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LA KAHINA, LA REINE PALIMSESTE

Danielle Pister
Université de Lorraine (site de Metz)

Résumé
La Kahina reste le personnage le plus emblématique de la résistance berbère à la conquête
arabe du Maghreb, au VIIe siècle. Paradoxalement, l’ignorance où nous sommes de sa
véritable vie, faute de sources fiables, lui a conféré une aura qui lui a permis de continuer
à incarner, jusqu’à nos jours, la longue et difficile histoire du Maghreb pour les différentes
communautés qui ont vécu sur ce territoire et dont elle reflète la mémoire.
Mots clés : Algérie, Arabe, Aurès, Christianisme, Colonisation, Conquête arabe, Femme,
Indépendance, Islam, Juif, Mémoire, Maghreb, Mort, Résistance, Tunisie.

Resumen
La Kahina sigue siendo el personaje más emblemático de la resistencia berberisca a la
conquista árabe del Magreb, en el siglo VII. Paradójicamente, la ignorancia en la que nos
encontramos de su verdadera vida, por falta de fuentes fiables, le confirió un aura que le
permitió seguir encarnado, hasta nuestros días, la larga y difícil historia del Magreb para
las distintas comunidades que vivieron en este territorio y cuya memoria refleja.
Palabras claves: Argelia, árabe, Aurès, cristianismo, colonización, conquista árabe, mujer,
Independencia, Islam, judío, memoria (informe), el Magreb, muerte, resistencia, Túnez

La fortune éditoriale de la Kahina est inversement proportionnelle à


ce que l’on sait de fiable sur le personnage. Quelques lignes suffisent
aux historiens contemporains pour en rendre compte.1 En revanche, la
fascination exercée par son destin reste encore forte aujourd’hui comme
en témoignent les nombreux récits générés par une mémoire plurielle.
1 Dans l’Histoire de l’Afrique du Nord de Charles-André Julien, l’équipée de la Kahina occupe
deux pages (p. 20-22) du second volume de la réédition parue à Paris, chez Payot en 1975. Bernard
Lugan résume son combat en un paragraphe, à la page 70 de son Histoire des Berbères. Un combat
identitaire plurimillénaire, Bernard Lugan Éditeur, 2012. Gilbert Meynier lui consacre un para-
graphe et demi, p. 196-197, dans L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’islam, La
Découverte/Poche, 2010.

Danielle Pister, “La Kahina, la reine palimseste”, Revista Argelina 6 (Primavera 2018): 33-52
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Transmis d’abord oralement, avant d’être fixés par écrit, ils ont propagé
une légende qui a transformé cette reine berbère en un véritable mythe.
Au sens étymologique, l’adjectif verbal latin legenda s’applique à un
texte hagiographique « devant être lu ». La version écrite d’un récit,
concernant des faits présentés comme véridiques, limite les interven-
tions sur le corpus de celui qui en prend connaissance ou de celui qui se
charge de le diffuser à un public assemblé à cet effet. La Légende dorée,
recueil de vies de saints daté du XIIIe siècle, qu’on lisait lors de la fête
de l’un d’entre eux dans les monastères, pendant les repas, ou dans les
églises pour édifier les fidèles, en donne un exemple. Au fil du temps, et
en l’absence de témoignages irréfutables, auteurs et traducteurs suren-
chérirent sur les narrations précédentes afin de s’adapter à des publics
nouveaux et pour mettre l’accent sur un aspect particulier négligé par les
prédécesseurs. La vérité, en admettant qu’on la connût, s’embellit grâce à
l’imagination féconde du conteur ou du scripteur. C’est ainsi que l’histoire
de la Kahina, reine berbère ayant vécu à la fin du VIIe siècle de notre ère,
peut-être jusqu’au tout début du suivant, a gagné en ampleur au fil des
siècles, au gré des communautés qui se sont emparées de sa mémoire. En
s’éloignant du contexte originel, sa vie devint épopée et le personnage
prit la dimension d’un mythe fondateur. Les actes qu’on lui prête furent
à ce point magnifiés qu’ils devinrent exemplaires pour son peuple dont ils
forgèrent l’âme et le destin. Le passé glorieux éclaira leur présent, voire
l’avenir auquel ils aspiraient.
La geste de la Kahina, colportée d’abord oralement, a traversé les
siècles grâce aux érudits qui ont transcrit ses exploits, avant que les ro-
manciers ne se laissent séduire par cette reine berbère et ne la trans-
forment en une « reine-palimpseste ».2 Si les chroniques concernant la
Kahina se recoupent sur l’essentiel, elles diffèrent sur certains points,
parfois importants. Il n’existe pas de témoignages contemporains de son
existence, ni de vestiges matériels attestant sa présence à une date et en
un lieu précis.3 Aucune effigie d’elle ne nous est parvenue, ce qui n’étonne
2 Du grec ancien παλίμψηστος / palímpsêstos, « gratté de nouveau »), ce terme désigne un manuscrit
constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions visibles pour pouvoir
y écrire un nouveau texte. Cette pratique fut surtout courante entre les VIIe et XIIe siècles, chez les
copistes. La cherté des parchemins explique la réutilisation d’anciens manuscrits.
3 Même si la ville de Bir El Atar – à 87 km de Tébessa, dans la région des Aurès en Algérie –,
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pas, s’agissant d’une civilisation nomade qui ne frappe pas de monnaie


