voyage en Turquie s’incliner sur un tumulus supposé être sa tombe, déplorant à cette occasion l’ingratitude des peuples envers leurs 6 plus grands hommes . Carthage n’est pas morte en 201. Mieux, la cité retrouve en quelques décennies une certaine prospérité malgré le rétrécissement de son territoire du fait des empiétements répétés de Massinissa, indéfectible allié de Rome qui le laisse faire. Mais le souverain numide commence à faire peur à ses protecteurs. En 153, emmené par Caton, le Sénat craint qu’il ne veuille faire de Carthage la capitale d’un puissant empire et décide, pour parer au danger, de mettre fin à l’existence même de la cité. Carthage veut négocier mais les conditions de Rome sont inacceptables : le Sénat exige que les Carthaginois abandonnent leur ville et la rebâtissent à 15 kilomètres à l’intérieur des terres. En 149, dirigeants et population décident alors de résister jusqu’au bout. En 147, le commandement de l’armée romaine est confié à Scipion Émilien, petit-fils de l’Africain du même nom. La ville est isolée et affamée jusqu’à l’assaut de sa citadelle au printemps 146. Avec une cruauté qui a étonné jusqu’à leurs laudateurs, les Romains pillent la cité avant de la livrer aux flammes. L’incendie dure dix jours. Tout ce qui n’a pas été consumé est ensuite rasé, et le sol même est déclaré maudit. Les survivants de l’holocauste sont réduits en esclavage. Les villes puniques restées jusqu’au bout fidèles à Carthage sont elles aussi détruites et Utique, qui s’était ralliée à Rome, devient la capitale de la nouvelle province africaine. Sept siècles d’histoire ont e ainsi été noyés dans le feu et le sang. En ce milieu du II siècle, le rapport de force a radicalement changé en Méditerranée occidentale. Alors qu’elle avait vécu jusque-là sous l’hégémonie politique, économique et culturelle des Phéniciens et des Grecs de son bassin oriental, sa grande puissance occidentale prend désormais le dessus et sept siècles romains succèdent en Afrique du Nord à ceux de Carthage. Malgré la destruction cependant, le riche legs punique n’a pas disparu totalement, en dépit du silence instauré sur lui par une longue omerta historiographique. Avant d’y revenir, il convient de se pencher sur ces royaumes numides qui ont joué un rôle central dans le conflit entre Carthage et Rome. LES NUMIDES ENTRE CARTHAGE ET ROME Les écrivains anciens mentionnent l’existence à partir du début du e IV siècle de royaumes numides auxquels les guerres puniques vont
donner l’occasion de jouer un rôle dans la politique méditerranéenne.
Mais le récit de la fondation de Carthage, quatre siècles auparavant, montre que les arrivants ont déjà négocié avec une autorité constituée e et lui ont payé tribut. Au IV siècle, les chefs de tribus commencent à se muer en monarques et à constituer les premiers royaumes massyles dans le Haut Tell tunisien autour de Thugga (Dougga), de Zama et de Mactar, et masaesyles dans l’actuel Constantinois, les deux groupes étant connus sous l’appellation de Numides. Étrange destin que celui de ces peuples qui ont puissamment contribué à la chute de Carthage tout en participant avec elle à la construction de la civilisation punique, née justement de la rencontre entre les Phéniciens d’Orient et les Africains du Nord. En effet, tandis que la domination politique punique sur le sol africain a toujours été menacée par les irrédentismes locaux, que des révoltes ont plus d’une fois mis en cause son système d’exploitation économique, les mélanges de populations ont produit une culture qui a survécu longtemps à la mort de Carthage. Autant de sang carthaginois coulait dans les veines de Massinissa, dont les revendications sont à l’origine de la troisième guerre punique, que de sang numide dans celles du Punique Hannibal. Et, très tôt, des mariages scellèrent les alliances ou les réconciliations 7 entre chefs numides et aristocrates carthaginois . L’on signale même e l’existence d’un parti numide à Carthage au début du II siècle. À côté des parlers locaux, les royaumes numides ont adopté le punique comme langue officielle et la religion n’a pas échappé à cette interpénétration des mondes africain et oriental. Toutefois, l’éveil chez les Libyens d’un sentiment que l’on appellerait aujourd’hui national les a conduits à contester l’hégémonie carthaginoise. Ou plutôt, tandis que le Masaesyle Syphax a essayé de le contenir en s’alliant à Carthage, Massinissa le Massyle a su l’exploiter durant un règne exceptionnellement long (203-148) durant lequel il établit avec Rome une alliance durable tout en édifiant un royaume solide, doté d’institutions inspirées des royautés hellénistiques, à l’économie prospère et à la brillante civilisation. Avait-il l’ambition, comme l’a supposé Tite Live, de réunir tous les territoires africains en un royaume ayant Carthage pour capitale à la faveur d’un retournement d’alliance qui aurait scellé l’africanisation de cette dernière ? Rome en a eu peur. Et, ne pouvant s’attaquer directement à un vieil allié, elle prit la décision de détruire la cité qui, pourtant, ne la menaçait plus. L’entente avec Massinissa fut également repoussée par les derniers sénateurs de Carthage. Elle aurait pourtant été la seule solution susceptible de la sauver de la disparition. 13 Après la mort en 148 du vieil aguellid , l’un de ses fils règne jusqu’en 118. Au terme d’une longue lutte de succession, son neveu Jugurtha s’empare en 116 de toute la Numidie. Ce prince, culturellement romanisé mais avant tout soucieux de préserver la relative indépendance de ses possessions, s’insurge face aux prétentions romaines. En 112, le Sénat crée une province romaine de Numidie pour mener plus facilement campagne contre lui. La guerre commence en 111 pour s’achever six ans plus tard, en 105, par la défaite de Jugurtha, jeté en prison à Rome et probablement étranglé 8 ou mort de faim . Ainsi s’achève, pour ce qui est de l’Antiquité, l’histoire des royaumes autochtones de Berbérie orientale. Mais l’empire romain qui commence à s’édifier en Afrique aura, durant toute sa longue histoire et jusqu’à sa disparition, affaire aux révoltes de ces Berbères qu’il ne parviendra jamais totalement à subjuguer. Et les personnages de Massinissa et de Jugurtha, au même titre que ceux de Koceila et de la Kahéna quelques siècles plus tard, continuent d’être célébrés comme des héros nationaux par la mémoire collective berbère. LE LEGS DE CARTHAGE Du fait des destructions puis de la forte urbanisation romaine, les traces matérielles de la civilisation carthaginoise sont d’une grande pauvreté. Tout en apportant une masse d’informations de grande e valeur, les fouilles commencées dès la fin du XIX siècle sur le site de Carthage et à partir de 1953 sur celui de Kerkouane au Cap Bon n’ont permis de restituer que quelques pans de cette culture. Quant à son rôle intellectuel dans la Méditerranée antique, il est encore plus difficile à apprécier puisqu’il n’est rien resté des bibliothèques consumées dans les flammes de 146 et que les historiens coloniaux l’ont systématiquement déprécié pour exalter celui de Rome, opposant une fois de plus pour ce faire l’infériorité sémite à la supériorité gréco- latine. Pourtant, la présence punique a continué d’imprégner ce morceau de terre où elle s’était ancrée. Six siècles après la destruction de Carthage, on trouve cette remarque sous la plume de saint Augustin : « Ainsi, demandez à nos paysans ce qu’ils sont. Ils vous répondront, en 9 langue punique : Chanani, c’est-à-dire […] Cananoei (Chananéens) . » À plusieurs reprises, dans ses œuvres autobiographiques, le Père de l’Église a fait mention de l’usage du punique chez les populations de l’Afrique romaine. Une telle résilience, sans compter les traces des cultes puniques dans les pratiques religieuses et, pendant longtemps, l’utilisation de termes carthaginois pour désigner les fonctionnaires de l’administration romaine – comme celui de suffète – a fait dire que l’Afrique romaine a baigné durant des siècles dans une ambiance religieuse sémitique et punique différente des croyances italiques et des 10 apports hellénistiques . Des millénaires plus tard, il serait vain de vouloir construire une continuité linéaire entre un lointain passé à bien des égards effacé et le présent. Mais le palais de la présidence de la république tunisienne domine aujourd’hui Carthage, comme s’il voulait s’approprier le lustre de son ancien pouvoir.
1. Elissa, ou plus exactement Elishat, est son nom tyrien et Didon –
dérivé de Deido –, son nom africain, que lui auraient donné les autochtones. 2. Pendant longtemps, les archéologues ont contesté les datations hautes de la fondation de Carthage. Mais, à mesure des découvertes, ils e ont rejoint les historiens pour la situer à la fin du IX siècle. 3. L’actuel Sousse. 4. Les chotts sont des lacs d’eau salée. 5. L’actuel Sahel. 6. L’Andalousie actuelle. 7. Latinisation du mot phénicien shofet (pluriel : shofetim), signifiant juge. Les chroniqueurs grecs et romains ont décrit les institutions carthaginoises avec les mots qui étaient les leurs, comme le Sénat pour le Conseil, sans qu’ils recouvrent forcément la réalité des fonctions. 8. Elle est souvent nommée Tanit Péné Baal, c’est-à-dire Tanit face de Baal. 9. Les kohanim en phénicien. Dans les langues sémitiques, ce vocable et sa racine khn désignent la prêtrise. 10. 64 avant J.-C.-21 ou 25 après J.-C. 11. C’est, entre autres, un des plus célèbres passages de Salammbô de Flaubert. 12. Partie de l’Asie Mineure aujourd’hui située en Turquie. 13. Chef en langue berbère, qui utilise aussi pour les nommer le titre d’amenokal. CHAPITRE II L’Afrique romaine Occupation, exploitation, romanisation Il a fallu près d’un siècle pour que Rome commence à s’occuper vraiment de sa nouvelle possession même si Scipion Émilien crée, immédiatement après la conquête, une province d’Africa qu’il sépare des royaumes indigènes par un fossé, la fossa regia, partant des environs de Tabarka sur la côte nord-ouest de la Tunisie actuelle pour aller jusqu’à Thyna, non loin de Sfax. En –122, les frères Gracques y font un premier essai de peuplement en créant la Colonia Junonia Carthago sur le site de l’ancienne Carthage et en proposant une première cadastration foncière. Mais la tentative échoue du fait des conflits politiques à Rome même et de l’assassinat de Caïus Gracchus en 121. Durant le siècle suivant, l’Afrique à peine romanisée est cependant trop près de sa nouvelle métropole pour ne pas prendre part aux guerres pour le pouvoir qui s’y déroulent, les souverains numides s’engageant tour à tour dans un camp ou dans l’autre. Lors de er l’affrontement entre César et Pompée, le roi massyle Juba I prend parti pour le second, mais le premier écrase les troupes pompéiennes à Thapsus en avril 46, prend le contrôle de l’Afrique et transforme la Numidie orientale en nouvelle province. Après son assassinat en 44, la guerre civile reprend à Rome et l’Afrique connaît une nouvelle période de troubles jusqu’à la victoire définitive d’Octave sur Marc-Antoine. En 36, Octave se rend maître des deux provinces africaines. En 27, devenu Auguste, il les réunit en une seule entité, l’Afrique proconsulaire. Cette date peut être considérée comme l’acte de naissance de la Tunisie romaine. Comme toute entreprise coloniale, car elle en fut une avec les modalités de son époque, la mainmise de Rome sur l’ancien empire carthaginois et ses marches numides s’est déroulée selon un triptyque classique, composé de trois volets : l’occupation et l’organisation administrative des nouvelles provinces, l’exploitation économique de cette partie la plus prospère et la plus densément peuplée de l’Afrique du Nord, et une romanisation qui s’est faite au cours des siècles de plus en plus profonde, au point que cette région d’un empire devenu immense a été l’une des plus romanisées du monde antique. L’OCCUPATION ET L’ORGANISATION DE L’AFRIQUE ROMAINE Si l’Afrique a vécu des siècles sous l’imperium protecteur de la pax romana, cette dernière a mis du temps à s’imposer. À l’instar de leurs prédécesseurs et comme ceux qui les auront suivis, les Romains ont eu à affronter de fortes résistances autochtones. Réduites à néant dans les périodes d’affirmation de la puissance impériale, elles n’ont eu de cesse de se réveiller au moindre signe de son affaiblissement. Sous Auguste déjà, l’extension de la domination romaine vers le sud se heurte aux révoltes des tribus Garamantes, Gétules et Musulames, qui atteignent les steppes de Tunisie méridionale et ne sont maîtrisées qu’au tout début du premier siècle de l’ère commune. La trêve est toutefois de courte durée puisque la grande insurrection de Tacfarinas débute en 17 sous le règne de Tibère, successeur d’Auguste. Ces soulèvements sont directement liés aux progrès de l’occupation et, dans sa foulée, de la colonisation foncière qui empêche progressivement les populations semi-nomades de s’approvisionner dans les plaines fertiles situées plus au nord. La construction, à partir de 14, d’une route reliant Amaedara (Haïdra) au centre-ouest de la Tunisie actuelle à Capsa (Gafsa) et Tacapae (Gabès) dans le sud est une des causes de la révolte – relatée par Tacite – qui ravage pendant huit ans la province. Son chef, Tacfarinas, exige que Rome lui cède des terres. Mais, malgré ses premiers succès et le ralliement de plusieurs tribus à sa cause, il est vaincu et tué en 24. Avec la reprise de la colonisation vers les chotts Djerid et Fedjej, Rome contrôle dès lors la Tunisie jusqu’aux confins du Sahara. Pendant toute cette période, le nord du pays – déjà colonisé – est resté à l’abri des troubles qui ont continué de secouer sporadiquement la Numidie et les régions sahariennes. À partir du e règne de Trajan, au début du II siècle, l’Afrique désormais profondément romanisée ne connaît plus de soulèvements. Ils ne reprennent qu’avec le délitement de la puissance romaine qui débute à la fin de la dynastie des Sévères. Dès les débuts, la progression puis la consolidation de l’occupation s’appuient sur deux piliers : la construction d’un dense réseau routier traversant toutes les contrées de la province et la fortification d’une frontière, le limes, dont le tracé se déplace vers le sud et l’ouest à mesure que s’affermit l’autorité impériale sur le territoire africain. À partir de la fin du règne d’Auguste, les routes relient Carthage à l’ouest et au sud-ouest du pays. En 29-30, le prolongement vers les chotts de 1 la route Cirta-Capsa-Tacape atteste de la « pacification » des Musulames. Quant au limes, il se stabilise sous Trajan en enfermant, depuis les plaines atlantiques et dans tout le Maghreb, un maximum de terres gagnées à la colonisation. L’Africa englobe pour sa part ce qui est aujourd’hui la Tunisie, la côte tripolitaine et une bande orientale de l’actuel territoire algérien. Ce tracé frontalier, matérialisé par une route bordant les possessions impériales et une rocade ponctuée de postes er militaires édifiés en partie dans la seconde moitié du I siècle, a toujours eu pour but de tenir un front allant en gros du voisinage de Cirta (Constantine) à la Grande Syrte, de manière à protéger l’ensemble Africa-Tripolitaine des incursions nomades venues du désert et d’y permettre la circulation des troupes et des marchandises. Car, à toutes les époques de l’histoire, seul le contrôle de l’isthme délimité par les chotts du Sud tunisien et la chaîne montagneuse des Matmata a rendu possible la maîtrise de la façade est du Maghreb. L’on comprend dès lors pourquoi, à deux millénaires d’intervalle, les militaires français se sont tant intéressés au tracé du limes romain lors de leur conquête du Sud tunisien à partir de 1881. Malgré la solidité de l’implantation romaine en terre africaine, l’œuvre de consolidation des frontières de la romanité s’est toujours apparentée à un travail de Sisyphe. Car la constante volonté d’expansion territoriale s’est accompagnée de la nécessité tout aussi impérieuse d’assurer la protection du territoire, et toutes les dynasties s’y sont attachées. Hadrien (117-138) effectue deux séjours en Afrique en 122 et 128, afin d’examiner les confins des Aurès et des chotts et de e transférer à Lambèse la 3 légion Auguste, chargée depuis la conquête de la défense des provinces maghrébines et basée à Théveste (Tebessa) depuis les Flaviens. Il y fait également entamer l’édification d’un monumental système de fortifications, le Fossatum, composé d’un large fossé doublé d’un mur de remblai ou de pierres selon les tronçons, allant des environs de l’oasis de Chebika à l’actuelle ville de Metlaoui. La construction de ce rempart s’est poursuivie pratiquement jusqu’à la fin de l’empire. Aux débuts de l’occupation arabe, les nouveaux conquérants ont nommé Kastiliya la région du Sud tunisien, tant y étaient nombreux les fortins – castella en latin – édifiés au cours des siècles par les Romains. Avec l’avènement de la dynastie des Sévères dont le fondateur, Septime Sévère, proclamé empereur en 193, est natif de Leptis Magna en Tripolitaine, la colonie africaine connaît sa plus grande dilatation. Le premier des Sévères a pour stratégie de doubler le limes vers le sud et de l’éloigner le plus possible de la côte afin de refouler les nomades vers le désert et d’élargir le domaine cultivable sous contrôle romain. e Au début du III siècle, l’Afrique romaine est protégée par un système e complet de sécurité. À partir de la seconde moitié du III siècle, sa solidité et sa sophistication sont cependant mises à rude épreuve par la multiplication des incursions nomades, encouragées par l’affaiblissement de l’empire attaqué sur toutes ses frontières, de l’Afrique à la Bretagne et à la Germanie. La remontée des tribus nomades vers le nord oblige l’autorité romaine à se replier sur la e e frontière trajane du II siècle qui, elle, restera stable jusqu’au V siècle. Avant que ne commence le long processus de démembrement de l’empire, le limes n’est pas seulement une frontière politique et militaire. Il matérialise aussi le clivage entre sujets « civilisés » et peuples demeurés à l’écart de la romanité. Il est enfin une ligne de partage géographique entre les zones cultivables du domaine climatique méditerranéen et les régions désertiques restées aux mains des nomades. À partir de 27, l’administration de la vaste et riche province d’Afrique proconsulaire est placée sous l’autorité du Sénat et dirigée – comme son appellation l’indique – par un proconsul, à l’instar des provinces les plus anciennes et les plus romanisées de l’empire comme l’Asie Mineure. Le proconsul, en fonction pour un an, choisit deux 2 légats pour l’assister, l’un résidant à Carthage et l’autre à Hippone . Une dizaine d’années après l’édit d’Auguste distinguant les provinces sénatoriales de celles placées sous l’autorité de l’empereur, Caligula (37-41) ôte au proconsul d’Afrique ses prérogatives militaires, faisant ainsi la différence entre une province africaine en bonne voie de romanisation et une Numidie plus agitée à l’ouest gouvernée par le e légat commandant de la 3 légion Auguste. Aux côtés du proconsul, et souvent en rivalité avec lui, un procurateur appartenant à l’ordre équestre est l’agent de l’empereur dans la province chargé de percevoir les impôts indirects destinés au trésor militaire, l’empereur demeurant le chef suprême des armées, y compris dans les provinces sénatoriales. Une administration particulière régit par ailleurs ses biens fonciers. Jusqu’au renforcement de la mainmise impériale sur les institutions à l’époque sévérienne puis aux grandes réformes administratives à partir e de la fin du III siècle, les pouvoirs du proconsul et des fonctionnaires impériaux sont limités par ceux des magistrats élus par les villes. Dans cette province densément urbanisée, le pouvoir des cités est en effet considérable, elles s’administrent de façon pratiquement autonome et envoient leurs députés à l’Assemblée provinciale qui contrôle l’exécutif. Cette architecture administrative se maintient plusieurs siècles, jusqu’à la militarisation des institutions consécutive au retour de l’insécurité à l’époque que les historiens ont longtemps nommée le Bas Empire. L’EXPLOITATION ÉCONOMIQUE Dès la conquête achevée, Rome se retrouve à la tête d’une province réputée pour sa richesse, héritière des pratiques agricoles carthaginoises à l’efficacité reconnue, notamment en matière d’irrigation, de cultures arbustives et de procédés viticoles, et renfermant des ressources minières non négligeables. L’Afrique se mue rapidement en région exportatrice de matières premières agricoles et minérales vers la métropole dont elle devient un des greniers. De la distribution de terres aux colons au développement des routes et des ports, la mise en place des outils d’une économie extravertie attestent de la volonté romaine de tirer le meilleur parti d’une colonie érigée dans ce domaine au rang de fleuron de l’empire. Rome organise d’abord l’occupation du sol. Une fois la Carthage punique détruite, Scipion Émilien revêt l’habit d’administrateur en procédant à un découpage des terres cultivables en lots carrés de 50 hectares, les centuries. Cette cadastration rurale a constitué pour des siècles le cadre de l’administration foncière et fiscale de la province. C’est en effet sur la centuriation qu’est fondée l’assiette de l’impôt. Ces unités agraires inscrites sur le sol par des chemins, des levées de terre ou des bornes dont on a retrouvé des traces sont distribuées à des propriétaires ou à des locataires. Les vétérans de l’armée romaine sont prioritaires pour l’attribution des terres dont ils deviennent propriétaires, et l’on sait combien ils ont contribué à la colonisation de peuplement jusqu’à la fin du règne de Trajan en 117, époque où le peuplement romain s’est stabilisé autour de 15 000 immigrants, rapidement fondus dans la population. Quant aux indigènes, ils payent pour la location des terres une redevance appelée stipendium, d’où le nom de stipendiaires donné à ces allocataires. La province d’Afrique a d’abord été vouée à la culture du blé er exporté vers la métropole aux immenses besoins. À la fin du I siècle, les terres à blé couvrent tout le nord et, les bonnes années, les rendements peuvent atteindre 30 à 40 quintaux à l’hectare dans les plaines fertiles des vallées de la Medjerda et de l’oued Miliane. La 3 céréale occupe également la région de la Zeugitane et s’étend jusqu’à e sa partie sud, la Byzacène romaine. À partir du II siècle, la politique agricole romaine change de priorité et accorde une importance croissante à la culture de l’olivier qui s’étend progressivement à tout le Sahel et colonise les terres situées plus au sud, autour de Thysdrus, de Taparura (Sfax) et jusqu’aux chotts, à mesure qu’augmentent les besoins de l’empire en huile pour l’alimentation, l’éclairage domestique, la parfumerie, la droguerie et d’autres usages. Comme la vigne, dont le développement suit les progrès du christianisme qui a fait du vin une boisson liturgique, l’olivier est d’autant plus prisé par les colons que sa culture rapporte davantage que celle des céréales. Il offre en outre pour l’autorité l’avantage d’aider à la fixation des populations nomades puisqu’il faut attendre une dizaine d’années avant que l’arbre ne commence à produire. C’est ainsi qu’il accompagne l’avancée de l’armée jusqu’aux steppes et au désert. Son succès est tel que l’agriculture sédentaire s’est maintenue dans ces régions jusqu’au e V siècle au moins. Plus au Nord, autour de Tuburbo Minus-Tebourba, Tubursicu-Teboursouk, Thugga-Dougga, l’arbre roi voisine avec d’autres cultures comme la vigne, le figuier, et le blé qui demeure la culture dominante des grandes plaines et des vallées littorales. Les traces innombrables de pressoirs, d’huileries, de travaux d’irrigation partout sur le territoire tunisien attestent de l’importance de l’oléiculture durant toute l’Antiquité. Il convient de souligner la permanence de la vocation céréalière et oléicole du territoire tunisien. Le triptyque méditerranéen blé-olivier-vigne n’a cessé de marquer son paysage agraire et la colonisation française, à l’instar de son ancêtre romaine, a développé ces trois cultures pour les besoins métropolitains. Si la vigne a perdu plus tard en importance du fait de l’islamisation du pays puis, après l’indépendance, avec la perte du marché français, elle n’a jamais disparu et occupe aujourd’hui d’importantes surfaces, en e particulier au Cap Bon. Et la Tunisie est au début du XXI siècle un des premiers exportateurs mondiaux d’huile d’olive. Les routes et les infrastructures portuaires assurent le transport de ces productions. Avec les progrès de la pacification, le caractère militaire du réseau routier s’estompe au profit de sa fonction économique. Il dessert les ports où, du Nord à la côte tripolitaine, les compagnies d’armateurs sont dotées d’importants privilèges. Les ports de Bizerte et de Carthage exportent les céréales du bassin de la Medjerda et de l’oued Miliane. Ceux situés entre Hadrumète et Thenae (Thyna) évacuent la production oléicole de la Byzacène. Au nord, Tabarka embarque vers l’Italie et d’autres régions du bassin méditerranéen le marbre de Simithu (Chemtou). Le calcaire coquillier est exporté par les ports du Cap Bon. L’Afrique proconsulaire est ainsi intégrée au vaste système de circulation des marchandises qui irrigue tout l’empire. Son industrie est d’ailleurs étroitement liée à ses fonctions exportatrices et particulièrement à l’agriculture. Y dominent les outils nécessaires à la fabrication de l’huile, pressoirs et moulins, de même que la poterie d’usage courant dont la province devient un important exportateur. La prospérité du pays ne s’accompagne cependant pas forcément de celle de ses habitants. Les lois foncières régissant la propriété et l’usage du sol sont en effet marquées par une double inégalité, celle octroyant des droits différents aux citoyens romains et aux autochtones mais qui s’estompe avec le temps, et celle qui – à l’inverse – se renforce au cours des siècles entre grands propriétaires et travailleurs de la terre de condition libre ou servile. Par la conquête, l’ensemble du sol africain est devenu propriété du peuple romain (ager publicus Populi Romani) et a été divisé en trois parts : la première laissée aux stipendiaires autochtones, la deuxième attribuée aux citoyens romains installés dans les colonies, et la troisième constituée par les grands domaines (fundi ou salti) devenus possession des membres de l’aristocratie romaine ou entrés dans le patrimoine de l’empereur. Ces salti impériaux ou privés sont pour la plupart situés dans les riches régions du nord-ouest et leur exploitation est réglementée par un ensemble de codes, dont la célèbre Lex Manciana. Cette loi, demeurée en vigueur en Afrique du Nord e jusqu’au V siècle, est bien connue grâce à l’inscription d’Henchir 1 Mettich, gravée dans la pierre en 116 . Selon les textes, ces grands domaines sont affermés à des concessionnaires – les conductores – qui les font en petite partie cultiver directement par des chefs d’exploitation, et sous-louent la plus grande part à des métayers libres qui, sans être propriétaires de leur lot, en sont des occupants héréditaires contre un tiers de leur récolte et un nombre fixé de jours de corvée sur la partie du saltus exploitée directement. Ces coloni ont er remplacé dès la fin du I siècle les esclaves ruraux, mais leur condition n’a cessé de se détériorer au fil du temps et ils se voient peu à peu interdire de quitter la terre qu’ils cultivent, jusqu’à ce que l’évolution e aboutisse – comme en Europe à partir du V siècle – à un statut équivalent à celui du servage. Quant aux nomades privés de leurs terres de parcours par l’extension de la colonisation, ils ont été réduits pour beaucoup d’entre eux à la condition de travailleurs journaliers. En revanche, les conductores, entrepreneurs puissants qui ont une influence non négligeable sur les autorités sont, à partir du règne d’Hadrien, de plus en plus choisis parmi les propriétaires locaux, ce qui confirme le développement d’une élite économique autochtone. De fait, la hiérarchie de la fortune a peu à peu remplacé les distinctions ethniques. Cette indigénisation des élites s’est progressivement étendue à tous les secteurs d’activité et a constitué un puissant facteur de romanisation. Ainsi, la légion au recrutement ouvert aux seuls citoyens romains a été aux débuts de l’occupation essentiellement composée de soldats originaires des provinces er occidentales de l’empire, auxquels ont succédé au I siècle des recrues e venues d’Orient. À partir du II siècle, les Africains deviennent majoritaires en son sein, le nombre de citoyens romains n’ayant cessé d’augmenter dans la province d’Afrique à la rapide croissance démographique durant les deux premiers siècles de l’ère commune. Cette armée est secondée par des corps auxiliaires dont le recrutement e local devient la règle à partir du milieu du II siècle. Si l’économie a reposé sur des logiques d’exploitation par la métropole, la gestion de la colonie s’est appuyée sur une politique de romanisation systématique dont le succès se mesure à la profondeur des traces qu’elle a laissées. L’entreprise a été légalement entérinée en 212 par l’édit de Caracalla octroyant la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire. On se penchera cependant plus loin sur les insuffisances de cette politique dont les inégalités sociales ont constitué l’un des aspects les plus graves et ont compromis la pérennité de la romanisation. LA ROMANISATION er e Du I siècle avant J.-C. jusqu’à l’occupation byzantine au VI siècle de notre ère et même plus tard, la romanité s’est ancrée en terre africaine en y installant ses institutions, ses cultes, sa langue et sa culture, en latinisant ses élites, au point que la province a donné à l’empire quelques-uns de ses plus grands littérateurs ainsi qu’une dynastie, celle des Sévères. Avec leur avènement, l’heure de l’Afrique e succède à la fin du II siècle à celle de l’Espagne dont était originaire la e dynastie précédente des Antonins. Dès la fin du II siècle, la bourgeoisie municipale africaine fournit nombre de hauts dignitaires à l’empire, 30 % des membres connus de l’ordre équestre et 15 % de ceux de 2 l’ordre sénatorial sont alors d’origine africaine . Mais, de même qu’on a mentionné pour la période antérieure l’existence d’une civilisation libyco-punique, les éléments orientaux et autochtones s’étant fondus en une riche synthèse culturelle, il convient pour les siècles romains de parler de romanité africaine. Si profonde qu’ait été l’influence de l’occupant, elle s’est d’autant plus facilement mêlée au substrat local que les Romains ont fait montre dans tout leur empire d’une étonnante capacité d’acceptation des coutumes et des croyances autochtones, à condition qu’elles ne contestent pas leur imperium. C’est ainsi que la civilisation romaine d’Afrique s’est enrichie des apports du vieux fond berbère et d’un legs punique que la conquête puis l’occupation n’ont jamais totalement éliminé. La Carthage punique avait jeté les bases de l’urbanisation du nord- ouest de la Tunisie et de son littoral. Rome a ainsi hérité d’une colonie dotée d’un réseau serré de villes qu’elle n’a cessé de densifier dès l’époque où César s’en est emparé. On lui doit le développement de nombreuses cités dont Curubis (Korba), Clupea (Kélibia), Hippo Diarrhytus (Bizerte), Neapolis (Nabeul) et Thysdrus (El Djem). Il faut toutefois attendre Octave pour que la nouvelle Carthage sorte de terre à côté des décombres de l’ancienne capitale punique, avec l’envoi des premiers colons en 29 avant J.-C. Comme dans le reste de ses possessions occidentales, l’empire débutant a procédé à l’installation de « colonies » militaires, civiles ou mixtes en étendant parallèlement le droit de cité (civitas) à un nombre toujours croissant d’habitants. Les quelque 200 villes qu’a bientôt compté la Proconsulaire – dont une vingtaine dressent encore leurs imposants vestiges dans toute la Tunisie – ne vivent pas toutes sous le même régime : à côté des cités peuplées d’immigrants, les communes pérégrines ou stipendiaires sont des agglomérations où les populations autochtones sont régies par leurs institutions traditionnelles – berbères ou puniques – tolérées par e Rome sans être reconnues de jure. À partir du II siècle, ces statuts municipaux hétérogènes ont fait place à une harmonisation progressive, les communes pérégrines et les municipes se raréfiant au profit des cités de droit romain. En généralisant la citoyenneté, l’édit de Caracalla de 212 unifie les statuts juridiques urbains. Cette densité urbaine exceptionnelle, l’Afrique étant la province abritant le plus grand nombre de cités, explique pour une grande part le succès de la romanisation car il est indispensable de parler latin pour accéder aux charges municipales qui assurent l’accès à la notabilité et à l’exercice du pouvoir. Ce dernier appartient en effet dans chaque ville au Sénat municipal dont le nombre de membres dépend de l’importance de la ville. Les fonctions de ces décurions comme on les appelle, ainsi que celles des magistrats, ne sont pas rétribuées. Au contraire, ce sont eux qui versent leur obole à la cité lors de leur entrée en charge et qui rivalisent de générosité afin d’assurer leur popularité, donc la pérennité de leur influence. On leur doit la construction de la plupart des édifices urbains publics, thermes, temples et lieux de réunion. Les villes vivent ainsi sous une sorte de démocratie censitaire où la richesse et l’adoption de la langue et des modes de vie de l’occupant ouvrent la voie à la reconnaissance sociale et au pouvoir. Toutes ces cités, grandes ou petites, ont connu une vie publique intense et nombre d’entre elles ont été de puissants foyers de culture et, partant, de diffusion de la romanité. La démographie historique a tenté de quantifier leur population en se fondant sur les traces topographiques qui nous sont parvenues, sans toutefois arriver à des estimations précises. Ainsi, à l’époque de sa plus grande extension e e entre le milieu du II et le milieu du III siècles, Carthage aurait compté entre 100 000 et 300 000 habitants. La seule certitude que l’on puisse avoir est qu’elle a figuré parmi les cités les plus peuplées de l’empire, se situant probablement à la troisième place après Rome et Alexandrie. Les trois autres villes les plus importantes, Thysdrus, Utique et Hadrumète, auraient abrité pour leur part 25 000 à 30 000 habitants chacune. Quant aux dizaines d’autres cités petites ou moyennes, elles 3 pouvaient compter jusqu’à 10 000 habitants . Cette bourgeoisie municipale romanisée connaît son apogée sous le règne de Septime Sévère (193-212) avant de sombrer dans une lente e décadence à partir de la seconde moitié du III siècle qui voit s’effacer les fastes de la romanité classique. Commence alors une ère où c’est autour des églises, détentrices de l’autorité et garantes d’une relative sécurité, que se regroupent les habitations, désertant les centres urbains qui avaient fait pendant des siècles la réputation économique, politique et culturelle de l’Afrique romaine. Mais l’urbanité et l’extension de la citoyenneté, ces deux vecteurs principaux de la romanisation, ont touché les campagnes et les régions périphériques de façon assez superficielle, ce qui explique la relative facilité avec laquelle elle a été balayée une fois disparue la domination politique. À son plus haut niveau de développement, la bourgeoisie municipale – occupants des charges publiques, industriels et commerçants – n’a compté que quelques dizaines de milliers de familles. Sans demeurer totalement à l’écart de la civilisation dominante, la majorité de la population africaine n’y a été que partiellement associée. Quant aux habitants du désert, ils n’ont pratiquement pas été romanisés. Réservée aux élites, cette romanisation par le droit, les institutions et la langue n’en a pas moins permis l’émergence d’une vie culturelle intense. À côté des Espagnols, nombre d’Africains ont compté parmi les plus grands écrivains de l’empire. Le plus célèbre d’entre eux est Apulée de Madaure (Mdaourouch), né vers 125 et mort après 164, qui se disait mi-Gétule et mi-Numide, et dont les principales œuvres – L’Apologie, Les Florides et surtout Les Métamorphoses ou L’Âne d’or – ont été hissées au panthéon de la littérature latine. D’autres ont brillé dans les disciplines juridiques, et l’Africain Fronton fut le précepteur de Marc Aurèle. Les cités importantes abritaient toutes de riches bibliothèques publiques, et il faut mentionner le luxe de l’architecture romano- africaine, la Proconsulaire ayant abrité des bâtiments publics parmi les plus vastes du monde romain comme l’amphithéâtre de Thysdrus ou les Thermes d’Antonin à Carthage. On y trouve, comme en sculpture ou dans l’art funéraire, une adaptation des canons romains aux réalités et aux goûts locaux. Ainsi, la maison romano-africaine n’a pas d’atrium comme en Italie, mais une cour centrale autour de laquelle sont 4 disposées les constructions . Ce modèle hellénistique importé à 4 l’époque punique s’est perpétué dans le plan du dar traditionnel maghrébin. DES DIEUX BERBÈRES AU CHRISTIANISME, UNE HISTOIRE RELIGIEUSE TOURMENTÉE L’histoire religieuse du Maghreb en général et de la Tunisie en l’occurrence s’est caractérisée depuis l’Antiquité par une série de particularismes qui se sont perpétués jusqu’à une époque récente. Elle s’est toujours distinguée, d’une part par une interpénétration des croyances locales et des cultes importés et, de l’autre, par une tendance permanente à faire de la religion le support idéologique des conflits politiques et sociaux qui s’y sont déroulés. D’autres régions du monde ont certes connu de telles correspondances, mais probablement pas avec la même constance. Du donatisme de la romanité tardive au kharijisme médiéval et au rigorisme malékite qui est la forme dominante du sunnisme maghrébin, peut-on déceler des continuités qui seraient l’apanage d’un indéracinable localisme religieux ayant en quelque sorte digéré les influences extérieures successives en leur imprimant sa marque ? C’est la thèse de nombre d’historiens dont certains ajoutent à ces caractères la précocité du monothéisme qui a conquis l’Afrique et s’y est étendu jusqu’à y devenir prépondérant des siècles avant que l’Europe ne s’y soit entièrement soumise. Les autochtones ont adopté tour à tour les dieux puniques puis ceux des Romains. Ou, plutôt, tout en continuant à vénérer les maîtres surnaturels de leurs forêts, de leurs grottes et de leurs montagnes, ils ont souvent donné à leurs divinités les plus importantes les noms de celles des maîtres du moment, appelant ainsi Neptune leur propre génie des eaux. Ils ont également romanisé les dieux puniques qu’ils avaient intégrés à leur panthéon, Tanit devenant Junon Caelestis et Baal Hammon se muant en Saturne. Hors la révérence obligée au culte impérial et à la triade capitoline, signe de soumission à l’empereur, la plasticité de Rome en matière religieuse a autorisé tous les synchrétismes. Les divinités orientales qu’elle a accueillies, d’Isis à Mithra et à Cybèle, ont également été honorées en Afrique, avant que les fils de Septime Sévère y fassent entrer le culte solaire d’Héliogabale venu de leur ascendance maternelle syrienne. En matière religieuse comme en beaucoup d’autres, Rome n’a pas fait table rase du passé qui l’avait précédée. L’aristocratie et la bourgeoisie ont pour leur part affiché leur loyalisme à l’égard de l’empire en adoptant les cultes officiels, et leurs membres les plus en vue ont revêtu la dignité de flamine, prêtrise consacrée au culte du couple impérial, garant du bonheur de ses sujets. Seul le monothéisme ne pouvait s’intégrer à ce grand métissage religieux. Car, par définition même, le dieu unique ne cohabite avec personne. Rome s’est donc vite méfiée de ses ambitions, tout en tolérant longtemps le particularisme des communautés juives installées sur le sol africain, essentiellement dans ses villes, Carthage en 5 comptant le plus grand nombre . Si la légende fait remonter les premières implantations juives, celle de Djerba en particulier, à la e destruction du premier Temple au VI siècle avant J.-C. et même avant selon certaines interprétations des textes anciens, les traces irréfutables 5 n’en apportent la preuve que plus tard . La présence juive en Égypte et e en Cyrénaïque est attestée dès le III siècle avant J.-C., et il est probable que ces communautés ont essaimé en Afrique du Nord où leur présence est pratiquement certaine après la guerre de Judée menée par Titus, qui s’achève en 70. L’archéologie a confirmé leur importance en e mettant à jour des lieux de culte et des nécropoles remontant aux III et e IV siècles, dont la synagogue de Naro (Hammam Lif) dans les environs de Tunis, celle de Kélibia au Cap Bon, et la grande nécropole de 6 Gammarth qui aurait compté plus de 4 000 tombes . À la fin du e II siècle, leur influence conduit Tertullien à les attaquer dans son e pamphlet Adversus Judaeos. Au V siècle, saint Augustin qui les vilipende mentionne aussi leur présence à Hadrumète, Utique et e Tusuros (Tozeur). La reconquête byzantique au VI siècle et la persécution qu’a exercée contre eux Justinien voient nombre d’entre eux se réfugier dans les montagnes de Numidie où ils feront souche. Est-ce, comme on l’a dit, l’adoption par les indigènes depuis l’époque punique du maître des dieux supérieur à tous les autres, Baal Hammon ? Est-ce l’origine orientale du monothéisme qui l’a rendu familier à des populations influencées depuis longtemps par les civilisations venues de l’Est ? Les sources attestent en tout cas une adhésion importante au judaïsme, première forme du monothéisme en terre africaine. C’est d’ailleurs au sein des populations juives que le christianisme naissant a massivement recruté. Mais il a des objectifs autrement plus ambitieux que son aîné dont il est issu, et – dès ses premiers développements – il est soupçonné de vouloir menacer l’unité morale de l’empire. L’histoire du christianisme en Afrique peut alors être partagée en deux grandes périodes, la première où alternent persécutions et moments de relative tolérance et la seconde où – devenu hégémonique – il est déchiré par ses propres divisions. e Jusqu’à la fin du II siècle, la nouvelle religion n’est pas assez puissante pour inquiéter véritablement. Septime Sévère, soucieux de ne pas la voir s’étendre, interdit le prosélytisme juif et chrétien. Mais le christianisme, qui rompt à cette époque avec le judaïsme, prend de l’ampleur, et l’Afrique lui donne quelques-uns de ses défenseurs les plus ardents. C’est le cas de Tertullien, né à Carthage vers 155-160 et l’une des trois grandes figures du christianisme africain avec Cyprien et Augustin. Dans son Apologétique écrite en 197, ce champion d’une foi intransigeante réfute violemment le paganisme et s’attaque aux concurrents de l’Église, les juifs et les sectes mystiques qui prolifèrent e avec l’orientalisation de l’empire. À partir du début du III siècle, les persécutions deviennent systématiques, hors de brèves parenthèses. Le martyre de Cyprien en 257 en est un épisode célèbre. Ce Père de l’Église est nommé évêque de Carthage en 251 à un moment d’accalmie. Mais la répression reprend dès 252 et Cyprien, qui a refusé d’abjurer, est exécuté. Le christianisme se répand néanmoins dans toutes les couches de la société, y compris dans les milieux ruraux les moins romanisés, au point qu’il est désormais perçu comme une menace existentielle et Dioclétien, nommé empereur en 284, pourchasse les chrétiens de plus belle pour tenter de restaurer la religion romaine traditionnelle. L’édit de persécution promulgué en 303 ordonne l’épuration de l’armée de ses éléments chrétiens et la fermeture des églises. Il est cependant trop tard. Entérinant un état de fait, le futur empereur Constantin signe en 313 à Milan l’édit de tolérance qui stipule la liberté religieuse, prélude à la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de l’empire. Constantin, devenu empereur en 324, entend mettre cette force nouvelle à son service et l’Église – dotée d’importants privilèges judiciaires et fiscaux – e devient dès lors un rouage essentiel de l’État. Au IV siècle, l’Afrique du Nord compte quelque 600 évêchés, contre à peine une centaine en Gaule à la même époque. L’essor de l’architecture religieuse – basiliques, chapelles, baptistères – témoigne de la puissance matérielle de la hiérarchie ecclésiastique qui concentre peu à peu l’essentiel du e pouvoir. Dans les dernières années du IV siècle, la persécution systématique du paganisme élimine les religions traditionnelles ou, du moins, les rend invisibles, les cultes païens demeurant vivaces dans la sphère domestique. Commence alors ce qui deviendra au cours des âges un marqueur de l’identité religieuse maghrébine, le recyclage des vieilles divinités en figures de martyrs et de saints. e Dès les débuts du IV siècle, il convient toutefois de parler des églises plutôt que de l’Église. Car le christianisme africain a été confronté au schisme donatiste avant d’être divisé par l’arianisme. Au- delà de ses péripéties factuelles, le premier a été perçu comme un moment crucial de l’histoire de la région dans la mesure où il a inauguré deux dimensions dans lesquelles on a voulu voir une caractéristique de la berbérité : le rigorisme religieux et la force des contestations sociales le prenant pour étendard. Au terme de la persécution de Dioclétien, les chrétiens se sont divisés entre ceux qui avaient renié leur foi et ceux qui l’avaient défendue. Les seconds, menés par l’évêque Donat soutenu par l’épiscopat de Numidie, se réunissent dans une église farouchement opposée à la hiérarchie officielle représentée par l’évêché de Carthage. S’ensuit une lutte qui dure un siècle, jusqu’à ce que saint Augustin consacre en 411 le triomphe du catholicisme, le donatisme étant tour à tour réprimé ou toléré par l’autorité impériale. Si cette Église parallèle – caractérisée par son intransigeance doctrinale, son sectarisme et son goût pour le martyre assimilé au véritable baptême – a duré si longtemps, c’est que les masses rurales hostiles à la puissance accrue des grands propriétaires terriens et à l’évolution de leur condition vers le servage se sont reconnues dans sa rhétorique contestataire condamnant la 6 richesse au nom de la sainteté. Les circoncellions , comme on a appelé ces ouvriers agricoles révoltés, ont constitué à partir du milieu du e IV siècle les troupes de choc des donatistes. S’y sont également ralliés quelques grands chefs berbères en guerre contre Rome. Sécession morale, insurrection sociale et paravent religieux d’un irrédentisme autochtone, le donatisme ne peut pour autant être assimilé à ce que l’époque contemporaine appellerait un mouvement prolétaire. Car une partie de sa hiérarchie – attachée à sa richesse et à ses privilèges – s’est désolidarisée des circoncellions dans lesquels elle a vu un ferment de désordre, plusieurs évêques demandant même contre eux l’aide impériale. Sous sa forme la plus violente, la rébellion a été cantonnée à la Numidie et à la Maurétanie, mais la Tunisie n’a pas été épargnée par un schisme qui a affaibli l’autorité étatique alors que les dangers extérieurs se précisaient, et qui aurait joué un rôle majeur dans la 7 désagrégation de la société romano-africaine . L’arianisme lui, dont la e doctrine commence à se répandre à la moitié du IV siècle, connaîtra son apogée à l’époque vandale, une fois que l’empire aura rendu les armes devant les nouveaux conquérants. 