et communique, pour l’essentiel, oralement.
Les historiens antiques se sont désintéressés de l’Ifriqiya,4 après la fin
des guerres puniques, en 146 av. J.-C. De la fin du VIIe siècle jusqu’au milieu
du IXe siècle, aucun texte ne rend compte de la conquête du Maghreb
par les Arabes, ni de celle de l’Espagne, de la Sicile ou de l’Égypte. Il
faut attendre la fin du XIIe siècle pour que les chroniqueurs espagnols,
portugais et arabes, s’intéressent aux dynasties arabes. Le manque de
témoignages contemporains sur la Kahina a suscité des doutes sur son
historicité, notamment chez l’érudit français Charles Le Beau (1701-
1778).5 D’autres historiens virent, au contraire, dans la permanence de
sa mémoire la preuve de son existence et du rôle qu’elle a joué dans les
dernières années de la conquête arabe de l’Ifriqiya.6 Mais comment ap-
précier la fiabilité des témoignages parus plus d’un siècle et demi après
la date présumée de sa mort et, pour la source essentielle, le Kitab al-Ibar
(Le livre des exemples) d’Ibn Khaldoun, presque sept siècles plus tard ?7
Les chroniqueurs des conquêtes musulmanes des VIIe et VIIIe siècles,
qui rapportent la résistance de la Kahina à cette avancée, enrichissent les
textes antérieurs en rajoutant des détails non vérifiables. Pour les Berbères
d’Afrique du Nord —qui utilisent plus volontiers, pour se désigner, le
vocable d’Imazighen, « hommes libres » ou « nobles »—, ce personnage
incarne la défense de leur identité, de leur langue, de leur culture. En
témoignent encore aujourd’hui les échanges sur les réseaux sociaux qui
affirme abriter le célèbre Bir El Kahina (puits de la Kahina) où la reine berbère aurait été jetée par
les Arabes après qu’ils l’eurent tuée, bien d’autres lieux portent ce nom. C’est dans la ville antique de
Baghaï (wilaya de Kenchela), classée monument du patrimoine national, que se trouverait le château
où aurait vécu la Kahina. A ucune fouille archéologique, à ce jour, n’a pu prouver son existence.
4 Province proconsulaire romaine, correspondant à peu près à l’actuelle Tunisie, plus une partie
de l’Est de l’Algérie et de la Libye actuelle.
5 Auteur de l’Histoire du Bas-Empire en commençant à Constantin le Grand dont il rédige 21 des
27 volumes, publiés entre 1757–1811.
6 Déformation de l’appellation latine Africa désignant la partie orientale du Maghreb médiéval,
également orthographié Ifriqiyya (en berbère ⵉⴼⵔⵉⵇⵢⴰ, en arabe ‫)إفريقية‬.
7 Auteurs et textes les plus souvent cités : Ibn ʿAbd al-Ḥakam (803-871), Conquête de l’Égypte,
de l’Afrique du Nord et de l’Espagne (vers 860) ; Al-Mālikī, Abū Bakr ʻAbd lāh ibn Muḥammad,
Riyāḍ al-Nufūs (Livre du jardin des âmes) vers 1072 ; Ibn Khaldoun (Tunis, 1332 – Le Caire, 1406),
Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, traduite par le baron de
Slane, Alger, imprimerie du Gouvernement, 1852.
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confrontent, parfois avec une grande vivacité, les opinions des internautes
algériens, tunisiens, marocains ou français sur la Kahina. De nombreux
restaurants, et autres boutiques, arborent son nom sur leurs enseignes
dans tous les lieux où la diaspora berbère a fait souche. Mais cette ferveur
n’est pas moindre dans les communautés juives, ayant vécu en Afrique du
Nord jusque dans les années 1960. Ils considèrent également la Kahina
comme une ancêtre illustre. Dans les deux cas, son image est marquée
par une forte affectivité, liée à une mémoire identitaire et familiale. La
référence, quoique plus faible, existe aussi chez les Français, installés en
Algérie pendant 132 ans, car elle a servi à justifier, chez certains d’entre
eux, leur présence sur cette terre.
C’est cette figure protéiforme, passée de l’histoire à la légende et de-
venue un mythe, sans jamais perdre totalement sa dimension politique,
que nous essaierons d’éclairer. Il ne sera pas question pour autant de faire
une enquête historique8 ni de nous livrer à une quête des textes aussi
poussée que celle menée par Noureddine Sabri.9 Plus modestement, nous
essaierons de dégager quelques étapes dans l’utilisation littéraire de ce
personnage jusqu’à nos jours.

I. Les données historiques


L’histoire étant généralement écrite par les vainqueurs, on peut s’inter-
roger sur les éléments qu’ils retiennent pour peindre leurs adversaires.
Le récit est souvent peu informatif et oscille souvent entre apologie et
philippique. Ibn-Khaldoun insiste sur les grandes qualités des Berbères
qui « ont toujours été un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux,
comme tant d’autres dans ce monde, tels que les Arabes, les Persans,
les Grecs et les Romains. »10 Il ajoute : « On a vu chez les Berbères des
choses tellement hors du commun, des faits tellement admirables, qu’il est
impossible de méconnaître le grand soin que Dieu a eu de cette nation,
l’extrême bonté qu’il lui a toujours témoignée, la combinaison de vertus
8 Nous nous réfèrerons à Gabriel Camps, qui a consacré sa vie à l’étude des Berbères, et à Yves
Modéran, spécialiste du haut Moyen Âge en Afrique du Nord.
9 Sabri (Noureddine), La Kahéna. Un mythe à l’image du Maghreb, Paris, L’Harmattan, « Cri-
tiques littéraires », 2011, 271 p.
10 Ibn Khaldoun, op. cit., p. 199.
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dont il l’a dotée, les nombreux genres de perfections auxquels il l’a fait
atteindre et toutes les diverses qualités propres à l’espèce humaine qu’il
lui a permis de réunir et de s’approprier. »11 La vie de la Kahina illustre de
façon exemplaire ces aptitudes hors norme. En fait, l’histoire de cette der-
nière n’est jamais traitée pour elle-même mais par rapport à la conquête
arabe qu’il s’agit de magnifier comme l’« œuvre du Tout-Puissant » :
on ne peut mépriser un peuple que Dieu a lui-même élu. D’ailleurs, la
victoire des Arabes sera d’autant plus éclatante qu’elle est obtenue sur
un adversaire redoutable.
Sans discuter la véracité des faits rapportés par les chroniques, on
peut remarquer combien la personnalité et le destin prêtés à la reine
berbère se confondent avec la longue histoire des peuples qui ont occupé
auparavant l’Afrique du Nord. La mort au combat de ce personnage ne
scelle pas seulement le destin d’une femme et de sa tribu, elle symbolise
la disparition —même si, en réalité, elle ne fut accomplie que sur le
long terme— de ce qui subsistait encore des éléments civilisationnels du
pourtour méditerranéen dont ce territoire fut le creuset depuis la plus
haute Antiquité. Rappelons que les Berbères sont les descendants des
premiers occupants du territoire (vers 8500 av. J.-C.), dont on a retrouvé
les traces dans la région de Capsa, la Gabsa de la Tunisie actuelle. Les
Phéniciens fondent Carthage en 814 av. J.-C. L’activité commerciale de
la cité inquiète les Romains qui finiront par la détruire pour s’établir
progressivement sur ce territoire, jusqu’à ce les Vandales venus du Nord
de l’Europe vers 430, soient à leur tour chassés par les Byzantins (Em-
pire romain d’Orient), en 533. C’est au siècle suivant, peu après la mort
du Prophète Mahomet à Médine en 632, que les incursions arabes vont
commencer sur un territoire s’étendant de la Lybie, à la Tunisie, et à l’Est
du Constantinois actuels.
Cette histoire mouvementée constitue moins une succession de rup-
tures qu’une accumulation d’apports culturels : les Carthaginois sont
largement hellénisés ; la colonisation romaine, très inégale, est menée
par des Africains romanisés (certains devinrent des empereurs romains
comme Septime Sévère, né à Septis Magna dans l’actuelle Libye) ; la
romanité subsiste à travers les Vandales et les Byzantins se disent romains
11 Ibid., p. 202-203.
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(Roums). Le christianisme, qui s’installe entre la fin du premier et le


début du second siècle, va trouver sur cette terre des émules qui joue-
ront un rôle décisif dans l’histoire de l’Église. La personnalité de Saint
Augustin d’Hippone, un Numide, donc un Berbère (354 – 430), résume
l’importance de l’Afrique du Nord dans l’histoire des premiers siècles de
l’Église à laquelle elle a donné, entre les deuxième et quatrième siècles,
trois papes. Les Berbères des cités sont christianisés et romanisés. Les
nomades de l’Ouest restent imprégnés par leurs pratiques ancestrales
païennes. Ceux de l’Est, adoptent tous les schismes. Mais l’Église afri-
caine, affaiblie par le donatisme qui a suscité une répression des Vandales,
adeptes de l’arianisme, contre ce schisme, n’est plus en état d’empêcher
l’implantation d’une nouvelle religion. Les Juifs, arrivés à des époques
différentes, peut-être avec les Phéniciens, ou plus tard après la destruction
du temple de Jérusalem (le premier au VIe siècle av. J.-C., le second en 70
sous Titus), se sont intégrés à des tribus berbères, à moins que certains de
ces derniers ne se soient judaïsés. Enfin, il n’est pas exclu que les troupes
des envahisseurs arabes soient accompagnées d’artisans juifs dont ils
avaient notamment besoin pour la fabrication de leurs armes.
On peut comprendre que l’on puisse hésiter sur l’appartenance de
la Kahina à tel groupe ethnique et à telle religion. L’onomastique offre
un premier éclairage. Désignée par tous les chroniqueurs arabes par le
surnom d’al-Kāhina, transcrit Kahina ou Kahena,12 on a rapproché la
racine sémitique KHN de Kahin, le devin. Elle désignerait ici une pro-
phétesse, voire une sorcière. Ce pouvoir, souvent attribué aux femmes
dans des cultures païennes, était mis à contribution par les Arabes : ils
se faisaient accompagner sur le champ de bataille par des devineresses,
chargées de prédire l’issue des combats ou d’influer sur leur issue. Selon
En-Noweïri,13 la Kahina « prédisait l’avenir et tout ce qu’elle annonça ne
manqua pas d’arriver. »14 C’est ainsi, qu’avant la dernière bataille où elle
sera tuée, et sur les « conseils dictés par les connaissances surnaturelles
12 Sauf s’il s’agit de respecter la graphie d’une citation, on gardera la graphie « Kahina », plus
universelle.
13 Ibn ‘Abd al-Ḥakam, dit En-Noweïri, mort vers 1331-33, auteur d’une encyclopédie dont la
5e partie est consacrée à l’histoire. Le baron de Slane en extrait la partie traitant de la guerre contre
la Kahina qu’il ajoute, en appendice, à sa traduction de l’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldoun.
14 Ibn Khaldoun, op. cit., Appendice, § XI, p. 340 (fragment du chroniqueur En-Noweïri).
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que ses démons familiers lui avaient enseignées », elle annonce à ses fils
sa mort prochaine et leur demande se rendre à l’ennemi avant le combat.15
Ibn Khaldoun précise l’identité et la généalogie de celle qu’il distingue
parmi les « chefs les plus puissants » des Berbères, « la Kahena, reine
du Mont-Auras, et dont le vrai nom était Dihya, fille de Tabeta, fils de
Tifan. Sa famille faisait partie des Djeraoua, tribu qui fournissait des
rois et des chefs à tous les Berbères descendus d’el-Ater. »16 Comme il
affirme que ces derniers pratiquaient le judaïsme,17 on en a déduit que
la Kahena était juive. D’où l’identification de son surnom, réduit à ses
seules consonnes KHN, à celui de Cohen. De l’hébreu ‫כהן‬, titre conféré à
Aaron, frère de Moïse de la tribu de Lévi, et à sa descendance masculine,
signifiant « dévoués » au service du Temple de Jérusalem, notamment
pour les sacrifices. Depuis la destruction du Temple, le nom a continué à
se transmettre de père en fils. Pour Norbert Slousch,18 elle est la dernière
représentante des chefs d’origine juive qui descendraient probablement
« d’une famille de grands prêtres aaronides de Jérusalem ». Dans ce cas,
Kahena désignerait une prêtresse, mais cette fonction est étrangère à
toute pratique hébraïque. Dès 1963, l’historien israélien H. Z. Hirsch-
berg, en retraduisant le texte d’Ibn Ḵẖaldoun et en reprenant de manière
rigoureuse l’ensemble du dossier, remit en cause cette interprétation, et
de manière plus générale, l’existence même de grandes tribus berbères
juives à la fin de l’Antiquité. On a rapproché aussi ce surnom du grec
ancien Κόριννα / Kórinna, Corinne en français, « être pur ». En Afrique du
Nord, toutes les prêtresses subissaient un rituel de purification, tradition
sans doute d’origine animiste. Le Professeur tunisien M’hamed Hassine
Fantar avance une autre hypothèse : « elle était kohenet au sens punique
du terme... reine-prêtresse... de quelque divinité (païenne et guerrière)
dont l’historiographie n’a pas retenu le nom ».19
15 Ibid., p. 214-215 et p. 341.
16 Ibn Khaldoun, op. cit., p. 213.
17 Ibid., p. 208.
18 Slousch (Norbert), « La race d’El Cahena », in La Revue indigène, n° 44, déc. 1909, p. 580-581.
19 On ne peut, pour plus de précisions, que renvoyer à l’étude d’Yves Modéran, « Kahena », in
Encyclopédie berbère, 27 | Kairouan – Kifan Bel-Ghomari [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011,
consulté le 25 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1306
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Par ailleurs, Dihya (ⴷⵉⵀⵢⴰ), Diya, Dahya, rapproché de l’expression