1. Sous tous les cieux et à toutes les époques, le vocabulaire colonial a employé le terme « pacification » pour décrire la soumission des peuples conquis à l’issue de campagnes militaires. C’est pourquoi nous le mettons entre guillemets. 2. Bône pendant la colonisation française, aujourd’hui Annaba. 3. Le nord de l’actuel Sahel. 4. Maison en arabe dialectal. 5. Depuis César, en raison du soutien qu’ils lui apportèrent contre Pompée, les juifs ont joui d’un statut privilégié dans les possessions romaines. Jules César leur a en effet octroyé la Magna carta pro Judaeis qui les dispense du culte impérial en leur donnant l’autorisation de prier Dieu pour l’empereur. Leur statut se détériore à partir de l’édit de Constantin en 313 qui fait du christianisme la religion de l’État. 6. Dérivé de circum cellas, ceux qui rôdent autour des granges. CHAPITRE III De Rome aux Arabes e e La période qui s’étend du III à la fin du VI siècle n’a cessé de poser des questions à l’historiographie. Faut-il en effet considérer que cette longue séquence est hachée par une série de ruptures qui la découperaient entre un « Bas Empire » déliquescent et promis à la disparition, un siècle vandale auquel succède un siècle byzantin et, enfin, une conquête arabe mettant définitivement fin à l’Antiquité africaine ? Ou faut-il privilégier la thèse d’une continuité entre les époques successives de cette Antiquité tardive qui a pris en Afrique du Nord des formes différentes de celles qu’elle a connues en Europe ? Auquel cas, il conviendrait de parler d’une longue période de mutations de la romanité davantage que de son naufrage. Dans cette perspective, de nombreux auteurs ne tiennent plus compte du clivage qui a longtemps fait autorité entre période romaine, vandale et byzantine, préférant déceler dans l’histoire des permanences que mettent en lumière les études récentes sur le christianisme africain, sur la résistance de la vie urbaine ou sur la complexité d’un irrédentisme 1 berbère plus marqué par l’influence romaine qu’on ne l’a dit . Ces controverses sur la plus ou moins grande résilience de la latinité vont d’ailleurs au-delà de la conquête arabe, plusieurs auteurs ayant étudié e l’importance de ses traces jusqu’au XI siècle. La longévité du christianisme africain toujours prospère dans les premiers siècles arabes, ou l’existence – attestée par des chroniqueurs médiévaux – d’un bas latin africain encore parlé dans nombre de régions de l’actuelle Tunisie consolident leur argumentaire. À l’inverse, d’autres auteurs ont souligné la fragilité de la latinité africaine et la résistance de la pluralité linguistique au Maghreb oriental entre parlers libyques et rémanence de la langue punique « derrière la double et brillante façade 2 du phénomène urbain et du phénomène littéraire ». Enfin, dans la même veine et sans épuiser le sujet, beaucoup expliquent le succès arabe par l’ancienneté et l’étroitesse des liens culturels unissant le Maghreb à l’Orient, beaucoup plus qu’au nord de la Méditerranée, en rappelant que la romanité n’a jamais pu effacer la profonde imprégnation de l’Afrique par sept siècles de civilisation punique. En quelque sorte, l’héritage légué par le passé préromain aurait davantage contribué à l’effacement progressif de la romanité que les soubresauts de l’empire finissant, et l’adhésion à l’islam aurait constitué une nouvelle modalité du tropisme oriental de la province africaine. LE LONG AUTOMNE DE L’EMPIRE En universalisant la citoyenneté romaine en 212, Caracalla a voulu donner un nouveau souffle à un empire désormais si vaste qu’il devenait ingouvernable avec les outils de ses débuts. Mais cette décision, tout en consacrant avec éclat la capacité de Rome à intégrer les peuples soumis, n’a pas suffi à désarmer les forces centrifuges qui se renforcent au contraire de la Perse à la Germanie en passant par les confins sahariens. Dès la fin des Sévères et même avant dans certaines régions, la puissance romaine est menacée sur ses marches par des populations plus ou moins romanisées qui aspirent soit à davantage d’autonomie, soit à la conquête du pouvoir central et de ses bénéfices. e La « crise » du III siècle a cependant été moins longue et moins profonde au Maghreb que dans les autres provinces d’Occident, et l’Afrique s’est redressée pour un temps après l’avènement de Dioclétien. Elle n’en a pas moins été durablement atteinte par la conjonction ou la succession d’une série de facteurs : l’affaiblissement de la vie municipale due à la reprise en main autoritaire de l’État sévérien, le renouveau des mouvements insurrectionnels berbères inauguré dès 172 par une reprise de l’agitation des Maures Baquates à la frontière des Maurétanies césarienne et tingitane, et les crises e religieuses du IV siècle – alimentées par un regain de religiosité censé comme en tous lieux et en tous temps conjurer les malheurs de l’époque. Plus grave, le précaire équilibre social géré à leur profit par les classes dominantes mais qui n’avait pas interdit un mouvement e d’ascension sociale se dégrade à partir du III siècle du fait de l’accaparement des terres des cités par les grands propriétaires, qui annonce une dérive féodale des statuts du sol et de ses exploitants. Enfin, les nécessités de la défense de l’empire accroissent une pression fiscale qui devient vite insupportable. Si, dans le reste du Maghreb, la paix romaine est toujours restée fragile, cette panne de la prospérité atteint désormais la paisible Proconsulaire et attise les conflits. Devant la montée de l’hostilité des ruraux envers les citadins dont la richesse ou l’aisance est en grande partie assurée par les revenus de l’agriculture, on commence à fortifier les villes et les bourgs par crainte de l’insécurité. Signe de la dureté des temps, une tendance à la dépopulation se manifeste après plus de deux siècles d’accroissement démographique. Pour assurer à nouveau la sécurité dans l’empire et en restaurer la puissance compromise, Dioclétien (284-303) met en œuvre une gigantesque réforme de ses institutions et procède à un redécoupage de ses provinces dotées chacune d’une administration civile et militaire, leur nombre passant de quatre à huit au Maghreb tout en voyant leur territoire limité à ses parties utiles. Cette réorganisation a été accélérée par la grande révolte berbère qui l’a précédée. Les troubles ont commencé en 253 sous la direction du chef Faraxen et se poursuivent jusqu’à la fin du siècle où le calme paraît rétabli, mais pour un temps seulement puisque les hostilités reprennent dans la seconde moitié du e e IV siècle. C’est à la fin du III siècle que Rome évacue pratiquement tout le Maroc actuel d’où est partie l’insurrection, rattachant à l’Espagne ce qui lui reste de la Maurétanie tingitane. La Proconsulaire est divisée en trois nouvelles entités plus resserrées et mieux contrôlables. Tandis que les zones désertiques à l’ouest de Leptis Magna sont évacuées et l’occupation limitée aux villes de la côte, la nouvelle province de Tripolitaine remonte jusqu’au Djerid, la Byzacène – avec Hadrumète pour chef-lieu – va de Gabès au golfe d’Hammamet et comprend les steppes de l’intérieur, et la Proconsulaire proprement dite s’étend sur le nord de la Tunisie et le nord-est de l’Algérie avec Carthage pour capitale. Signe que la Tunisie utile n’a pas perdu de son importance, le proconsul d’ordre sénatorial qui réside à Carthage reçoit une des indemnités annuelles les plus élevées des fonctionnaires de l’empire. Ses deux légats basés à Hippone et à Carthage appartiennent à la bourgeoisie municipale africaine qui a ainsi achevé son processus de promotion sociale. Le Vicaire d’Afrique, qui a autorité sur toutes les provinces du Maghreb, réside lui aussi à Carthage. Après l’accalmie qui succède à la reprise en main de Dioclétien, Constantin et ses successeurs inaugurent une nouvelle série de réformes tendant à sauver ce qui reste de l’empire. L’Europe devenant de moins en moins sûre, Constantin consacre son orientalisation en quittant Rome et en transportant sa capitale à Byzance. En 395, les fils de Théodose se partagent un empire désormais scindé en deux, Honorius devenant empereur d’Occident et Arcadius prenant la tête de l’empire d’Orient. Quelques années à peine après cette division, en 410, le chef wisigoth Alaric s’empare de Rome, compromettant l’existence d’une des plus importantes constructions étatiques de l’Antiquité. L’Afrique, pourtant, reste relativement épargnée par la tourmente, du moins pour un temps, et l’aristocratie sénatoriale se réfugie même à Carthage afin de fuir les troupes d’Alaric. La province reste un gros producteur de blé et d’huile et, tout en souffrant des conséquences de l’insécurité, elle est victime d’un appauvrissement moins prononcé que le reste de l’Occident demeuré romain. L’insécurité s’aggrave toutefois avec la reprise de l’agitation berbère dès 363 en Tripolitaine, puis avec une série de grandes insurrections à partir de 372. Mais, comme au moment des guerres puniques et dans les débuts de l’occupation romaine, les chefs berbères n’ont jamais su faire front commun face à Rome et se sont tour à tour révoltés et alliés à elle, tentant d’en instrumentaliser la puissance dans les guerres dynastiques qu’ils se sont livrées. Le cas le plus emblématique de ce type de retournement est celui du chef numide Gildon qui se révolte e contre Rome à la fin du IV siècle après avoir combattu à ses côtés en 372 contre son propre frère Firmius. Ce prince profondément romanisé avait été récompensé en étant nommé comte d’Afrique par Théodose, mais il se révolte à son tour en 395 avant d’être défait et tué en 398 par les forces romaines commandées par un autre de ses frères, Mascezel. De tels épisodes montrent qu’il n’a pas existé de « mouvement de libération » berbère qui aurait profité du déclin de l’empire pour s’en affranchir, comme a parfois voulu le croire une historiographie identitaire, mais des soulèvements ayant plutôt eu pour but un partage du pouvoir et des richesses qui l’accompagnaient. À preuve, l’accumulation par Gildon d’une considérable fortune foncière prise sur le domaine impérial du temps qu’il était un rouage de l’autorité. Un tel constat n’équivaut pas à une sous-estimation de la singularité des sociétés berbères unies par une culture, des modes de vie, des croyances et des formes institutionnelles communes, mais cette unité ne s’est jamais traduite en termes politiques. Faut-il conclure, comme l’ont fait nombre d’historiens à commencer par Ibn Khaldoun, à la permanence de « l’anarchie berbère » dans la sphère politique ? L’histoire ne pouvant être essentialiste, contentons-nous de constater que ce ne sont pas les révoltes autochtones qui ont scellé le sort de l’empire romain d’Afrique, même si elles l’ont fragilisé, mais l’invasion vandale. L’Église, pourtant, a tenté de pallier les carences de l’État et l’affaiblissement des autorités municipales en prenant une part de plus en plus déterminante dans l’administration de la province à partir du e IV siècle. C’est autour de ses évêchés et de ses édifices que se regroupent désormais des populations voyant en elle un rempart contre les nouvelles menaces. Vieille terre de chrétienté à laquelle elle e e aura donné trois papes entre la fin du II et la fin du V siècle, l’actuelle Tunisie tente de retrouver une stabilité en confiant aux autorités ecclésiastiques désormais toutes-puissantes la charge d’un pouvoir temporel échappant de plus en plus aux structures impériales traditionnelles. Saint Augustin a joué un rôle majeur dans cette évolution qui est la marque de l’empire finissant. Ce natif de Thagaste 1 en Numidie y voit le jour en 354. Converti au christianisme à trente- deux ans, devenu prêtre puis évêque d’Hippone en 395, il consacre sa vie au service de l’Église, combattant sans relâche le schisme donatiste et usant de toutes ses forces pour assurer l’hégémonie du catholicisme. Considéré comme un des plus grands Pères de l’Église – dont aujourd’hui les Algériens et les Tunisiens se disputent la possession dans une rivalité mémorielle qui ne correspond pas aux frontières de l’époque –, il a produit une œuvre immense. La Cité de Dieu aura une influence considérable sur le catholicisme médiéval. Saint Augustin est un des représentants les plus emblématiques des Africains de culture latine – il en a longtemps enseigné la rhétorique et l’éloquence, sans que sa romanité ne lui fasse oublier son appartenance au terreau autochtone pétri de punicité et de berbérité. Dans ses Confessions, il y fait plusieurs fois référence en rappelant l’usage encore général du parler punique dans sa région natale. Signe qu’une page de la romanité e se tourne au début du V siècle, le célèbre évêque d’Hippone meurt en 430 pendant le siège de sa ville par les Vandales. Un nouveau siècle commence avec eux sans pour autant que l’on puisse parler de rupture radicale avec l’ancien monde. DES VANDALES AUX BYZANTINS Aucun peuple ayant occupé l’Afrique du Nord n’y a laissé aussi peu de traces que les Vandales. Ces Germains originaires des rives de la Baltique ont déferlé sur toute l’Europe en moins de vingt ans pour débarquer en 429 à l’est de l’actuel Tanger et fonder en terre africaine le seul royaume germanique ayant existé hors du continent européen. 3 Sous la conduite de leur roi Genséric , demeuré célèbre pour avoir mis en échec les armées les plus puissantes de l’époque, environ 80 000 hommes, femmes et enfants, une population entière a franchi le détroit de Gibraltar et s’est dirigée vers les riches terres de Proconsulaire et de Byzacène qui attisent la convoitise des nouveaux conquérants. Hippone est emporté en 430 au terme de quatorze mois de siège. En 439, Genséric s’installe à Carthage après une série de victoires sur les troupes romaines. En 442, Rome s’incline et le chef vandale se voit concéder par traité la Proconsulaire, la Byzacène, la Tripolitaine et la Numidie orientale, c’est-à-dire la partie la plus prospère et la plus romanisée de l’Afrique du Nord. C’est sans doute la raison pour laquelle le royaume vandale s’est coulé facilement dans le moule de la vieille administration impériale et que les immigrants se sont rapidement dissous au sein de la majorité autochtone, adoptant les mœurs romano-africaines. Ils n’en ont différé pendant leur siècle d’occupation que par la religion, puisqu’ils ont pratiqué l’arianisme, cette hérésie aux yeux des catholiques, qui ne reconnaît ni la divinité du Christ ni la Trinité. L’Église catholique, spoliée de ses immenses domaines par l’aristocratie des conquérants, a d’ailleurs été durant tout le règne vandale le principal adversaire des successeurs de Genséric qui l’ont tour à tour tolérée ou interdite, sans pour autant persécuter ses fidèles, jusqu’à ce qu’Hildéric (523-530) s’engage dans une politique procatholique et romanophile. Véritable puissance méditerranéenne sous Genséric dont le long règne s’achève en 477, le royaume vandale s’affaiblit ensuite sous les assauts conjugués du puissant appareil de l’Église et des confédérations indigènes. En effet, dès la mort du vieux monarque, les Berbères de l’Aurès se révoltent et y établissent un royaume indépendant. Dans la Tunisie actuelle, la région de Gafsa se constitue également en 2 principauté autonome tandis que les Frexe dirigés par Antalas se taillent un puissant royaume dans le massif de la Dorsale, englobant les e régions de Thala et de Kasserine. À partir de la fin du V siècle, la Tunisie centrale et méridionale est régulièrement l’objet d’incursions armées venues de l’ouest et des marches sahariennes. Les catholiques, eux, se font les fervents partisans d’une intervention byzantine en Afrique du Nord, Byzance ayant repris du lustre à partir du règne de er e Justin I au début du VI siècle. L’empereur Justinien (527-565), résolu à reprendre le flambeau de l’empire, décide la reconquête. En septembre 533, une flotte byzantine forte de 500 navires et de 15 000 hommes commandés par le général Bélisaire aborde au sud d’Hadrumète. L’intermède vandale en Afrique est terminé. Ces « Barbares » rapidement romanisés ne lui auront fait ni grand bien ni grand mal. Contrairement à leur réputation de sauvagerie colportée par la propagande catholique et reprise par l’historiographie à partir du e 4 XVIII siècle , ils n’ont pas plus ravagé que d’autres les régions qu’ils ont traversées, et l’Afrique a eu plus à souffrir de la brutale reconquête byzantine. Longue de cent soixante-quatre ans, de 533 à 705, l’occupation byzantine du Maghreb oriental peut être vue comme l’histoire d’une série de conflits qui s’entremêlent pour aboutir à la fin de la romanité africaine et à l’entrée de l’Afrique du Nord dans une séquence historique qui l’oriente vers un nouveau destin. En entreprenant la e conquête de cette région – encore considérée au VI siècle comme l’une des plus riches de l’Occident méditerranéen –, Justinien poursuit le triple but de reconstruire l’administration des anciennes provinces romaines, de rétablir l’Église d’Afrique minée par le schisme arien et de mettre fin aux insurrections berbères qui ont contribué depuis le e III siècle à l’affaiblissement puis à la chute de l’empire romain d’Afrique. Cette longue période peut être divisée en deux parties. Durant la première, qui dure jusqu’aux premières décennies du e VII siècle, Byzance gouverne d’une main de fer l’ancienne Proconsulaire et en restaure partiellement la prospérité tout en étant contrainte d’affronter à la fois les Berbères qui n’ont pas désarmé et les dissidences religieuses plus difficiles à soumettre que la puissance de l’Église d’Afrique aurait pu le faire penser. La seconde période s’inscrit dans un contexte régional marqué par la fulgurante montée en puissance d’un nouvel acteur, les conquérants arabes, et par le déclin du vieil empire byzantin qui ne parvient pas à leur faire face. Les provinces orientales du Maghreb – la Tripolitaine, l’actuelle Tunisie et la Numidie – sont, dès la conquête de l’Égypte par les Arabes entre 640 et 647 et pendant plus d’un demi-siècle, les théâtres du conflit entre l’empire finissant et la puissance montante qui entame sa course vers les rives atlantiques du nord du continent. Les historiens divergent une fois de plus sur le bilan qu’il convient de tirer de la période byzantine. A-t-elle contribué à prolonger l’existence de la romanité africaine en restaurant les villes ravagées par les conquêtes et les insurrections antérieures ? A-t-elle assuré une relative sécurité des parties utiles de la province toujours vouées aux lucratives cultures céréalières et arbustives, et ce malgré la lourdeur de la fiscalité et l’ampleur de la corruption dénoncées par Procope, le principal chroniqueur de l’époque ? A-t-elle permis de sauver une e romanité tardive dont on constatera la résilience jusqu’au XI siècle ? Ou son incapacité à réaliser l’unité politique et religieuse de ce qui restait d’Afrique romaine a-t-elle facilité son naufrage final ? Quel a été, d’autre part, le rôle des Berbères dans ces affrontements à multiples facettes ? Comme à leur habitude, alliés ou adversaires des puissances du moment, ont-ils accéléré ou retardé la défaite finale des Byzantins avant de jeter leurs forces contre les nouveaux envahisseurs ? Sans répondre à ces questions qui continuent de faire débat, contentons-nous d’avancer quelques constats qui illustrent la complexité de cette longue transition d’une époque à une autre. Dans un premier temps, les Byzantins s’attachent à fortifier le limes e du IV siècle afin de protéger les territoires reconquis qui forment ensemble le nouveau diocèse d’Afrique, limité désormais à la Tunisie actuelle et à la Numidie orientale. Outre la multiplication des forteresses le long des frontières, ils entourent les villes de remparts pour résister aux incursions berbères en réemployant les pierres de quantité d’édifices romains qu’ils détruisent pour ce faire. Le pays se couvre ainsi de citadelles dont d’imposants vestiges ont continué de se dresser jusqu’à l’époque contemporaine, la muraille du Kef n’ayant par exemple été détruite qu’après l’indépendance de la Tunisie en 1956. Grâce à ces défenses, la vie urbaine retrouve quelque vivacité dans les cités les plus importantes où l’on constate un développement de l’architecture religieuse et une renaissance de l’activité intellectuelle et littéraire. À la fin du siècle dernier, des découvertes archéologiques ont permis de confirmer cette réurbanisation relative de la province 5 africaine . Mais, entamée trois siècles auparavant, la e « médiévalisation » de la société rurale devient la règle au VI siècle. Le retour des grands propriétaires expulsés par les Vandales voit s’achever l’évolution du colonat vers le servage et s’accélérer l’appauvrissement de la population paysanne consécutif à la généralisation de ce statut. Malgré la reprise du commerce avec l’Orient, la faiblesse de l’économie monétaire atteste du déclin des échanges et du repli vers des formes d’autosubsistance de communautés regroupées autour de seigneuries de type féodal. Si l’on peut discuter des apports de l’occupation byzantine dans la gestion de l’administration et dans le timide renouveau citadin, force est en revanche de constater son échec dans les deux autres secteurs ayant fait partie des buts de Justinien : la restauration de l’unité religieuse et la mise au pas des tribus berbères. La conquête byzantine s’est voulue à bien des égards une reconquête catholique qui, de prime abord, semble avoir réussi. L’arianisme a immédiatement été proscrit de même que le judaïsme. Temples ariens et synagogues ont été transformés en églises et, dès 534, un concile réuni à Carthage célèbre la revanche du catholicisme. Cette renaissance de la vie catholique est attestée par la construction de nouvelles églises et un important essor de la vie monastique. L’Église e d’Afrique compte à la fin du VI siècle quelque 200 évêques, et des populations de plus en plus excentrées se convertissent au christianisme, comme les habitants du lointain Fezzan en 569. Mais, d’un autre côté, la défaite vandale a fait essaimer les populations restées ariennes jusqu’en Maurétanie. Elles répandent l’arianisme sur leur chemin et contribuent au réveil du donatisme qui resurgit en réaction à l’intolérance catholique et à l’aggravation des inégalités sociales. La résistance de l’arianisme a-t-elle contribué à la décadence du christianisme africain ? Des historiens n’hésitent pas à l’affirmer, estimant que l’hostilité des ariens au culte trinitaire aurait ouvert la voie au monothéisme musulman caractérisé par le dogme de l’unicité 6 absolue de Dieu . Quant aux Berbères, si leurs chefs se sont ralliés dans un premier temps aux Byzantins et les ont aidés à défaire militairement les Vandales, le siècle et demi de domination byzantine a été rythmé par les guerres contre les princes indigènes. Ils se soulèvent une première fois dès le départ de Bélisaire quand, en 534, la famine pousse les tribus montagnardes vers les riches plaines à blé littorales, et Byzance ne doit alors son salut qu’aux rivalités