tamazighe (berbère) « Dyhia Tadmut » signifie « belle gazelle », les ber-
bères étant souvent désignés par un sobriquet. On y a vu la déformation de
Damiya ou Damya (devineresse) qui, peut-être n’est qu’un diminutif du
nom latin Damiana (du grec Damía « Damia », déesse grecque de la
fertilité, assimilée à Demeter). Tabeta a été corrigé en Matiya, Tifan en
Théophane,20 ce qui peut renvoyer aussi bien au judaïsme qu’au christia-
nisme. Or El-Maliki rapporte que lors de sa fuite ultime, « elle avait avec
elle une énorme idole de bois qu’elle adorait ; on la portait devant elle
sur un chameau ». Certains y ont vu une idole païenne, celle de Gurzil,
une divinité amazighe représentée par un taureau. Si le culte du Taureau,
symbole de virilité et de puissance, est connu en Afrique du Nord dans
l’Antiquité, aucun élément historique ne prouve que Dihya en fut une
prêtresse. D’autres parlent d’une statue du Christ, de la Vierge ou du saint
patron de la reine. Ce qui amène Mohamed Talbi à y voir la preuve de son
appartenance au christianisme.21 Déjà, Émile Masqueray (1843-1894),22
agrégé d’histoire, anthropologue, ethnologue, linguiste pratiquant l’arabe
et plusieurs langues berbères, mettait en doute la judaïté de la Kahina
car, pour lui, les Berbères descendraient des colons romains, dégradés et
déchus. Pour lui, leur reine ne pouvait qu’être chrétienne.
Gabriel Camps et Yves Modéran s’accordent pour privilégier l’hypo-
thèse d’une Kahina chrétienne, tout en reconnaissant l’absence de preuves
irréfutables.23 Ils reprennent l’affirmation de Mohamed Talbi, selon la-
quelle l’Aurès était à cette époque christianisé, comme le prouvent de
nombreux vestiges chrétiens.24 Au-delà, d’une vérité difficile à démontrer,
cette multiplicité d’hypothèse, parfois exclusives les unes des autres, fait
du personnage la résultante de toute l’histoire si complexe de l’Ifriqiya
20 Talbi (Mohamed), « Un nouveau fragment de l’histoire de l’Occident musulman l’épopée
d’Al-Kahina », in Les Cahiers de Tunisie, t. XIX, 1er et 2e trim., 1971, p. 19-52.
21 Ibid.
22 Masqueray (Émile), Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie (Kabyles du
Djurdjura, Chaiuïa de l’Aourâs, Beni Mezâb), Paris, E. Leroux, 1886 ; Éd. Fanny Colonna, Aix-en-
Provence, Edisud, 1983.
23 Camps (Gabriel), L’Afrique du nord au féminin, Librairie Académique Perrin, 1992, p. 124-139.
24 Modéran (Yves), « Kahena », in Encyclopédie berbère, 27 | Kairouan – Kifan Bel-Ghomari [En
ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 25 avril 2018. URL : http://journals.openedition.
org/encyclopedieberbere/1306
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jusqu’à la conquête arabe. Berbère, la Kahina appartient à la population


qui la première a occupé le territoire ; l’ascendance chrétienne la relie aux
Byzantins qui se voulaient héritiers des Romains, eux-mêmes vainqueurs
des Phéniciens. Des trois fils qu’elle aurait eus, Ifran est supposé fils d’un
Berbère, Yasdigan celui d’un Romain (« Grec »), et Khaled, le prisonnier
arabe qu’elle a adopté. Cette fratrie établit ainsi un lien légitime, autant
berbère qu’arabe, entre les trois. Cela explique l’ordre donnée par la Ka-
hina pour qu’ils se rendent à Hassan, le chef Arabe : elle assure ainsi
la survie de sa tribu à travers leur descendance, même métissée, et son
intégration dans l’identité des nouveaux maîtres.25 Son sacrifice légalise,
d’une certaine façon, la victoire des nouveaux venus et doit effacer les
antagonismes d’hier.26 Sont symboliques également les 127 ans de vie que
Khaldoun lui prête.27 Cela relève avant tout d’une tournure stylistique
destinée à souligner l’importance du personnage, à l’exemple des 120 ans
prêtés à Moïse dans la Bible. Cela n’empêche pas les romanciers de faire
mourir la Kahéna encore dans toute la splendeur de sa beauté !
Les chroniques, avec plus ou moins de détails, présentent cette guer-
rière comme le dernier rempart contre la conquête de l’Ifriqiya par les
Arabes à la fin du VIIe siècle après la mort, en 688, de Koceïla / Kuseyla,
le chef berbère qui avait mis fin à l’avancée triomphale d’Oqba ibn Nafi,
en 683, et repris Kairouan, cité où ce dernier avait fondé, sur ce territoire,
en 670, la première mosquée. Pour certains chroniqueurs, la Kahina se
serait battue aux côtés de Koceïla et ils auraient même été amants. Quand
il meurt cinq ans plus tard, elle prend sa relève, après avoir réussi à fédé-
rer des tribus berbères contre les troupes arabes conduites par Hassan.
Selon Yves Modéran, l’aventure de la Kahena devrait se placer entre 698
et 702-703.28 Après avoir réussi à mettre en échec une première fois l’en-
vahisseur près de l’Oued Nini, elle fait de nombreux prisonniers qu’elle
libère à l’exception d’un seul qu’elle va adopter, Khaled, qui l’aurait trahie
en renseignant les Arabes sur ses agissements. À ce sujet, En-Noweiri,
parle de la bonté de la Kahina libérant ses prisonniers, avant de dénon-
25 Ibid., p. 139.
26 C’est la thèse défendue par Norman Roth dans « The Kâhina : legendary material in the
accounts of the « Jewish berber Queen », The Maghreb Review, Londres, vol. 7, 5-6, 1982, p. 124.
27 Khaldoun, op. cit., tome 3, p. 193.
28 Modéran (Yves), op. cit.
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cer, quelques lignes plus loin, la tyrannie qu’elle exerce sur les habitants,
une fois devenue maîtresse de l’Ifriqiya, notamment lorsqu’elle décide de
dévaster le pays pour décourager les envahisseurs. Pour elle, ces derniers
ne cherchent qu’à s’emparer des « villes, de l’or et de l’argent », alors que
les Berbères veulent garder les champs pour le pâturage et les cultures.29
Finalement vaincue, elle meurt, pour les uns, sur le champ de bataille,
glaive à la main ; pour Ibn Khaldoun, décapitée près d’un puits, difficile
à situer tant de lieux de l’Aurès portent encore le nom de Bîr-el-Kahina
aujourd’hui.30 Pour El-Bekri,31 c’est à Tabarka, ville côtière du nord-ouest
de la Tunisie actuelle, qu’elle est décapitée dans un ravin et que sa tête
est ramenée au calife. L’attrait de la légende apportant une plus-value
touristique aux lieux supposés historiques, on ne s’étonnera pas qu’un
guide de tourisme32 rapporte une croyance populaire : blessée, la guerrière
se serait fondue dans la nuit et, « parfois le soir, non loin du Marabout
de Sidi Amor, une lieue à peine au Sud de Tabarka, près d’un puits où
elle se serait donné la mort, l’ombre de la reine erre parmi les bruyères
et les typas, sur les rives de l’Oued El Kébir, là tout près de Tabarka. »
Mais une telle reine, héritière du long passé de l’Ifriqiya, méritait un lieu
grandiose, digne de son destin fabuleux, pour y mourir. L’amphithéâtre
romain de Thysdrus (El Djem) devient la forteresse où elle s’enferme. Les
murs garderaient les traces du dernier combat qu’elle a livré. Ce décor la
magnifie et la hisse à la hauteur de la puissance romaine de jadis dont
ces pierres furent les témoins.
À ce stade, il n’est plus question de chercher à prouver une quelconque
vérité historique. Il suffit de constater que le personnage appartient à
un fond culturel que se partagent différentes traditions. Les récits des
historiens arabes balancent entre hommages et accusations. La victoire
difficile des envahisseurs prouve qu’elle résulte de la volonté d’Allah que
rien ne pouvait arrêter. Les qualités de l’adversaire justifient que sa des-
cendance soit intégrée dans les rangs des conquérants. Ses fils iront,
29 En-Noweïri, appendice à l’Histoire des Berbères, traduction de Slane, p. 340-341.
30 Op. cit., tome 1, p. 214.
31 El-Bekri, Description de l’Afrique septentrionale [extrait de Description géographique du monde
connu], éd. et trad. en français par le baron de Slane, Alger, 1858-1859 (Journal asiatique, 12-14) ;
nouv. éd. Paris, 1913.
32 Guide Hachette Visa, 1994.
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avec les nouveaux maîtres, soumettre l’Espagne. Ainsi se clôt avec cette
héroïne un cycle historique.

II. La reviviscence de la légende


Si les textes arabes, concernant l’Afrique du Nord étaient connus des
érudits européens, l’intérêt porté au passé de celle-ci par les nouveaux
maîtres de l’Algérie, à partir de 1830, puis de la Tunisie à partir de 1881, va
générer leur traduction en langue française. Ils permettent à un plus grand
nombre de lecteurs de les connaître et pour certains de les confronter
aux traditions orales. William Mac Guckin, baron de Slane (1801-1878),
Irlandais venu en France pour étudier les langues orientales, réalise la
traduction de nombreux textes arabes et s’occupe notamment de l’établis-
sement du catalogue de la bibliothèque d’Alger. Son rôle est important
dans la connaissance des textes arabes médiévaux.
Mais les Occidentaux vont élargir les références culturelles pour
peindre l’héroïne berbère. Au regard porté par des Musulmans va s’ajou-
ter, parfois pour s’opposer, celui généré par la tradition judéo-chrétienne
de la culture européenne. Ainsi, les références bibliques font de la Kahina
une « Déborah Berbère »,33 prophétesse juive qui, selon les chapitres 4
et 5 du Livre des Juges, suscite la résistance de son peuple à l’envahisseur
cananéen. Marcelle Magdinier34 fait le même rapprochement, doublé de
celui avec Judith, qui dans le livre du même nom de l’Ancien Testament,
écarte la menace d’une invasion assyrienne en décapitant le général en-
nemi Holopherne, ce que reprend Jean Hilaire,35 assimilant la Kahina au
« glaive de Judith ». La reine berbère est ainsi réintégrée dans la tradition
judéo-chrétienne à laquelle elle est censée avoir appartenu. Ces références
religieuses entrent en résonnance avec les envahisseurs arabes agissant
au nom d’Allah.
Parfois l’actualité politique interfère dans les références. Les efforts
de l’Église pour se réconcilier avec la République française, avec laquelle
elle était en froid à la suite des positions laïques de l’État, aboutissent, en
33 Expression de Georges Marçais (1876-1962), archéologue arabisant, il a consacré plusieurs
études importantes à l’art et à l’histoire du Maghreb, notamment à l’Algérie médiévale.
34 Magdinier (Marcelle), 1898-1984, La Kahena, Paris, Calmann-Lévy, 1953.
35 Hilaire ( Jean), La Kahena, Rouen, Henri Defontaine Edit. 1918.
44 Danielle Pister