qui déchirent les chefs insurgés. Après une accalmie de moins de dix ans, la Tripolitaine se soulève en 544 et obtient l’appui du puissant Antalas qui met le feu à la Byzacène. Au terme de quatre années terribles faites de batailles, de retournements d’alliances et de changements fréquents dans le commandement byzantin, la paix est rétablie en 548 à la suite d’une grave défaite d’Antalas, mais pour une quinzaine d’années seulement. À la mort de Justinien en 565, les troubles reprennent dans une province appauvrie par une guerre qui semble sans fin et les révoltes se e succèdent jusqu’à la fin du VI siècle. Les campagnes de Byzacène sont pratiquement abandonnées par l’administration impériale qui se réfugie dans les villes fortifiées. La nouvelle configuration géopolitique engendrée par les premiers raids arabes va toutefois changer la donne en contraignant Byzantins et princes berbères à de fragiles alliances. LA LENTE CONQUÊTE ARABE En 636, à peine sortis de leur péninsule, les Arabes ravissent d’un coup à Byzance la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et la Phénicie, et pénètrent en Égypte en 640. Ils n’auront mis qu’une dizaine d’années à conquérir tout le Moyen Orient, y compris la Perse pourtant gouvernée par la puissante dynastie sassanide. Il leur faut en revanche plus d’un demi-siècle pour venir à bout de l’Afrique du Nord pourtant affaiblie par une succession de conquêtes étrangères, de conflits religieux et d’insurrections autochtones contre le pouvoir du moment. Est-ce du fait de la résistance indigène que les envahisseurs ont eu tant de difficultés à consolider leurs conquêtes ? En grande partie assurément, mais Byzance a aussi tout tenté pour ralentir leur progression. Cette disparité entre les deux conquêtes de l’Orient et de l’Occident a pu être expliquée par le fait qu’il a été plus facile pour les conquérants de s’emparer sans coup férir d’entités étatiques centralisées, où la chute du monarque ou de son substitut entraînait celle de tout le pays qui lui était soumis, que d’affronter des régions privées d’autorité centrale, scindées en principautés plus ou moins indépendantes et contrôlées par des chefs de tribus ou de confédérations rompus aux guerres d’usure et décidés à défendre jusqu’au bout leur territoire. Il faut distinguer deux phases dans l’avancée des Arabes au Maghreb. Durant la première période qui s’étend sur un quart de siècle, ils lancent à partir de l’Égypte une série de raids sur les provinces byzantines occidentales encore réputées pour leur richesse qui promet de fructueux butins. À ce stade, leurs buts sont essentiellement militaires et missionnaires. Nombre d’autochtones se convertissent d’ailleurs rapidement, et le prince numide chrétien Koceila aurait déjà embrassé l’islam quand il se lance dans la révolte. De fait, les Berbères n’interviennent pas tant que les incursions se bornent au domaine byzantin, et ne commencent à se soulever qu’au moment où les Arabes envahissent les terres des tribus. Car, à partir de 680, leur entreprise devient politique et le califat omeyade de Damas décide de s’implanter de façon pérenne en Afrique du Nord en y lançant des forces considérables, contrées cependant par plusieurs décennies de résistances locales. Si tous les épisodes de ce long affrontement sont réels, encore que leurs datations divergent selon les sources, les épopées des conquérants successifs et la résistance que leur ont opposée les chefs berbères ont donné lieu à la construction de figures héroïques diversement instrumentalisées par des récits historiques antinomiques. Quand, d’un côté, la geste d’Oqba Ibn Nafi ou celle de Hassan Ibn Nooman sont chantées comme autant d’épisodes d’un 3 glorieux jihad , les récits berbères encensent à l’inverse les deux grands acteurs de leur lutte contre l’envahisseur, Koceila et surtout la mythique reine Kahéna. Le fait que le plus farouche opposant à la conquête ait été une femme ajoute à la transformation de l’histoire en épopée. Enfin, l’absence de sources autochtones pour cette période, l’origine presque exclusivement arabe des connaissances sur la conquête et le caractère tardif des chroniques par rapport aux événements ajoutent à la difficulté de clarifier un moment capital de 7 l’histoire de la région mais encore traversé de zones d’ombre . Rappelons à titre d’exemple qu’Ibn Khaldoun, le plus prolixe des historiens arabes sur la Kahéna, relate des événements ayant eu lieu sept siècles avant sa propre naissance et les utilise, comme d’autres le feront après lui, pour étayer l’interprétation qu’il en donne. La première incursion arabe en Tunisie proprement dite date de 647. Le gouverneur d’Égypte Abdallah Ibn Saad, frère de lait du calife Othman, écrase à Sufetula (Sbeïtla) les troupes du patrice byzantin Grégoire qui y avait transféré la capitale pour être au plus près des combats et qui est tué dans la bataille. L’armée arabe rançonne pendant plus d’un an le Djérid et la Byzacène avant de se retirer en possession d’une importante contribution de guerre payée par les vaincus. Pendant les quinze années suivantes, les Arabes – empêtrés dans la crise qui suit l’assassinat d’Othman – semblent oublier la région qu’ils appellent Ifriqiya. En 664 seulement, Mu’awiya Ibn Hadaïdi profite des troubles occasionnés par l’intransigeante politique religieuse de l’empereur Constant II et du ralliement de plusieurs chefs locaux hostiles aux Byzantins pour lancer une nouvelle expédition qui se solde une fois de plus par l’occupation et le pillage de la Byzacène. C’est sous le nouveau pouvoir omeyade avec Oqba Ibn Nafi, nommé en 668 gouverneur d’Ifriqiya par le calife de Damas, que commence vraiment la conquête. L’ambitieux général, à la réputation de prosélyte brutal de la nouvelle religion, s’empare de la Tunisie centrale sans rencontrer de résistance et fonde en 670 la ville-camp de Kairouan dans l’intérieur du pays, première cité musulmane d’Afrique du Nord et érigée à ce titre au rang de ville sainte, voulant par cette création tourner le dos au symbole romano-chrétien que représente Carthage. Son départ en 674 correspond à une relative reprise en main byzantine grâce à l’alliance conclue avec Koceila. Mais Oqba est de nouveau nommé à la tête du Maghreb en 681, qu’il entreprend de traverser pour 4 arriver au terme d’une grande randonnée jusqu’aux rives atlantiques . C’est sur le chemin du retour qu’il tombe en août 683 dans une embuscade tendue par les troupes de Koceila au sud de l’Aurès, dans les environs de Biskra. La mort de ce guerrier marque une pause dans l’avancée arabe. Koceila s’empare de Kairouan et prend la tête d’une importante confédération indigène qui domine à nouveau la Byzacène et une grande partie de l’Ifriqiya tandis que les Byzantins, devenus ses auxiliaires, sont repliés à Carthage. Les opérations arabes ne reprennent qu’en 688, date à laquelle elles sont confiées par le calife 5 Abdel Malik à l’ancien lieutenant d’Oqba, Zouhaïr Ibn Kaïs. En 689 , Koceila est tué au cours d’une bataille, et le nouveau chef de guerre arabe parvient à démanteler la confédération berbère constituée autour de lui. Il semblerait aussi que des divisions internes, avec la formation d’un parti pro-arabe, aient précipité la chute du prince numide par ailleurs trop mollement soutenu par les Byzantins. La mort de Zouhaïr à Barqa en Cyrénaïque, sous les coups des Byzantins, permet une brève accalmie. Mais en 692, le calife Abdel Malik, décidé à en finir avec la résistance nord-africaine, charge le Syrien Hassan Ibn Nooman El Ghassani d’achever la conquête. Commence alors son ultime épisode, marqué par l’entrée en scène puis l’échec final de la Kahéna. Disputée trois années durant entre Byzantins et Arabes, Carthage tombe définitivement en 698 aux mains de ces derniers qui en détruisent aussitôt les remparts avant de la piller. L’aristocratie byzantine encore présente prend la fuite vers les îles méditerranéennes et l’Espagne. Capitale d’empire ou d’opulente province pendant plus d’un millénaire, la métropole punique, puis romaine, vandale et byzantine ne retrouvera plus jamais ce rôle, son effacement de l’histoire signant aussi la fin d’une époque. Les Arabes lui préfèrent Tunis où ils installent rapidement une citadelle et un arsenal. Dans le même temps toutefois, la Kahéna leur inflige plusieurs défaites dans le sud de la Numidie et parvient à les repousser jusqu’au Djebel Nefoussa, au nord de l’actuelle Libye. Cette veuve du roi des Jerawa, puissante branche de la tribu des Botr Zenata régnant sur l’Aurès oriental, aurait assumé la régence de ses fils à la mort de son époux. Dihya de son vrai nom, elle tiendrait son surnom de Kahéna des dons prophétiques qu’elle aurait eus. Kahéna désignant la prêtrise dans 6 les langues sémitiques , nombre d’historiens – au premier rang desquels Ibn Khaldoun – ont affirmé qu’elle était juive, hypothèse 8 contestée par d’autres qui en ont fait une chrétienne. Tous les chroniqueurs sont en tout cas d’accord pour signaler son aptitude au commandement qui lui fait remporter dans un premier temps une série de foudroyantes victoires et la désigne comme chef de la résistance. Elle contraint Hassan Ibn Nooman à se replier sur la Cyrénaïque avant qu’il ne parvienne à remonter vers le Nord et à s’emparer une fois pour toutes de Carthage. À partir de là, les récits divergent sur la suite et la fin de sa course, ainsi que sur la date et les circonstances de sa mort. A- t-elle, comme l’en accuse Ibn Khaldoun, pratiqué la politique de la terre brûlée devant les conquérants, s’aliénant ainsi les populations 7 sédentaires de Byzacène ruinées par ses choix tactiques ? Hassan Ibn Nooman reprend en tout cas l’offensive et la Kahéna est tuée entre 700 et 704, selon les sources, lors de la dernière bataille que lui livrent les Arabes dans l’Aurès. À quelques années près, la mort de cette souveraine devenue mythique met un terme aux résistances berbères qui prendront d’autres formes quelques décennies plus tard. En 703 ou 704, après le départ de Hassan, Moussa Ibn Nusayr est nommé gouverneur de la nouvelle province omeyade d’Ifriqiya. La population romano-africaine semble dans un premier temps avoir accepté les nouveaux maîtres dont les pillages n’ont pas, somme toute, été plus graves que ceux des conquérants précédents et les tributs exigés pas plus lourds non plus. Preuve de cette rapide soumission et de l’ampleur des conversions, les Numides participent massivement à la conquête du reste du Maghreb et en 711, l’armée de Tarik Ibn Ziyad qui traverse le détroit de Gibraltar pour conquérir l’Espagne wisigothique est essentiellement composée de contingents berbères. Ce retournement s’explique peut- être aussi par le fait que, comme l’avance Hichem Djaït, l’Afrique sédentaire des paysans et des citadins n’aurait pas pris part aux révoltes berbères successives, limitées aux franges du désert et aux 9 massifs montagneux . LA FIN DE LA ROMANITÉ AFRICAINE ? Si l’historiographie est unanime à voir, avec la conquête arabe du Maghreb, s’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire, des divergences existent sur la nature de cette rupture de sa trajectoire historique. Les historiens se sont en effet posé la question de savoir si, à l’orient de la Berbérie, la romanité avait sombré en même temps que le départ de Byzance ou si elle a subsisté sous d’autres formes, s’adaptant aux circonstances nouvelles sans pour autant s’effacer immédiatement. L’Ifriqiya, en somme, a-t-elle connu une romanisation superficielle que la civilisation des conquérants aurait rapidement balayée, ou la romanité africaine a-t-elle été assez solide pour lui résister plusieurs siècles après la fin de l’empire romain lui-même ? Aujourd’hui encore, le débat n’est pas clos. Tandis que certains voient dans sa rapide islamisation la preuve du caractère superficiel de l’implantation culturelle romaine, d’autres insistent sur l’importance de ses e survivances jusqu’à la conquête almohade du XII siècle, et peut-être même plus tard dans quelques isolats. Pour ce qui est de la conversion des populations, on a vu que nombre d’auteurs s’accordent à considérer qu’elles y étaient préparées de longue date. Le culte punique de Baal Hammon, la judaïsation précoce d’un nombre conséquent d’Africains, leur conversion au christianisme puis leur tropisme arien auraient préparé le terrain à l’islam. Certains se demandent toutefois comment on peut expliquer que l’Africa, la Numidie et même les Maurétanies, si profondément évangélisées, aient été entièrement islamisées – hormis la présence e jusqu’à la seconde moitié du XX siècle de minorités juives – alors qu’aux portes mêmes de l’Arabie ont subsisté d’importantes populations chrétiennes dans la vallée du Nil, en Palestine, au Liban, en Syrie et en Irak. On avance, comme éléments de réponse, que la confusion religieuse provoquée par la multiplication des schismes puis la brutalité de la restauration catholique byzantine ont pu éloigner du christianisme les indigènes qui n’ont pas trahi leur foi monothéiste en devenant musulmans. L’aggravation continue des inégalités sociales à e partir du III siècle et la féodalisation de la société ont également pu accroître l’attrait de la nouvelle religion, l’islam se présentant comme une doctrine égalitaire dont tous les adeptes ont le même statut. Enfin, on peut relever comme une des causes de cette disparité religieuse entre Orient et Occident arabes les caractères particuliers du fait religieux au Maghreb, que l’on a avancés comme un de ses marqueurs culturels. Rigorisme, extrémisme, littéralisme, plusieurs termes ont été utilisés pour qualifier la foi des Maghrébins depuis l’Antiquité, et l’on en voudrait pour preuve la centralité de la dimension religieuse dans toutes les révoltes ayant rythmé leur histoire. Il n’est donc pas impossible de voir dans le messianisme intolérant des Almohades qui ont mis fin au christianisme maghrébin un trait propre à l’Afrique du Nord, qui n’aurait pas existé sous la même forme au Moyen-Orient. Pourtant, d’autres traits religieux traditionnels ont subsisté dans les milieux ruraux et villageois où l’on a continué de vénérer au quotidien nombre de déités et d’implorer l’intercession de saints locaux pour communiquer avec le divin, sans pour autant avoir le sentiment de trahir l’islam. À moins que, autre hypothèse, l’islam – qui a d’abord été citadin – n’ait pris les habits du maraboutisme pour conquérir les campagnes au prix de concessions secondaires aux coutumes préislamiques. En tout cas, cette religion aux allures de Janus peut expliquer d’une part la faiblesse numérique des minorités religieuses à e partir du XII siècle, et d’autre part les curieux syncrétismes opérés par les croyances locales dans lesquelles on a pu déceler jusqu’à l’époque moderne des traces de paganisme et de chrétienté. Quoi qu’il en soit, cette islamisation importante en deux siècles à peine n’a pas été synonyme d’arabisation immédiate, même en Ifriqiya, la seule région du Maghreb aujourd’hui totalement arabisée pour des raisons que l’on examinera plus loin. Et il convient en définitive davantage de parler d’une longue transition d’une civilisation à une autre ou d’une coexistence plusieurs fois séculaire entre deux cultures s’influençant mutuellement que d’un brutal basculement. Ce dernier n’aurait eu lieu qu’en matière politique, et encore puisque – pour gérer les territoires récemment conquis – les premiers gouverneurs arabes se sont coulés dans les cadres de l’administration byzantine encore opératoire dans les villes. Ayant sous leur autorité des populations urbaines largement latinisées, ils ont d’ailleurs frappé des monnaies à e légendes latines au moins jusqu’au milieu du VIII siècle, la profession de foi musulmane figurant même en latin sur certaines d’entre elles. Les Afarik, nom donné par les Arabes aux Romano-Africains, ont longtemps continué à parler le « latin africain ». Selon le géographe Al e Idrisi qui a parcouru la région au XII siècle, ce bas latin était encore en usage à l’époque à Gabès, dans le Djérid – la Kastiliya des Arabes, et en e Byzacène. Au IX siècle, sous la dynastie aghlabide, nombre de hauts fonctionnaires et de lettrés sont soit d’origine byzantine, soit romano- africains chrétiens, et les sources ont rapporté que l’émir aghlabide Abou Ibrahim Ahmed (856-863) parlait en bas latin avec son affranchi 10 Balâgh, l’un de ses proches collaborateurs . Plus largement, le christianisme s’est longtemps manifesté publiquement en Ifriqiya après l’arrivée des Arabes puisque l’on y compte encore 14 évêchés au début e e du XI siècle contre une quarantaine qui, au VIII siècle, s’étaient maintenus après le départ des Byzantins. Certains historiens vont même plus loin en évoquant l’existence de parentés entre le e christianisme et l’islam ifriqiyen, marqué aux VIIIe-IX siècles par une pratique de l’ascèse proche du monachisme chrétien, les ribat – ces couvents fortifiés servant à la fois de bases militaires et de lieux de retraite religieuse – étant l’équivalent musulman des monastères. Les pratiques sociales auraient manifesté le même type de continuité, l’édification de mosquées et de ribat par les notables musulmans étant un prolongement de l’évergétisme des édiles de l’époque romaine au 11 profit de leur cité . Quelle que soit la persistance de ces rémanences, il ne fait toutefois aucun doute qu’avec la conquête arabe, l’Ifriqiya entre dans un autre habitus culturel, celui de la civilisation arabo- islamique, qui lui fait tourner le dos à une Europe en pleine e recomposition. C’est aussi qu’à partir du VII siècle, et pour longtemps, l’Orient donne le la aux dynamiques géopolitiques et culturelles qui structurent désormais l’espace méditerranéen. 1. L’actuel Souk Ahras. 2. D’où dériverait le nom des Frechiche, une des tribus peuplant toujours le Centre-Ouest de la Tunisie. 3. L’historien Hichem Djaït emploie systématiquement le terme « martyr », puisé au vocabulaire des guerres religieuses, pour qualifier les conquérants arabes tués au combat au Maghreb. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, Tunis, Sud Éditions, 2005. Première partie : H. Djaït, « La conquête arabe et l’Émirat ». 4. Cette traversée du Maghreb tout entier a été mise en doute par plusieurs historiens et Robert Brunschvig, entre autres (cité par Ch.- A. Julien dans Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, op. cit.), en relevant le flou des chroniqueurs, penche pour une randonnée qui aurait atteint au plus loin l’Oranie. 5. En 686 selon Ch-A. Julien (Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, op. cit.), mais toutes les dates relatives aux événements de cette période sont approximatives. 6. Voir supra, p. 39. 7. C’est la thèse, longtemps prévalente mais aujourd’hui partiellement abandonnée, de l’irréductible clivage entre Berbères nomades et sédentaires qui aurait structuré l’histoire du Moyen Âge maghrébin. Dans cette vision, la Kahéna aurait aussi été défaite du fait de l’hostilité des sédentaires à son égard. Voir infra. CHAPITRE IV Les aventures médiévales de l’Ifriqiya, e e VIII -XII siècle Une question se pose au moment d’aborder l’entrée de l’Ifriqiya dans ces siècles tourmentés qu’on appelle le Moyen Âge en référence à la périodisation européenne. Peut-on apercevoir, dans certains épisodes de cette longue séquence, les linéaments d’une émergence de ce que sera plus tard la Tunisie, ou une telle interrogation relève-t-elle e d’un parti pris d’histoire récurrente ? Si, à partir du XIII siècle, le règne hafside dessine les contours de ce qui serait une proto-Tunisie, le e IX siècle aghlabide a aussi fait de l’Ifriqiya une province différente des autres régions de l’Afrique du Nord. Cette singularité s’origine sans nul doute dans le riche legs de son millénaire et demi d’Antiquité punique et romaine qui lui a laissé en héritage une urbanisation sans équivalent dans le reste du Maghreb, et l’on peut voir dans la permanence de ce trait la racine d’une personnalité particulière. Pourtant, mis à part la période aghlabide, l’historiographie classique a présenté ces quelque cinq siècles comme une sorte de revanche de la berbérité sur les occupations successives qu’a connues le Maghreb. C’est en effet de la Berbérie profonde que sont sorties les dynasties qui l’ont gouverné et qu’ont surgi les mouvements politico-religieux qui l’ont marqué de leur empreinte. Mais cette berbérité a été pourvue de deux faces, et les historiens ont résumé l’histoire de ces siècles à un affrontement entre nomades et sédentaires, les seconds tentant de sauver une civilisation urbaine et une ruralité villageoise – à bien des égards synonymes pour les commentateurs de civilisation tout court – constamment menacées par les premiers. D’Ibn Khaldoun, toujours lui, aux historiens coloniaux et jusqu’aux premiers travaux tunisiens d’après l’indépendance, la thèse du « fléau bédouin » a dominé l’historiographie, réduisant souvent l’histoire de la période à l’évolution des rapports de force entre Branis 1 sédentaires et Botr ou Zenata nomades . En renforçant ces derniers, les e invasions des tribus nomades hilaliennes au milieu du XI siècle auraient consacré la victoire du nomadisme sur l’urbanité ifriqiyenne qui a mis du temps à reprendre ses droits. Certains auteurs ont donné une explication climatique à cette victoire, l’assèchement du climat e décelable à partir du VII siècle ayant favorisé le mode de vie pastoral au détriment des agriculteurs sédentaires dont le domaine cultivable 1 s’est progressivement restreint . L’histoire contemporaine n’a pas échappé à cette grille de lecture même si le nomadisme a disparu du paysage, et le clivage entre villes et campagnes littorales d’un côté et monde des steppes intérieures de l’autre continue de servir d’élément d’explication aux secousses qui agitent périodiquement la Tunisie. Des nuances ont toutefois été apportées plus tard à cette interprétation des événements, ramenant à des proportions plus modestes la division entre Botr et Branis. Mais un consensus s’est dégagé pour estimer que l’arrivée des Arabes et l’islamisation ont accentué la structure tribale de la société berbère dont les genres de vie étaient similaires en bien des points à ceux des nouveaux occupants, ces derniers renforçant la notion de solidarité lignagère que Rome et Byzance avaient affaiblie. 