1890, au « toast d’Alger »36 qui, malgré les difficultés persistantes, amorce


un rapprochement très relatif, entre Rome et Paris. A terme, on assistera
à la canonisation de Jeanne d’Arc (1920). Bientôt, les villes d’Alger, Bône,
Philippeville et Oran accueilleront une statue de la nouvelle sainte. C’est
dans cette période que paraît un texte anonyme, Une Jeanne d’Arc afri-
caine, épisode de l’invasion des Arabes en Afrique : la Kahina, que Jean Dé-
jeux37 date de 1890, époque où on essaie de donner une assise historique
et littéraire aux liens entre la France et l’Algérie. Hélène Stora-Sudaka, en
mai 1929, dans une conférence sur les « Premières immigrations juives en
Berbérie », utilise des références bibliques classiques (rapprochement du
don de prophétie de la Kaëna [sic] de celui de Joël dans la Bible, citation
empruntée à un poème de Mme Aboulker Benichou qui la qualifie de
« Judith ou Débora vivante »). Mais survient une appellation dans l’air
du temps, celle de « Jeanne d’Arc berbère », qui donne une coloration
patriotique au propos, confirmée plus loin : « Le croissant s’est levé au
lieu du sceptre de la Kaëna superbe. » À son tour, l’étendard de l’islam
a pâli « devant une enseigne aux triomphantes couleurs : notre drapeau
tricolore », emblème du « génie civilisateur de la France ». Il s’agit bien
de célébrer l’œuvre de la colonisation.38
La position particulière des écrivains d’Algérie, d’origine juive, s’ex-
plique aisément : ils sont passés du statut de dhimmi, avant la conquête, à
celui de citoyen français, avec le décret Crémieux de 1870. Ils revendiquent
la judaïté de la Kahina et sa latinité, ce qui fait le lien avec la présence
française au Maghreb. Ils fixent aussi par l’écrit toute une tradition popu-
laire qui fait de la Kahina une ancêtre glorieuse pour tout un petit peuple
marginalisé. C’est sensible dans le recueil La Hara conte, qui rassemble
de brefs récits qui circulaient dans ce quartier pauvre où vivaient les
Juifs de Tunis. J. Vehel (pour Jacques-Victor Lévy) signe l’un d’eux, « La
Belle Kahéna ». Revenant sur la signification de son nom, il prend un
plaisir évident à souligner « un point de similitude avec Jeanne d’Arc qui
fut, elle aussi, accusée de sorcellerie. » Il renchérit : « Elle était superbe,
36 Mandaté par le Pape Léon XIII, le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et de Carthage,
participe à l’Amirauté d’Alger à la réception officielle de l’escadre française de la Méditerranée.
37 Déjeux ( Jean), Femmes d’Algérie. Légendes, Traditions, Histoire, Littérature, Paris, La Boîte
à Documents, 1987, p. 88.
38 Ibid. p. 89-90.
La Kahina, la reine palimseste 45

la Kahéna, dans son armure grise, […] ayant au côté une petite hache
et son épée à garde d’argent », ajoutant qu’elle « portait à la main une
bannière de soie blanche à raies bleues sur laquelle était brodé en lettres
d’or le nom de Jéhova »39. Le récit cumule les superlatifs sur l’héroïne
et se conclut sur une phrase enthousiaste : « Quelle légende plus belle
que cette incontestable histoire ! »40 La proximité presque oxymorique
du terme « légende » et de l’adjectif « incontestable » nuance le propos
par une note ironique.
L’ascendant du personnage pouvant difficilement se justifier par des
pouvoirs magiques à l’époque moderne, les auteurs vont doter l’héroïne
d’une beauté extraordinaire. À l’instar de son peuple, elle aura des carac-
téristiques qui la différencient des Arabes, notamment par sa chevelure
« couleur de miel, des yeux couleur de lavande et de métal bleu »41 Même
si Marcelle Magdinier la dote d’une chevelure « d’un noir bleuissant »,
« aux grands yeux ténébreux et à la peau bistrée de jolie petite Berbère ».
D’une façon générale, elle est éblouissante, comme nimbée de lumière,
« telle une vierge de vitrail » écrit Georges Grangean42 Les détails s’im-
posent par leur valeur symbolique, souvent en accord avec la mentalité du
moment. Ces détails grâcieux peuvent côtoyer des éléments qui dénotent
une forme d’animalité qui se traduit notamment, par une sensualité pour
le moins débordante, en particulier chez les auteurs féminins.43
Il est un autre moyen de présenter les Berbères, notamment les
femmes, comme des êtres irréductibles à la civilisation arabe. Grandjean
crée un personnage de femme indomptable, toujours fuyante, et qu’il
croie reconnaître sous différentes identités, dont celle de la Kahina. Elle
apparaît en différents lieux, à des époques éloignées, à la façon d’un mi-
rage. Avec cette personnalité, à la fois pérenne et insaisissable, elle incarne
39 Véhel ( J.), « La Belle Kahéna », in La Hara conte… Folklore Judéo-Tunisien, Les Éditions
Ivrit, Paris, MCMXXIX, p. 102.
40 Ibid., p. 106.
41 Boisnard (Magali), Le Roman de la Kahéna, Paris, l’Édition de l’art, 1925, p. 42. Gisèle Halimi
utilise la même expression pour parler de la couleur des cheveux de la Kahina, mais ses yeux seront
verts (La Kahina, Plon, 2006, rééd. 2009, notamment dans la préface du roman).
42 Grandjean (Georges), La Kahena, par l’or, par le fer, par le sang, Aux éditeurs associés, Les
éditions du monde modernes, Paris, 1926.
43 Les étreintes sont aussi brûlantes en 1925 (Magali Boisnard) qu’en 2006 (Gisèle Halimi),
comme si les auteures s’identifiaient à leur héroïne dont la beauté mature annonce son prochain déclin.
46 Danielle Pister