2 Il aura en tout cas fallu longtemps pour que le Maghreb « digère » l’occupation. Dans un premier temps, l’islamisation n’a pas été synonyme d’acceptation réelle des nouveaux venus et, une fois de plus, les autochtones ont vu dans l’adhésion à un schisme religieux – en l’occurrence le kharijisme – la meilleure manière de manifester leur opposition. Après la relative stabilisation aghlabide, la déferlante fatimide inaugure le moment chiite de l’Ifriqiya, autre dissidence religieuse au service d’une ambition politique. Enfin, les invasions hilaliennes puis la domination almohade sont à l’origine d’une profonde restructuration sociologique, politique et religieuse de l’Ifriqiya qui change de physionomie durant ce siècle et demi, l’arabisation et l’achèvement en partie forcé de l’islamisation constituant les deux axes de ce bouleversement. L’INSTALLATION DES CONQUÉRANTS, RÉSISTANCES BERBÈRES ET KHARIJISME Dès la création de la province d’Ifriqiya, les nouveaux maîtres font naturellement de Kairouan – la seule cité de Tunisie qu’ils ont fondée – sa capitale où réside le wali (gouverneur) ou émir, représentant du calife et détenteur des attributs de la souveraineté. Ces gouverneurs ont en général exercé de hautes fonctions en Orient avant d’être nommés en Ifriqiya. En ce premier siècle d’occupation, les autochtones sont exclus des postes d’autorité. L’économie, elle, n’a pas connu de métamorphose. L’agriculture demeure son épine dorsale et reste dominée par la céréaliculture et l’arboriculture. La structure foncière est également restée pratiquement intacte, les grands domaines changeant seulement de propriétaires en passant aux mains de l’aristocratie arabe qui maintient l’attache à la glèbe de ses paysans. Redevenu florissant, le commerce, en revanche, se réoriente en fonction des nouveaux courants d’échanges et des nouveaux marchés. C’est vers l’Orient que va désormais l’essentiel des exportations ifriqiyennes, les routes caravanières prenant pour y parvenir le pas sur la mer. Le commerce des esclaves connaît un fulgurant essor du fait du recours massif de l’économie à la main-d’œuvre servile. Kairouan devient ainsi un grand marché d’esclaves alimenté par la traite négrière qui se développe et qui fera en Tunisie durant une dizaine de siècles l’objet d’un fructueux commerce. Maîtres de tous les rouages du pouvoir, politique et économique, les Arabes sont pourtant peu nombreux encore, à peine 50 000, et concentrés dans les villes. Mis à part les Rums, nom donné par les nouveaux venus aux Byzantins dont le nombre n’est pas négligeable, Berbères et Romano-Africains constituent l’écrasante majorité de la population. Or, malgré la rhétorique égalitaire de la nouvelle religion, l’islamisation progressive des autochtones n’a pas empêché que les vainqueurs les traitent en peuple soumis et continuent de refouler les tribus vers les régions les moins fertiles. La première génération arabe devient elle-même hostile aux nouveaux arrivants orientaux à mesure qu’elle s’africanise. Mais, de façon générale, les Orientaux – toutes générations et origines confondues puisque l’on trouve dans l’armée des Persans venus du Khorassan et qu’un millier de familles égyptiennes coptes ont été amenées en 699 pour fonder les arsenaux de Tunis – sont dotés d’importants privilèges et occupent les positions les plus enviables, trahissant aux yeux des indigènes la promesse égalitariste des premiers missionnaires. Le mépris dans lequel ils s’estiment tenus et l’exploitation dont ils sont victimes, notamment en matière fiscale, suffisent pour que les Berbères renouent avec leurs traditions de dissidence envers un pouvoir allogène. Mais, pour que la révolte prenne corps, il a fallu que leur amertume rencontre un 3 nouveau schisme religieux venu d’Orient, le kharijisme , dont la doctrine a vite pris racine en terre africaine. Nombreux sont les e historiens qui l’ont comparé au donatisme du IV siècle chrétien, expliquant par cette parenté son fulgurant succès. Son orthodoxie marquée par le rigorisme, son égalitarisme « révolutionnaire », l’aspiration au martyre de ses adeptes, l’adhésion enthousiaste des populations déshéritées à une prédication de type prophétique dans laquelle elles voient un moyen de chasser des maîtres illégitimes, tout cet appareil idéologico-religieux n’est pas en effet sans rappeler les conflits socio-religieux de la romanité tardive. La prépondérance au Maghreb de l’ibadisme, la plus puritaine des trois branches du 4 kharijisme , aurait également été une nouvelle modalité d’un rigorisme maghrébin se manifestant jusque dans les versions schismatiques du fait religieux. Puisque l’orthodoxie sunnite est représentée aux yeux des populations par le despotisme des gouverneurs arabes, c’est en tout cas par l’adhésion à cette dissidence religieuse que les autochtones manifestent avec violence leur opposition. Le kharijisme gagne d’autant plus vite en force que l’offensive abbasside contre les Omeyades à partir de 746 et la chute de ces derniers en 750 engendre des troubles qui se font sentir jusqu’au Maghreb. L’insurrection kharijite met fin à quatre décennies de relative « paix arabe » qui avait vu Arabes et Berbères aller ensemble à la conquête de l’Occident méditerranéen à partir de leur base ifriqiyenne. Son premier foyer embrase dès 739 l’actuel Maroc, menaçant un temps l’Espagne d’isolement. Le second foyer englobe à sa suite toute l’extrémité orientale de l’Afrique du Nord, du sud du Constantinois à la Tunisie et à la Tripolitaine. Après une première défaite des armées arabes au Maroc, le gouverneur d’Égypte Handhala Ibn Safwan arrête en 742 en 5 Tunisie les troupes insurgées venues du Zab qui ont envahi l’Ifriqiya et menacent Kairouan, donnant un coup d’arrêt provisoire à l’expansion kharijite. Elle reprend cependant en 755 après l’intermède du règne d’Abderrahmane Ibn Habib, arrière-petit-fils d’Oqba Ibn Nafi. À la faveur de rivalités qui suivent son assassinat, une tribu sofrite du Sud tunisien, les Ourfejjouma, s’empare de la capitale, s’y livrant aux pires atrocités. À leur tour, les Ibadites du Djebel Nefoussa conquièrent la ville. Ils y installent en 758 comme gouverneur un noble d’origine persane, Abderrahman Ibn Rostom et se rendent maîtres de l’Ifriqiya. Voilà donc les Berbères revenus au centre du pouvoir après plusieurs décennies d’éclipse, mais pas pour longtemps. Dès 761 en effet, le califat abbasside de Bagdad décide d’une offensive en Ifriqiya, y dépêche une armée de 40 000 hommes qui reprend Kairouan et consolide la présence arabe dans la province. Dix années sont cependant nécessaires pour expulser le kharijisme de ses foyers e tripolitains et de l’actuelle Tunisie. Jusqu’à la fin du VIII siècle, les envoyés du pouvoir abbasside ont eu à guerroyer contre les insurgés qu’ils ne seront pas parvenus à réduire partout. Si Yazid Ibn Hatim, gouverneur de 772 à 787, rétablit avec férocité l’ordre arabe et orthodoxe en Ifriqiya, une bonne partie du Maghreb échappe à l’autorité de Bagdad et demeure kharijite pendant un siècle encore, jusqu’à l’arrivée des Fatimides. C’est le cas du royaume indépendant de Tahert (Tiaret) dans l’Algérie centrale, gouverné jusqu’en 909 par la dynastie rostémide. Au sud du Maroc, des tribus sofrites fondent en 757 le royaume de Sijilmassa, qui se maintient plusieurs décennies. e Malgré son élimination du paysage politique à partir du X siècle, encore qu’il ait été le moteur de tardives et terribles révoltes comme on le verra plus loin, l’influence du kharijisme a été si profonde que quelques noyaux ibadites ont survécu jusqu’à nos jours dans la pentapole du Mzab aux portes du Sahara algérien, dans l’île tunisienne de Djerba et dans le Djebel Nefoussa au nord de la Libye. Mais, pour l’heure, l’Ifriqiya est rentrée dans le rang. Pour achever sa pacification, le calife Haroun Al Rachid nomme à Kairouan Ibrahim Ibn Al Aghlab qui avait fait ses preuves comme émir du Zab. L’énergique général accepte en 800 l’investiture califale, réclamant en contrepartie que sa charge devienne héréditaire en échange du paiement d’un tribut annuel à Bagdad. C’est ainsi qu’il fonde une dynastie appelée à régner plus d’un siècle. LA STABILISATION AGHLABIDE, 800-909 Malgré les épisodes conflictuels qui l’ont jalonné, le règne des Aghlabides est présenté dans le récit national comme une période faste de l’histoire de la Tunisie. Protecteurs des arts, des lettres et de la pensée critique, constructeurs de cités et d’imposants édifices à usage civil ou religieux, promoteurs d’une agriculture redevenue prospère, s’imposant comme des acteurs centraux dans la géopolitique méditerranéenne, ils ont redonné à l’Ifriqiya le lustre qu’elle avait temporairement perdu durant le siècle tourmenté de la conquête et des résistances. Mais, surtout, ils ont fondé à l’est du Maghreb le premier État indépendant n’entretenant avec Bagdad que des liens de vassalité théorique, dessinant ainsi les contours d’une Tunisie à venir. Censés descendre d’une impeccable lignée arabe, ayant gouverné avec sagesse – du moins pour certains d’entre eux – une province à laquelle ils ont donné une véritable autonomie dans le cadre devenu idéologiquement hégémonique du Dar el Islam, on comprend qu’ils aient été placés par l’historiographie tunisienne parmi les constructeurs de cette fameuse tunisianité dont l’arabité et l’islam constituent à partir de cette époque les piliers. Alors qu’à la même période le royaume rostémide de Tahert reste attaché au kharijisme et que les Idrissides du Maroc ont adopté le chiisme, les Aghlabides demeurés fidèles à Bagdad ont en outre ancré précocement l’Ifriqiya dans le giron sunnite. Les limites de leur émirat ne correspondent pas tout à fait à celles de l’actuelle Tunisie puisqu’il a englobé à l’ouest la petite Kabylie et la région de Sétif et au sud la côte tripolitaine jusqu’à Barqa. Mais leur suzeraineté sur la petite Kabylie est restée toute théorique, sa population de cultivateurs montagnards ayant toujours manifesté une franche hostilité à leur égard, ce qui e explique en partie leur adhésion au chiisme à la fin du IX siècle. Une fois de plus, les dissidences berbères prendront alors la forme de l’exaltation religieuse pour s’opposer au pouvoir central. Les règnes successifs de la dynastie ont été tour à tour paisibles et troublés. Son fondateur Ibrahim qui gouverne jusqu’à sa mort en 812, doit d’abord pour s’imposer affronter le Jund, l’aristocratie arabe d’épée. Une fois réduite l’insurrection de cette caste militaire, il la remplace par une importante garde composée d’esclaves noirs basée à Al Abbassiya, la résidence-forteresse qu’il s’est édifiée au sud de Kairouan. La révolte du Jund reprend cependant sous le règne de son er second fils Ziyadat Allah I (817-838) qui n’élimine le dernier foyer d’insurrection de Tunis qu’en 833. C’est ce souverain qui inaugure en 826 une ambitieuse politique d’expansion en Méditerranée. Alors que ses prédécesseurs avaient poursuivi, dans le sillage de Bagdad, une politique de paix avec la chrétienté, sanctionnée sur le flanc ifriqiyen par la signature de traités concernant la Sicile, Ziyadat Allah met à profit le soulèvement de Syracuse contre Byzance pour intervenir dans l’île, passant outre l’avis des notables religieux partisans du respect des traités. Ses successeurs poursuivent sa politique et la quasi-totalité de la Sicile passe sous contrôle ifriqiyen à partir de 831. Dès lors, les Aghlabides deviennent des acteurs majeurs dans les conflits politico- militaires qui déchirent le sud de la péninsule italienne où s’affrontent Francs et Byzantins, leurs alliés respectifs et la papauté. En 847, un émirat musulman est fondé à Bari et perdure jusqu’en 871. Mais à partir de cette date, et malgré l’éphémère offensive d’Ibrahim II au tout e début du X siècle, les Aghlabides perdent progressivement pied en Italie méridionale. Ils se maintiennent toutefois en Sicile dont une e grande partie demeure entre leurs mains au début du X siècle. En 909, lors de la conquête fatimide de l’Ifriqiya, de nombreux membres de l’élite aghlabide s’y réfugient d’ailleurs pour échapper aux nouveaux conquérants. Mais, au terme de près d’une décennie de luttes entre musulmans, les Fatimides prennent le contrôle de l’île. La longue présence arabo-berbère y a laissé une durable empreinte culturelle et architecturale, perpétuant ainsi entre les deux rives du détroit une relation à la fois conflictuelle et intime qui ne s’est pas démentie depuis l’époque punique. L’arabe, devenu en 878 la langue officielle d’une grande partie de la Sicile, y a été parlé jusqu’à la conquête normande e au XI siècle. Un dialecte siculo-arabe y a même subsisté jusqu’au e 2 XIV siècle et le conquérant fatimide de l’Égypte et de la Syrie, Jawhar Al Siqilli (911-992) était, comme son nom l’indique, originaire de l’île. On l’a dit au début de cet ouvrage, la politique a toujours composé dans ce qui est aujourd’hui la Tunisie avec la géographie qui lui a bien des fois dicté ses logiques. Malgré la brutalité de certains d’entre eux, Ibrahim II (875-902) a même été révoqué par Bagdad en raison de la multiplicité de ses crimes, les émirs aghlabides ont contribué pour la plupart au rayonnement culturel de l’Ifriqiya, faisant de Kairouan une grande métropole universitaire, intellectuelle et religieuse dont la société lettrée – imprégnée de culture romaine et byzantine et enrichie par des penseurs et des artistes venus d’Orient, dépositaires des traditions helléniques – représente alors l’élite de l’Ifriqiya. Alimentés par les écrits de juristes célèbres comme ceux du cadhi Asad Ibn Al Forat (759- 828), les débats philosophiques et théologiques ont été intenses dans la capitale jusqu’à la victoire du sunnisme malékite sous le magistère de l’imam Abou Saïd Ibn Habib, surnommé Sahnoun (777-854) qui s’en est fait l’ardent propagateur. Pourtant, comme leurs modèles abbassides, les souverains aghlabides ont d’abord été partisans d’une religion rationaliste alors incarnée par les penseurs muatazilites, défenseurs entre autres de la théorie du Coran créé, et largement représentés à Kairouan. Mais au terme d’intenses batailles de clercs non dépourvues d’enjeux politiques, l’émir Mohamed (841-856) suit l’évolution des califes de Bagdad en prenant un tournant prosunnite et Sahnoun assure le triomphe du sunnisme dans une de ses versions les plus conservatrices, le malékisme. En 850, devenu grand cadhi – c’est- à-dire le plus haut magistrat de la ville –, il interdit la Grande Mosquée aux « innovateurs », fait jeter en prison son prédécesseur muatazilite qui périt sous la torture et érige le sunnisme en véritable « parti unique », si l’on ose cet usage d’un vocabulaire contemporain. Ce e représentant d’une aristocratie de la piété très influente au IX siècle a joué un rôle majeur dans la conversion de l’Occident musulman au 3 malékisme . Ces conflits politico-religieux, cantonnés il est vrai aux milieux urbains, se déroulent au sein d’une société encore ethniquement et confessionnellement très hétérogène. Les Arabes sont présents dans tous les secteurs mais leur nombre ne dépasse pas 150 000, ce qui en fait l’élément le moins important de la population ifriqiyenne. On les trouve essentiellement dans le Cap Bon, la région de Tunis et le centre- ouest du royaume où ils se sont vu attribuer des terres taillées dans l’ancien patrimoine de Byzance. Kairouan, Tunis et Tripoli sont les villes d’élection de leur aristocratie et d’une bourgeoisie commerçante aussi dynamique que turbulente. Les Berbères, toujours majoritaires, commencent à s’arabiser, du moins ceux qui sont en contact régulier avec les citadins. Malgré le solide ancrage local des populations 4 chrétiennes et juives , préservé par la politique de tolérance religieuse 6 pratiquée par les Aghlabides et par leurs besoins fiscaux , la population autochtone devient majoritairement musulmane au cours e du IX siècle. La société n’en demeure pas moins fortement hiérarchisée avec, au bas de l’échelle, une main-d’œuvre servile constamment réalimentée par le très prospère commerce des esclaves et qui représente 20 % à 25 % de la population totale, une population d’affranchis – les mawali – qui continuent le plus souvent de rester au service de leurs anciens maîtres, et la catégorie des hommes libres. Ces derniers sont eux-mêmes partagés entre une minorité aristocratique – noblesse d’épée, grands notables civils et religieux – qui vit globalement dans l’opulence, et la majorité plébéienne composée d’artisans, de boutiquiers, de petits propriétaires, de salariés urbains et ruraux dont une majorité n’échappe pas à la pauvreté. Contrairement à ce que laissaient supposer les tendances socio-économiques de l’Antiquité tardive qui présentaient des analogies avec le processus de féodalisation de la société européenne, la stratification sociale inégalitaire de l’Ifriqiya arabe s’éloigne en revanche de l’ordre féodal, du fait du renouveau de la vie urbaine – marqueur majeur de l’originalité ifriqiyenne – et de l’hégémonie de ses logiques économiques partiellement fondées sur l’exploitation de l’énergie servile. Si la période aghlabide a laissé une telle empreinte sur la Tunisie, c’est surtout du fait de la politique édilitaire de ses monarques. Les Aghlabides ont été des constructeurs et ont laissé à la postérité certains des plus imposants édifices du pays. Ils ont profité, pour ce faire, de la prospérité économique retrouvée qui leur a permis de faire peser sur la population une lourde fiscalité faite d’impôts et de taxes variés, dont la capitation payée par les nombreux non musulmans a constitué l’une des principales sources. Abou Ibrahim Ahmed (856-863), le plus entreprenant des émirs dans ce domaine, embellit la Grande Mosquée de Kairouan, entreprend la construction de celle de Tunis, entoure de remparts les villes de Sousse et de Sfax, et construit à Kairouan des citernes dont la plus vaste est connue sous le nom de bassin des Aghlabides, entreprise indispensable dans une ville soumise à d’importants déficits en eau. Plus généralement, tous les souverains ont fait procéder à des travaux hydrauliques pour maintenir ou accroître la production agricole sur laquelle continue de reposer la richesse du pays. Le cruel despotisme d’Ibrahim II ne l’a pas empêché de reprendre cette politique en construisant la cité princière de Raqqada aux environs de la capitale, et d’assurer à son royaume une sécurité contribuant à sa prospérité. Mais la brutalité de son règne succédant à la mollesse de celle de son prédécesseur, à la concussion régnant dans les milieux dirigeants et à la multiplication des constructions somptuaires payées par un alourdissement des impôts, fragilise un pouvoir dont la fin s’avère d’une étonnante rapidité. La secousse chiite, dont les premières manifestations éclatent dans le pays des Kutama en Petite Kabylie, l’emporte quelques années à peine après la mort d’Ibrahim II en 902. De fait, la dynastie a surtout succombé à sa désagrégation interne. L’assaut des chiites, auxquels la population pourtant profondément sunnite n’oppose dans un premier temps aucune résistance tant les derniers souverains sont impopulaires, abat sans guère d’efforts un édifice miné de l’intérieur. Sétif est pris en 904. En 906, ils s’emparent du Zab, berceau de la dynastie. Le 18 mars 909 le dernier souverain aghlabide, Ziyadat Allah III, quitte Raqqada pour aller se réfugier en Orient et meurt à Jérusalem quelques années plus tard. Au terme d’un siècle de réelle indépendance où elle a retrouvé son rayonnement économique, culturel et géopolitique, où la dynastie régnante a restauré un ordre centralisé en utilisant les cadres de la vieille administration byzantine recouverts d’une terminologie arabe, e l’Ifriqiya entre à l’aube du X siècle dans une séquence historique la rattachant de nouveau aux grands mouvements politico-religieux qui ont secoué le Maghreb au Moyen Âge. C’est son moment chiite qui commence par la chute des Aghlabides, et qui s’achèvera par un des plus importants bouleversements de sa longue histoire. DES FATIMIDES AUX ZIRIDES, LE MOMENT CHIITE DE L’IFRIQIYA L’ère fatimide a donné lieu dans l’historiographie à des interprétations contradictoires où se croisent les récits quasi- apologétiques et les appréciations les plus négatives. On a loué d’un côté les grands califes, fondateurs de villes et constructeurs d’État, en rappelant l’ouverture et la tolérance dont ils ont fait preuve tout au long de leur prodigieuse épopée. À l’inverse, d’autres historiens ont insisté sur la violence de leurs entreprises, mettant l’accent sur leur volonté d’imposer la doctrine chiite à des régions depuis longtemps attachées à l’orthodoxie sunnite et sur leur politique de réactivation des vieux conflits opposant au Maghreb tribus sédentaires et nomades. Certains ont voulu voir dans leur conquête éclair de l’Ifriqiya la revanche du monde berbère sur un pouvoir allogène et discrédité, tandis que d’autres ont souligné la fascination exercée par l’Orient sur une dynastie n’ayant vu dans le Maghreb qu’un point d’appui pour partir à sa conquête. Le moment ifriqiyen des Fatimides n’a constitué, il est vrai, qu’un épisode relativement bref de leur longue histoire, une soixantaine d’années, alors qu’ils ont régné par la suite deux siècles sur l’Égypte. Chiites contre sunnites ou habillages religieux de soubresauts politiques, Berbères contre Arabes ou Berbères contre Berbères, les différends historiographiques sont loin d’être soldés et révèlent surtout la complexité d’une période dont les heures lumineuses ne peuvent masquer l’intensité des crises qui l’ont traversée. Quand, en 972, ils désertent leur berceau ifriqiyen pour installer leur califat au Caire, la ville qu’ils viennent de créer, le Maghreb n’en a pas pour autant fini avec les Fatimides. L’installation sur leur trône de leurs vassaux zirides donne une nouvelle vigueur aux conflits politico-religieux qui n’ont cessé depuis des siècles de l’agiter. Enfin, en chassant vers le nord de e l’Afrique les tribus hilaliennes au milieu du XI siècle, ils auront été les acteurs indirects d’une reconfiguration radicale de l’histoire et de la sociologie de l’Ifriqiya. Ici encore, récit épique et légende noire s’affrontent pour relater ce que beaucoup ont considéré comme un séisme dans lequel s’est abîmée la vieille Ifriqiya berbéro-romano-arabe pour donner naissance à un nouvel habitus culturel qui a profondément modifié sa trajectoire. La périodisation classique partage les trois siècles séparant les deux moments « tunisiens » de l’époque médiévale – l’aghlabide et le hafside – entre le règne fatimide, ses successeurs zirides, les invasions hilaliennes et la domination almohade. Il nous semble en fait que, du e e début du X siècle à la fin du XII siècle, on a affaire à des moments successifs d’une seule période historique qui voit l’Ifriqiya s’éloigner de son ancien monde encore pétri d’Antiquité pour entrer dans autre chose. Ce moment inaugural qu’est la tempête hilalienne l’ancre définitivement dans une arabité bien plus profonde que celle de ses e voisins occidentaux. À sa suite, au XII siècle, la domination almohade en fait un pays presque exclusivement musulman. Voilà son destin scellé pour longtemps. Certes, l’ancien, nulle part, ne disparaît tout à fait. Il s’occulte sous des formes nouvelles, prend pour subsister des chemins détournés, reparaît selon des modalités différenciées, et la Tunisie d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est si les ruses de l’histoire n’en découvraient à qui veut bien les lire toutes les strates qui l’ont constituée. Il n’empêche. Les trois siècles suivant la chute des Aghlabides sont comme un long tournant qui en oriente la destinée selon des logiques nouvelles. Nous avons choisi de les diviser en deux grandes séquences. La première englobe les règnes fatimide et ziride e jusqu’à la rupture hilalienne. La seconde va du milieu du XI siècle à la e fin du XII siècle, qui voit s’installer à Tunis le fondateur de la dynastie hafside. Durant ces deux séquences, les péripéties que connaît l’Ifriqiya sont, dans un apparent paradoxe, intimement liées à celles du reste du Maghreb tout en jetant quelques bases de sa singularité. Les chiites – persécutés par leurs vainqueurs omeyades – ont élaboré la doctrine messianique consolatrice de l’imam caché destiné à réapparaître comme Mahdi. Les Fatimides appartiennent à la branche ismaélienne du chiisme, du nom d’Ismaïl, dernier des imams visibles, e mort au début du VIII siècle. La secte est alors entrée dans un cycle e d’occultation qui s’achève à la fin du IX siècle par la manifestation du Mahdi Abdullah, plus connu sous le nom d’Ubaïd Allah. Partie d’Orient dès 883, la propagande ismaélienne doit la naissance précoce de son rameau maghrébin à la rencontre à La Mecque d’un de ses fervents prédicateurs, Abou Abdallah, avec des pèlerins Kutama de Kabylie. L’un veut gagner de nouveaux territoires à sa foi, les autres trouvent en sa prédication une doctrine politico-religieuse leur permettant d’exprimer leur hostilité au pouvoir central de Raqqada. Abou Abdallah repart avec eux en Ifriqiya et fonde en 893 dans le Djebel Babor au nord de Sétif – région sous l’autorité purement formelle des Aghlabides – le noyau dur du futur État chiite. Dès lors, on l’a vu, tout va très vite. Il s’empare de toutes les places fortes de l’ancien limes à l’ouest de Kairouan, prend Gafsa et la Kastiliya, et entre en 909 dans Raqqada abandonné par Ziyadat Allah III. Entre-temps, le Mahdi Ubaïd Allah avait fui la Syrie en 902 et avait fini par trouver refuge à Sijilmassa. Dès sa victoire, Abou Abdallah va chercher son maître dans le Maroc extrême, renversant au passage les Rostémides de Tahert, et le ramène à Raqqada où il est proclamé calife en janvier 910. Les Fatimides fondent ainsi leur califat au Maghreb et non en Orient, leur berceau et leur objectif, où ils se seraient heurtés au puissant pouvoir abbasside et aux dissidents qarmates qui ont fondé un État indépendant de Bagdad sur une partie du Kurdistan, de la Syrie et du 5 Yémen . Ils bénéficient aussi, en Afrique du Nord, de la puissante organisation des Kutama qui ont constitué les troupes indispensables à leur expansion. Dynastie d’origine arabe ayant servi des intérêts berbères et s’étant servie d’eux, les Fatimides vont devoir les affronter durant une bonne partie de leur période maghrébine. Le règne du Mahdi de 910 à 934, date de sa mort à Mahdia, la ville qu’il a fondée entre 912 et 921 afin de ne pas résider dans la capitale de Kairouan restée obstinément sunnite et de pouvoir embarquer plus 7 facilement vers l’Orient , a été partagé entre une ambition – la conquête de l’Égypte –, et une obligation – la nécessité d’asseoir son pouvoir au Maghreb pour contenir les révoltes qui continuent de le secouer. Car, malgré le ralliement précoce des Kutama au chiisme, les dissidences berbères n’ont cessé de se manifester de la façon la plus incandescente jusqu’à l’explosion finale kharijite sous la direction de « l’homme à l’âne », ce personnage entré dans la légende qui a mis durant plusieurs années l’Ifriqiya à feu et à sang. Seules les vingt-cinq dernières années du pouvoir fatimide au Maghreb, de la mort du chef kharijite en 947 à leur installation en Égypte, ont été relativement paisibles. Aboul Qasim – le fils du Mahdi qui lui succède en 934 sous le nom d’Al-Qa’im bi Amrillah – tente par deux fois de conquérir l’Égypte, en 913-915 et en 920-921, et échoue par deux fois. C’est alors qu’Ubaïd Allah décide de renforcer sa base maghrébine en allant renverser en 922 les Idrissides du Maroc après avoir pacifié l’Ifriqiya travaillée par une opposition sunnite encouragée par les docteurs malékites de Kairouan. Mais l’accalmie qui marque la seconde partie de son règne est éphémère. C’est sous celui de son fils (934-946) que se déchaîne un des soulèvements les plus violents qu’a connus l’Ifriqiya médiévale. Abou Yazid, resté dans l’histoire sous le surnom de l’homme à l’âne, son mode de locomotion favori, est né vers 885 dans une famille zénète ibadite du Djérid. C’est la raison pour laquelle on a longtemps voulu voir dans la guerre atroce qu’il a menée, et la répression tout aussi atroce qui s’est ensuivie, un épisode particulièrement sanglant de l’interminable conflit entre nomades zénètes et sédentaires sanhaja 8 dont les Kutama sont une branche , beaucoup plus qu’une guerre de religion entre chiites et kharijites. L’adhésion à un schisme religieux pour exprimer une revendication politique est, on l’a vu, une constante de l’histoire de la région. En l’occurrence, l’aspect religieux du conflit peut être d’autant plus relativisé que des alliances entre kharijites et sunnites – qui s’étaient naguère férocement combattus – se sont nouées pour chasser l’ennemi commun fatimide. Prédicateur exalté, le petit homme boiteux laboure de sa propagande le Djérid et les Aurès à partir de 934 et remporte un succès tel qu’il peut entreprendre à la tête de ses troupes une guerre sans merci contre le pouvoir en place. Prenant sans coup férir Béjà et Kairouan, il met le siège devant Mahdia en novembre 944 mais la capitale résiste. Pendant les deux ans que dure le siège, les bandes armées d’Abou Yazid ravagent l’Ifriqiya, réduite en 9 peu de temps à un champ de ruines. Al Mansour (946-953) , le successeur d’Al-Qa’im, parvient dès le début de son règne à rétablir la situation grâce au soutien que lui apporte Ziri Ibn Manad, le chef des Sanhaja d’Achir, en Algérie centrale. Une fois Abou Yazid battu devant Sousse, il reprend Kairouan dès août 946 et pourchasse l’homme à l’âne qui meurt de ses blessures en 947 dans la région de Biskra. Le kharijisme, cette « grande force révolutionnaire du Maghreb 6 musulman », est cette fois-ci définitivement liquidé. Al Moezz (953-976), qui conforte la paix dans une Ifriqiya se remettant lentement des blessures infligées par la révolte kharijite, est le dernier Fatimide ifriqiyen jusqu’à son départ en 973 pour l’Égypte enfin ravie au souverain local par son général Jawhar. Lors de ce départ sans retour, il emporte avec lui tout l’or accumulé depuis l’avènement du Mahdi, laissant à son successeur maghrébin des caisses vides. Mais il est aussi un des califes les plus célèbres et les plus loués de l’histoire du monde musulman. Durant sa période ifriqiyenne, il a consolidé son emprise sur le Maroc où les Idrissides ont fait allégeance à son imamat, tenté sans succès de conquérir l’Espagne omeyade à laquelle ses prédécesseurs s’étaient toujours opposés, et assuré – non sans brutalité – la mainmise musulmane en Sicile et en Calabre où l’empereur byzantin Nicéphore Phocas finit par reconnaître sa suzeraineté. Avant de partir pour Le Caire, il choisit pour lui succéder au Maghreb Bologuin, fils du chef sanhaja Ziri qui avait en 946 sauvé la dynastie en venant à son secours contre Abou Yazid. Commencé dans la fidélité au chiisme et dans l’attachement aux Fatimides, le règne de la dynastie ziride s’achève dans la rupture avec ses suzerains et ce que les historiens classiques ont considéré comme la vengeance des anciens maîtres, les invasions hilaliennes. Il n’y a pas lieu de choisir entre les bilans contrastés qui ont été faits des décennies fatimides de l’Ifriqiya. Les expéditions extérieures et les conflits internes en ont marqué le déroulement. Pour autant, leurs califes ont gardé la réputation d’avoir été de glorieux bâtisseurs de cités dont Mahdia et Mansouriya, la ville édifiée par Al Mansour aux portes de Kairouan. Ils ont également développé l’économie ifriqiyenne et renforcé sa vocation commerciale en assurant, par la sécurité des communications – hormis la brève période de la révolte kharijite – l’essor des centres caravaniers de Kairouan, Béja ou Tozeur. Enfin, leur règne a été considéré comme une époque de riche activité intellectuelle, perpétuant la tradition d’ouverture laissée par les Aghlabides. Les Zirides qui prennent leur succession auront à cœur de poursuivre cette politique, une fois devenus ifriqiyens et citadins. L’histoire des Zirides, dont la dynastie survit formellement jusqu’à la conquête almohade, est en partie celle de tentatives continuellement recommencées d’autonomisation par rapport à la suzeraineté fatimide. Dans ce contexte, la dimension religieuse des conflits et des scissions qui ont rythmé la période a surtout été fonction des rivalités politiques entre les différentes branches de la dynastie qui ont tour à tour, et selon les rapports de force du moment, proclamé leur allégeance au Caire ou à Bagdad. S’il convient de ne pas les surestimer, cela ne signifie pas pour autant que les querelles religieuses n’ont pas eu leur importance. L’orthodoxie sunnite est en effet restée puissante à Kairouan et l’Ifriqiya ne s’est pas convertie à l’ismaélisme sous les Fatimides. Les élites religieuses ifriqiyennes ont donc pesé de tout leur poids pour échapper à la tutelle du Caire dont les exigences financières ont en outre sapé la légitimité, et pour restaurer la suprématie du malékisme. Après le règne de Ziri qui s’est surtout préoccupé de soumettre le Maroc, Abou Fath Al Mansour (984-996) est le premier émir ziride à tenter de secouer le joug fatimide en déclarant sa soumission au califat abbasside. Malgré les tentatives du Caire de réactiver les luttes entre Kutama et Zénètes pour l’affaiblir, Al Mansour parvient à consolider son autorité sur tout le Maghreb oriental, au prix cependant d’une dislocation de l’empire ziride dont la partie correspondant à l’Algérie centrale tombe sous la coupe de son frère Hammad. Depuis la citadelle de la Qalaa des Beni Hammad fondée en 1007, les Hammadites établissent une autorité indépendante sur la région d’Achir. Monté sur le trône en 996, Abou Manad Badis se rapproche du Caire afin d’affaiblir Hammad, provoquant le ralliement de ce dernier aux Abbassides. La guerre qu’il conduit contre son oncle dans le Maghreb central est sans merci et s’accompagne, sur son versant ifriqiyen, d’une brutale répression contre les malékites. Sa mort en mars 1016, devant la Qalaa des Beni Hammad, donne le signal d’un massacre général des chiites d’Ifriqiya. Quelque 20 000 d’entre eux ont été tués dans cette sanglante vengeance, et les Kairouanais détruisent la cité d’Al Mansouriya naguère édifiée par le calife fatimide et symbole à leurs yeux de la domination ismaélienne. L’accession à l’émirat d’Al Moezz Ibn Badis (1016-1062) à l’âge de neuf ans annonce la plongée de l’Ifriqiya dans l’anarchie. Ses tentatives infructueuses pour restaurer son autorité sur la Sicile inexorablement grignotée par les Normands qui s’en emparent totalement en 1061, les guerres qu’il est contraint de mener en Tripolitaine et dans le Maghreb central affaiblissent un pouvoir déjà fragilisé. L’encadrement de la société ifriqiyenne et l’autorité centrale sont de plus en plus assurés par les clercs malékites kairouanais qui dictent progressivement sa conduite à l’émir. Alors que, durant la première partie de son règne, il avait entretenu des relations apaisées avec Le Caire malgré le massacre de milliers de chiites, Al Moezz abandonne l’hétérodoxie fatimide, se mue en défenseur du malékisme et se place en 1048 sous l’autorité de Bagdad. Résigné à la perte du Maghreb, le calife Al Moustancir lui envoie dès 1049, par mesure de rétorsion, les tribus des Bani Hilal et des Bani Suleim originaires de la péninsule Arabique et déportées vers l’an 1000 en Haute Égypte après avoir dévasté La Mecque. Les Zirides ont laissé la réputation d’avoir été avant tout des chefs de guerre. Il est vrai qu’aucun de leurs règnes n’a été pacifique. Mais, en quittant les austères hauts plateaux algériens et en s’installant dans les villes d’Ifriqiya, ils en ont vite adopté les mœurs et ont pris pour modèles les fastes des cours orientales qu’ils n’ont cessé de vouloir imiter. La magnificence et la prodigalité d’Al Moezz sont demeurées légendaires. Homme de grande culture, il a lui aussi suivi les traces des Aghlabides en peuplant sa cour de poètes et d’hommes de lettres dont quelques-uns ont traversé les siècles, comme Ibn Charaf né à Kairouan et mort à Murcie en 1068, ou Ibn Rashiq né à M’sila en 1016 puis installé à Kairouan, dont Al Moezz a fait son poète officiel et qui quitte l’Ifriqiya pour la Sicile à la mort de son maître. Fait assez rare dans l’histoire du Maghreb pour être souligné, l’enfance d’Al Moezz s’est déroulée sous la régence et sous l’influence de sa tante paternelle Oum Mallal et, durant toute l’époque ziride, les princesses ont tenu un rôle important à la cour, se montrant en public, prenant part aux discussions politiques et aux affaires de l’État. D’aucuns ont voulu voir dans cette présence publique une tradition berbère opposée à la pratique de la claustration des femmes par les citadins arabes. La mise en opposition de deux traditions différentes en matière de statut des femmes est une des constantes de l’historiographie maghrébine, et la controverse ne s’est pas éteinte jusqu’à nos jours. En tout cas, les descriptions de la vie des milieux aristocratiques sous les Zirides donnent à voir une microsociété aimant le raffinement et faisant peu de cas des interdits religieux allant à l’encontre de ses goûts. À Ibn 10 Rashiq qui jugeait sa conduite licencieuse, un faqih aurait répondu : « J’honore Dieu dans Sa Maison. Mais dans la mienne, je fais ce qui me 7 plaît . » La civilisation kairouanaise brille alors de ses derniers feux avant d’être emportée par la vague hilalienne. Seules quelques villes côtières échappent à cette dernière en profitant du désordre pour se donner des gouvernements autonomes. C’est le cas de Tunis. Pour se protéger des envahisseurs, ses habitants font appel au souverain hammadite d’El Qalaa qui leur envoie en 1063 pour les gouverner Abdelhaq Ibn Khorassan. Les Khorassanides règnent sur la cité jusqu’à l’arrivée des Almohades en 1159, y préservant la paix et la cohabitation entre les communautés qui y vivent. La ville tourne alors le dos à son arrière-pays occupé par des bandes nomades auxquelles elle paye tribut pour se préserver de leurs incursions, et tire son aisance du développement du commerce maritime, avec la Sicile normande en particulier. Les enclaves littorales restent cependant des isolats en bordure d’une Ifriqiya intérieure livrée à l’anarchie. INVASIONS HILALIENNES ET DOMINATION ALMOHADE, LA NAISSANCE DE L’IFRIQIYA ARABO-MUSULMANE Sauvages affamés, pillards, sauterelles détruisant tout sur leur passage, responsables d’une effroyable régression des régions qu’ils ont occupées, que n’a-t-on dit de ces envahisseurs originaires du Najd dans la péninsule Arabique, que le calife Al Moustancir aurait été trop heureux de dépêcher vers l’Ifriqiya rebelle pour s’en débarrasser avant qu’ils n’achèvent de ruiner la Haute Égypte où ils étaient cantonnés ? Avec eux, le fameux « fléau bédouin » aurait eu raison de la civilisation sédentaire qui, malgré la présence immémoriale sur ses marges de tribus nomades, avait modelé l’Ifriqiya durant deux millénaires. Puisant son argumentaire chez bon nombre d’historiens arabes médiévaux, et surtout chez Ibn Khaldoun en qui l’on a vu le grand pourfendeur des invasions, l’historiographie dominante s’est longtemps rangée à cette version. Mais, si cette lecture de l’histoire a fait pendant des décennies office de vérité, elle a été remise en cause à partir des années 1960, c’est-à- dire – est-ce un hasard ? – à la fin de la période coloniale, par nombre d’historiens et de géographes. Il n’est pas inintéressant de constater que ces derniers ont figuré parmi les principaux critiques de la thèse de la catastrophe hilalienne, soulignant la complémentarité des modes de vie sédentaires et nomades au sein d’une ruralité ifriqiyenne plus complexe que ne le laisse entendre une lecture sommaire des clivages entre les deux populations. Parmi eux, il convient de citer Yves Lacoste qui n’a pas hésité à parler du « mythe » de l’invasion arabe à propos de cette 8 période . Commentateur exercé d’Ibn Khaldoun, le géographe français a voulu faire justice d’une lecture à son sens biaisée du grand historien médiéval, imputant son instrumentalisation à l’historiographie 9 10 coloniale. De Georges Marçais à Emile-Félix Gautier et à Charles- 11 André Julien , les historiens coloniaux ont effectivement fait d’une supposée césure radicale entre Berbères et Arabes une grille de lecture incontournable de l’histoire du Maghreb, que Lacoste s’attache à tailler en pièces, faisant état d’une distribution plus subtile des modes de vie et des pratiques sociales entre les uns et des autres. Avant lui, Jean Poncet avait également mis en doute le caractère torrentiel des invasions hilaliennes en proposant « de ramener à de plus justes 12 proportions le rôle joué par ces dernières ». À leur suite, des historiens se situant dans une autre mouvance idéologique, celle de l’arabisme, ont vu dans les invasions hilaliennes l’achèvement bienvenu de l’arabisation de l’Ifriqiya et son basculement sans retour dans l’habitus de l’arabité même si, au cours des siècles suivants, elle a été gouvernée par des dynasties d’origine berbère jusqu’à la conquête ottomane. Elles auraient eu entre autres pour mérite, selon eux, d’empêcher la chrétienté européenne de prendre pied durablement en 11 Afrique du Nord, ce qui reste cependant à prouver . La Geste hilalienne, ce grand récit épique transmis de génération en génération par la tradition orale dans les régions où les tribus se sont successivement installées, permet de comprendre que la controverse historiographique trouve également sa source dans la confrontation de la vieille Afrique avec d’autres codes d’appréhension du monde, arabes, nomades, bédouins, charriant leurs généalogies et leurs mythes, porteurs de ce qu’on appellerait aujourd’hui une contre-culture heurtant en bien des points la culture dominante. Enfin, la victoire historique des sédentaires sur les civilisations nomades – qui furent partout au Moyen Âge des civilisations conquérantes – a certainement contribué à l’obsolescence des valeurs de la bédouinité, qui ne se retrouvent aujourd’hui dans certains pans de la ruralité tunisienne que sous des formes nostalgiques. Les commentateurs de la Geste ont tous insisté, en tout cas, sur la richesse et la sophistication des mythes, des 13 légendes, des modes de vie et de pensée qu’elle véhicule . Citons à titre d’exemple l’importance du rôle des femmes dans ce récit et la liberté et l’autorité dont elles jouissent au sein de la tribu. Cette position est incarnée sur le plan légendaire par l’extraordinaire personnage féminin de Jazia, dont l’existence réelle ne peut être prouvée mais qui fait figure d’équivalent arabe de la Kahéna par son héroïsme et le sort tragique que le mythe lui réserve. S’il fallait en somme tenter un bilan de ces invasions, il conviendrait de nuancer les avis sur leur caractère exclusivement prédateur tout en tenant compte du choc qu’a représenté un tel bouleversement démographique et culturel sur une société constituée. Sans minimiser la dimension citadine de l’occupation musulmane du Maghreb et de la civilisation qu’elle y a créée – comme ce fut aussi le cas en Orient –, il convient en tout cas de ne pas simplifier à l’extrême la dichotomie villes-campagnes et de tenir compte de l’étroitesse et du large éventail des relations entre les cités et leur environnement rural dans les siècles ayant précédé les invasions hilaliennes pour tenter de décrypter l’impact de ces dernières. Le biais urbain de l’historiographie classique est en partie dû au caractère exclusivement citadin des sources écrites et au fait que les villes sont les lieux du pouvoir, de l’administration et de la production 14 intellectuelle . Le renouveau des études rurales sur l’Occident musulman depuis le début de notre siècle contribue à nuancer une approche longtemps restée très univoque. Certes, des rapports d’exploitation ont toujours prévalu entre l’aristocratie foncière des occupants, de leurs descendants et des notables urbains d’une part et leurs métayers ou leurs différents types de partenaires ruraux de l’autre, mais une grande partie de l’économie urbaine dépend de l’agriculture qui est de loin – et comme partout dans le monde d’alors – la première activité. Il ne faut pas oublier en effet que, quelle qu’ait été l’importance de la vie citadine dans l’Ifriqiya médiévale, les ruraux – nomades et sédentaires – représentent probablement près de 90 % de la population totale. Et les liens d’échanges ou de dépendance sont intenses entre les deux populations qui ont toujours eu besoin l’une de l’autre, l’une pour se nourrir et commercer et l’autre pour vendre une partie de sa production et s’approvisionner en produits manufacturés que l’artisanat rural n’a pas les moyens de fabriquer. Les propriétés 12 foncières des institutions religieuses placées sous le statut des habous servent en outre à entretenir toute une catégorie de fonctionnaires de 15 la piété, juristes, oulémas, instituteurs et professeurs . Enfin, les périodes de sécheresse voient affluer dans les villes avoisinantes paysans et éleveurs chassés de leurs terres par la disette et qui viennent y chercher de quoi survivre en s’employant aux tâches les plus 16 précaires. Comme à toutes les époques , ce ne sont donc pas deux sociétés étanches l’une à l’autre qui se côtoient en se tournant le dos mais davantage deux groupes liés entre eux par des relations inégales. Pour autant, on ne peut sous-estimer les profondes mutations de la ruralité ifriqiyenne et de ses rapports à la cité introduites par la nomadisation des campagnes consécutive à l’arrivée des Hilaliens. Peut-on mesurer l’impact réel de cet afflux de populations nouvelles dans une Ifriqiya divisée entre des pouvoirs locaux et régionaux rivaux qui ont tenté de les utiliser à leur profit ? Nous nous contenterons d’avancer quelques conclusions qui font aujourd’hui consensus, quel que soit le sens dont on investit ce moment de l’histoire ifriqiyenne. Comparées à d’autres grands mouvements migratoires qui ont marqué la période médiévale comme les vagues turco-mongoles, il apparaît d’abord que les invasions hilaliennes ont été d’une ampleur moindre. Il est vrai qu’ici les chiffres divergent. Les sous-estimant certainement, Yves Lacoste affirme que, pris ensemble, les Bani Hilal et les Bani 17 Suleim arrivés au Maghreb n’ont pas dépassé 50 000 . Les chiffres les plus communément admis varient plutôt autour de 100 000 arrivants, soit à peine plus que les Vandales qui demeurèrent en Afrique du Nord un siècle sans y laisser aucune trace. Les hypothèses les plus hautes, forgées à partir des informations tirées de la Geste, avancent le nombre de 200 000 Hilaliens et Sulaïmides, dont tous cependant ne sont pas arrivés jusqu’en Ifriqiya puisqu’une partie s’est fixée plus au sud. Ils en ont en tout cas changé la face, voilà un autre point qui rassemble les historiens. C’est que cette seconde vague arabe ne ressemble en rien à celle qui e l’a précédée au VII siècle. La première invasion s’est en effet bornée à ses débuts à une conquête militaire prolongée par l’installation de gouvernements dominés par les conquérants. Ces premiers Arabes ont occupé les villes, imposant l’arabe comme langue du pouvoir, de l’administration et de l’activité intellectuelle et religieuse. Les campagnes ont continué de parler berbère ou bas latin et de conserver une relative autonomie par rapport à l’autorité citadine, se révoltant contre elle quand son poids se faisait trop lourd. Quatre siècles plus tard, la donne est radicalement différente. Ce n’est pas, en effet, une armée qui se rue vers le Nord mais une population entière avec guerriers, femmes, enfants et troupeaux, bergers et artisans dotée de ses modes vie, de ses structures sociales et de sa langue qui vont irrémédiablement imprégner les régions envahies. Tandis que les Bani Suleim occupent d’abord la province de Barqa puis s’installent en Tripolitaine, les Bani Hilal poursuivent plus loin et abordent le Djerid en 1051. La défaite de l’armée ziride près de Gabès en 1053 leur ouvre les portes de l’Ifriqiya qu’ils occupent presque en entier après avoir pris et saccagé Kairouan en 1056, qui ne redeviendra jamais plus capitale. Vers 1100, les tribus arabes sont définitivement fixées dans les plaines ifriqiyennes et