le combat contre l’envahisseur arabe qui voudrait assigner le féminin à


une place obscure dans la société. Façon pour l’auteur de présenter les
Français comme des libérateurs. Un certain féminisme, sensible déjà
dans les années folles, sous-tend également cette vision qui s’imposera
de plus en plus par la suite.
Alors que se déroulent les « événements d’Algérie », qui devaient
mener à l’indépendance du pays, La Kahéna, reine des Aurès de Germaine
Beauguitte,44 défend l’œuvre de la France. Un préfacier reprend l’explica-
tion de la conquête arabe au VIIe siècle par l’incapacité des tribus berbères
à s’unir politiquement. Un parallèle se fait avec la Régence turque qui
n’a pas su assurer la cohésion entre les cités maures et les tribus arabes
et berbères, pendant les trois siècles de sa gouvernance. L’absence d’un
état-nation aurait conduit la France à intervenir en Afrique du Nord.
Implicitement dans ce roman, l’utilisation des villes romaines de Timgad,
Djemila, Tipaza, Césarée comme décors de l’action, établit un lien entre
l’œuvre romaine et celle entreprise par les Français depuis 1830. En 1959,
quand le roman est publié, les découvertes pétrolières au Sahara font
espérer des richesses nouvelles propices au développement du pays. Le
souhait est clairement exprimé « que l’œuvre magnifique déjà accomplie,
sera poursuivie avec courage et ténacité pour le mieux-être et le bon-
heur de tous ceux qui peuplent notre belle Algérie française. » Dans le
dernier chapitre, « Rencontres dans l’Au-delà », la romancière imagine
Saint-Augustin, son « compatriote éminent », accueillant la Khaéna. À
son tour, elle recevra Jeanne d’Arc qui annonce : « J’ai bouté l’Anglais hors
de France ! », à quoi la Kahéna, répond « Je n’ai pu empêcher l’Arabe de
s’implanter dans l’Aurès ». La Pucelle a, en quelque sorte, réparé l’échec
de la Berbère, comme la France a mis fin au déclin d’un territoire qui,
après la conquête arabe, a été soumis au pouvoir ottoman (1512-1830). Une
double illustration accompagne le texte : l’une représente « Alger, côte
barbaresque qui donnait asile à d’audacieux pirates avant 1830 », l’autre
« Le Port d’Alger, un des aspects de la « Nouvelle France », preuve par
l’image de l’action civilisatrice de la France.
Dans les mêmes années, la revendication indépendantiste des Algé-
riens s’exprime dans la littérature maghrébine. Le roman de Kateb Yacine,
44 Beauguitte (Germaine), La Kahéna, reine des Aurès, Meaux, Éditions des Auteurs, 1959.
La Kahina, la reine palimseste 47

Nedjma, pose, dès 1956, la question fondamentale de la construction de la


nation à travers son histoire, son identité, sa culture. C’est plus tard, en
1974, dans un spectacle intitulé La Guerre de deux mille ans, qu’il utilise le
personnage de la Kahina. Le texte sera repris, avec d’autres textes concer-
nant d’autres femmes remarquables par les combats qu’elles ont menés.45
Kateb Yacine, étant devenu un opposant au pouvoir tel qu’il s’exerce dans
l’Algérie indépendante, prête à la reine berbère les revendications du
peuple algérien dont les droits sont bafoués. Pour elle, seule compte « la
terre libre d’Amazigh », les religions ne servant qu’à asservir « aux rois
étrangers ». Le seul Dieu est « la terre vivante ». Le pouvoir centralisa-
teur de l’Algérie indépendante, a réveillé les revendications amazighes,
notamment sur la reconnaissance du tamazight comme langue officielle,
au même titre que l’arabe, revendication qui n’aboutira qu’en 2002. La
quatrième de couverture cite l’auteur : « La question des femmes algé-
riennes dans l’histoire […] m’a toujours parue primordiale », car « c’est
la mère qui fait prononcer les premiers mots à l’enfant, c’est elle qui
construit son monde ». De ce point de vue, on pourrait affirmer que la
Kahina a engendré la nation algérienne, car elle en incarne la combativité
inépuisable.

iii. Un mythe d’aujourd’hui ?


Ce lien indéfectible avec la terre, c’est ce que vont découvrir également
les Européens installés depuis le XIXe siècle, dans les pays du Maghreb,
comme les populations juives dont la présence était bien antérieure à la
colonisation française. À l’indépendance de la Tunisie et de l’Algérie, la
douleur de l’exil suscite une littérature qui tente de recréer par les mots
l’univers d’autrefois. L’aventure de la Kahina reprend alors sa place dans
ce récit mémoriel, car le combat perdu de la reine devient emblématique
de leur sort : l’arrachement à la terre natale est vécu comme une défaite.
La singularité de ces œuvres se mesure d’autant mieux si on les com-
pare à La Kahina singulière de Roger Ikor46. Cet écrivain n’a jamais
45 Parce que c’est une femme, textes réunis par Zebeïda Chergui, théâtre (entretien de Yacine
Kateb avec El Hanar Benali, 1972, La Kahina ou Dihya ; Saout Ennissa, La Voix des femmes, Louise
Michel et la Nouvelle Calédonie), Paris, Éditions des Femmes - Antoinette Fouque, 2004, 174 p.
46 Ikor (Roger), La Kahina, Paris, Encre, 1979, 212 p.
48 Danielle Pister

vécu au Maghreb et ne découvre l’Algérie qu’en 1935, lors d’un voyage et


c’est bien plus tard qu’il donne sa version de l’épopée de la reine berbère.
Il tourne en dérision tout ce qui a pu être écrit sur elle et n’épargne ni
l’histoire ni les valeurs religieuses, comme s’il voulait tourner une page
sur un passé qui n’a plus rien à apporter au présent. Le ton tranche tota-
lement avec d’autres œuvres écrites par ceux qui ont vécu en Algérie ou
en Tunisie. Pierre Cardinal, appartenant à une vieille famille pied-noire
algéroise, profondément attaché à son pays, même s’il a pris position pour
l’indépendance, publie en 1975, un roman intitulé La Kahena47. Il n’est
nullement question d’une femme mais d’un lieu, une « guelâa », sorte
de grenier fortifié collectif qui, vu de loin, se confond avec la montagne
des Aurès. Les rebelles algériens vont en faire un piège pour mettre en
déroute les soldats français qui les pourchassent. On serait tenté de voir
dans la vieille femme française qui refuse de quitter la terre que ses aïeux
ont fait fructifier, comme le lui demande l’armée pour sa sécurité, une
réincarnation de la reine berbère. D’autant plus qu’elle est accompagnée
de trois enfants qu’elle affirme être les siens, bien qu’ils ne soient appa-
remment pas européens. Veut-elle croire encore à un monde où la paix ne
triompherait pas par les armes mais par l’amour d’une terre commune ?
La fin tragique reste ambiguë puisque cette femme, comme les Algé-
riens qui ont piégé la grotte et réussi à attirer les soldats français à leur
poursuite, meurent dans l’explosion de ce lieu. Seuls survivent les enfants
dont on ne sait ce qu’ils deviendront. Une certaine poésie de l’écriture
cherche à donner à ce récit une valeur symbolique que le lecteur est libre
de choisir : peut-être la nécessaire disparition du passé pour qu’un avenir
soit possible ?
Une littérature de la diaspora juive tunisienne a trouvé dans la figure
de la Kahina une expression forte de l’attachement à ses racines. Georges
Memmi dans son roman Qui se souvient du café Rubens ? rassemble les
souvenirs de son enfance à Tunis, faisant une large place au personnage
de sa mère, analphabète mais à la « mémoire infinie. Elle se souvient du
roi Salomon […] elle a bien connu Pharaon d’Égypte, car elle en parle
souvent. » « Agée de douze siècles au moins, ma mère se souvient de la
47 Cardinal (Pierre), La Kahena, Paris, Julliard, 1975, 157 p.
La Kahina, la reine palimseste 49