seules quelques villes, Bizerte, Tunis, Sousse et Sfax, ont échappé à leur emprise. Au-delà des controverses sur le caractère régressif ou pas de cette invasion d’un genre nouveau, on s’est demandé comment quelques dizaines de milliers de Bédouins sont parvenus à imprimer si profondément leur marque sur une population locale infiniment plus nombreuse. Le fait a paru d’autant plus étonnant que les nouveaux venus, contrairement à leurs prédécesseurs, n’ont pas cherché à s’emparer du pouvoir, hormis l’éphémère existence d’un petit royaume hilalien à Gabès, et ont laissé en place la dynastie régnante ziride qui a d’ailleurs tenté de jouer les tribus l’une contre l’autre sans jamais arriver à les affaiblir, et a noué avec leurs chefs des alliances matrimoniales qui les ont fait entrer dans les cercles dirigeants. L’explication la plus courante est la similitude des genres de vie entre les nomades autochtones et les arrivants, dotés au surplus d’une certaine aura due à leur authentique arabité. Le recul de la vie urbaine et la pastoralisation de l’économie et de la société ifriqiyennes auraient donc été le fait de la rencontre entre deux populations étrangères l’une à l’autre mais réunies par des modes de vie et des structures tribales analogues. Si – étant donné les avis contradictoires – il est difficile de conclure que la prospérité du pays a été ensevelie sous ces invasions, elles n’en ont pas moins eu des conséquences incalculables dans la durée. C’est à partir de cette époque que se serait aggravé le divorce entre villes et campagnes et que certains massifs montagneux auraient été suroccupés malgré leur pauvreté, pour avoir servi de refuge aux populations autochtones demeurées sédentaires et fuyant les 18 envahisseurs . En outre, et le fait est fondateur de la singularité tunisienne par rapport à ses voisins, c’est à partir de la seconde moitié e du XI siècle que l’Ifriqiya s’est linguistiquement presque totalement arabisée, abandonnant les parlers autochtones au profit des dialectes arabes importés par les occupants. L’attachement supposé à une généalogie arabe et l’adoption de la langue désormais dominante ont été de puissants outils de promotion symbolique pour les populations locales déjà largement islamisées. De plus, le relief tunisien de côtes et de plaines bousculées çà et là par des massifs de faible altitude n’a guère opposé d’obstacles aux arrivants qui ont pu s’installer presque partout, se mélangeant rapidement aux populations locales, si bien que quelques décennies après leur implantation il était malaisé de distinguer entre tribus autochtones et descendants des Hilaliens. « Les envahisseurs hilaliens, vraisemblablement peu religieux comme la plupart des nomades, ont moins contribué à l’islamisation de la Berbérie où, en réalité, ils se sont plutôt islamisés sous l’influence de la religion maghrébine, qu’à renforcer son arabisation […] La presque 19 totalité des Bédouins du Maghreb sont leurs descendants . » Le contraste avec le Maghreb central et occidental est ici saisissant : des massifs kabyles aux Aurès et, plus loin, au Rif et aux chaînes atlasiques, les imposantes montagnes qui occupent une large part de l’Algérie et du Maroc ont servi de sanctuaire aux autochtones qui s’y sont réfugiés, et sont demeurées jusqu’à nos jours d’imprenables foyers de la berbérité. Contrairement à la Tunisie où elles ont pratiquement disparu, les langues berbères continuent d’y être parlées par d’importants segments de la population et restent majoritaires dans plusieurs régions, au point que les pouvoirs algérien et marocain postcoloniaux, après s’être longtemps réclamés d’une appartenance arabe exclusive, ont dû se résoudre au début de ce siècle à intégrer l’amazighité comme une composante de l’identité collective. En outre, et pour revenir à notre période, les mouvements de population de la e seconde moitié du XI siècle ont essentiellement affecté la Libye et la Tunisie actuelles et n’ont poussé vers l’ouest que des rameaux moins importants, sous l’impulsion d’ailleurs des stratégies politiques de certains souverains. Ces facteurs réunis ont fait que les Tunisiens, dans leur immense majorité, se pensent depuis longtemps comme des Arabes, même s’ils reconnaissent la berbérité de leur fond ethnique, recouvert à l’évidence plus qu’ailleurs par les apports des nouveaux immigrants. Avant que ne s’effectue la synthèse entre l’ancien et le nouveau, l’Ifriqiya, en tout cas, est affaiblie par l’anarchie qu’y ont installée les tribus arabes. Profitant du désordre consécutif aux invasions et du délitement de la puissance ziride, même si son dernier sultan n’est officiellement renversé qu’en 1160 par les Almohades, les Normands se lancent à la conquête des côtes ifriqiyennes. Entre 1134 et 1148, tout le littoral entre Sousse et Djerba passe sous leur contrôle, contraignant le souverain ziride à quitter Mahdia pour chercher refuge chez ses lointains cousins, les Hammadites de Bougie. En 1150, toutes les villes de la côte sauf Tunis et Kelibia payent tribut à Roger II de Sicile. Cette occupation, à laquelle les Almohades mettent fin quelques années plus tard, n’a pas laissé de mauvais souvenirs, et la tolérance des princes normands a au contraire été louée par les historiens de l’époque. Sous leurs règnes successifs, en Sicile comme en Ifriqiya, les cours normandes ont été des centres intellectuels cosmopolites, au moins jusqu’à Guillaume II, moins ouvert que son père Roger. C’est d’ailleurs sous son règne que Sfax, puis à sa suite tout le littoral, se soulève en 1157 contre les occupants, ouvrant la voie à la conquête almohade. La facilité avec laquelle les Normands ont momentanément occupé les côtes ifriqiyennes après avoir conquis la Sicile est une manifestation du glissement progressif des sources de puissance qui s’opère en e Méditerranée à partir du début du XI siècle. Alors que l’Europe amorce un essor qui ne se démentira plus, les califats abbasside et fatimide et leurs vassaux entrent dans une phase d’affaiblissement qui ne leur permet plus d’imposer leur ordre dans la région. Après la première e invasion des Turcs seldjoukides à la fin du XI siècle, ce sont les e e Croisades qui affaiblissent les pouvoirs musulmans aux XI et XII siècles jusqu’à ce que Saladin reprenne Jérusalem en 1187, après avoir mis fin au califat fatimide du Caire en 1171. Pendant ce temps, au Maroc, les Almoravides se voient contestés par le nouveau mouvement militaro- religieux des Almohades, demeuré dans l’histoire comme la seule dynastie musulmane à avoir politiquement unifié la totalité du Maghreb. Maîtres pendant plus d’un siècle du Maghreb occidental et de l’Espagne musulmane, les Almoravides n’ont jamais occupé l’Ifriqiya, au contraire de la dynastie qui met fin à leur pouvoir et étend le sien des rives atlantiques à la Méditerranée. Les Almohades (1147-1269) ressemblent pourtant en bien des points à leurs prédécesseurs : nés aux confins méridionaux du Maroc, animés d’une foi intransigeante jusqu’au fanatisme, conquérants et faiseurs d’empires, ils se seront adoucis au contact des vieilles civilisations qu’ils auront soumises avant d’être défaits à leur tour, incapables qu’ils ont été de contrôler durablement leurs immenses possessions. Mohamed Ibn Toumert, le fondateur de ce mouvement puisant aux sources les plus rigoristes de e l’islam, est né à la fin du XI siècle au sein d’une branche de la confédération berbère des Masmouda. Séduit par la doctrine sunnite asharite au cours d’un long séjour en Orient, il emprunte toutefois au chiisme le concept de l’imamat impeccable, et se fait proclamer Mahdi par ses fidèles. Fondant sa doctrine sur le principe de l’unicité absolue 13 de Dieu , il a tenu pour infidèles non seulement les non-musulmans, mais tous ceux de ces derniers qui n’adhéraient pas à sa conception littéraliste de l’islam, et a organisé ses disciples en une communauté religieuse d’un puritanisme sans nuances appuyée sur l’organisation politique des Masmouda. C’est à son compagnon Abdel Moumin Ibn Ali, originaire des environs de Tlemcen, que l’on doit la fulgurante conquête de l’Afrique du Nord. Une fois le Maroc soumis, il occupe tout le Maghreb central et oriental entre 1151 et 1160, date de la prise de Mahdia, et opère un redécoupage de ses provinces. Celle de Tunis – qui en devient la capitale – englobe à peu près la Tunisie actuelle et la Tripolitaine. Mais si le pouvoir almohade parvient à s’imposer au Maghreb occidental et en Espagne où il met un terme provisoire aux tentatives de reconquête des royaumes catholiques, il rencontre des résistances en Ifriqiya dès la mort d’Abdel Moumin en 1163. Ses successeurs Abou Yacoub Youssouf et Abou Youssouf Yacoub, dit Al Mansour, se heurtent non seulement à des rébellions locales fomentées par les Hilaliens, mais à l’offensive d’un descendant présumé des Almoravides réfugié aux Baléares, Ali Ibn Ishaq Ibn Ghaniya. Débarqué à Bougie en 1184 et après avoir rallié les tribus hilaliennes dépossédées par les conquérants, il reprend Tunis dont son frère sera définitivement délogé en 1207, lors d’une dernière offensive almohade. Pour tenir la turbulente province, le calife Mohamed En Nasr nomme au poste de gouverneur doté de larges pouvoirs Abd al Wahid Ibn Hafs Al Hintati, fils d’un des plus proches compagnons du Mahdi Ibn Toumert, dont la famille a toujours fait partie des cercles dirigeants de la dynastie. C’est pourtant son petit-fils, Abou Zakariya Ibn Hafs, issu de cette lignée à la fidélité sans faille, qui va profiter de l’affaiblissement du pouvoir central pour s’affranchir de la suzeraineté marocaine et proclamer son autonomie en 1229, se faisant ainsi le fondateur d’une dynastie appelée à gouverner la Tunisie pendant trois siècles. À cette date, l’étoile almohade a déjà commencé à pâlir, en Espagne d’abord avec la défaite de 1212 à La Navas de Tolosa qui inaugure une phase décisive de la reconquête catholique, puis au Maroc même sous les coups des Mérinides qui finiront par mettre fin à ce qui était devenu une fiction d’autorité en prenant Marrakech en 1269. En dépit des rébellions ifriqiyennes, le siècle almohade a lui aussi – peu après les invasions hilaliennes – contribué à reconfigurer la physionomie de la région. C’est en effet durant cette période que s’est achevée l’islamisation du Maghreb. Sous l’étendard de la doctrine d’Ibn Toumert, la chasse aux minorités chrétiennes et juives a pris, lors des règnes de ses premiers califes, une ampleur inédite depuis l’arrivée des premiers conquérants musulmans. Sous l’effet des conversions forcées et de l’exil de ses élites vers le nord de la Méditerranée pour échapper aux exactions, le christianisme disparaît d’Afrique du Nord, une des terres où il avait le plus brillamment prospéré. Quant aux minorités juives qui, au contraire des chrétiens, ne bénéficient pas de positions de repli vers les royaumes européens, elles diminuent en nombre sans pour autant être totalement éliminées, et retrouveront une visibilité e avec l’arrivée des juifs d’Andalousie à partir du milieu du XIII siècle. Le sectarisme des Almohades aura donc eu entre autres pour résultat d’achever l’unification religieuse du Maghreb en en détruisant l’ancienne pluralité. Leur puritanisme n’aura pourtant duré qu’un temps. S’il a rencontré un succès certain auprès des tribus berbères toujours réceptives aux doctrines les plus rigoristes, il s’est en effet rapidement heurté au malékisme prépondérant en milieu urbain, et l’exercice du pouvoir a progressivement conduit les califes à adoucir l’application d’un dogme peu goûté des populations urbaines comme des élites religieuses fortement attachées aux traditions juridiques de l’islam citadin. L’hispanisation des rudes montagnards marocains leur a par ailleurs fait accepter progressivement les canons d’une civilisation andalouse au faîte de son raffinement et de sa production intellectuelle. Sur le plan urbanistique, après avoir construit dans les villes conquises d’austères citadelles inspirées de leur région d’origine, ils sont demeurés dans l’histoire comme les promoteurs d’un art architectural hispano-maghrébin dont, de la Giralda de Séville au minaret de la Grande Mosquée de Tunis, l’Espagne et le Maghreb gardent en bien des lieux les traces monumentales. Il est vrai que la richesse économique d’un empire dont l’unification a profité à la production et aux échanges leur a permis de mener dans toutes leurs possessions une ambitieuse politique de constructions civiles et religieuses. Mais, hors des limites de leur royaume terrien, les Almohades – contrairement à leurs prédécesseurs fatimides ou zirides – n’ont pas joué de rôle central en Méditerranée. En matière e économique, le XII siècle voit les Génois tenir le commerce dans son bassin occidental tandis que les Vénitiens contrôlent désormais les échanges avec l’Orient. De fait, le puritanisme almohade a connu des hauts et des bas selon les califes qui se sont succédé. Yacoub Al Mansour, devenu calife en 1184, a tenté un moment de revenir à la pureté de la doctrine qui avait perdu de sa virulence sous ses prédécesseurs. Il oblige les juifs à porter un vêtement spécial, fait brûler dans plusieurs villes les ouvrages du 20 fiqh malékite , interdit le chant, la musique et la philosophie alors florissante dans les cercles lettrés des grandes villes andalouses. C’est sous son règne que le philosophe Ibn Rochd, l’Averroès des Européens, perd sa charge de grand cadhi de Cordoue et est contraint à l’exil au Maroc où il finit ses jours dans une semi-disgrâce. Ce retour aux sources est toutefois remis en cause dans les dernières années d’Al Mansour. Mais ce n’est qu’en 1230 que le calife Idriss Al Ma’moun renonce définitivement à l’almohadisme et que le classicisme malékite retrouve son statut prépondérant. L’empire almohade, qui a déjà perdu l’Ifriqiya, achève alors de se décomposer, ouvrant au Maghreb une nouvelle ère où chacune de ses composantes s’achemine vers des destins différents. Si, malgré ses errements fanatiques, il fait figure de période de gloire, c’est qu’il est parvenu pour la seule fois dans l’histoire à unifier sous sa bannière la totalité de l’Occident musulman. Une telle expérience ne se renouvellera plus, même si la nostalgie d’une unité restée impossible est demeurée vivace jusqu’à nos jours. 1. Le pays zénète de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge correspondrait en gros au domaine des steppes au-delà du limes et aux massifs montagneux du sud des Aurès aux Matmata. 2. Si le mot Berbérie a des relents coloniaux, Maghreb est récusé par les défenseurs de l’amazighité (du mot amazigh par lequel se désignent les Berbères dans leur langue) de l’Afrique du Nord. Signifiant en arabe Couchant, il intègre en effet cette dernière au monde arabe en en faisant son prolongement occidental. 3. Littéralement les « sortants », les kharijites sont ceux qui ont refusé de choisir entre partisans d’Ali et de Mu’awiya lors du grand schisme e qui a scindé l’islam dans la seconde moitié du VII siècle et a donné naissance à ses deux grandes branches, le sunnisme largement majoritaire et le chiisme qui regroupe environ 15 % des musulmans. 4. Les deux autres étant le sofrisme et l’azrakisme. 5. Nom donné par les Arabes à la région qui recouvre plus ou moins l’ancienne Numidie. 6. Contrairement à ce que suggère la doxa européenne, les premiers pouvoirs musulmans n’ont pas fait preuve d’un grand prosélytisme dans les pays conquis. L’impôt de capitation réservé aux « gens du Livre » contribuant largement à remplir leurs caisses, ils ont même dans bien des cas dissuadé les juifs et chrétiens de se convertir à l’islam pour ne pas tarir cette importante source de revenus. 7. Dans son article « Réseaux d’échanges et littoralisation de l’espace e e au Maghreb, VIII -XI siècle », dans Élisabeth Malamut et Mohamed Ouerfelli (dir.), Les Échanges en Méditerranée médiévale. Marqueurs, réseaux, circulations, contacts, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2012, D. Valérian note qu’avec la fondation de Mahdia, c’est la première fois qu’un pouvoir musulman installe sa capitale sur un littoral, rappel intéressant quand on sait l’activisme méditerranéen dont ont fait preuve les Fatimides. 8. Les Kutama correspondent aux Kabyles d’aujourd’hui. Rappelons que l’historiographie récente a atténué la thèse d’une opposition irréductible entre les deux groupes de populations pour souligner leurs complémentarités et les relations qu’ils n’ont cessé d’entretenir. 9. Plusieurs monarques se sont attribué ce surnom qui signifie en arabe le Victorieux. C’est pourquoi on le retrouve accolé au patronyme de nombreux souverains. 10. Docteur en droit musulman et en jurisprudence. 11. C’est le cas d’Abdelmajid Dhouib dans H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, op. cit. 12. Les habous ou waqf (awqaf au pluriel) sont des biens de mainmorte inaliénables dédiés à des fondations religieuses ou à usage privé. 13. Al Tawhîd en arabe, d’où le nom d’Al Mouwahidoun – « les partisans de l’unicité » – donné à la dynastie, qui s’est transformé en français en Almohades. CHAPITRE V L’Ifriqiya hafside, 1228-1574, un deuxième « État » tunisien ? e Quand, au début du XIII siècle, les Hafsides prennent en main le destin de la Tunisie, ils héritent d’un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’avait gouverné la première dynastie « tunisienne » au e IX siècle, celle des Aghlabides. L’appellation « tunisienne » pourrait sembler abusive puisque l’émir Ibrahim Ibn Al Aghlab venait de la péninsule Arabique. De même, l’Almohade Abou Zakariya Ibn Hafs est un Berbère de l’Atlas marocain et n’a pas d’ascendance tunisienne quand il proclame en 1228 son autonomie par rapport au pouvoir déliquescent de Marrakech. Pourtant, si l’on a rapproché ces deux moments de l’histoire ifriqiyenne séparés de trois siècles, c’est que ces dynasties – chacune avec les moyens et selon les modalités de leur époque – ont jeté les bases d’un proto-État tunisien. Elles ont assuré l’indépendance de leurs possessions, ne consentant, selon les exigences géopolitiques du moment, que des allégeances formelles aux puissances hégémoniques d’alors. Malgré les heures sombres et parfois sanglantes qui ont jalonné leur parcours – un siècle pour les Aghlabides et plus de trois siècles pour les Hafsides –, elles ont également marqué durablement les paysages urbains tunisiens par la magnificence de leur politique édilitaire, encouragée par une prospérité économique que de longues périodes de paix civile ont favorisée. Voilà ce qui les rapproche, au-delà de leurs différences. Car ces dernières sont évidemment aussi nombreuses qu’importantes. Alors que la période aghlabide peut être vue comme une longue transition entre l’Antiquité punico-romano-byzantine et un Moyen Âge troublé, les Hafsides ont le loisir de façonner un royaume de leur temps, quittant lentement le Moyen Âge pour entrer dans une époque moderne dans laquelle l’Europe s’est déjà engouffrée. Certes, on l’a dit, cette périodisation est e commode sans être tout à fait efficace. De même, en effet, que les VII e et VIII siècles sont à voir comme une transition qui s’étire autant que comme une rupture, la conquête ottomane inaugure un changement radical d’habitus pour l’Ifriqiya en même temps qu’elle poursuit e e certaines évolutions des XIV et XV siècles. L’administration ottomane reprendra plus d’une fois pour gouverner les méthodes et les cadres hafsides, en matière fiscale notamment, comme l’avaient fait les Aghlabides avec l’héritage byzantin. Longues transitions donc, autant que cassures, et ce qu’on peut appeler stricto sensu le Moyen Âge ifriqiyen se résumerait en fait à ces siècles heurtés au cours desquels l’Orient du Maghreb prend un nouveau visage. e Tandis qu’au IX siècle les Aghlabides ont planté leur sceptre dans une contrée romano-africaine où ni l’islam ni la langue arabe n’étaient encore hégémoniques, les Hafsides prennent les rênes d’un pays arabo- musulman. Au début de leur règne d’ailleurs, les chefs des tribus d’origine hilalienne ou sulaïmide ont reconnu de mauvais gré et non sans résistances l’autorité de souverains berbères. Et ces chefs sont désormais puissants, le pastoralisme assis sur de solides bases sociales tribales ayant pris le pas dans les régions intérieures sur les vieilles traditions d’urbanité. Voilà donc ces Atlasiens almohades, légataires d’un puritanisme sectaire peu goûté des élites malékites locales et dont la berbérité déplaît à une contrée désormais profondément arabisée, qui vont s’imposer et s’indigéniser jusqu’à apparaître comme une des dynasties qui aura le plus marqué la Tunisie. Héritiers d’une Ifriqiya nouvelle forgée dans les péripéties des constructions et des destructions médiévales, les Hafsides succomberont à leur tour à l’émergence d’un monde nouveau où le pays retombera sous domination étrangère jusqu’à ce que – comme depuis toujours ? – ces étrangers ne s’indigénisent pour devenir tunisiens. Sur le plan politique, l’époque hafside peut être divisée en trois phases, deux périodes de rayonnement et de prospérité encadrant un long intermède de troubles et d’affaiblissement. La quatrième phase e des siècles hafsides, correspondant au XVI siècle, voit s’effriter définitivement leur puissance sous l’effet d’un délitement interne et d’une recomposition des rapports de force en Méditerranée. La donnée extérieure y a en effet joué un rôle majeur tout au long de cette période. Tout change au cours de ces trois siècles qui voient disparaître l’empire abbasside en Orient et l’Espagne musulmane en Occident. Depuis la défaite almohade de 1212, l’Aragon et la Castille avancent inexorablement dans la péninsule ibérique, jusqu’à ne laisser subsister en Andalousie que le royaume nasride de Grenade, qui tombe à son tour en 1492, mettant un terme à sept siècles de présence arabo- berbère en Espagne et à une civilisation qui a marqué de son empreinte tout l’Occident musulman et une bonne partie de l’Europe du Sud. La fin de la Reconquista a également des conséquences démographiques sur le Maghreb puisque l’édit d’expulsion des juifs, promulgué par Isabelle la Catholique en 1492 à l’instigation de la puissante Inquisition, provoque l’exil de quelque 200 000 d’entre eux dont une part se réfugie au Maghreb, redonnant vie à des minorités drastiquement réduites à l’époque almohade. Les musulmans ont aussi commencé à fuir les provinces d’Espagne reconquises par la chrétienté et des milliers d’entre eux s’installent au Maghreb, y apportant leurs savoirs, leurs arts, leurs techniques de production – en matière agricole et hydraulique notamment, leurs réseaux, c’est-à-dire les ingrédients d’une civilisation parvenue au moment de sa chute à un haut degré de sophistication. L’arrivée des immigrants andalous qui s’installent surtout dans la capitale, dans les riches plaines intérieures et littorales du nord-est où ils créent de nombreuses et prospères bourgades, a eu une influence non négligeable sur le développement de la Tunisie à l’époque hafside. L’Espagne par ailleurs – à la puissance décuplée par la conquête et l’exploitation de l’Amérique – n’est pas seule à vouloir étendre son influence au sud de la Méditerranée. Les villes d’Italie et la Sicile passée aux mains des Hohenstaufen y sont de plus en plus e actives. Quant à la France, elle tente dès le début du XVI siècle de contrer la volonté d’expansion ibérique en s’alliant à un Empire ottoman de plus en plus puissant. Notons que la constitution de ce front anti-espagnol infirme une fois de plus les lectures