reine Kahena. »48 L’amour filial qu’il éprouve maintient le lien avec le pays
perdu et avec toute une culture ancestrale dont la reine berbère fait partie
au même titre que les références au texte biblique. Les Belles de Tunis de
Nine Moati,49 raconte la vie de trois générations de femmes en Tunisie,
entre 1856 et 1956. Le premier récit concerne le petit peuple de la Hara.
Une marieuse vante, au bijoutier des souks qui cherche une épouse, les
qualités d’une jeune fille présentée comme une descendante de la Kahe-
na50 dont la destinée tragique est brièvement rappelée. L’évocation de sa
mort s’inscrit clairement dans la filiation du récit de « La Belle Kahena »
de J. Vehel qui décrivait la recherche vaine des assaillants de la reine, ré-
fugiée dans la forteresse d’El Djem, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’elle
avait dû suivre un souterrain de quelques kilomètres « qui allait jusqu’à
la mer, dont les flots berçaient sans doute le corps de la superbes ama-
zone… »51 Chez Nine Moati, c’est après un cheminement semblable que
les poursuivants découvrent, « un étrange sourire sur les lèvres et ses voiles
rouges répandus autour d’elle, la belle Kahena bercée par les flots calmes
de la Méditerranée. »52 En confrontant ces deux textes, on peut saisir
un des mécanismes utilisés dans la transmission orale d’un événement :
la reprise d’invariants (le lieu, les circonstances) accompagne des ajouts
laissés à la fantaisie du conteur (le corps vu et non pas imaginé, les voiles
déployés figurant une sorte de chevelure écarlate qu’on a souvent prêtée
au personnage, le sourire perçu comme un défi lancé aux vainqueurs).
Autant d’éléments qui relèvent de la mémoire affective : c’est par l’éveil
de la sensibilité de l’auditeur, ou du lecteur, qu’un événement, un propos
deviennent signifiants et exemplaires. En se répétant, en s’adaptant à
différents publics, loin de perdre de leur force, ils gagnent en persuasion
et en vérité. Déjà, dans l’exemple précédent, le fils ne peut se détacher
des propos de sa mère. La distance tendrement ironique dont il use
pour les rapporter souligne combien ils ont bercé son enfance, forgé sa
personnalité. Ils continuent à nourrir sa vie.
48 Memmi (Georges), Qui se souvient du café Rubens ? Paris, Éditions J.-C. Lattès, 1984, p.
23 et p. 28.
49 Les Belles de Tunis, Éditions du Seuil, 1983.
50 Op. cit., p. 23.
51 J. Véhel, op. cit., p. 106.
52 Les Belles de Tunis, p. 24.
50 Danielle Pister

C’est ce qui manque à La Kahina de Gisèle Halimi.53 L’œuvre est


hybride, multipliant les références historiques (avérées par huit pages de
bibliographie, ce qui est inusité pour un roman), mêlées à une aventure
totalement romanesque, au sens d’imaginaire, puisque nous ne perdons
aucun élément des pensées intimes de l’héroïne dont pourtant rien n’est
attesté. Surtout, on s’aperçoit vite que celle qui s’exprime, c’est l’avocate
elle-même. D’ailleurs, elle fait de ce roman le troisième volet d’une trilo-
gie commencée avec La Cause des Femmes (1973), puis Le lait de l’oranger
(1988). Autrement dit, ce roman coiffe les récits de ses combats féministes,
de sa jeunesse tunisienne, pour les couronner par l’image magnifiée de
sa propre personne. Son grand-père ne lui disait-il pas qu’elle avait les
mêmes cheveux couleur de miel de la Kahina ? Cela frôle parfois le ridi-
cule quand, usant des dons de prophétesse de l’héroïne, elle lui fait prédire
qu’un jour, Arabes et Juifs vivront sur la même terre que l’on devine être
celle de la Palestine. Ce n’est pas le contenu du propos qui surprend, mais
le procédé littérairement contre-productif, car ce n’est plus la reine qu’on
entend, mais la femme engagée dans les combats politiques du XXe siècle
réaffirmant ses positions militantes.

iv. Un mythe mémoriel


Pour Norredine Sabri, la Khéna ne peut accéder au statut de mythe,
car elle « demeure prisonnière du particulier et du régional, parce que
trop ancrée dans l’histoire maghrébine. »54. Il est vrai que ce contexte
est omniprésent, mais nuancé par les circonstances. Cette reine a été
« adoptée » par au moins trois communautés différentes. Elle inspire
toujours les romanciers, preuve de son éternelle actualité : La Kahéna de
la Courtille55 évoque le combat d’une jeune immigrée vivant en France,
dont les parents sont assassinés lors d’un voyage en Algérie, pendant la
« décennie noire ». Aussitôt, elle décide de les venger en poursuivant tous
les adeptes du FIS. La Kahéna désigne aussi le nom d’une maison qui a
appartenu à un maire français de Cyrtha, au temps de la colonisation,
mais qui renferme des éléments qui permettent au héros (et au lecteur)
53 Halimi (Gisèle), La Kahina, Paris, Plon, 2006 ; rééd. Pocket, 2009.
54 Sabri (Norredine), op. cit., p. 261.
55 Berkani (Berri), La Kahéna de la Courtille, « Ecritures berbères », Paris, L’Harmattan, 2002.
La Kahina, la reine palimseste 51

de reconstituer tout le passé douloureux de l’Algérie : pour l’auteur, seule


la mémoire peut construire, par-delà les saccages, un monde durable.56
Il y a donc une « plasticité » dans cette référence à l’héroïne berbère qui
la dote d’un universalisme indéniable : la perte de l’identité, le combat
pour préserver sa liberté, le besoin de préserver ses racines se retrouvent
dans l’expérience de toutes les nations.
La Kahina ne serait-elle pas le mythe d’une mémoire blessée ?

Bibliographie sur la Kahina


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