confessionnelles de l’histoire méditerranéenne qui voudraient voir dans ses conflits des affrontements de nature purement religieuse. Si la religion est certes une dimension des rivalités qui s’y font jour, elle cède la place – comme elle l’a toujours fait – aux logiques géopolitiques et économiques qui restent prépondérantes. Donnée non négligeable enfin, les grands courants d’échanges internationaux cessent peu à peu d’avoir la Méditerranée pour centre. Avec l’occupation des côtes africaines par les Portugais au e XV siècle, l’or du Soudan n’a plus besoin d’emprunter les routes transahariennes et commence à arriver en Europe par la voie maritime. Les cités du sud ifriqiyen perdent en importance au profit de celles du nord, Tunis en particulier, mais le commerce y est désormais aux mains des négociants européens, ce qui contribue à renforcer leur prédominance dans un espace méditerranéen progressivement privé de sa place stratégique dans le commerce mondial. On comprend dès lors que, contrairement aux époques aghlabide et fatimide, le royaume hafside – sans cesser d’être un acteur de la politique régionale – n’y imposera à aucun moment son hégémonie. À l’Orient du monde arabe, la mutation n’est pas moins importante. En 1258, le chef mongol Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s’est emparé de Bagdad, a massacré sa population et a tué le dernier calife abbasside, mettant fin à l’une des dynasties les plus prestigieuses ayant gouverné la région. L’heure des Turcs est arrivée. En 1362, à la mort d’Othman, le fondateur de la dynastie, la puissance ottomane s’étend déjà vers les Balkans. La prise de Constantinople en 1453 met fin à ce qui restait d’Empire byzantin et ouvre la porte à l’expansion turque en Méditerranée occidentale où elle se heurte à une Espagne devenue conquérante depuis son unification sous l’égide des rois catholiques, et surtout à partir du règne de Charles Quint qui monte sur le trône en 1519. Ces bouleversements ont une incidence directe sur la Tunisie. Dans un premier temps, la chute du califat abbasside permet aux Hafsides d’étendre leur suzerainté au moins formelle sur une partie de l’Orient arabe désorienté par la perte de ses repères d’autorité, et le chérif de La Mecque leur prête même un temps allégeance, jusqu’à ce que le sultan mamelouk Baïbars, maître de l’Égypte, restaure à son profit en 1261 une fiction de pouvoir abbasside qui se maintiendra jusqu’à ce e que les Ottomans s’emparent au début du XVI siècle de toute la région. e Dans les deux premiers tiers du XVI siècle en revanche, le royaume hafside est un des principaux théâtres de la rivalité hispano-ottomane, et demeure ballotté entre ces deux puissances jusqu’à ce que la seconde en prenne définitivement possession. La composition démographique du pays change elle aussi au cours de cette longue période. Les régions intérieures demeurent aux mains de tribus que l’on peut désormais qualifier d’arabo-berbères même si des différences demeurent entre ces deux segments de populations, quand les villes du littoral retrouvent un cosmopolitisme qui s’était atténué aux siècles précédents. Outre les Andalous qui forment des communautés de plus en plus importantes, des étrangers affluent de toute la Méditerranée pour s’installer dans les cités côtières dont s’affirme la vocation commerciale au détriment des centres de l’intérieur comme Kairouan, désormais ravalée au rang de modeste ville de province. Négociants italiens, soldats venus d’un peu partout, fonctionnaires recrutés jusqu’en Catalogne se retrouvent dans des quartiers qu’ils édifient avec l’autorisation des autorités. Une nouvelle population chrétienne se constitue ainsi, mais elle est dorénavant étrangère puisque les chrétiens autochtones ont disparu. La diversité confessionnelle et ethnique qui atteindra son apogée sous les règnes ottomans plonge donc ses racines dans la période hafside au cours de laquelle l’Ifriqiya retrouve pleinement une vocation méditerranéenne qu’elle n’avait jamais totalement perdue. Tels peuvent être brossés les traits de ces siècles qui voient la Tunisie changer lentement d’époque, connaître des moments fastueux qui la hissent de nouveau au rang d’acteur régional avant qu’un relatif immobilisme politique et économique n’en fasse une proie facile pour l’appétit des grandes puissances d’alors. LA PREMIÈRE PUISSANCE HAFSIDE À la mort en 1227 d’Abou Mohamed Abdullah qui a succédé à Abd al Wahid Ibn Hafs, son fils Abou Zakariya Ibn Hafs, âgé de vingt-six ans, prend à son tour la succession de son père et s’empresse, dès 1 1228 , de s’affranchir de la tutelle du calife de Marrakech. Il ne répudie pas pour autant la doctrine almohade et s’en instaure même le gardien alors qu’elle est officiellement abandonnée par le califat marocain en 1230. Mais les docteurs malékites reprennent progressivement le contrôle des institutions religieuses et de l’enseignement, sans que le nouveau pouvoir ne s’y oppose. D’un autre côté, à la faveur du desserrement de la chappe rigoriste, les vieilles croyances populaires ressurgissent sous la forme d’un renouveau du mysticisme soufi et du culte des saints, honnis des Almohades, ce qui achève de rendre caduque leur doctrine. Tout en préservant officiellement l’héritage, les premiers souverains hafsides se sont d’ailleurs érigés en protecteurs des chefs de confréries qui peuplaient alors leur capitale en plein renouveau religieux. Le nouvel émir a d’abord pour priorité de remettre de l’ordre dans un pays toujours disputé entre les tribus arabes et les Banu Ghaniya. Après avoir mis fin en 1234 au soulèvement de ces derniers, il prend Constantine, Bougie, Alger à l’Ouest et tout le littoral tripolitain au Sud. La Tunisie actuelle, la Tripolitaine et le Constantinois constituent pendant trois siècles le territoire hafside qui, aux heures les plus glorieuses, s’est étendu plus avant vers l’ouest, mais s’est rétracté en deçà de ces limites dans ses e moments de faiblesse, surtout à partir du début du XVI siècle. Une fois ses possessions rentrées dans l’ordre, le règne du premier Hafside (1228-1249) inaugure une longue période de paix qui se prolonge sous celui de son fils Abou Abdallah Mohamed El Moustancir (1249-1277). Pour affirmer son pouvoir, ce dernier prend en 1253 le titre de commandeur des croyants. Son autorité s’étend jusqu’à Tlemcen, les Mérinides lui prêtent allégeance, de même que les Nasrides de Grenade, et l’on a vu que son magistère califal s’est étendu un temps jusqu’à La Mecque. Reconnue comme la grande puissance maghrébine du moment, c’est à cette époque que la Tunisie reprend sa place en Méditerranée. Frédéric II Hohenstaufen, empereur d’Allemagne et roi de Sicile, fin connaisseur de l’islam et de la civilisation arabe avec laquelle il a nourri de profondes affinités, a signé en 1231 un traité de commerce avec Tunis qui garantit à l’Ifriqiya la libre importation de ses céréales moyennant le versement d’un petit tribut annuel. Mais l’alliance avec les Hohenstaufen prend fin avec Charles d’Anjou qui s’est vu attribuer la Sicile par le pape à la mort de Frédéric II en 1250. Le commerce ne pâtit pas de ce changement de dynastie à la tête de la Sicile, mis à part le bref épisode de la huitième croisade. Le roi de France Louis IX, connu en Europe sous le nom de Saint Louis, a déjà tenté en 1248-1250 de se rendre en Palestine pour reprendre les Lieux saints, et a lamentablement échoué dans sa tentative d’envahir l’Égypte pour y parvenir. Il décide en 1267 de récidiver en voulant dans un premier temps s’emparer du « royaume de Tunis » comme les chroniqueurs européens nomment l’Ifriqiya, malgré les réserves de son frère Charles d’Anjou, plus préoccupé de sauvegarder de fructueuses relations marchandes que de soutenir le zèle mystique du roi de 2 France . Louis IX embarque pourtant au port provençal d’Aigues- Mortes en mai 1270 et jette l’ancre devant Carthage en juillet. Pendant qu’il attend des troupes siciliennes pour passer à l’attaque, l’armée croisée cantonnée dans les ruines de la cité antique est frappée par une épidémie de dysenterie qui la décime et à laquelle le roi succombe le 25 août. Devant l’offensive de Charles d’Anjou qui s’est résolu à poursuivre la guerre à la mort de son frère, Al Moustancir, qui a de son côté déclaré le jihad à l’arrivée des Croisés, se résigne cependant à négocier. Un traité de paix signé en novembre 1270 met fin à la huitième croisade. Il restaure la liberté du commerce moyennant le paiement d’une indemnité pour frais de guerre par Tunis, et stipule que les chrétiens auront la liberté de culte et celle de construire églises et monastères dans le royaume hafside. À la mort d’Al Moustancir, l’Ifriqiya a retrouvé depuis longtemps sa prospérité, et les deux premiers Hafsides ont eu à cœur de donner à leur capitale un lustre qu’elle n’avait encore jamais eu. C’est sous leurs règnes que la médina de Tunis, c’est-à-dire la cité existant avant la construction de la ville coloniale à partir de 1881, a pris les contours qu’on lui connaît aujourd’hui. Vu l’accroissement de la population, des faubourgs poussent de chaque côté du noyau urbain primitif et des souks regroupés autour de la Grande Mosquée. Après avoir agrandi et rendu moins austère la citadelle de la Kasbah construite par les Almohades et qui domine la ville, Abou Zakariya se préoccupe d’élargir les espaces commerciaux en faisant construire les souks des parfumeurs et des étoffes. Sensibles au rayonnement culturel d’une métropole qui a remplacé Kairouan comme capitale religieuse, les deux premiers souverains font bâtir plusieurs mosquées et de nombreuses 3 madrasas . À leur suite, princesses, ministres et mécènes rivalisent d’ardeur pour en parsemer la capitale, ce qui atteste de son importance comme centre universitaire et culturel. À la mort d’Abou Zakariya, la bibliothèque de la Zitouna possède quelque 36 000 volumes. Son successeur poursuit cette politique d’embellissement de la cité et de ses 1 alentours où des résidences royales sont entourées de vastes parcs . Le palais du Bardo, édifié à quelques kilomètres de Tunis, devient la résidence des souverains. La population tunisoise a pu atteindre à l’époque 100 000 habitants, ce qui la hisse au rang des grandes métropoles de Méditerranée occidentale. La vocation de capitale politique, administrative, intellectuelle et économique qu’elle acquiert à l’époque pour ne plus la perdre jusqu’à nos jours n’est affectée qu’à la marge par les orages que traverse la dynastie à partir de 1277. L’ÉCLIPSE ET LE REBOND Abou Zakariya et Al Moustancir étaient parvenus à marginaliser la caste militaire et administrative que constituait l’aristocratie d’origine marocaine. Mais, à mesure que s’est diversifiée l’origine ethnique des cadres de l’armée et des hauts fonctionnaires, à mesure aussi de la place grandissante que prennent les Andalous dans les affaires politiques, la vieille garde almohade, qui perd en influence, s’estime menacée. Ses cheikhs, longtemps demeurés à la tête des provinces, cèdent en effet progressivement leurs postes à des fonctionnaires, les caïds, souvent d’origine servile. La mort d’Al Moustancir rompt le fragile équilibre entre les forces en présence et ouvre une crise dynastique dans laquelle s’affrontent des partis et des intérêts opposés tandis que, profitant du désordre qui s’instaure, les tribus périphériques s’insurgent contre le pouvoir central et les royaumes concurrents du Maghreb tentent de faire entrer dans leur zone d’influence une Ifriqiya affaiblie. Cette ère de désordres s’étire sur plus d’un siècle avant que la dynastie ne retrouve un nouvel équilibre lui permettant de restaurer sa puissance. En 1277, Al Wathiq est proclamé calife à la mort de son père, mais l’Almohade Abou Ishaq lui reproche d’être influencé par son chambellan (hajib) d’origine andalouse Ibn Jababir. Cette fonction, e apparue dans la seconde moitié du XIII siècle, est en effet le plus souvent occupée par des originaires d’Espagne. Parvenu à prendre Tunis en 1279, Abou Ishaq assassine le calife, ses fils et son ministre. Commence alors une période jalonnée de massacres familiaux perpétrés par d’éphémères souverains manipulés par les tribus arabes du centre et du sud qui s’instaurent faiseurs de rois. Le court répit que connaît le pays durant le règne d’Abou Hafs Omar (1284-1295) est d’ailleurs dû au fait qu’il s’appuie sur elles pour gouverner et faire régner l’ordre. Tandis que le pays profond s’agite, que l’effritement de l’autorité monarchique laisse place à l’arbitraire de puissants premiers ministres comme Ibn Tafragin qui sévit entre 1350 et 1364, l’émir de Constantine échappe à l’autorité de Tunis et mène des incursions répétées en territoire tunisien, en 1321, 1352 et 1365. La région de Bougie entre également en dissidence. À l’Ouest, les Mérinides de Fès estiment l’heure venue de prendre leur revanche sur les Hafsides. La crise de succession ouverte par la mort du sultan Abou Bakr (1318- 1346) leur offre une occasion d’intervenir et leur armée s’empare brièvement de Tunis en 1347. Le pays est alors au plus mal. Aux désordres et aux guerres de chefs qui le minent s’ajoute en 1349 l’arrivée de la fameuse Peste noire qui le ravage après avoir réduit la population européenne de près de moitié. Sous la direction de leur sultan Abou Inan, les Mérinides réitèrent leur tentative en 1357 mais sont de nouveau chassés et rentrent au Maroc sans avoir pu imposer leur autorité aux populations ifriqiyennes. Durant ce siècle d’épreuves, les menaces, cependant, ne viennent pas que des insurrections locales et des appétits marocains. Pierre III d’Aragon, qui a remplacé Charles d’Anjou à la tête de la Sicile, met fin à la traditionnelle politique de coopération avec les Hafsides que même la huitième croisade n’avait pas réussi à entamer. En 1284, le nouveau roi de Sicile prend et pille Djerba qu’il occupe brièvement, contraignant le fragile Abou Hafs Omar à signer l’année suivante un traité aux allures de capitulation. À partir de cette date, le versement du tribut tunisien payé jusque-là à la Sicile contre l’assurance de la liberté du commerce est transféré à l’Aragon. Grâce à sa position stratégique, l’île de Djerba a toujours été très convoitée par les puissances e commerçantes et, à la fin du XIII siècle, la République de Gênes en fait une escale pour ses flottes. Dès cette époque, les Espagnols n’ont de cesse pour leur part d’intervenir dans les affaires ifriqiyennes. Le développement de la course leur en offre l’occasion à partir de la fin du e XIV siècle, quand une coalition se forme entre Génois, Aragonais, Siciliens et Français pour tenter de neutraliser les redoutables corsaires 2 ifriqiyens dont la base principale est alors Mahdia . Mais, entre-temps, l’Ifriqiya s’est remise de ses troubles et a retrouvé sa prospérité et sa place en Méditerranée à la faveur de trois règnes qui en ont restauré la puissance, ceux d’Aboul Abbas (1370- 1394), d’Abou Farès Abdelaziz (1394-1434) et d’Abou Amr Othman (1435-1488). Après la remise en ordre opérée par Aboul Abbas, Abou Farès étend de nouveau l’autorité hafside jusqu’à Tlemcen à l’ouest et à la Tripolitaine au sud, tandis qu’en Tunisie même sa politique d’équilibre entre les différents groupes de la population et de tolérance vis-à-vis des minorités lui permet d’y instaurer un calme durable. Cette stratégie de respect des nouveaux équilibres ethno-sociaux consécutifs e aux mutations démographiques du XI siècle expliquerait d’ailleurs en partie la longévité d’une dynastie qui n’a en définitive succombé que sous les assauts extérieurs. Sous les règnes d’Abou Farès et de son successeur, les relations avec les puissances commerciales méditerranéennes retrouvent également une tranquillité que les troubles de la période précédente avaient compromise. En 1423 Florence, qui a ravi à Gênes la prépondérance maritime en Méditerranée occidentale, signe un traité de commerce avec Tunis. En 1461, le « roi de Tunis » conclut un traité de même nature avec le grand maître des Chevaliers de Rhodes. Les commerçants français, surtout les Montpellierains, gagnent à leur tour en influence et nombre d’entre eux s’installent dans la capitale ifriqiyenne. Cette longue période de calme – avant la décadence finale qui s’amorce dans les e dernières années du XV siècle – a permis aux souverains de parachever l’œuvre entamée par le fondateur de la dynastie et par son fils, donnant à leur royaume des cadres politiques et administratifs assez solides pour leur survivre en partie. UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION Malgré la large autonomie dont ont joui les chefs de tribus durant toute la période et le choix du pouvoir central de s’entendre avec eux plutôt que de chercher à les assujettir, il n’est pas abusif de parler à propos de l’administration hafside de la mise en place des rouages d’un État ou, au moins, d’un appareil de commandement et de gestion s’apparentant à une forme étatique en dépit de la nature patrimoniale 4 du pouvoir sultanien. La direction des finances du makhzen se confond en effet avec celle de la cassette personnelle du souverain, et les ressources étatiques proviennent aussi bien des bénéfices générés par son domaine privé que de la grande variété d’impôts prélevés sur les productions, les terres, les personnes et les échanges, lourdement taxés. Mais c’est une véritable administration qui gère le pays et qui étend ses ramifications du palais royal aux provinces dirigées par des gouverneurs. Le chef du gouvernement central est le sultan qui concentre tous les pouvoirs. Il reçoit, à son intronisation, l’investiture de son peuple lors de la cérémonie de la bay’a au cours de laquelle les notables militaires, civils et religieux lui prêtent allégeance. Il est également le chef religieux du royaume, et la grande prière du vendredi est dite en son nom. Il dirige la justice, mais sa marge de manœuvre en la matière est limitée par l’obligation qui lui est faite de respecter les normes du fiqh dont le corps des faqih – les docteurs de la loi – est le gardien vigilant. Un des personnages les plus importants du pays est d’ailleurs le cadhi al Jama’a, magistrat suprême du pays. Dans les faits, cette concentration du pouvoir aux mains d’un seul homme et de son entourage est tempérée par un pragmatisme voulant que le souverain compose avec les autres détenteurs de toute parcelle d’autorité. Ainsi, les gouverneurs dirigent formellement les provinces, mais leur rôle dans les campagnes se limite en réalité à déléguer leurs prérogatives aux cheikhs des tribus qui gouvernent leurs populations selon les codes coutumiers bien plus qu’en vertu des consignes monarchiques. En ville, l’autorité du représentant du sultan s’exerce plus facilement mais il doit également composer avec le conseil des cheikhs de la cité. Nonobstant ces limites, l’État jouit d’importants privilèges, comme le monopole de la frappe de la monnaie et la gestion de l’administration des douanes, qui lui procurent des ressources considérables. C’est pourquoi l’État hafside a été considéré par ses contemporains et par les historiens comme une construction solide, e sauf au XIV siècle, sous la direction de princes compétents. Dans les périodes de calme, ils ont servi l’économie en réalisant d’importants travaux d’infrastructures en matière de transport et d’hydraulique notamment, favorisant la production agricole et le commerce. Soucieux de la prospérité de leurs possessions dont dépend en grande partie leur puissance, ils ont en effet encouragé l’économie, qui continue de reposer sur ses bases traditionnelles. L’agriculture demeure l’activité principale, partagée entre le pastoralisme des populations nomades ou semi-nomades vouées à l’élevage transhumant et à une céréaliculture intermittente, et les cultures pratiquées par les sédentaires, réparties entre les petites exploitations privées littorales et 5 le domaine public ou les biens habous . Les céréales et une arboriculture variée continuent de dominer cette activité. L’industrie garde aussi son caractère artisanal et familial. Dans chaque ville, les artisans se regroupent dans des souks spécialisés selon les métiers. La poterie et le travail du cuir développés par les Andalous voisinent avec la verrerie – art que ses fabricants maîtrisent depuis l’époque punique, la fabrication de toiles, d’étoffes, de tapis et d’armes, entre autres. Mais si ces productions alimentent un commerce actif, leurs techniques de fabrication n’évoluent guère et se font peu à peu distancer par une technologie européenne alors en plein essor, ce qui contribuera à fragiliser l’appareil productif. Cela n’empêche pas les exportations d’être importantes. Les échanges s’effectuent par terre avec l’Orient et par mer avec l’Europe vers laquelle l’Ifriqiya exporte toiles, étoffes, armes, tapis, dattes, huile d’olive, poisson salé, corail, céréales quand la récolte est bonne, laine, peaux, cire, et or du Soudan jusqu’au début du e XVI siècle. Elle en importe essentiellement du bois, des métaux, de la quincaillerie, de la verroterie, des draps et du vin. Les produits de luxe comme les épices, les parfums, les plantes aromatiques et médicinales et les étoffes de luxe viennent de Chine, d’Inde et d’Arabie. Le commerce avec les pays chrétiens est aux mains de leurs ressortissants dont beaucoup se sont repliés sur le Maghreb du fait de l’avancée turque en Orient. Venise tient la mer et ouvre en 1436 une ligne maritime régulière entre Tunis, Tripoli, Séville, Valence et Majorque, complétée en 1460 à la demande des autorités hafsides par une seconde ligne Tunis-Tripoli-Alexandrie-Beyrouth. Cette prépondérance explique le gonflement des communautés étrangères dans les villes côtières, notamment à Tunis. Dans les premières décennies de la dynastie, les étrangers installés dans le royaume appartiennent essentiellement aux différents corps de l’armée. Les anciens esclaves renégats chrétiens jouent un rôle important dans le haut commandement, tandis que les cavaliers venus d’Espagne ou d’Italie forment une partie de la garde sultanienne à côté des esclaves 3 noirs . C’est en faisant appel à ces soldats étrangers, en partie de condition servile, que les souverains ont réussi à saper l’influence des cheikhs des tribus almohades qui avaient permis leur accession au 4 pouvoir . Arrivent par la suite armateurs et commerçants catalans, marseillais, ragusins, siciliens, vénitiens protégés par des traités réglant les conditions de leur commerce et qui préfigurent les Capitulations de 6 l’époque ottomane. Ces négociants résident dans des fondouks au sein de quartiers qui leur sont réservés, dans lesquels se regroupent les ressortissants de chaque nationalité sous la protection de leur consul, e personnage apparu au milieu du XIII siècle et dont le rôle diplomatique ne cessera de croître à l’époque ottomane. Ces étrangers peuvent pratiquer sans entrave leur religion, ce qui ajoute au caractère cosmopolite des grands centres urbains. Quant à la minorité juive revigorée par l’arrivée des Andalous, elle a recouvré sa liberté de culte et est représentée auprès du sultan par un cheikh des juifs, élu par les notables de la communauté. Les étrangers ne sont pas seulement présents dans les secteurs économiques. Hormis le recrutement massif d’Andalous, la cour hafside commence à prendre l’habitude de confier de hautes fonctions à des chrétiens venus de toutes les régions de la Méditerranée, et même à prendre femmes et concubines dans ces populations. Cette pratique atteindra son apogée avec les Ottomans. Pour l’heu